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Les nouvelles écritures biographiques

La biographie d'écrivain dans ses reformulations contemporaines

Robert Dion et Frédéric Regard (dir.)

DOI : 10.4000/books.enseditions.4494
Éditeur : ENS Éditions
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2013
Date de mise en ligne : 20 juin 2017
Collection : Signes
ISBN électronique : 9782847885958

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782847883916
Nombre de pages : 264

Référence électronique
DION, Robert (dir.) ; REGARD, Frédéric (dir.). Les nouvelles écritures biographiques : La biographie
d'écrivain dans ses reformulations contemporaines. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2013
(généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/4494>.
ISBN : 9782847885958. DOI : 10.4000/books.enseditions.4494.

© ENS Éditions, 2013


Conditions d’utilisation :
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Les nouvelles écritures
biographiques
Sous la direction de Robert Dion et Frédéric Regard

ENS ÉDITIONS
COLLECTION SIGNES

dirigée par Éric Dayre


SIGNES

Les nouvelles écritures


biographiques
La biographie d’écrivain
dans ses reformulations
contemporaines

Sous la direction de

Robert Dion et Frédéric Regard

enS ÉdiTionS
2013
Éléments de catalogage avant publication

Les nouvelles écritures biographiques. La biographie d’écrivain dans ses refor-


mulations contemporaines / sous la direction de Robert Dion et Frédéric
Regard ; avec les contributions de Martine Boyer-Weinmann, Anne-Marie
Clément, Éric Dayre,… [et al.].
– Lyon : ENS Éditions, 2013. – 1 vol. (264 p.) : couv. ill. ; 22 cm.
(Signes, iSSn 1255-1015)
Bibbliogr. : p. 249-251. Index
iSbn 978-2-84788-391-6 (br.) : 19 eur

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.

Illustration de couverture : autographe de Jacques Derrida igurant dans l’ouvrage


d’Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif
© Éditions Galilée, 2001.

© Éditions Galilée, 2001, pour les 5 extraits reproduits aux pages 205, 207, 209, 211 et 215
du présent ouvrage, tirés de l’ouvrage d’Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en
jeune saint juif.

ENS Éditions remercie chaleureusement Marguerite Derrida et les Éditions Galilée pour
leur aimable autorisation de reproduire les textes mentionnés ci-dessus.

© ENS ÉDITIONS, 2013


École normale supérieure de Lyon
15 Parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07

iSbn 978-2-84788-391-6
Les auteurs

Martine Boyer-Weinmann Université Lumière - Lyon II


Anne-Marie ClÉmenT Université du Québec à Rimouski
Éric Dayre Centre d’études et de recherches comparées sur
la création, École normale supérieure de Lyon,
pôle de recherche et d’enseignement supérieur
de Lyon
Robert Dion Université du Québec à Montréal
Brigitte FerraTo-Combe Université de Grenoble
Frances ForTier Université du Québec à Rimouski
Daniel MadelÉnaT Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
Pierre Nepveu Université de Montréal
Jean-Benoît Puech Université d’Orléans
Frédéric Regard Université Paris-Sorbonne, VALE EA 4085
Pascal Riendeau Université de Toronto
Lucie RoberT Université du Québec à Montréal
Robert VigneaulT Université d’Ottawa
Geofrey Wall Université de York
roberT dion eT FrÉdÉric regard

g
Introduction
Mort et vies de l’auteur

L’ouvrage qu’on va lire trouve son origine dans un colloque interna-


tional coorganisé à Montréal les 6 et 7 octobre 2008 par Robert Dion
(Université du Québec à Montréal) et Frédéric Regard (alors en poste à
l’École normale supérieure de Lyon), dans le cadre des vingt et unièmes
Entretiens du Centre Jacques Cartier. Le colloque fut accueilli par la
Bibliothèque et Archives nationales du Québec, où Sophie Montreuil,
directrice de la recherche et de l’édition, réserva aux participants un
accueil des plus chaleureux. Un ouvrage de plus sur le biographique,
dira-t-on. Non. Les attendus théoriques, les options méthodologiques,
le corpus lui-même, apportent une pierre neuve à l’édiice en cours de
construction. L’originalité de cette sélection de textes, choisis et réécrits
dans l’optique de cette publication, tient surtout à sa ligne directrice,
qui est d’examiner des biographies d’écrivains écrites par des écrivains,
chantier autrefois entamé par Frédéric Regard pour la seule littérature
britannique, et de manière diachronique (des origines – Izaac Walton,
John Aubrey, James Boswell – jusqu’au xxe siècle – de Virginia Woolf à
Anthony Burgess). Visant l’ultra-contemporain, la perspective adoptée
ici se veut tout à la fois internationale et synchronique. L’ambition est
de rendre compte d’un phénomène d’édition parfaitement circonscrit
dans le temps, et d’élargir le champ d’étude au reste du monde, et au
Canada francophone en particulier. Une mise en perspective et quelques
explications méthodologiques sont donc nécessaires.

7
Les nouvelles écritures biographiques

Fonctions, ictions de l’auteur

Le travail de Daniel Madelénat en 1984, le numéro spécial de Poétique en


1985, le colloque de Cerisy organisé par Alain Buisine en août 1990, les
recherches du groupe Systèmes d’écriture du monde anglophone (SEMA)
fondé en 1997 par Frédéric Regard, le colloque de Saint-Cloud organisé
par Nicole Jacques-Lefèvre en 2000, les activités de plusieurs chercheurs
québécois et étrangers fédérés par Robert Dion à Montréal, le numéro
spécial de Littérature en 2002, puis enin les actes du colloque sur les
« Fictions biographiques », organisé à Grenoble en 2004, ont permis en
une vingtaine d’années de remettre au cœur de la rélexion universitaire
francophone la question de l’auteur et celle de sa vie, celle aussi, plus géné-
ralement, des « écritures de la vie »1. L’entreprise ne manquait pas d’audace.
La France avait longtemps été le pays de « la mort de l’auteur », encoura-
gée en cela, on l’ignore trop souvent, par la critique américaine d’après-
guerre, en particulier par Monroe Beardsley, dont le célèbre article « The
Intentional Fallacy » (L’illusion intentionnelle) avait proclamé dès 1946
qu’un poème ne pouvait « fonctionner » que s’il était doté d’une cohé-
rence intrinsèque, dont devait être extirpé, par conséquent, le moindre
« ingrédient extérieur », ce que Beardsley nommait métaphoriquement un
« grumeau » (lump)2. Le célèbre texte de Roland Barthes, « La Mort de
l’auteur » (1968), dont les Français oublient volontiers qu’il fut d’abord

1. Voir D. Madelénat, Le Biographique, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ; Poé-


tique, no 63, « La Biographie », Paris, Seuil, septembre 1985 ; A. Buisine et N. Dodille
dir., Le Biographique, Colloque de Cerisy, Lille, Revue des sciences humaines, 1991 ;
F. Regard dir., La Biographie littéraire en Angleterre (XVIIe-XXe siècles), Saint-Étienne,
Publications de l’Université de Saint-Étienne (Sema), 1999, et L’Autobiographie litté-
raire en Angleterre, xvııe-xxe. Géographies du soi, Saint-Étienne, Publications de l’Uni-
versité de Saint-Étienne (Sema), 2000 ; N. Jacques-Lefèvre et F. Regard dir., Une his-
toire de la fonction-auteur est-elle possible ? Saint-Étienne, Publications de l’Université
de Saint-Étienne (Sema), 2001 ; Littérature, no 128, « Biographiques », Paris, Larousse-
Bordas, 2002 ; R. Dion, F. Fortier, B. Havercroft et H.-J. Lüsebrink dir., Vies en récit.
Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota
Bene, 2007 ; A.-M. Monluçon et A. Salha dir., Fictions biographiques, XIXe-XXe siècles,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007 ; La Licorne, « Portraits biographiques »,
no 84, 2009. Sans oublier les deux numéros de la Revue des sciences humaines : « Le Bio-
graphique », no 224, 1991, et « Paradoxes du biographique », no 263, 2001.
2. M.C. Beardsley, « The Intentional Fallacy » (1946), dans W.K. Wimsatt et M.C. Beards-
ley, The Verbal Icon. Studies in the Meaning of Poetry (1954), Londres, Methuen, 1970.
Pour une discussion plus détaillée de ce texte fondateur, voir F. Regard, « Les Mots de
la vie », dans La Biographie littéraire en Angleterre, p. 11-30.

8
Introduction

publié en anglais dans un mythique magazine d’avant-garde new-yorkais3,


devait reprendre ce principe d’un espace lisse et homogène pour propo-
ser de penser le texte sous la forme d’un « espace neutre », où viendrait
se dissoudre toute identité référentielle. L’intérêt de la thèse de Barthes,
par rapport à celle de Beardsley, consistait néanmoins à introduire dans le
fonctionnement du texte la présence active de deux autres instances pro-
ductrices de sens, jusque-là négligées : le « scripteur », instance scripturale
trouvant vie dans le livre, d’une part ; le « lecteur », conçu lui aussi comme
instance non personnelle, se contentant de tenir rassemblées « toutes les
traces dont est constitué l’écrit », d’autre part4. Geste magistral, secrète-
ment fondateur de la pragmatique de l’interprétation contemporaine, et
par lequel s’entrouvre la possibilité des dédoublements, transferts et trans-
ports du sujet, précipités par l’aventure même de l’écriture biographique.
Le lecteur de biographies littéraires éprouvera toutefois la plus grande
diiculté à concilier cette notion d’un « espace neutre » et non-référentiel
avec cette évidence que « la vie » est têtue, dotée d’une sorte de résistance
obstinée aux déplacements sémiotiques : à moins qu’il ne s’agisse d’emblée
d’une iction, par exemple d’une biographie imaginaire, il est a priori inter-
dit au biographique (biographies, autobiographies, portraits, essais, etc.),
et naturellement à tous les « récits de vie » (mémoires de guerre, journaux
de voyages, récits d’exploration, enquêtes et témoignages divers), de n’être
qu’un espace citationnel et culturel. Sans revenir ici sur les propositions théo-
riques concernant « l’idée d’auteur » formulées par Frédéric Regard5, on se
contentera de cette évidence : c’est « la vie » qui, bon gré mal gré, dicte sa loi
au biographique, dont on sait bien, naturellement, que, comme tout récit,
il devra se plier à des contraintes formelles héritées de la tradition, c’est-à-
dire d’un genre, d’une mythologie, d’une culture. C’est la raison d’être de
toutes les biographies : il y a dans l’entreprise biographique, quelle que soit
la force médiatrice de la convention, l’espoir d’une vérité de la vie racon-
tée, ou plus exactement l’espoir d’une justesse de ce que nous nommerons
« l’image d’auteur », laquelle, pour insaisissable qu’elle paraisse en déini-
tive, n’en conserve pas moins son statut de moteur premier de l’aventure
biographique, tant pour le scripteur que pour le lecteur.

3. R. Barthes, « The Death of the Author », New York, Aspen, nos 5-6, 1967.
4. R. Barthes, « La Mort de l’auteur » (1968), dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil,
1984, p. 67.
5. F. Regard, « The Ethics of Biographical Reading : A Pragmatic Approach », The Cambridge
Quarterly, XXIX, Oxford University Press, 2000, p. 394-408.

9
Les nouvelles écritures biographiques

Il est inévitable, par ailleurs, que le travail d’interprétation de la vie


de l’autre soit conditionné par le « contexte » dans lequel l’auteur biogra-
phique lui-même vient s’inscrire. Par « contexte d’inscription », on enten-
dra une histoire politique, un environnement économique, un statut, des
origines sociales, une formation intellectuelle, un « sexe », ou encore des
orientations sexuelles. Mais ces « grumeaux » ne dénaturent pas la pâte
du biographique et n’invalident en rien la justesse de l’image recherchée ;
bien au contraire, ces données supplémentaires, lorsqu’elles nous sont
accessibles, rendent le « gâteau », comme aurait dit Beardsley, plus savou-
reux encore. On sait depuis longtemps que la simple relation de transfert
et de projection entre biographe et biographié brouille à jamais la limite
entre biographie et autobiographie. Le travail d’interprétation convoque
toujours au moins deux actants sur la scène biographique, laquelle doit
donc se penser non pas sur le modèle de la voie à sens unique, mais sur
celui de l’espace indécis qui régit tout échange communicationnel : une
zone instable où les messages s’égarent, se déforment, se réitèrent, se
reprennent, se confondent, s’enrichissent. C’est ainsi que les conjectures
herméneutiques peuvent aller jusqu’à la « iction », c’est-à-dire soit au
fantasme, soit à l’abolition du « récit factuel »6. Le cas de Virginia Woolf
proposant un portrait de son amie Vita Sackville-West par le prisme des
variations imaginaires que lui permet la iction d’Orlando est dans toutes
les mémoires7. Ainsi que nous y invitent les photographies incluses dans
le « roman », la vie impossible, proprement magique, du personnage mis
en scène par Woolf ne prend tout son sens qu’à réléchir celle de per-
sonnes réelles, en lutte contre les contraintes d’une vie normée. C’est l’un
des paradoxes les plus fascinants de l’écriture biographique, ce qui la dis-
tingue au demeurant de toute autre forme de iction : même lorsqu’elle
renonce à ses prétentions référentielles et fait le choix explicite de la ic-
tion, la biographie énonce encore une « vérité », sur le biographié comme
sur le biographe. On songe à Jean-Baptiste Clamence, le personnage de
Camus dans La Chute, dont le désir de confession repoussait paradoxale-
ment la vérité, aveuglante, au proit du mensonge, « beau crépuscule met-
tant en valeur chaque objet ». Les exemples anglais ne manquent pas : de
L’Histoire générale des plus fameux pyrates de Daniel Defoe (1724-1725)

6. Nous nous accordons ici une facilité consistant à accepter sans discussion un partage
théorique entre « récit ictionnel » et « récit factuel », facilité que s’était déjà accordée
Gérard Genette dans Fiction et diction, Paris, Seuil (Poétique), 1991, p. 66.
7. V. Woolf, Orlando : A Biography, Londres, The Hogarth Press, 1928.

10
Introduction

jusqu’aux romans du Londres artistique conçus par Peter Ackroyd, pre-


nant pour héros Oscar Wilde, Charles Dickens, Nicholas Hawksmoor ou
encore Thomas De Quincey, sans oublier le sous-genre, très en vogue à
la in du xixe siècle, des Newgate novels, romans biographiques inspirés
de la vie de criminels célèbres, l’histoire de la littérature est là pour rap-
peler que les fondements des barrières érigées entre iction et biographie
avaient été sapés bien avant que ictions biographiques et biographies ic-
tionnelles ne deviennent le phénomène éditorial de la in des années 19808.
C’est pourquoi la conférence de Michel Foucault intitulée « Qu’est-ce
qu’un auteur ? » (1969) conserve aujourd’hui toute sa pertinence. Fou-
cault se distingue du reste des intellectuels français de l’époque (à l’ex-
ception de Lacan) en se demandant s’il ne faudrait pas revenir sur la mise
entre parenthèses des références biographiques, non pas ain de restau-
rer ce qu’il nomme « un sujet originaire », mais ain de « saisir les points
d’insertion, les modes de fonctionnement et les dépendances du sujet » :
[…] comment, selon quelles conditions et sous quelles formes quelque
chose comme un sujet peut-il apparaître dans l’ordre des discours ? Quelle
place peut-il occuper dans chaque type de discours, quelles fonctions exer-
cer, et en obéissant à quelles règles ?9

Si l’auteur est un être dont l’histoire s’insère dans une réalité mani-
feste, il n’en demeure pas moins dans le même temps « une fonction
variable et complexe du discours », c’est-à-dire aussi une fonction du
texte, pour ne pas dire une iction du texte. Selon Foucault, l’auteur n’est
pas mort : il vit bien, mais c’est un lieu vide habité par « une masse de
choses dites ». Sans doute les écritures biographiques contemporaines
ont-elles poussé ce constat jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes.
Dans le portrait qu’il consacre à son père, My Ear at His Heart (Contre
son cœur 10), le romancier britannique Hanif Kureishi retranscrit et com-
mente des extraits d’un roman inédit de l’auteur de ses jours, texte qu’il
lit comme une autobiographie et dont il se sert pour amorcer sa propre

8. Voir A.-M. Monluçon et A. Salha, « Fictions biographiques xixe-xxe siècles : un jeu


sérieux ? », dans Fictions biographiques, déjà cité, p. 9-10. Dans l’ouvrage collectif que
nous proposons ici, il a été convenu de nommer « ictions biographiques » les procé-
dés romanesques utilisés par certains récits de vie traditionnels, et « biographies iction-
nelles », ou « imaginaires », les textes de iction faisant appel à des procédés du discours
biographique.
9. M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), dans Dits et écrits 1, Paris, Gallimard,
1994, p. 810-11.
10. H. Kureishi, My Ear at His Heart ; Reading My Father, Londres, Faber and Faber, 2004 ;
Contre son cœur, traduction française de Jean Rosenthal, Paris, Christian Bourgois, 2005.

11
Les nouvelles écritures biographiques

autobiographie. Dans un renversement complet des attentes concernant


une origine fondatrice de l’autorité, c’est l’archive annexe et anecdotique,
sous la forme du manuscrit oublié d’un immigré pakistanais, qui permet
la reconstruction, biographique et autobiographique, de la vie « réelle »
– entre guillemets, celle-ci étant toujours déjà médiatisée par la trace écrite.
Telle est d’ailleurs, plus généralement, la fonction de l’auteur britannique
postcolonial : donner forme à, et prendre forme à partir de, cet espace,
vide et marginal a priori, certainement pas plein d’une présence centrale
et ontologique, où les choses dites, donc écrites, du soi, le sont par plus
d’une instance, plus d’une voix, plus d’un régime, plus d’une culture, et
plus d’une langue11.

Les nouvelles écritures biographiques

C’est sans doute cette levée – d’abord foucaldienne, puis poststructuraliste –


de l’interdit concernant la personne de l’auteur – « l’écrivain en personne »,
comme disait Alain Buisine12 – qui a permis en France la résurrection d’une
écriture biographique légitimée (car les biographies populaires, déclassées,
n’ont jamais cessé de proliférer). Comme dans l’histoire des théories cri-
tiques, on date cette renaissance du mitan des années 1980 alors que, coup
sur coup, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet et Philippe Sollers13 pro-
posaient des textes (auto)biographiques, au statut certes problématique,
mais néanmoins relativement assumé. Savamment entretenus par des incur-
sions dans le romanesque, par des transpositions diverses et par des nostal-
gies génériques nombreuses (souvenir des vies brèves, des romans à clefs,
des tombeaux, et ainsi de suite), ce lou, cette hésitation génériques appa-
raissent d’ailleurs comme une caractéristique majeure de la production bio-
graphique de l’après-1980 – de ces écritures que nous désignons ici comme
« nouvelles ». La biographie ou, plus précisément, les formes du biogra-
phique reviennent, mais ce retour n’est pas au statu quo ante : le « nouveau
roman », comme le « postmodernisme » et le « postcolonialisme » anglo-

11. Voir F. Regard, « “Great Faith in Books” : Life-Writing, Moral Coercion and Ethics in
Hanif Kureishi’s My Ear at His Heart », dans C. Pesso-Miquel et Klaus Stierstorfer dir.,
Burning Books : Negotiations between Fundamentalism and Literature, New York, AMS
Press, 2012, p. 149-162.
12. A. Buisine, « Bioictions », Revue des sciences humaines, no 224, p. 10.
13. M. Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984 ; A. Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris,
Minuit, 1985 ; Philippe Sollers, Femmes, Paris, Gallimard, 1983.

12
Introduction

saxon sont passés par là, et le sujet à l’œuvre dans cette production « bio-
graphoïde » – pour dire cette fois comme Daniel Madelénat14 – apparaît tel
un horizon fuyant, sans contours stables ni bien déinis, ne pouvant s’ins-
crire que dans des pratiques hétérogènes, voire hétérodoxes15, qui se démar-
quent des critères canoniques des sous-genres personnels.
Cette production (auto)biographique des nouveaux romanciers recon-
vertis dans la « littérature personnelle » ne doit pas être vue comme un
phénomène spontané ou isolé. Toute une conjoncture culturelle a en
efet contribué à cette réémergence du biographique. Ainsi, la réintégra-
tion de la biographie au sein de sciences humaines qui l’avaient discré-
ditée n’a pas peu compté : on sait à quel point la sociologie et l’Histoire
ont pesé sur la production littéraire du dernier tiers du xxe siècle16. La
caution que ces disciplines ofraient à la démarche biographique a cer-
tainement joué un rôle dans la réhabilitation du récit de vie littéraire.
De même, la conjonction des ofensives menées par la psychanalyse, le
féminisme et la « déconstruction » contre l’idée d’un sujet unitaire sous
l’emprise du seul conscient, a contribué à remettre à l’honneur les écritures
du moi – d’un moi complexe, insaisissable, idéologiquement contraint,
mais se débattant avec ses préconstructions. À cet égard, il y a fort à parier
que la France inira un jour par s’intéresser au couple littéraire unique
formé par Jacques Derrida et Hélène Cixous, tous deux engagés dans une
entreprise systématique de déconstruction de « la vie » et des « relations
humaines ». Enin, une certaine production « ethnographique » tournée
vers le témoignage, telle qu’on la retrouve entre autres dans la collection
« Terre humaine » des éditions Plon, a pu aussi, selon Dominique Viart
et Bruno Vercier, découvrir un gisement d’histoires vécues dont la littéra-
ture n’allait pas tarder à s’emparer17. Ces « histoires vécues » – par des per-
sonnages anonymes aussi bien que par des écrivains panthéonisés – sont

14. Madelénat a proposé l’expression il y a plus de vingt-cinq ans et s’en est servi régulière-
ment depuis. Elle apparaissait encore récemment dans « Moi, biographe : m’as-tu vu? »,
Revue de littérature comparée, no 325, 2008, p. 95.
15. Nous renvoyons ici au titre du colloque tenu à Montréal en 2004, « Formes hétéro-
doxes de l’auto/biographie : littérature, histoire, médias », dont les actes ont paru sous
le titre Vies en récit (déjà cité).
16. Songeons notamment à l’ouvrage de la sociologue A. Boschetti sur Sartre (Sartre et les
« Temps modernes », Paris, Minuit, 1985) ou encore à la biographie de saint Louis par
l’historien J. Le Gof (Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996) travail commencé dans la
décennie 1980.
17. D. Viart, et B. Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, muta-
tions, Paris, Bordas, 2005, p. 26.

13
Les nouvelles écritures biographiques

précisément celles qui donneront lieu plus tard aux deux ensembles que
Viart désigne respectivement par « récits de iliation » et « ictions biogra-
phiques ». Le travail accompli par Geofrey Wall pour la radio anglaise,
relaté dans cet ouvrage, élargit encore les perspectives : comment « écrire »
la vie des oubliés de l’Histoire – car même à la radio on passe par l’écrit
et par une mise en intrigue – à partir de fragments autobiographiques
réunis à l’oral, mais suscités par des questions préparées à l’avance, forcé-
ment partiales et partielles ?
Il ne faut pas compter pour rien la succession des cycles littéraires et
les changements de sensibilité. Si les médias d’aujourd’hui ont appris aux
masses à confondre information et émotion, n’ont-ils pas également décul-
pabilisé ceux des intellectuels qui croyaient encore, peut-être en secret, aux
vertus du « vécu » ? Après quelques décennies d’une production soi-disant
centrée sur elle-même et sur les seules aventures du langage – d’une pra-
tique respirant l’air raréié d’une littérature dite « pure » –, le goût pour
l’« impureté », c’est-à-dire pour la compromission avec le réel et pour la
diversité baroque des formes, a pu trouver un terrain fertile où s’épa-
nouir18. Dans la critique des années 1980, on décèle parfois un rejet viscé-
ral de l’« objectalité » et de l’« objectivité » prônées par les avant-gardes des
décennies précédentes – le texte de Barthes, publié à New York, l’avait été
dans un numéro consacré au « minimalisme » –, rejet qui paraît exprimer
un désir de restauration violente d’un principe de plaisir lié aux « histoires »
et à la iction, au personnage « humain trop humain ». Des critiques plus
subtils que ces contempteurs de la modernité adornienne nous invitent
toutefois, dans la foulée d’un Robbe-Grillet goguenard qui coniait n’avoir
« jamais parlé d’autre chose que de [lui] »19, à jeter une passerelle entre
la littérature prétendument stérile et désincarnée des hérauts des décen-
nies 1950, 1960 et 1970, et celle, dévolue à l’intimité en serre chaude, aux
petites comme aux grandes histoires, des années 1980 et après. C’est ainsi
que l’œuvre « formaliste » de Claude Simon ou de Marguerite Duras ont
été relues a posteriori, et revendiquées, comme des tentatives de restitu-
tion biographique et autobiographique. Les conditions étaient ainsi ras-
semblées pour une réévaluation – positive – des écritures biographiques
dans leur ensemble.
Sans doute convient-il de noter ici que, pour abondante qu’elle soit,
la critique n’a pas précédé le phénomène des « nouvelles biographies ».

18. Voir G. Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985.


19. A. Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1984, p. 10.

14
Introduction

Elle ne l’a ni théorisé ni « encadré », comme ont pu le faire un Roland


Barthes ou un Jean Ricardou pour le nouveau roman. Tout au plus
l’a-t-elle accompagné, que ce soit dans de nombreux panoramas de la lit-
térature contemporaine ou dans des études portant sur tel ou tel auteur,
Pierre Michon ou Pierre Bergounioux par exemple20. Ce sont avant tout
les écrivains qui ont entrepris, à leurs risques et périls, d’interroger la vie
vécue, « minuscule » ou « majuscule » si l’on peut dire, de leur parentèle
immédiate ou de la grande fratrie littéraire. Ce faisant, ils n’ont pas craint
de s’attaquer à un genre assez mal vu, qui non seulement ne jouissait pas
de la considération des universitaires ni des spécialistes, mais qui n’avait
pas fait l’objet, dans l’aire culturelle francophone, du grand dépoussiérage
auquel l’avaient soumis, en Angleterre, les new biographers des années 1910
et 1920, Woolf et Strachey en tête.
Il serait facile de lier exclusivement la prolifération des nouvelles écri-
tures biographiques aux phénomènes somme toute assez extérieurs que
nous venons d’évoquer : levée des tabous de l’avant-garde, nouvelles
conceptions du sujet, réhabilitation du biographique dans les sciences
humaines, productivité de la psychanalyse et de la littérature du témoi-
gnage, phénomène de mode, racolage médiatique, difusion du voyeu-
risme, etc. ; à ces causes externes, l’on pourrait du reste ajouter l’avènement
d’une « culture de confession »21, qui a également donné lieu aux reality
shows et aux blogues, avatars médiatiques du besoin universel d’épanche-
ment. À notre sens, le retour au biographique, quelle que soit la forme
qu’il arbore – roman, évocation, portrait, essai, iction biographique –,
procède surtout de causes intrinsèques découlant d’une dynamique pro-
prement littéraire. C’est, on s’en doute, particulièrement le cas des bio-
graphies d’écrivain, où il s’agit pour un écrivain d’entrer plus avant dans
la vie et dans l’œuvre d’un autre écrivain, prédécesseur le plus souvent,
igure tutélaire la plupart du temps. Ce face-à-face est, entre autres, pré-
texte à aborder la question de l’inluence, et plus précisément celle de la
transmission et de l’appropriation de la tradition littéraire. On le voit très
distinctement dans un roman biographique comme Les Derniers Jours de

20. Sur Michon, voir notamment le livre de D. Viart, Vies minuscules de Pierre Michon, Paris,
Gallimard (Foliothèque), 2004 ; sur Bergounioux, on se référera à M. Barraband, « Pierre
Bergounioux, François Bon : la connaissance à l’œuvre. Essai d’histoire littéraire et de
poétique historique », thèse de doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III,
2008.
21. L. Gilmore, The Limits of Autobiography : Trauma and Testimony, Ithaca, Cornell Uni-
versity Press, 2001, p. 2.

15
Les nouvelles écritures biographiques

Charles Baudelaire de Bernard-Henri Lévy (1988), qui met en scène l’ex-


piation d’un narrateur ictif admirateur du poète « qui s’est rendu cou-
pable du péché d’idolâtrie et de fétichisme », se révélant par là « coupable
d’anti-baudelairisme »22.
Par delà l’admiration ou le voyeurisme, les nouvelles écritures bio-
graphiques sont aussi l’occasion d’interroger les modalités de l’érudition,
que ce soit en reconduisant les paramètres usuels du savoir littéraire dans
des essais plus « classiques » ou en jouant de ce savoir, dans le sillage d’un
Thomas De Quincey dans The Last Days of Immanuel Kant (1827), d’un
Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires (1896). Ce dernier tout spé-
cialement constitue un modèle pour les biographes contemporains, qui
s’inspirent autant de son ironie que de sa prédilection pour la transposi-
tion intertextuelle. L’irrévérence, la maîtrise de genres oubliés tels que les
« vies » et les « tombeaux », l’agencement « marqueté », comme disait Paul
Léautaud, d’extraits de vieux livres, l’érudition biscornue et ostensible :
toutes ces caractéristiques fondatrices de l’art schwobien ont trouvé de
multiples échos au sein d’une production qui veut bien renouer avec la
igure de l’auteur, mais qui n’entend pas être dupe de ses chatoiements.
L’« illusion biographique »23 a bel et bien vécu, et de nombreux écri-
vains-biographes contemporains semblent croire que la vérité de l’autre
ne peut être appréhendée que par le jeu des formes (ou par le jeu avec
la mémoire des formes), si ce n’est, pour dire comme Lacan, « dans une
ligne de iction »24. Le témoignage d’un Pierre Mertens va dans ce sens ;
en quatrième de couverture (signée) de son roman biographique consa-
cré au poète allemand Gottfried Benn, il note ceci :
Pour dire cela : une iction, bien sûr. Rien qu’une iction. Qui raconte l’er-
reur d’une vie, et la vie d’une erreur. Le plus court chemin entre Histoire
et histoire, c’est encore d’imaginer. Le biographe, ici, n’a d’autre choix que
de se faire historien, et le chroniqueur n’a d’autre ressource que de deve-
nir romancier. Mais le romancier, à son tour, n’a de chance d’y voir clair
que de se découvrir poète.25

22. B.-H. Lévy, entretien avec R. Dion, « Bernard-Henri Lévy. Les Derniers Jours de Charles
Baudelaire », Nuit blanche, no 35, mars-avril-mai 1989, p. 64-68.
23. P. Bourdieu, « L’Illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 62-63,
1986.
24. J. Lacan, « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je […] », Revue fran-
çaise de psychanalyse, vol. 13, no 4, 1949, p. 450.
25. P. Mertens, Les Éblouissements, Paris, Seuil, 1987.

16
Introduction

Postures, impostures de l’écrivain biographe

La recherche est bien avancée en ce qui concerne l’étude des transposi-


tions caractéristiques de ces textes qui, dans leur poursuite de la « vérité »
d’une personne ou d’un(e) auteur(e), renoncent au moins partiellement
à la rigueur de l’enquête au proit d’une recréation de l’existence de leur
modèle à partir des possibilités qu’ofre la iction. Dans l’espace fran-
cophone, une recherche s’est engagée qui vise à construire théorique-
ment l’objet « biographies ictives d’écrivains » à partir notamment d’une
rélexion sur les transferts génériques. Il reste encore beaucoup à faire,
en particulier sur les modalités de la cohabitation de l’essai et de la ic-
tion, sur les efets de transposition d’ordres divers (ludiques, herméneu-
tiques, parodiques, etc.) ou encore sur le statut des énoncés ictionnels et
factuels. On a peu répertorié, par exemple, les modes de transposition :
transposition du vécu, comme invention d’un vécu alternatif ou possible ;
transposition de l’œuvre, comme réécriture de l’œuvre de l’écrivain bio-
graphié ; transposition du discours de la critique, comme incorporation
des interprétations et commentaires de l’œuvre ; transposition générique,
comme jeu sur les clichés du genre de la biographie ; transposition théâ-
trale, comme passage de la narration à la représentation. Quelques-uns
des articles présentés ici abordent ces questions26. Que dire, par ailleurs,
des diverses variables qui entrent en jeu dans une écriture biographique
envisagée non plus sous l’angle d’un genre codé et constitué, mais plu-
tôt du point de vue des déterminations singulières qui la sous-tendent ?
Il reste presque tout à faire en matière de déterminations institutionnelles,
d’économie générale de l’œuvre des écrivains pratiquant la biographie,
de mimétisme stylistique ou même culturel, de champ littéraire, de capi-
talisation intellectuelle.
Dans le droit il de la théorie foucaldienne des « fonctions du sujet »,
mais en résonance avec les recherches menées actuellement à Montréal,
nous nous proposons par conséquent d’aborder la question des « pos-
tures » du biographe, par quoi nous entendons au moins trois choses : le
positionnement du biographe dans l’institution ou dans le champ qu’il
habite, ou cherche à habiter ; son positionnement à l’égard de l’écrivain

26. L’ouvrage de R. Dion et F. Fortier, publié depuis, aborde directement ces questions :
Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal, Presses de l’Uni-
versité de Montréal, 2010.

17
Les nouvelles écritures biographiques

biographié ; son positionnement, enin, à l’endroit du genre biographique.


La sociologie de la littérature arrive naturellement en complément de ce
qui vient d’être dit, avançant qu’il n’y a de moi que social, proposant d’en
revenir à l’étude des médiations entre l’œuvre et le monde où s’enracine
l’individu. C’est dire que ce qui nous intéresse n’est pas seulement l’as-
pect stratégique du positionnement. Pour ne prendre qu’un seul exemple,
nous faisons nôtre cette idée qu’il y a du « pré-jugé » dès le départ. Ainsi,
Alain Buisine n’ignore pas quel écrivain est Proust lorsqu’il propose de
décrire « une journée particulière » de sa vie27. La question biographique
s’en trouve déterminée par le désir de comprendre comment on devient
Proust-l’écrivain, à quel moment ça se joue, désir de voir et de savoir qui
oriente autant les modalités de la recherche que le mode d’écriture. On
verra également dans cet ouvrage que, même s’il s’agit du même homme
occupant les mêmes fonctions universitaires, la posture du biographe
patenté qu’est Geofrey Wall ne saurait être identique à celle du biographe
radiophonique qui cherche à reconstituer les itinéraires des militants de
la gauche révolutionnaire anglaise28. Le Wall de Flaubert écrivait à partir
de son positionnement dans les milieux francisants britanniques, ajustait
aussi son écriture à la révolution littéraire que venait d’accomplir Le Perro-
quet de Flaubert du romancier anglais Julian Barnes29. Le Wall de la « bio-
graphie collective » réalisée pour la BBC se positionne tout autrement :
il revendique son propre passé de militant révolutionnaire (sans quoi les
biographiés n’auraient jamais accepté de se confesser à lui), le capital sym-
bolique qui légitime sa démarche ; en même temps, les contraintes d’une
émission de grande écoute à la BBC dictent des exigences particulières
et inissent de rendre complexe une posture qui n’est pas ixée une fois
pour toutes et qui peut même se transformer en fonction de l’objet-cible,
c’est-à-dire aussi des contextes. Il y a bien des géographies de l’auteur, de
la même manière qu’il est des topologies du soi30.
C’est en gardant ces questions à l’esprit que nous entendons nous
pencher pour l’essentiel sur la biographie d’écrivain (sur un écrivain par
un écrivain), genre qui a de très longues racines historiques, mais qui a

27. A. Buisine, Proust, samedi 27 novembre 1909, Paris, Jean-Claude Lattès (Une journée par-
ticulière), 1991.
28. G. Wall, Flaubert : A Life, Londres, Faber, 2001 ; From Trotsky to Respect, BBC Radio
Four, 2008.
29. J. Barnes, Flaubert’s Parrot, Londres, Jonathan Cape, 1984.
30. Voir F. Regard, « L’Auteur remis en place : topologie et tropologie du sujet autobiogra-
phique », dans Une histoire de la fonction-auteur est-elle possible ?, déjà cité, p. 33-46.

18
Introduction

connu au cours des trente dernières années un développement internatio-


nal fulgurant, avec des ouvrages comme Rimbaud le ils du Français Pierre
Michon (1991), les trois tomes de Monsieur Melville du Québécois Victor-
Lévy Beaulieu (1978) ou Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa de
l’Italien Antonio Tabucchi (2004). Notre postulat est que c’est là, dans
l’exhaussement plus ou moins ictionnalisé de la igure de l’écrivain réel,
que se trament quelques-uns des enjeux fondamentaux de la production
littéraire contemporaine. Avec un écrivain s’occupant d’un autre écrivain,
le problème des options d’écriture et du point de vue du biographe est
exacerbé. Sa subjectivité est là, tout autant que son immersion dans du
social où le biographique, pour ne pas dire l’impératif de la confession,
assaille les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs, sous des formes diverses
(talk shows, télé-réalité, émissions radiophoniques). Or, la lecture du bio-
graphe est afectée par sa propre pratique d’écrivain, ce qui l’amène sou-
vent à faire retour sur sa propre expérience (ouvertement ou non). Même
un universitaire comme Wall en vient à ne plus pouvoir concevoir sa pra-
tique autrement que sur le mode d’un entretien ictif entre lui-même et
Flaubert, selon un dispositif qui brouille les coordonnées identitaires de
chacun et fait des deux instances de l’énonciation des versions interchan-
geables de l’écrivain31. La posture du biographe se conjugue nécessaire-
ment à une imposture, celle qui consiste à se produire comme alter ego
de celui à qui l’on s’adresse, de celui dont on reçoit aussi des injonctions.
L’écrivain-biographe n’est-il pas, plus qu’un autre, soumis à ce qu’il pour-
rait estimer être une forme de savoir particulier : celle que lui confère le
fait d’être un pair, un semblable, un frère de celui dont il veut cerner le
génie ? N’éprouve-t-il pas, parce qu’il est, lui aussi, écrivain, un besoin aigu
de déinir l’être de l’écrivain ? Par ailleurs, l’écrivain biographe d’un autre
écrivain peut-il faire autrement que d’expérimenter de nouvelles modalités
d’écriture, autrement que de s’installer au croisement de plusieurs disci-
plines, et donc de plusieurs discours ? Accumule-t-il savoirs communs (his-
toire, philosophie, psychanalyse, etc.) et « pratique de la théorie » lorsqu’il
est, comme Hélène Cixous parlant de Derrida, et professeur de littérature
anglaise et critique et écrivain à part entière ? Le colloque avait donc été
placé sous le signe de « la relation biographique ». L’ouvrage que voici
rend compte de ces préoccupations, encore qu’il élargisse quelque peu

31. G. Wall, « Flaubert’s Voice », dans F. Regard dir., Mapping the Self : Space, Identity, Discourse
in British Auto/Biography, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne
(Sema), 2003, p. 385-398.

19
Les nouvelles écritures biographiques

le mandat initial en abordant des sujets tels que l’usage de l’archive et


des marginalia (Frédéric Regard) ou la dramatisation de l’écriture de
l’autre (Lucie Robert). Il semble clair aussi que toute biographie sollicite
l’autobiographie du biographe lui-même, se situant donc à l’intersection
de deux vies. Le jeu sur biographie/autobiographie (que l’on retrouve,
par exemple, dans les articles de Pierre Nepveu et de Martine Boyer-
Weinmann) autorise une reconiguration de leurs rapports et dégage
une perméabilité entre des « domaines » jusque-là séparés.
Quatre parties composent le recueil, intitulées « Perspectives », « Fron-
tières », « Analyses » et « Pratiques ». La première section, qui fait oice
d’ouverture, rassemble diverses contributions envisageant les écritures bio-
graphiques actuelles à partir d’un point de vue englobant. Qu’il s’agisse de
clariier la terminologie – de distinguer, par exemple, iction biographique
et biographie ictionnelle (Jean-Benoît Puech), si souvent confondues –,
de s’interroger sur la possibilité d’un théâtre biographique qui confé-
rerait au biographié une véritable fonction diégétique (Lucie Robert),
de s’attacher aux pulsions scopiques qui « animent le furor biographicus
d’aujourd’hui » (Daniel Madelénat) ou de mesurer l’emprise du biogra-
phique sur l’essayisme (Robert Vigneault), les perspectives dégagées dans
cette première partie invitent à une problématisation en profondeur de
ces nouvelles écritures biographiques qu’on a peut-être trop tendance à
enclore dans une déinition restrictive ou à réduire à un corpus bien balisé
et déjà canonique. En in de section, un essai de poétique historique (Éric
Dayre) examine l’évolution du sujet biographique depuis Sartre jusqu’à
Philippe Beck et montre comment arrive au premier plan la conception
d’un sujet certes unique, mais à la généralité en quelque sorte « philoso-
phique » : l’« impersonnage ».
Ces rélexions inaugurales nous conduisent à la question des « Fron-
tières », sous-titre qui fédère les articles de la deuxième partie. L’une des
frontières qui départagent les diverses variantes des écritures personnelles
passe entre le biographique et l’autobiographique. Le cas de Christian
Bobin, qui dans deux ouvrages de 2005 et de 2007 croise portrait et auto-
portrait, permet de se pencher sur ces « incidents de frontière » qui dyna-
misent le champ du biographique contemporain (Brigitte Ferrato-Combe).
On peut aussi envisager cette même frontière en suivant les louvoiements
génériques qui donnent forme à certaines « impossibilités biographiques »
(Martine Boyer-Weinmann) : les livres récents de Günter Grass et d’Hélène
Cixous paraissent se prêter idéalement à un tel type d’analyse. Par ailleurs,
une autre frontière, tout aussi signiicative que la précédente, marque
20
Introduction

traditionnellement l’écart, de nature chiasmatique, entre biographie et


critique, c’est-à-dire entre biographie critique – ou biographie comme cri-
tique – et critique biographique ; ce problème de la fonction critique de
la biographie et du rôle que peut jouer la biographie au sein de la critique
est formulé de façon particulièrement aiguë dans des pratiques hybrides
comme celles de Jean-Benoît Puech et de Daniel Oster, qui sont mises en
regard dans la dernière étude de cette deuxième partie (Robert Dion).
La troisième section, « Analyses », regroupe des études de cas propres
à faire apercevoir la variété des écritures biographiques d’aujourd’hui, qui
couvrent tout l’empan allant de la biographie « sérieuse » jusqu’aux ten-
tatives les plus irrévérencieuses, marquées par l’invention débridée et par
la déconstruction de toute autorité, narrative ou autre. En plus d’illustrer
l’étendue des possibilités qui s’ofrent pour rendre raison de la vie et de
l’œuvre d’écrivains, les études regroupées permettent de dégager diverses
postures du biographe, vis-à-vis de l’écrivain biographié comme du genre
lui-même, de l’adhésion enthousiaste à la réticence. C’est ainsi qu’une ana-
lyse de L’Immortalité vient à rendre compte de « la position kundérienne
d’essayiste anti-biographe et de romancier biographe » (Pascal Riendeau)
– posture complexe sinon contradictoire. La question de la posture du
biographe émerge également à la faveur d’une étude des trois ouvrages de
nature biographique publiés par Alberto Manguel entre 2001 et 2005. Chez
ce dernier, la relation biographique a ceci de particulier qu’elle ne semble
pas s’établir d’écrivain à écrivain, mais de lecteur passionné à écrivain, si bien
qu’on peut parler de « biographies d’un lecteur » (Anne-Marie Clément).
En un temps de soi-disant « vide idéologique » où l’on assiste au
triomphe de l’individuel et du « moi », la biographie coïncide avec un
retour sur l’intime hyper-dévoilé32. On s’en doute, la lecture biographique
(c’est-à-dire la posture du lecteur) n’échappe pas par conséquent à des pul-
sions voyeuristes, pas plus qu’à ce qu’on pourrait appeler la « gestion » de
la mémoire d’une communauté ou d’un groupe à propos de ses gloires ou
de ses « oubliés ». Clairement, l’efet recherché est donc souvent la créa-
tion de modèles identitaires, ce qui a pour conséquence que la biogra-
phie, parfois, reconduit (et parfois à son corps défendant) des mythes ou
des types, rajeunit de vieux schèmes et se remet à scléroser des individus
en des portraits stéréotypés avec une trajectoire tout aussi stéréotypée.

32. Voir D. Madelénat, « La Biographie au risque de l’intime », dans D. Madelénat dir.,


Biographie et intimité des Lumières à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses universi-
taires Blaise Pascal, 2009, p. 9 et suivantes.

21
Les nouvelles écritures biographiques

Cela dit, les dispositifs formels de la biographie concourent également à


(re)déinir la relation entre biographe et biographié ; c’est ce qui apparaît
clairement chez Béatrice Commengé qui, en consacrant son travail à six
jours de la vie de Rainer Maria Rilke, gauchit les codes habituels du genre
en instaurant la suprématie de l’espace sur la chronologie, en narrant la
sensation plutôt que l’événement et en sollicitant constamment l’œuvre
(Frances Fortier). C’est à un pareil détournement des habitudes, sinon
des lois, du biographique que se livre Hélène Cixous dans son portrait
de Jacques Derrida, tout entier occupé à extraire la vie de l’ami intime du
texte manuscrit lui-même ; plus précisément, le texte-déchet – l’archive
censée disparaître – est ramené au centre du projet biographique comme
le cœur palpitant du philosophe (Frédéric Regard).
Lieu de convergence entre savoir et écriture, la biographie d’écrivain
constitue un terrain de rencontre idéal entre universitaires et écrivains bio-
graphes. La dernière section du livre, « Pratiques », consigne les rélexions
de deux biographes sur leur travail en cours, renouant du même coup avec
le texte inaugural du recueil où Jean-Benoît Puech passait d’un regard quasi
structuraliste sur les diverses pratiques biographiques contemporaines à
sa propre pratique. Dans un premier temps, Geofrey Wall fait état de la
méthode qu’il a mise au point pour mener à bien une biographie radiopho-
nique collective de quelques membres du Socialist Workers Party (SWP).
Puis Pierre Nepveu, qui a publié récemment une monumentale biographie
de l’écrivain québécois Gaston Miron33, s’interroge sur le paradoxe qu’il
y a à écrire sur un poète qui, à l’instar de nombreux autres poètes, a pu
airmer qu’il n’avait pas de biographie, que son œuvre était sa biographie.
On revient ainsi, en bout de course, à la question de la « mort de l’au-
teur », à la méiance qu’inspire le genre biographique, méiance qui n’est
pas exclusive aux critiques, comme nous l’avons déjà noté, mais qui touche
aussi les écrivains, y compris ceux qui s’adonnent régulièrement à ce type
d’écriture. Et pourtant. Un auteur comme Dominique Noguez, qu’on ne
peut guère soupçonner de naïveté ni de complaisance à l’égard des écritures
biographiques, ne manque pas d’insister sur « l’importance de la vie, du
biographique dans la création »34. Pour Noguez, la biographie, c’est notam-
ment ce qui « ouvre », ou « réouvre », la lecture de Rimbaud après trois
décennies de réductionnisme sémiolinguistique. Dans Les Trois Rimbaud

33. P. Nepveu, Gaston Miron. La vie d’un homme, Montréal, Boréal, 2011.
34. D. Noguez, « Ressusciter Rimbaud », dans J. Larose, G. Marcotte et D. Noguez, Rimbaud,
Montréal, Hurtubise HMH, 1993, p. 121-122.

22
Introduction

(1986), il cible ainsi l’auteur comme œuvre, ou encore l’auteur comme genre
– dans la mesure où l’écrivain mythiié init par acquérir le statut d’un per-
sonnage dont la vraie œuvre est la vie propre35. À sa manière souriante,
Noguez se fait fort de rappeler qu’« écrire la vie d’un auteur constitue une
façon de prendre une décision sur l’œuvre, de choisir d’enraciner en elle la
signiication de son texte »36.
En déinitive, nous voici ramenés à l’œuvre – pour nous apercevoir,
en fait, que nous ne l’avions jamais quittée.

35. Voir A. Brunn, L’Auteur [textes choisis et présentés], Paris, Flammarion (GF Flammarion-
Corpus), 2001, p. 25.
36. L’Auteur, déjà cité, p. 40.

23
première parTie

Perspectives
Jean-benoîT puech

g
Fiction biographique
et biographie ictionnelle.
L’auteur en représentation

I. Jeux

Fiction biographique et biographie ictionnelle

Dans leur présentation des actes du colloque Fictions biographiques. XIXe-


XXIe siècles qu’elles ont organisé à Grenoble avec la participation scien-
tiique de Brigitte Ferrato-Combe, Anne-Marie Monluçon et Agathe
Salha annexent à ces « ictions biographiques » les biographies d’écri-
vains imaginaires. Elles écrivent : « Ce volume privilégie l’étude des
biographies imaginaires de personnages réels […]. Mais nos travaux
incluent aussi une rélexion sur les limites de cette catégorie : rélexion
sur l’éventuelle ictionalité des biographies traditionnelles ou, à l’opposé,
sur la forme, déjà bien déinie, qu’est le roman biographique, entendu
comme “une variété de roman qui se soumettrait aux règles de la bio-
graphie”. » Les auteurs citent ici la bible du biographile, le livre inau-
gural de Daniel Madelénat, Le Biographique. Elles poursuivent : « Dans
ce dernier cas, il s’agit du récit de vie d’un personnage ictif, reprenant
la forme, les conventions du genre biographique, dans une perspective
souvent parodique »1.

1. « Fictions biographiques xixe-xxie siècles : un jeu sérieux ? » dans A.-M. Monluçon et


A. Sala dir., Fictions biographiques. XIXe-XXe siècles, Toulouse, Presses universitaires du
Mirail, 2007, p. 8.

27
Les nouvelles écritures biographiques

De même, dans son étude publiée dans les actes du colloque « Formes
hétérodoxes de l’auto/biographie », qu’il a organisé en mai 2004 avec
France Fortier, Barbara Havercroft et Hans-Jürgen Lüsebrink, Robert
Dion constate que l’expression « iction biographique » « pourrait aussi
bien s’appliquer à une pure iction qui prendrait l’aspect d’une vraie bio-
graphie consacrée à un personnage inventé »2. Pour ces chercheurs, le
terme de « iction biographique » recouvrirait à la fois les variations roma-
nesques autour de la biographie d’auteur réel et les imitations de bio-
graphies « positivistes » créant des auteurs imaginaires. C’était déjà la
perspective d’Alain Buisine parlant de « bioiction » dans sa présentation
du colloque de Cerisy sur « Le Biographique », l’un des tout premiers
consacrés au « retour de l’auteur »3.
Je me permettrai toutefois de les distinguer, en réservant aux variations
romanesques sur les biographies d’auteurs réels le terme désormais consa-
cré de « ictions biographiques » (type Pour saluer Melville, de Giono) et
en le renversant en « biographies ictionnelles » pour désigner les pastiches
de biographies (pastiches tant formels que thématiques) créant des auteurs
imaginaires, par exemple Marbot, d’Hildesheimer. Ce que j’entends ici par
« pastiche » correspond, me semble-t-il, à ce que Mmes Montluçon et Salha
appellent ci-dessus un texte « qui se soumettrait aux règles de la biogra-
phie ». Toutefois je n’ai pas repris, dans cette citation, le terme de « roman ».
Certes, il a le mérite de bien mettre en évidence le fait que le référent de
ce type de texte est imaginaire, mais il couvre un ensemble plus vaste que
celui dont je veux parler. Ce « roman biographique » peut en efet com-
prendre des narrations qui ne sont pas des pastiches rigoureux du genre de
la biographie positiviste mais qui sont des récits linéaires de la vie d’un écri-
vain imaginaire, à la manière d’une biographie romancée se refusant à pro-
duire systématiquement ses sources dans le texte ou les notes (type Ariel
de Maurois). L’imitation d’une biographie romancée n’est pas le pastiche
d’une biographie scientiique telle que je l’envisage ici (j’y reviendrai à la in
de ce travail). À moins qu’on ne parle de degrés dans la biographie iction-
nelle, auquel cas je ne m’attacherai qu’à celle qui se prive de romanesque,
paradoxalement, pour mieux accréditer sa iction d’auteur.

2. R. Dion, « Un discours perturbé : la iction dans le biographique », dans R. Dion, F. For-


tier, B. Havercroft et H.-J. Lüsebrink dir., Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques
de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota Bene, 2007, p. 281.
3. A. Buisine, « Bioictions », dans Revue des sciences humaines, no 224, « Le Biographique »,
Paris, 1991.

28
Fiction biographique et biographie ictionnelle

« Biographie ictionnelle » : c’est d’ailleurs ainsi que Michel Lafon, dans
les actes du même colloque de Grenoble, nomme les fameuses nouvelles de
Borges « qui évoquent un personnage imaginaire » sous forme de notices
biographiques4. Symétrie délicate à manier mais utile : d’une part, les ic-
tions biographiques, qui ont recours, dans le domaine de la biographie
authentique, à des procédés romanesques (par exemple, l’accès direct à la
conscience du personnage, ou le dialogue au style direct) ; d’autre part,
les biographies ictionnelles, qui ont recours, dans le roman, à des procé-
dés du discours historique (par exemple, la focalisation externe, et tout
un système paratextuel de notes qui font référence aux sources nécessaires
pour une éventuelle vériication des données). Je répète que dans le second
cas, puisque nous sommes dans le roman, il ne s’agit que d’imitation des
procédés du discours historique ; je précise aussitôt, toutefois, que nous
rencontrerons ultérieurement des cas de biographies ictionnelles où les
notes renvoient à des sources de référence efectivement consultables, mais
qui sont à leur tour des ictions. Autrement dit : les auteurs de ictions
biographiques s’approprient les charmes (ou les vérités) et le public du
romancier ; les auteurs de biographies ictionnelles s’approprient la rigu-
eur (et l’efet de réalité) et le public des historiens.
Il existe moins de travaux exclusivement consacrés à la biographie ic-
tionnelle qu’aux ictions biographiques. Dans le domaine de la critique,
Jean-Marie Schaefer a consacré une étude au Marbot de Wolfgang Hil-
desheimer5, Jan Baetens, Bruno Blanckeman ou Dominique Rabaté à mes
propres ictions (on me pardonnera de les signaler, on se souviendra qu’ici
même, d’ailleurs, je le dois), et dans le domaine de la théorie, Sylvain Jouty
a consacré un texte singulier à la supposition d’auteur6. Jean-François Jean-
dillou a écrit la bible du ictio-graphomane, en deux versants comme il
se doit : une anthologie raisonnée et une subtile esthétique7. Malgré son
inexactitude à propos de ma thèse sur le grand œuvre de Jean-Charles
Mornay, l’ensemble a forcé mon admiration, qui reste très profonde, comme
elle l’est pour ses autres travaux sur les questions de littérature légale ou non.

4. Fictions biographiques, déjà cité, p. 202.


5. J.-M. Schaefer, « Loup, si on jouait au loup ? Feinte, simulacre et art », dans Autrement
dire, no 6, 1989.
6. S.  Jouty, « Modeste proposition pour achever la littérature », dans Le Horla, no 2,
automne 1995.
7. J.-F. Jeandillou, Supercheries littéraires. La vie et l’œuvre des auteurs supposés, Paris, Usher,
1989 ; Esthétique de la mystiication. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Minuit, 1994.
Je signale aussi, de Jean-François Jeandillou, l’étude sur Julien Torma, publiée sous le
nom de Jean Wirtz : Métadiscours et déceptivité, Paris et Berne, Peter Lang, 1996.

29
Les nouvelles écritures biographiques

Et pourtant, les biographies ictionnelles sont aussi nombreuses et fas-


cinantes que les ictions biographiques. C’est un genre vieux comme le
roman, on pourrait même dire antérieur au roman, en tout cas au roman-
cier qui trouve dans ces ictions son modèle identiicatoire. On l’a nommé
« supposition d’auteur » (qui a tant intéressé Nodier) et on l’a décrit aisé-
ment en recourant à la notion de pastiche, non de style, mais de genre
(qui a tant intéressé Genette). Pastiche qui peut être ludique, satirique
ou sérieux, pour reprendre la classiication de ces trois régimes proposée
par Genette dans Seuils. On pourrait poursuivre la recherche dans cette
direction en considérant que de telles imitations n’ont pas seulement
pour modèles les formes du discours de l’histoire individuelle ou collec-
tive (traitement de la voix, du mode, de la temporalité et, nous l’avons dit,
du paratexte) mais aussi des contenus particuliers : situations et biogra-
phèmes caractéristiques, etc. Mais tel n’est pas notre propos. Nous nous
contenterons de donner des exemples, dans la production contemporaine
récente, de biographies ictionnelles selon les trois régimes du pastiche.
Satirique : Jean-Baptiste Botul, Thomas Pilaster. Ludique : Julien Torma,
Marc Ronceraille, Adolphe Ripotois. Sérieux : Andrew Marbot, Aprone-
nia Avitia, Karl Kraus. Nous en viendrons à Jordane un peu plus tard,
pour qui « ce qu’il y a de plus frivole peut être le masque du sérieux »8.

Le « biographique »

À peine ai-je proposé le terme de « biographie ictionnelle » qu’il me faut


choisir un terme plus approprié, me semble-t-il, au corpus qui nous inté-
resse ici. Ce terme est moins élégant, mais il montre que de tels pastiches
ne se limitent pas à l’imitation du modèle de « la biographie » proprement
dite9. Pour moi, le biographique désigne toutes les activités, discursives
ou non, qui contribuent à la représentation de la personne et de la vie
de l’auteur, ou plus précisément, qui transforment sa personne réelle en
personnage. C’est un ensemble très vaste dont la biographie n’est qu’un
des éléments, peut-être la synthèse discursive et iconique. Il est composé
de formes que l’on peut dire avec Daniel Madelénat « biographoïdes ».

8. Maurice Blanchot cité par Jean Tardieu en exergue de sa supposition d’auteur Le Pro-
fesseur Frœppel, Paris, Gallimard, 1978.
9. « Récit rétrospectif qu’une personne fait de l’existence d’une autre, lorsqu’elle met l’ac-
cent sur la vie individuelle de celle-ci, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »
(J. Wirtz, Métadiscours et déceptivité, déjà cité, p. 56).

30
Fiction biographique et biographie ictionnelle

J’ai proposé naguère, ou même jadis, de le décrire dans les termes du voca-
bulaire de l’art dramatique, puisque le terme de représentation de l’écri-
vain m’y invite. Ce lexique rappelle aussi que je ne considère pas l’auteur
comme une personne, douée d’une intention (Lanson), jouée par un
inconscient (Freud), déterminée par un champ (Bourdieu), mais comme
un personnage (Diaz, Oster, Meizoz), même lorsqu’il est introduit sur la
scène des historiens de la littérature. J’insiste sur cette diférence et je me
permets de renvoyer, pour ma typologie, aux deux articles dans lesquels
j’ai proposé puis développé l’étude des domaines très divers dont je dois
simplement reprendre ici en quelques lignes la description10.
On peut rassembler dans une rubrique intitulée le décor et les acces-
soires tous les éléments, verbaux ou non, qui constituent le cadre de vie
de l’écrivain, ses objets de prédilection, souvent emblématiques, ainsi que
les lieux où il a vécu et/ou qui l’ont inspiré. L’importance du bibelot, de
la vitrine et de la résidence intimes s’accroît dans une proportion inverse
à la conscience que la littérature est une expérience sans retour de déter-
ritorialisation, comme le rempart historique s’érige d’autant plus haut
que s’ouvre à ses pieds l’abîme de l’oubli. Je ne donne ici que quelques
exemples français : pour la maison, celle de Pierre Loti à Rochefort, et les
innombrables publications qui lui sont consacrées, ou la reconstitution
du bureau et de la bibliothèque de Larbaud à la médiathèque de Vichy ;
pour les lieux, ceux qui ont une forte charge littéraire, par exemple le
lac du Bourget célébré par Lamartine ; pour les objets emblématiques, la
canne ou la cafetière de Balzac (vraie ou fausse).
Les masques et costumes désignent tout ce qui a trait aux apparences phy-
siques de l’écrivain, visage, corps, tenues et attitudes caractéristiques tels
qu’ils apparaissent dans les portraits verbaux (par exemple les physiogno-
monies) ou iconiques (par exemple les photographies). Cette fois encore,
on peut distinguer les représentations de l’homme et celles de l’auteur, dans
leur rôle public ou dans leur vie privée, voire intime ou même secrète, en
rappelant que pour l’esthétique post-proustienne, l’activité la plus intime de
l’écrivain le livre au monde le plus extérieur, au public inconnu, à l’irrepré-
sentable. Cette fois encore, un ou deux exemples seulement dans les col-
lections d’un amusant musée de l’histoire littéraire, parmi les plus célèbres :
le portrait de Proust par Morand dans Le Visiteur du soir, un instantané de

10. J.-B. Puech, « Du vivant de l’auteur », dans Poétique, no 63, « Le Biographique », 1985 ;


« La Création biographique », Modernités, no 18, « L’auteur entre biographie et mytho-
graphie », 2002.

31
Les nouvelles écritures biographiques

Blanchot sur le parking d’un supermarché de la banlieue sud-ouest (non


loin de Port-Royal), une statue de Butor en gare de Genève.
Contrairement aux domaines précédents, les dialogues sont, bien sûr,
exclusivement verbaux et, à ce titre, ils semblent participer plus direc-
tement de l’œuvre littéraire des auteurs consultés que les composants
plastiques ou même iconiques du biographique. Ces « dialogues » se répar-
tissent en deux catégories. D’une part, celle des échanges institutionnels,
réalisés par des journalistes professionnels ou par des confrères écrivains,
enregistrés et destinés au public, improvisés, brefs et généraux comme les
interviews, ou concertés, d’une plus grande durée, focalisés sur l’auteur et
son œuvre et souvent remaniés avant la publication, comme les entretiens.
D’autre part, les conversations. Elles se déroulent dans le cadre de la vie
privée, intime ou secrète ; elles n’ont rien de concerté, ni ne sont enregis-
trées, sinon par la mémoire ou le journal des conidents, elles se déroulent
« à bâtons rompus », entre deux proches, et, en principe, elles ne sont pas
retouchées par l’écrivain (mais en revanche, on pourrait craindre qu’elles
ne le soient par l’interlocuteur). C’est la raison pour laquelle l’esthétique
romantique, qui ne pense pas que la spontanéité fait le lit du stéréotype,
leur accorde un quotient de véracité plus élevé qu’aux entretiens apprê-
tés, surveillés et remaniés11.
Enin, le drame proprement dit. Dans ma table élémentaire des
constituants du biographique, j’ai nommé ainsi l’ensemble des témoi-
gnages ayant pour objet un même écrivain. Chaque grand écrivain est
l’objet de plusieurs témoignages donnés par ceux qui l’ont connu plus
ou moins intimement et tous les historiens de la littérature se sont pen-
chés sur ces précieux documents. Mais ils se sont toujours contentés de
les lier pour ainsi dire verticalement à leur auteur de prédilection et à
son œuvre, sur lesquels ils apportaient de précieuses informations, sans

11. Après Frédéric Lefèvre et ses « Une heure avec » des Nouvelles Littéraires, comptes ren-
dus journalistiques d’entrevues avec les grands écrivains de son temps, Jean Amrouche
inventa l’entretien radiophonique (Gide, Claudel, Mauriac…), et Robert Mallet rendit
le genre populaire (Léautaud). Sur ce sujet, voir les travaux de Philippe Lejeune et de
Pierre-Marie Héron. Exemples d’entretiens, dans un corpus récent de langue française :
Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey (Les Yeux ouverts, Paris, Bayard, 1980, réé-
dité en 1997), Pierre Guyotat avec Marianne Alphant (Explications, Paris, Léo Scheer,
2000), Annie Ernaux avec Frédéric-Yves Jeannet (L’Écriture comme un couteau, Paris,
Stock, 2003). Désormais, un titre est fréquemment donné au recueil, comme pour lui
conférer la valeur d’un opus à part entière dans les œuvres complètes. Mais on pourrait
citer aussi bien Butor, Perec, Quignard, Robbe-Grillet. Exemple de conversations (même
limites pour le corpus) : celles de Pierre Bergounioux avec son frère Gabriel, L’Héritage
(Paris, Les Flohic éditeurs, 2002, réédition Argol, 2008).

32
Fiction biographique et biographie ictionnelle

jamais étudier pour ainsi dire horizontalement, libérés de leur réfé-


rence, un nombre important de témoignages sur de nombreux écrivains.
De ce point de vue générique, c’est un immense continent inexploré.
Il peut alors être divisé en fonction de divers critères. Critères externes :
on peut élaborer une typologie des divers témoins, comme on l’a fait
pour les interlocuteurs. Mais surtout critères internes. Critères formels,
par exemple narratologiques, qui permettent de distinguer la narra-
tion quasi simultanée ou « alternée » du Journal12 et celle, ultérieure,
des Mémoires, des Souvenirs. Critères thématiques, qui permettent de
répertorier les contenus récurrents, qu’ils soient favorables ou plus réser-
vés13. On constate alors, une fois encore, que de tels contenus sont plu-
tôt focalisés sur l’œuvre, plutôt sur l’auteur ou plutôt sur l’homme privé,
voire secret, selon l’esthétique littéraire du témoin : j’ai plusieurs fois
proposé comme exemple les récits du type « Untel intime », qui ont
fait lorès de 1850 à 1950 et que j’ai étudiés jadis avec Jacky Couratier,
ou du type « Correspondance avec… », qui accompagnent la publica-
tion de lettres.
Les activités répertoriées peuvent s’exercer séparément ou être asso-
ciées de diverses manières. Je n’insiste pas ici sur le fait qu’un témoignage
comprend presque toujours une évocation des décors et des accessoires
ou des masques et des costumes de son personnage principal, ou qu’un
entretien intègre, lorsqu’il est narrativisé, un témoignage de l’interlocuteur
sur les circonstances de la rencontre avec le grand homme. On a compris
que j’avais décrit des formes simples ou des dominantes thématiques qui
peuvent entrer dans la composition d’ensembles plus complexes.
On peut considérer la biographie proprement dite comme la synthèse
des domaines précédents. Elle collecte tous les documents comme autant
de sources, elle en vériie l’authenticité, elle les uniie dans un discours
homogène, linéaire et mononarratif. Si l’on tient à conserver le lexique
de l’art dramatique, je dirai qu’il s’agit ici de la mise en scène et j’ajouterai
que, de même qu’il n’existe pas de biographie déinitive, une telle repré-
sentation de l’écrivain peut toujours être remise en jeu par de nouveaux
spécialistes. J’ai expliqué ailleurs comment le « personnage » du créateur,

12. Exemples récents : pour le Journal, Dominique Noguez sur Marguerite Duras (Duras,
Marguerite, Paris, Flammarion, 2001). Pour les souvenirs, Anne Atik sur Samuel Beckett
(Comment c’était, Paris, L’Olivier, 2003).
13. Exemples célèbres  : Emmanuel Berl sur Marcel Proust, Milton Hindus sur Louis-
Ferdinand Céline, Charles Duits sur André Breton…

33
Les nouvelles écritures biographiques

comme son œuvre, autorise toujours de nouvelles approches, descriptions


et interprétations : c’est en ce sens qu’on parle d’« auteur comme œuvre »14.

L’essai biographique

On m’a pardonné la présentation de ces formes simples ou de ces mélanges


qui constituent le biographique, parce qu’on a compris qu’elle est néces-
saire pour considérer ensuite leurs imitations. On me permettra donc
d’évoquer à présent un tout autre genre, mais qui convoque également
le biographique et qui servira fréquemment de modèle, lui aussi, pour les
pastiches qui nous intéressent. Il est davantage d’ordre rélexif que narra-
tif comme l’étaient les genres précédents, mais il implique autant qu’eux
la référence à l’auctorialité et l’attention portée à l’auteur, à sa personna-
lité et à son histoire.
Il s’agit des essais biographiques, c’est-à-dire des études critiques qui
s’inscrivent dans la continuité de la méthode biographique de Sainte-
Beuve, de la recherche positiviste des sources de Lanson, de la psycha-
nalyse appliquée de Freud, bref, de la critique dite « externe » ou « de
contextualisation », et même, parfois, de la sociologie du champ de Bour-
dieu, car pour airmer une homologie entre les caractéristiques internes
de l’œuvre et la situation de son auteur dans le milieu littéraire, elle ne
peut pas davantage exclure la igure de l’auteur, notamment biographique
(comme l’excluent, par exemple, les formalistes russes, les rhétoriciens ou
les poéticiens). De telles approches critiques vont de l’article du journa-
liste littéraire à la thèse académique du type « l’homme et l’œuvre » en
passant par les présentations de la plupart des manuels scolaires d’histoire
littéraire, ou par telle lecture d’un éminent psychanalyste sur Gœthe, sur
Gide ou sur Joyce. Je ne m’intéresse pas ici à l’importance quantitative ou
qualitative de ces textes, mais exclusivement à leur nature d’études impli-
quant le choix théorique de l’auteur (et non du lecteur ou de lois tex-
tuelles) comme principe d’explicitation.

14. Agnès Védrenne m’a fait remarquer que j’aurais pu faire igurer ici les portraits cinémato-
graphiques d’écrivains, où alternent les éléments biographiques, les lectures d’extraits des
œuvres, les commentaires par des spécialistes et les témoignages par des proches, tels les
ilms de la série de Bernard Rapp, « Un siècle d’écrivains », difusés par la télévision dans les
années 1990. Il ne restait plus ensuite qu’à évoquer les imitations de ces ilms, possibles et
même réelles, par exemple le dernier ilm de cette série, réalisé en 2001 par Bernard Rapp
et Alain Wieder : Antoine Chuquet, 1905-1982 (no 257), qui comporte de nombreuses allu-
sions à la supposition d’auteur, notamment au Ronceraille de Claude Bonnefoy.

34
Fiction biographique et biographie ictionnelle

L’hommage

Si l’on considère la biographie comme un rassemblement par condensa-


tion, l’hommage est un rassemblement par adjonction. Il se fait par l’ad-
dition de toutes les créations hétérogènes que nous venons de considérer,
dans un recueil publié du vivant de l’auteur ou posthumément, comme
son tombeau. L’autonomie de chaque médiateur et de sa contribution
est maintenue et l’ensemble se présente comme une mosaïque de contri-
butions, un recueil de mélanges15. On y trouve des textes autographes et
allographes. Autographes : des textes de l’écrivain, qu’ils soient inédits :
projets, états préparatoires, versions écartées, œuvres inachevées, fonds
de tiroirs dépréciés ou survalorisés selon que les critiques sont fétichistes
de l’œuvre ou de ses marges, écrits intimes évidemment, juvenilia, « dia-
logues » au sens déini plus haut, ou qu’ils soient des rééditions de publi-
cations rares. Allographes : des témoignages bien sûr, de parents, d’amis,
de confrères, ou des études, procédant en principe de la méthode biogra-
phique. Les numéros spéciaux que la NRF a consacrés à de très grands
auteurs en constituent l’exemple le plus célèbre. Ce recueil est préparé
par un groupe souvent constitué en association d’admirateurs, confrères
et amis. Si l’on tient à conserver, pour l’élégance ou la cohérence de la
démonstration, le lexique de l’art dramatique, on pourra employer cette
fois le terme de mise en espace. Une telle « installation » n’a pas les ambi-
tions d’une véritable mise en scène, mais elle essaie de restituer le volume
polyphonique du « livret ». À de tels hommages érigés comme des monu-
ments transhistoriques sinon atemporels, font suite pour certains auteurs,
échelonnés dans le temps, des Cahiers qui leur sont également consacrés,
mais qui se veulent plus attentifs à l’actualité de l’écrivain, et accumulent
les documents les plus divers : état des études, colloques, et publications,
rééditions et prix littéraires, manifestations diverses, anniversaires, inau-
gurations, vie de l’association16.

15. André Malraux, dans « Néocritique », longue postface à un volumineux recueil d’études
sur son œuvre intitulé Malraux, être et dire (Paris, Plon, 1976), voit dans ce type de
« mélange » hétérogène le relet d’un éclatement contemporain de la subjectivité ; il l’op-
pose à la biographie synthétique et il propose de le nommer « colloque ».
16. Dans une étude approfondie, on pourrait distinguer les Cahiers du Bulletin. Le Bulletin
correspondrait davantage à ma description alors que les Cahiers constitueraient plutôt, par
leur caractère moins séculier, une suite à l’Hommage. C’est ainsi, par exemple, qu’André
Dhôtel est l’objet de « Cahiers », mais qu’un « Bulletin » est réservé aux membres de l’Asso-
ciation de ses amis, « La Route inconnue ». Je proite de cette note pour signaler l’existence

35
Les nouvelles écritures biographiques

Les pastiches biographiques ou biographies ictionnelles

Les deux activités principales qui traitent de l’auteur sont donc celle de la
critique biographique et surtout celle du biographique proprement dit, où
l’on peut isoler trois sous-ensembles : d’abord, celui des décors et acces-
soires, des masques et costumes, des entretiens et conversations ; ensuite,
celui des témoignages ; et enin celui des biographies proprement dites.
L’hommage, quant à lui, réunit les deux domaines, rélexif de l’essai et
descriptif-narratif du biographique. Toutes ces activités ont une fonction
référentielle, celle de l’histoire individuelle, spéculative ou plus simple-
ment narrative. Lorsqu’il s’agit de narrations, on pourra les distinguer en
fonction de leur narrateur, présent (plus ou moins présent, parfois jusqu’à
prendre la vedette) ou absent dans l’histoire qu’il raconte.
Il ne reste plus qu’à proposer une dernière distinction du point de
vue de la composition, du plan, de la structure (et non plus du genre)
de tous ces travaux qui prennent en considération l’auteur et le biogra-
phique. D’une part, les ouvrages où l’auteur principal est le critique ou le
médiateur, et dans lesquels l’œuvre de l’auteur imaginaire est englobée par
le discours premier, quel qu’y soit le degré de présence de cette œuvre :
titre(s), citation(s), extrait(s) plus importants, intégralité (dans l’ordre ou
non), résumé. Un narratologue dirait que dans ce cas, l’œuvre et l’auteur
imaginaires sont intradiégétiques, voire métadiégétiques. On peut don-
ner comme exemple tout essai qui met en relation une œuvre et la vie
de son auteur. Et d’autre part, les ouvrages dans lesquels le critique ou le
médiateur et l’auteur imaginaires sont au même niveau narratif. Un nar-
ratologue les dirait alors également extradiégétiques. L’œuvre imaginaire
et sa présentation sont ici dans une relation de contiguïté et non plus d’in-
sertion. Le critique ou le médiateur sont l’auteur d’une présentation de
l’œuvre de l’écrivain, qui s’ajoute à elle, qui la précède ou qui la suit (que
cette œuvre soit donnée dans son intégralité, par exemple dans une édi-
tion savante, ou à travers des extraits, par exemple dans un manuel sco-
laire, une anthologie). Dans ces deux cas, bien sûr, on a remarqué que
cette typologie rend compte d’un corpus où igurent non seulement des
œuvres et leurs auteurs mais toujours également les auteurs de l’auteur :

d’un Guide des associations d’amis d’auteurs et des maisons d’écrivains, de Jean-Étienne
Huret, publié par la Librairie Nicaise à Paris (2003, 2005, revu et corrigé à chaque réé-
dition), indispensable pour qui s’intéresse à la représentation de l’auteur.

36
Genre eSSai « biographique » eSSai
pastiché (mÉThode +biographique
biographique)
dÉcorS TÉmoignage biographie hommage
et acceSSoireS
maSqueS (Narrateur (Narrateur
Œuvre et coSTumeS 
de homodiégétique, hétérodiégétique,
dialogueS narration simultanée narration
l’auteur (enTreTienS eT
supposé ou rétrospective) rétrospective)
converSaTionS) 
Voici donc le tableau :

Borges, Béatrice Jullien,


Pierre Ménard La Villa Pietrangeli

37
encadrée Bolano, Déon, Hildesheimer,
(dans un texte cadre) La Littérature nazie Floc’h et Rivière, Un déjeuner de soleil Marbot
en Amérique Olivia Sturgess
Benjamin
et ne considère que le biographique allographe.

Jordane,
Morlino, L’Interview une vie
littéraire
Fiction biographique et biographie ictionnelle

Nabokov,
apposée Feu pâle Bonnefoy, Chevillard, L’Œuvre Quignard,
(à côté d’un paratexte Ronceraille posthume de Thomas Apronenia Avitia
de présentation) Bonnefoy, [iconog.] Pilaster
Ronceraille [texte]
(x 9)
critiques, éditeurs, médiateurs divers. Elle exclut tout autobiographique
Les nouvelles écritures biographiques

En abscisse igurent les genres considérés : d’abord, essai ; ensuite,


évocation biographique (décors et accessoires, masques et costumes,
dialogues, et surtout témoignage et biographie) ; enin hommage qui
additionne les deux précédents. En ordonnée igurent les deux modes
d’apparition de l’auteur et de l’œuvre considérés : dans ou à côté d’un texte
biographique. Dans chaque case ainsi obtenue, je donnerai le titre d’une
de ces biographies ictionnelles, pastiches ayant toujours pour objets des
auteurs imaginaires. À l’exception de Borges et de Nabokov, présents au
tout début parce que leurs noms et leurs œuvres sont emblématiques,
pour nous tous, des pratiques considérées (bien qu’elles soient très anté-
rieures aux publications des deux grands maîtres), et de Hildesheimer,
canon du pastiche sérieux de biographie constituant l’ensemble d’un livre
(il n’en existe pas encore, à ma connaissance, en langue française), je
prendrai les autres exemples dans la littérature française immédiatement
contemporaine. L’exemple pour le pastiche d’hommage est mon dernier
livre, Benjamin Jordane, une vie littéraire, et non le Ronceraille de Claude
Bonnefoy, qui relève davantage, à mon sens, de l’imitation d’essai, mul-
tipliée par neuf, puisque Bonnefoy a très ingénieusement accumulé dans
son livre les pastiches de diverses méthodes critiques mais n’a pas donné
dans leur intégralité des œuvres de son auteur supposé17.
Je conclurai cette première partie en rapprochant une dernière fois
les biographies ictionnelles et les ictions biographiques ain de rappeler
ce par quoi elles difèrent et ce qui les unit. Elles s’opposent essentiel-
lement dans leur rapport au référent. Il est possible de l’établir de deux
façons. La première, traditionnelle, consiste à prouver que le référent
des ictions biographiques existe, alors que celui des biographies iction-
nelles n’existe pas. La seconde, postmoderne ou ictionnaliste, consiste
à montrer que toute iction biographique est prise dans un ensemble
d’autres discours individuels ou collectifs ayant le même objet qu’elle et
le constituant ainsi en référent, si bien que ce genre de la iction biogra-
phique est toujours une réécriture d’un ou plusieurs hypotextes anté-
rieurs, alors que toute biographie ictionnelle est un texte unique dont
l’objet n’est jamais évoqué par d’autres discours. De ce second point de
vue, plus contestable me semble-t-il, mais fréquemment soutenu désor-
mais, on voit que le réel advient à l’intersection d’une multiplicité de

17. Pour une bibliographie exhaustive des suppositions d’auteur aux xixe-xxe siècles, je ren-
voie à mon petit livre Du vivant de l’auteur (Seyssel, Champ Vallon, 1990) et surtout à
Supercheries littéraires, la somme de Jeandillou.

38
Fiction biographique et biographie ictionnelle

ictions, qu’il est un simple consensus, ou comme dirait Valéry, « la ic-


tion du plus fort ».
Mais iction biographique et biographie ictionnelle ont aussi deux
caractéristiques communes. Pour leur contenu, la conviction romantique
que le sens de l’œuvre se tient dans son rapport à la vie de son auteur ;
ensuite, et surtout, dans leur forme, l’emprunt à d’autres genres (la ic-
tion biographique important des caractéristiques du roman, la biographie
ictionnelle pratiquant la restriction de champ du discours historique qui
s’interdit tout accès direct à la conscience du héros), ces deux hybrida-
tions provocant une déstabilisation du discours positiviste.
Comme je l’ai dit à propos du décor et des accessoires, il faut répéter
que la scène sur laquelle a lieu la représentation biographique n’est pas un
retour à la réalité positive des historiens de la littérature, mais qu’elle se
joue, au contraire, avec une conscience aiguë du pouvoir d’abstraction de
la littérature, qui livre l’auteur à l’impersonnel et à l’intemporel. Le récit
de vie est une réaction, au sens nietzschéen, une réaction minutieuse et
bornée à l’action de l’œuvre toujours recommencée.

II. Enjeux

J’abandonnerai bientôt le pastiche de communication universitaire – pas-


tiche nullement satirique, on l’a vu, ni même ludique, mais très sérieux
(lorsqu’il n’y a pas charge, satire, parodie au sens courant, le pastiche
sérieux ne se confond pas avec une simple performance dans le genre qu’il
imite, car il implique toujours l’accumulation des traits caractéristiques,
il a toujours un aspect « condensé »). Je passerai d’abord de la description
à l’interprétation : quel est le sens de ces jeux ? Sont-ils d’amusantes sin-
geries, des exercices de style sophistiqués, de complaisantes concessions
à la virtuosité ? Ou répondent-ils à de plus graves enjeux ? Puis j’essaierai
de conier quels enjeux, justement, de tels « jeux » représentent pour moi,
puisque c’est surtout ce qui m’a été demandé.

Enjeux théoriques

a) Ces biographies ictionnelles sont la réalisation d’une « poétique de


l’auteur » pour laquelle il n’est plus (ou plus seulement) le maître de son
discours, mais le sujet ou plutôt l’objet du discours des autres, de tout
un dispositif discursif animé par des tiers, dans l’accord ou le désaccord
39
Les nouvelles écritures biographiques

avec eux. L’auteur, devenu conscient de cette dépendance envers divers


médiateurs, peut contrôler, téléguider et même télécommander leur dis-
cours. Mais son personnage, comme son œuvre, init par se détacher de
lui, par devenir autonome et susceptible d’une multiplicité de traitements
qui excèdent toujours ses intentions.
b) Et le lecteur, singulièrement le biographe, ne va plus aller à la rencontre
du « réel », mais de discours toujours inléchis par cette œuvre seconde de
l’auteur, sa biographie, ou plus largement, le personnage d’auteur qu’il
crée parallèlement à son œuvre proprement dite.

Enjeux personnels

J’ai été invité par l’UQAM dans le cadre des « Entretiens Jacques Car-
tier » comme écrivain plus que comme chercheur. Je reconnais que ma
« recherche » s’élabore à travers quelques essais de iction, autant qu’à tra-
vers des ictions d’essais. Je me permettrai donc à présent de dire quelques
mots de mon propre intérêt pour toutes ces pratiques littéraires.

Enjeu psychologique : Je est un autre

Nerval puis Rimbaud ont airmé l’altérité du sujet. Lacan après eux a
montré, dans des études prolongeant celles de Freud sur le narcissisme,
que le « moi » du sujet se construit sur « une ligne de iction », qu’il est
une formation imaginaire, et que comme telle, il n’est pas antérieur aux
échanges verbaux et sociaux, mais qu’il en dépend. Plus que d’une ic-
tion du moi, il faudrait parler d’une fabulation, d’une afabulation même,
puisqu’elle ne se donne pas comme telle (sauf dans la cure analytique d’un
impatient toujours sujet à rechute) mais prend tout son volume dans la
rhétorique du discours historique. Comment cette altérité et aliénation
du moi se sont-elles manifestées dans ma propre vie, bien avant l’ana-
lyse ? Je dirais que mon minimum vital se réduisait à la nécessité d’exté-
rioriser ce que j’avais de plus intime. Et que « le plus intime » était pour
moi l’impression d’accompagner un autre que je ne comprenais pas, que
je ne connaissais pas, qui ne me percevait pas. Même en ce moment où je
me tiens sur le devant de la scène, j’ai l’impression d’être assis parmi vous,
dans l’amphithéâtre, face à quelque acteur entre beaucoup d’autres, un
mauvais joueur que j’essaie de comprendre, par attention lourde ou lot-
tante, par transfert et contretransfert, par l’empathie ou par l’étude, mais
que je ne suis pas vraiment.
40
Fiction biographique et biographie ictionnelle

Il est grand temps de parler de mon travail et de ses résultats appa-


rents, des livres qui sont des états toujours provisoires de la recherche,
peut-être même les moments où s’arrête la recherche. Les livres sont
peut-être le contraire de la recherche, au mieux des bornes qui signa-
lent ses courtes pauses sur un long chemin. Mais nous savons bien
que les bornes importent moins que le chemin lui-même, et le che-
min moins que la marche, la marche avec ses régressions, ses progres-
sions, ses errances parfois et ses arrêts rafraîchissants dans les clairières
inattendues.
La Bibliothèque d’un amateur, mon premier livre, se présente comme
une série de notes de lecture sur des livres rares. En réalité, je les ai
tous inventés, ainsi que leurs auteurs et leurs éditeurs. Ils apparaissent
tous à travers leur commentaire critique écrit par un même amateur
bibliomane anonyme. Il cherche à décrire ses ouvrages préférés, à com-
prendre les intentions de leurs auteurs, à découvrir ce qu’ils cachent der-
rière leurs ictions. Pour moi, il ne s’agissait nullement d’un exercice de
style comme on en attribue, à tort ou à raison, à Borges ou à Bolaño.
Chaque livre imaginaire était la transposition d’un épisode de ma vie,
de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse qui commençait.
Mais chaque épisode me demeurait obscur comme chaque livre résistait
aux commentaires critiques. Les livres étaient des images de cet autre
dont je comprenais mal les comportements et encore moins les discours
ou les silences, pour ne pas dire les pensées, car je me sentais toujours
exclu de sa vie intérieure, je ne la percevais jamais que du dehors. Je me
trouvais face à lui comme un lecteur se perd face à un livre dont il ne
connaîtra jamais l’auteur qu’à travers la lecture, la relecture, la réécri-
ture peut-être, de certains de ses livres.

Enjeu anecdotique (je n’ose dire historique) :


« Il » n’est pas le même

Lorsque j’étais tout jeune étudiant, dans les années 1970, je me suis adressé
à Louis-René des Forêts parce que j’avais pour son œuvre une admiration
profonde et attendais de lui qu’il m’aide à sortir de l’isolement dont je
soufrais. Mais à l’époque où je l’ai rencontré, il avait cessé d’écrire. Peu
à peu, faute de trouver en lui un encouragement à m’exprimer et à com-
muniquer, j’ai cru bon de valoriser le silence et le retrait dans lesquels il
s’était plongé. J’ai projeté sur lui certaines préoccupations de l’époque,
que Laurent Nunez et William Marx, chacun à sa manière, ont étudiées

41
Les nouvelles écritures biographiques

dans de remarquables essais sur la « dévalorisation de la littérature »18. Paul-


han s’est longuement penché, avant eux, sur ce qu’il nommait la « Ter-
reur dans les lettres ». Il s’agit d’un mouvement en deux temps : d’abord,
l’opposition de la vie et de l’art, ou de l’expérience et de l’expression, ou
de l’usage et de l’échange ; ensuite, le parti pris des premiers termes (ou
plutôt de ce qu’ils représentent) contre les seconds, de l’immédiat contre
toute médiation verbale, et la haine souvent verbeuse de la rhétorique
puis du langage en général. J’ai donc voulu retrouver dans le silence de
Louis-René des Forêts (presque vingt ans sans publication, et même sans
écriture littéraire) ce qui s’annonçait dans le romantisme mineur, le sur-
réalisme et ses excommuniés les plus radicaux : Artaud, Bataille…, un cer-
tain symbolisme et ce qu’on a nommé « le trajet Rimbaud ». L’auteur du
Bavard a tantôt dénoncé timidement, tantôt encouragé fortement cette
mythiication jusqu’au jour où il l’a dénoncée publiquement à l’occasion
d’un entretien que j’ai eu avec lui, ilmé par Benoît Jacquot. Il a donné
alors à son silence une cause nullement littéraire mais purement biogra-
phique qui est à présent connue, la mort accidentelle de sa ille toute jeune.
J’ai voulu publier le récit de mon erreur mais il me l’a formellement inter-
dit. Je l’ai donc transposé dans une iction, L’Apprentissage du roman, où j’ai
changé la plupart des noms et des lieux. J’ai surtout attribué cette transpo-
sition à un auteur imaginaire, Benjamin Jordane. C’est le nom que j’avais
pensé donner au critique littéraire de mon premier livre, La Bibliothèque d’un
amateur. À l’origine, l’invention d’un auteur supposé était donc pour moi un
moyen de contourner la censure sociale. Ce qui me surprend encore, c’est
qu’un rappel si policé à l’ordre du social ait été formulé par une personne
en qui j’avais cru trouver sinon un capitaine Nemo, un Robin des Bois ou
le Jeremy Fox des Contrebandiers de Moonleet, du moins un insoumis aussi
peu soucieux de l’« usage du monde » et des « bonnes manières » qu’exigeant
dans le domaine linguistique. Mais je dois le reconnaître, comme le constate
le petit héros du merveilleux ilm de Fritz Lang, « un tel apprentissage fut
bénéique ». La supposition d’auteur est ainsi devenue, dans mon cas, ce que
j’ai souvent nommé, en insistant sur le mot « forme », une forme de politesse
pour conier ce qui me tient à cœur mais peut indisposer certains de mes
proches. D’autres écrivains scrupuleux ont pour ce faire recours à l’inven-
tion de personnages, mais dans mon cas, je tenais à ce que ce personnage
soit un écrivain, ou plus exactement un apprenti écrivain.

18. W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècles, Paris,


Minuit, 2005 ; L. Nunez, Les Écrivains contre l’écriture, Paris, José Corti, 2006.

42
Fiction biographique et biographie ictionnelle

Enjeu littéraire

En me relisant, je me suis aperçu qu’aux deux instances élémentaires ini-


tiales : celui qui vit et celui qui écrit, celui qui agit et celui qui réléchit,
l’homme pour l’expérience et l’écrivain pour l’expression, j’avais été amené
peu à peu à en substituer deux autres : l’homme qui vit était devenu l’homme
qui écrit, et l’homme qui réléchit était devenu l’homme qui le lit, son lec-
teur, le critique, l’éditeur au sens scientiique. L’homme qui écrit, dans
L’Apprentissage du roman, c’était Jordane, l’auteur du journal intime sur
Louis-René des Forêts (devenu Pierre-Alain Delacour, puis Delancourt) ; et
l’homme qui lit, c’était moi-même : car entre-temps, j’étais devenu maître
de recherches au CNRS et je pouvais donc utiliser cette fonction pour me
présenter comme l’éditeur scientiique du journal de Jordane.
J’ai décidé de continuer de jouer ce rôle (respectable ou peu latteur
selon les milieux) d’« éditeur scientiique ». En vingt ans, j’ai édité ou réé-
dité ainsi de nombreux textes que j’ai attribués à Jordane : des nouvelles
(dans Toute ressemblance… et Présence de Jordane), un roman inachevé
(« Province profonde », dans Une vie littéraire) et son résumé complet
(« Le Don et l’Abandon »), une pièce de théâtre (« Le Ravissant Ravis-
seur »), des juvenilia (« À la recherche des invisibles ») et surtout des écrits
intimes, correspondances littéraire ou sentimentale (dans Une vie litté-
raire) et extraits du Journal intime (L’Apprentissage du roman). L’édition
de ce type de textes, souvent considérés comme mineurs, peut favoriser
aussi une rélexion sur la littérarité, la notion d’œuvre et d’œuvre complète
(qui naît au xviiie siècle et qui substitue, à la subordination des perfor-
mances d’un même auteur aux divers genres qu’elles illustrent, la subor-
dination des diverses créations d’un écrivain à sa personnalité, qu’elles
sont censées exprimer). À la multiplicité des livres et auteurs imaginaires
de La Bibliothèque d’un amateur, j’ai donc substitué un seul auteur, Ben-
jamin Jordane, qui à l’origine était un lecteur. Et toutes les critiques du
même premier livre ont été synthétisées en une seule que je consacre
inlassablement à l’œuvre de Jordane (cela n’est pas tout à fait juste car en
tant que critique je me suis vite dédoublé en Stéphane Prager, collègue
du CNRS féru de génétique textuelle, et en « J.-B. Puech », plus attiré
par la méthode biographique et/ou psychanalytique, attaché aux procé-
dures de transposition).
Dans le tableau suivant, j’ai simpliié le précédent et repris, pour exempli-
ier les catégories mises en places, exclusivement les titres du cycle Jordane :
43
Les nouvelles écritures biographiques

Genre eSSai+
biographie
pastiché biographique

eSSai
Œuvre
de TÉmoignage biographie hommage
Jordane

La Bibliothèque Jordane revisité L’Intuition du


encadrée d’un amateur (2004) biographe unique
(1979) (paru en 2010
sous le titre
Une biographie
autorisée) Benjamin
Jordane,
une vie
L’Apprentissage Présence de Jordane * littéraire
apposée du roman (1993) (2002) (2008)

Toute
ressemblance
(1995)

*La case aveugle laisse la place à un ouvrage qui serait composé en deux parties : la biogra-
phie de Jordane (telle qu’elle est réalisée dans L’Intuition du biographe unique), suivie d’un
choix de ses œuvres, par exemple quelques notes de lecture de La B. d’un A., des passages de
son Journal extraits de L’A. du R., des nouvelles extraites de T. R… ou de P. de J., ainsi que
son roman inachevé, ses trois projets de nouvelles sous le pseudonyme de Vallières et ses
juvenilia publiés dans Benjamin Jordane, une vie littéraire. On aurait là une « anthologie
Jordane », précédée de sa biographie : l’homme et l’œuvre en une seule œuvre, tant il est vrai
que l’homme est une œuvre, lui aussi, comme peut-être même l’auteur en personne.

L’enjeu biographique

Pensant à Jordane, il me semblait que rien ne lui donnerait plus de vie


qu’une vie de lui, une biographie, écrite par moi, son éditeur devenu son
ami. J’ai donc entrepris d’écrire un pastiche de biographie. La contrainte
était qu’il me fallait construire l’existence dont toutes les ictions publiées
semblaient des transpositions plus ou moins élaborées. Car je le rap-
pelle, j’ai écrit les ictions attribuées à Jordane bien avant d’avoir écrit
sa biographie. Sa biographie est pour ainsi dire reconstituée en remon-
tant, à travers les divers courants ictionnels, vers leur source existentielle.
J’ai d’abord proposé une esquisse de cette vie dans le premier texte de
44
Fiction biographique et biographie ictionnelle

Présence de Jordane, en allant de sa conception en 1947, à Stein am Rhein,


près du lac de Constance, par des parents de milieux sociaux opposés, à
sa mort en 1994 dans la maison de son père à Saint-Simon, en Haute-
Auvergne, en passant par ses années de formation (sentimentale, univer-
sitaire et littéraire) et sa tardive maturité. Je me suis aidé pour cette bio-
graphie des ictions de Jordane, à travers lesquelles je pouvais la deviner
en iligrane, mais aussi de ses conidences supposées, car je me suis mis en
scène comme ami de Jordane pendant plusieurs années. Le médiateur de
la supposition d’auteur, je l’ai dit, peut être à son tour un auteur imagi-
naire, ou l’auteur réel. Si c’est l’auteur réel, il se présente alors comme un
biographe, ou comme un témoin, ou les deux à la fois. C’est cette troi-
sième possibilité que j’ai réalisée.
J’ai raconté à Rome, à l’invitation d’Annie Oliver, comment j’avais
découvert peu à peu, en relisant Présence de Jordane et surtout en me
remémorant mes entretiens (supposés) avec Jordane, qu’il m’avait menti
en me parlant de lui et de ses proches19. Sachant que j’allais écrire sa bio-
graphie, il m’avait donné des informations fallacieuses dans le but que je
les rapporte et les accrédite. La collaboration entre un écrivain et son bio-
graphe est fréquente. Toujours en limitant le corpus au xxe siècle fran-
çais, je citerai seulement les exemples de Max Jacob et Robert Guiette,
de Marcel Jouhandeau et Henri Rode, de Valery Larbaud et Georges
Jean-Aubry, de Beckett et de Knowlson. On sait que le même travail de
collaboration n’a pas été possible entre Nabokov et Andrew Field, plus
incisif que Brian Boyd.
Pour ma part, je n’ai pas voulu écrire la vie de Jordane sous sa dictée,
n’être qu’un nègre, rédiger une biographie autorisée, c’est-à-dire son « auto-
biographie par procuration ». J’ai décidé de reprendre ma première esquisse
après une enquête approfondie, et j’ai raconté cette enquête dans Jordane
revisité. Chaque chapitre de ce livre raconte une rencontre avec l’un des
témoins de Jordane ain d’obtenir des informations sur sa vie et sur les causes
éventuelles du « roman de sa vie » tel qu’il me l’avait lui-même raconté.
Grâce à cette enquête, j’ai pu déconstruire ce roman, et écrire sa vraie vie
vécue. Je précise que je ne crois pas que la vérité de l’auteur se cache dans
sa vie plus qu’elle ne se révèle dans son œuvre. Elle se tient plutôt, à mon
sens, dans les raisons de la transformation, par l’auteur, de cette « vraie vie
vécue » en ictions (que ces ictions soient données comme telles dans le

19. « Le Biographe anticipé », dans Annie Oliver dir., Écrire l’histoire d’une vie, Rome, Spar-
taco, 2007.

45
Les nouvelles écritures biographiques

roman et l’autoiction, ou qu’elles se changent en mensonges lorsqu’elles


nourrissent le discours autobiographique écrit, oral, voire mental). Mais
pour mesurer cette transformation, il convient de construire les faits, de
les collecter et de les vériier, autant que de découvrir les lois de leur méta-
morphose littéraire.
Dans cette évocation du cycle Jordane, je vous épargne la descrip-
tion détaillée de Benjamin Jordane, une vie littéraire, mon dernier livre
publié en collaboration avec un auteur également ictif, Yves Savigny
(Yves est l’anagramme de « vies »). Sachez simplement qu’il s’agit d’un
pastiche d’hommage qui rassemble donc des textes autographes (juveni-
lia ou pièce de théâtre, ébauches de récits, roman inachevé, correspon-
dance littéraire ou sentimentale), des textes allographes (essais selon les
méthodes biographique et génétique, ou souvenirs de proches) et de nom-
breux documents dans un cahier iconographique. Cependant lorsque le
livre est paru, le 1er avril 2008 (curieuse date pour un pastiche nullement
satirique, ni même ludique, puisque dans mon esprit il s’agissait d’un
tombeau comprenant un essai sur le posthume et l’anticipation nécrolo-
gique), il m’est apparu que cet ensemble privilégiait études et témoignages
aux dépens de la biographie elle-même. Il manquait toujours l’imitation
du discours historique individuel, à narrateur extérieur, hétérodiégétique.
Je n’avais toujours pas donné une véritable Vie intégrale et objective de
Benjamin Jordane.
Dès lors, je n’ai plus voulu d’un portrait éclaté, polyphonique, cen-
tripète. J’ai voulu, tout au contraire, un récit mononarratif qui utilise les
sources autographes ou allographes mais qui les compile, qui en fasse
la synthèse et qui les restitue dans un nappé homogène, linéaire, où les
œuvres digérées par le texte englobant n’apparaîtraient plus qu’à travers
des résumés, des citations, des extraits. J’ai compris que le biographe
devait être un historien qui n’avait pas connu son personnage, un narrateur
hétérodiégétique, et non pas un témoin comme je l’avais été moi-même
dans mes précédentes tentatives. J’ai donc pensé à Savigny, Yves Savigny,
dont j’étais censé avoir fait la connaissance à l’occasion de la création des
« Cahiers Benjamin Jordane » et de la direction de son premier numéro.
Et j’ai écrit en trois mois, au début de cette année, le premier jet de
L’Intuition du biographe unique20. Jusqu’au dernier chapitre, c’est donc
Yves Savigny qui raconte la vie de l’écrivain Jordane, tout en relevant à

20. Devenu depuis Une biographie autorisée et publié aux éditions P.O.L en 2010.

46
Fiction biographique et biographie ictionnelle

l’occasion les belles et signiicatives entorses de l’intéressé à la vérité des


faits : son frère n’est pas l’aîné mais le cadet, son père n’a été militaire de car-
rière que quelques années, il a démissionné de l’armée dès la naissance de
ses enfants puis il a trouvé un emploi subalterne à la mairie d’Étampes (rien
d’imaginaire, curieusement, à propos de sa mère, y reviendrons-nous ?).
Je voudrais toutefois signaler deux caractéristiques qui maintiennent
formellement cette biographie du côté du roman. D’une part, j’ai décidé
de l’alléger du dispositif traditionnel de présentation des sources sous
forme de références en note. J’y ai eu trop souvent recours dans mes
pastiches précédents. Et d’autre part, je me suis permis plusieurs fois
des intrusions dans la conscience de Jordane, du moins j’ai orienté la
perspective en fonction du point de vue intime de Jordane (selon des
« focalisations internes »). Je l’ai fait, paradoxalement, pour restituer ses
aveuglements successifs.
Ce récit est donc un compromis entre la biographie positiviste (narra-
teur hétérodiégétique, progression linéaire, etc.) et la biographie roman-
cée (en évitant de basculer dans l’imitation de iction biographique, ce
qui poserait des problèmes très intéressants mais trop diiciles à exposer
ici, comme : que serait une iction biographique dont le personnage prin-
cipal ne serait pas un auteur réel, sinon un simple roman dont le héros
serait un auteur imaginaire ?). Cependant, dans le dernier chapitre, juste
après la mort de Benjamin Jordane, en 1994, à l’hôpital Henri-Mondor
d’Aurillac, Yves Savigny prend la parole (alors qu’il n’était jamais inter-
venu dans son récit). Il dit qu’il a 27 ans, qu’il vient d’être élu maître
de conférences à Tours et de se marier à Azay-le-Rideau où il habite. Il
raconte comment il a rencontré l’un de ses collègues à l’Université d’Or-
léans, Jean-Benoît Puech, à l’occasion d’un colloque intitulé « L’Auteur
comme œuvre »21. Savigny explique comment il a appris que Jordane était
une invention. Il raconte comment il a réalisé avec moi, des années plus
tard, le Cahier Benjamin Jordane no 1, intitulé « Une vie littéraire ». Il
explique surtout comment il a découvert que tout ce que j’ai écrit sur Jor-
dane dans les années 1990 est d’inspiration autobiographique. Il montre
comment, derrière chaque élément de mes ictions verbales, se cache un
élément de ma vie réelle. Il retrouve dans la Haute-Auvergne du colonel
Jordane, le père de Benjamin, le Pays vert mais austère de mon propre
père. Il retrouve, dans le Paris très bourgeois de Solange, celui de ma

21. Les actes de ce colloque ont été publiés sous ce titre, L’Auteur comme œuvre, par les
Presses de l’Université d’Orléans, en 2000.

47
Les nouvelles écritures biographiques

propre mère, et dans le garage d’Étampes, celui de mon frère cadet qui
ne parlait qu’aux animaux dans son enfance renfermée. Il surprend, dans
les couloirs des Écoles et des Châteaux qui abritent la jeunesse de Jor-
dane, mes maîtres en théorie et en pratique littéraire : Gérard Genette
toujours très éclairant, Louis-René des Forêts qui m’a fait tant d’ombre
(où j’ai conservé un peu de fraîcheur). À Morigny, le biographe recon-
naît mon premier appartement dans une belle banlieue boisée, au-dessus
des vergers abandonnés où s’efondrait sous les glycines un pavillon au
toit pointu comme un petit chapeau chinois. C’est lui, Savigny, le man-
darin malicieux qui sort le vrai vécu d’un couvre-chef de carnaval ! Entre
les rives de la Juine, dans un décor tout droit sorti d’un livre de prix pour
bons élèves d’autrefois, avec souples roseaux, héron huppé et peupliers
frémissants, il voit se dérouler le Loiret d’Olivet. À Étampes, il entre dans
le magasin de « jouets traditionnels » de la première compagne de Ben-
jamin, il admire ses théâtres de table en carton ou ses poupées enruban-
nées mais il ressort sur la place du Temple, à Orléans, près de l’échoppe
à la Dickens où j’achète encore, pour ma propre collection, mes soldats
de plomb ou d’aluminium. Il reconnaît même, sous des toges d’emprunt,
quelques collègues rencontrés dans quelques colloques internationaux,
Martine Boyer-Weinmann, Daniel Madelénat. Bref (comme dirait le colo-
nel qui ne perd jamais de vue son Benjamin), Savigny devient mon bio-
graphe, il devient pour moi ce que j’ai été pour Jordane, il me permet
enin de raconter ma vie.
lucie roberT

g
L’art du vivant.
Rélexions sur le « théâtre biographique »

La iction comme « unité d’action »

Je prendrai l’exemple d’une petite pièce, toute récente, pour illustrer les pro-
blèmes que soulève l’écriture d’un théâtre qui se voudrait biographique.
Yé midi Laure ! (2007) met en scène la igure de Laure Hurteau, journa-
liste à La Presse entre 1922 et 1956, où elle dirigeait les pages féminines. La
pièce est l’œuvre de son arrière-petite-ille, Myriam Houle1. Ouvrant sur
la igure de l’aïeule, âgée de quatre-vingt-trois ans et atteinte d’aphasie, la
pièce opère par lash-back, ouvrant pour nous les vannes de la mémoire, où
une Laure vieille rencontre une Laure plus jeune : « Te voilà. Où étais-tu ? »,
demande la plus âgée à la plus jeune. Cachée sous le lit d’hôpital, une vieille
boîte en métal recèle les souvenirs secrets. Parmi ceux-ci, un poème, qui
trouvera progressivement sa signiication au cours du texte. C’est ce poème
qui donne au texte son unité. À chaque extrémité de la pièce, un prologue
et un épilogue font intervenir divers membres de la famille : Claire, la ille
de Laure, puis André, son petit-ils et sans doute le père de Myriam Houle,
qui découvrent eux aussi le poème, sans en comprendre la valeur. Le dialo-
gue entre Laure vieille et Laure jeune, tout entier réalisé dans la mémoire
de Laure vieille, n’a ainsi jamais livré ses secrets publiquement et c’est sous
la forme de la iction que le public les entend, les voit et les reçoit.
La pièce de Myriam Houle fournit évidemment nombre de rensei-
gnements de nature biographique sur son arrière-grand-mère. Plusieurs

1. M. Houle, Yé midi Laure !, Longueuil, Préi, 2007.

49
Les nouvelles écritures biographiques

scènes la représentent au cours de son adolescence à Bruxelles, à la veille


de son départ pour le Canada, au moment de son entrée à La Presse. Sui-
vent les faits d’armes : la direction des pages féminines, la fondation du
Cercle des femmes journalistes. Les indications de lieu et de temps sont
précises : « Bruxelles, 1910 » ; « Montréal, journal La Presse, 1922 » ; « Mon-
tréal, 1925. Salle des nouvelles », etc. Mais ce sont là des didascalies que,
normalement, le spectateur n’entend ni ne lit. Plusieurs autres personnages
ont un référent historique : Gaétane de Montreuil et Colette Lesage, chro-
niqueuses à La Presse, Adolphe Hurteau, le mari de Laure, sa ille Claire,
son petit-ils André. Mais que faire de François, emprisonné à la prison
de Saint-Gilles en 1915, qui lui aurait légué cette boîte de souvenirs que
Laure ne se décide à ouvrir qu’au moment où la vie la quitte, mais dont
elle trouve le temps de brûler le contenu, pour ne laisser que ce poème
énigmatique dont personne ne comprend la signiication ?
Si je cite longuement le cas de Yé midi Laure !, c’est qu’il nous est
rarement donné de voir ou de lire un théâtre qui se prétende authenti-
quement biographique. La quatrième de couverture, qui résume la vie
de la journaliste, fait écho à la dédicace : « À la mémoire de mon arrière-
grand-mère, Laure Hurteau ». Mais que faire de cette construction dra-
matique entièrement déterminée par un élément de iction, le poème
chifonné trouvé près de Laure morte ? Le sens de ce poème échappe au
travail biographique classique, et même si le poème a réellement existé,
sa lecture ne peut être fondée que sur des conjectures. Certes, toute bio-
graphie, quelle qu’en soit la forme, repose sur une série de liaisons, par
exemple entre deux événements, entre deux traits de caractère, dont la
nature hypothétique est inévitable. La biographie prétend néanmoins
entretenir une certaine relation à la vérité historique, et c’est précisément
de cette relation à la vérité que le « théâtre biographique » s’afranchit, ne
s’intéressant à la vérité historique que dans la mesure où celle-ci lui four-
nit des repères dans la carrière de la journaliste, relatée dans ses grands
moments « publics » seulement. La pièce de Myriam Houle propose donc
ce que l’on pourrait nommer une « biographie romancée ».
L’adjectif « romancée » soulève toutefois un autre ordre de diiculté,
celui de la primauté accordée au récit dans un genre dramatique qui en
est normalement assez dépourvu, ou qui, dans le meilleur des cas, place le
récit au creux d’une relation dialogique, entre deux personnages, ou, pour
ce qui est du monologue, entre la scène et la salle. Or, la pièce de Myriam
Houle n’a pas encore été créée à la scène, et je doute qu’elle le soit jamais.
Car la théâtralité se dissout chez elle dans le découpage obsédant (on note
50
L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »

35 scènes), dans l’importance de ces données didascaliques qui ne sont acces-


sibles qu’à la lecture, dans l’abondance des données de temporalité, les-
quelles inissent par l’emporter sur les jeux d’espace. La lectrice que je suis
voudrait plus de récit sur Laure Hurteau et moins de découpage ; la spec-
tatrice que je pourrais être demande moins d’information, plus de iction
et, elle aussi, moins de découpage.
Qu’en serait-il d’un « théâtre biographique » qui renoncerait à la créa-
tion d’une unité d’action fondée sur la iction ? Je prendrai l’exemple
d’un texte écrit par un écrivain chevronné, expérimenté dans les deux
genres que sont le théâtre et la biographie, bien qu’il ait mieux réussi
dans le second. Sophie et Léon, de Victor-Lévy Beaulieu2, a été créée en
juillet 1992, dans une mise en scène de Jean Salvy. De facture classique,
la pièce met en scène la vie de Léon Tolstoï, depuis son mariage avec
Sophie Bers jusqu’à sa mort. Un intervalle de dix ans sépare chacun des
quatre actes, l’auteur opérant par « tranches de vie ». Au moment où la
pièce commence, Tolstoï est déjà « l’écrivain russe le plus célèbre de [s]a
génération » (p. 23). Ce qui intéresse Beaulieu n’est donc pas la « venue
à l’écriture », mais bien la deuxième phase de la carrière de l’écrivain,
qui vient de renier ses premières œuvres, Enfance et Adolescence, et qui
s’apprête à terminer Guerre et paix. D’une tranche à l’autre se répète le
motif de l’œuvre à écrire – nous aurons ainsi Anna Karénine puis La
Sonate à Kreutzer et Résurrection –, de même que le motif de la dii-
cile relation entre les conjoints, qui se querellent, se menacent, se quit-
tent, se retrouvent, se quittent encore. S’il est une unité dans la pièce
de Beaulieu, c’est précisément dans cette articulation de l’écriture des
« grands » romans de l’écrivain sur la présence obsédante de Sophie, dou-
blée d’une seconde superposition entre l’évolution politique de l’écrivain
et le renoncement aux valeurs traditionnelles que sont la famille et la reli-
gion. On ne peut pourtant pas dire de Sophie et Léon qu’il s’agit d’une
grande réussite. Depuis sa création, la pièce n’a jamais été reprise, et dès
le départ elle a été publiée accompagnée de « Seigneur Léon Tolstoï »,
un « essai-journal », qui seul permet de saisir les ambitions de la pièce.
« Seigneur Léon Tolstoï » déinit le mode de lecture de Beaulieu, qui
comme à son habitude dans ce genre d’ouvrage – c’est le cas des ouvrages
qu’il consacre à Victor Hugo, Jack Kérouac, Jacques Ferron, Hermann
Melville, Voltaire et James Joyce3 –, mélange habilement la vie de l’auteur

2. V.-L. Beaulieu, Sophie et Léon, Montréal, Stanké, 1992.


3. Pour saluer Victor Hugo (1971) ; Jack Kérouac. Essai-poulet (1972) ; Monsieur Melville.

51
Les nouvelles écritures biographiques

étudié, l’œuvre lue et sa propre subjectivité de lecteur. Or, dans la pièce,


la subjectivité du lecteur tend à s’efacer, et l’œuvre de Tolstoï, quant à
elle, semble reléguée à l’arrière-plan. Ne restent ainsi que les personnages,
inspirés des personnes réelles, et les dialogues, qui empruntent largement
aux archives, en particulier aux écrits intimes laissés par Sophie et Léon.
Le drame vécu par le personnage de Sophie paraît authentique, mettant
en évidence la mesquinerie de Léon. Le dialogue, par journaux interpo-
sés, oppose deux subjectivités fortes, dont on saisit la relation conlic-
tuelle. D’une certaine manière, Sophie triomphe de Léon. Mais force est
de constater que la pièce n’ofre rien de la richesse de l’« essai-journal »
quant à la connaissance de l’œuvre de l’écrivain. Manque l’unité d’action
fournie par la iction, cette unité qui, chez Myriam Houle, était oferte
par le poème chifonné. Dans la pièce de Beaulieu, l’unité est fournie par
le conlit qui oppose Sophie à Léon, et aboutit à la mort de l’un des deux
personnages.

Liberté du théâtre biographique

Il faut le redire, l’expression même de « théâtre biographique » est pro-


blématique, dans la mesure où une biographie suppose une relation au
temps que le théâtre ne peut ofrir. Pourtant, on vient de le voir, des textes
dramatiques tentent bien de mettre en scène la vie d’un personnage his-
torique. La solution la plus eicace consiste, semble-t-il, à emprunter à
l’esthétique de Brecht son découpage de l’action en « tableaux », repré-
sentant chacun un moment singulier et signiicatif de la vie du person-
nage, au risque de perdre de vue la complexité d’une existence, notam-
ment le lien étroit qui fait que l’œuvre se nourrit de la vie, et vice versa.
L’histoire du théâtre regorge d’exemples de ces œuvres dramatiques
ayant tenté de saisir la vie d’un personnage illustre, depuis Le Véritable
Saint Genest de Rotrou, le Mahomet de Voltaire, le Napoléon d’Alexandre
Dumas, le Cromwell de Victor Hugo ou le Chatterton de Vigny, jusqu’au
Molière de Boulgakov. Pour le Québec, le spectre s’étendra du Jeune
Latour d’Antoine Gérin-Lajoie et du Papineau de Louis Fréchette
jusqu’aux deux Chénier de Jacques Ferron et de Jean-Robert Rémillard.
Toutes ces œuvres ont en commun que le personnage historique y est saisi

Lecture-iction (1978) ; Docteur Ferron, pèlerinage (1991) ; Monsieur de Voltaire. Roman-


cerie (2003) ; Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots. Essai-hilare (2006).

52
L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »

comme le lieu d’un croisement entre le singulier et le collectif, comme


un individu aux prises avec un moment de l’Histoire, de sorte que c’est
le moment où se passe l’action qui paraît fasciner le dramaturge, plus que
l’individu. Il y a là un processus de création qui débouche bien plus sur
une « igure » que sur un individu – la igure de l’artiste, du martyr, de
l’homme ou de la femme d’État –, igure dotée d’un nom propre, mais
qui d’une certaine manière ne fait que répondre aux exigences du contexte
historique, dont on peut penser qu’il est le seul en réalité à être mis en
scène. Les exemples précités illustrent bien plus un théâtre dit « histo-
rique » qu’un théâtre qu’on dirait « biographique ». Font peut-être excep-
tion les quelques pièces qui mettent en scène des acteurs, et notamment
Kean4. Chez Dumas, le drame naît de ce que l’acteur confond la vie et le
théâtre, qu’il mélange les rôles et qu’il y perd son identité. Nous sommes
là moins devant un théâtre historique que devant une rélexion sur la
igure de l’artiste et sur l’identité problématique de l’acteur. On notera
d’ailleurs que les pièces qui représentent un acteur ictif présentent exac-
tement le même motif : la « vie » de la Tisbé imaginaire de Victor Hugo,
dans Angelo, tyran de Padoue, est en ce sens semblable à celle de l’acteur
réel qu’est Kean chez Dumas à la même époque5.
Au théâtre, on ne saisira donc pas la vie dans son ensemble, mais un
moment particulier, investi d’une valeur paradigmatique, ce qui suppose
un certain travail de l’imagination, qui rompt avec la structure classique
de la mise en intrigue. Depuis la dissolution de l’action dramatique « aris-
totélicienne », la modernité s’est nourrie de ces moments épiphaniques
singuliers, naturellement « porteurs » de théâtralité. Ainsi des quelques
instants qui précèdent l’aveu, la décision ou la mort. C’est la stratégie
qu’utilise Myriam Houle. Contrairement à ce qui se passe dans une bio-
graphie classique, mourir au théâtre n’est jamais mourir vraiment, c’est
vivre encore quelque temps. Ce qu’il nous est donc demandé de pen-
ser dans un tel théâtre, c’est plus la question du biographique que celle
de la biographie proprement dite. Dans l’avant-propos de sa première et
unique pièce, Monsieur Bovary, ou mourir au théâtre, Robert Lalonde

4. A. Dumas, Kean, ou désordre et génie. Comédie en cinq actes, 1836, édition précédée de
Kean. Cinq actes, adaptation de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1954, p. 234.
5. Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue, 1835, dans Œuvres complètes de Victor Hugo,
tome XIV, sous la direction de Charles Savolea, Paris, Nelson éditeurs, [s.d.], p. 235-381.
Sur cette question, voir Lucie Robert, « La igure de l’acteur dans le théâtre romantique
français », dans M.-A. Beaudet, L. Bonenfant et I. Daunais dir., Les Oubliés du roman-
tisme, Québec, Nota Bene, 2004, p. 277-291.

53
Les nouvelles écritures biographiques

imagine en même temps qu’il les met en scène les derniers instants de
son personnage, s’inspirant pour cela du Molière d’Ariane Mnouchkine :
« J’ai alors imaginé que Gustave revoyait tout son monde, ses person-
nages, ses amis, ses ennemis, tous réunis autour de son grand corps fati-
gué – le jour même de sa mort. Une mort semblable à celle de Molière,
dans le ilm d’Ariane Mnouchkine, montant, à bout de soule, un inter-
minable escalier, menant de la scène au ciel »6. La pièce s’ouvre donc non
sur la naissance de Gustave, mais sur un personnage déjà aux prises avec la
mort, moment étiré pour en déployer toute l’intensité. Flaubert apparaît
« comme une momie dans sa longue éternité », selon le titre du premier
tableau, et il règle ses comptes avec les êtres réels ou ictifs qui l’habitent,
ce qui nous renseigne peut-être moins sur Flaubert que sur Lalonde lui-
même. Car superposer les igures de Molière et de Flaubert souligne les
choix esthétiques fondamentaux de l’auteur, connu à la fois comme comé-
dien et comme romancier.
Les auteurs dramatiques ne sont pas des universitaires. Ils fréquentent
rarement les fonds d’archives, interrogent peu les contemporains, analy-
sent les œuvres avec des outils qui ne sont pas ceux de la critique profes-
sionnelle. L’auteur dramatique lit les historiens et les biographes. S’il s’agit
d’une igure d’artiste, il lit ou voit les œuvres. Mais surtout, il invente
ensuite ce qui lui manque pour fournir sa substance au théâtre, à savoir le
dialogue, c’est-à-dire la parole vivante, échangée entre deux personnes qui
deviennent dès lors ses personnages. L’auteur dramatique réinvente aussi
la chronologie, fréquemment bousculée, ou l’espace référentiel, constam-
ment déplacé, pour des raisons évidentes liées aux contraintes théâtrales,
transformées ainsi paradoxalement en sources de liberté. Par exemple, le
théâtre permet de faire se rencontrer sur un même plan les êtres ictifs, les
êtres réels et, à l’occasion, les êtres surnaturels, ou encore de mettre en
scène simultanément le même personnage à deux âges diférents. Dans
cette immense liberté de représentation qu’autorise la scène réside tout
le charme du « théâtre biographique ».

Une esthétique de la crise

Pourquoi le « théâtre biographique » privilégie-t-il la igure de l’artiste ?


Saint Genest et Kean étaient des acteurs, Chatterton un poète. Le Napo-

6. R. Lalonde, Monsieur Bovary, ou mourir au théâtre, Montréal, Boréal, 2001, p. 9.

54
L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »

léon Bonaparte d’Alexandre Dumas sert surtout la grande igure de Talma,


et c’est bien plus John Milton que Cromwell qui intéresse Victor Hugo.
Le cas du répertoire québécois jusqu’en 1980 est quelque peu singulier :
plusieurs hommes politiques fournissent les personnages du théâtre bio-
graphique, mais il faut noter qu’il s’agit toujours de igures de résistance,
et que politique et littérature au Québec ont entretenu une relation pri-
vilégiée pendant près de deux siècles. Des acteurs donc, plus rarement
des poètes, fournissent les personnages principaux du théâtre qui peut se
prétendre biographique au dix-neuvième siècle. Quand advient la moder-
nité, la igure de l’acteur tend à s’estomper et c’est celle de l’écrivain qui
prend de l’importance. Shakespeare, Molière, Sade, Verlaine, Rimbaud,
Tolstoï et Flaubert côtoient Colette, Pasolini, Simone de Beauvoir, Vio-
lette Leduc, Jean Genet, Ernest Hemingway, Emily Dickinson, Marina
Tsvétaïeva, Eugene O’Neill, Émile Nelligan, Jacques Ferron, Laure Hur-
teau. Ces derniers sont parfois rejoints par des igures empruntées aux
beaux-arts : Emily Carr, Frida Khalo ou Léonard de Vinci.
Se pose une nouvelle fois le problème de la représentation de ces
igures artistiques. On constate que le « théâtre biographique » contempo-
rain choisit de représenter l’artiste comme igure d’un sujet en crise : crise
existentielle chez Lalonde, crise artistique dans O’Neill d’Anne Legault7.
Resurgissent ainsi séparément les deux versants réactualisés de ce qui se
mettait simultanément en scène dans Bingo, le travail pionnier de Bond
sur Shakespeare8. Retiré dans sa maison de campagne, le « Barde » n’écri-
vait plus et refusait d’intervenir dans le monde réel, que ce soit pour pro-
téger les petites gens contre un propriétaire foncier, pour sauver de la
corde une jeune mendiante ou pour contribuer à la reconstruction du
théâtre du Globe. Lorsqu’il prenait la plume, c’était désormais pour signer
un contrat assurant son avenir inancier. C’est ainsi que la igure de l’écri-
vain n’a plus de fonction proprement biographique. Molière ou Shake-
speare invitent le plus souvent à méditer sur les relations qui unissent le
théâtre à l’argent et au succès, l’artiste à l’État et au pouvoir politique.
La référence aux igures plus contemporaines d’O’Neill ou de Flaubert
met l’écrivain aux prises avec ses propres personnages : le théâtre sert à

7. A. Legault, O’Neill, Montréal, vlb éditeur, 1990.


8. E. Bond, Bingo : Scenes of Money and Death, 1973 ; Bingo. Scènes d’argent et de mort, tra-
duction française de J. Hankins, Paris, l’Arche, 1994. Sur ces questions, voir F. Fortier,
C. Dupont et R. Servant, « Quand la biographie se “dramatise” : le biographique d’écri-
vain transposé en texte théâtral », Voix et images, nº 89, hiver 2005, p. 79-104.

55
Les nouvelles écritures biographiques

mettre en scène le corps à corps entre l’écrivain et ses créatures de iction.


On peut même se demander si l’échec de Sophie et Léon n’est pas d’avoir
omis de représenter les personnages de Léon dans leur corps à corps avec
la personne de Sophie.
On peut mentionner ici les pièces féministes de Jovette Marchessault9,
qui tentent de créer une « sororité » d’écrivaines et d’artistes, réunissant
sur scène des Québécoises comme Laure Conan, Gabrielle Roy, Germaine
Guèvremont et Anne Hébert, et des Françaises comme Simone de Beau-
voir, Violette Leduc, Renée Vivien, Nathalie Barney, sans oublier l’Améri-
caine Anaïs Nin. Ces pièces se rejoignent dans leurs procédés d’écriture.
Les œuvres de Marchessault se présentent comme des collages de cita-
tions, voire des montages de textes : les écrivains s’y expriment à travers
leurs écrits, dont des extraits forment l’essentiel des dialogues. Le procédé
est aussi celui de Michel Garneau dans Émilie ne sera plus jamais cueillie
par l’anémone10, qui juxtapose plusieurs poèmes ou extraits de poèmes
d’Emily Dickinson. On retrouve un dispositif semblable dans les deux
pièces de Michèle Magny, Le Dernier Rose aux joues et Un carré de ciel,
qui se nourrissent respectivement des œuvres de Marina Tsvétaïeva et de
celles de Jacques Ferron11. Dans Sophie et Léon, Beaulieu emprunte aux
journaux intimes de l’un et l’autre des personnages, et Yé midi Laure !
cite abondamment les écrits de Laure Hurteau. Dans Monsieur Bovary
ou mourir au théâtre, Lalonde fait converser Flaubert avec Emma, rame-
nant celle-ci tantôt à son modèle réel, tantôt au personnage romanesque
de Madame Bovary.
On peut voir ici les limites du possible dans le « théâtre biographique ».
Le théâtre est l’art du vivant, non l’art de la vie ayant été. La contrainte du
dialogue qui fonde le théâtre entraîne nécessairement une entorse à la stricte
vérité historique, mais la contrainte du réel qui fonde le biographique incite
le dramaturge à avoir recours à la citation, tirée de l’œuvre du biographié.
Nombreux sont donc les auteurs de théâtre qui préfèrent s’entretenir avec
les personnages plutôt qu’avec l’auteur lui-même, ou s’identiier à l’auteur

9. J. Marchessault, La Saga des poules mouillées, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1981 ;
La Terre est trop courte, Violette Leduc, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1982 ; Alice
et Gertrude, Natalie et Renée et ce cher Ernest, Montréal, Éditions de la Pleine Lune,
1984 ; Anaïs dans la queue de la comète, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1985.
10. M. Garneau, Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone, Montréal, vlb éditeur,
1981.
11. M. Magny, Marina, le dernier rose aux joues. D’après la vie et l’œuvre de Marina Tsvétaéva,
Montréal, Leméac, et Arles, Actes Sud, 1994 ; Un carré de ciel. Inspiré des derniers écrits
de Jacques Ferron, Montréal, Leméac, 2003.

56
L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »

plutôt que de le raconter. Créé à Québec en février 2005, Le Projet Andersen


de Robert Lepage a obtenu le Prix Andersen de la ville d’Odense, décerné « à
une personne qui créerait une nouvelle œuvre inspirée par Andersen et ses
contes ». La pièce met en scène un jeune auteur québécois, albinos comme
Lepage, qui doit adapter pour l’Opéra Garnier un conte d’Andersen, « La
Dryade », inspiré par la grande Exposition universelle de Paris en 1868. Ins-
tallé provisoirement à Paris, Frédéric découvre les diverses facettes de la ville :
l’univers bourgeois de l’Opéra, l’univers sordide du peep-show au-dessus
duquel il habite, et la ville imaginaire du xixe siècle dont rêve le personnage
d’Andersen. La rencontre entre ces trois univers n’est pas sans provoquer
quelques tensions : l’Opéra est perturbé par la grève des éboueurs et des
concierges déclenchée par l’arrestation d’un jeune Arabe ; les producteurs
(un Français, un Anglais et un Danois) auraient préféré un spectacle pour
enfants, écrit à partir d’un conte plus connu ; les dealers sont à la recherche
de Didier, dont Frédéric occupe l’appartement. La catastrophe est immi-
nente, et quand l’incendie se déclare, on sent bien que Frédéric en est arrivé
à confondre sa vie et celle de l’écrivain danois, qui craignait le feu plus que
tout au monde : « […] je me suis dit, ironiquement, que tout allait se ter-
miner cruellement, comme dans un conte d’Andersen, où les êtres humains
qui ont de trop grands désirs et de trop grandes ambitions sont toujours
punis et où seuls les animaux sont heureux et ont beaucoup d’enfants »12.
La porosité entre les niveaux ontologiques induite par cette crise de
la représentation attire notre attention sur une dernière dimension. Le
« théâtre biographique » est toujours, de quelque manière, un théâtre
autobiographique, le biographique servant surtout à airmer le statut artis-
tique singulier de l’auteur dramatique. C’est peut-être que l’auteur dra-
matique est lui aussi en crise, éclipsé aujourd’hui par le metteur en scène,
et qu’il cherche à qui s’identiier, le milieu auquel il appartient. C’est ce
qui s’exprime toujours dans la rencontre entre des personnages appar-
tenant dans la vie réelle à des univers théoriquement distincts : l’Emma
de Flaubert et le Gustave de Lalonde ; la dryade d’Anderson et le Frédé-
ric de Lepage ; le Ferron de Michèle Magny et Maski, le double ictif de
Ferron par lui-même. Kean ofrait le même dispositif, précipitant la ren-
contre entre Kean, l’acteur romantique anglais, Frédérick Lemaître, l’ac-
teur romantique français, et le Roméo de Shakespeare. C’est donc le travail
d’adaptation qui confère au théâtre son caractère « biographique ». C’est

12. R. Lepage, Le Projet Andersen, Québec, L’Instant même, 2007, p. 91.

57
Les nouvelles écritures biographiques

par ses mots – et non par sa personne – que l’Autre paraît en scène. C’est
dans le dialogue entre le « Je » et les mots de l’Autre, perçu comme un alter
ego, qu’apparaît la relation mimétique qui caractérise toute biographie.
daniel madelÉnaT

g
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

Dans L’auteur ! L’auteur !, Henry James, revu et corrigé par David Lodge1, à
la veille de sa mort, brûle ses papiers personnels pour les soustraire à l’indis-
crétion biographique qu’il redouta toujours jusqu’à l’obsession (p. 98-99) ;
lui revient alors à la mémoire (par contraste…) l’espérance qui hanta le midi
de son âge : ne plus disparaître derrière l’écriture, mais, en situation auc-
torissime, sur la scène d’un théâtre (p. 123), saluer des spectateurs enthou-
siastes, nimbé des feux de la rampe, entouré des acteurs, admiré des cri-
tiques ; ainsi sacré, jouir de la reconnaissance inancière, sociale, médiatique.
L’expérience dramatique efective tourne au iasco : le public vocifère ses
appels, mais ne veut voir l’auteur que pour le huer (p. 294-295) ; la publi-
cité, violence contre l’esprit, tue (p. 360-361). L’épreuve – s’abandonner à un
désir pervers d’histrionisme, s’exposer, obscène, en chair et en os – conduit
James à devenir lui-même : comme l’esclave dans la parabole de Hegel, il
afronte le négatif – l’excès de lumière –, et, en pleine conscience désormais,
se retire dans une pénombre propice à la vision ; hors d’atteinte, auteur véri-
table et authentique, il projettera dans ses romans et ses nouvelles une indi-
vidualité irréductible à toute détermination, préservée d’une ignoble pro-
miscuité, qui séduira en silence des générations de lecteurs (p. 406-408).
Le roman biographique de Lodge illustre les pulsions scopiques qui
animent le furor biographicus d’aujourd’hui ; devant la rage de voir, de
toucher, et de se montrer2, quel bon réglage trouvera la biographie d’un

1. D. Lodge, Author, Author, 2004 ; L’auteur ! L’auteur !, traduit de l’anglais par S.V. Mayoux,
Paris, Payot/Rivages, 2005.
2. « Sophie Calle, m’as-tu vue ? », Centre Pompidou/X. Barral, 2003 (titre, aussi, de l’expo-
sition consacrée, en 2003-2004, à cette artiste qui aiche son existence et les segments
de vies anonymes ou notoires qu’elle repère, éclaire et entraîne dans ses fantasmes) : l’ex-
pression, détournée et adaptée, inspire l’intitulé de cet article.

59
Les nouvelles écritures biographiques

auteur ? Envisager (regarder en face) celui qui « se retranche », comme dit


Mallarmé, quitte le monde « ordinaire » où on est vu pour la solitude de
l’écriture, éclairer ce retrait sans l’abolir : double contrainte dont il faut
s’accommoder à défaut de la résoudre. À l’aube du xxie siècle, l’omnipré-
sence de l’image, l’empire ou la kermesse du visible travaillent – jusqu’à la
rupture ? – la biographie littéraire : forces tectoniques, sismiques et plas-
matiques à la fois ; l’auteur, absent, pâle silhouette ou simple nom, doit
revenir, le temps d’une lecture, sur le devant de la scène, et y rayonner
dans un milieu nouveau, qui a son propre indice de réfraction, sa propre
manière de voir : innover, alors, semble aller de soi, sous peine d’inef-
icace ressassement, et d’invisibilité ; dans le spectre biographique, les
« inventions » circulent et se difusent ou se diluent : on se bornera, ici, à
discerner, dans le lux des altérations ou des hybridations, le poids de la
philoscopie ; la perspective choisie sera l’ethos ou l’epistemê biographiques
comme points de vue sur l’auteur, alors que la plupart des analyses partent
des œuvres et dénoncent le concept d’auteur comme inférence illégitime,
sans pertinence herméneutique.

Écologie

La biographie d’auteur trouve dans le milieu audiovisuel et littéraire


actuel, purgé des antibiographismes d’hier et friand de shows où l’icône
promeut ses best-sellers, une « niche écologique » au confort virtuelle-
ment dangereux. Désormais accréditée, légitimée, invasive, elle s’insinue,
polymorphe et plastique, dans l’essai, le roman, la critique ; un environ-
nement hyperindividualiste la soutient et l’entretient ; à la demande du
public répond un système de production diversiié, segmenté, en crois-
sance quantitative et qualitative (nous sommes tous, désormais, « bio-
graphiables ») depuis un demi-siècle. En in de compte « l’écrivain ne fait
qu’écrire des biographies » lance sans ambages, aux mânes de Blanchot
ou de Bourdieu, Gérard de Cortanze3.
Mais cette permissivité de l’environnement n’aide pas un genre intrin-
sèquement dialogique et intertextuel – réécritures, paraphrases, citations
collées en montage, recyclage de textes autobiographiques… – à se situer
sur un espace littéraire anomique, non homogène, ouvert aux échanges

3. G. de Cortanze, « L’écrivain ne fait qu’écrire des biographies », Le Monde des Livres,
15 février 2008, p. 2.

60
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

intersémiotiques, par rapport au roman, à l’histoire, à l’étude de cas, aux-


brèves (échos, anecdotes, historiettes) qui pullulent dans la presse popu-
laire. Le discrédit l’abandonnait à son bricolage paisible, l’hostilité globale
valait droit à une existence restreinte et canalisée ; aujourd’hui l’iconos-
phère, la méthode biographique en sociologie ou en psychologie placent
le biographe devant une « banque de données » indéinie et une concur-
rence anxiogène : l’(apparente) pauvreté des mots, le laxisme du récit,
devant les scintillements de l’image numérisée et la rigueur de la science.
« On s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme », pour-
rait s’écrier, avec Pascal, l’amateur de « vies » : il identiierait l’ethos et la
pesanteur ordinaires du genre ; le biographe tend à concevoir l’œuvre
comme source, document, voile à écarter ou simple clef (on décrypte le
code auctorial) qui ouvrirait les chambres secrètes d’une psyché ; pour
lui, l’art, la langue, l’écriture mènent, décodés, à la personne physique,
sociale et intime de l’auteur, sans aucune rupture entre un moi banal
qui se disperserait dans l’existence et un moi authentique qui se rassem-
blerait et se sublimerait en littérature. Dans Le Treizième Conte, Diane
Setterield donne le type idéal de ce cheminement : Vida Winter (pseu-
donyme qui « interpelle »…) engage la jeune Margaret Lea pour écrire sa
biographie ; la romancière célèbre et l’amoureuse des livres, qu’unissent
de troublants parallélismes, quittent peu à peu le labyrinthe des ictions
qui les protégeait de la vie. Les artiices auctoriaux se déconstruisent, la
femme blessée, marquée au fer rouge par un drame familial, apparaît sur
les décombres de la fabulation : voir, c’est refuser le cercle enchanté ou
maléique du délire poétique, sortir du mensonge romanesque, rentrer
dans la vérité et l’objectivité : « La personne que vous avez devant vous
aujourd’hui n’est rien […]. Quand on n’est rien, on invente. Pour com-
bler le vide », déclare Vida ; et Margaret : « Moi, je suis biographe. Je tra-
vaille sur les faits »4.
Mais l’œuvre est là, qui résiste à l’instrumentalisation, aboutissement
et inalité d’une existence (et cause majeure de l’entreprise biographique) :
entre elle et la vie reconstituée, toute synergie est un combat. Quand il
choisit l’individu tangible (contre le mythe, l’abstraction exsangue, l’obs-
curité de l’alchimie créatrice), le biographe se spécialise par rapport à la
philologie, à la critique ou à l’histoire littéraire, mais risque de minorer
l’acte esthétique. Voir l’auteur apparaît alors comme un point moyen, un

4. D. Setterield, The Thirteenth Tale, New York, Atria Books, 2006 ; Le Treizième conte,
traduit de l’anglais par C. et J. Demanuelli, Paris, Plon, 2007, p. 117 et 52.

61
Les nouvelles écritures biographiques

compromis eicace, et même un espace potentiel d’excellence, à l’arti-


culation entre l’intimité d’une conscience et la production-construction
d’une œuvre mémorable ; montrer l’auteur à l’œuvre, l’homme devenu
auteur, la continuité et les mutations du processus (concret au sens étymo-
logique : une croissance luide), en un fondu-enchaîné de la vie à l’écri-
ture, rend à la biographie un avantage compétitif et la diférencie à la fois
des discours théoriques sur le texte et des techniques visuelles ; son capital
génétique, son héritage narratif, son éclectisme, son art des agencements
la préparent à une endoscopie où la soif de dévisager se raine pour igu-
rer des correspondances « physiognomoniques » entre visage et caractère,
des connexions entre physique, psychique et écriture, des scénographies
intérieures, des images mentales en voie de coagulation et d’incorpora-
tion littéraire : à mi-chemin entre l’anecdotisme supericiel de l’image (le
cabinet de travail avec ses papiers, ses rayons, ses crayons), et la rélexi-
vité narcissique de l’autobiographie ou de l’autoiction (une auctorialité
vécue, mais pas vue).
Toutefois, elle ne valorise pas « naturellement » la vision ; brève, peu
optique, jusqu’au xviiie siècle, elle conçoit plus qu’elle ne voit ; vitaliste,
personnaliste, imagiste à l’époque romantique, elle éclaire une œuvre par
les lueurs d’une âme et les éclats d’une vie ; abstraite et analytique quand
le positivisme domine, elle devient sensuelle et visuelle quand l’iconos-
phère et le storytelling se mondialisent. Mimétiques ou diférenciées, les
représentations biographiques accompagnent l’évolution des techniques
de reproduction : héliogravure et lithographie qui vulgarisent le portrait,
au xixe siècle ; photographie, qui décourage l’hypotypose ; cinéma, camé-
ras miniaturisées, érosion des censures morales, qui conditionnent les
formes modernes et hypermodernes. À chaque étape, la biographie litté-
raire qui se soucie de donner quelque peu à voir doit se situer et se dis-
tinguer sur un marché du visuel.
Aujourd’hui, massive, l’iconosphère n’a pas à justiier son pouvoir d’in-
timidation ; la biographie, elle, désormais désenclavée, entre en commu-
nication et en confrontation, lors d’anniversaires, d’événements de la vie
littéraire (scandales, succès, décès), avec ilms, documentaires, albums, cir-
cuits touristiques (maisons natales et mortuaires, lieux célébrés : la Nor-
mandie de Maupassant, la Lorraine de Barrès…). Dans cette dynamique
concurrentielle, elle peut choisir la surenchère, le scoop, le tape-à-l’œil, la
surexposition ; ou pencher vers l’iconophobie, le demi-jour, le clair-obscur
où le charme de l’auteur ne se dissipera pas et où rayonnera un feu intérieur
qui conteste la lumière commune : « Chaque œuvre d’art peut se déinir :
62
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

ce qui électrocute cette lumière. Chaque phrase dès l’instant où elle est
écrite peut se déinir : ce qui fait sauter l’écran »5.
Sur la corde raide ou le il du rasoir : voir l’auteur – oxymore, peut-
être adunaton, idéal régulateur, paradis virtuel au bout du long purgatoire
de la recherche –, cerné par la génétique textuelle, la sociologie, la soif
d’exposition médiatique, risque de donner dans la caricature, la vignette
pieuse, ou le discours herméneutique ; c’est entrer dans une « double vie »6
dont le biographe doit respecter les tensions, les interactions entre exis-
tence et écriture ; c’est éviter le « mauvais œil » (réiication, stéréotype,
terrorisme panoptique) pour chercher la convergence entre l’expérience
concrète, la puissance imaginante, et l’acte littéraire, au delà de ce que
toute iconographie montrerait.

Bioscopies

À nouvelle écologie, nouvelle écriture ? La pulsion scopique, la pression


du milieu sur les contraintes d’une forme bimillénaire déstabilisent l’ordre
narratif : un principe spatial (cheval de Troie dans la citadelle du récit)
conteste la continuité temporelle ; le biopic risque d’exhiber, en une vivi-
section malhabile, une igure auctoriale qui vampiriserait l’existence. Équi-
libre précaire : l’auteur ne saurait absorber l’homme, ni l’homme désœu-
vrer l’auteur. Asystématique, le voir agresse un système biographique
complexe et vulnérable.
« Biographie : Hommage littéraire rendu à un grand homme par un
petit »7 : sous le signe de cet aphorisme la triade infernale (deux auteurs,
et la ligne de fracture entre science et lettres, cultures ennemies) ampli-
ie, à l’intérieur du travail biographique, les forces transgressives de l’en-
vironnement externe ; concurrent et rival, le « nègre », ghost-writer d’une
vie et d’une œuvre autres, se sature jusqu’à la nausée de révérence et de

5. P. Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, p. 36. Et, p. 61 : « On ne peut
donner à la domination universelle lucifère un contrepoids visible sans qu’il sacriie à
son règne. »
6. Pour reprendre l’expression de Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie
des écrivains, Paris, La Découverte, 2000. L’auteur veut montrer jeux et circulations, et
sortir de l’opposition stérile entre biographisme et structuralisme, « vraie vie » en réalité
ou en littérature (p. 522-540).
7. A. Bierce, The Devil’s Dictionary, sous le titre The Cynic’s Word Book, Londres, Arthur
F. Bird, 1906 ; sous le titre actuel dans le volume 7 de The Collected Works of Ambrose
Bierce, New York, Neale, 1911 ; Le Dictionnaire du diable, traduit de l’anglais par A. Blanc,
Montélimar, Voix d’encre, 2004, p. 16.

63
Les nouvelles écritures biographiques

ressentiment. Saisir par l’écrit une présence qui fut réelle et visible, assem-
bler ses traces en récit et portrait cohérents, gagés sur le document, puis
s’efacer : pénible ascèse en des temps d’images et d’apparences. Le bio-
graphe accepte mal de s’absorber dans sa fonction scripturaire de greier
(graphe) : s’il devient biologue et biophane, il existera, auteur lui aussi ;
au lieu de dire et d’expliquer, il montrera et se montrera : tel Candaule
qui voulait à la fois dévoiler l’intimité de sa femme et régner en majesté,
tel Gygès qui voudrait, invisible, épier et voir, puis être reconnu8.
Aux extrémités du spectre thématique de la biographie postmoderne
s’aichent prométhéisme, pygmalionisme, voire exhibitionnisme (dans tous
les sens du mot : le marionnettiste, cabotin, fait le pitre au milieu du spec-
tacle) : les oubliés et les inconnus qu’il est beau et louable de sauver du
naufrage et de ramener au jour, ou les invisibles (Blanchot, Cioran, Bec-
kett, Salinger, Pynchon9…) qui donnent prise à une enquête ardue ; et les
monstres (sacrés) qui ofrent au biographe virtuose et intuitif l’occasion de
se valoriser en montrant l’auteur qui pâlissait, badigeonné de légende et
de dévotion consensuelle. La libido videndi – curiosité, concupiscence de
l’imagination – électrise ainsi le panbiographisme ambiant, désir de voir et
de savoir, impulsion matricielle et inaugurale que le roman du biographe
(sous-genre en vogue) développe en intrigue, péripéties et retournements10.
Un mythe sous-jacent (générique ou génétique : il justiie le scénario et l’ac-
tion) y aligne des épisodes clairement identiiables : idéal de visibilité absolue
et soif de mise en examen ou de garde à vue ; obstacles tout aussi absolus
(enquête entravée, pistes brouillées, jeux de masques…) ; échec (l’auteur
au secret, involué en ses arcanes) ; lueur dans la nuit, jour de soufrance :
le biographe convulsif, nécromant, hèle le créateur hors de son œuvre, le
contraint à traverser, évanescent et fugace, le miroir ; le suprême invisible
(l’alchimie poétique) s’entrevoit, et retombe dans sa nocturne opacité.

8. Christophe Prochasson analyse ce double processus (L’Empire des émotions. Les historiens
dans la mêlée, Paris, Demopolis, 2008, p. 41-70, « L’histoire à la première personne ») :
l’historien revendique le « Statut d’auteur » (p. 42) et donne dans l’égohistoire ; il subit
l’emprise de la sympathie, empathie ou antipathie, et ressuscite un personnage histo-
rique pour l’aimer, le haïr ou le juger (« Est-il bon ? Est-il méchant ? Autour de la bio-
graphie », p. 71-102).
9. « L’homme invisible », « cet écrivain sans visage », dont la biographie lacunaire contraste
avec une œuvre bavarde (A. Clavel, « Thomas Pynchon entre Rabelais et Jules Verne »,
Lire, no 369, octobre 2008, p. 35).
10. Pour ne citer qu’un exemple récent, É. Faye, L’Homme sans empreintes, Paris, Stock,
2008 : deux femmes tentent de reconstituer la biographie d’Osborne, écrivain renommé :
elles veulent l’extraire des voiles, pseudonymes, hétéronymes et légendes qui le dérobent.

64
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

Tout commence vraiment, pour Patrick Modiano, un soir d’été, sous


la lumière du midi, dans un « village de soleil et de sommeil », avec le pre-
mier livre ; auparavant, écrit-il, au-delà « d’une simple pellicule de faits et
gestes, […] tout déilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre
ma vie »11 : écriture et existence se nouent et se révèlent l’une à l’autre, dans
un moment d’extase et d’illumination, réveil littéraire hors de la morne
hallucination d’une banalité diaphane et frivole. Annie Ernaux ouvre l’ek-
phrasis d’une photographie sur la naissance à l’écriture qu’elle revit à la
vue de sa silhouette juvénile ixée en blanc et noir : « Elle a commencé un
roman où les images du passé, du présent, les rêves nocturnes et l’imagi-
naire de l’avenir alternent à l’intérieur d’un “je” qui est le double décollé
d’elle-même »12.
Chez les deux autobiographes, en ces arrêts sur image, la dialectique
du visible, après une phase de rétrospection et de sidération, ouvre sur
la iction : l’autopsie, le poids du regard, le pathos de la présentiication
mémorielle mènent la vision vers une biophanie, révélation qui récom-
penserait la contemplation, là « où toute scène prend origine dans l’in-
visible sans langage »13 ; mais phanie est aussi fantasme, fantamasgorie,
imagination active et heuristique (comme idole est image matérielle, et
spectre, fantôme, leurre) ; inventer, c’est à la fois trouver, découvrir, et
fabuler quand on pénètre en pays vierge de documents et d’attestations ;
construction, l’auteur est imaginé, plutôt que vu, quand le biographe met
sous tension narrative ensemble iconographique, journaux, notes intimes,
lettres, témoignages, ébauches et esquisses14. La biographie imaginaire
d’un auteur (souvent imaginaire, lui aussi) vend la mèche et avoue l’incon-
testable : ceux qu’on voit le plus sont de faux auteurs, simulacres visuels et
mannequins mécaniques pré-visibles ; les vrais, pour être vus dans la vérité
de leur acte auctorial, veulent l’équité de la divination biographique, la
(re)iguration : la quête de leur igure réclame la iction, la transgression
de l’historicité ; la dialectique du voir accélère l’engouement pour la bio-
iction (qui prend le relais d’une autoiction en déclin)15.

11. P. Modiano, Un pedigree, Paris, Gallimard, 2005, p. 45 et 116.


12. A. Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 89.
13. P. Quignard, Les Ombres errantes, déjà cité, p. 12.
14. Ainsi Danièle Sallenave retrouve le je de l’écrivain Simone de Beauvoir, entre journaux de
jeunesse (qu’elle exhume) et œuvres autobiographiques ultérieures (qu’elle déconstruit)
(Castor de guerre, Paris, Gallimard, 2008).
15. Sur le problème général, voir S. Dubel et S. Rabau dir., Fiction d’auteur ? Le discours bio-
graphique sur l’auteur de l’Antiquité à nos jours, Paris, Champion, 2001.

65
Les nouvelles écritures biographiques

Cela se traduit par un kaléidoscope d’innovations, une scissiparité du


genre en sous-espèces et variétés16 ; l’efervescence – illimitée et banale à
la fois – s’accorde à l’atmosphère du temps : dérégulation, iconocratie
mondialisée, scepticisme (nietzschéen, comme on dit) sur la vérité et les
normes d’authenticité, travail ou bricolage des images et des rôles sociaux,
docuictions, efets ou manipulations numériques, résurrection du passé
par la grâce de l’informatique. Mais elle recèle une aporie et une contra-
diction : que transgresser en l’absence de strict modèle (d’orthobiographie)
et d’interdits17 ? Les attentes, les modes qui passent en deux ou trois ans ?
Le mini-préjugé, le micro-tabou, fragiles croyances qui durent un lustre ?
Le biographe, pour une part, reprend traditions et vision d’hier, et, pour
une autre, brode sa plus-value d’intuitions, d’aperçus, de iction, d’artiices
rhétoriques et narratifs (conjonction, disjonction, variation des points de
vue, etc.). Mais, comme le remarque Daniel Oster, la « possibilité réelle
d’innover en biographie […] ce serait tout simplement d’en écrire une »18 :
au lieu d’exploiter un réservoir de visualisation déjà efectuée, voir une vie
dans toute son ampleur, sa durée, sa profondeur, ses événements (comme
si un ordinateur enregistrait ses paramètres en temps réel, comme si un
décodeur lisait les expériences déposées dans les neurones…)
Dans les « vies » traditionnelles et érudites, l’auteur (interface entre
l’homme et les œuvres) se visualise avec modération (métaphores : por-
trait, esquisse, tableau… ; topo-, étho-, prosopographie). Si on quitte ce
« haut de gamme » pour le low-cost romanesque et populaire de consom-
mation courante, champ libre est laissé aux hybridations les plus aventu-
reuses : injections de iction, voire métissages intersémiotiques (albums
photographiques, DVD) ; brutalité expressionniste et vériste, lou sépia
des mémoires imaginaires où le biographe semble voir le monde par les
yeux mêmes de son sujet19, impressionnisme et académisme « pompier »,
on trouve toutes les sortes de visualisation dans cet immense atelier où

16. M. Boyer-Weinmann, La Relation biographique, enjeux contemporains, Seyssel, Champ


Vallon, 2005, p. 115-119 (« Proto-, ana-, et métabiographie ») et p. 191-194 (« De l’ana-
biographie aux ictions biographiques »).
17. Voir Boyer-Weinmann, La Relation biographique, déjà cité, p. 8. Mais les limites juri-
diques (difamation, respect de la vie privée), sociales et religieuses (respect des croyances
et des communautés) ont tendance à se renforcer ; le désir de voir doit composer avec
le « visuellement correct ».
18. D. Oster, L’Individu littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 42.
19. La parabole en serait le ilm The Eye (avril 2008), de David Moreau et Xavier Palud :
un violoniste aveugle, après une grefe, voit des images étrangères à lui (les yeux de son
« donneur » gardent leur stock iconique).

66
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

règne la division du travail (styles de tous niveaux, objectivité et subjec-


tivité, intégration ou dissociation…). Voir ce qui s’est passé en restaurant
des couleurs qui passaient, se livrer à la voyance propre au romancier :
« cela fait simplement partie du métier : les eforts d’imagination, néces-
saires à ce métier, le besoin de ixer son esprit sur des points de détail »20.
Le travail de l’image et de la visibilisation atteint ici son rendement maxi-
mal, comme libéré par le brouillage de la frontière entre iction et réel,
mais au prix, souvent, de folklorisation et de disneyiication (le petit détail
signalétique, plus ou moins apocryphe – les manchettes de Bufon, la pipe
et les crayons de Simenon… – permet de silhouetter l’auteur à moindres
frais, grâce à un code fort schématique).

Biopsies

Trop de voir tue le voir : repu et grisé d’images en lux, l’œil se lasse. Hori-
zon fascinant, le pouvoir optique sur l’auteur peut enliser le biographe
dans les poncifs ; il peut aussi l’amener à s’extraire des routines, à tenter
une relève littéraire de l’histoire ou de la bioiction ordinaire. Conscient
que l’« histoire est un théâtre éteint »21 qu’il faut illuminer à nouveau, il
bouscule les faits attestés au nom d’une vérité plus haute et plus complète
qui réclame une forme singulière ; il entend être auctor au sens plein, bio-
dote (donateur et sauveur de vies) ; par translocation, condensation, ellipse,
échos rythmiques, parodie, et surtout transfusion de sa propre vie, il crée
une simulation, une image virtuelle (artiicieuse, peut-être), une équi-
valence, mais pas, comme la biographie « standard », une reproduction
mimétique ; en désespoir de cause (devant la défaillance de la causalité),
le biographe en appelle à l’évocation d’un élan auctorial (pour plagier
l’élan vital de Bergson) qu’il faut suggérer et visualiser pour transcender
la scission entre vie et œuvre.
Seul l’auteur voit l’auteur, le perce à jour dans ses ruses, ses détours,
son ambiance imaginale, sa solitude devant la tâche : une fois énoncé cet
axiome séminal platonicien (« Seul le même peut connaître le même », et
connaître, c’est d’abord se connaître soi-même, revenir sur soi (rélexi-
vité), et passer par degrés d’une vue commune à la vision d’une forme

20. P. Modiano, Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997, p. 54.


21. P. Moinot, Jeanne d’Arc, Paris, Flammarion, 1988, p. 21, « Avant-propos ».

67
Les nouvelles écritures biographiques

essentielle22), on entre dans les contradictions qui animent et brouillent


à la fois les franges pionnières de la biographie : séditions-sécessions par
rapport au visible vulgaire (des médias) et au confort fonctionnaliste du
système biographique bipolaire (igurations légitimes, accréditées, argu-
mentées d’un côté, myope et naïve empathie du romanesque populaire,
de l’autre) ; ces hérésies (au sens étymologique : choix particuliers et aven-
tureux, révoltes contre la doxa commune) retournent la visibilité contre
elle-même ; à la totalité informative (par la science ou le récit plaisant),
elles opposent la connivence avec le lecteur lettré (qui complète le fa
presto et le non inito), l’allusif, l’élusif, le déceptif, le leurre, le jeu avec la
contrefaçon, le mensonge, les cryptocitations. Le recours au réel le plus
concret, au voir le plus brut devient alors subversion et rupture : une
igure jusque-là unitaire ou cohérente se brise : images, lambeaux d’in-
formation, chaos d’aperçus, morceaux de narration lottent sur l’abîme de
l’inconnaissance et contestent le discours savant, le sentimentalisme fai-
sandé de l’infrabiographie, les ictions psychologiques paresseuses que sont
le moi, l’individu, l’identité réduits à des traits sommaires et simplistes.
Pour parler en termes poppériens, on pourrait mesurer la valeur d’une
biographie d’auteur aux enjeux qu’elle se donne – exigence esthétique et
recherche formelle – et aux risques qu’elle court : illisibilité, impercepti-
bilité, discrédit, désordre…
La stratégie de distinction-diférenciation est donc, d’abord, réaction
constructiviste et artiicialiste contre l’évidence trompeuse, la naturalité illu-
soire d’une vie, navigation aventureuse (avant-gardiste, aurait-on dit hier)
selon Pierre Michon : « Peiratès, c’est celui qui tente un coup, qui essaie,
qui essaie d’éviter. L’écrivain a un rôle de pirate qui évite les écueils que
sont les lieux communs. Cet évitement est l’impératif de l’écriture dite lit-
téraire »23. Louvoyer, tirer ainsi des bordées, c’est proprement de la serendi-
pity : dans une coniguration déterminée du champ biographique, serpenter
entre des récifs (obsédants et répulsifs à la fois) pour trouver une forme nou-
velle (qui, récupérée et banalisée, deviendra tôt ou tard procédé et poncif,
elle aussi). Espace étroit pour « Mettre en scène le visible dans l’apparat de
la langue morte » (p. 72), extraire de l’accessoire un auteur et lui restituer
son aura. À biographie (collection additive de particularités) succède alors

22. Voir Plotin, Traité 49 (sur la connaissance de soi), et Traité 1 (sur le beau) : « Retourne
en toi-même et vois […]. Étant devenu une vision, aie coniance en toi » (I, 9, 5 et 20).
23. P. Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007,
p. 323.

68
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

vie, intense, gorgée de sacré, digne d’être racontée et légendée : « Écrire des
vies, c’est inventer l’existence des gens qui ont existé pourtant, qui ont eu
un état civil, c’est redoubler l’illusion réaliste, l’efet de réel » (p. 35). Inven-
ter, redoubler : la négation de la réalité (des procédés triviaux et conven-
tionnels qui l’anémient) produit une réalité supérieure.
Consentir au travail de la négativité (où les concepts, au sens spécula-
tif, incorporent leur contraire et s’accomplissent en se niant, comme dirait
Hegel), refuser l’hyperindividualisme et le panoptisme ambiants, c’est alors
obéir au génie de la biographie, retrouver son esprit au-delà des compro-
missions, poursuivre la guerre biographique par d’autres moyens (la bio-
graphie est chose trop sérieuse pour être laissée au biographe) jusqu’à une
lutte totale et inale, pousser à ses limites l’illusionnisme (latent dans la
biographie « standard ») et la mort de l’auteur (héritage d’un antibiogra-
phisme séculaire). L’extrémisme, la provocation, le jeu (in-lusio, entrée
dans le jeu), l’imagination aboutissent, en dernier ressort, à la collusion
de l’historique et du ictif, du biographique et de l’autobiographique,
assumée et revendiquée, et à la vie imaginaire ; l’auteur, que dévaluent le
cyberespace et le productivisme éditorial, à travers relets, trompe-l’œil et
faux-semblants, renaît en majesté (si ce n’est en bonne méthode) : la cari-
cature, l’outrance, le second degré n’aichent le dessous des cartes, la dia-
lectique de la transparence et de l’opacité, que pour abolir les brouillages
parasitaires qui déroberaient une intimité auctoriale.
Énumérer des noms –  Pierre Michon, Pascal Quignard, Patrick
Modiano, Claude Louis-Combet, Jean-Benoît Puech, Gérard Macé24,
Richard Millet… – et des traits (délation, parfois jusqu’au laconisme ;
transgression multipliée des limites génériques : « contrevie »25 comme
auto-, hétéro-, bioiction ; autocommentaire et métadiscours du biographe ;
irruption du conditionnel, de l’incertitude ou de la contrefactualité…)

24. Macé à la fois photographe et biographe, qui rêve des maisons d’écrivains (Vies anté-
rieures, Paris, Gallimard, 1991, p. 111, « Maison hantée ») et des intérieurs dévoilés : le
poète Tarafa vu « dans l’un de ces bâtiments dont je soulève le toit comme un diable
boiteux » (p. 46).
25. Les vies contrefactuelles et réversibles, irréelles et imaginaires (P. Roth, The Counterlife,
1986 ; La Contrevie, traduit de l’anglais par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2004). Dans
The Facts. A Novelist’s Autobiography (1988) (Les Faits. Autobiographie d’un roman-
cier, traduit de l’anglais par M. Waldberg, Paris, Gallimard, 1990), le sens du mot s’in-
verse, dans la lettre liminaire de Roth à Zuckerman, le protagoniste de La Contrevie :
« Le manuscrit incarne ma contrevie, l’antidote et la réponse à toutes ces ictions qui
ont culminé dans la iction de toi » (p. 16). L’amphibologie de contrevie emblématise les
échanges irrémédiables entre réalité et iction.

69
Les nouvelles écritures biographiques

demanderait tout un essai (hasardeux s’il prétendait rationaliser la luidité


d’un mouvement difus). Dislocations narratives (souvent importées du
roman ou du cinéma), discontinuisme, saltationnisme, asyndète et format
court semblent toutefois des tendances de fond où convergent, se réfractent
et se difractent le réductionnisme et le déconstructionnisme d’hier, l’anti-
totalitarisme postmoderne, l’air du temps (les « brèves » désinvoltes et inci-
sives), la psychologie complexe qui succède à la psychanalyse (la polyphonie
des identités), l’esthétique (mode de perception) mosaïquée, pixélisée, en
zapping qu’impose l’informatique. Le visible éclate alors en instantanés,
traces ou vestiges énigmatiques ; entre ces fragments, des issures rompent
la ligne de vie et brisent la tyrannie unitaire d’un modèle ou d’un type, la
loi (leg-s) qui relie et traduit un logos ; les failles, hantées de nescience, ense-
mencent de nuit toute lumière et de perplexité toute conviction.
Dans un monde compliqué et morcelé, écrivait déjà Robert Musil,
« la succession pure et simple, la reproduction de la diversité oppressante
de la vie sous une forme unidimensionnelle »26 ne suit plus : quand elle
refuse le remplissage narratif pour voir l’énergie auctoriale se coaguler et
se concentrer en œuvres, la biographie littéraire afronte un milieu problé-
matique, glisse vers des reconigurations imaginaires et des arrêts descrip-
tifs qui cassent le il de l’intrigue ou déjouent son complot (l’implotment).
« La fragmentation est l’âme de l’art »27, lance l’auteur des Petits traités :
elle ixe du temps en nodules d’espace28, elle exhausse des interférences
intensives entre l’existence et le langage au-dessus du tumulte temporel.
Quand elle déinit son « autobiographie impersonnelle », Annie Ernaux
donne ces pauses qui en appellent au réel objectif comme le moyen pre-
mier d’une visée de l’auteur (se voir « soi-même comme un autre », pour-
rait-on dire avec Paul Ricoeur) : « Une coulée suspendue […] à intervalles
réguliers par des photos et des séquences de ilms […], constituant des
arrêts sur mémoire en même temps que des rapports sur l’évolution de
son existence […]. À cette “sans cesse autre” des photos correspondra,
en miroir, le “elle” de l’écriture »29.

26. R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften (t. I, 1930) ; L’Homme sans qualités (1957), traduit
de l’allemand par P. Jacottet, réédition Paris, Seuil, t. I, 2004, p. 720 (chap. 122). Ulrich
vient de se rappeler l’« invisibilité visible » (p. 718) d’une photographie de lui enfant, et
de dénoncer l’illusion narrative, habitude culturelle devenue seconde nature.
27. P. Quignard, Les Ombres errantes, déjà cité, p. 62.
28. Fixation énoncée et utilisée par Claude-Henri Rocquet : il faut que le lecteur « renonce
au il du récit, il ténu, il prétexte, récit dilué ; et qu’il regarde […] » (Goya, Paris, Buchet-
Chastel, 2008, p. 303).
29. Les Années, déjà cité, p. 240.

70
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?

La biographie littéraire explose en lueurs dans la nuit (halo autour d’un


centre secret) ou implose et se concentre sur un moment crucial disjoint,
hapax existentiel, « journée particulière » réimaginée d’où l’œuvre rayon-
nera. La discontinuité jusque-là induite par l’époque et les contraintes
épistémologiques et formelles du sous-genre (navette entre psychologie,
vie sociale et création) est assumée ; les efets visuels rapides et juxtaposés
délient les connexions habituelles et éveillent l’interrogation du lecteur :
ils questionnent, plus qu’ils ne résolvent, au prix même d’une désinté-
gration de la biographie qui devient rhapsodie ou abiographie, si on peut
dire, consciente de sa propre impossibilité30. L’injonction du roman de
John Updike, Tu chercheras mon visage (long dialogue entre la jeune cri-
tique Kathryn et l’artiste octogénaire Hope, au cours d’une pluvieuse
après-midi où une vie d’épouse et de peintre revient en fugaces anam-
nèses), bute sur le scepticisme : « J’essaie simplement de vous voir, vous
et Jerry. – Pourquoi vous acharner à vouloir voir ? »31.
Voir l’auteur : il faut ouvrir l’œil – charnel et spirituel – pour s’extraire
du pré-vu, du stéréotype et du prêt-à-penser. Une dernière comparaison
l’illustrera. Regardés de loin, Ronceraille de Claude Bonnefoy et Benja-
min Jordane de Jean-Benoît Puech32 appartiennent au même sous-genre
de la iction biographique (vie imaginaire d’auteur) et présentent des
similitudes : « édition » de « documents » sources (articles critiques, nou-
velles, romans, poèmes…), photographies qui renforcent l’efet de réel,
doutes (en abyme) sur la paternité des œuvres citées… Mais pour Bonne-
foy la biographie n’est qu’un instrument au service de la satire (pastiche
et canular) : « type idéal » de l’auteur du jour, marqueterie qui assemble
les tics de langage à la mode (jargons sémiologiques et structuralistes)33

30. « Toute biographie ne pourrait être qu’une supercherie », « C’est sans in » (J.-M. Blas de
Roblès, Là où les tigres sont chez eux, Paris, Zulma, 2008, p. 762 et 596), avoue le prota-
goniste Eléazard von Wogau qui ne parvient pas à sortir du labyrinthe de ses recherches
sur le savant jésuite Athanase Kircher (1602-1680) et sur la première biographie-hagio-
graphie que lui consacra son disciple Caspar Schott.
31. J. Updike, Seek My Face, 2002 ; Tu chercheras mon visage, traduit de l’anglais par C. Dema-
nuelli, Paris, Seuil, 2006, p. 242.
32. C. Bonnefoy, Ronceraille, Paris, Seuil, 1978 ; J.-B. Puech et Y. Savigny dir., Benjamin
Jordane. Une vie littéraire, Seyssel, Champ Vallon, 2008.
33. On relèverait à la fois des formes classiques (l’oraison funèbre, la bibliographie exhaus-
tive, etc.), populaires (chroniques de la grande presse), savantes (l’explication biogra-
phique du Professeur Émile Pépin, « Le sol mémorable de Marc Ronceraille », p. 37-69,
opposé aux délires textualistes d’obédiences rivales), la « mythographie » posthume
(p. 169-180).

71
Les nouvelles écritures biographiques

et les traits des igures en vogue (Sagan, les Hussards, les nouveaux phi-
losophes), Marc Ronceraille, Rimbaud ou Nimier au rabais, se crédibi-
lise et endort l’éventuelle vigilance critique d’un lecteur qui reconnaît ce
qu’il connaît, et donne dans le leurre du vraisemblable. La mystiication
se verrouille. Bonnefoy amuse et rassure ; Puech déconcerte, inquiète, tra-
vaille et torture la « vie » pour que l’auteur nous méduse et nous sidère.
Jordane, dès sa jeunesse, est « à la recherche des Invisibles »34 ; pour lui, « la
biographie d’un auteur, les témoignages et les iconographies qui lui sont
consacrés, et à plus forte raison les rêveries à partir de son personnage, ont
une charge romanesque aussi forte que ses œuvres elles-mêmes » (p. 14).
Convergents et synergiques, récit, enquête, discours testimoniaux, éru-
dits ou éditoriaux auréolent Jordane d’un halo qui fascine, et lui donnent
une présence hallucinatoire, une densité d’être où se ressent l’auto-her-
méneutique de son « double » – d’autant plus que le lecteur idèle a vu le
personnage se développer et se nuancer au il d’ouvrages dont Jordane
est l’auteur ou l’objet (p. 347), et où il se montre en famille, à l’œuvre, en
littérature… Mais la polyscopie (la pluralité des points de vue), les hétéro-
nymes et les pseudonymes dissolvent en relets l’auteur, et « l’auteur de cet
auteur » (p. 10). Jeu de miroirs, fabulation, utopie (où est l’auteur ?) qui
troublent le « spectateur posthume, ce biographe anticipé sans le regard
duquel Jordane prétendait se perdre de vue » (p. 8), et pourraient être
l’emblème du paradoxe biographique en nos temps recrus d’images et de
spectacle : l’auteur, désormais visible et aiché, se dérobe néanmoins dans
la polyphonie de ses modes d’être et l’énigme de ses œuvres.

34. Benjamin Jordane. Une vie littéraire, déjà cité, p. 205-220.

72
roberT vigneaulT

g
La subjectivité comme vérité.
Rélexions sur l’essai biographique

I. Théorie

« Not a form, but a tone »

Pour le commun des mortels, à commencer par les médias, le mot essai
désigne généralement l’ensemble de la prose d’idées, tout et rien, soit tout
mais rien de spéciique. À la lumière de la rélexion théorique et de l’his-
toire littéraire, il semblerait qu’on puisse faire preuve d’une plus grande
précision. Posons, pour faire court, que l’essai est de la littérature d’idées,
au sens strict de chacun des termes de cette expression galvaudée. Autre-
ment dit, le mot essai ne dénote pas n’importe quelle prose d’idées, loin
de là. Les études, traités, monographies, pamphlets, ces écrits divers, et
d’autres, donnent souvent à lire une prose de bon aloi, bien écrite même
selon la formule consacrée, mais qui n’a rien à voir avec celle des essayistes ;
cette dénomination, à mon avis, devrait être réservée à des écrivains qui
pratiquent une écriture, c’est-à-dire qui relèvent à part entière de la litté-
rature. La simple évocation de quelques grands noms servira d’illustra-
tion à un propos qui, oserais-je dire, devrait aller de soi, – et encore je
me limite aux domaines français et québécois : Montaigne, Pascal, Péguy,
Barthes, Vadeboncoeur, Ouellette… Pour être pleinement convaincant,
je proposerai plus loin, à la suite des considérations théoriques et histo-
riques, une lecture de quelques textes caractéristiques.
La littérarité inhérente au mot essai peut s’accompagner aussi, et utile-
ment, de certaines qualiications de cette forme d’art. Précisons toutefois
73
Les nouvelles écritures biographiques

que lesdites qualiications n’indiquent que la cause matérielle, c’est-à-dire


le matériau dont est constitué l’essai, un élément relativement secondaire,
second en tout cas, puisque l’essai est essentiellement une forme et non
un contenu, une forme en devenir, une « tension vers la forme » comme
le fait remarquer si justement Fernand Ouellette1, lequel met ainsi oppor-
tunément en valeur un des paramètres fondateurs de l’essai : l’ouverture,
la recherche, le questionnement typiques du texte essayiste, intrinsèque-
ment inachevé (donc en principe et non par défaut), inépuisable, tou-
jours à suivre, dirait-on. Le matériau, ou encore le sujet, ne serait dès lors
que l’occasion de l’écriture de l’essai, qui consiste, répétons-le, c’est essen-
tiel, en une forme donnant lieu à un certain ton, à la voix unique d’un je
de l’écriture (je reviendrai sur les traits distinctifs de ce je qui nous situe
d’emblée au cœur de la créativité de ce genre littéraire). L’essai se présente
somme toute comme un libre discours argumenté (je préférerais le mot
parcours pour suggérer sa foncière subjectivité), tout à fait à l’opposé du
discours méthodique d’un travail savant contraint de se mesurer aux exi-
gences d’un objet d’étude ; la démarche imprévisible de l’essai, sans plan
préconçu, suivant le il des mots, parfois franchement vagabonde, l’en-
traîne plutôt à se moduler sur la voix d’un énonciateur imprimant un ton,
plus ou moins marqué selon le cas, à son écriture. Dans cette optique, la
déinition de l’essai proposée par Charles E. Whitmore, raccourci hardi,
prend tout son sens : « not a form but a tone »2.
Voici maintenant quelques qualiications de l’essai, brièvement exem-
pliiées. Quiconque s’intéresse à la littérature lira volontiers un essai
critique, soit l’expression d’une aventure vécue par l’essayiste avec une
œuvre, et du retentissement provoqué par cette lecture. Retentissement,
dis-je, et ce vocable évoque d’emblée l’expérience de Bachelard dans ses
célèbres Poétiques3. Certains essais auront plutôt une résonance politique,
du registre polémique souvent, comme plusieurs textes de Pierre Vade-
boncoeur, témoin parmi les plus récents, Les Grands Imbéciles4, au titre
percutant ; ou encore un contenu rélexif comme les Présentations de la

1. F. Ouellette, « Divagations sur l’essai », dans Écrire en son temps, Montréal, Éditions
Hurtubise HMH, 1979, p. 37.
2. C.E. Whitmore, « The Field of the Essay », Publications of the Modern Languages Asso-
ciation, vol. XXXVI, no 1, 1921, p. 551-552.
3. G. Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957 ; La
Poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, 1960.
4. P. Vadeboncoeur, Les Grands Imbéciles, Montréal, Lux, 2008.

74
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

philosophie d’André Comte-Sponville5, qui a tout un sens de la formule !


Pour sa part, Éric-Emmanuel Schmitt s’émerveille, dans une manière
d’essai psychologique6, devant la grâce mozartienne des chats, ravivant en
moi un souvenir tenace : que sont Piccolo et Clarinette devenus, autre-
fois divinités félines de mon bureau ?… Et il importe aussi de souligner,
sur un mode plus léger, mais tellement eicace, avec son humour exquis,
l’originalité du familiar essay des Anglais : quiconque est sensible au stress
de la vie moderne trouvera du réconfort à la lecture de Bertrand Russell,
« Éloge de l’oisiveté »7.

Le je de l’écriture

On pourrait y aller encore d’autres variations thématiques, mais il est


temps d’en venir à l’essai biographique, directement en cause ici, et dont
un essayiste comme Fernand Ouellette a fourni des exemples éclairants8.
Il était certes à propos de situer d’abord l’essai biographique, avec toute
la précision possible, dans le contexte général de l’essai, genre littéraire
encore méconnu, on en conviendra. Car, à mes yeux du moins, il exis-
terait une antinomie de principe entre la biographie au sens courant du
mot et l’essai, en raison principalement de la radicale subjectivité de l’es-
sai, que mon exposé a déjà commencé d’expliciter, et la posture attendue
de l’objectivité que semblerait postuler la présentation des faits biogra-
phiques. Mais je pressens aussi que la question est plus complexe qu’on
ne croirait, et qu’il sera nécessaire d’interroger sur cette antinomie présu-
mée la théorie littéraire et l’histoire de la forme biographique.
Ainsi l’objectivité de la biographie entrerait en collision avec la subjecti-
vité de l’essai. Pour établir, si possible, le bien-fondé de cette hypothèse, ou
mieux, pour proposer des distinctions capitales, on devra d’abord creuser
encore la nature de ce paramètre fondamental de l’essai qu’est la subjecti-
vité. Quantité de proses d’idées aichent leur subjectivité : journal intime,
autobiographie, cahiers, notes, papiers collés ; l’auteur de ces divers textes

5. A. Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, Paris, Albin Michel, 2000.


6. É.-E. Schmitt, Ma vie avec Mozart, Paris, Albin Michel, 2005, p. 133-137.
7. B. Russell, « In Praise of Idleness » (1932), dans A Book of Essays, édité par R. Chamber
et C. King (1963), réédition New York, St. Martin’s Press, 1966, p. 99-112.
8. F. Ouellette, Edgard Varèse (1966), édition revue et augmentée par l’auteur, précédée de
« Varèse l’exception », et suivie d’une bibliographie et discographie entièrement remise à
jour par L. Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1989 ; Je serai l’Amour. Trajets avec Thé-
rèse de Lisieux, Montréal, Fides, 1996.

75
Les nouvelles écritures biographiques

n’a souvent qu’un dessein : parler au plus près de soi. Témoin ce court pas-
sage des carnets d’André Major :
Dans ces carnets, je n’écris pour personne, sinon pour des lecteurs ano-
nymes, au cas où cela éveillerait en eux le désir de faire un bout de che-
min avec moi, comme cela m’arrive en compagnie d’écrivains aussi soli-
taires que moi […].9

Sauf que la subjectivité de cette littérature intimiste est, on le verra,


d’une tout autre essence que celle de l’essai. Pour tirer cette question au
clair, il est nécessaire de discerner la subjectivité de l’essai dans le vaste
ensemble des textes de prose d’idées. Je proposerai à cette in la formule
suivante : l’essai est un je de l’écriture et non une écriture du je 10. Vaine
subtilité, serait-on tenté d’airmer. Non, car cet énoncé s’est avéré « opé-
ratoire », comme on disait à l’époque de l’analyse structurale. Commen-
çons par la partie la plus accessible de cette formule : l’essai n’est pas une
écriture du je. Et distinguons deux espèces d’écriture du je. La première
comprendrait des textes comme l’étude, le traité, la monographie, qui
tous renvoient aux idées et opinions d’un auteur, sont tout à fait valables
dans leur ordre, excepté que les textes de cette sorte, si utiles et bien écrits
soient-ils, n’ont rien à voir, à la diférence de l’essai, avec l’écriture, avec la
littérature. En sens contraire de la subjectivité de l’essai, l’objectivité de
ces écrits est atteinte, selon Jean Marcel, « à force de décentration psy-
chologique et de dissociation du sujet et de l’objet »11. L’essayiste, à l’in-
verse, entretient un rapport lyrique avec l’objet culturel. L’essai critique,
par exemple, on l’a déjà souligné, va porter sur l’expérience que j’ai faite
de telle œuvre. Identiier l’essai à cette forme d’écriture du je, soit à une
prose d’idées à visée objective, équivaudrait, tout compte fait, à l’expul-
ser de la littérature. Toutefois, il est aussi une autre espèce d’écriture du
je, celle de la littérature intimiste dont nous avons déjà fait état, qui relève
sans conteste de la littérature tout en diférant profondément de l’écri-
ture de l’essai.
C’est cette diférence que va souligner justement la seconde partie de
notre formule, laquelle nous situe d’emblée au cœur de la créativité de
l’essai : le sujet essayiste est un je de l’écriture, non pas un je psychologique

9. A. Major, L’Esprit vagabond. Carnets, Montréal, Boréal, 2007, p. 131.


10. Pour un traitement plus approfondi de cette rélexion théorique sur la nature de l’essai,
je me permets de renvoyer le lecteur à mon essai intitulé Dialogue sur l’essai et la culture,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2008.
11. J. Marcel, Pensées, passions et proses, Montréal, L’Hexagone, 1992, p. 324.

76
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

ou le moi-je d’un auteur, autrement dit la simple courroie de transmis-


sion des idées d’un auteur, mais, dans un sens tout diférent, un je lin-
guistique, un je métaphorique, un je ictif, un je mythique ; c’est l’Autre
du moi ; ou encore, c’est un je qui unit le moi et l’Autre du moi en un
modèle. Il est capital de distinguer ce je de l’écriture du moi-je de l’au-
teur (du « moi social » de ce dernier, dirait Proust12), si on tient à garan-
tir la créativité propre à l’essai, nullement assujettie à un plan préétabli.
La recherche poursuivie en toute liberté est, en efet, comme nous l’avons
déjà souligné, une caractéristique primordiale de la pratique de l’essai. Et
comment y atteindre sinon en se mettant à l’écart de l’actualité événemen-
tielle par le recours à un discours « récessif » dirait Barthes13 pour suggérer
ce mouvement de recul, ou, en termes équivalents, à un discours qui s’éla-
bore dans un « arrière-plan méditatif », pour reprendre une expression de
Kundera14. Là, au-dessus de la mêlée, comme Montaigne dans le silence
de sa tour, l’essayiste construit ; mieux, il s’abandonne à la construction
d’un je qui se déploie certes dans le réel de l’histoire mais qui, à la difé-
rence par exemple de celui du journal intime, s’est afranchi de la petite
histoire personnelle de l’auteur autant que de l’actualité brûlante pour
devenir pure disponibilité, liberté totale dans le langage, subjectivité vir-
tuelle, donc, qui empruntera pour se dire des chemins imprévisibles.
J’ai entendu à l’improviste citer un jour à la radio, sans référence, ce
propos inoubliable de Claude Roy qui me parut exprimer de façon admi-
rablement adéquate cette libre foulée de l’essayiste : « J’écris pour pou-
voir lire ce que je ne savais pas que j’allais écrire ». On doit donc éviter de
considérer l’essai comme un simple appendice des prises de position ou
des opinions de son auteur. En efet, pendant l’écriture, cette aventure
avec les mots, l’essayiste écoute une autre voix que celle de ses convictions
personnelles, la voix d’un moi virtuel que j’ai appelé le je de l’écriture. On
en conclura que l’essai a véritablement une fonction heuristique, signalée
par André Belleau : « En fait, l’essai est un outil de recherche. Quiconque
l’a pratiqué sait qu’il lui permet de trouver »15. Si l’on écrit d’après l’idée,
on produit du « tout fait », dans le style neutre du traité, alors que si l’on
s’accorde à suivre les mots eux-mêmes et tout ce qu’ofre la langue, sui-

12. M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, NRF, 1954.


13. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 123.
14. M. Kundera, « Préface », dans François Ricard, La Littérature contre elle-même, Mon-
tréal, Les Éditions du Boréal Express, 1985, p. 8.
15. A. Belleau, « Petite essayistique », Surprendre les voix, Montréal, Boréal, 1986, p. 89.

77
Les nouvelles écritures biographiques

vant le courant du « se faisant » bergsonien, on peut arriver à relever l’idée


elle-même, qui émerge alors d’un mouvement de nature, autre, inédite,
renouvelée, organique : telle est la méthode (du grec « hodos » la voie) de
l’essai. Pablo Neruda a bellement illustré cette magie des mots :
Tout est dans le mot… Une idée entière se modiie parce qu’un mot a
changé de place ou parce qu’un autre mot s’est assis comme un petit roi
dans une phrase qui ne l’attendait pas et lui a obéi…16

Récit et essai

Revenons maintenant à l’antinomie qui opposerait la biographie à l’essai.


Deux genres littéraires s’afrontent ici : le récit et l’essai. À la diférence
du récit, enraciné dans le concret des contingences spatio-temporelles de
la vie, l’essai s’oriente naturellement vers le domaine de l’abstraction. En
efet, le sujet de l’essai, un énonciateur et non plus un narrateur, s’adonne
à un discours argumenté, à une discussion d’idées touchant la recherche
du sens de la vie. Temps, espace, événements, personnages sont relégués
au second plan : le discours essayiste se situe d’entrée de jeu au niveau
rélexif. Dans le style même de l’écriture de l’essai, on observe une détem-
poralisation ; pour l’essentiel, l’essai s’écrit au présent éthique. Voici un
bel (et célèbre) exemple de l’énonciation essayiste, obéissant à ce prin-
cipe d’intemporalité : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la
nature ; mais c’est un roseau pensant ». Dans le même ordre d’idées, Pierre
Vadeboncoeur a imaginé, pour un de ses recueils, un titre d’une frappante
pertinence générique : Essais inactuels17. En outre, comme on vient de
le souligner avec insistance, l’essai est essentiellement assujetti à un prin-
cipe de subjectivité, ce qui entraîne une conséquence majeure : le réfé-
rent n’existe, chez l’essayiste, que par l’expérience qu’il en a ; c’est le vécu.
Si donc il lui arrivait de vouloir dire l’existence d’un Autre, il témoigne-
rait de l’aventure intime qu’il a vécue au contact de cette personne, ou,
en termes bachelardiens, du retentissement de cette vie sur la sienne. On
s’écarterait alors, semble-t-il, du projet biographique fondamental – mais
si ce n’était là qu’un préjugé, une idée reçue ? – consistant à raconter l’exis-
tence d’autrui avec toute la véracité possible. Dans ces conditions, n’est-
on pas fondé à croire que, si on les envisage dans leur pureté formelle, au

16. P. Neruda, J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975, p. 80-81.
17. P. Vadeboncoeur, Essais inactuels, Montréal, Boréal, 1987.

78
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

prix certes d’une certaine abstraction théorique, le récit biographique et


l’essai constituent une antinomie ?
En revanche, si on se réfère, même sommairement, à la réalité his-
torique de la biographie, on ne tardera pas à devoir admettre que la
conception, apparemment si sage de cette dernière, gratiiée d’une belle
impartialité, soufre d’un certain idéalisme. Selon Daniel Madelénat, « le
mot biographie […] semble dénoter un acte et une œuvre avec une rigu-
eur “scientiique” […] »18. Pourtant, dès lors qu’elle est écrite, la biogra-
phie n’est-elle pas soumise à l’empire des mots ? Elle ne saurait donc avoir
la prétention d’atteindre les choses sans médiation. Au surplus, en tant
que récit, elle est régie par un narrateur, tel narrateur, avec son optique
individuelle. Tant de médiations, linguistiques, psychologiques (psycha-
nalytiques même), littéraires éventuellement, ne gênent-elles pas l’accès
aux pures choses ? Impossible objectivité ? Daniel Madelénat circonscrit
ce diicile débat autour du statut de la biographie en se référant à l’ou-
vrage de Paul Murray Kendall, The Art of Biography :
[…] la biographie est une science, au sens large du mot, par sa démarche
inductive et hypothético-déductive ; un art dans son façonnage de maté-
riaux en vue d’efets et d’un impact afectif ; elle est surtout le « métier
de l’impossible », en son projet démesuré : identiication et résurrection
d’une personnalité cohérente, substance connaissable sous la variété des
circonstances.19

Que la biographie soit à la fois science et art implique que les vertus
d’une recherche factuelle méthodique vont devoir composer, chemin fai-
sant, avec celles d’une capricieuse recherche imaginaire. Claude Monnet
a observé dans sa thèse que la biographie était devenue pour Maurois le
moyen d’expression de ses pensées les plus intimes, une véritable déli-
vrance20. Il ira même jusqu’à assumer l’opinion, frondeuse peut-être, de
Serge Doubrovsky qui « a fort bien noté que le “sens” d’une vie humaine
existe comme un “imaginaire” » et que « c’est sur ce seul plan qu’une bio-
graphie intelligente ou, tout simplement, intelligible, peut le découvrir,
et jamais sur celui de la réalité objective » (p. ix21).

18. D. Madelénat, La Biographie, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 14.


19. D. Madelénat, « Biographie », dans Encyclopaedia Universalis, corpus 3, Paris, 1985, p. 641.
Voir P. Murray Kendall, The Art of Biography, Londres, George Allen and Unwin, 1965.
20. C. Monnet, « André Maurois et l’apprentissage de la biographie : les biographies anglaises
(1923-1930) », thèse de doctorat, Université d’Ottawa, 1978.
21. Voir S. Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique. Critique et objectivité, Paris, Mercure
de France, 1966, p. 211-212.

79
Les nouvelles écritures biographiques

Daniel Madelénat y a regardé de près et démontré méthodiquement


que la biographie a connu une évolution depuis l’Antiquité, prenant ainsi
sa place dans l’histoire littéraire :
L’histoire de la biographie peut se décomposer en trois grandes périodes,
dominées chacune par un groupe de modèles qui font autorité, imposent
une vision de l’homme, stipulent le signiicatif et l’insigniiant, le dicible
et l’indicible.22

Ces « grandes périodes » sont celles de la biographie « classique », de


la biographie « romantique » et de la biographie « moderne » ; chacune
d’elles inaugure un paradigme littéraire forcément marqué par l’évolu-
tion des idées et des idéologies. On est déjà loin du modèle unique d’une
objectivité sans faille, imaginé plus haut. Aux ins de la présente rélexion,
il suira, en guise d’illustration, d’évoquer brièvement quelques témoins
majeurs de ces divers paradigmes. La biographique « classique » a connu
son heure de gloire avec Plutarque dont les tendances philosophiques
et morales (voir ses Moralia), vont marquer aussi les célèbres Vies des
hommes illustres dont les éminentes qualités littéraires sont au service
d’une visée didactique : proposer à ses contemporains des exemples de
personnages supérieurement vertueux. L’hagiographie médiévale ne sera
pas en reste avec ses édiiants modèles de sainteté. Un représentant de la
biographie « romantique » s’est imposé à moi, Sainte-Beuve, pour la cri-
tique érudite, diserte, minutieuse du portraitiste des Lundis, s’acharnant à
découvrir l’homme derrière l’écrivain, maître inégalable de la prestigieuse
lignée des partisans de « l’homme et l’œuvre ». Critique biographique ou
critique littéraire ? Proust viendra mettre in, avec quelle perspicacité, à
l’ambiguïté de la « fameuse méthode » dans son essai polémique Contre
Sainte-Beuve. Quant à la période « moderne », on y reviendra plus loin ;
je m’en tiendrai pour l’instant au type de biographie pratiqué par André
Maurois, et qualiié par lui de « romanesque » (et non « romancée », terme
péjoratif impliquant une déformation des faits), où s’aichent idées, pas-
sions, images, rêveries dignes d’un roman, voisinant pourtant avec des
témoignages d’impartialité et de idélité aux faits : un savoureux mélange,
somme toute, d’empathie et d’objectivité.
Force est de le constater : de l’antinomie airmée plus haut entre essai
et biographie, il ne reste à vrai dire que celle qui oppose deux genres lit-
téraires : le récit et l’essai. Nouveau recours, on invoquera alors cet autre

22. « Biographie », déjà cité, p. 640.

80
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

paramètre de l’essai : l’hybridité occasionnelle, autrement dit le métissage,


la porosité de cette forme d’écriture. Certes, quantité de textes – la plu-
part des essais, pourrait-on avancer – se révèlent de bout en bout de facture
essayiste, et donc se prêtent plus facilement à l’analyse ; il en est toutefois
où joue un certain métissage qu’il sera important, comme c’est le cas ici,
de discerner. Dans ces conditions, en efet, une forme littéraire prend en
charge, intègre ou, pour mieux dire, subsume une autre forme littéraire.
Subsumer, c’est, dit Le Nouveau Petit Robert, « penser (un objet indivi-
duel) comme compris dans un ensemble » ; par exemple, subsumer une
séquence narrative dans un essai, ou, en sens inverse, subsumer une expan-
sion essayiste dans un récit. Les écrits des Testaments trahis de Milan Kun-
dera23 subsument à l’occasion des séquences autobiographiques sans cesser
pour autant d’être des essais. En revanche, le romancier Kundera n’hé-
sitera pas à subsumer de substantiels passages essayistes dans une œuvre
comme L’Immortalité 24. Pas étonnant, du reste, puisqu’il s’inspire de son
modèle Robert Musil : sous ce rapport, L’Homme sans qualités est vrai-
ment exceptionnel, trufé d’essais, de digressions et même d’exposés sur
« l’essayisme »25. La Recherche de Proust ne comporte-t-elle pas, elle aussi,
de nombreux développements où la trame narrative est comme suspen-
due, dirait-on, le narrateur s’étant abandonné à de longues méditations
essayistes ? Dans le même ordre d’idées, pourquoi exclurait-on la possibi-
lité de l’essai biographique, lequel intégrerait dans son discours rélexif en
les absorbant, en les assimilant, certaines composantes de la biographie.
Ainsi dans le très bel essai de Fernand Ouellette, Autres trajets avec Thérèse
de Lisieux, le « trajet » est vraiment devenu une « méthode », au sens éty-
mologique du mot (chemin, voie, moyen) : « Prier avec Thérèse, marcher
avec elle, c’est une façon de me parler de Dieu à moi-même, une façon de
renaître. Je n’ai pas d’autre méthode »26. Il s’agit bien pourtant d’une bio-
graphie, mais qui ne s’attarde qu’aux événements majeurs de la chrono-
logie, sans égard aux incidents de la vie quotidienne. Ainsi on n’apprend
presque rien sur les us et coutumes de l’ordre des Carmes, ni sur les rela-
tions de Thérèse avec ses compagnes. En revanche, on remarque dans
ce texte un foisonnement de développements de nature très nettement

23. M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993.


24. M. Kundera, L’Immortalité, Paris, Gallimard, 1990.
25. R. Musil, L’Homme sans qualités (1930, 1933), traduit de l’allemand par P. Jaccottet, Paris,
Seuil, 2 vol., 1956.
26. Autres trajets avec Thérèse de Lisieux. Essais, Montréal, Fides, 2001, p. 13.

81
Les nouvelles écritures biographiques

essayiste : l’écrivain se permet, dans le style même de l’écriture de l’essai,


de « prendre des tangentes » ou de « faire des digressions apparentes »27
relétant ses propres préoccupations spirituelles.
Nous terminerons enin cet ensemble d’observations théoriques et
historiques par une remarque sur la tendance naturelle du biographe
à s’identiier avec son biographié, passerelle qui nous relie, de voyante
façon, à l’essai. Voici, par ordre d’intensité croissante, trois manifestations
de ce mouvement identiicatoire. Au cours de la rédaction d’une biogra-
phie, il arrive que se développe chez le biographe une complicité ou une
connivence avec le biographié, ce qu’Hélène Pelletier-Baillargeon désigne
comme cette « identiication progressive »28, à laquelle le lecteur de son
admirable Olivar Asselin et son temps, en trois volumes29, sera peut-être
sensible. Ce penchant est encore plus accusé dans la biographie de type
« romanesque » d’André Maurois, répertoriée plus haut, où l’empathie riva-
lise avec l’objectivité. Toute ambiguïté enin est levée dans le cas de l’es-
sai biographique où l’identiication est de prime abord totale et assumée.

II. Lectures

Et maintenant, laissons parler les textes qui, comme la musique, nous


diront tout cela, et plus encore… D’abord Passions d’Annie Leclerc et
Tombeau de Romain Gary, essais biographiques contemporains30 ; puis,
remontant aux années quarante, le Baudelaire de Sartre31.

Efets de miroir : Nancy Huston, Annie Leclerc, Romain Gary

En tête de son beau livre, Passions d’Annie Leclerc, écrit à la mémoire de


la philosophe et écrivaine française décédée en 2006, Nancy Huston a
choisi d’inscrire l’épigraphe suivante, citation d’une de ses lettres à Annie

27. Je serai l’Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux, déjà cité, p. 13.
28. H. Pelletier-Baillargeon, « Un subtil alliage d’histoire et de littérature », dans D. Lafon,
R. Grutman, M. Olscamp et R. Vigneault dir., Approches de la biographie au Québec,
Archives des lettres canadiennes, tome XII, Montréal, Fides, 2004, p. 157.
29. Olivar Asselin et son temps. Le militant, Montréal, Fides, 1996 ; Olivar Asselin et son temps.
Le volontaire, Montréal, Fides, 2001 ; Olivar Asselin et son temps. Le maître, Montréal,
Fides, 2010.
30. N. Huston, Passions d’Annie Leclerc, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2007 ; Tom-
beau de Romain Gary, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1995.
31. J.-P. Sartre, Baudelaire, précédé d’une note de Michel Leiris, Paris, Gallimard (Idées), 1947.

82
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

Leclerc : « Je t’embrasse, grande philosophe et copine rigolote » (p. 7).


D’entrée de jeu, nous voici au cœur d’un essai biographique. Laissons l’au-
teure expliciter, de lumineuse façon, ce qu’il faut entendre par là. C’est
aussi bien la romancière que l’amie intime qui s’exprime ici :
[…] je chercherai dans ces pages à faire exister Annie un peu à la manière
d’un personnage. Il me serait naturellement possible d’entreprendre des
recherches poussées sur son enfance, de réunir des matériaux, d’interro-
ger ses proches, de relire tous ses livres, de compulser ses archives… mais
je ne ferai rien de tout cela. Pas maintenant. Maintenant, je veux parler
de l’Annie qui est en moi. (p. 16)

Certes, Huston a déjà mis le doigt sur la diférence considérable entre


l’essai biographique qu’elle pratique et cet autre type de biographie, essen-
tiel aussi dans son ordre, enjoignant au biographe de s’aligner sur l’exac-
titude factuelle et documentaire. Nancy Huston n’a vu Annie Leclerc,
airme-t-elle, qu’« [u]ne vingtaine, une trentaine de fois au plus » (p. 16).
Comment peut-elle prétendre la connaître ?
Ah, mais je connais bien des êtres que j’ai vus moins souvent que cela […] ;
je connais même des êtres que je n’ai jamais vus (George Sand… Virginia
Woolf… Romain Gary… Shakespeare). (p. 16)

Romain Gary, que nous retrouverons plus loin, donne déjà lieu à ce très
fort témoignage en faveur de la subjectivité de l’essai biographique : « C’est
parce que j’aime Romain Gary que je suis capable de bien l’imaginer » (p. 18).
Et plus loin : « Connaître quelqu’un, ai-je envie de dire, c’est cela : le lais-
ser pénétrer en vous, lui permettre de faire partie de vous » (p. 19). Impos-
sible d’éluder ici un problème délicat où risquent de s’afronter des opinions
divergentes, à savoir la question de connaître quelqu’un qui a laissé une
œuvre. Sur ce point, j’avoue avoir toujours été profondément d’accord avec
l’airmation de Bachelard : « Il est si diicile de joindre la vie et l’œuvre »32.
Dans le même sens, Huston avance qu’il est périlleux de « rechercher, dans
la biographie d’un écrivain, des éléments susceptibles d’expliquer les idées
qu’exprime son œuvre » (p. 17). Elle verse même au dossier une piquante
rélexion de la romancière canadienne Margaret Atwood : « Vouloir ren-
contrer un écrivain parce qu’on a aimé son livre, c’est un peu comme vou-
loir rencontrer un canard parce qu’on a aimé le foie gras » (p. 17).
Et pourtant, c’est ce à quoi s’amusent des émissions dites culturelles :
ce qui semble important, c’est de faire « jaser » un écrivain sur sa vie de

32. La Poétique de la rêverie, déjà cité, p. 8.

83
Les nouvelles écritures biographiques

tous les jours, particulièrement, à Tout le monde en parle, de sa vie sexuelle,


ce qui fait saliver d’aise l’animateur et son fou du roi. Quant à l’œuvre, les
téléspectateurs pourront repasser : d’avoir rencontré l’auteur les dispense-
rait, semble-t-il, de lire ses livres. Je risque une airmation discutable : la
biographie d’un écrivain ne servirait pas à faire lire l’œuvre à travers l’écri-
vain, autrement dit à éclairer une œuvre par des faits biographiques ; mais,
plutôt, elle nous inciterait à relire un homme (ou une femme) à travers
son œuvre, c’est-à-dire un être humain transformé, reconstruit par son
œuvre. Pour éclairer mon propos, je cite ce commentaire expressif d’un
auteur inconnu, que j’ai lu dans le programme du Cid de Corneille lors
de la représentation de cette pièce au Centre national des arts, à Ottawa.
Les biographes sourcilleront peut-être devant la sévérité de ce jugement,
mais c’est la pensée sous-jacente au texte qui m’intéresse ici :
Tous les témoignages d’époque convergent : Corneille était un homme
détestable, désagréable, transpirant l’ennui et la suisance. […] Mais de
toute évidence, cet homme qui n’est pas fait pour la compagnie de ses sem-
blables entretient une vie intérieure riche, créant un monde d’autant plus
idéal qu’il l’arrache à sa propre mesquinerie, un monde de héros coura-
geux animés de nobles passions et dont la idélité est inlexible.33

Cette notice biographique est peut-être inéquitable à l’endroit de Cor-


neille, mais le principe me semble juste : il est si diicile, encore une fois,
de joindre la vie et l’œuvre. Pour revenir à Passions d’Annie Leclerc, je
conclurai en soulignant qu’il s’agit ici d’une très forte accentuation du
versant essayiste, autrement dit subjectif, de la biographie. Car d’autres
auteurs ont choisi de pratiquer aussi l’essai biographique, non toutefois
sans s’être préalablement imprégnés de toute la documentation accessible :
je songe, par exemple, à la substantielle biographie que Fernand Ouel-
lette a consacrée au musicien français Edgard Varèse, mais surtout à son
ouvrage sur Thérèse de Lisieux, où l’auteur, bourré de son sujet jusqu’aux
oreilles, donne pourtant libre cours à son écriture essayiste.
Voici maintenant, de Nancy Huston encore, Tombeau de Romain Gary,
un auteur qu’elle « aime », nous a-t-elle conié dans Passions d’Annie Leclerc.
Or on aura peut-être du mal à saisir la nature de cette afection, dès lors
que le jugement porté sur Gary paraît, de prime abord, sans pitié. L’exis-
tence de Romain Gary serait un véritable mensonge ontologique. Il a
vécu dans une « inidentité foncière » (p. 39), c’est-à-dire avec une identité

33. Programme Le Cid de Pierre Corneille. Mise en scène de Gervais Gaudreault. Une pro-
duction du Théâtre du Trident. Centre national des arts, Ottawa, hiver 2005.

84
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

empruntée, fabriquée de toutes pièces par sa mère34. Gary n’est pas lui-
même : le lecteur aura remarqué, dans l’essai de Huston, ces clins d’œil
ironiques récurrents (« comme ça, maman ? ») qui trahissent le surmoi
décrété par la mère, même morte. La « maternité dévoratrice » (p. 21)
de cette femme confond l’entendement : elle a vraiment empêché son
ils de vivre sa vraie vie en faisant de lui un décalque de Hugo. Il était
condamné à produire une étagère de volumes, bons ou mauvais, peu
importait ; c’était la quantité qui comptait. Bref, une vie faussée, lamen-
tablement, de bout en bout, ce dont ce « comédien », comme le qualiie
Huston, était conscient, afreusement conscient, obligé dès lors de vivre
une insupportable ambivalence, marionnette honteuse. Un jour, Gary a
une rage de dents. On le prend en pitié. Sa réplique est consternante :
« Ça m’est égal, vous savez. Je me déteste tellement que j’accepte dou-
leur et malheur ». Commentaire cinglant de Huston : « Ton angoisse va
croissant ; tu crains d’être dénoncé un jour pour ce que tu es vraiment, à
savoir… RIEN » (p. 76.) Cette aliénation extrême va même jusqu’à « infec-
ter » (p. 76) l’écriture de Romain Gary. Au sommet de sa comédie, trans-
formé, déguisé en Émile Ajar, dont les livres suscitent des dithyrambes,
il inira par se donner la mort, le retour au Réel, « l’ennemi principal »
(p. 84), étant devenu, cette fois, insoutenable.
Cette biographe « aime »-t-elle vraiment Gary ? Elle écrit que si elle l’avait
rencontré, ce « faiseur », ce « frimeur » lui « [aurait] déplu » (p. 13). Mais son
esprit intuitif a deviné qu’il y avait aussi l’autre Gary, celui qui ne pouvait
plus se sentir ; ce qu’elle écrit alors explique qu’elle ait pu l’« aimer » mal-
gré tout et lui édiier ce Tombeau à première vue si ambigu. Je la cite, non
sans m’interroger encore et encore sur l’aveu ininiment troublant que lais-
sent iltrer les mots qui suivent : « […] nous sommes donc rapprochés par
ce dégoût de ce que tu donnais à voir et à entendre au monde, et c’est ce
qui m’autorise à te dire tu » (p. 13). Une biographe qui tutoie son biogra-
phié, en ces termes et sur ce ton, voilà du pur style essayiste. Gary a vrai-
ment brûlé, selon Huston, qui se livre à un inquiétant jeu étymologique :
« Gari, c’est, en russe, le verbe “brûler” à l’impératif. “Brûle !” Injonction
à laquelle tu devais obéir jusqu’à la in, jusqu’à Ajar, braise. Tu t’es appelé
aussi, Ajar » (p. 20). Soulignons enin qu’en plus de la douloureuse empa-
thie qui rapproche, de si énigmatique façon, Nancy Huston de Romain
Gary, on doit prendre en considération l’aptitude de ce dernier à fabriquer

34. On relira en ce sens l’aveu autobiographique du roman de Gary, La Promesse de l’aube,


Paris, Gallimard, 1960.

85
Les nouvelles écritures biographiques

du personnage, soit à « devenir tout le monde grâce au fait qu’il n’était


personne » (p. 94) : ce talent, si l’on peut dire, ne pouvait que fasciner la
romancière qu’était Huston :

Oh Romain… Au vu de ton œuvre – foisonnante, débordante, monu-


mentale – et de ta vie, de toutes les nombreuses vies dont tu brûles, tout
romancier ne peut que se sentir minuscule, étriqué, myope. (p. 93)

L’efet repoussoir : Sartre et Baudelaire

Sartre n’a pas voulu rédiger une biographie dans les formes, fondée sur
tous les documents accessibles et assujettie à un cadre chronologique
rigoureux. Il n’a pas non plus prétendu faire de la critique littéraire, et
pour cause : Sartre paraît étranger à la poésie, il n’existe même à ses yeux
qu’une littérature engagée dans un projet précis touchant la vie réelle.
(J’ai souligné ce qui demeure pour moi une apparence car, en dépit de
son allégeance existentialiste, je soupçonne chez cet écrivain une certaine
ambivalence : n’a-t-il pas été fasciné jusqu’à la in par le styliste incompa-
rable que fut Flaubert ? Ne sent-on pas, dans les Situations par exemple,
la vibration d’une écriture ?)
Chose certaine, nous sommes en présence d’un essai, qu’il faut bien
qualiier de biographique puisque c’est uniquement l’homme Baudelaire
qui intéresse Sartre, un homme saisi à travers ses écrits intimes, ses coni-
dences sur lui-même, ses lettres à ses proches ; l’œuvre n’est convoquée, et
rarement, que pour corroborer un aspect de la personnalité de l’homme.
En outre, le biographe a adopté une perspective cavalière, ou de conven-
tion, permettant de distinguer l’articulation des diverses parties du cas à
l’étude. Il n’y a pas de chapitres ou de divisions dans ce livre, qui se pré-
sente plutôt comme le développement d’une intuition globale qui sait
où elle va et qui y va avec assurance, comme en font foi les fréquentes
indications de régie qui jalonnent le texte. On n’y relèvera que deux
césures explicites qui permettent alors de distinguer trois mouvements
dans la pensée sartrienne : la remontée vers le choix originel de Baude-
laire ; l’examen des conduites qui découlent de ce choix originel ; l’inter-
dépendance de ces diverses conduites. L’auteur a cherché à revivre de
l’intérieur la pénible expérience d’un échec existentiel, ce qui correspond
à la démarche caractéristique de l’essai. De plus, c’est pour s’éclairer soi-
même sur sa propre aventure de la liberté que Sartre s’est interrogé, avec
une si intense curiosité, sur l’aventure de cet être exceptionnel, comme
86
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

il le fera aussi, d’ailleurs, dans le cas de Flaubert : encore une fois, nous
sommes bien au cœur de l’entreprise littéraire de l’essai.
Baudelaire, comme Rimbaud et bien d’autres écrivains, occupe, dans
le haut lieu de la littérature, une niche sacrée, ce qui tendrait à faire de
lui un être intouchable. Mais Sartre ne l’entend pas ainsi. À ses yeux, leur
statut de personnes illustres ne les exclut pas de la condition humaine,
et on a bien le droit de s’interroger sur la qualité de leur vie. Dans le cas
de Baudelaire, l’auteur, pur cérébral à la dialectique brillante, s’adonne
froidement à une dissection méticuleuse, impitoyable aussi, de l’aven-
ture d’une liberté qui sert de repoussoir à sa philosophie de l’existence ;
Sartre se comporte comme le thérapeute de cette psychanalyse existen-
tielle qu’il a explicitée dans L’Être et le néant et à laquelle il s’est lui-même
plié comme à une indispensable ascèse.
Pour Sartre, la condition humaine, ou mieux la « situation » où nous
sommes jetés en naissant dans cette vie contingente et amorphe n’est
qu’un en-soi absurde auquel il faut absolument s’opposer si on prétend
atteindre à une liberté « authentique ». Il faut se faire soi-même, ne se
tenir que de soi, s’afranchir de l’assujettissement à des ins préétablies
pour « s’engager » dans un projet » tout à fait personnel d’existence.
L’existentialisme sartrien est avant tout une philosophie de la liberté,
une liberté totalement assumée envers et contre tout, et sans cesse à
réairmer face à la toujours résurgente facticité de l’être. Il importe tout
particulièrement de se choisir contre les déterminismes de la parentèle
(Baudelaire est certes visé ici, mais Sartre a dû lui aussi essuyer cette
épreuve, comme en témoigne son autobiographie Les Mots). Bref, il
s’agit d’une démarche primordiale que Sartre réitère vigoureusement
dans la toute dernière phrase de son Baudelaire : « le choix libre que
l’homme fait de soi-même s’identiie absolument avec ce qu’on appelle
sa destinée » (p. 245).
Or Baudelaire a pris en tout le contre-pied de cette éthique existen-
tialiste fondamentale. Tout en regimbant comme un enfant boudeur, il a
choisi sa vie durant de se soumettre à l’autorité des siens ; il a assumé plei-
nement leur déinition du Bien et du Mal ; sa vie n’aura été qu’une lente
décomposition, vécue dans la douleur, mais de propos délibéré. L’inven-
taire implacable de ces multiples conduites d’échec dure tout un livre. On
ne peut toutefois réfuter le propos de Sartre comme on le ferait de l’ar-
gumentation d’une prose d’idées quelconque. Ce Baudelaire est, en efet,
un essai biographique, et Sartre pourrait à bon droit rétorquer, comme
l’a déjà fait l’essayiste québécois Pierre Vadeboncoeur : « J’ai vu ce que
87
Les nouvelles écritures biographiques

j’ai vu »35. La seule façon de mettre en cause un essai, cette littérature de


l’éprouvé, serait d’y répondre par un autre essai.
Je m’interrogerai surtout sur la conception d’une étonnante raideur
que s’est faite Sartre de la littérature, de la poésie surtout, laquelle me
paraît l’efet d’une grande désillusion, de cette désacralisation de la litté-
rature qu’il a vécue. Contre Sartre, je serais porté à invoquer une dialec-
tique qui pourrait s’appliquer à nombre d’écrivains et d’artistes : échec
existentiel – réussite artistique. C’est éminemment vrai de Baudelaire et
de Romain Gary. Ce bonheur esthétique, suscité par l’art, n’est pas le fruit
d’une œuvre « engagée ». D’après Sartre, Baudelaire aurait dilapidé sa vie
dans une perverse recherche de la douleur – amer constat qu’il aura néan-
moins énoncé avec un remarquable bonheur d’expression :
[…]  par cette attention qu’il porte sans repos à l’écoulement de ses
humeurs, il commence à devenir pour nous Charles Baudelaire. L’atti-
tude originelle de Baudelaire est celle d’un homme penché. Penché sur
soi, comme Narcisse. (p. 26)

Anne Hébert, par exemple, ne serait pas du tout d’accord, elle qui
cite d’abord Camus avant de conclure magniiquement son essai intitulé
« Poésie, solitude rompue » :
Mais Camus n’a-t-il pas dit : « Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou
abîme, s’il parle, s’il raisonne, s’il écrit surtout, aussitôt le frère nous tend
la main, l’arbre est justiié, l’amour né. Une littérature désespérée est une
contradiction dans les termes ».

Et l’essayiste d’enchaîner :
Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut qui vient de toute
parole juste, vécue et exprimée. Je crois à la solitude rompue comme du
pain par la poésie.36

Les textes de Nancy Huston et de Jean-Paul Sartre nous auront ainsi


permis de voir à l’œuvre la subjectivité envahissante de l’essayiste face à la
démarche plus méthodique, en principe, du biographe de carrière. Pour-
tant, on ne doit pas se hâter de conclure que, perdant en objectivité, ce
discours personnel perd du même coup en vérité. Il engage au contraire
la pleine responsabilité de l’énonciateur pour qui désormais se produit un
dépassement de la formulation correcte ou même élégante en direction

35. P. Vadeboncoeur, « Postface », Liberté, no 126, novembre-décembre 1979, p. 60.


36. A. Hébert, « Poésie, solitude rompue » (1958), Œuvres poétiques, 1950-1990, Montréal, Bor-
dal/Seuil, 1992, p. 63.

88
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique

d’une écriture devenue exigence vitale. Un tel investissement dans son


propos n’aurait-il pas un poids de vérité au moins égal à celui du langage
réservé d’une biographie dans les formes ? Même fondées sur un contact
personnel, les assertions de l’essayiste restent objectivement valables dans
la mesure où elles rendent manifestes des aspects éclairants de la person-
nalité du biographié. Terminons par le témoignage de Nancy Huston :
Plusieurs de ses proches […] m’ont dit avoir eu la sensation presque hal-
lucinatoire de reconnaître, dans les pages de mon Tombeau, le Gary qu’ils
avaient fréquenté pendant de longues années.37

37. Passions d’Annie Leclerc, déjà cité, p. 17-18.

89
Éric dayre

g
Pour en inir avec le personnage
biographique : Jean-Paul Sartre,
Gertrude Stein, Philippe Beck

Dans les Écritures, par conséquent,


et les faits et les personnes doivent
nécessairement avoir une double
signiication, une application passée
et future, temporaire et perpétuelle,
particulière et universelle. Ils doivent
être à la fois des Portraits et des Idéaux.
S.T. Coleridge, Le Manuel de l’homme
d’État.

Vous êtes rattaché aux hommes par ce qui


vous isole. Finalement, seuls les hommes
solitaires peuvent un jour se rencontrer.
Michel Foucault, Lettre à Rolf Italiaander.

« Quel reste pour l’homme ? »

Une biographie peut-elle ne pas toucher fatalement à des questions


d’ordre général ; ou si elle parle d’une vie singulière, qu’est-ce qu’une
singularité intéressante ? Le « personnel », en quoi est-il « général » ? Com-
ment poser la question d’une biographie qui irait plus loin que l’histoire
de la seule personne et échapperait à la mise en histoire plus ou moins
romanesque d’un personnage biographique ? Cette problématique n’a
jamais été absente des « vies littéraires » (Coleridge y pensait déjà dans sa
91
Les nouvelles écritures biographiques

Biographia literaria, et Augustin, dans le souci radical de ce qui n’est pas


soi, à l’inverse de ce que Jean-Jacques tentera dans ses Confessions). L’ar-
ticulation du particulier et du général est une question biographique, car
la biographie cherche la place d’un nom parmi les nombres, et l’intérêt
qu’une vie présente.
La biographie, à l’origine, n’est pas séparable de certains textes fonda-
mentaux : les Vies de Plutarque, avec leurs épisodes et rélexions morales,
leurs ancrages philosophiques et leurs visées exemplaires, et les illustra-
tions d’histoires. L’idée antique d’une vie est d’emblée celle d’une vie
« exemplaire », et c’est sur cette exemplarité que s’est grefée la dimen-
sion hagiographique, puis ses déploiements théologiques : les Confessions
d’Augustin à l’origine de l’autobiographie, les vies des saints que l’on peut
considérer comme les premières biographies. Ce complexe confessionnel
(indissociable de la louange du Dieu chrétien et de la mise en intrigue de
sa postérité dans la vie sainte) repassera dans la dimension plus large de
la prose biographique grefée sur le genre de l’essai à partir du xvie siècle.
Pour célébrer un nom, la biographie limite la déploration, mais sait-elle
limiter la louange, échapper à « la méthode hagiographique, plaie des bio-
graphies littéraires et historiques »1 ?
Pour autant, l’ordre biographique n’a jamais fait l’économie de la ques-
tion du genre littéraire qui lui conviendrait, ni l’économie de la mort de
l’homme, ni celle d’un rapport obscur à la mort de Dieu. Toute biogra-
phie met au tombeau le biographié qu’accompagne l’auteur. Complice
et témoin d’une naissance et d’une mort, elle contient un rituel d’écri-
ture qui consiste à faire revivre un fantôme ou un esprit, et elle s’eforce
de cacher la déploration qui la hante – telle qu’elle vibrait fondamenta-
lement dès Qohélét – :
La question naît et on ne peut plus l’étoufer. À l’airmation dogmatique
succède l’haletante interrogation.

Elle s’accroche d’abord à l’homme qu’elle enveloppe d’un frémissement


personnel :

Qui l’atteindrait… (VII, 24)


Qui pourrait dire ?… (X, 14)
Pour qui ma peine… (IV, 8)
Qui sait… (VI, 12)

1. A. Thibaudet, Rélexions sur la littérature, Paris, Gallimard (Quarto), 2007, p. 257.

92
Pour en inir avec le personnage biographique

Puis elle se blottit dans l’impersonnelle chose et se loge au début du texte


comme un prélude dont le thème revient à rythme régulier :

Quel reste pour l’homme ? (I, 3), (II, 9), (V, 15), (VI, 8).2

« Quel reste pour l’homme ? » me semble être la question déterminante


de la biographie. La biographie a trouvé son champ entre la méthode libre
d’une essayistique et la contrainte « sacrée », héritée et imposée, qui lui
demande de produire un discours à vocation exemplaire. Au bord de l’in-
terrogation sacrée, entre « l’essai » et le « sermon », entre la vie et le monu-
ment, entre la in de la vie et l’idée ou le désir de rédemption. Face à cette
contrainte originelle, à ce pathos de la biographie, avons-nous découvert
une nouvelle « posture épistémologique » ?
Si la biographie est pour les Modernes le champ d’une enquête his-
torienne, c’est parce qu’elle vient interroger le rapport à l’idée plus
ancienne d’une confession inévitable dans toutes les tentatives de dire
les histoires humaines à côté des histoires divines. D’une « Vie » autrefois
romantiquement appelée biographia literaria par Coleridge, ne peut-
on dire que ce qui apparaît encore, c’est l’idée que la iction exacte en
est impossible, ou plus exactement que vivre, c’est nécessairement par-
ler sans mettre en forme préalablement le chaos qui nous constitue ? Les
analyses contemporaines de la question biographique peuvent ou doi-
vent être confrontées aux problèmes que posent aujourd’hui l’écriture,
multiplement active, « dissimilante », dés-assimilante, très stratégique et
parfois contradictoire, du témoignage. Parler ain de mettre en forme
le chaos d’une vie d’homme, cela contient forcément un paradoxe, une
part d’invraisemblable, une part d’épistémologie impertinente. Autre-
ment dit, et pour suivre Maurice Blanchot, l’impossibilité de la biogra-
phie accompagne l’impossibilité du roman et réairme l’impossibilité
d’accéder à la continuité de l’expérience que le roman devait construire
visiblement, mais à laquelle il a dû (très rapidement) renoncer. Une bio-
graphie nouvelle est donc au moins consciente de son rapport au dis-
continu de l’expérience, et de son rapport à l’écart qui s’efectue entre
la personne vivante et l’expérience vivable. Le vivable est toujours plus
grand que le vécu, et l’expérience potentielle, si elle réoriente sans cesse
celui qui traverse une expérience vécue, est aussi l’objet de la recherche
et de l’écriture biographiques.

2. A. Neher, Notes sur Qohélét, Paris, Minuit (Aleph), 1994, p. 24 (je souligne).

93
Les nouvelles écritures biographiques

Comment une biographie pose-t-elle cette question ? Peut-on pen-


ser une biographie qui ne serait pas en quelque degré toujours une uto-
pie biographique ? Quel est l’objet réel de la biographie ? Une biographie
implique l’élucidation concomitante de l’objet biographié et de l’écriture
biographique ou biographiante. Un évangile a pu fonctionner sur la célé-
bration d’un grand absent rendu présent par ce qu’on dit et redit à propos
de sa grandeur, et dont la personne est ainsi incarnée à l’inini, comme
une absence rendue présente dès qu’on nomme et raconte. La personne
biographique classique a donc pu tirer son omniprésence, et en quelque
manière sa force et son empire, de cette astuce évangélique. Mais pour
dire une vie nouvelle ou une manière moderne de vivre, en dehors du
triomphe du modèle de l’apothéose christique, pour dire ce « reste » de
l’homme tout en restant soucieux d’une « gloire » possible, il faut encore
apprendre à dire autrement la vie limitée, hors-évangile, hors-présence,
sans la personne incarnée, en dehors du Personnage-Trinité.
Diverses solutions ou retraductions du biographème ont été pos-
sibles : le neutre (Blanchot, Barthes), l’anecdote mallarméenne, l’omnéité
de l’échange et la biographie à deux fois une voix qui s’appelle « autobio-
graphie » chez Gertrude Stein. Plus récemment on pense à la notion de
l’« impersonnage biographique », comme le suggère le titre de la biogra-
phie du poète contemporain Philippe Beck, « monographie dialoguée »
écrite sous la forme d’une rencontre avec Gérard Tessier3. Cet entretien,
dit la quatrième de couverture,
révèle l’existence impersonnelle de Beck, la prose du monde y fonde la
vie comme expérience du sens ou du poème. Autobiographie et enfance,
musique et littérature, poésie lyrique et poésie didactique, description et
réalisme, poésie et philosophie, roman et journal sont renoués ici. Mais
l’existence impersonnelle n’est pas seulement un thème. Le livre lui-même
est une façon d’apparaître à la fois impersonnelle et singulière.

Cette biographie désigne son objet comme un « impersonnel singulier »


en le rapportant à l’écriture poétique. Cet impersonnel singulier implique
un « im-personnage », terme qui pose la question du personnage biogra-
phique dont nous verrons ici deux traitements préalables chez Gertrude
Stein et Jean-Paul Sartre. Chez Beck, la réponse au problème identitaire
potentiellement narcissique, ou archi-lyrique, de la biographie est donnée
par la igure conceptuelle de l’« impersonnage ». Chez Stein, la réponse

3. P. Beck et G. Tessier, Beck, l’impersonnage, Paris, Argol (Les Singuliers), 2006.

94
Pour en inir avec le personnage biographique

passait par la généralisation de l’échange des personnes et des voix. Ces


deux réponses impliquent d’une manière décisive une pensée de la poésie
à l’intérieur de la littérature générale, se distinguant dans son rythme de la
prose biographique « normale ». Le sujet de la biographie, en un mot ou
formule aussi simple qu’il est possible à ce stade, c’est le poème-imperson-
nage doté d’un nom propre. Alors le biographique ne vise plus uniquement
l’accomplissement de la vie vraisemblable du biographié. Il ne s’agit plus
d’assister – à longueur de pages de biographies à l’américaine, détaillées,
exhaustives, monumentales et indigestes – à l’efarante conversion du vivre
en pavé de vraisemblance, ni à la conversion plus ou moins discrète du bio-
graphe en hagiographe de sa propre rigueur d’historien ou d’enquêteur
scientiique. Il s’agit plutôt de considérer que la vie est aussi l’expérience
d’une certaine poésie.

Jean-Paul Sartre : Flaubert ou le style en personne

L’Idiot de la famille4 a construit un théâtre biographique où le personna-


lisme, c’est-à-dire une certaine manière de dire et de viser la personnalité
profonde et fondamentale du biographié, a montré comment il s’épuisait.
La tentative de Sartre est exemplaire du sens que revêtait à la in du siècle
dernier le projet biographique d’un écrivain de philosophie fasciné par un
écrivain de littérature. C’est l’exemple même d’une biographie philoso-
phique qui construit son personnage d’écrivain littéraire et qui rencontre
par ce biais les exigences du va-et-vient entre le discours universel et le
discours singulier. Sartre fera très vite des contradictions du projet poé-
tique de L’Idiot sa question. C’est en cela que ce texte monumental est
particulièrement précieux, et qu’on serait avisé de le considérer comme
un témoin privilégié des problèmes rélexifs que le genre a posés.
L’Idiot de la famille illustre l’impasse épistémologique dans laquelle
la biographie « existentielle » peut tomber. La Daseinsanalyse sartrienne
y tente une fois encore d’opérer un retour au fondement de la person-
nalité, de retrouver la puissance de l’idiotie en une forme de idélité au
Poulou silencieux des Mots et au Roquentin de La Nausée. Sartre cherche
l’idiotès dans la famille des hommes, celui qui ne parle pas mais qui écrit :
la grande igure de l’écrivain-Flaubert, preuve du nécessaire silence, du
silence éloquent et bio-graphique de l’entreprise littéraire de Flaubert, et

4. J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard (Bibliothèque de Philosophie), 1971.

95
Les nouvelles écritures biographiques

preuve encore de l’utilité et de l’importance de l’entreprise biographique


de Sartre, en tant qu’elle poursuit la recherche de « Qu’est-ce que la litté-
rature ? ». Il s’agit en somme de retrouver le mouvement d’un mutisme
qui a rendu, et rend l’écriture possible et nécessaire.
Le titre de cette biographie renvoie à l’écrivain en général : celui qui ne
possède pas les mots de la famille bourgeoise, le familier redevenu inadmis-
sible dans le monde bourgeois, l’infamilier, et en même temps l’individu
précis « Gustave », qui sait bien se taire et faire taire ce monde ain de mieux
se faire entendre dans le monde public de l’œuvre, en ce lieu où la famille
est remplacée par l’art. L’idiotie impose le style juste de la parole muette.
Le silence dans la famille des mots propose sa lettre inadmissible en créant
un texte littéraire dont la force critique assurera le triomphe de l’œuvre de
Flaubert, puis celui de son biographe « Sartre ». Le style dévastateur de cet
idiot qui devient l’écrivain du siècle contient pour Sartre l’enjeu mystique
du silence et de la littérature. Pour Sartre, plus que Baudelaire, Flaubert est
le dernier personnage mystique qui aura réussi à s’imposer dans la moder-
nité politique. La biographie ne saurait longtemps cacher les efets de cette
béance mystique. Sartre écrit donc des milliers de pages et y poursuit ce
qui était, dans Les Mots, la tentative de comprendre sa fascination pour la
littérature. Sartre dit (de manière à peine dissimulée) que la biographie de
Flaubert (c’est-à-dire, en même temps, l’autobiographie de Sartre à l’inté-
rieur de cette biographie) est toujours une manière de poser l’exception
« Sartre-Flaubert » en dehors des clichés habituellement proposés dans la
biographie d’écrivain. Douglas Collins a montré que Sartre réalise ce que
Roquentin dans La Nausée n’avait pu efectuer : introduire la igure de
son propre destin d’écrivain5. L’Idiot est donc la suite des Mots, mais cette
suite n’a plus besoin d’être narrée, constatée, ni écrite ou achevée par son
auteur ; elle est devenue une conclusion objective en quelque sorte. Sartre
lui-même, évoquant les trois premiers tomes de L’Idiot de la famille, l’an-
nonçait dans Situations : « […] quelqu’un d’autre pourrait écrire le qua-
trième à partir des trois que j’ai écrits »6.
Cette réponse peut être lue comme la conclusion exacte du projet poé-
tique de L’Idiot, cette œuvre projetant ou fantasmant une objectivité par-
tagée par laquelle Sartre va laisser à l’évidence de la vie de « Flaubert » la
charge de conclure son œuvre et sa vie à lui, « Sartre ». Sartre vise, comme

5. D. Collins, Sartre as Biographer, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1980.


6. J.-P. Sartre, « Autoportrait à 70 ans », Situations X, Paris, Gallimard, NRF (Collection
Blanche), 1976, p. 151.

96
Pour en inir avec le personnage biographique

son maître Flaubert, une œuvre imparable et un style impersonnel du


constat sans appel qui donne à l’écriture son statut suprême.
Il faut faire ici une distinction entre impersonnalité et objectivité. La
biographie sartrienne est coniée à l’objectivité laubertienne, mais de ce fait
elle devient elle aussi interminable, parce que l’objectivité, et c’est en parti-
culier la leçon de Bouvard et Pécuchet, est un chaos inépuisable. Bouvard et
Pécuchet racontait une entreprise interminable, pragmatique et absurde, qui
concentrait symboliquement le projet d’écriture de Flaubert. Cet ouvrage
peut être lu en efet comme la mise en abyme d’une démarche de biogra-
phie croisée, Bouvard écrivant la bio de Pécuchet pendant que ce dernier
compose la bio de son vis-à-vis, doublure en idiotie, au moment même où
tous deux croient chercher de concert un discours panoptique et une ency-
clopédie des choses et des savoirs modernes. On peut ainsi penser que le
fantasme de ce discours universaliste caractérise également le lieu ridicule et
impossible de la science ou du genre de la biographie exhaustive de tout ce
qui est et de tous ceux qui sont. Bouvard et Pécuchet, comme deux idiots
de la famille universelle, forment un texte ironique qu’il faudrait lire comme
deux biographies croisées d’inventeurs en miroir, auteurs et personnages de
leur histoire double. Depuis le banc du Boulevard Bourdon, cette biogra-
phie croisée dit le cercle névrotique que parcourt l’entreprise biographique
cherchant l’objectivité en un cercle vicieux paradoxalement narcissique.
D’où l’insistance avec laquelle Sartre a voulu marquer les lignes de
rupture à l’intérieur de son objet. À Michel Sicard qui lui faisait obser-
ver que son ouvrage était écrit avec style, et que le style y était parfois
outrancier, Sartre répondait :
Je pense surtout que ça me donnait plus de temps. [Dans l’essai philoso-
phique] il faut écrire les unes derrière les autres des phrases dont chacune
dit un peu de vérité, la suivante dit un peu davantage, etc. [...]. Je n’ai pas
voulu faire de mon livre un essai philosophique classique, avec des cha-
pitres ordonnés allant vers une in bien précise – je laisse ça aux profes-
seurs de philosophie. J’ai voulu faire une chose : j’ai voulu essayer de res-
tituer la vie d’un homme – d’un homme mort […]. [J]e n’ai jamais voulu
développer une thèse dont l’essentiel m’aurait conduit hors de Flaubert.
Et, par conséquent « Flaubert » n’était pas un exemple de la thèse que j’ex-
primais – […] ça aurait été lui ôter toute opacité et toute vérité – mais
c’était plutôt une expression de la thèse.7

7. M. Sicard, « Conversation entre Beauvoir et Sartre », 1979, repris dans Essais sur Sartre,
Paris, Galilée, 1989, p. 41-55.

97
Les nouvelles écritures biographiques

Donc Flaubert ne demande pas qu’on soutienne une « thèse » sur


sa vie ; et pour lui être idèle, pour être « dans » Flaubert, Sartre doit
d’emblée sortir de la position philosophique. En revanche, il doit poser
la question de la vie restituée dans un « style Flaubert », et interroger le
style sans thèse (le style « sartro-laubertien ») qu’il a choisi pour écrire
L’Idiot. Je dis « style » au sens où ce terme s’approche ici de la question
de la respiration vitale (« ça me donnait plus de temps »), de la valeur
bio-logique (« restituer la vie ») de l’écriture comme telle. Lorsque Sicard
demandait ensuite à Sartre « est-ce que le style n’est pas le moteur de
cette vérité ? », Sartre ne répondait pas directement :
Je ne pense pas. Il fallait que ce fût écrit en efet, pour que des vérités
apparaissent : il s’agit bien de vérités écrites. Mais là se posent de drôles de
problèmes, parce que ça pose le problème de l’objectif et du subjectif. Un
style est toujours l’un et l’autre : il est objectif dans la mesure où le livre
est écrit, il est subjectif dans la mesure où il est travaillé et conduit à cette
conception de la vérité. Par conséquent, on ne sait pas, dans la mesure
où on fait du style, si le moindre mot ne s’écarte pas de ce que l’on veut
dire et de la vérité. À ce niveau, il faut interroger en somme la subjecti-
vité – qui échappe toujours – pour savoir si le style n’a pas été une échap-
pée qui s’est écartée de Flaubert pour aller plus loin (ou moins loin) ou si
vraiment le style a collé à son objet.8

Notons que Sartre relativise « la vérité » en « des vérités », et précise


en outre des vérités « écrites ». La question du « drôle de problème » qui
s’appelle « style » est centrale dans la mesure où il s’agit d’y ressaisir une
existence, de la saisir à partir de la subjectivité ou d’un style qui peut ne
pas garantir l’objectivité. De ceci, on retient en creux que le style a peut-
être acquis une existence propre face à la subjectivité – plus que, moins
que, ailleurs que dans la personne Flaubert, ou dans l’adhésion directe
à Flaubert. C’est d’ailleurs cet écart qui permet de faire une diférence
entre le statut de la vérité et le statut de l’objectivité. L’un ne recouvre
pas exactement l’autre. Il y a aussi une vérité dans la subjectivité. Le dis-
cours biographique est alors précisément suspendu à cette possible auto-
nomie idéale et géniale d’un style.
En revanche, et malgré la méiance du biographe envers sa propre sub-
jectivité, ce que fait le « style-Sartre » du style ou de l’homme « Flaubert »
peut se laisser décrire. Il est possible de décrire les procédures stylistiques
qui permettent à Sartre de « coller » au style de « l’homme mort » : phrases

8. Ibid.

98
Pour en inir avec le personnage biographique

inventées ou avérées de Flaubert écrites au style indirect libre, usage d’un


brouillage constant en style indirect libre inspiré de la phénoménologie,
superposition des voix du biographe et du biographié, des commentaires
premiers et seconds, sentences à tonalité biblique, provocations inven-
tées : « […] tu me déréalises, fort bien, je serai le fou » adressé au père, et
qui prend une dimension décisive. Disant Flaubert, Sartre imagine l’excès
de son modèle : « Je suis trop petit pour moi »9, sa manière de mener à un
renversement absolu de l’impératif : « tu dois » devenant « tu dois donc
tu ne peux pas », où se révèle le conlit de celui qui doit et de celui qui
agit, de ces deux « moi » qui se confrontent ici dans une gigantomachie
des styles – d’un côté le style du jugement, de la rélexion et du commen-
taire, le style clair du savoir éthique supposé, et de l’autre le style décisif
de l’action contournée, des atermoiements, des refus, des actes manqués
et pourtant indéniables, lesquels font un écrivain plus qu’un philosophe,
et gagnent in ine la sympathie de Sartre (au nom paradoxalement d’une
vérité placée sous le signe de « l’inini », terme qui sera répété trois fois
dans la suite) et l’espace du style subjectif où « les objectives vérités » ne
cessent de se défaire et de ne plus se correspondre.
Sartre a fait de cette lutte des deux « moi » un motif poétique et un
thème :
[…] ces deux moi lui apparaissent à la fois comme ce qu’il devrait être
– ordres de fer donnés, rigides, donnés à une amibe poussant en vain, n’im-
porte où ses protoplasmes indécis – et comme ce qu’il est éminemment, le
vécu quotidien n’étant qu’un mirage confus à moins que ce ne soit, malé-
diction suprême, l’incarcération d’une puissance superbe dans le corps sans
poil et sans carapace d’un animal mou […]. Gustave est le Maudit ; il est
Satan, ou tout au moins, ce superbe Caïn qui buta son frère sous l’œil du
père éternel ; il ressent l’abominable abandon où Dieu le laisse ; en lui l’in-
ini regret est bien l’inini regret, et son orgueil, rendant coup pour coup
au créateur, a choisi l’enfer par la désespérance. Voilà ce qu’il est mais qui ne
lui apparaît que sous la forme d’un devoir-être : quelque part dans l’abîme
de l’inini, le Damné magniique se tord de douleur et son soule « épou-
vante Jéhovah ». La nouvelle en est communiquée à Gustave le quotidien, ce
grand garçon au beau visage buté qui rit en se regardant dans les glaces, sous
forme d’impératifs parfaitement réguliers mais fondés sur cette diabolique
inversion du principe kantien : « Tu dois donc tu ne peux pas ». (I, p. 571)

Sartre pense à une igure plus grande que les autres, non seulement
au Satan sublime, au paria dialoguant avec Dieu dans la tête de Flaubert,

9. L’Idiot de la famille, déjà cité, I, p. 570.

99
Les nouvelles écritures biographiques

comme dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier (mais en plus hugo-


lien). Dans cette coniguration décisive, c’est par l’animation d’un dialogue
avec l’ennemi intérieur que Sartre montre comment Flaubert s’éprouve
lui-même et plonge dans le drame de la ressemblance à soi. C’est égale-
ment en introduisant le vertige dans la ressemblance avec un Flaubert
souhaitant dissembler de ce lui-même quotidien que Sartre reconnaît sa
propre igure d’écrivain-biographe. Le dialogue biographiant est essen-
tiellement étrange et inquiet. C’est un point essentiel que nous retrou-
verons chez Stein et chez Beck.
S’il s’agit pour Sartre de trouver la puissance qui habite le biographe
et le biographié, ce « corps sans poil et sans carapace d’un animal mou » de
« Flaubert » ou d’un autre « Roquentin », comment y parvient-il ? Par une
gigantomachie des styles sans personne, en un combat qui a lieu non pas
en l’absence des personnes, mais dans ce qui annule, « néantise », dissout les
seules personnes en les ramenant au point où les velléités et les puissances
des pulsions d’écrire rencontrent et recréent un corps auparavant mou et
informe. Flaubert au miroir se heurte à un corps d’auteur, et Sartre ren-
contre les corps conlictuels de Flaubert en même temps que son propre
conlit corporel d’auteur en une expérience déjà-vue 10. La rencontre de l’au-
teur comme corps proprement littéraire et érigé sur l’animal dans la gigan-
tomachie stylistique, place dans la biographie sartrienne ce qu’on pourrait
appeler un drame sacré du style. La caractérisation stylistique – hyper-per-
sonnelle – se fait au-delà des personnages objectifs auxquels le biographe
voudrait se restreindre ain de se décrire lui-même, de comprendre son bio-
graphié successivement comme amibe, protoplasme, corps mou, Maudit,
Satan, Caïn, Damné, homme quotidien, grand garçon au beau visage buté,
et de le saisir face au personnage de philosophe, de ils hypothétique, d’écri-
vain, de biographe, d’autobiographe qu’il est lui-même également – autant
de personae, de masques et de personnages livresques sans cesse démasqués
et mis à distance, menacés qu’ils sont par l’horizon toujours plus élevé d’un
style qui suscite et fait taire les personnages qu’il élève et eface tour à tour
dans le même temps du revers de sa main surpuissante.
Si l’on peut parler ici d’une invention de la biographie, elle se fait en se

10. Voir par exemple, Les Mots, Paris, Gallimard (Folio), p. 125 : « Puis je me dédoublai. […]
Auteur, le héros c’était encore moi, je projetais en lui mes rêves épiques. Nous étions
deux pourtant : il ne portait pas mon nom et je ne parlais de lui qu’à la troisième per-
sonne. Au lieu de lui prêter mes gestes, je lui façonnais un corps que je prétendis voir.
Cette “distanciation” soudaine aurait pu m’efrayer ; elle me charma ; je me réjouis d’être
lui sans qu’il fut tout à fait moi. »

100
Pour en inir avec le personnage biographique

promettant toujours un style silencieux, un style qui est propre à la per-


sonne faisant désormais silence, un fantôme non plus idiot, mais supérieu-
rement silencieux en efet, sublimement idiotès dans la parole où Poulou
va inir par se rejoindre en Gustave, dans la igure sans in du grand écrit
biographié. Mais le « personnage » biographique ici, c’est d’abord l’appel
du grand style, la littérature elle-même.

Alice Stein et Gertrude Toklas,


l’échange poétique des biographies

Une biographie requiert deux personnes : un biographié et un biogra-


phiant. C’est une évidence, mais comme toutes les évidences, on peut en
jouer. Tous les couples ne sont pas « Bouvard et Pécuchet », ni « Sartre
et Flaubert ». Reprenons la question de la ressemblance, ou du miroir
biographique, diféremment, en partant du drame des échanges et des
rencontres, des merveilles de la banalité en quelque sorte, des per-
sonnes égales, d’une parole sachant ce qu’elle doit à la limite du silence,
et contrairement au Sartre de L’Idiot, à la initude même de son sujet.
Un silence dans le dialogue du biographe et du biographié rend
compte du lieu éthique où un style peut renvoyer à un autre style et où,
pour le dire simplement, il est possible qu’un homme parle d’un autre
homme, ou qu’une femme parle d’une femme, sans qu’il soit nécessaire
de lui faire jouer le rôle littéraire grandiose du mort ou de la morte. C’est
ici que je rencontre Gertrude Stein (et/ou Alice Toklas qui ne parle pas) :
comme la igure de celle qui fait amoureusement silence dans ce qu’elle
écrit parce qu’elle n’attribue pas au silence la vocation mystique de l’indi-
cible supérieur. Une autre famille de textes me semble donc exemplaire
de la question contemporaine de la biographie. Ce ne sont pas des biogra-
phies canoniques, mais des jeux textuels problématiques fondés sur l’idée
de la biographie et de l’autobiographie : L’Autobiographie d’Alice B. Toklas
(1933), et L’Autobiographie de tout le monde (1937) de Gertrude Stein.
Les « autobiographies » de Stein s’insèrent dans le genre, mais ne le
laissent pas intact. Car si Stein y fait parler « Alice B. Toklas », elle dit aussi
ce qu’il en est réellement et que nous apprenons dans les dernières lignes,
à savoir que c’est elle, Stein, qui s’est substituée à Toklas, comme Daniel
Defoe s’était substitué à Robinson Crusoé11. Stein écrit l’autobiographie

11. G. Stein, The Autobiography of Alice B. Toklas (1933), Harmondsworth, Penguin (Twen-
tieth Century Classics), 1966, p. 272.

101
Les nouvelles écritures biographiques

d’Alice en style simple, pour dire que c’est elle qui parle par la voix de
l’autre, ou plus exactement qu’elle conie l’autobiographie à l’autre qui
parle par sa voix (simple et néanmoins écrite), car Gertrude « intellectuelle
avant-gardiste » écrit en général pour ventriloquer du langage simple en
le rendant paradoxal, et c’est sa passion même. Cette ventriloquie donne
quelque chose de complexe et de spéculativement fécond. Ici, « personne »
ne parle, et « tout le monde » parle, mais il faut encore écrire pour le dire.
Ce qui ressort de ce jeu de face à face et de dédoublement consti-
tue un geste de subversion de la personne autobiographique en général,
et une intéressante pensée de la persona biographique de « Gertrude ».
Le partage traditionnel du « je » sur lequel l’autobiographie repose, c’est-
à-dire l’éclaircissement de soi, et le principe sur lequel la biographie se
fonde, c’est-à-dire l’exercice de lucidité sur l’autre, n’ont plus ici aucun sens
en dehors du partage opéré par l’autre, dans la rumeur, dans la voix de
l’autre. L’étrangèreté de la (sa) voix du même de l’autobiographie resur-
git dans la biographie et vice versa.
Le roman appelé en référence (le Robinson de Defoe) aura efective-
ment appris quelque chose au biographe : que l’autre est dans la seule
mesure où il est, en moi, l’Idea du jeu personnel à nouveau possible, non
pas un personnage isolé dans un « roman » de l’isolement, mais l’occasion
d’une « biographie » liée au dédoublement d’un particulier singularisé
dans une rencontre : l’Alice de Stein, le Robinson de Defoe, accentuant
encore l’efet de mise en abyme de cette idée dans l’île-littérature, le Ven-
dredi de Robinson, et ainsi de suite, l’autre de l’un, toujours. Rappelons
également le jeu steinien du roman qui s’épelle « i-dé-a » et qui s’inti-
tule Ida. « Ida » est la femme, le quasi-personnage de femme, qui aurait
pu ne pas naître ou aurait pu rester en puissance (c’est en des circons-
tances « existentielles » semblables que Sartre fait intervenir sa giganto-
machie stylistique sur le corps mou de « Flaubert »). Dans Ida ou dans
l’idée, actes et épisodes se succèdent d’une manière qui les dédouble :
par exemple, « partir » est un acte qui va être considéré comme le fait
« d’être ailleurs », c’est-à-dire comme ce qui permet de considérer le
fait « d’être ailleurs » comme l’acte second renvoyant de manière spec-
trale à l’acte qui l’a permis, et ainsi de suite. « Être ailleurs » spectralise
l’acte de « partir ».
Chaque épisode ou chaque acte est donc indéiniment susceptible
d’être dédoublé par le fantôme de l’acte qu’il expose, et inversement,
chaque état avéré, stase ou airmation d’existence relative à une personne
apparaîtra comme la trace fantomatique du mouvement constant d’un per-
102
Pour en inir avec le personnage biographique

sonnage virtuel qui n’est justement pas l’équivalent d’une personne stable.
C’est de ce rapport du présent à son fantôme absent, du rapport de la per-
sonne à sa persona indéiniment libre qu’il est fondamentalement ques-
tion dans l’autobiographie de Toklas par Stein. « Ida », comme « Alice »
ou comme « tout le monde », igure tout ce qui peut arriver dans ce qui
arrive, elle peut donc, tout au long du « roman » (auto-)biographique,
s’identiier à tout ce qui arrive et au monde entier. Elle fait le monde qui
potentialise le monde ; elle est d’ailleurs en train de faire le « tour » du
monde, et c’est pour cela qu’elle est absente. Elle est tout le monde et
tout le temps, et nous renvoie à l’idée steinienne de l’autobiographie de
tout le monde12. Il y a autobiographie de tout le monde, au sens où un
vivant résulte de (est le spectre de) ce qui a été un jour écrit : du nom qui
a été un jour écrit et dont il est l’ensemble des traces ou le « reste », pré-
cisément en une forme de réponse à la question de Qohélét.
Une personne est le fantôme du nom propre donné et l’idée de ce
qu’on écrit. Un vivant spectralise un nom écrit et donc un geste de nomi-
nation. Plaisir d’enfant typique. Donner des noms peuple le monde de
fantômes agissants. Divergence dispersante, l’autobiographie ininitisée
fonctionne grâce au spectre graphomane des autres vies susceptibles d’être
évoquées dans une vie. Cet hypergraphisme potentiel, cette vitalité inac-
tuelle et supplémentaire de l’autobiographie, c’est la voix de l’autre écri-
vant un bios, la vie de soi-même comme fantôme libre d’un autre, par et
pour un autre. Le « roman » (sous l’invocation de Defoe) et « l’autobio-
graphie » (sous la dictée du nom propre d’Alice Toklas) ne sont donc pas
l’écriture d’une vie tout uniment réelle, mais l’écriture du lapsus tempo-
rel qui dédouble le temps en acte et en retenue d’acte. Cette tenue de
l’autre, cette retenue du temps est également ce qui introduit les biblio-
thèques dans la vie, ce qui autorise le rapport à soi et une connaissance
de soi, et qui permet encore de savoir ce qu’on fait, de dire comment
on le fait et de s’entendre le dire. Elle permet un savoir des modes inis
et spéciiques de l’action qui concrétise, et de l’action qui abstrait puis-
samment le monde. Tenace, sobre et en même temps retenu, le style de
Stein est à l’opposé du style de l’emportement sartrien où le style a ini
par efacer l’autre à force de le généraliser. Stein insiste sur le rapport de
la construction et de la déconstruction du biographème, sur comment
cela est fait et écrit. Le souci ardent de la puissance dans l’acte impose

12. G. Stein, Everybody’s Autobiography, New York, Random House, 1937 ; traduction fran-
çaise par M.-F. de Paloméra, Autobiographie de tout le monde, Paris, Seuil (Points), 1989.

103
Les nouvelles écritures biographiques

une retenue et une tenue de la langue, un souci poétique de la puissance


d’écriture de Stein dans la voix d’Alice et un souci constant de l’oreille ou
du regard d’Alice dans la page de Gertrude. Ce souci de la puissance dans
l’acte, c’est tout le sens et toute la poésie de l’autobiographie steinienne.
Dans cette palingénésie de l’autre puissance en soi, palingénésie de
l’ethos comme poéticité, a-t-on encore besoin d’un vrai souvenir histo-
rique pour en écrire ?
Sartre pouvait rejeter l’objectivité en dehors du discours biographique ;
Stein pouvait, plus fondamentalement encore, se passer de la réalité du
souvenir subjectif et ne plus admettre la continuité de l’expérience, ni la
preuve de la continuité de soi-même ou du « self » (auto-)biographié13.
Que celle qui ne peut se souvenir de ce qu’elle était dans le passé soit
typiquement l’Américaine, cela n’est évidemment pas fortuit. L’autobio-
graphie d’une Américaine est problématique du fait de l’absence d’une
origine proprement désignable, absence qui constitue de fait la preuve de
l’américanité. La nationalité d’un « native born American » se détermine
par l’absence des papiers qui déterminent son identité (p. 168). L’impos-
sibilité de décliner son identité se traduit par la voix simple de Gertrude
Stein parlant comme on parle et parlant comme une autre. Déinition
a minima, a-nationale, impersonnelle et qui accompagne la déperson-
nalisation du biographe, du biographié, tout comme celle des signes de
nationalité et d’identité qu’ils sont censés posséder.
La question dynamique à laquelle s’attaque donc cette non-person-
nalité, ou l’ « américanité » sans identité, cet être-américain qui vaut pour
le « nouveau monde » ou pour le monde de la nouveauté du monde, c’est
la question de la charte auctorielle, de la carte d’identité, de la naissance,
du natif, du propre, dans le champ où ces termes agissent : c’est-à-dire le
champ politique de premier rang qu’est le nom propre. Le nom propre
étant ici la marque de l’impersonnalité moderne, nouvelle, interchan-
geable et désancrée – le mouvement de désancrage et d’échange perpé-
tuel des noms personnels devenus communs ou impersonnels désigne
chez Stein le mouvement du langage lui-même, tel qu’il a lieu réellement
dans le monde et tel que la prose de l’autobiographie l’accompagne, dans

13. Voir Everybody’s Autobiography : « […] that is really the trouble with an autobiogra-
phy you do not of course you do not really believe yourself why should you, you know
so well so very well that it is not yourself, it could not be yourself because you cannot
remember right and if you do not remember right it does not sound right and of course
it does not sound right because it is not right » (p. 68).

104
Pour en inir avec le personnage biographique

la pluralité des personnes et des dialogues agissant à l’intérieur du nom


propre cosmopolite.
Dans une biographie (ou dans une autobiographie « de tout le monde »
et, pourrait-on ajouter, une autobiographie de toutes les choses du monde),
il s’agit de parler des noms communs qui interviennent dans une per-
sonne singulière dotée d’un nom propre, laquelle est alors autre chose
qu’une singularité isolée, autre chose également qu’une simple et anonyme
dépersonnalisation dans l’horizon canonique de la vie biographique post
mortem. Un nom (auto-)biographié par Stein s’adresse à tous, et distin-
gue du remarquable dans le monde, dégage une politique stylistique des
choses non personnelles qui sont importantes à l’occasion de l’existence
temporelle d’une personne – personnes et choses devenant singulières et
puissantes à cette occasion.
Sartre choisissait de fonder la biographie sur le style sublime de la lit-
térature, ou de fonder la biographie en sublimité. Il extrayait la puissance
comme promesse d’un destin et d’une œuvre. Stein avait choisi de fon-
der l’autobiographie sur les jeux d’une nomination poétique amoureuse,
sobrement déconcertante, spectralisante, puissante et toujours réattri-
buable à une autre. Elle extrayait la puissance dans la forme d’un retrait
déconcertant parce qu’aussi universel. Il fallait comprendre que le person-
nage était d’abord un nom propre sans identité ixe, le résultat continué
de la puissance de nomination, le temps-sujet d’une puissance poétique
toujours déjà sans personne, sans encore personne. Incipit biographia !
recommence le da capo de la biographie paradoxale du nom propre ouvert
à tous et à tout le monde, cosmopolite.

L’impersonnage biographique beckien :


propositions pour une nouvelle poésie biographique

Le biographème est ce qui, dans tout discours sur un moment de vie,


renvoie à une histoire, à une intrigue, à un événement, à l’intérieur d’un
énoncé portant sur un nom propre. Ce nom propre a (ou a eu) une
existence historique, et c’est cette manifestation que l’on peut trop vite
confondre avec une « personne », avec le processus d’objectivation d’une
personne subjective ou avec la vérité de son expérience. Mais la gloire du
« sujet biographique », une gloire que nous pourrions déinir simplement
comme la manifestation ou sa manière de manifester une part de vérité,
ne requiert pas l’identiication ou l’identité précise du biographié en per-
105
Les nouvelles écritures biographiques

sonnage objectif, assumé et assumant cette gloire. L’intrigue biographique


dépasse, ou peut parfois dépasser le personnel biographié. La puissance
d’insu et l’intrigue de l’inadéquation sont des notions qui agissent à plus
d’un titre dans les rélexions contemporaines sur les rapports généraux
entre « vivre » et « écrire ».
On peut imaginer de repartir du point d’indétermination du sujet bio-
graphique. Cette idée était présente chez Sartre, qui signalait la néces-
sité d’« interroger en somme la subjectivité – qui échappe toujours », et,
diféremment, qui travaillait chez Stein l’efet d’une poétique ouverte de
l’échange en chiasme des biographies.
On peut dire d’une biographie ce que Rancière signale à propos du
sujet politique dont l’identité se construit comme un « entre-deux » et
« comporte toujours une identiication impossible, une identiication
qui ne peut être incarnée par ceux ou celles qui l’énoncent »14. Rancière
oppose d’ailleurs cette forme de subjectivation à la « logique policière »
qui réclame des identités ixes et des noms propres :
La logique de la subjectivation politique est aussi une hétérologie, une
logique de l’autre, selon trois déterminations de l’altérité. Premièrement,
elle n’est jamais la simple airmation d’une identité, elle est toujours en
même temps le déni d’une identité imposée par un autre, ixée par la
logique policière. La police veut en efet des noms « exacts », qui mar-
quent l’assignation des gens à leur place et à leur travail. La politique, elle
est afaire de noms « impropres », de misnomers qui articulent une faille et
manifestent un tort. Deuxièmement, elle est une démonstration, et une
démonstration suppose toujours un autre à qui elle s’adresse, même si cet
autre refuse la conséquence. Elle est la constitution d’un lieu commun,
même si ce n’est pas le lieu d’un dialogue ou d’une recherche de consen-
sus […]. Il n’y a pas de consensus, pas de communication sans dommage
[…]. (p. 122-124)

Si, en politique, cet autre du consensus prend la forme du conlit, en


littérature, écrit Rancière, il prend la forme d’une hétéronomie – par la pré-
sence d’un « il » à l’intérieur du dialogue entre « je » et « tu ». Dans la bio-
graphie et dans l’autobiographie, l’enjeu n’est dès lors pas tant la conquête
de soi que la conquête de ce « il » qui écrit la biographie, la recherche de
l’élément biographique actif. Parallèlement, dans la biographie, ce n’est
pas la maîtrise de l’histoire de l’autre, mais la recherche de cet autre « je »
qui crée ou qui écrit à l’intérieur de l’autre, c’est-à-dire, pour reprendre

14. J. Rancière, Aux bords du Politique, 1990, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2004, p. 119.

106
Pour en inir avec le personnage biographique

encore les mots de Rancière, « l’opération propre du texte, la conquête


de la position du je qui écrit, l’introduction d’un il dans le rapport de je
à je » (p. 193). Cette troisième personne biographique et biographiante,
qui ne manque jamais dans son retrait actif, on peut choisir, et c’est le
geste de Philippe Beck, de l’appeler « impersonnage » biographique, et
on peut le déinir comme « ce dispositif qui introduit l’hétéronomie dans
le je ». Rancière ajoute :
[…] ce trait d’hétéronomie n’est rien d’autre que le trait de l’égalité, cette
égalité qui vient toujours traverser la communauté clandestinement, parce
qu’elle n’a de place légitimée dans aucune distribution des corps en com-
munauté, qu’elle ne peut qu’y mettre, toujours ponctuellement, toujours
localement, des corps hors de leur place, hors de leur propre. […] L’im-
pératif catégorique qui s’expérimente là pourrait s’énoncer ainsi : agis tou-
jours de manière à mettre en même temps de la proximité et de la dis-
tance. Cela veut dire apprendre sans cesse à mesurer et à estimer, à recréer
à chaque instant ce proche et ce distant qui déinissent les intervalles de la
communauté égalitaire. […] Tenir à cette possibilité cela veut dire conti-
nuer à penser avec les spectres. (p. 201)

L’impératif catégorique de la proximité distante rejoue ainsi à sa


manière le « tu dois donc tu ne le peux pas » sartrien. À la biographie-
hagiographie, qui déinit la présence supérieure du biographié mort, s’op-
pose, en régime moderne, la spectralité égale, qui renvoie désormais au
caractère fantomatique, politique, et in ine poétique de tout biogra-
phème. Je prends l’hypothèse que le poème égalitaire d’une biographie
échappe à l’hagiographie, qu’il rabat l’utopie biographique sur la topique
véritable de la biographie, et en transforme l’impossibilité objective en
art de l’approche à distance. La force de spectralité de la présence est le
self, le soi, le soi-même : ce qu’on appelait autrefois l’individu en sa gloire.
En quoi peut-il y avoir une gloire des égalités, c’est-à-dire une poésie de
la possibilité de l’un en plus, légitimé dans son égalité, une gloire d’un
égal « en plus » parmi les autres égaux ? Notre époque est riche en bio-
graphies. Elle en a profondément le goût. Ce n’est évidemment pas for-
tuit. Le goût des lecteurs pour la biographie est intrinsèquement lié à la
fable démocratique qui dit indéiniment que la vie et le phrasé de chacun
peut, depuis son existence particulière et égale à toutes les autres, inté-
resser tout un chacun.
Une autre remarque de Jacques Rancière nous amène à un troisième
point : à l’évolution spéciiquement poétique de ce dialogue esquissé à
partir de Stein, de ce dialogue du « self » avec la spectralité qui lui impose
d’une part l’égalité, et d’autre part une dissemblance indéinie. Vaste sujet,
107
Les nouvelles écritures biographiques

sujet « ininiment supplémentaire », et donc essentiel en régime d’égalité.


Mais justement, Rancière aborde également la question de l’impersonna-
lité dans un essai sur les travaux de Beck. Il nous propose de lier à la ques-
tion de la poésie cette refente politique de l’égalité impersonnelle de soi
informant tout biographème, la poésie étant comprise comme la recherche
de l’impersonnel, comme la recherche du nom propre menée au nom de
l’impersonnel et comme l’écriture de ce qui rompt, trouble, impersonna-
lise et singularise une prose. Le calcul poétique du vers « mesure », « est
l’art de régler la proximité et la distance » entre la communication para-
doxale du biographème poétique et ce qui serait la simple communication
d’une information historique. Dans cette étude sur Beck, Rancière écrit :
L’espace de la poésie, c’est la grande nappe à l’inini des mots et des phrases
des poèmes, des mots et des phrases sur les poèmes
le point de départ
est un Sac impersonnel
sans arrière-boutique
là pour le justiier.
Rien à voir avec l’autotélisme dénoncé par les pleurnicheurs d’on ne sait
quel âge d’or ou la solidité de l’opinion publique rationnelle se serait engen-
drée dans l’aimable discussion des salons. Le poème qui parle du poème,
ce n’est pas le rapport mystique du même au même, c’est au contraire le
devenir autre de chacun des termes. Le langage est instrument et matière.
La matière est instrument, l’instrument-matière. L’univers des mots qui
se prête à ces altérations, ce n’est pas le miroir de Narcisse mais la grande
nappe impersonnelle où l’étranger est approprié et le propre déproprié
Car le corps
Excitant et excitable
Est étrangèrement personnel.15

Beck, l’impersonnage, pose donc la question du rapport entre la bio-


graphie et la poésie, entre la vie et la poésie, c’est-à-dire entre la « biogra-
phie d’une personne » et une biographie « étrangèrement personnelle »,
non pas au sens d’une étrangeté plus ou moins inquiétante à reconquérir
dans les faits de la vie, ou dans tel biographème, mais au sens où les faits
de vie sont l’« instrument-matière » de l’écriture, ou encore la « nappe
impersonnelle » – plus que la « page » – où « l’étranger est approprié et le
propre déproprié ».

15. J. Rancière, « Notes sur la bouphonie transcendantale », Il Particolare, nos 7/8, 2002,


p. 127-128.

108
Pour en inir avec le personnage biographique

La « monographie dialoguée » a pour titre « Beck [sans prénom – vir-


gule], l’impersonnage ». La relative sécheresse du titre pose une notion
face à un nom propre, remplace une biographie monographique par une
monographie dialogique. Le dialogue met face à face un nom propre et
un néologisme ou un mot-valise qui contient, sous la forme d’un jeu de
mots, une critique de la notion de personne ou de personnage, laquelle
est associée au nom propre par l’article déini qui l’introduit – celui-ci
et pas un autre – comme par l’efet d’une préconnaissance. Le « person-
nage » dans la iction du « roman » ou du récit « biographique », ou le
« nom » du biographié, est habituellement confondu avec la personne
réelle. Ici, il requiert l’invention poétique d’un « personnage imperson-
nel », d’un « personnage-livres » ou d’un « im-personnage » qui s’oppose
à (ou difère de) la représentation d’un individu comme personnage,
comme rôle, comme nom propre ou emploi explicitement consacré au
genre dans lequel il apparaît :
L’impersonnage est un élément scintillant dans un horizon impersonnel et
singulier. Il est inimitable, justement […]. [L]a teneur du moi est le non-
moi […]. En somme, la dramatique des relations entre les livres, c’est la
dramatique du non-moi, et des noms propres dans le Non-Moi. (p. 105)

Il y a dialogue ain qu’apparaissent les questions portant sur l’intérêt


d’une vie, et l’intérêt qu’il y a à vivre ce qu’elle vit, mais en se plaçant en
dehors de ce rôle marqué par la rigor mortis du même adéquat à soi. Par
conséquent, la biographie fait entendre son changement de forme, qu’elle
est de « forme » poétique ; mais en même temps, à l’intérieur de cette nou-
velle écriture biographique, la poésie elle-même envisage une nouvelle déi-
nition impersonnelle qui conduit également à la dépropriation de sa forme.
La biographie impersonnelle implique donc une redéinition du genre bio-
graphique et une redéinition de l’idiome poétique dans le sans-je qui leur
est nécessaire. Au-delà du geste de l’historien, le biographème impersonnel
implique la transversalité de la poésie et/ou de la philosophie : « J’appelle
philosophie/l’art d’être dans la poésie/forte impersonnalité »16.
La notion d’« impersonnalité poétique » (donc de « philosophie »)
apparaissait également dans un entretien de 2002. Beck y retrouvait le
il qui reliait Flaubert à la question éminemment sartrienne d’une vie ou
d’une biographie possible, à cette conception de la manière silencieuse
de vivre qui taraudait L’Idiot de la famille :

16. P. Beck, Inciseiv, Nantes, Memo, 2000, p. 12.

109
Les nouvelles écritures biographiques

Flaubert disait : écrire est une manière spéciale de vivre. C’est pourquoi
l’écriture est un revécu synthétique. Le lecteur peut « synthétiser ». Il vit
ou ne vit pas ce qu’il lit, relit ou refuse de lire le monde quand il parcourt
des yeux ou des doigts les lignes enchaînées qui sont des phrases enchaî-
nées. Or, n’est-ce pas, l’écrit ne répond pas si je lui pose une question.
Pour établir un dialogue entre des livres, il faut ou bien en parler, ou bien
en écrire encore, continuer la bibliothèque. […] Le livre est un monolo-
gue à déchifrer, qui provient d’un dialogue entre des pans de réalité. Je
dis : monologue chifré, parce qu’il est un tissu de plusieurs voix abstraites
dans l’obscurité. Lui, le livre, ne parle pas. Il est muet, et a besoin de dif-
férents porte-voix dans le grand raisonnement poétique (celui que rêve le
Hugo des Misérables déjà). Le livre muet contient un monologue exté-
rieur parce qu’il est la condensation, le résumé d’un dialogue entre des
personnages et des pans de réalité (train, bureau, foyer, rue, stade, forêt,
école, leuve). Le dialogue entre les monologues est la condition de pos-
sibilité du livre, c’est-à-dire d’un monologue neuf, à écouter. Le dialogue
est la condition de possibilité du monologue livresque ; le dialogue des
êtres réels séparés fonde. Par êtres réels, j’entends aussi bien les lieux que
les êtres humains. L’homme est obligé de recomposer toutes ces réalités.
Et le monologue bizarre appelé livre est l’efet de l’insatisfaction : l’ordre
des choses ne suit pas […].17

Le « monologue bizarre » du livre trouvera logiquement sa place dans la


« monographie dialoguée » de la biographie de 2006. L’idée pratique d’un
journal impersonnel, on la trouvait déjà chez Beck dans Contre un Boileau
en 1999 : « On pourrait dire que le livre de poésie est un journal oicieux,
un journal intime impersonnel »18. Le journal de Beck « l’impersonnage »
repense l’impersonnalité en la plaçant dans la personne biographiée, et en
même temps dans l’écriture biographique comme « raisonnement poé-
tique ». L’impersonnage est le nouveau personnage paradoxal de la per-
sonne impersonnelle. L’impersonnalité n’est pas une dépersonnalisation
qui s’abîmerait dans le neutre ou l’anonyme de l’absence de l’homme,
elle n’est pas une sur-personnalisation glorieuse, sublime et diaphane.
Elle n’éprouve donc pas la nécessité de l’ironie que rencontrait Flaubert
dans sa vie et son œuvre, et que Sartre a rencontrée dans L’Idiot. L’im-
personnalité est inséparablement non-personne et (im)personnage. Elle est
un rôle à jouer, comme la poésie du « je est un autre » a un rôle à jouer
chez Rimbaud. « Il faudrait ici parler d’une véritable quatrième personne
du singulier ou de la première impersonne d’un singulier. L’impersonne

17. P. Beck, « Du risque étendu », entretien avec Sophie Gosselin, Phrénésie, 2002 [http://
remue.net/spip.php?article3055].
18. Voir [http://www.sitaudis.fr/Parutions/un-journal-de-philippe-beck.php].

110
Pour en inir avec le personnage biographique

est Genius à l’occasion d’une personne […] »19. Ou encore, dans une
recension, Beck peut écrire : « J.B. Yeats parle de “l’impersonnalité de la
vraie personnalité”. L’homme de caractère doit avoir beaucoup d’imper-
sonnalité, comprendre intensément l’état du monde »20. L’imper-sonnage
contient aussi son impératif : comprendre l’état du monde.
La possibilité du général en poésie, de la philosophie telle qu’elle est
prise dans la poésie comme la force même de sa vérité travaille explicite-
ment le champ ouvert depuis Aristote dans le rapport entre l’histoire et
la poésie. On se souvient du partage aristotélicien : « […] la poésie est
plus philosophique, et de nature plus élevée que l’histoire, car la poésie
raconte plutôt le général, et l’histoire le particulier. Le général c’est telle
ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément
à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même
si par la suite elle attribue des noms aux personnages »21. La thèse du ter-
cet cadencé de Beck (« J’appelle philosophie/l’art d’être dans la poésie/
forte impersonnalité »), rebrasse cette proposition d’Aristote et donne à
peu près la transformation suivante : la poésie ouvre à la philosophie, elle
est de nature plus élevée que l’histoire car elle a pour objet le général, l’im-
personnel, et pour « sujet-objet » l’impersonnage (synonyme d’une « personne
plus générale »), tandis que l’histoire raconte le personnage particulier. Dans
cette position, la philosophie n’est pas extérieure à la poésie mais le sous-
ensemble impersonnel de la poésie, non pas une science mais un « art ».
De même, la poésie impersonnelle n’a pas essentiellement recours aux
personnages de la narration.
Le partage a lieu dans l’échange philosophique, dans la production de
vérité qui résulte du frottement entre poésie et histoire, dans le caractère
poétique de l’histoire qui en brise la conception particulariste et ouvre
à nouveau le caractère historiant de la poésie. Il est alors nécessaire de
plonger dans les transactions, les hybridations, les déformations et pro-
positions qui afectent ce rapport, et de cesser de considérer qu’il y aurait
d’une part la « création originale poétique » et d’autre part la « répétition
historique de ce qui est déjà créé ». En réalité, il y a les deux, il y a les
deux en même temps – la création poétique et la répétition historique font

19. Propos de Gérard Tessier : [http://www.sitaudis.fr/Parutions/un-journal-de-philippe-


beck.php].
20. A. Velter, P. Beck, « La poésie en question », recension d’Éloge des voleurs de feu (Galli-
mard, 2003), de Dominique de Villepin, Le Nouvel Observateur, 26 juin 2003.
21. Aristote, Poétique, 1451b5-10, traduction de J. Hary, puis de M. Magnien, Paris, Livre de
poche, 1990, p. 98.

111
Les nouvelles écritures biographiques

un même temps – et toute la diiculté consiste à comprendre l’étrange


mêmeté de cet éternel retour, la puissance de cette « création-recréation »
comme politique.
On pourra rappeler pour commencer que, chez Aristote, le rapport
de la poésie et de l’histoire n’était pas un rapport d’opposition, mais un
rapport paradoxal de rupture et de complément. On peut imaginer dès
lors qu’une complémentarité est possible entre une vie poétique (bio-
poétique) et une vie biographiée ou historique. On peut même préciser
que l’histoire de l’impersonnalité en poésie constitue, depuis Aristote,
l’enjeu de la jonction entre poésie et histoire à l’intérieur du genre « plus
philosophique » de la poésie. Aristote dit « plus » philosophique, car c’est
une question de degré. Dans le partage aristotélicien, entre la poésie
« plus philosophique » et l’histoire qui raconte plutôt « le particulier », la
« biographie », qui est d’abord un « genre d’histoire », est à chaque fois
également une manière de poser un devenir, de concevoir ce qui anime
le mouvement d’un devenir ou d’une puissance plus générale dans le par-
ticulier. Si le régime ou le mode de l’historicité biographique renvoie en
apparence à une question plus individuelle que globale, ce renvoi s’ef-
fectue toujours en fonction d’une coniguration discursive instable qui
n’a jamais cessé d’éprouver l’impossibilité dans laquelle l’étude des évé-
nements qui s’est appelée « histoire » se trouve depuis le début à se déi-
nir comme un art (tekhnè) ou comme une science (epistemê).
C’est la faiblesse théorique de la notion d’histoire qui la laisse s’occuper
du particulier, mais cette faiblesse est également ce qui autorise l’écriture
poétique à s’insérer dans la perspective historiographique au sens large,
ain de la généraliser ou de la rendre plus philosophique en préservant
toutefois son lien à la tekhnè plus qu’à l’epistemê. Ce qui est remarquable
alors, c’est que le partage entre l’histoire et la poésie recoupe la question
du particulier et du collectif, du nom propre et du nom commun, dont
précisément le partage ne fut jamais assuré par l’histoire seule. Le bio-
graphique dépend de cet autre historique qui fait à la in que l’histoire est
un art et non une science. Catherine Darbo-Peschanski a sur la déinition
dynamique d’histoire des commentaires éclairants :
[…] le sens de récits d’événements passés n’est chez Aristote qu’un dérivé
de la notion d’historia. Ce qu’historia désigne peut valoir pour le cas où
le particulier est celui des événements advenus à tel moment, à tel endroit
et qui impliquent tel personnage précis, mais […] il peut s’entendre de
toute particularité, celle des phénomènes par exemple. On trouve alors
que l’historia s’occupe de la réalité (des pragmata) de ce qui existe (to on)

112
Pour en inir avec le personnage biographique

– caractère dont on sait par ailleurs qu’il lui vaut d’être partie prenante
d’une démarche qui mène à la science – et qu’elle se fonde sur le parti-
culier. Mais ce dernier caractère ne signiie pas qu’elle ait pour fonction d’y
arrêter la démarche, de même qu’il ne suit pas à la poésie de se préoccuper
plutôt du général, et par là, d’être plus philosophique que l’historia en son
point de départ, pour être inalement […] l’équivalent de la philosophie. […]
[L]’historia développe une marche vers la vérité mais n’a pas pour fonc-
tion de conclure sur la vérité, pas plus que la poésie ne devient l’équiva-
lent de la philosophie. Ce sont deux modalités du jugement préalable au
jugement de vérité, c’est-à-dire que l’historia rassemble l’expérience pour
la céder à la philosophie et à son logos qui peut saisir cet universel en
concepts et en propositions principielles. La poésie fait une part de cette
démarche, quant au général, mais elle n’est pas non plus le discours de la
vérité générale. […] [L]’isolement de l’historia se trouve une seconde fois
atténué quand est afaiblie la distinction nette entre la matière de l’historia
et celle de la poésie, autrement dit ce qui est réellement arrivé (ta geno-
mena) et qui est rangé dans la catégorie du particulier (ta kath hekaston)
d’une part ; ce qui pourrait arriver selon l’ordre du vraisemblable ou de la
nécessité (hoia an genoito) et qui relève, quant à lui, « plutôt du général »,
d’autre part. Car précise Aristote « rien n’empêche que certains événements
arrivés ne soient de par leur nature vraisemblables et possibles ». En ce cas,
on pose que c’est au poète tragique ou épique qu’il revient de choisir le
vraisemblable ou le nécessaire, y compris dans la matière de l’historia. C’est
même en ce qu’il est capable de saisir la dimension générale de certains
événements réels qu’il en est le poète (Poétique 51b32).22

Ce dernier point résume peut-être assez bien l’origine de la topique


beckienne de la biographie comme mode d’accès à un « jugement
de vérité » qui n’est plus réservé à la philosophie ou, mettons, à la concep-
tualité. On repart de l’afaiblissement de la « distinction nette entre
la matière de l’historia et celle de la poésie ». Le biographème est alors
un « phrasé de vérité » qui concerne une personne indissociablement
poétique-historique. On peut donner la formule suivante de l’imper-
sonnage qui ne signale pas en réalité un défaut de la personne, mais son
rapport constitutif au personnage biographique au sens d’un rapport à
la personne pour la vérité qui s’en dégage – « impératif catégorique qui
s’expérimente là » (Rancière) :
1) Dans cette saisie de la dimension « générale » de l’histoire, la supé-
riorité de la philosophie sur l’histoire et sur le poème n’est plus requise.
Dans le même temps, une histoire qui ne serait pas en quelque mesure

22. C. Darbo-Peschanski, L’Historia. Commencements grecs, Paris, Gallimard (Folio Essais),


2007, p. 130-131, 345-346 (je souligne).

113
Les nouvelles écritures biographiques

poésie ne serait pas capable de saisir la dimension spéciique, ni non plus


d’ouvrir la dimension générale de la poésie.
2) Il revient au poète de choisir la dimension générale, de diviser
le réel en deux et de distinguer entre le personnel et l’impersonnel qui
prend alors la place qu’Aristote assignait au « vraisemblable et au néces-
saire ». Le lyrisme poétique comme espace personnel du souci de soi est
donc respéciié. La poésie doit avoir un regard pour l’ordre vraisemblable
et nécessaire, qui est l’ordre de l’intrigue et de ce qu’on peut continuer
à appeler « roman ».
À partir de cette double topique, on envisage une biographie qui ne
serait plus déterminée par le regard narcissique pour la sublimité suppo-
sée d’un particulier biographié (L’Idiot de la famille a fait la démonstration
ironique de cette impossibilité), mais par « la dimension générale de cer-
tains événements réels », et en particulier par le rapprochement possible,
libre et conduit par la poésie, entre histoire et poésie dans la dimension
générale des événements concernant une vie. Une biographie imperson-
nelle découvre la « dimension poétique et autre » d’une vie réelle, saisie
dans la dimension générale dont la tekhnè est le medium privilégié, étant
par ailleurs l’instrument commun à la poésie et à l’histoire. L’imperson-
nalité dit donc la dimension poétique propre au dialogue entre poème et
histoire dans la biographie. Elle dit (ou redit) l’élément biographique qui
n’est pas restreint à du commun et qui ne limite pas non plus le propre à
un être isolé. La biographie dialoguée implique un art d’écrire moins his-
torique, « plus philosophique » parce que délibérément « poétique », l’ap-
proche d’une vie étrangèrement moderne et autrement personnelle, qui
se sait plus autre et « plus abstraite » (Baudelaire), politiquement « plus
égale », qui transforme le monologue biographique en dialogue exigeant
et donne un poème biographique où la supposée monologie « poétique »
implique une dialogie « véridique ».
deuxième parTie

Frontières
brigiTTe FerraTo-combe

g
La maison natale, berceau de l’écriture :
Christian Bobin entre autoportrait
et portrait d’Emily Dickinson

Dans le vaste champ d’étude des relations entre l’autobiographique et le


biographique, deux textes récents de Christian Bobin ouvrent une piste sin-
gulière. La publication en 2005 de son autoportrait, Prisonnier au berceau,
dans la collection Traits et Portraits du Mercure de France, est rapidement
suivie par celle de La Dame blanche, biographie ou portrait d’Emily Dickin-
son, qui paraît en 2007 chez Gallimard dans la collection L’un et l’autre. La
lecture de ces deux textes, unis par des liens étroits et multiples, constitue
un point d’observation privilégié des relations qui existent entre ces deux
collections, dont on peut rappeler rapidement les principes fondateurs.
La collection Traits et Portraits, créée en 2004 par Colette Fellous au
Mercure de France, est vouée à « l’exercice de l’autoportrait »1 ; l’acception
de ce terme est très large, et la pratique très variable d’un auteur à l’autre,
d’autant plus qu’elle est ouverte à des créateurs venus de diférents arts (à
la liste initialement prévue : « écrivains, poètes, cinéastes, peintres ou créa-
teurs de mode », se sont ajoutés un photographe et un comédien, la liste
n’étant pas close). Mais une même contrainte – voulue par Colette Fel-
lous comme stimulante et libératrice – est ixée par le cahier des charges, à
savoir la présence d’images : « Les textes sont ponctués de dessins, d’images,
de tableaux ou de photos qui habitent les livres comme une autre voix en
écho, formant presque un récit souterrain. » Ces images peuvent être des
photographies, personnelles, familiales ou simplement choisies par l’auteur,

1. Voir la présentation de la collection sur le site du Mercure de France : [http://www.


mercuredefrance.fr/].

117
Les nouvelles écritures biographiques

des reproductions de tableaux, des dessins, des schémas. Un des volumes,


Voix of, publié en 2008 par l’acteur et metteur en scène Denis Podalydès,
ajoute à ces images un CD d’enregistrements des voix aimées2.
Une des origines du projet de Traits et Portraits se trouve dans la col-
lection L’un et l’autre, dirigée chez Gallimard depuis 1989 par J.-B. Ponta-
lis, psychanalyste et écrivain. Cette collection très célèbre, qui a amplement
contribué au développement du genre de la iction biographique, insiste
sur la relation entre biographe et biographié3. Colette Fellous elle-même
a publié dans L’un et l’autre, en 1999, Le Petit Casino, et Pontalis a signé
un des premiers volumes parus dans Traits et Portraits, Le Dormeur éveillé,
en 2004. On ne saurait toutefois réduire la relation entre les deux collec-
tions à des considérations anecdotiques : si les relations personnelles, ou
éditoriales (Mercure de France et Gallimard), existent et jouent un rôle
indéniable, elles sont avant tout révélatrices d’un projet littéraire partagé.
Commentant l’ensemble du texte programmatique de L’un et l’autre,
Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha insistent sur le rapprochement
des genres qui s’y accomplit :
La biographie est devenue un genre bipolaire, où se déploie la relation du
biographe au biographié jusqu’à brouiller les limites avec le genre auto-
biographique. La psychanalyse et l’épistémologie bachelardienne infor-
ment la démarche d’un auteur qui sait que les “choix d’objet” sont avant
tout révélateurs du sujet.4

Cette analyse s’appliquerait aussi bien à la collection Traits et Portraits,


dont de nombreux volumes peuvent en efet se lire davantage comme
des portraits d’un autre (la mère dans Andrélie de Roger Grenier, le père
dans L’Africain de Le Clézio) que comme des autoportraits au sens strict,

2. De nombreuses précisions sur les origines, les principes et les développements de cette
collection sont fournies par Colette Fellous dans un entretien avec Brigitte Ferrato-
Combe, paru dans L’Autoportrait fragmentaire, revue R&T (Recherches et Travaux),
no 75, automne 2009, p. 57-66.
3. Le texte de Pontalis présenté sur le rabat de la quatrième de couverture de chaque volume
de la collection en ixe les objectifs :
« Deux vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée,
qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieux de la biographie traditionnelle.
L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un
lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière ?
Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que
ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages
oubliés, noms efacés, proils perdus. »
4. A.-M. Monluçon et A. Salha dir., Fictions biographiques – XIXe-XXIe siècles, Toulouse,
Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 11-12.

118
La maison natale, berceau de l’écriture

le choix de cet autre ne manquant pas de renseigner sur l’auteur lui-même.


C’est donc cette question, suggérée par Pontalis, qui orientera la présente
étude des deux derniers textes de Christian Bobin : entre son autoportrait
et le portrait d’Emily Dickinson, « où placer la frontière » ?

L’émergence de l’écriture autobiographique


dans l’œuvre de Bobin

L’œuvre de Christian Bobin s’inscrit dès l’origine dans un espace indéini


entre l’essai et la conidence. Elle se présente comme « allant sur l’étroit sen-
tier d’une mémoire »5, non sans réticence cependant à l’égard du récit de
souvenirs. Dans La Part manquante, qui marque son entrée aux éditions
Gallimard en 1989, et ne comporte aucune indication générique, la coni-
dence intime se glisse derrière la dénégation et le masque de la deuxième
personne : « De l’enfance vous ne gardez aucun souvenir »6. Cette phrase
fait écho pour le lecteur au Perec de W ou le souvenir d’enfance, airmant
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »7 au moment même où il évoque le
pire des traumatismes de ses jeunes années, la disparition de ses parents.
Comme chez Perec, la suite du texte de Bobin vient à la fois démentir la
négation de la mémoire, puisqu’on peut y lire l’évocation de cette enfance
prétendument oubliée, et la conirmer dans la mesure où elle inscrit le vide,
le manque, la négativité absolue au cœur du souvenir d’enfance :
De l’enfance vous ne retenez qu’une maladie. C’est une maladie sans nom
[…]. Avec elle revient le ciel plombé d’enfance : le manque de sens, l’ab-
sence de tout […]. Tout est là. Vous avez du silence, de l’espace et du
temps. Vous avez tout ce qui fait l’agrément de la vie quand la vie manque.
Tout est là, sauf vous. Vous appelez cela : la perte du goût. (p. 89)

Le masque de la deuxième personne du pluriel reste appliqué devant le


visage de l’auteur dans tous les textes publiés au début des années quatre-
vingt-dix, même lorsque la conidence se précise sur les circonstances de
l’enfance, comme dans cet extrait d’Une petite robe de fête :
Un jour vous lisez Le Docteur Jivago de Pasternak. L’histoire se passe dans
votre pays d’enfance – la Russie. Vous qui n’avez jamais quitté la ville de
votre naissance, la petite ville française attristée par l’industrie, vous qui

5. C. Bobin, Le Huitième Jour de la semaine, Paris, Lettres Vives, 1988, p. 23.


6. C. Bobin, La Part manquante, Paris, Gallimard, 1989, p. 89.
7. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, p. 13.

119
Les nouvelles écritures biographiques

redoutez le moindre voyage, vous avez depuis toujours rencontré votre


enfance dans un rêve de Russie, dans la neige d’un silence, la blanche four-
rure d’une voix.8

L’espace imaginaire et poétique – la Russie, la neige, le silence – l’em-


porte sur le lieu réel de l’enfance, cette « petite ville française attristée par
l’industrie » qui n’est pas encore nommée. Dans un entretien accordé au
Matricule des Anges, revue dont le titre semble fait pour lui, Christian
Bobin airme encore en 1994 : « Je serais incapable de faire des récits
d’enfance. Je me demande comment sont faits ces livres-là. Je me sens
inirme devant ça. Et pour aggraver les choses, j’ai l’impression d’avoir
une mémoire presque anéantie de tout ça »9.
D’une manière un peu inattendue, c’est un récit biographique, La plus
que vive, paru en 1996 dans la collection L’un et l’autre et consacré à son
amie Ghislaine brutalement disparue, qui fait tomber ce masque de la
deuxième personne et permet au JE d’émerger de manière stable. Face à
ce TU majuscule, dont le texte dit l’absence et célèbre la présence, le JE
s’airme à la fois comme poète et comme biographe :
Ton rire me manque. On peut se laisser dépérir dans le manque. On peut
aussi y trouver un surcroît de vie. L’automne et l’hiver qui ont suivi ta
mort, je les ai occupés à défricher pour toi ce petit jardin d’encre. Pour
y entrer, deux portes – un chant et une histoire. Le chant c’est le mien.
L’histoire je n’en suis que le conteur.10

Dans ce texte élégiaque, qui retrouve « cet instinct-là, enfantin,


naïf : écrire pour réparer l’irréparable » (p. 31-32), le JE lyrique (celui du
« chant ») coïncide avec le JE du narrateur biographe (celui de « l’his-
toire »), mais favorise également l’émergence d’un JE autobiographe. Car
dans l’histoire racontée, l’auteur tient aussi une place importante, même
s’il n’en est pas le héros. C’est donc assez naturellement que le texte sui-
vant s’inscrit dans le champ autobiographique : Autoportrait au radia-
teur, publié en 1997, se situe dans le prolongement de La plus que vive,
texte de deuil à nouveau, mais centré sur le moi survivant, dans l’univers
clos de l’intimité quotidienne. Journal plutôt qu’autoportrait, par sa struc-
ture en fragments datés, ou encore « autobiographie du brin d’herbe » qui
proclame « je suis banal, sans importance et unique »11.

8. C. Bobin, Une petite robe de fête, Paris, Gallimard (Folio), 1991, p. 53-54.
9. Le Matricule des Anges, no 6, 15 février - 15 avril 1994.
10. C. Bobin, La plus que vive, Paris, Gallimard, 1996, p. 9
11. C. Bobin, Autoportrait au radiateur, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p. 165.

120
La maison natale, berceau de l’écriture

Les réserves de l’autoportrait

C’est donc un auteur rompu à l’écriture autobiographique, bien que


peu enclin à raconter son passé, mais aussi à l’écriture biographique
– sa biographie peu conventionnelle de François d’Assise, Le Très-Bas,
lui a valu en 1992 une première reconnaissance – que Colette Fellous
sollicite pour sa collection Traits et Portraits. L’ouvrage issu de cette
« commande », paru en 2005, est un autoportrait étrange, un peu de
biais et volontiers paradoxal. Le titre, Prisonnier au berceau, n’est pas le
moindre des paradoxes, en ce qu’il associe deux termes antagonistes :
la thématique de la réclusion, de l’enfermement, domine d’emblée et
pèse sur le récit d’enfance que laisserait attendre le mot « berceau ». De
ces deux mots, selon l’auteur, ce n’est pas forcément le premier qui est
le plus fort12. Il n’empêche que le motif de l’enfermement s’impose au
lecteur dès les premières pages13, et demeure une constante au il du
texte, décliné dans un vocabulaire qui hésite entre la prison et le cou-
vent (« cloître », « enclos », « prison », « parloir », « gardien », « monas-
tère », « captivité », etc.). Enfermement volontaire, suscité par la peur
du monde extérieur (« je faisais un pas dehors et j’étais déjà à l’étran-
ger », p. 23), dont il livre une série d’images. Il ne s’agit pas de clichés
personnels, ou familiaux, mais de documents empruntés à l’écomusée
du Creusot, sa ville natale, où il a toujours vécu. Le choix de ces docu-
ments, en noir et blanc et pour la plupart assez anciens, rend percep-
tible la « mélancolie native » (p. 21) de la ville, son austérité. À l’occa-
sion de l’enregistrement de son texte pour la collection Lire dans le noir,
Bobin commente certaines photographies. Dans l’image du marteau-
pilon, emblème de la ville industrielle, il retrouve « presque le sang noir
de Rembrandt, cette souillure charbonneuse de Rembrandt », image
tragique de la ville minière, que vient compléter une photographie de
la salle des fêtes, « remarquablement vide » où « il y a des dizaines de
chaises sagement disposées devant une estrade où rien n’arrive ni per-
sonne », représentation symbolique d’une ville où rien ne se passe, livrée

12. Entretien avec Christian Bobin qui accompagne sa lecture de Prisonnier au berceau,
Paris, Lire dans le noir, 2006, 2 CD.
13. « J’étais le plus jeune prisonnier de France. J’allais de ma chambre à la cour et de la cour
à ma chambre. Je passais chaque été enfermé dans la maison, à arpenter le cloître des
lectures, goûtant à la miraculeuse fraîcheur de telle ou telle phrase » ; Bobin, Prisonnier
au berceau, Paris, Mercure de France (Traits et Portraits), 2005, p. 13.

121
Les nouvelles écritures biographiques

à l’ennui, à l’attente d’un événement, comme l’enfant solitaire reclus


dans sa maison14.
La maison paternelle igure cependant dans le livre, comme si Bobin,
sous l’amicale pression de Colette Fellous et stimulé par la contrainte d’as-
socier des images, avait retrouvé un chemin vers ses souvenirs : « Pour
écrire ce livre j’ai arraché la fenêtre de ma chambre d’enfant et j’en ai fait
un chevalet. Je peins depuis des mois un locon de neige et un nuage »
(p. 78 ; à noter cependant que cette maison n’est donnée à voir qu’à par-
tir d’un cliché de l’écomusée). L’image donnée de cette enfance est à
la fois mélancolique et heureuse. Volontairement reclus dans la maison
paternelle, l’enfant s’adonne à la lecture, et à la contemplation ininie du
ciel, d’un relet de lumière, des hortensias dans la cour, « boule de neige
bleue » (p. 13). Cette enfance est également marquée par la dureté de l’uni-
vers environnant, d’une ville industrielle qui a imposé à des générations
d’hommes un labeur éreintant, avant de les précipiter, la crise venue, dans
la misère et le chômage. Toute la famille de Bobin travaillait à l’usine,
« dans une ville où, pendant deux siècles, pour gagner son pain, il fal-
lait aller le chercher dans la gueule rougeoyante des hauts-fourneaux »
(p. 19). Là encore, cependant, l’image est paradoxale, qui transforme la
ville ouvrière en lieu de méditation :
Cette ville réputée pour la brutalité et le vacarme de son industrie fut
pour moi aussi paisible qu’un monastère dont, pendant mes vingt pre-
mières années, je n’ai habité qu’une toute petite partie – une chambre et
une cour grise que des hortensias éclairaient sourdement de leurs vapeurs
bleues. L’éclat du ciel réverbéré par leurs pétales est mon plus profond
souvenir. Cette lumière bleutée entrait au matin comme une reine dans
ma chambre de petit pénitent. (p. 20)

Titanesque, la ville des hauts-fourneaux se métamorphose en géant


protecteur pour l’enfant retiré dans sa solitude :
Cette ville est un géant allongé dans une plaine. Ses bras lancés loin de
son corps, sa tête posée sur une colline, il dort, écrasé par deux siècles de
labeur. Les rêves qu’il enfante sont en acier trempé. J’ai grandi dans une
poche du gilet de cet homme. Chaque nuit je sentais sa respiration encom-
brée, les battements cardiaques du marteau-pilon. (p. 20-21)

14. « La salle des fêtes Saint-Henri était pour moi l’endroit le plus désolé du monde. Cette
désolation faisait sa gloire : la découvrir quand elle était vide me stupéiait. Les chaises
parfaitement alignées semblaient des âmes assises, attendant que vienne sur scène l’ange
qui leur remettrait un prix ou leur signiierait leur disgrâce. Le plus beau d’un spectacle
c’est avant qu’il ait lieu » (Prisonnier au berceau, déjà cité, p. 59).

122
La maison natale, berceau de l’écriture

De ce lieu qui semble si peu propice à la poésie et à la vie intérieure,


Bobin donne une image éminemment poétique, presque onirique. Il y voit
la source vive de son écriture, dont l’ambition est d’« aller chercher dans la
gueule du feu la perle de fraîcheur qui s’y trouve » et d’éclairer « les sans-
visage » (p. 82). Bien que l’écriture de Bobin soit à l’opposé de celle d’un
François Bon, elle s’enracine dans la même réalité sociale. Il se reconnaît
ils des « serfs de l’acier » (p. 82), dont il décrit les soufrances, et ne renie
rien de cette appartenance, tout en opérant par rapport à cette réalité vio-
lente une sorte de retrait intérieur. Au moment même où il évoque les
hauts-fourneaux, il donne à voir la couverture du livre d’André Dhôtel,
Je ne suis pas d’ici15 : l’image tient, conformément au principe de la collec-
tion, un discours parallèle, qui est ici celui de la fuite dans la contempla-
tion et l’imaginaire. La in du chapitre réairme cette double postulation :
Je suis né dans une ville qui pondait des œufs en acier. […] À ma nais-
sance on m’a couché à l’intérieur d’un berceau de fonte, un demi-obus.
Allongé sur le dos, prisonnier au berceau, je contemplais le ciel, ses forges
angéliques et ses nuages qui, en se délitant, me déchiraient le cœur. (p. 83)

Ce berceau de fonte qui participe à la motivation du titre, on s’at-


tendrait à le voir reproduit. Et l’on trouve bien, parmi les images propo-
sées dans Prisonnier au berceau, la photographie d’un berceau (p. 34).
Mais outre qu’il n’est pas en fonte mais en bois, il semble un peu ancien
pour avoir été celui de Christian Bobin, né en 1951. Un autre berceau de
famille, sans doute ?

L’usurpation d’intimité

De fait, il s’agit du berceau d’une autre famille, qui a bercé en un autre


siècle un autre nouveau-né, également futur poète. C’est le berceau d’Emily
Dickinson, née en 1830 à Amherst dans le Massachusetts, que l’on retrouve
quelques pages plus loin, photographié sous la fenêtre de la chambre (p. 68).
La lecture de la légende de ces photographies ne manque pas de susciter
des interrogations : pourquoi Christian Bobin a-t-il éprouvé le besoin de
recourir aux images d’une autre intimité, de l’intimité d’une autre, pour
parler de lui-même ? Qu’est-ce que cela permet de révéler, ou à l’inverse
de cacher ? Quel est le « récit souterrain » que racontent ces documents ?

15. A. Dhôtel, Je ne suis pas d’ici, Paris, Gallimard, 1982.

123
Les nouvelles écritures biographiques

Ces questions prennent toute leur acuité lorsqu’on observe que la moitié
environ des images présentées dans Prisonnier au berceau proviennent de
l’univers d’Emily Dickinson, si éloigné apparemment de celui de Bobin :
éloigné par l’époque et la géographie, mais plus encore par le milieu social
(le père d’Emily était juge, plusieurs fois membre du Congrès, son grand-
père avait créé le Collège d’Amherst : la « tribu » Dickinson était une famille
de notables, riches et inluents, dont la maison était un véritable domaine).
Tout semble séparer les deux poètes, à commencer par le sexe, que rappelle
une photographie de la robe d’Emily Dickinson, la célèbre robe blanche
dans laquelle elle apparaissait aux visiteurs, et qui suggère la présence d’un
corps féminin. Plus troublant encore, le seul portrait qui igure dans Pri-
sonnier au berceau n’est pas celui de Christian Bobin, qu’on attendrait dans
cet autoportrait, mais bien celui, en ombre chinoise, d’Emily Dickinson16.
Comment interpréter la présence de ces documents, auxquels il faut ajou-
ter la montre, l’herbier et même le testament d’Emily Dickinson ? Pour-
quoi donner à voir, avec une telle insistance, cet ailleurs et cet autre ? Chris-
tian Bobin aurait-il, dans Prisonnier au berceau, choisi de parler de lui en
parlant d’un autre comme l’ont fait d’autres auteurs dans la même collec-
tion, encouragés en ce sens par Colette Fellous ? Dans tous les cas, il s’agit
de proches (le père de Le Clézio dans L’Africain, la mère de Grenier dans
Andrélie, les artistes du groupe Cobra avec lesquels Alechinsky a fait œuvre
commune dans Des deux mains). Rien de tel ici. Portrait d’un autre ?
La lecture du texte de Bobin persuade rapidement du contraire : c’est
bien de lui qu’il est question à toutes les pages, de son enfance solitaire
au Creusot, de sa famille, de ses promenades dans la campagne environ-
nante. Un seul paragraphe est consacré à Emily Dickinson, à bonne dis-
tance de toute illustration la concernant (décalage des images par rapport
au texte encouragé par Colette Fellous) ; on y trouve quelques éléments
biographiques, mais avant tout une explication de la présence des images
d’Emily Dickinson dans l’autoportrait de Christian Bobin :
Ma joie fut grande le jour où je découvris l’existence d’Emily Dickinson :
elle me conirmait qu’il n’était pas nécessaire de courir le monde pour
vivre la vie la plus intense. Assis des heures devant une fenêtre, avec un

16. Portrait en ombre chinoise d’Emily Dickinson à 14 ans. Amherst College (Prisonnier au
berceau, déjà cité, p. 37). Bobin a refusé de faire igurer dans cet ouvrage son propre
portrait. Le in proil d’Emily est on ne peut plus éloigné de cette caricature qu’il pro-
pose de lui-même : « […] j’ai une tête de chou-leur et dans les mauvais moments aussi
de chien battu. Je ne suis pas très beau, comme un trognon de chou-leur quand on l’a
coupé » (entretien qui accompagne sa lecture de Prisonnier au berceau sur CD).

124
La maison natale, berceau de l’écriture

peu d’humour et de patience, on inissait par voir les anges traverser la rue.
[…] C’était un enfer pour elle que de sortir dans la rue, d’aller à l’église
ou même simplement d’ouvrir la porte aux visiteurs. L’enfer c’était d’être
douée d’une sensibilité aiguë. Le paradis, c’était la même chose. (p. 77)

La phrase « Assis des heures devant une fenêtre » peut s’appliquer aussi
bien à lui qu’à elle, l’emploi du pronom « on » permettant l’indistinction
du genre. La phrase suivante fait écho à la diiculté de l’enfant à franchir
le seuil de sa maison. Dans la vie d’Emily Dickinson, telle qu’il l’imagine
à partir de certains récits biographiques, il trouve une justiication de ses
propres choix d’existence ; dans sa vie de recluse entièrement consacrée
à l’écriture et à la contemplation, son repli agoraphobe sur la maison, le
jardin et à la in sur la seule « chambre d’écriture », sa fuite du monde
extérieur, du contact, au moins physique, avec les autres, il reconnaît ses
tendances les plus intimes, celles qu’il accepte après les avoir combattues.
On peut donc regarder les photographies d’Emily Dickinson comme une
représentation indirecte – à la fois magniiée, sublimée et pudique – de
sa propre solitude, de sa propre intimité, comme un autoportrait distan-
cié : « Je suis allé fouiller dans la garde-robe d’Emily Dickinson qui est
un poète aussi considérable pour moi que Rimbaud parce que son uni-
vers m’a semblé parler au mien » (entretien sur CD). La distance même
qui existe entre eux – et l’on peut rajouter à tous les éléments énumérés
plus haut l’écart entre un poète qu’il compare à Rimbaud et la perception
bien plus modeste qu’il a de lui-même17 – permet de dire le plus intime.

Le portrait de l’autre, déploiement de l’autoportrait ?

Cet autoportrait distancié trouve un prolongement dans l’ouvrage consa-


cré à La Dame blanche dans la collection L’un et l’autre. À première lec-
ture, il semble possible d’appréhender ce texte comme une biographie
d’Emily Dickinson, sans davantage se préoccuper de son auteur. Christian
Bobin y adopte une énonciation biographique classique, à la troisième
personne, sans intrusion de la première personne ni même de ce « vous »
qui chez lui a longtemps été la forme dominante du discours autobio-
graphique. Les chapitres, plutôt courts, y sont certes davantage organisés

17. Lors d’un entretien avec Bobin au moment de la parution de La Dame blanche, la jour-
naliste Christine Ferniot note qu’il réfute l’expression « sœur d’écriture » et rapporte ce
propos : « Pour moi, elle est épaule à épaule avec Rimbaud, je ne peux pas me mettre à
ce niveau », Lire, no 361, décembre 2007 - janvier 2008, p. 28.

125
Les nouvelles écritures biographiques

selon un principe thématique que chronologique, mais ne bouleversent


pas pour autant la chronologie de façon notable, à l’exception du récit de
sa mort, qui est fait en ouverture – selon un dispositif qui n’est d’ailleurs
pas rare dans le récit biographique. Par son contenu, La Dame blanche
remplit également les attentes d’une biographie, puisqu’on peut y lire les
circonstances de la naissance d’Emily, « sous le soleil taché [des] deuils »18
éprouvés par sa mère, les portraits de son père, juge austère, « emmuré
vivant comme sont tous les hommes de Devoir » (p. 24), de sa mère « qui
ofre l’interminable spectacle de la mélancolie » (p. 28), de son frère Austin,
de sa sœur Vinnie, de la « tribu Dickinson [qui] ne connaît que sa propre
loi » (p. 45). On peut aussi y apprendre les événements qui ont marqué
son enfance, son adolescence et sa vie, longue suite de séparations et de
deuils, d’amours aussi passionnés qu’impossibles, tous plus ou moins pla-
toniques ; surtout, on y voit se dessiner la personnalité d’Emily Dickinson,
et son engagement passionné dans l’écriture. Pour autant qu’on puisse
en juger, les airmations de Bobin la concernant sont assez conformes
sinon à une vérité biographique, du moins à une vision de l’écrivain par-
tagée par la plupart des biographes au moment où il écrit, reprenant l’es-
sentiel des biographèmes généralement présentés dans ces ouvrages. Si
l’on ne peut parler de biographie au sens savant du terme, car beaucoup
de précisions en sont absentes, il semble cependant que l’on puisse voir
dans La Dame blanche un essai biographique, ou l’esquisse d’un portrait,
bien plus qu’une iction biographique.
Il n’en reste pas moins que la lecture de cet ouvrage, si elle est faite
dans le prolongement de Prisonnier au berceau, le situe pleinement dans
un espace autobiographique. Se conformant au principe de la collection,
Christian Bobin écrit simultanément l’un et l’autre, ou plus exactement
l’un par l’autre. Absent en apparence de La Dame blanche, il y est en fait
présent à chaque page, tant ce qu’il décrit d’Emily Dickinson et de son
environnement renvoie à son propre univers intime. Biographèmes par-
tagés par les deux écrivains à un siècle de distance, ou projection autobio-
graphique de Christian Bobin dans le récit qu’il propose de la vie d’Emily
Dickinson ? Une enquête biographique plus approfondie sur l’un et l’autre
écrivain serait nécessaire pour répondre vraiment à cette question. La lec-
ture attentive des deux textes de Bobin permet cependant de percevoir
quelques-uns de ces jeux d’échos, orchestrés de telle sorte que les deux

18. C. Bobin, La Dame blanche, Paris, Gallimard, 2007, p. 35.

126
La maison natale, berceau de l’écriture

portraits se superposent, et que s’opère une identiication du biographe


au biographié. La Dame blanche consacre notamment plusieurs chapitres
à la igure maternelle plongée dans une mélancolie presque délirante. Il
s’agit bien sûr de la mère d’Emily, entourée jusqu’à sa mort par les soins
de ses illes. Comment ne pas la rapprocher cependant de cette grand-
mère maternelle de Bobin, internée bien avant sa naissance, dont il ne
conserve que quelques souvenirs de visite à l’hôpital psychiatrique, et ce
portrait sous le regard duquel il a très tôt placé son écriture ?
Quand je commençai à écrire, je is de ma grand-mère ma marraine de
guerre : j’installai un portrait d’elle sur ma table d’écriture – un visage
encore jeune, deux yeux de merle d’un noir profond. J’appris peu à peu
des choses sur elle. […] Les mères sont parfois des bombes qui explosent
au visage des enfants. Ma grand-mère avait dû subir ce genre d’éclats. […]

Dans le cœur de ma grand-mère il y avait eu une cigale puis la cigale avait


arrêté son chant et ma grand-mère avait rejoint le peuple souterrain des
fous. En m’asseyant devant une table soigneusement tournée vers la toile
peinte du ciel bleu, j’avais choisi mon travail. […] Je rendrais à mon père
son violon, et à ma grand-mère les ailes bruissantes de la joie.19

Pour Bobin qui a travaillé un temps dans un hôpital psychiatrique,


« un fou, c’est quelqu’un qui a laissé la soufrance prendre sa place » (p. 35),
celui qui exprime dans son corps la longue suite de douleurs, de violences,
d’oppressions, passées sous silence au il des générations. Placer son écri-
ture sous les auspices de cette igure de la folie féminine, c’est d’emblée
se situer en empathie avec cette soufrance, dont il est lui-même l’héri-
tier, dans son enfance mélancolique. La proximité est grande avec Emily
Dickinson, à la fois soignante dévouée pour sa mère mélancolique et vic-
time elle-même des ravages de l’angoisse et d’une agoraphobie maladive.
L’écriture apparaît à la fois comme le seul moyen d’échapper à ces démons
et de montrer leur puissance, de réparer le silence sur la soufrance.
Par ailleurs, dans Prisonnier au berceau, Bobin évoque les enterre-
ments d’enfants auxquels il pouvait assister depuis la maison paternelle,
située près de l’église :
Devant la maison familiale, jusque dans les années cinquante, pas une
semaine ne s’écoulait sans que passe un enterrement d’enfant – petit cer-
cueil blanc de neige et cordons blancs du corbillard tenus par des compa-
gnons du disparu. Le mort et ses courtisans suivaient la rue des Martyrs

19. Prisonnier au berceau, déjà cité, p. 73-74.

127
Les nouvelles écritures biographiques

puis celle des Marbriers, jusqu’au cimetière. Le cercueil était conduit au


quartier des enfants, où les menues tombes ressemblaient à des morceaux
de sucre alignés sur une petite nappe de terre brune. Ce quartier échappait
à l’usine. C’était une concession dont le ciel était le seul employeur. (p. 25)

Dans La Dame blanche, il décrit dans des termes très proches « la mai-
son adossée aux tombes » où a vécu Emily Dickinson entre dix et vingt-
quatre ans :
Elle jouxte le cimetière du village. De sa fenêtre Emily contemple pendant
des heures le paisible village des tombes. Le silence et le pardon parcou-
rent ses rues. Il est le relet, dans une laque d’eau, du paradis. Elle regarde
chaque enterrement, scrute les visages éteints derrière le cercueil lambant.
Les vivants et leur mort entrent ensemble par la porte principale du cime-
tière. Puis, après quelques paroles sans poids qui voguent mélancolique-
ment dans le ciel bleu comme des ballons d’enfant, les vivants repartent,
laissant le mort à sa nouvelle vie. (p. 30-31)

Pour l’un comme pour l’autre, du moins sous la plume de Bobin, la


maison paternelle est le refuge à partir duquel la mort peut se contempler
à loisir, la « chambre avec vue sur l’éternité » pour reprendre le beau titre
de Claire Malroux20. Pareille contemplation n’est pas sans risque. Pour
échapper à la folie, à l’obsession de la mort et à la soufrance, l’écriture
de Bobin comme la poésie de Dickinson célèbrent à longueur de pages
ce que Prisonnier au berceau nomme « l’énigmatique éclat des jours sans
histoire » (p. 49), « l’interminable dérive d’un nuage » (p. 57), les méta-
morphoses de la lumière, le chant du rouge-gorge ou la splendeur du
pissenlit. L’herbier d’Emily Dickinson, qui témoigne de sa passion pour
les leurs et a fourni nombre de motifs de son écriture, igure en bonne
place dans Prisonnier au berceau. Dans La Dame blanche, Bobin cite une
phrase qu’il aurait pu écrire, lui qui souhaitait intituler son autoportrait
« autobiographie d’un brin d’herbe » :
En 1856, lorsque sa mère ouvre toutes grandes les écluses de sa maladie,
elle rêve d’un monde si humble que la mort n’en trouverait jamais l’en-
trée. « Je ne suis qu’une enfant et j’ai peur. J’aimerais souvent être un brin
d’herbe ou une marguerite chancelante que les problèmes de la poussière
ne terriieraient pas ». (p. 28-29)

La formule qu’il applique à la poésie d’Emily Dickinson, « l’inime


est son royaume » (p. 28), n’est pas si éloignée de celles qui lui ont sou-
vent été appliquées – écriture du minuscule, du banal –, ou encore de

20. C. Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité. Emily Dickinson, Paris, Gallimard, 2005.

128
La maison natale, berceau de l’écriture

certains de ses titres comme Éloge du rien21. Bien sûr, cette apologie
du rien, du néant, de la précarité relève en partie d’un mysticisme que
Bobin et Dickinson ont en partage, un mysticisme en marge des formes
collectives de la religion et qui ne détourne pas de la vie ordinaire. « La
sainteté, avoue Bobin dans Prisonnier au berceau, m’a longtemps inté-
ressé jusqu’à ce que je trouve mieux qu’elle : la vie de chaque jour, la
simple vie sans prestige, fatiguée et ravaudée par endroits […] » (p. 63).
La dame blanche qu’il donne à voir, à la fois recluse dans une vie presque
monastique, animée d’une foi mystique, et passionnément attachée à la
vie dans ses manifestations les plus simples, réalise la synthèse de cette
double aspiration ; c’est pourquoi le portrait qui lui est consacré s’achève
sur une formule oxymorique qui tient lieu d’épitaphe : « la sainte du
banal » (p. 120). Mais cette déinition en dit sans doute davantage sur
les aspirations de Bobin que sur Emily Dickinson, dont certains exé-
gètes comme Claire Malroux nuancent la « sainteté ».
La réponse à la question de la frontière entre autoportrait et portrait
ne peut donc être qu’ambiguë : nettement tracée en apparence, puisqu’il
s’agit de deux livres distincts, autonomes, qui peuvent se lire l’un comme
autoportrait, Prisonnier au berceau, l’autre comme portrait, La Dame
blanche, cette frontière se révèle ininiment poreuse, chaque texte se nour-
rissant de l’autre, s’éclairant « de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un
sur l’autre » pour reprendre la formule de Perec à propos des deux récits
alternés de W ou souvenir d’enfance. Les deux textes peuvent – ou peut-
être doivent – être lus dans une continuité, et dans une même référence
aux images, qui servent de support à un processus d’identiication, on
pourrait presque dire de captation d’identité de la part du biographe.

Les images, opérateurs d’ambiguïté

Les illustrations absentes de La Dame blanche, conformément aux prin-


cipes de la collection L’un et l’autre, ont été en quelque sorte données à
voir par avance dans Prisonnier au berceau, où elles se substituent, pour
une large part, aux images personnelles (portrait, photos de famille) que
Bobin s’est refusé à livrer. À l’inverse, ce premier texte peut être lu rétroac-
tivement à la lumière du portrait d’Emily Dickinson : non seulement les

21. C. Bobin, Éloge du rien, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1993.

129
Les nouvelles écritures biographiques

images d’Amherst, quelque peu énigmatiques à première vue, y déploient


tout l’éventail de leurs signiications, mais même certains motifs de l’auto-
portrait – l’enfant reclus, la grand-mère folle, la contemplation de l’horten-
sia bleu ou des nuages – peuvent se relire et se relier diféremment, et s’en-
richir de résonances nouvelles (parfois déjà suggérées par les images, pour
qui est familier de l’univers poétique et biographique d’Emily Dickinson).
De ce lien intime entre les deux textes, et d’une incitation à relire le pre-
mier à la lumière du second, un dernier détail apporte conirmation. On
peut lire dans La Dame blanche cette phrase : « […] le plus grand poète
du siècle est juste là, dans la maison voisine, derrière un rideau de dentelle
tremblante » (p. 58). Une photographie d’Édouard Boubat choisie pour la
couverture de l’édition Folio, selon une habitude prise par Bobin et son
éditeur pour ces rééditions, illustre admirablement cette phrase, montrant
une jeune femme en robe claire, au chignon austère, debout devant une
fenêtre, à la fois dissimulée et révélée par un rideau de dentelle. Ce n’est
pas cependant sur la couverture de La Dame blanche, comme on pourrait
l’attendre, mais bien sur celle de Prisonnier au berceau, que igure cette
photographie, ultime preuve qu’à l’injonction de l’autoportrait, Bobin a
répondu de manière paradoxale. Opérant un retour sur soi, sur son enfance
au Creusot, sur ses liens avec l’histoire de sa ville et de sa famille, il refuse
d’exhiber des images personnelles, et projette la part la plus intime de son
être, ou sa part rêvée, dans l’image d’un autre, et même – il faut insister
ici sur le féminin – d’une autre, incarnation d’une excessive sensibilité,
d’une excessive diiculté d’être au monde et d’une consécration entière à
la contemplation et à la poésie. Comparant la retraite d’Emily à la fuite en
Orient de Rimbaud, Bobin écrit : « Sous le soleil clouté d’Arabie et dans la
chambre interdite d’Amherst, les deux ascétiques amants de la beauté tra-
vaillent à se faire oublier »22. À sa façon, Bobin décline le « Je est un autre »
de Rimbaud et accomplit sa propre disparition en se glissant dans l’ombre
– ou plutôt dans la lumière – d’Emily Dickinson.
Dans cet efacement de soi est en jeu l’ambiguïté du rapport à l’icono-
graphie, en particulier à l’image photographique. Les deux fonds d’archives
qu’exhibe Bobin dans Prisonnier au berceau se voient assigner une fonc-
tion très diférente. L’un a valeur de témoignage : les images provenant
de l’écomusée du Creusot, où se conserve la mémoire collective d’une ville
minière, donnent à voir le cadre dans lequel s’est déroulée l’enfance de

22. La Dame blanche, déjà cité, p. 93.

130
La maison natale, berceau de l’écriture

l’auteur ; même si le choix très personnel qu’il opère parmi ces photogra-
phies (salle des fêtes vide, maison près de l’église, absence de tout per-
sonnage) évite tout efet documentaire et renvoie davantage à sa vision
intérieure, ces images procurent une sorte d’attestation de véridicité. L’autre
fonds, les archives Emily Dickinson, n’a aucune valeur documentaire, ni
illustrative, dans Prisonnier au berceau puisqu’il n’y est que peu question
de la poétesse américaine. Au contraire, le berceau, la chambre, la maison,
le portrait qui s’insèrent dans l’autoportrait de Bobin mais ne renvoient pas
à son univers autobiographique apparaissent comme autant d’anti-docu-
ments, et leur présence peut se lire comme une mise en question de la véri-
dicité de l’image. Se substituant aux images personnelles qui auraient pu
être montrées, ils témoignent non seulement d’une pudeur, d’une réticence
à l’exhibition du moi, mais aussi d’un soupçon à l’égard de l’image, en par-
ticulier du portrait photographique. Un chapitre de La Dame blanche est
consacré à la méiance d’Emily Dickinson envers la photographie ; citant
une lettre à Higginson où Emily substitue à sa photographie absente son
portrait verbal23, Bobin commente, pour son propre compte : « Les photo-
graphes sont les domestiques de la mort. […] La tyrannie du visible fait de
nous des aveugles. L’éclat du verbe perce la nuit du monde » (p. 105-106).
Cette position iconoclaste, dont on trouve d’autres expressions dans son
œuvre, doit cependant être nuancée par le constat d’une véritable fascina-
tion pour les images provenant d’Amherst24. Les introduire dans Prisonnier
au berceau, c’est à la fois se dérober soi-même à la « tyrannie du visible » en
les substituant à ses propres documents, et leur reconnaître un pouvoir de
révélateur de l’invisible, d’une altérité où la poésie a pris toute la place, et
qui fait écho à sa propre intériorité. Les images deviennent alors autant de
ferments du récit, qu’il soit présent ou à venir, autobiographique ou bio-
graphique. Comme les visages de deux femmes dans Persona25 de Berg-
man se superposent en un seul, presque surnaturel, le portrait de Bobin et
celui de Dickinson en viennent à se confondre en un seul visage de poète,
à l’identité sexuelle indécise, irradié par la lumière de l’écriture.

23. « Je n’ai pas de portrait mais je suis petite comme le roitelet, et mes cheveux sont écla-
tants comme la bogue de la châtaigne – et mes yeux sont comme le sherry que l’invité
laisse au fond du verre – ça vous ira comme ça ? ça fait peur à mon père. Il dit que la
mort peut arriver n’importe quand et qu’il a des images de toute la famille – pas de moi,
mais j’ai remarqué à quelle vitesse les vivants épuisent ces choses-là en quelques jours –
et je me prémunis contre ce déshonneur » (p. 106).
24. Christine Ferniot rapporte : « Il a fait venir des États-Unis de nombreux ouvrages, des
images et même un ilm sur sa maison, des vues de son jardin » (Lire no 361, p. 28).
25. Ingmar Bergman, Persona, 1966. Les deux actrices sont Liv Ulmann et Bibi Anderson.

131
marTine boyer-Weinmann

g
Donner forme aux impossibilités
biographiques : Hélène Cixous
et Günter Grass

Biographie, autobiographie, iction :


entre scandale et escapisme

Quel risque court-on aujourd’hui à se faire le biographe d’un autobio-


graphe ? D’un autobiographe vivant ? D’un autobiographe tardif, contra-
rié, repenti ? Ces questions liminaires ont certes donné lieu à de beaux
déis intellectuels (on songe par exemple à la biographie d’Althusser par
Moulier-Boutang1), ou, sous la plume inventive de Jean-Benoît Puech,
aux aventures métaictionnelles de son « cycle de Jordane »2. Elles n’en
demeurent pas moins le plus souvent soumises, pour tout apprenti bio-
graphe, aux caprices du réel et au jeu de cache-cache de l’auteur avec sa
légende, son miroir, sa conscience. L’entreprise biographique externe
semble alors neutralisée par la sidération d’un afect (la pulsion de dévoi-
lement d’un mensonge enfoui, la honte explosive soudain au cœur du
texte) qui, par son eicace propre, dynamite le projet originel d’inter-
prétation. Non seulement l’expert se trouve pris de court dans la suppo-
sition d’un objet maîtrisé de connaissance, mais la nouvelle « authenti-
cité » autobiographique impose sa préséance, sinon son autorité, fût-ce

1. Y. Moulier-Boutang, Louis Althusser, une biographie, Paris, Grasset, 1992.


2. Depuis Présence de Jordane jusqu’à Benjamin Jordane, une vie littéraire (avec Yves
Savigny). Voir les précisions de l’auteur sur ce cycle dans ce volume.

133
Les nouvelles écritures biographiques

par voie polémique. Plusieurs modalités de coopération biographe/auto-


biographe se présentent alors pour écrire à nouveaux frais la vie scanda-
leuse réinventée : efacement de la parole seconde du biographe, suren-
chère, synthèse de conirmation.
Or, au-delà du facteur anecdotique dans le conlit de position latent
entre un auteur vivant et son biographe, l’examen théorique de ce rapport
soulève de multiples questions engageant le statut même de la littérature.
Un ouvrage récent d’Ann Jeferson3 tend ainsi à montrer la coalescence
historique entre l’avènement en France de la notion de littérature (déi-
nie comme puissance d’auto-contestation) et le « moment » d’émergence
biographique. Minimisant les distinctions entre biographique et autobio-
graphique, la période contemporaine marquerait pour Jeferson le pouvoir
particulièrement novateur de ces tensions créatrices. Sans souscrire peut-
être à la radicalité centrale du propos en cédant au désir de gommer toutes
frontières, il y a néanmoins matière, dans le présent ouvrage dédié aux ava-
tars récents de l’écriture du bios, à retenir l’apport principal du travail de
Jeferson sur la plasticité performatrice du geste biographique (sa capacité
autocontestataire) qui relance un dialogue critique entre autobiographie,
iction et biographie via la médiatisation problématique d’une vie au secret.
Je prendrai donc à mon tour un risque… métabiographique. Je me
propose de mettre en regard deux destins d’écriture autobiographique
que l’identité biographique même des sujets (une auteure dont la judéité
est au cœur de l’expérience ontologique et littéraire, et un romancier alle-
mand rattrapé par le démon de l’époque) oppose en tout point. Ce n’est
pas tant l’événement historique qui sera pensé comparativement que la
manière dont l’écriture du bios, dans son renouvellement contemporain,
laisse reluer des afects les plus intimes, les plus intenables. Les deux cas
analysés (Günter Grass, Hélène Cixous), malgré les diférences radicales
de trajectoires et de conception de la iction, se rejoignent en efet dans
un retournement de l’écriture sur elle-même (le passage tardif à l’auto-
biographie permettant le déploiement de l’arsenal d’autocontestation) et
une collaboration amorcée avec des avatars de « biographes » (l’exégète
d’une œuvre pour le premier, les témoins-partenaires d’une quête des ori-
gines et du roman familial pour la seconde).
Or, à la vampirisation du biographe par son modèle (Per Øhrgaard/
Grass), imperceptible au début du projet et devenue partie prenante du

3. A. Jeferson, Biography and the Question of Literature in France, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 2007.

134
Donner forme aux impossibilités biographiques

projet inal pour le premier cas, fait place dans le second cas un disposi-
tif (auto)biographique en anneau de Moebius plus sophistiqué. Histo-
ricisant le moment duel de l’archive ou de l’entretien (Gruber/Cixous,
Jeannet/Cixous) ou le cautionnant par sa participation-adhésion (col-
loques, séminaires, publications savantes), l’auteure réserve à l’écriture
autobiographique la pratique rélexive de la « hantologie »4, du dialogue
avec la igure maternelle, mais aussi avec l’ensemble de la tradition litté-
raire même (de Montaigne à Proust, de Joyce à Celan). Ce qui m’inté-
resse dans ce rapprochement a priori impossible, voire sacrilège au regard
de l’histoire de ces deux classiques contemporains, c’est la manière dont
l’autobiographe, par le choix délibéré de mettre en scène sa réticence et
sa honte, évacue ou inclut par avance ses biographes actuels ou futurs
dans le processus cathartique de la révélation. Comment ce qui était hier
impossible devient-il aujourd’hui possible et nécessaire ? Quels rôles sont
dévolus, dans l’espace même du texte autobiographique, au témoin, au
partenaire, à l’exégète de l’œuvre ? Comment une honte centrale (Grass),
un remords lancinant (Cixous), par-delà les raisons diamétralement oppo-
sées qui les originent chez l’un et l’autre, soufriraient-ils la médiation du
tiers biographique ?

Autocensures prolixes

Grand nombre de récits biographiques contemporains semblent gouver-


nés, et comme motivés, par un principe paradoxal de réticence : la dyna-
mique de l’aveu au fondement de l’entreprise autobiographique, le souci
d’exhumer un point aveugle, voire de corriger le lacunaire, ne prendraient
sens qu’au prix et au degré de la résistance avant le passage à l’écriture.
Au point que le récit biographique se confond parfois avec la mise en
scène de son refoulement ou l’archéologie de son empêchement. C’est le
constat d’une montée en puissance de la réticence « motrice » qui m’incite
à proposer un rapprochement a priori audacieux entre deux récits auto-
biographiques contemporains, très diférents dans leur énonciation et la
nature de l’autocensure, mais où l’esthétique du détour se manifeste de

4. Pour la déinition de la hantologie et de la spectrologie caractéristiques du dialogue Cixous-


Derrida, voir dans le présent recueil l’article de Frédéric Regard. Une des singularités de
l’écriture autobiographique cixousienne reste le tissage intergénérique. L’écriture essayis-
tique irrigue le récit de soi comme la battue proprement musicale ou dramaturgique de
la prose appelle la « digression » philosophique.

135
Les nouvelles écritures biographiques

façon également spectaculaire : le texte récent d’Hélène Cixous, Si près,


qui dramatise la nécessité pour elle d’écrire aujourd’hui sur son « exalgé-
riance natale » et le très controversé Pelures d’oignon du prix Nobel alle-
mand Günter Grass, dans lequel l’auteur, pour la première fois, passe aux
aveux, à 80 ans, sur son engagement volontaire dans la Wafen-SS à l’âge
de 17 ans, lors de la seconde guerre mondiale, plongeant la critique et
son propre biographe dans un certain désarroi.
Un premier rapprochement tient au fait que ces deux écrivains ins-
crivent de plus en plus résolument leur œuvre, depuis une dizaine d’an-
nées, dans une réappropriation subjective du rapport à l’historicité, mais le
parallélisme ne s’arrête pas là. Une comparaison entre deux déclarations,
l’une empruntée à Cixous, la seconde à Günter Grass, ayant en commun
d’estomper les frontières génériques entre biographie, autobiographie et
romanesque souligne encore la pertinence du rapprochement. Cixous :
« Toutes les biographies, comme toutes les autobiographies, comme tous
les récits racontent une histoire à la place d’une autre histoire »5. Tout pro-
jet biographique serait donc le produit d’une manipulation, d’une subs-
titution, d’un déport vers la iction. Or, pour Grass, l’argument principal
mobilisé dans son texte pour prévenir l’accusation d’avoir volontairement
occulté sa « tache biographique » originelle consiste à renvoyer dos à dos
le roman et l’autobiographie, la fable et son dernier avatar. C’est dans
son roman Le Tambour (Die Blechtrommel, 1959) que se trouverait, selon
lui, soumis à une lecture doublement critique de ses censeurs tardifs, le
matériau crypté de son passé nazi : « Il est possible que la gestion anti-
économique de mon personnel ictif, expérience précoce de blocage de
l’écriture, m’ait conduit plus tard, en auteur qui calculait désormais avec
soin, à épargner davantage les héros de mes narrations »6. On notera l’am-
biguïté inale : le romancier proliique suggère ici, comme un aveu dans
l’aveu, que le détour romanesque – des histoires « à la place » de son his-
toire – devenant lui-même de plus en plus contrôlé au il du temps pour
des motifs intimes, aurait rendu nécessaire pour lui, à un certain moment,
le passage à l’autobiographie.
Dans quelle mesure faut-il comprendre que Pelures d’oignon livre son
histoire à la place des histoires ? et si oui, en quoi serait-elle moins soumise

5. H. Cixous, épigraphe d’un recueil d’entretiens avec Mireille Calle-Gruber : Hélène Cixous,
Photos de racines, Paris, Éditions des femmes/Antoinette Fouque, 1994.
6. Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, 2006 ; Pelures d’oignon, traduit de l’allemand
par Claude Porcell, Paris, Seuil, 2007, p. 38.

136
Donner forme aux impossibilités biographiques

à la fabulation que le roman ? En quoi ces aveux tardifs de 2006 (date de


la publication en Allemagne) mettent-ils un terme au « blocage » de l’écri-
ture ? Et quel jeu subtilement pervers de chat et de souris l’auteur entre-
tient-il avec son malheureux biographe, le Danois Per Øhrgaard, contraint
en toute hâte d’ajouter un chapitre d’équilibriste gêné à sa toute fraîche
biographie de Grass7 ? Le contorsionnisme du biographe conduit en efet
ce dernier à épouser soigneusement la ligne du « Praeceptor Germaniae »
tout en s’abritant derrière son propre projet originel selon lequel l’œuvre
seule délivre le sens d’une vie ; il suirait seulement d’attendre et d’écou-
ter les silences ou demi-aveux du matériau ictionnel :
Ainsi, le dernier livre de Grass – à ce jour – est un portrait de jeunesse de
l’artiste, tracé par le vieil homme qui sait que seules les histoires sont en
mesure de dire comment les choses étaient réellement. […] L’autobiogra-
phie de Günter Grass est à la fois une œuvre documentaire et une œuvre
de iction, car c’est l’autobiographie d’un poète. Comme dans les romans
de Grass, le narrateur là non plus n’est, par principe, pas iable ; non qu’il
mente ou embellisse, mais parce que la vie vécue et la vie racontée ne peu-
vent jamais se superposer totalement.8

La question centrale posée aussi bien par Cixous que par Grass dans
leurs récits est bien celle du délai de révélation ou de dégel d’une parole
sur un non-dit (la culpabilité individuelle pour Grass, l’« impossibilité algé-
rienne » pour Cixous) : un temps de latence ou d’incubation, emmêlant
le sujet biographique et le temps collectif, auquel Hélène Cixous assigne
une durée moyenne dans un précédent récit : « Les enchaînements desti-
naux nous restent cachés toujours pendant quarante ans au moins. Qua-
rante ans, la durée d’un aveuglement humain vital. Tout ce qui aura été
décisif dans l’histoire d’un individu ou d’un peuple ne montre son visage
qu’après quarante ans de secret »9. Interrogeons ici le sens de cette mise
en « quarantaine » de la parole autobiographique chez l’une et l’autre, pro-
duit d’un sentiment de culpabilité de nature très diférente, mais surtout
le recours à des formes d’écriture de ce refoulé biographique : la lettre,
comme écrit adressé et la théâtralisation chez Cixous, l’arrêt sur image,
l’ellipse et la métaphore obsédante chez Grass.

7. P. Øhrgaard, Günter Grass, Ein deutscher Schriftsteller wird besichtigt, 2002 (2006 pour
le dernier chapitre) ; Günter Grass, l’homme et l’œuvre, traduit de l’allemand par C. Por-
cell, Paris, Seuil (Le don des langues), 2007. Voir particulièrement le chapitre VII :
« Sa vie : un conte. Pelures d’oignons » (p. 199-207).
8. Günter Grass, l’homme et l’œuvre, déjà cité, p. 201.
9. H. Cixous, Hyperrêve, Paris, Galilée, 2006, p. 64.

137
Les nouvelles écritures biographiques

Schuld, Schulden, dettes

Les deux récits se présentent comme explicitement travaillés par la culpa-


bilité. Pour Hélène Cixous, née en Algérie en 1937 d’une mère juive alle-
mande, Ève Klein, et d’un père juif sépharade, Georges Cixous, médecin
dégradé par les lois de Vichy en 1940 en simple pédicure, l’appartenance
à la nation française est largement aussi problématique que son « impos-
sibilité algérienne » coloniale et post-coloniale. Élève des lycées coloniaux
d’Alger (lycée Fromentin et lycée Bugeaud), elle lie amitié dans le premier,
en 1951, qui est pour elle l’année du bac, avec la seule élève musulmane à
le fréquenter. Une « étrangeté française » (la situation des juifs algériens
analysée par Benjamin Stora10) rencontre alors une autre exception indi-
gène : cette élève n’est autre que Zohra Drif, la future poseuse de bombe
dans un café pied-noir de la Casbah, le Milk Bar, pendant la Bataille
d’Alger en 1957, incarcérée puis graciée par le général de Gaulle à la in de
la guerre d’Algérie. En 1957, au pic d’intensité de cette sale guerre, Hélène
Cixous n’est pas en Algérie mais à Paris où, depuis 1955, elle a entrepris des
études d’anglais : nouvelle excentration géographique et politique d’une
excentrée originaire. Depuis cette date, elle n’a pas revu cette ancienne
camarade de classe, promue à un destin contrasté de terroriste FLN (pour
les troupes de Massu qui nettoient la Casbah), puis de Moudjahidin de la
révolution nationale, aujourd’hui notable du barreau d’Alger et sénatrice.
La lettre à Zohra Drif incluse dans le récit Si près est l’artefact imaginé par
Hélène Cixous, une forme de proil biographique perdu, pour rétablir un
dialogue par-delà un silence de quarantaine. Zohra Drif est décrite par
la narratrice comme « l’être inversement symétrique à [elle] »11, puisque
« ce qui nous a rapprochées c’est ce qui nous a séparées la guerre la même
chacune de son côté » (p. 163). Culpabilité de quoi au juste ? Culpabilité
de ne pas avoir donné plus tôt des nouvelles, de s’être inventé des alibis
pour ajourner ce moment (écrire au lycée, à la prison Barberousse n’au-
rait eu de fait aucun impact) selon « les lois du contretemps » (p. 126) his-
torique que la lettre a charge de mettre en mots et désignées aussi par
Cixous comme sa « contretemporanéité algérienne » (p. 32).
Le récit précisément est scandé par un leitmotiv, une question lanci-
nante que la narratrice se pose avant de parvenir à la décision de rencontrer

10. B. Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette Littératures (Pluriel), 2006.
11. H. Cixous, Si près, Paris, Galilée, 2007, p. 68.

138
Donner forme aux impossibilités biographiques

réellement Zohra et d’aller enin en Algérie en 2005. Cette question est :


« Que-va-dire-Zohra… ». Mais qui dit culpabilité présuppose faute et sur-
tout devoir de réparation, une quête de pardon paradoxale puisque la débi-
trice partage avec la destinataire de la lettre (présumée créancière) un statut
commun de victime historique. « Car je suis sectionnée d’Algérie, ex-racinée
d’Algérie et rattachée à vie à la langue française » (p. 32), précise-t-elle. Faute
individuelle ou faute collective, c’est par ailleurs sur cet enjeu de la dette
que se livre une bataille sémantique féroce entre la ille (Hélène Cixous) et
la mère (Ève Klein) qui désapprouve catégoriquement l’idée d’un retour
en Algérie. Voici quelques bribes d’un dialogue avec la mère. Le conlit va
s’incarner dans la langue, et plus précisément dans l’usage des pronoms :
Moi personnellement je n’ai rien à y faire. Si toi tu estimes leur devoir
quelque chose. – Leur ? dis-je. Leur, dit ma mère. Qui leur dis-je. Maman,
peux-tu me dire qui tu ne nommes pas ? dis-je. Eux, dit ma mère. Si tu
estimes devoir. […] Que-va-dire Zohra est maintenant une des phrases de
ce livre. Elle le traverse à intervalles irréguliers, lotte, ixe, passe entre les
branches supérieures des pins […]. Je la reconnais à son soule retenu,
comme elle murmure je ne peux entendre la couleur de son intonation,
elle balance, peut-être peut-être, je la reconnais c’est la igure que mon élan
de culpabilité a choisie pour ce livre, ou bien c’est ce livre qui l’a choisie
pour emblème, pensant que cela m’aiderait dans ma culpabilité. Je pour-
rai donc, pour ajouter au trouble, me demander dans le livre ce que dirait
Zohra de cette incrustation métatextuelle « Que-va-dire-Zohra », soit dans
le livre soit dans la réalité. (p. 63-64)

Le personnage de la mère, par le dédoublement qu’elle rend pos-


sible dans l’écriture dialogique, s’accompagne aussi d’une forme délé-
guée d’ironisation, procédé par lequel Cixous peut tenir à distance son
propre personnage social, sa igure d’intellectuelle. L’écriture de la réti-
cence se met alors progressivement en place. Cixous fait ici référence au
texte du « Prière d’insérer » qui accompagne son récit et donne le sens du
détour par la lettre à Zohra Drif, qui mettra quarante ans à lui parvenir :
J’avais pensé écrire une lettre à Z.D, c’était peut-être en 1958. Je ne l’avais
inalement pas écrite. J’avais comme senti l’eleurement d’une lettre me
traverser. Elle était nette mais vague, c’était ce commencement d’impul-
sion, on va et puis, non, mais elle eût été écrite nettement à Zohra, c’est
moi dans l’ensemble du cercle qui manquait de précision, j’avais le désir,
les palpitations d’ailes, la lettre voletait à ma fenêtre, pas très loin pas si
près, créature du crépuscule du matin, puis je me levais et je croyais l’avoir
rêvée peut-être. J’écrirai une lettre, elle sera impossible, chère Zohra je
t’écris, de quel point de vue moral politique éthique philosophique je
n’en ai aucune idée.

139
Les nouvelles écritures biographiques

Ce n’est pas une lettre au sens strict qu’écrit Günter Grass dans Pelures
d’oignons mais une confession retorse et ronchonne parfois qui, au début
du moins, se veut sans complaisance : « J’écris donc sur la honte et le
remords qui la suit clopin-clopant. Mots rarement utilisés, inscrits dans
le processus de rattrapage, tandis que mon regard tantôt indulgent, tan-
tôt sévère reste dirigé sur un jeune garçon qui porte des culottes courtes,
va lairer tout ce qui se tient caché et a cependant négligé de demander
“pourquoi” »12. Ou encore, lorsque Grass recourt à l’image de l’encap-
sulement pour désigner le point aveugle de ses 12-16 ans : « Ce qui est
encore encapsulé : honteusement ravalé, secrets sous des déguisements
changeants. […] Des mots évités dans un lot de mots. Des éclats de pen-
sées. Ce qui fait mal. Toujours » (p. 63). Image retorse néanmoins car,
si elle désigne métaphoriquement l’enkystement des hontes dans une
conscience, elle renvoie aussi concrètement à la blessure par éclat d’obus
dont le jeune « fantassin porté » sera victime dès son incorporation dans
la Wafen-SS. Dette néanmoins qui fait naître la métaphore centrale de
l’ouvrage et lui fournit son titre, celle de l’oignon-souvenir, dont la pelure
la plus extérieure conserve la trace résiduelle :
Un mot en appelle un autre. Dettes et dettes morales, culpabilité, Schul-
den et Schuld. Deux mots si proches, si solidement enracinés dans le ter-
reau nourricier de la langue allemande – mais on peut adoucir le premier
en remboursant, fût-ce par petits morceaux, comme le faisait la clientèle à
crédit de ma mère ; la culpabilité, celle que l’on peut prouver comme celle
qui se cache, ou que l’on devine seulement, celle-là reste. Elle poursuit son
tic-tac, et même en voyage, elle est déjà dans le Nullepart où elle garde la
place au chaud. Elle récite sa petite maxime, ne craint pas les répétitions,
se laisse gentiment oublier quelque temps et hiberne dans les rêves. Elle
reste comme un dépôt, une tache qui ne se laisse pas efacer, une laque
qu’on ne peut pas lécher. Elle a appris très tôt, confessée, à trouver refuge
dans le pavillon d’une oreille, prescrite ou depuis longtemps pardonnée,
à se faire plus petite que petite, un néant, et cependant, dès que l’oignon
s’est rabougri pelure après pelure, elle est inscrite durablement sur la plus
récente des peaux : tantôt en majuscules, tantôt en incidente ou en note,
tantôt bien lisible, tantôt en hiéroglyphes qui, si même on y arrive, ne
sont déchifrables qu’avec peine. Pour moi, je peux lire la brève inscrip-
tion : Je me suis tu. (p. 33)

Sur ces silences réitérés, Grass se montre formidablement prolixe, et


les trois premiers chapitres du récit (« Les pelures sous la pelure », « ce qui

12. Grass, Pelures d’oignon, déjà cité, p. 17.

140
Donner forme aux impossibilités biographiques

s’est encapsulé », « il s’appelait Nousnefaisonspasça ») en dressent une liste


accablante. Silence premier, hérité celui-là, celui de la branche familiale
maternelle d’origine cachoube, quand soudain on ne parle plus à table d’un
oncle résistant ayant pris part à la bataille de la Poste polonaise, fusillé par
les Allemands : « Son nom était en blanc, comme s’il n’avait jamais existé,
comme si tout ce qui le concernait, lui et sa famille, était imprononçable »
(p. 17). Silence de l’écolier Günter aussi, quand un de ses camarades, au
risque de compromettre son père résistant, met en doute le discours de
propagande oiciel concernant « les événements de Narvik », supposés
favorables au Reich : « Malgré notre ébahissement, nous l’admettions, et
nous ne posâmes, je ne posai pas de question sur l’origine du fabuleux
savoir de Wolfgang Heinrichs » (p. 20). Pas de réaction non plus quand
certains professeurs disparaissent du jour au lendemain, quand le fait de
n’avoir pas activement dénoncé lui sert longtemps de paravent, quand
plus tard, lors d’une formation militaire, l’attitude exemplairement réfrac-
taire d’un jeune objecteur de conscience (surnommé Nousnefaisonspasça,
à savoir porter une arme et s’en servir) ne suscite que son incompréhen-
sion railleuse. Troublant et gênant sans doute, quand nul dans sa famille
n’était animé par le fanatisme doctrinal, de devoir confesser : « C’est ainsi
que je me vois dans le rétroviseur. Voilà qui est impossible à efacer, ce
n’est pas inscrit sur une ardoise à côté de laquelle se trouve l’éponge prête
à l’emploi. Cela reste. […] À la décharge du jeune garçon et donc de moi-
même, je ne peux même pas dire : on nous a séduits ! Non, nous nous
sommes, je me suis laissé séduire » (p. 40).
Prenons Günter Grass à ses propres mots : les silences honteux dont
il nous parle volontiers (ceux du jeune exalté en rupture de ban familial,
en quête d’héroïsme et d’aventure loin de l’épicerie de Dantzig) sont des-
tinés à rembourser la dette, mais à crédit, morceau par morceau : la suite
du récit fait l’économie des liens interprétatifs, se fait chronique trouée des
jours de guerre et de la découverte de l’horreur sur le mode de l’égare-
ment hébété. Avec l’après-guerre, l’indicible des camps et les tabous alle-
mands sur les soufrances des populations civiles de Dresde et de Dantzig,
le récit de Grass se délite dans l’anecdote et les allers-retours de sa mau-
vaise conscience sur les lieux revisités de son égarement originaire. Là où
le lecteur s’attendait à une remise scrupuleuse des comptes annoncés, il
ne découvre que le leurre digressif d’une parole de l’aveu qui n’aborde
jamais frontalement le point névralgique. Car c’est moins ce passé-là qui
fâche que la manière dont Grass, s’étant fait le porte-drapeau de la gauche
social-démocrate des années 70, la gauche qui demandait raison aux pères
141
Les nouvelles écritures biographiques

de leurs crimes, a reconverti la honte en exhibitionnisme moral. Per Øhr-


gaard, dans sa biographie, tente bien de rendre compte de cette criante
distorsion, accentuée par la médiatisation d’une interview de l’auteur à la
Frankfurter Allgemeine Zeitung l’été 2006 : « Grass avait appartenu à la
Wafen-SS ! Le supposé Praeceptor Germaniae, le mentor de l’Allemagne
[…] était maintenant nu. Grass avait tempêté par exemple contre la ren-
contre de Kohl et de Reagan en 1985 au cimetière militaire de Bitburg,
et voici que lui-même aurait pu se trouver à cinq pieds sous terre à cet
endroit-là. Pourquoi n’avait-il pas avoué dès cette époque-là ? »13. Mais
c’est pour dédouaner aussitôt le biographié : il ne s’agit pas d’« aveux »,
selon Øhrgaard, c’est un abus de langage, mais… d’une « information » !
Pour le biographe comme pour le biographié, tout était déjà crypté dans
la iction, nous n’avons pas été de bons lecteurs.
Pelures d’oignon peut apparaître de ce fait comme une provocation :
l’aveu d’une faute de jeunesse pardonnable devenu alibi d’un mensonge
d’adulte, de citoyen et d’écrivain engagé autrement plus dérangeant. Cette
imposture de l’aveu passe par un scénario discursif de temporisation et de
métaphorisation, qu’il faut comparer à la manière dont use Hélène Cixous
pour faire advenir une parole possible sur son « impossibilité algérienne ».

« Pelure d’oignon » vs « en broussaille »

Pour dérouler le ilm de ses conidences biographiques (qui procède plus


volontiers par plans ixes, arrêts sur image), Grass recourt à deux méta-
phores centrales déjà mentionnées, mais qu’il faut regarder de plus près :
celle de l’oignon que la mémoire épluche, celle de l’inclusion par « encap-
sulement » du souvenir.
Peler l’oignon, posture active, est de fait la traduction la plus idèle au
titre allemand originel (Beim Häuten der Zwiebel ) et renvoie au narrateur,
censé faire pleurer sa mémoire, (ou suer) sa vérité biographique. Si le jus
d’oignon exsude une forme de vérité frelatée dans une huile périmée, il
s’agit d’une forme de vérité en quelque sorte immédiate, consubstantielle
au geste d’épluchage même, et douloureuse : « L’oignon a beaucoup de
pelures. Il est au pluriel. À peine pelé, il se renouvelle. Haché, il fait pleu-
rer. Ce n’est que quand on le pèle qu’il dit la vérité. Ce qui fut avant et
après la in de mon enfance, qui frappe à la porte avec des faits et s’est

13. Günter Grass, l’homme et l’œuvre, déjà cité, p. 199-200.

142
Donner forme aux impossibilités biographiques

déroulé de manière plus funeste qu’on ne l’aurait voulu veut être raconté
tantôt comme ceci, tantôt comme cela, et pousse à des histoires men-
songères » (p. 17). Le lecteur en quête de révélations déinitives est donc
d’emblée averti : antiseptique reconnu, l’oignon s’accroît par couches de
vérités concentriques et provisoires. S’il irrite les muqueuses au moment
de révéler la vérité sous la peau, c’est aussi peut-être pour mieux l’empor-
ter dans le lot des larmes.
Car l’oignon est récalcitrant, voire déceptif : inopérant pour les aveux
fondamentaux, il se rétracte et perd le chifre secret dès que l’autobio-
graphe fait appel à lui, quand ce n’est pas l’autobiographe qui se rend
aveugle à son message. Inopérant d’abord : « Faire revenir à la mémoire
le pas fatal du lycéen de quinze ans en uniforme, ce n’est pas la peine de
peler l’oignon ni d’avoir recours à quelque autre adjuvant. Ce qui est sûr,
c’est que je me suis volontairement engagé pour le service armé. Quand ?
Pourquoi ? » (p. 65). Illisible ensuite au moment des interrogations capi-
tales : « Ce qu’il faut se demander : étais-je efrayé par ce qu’on ne pou-
vait pas ne pas voir dans le bureau de recrutement, comme m’efraie
aujourd’hui encore au moment de l’écrire, plus de soixante ans plus tard,
le S redoublé ? Rien n’est gravé sur la pelure d’oignon où l’on puisse lire
un signe d’efroi, sans parler d’épouvante » (p. 107). Ou encore : « Ce qui
trompe à première vue : quand on pèle l’oignon, les yeux commencent
à se remplir de larmes. Ainsi se trouble ce qui serait lisible si l’on avait la
vue claire » (p. 189). Troisième variante, l’oignon comme miroir qu’on
repousse : c’est ce qui se produit entre le moment, esquivé dans la narra-
tion, où le jeune Grass décide de se faire incorporer et la réalité efective
de l’incorporation à peine rappelée par une photographie : le refoulement
est reconnu par Grass qui airme : « Moi qui ne veux pas déchifrer ce qui
est gravé sur la pelure d’oignon » (p. 97).
À la in de son ouvrage, il peut cyniquement rendre grâce à l’oignon,
allié complaisant pour une fausse confession : « D’où il faut conclure que
l’oignon se prête plus que tout autre produit des champs ou des jardins
à usage littéraire que, pelure après pelure, il aide le souvenir à avancer
ou qu’il amollisse des glandes lacrymales desséchées et les transforme en
geysers » (p. 311). Reste l’éclat d’obus encapsulé dans la chair, pris dans la
gangue organique et qui trouve son équivalent artistique et symbolique,
sur le bureau de l’écrivain, dans un morceau d’ambre de la Baltique où
un insecte s’est trouvé à jamais prisonnier : « Mon ambre conserve avec
plus de netteté ce que l’on discerne comme une inclusion : pour l’instant
un moustique ou une minuscule araignée. Mais ensuite c’est une autre
143
Les nouvelles écritures biographiques

inclusion qui pourrait se rappeler à la mémoire, l’éclat d’obus encapsulé


dans mon épaule gauche, un souvenir en quelque sorte » (p. 189). Rien
n’indique qu’un bistouri ou une pince spéciale vienne jamais dans le texte
de Grass libérer le souvenir de sa réserve, l’éclat d’obus de sa capsule.
Chez Hélène Cixous, une métaphore centrale parcourt le texte et
en résume toute la profusion : celle de la broussaille. Cixous raconte sa
« broussaille algérienne originaire » en un matériau linguistique lui-même
embroussaillé où l’Albertine proustienne côtoie, au détour d’une haie
d’aubépines, l’Ovide des Tristes et le Derrida de la « destinerrance ». Ce
qui lui importe, c’est de comprendre, à travers l’écriture d’une impossi-
bilité à écrire sur l’Algérie, la résistance du sujet : « Chaque fois que j’ai
voulu écrire sur l’Algérie, il y a eu une compulsion-disparition de mes pre-
mières pages de mots », écrit-elle comme en écho au début de son récit
précédent, Rêveries de la femme Sauvage, qui relatait l’efacement progres-
sif du manuscrit algérien en train de s’écrire : « Jamais je n’ai rencontré
un livre qui m’oppose une résistance aussi lourde, vivace, rocheuse, j’use
un titan par page. Il faut, me dis-je, que je me sois présentée devant l’In-
terdit »14. La complexité qui est à l’œuvre se dira de façon broussailleuse,
en inventant une autre métaphore récurrente et proustienne encore, celle
du Téléphone :
Moi ce qui m’intéresse c’est la vie au-delà de la vie, je devrais dire les dif-
férentes vies qui entourent celle que nous appelons Vie d’ordinaire et
qui est la vie commune, chronométrable, déclarée aux impôts, à la police
et à l’état civil. Je dis ces vies. Elles ne sont certes pas séparées les unes
des autres. Elles s’adjoignent, se touchent, se contaminent, se propagent,
se continuent. Que je m’adonne, méthodiquement et passionnément, à
l’étude de la vie de ces vies de la vie, je ne peux le dire qu’à toi, dis-je, au
Téléphone. (p. 13)

Cette « complication originelle » dont parle Cixous a pris une forme


médiate, la lettre à Zohra Drif : « La lettre est une broussaille. Personne
ne peut démêler ce que je pense de ce que je pense. La violence, la justice,
la révolte, le courage, le droit, tout s’entrebroussaille » (p. 25). Elle passe
par le néologisme comme ici, l’invention de « l’algériance » : « Ce que j’ap-
pelle mon “algériance”, un vaste ensemble de rélexions assez disparates
surgies autour des notions de pays, pays natal, pays d’origine, noms de
pays et autour de ce mot pays, celui qui s’enfonce dans la cire mentale et
iche dans le cœur de celui qui le dit, la paix et la pagaille, l’une comme

14. H. Cixous, Si près, déjà cité, p. 141.

144
Donner forme aux impossibilités biographiques

l’autre » (p. 21-22). La broussaille des origines, c’est aussi celle qui enva-
hit les tombes du cimetière d’Alger où sont enterrés, dans le carré juif,
Georges Cixous et Eugène Derrida, les deux pères. La mère avait pré-
venu la ille avant son départ : « Tu ne verras rien. Tout est broussaillé ».
Parvenue sur les lieux, Cixous interpelle ses accompagnateurs : « Ne me
suivez pas ! Je n’ai pas pris le sécateur, s’il le faut je couperai les brous-
sailles avec mes dents… » (p. 201). Ce ne sera pas toutefois nécessaire, à
l’ombre grêle du cyprès homonyme de l’adverbe de lieu qui hante le titre :
Si près, et qui fait de Cixous, selon ses propres mots, un être inséparabe.

Ève la maïeuticienne

La réticence à atteindre l’Algérie par l’écriture ou le pèlerinage trouve, sous


la plume d’Hélène Cixous, sa résolution littéraire grâce au détour drama-
tique : c’est par la mise en théâtre et la construction d’une scène dialo-
guée que l’impossibilité va pouvoir s’énoncer. Le début du récit, comme
dans le texte antérieur Hyperrêve, retrace en efet un face-à-face mère/
ille, un de ces pugilats quotidiens d’Hélène avec une Ève nonagénaire
tyrannique jusqu’au sublime : « Le 14 août 2005 j’ai porté un coup à ma
mère, c’était naturellement involontaire » (p. 9). Il faudra neuf pages de
broussailles digressives pour qu’après une entrée en récit aussi fracassante,
la narratrice parvienne à donner forme à son impossibilité, en réglant la
dramaturgie et les dialogues d’une formidable dispute. L’aveu est sur les
lèvres frémissantes de la ille : « C’est alors que j’ai dit que j’irais peut-être
à Alger. Il n’y avait aucune urgence à le dire, que je sache. S’il y en avait
une, elle m’était cachée. J’ai dit, avec une voix distraite, sans couleur : j’irai
peut-être à Alger. Je ne peux même pas airmer l’avoir dit moi-même.
[…] Il n’y avait pas d’autorité. Moi-même j’ai entendu l’hésitation. La
probabilité d’aller à Alger m’était si faible. Je n’ai pas dit : j’irai […] Ce
n’était qu’une phrase. J’essayai l’hypothèse. » Autant de modalisations,
de valses-hésitations et de jeu expérimental avec la iction qui échappent
totalement à Ève : « Ce qui s’est passé je ne m’y attendais pas du tout. Il
y a eu des cris. Ma mère avait éclaté. » Colère énorme, démesurée pour
son grand âge, et il faut une nouvelle boucle narrative vers la broussaille
algérienne, le lycée Bugeaud, pour que la suite du dialogue-mitraillette
soit rétablie dans le texte. Dialogue armé donc, où la mère dégaine plus
vite que la ille, comme en témoigne la reprise du verbe « tirer » dans ce
qui ressemble à une didascalie :
145
Les nouvelles écritures biographiques

C’est alors que j’ai dit que j’irais peut-être à Alger, et ma mère a tiré :
« sans moi ! » comme si j’avais tiré sur elle. La Véhémence c’est elle, Ève.
Évidemment, elle prétend que c’est moi. […] lorsque j’ai vaguement dit,
Alger, peut-être, elle a crié : « Qu’est-ce-que-c’est-que-ça ? » Cette façon
guerrière qu’elle a de coller toutes les syllabes en une seule apostrophe
gutturale. « Alger » dis-je. « J’ai dit Al-ger », ai-je dit […] « Algérie ? » dit
ma mère. « Jamais-d’-Algérie. » Il faut imaginer la musique. Voix étonnée,
ascendante, venue du fond du temps, atteignant les aigus de l’incrédulité.
Pause. Voix redescend la pente. La question Algérie, abyssale, suspendue.
Algérie ? dit-elle. Qu’est-ce que c’est « Algérie » ? Sans article la chose n’est
plus qu’un mot. Un signiiant étrange. « Algérie », dis-je, plus fort, « Et en
rêve ? Rêves-tu d’Algérie ? » insisté-je. « Jamais-d’Algérie » dit la voix de ma
mère. Qu’est ce que pourrait être la Chose Algérie ? Algérie jamais dit ma
mère. Algérie sort. Je garde deux phrases sans verbe […]. À peine com-
mencé ini. Algérie, comment c’est ? Fini. Même en rêve. Ma mère ferme
la porte, pour s’assurer qu’Algérie ne risque pas de se fauiler dans la pièce,
la fenêtre aussi. […] Sansmoi ! le cri de guerre de ma mère… (p. 46-48)

Théâtre donc et dans tous les registres de genres : vaudeville, mélo-


drame, diablogue à la Dubillard, leçon absurde à la Ionesco… Poésie aussi,
de l’épique à la poésie sonore… Il y a chez Cixous un génie comique qui
combat la sensibilité tragique, le goût du Tombeau. Le recours au per-
sonnage dramatique de la mère en grande contradictrice (celle qui dit non
au Cimetière, au Retour, au devoir de mémoire et de repentance) mais
aussi en maïeuticienne, celle qui permet d’accoucher de cette impossibi-
lité, ofre ainsi un dénouement narratif à la tension réticente qui désécrivait
en sourdine l’autobiographie de Cixous. En transgressant la Loi mater-
nelle, en lui désobéissant de son vivant même, la narratrice ofre une voix
possible à l’impossibilité d’écrire son livre : elle lui donne une incarna-
tion physique, sonore, un phrasé, un style. Elle fait tenir à la mère, à l’in-
térieur de l’espace textuel, le rôle critique et inquisitorial qu’un témoin
extérieur, un interviewer, un biographe aurait pu tenir. Cixous fait donc
du passage au dialogisme théâtral la solution du paradoxe de l’autobio-
graphie réticente, et, tout en gardant maîtrise sur le récit, évite la triche-
rie de trop où les Pelures d’oignon de Grass s’enkystent dans la plaie sans
avoir jamais eu l’idée d’une incision plus chirurgicale, comme en témoigne
la désinvolture de la pirouette inale :

À présent, il faut verrouiller des tiroirs, retourner des tableaux, igures


contre le mur, efacer des bandes magnétiques et enterrer dans des albums
des photos où de cliché en cliché je suis de plus en plus vieux. Il faut mettre
les scellés sur le débarras rempli de manuscrits archivés et d’une collection
de prix. Tout ce qui pendant la fabrique des mots est resté, s’est déposé en

146
Donner forme aux impossibilités biographiques

un livre, qui a pris de la gloire en même temps que des couches de pous-
sière et a renvoyé les batailles au délai de prescription, tout doit être éli-
miné du champ de vision… (p. 391)

Donner forme aux impossibilités biographiques : tel était le projet


originaire de nos deux auteurs. S’y employant, les autobiographes pro-
mettaient de mettre à l’épreuve la puissance d’autocontestation qui régit,
selon Jeferson, tout exercice de littérature. Un des premiers efets de la
sortie volontaire du silence de l’autobiographe, c’est peut-être de condam-
ner à son tour au silence, ou du moins à la périphérie du commentaire
toute parole « biographique » extérieure conventionnelle, et d’une cer-
taine façon de… se ré-autoriser en s’autocontestant. Un autre constat lié
à cette levée de censure, c’est qu’elle amorce un processus inini. Tout se
passe comme si de nouvelles formes, de nouvelles écritures du bios avaient
trouvé passage. Pour Grass, la parution de L’Agfa Box en 200815 renou-
velle le dispositif narratif : un appareil photo magique, dont les images
du futur semblent déjà prémonitoirement saisies dans l’objectif, prend
le relais métaphorique de l’oignon dans le processus mémoriel. Le « je »
s’eface derrière les voix des huit enfants du Pater familias, censées dire
leur vérité individuelle sur leur père, ce qu’ils en ont connu ou ressenti.
Les enfants dans ce dernier récit tiennent le rôle du biographe danois,
convoqués par l’auteur pour conirmer ou inirmer une obscurité biogra-
phique. Chez Cixous, le cycle de la mère s’accélère avec Ève s’évade16, for-
midable récit-essai sur le Temps, la psychanalyse, la peinture et le Livre.
« Les livres nous lisent », y écrit-elle à propos de Freud lecteur de Balzac
(p. 53). Ces livres que notre lecture vivante actualise et qui nous donnent
vie sont nos meilleurs biographes.

15. G. Grass, Die Box, 2008 ; L’Agfa Box, histoires de chambre noire, traduit par J.-P. Lefèbvre,
Paris, Seuil, 2010.
16. H. Cixous, Ève s’évade. La ruine et la vie, Paris, Galilée, 2009.

147
roberT dion

g
Fonction critique de la biographie
d’écrivain (Puech, Oster)

Depuis la célèbre polémique de Proust contre Sainte-Beuve, non seule-


ment les « deux moi » de l’écrivain ont été dissociés mais, plus largement,
les notions de « critique » et de « biographie » ont été mises en tension,
si ce n’est sous tension1. La démarche biographique, en efet, ne s’est pas
de sitôt relevée du discrédit où l’a jetée Proust – même si c’est elle qui,
au xixe siècle, avait permis à la critique « de s’inscrire dans l’économie des
savoirs positifs »2. Puis, vers le milieu du xxe siècle, la nouvelle critique a
reconduit l’anathème proustien, fondant sa scientiicité sur le rejet absolu
de la biographie, avant que de bannir, dans un geste encore plus radi-
cal, la igure même de l’auteur. La véritable critique – scientiique, objec-
tive – ne pouvait désormais être gagnée que contre, ou sur, la biographie.
Et si Jean-Paul Sartre, avec son Baudelaire 3, a repris à nouveaux frais la
rélexion sur l’« écrivain en personne »4 et du même coup sur l’usage du
récit de vie, il l’a fait en inventant un type très particulier de biographie,
plus statique que narrative, plus conjecturale que factuelle, plus idéalty-
pique qu’idiosyncrasique5 : une biographie en quelque sorte a-biogra-

1. Cet article procède d’une recherche ayant pour thème « Les postures du bio-
graphe », menée par Robert Dion et Frances Fortier (Université du Québec à Rimouski).
Elle bénéicie de l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
2. M. Auger et M. Girardin, « La Problématique de la vie et de l’œuvre dans l’histoire des
études littéraires. Introduction », dans M. Auger et M. Girardin dir., Entre l’écrivain et
son œuvre. In(ter)férences des métadiscours littéraires, Québec, Éditions Nota Bene, 2008,
p. 5-29.
3. J.-P. Sartre, Baudelaire (1947), Paris, Gallimard (Folio/Essais), 1975.
4. A. Buisine, « Bioictions », Revue des sciences humaines, no 224 (octobre-décembre), 1991,
p. 9.
5. Voir à ce propos Robert Dion et Frances Fortier, « Baudelaire narré : Sartre et Bernard-

149
Les nouvelles écritures biographiques

phique, plus proche du portrait et de l’essai que de la narration circons-


tanciée d’une existence.
Comme il fallait s’y attendre, la question d’une possible pertinence cri-
tique de la biographie a resurgi avec la réévaluation, postérieure au struc-
turalisme et à la sémiotique, de la notion de sujet, autour de la décennie
1980. Plus spéciiquement, cette résurgence a eu partie liée, me semble-
t-il, avec le décloisonnement de ce que l’on a aujourd’hui coutume d’ap-
peler le « biographique »6 et qui désigne tout ce qui, relativement à l’exis-
tence avérée de l’écrivain, passe les frontières de la biographie stricto et
même largo sensu pour essaimer vers le roman, le témoignage, l’auto-
iction, l’essai, etc. Depuis quelques décennies, le biographique a réin-
vesti l’essai universitaire et l’histoire littéraire, par exemple la colossale
vie de Zola par Henri Mitterand7 – dont un journaliste du Monde a dit
qu’elle unissait, « peut-être pour la première fois, la saisie de l’historien et
celle du critique littéraire »8. La critique d’inspiration biographique ne se
borne toutefois pas à faire retour dans de tels travaux : elle colonise tout
aussi bien la littérature elle-même, qui tend à recourir au savoir biogra-
phique pour dire l’aventure de la création, le rapport entre un homme
et une œuvre, entre une trajectoire existentielle et une production lit-
téraire. « Longtemps objet de la critique, il semble que la littérature se
plaise aujourd’hui à prendre la critique comme objet littéraire, favori-
sant une sorte de va-et-vient dialogique entre ces deux formes d’inter-
vention »9. C’est précisément ce type de phénomène qui me retiendra ici ;
je voudrais essayer de voir de quelle façon certains textes contemporains
à teneur biographique intègrent la critique de l’œuvre au récit de vie.

Henri Lévy », dans Otrante. Art et littérature fantastiques, « Vies imaginaires », no 16
(automne), Paris, Éditions Kimé, 2004, p. 53-68.
6. Voir les deux dossiers de la Revue des sciences humaines, « Le Biographique » (no 224,
1991) et « Paradoxes du biographique » (no 263, 2001), ainsi que le numéro de Voix et
Images que j’ai moi-même édité, « Les Avatars du biographique » (no 89, 2005).
7. H. Mitterand, Zola, Paris, Fayard, 1999-2002 (3 tomes).
8. M. Contat, « Émile Zola, solitaire et solidaire », Le Monde, 27 septembre 2002 : [http://
www.limag.refer.org/Cours/Documents/ZolaLeMonde2002/ZolaSolitaireSolidaire.
htm] (page consultée le 28 septembre 2008). Si Mitterand ne semble pas remettre en
cause la forme traditionnelle du récit biographique, il lui donne cependant, en bon uni-
versitaire, une inlexion toute particulière : comme le dit encore Contat, « c’est l’œuvre
même qui prend le devant dans cette biographie, puisque aussi bien la vie de Zola est
vouée à plein temps à l’enquête et à l’écriture, à l’invention d’un monde qui devait régé-
nérer le monde réel par la mise à nu de ses mécanismes, mais aussi par le dessin d’un
avenir possible de réconciliation ».
9. D. Viart, « Dis-moi qui te hante : paradoxes du biographique », Revue des sciences
humaines, no 263, p. 28.

150
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)

Je m’interrogerai, pour l’essentiel, sur les rapports entre critique littéraire


et récit biographique, en cernant plus particulièrement les stratégies dont
usent deux « nouvelles biographies » pour rendre raison à la fois de la vie,
de l’œuvre, et des rapports complexes entre les deux.

Benjamin Jordane, une vie littéraire

De prime abord, le mode d’intégration de la critique à la iction (biogra-


phique ou autre) qui peut sembler le plus simple, c’est celui qui consiste
à imaginer une iction de la critique10. En ce qui concerne le corpus
romanesque, de tels cas sont nombreux : pensons à Feu pâle de Vladimir
Nabokov ou au Semestre du Québécois Gérard Bessette11. Il existe aussi
de nombreux textes biographiques ou « biographoïdes » (Madelénat) qui
intègrent, jusqu’à le mettre au principe de leur dispositif, le geste cri-
tique. L’exemple des Trois Rimbaud de Dominique Noguez vient spon-
tanément à l’esprit, quoique ce petit ouvrage décapant se trouve à miner
à la fois la biographie et la critique ; on pourrait encore citer, de Roberto
Bolaño, La Littérature nazie en Amérique, essai encyclopédique imagi-
naire ou faux manuel de littérature12.
À mon sens, une entreprise biographique absolument captivante sous
le rapport de la mise en scène de la critique est celle de Jean-Benoît Puech,
en particulier telle qu’elle se déploie dans les faux cahiers publiés sous sa
co-direction, et qui sont en réalité entièrement de sa main, Benjamin Jor-
dane, une vie littéraire13. Je n’entrerai pas ici dans le détail de la « constel-
lation Jordane » – qui ne cesse au demeurant de prendre de l’expansion14.
En aval d’une œuvre littéraire dont Puech (ou son alter ego antagoniste

10. Pour ce qui est des ictions critiques en général, je me permets de renvoyer à mon livre,
Le Moment critique de la iction. Les interprétations de la littérature que proposent les ic-
tions québécoises contemporaines, Québec, Nuit Blanche, 1997.
11. V. Nabokov, Pale Fire, 1962 ; Feu pâle, traduit de l’anglais par R. Girard et M.-E. Coin-
dreau, Paris, Gallimard, 1965 ; G. Bessette, Le Semestre, Montréal, Québec/Amérique,
1979.
12. D. Noguez, Les Trois Rimbaud, Paris, Minuit, 1986 ; R. Bolaño, La Littérature nazie en
Amérique (1995), traduit de l’espagnol par Robert Amutio, Paris, Christian Bourgois,
2003.
13. J.-B. Puech et Y. Savigny dir., Benjamin Jordane, une vie littéraire, Seyssel, Champ
Vallon, 2008.
14. Voir, sur cette question, C. Dalpé, « Biographique et imaginaire chez Jean-Benoît Puech
et ses avatars. La mise en récit de vies ictionnelles dans Jordane revisité », mémoire de
maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2006.

151
Les nouvelles écritures biographiques

Stefan Prager), faux éditeur et vrai auteur, a commencé par livrer les prin-
cipaux textes anthumes, l’écrivain travaille depuis plusieurs années mainte-
nant à élaborer « une igure autonome, sorte d’illustration, de vériication
ou d’incarnation de cette œuvre »15 : un auteur qui soit au moins autant le
ils que le père de son œuvre, voire l’une des « versions » de celle-ci. On a
maintes fois insisté sur le fait que cette entreprise biographique, qui appa-
raît intégralement ictive, constitue en réalité une autobiographie oblique,
détournée, la relation entre Benjamin Jordane et Pierre-Alain Delancourt
étant la transposition, peu ou prou, de celle de Puech à Louis-René des
Forêts. Quelque passionnante que soit cette question, je n’entends pas en
traiter ici. Ce qui me retiendra davantage, plus que l’hétéronymie réelle
ou supposée de cet « auteur comme œuvre », pour continuer de parler
comme Puech, c’est la scénographie de la critique à l’intérieur de ce pas-
tiche des « cahiers » consacrés à un écrivain.
Entreprise à la fois commémorative et critique, en vertu d’un dosage
variable de piété et de distance, les cahiers igurent, par essence, une sorte
de courtepointe où s’assemblent toutes espèces de « discours sur » (allo-
graphes) et de « discours de » l’auteur élu (autographes). Parmi les pre-
miers, les témoignages, les essais d’interprétation, les textes critiques,
notamment ; au rang des seconds, les inédits, les esquisses, les correspon-
dances, les juvenilia, et ainsi de suite. Le premier des faux « Cahiers Ben-
jamin Jordane » répond en tous points à ce signalement : il prend donc
au sérieux les conventions du genre dans le temps même où, en se pla-
çant sous l’égide d’un co-éditeur scientiique ictif, Yves Savigny, il les
ébranle. Cet attelage, si je puis dire, de faux (Savigny) et de vrai (Puech) se
révèle emblématique de ce qu’on va lire : un échange, entre des instances
démultipliées dont l’ancrage référentiel est plus ou moins solide, « entre
la iction et l’autobiographie, l’aventure et l’étude, la critique enin et la
création » (p. 17). Il n’y a pas que l’activité critique elle-même, d’ailleurs,
qui soit donnée à voir dans ces cahiers, mais également les mœurs parti-
culières du petit cercle qui l’exerce, la rivalité entre Puech et son collègue
(inventé) Stefan Prager se faisant jour ici une fois de plus.
La dispersion et la disposition inhérentes à la forme des cahiers, qui
colligent aussi bien des documents (photographies, brouillons, dessins,
notes) que des textes achevés, permettent la coexistence, quasi sur un

15. J.-B. Puech, « Présentation », dans N. Lavialle et J.-B. Puech dir., L’Auteur comme œuvre.
L’auteur, ses masques, son personnage, sa légende, Orléans, Presses universitaires d’Orléans,
2000, p. 10.

152
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)

pied d’égalité, de l’homme et de l’œuvre. Savigny, à qui est coniée l’in-


troduction des cahiers, ne fait cependant pas de mystère de la prédilec-
tion de Jordane pour l’homme derrière l’écrivain :
[…] pour Jordane, de longue date, la biographie d’un auteur, les témoi-
gnages et les iconographies qui lui sont consacrées, et à plus forte raison
les rêveries à partir de son personnage, ont une charge aussi forte que ses
œuvres elles-mêmes. (p. 14)

Quelques lignes plus bas, Savigny airme encore plus fortement sa


propre préférence :
[…] pour nous qui sommes plus attachés à l’auteur qu’à l’œuvre, plus à
l’homme qu’à l’auteur, et plus à la représentation que cet homme se fait
de lui-même qu’à son état civil, surtout si cette représentation échoue
dans sa noble intention d’être vraiment idèle à la réalité, nous lui avons
réservé la première place. (p. 16)

La critique biographique occupera donc une part importante de Ben-


jamin Jordane, une vie littéraire, comme cela arrive fréquemment dans les
publications placées sous le patronage de la « Société des amis » de tel ou
tel écrivain. La vie de Jordane, en conformité avec le titre du recueil, sera
rendue plus « littéraire » par l’édition, notamment, d’extraits commentés de
sa correspondance professionnelle et sentimentale et de pages intimes iné-
dites, telles que l’évocation généalogique « Changer son nom » (p. 19-44).
Quant au rapprochement entre l’écrivain et son œuvre, il s’efectuera avant
tout à l’intérieur des textes critiques, à telle enseigne que l’on pourrait se
demander si c’est la critique qui est englobée dans le biographique ou si ce
n’est pas plutôt l’inverse. Mais l’important, me semble-t-il, est moins d’éta-
blir, ou de rétablir, des proportions entre faire critique et faire biographique
que de souligner leur totale, et iconoclaste, réversibilité16.
La « thèse » à la base des rapports entre vie et œuvre dans le livre
de Puech-Savigny, telle qu’elle se voit énoncée notamment par Prager,
est que l’écrivain moderne « ne créerait pas seulement une œuvre mais
aussi le personnage du créateur de cette œuvre et même les relations (de
ressemblance pour le romantique, de dissemblance depuis Proust) entre

16. À Catherine Dalpé, Puech a conié ceci : « […] dès mon premier livre j’ai voulu que la
glose et l’aventure, les contenus abstraits et les formes sensuelles, les universitaires détes-
tés et les romanciers adulés échangent leurs masques et leurs costumes, leurs décors et
leurs accessoires, leurs voix, leurs volumes et leurs valeurs » ; C. Dalpé et J.-B. Puech,
« Des panoplies et des masques », dans R. Dion et F. Fortier dir., Portraits de l’écrivain
en biographe. Entretiens, Québec, Éditions Nota bene, 2012, p. 168.

153
Les nouvelles écritures biographiques

ces deux créations » (p. 78 ; en italique dans le texte). En contradiction


avec les diktats de la modernité (voir le commentaire de Blanchot dans
une pseudo-lettre de Jordane, p. 275 et suivantes), l’homme, l’écrivain
et l’œuvre s’érigeraient en somme d’un seul et même mouvement. Chez
Jordane – qui, à l’instar de Puech, est écrivain et critique –, cette idée
semble avoir surgi au contact de Delancourt, comme lecture de son
silence obstiné après des débuts littéraires retentissants :
Pour moi vos livres, mais aussi votre vie, exprimaient mes propres rela-
tions avec l’expression, la communication et ce qui leur échappe […].
Je dis : « Mais aussi votre vie », car pour moi votre silence était lié à vos
livres. Il était la réalisation de ce dont ils semblaient rêver : la in de la lutte
pour la reconnaissance, la in de la dette envers le langage et « les autres »,
l’indépendance ! Aussi lorsque vous avez dit que ce silence de plus de dix
ans n’avait « aucun rapport » avec les livres qui les précèdent, vous avez dit
aussi que votre vie n’avait aucun rapport avec votre œuvre, et encore moins
avec ma lecture, c’est-à-dire avec ma propre existence. (p. 134)

On comprend la désillusion d’un Jordane dont Michel Lhéritier – qui


commente ses lettres et qui est bien sûr, lui aussi, un personnage ictif
(au nom suprêmement surdéterminé !) – dit qu’il n’a pas compris qu’une
œuvre n’est jamais un dialogue avec un seul lecteur auquel elle s’adresse-
rait plus qu’à tout autre, mais un polylogue des « vrais vivants », de ceux
qui ont acquis une autre vie, « la vie des œuvres, qui comprend même la
vie biologique, la vie recomposée » (p. 135). Pour Puech, cette « vie des
œuvres », à l’intersection des textes, des hommes et des lectures, consti-
tue l’espace où se rencontrent le critique et le biographique, l’espace d’une
« création critique » (p. 190).
Dans une contribution aux « Cahiers Benjamin Jordane » ayant pour
titre « Théorie et pratique des sources » (p. 181-19817), Puech, sous son
propre nom cette fois, indique clairement sa préférence pour ce type de
« création critique » qui ne surgit pas ex nihilo, allant jusqu’à dire que
l’invention n’est jamais « qu’un emprunt sans conscience et sans méta-
morphose, une sorte de vol involontaire » (p. 190). Jordane – s’en éton-
nera-t-on ? – dit à peu près la même chose dans une de ses lettres :
J’ai dit que je cherchais, par la relecture de mon journal (comme par l’at-
tention au regard des autres), à découvrir les « règles du jeu », les lois, les

17. Texte publié antérieurement : J.-B. Puech, « Théorie et pratique des sources : la biblio-
thèque de Benjamin Jordane », Revue de la Bibliothèque nationale de France, « L’Imagi-
naire de la bibliothèque », vol. 15, 2003, p. 80-83.

154
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)

formes, les caractéristiques, les principes constants de mes rapports avec


le monde, puis à les présenter, non dans des essais, à l’aide de concepts,
mais dans des récits, « en images » (pour reprendre le terme que vous
avez suggéré alors, aussi promptement que justement). Je voulais don-
ner une idée de ma conception de l’imagination : non pas une invention
ex nihilo, mais une mise en images des lois à l’œuvre dans mon existence,
sous forme de métaphores, de métaphores ilées, de narrations qui engen-
drent d’ailleurs, moins par leur choix que par des apparitions imprévues
et moins par leur agencement que par leur développement autonome, un
« moi » plus intime, plus secret à nous tous que celui du diariste. (p. 293)

De cette création au second degré, qui a donc sa source à la fois dans le


commentaire et dans la transposition du vécu, Puech dit encore, dans un
autre texte du recueil (« Le Récit revisité », p. 221-23618), qu’elle se réalise
idéalement par l’« invention formelle » (p. 228), celle du style et des formes
narratives complexes. Comme le signale à son tour Prager, la création cri-
tique est susceptible de déborder sur le terrain de l’existence même : Jor-
dane aurait ainsi recréé de vastes pans de sa vie et, de la sorte, élaboré un
auteur que ses textes autobiographiques ont pour objet d’attester, tout en
programmant à l’avance l’œuvre de ses biographes (p. 247). Ce faisant, il
aurait accompli exactement ce que Puech a réalisé en inventant Jordane.

La Gloire

À l’instar de celle de Puech, l’œuvre de Daniel Oster oscille sans cesse


entre l’essai et la iction, le travail savant et celui, plus ludique, de l’évoca-
tion biographique. Au sein de sa production, La Gloire19, livre publié sans
mention générique, occupe une place ambiguë. Moins clairement ima-
ginaire que Stéphane 20, texte aussi consacré à Mallarmé et classé sous la
rubrique « Fictions » dans la liste « Du même auteur », et plus composite
encore que L’Individu littéraire 21, qui se penche sur les mythographies
de l’écrivain à partir du romantisme, ce volume constitue une sorte de
chaînon manquant à l’intérieur de la production d’Oster. Entre ces trois

18. Texte lui aussi publié précédemment, dans Jordane revisité (Seyssel, Champ Vallon,
2004), dont il constitue le premier chapitre non titré, puis repris dans une forme encore
diférente, mais toujours sous le titre de « Jordane revisité », dans R. Dion, F. Fortier,
B. Havercroft et H.-J. Lüsebrink dir., Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques de la
biographie et de l’autobiographie, Québec, Éditions Nota Bene, 2007, p. 423-447.
19. D. Oster, La Gloire, Paris, P.O.L., 1997.
20. D. Oster, Stéphane, Paris, P.O.L., 1991.
21. D. Oster, L’Individu littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

155
Les nouvelles écritures biographiques

ouvrages, un point commun, assurément, en plus de la igure de Mal-


larmé : l’importance accordée aux représentations de l’écrivain biographié
et du scripteur omniprésent. On le voyait déjà chez Puech : la igure de
l’écrivain, le personnage du créateur, la « représentation que cet homme
se fait de lui-même », quand bien même celui-ci « échoue dans sa noble
intention d’être vraiment idèle à la réalité »22, ont plus de prégnance, sinon
de vérité, que l’autoportrait soi-disant délesté de toute iction, et autant
de poids que les textes littéraires eux-mêmes. Or si, chez Oster, l’on ne
trouve pas une semblable multiplication des instances représentées (un
modèle et ses biographes, ses commentateurs, ses familiers, etc.), il y a
toujours en vis-à-vis, déployés sur une scène où ils ne craignent d’ailleurs
pas d’aicher un certain histrionisme, la igure du biographié et celle du
biographe, qui échangent leurs masques et se jouent des ictions.
Dans un texte « hybride et relativement énigmatique qui prend la
forme d’un journal intime aux entrées désordonnées, qui convoque une
pléthore de citations sur le mode du collage et où s’airme constam-
ment l’intention de déconstruire le portrait mallarméen »23, Oster multi-
plie les « approches » en apparence spontanées de son modèle. Avec ses
amis Thomas et Hermann, dont on ne sait s’ils sont réels et ictifs, il dia-
logue, tourne autour de son objet, essayant d’en faire apparaître toutes
les facettes, les recombinant dans le désordre puisque, aussi bien, le bio-
graphe « aimerai[t] mieux écrire une chose tout à fait désordonnée, aléa-
toire », ayant par là « plus de chances de tomber juste » (p. 159). Or cet
aléatoire est celui de Mallarmé lui-même, qui a multiplié les écrits de cir-
constance, les correspondances, les poèmes, les évocations du quotidien,
et qui ne les a pas séparés ; qui a saisi le banal avec les mots du poète et
qui a poursuivi, partout, le même récit. Pour Oster en efet, les événe-
ments d’une vie – l’écriture comme le reste, ce qui est énoncé comme ce
qui l’énonce – doivent être envisagés d’un seul tenant. Les mots, note-
t-il, « sont des événements biographiques » (p. 1224), et en retour ceux-ci,
ainsi que tout au monde, n’existent que pour aboutir à un beau livre. Il
ne s’agirait au fond, pour reprendre les termes de l’auteur du Coup de dés,
« que de choisir dans l’ininité des événements du monde quelques-uns

22. J.-B. Puech et Y. Savigny dir., Benjamin Jordane, une vie littéraire, déjà cité, p. 16.
23. F. Fortier, « L’Individu Mallarmé dans l’écriture biographique de Daniel Oster », dans
M. Auger et M. Girardin dir., Entre l’écrivain et son œuvre, p. 125-126.
24. Conception réitérée dans L’Individu littéraire, où il est dit que le biographique « d’ailleurs
tout aussi bien est la lettre » (p. 234).

156
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)

qu’on va assembler, mettre en relation, élire et lier » (p. 30) : toute écri-
ture serait logée à l’enseigne d’un arbitraire, d’un hasard tout-puissants.
Dès les premiers mots de celle qui, parmi les nombreuses entrées inti-
tulées « criTique », se trouve au premier tiers du livre environ, le bio-
graphe semble déjà tirer des conclusions au sujet de l’activité critique :
« Donc décrire », commence-t-il sans que l’on puisse décider si cet inini-
tif s’applique à sa propre pratique ou à celle de Mallarmé. Et il poursuit :
Décrire ce qui est écrit comme étant une représentation qu’on se donne
à soi. Il n’y a pas d’autre « profondeur » que celle d’un plateau de théâtre
sur lequel on fait pendre des décors où l’on voit des arrière-plans, des loin-
tains, des fonds. Rester froid, imperturbable. Lorsque le rideau tombe,
applaudir. Ne pas faire d’efort pour « accéder au cœur de l’œuvre ». Peine
perdue : le cœur est dans la surface, la ligne. Le « cœur », l’intime sont
toujours réducteurs. (p. 71)

Les accents valéryens – courants chez Oster – qui percent dans ce pas-
sage soulignent le paradoxe au fondement de la démarche du biographe.
Car l’extrême proximité du regard, de la lecture, l’engagement plein du
scripteur dans sa relation à son modèle, ne vont pas sans dénégations, et
surtout sans la multiplication de iltres – critiques, ictifs – qui tiennent
Mallarmé en respect. La forme fragmentaire de La Gloire, l’introduction
d’interlocuteurs tels Thomas et Hermann, la multiplication des citations,
références et allusions en tous genres, la convocation réitérée d’œuvres
comme Moby Dick, constituent autant d’écarts qui empêchent le discours
d’« adhérer » – à soi comme à l’autre. Il faudrait au surplus mentionner,
comme autre facteur d’« espacement », le style qui, tant chez Mallarmé que
chez Oster, ne peut s’élaborer qu’à distance de soi-même : l’on conquiert
son style sur sa manière naturelle, intime, d’écrire, et l’on écrit d’une cer-
taine façon pour n’être pas ce qu’on est : « Ce que je suis est hors de la
question de l’écriture » (p. 71).
Ces détours, ces biais, ces ruptures et ces palinodies, qui concrétisent
un projet de discontinuité, constituent pour Oster l’unique façon de par-
ler de l’autre, mais également de soi, puisque Mallarmé, conie-t-il d’em-
blée, est « une afaire entre moi et moi » (p. 16). Or, c’est une afaire qu’il
est impossible de « régler » sans opérer au moins un retour sur les mythes
collectifs – mythes du vécu, mythes de l’écriture – qui ont si fort intéressé
l’essayiste de L’Individu littéraire. C’est ainsi que les topoï de la « bohème
littéraire », du « martyre » de l’écrivain et du « Livre » courent dans tout
l’ouvrage. Les deux premiers s’articulent à la question qu’Oster lui-même
désigne comme centrale chez Mallarmé, à savoir celle « de la relation du
157
Les nouvelles écritures biographiques

poète, individu poète, individu et poète, à la nature du régime social »


(p. 13). Le rapport social étant pour Mallarmé un pur efet de langage,
voire une iction, il incombe au poète, justement à titre de professionnel
de la langue et des représentations, de veiller à sa perpétuation par le livre.
Sa mission est toute là, avec ses servitudes – la bohème, le martyre – et
ses récompenses – la gloire. Frances Fortier a bien indiqué comment le
biographe est conduit à étofer la présence sociale d’un poète réputé éva-
nescent ; le rapport au monde du Maître (qui refusait ce titre, avec coquet-
terie peut-être) s’incarnera encore davantage, note-t-elle,
[…] lorsqu’Oster va révéler son fantasme de « poète oiciel », montrer un
Mallarmé « bohème refoulé », sensible à « l’esthétique de l’exhibition » et
adepte de la « monstrature » in-de-siècle, ou en faire un « poète protoco-
laire ». […] Mallarmé, comme le Baudelaire de Walter Benjamin, apparaît
ici comme le mime de lui-même, qui joue du sacerdoce et se veut pro-
phète, un « [p]rophète qui ne professe que la prophétie ».25

Ces ictions de soi, ainsi que celles du mariage, de la paternité, de l’exis-


tence bourgeoise, qui ordonnent le rapport de Mallarmé à lui-même26,
doivent être corrélées à celles que représentent la société et l’histoire.
Toutes, elles composent la littérature, en sorte que le Livre – j’arrive enin
au mythe de l’écriture –, « étant le recueil imaginaire des efets de lan-
gage les plus variés, serait une sorte d’encyclopédie des ictions » (p. 71).
Il constitue lui-même une iction, car on sait bien qu’il n’aurait jamais pu
être écrit ; que s’il avait eu à l’être il l’aurait été ; et que Mallarmé a tout
fait pour n’avoir pas le temps de l’écrire, si bien qu’à tout prendre « il n’y
a pas d’œuvre manquante, de fantôme » (p. 33).
Dans les dernières pages de La Gloire, Oster init par assimiler le Livre
à un « lieu commun » :
Le Livre est ce qui est là, déjà écrit, mais que les hommes ne savent pas
ou plus lire. Il convient donc non pas de l’écrire mais de le désigner sans
cesse à l’adresse du lecteur aveugle, qui ne sait pas ce qu’il fait ni ce qu’il
est. Il ne faut pas l’écrire – c’est impossible – mais le montrer. (p. 170)

Point de fuite, le Livre se place à la jonction de soi et de l’autre, de la


vie et de l’écriture, du reportage biographique et de la pensée de la forme.
Sans cesse reporté et déporté, fuyant, impossible à rassembler, n’existant

25. F. Fortier, « L’Individu Mallarmé dans l’écriture biographique de Daniel Oster », déjà
cité, p. 128-129.
26. En préface à L’Individu littéraire, Oster parle de Mallarmé comme de « l’auteur le plus
intimement et véridiquement théâtral qui fût » (p. 4).

158
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)

que dans des fragments et dans des prophéties, il est aussi, paradoxale-
ment, ce qui existe déjà, qu’il faut retrouver, et dont la littérature, qui
en conserve le souvenir ébloui, ne recueille « que les restes, les ombres,
les relets » (p. 29).
Ce mythe du Livre converge forcément vers un autre mythe qui a
pour nom « Stéphane Mallarmé ». C’est à cette signature qu’Oster essaie
de donner corps (sans d’ailleurs s’abuser sur l’authenticité de ce corps),
écrivant un essai biographique choral où tantôt l’Ulysse de Joyce apparaît
comme le modèle idéal (p. 152), tantôt le portrait du poète par Manet
(p. 159). « J’essaie seulement, écrit Oster, de reconstruire mentalement
quelque chose qu’on désigne par ces deux mots : Stéphane Mallarmé »
(p. 144). La reconstruction de cette cosa mentale passe, bien sûr, par l’évo-
cation biographique. Oster ne nous fait pas faux bond, et il égrène les
biographèmes obligés : les mardis rue de Rome, la vie à Valvins, le céré-
monial littéraire, le cercle familial, la mort d’Anatole, les opinions des uns
sur les autres. L’entreprise de reconstitution biographique trouve une jus-
tiication supplémentaire dans l’argument selon lequel Mallarmé, mal-
gré ses dénégations, aurait lui-même donné un tour autobiographique à
son œuvre : « […] les mêmes choses circulent dans ses lettres et dans ses
vers, dans La Dernière Mode et dans Divagations. Mallarmé est un dia-
riste, un autobiographe, un autoportraitiste » (p. 30). Cela explique l’in-
térêt très vif du poète pour l’anecdotique : contrairement à ce qu’allègue
Maurice Blanchot, « cette vie en détail n’opère[rait] pas la mort du sujet
mais son émiettement, son évacuation dans le parcellaire » (p. 134-135).
Le sujet n’aurait pas, en conséquence, basculé dans le vide, dans le néant,
il disparaîtrait plutôt dans le trop-plein, dans un chatoiement aveuglant
que la critique biographique aurait pour tâche de restituer.

Foisonnants, hybrides, les textes « biocritiques » de Puech et d’Oster, tout


en établissant un rapport concret entre l’homme et l’œuvre, ne cessent
de ruser avec ce rapport, d’introduire des iltres et des médiations qui
viennent le biaiser et qui sapent d’entrée de jeu les déterminations trop
univoques.
Chez Puech, la prolifération des instances – spécialistes de Jordane,
maîtresses, amis, parents, témoins –, la réitération de textes et de com-
mentaires toujours repris et corrigés, l’inlation documentaire (de nou-
veaux inédits surgissent sans cesse), dessinent progressivement la igure
d’un auteur complexe et ambigu qui, au il du temps, semble de moins
en moins croire à la critique et à la littérature et de plus en plus à la
159
Les nouvelles écritures biographiques

personne qui se cache derrière ces activités, l’homme constituant peut-


être la véritable œuvre à accomplir. Telle est à tout le moins l’interpré-
tation que suggère le retrait de Jordane de la carrière de chercheur,
son renoncement à l’écriture de iction et son repli sur les lieux de l’en-
fance et sur les genres de la prose intime. Ainsi, plus l’« homme Jor-
dane » tend à s’imposer, voire à s’inventer, et plus il devient la matière
de cette « création critique » que Puech élève à une dignité supérieure
parce qu’elle est à la fois écriture et réécriture de la vie, invention de
formes et commentaire de cette mise en forme.
Chez Oster, la fragmentation d’un texte qui refuse tout système et
même toute énonciation stable, le collage de fragments de toutes ori-
gines – ictions, anecdotes, citations, entrées de journal intime, déinitions,
témoignages, etc. –, de même que la remise en cause systématique des
idées reçues sur Mallarmé, instaurent un climat de suspicion qui empêche
d’adhérer absolument au mythe du grand Maître comme d’ailleurs à la
proposition trop toufue de l’essayiste. Même si la relation entre l’homme
et l’œuvre est constamment airmée, soutenue aussi bien par le recours
à l’archive que par l’interprétation et le commentaire des textes, elle se
voit simultanément ébranlée par la production, sur la scène de l’essai bio-
graphique, de maintes opinions contradictoires, de témoignages diver-
gents ou de rapprochements sibyllins. De telle sorte qu’entre la vulgate
critique mallarméenne, qu’Oster ne manque pas d’échantillonner, et les
anecdotes plus ou moins avérées, entre les coups de grife et les réelles
intuitions d’un lecteur idéalement compétent, une igure trouble émerge
peu à peu, qui, déconstruisant les paradigmes, vient à consonner avec ce
nom magique, « Stéphane Mallarmé », nom que le biographe fait vibrer
jusqu’à nous sur plusieurs tons à la fois.
TroiSième parTie

Analyses
paScal riendeau

g
Les deux Goethe de Kundera,
ou la poétique romanesque
de la relation biographique

Essayiste qui ne craint pas la polémique, Milan Kundera devient aisément


un détracteur des biographes, ce qui ne l’empêche nullement de recourir à
la biographie dans ses romans, en créant, par exemple, des situations iro-
niques où les biographes paraissent risibles. L’Immortalité 1 est parmi ses
romans celui qui contient la rélexion la plus approfondie sur la biographie,
pratique qui n’est d’ailleurs pas uniquement dénigrée ou ridiculisée, contrai-
rement à ce qu’une lecture rapide pourrait laisser croire. L’ouvrage intègre
plusieurs moments connus de la biographie de Goethe, mais ne constitue
pas vraiment une biographie d’écrivain. Si elle n’est pas contradictoire, la
position kundérienne d’essayiste anti-biographe et de romancier biographe
reste complexe. C’est plus précisément le rapprochement avec Goethe qui
donne tout son sens à l’écriture biographique du romancier. En fait, Kun-
dera met en scène deux Goethe : un personnage biographié et un autre ic-
tionnel, proposant ainsi, implicitement, une poétique originale de la relation
biographique. Divisé en sept parties, le roman comprend plusieurs récits qui
s’entrecroisent, dont le principal est centré autour des personnages d’Agnès,
de Paul, son mari, et de Laura, sa sœur, qui sont contemporains de l’écri-
ture. Un autre récit important, développé surtout dans la deuxième par-
tie, raconte et commente un épisode de la vie de Goethe, plus spéciique-
ment sa relation avec Bettina von Arnim ; vers la in, une courte scène fait
naître un deuxième Goethe s’entretenant, après sa mort, avec Hemingway.

1. M. Kundera, L’Immortalité, traduit du tchèque par E. Bloch, Paris, Gallimard (Folio),


1990.

163
Les nouvelles écritures biographiques

Goethe revient dans la quatrième partie, construite comme un long essai.


On voit alors l’auteur de Faust poursuivre et terminer son dialogue avec
Hemingway. Après cet épisode, Goethe disparaît comme personnage, mais
ses œuvres restent présentes grâce à des citations ou des allusions diverses.
Le premier Goethe est donc conçu d’un point de vue biographique.
Aucune scène ne semble avoir été complètement inventée par le nar-
rateur, et ses paroles citées en discours direct, certes peu nombreuses,
proviennent des lettres qu’il a écrites, de celles de Bettina ou encore de
mots célèbres qu’il aurait prononcés. Quant au second Goethe, s’il n’est
pas sans lien avec la biographie qu’on lui connaît, il relève de la iction :
son entretien avec Hemingway, plutôt humoristique, donne une impres-
sion de fantaisie et d’incongruité. Les répliques de Goethe se présentent
comme une matière hybride entre la tonalité ou l’esprit de ses maximes
et les idées et l’ironie kundériennes. Créer deux Goethe distincts semble
ainsi permettre à Kundera d’explorer l’interprétation des biographes de
la vie et de l’œuvre de Goethe, en plus d’ajouter une nouvelle possibi-
lité à l’art romanesque : non pas la biographie à la place du roman, mais
bien la biographie intégrée au roman, refondue dans celui-ci. Le roman-
cier peut ainsi évaluer la pertinence et la valeur littéraire de la biographie,
tout en faisant de celle-ci un précieux matériau romanesque.

Kundera critique de la biographie

Dans ses essais, Kundera dénonce, non sans véhémence, un type de bio-
graphies et déplore que trop de lecteurs s’intéressent à la vie des auteurs
et non plus à leurs œuvres. En réalité, Kundera ne dénigre pas les jour-
naux, les mémoires ou les autobiographies des grands écrivains ; lui-
même s’en inspire. Il vilipende les auteurs d’autobiographies déguisées
en romans ou de romans à clés, et il se montre surtout virulent envers
de nombreux biographes qui publient des ouvrages jugés réducteurs. Ce
qui semble particulièrement irriter Kundera, c’est la biographie mora-
lisatrice consacrée à un romancier. Dans L’Art du roman, l’auteur cri-
tique à la fois la biographie comme récit intellectuel et la méthode adop-
tée par les biographes :
D’après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie
pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman.
D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le roman-
cier a fait, refont ce qu’il a défait. Leur travail, purement négatif du point

164
Les deux Goethe de Kundera

de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur ni le sens d’un roman ; il peut


à peine identiier quelques briques.2

Dans son essai suivant, Les Testaments trahis, Kundera poursuit sa


rélexion en insistant sur la notion de valeur, ce qui le conduit à énon-
cer une position tranchée :
Il y a une diférence d’essence entre, d’un côté, le roman, et, de l’autre,
les Mémoires, la biographie, l’autobiographie. La valeur d’une biographie
consiste dans la nouveauté et l’exactitude des faits révélés. La valeur d’un
roman, dans la révélation des possibilités jusqu’alors occultées de l’exis-
tence en tant que telle.3

Une opposition aussi stricte entre roman et récits de vie tient-elle tou-
jours ? Ce qui donne de la force à l’argumentation de Kundera, c’est sans
doute moins de telles propositions générales – pas toujours très nuan-
cées – que son analyse minutieuse de textes biographiques. Dans Les Tes-
taments trahis, Kundera exprime sa hargne contre ceux qu’il nomme les
« fouilleurs de poubelles » (p. 321), et notamment contre ces biographes
qui, tel Jefrey Meyers avec Ernest Hemingway4, interprètent l’œuvre
d’un grand auteur à partir de sa vie et en viennent à proposer une leçon
de morale. Sa dissection très convaincante d’un court passage de la bio-
graphie de Meyers montre comment le biographe détourne le sens de
l’œuvre de Hemingway. La charge se termine par un commentaire cin-
glant de l’essayiste : « […] par la force de son interprétation, il a trans-
formé l’œuvre de Hemingway en un seul roman à clés ; comme s’il l’avait
retournée, telle une veste […] ; ainsi, l’œuvre se défait, les personnages
imaginaires se transforment en personnes de la vie de l’auteur et le bio-
graphe ouvre le procès moral contre l’écrivain […] » (p. 317-318). On
constate une continuité entre les essais et les romans de Kundera (la cri-
tique de la biographie, l’idée du procès contre les écrivains), mais on note
aussi, le reproche adressé à Meyers le prouve clairement, qu’en tant qu’es-
sayiste Kundera émet des jugements péremptoires et s’autorise des prises
de positions catégoriques qu’on ne retrouve pas dans ses romans, même
dans les passages où l’essai domine.
Publié entre L’Art du roman et Les Testaments trahis, L’Immortalité
est traversé par des discours essayistiques abondants émanant essentielle-

2. M. Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1986, p. 178.


3. M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard (Folio), 1993, p. 315-316.
4. J. Meyers, Hemingway, A Biography, New York, Harper & Row, 1985.

165
Les nouvelles écritures biographiques

ment du narrateur. L’un d’entre eux se lit aisément comme un prélude à


la critique de la biographie des Testaments trahis. Dès les premières pages
du roman, le narrateur commente une nouvelle entendue à la radio :
« […] une biographie de Hemingway vient de paraître, la cent vingt-
septième, mais cette fois vraiment très importante, parce qu’elle démontre
que de toute sa vie, Hemingway n’a pas dit un seul mot de vrai » (p. 16).
Sans qu’il soit question du nom de l’auteur, les remarques ironiques lais-
sent croire que cette biographie pourrait être celle de Meyers, du moins
qu’elle lui ressemble étrangement. Vers la in du roman, il est à nouveau
question d’une biographie de Hemingway, dont Paul vient d’achever la
lecture. Il partage alors ses observations avec le narrateur. Privilégiant
souvent la métalepse et plus particulièrement la métalepse de l’auteur – la
rencontre incongrue ou inattendue entre l’auteur ictionnel et un de ses
personnages –, Kundera n’hésite pas à transgresser « la frontière ontolo-
gique entre le monde réel et le monde raconté »5. Dans les dernières pages
de L’Immortalité, le narrateur, qui est l’auteur du roman que nous lisons,
voit Paul, son personnage, s’approcher de lui. Paul est en état d’ébriété
avancée. La conversation s’engage sur Hemingway :
– Ah, celui-là, quel imposteur. Quel menteur. Quel mégalomane,
dit Paul en riant de bon cœur. Quel impuissant. Quel sadique.
Quel macho. Quel érotomane. Quel misogyne.
– Si vous êtes prêt, en tant qu’avocat, à défendre des assassins […],
pourquoi ne prenez-vous pas la défense des auteurs qui, à part leurs
livres, ne sont coupables de rien ?
– Parce qu’ils me tapent sur les nerfs, dit Paul avec gaieté […]. Croyez-
moi : à mes yeux aussi, fouiller dans la correspondance intime, interro-
ger les anciennes maîtresses, convaincre les médecins de trahir le secret
médical, c’est dégueulasse. Les biographes sont de la racaille et jamais
je ne pourrais m’asseoir à leur table comme je le fais avec vous. […]
Mais […] la racaille est l’instrument de la juste haine révolutionnaire !
– Qu’y a-t-il de révolutionnaire à haïr Hemingway ?
– Je ne parle pas de la haine pour Hemingway ! Je parle de son œuvre.
[…] Il fallait prouver que l’œuvre d’Hemingway n’est que la vie
d’Hemingway camoulée, et que cette vie est aussi insigniiante que
celle de n’importe lequel d’entre nous. (p. 490-493)

Le retour à Hemingway dans l’épilogue vient conirmer l’importance


indéniable du discours biographique dans le roman. Intitulée « La célé-
bration », la septième partie est un épisode venant après la in du roman

5. V. Colonna, Autoiction et autres mythomanies littéraires, Auch, Tristram, 2004, p. 127.

166
Les deux Goethe de Kundera

qu’écrit le narrateur. Bien qu’il se retrouve avec les personnages qu’il a


créés, il ne tient pas sur eux un discours de romancier démiurge. C’est par
une attitude défensive et interrogative qu’il répond aux arguments pro-
vocateurs de Paul sur la vie des écrivains, dont certains des points de vue
paraissent opposés à ceux que Kundera défend dans ses essais, comme le
montre le jugement tranché dans Les Testaments trahis. Le personnage
de Paul n’est pas un sot ; si son ébriété ampliie le caractère outrageant de
son discours, s’il semble enivré par celui-ci, son raisonnement n’est pas
indéfendable, du moins il n’est pas présenté comme tel. Cet épilogue de
l’après-roman n’ofre pas de véritable conclusion quant à la façon dont il
faudrait considérer la vie et l’œuvre de Hemingway, laissant planer sur le
sujet une ambiguïté plus typiquement romanesque.

Biographie et ictionnalisation

La relation biographique entre Kundera et Goethe, le compagnon de


Hemingway dans l’au-delà des immortels, est d’un tout autre ordre. Kun-
dera accorde à Goethe une place considérable. Il s’attarde plus particu-
lièrement sur un épisode de sa vie qu’on pourrait trouver négligeable,
auquel les biographies récentes de Goethe accordent en tout cas peu
d’importance6. Pourquoi Kundera a-t-il donc choisi l’histoire de Goethe
et Bettina von Arnim plus que toute autre ? Dans L’Immortalité, Goethe
est traité par le narrateur comme le plus grand auteur allemand : aucune
remise en question de son statut ; aucune hostilité ; aucune moquerie.
En revanche, l’œuvre de Goethe n’est jamais donnée comme un modèle
à imiter ou à transformer. En fait, les seules citations substantielles sont
d’abord un extrait de Poésie et vérité où Goethe parle d’« immortalité »,
puis son poème le plus célèbre (Über allen Gipfeln, Sur tous les sommets),
donné à la fois dans la version originale et en traduction française. Sur
tous les sommets représente l’exemple du beau poème classique, celui que
tous les écoliers allemands devaient apprendre ; c’est ce poème que le père
germanophone d’Agnès aimait lui réciter quand ils faisaient des prome-
nades ensemble.
La rencontre entre l’écriture de Kundera et celle de Goethe paraît donc
à première vue modeste. Cependant, si c’est la biographie de Goethe qui

6. Voir notamment P.-H. Bideau, Goethe, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ;


M.-A. Lescourret, Goethe, Paris, Flammarion, 1999.

167
Les nouvelles écritures biographiques

est l’élément le plus exploité dans le roman, il ne faut négliger ni la reprise


de thématiques goethéennes – l’immortalité avant tout – ni l’utilisation
de nombreuses maximes et sentences, omniprésentes dans l’œuvre de
Goethe. Sa vie, il est vrai, a inspiré une série de biographies ou de romans
biographiques. En ce sens, son histoire quelque peu ambiguë avec Bettina
devient un terrain idéal pour interroger la façon dont la biographie d’un
auteur se construit, en bonne partie contre lui et malgré son désir de la
contrôler de son vivant. Aussi, la relation dite « amoureuse » de Goethe et
de Bettina, telle qu’elle se dessine dans Correspondance de Goethe avec une
enfant, publiée en 1835, soit après la mort du poète, est à elle seule une
biographie romanesque7. Cette première édition – la seule connue pen-
dant près d’un siècle8 – était constituée de lettres que Bettina avait revues
et corrigées, y compris celles de Goethe. Dans L’Immortalité, la straté-
gie du narrateur ne consiste pas à innover sur le plan de la connaissance
biographique, mais bien à sélectionner des parties du vécu de Goethe et
à procéder à une transposition minimale, en s’en tenant aux faits avérés
ou aux rumeurs persistantes. Même dans les parties les plus factuelles, le
narrateur ne délaisse jamais une attitude critique en reconstituant le récit
de la vie de Goethe. Le récit prend la forme d’une longue interrogation
essayistique : l’épisode principal est trufé d’anecdotes, de scènes, de com-
mentaires, mais aussi d’une rélexion approfondie sur le sens caché de la
relation entre Bettina et Goethe.
Les morceaux choisis du récit biographique subissent tous une réé-
criture : le narrateur reprend des événements et les modiie légèrement,
leur donne une tournure nouvelle qui s’inscrit dans la problématique du
roman. Cette ictionnalisation romanesque peut s’avérer très subtile ; l’in-
térêt se trouve principalement dans les détails ajoutés ou soustraits, dont
l’une des meilleures illustrations demeure la seule petite scène érotique
entre Goethe et Bettina survenue peu avant son mariage. Elle a alors
25 ans. Selon la description qu’en fait Bettina dans une lettre écartée de
la parution initiale de sa correspondance, Goethe aurait été ce jour-là le

7. Jean Triomphe a traduit et présenté la correspondance originale rétablie : Bettina von


Arnim, Correspondance de Bettina et de Goethe, Paris, Gallimard, 1942. Dans sa préface,
il qualiie Correspondance de Goethe avec une enfant de « roman » ou d’œuvre « roma-
nesque » (p. 12, p. 18).
8. La découverte de la correspondance authentique n’eut lieu qu’en 1921. Selon Romain
Rolland, quand Bettina publie « son Briefwechsel, elle ne se soucie point de l’exactitude
littérale, et elle n’y prétend point. […] Elle ne pense pas ainsi manquer à la vérité, mais
l’exprimer plus complète et plus digne de ceux dont elle sert la mémoire » (Goethe et
Beethoven, Paris, Éditions du Sablier, 1930, p. 39).

168
Les deux Goethe de Kundera

premier homme à caresser son sein nu et à couvrir sa poitrine de baisers.


Cette lettre inédite a été retrouvée dans les archives familiales longtemps
après la mort de Bettina. Romain Rolland la traduit en français et la com-
mente. Il la présente comme authentique, c’est-à-dire non retouchée a
posteriori par Bettina pour les ins de l’édition. Après l’avoir citée intégra-
lement, il ajoute : « Elle brûle encore, cette cendre que nous venons de
remuer ! » (p. 244). Le narrateur de L’Immortalité ne succombe pas pour
sa part à la passion de Bettina. Pourtant, quelques-unes de ses missives
peuvent s’avérer fascinantes pour le romancier, comme en témoigne l’in-
clusion de la scène où se mélangent l’érotisme et la pudeur, une combi-
naison thématique éminemment kundérienne. En comparant la lettre de
Bettina à l’interprétation qu’en donne Kundera, on constate des change-
ments dans la tonalité et la perspective de l’événement raconté :

Il était assis à la fenêtre ouverte, je me Il se pencha vers elle pour lui caresser les
tenais devant lui, les bras autour de joues comme on caresse une enfant. À cet
son cou, le regard enfoncé comme une instant, l’enfant cessa son bavardage et
lèche au fond de ses yeux. Peut-être leva vers lui des yeux plein d’exigences et
parce qu’il ne pouvait pas le supporter de désirs tout féminins. […] Ils se regar-
plus longtemps, il demanda si je n’avais daient les yeux dans les yeux, la machine
pas chaud […]. Alors il dit : « mets donc à séduire s’était mise en branle. […]
ton sein à l’air […] ». Comme je ne disais Sans la quitter des yeux, il lui demanda
rien contre, quoique j’eusse rougi, il de dénuder ses seins. […] Immobile,
ouvrit mon vêtement, me regarda […]. elle gardait les yeux dans ses yeux […].
Il me considéra longuement, et nous La main toujours posée sur son sein, il
étions tous les deux silencieux. Alors, il la regardait, lui aussi, dans les yeux, et
me couvrit le cou de baisers, beaucoup, tout au fond, longuement, avidement, il
beaucoup, et violents… J’avais peur. observait la pudeur d’une jeune femme
Il aurait dû me laisser ; et c’était pour- dont personne n’avait encore touché le
tant si puissamment beau ! 9 sein. (p. 100-101)

Dans sa version, Kundera modiie le point de vue en privilégiant celui


de Goethe et insiste plus que ne le fait Bettina sur la prépondérance du
regard. Le Goethe de Kundera ne craint pas de soutenir le regard péné-
trant de Bettina et surtout, en contemplant la jeune femme à la poitrine
dénudée qui rougit devant lui, il devient un observateur de l’apparition
stimulante du sentiment de pudeur. Cette interprétation diminue l’efet

9. Bettina von Arnim, citée par Romain Rolland, Goethe et Beethoven, déjà cité, p. 243-244.

169
Les nouvelles écritures biographiques

des autres sentiments de Bettina, pourtant très présents dans sa lettre.


En plaçant la pudeur au centre de la rencontre, le narrateur fait de cette
scène unique « un splendide joyau d’excitation sexuelle » (p. 101). Le
Goethe qui touche le sein de Bettina est bien le personnage biographié.
Cependant, la réécriture romanesque implique un développement non
tant des faits (il reprend les mêmes que ceux décrits par Bettina), que du
rôle joué par chacun des personnages dans la séduction. L’importance de
la pudeur se manifeste à nouveau dans la sixième partie du roman, quand
Agnès – le lecteur ne la connaît que par son surnom, « la luthiste » – ressent
fortement cette émotion en retrouvant un ancien amant, Rubens. Le nar-
rateur s’interroge alors : « Avait-elle eu honte, comme elle avait eu honte
quinze ans plus tôt ? Et quinze ans plus tôt, avait-elle eu honte ? Bettina
eut-elle honte, à Teplitz, quand Goethe lui toucha le sein ? La pudeur de
Bettina n’était-elle qu’un rêve de Goethe ? La pudeur de la luthiste n’était-
elle qu’un rêve de Rubens ? » (p. 443).
Présentée comme un sentiment qui tend à disparaître, la pudeur
demeure un concept récurrent dans l’univers kundérien. Métaphore de
sa pudeur, la rougeur qui envahit Bettina dans son récit de l’événement
devient prétexte à une exploration romanesque de l’érotique féminine
dans L’Immortalité. Quant à la paraphrase de la lettre, ce qu’elle montre
surtout, c’est que la relation biographique entre le romancier et Goethe
doit aussi inclure l’écriture lyrique de Bettina.

Un essai biographique

Considérer un premier Goethe appartenant au domaine de la biogra-


phie et un second relevant de la iction nécessite toutefois de ne pas
négliger le rôle de l’essai, car les Goethe et Hemingway ictionnels se
transforment aussi en médiateurs du discours essayistique du narrateur.
Entourés d’autres immortels, qui ne prennent toutefois pas la parole,
Goethe et Hemingway se rencontrent donc dans un espace purement
romanesque. Leur échange n’est pas sans rappeler la forme du dialogue
des morts créée par Lucien de Samosate, écrivain grec du iie siècle de
notre ère10, mais à la diférence de Lucien, Kundera ne recourt pas à la
satire, ses immortels ne se métamorphosent pas en personnages dont
on se moque. Aussi, contrairement à ce qu’imagine Arno Schmidt dans

10. Voir Lucien de Samosate, Dialogues des morts, traduction d’E. Talbot (1857).

170
Les deux Goethe de Kundera

Goethe et un de ses admirateurs 11, où Goethe revient brièvement parmi


les vivants, le second Goethe de Kundera reste chez les morts. Il ne
s’agit donc pas d’observer la façon dont il aurait pu vivre s’il avait fait
un retour sur terre, mais bien comment il vit encore après sa mort – en
tant qu’immortel –, et à quoi ressemble le regard rétrospectif et critique
qu’il pose sur son propre passé.
Goethe et Hemingway cherchent, dans L’Immortalité, à faire le point
sur les injustices dont ils auraient été victimes. La conversation entre les
deux écrivains commence in medias res, par une remarque de Hemingway
interpellant Goethe. Puis, face au désarroi de Hemingway, jeune immor-
tel qui se plaint de l’attitude de ses biographes, Goethe tente de lui expli-
quer la nature du destin qui leur est réservé :
– C’est l’immortalité, que voulez-vous, dit Goethe. L’immortalité est
un éternel procès.
– Si c’est un éternel procès, il faudrait un vrai juge ! Et pas une
institutrice de village armée d’un martinet.
– Le martinet brandi par une institutrice de village, voilà l’éternel
procès ! Qu’aviez-vous imaginé d’autre, Ernest ? (p. 126)

Humoristique au premier abord, l’apparition initiale des deux auteurs


amorce néanmoins un échange d’idées plus profond et ofre une pre-
mière acception du terme « procès », « idée-mot » (selon le terme d’André
Belleau) qui deviendra l’élément central de la partie suivante, dominée
par le discours de l’essai.
On assiste au développement de deux anecdotes, témoignant cha-
cune d’une expérience liée au désir du public de s’intéresser à la vie de
l’écrivain et de délaisser l’œuvre. L’anecdote de Goethe est tirée de son
tout dernier rêve – inventé par Kundera –, qui prend la forme d’un récit
intégrant la problématique biographique à la iction. Goethe raconte à
Hemingway son rêve qui vire au cauchemar, et il insiste sur l’opposition
entre la beauté de Faust – qu’il souhaite lire lui-même aux spectateurs
dans une représentation pour un théâtre de marionnettes – et l’avidité de
ce public de se retrouver plutôt derrière la scène ain de scruter les faits
et gestes de l’auteur. L’œuvre serait mise en danger par la horde de bio-
graphes potentiels qui ne tiennent plus compte de Faust, de ce qu’il peut
encore nous révéler. Retranché dans sa chambre, où il tente en vain de
se cacher, Goethe se montre à la fois désespéré et lucide à la in de son

11. A. Schmidt, Goethe et un de ses admirateurs (1958), Auch, Tristram, 2006.

171
Les nouvelles écritures biographiques

discours qui s’apparente à un monologue : « Et j’ai compris que jamais


je ne me débarrasserais d’eux, jamais plus, jamais, plus jamais » (p. 130).
Au-delà de l’absurdité du récit onirique, c’est le constat auquel parvient
le Goethe ictionnel de Kundera qui compte : il comprend la situation.
C’est là le premier exemple de la sagesse de Goethe, caractéristique essen-
tielle dans L’Immortalité, qui se révèle encore plus déterminante dans le
discours essayistique du roman.
La relation biographique recourt largement à l’essai, modalité du dis-
cours qui domine dans la quatrième partie, « Homo sentimentalis », rélexion
sur l’Europe et sur sa civilisation du sentiment. Elle commence par un
compte rendu du procès qui aurait été intenté à Goethe à cause de son rejet
de l’amour de Bettina. Pour clariier la situation, le narrateur-essayiste pré-
sente les principaux témoins de cette histoire d’amour particulière (recons-
tituée dans la deuxième partie du roman), ainsi que leurs arguments, pour
Bettina et contre Goethe. L’étude sur « l’homme sentimental » est accom-
pagnée de nombreux exemples fournis soit par des romans célèbres (Paul
et Virginie, L’Idiot, Les Soufrances du jeune Werther), soit par les situations
dans lesquelles se retrouvent les principaux personnages du roman (Agnès,
Laura ou Paul). La in de l’essai, au terme de la quatrième partie, propose
une seconde rencontre entre Goethe et Hemingway, qui achèvent leur
entretien sur l’immortalité. Riche et complexe, « Homo sentimentalis » ne
peut se lire comme un texte autonome susceptible de disparaître du roman
sans en modiier le sens. Autrement dit, d’une part Kundera évite le dis-
cours d’autorité sur son roman et, d’autre part, il crée un essai qui reste
indissociable de l’ensemble du récit.
La première idée lancée dans « Homo sentimentalis » est celle du « pro-
cès » qui aurait été instruit contre Goethe et dans une moindre mesure
contre Hemingway au tribunal de l’immortalité. Kundera semble partir
de la locution courante « faire le procès de (quelqu’un) » pour évoquer
les maintes accusations avancées contre Goethe. Le premier paragraphe
d’« Homo sentimentalis » donne le ton :
Au cours de l’éternel procès intenté à Goethe, on a prononcé contre lui
d’innombrables réquisitoires et fourni d’innombrables témoignages sur
l’afaire Bettina. Pour ne pas lasser le lecteur avec une énumération d’in-
signiiances, je ne retiendrai que trois témoignages qui me semblent capi-
taux. (p. 277)

La forte présence du narrateur dans le texte et son intervention immé-


diate indiquent bien qu’il procède lui-même à l’évaluation de la situation
et que le choix des témoignages relève de sa propre lecture, de sa traversée
172
Les deux Goethe de Kundera

des récits sur Goethe et des reproches qui lui ont été adressés. En reconsti-
tuant le procès, le narrateur-essayiste se transforme tour à tour en témoin,
en avocat de la défense et en un juge plus éclairé ain de remplacer « l’insti-
tutrice de village », représentante symbolique du discours de la doxa biogra-
phique dans l’univers romanesque. Autrement dit, la notion de « procès » se
dote d’un sens plus métaphorique, signiiant le processus (ou la discussion
d’idées) et le litige à résoudre, ce qui permet l’enchevêtrement de l’essai et
du récit biographique à l’intérieur de l’intrigue romanesque.
Seuls sont appelés à la barre les témoins les plus illustres : Rilke, « le
plus grand poète allemand après Goethe » (p. 277) ; Éluard, « le Saint-Just
de l’amour-poésie » (p. 281) ; et Rolland, « l’ami des femmes et du proléta-
riat » (p. 312). Le but de ces auditions est de comprendre ce qui a amené
ces grands écrivains à se prononcer en faveur de Bettina et à condam-
ner Goethe. Selon l’essayiste, le procès entrepris par les trois biographes
l’aurait été au nom d’une conception de l’amour qu’ils partageraient et
qui ne s’accorderait pas avec les actions de Goethe. Parmi eux, seul Rol-
land peut être considéré comme un biographe de Goethe, et encore, de
façon bien partielle. Le narrateur-essayiste s’attarde surtout aux témoi-
gnages de trois auteurs reconnus avant tout pour leur œuvre littéraire et
non comme autorité sur celle de Goethe. Après avoir résumé chacun des
trois textes, il précise : « Parvenus à ce point, nous pouvons prendre la
défense de Goethe […] » (p. 282). Dans la suite de l’essai, il accorde un
appui indéfectible à l’auteur de Poésie et vérité, tout en gardant une dis-
tance envers lui, s’assurant toujours de ne pas tomber dans le même tra-
vers idéologique que les biographes.
La réhabilitation de Goethe se retrouve immédiatement confron-
tée à un obstacle de taille : le plus illustre auteur allemand a-t-il réelle-
ment besoin d’être défendu ? Surtout contre des œuvres somme toute
mineures ? Quelle place accorder à la in du xxe siècle au Goethe et Bee-
thoven de Romain Rolland, essai biographique introuvable, d’un auteur
qu’on ne lit guère plus ; à un bref passage dans un ouvrage mineur d’un
poète surréaliste12 alors « furieusement partisan de Staline » (p. 281) ; à la
courte section des Cahiers de Malte Laurids Brigge 13, dans laquelle le nom

12. P. Éluard, Les Sentiers et les routes de la poésie, Paris, Les écrivains réunis, 1952, p. 74-79.
Éluard consacre à Goethe et Bettina à peine cinq pages, incluant la longue citation d’une
lettre de Bettina.
13. R.M. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1929), traduit de l’allemand par M. Betz,
Paris, Seuil (Points), 1966, p. 177-180.

173
Les nouvelles écritures biographiques

de Goethe n’apparaît même pas ? La grandeur des œuvres de Goethe n’est-


elle pas suisante ? Une chose reste sûre : c’est bel et bien à une défense de
l’auteur que le narrateur-essayiste se livre et non à celle de l’œuvre. Cette
situation n’est pas sans créer une certaine contradiction : pourquoi s’inté-
resser davantage à la vie de Goethe qu’à ses écrits ? Sans doute parce que
c’est l’homme que les trois auteurs (et tous les autres) attaquent, et que
son œuvre se voit en partie discréditée pour des raisons relevant stricte-
ment de sa vie intime. Le narrateur-essayiste restera donc sur le même ter-
rain que ceux qu’il appelle ses trois principaux « témoins », en suggérant
toutefois – en quelque sorte pour résoudre la contradiction – de revenir
après coup à l’œuvre et de laisser l’homme reposer en paix.

Stratégies rhétoriques

En ne préconisant pas la satire, le dialogue des morts de L’Immortalité se


rapproche de la tradition platonicienne du dialogue philosophique – Goethe
interpréterait le rôle de Socrate, et Hemingway celui de l’un de ses dis-
ciples –, mais peut-être encore davantage de la forme que lui a donnée Dide-
rot dans Jacques le fataliste. Nous sommes en présence d’un dialogue plus
ludique, et surtout plus romanesque. Le dernier entretien se déroule après
le procès recréé par le narrateur et sert de conclusion à « Homo sentimen-
talis ». Cette courte section se distingue nettement des précédentes, car le
dialogue en constitue la presque totalité et les interventions du narrateur se
font plus discrètes. C’est à travers les interprétations fautives ou ridicules, de
leur vie ou de leur œuvre, proposées par leurs « biographes » que les deux
grands auteurs se rejoignent. La stratégie rhétorique de Goethe consiste à
diriger (avec une ironie certaine) le dialogue et à persuader Hemingway de
ses hypothèses philosophiques ou métaphysiques. Or, tout juste avant que
ne s’achève leur dialogue, la dialectique glisse vers l’absurde :
– L’homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même
pas être mort.
– […] Vous croyez vraiment que la meilleure manière d’être mort soit
de perdre votre temps à bavarder avec moi ?
– Ne faites pas l’andouille, Ernest, dit Goethe. Vous savez bien que nous
ne sommes en ce moment que la fantaisie frivole d’un romancier qui
nous fait dire ce que lui-même veut dire et ce que nous n’aurions proba-
blement jamais dit. Mais passons. (p. 320)

L’intérêt romanesque de cet échange tient au renversement de situa-


tion qu’il provoque et à l’autodérision qu’il met en scène. La présence du
174
Les deux Goethe de Kundera

narrateur annoncée par la réplique de Goethe conirme l’hypothèse du


dialogue comme étant la suite de la pensée développée antérieurement
dans l’essai. Aussi, le contenu du dialogue des deux immortels s’apparente
à première vue davantage aux propos et au ton du narrateur, mais reste
plus équivoque, car juste avant le commentaire métatextuel indirect du
narrateur à propos de la conscience que les personnages ont de leur état,
Hemingway suggère qu’un jour il ne restera de l’œuvre de Goethe que
le célèbre vers « Das Ewigweibliche zieht uns hinan ! », « L’éternel féminin
nous entraîne vers le haut ! ». Présenté comme une vérité poétique dont
le Goethe ictionnel semble encore ier, ce vers s’éloigne sensiblement de
l’univers idéel de Kundera.
C’est Goethe qui met in à « Homo sentimentalis » dans un discours
d’adieu où il refuse de proposer une interprétation univoque de l’éter-
nel procès :
Car j’ai compris, une fois pour toutes, que l’éternel procès est une conne-
rie. J’ai décidé de proiter enin de mon état de mort pour, si vous me pas-
sez cette expression inexacte, aller dormir. Pour savourer la volupté du
non-être total, dont mon grand ennemi Novalis disait qu’il a une cou-
leur bleutée. (p. 321)

Cette dernière sortie très théâtrale de Goethe vient achever la rélexion


qu’il avait entamée au début d’« Homo sentimentalis » et révèle aussi une
prise de position éthique de la part du narrateur. En ce sens, donner la
réplique inale à Goethe, comme à un grand acteur, c’est en quelque sorte
lui rendre hommage. Goethe prend donc la parole avant et après le pro-
cès, comme si son témoignage se situait au-delà des préoccupations des
biographes, quels qu’ils soient. C’est aussi une façon de retirer la parole
à ceux qui sont présentés dans l’essai romanesque comme les contemp-
teurs de l’écrivain. Le personnage de Kundera recourt d’ailleurs à la même
expression que lors de son récit de rêve de la partie antérieure, « j’ai com-
pris », reprise qui souligne à nouveau que la sagesse de Goethe se porte
garante de l’interprétation et qu’elle permet de clore l’essai sans que la
pensée du narrateur devenu essayiste paraisse s’imposer à l’aide d’un argu-
ment inal décisif ou péremptoire.
La relation entre le romancier biographe et le grand écrivain biographié
donne-t-elle lieu pour autant à une véritable rencontre de deux écritures ?
On l’a déjà dit, Kundera incorpore plusieurs « petites phrases » connues
ou emblématiques de l’œuvre littéraire de Goethe, de sa correspondance,
de son journal, de Poésie et vérité. L’une d’entre elles provient d’une lettre
écrite au grand-duc Charles-Auguste au sujet de Bettina, en 1826, soit six
175
Les nouvelles écritures biographiques

ans avant sa mort : « Ce taon insupportable que m’a laissé ma mère, écrit
Goethe, nous importune depuis longtemps » (p. 111). Tels seraient les der-
niers mots connus de Goethe sur Bettina. Interprété par le narrateur comme
un moment de liberté de la part d’un immortel à la in de sa vie, cet énoncé
lui permet d’approfondir sa propre analyse de la signiication de l’immor-
talité. La reprise du vers sur l’éternel féminin qu’évoquait Hemingway est
d’un autre ordre. Tiré de la in du second Faust, il reste l’un des plus connus
de l’œuvre de Goethe. D’abord paraphrasé par Paul, le vers est ensuite cité
intégralement en allemand et en français : « Das Ewigweibliche zieht uns
hinan ! L’éternel féminin nous entraîne vers le haut ! » (p. 50114). L’énoncé
apparaît dans le discours de Paul – de plus en plus ivre – juste après la célé-
brissime formule d’Aragon, « La femme est l’avenir de l’homme », qualiiée
par le narrateur de « stupide phrase poétique ». Contrairement à la première
petite phrase de Goethe qui sert d’argument au narrateur, la seconde s’ins-
crit dans un passage romanesque ambivalent. Est-ce tout ce dont on se
souviendra du Faust ? S’agit-il d’un vers d’une grande beauté, d’une vérité
poétique indéniable ou une simple phrase « stupide » ?
Dans son récit, Arno Schmidt s’amusait à critiquer Goethe en citant
certaines maximes notoires pour voir si elles conservaient leur pertinence.
Selon Robert Dion, Schmidt choisit « en les tirant de leur contexte puis en
les réinscrivant dans la vie contemporaine, de faire voir le ridicule a poste-
riori de certaines sentences – sentencieuses justement – du sage de Weimar
[…] »15. Kundera n’emprunte pas ce chemin ; la citation de mots célèbres
ne rehausse pas toujours le prestige du grand écrivain ; elle ne diminue
pas non plus la portée philosophique ou poétique des plus intéressants
d’entre eux. Mais que penser des énoncés surprenants que Kundera prête
à son Goethe ictionnel ? Il est vrai qu’il lui attribue des expressions qui
peuvent paraître déplacées, loufoques, voire simplement anachroniques,
et qui n’ont de sens que dans ce roman. Pourtant, un rapprochement ne
paraît pas impensable entre des formules inventées par Kundera et la pen-
sée de Goethe. Par exemple, un énoncé comme : « Le souci de sa propre
image, voilà l’incorrigible immaturité de l’homme » (p. 319) est-il si éloigné
des véritables sentences goethéennes ? Quant aux nombreuses maximes de

14. Kundera ofre ici sa propre traduction. Celle en vers de Jean Malaplate propose plu-
tôt ceci : « Et l’Éternel Féminin/Toujours plus haut nous attire », Goethe, Faust I et II,
Paris, GF Flammarion, 1984.
15. R. Dion, « Le vécu transposé : variations sur le désir d’écrire l’écrivain (Schmidt, Macé) »,
dans B. Havercroft, P. Michelucci et P. Riendeau dir., Le Roman français de l’extrême
contemporain. Écritures, engagements, énonciations, Québec, Nota Bene, 2010, p. 370.

176
Les deux Goethe de Kundera

Goethe, quelques-unes semblent résonner dans L’Immortalité sans qu’on


les y retrouve explicitement. Le sentiment de l’injustice du jugement des
autres imprègne l’ensemble de l’œuvre de Kundera ; on peut la pressentir
chez Goethe : « Le vieillard perd un des droits de l’homme les plus impor-
tants : il n’est plus jugé par ses pairs »16.

L’Immortalité est le seul roman de Kundera dans lequel la biographie joue


un rôle aussi signiicatif. Comme essayiste, Kundera conine la biographie
au « récit de faits révélés » ; comme romancier, il reprend celle de Goethe
pour en faire une des lignes narratives de L’Immortalité. La façon hété-
rodoxe d’intégrer la biographie au roman et la présence de deux Goethe
– le personnage biographié et le ictionnel – indiquent bien l’originalité de
la démarche du romancier. L’épisode choisi de la vie de Goethe lui per-
met de montrer la démesure qu’il a pu prendre dans certains textes écrits
sur lui, à son détriment. Les nombreuses interprétations qu’on a pu faire
de la relation de Goethe avec Bettina von Arnim autorisent en quelque
sorte Kundera à revenir sur cette histoire et, sans la déformer, à lui donner
une tournure romanesque, qui éclaire autrement la biographie, comme
dans le cas de la version légèrement diférente qu’il donne de leur unique
scène érotique. Dans l’ensemble, ce qui paraît guider le narrateur dans sa
représentation du premier et du second Goethe, c’est l’attitude du grand
auteur face à l’immortalité. En ce sens, laisser le dernier mot au Goethe
ictionnel, et le montrer désormais serein face à l’immortalité et à la futi-
lité du procès qui en découle inévitablement, ne manifeste peut-être pas
la plus grande audace. Si la défense de Goethe par le narrateur ressemble
à un hommage, en revanche la reprise ambiguë de phrases ou maximes
goethéennes rend la situation plus complexe. Kundera ne révèle pas de
nouveaux éléments de la vie connue de Goethe, mais la liberté roma-
nesque de l’essai biographique qui lui est consacré nous donne un point
de vue inédit sur l’écriture dans ce qu’on pourrait appeler une véritable
poétique romanesque de la relation biographique.

16. Goethe, Maximes et rélexions, traduit de l’allemand par P. Deshusses, Paris, Payot
& Rivages, 2001, p. 43.

177
anne-marie clÉmenT

g
Alberto Manguel
ou les biographies d’un lecteur

[…] d’une vie entière passée à lire au petit


bonheur, il m’est resté en tête une sorte de
recueil de citations dans les pages duquel
je trouve mes propres rélexions formulées
avec les mots d’autrui.
Alberto Manguel1

La parole au lecteur

Dans le corpus contemporain des biographies d’écrivain écrites par un


écrivain, il n’est pas rare de trouver la signature d’auteurs que l’on ne serait
guère tenté de nommer pour autant des « biographes » tant leurs écrits
ébranlent les modalités de la biographie conventionnelle2. Il suit de pen-
ser à des écrivains tels que Claude Louis-Combet, Victor Lévy Beaulieu,
Antonio Tabucchi ou Pierre Michon3, qui, dans des œuvres centrées sur la

1. A. Manguel, The City of Words, 2008 ; La Cité des mots, traduit de l’anglais par C. Le
Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2009, p. 13.
2. Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention postdoctorale du Fonds
de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC) et à une subvention du Conseil
de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) dans le cadre d’une recherche
sur « Les postures du biographe » codirigée par Robert Dion (UQAM) et Frances For-
tier (UQAR).
3. Ce sont ici quelques exemples d’écrivains contemporains qui ont consacré un ou plu-
sieurs ouvrages à la igure d’un autre écrivain : Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire,
Paris, José Corti, 1995 (sur le poète autrichien Georg Trakl) ; Victor-Lévy Beaulieu, James
Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2006 ; Anto-

179
Les nouvelles écritures biographiques

igure d’un écrivain, recourent au « matériel » biographique, mais dans une


forme qu’ils inléchissent pour l’intégrer à leur propre projet d’écriture,
croisant ainsi le biographique avec la iction ou encore avec l’autobiogra-
phique. Au cours des dernières décennies, la critique, sous des dénomina-
tions variables – biographies imaginaires, ictions biographiques, ictions
critiques, récits de iliation –, a montré la pertinence d’interroger la raison
d’être et la nature de cette attention nouvelle au biographique ainsi que
de ce rapport renouvelé qui s’instaure entre l’écrivain-biographe et l’écri-
vain biographié. La problématisation de cette relation semble constituer
l’un des enjeux de la rélexion sur les écritures biographiques contempo-
raines. Nombreuses sont les œuvres qui, mettant en scène – et sous difé-
rents scénarios – le rapport qu’entretiennent le biographe et son modèle,
cherchent en fait à saisir ce qui déinit – et chaque fois d’une manière
singulière – la relation entre l’Un et l’Autre. Pour l’écrivain-biographe, il
s’agit bien souvent d’interroger, par ce détour vers autrui, sa propre écri-
ture et sa propre posture d’écrivain.
Mais il est des auteurs, dont Alberto Manguel, pour qui la relation
biographique se polarise moins sur la relation entre deux écrivains qu’elle
ne se propose au premier chef comme reliant le lecteur d’un livre à son
auteur. Grand lecteur par profession et par plaisir, Manguel a choisi
de faire du livre et de la lecture les sujets premiers de ses rélexions. L’au-
teur, que l’on connaît plus particulièrement pour son Dictionnaire des
lieux imaginaires et pour ses essais intitulés Une histoire de la lecture
et Une bibliothèque, la nuit, est également romancier, traducteur, éditeur
et a contribué à la parution de plus de vingt anthologies qui regroupent
des textes, le plus souvent narratifs, d’écrivains de pays et d’époques dif-
férentes autour d’un thème particulier – la censure, les relations père/
ils et mère/ille, la résistance et l’oppression, l’homosexualité masculine,
les écrivaines latino-américaines, etc4. Depuis le début des années 2000,
il a également signé trois ouvrages qui impliquent plus directement la
question du biographique : une brève biographie de Rudyard Kipling ;
un témoignage sur Borges ; et enin une œuvre d’imagination biogra-
phique sur Robert Louis Stevenson5, autant d’œuvres qui nous donnent

nio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa : un délire, Paris, Seuil, 1994 ;
Pierre Michon, Rimbaud le ils, Paris, Gallimard, 1991.
4. Nombre de ces anthologies, originalement publiées en anglais, ne sont pas traduites.
Notons toutefois l’Anthologie des sept péchés capitaux (Paris, Joëlle Losfeld, 1996).
5. A. Manguel, Kipling, A Brief Biography, 2002 ; Kipling, une brève biographie, traduit
de l’anglais par C. Le Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2004. With Borges,

180
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur

l’occasion d’examiner comment cette posture du lecteur mise en avant


dans ses essais intervient dans la constitution de sa relation biographique.
Avant d’en venir à ces trois écrits, il est intéressant de voir comment
Manguel compose sa déinition du lecteur, au il de ses essais. Dans Jour-
nal d’un lecteur, loin de toute théorisation, il s’intéresse au lecteur réel
– et donc à sa propre expérience –, relatant son parcours, racontant les
relectures de quelques-uns de ses classiques préférés en montrant la façon
dont ces lectures s’imbriquent avec la vie quotidienne. Ainsi, la lecture
est une activité interactive : il y a échange constant entre l’univers qui se
déploie dans le livre et le monde réel du lecteur. Ce dernier investit l’un
et l’autre de ces univers et les met en relation :
Tout texte est commenté au fur et à mesure qu’il est lu. Nous le com-
mentons à partir de ce qui se passe autour de nous et dans le monde : la
visite d’un ami, une nouvelle entendue aux informations, la question d’un
enfant, la présence d’un animal, un changement dans le jardin, tout cela
entre dans l’œuvre que nous lisons et joue un rôle déterminant.6

C’est, de la sorte, témoigner du caractère unique de chaque lecture ;


le texte lu est reçu en fonction du contexte et, de ce fait, toute relec-
ture devient une nouvelle lecture. En même temps, cette expérience ne
retranche pas le lecteur du monde, au contraire, elle le met face à ce monde
et l’accompagne dans le déchifrement de sa propre réalité, dans « l’ap-
profondissement de ses propres interrogations »7. C’est de l’expérience
du lecteur engagé dans ce va-et-vient constant entre ces deux univers – le
monde réel et le monde du livre – que rend minutieusement compte ce
Journal d’un lecteur, la réalité du lecteur inluençant la lecture qu’il fera
du texte et, réciproquement, la lecture du texte modiiant le regard que
porte le lecteur sur lui et sur le monde.
« La lecture est une conversation », écrit aussi Manguel8. Et les gloses
écrites dans les marges des livres en sont la trace. « C’est par les marges
que nous entamons le dialogue avec le livre, précise-t-il. Même si, plus

2004 ; Chez Borges, traduit de l’anglais par C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005. Ste-
venson under the Palm Trees, 2003 ; Stevenson sous les palmiers, traduit de l’anglais par
C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005.
6. « Alberto Manguel. Une bibliothèque est un autoportrait », entretien avec Fran-
çois Busnel, Lire, novembre 2004. En ligne, [http://www.lexpress.fr/culture/livre/
alberto-manguel_809615.html] (consulté le 29 avril 2013).
7. D. Viart (1999), « Filiations littéraires », dans J. Baetens et D. Viart dir., Écritures contem-
poraines 2. États du roman contemporain, Paris, Minard, p. 130.
8. A. Manguel, A Reading Diary, 2004 ; Journal d’un lecteur, traduit de l’anglais par C. 
Le Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2004, p. 14.

181
Les nouvelles écritures biographiques

tard, nous sommes incapables de nous relire ou de reconnaître ce que


nous avions écrit jadis dans ces marges. Il reste à jamais la trace de cette
conversation, de ce dialogue silencieux avec le livre lu »9. Il y a donc ici
trace d’un dialogue de soi à l’écrivain. Et le dialogue s’ouvre à tous les
autres lecteurs du livre  : « On ne dialogue pas seulement avec l’écrivain
mais aussi avec tous les lecteurs qui ont tenu ce livre entre les mains. Ainsi,
lorsque j’ouvre mon exemplaire de Kim, de Rudyard Kipling, j’entends
non seulement la voix de Kipling mais encore celle de Gide, de Borges ou
de Graham Greene » (ibid.). On comprend que le rapport que Manguel
entretient avec la présence matérielle des livres est, en partie du moins,
lié à ce désir de préserver les traces de ces liens qui s’établissent à travers
les lectures. À maintes reprises, dans ses essais, il va insister sur l’impor-
tance de ce rapport :
La possession d’un livre, comprend, implicite, l’histoire de ses lectures anté-
rieures. Mon exemplaire de l’autobiographie de Kipling, Souvenirs. Un peu
de moi-même pour mes amis connus et inconnus, acheté d’occasion à Bue-
nos Aires, porte sur la page de garde un poème manuscrit, daté du jour
de la mort de Kipling. Le poète improvisé qui possédait cet exemplaire,
était-il un ardent impérialiste ? Un amoureux de la prose de Kipling qui
distinguait l’artiste sous le vernis chauvin ? Mon prédécesseur imaginaire
afecte ma lecture parce que je me surprends à dialoguer avec lui, à dis-
cuter de tel ou tel point. Un livre apporte au lecteur sa propre histoire.10

Par-delà le texte, c’est donc la pluralité des lectures et des liens qui se
tissent entre elles qu’il importe de considérer : interaction entre monde
réel et monde du livre, mais aussi dialogue, à travers le livre lu, avec l’écri-
vain et avec les autres lectures, les autres lecteurs. Cette conception d’une
lecture cumulative est, en grande partie, héritée de son expérience de lec-
teur chez Borges :
Au début, j’avais des idées préconçues sur les histoires que Borges choisis-
sait pour moi – la prose de Kipling serait guindée, celle de Stevenson pué-
rile, celle de Joyce inintelligible – mais très rapidement l’expérience l’em-
porta sur les préjugés et la découverte d’une histoire m’en faisait anticiper
une autre, qui à son tour s’enrichirait du souvenir des réactions de Borges
et des miennes. Par exemple, le fait de lui lire à haute voix des textes que
j’avais déjà lus seul modiiait ces lectures solitaires antérieures, ampliiait et
imprégnait le souvenir que j’en avais, me faisait percevoir ce que je n’avais

9. « Alberto Manguel. Une bibliothèque est un autoportrait », déjà cité.


10. A. Manguel, A History of Reading, 1998 ; Une histoire de la lecture, traduit de l’anglais
par C. Le Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1998, p. 30-31.

182
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur

pas perçu alors mais que j’avais à présent, par l’efet de sa réaction, l’im-
pression de me rappeler.11

Il est un autre aspect qui caractérise le lecteur selon Manguel ; même


si la lecture est le plus souvent faite dans la solitude et le silence, le lec-
teur n’en est pas moins habité par le sentiment d’appartenir à une com-
munauté. Le début d’Une histoire de la lecture illustre parfaitement cette
assertion. Manguel propose une succession de lecteurs, connus, ano-
nymes, imaginaires, issus de toutes les époques, de toutes les cultures,
tels qu’ils sont représentés – par des sculptures, des dessins, des vitraux,
des photographies, des gravures, chacun ixé dans une posture singulière :
dix-huit portraits au total12. Pour chacun d’eux, une illustration accompa-
gnée d’une légende et, dans le texte, une description des reproductions.
Manguel note la réalité physique et matérielle de la scène, soit la posture
du lecteur dans l’espace – assis, couché, le doigt levé, seul ou accompagné,
les yeux fermés –, nomme la matière du livre – papyrus, tablettes de bois,
parchemin, etc. – et accompagne sa description d’un commentaire – sorte
de récit minimal de cet acte de lecture. En voici un extrait pour exemple :
Belle comme de son vivant, sous la garde d’un petit chien attentif, la noble
Milanaise Valentina Balbiani feuillette son livre de marbre sur le couvercle
d’un tombeau qui porte, en bas-relief, l’image de son corps émacié. Loin
de l’agitation de la ville, parmi les sables et les rochers arides, saint Jérôme,
tel un vieux banlieusard en attente de son train quotidien, lit un manuscrit
au format d’un journal du dimanche tandis que, couché dans un coin, un
lion écoute. Le grand érudit humaniste Desiderius Erasmus fait partager
à son ami Gilbert Cousin une plaisanterie lue dans un livre ouvert devant
lui sur un lutrin. À genoux, entouré de lauriers en leur, un poète indien
du xviie siècle se caresse la barbe en méditant sur les vers qu’il vient de se
lire à haute voix ain d’en saisir toute la saveur ; il tient de la main gauche
le volume richement relié. (p. 15-16)

S’enchaîne ainsi la description des dix-huit portraits, chacun surprenant


le lecteur dans son rôle. À la in de cette longue liste, Manguel résume :
« Tous sont des lecteurs, et leurs gestes, leur savoir-faire, le plaisir, la res-
ponsabilité et le pouvoir que leur procure la lecture, sont également les
miens./Je ne suis pas seul » (p. 17). Si la lecture se fait en solitaire, le lec-

11. Une histoire de la lecture, déjà cité, p. 35.


12. Ce sont : Aristote, Virgile, saint Dominique, Paolo et Francesca, deux étudiants islamiques,
l’enfant Jésus, Valentinia Balbiani, saint Jérôme, Érasme, un poète indien du xviie siècle,
un moine coréen, le poète Izaak Walton, Marie-Madeleine, Charles Dickens, un jeune
homme lisant, une mère enseignant la lecture à son ils, Borges, un jeune garçon.

183
Les nouvelles écritures biographiques

teur n’est pas pour autant un être isolé, et Manguel ne manque pas d’in-
sister sur ce qu’il nomme la « communauté universelle de lecteurs ». Il
reviendra souvent à ce sentiment d’appartenance qui réunit les lecteurs de
temps et d’espaces diférents. Il y reviendra à l’occasion de ses écrits bio-
graphiques et placera cette idée dans les pensées du jeune Kipling alors
qu’il faisait l’apprentissage de la lecture : « […] Kipling apprit que la lit-
térature était chose vivante et essentielle, et la joie intime que lui procu-
rait la lecture, un sentiment qui le reliait à une communauté universelle
de lecteurs passés, présents et à venir. C’était une leçon qu’il ne devait
jamais oublier » (p. 33).
Les trois aspects principaux de l’acte de lecture retenus par Manguel
soulignent donc le potentiel de liant de cette activité, perçue tout à la fois
comme interaction entre univers réel et ictif, comme dialogue entre le
lecteur et l’auteur, mais aussi entre le lecteur et une communauté de lec-
teurs. Ainsi, la igure du lecteur est interpellée pour mettre en évidence
la posture d’écoute, de disponibilité, de curiosité qui est la sienne, mais
aussi son rôle de « passeur ». Fort de cette empreinte, Manguel ne risque-
t-il pas de s’intéresser également à la relation entre l’œuvre et la vie de
l’auteur biographié comme une autre forme de dialogue entre le monde
du livre et le monde réel ? Nous verrons, à l’analyse de trois de ses écrits,
qu’il s’installe dans l’écriture biographique avec l’objectif assumé de rap-
procher la vie et l’œuvre de l’auteur, considérant que ce côtoiement peut,
en efet, contribuer à enrichir la lecture de l’œuvre.

Kipling, biographie d’un lecteur

Des trois ouvrages qui s’intéressent à un écrivain, Kipling, une brève bio-
graphie, est le seul qui se désigne comme une biographie. Dans ce texte,
Manguel respecte la forme conventionnelle de la biographie, qui relate une
vie de la naissance à la mort, le récit débutant, en toute conformité avec
le genre, par cette phrase : « Rudyard Kipling est né en Inde, à Bombay, le
30 décembre 1865 » (p. 11) et se fermant sur le texte de l’épitaphe, écrite par
Kipling lui-même, et incluant cette exhortation : « Ne cherchez pas réponse
ailleurs/Que dans les livres que je laisse » (p. 120). Entre les deux, un récit
qui suit la chronologie, choisissant, pour chacun des douze courts cha-
pitres, de s’arrêter à un épisode particulier de la vie de Kipling. Le cane-
vas adopté demeure donc très classique et reprend les traditionnelles sub-
divisions : ce sont les années d’enfance à Bombay, les études en Angleterre,
184
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur

le retour en Inde et les premiers succès d’écrivain, le mariage, le séjour aux


États-Unis, le travail, les naissances, les guerres, les morts, etc. L’écriture en
est sobre, la forme demeure conventionnelle et sans prouesse extravagante.
Manguel demeure un biographe discret et ne parle pas directement de lui.
Cette très brève biographie sur Kipling ne vise évidemment pas l’exhaus-
tivité et ne comporte nuls dévoilements ou documents inédits qui vien-
draient par le fait même ajouter à la pertinence de l’ouvrage. En revanche,
le livre s’adresse vraisemblablement à un public neuf, d’une autre époque,
d’une autre catégorie d’âge. Dans un court avant-propos, Manguel justi-
ie son projet biographique. Alors que le premier des Livres de la jungle a
aujourd’hui plus de cent ans, et que l’on connaît Mowgli, le plus souvent
sans l’avoir lu, car il fait partie de l’imaginaire de tous, son auteur Rudyard
Kipling demeure un inconnu pour un grand nombre de lecteurs. Par son
attitude, Kipling a probablement encouragé cette « inconnaissance », lui qui
fuyait journalistes et biographes et qui détruisit les documents de sa famille
à la mort de ses parents, ce que it également son épouse, avec ses propres
documents, lorsqu’il mourut.
Ce point de vue « éditorial » constitue une réponse partielle à la rai-
son d’être de ce nouvel ouvrage et ne nous épargne pas d’interroger la
nature de la relation qui unit les deux hommes. Kipling est un écrivain
très important pour Manguel, qui fréquente cet auteur depuis sa jeu-
nesse et qui a en quelque sorte hérité de la lecture qu’en faisait Borges,
lui-même grand lecteur de Kipling. Aussi, le nom de Kipling revient
avec constance au il des essais. Manguel, qui ne disserte pas longue-
ment sur l’œuvre ou la vie de l’écrivain anglais, aime évoquer de petites
anecdotes, comment il acquit tel exemplaire d’une des œuvres de l’écri-
vain, comment Borges commentait Kipling, etc. Dans son Journal d’un
lecteur, il raconte sa lecture de Kim, une de ses œuvres préférées. À tra-
vers une accumulation de rélexions, de souvenirs, d’impressions, d’anec-
dotes et de citations, Manguel montre l’ininie variété des liens qui se
tissent entre l’univers déployé dans le livre et la réalité au quotidien.
Pour parler d’une œuvre – dans son journal et, ultimement, à ses lec-
teurs –, Manguel décide donc de s’intéresser plus exactement à la façon
dont l’œuvre lui parle, et aussi note-t-il minutieusement comment elle
habite et transforme son quotidien.
Ainsi, Manguel choisit la biographie pour y présenter son Kipling,
sachant fort bien que le biographe ne peut viser à ofrir que sa propre
interprétation de l’écrivain biographié, et non la vérité. Manguel ne fait
pas pour autant une règle de l’utilité d’une écriture biographique :
185
Les nouvelles écritures biographiques

Pour certains, comme Borges, tout est dans l’œuvre, une biographie
n’apportera rien. Mais en ce qui concerne Kipling, c’est diférent : sa vie
nourrit son œuvre de façon inattendue. Elle montre un homme qui va
systématiquement à l’encontre de ce que l’on attend de lui. Nous avons
l’image d’un Kipling impérialiste, or il en va tout autrement. Il faut pour
cela délaisser Les Livres de la jungle et Kim, qui sont des chefs-d’œuvre,
et se plonger dans la lecture des nouvelles écrites dans les premières
années et à la in de sa vie. On découvre alors un personnage complexe,
qui échappe à toute étiquette.13

Au-delà de l’hommage qu’il veut rendre à un écrivain qu’il admire


depuis longtemps, Manguel fournit un apport plus personnel lorsqu’il
commente, au il des chapitres, certains textes de Kipling dans le but
manifeste de réhabiliter l’écrivain à qui l’on attribue une attitude impé-
rialiste et parfois même raciste, selon certains. Manguel, sans démen-
tir complètement ces accusations, présente un Kipling engagé dans sa
société et engagé dans ses écrits et qui n’évitait pas la contradiction. Sa
lecture cherche à faire contrepoids en insistant sur la complexité d’un
destin d’homme :
Dans la réalité, Kipling pensait que certains individus – ceux qui étaient
blancs et parlaient anglais – étaient les plus aptes à exercer le pouvoir.
Dans ses écrits, au contraire, dans Les Livres de la jungle, par exemple, ce
ne sont pas les hommes blancs et étrangers mais les habitants de la jungle
eux-mêmes qui sont les meilleurs guides. Il est étrange de constater à quel
point un écrivain intelligent peut avoir des idées fausses quand il s’agit
de la vie réelle, et se montrer sage dans ses œuvres de iction. (p. 61-62)

Le déi du biographe est d’intéresser le lecteur à son point de vue sin-


gulier. Et ce point de vue singulier dépend de sa relation avec l’écrivain
biographié. En vue de rapatrier les lecteurs vers cette œuvre qu’il juge
majeure, Manguel a choisi de se montrer en lecteur de Kipling, capable de
lire l’homme et l’œuvre. La réhabilitation passe par ce portrait plus étofé
de l’homme et par la lecture de l’ensemble de son œuvre. C’est en raison
de sa capacité à voir dans l’œuvre écrite de Kipling à la fois la manifesta-
tion d’une intériorité – et donc de dire quelque chose de l’homme, de
ses paradoxes et de sa complexité – et un enchantement – et donc de ne
jamais s’éloigner d’une expérience vive de lecteur – que l’on peut dire que
Manguel propose, avec son Kipling, la biographie d’un lecteur.

13. « Alberto Manguel. Une bibliothèque est un autoportrait », déjà cité.

186
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur

Borges et la communauté des lecteurs

Biographe discret de Kipling, Manguel, dans Chez Borges, s’attribue un autre


rôle et propose une approche diférente. Manguel a déjà relaté dans ses
livres précédents la relation particulière qui le rattache à l’écrivain argentin :
comment il it sa connaissance dans une librairie de Buenos Aires et com-
ment il fut pendant deux ans, alors qu’il était adolescent, le lecteur de l’écri-
vain devenu aveugle. Lui qui a déjà déclaré que, pour Borges, la biographie
n’est pas nécessaire et que tout est dans l’œuvre, choisit d’ofrir le récit de ce
côtoiement sous la forme d’un témoignage. Cela signiie qu’il n’a pas à res-
pecter les contraintes du travail de biographe : il n’a pas à interpréter toute
une vie, il n’a pas à tout relater – événements marquants, étapes cruciales –,
il peut se limiter à décrire l’univers privé de son modèle, à rapporter des faits
et gestes qui appartiennent à la petite histoire du quotidien. Ce qui fait l’in-
térêt du témoignage, en plus de son caractère inédit qui peut, dans certains
cas, participer à enrichir la part documentaire à verser au dossier du biogra-
phié, c’est la relation de proximité avec le modèle, qui teinte le propos d’un
efet de vécu, qui atteste l’unicité du point de vue. En efet, le témoin peut
se mettre en scène à travers le je assumé du participant à un moment de vie
du modèle, ajoutant ainsi une touche autobiographique au projet biogra-
phique. Cette posture qu’adopte Manguel donne à Chez Borges sa forme
particulière. Deux strates textuelles alternent, soit des fragments en italique
qui, par leur ton et leur propos, appartiennent à une veine plus intime, plus
interpersonnelle aussi, puisque ceux-ci cherchent à ixer des moments brefs
de conversation, de coexistence où Manguel et Borges sont ensemble per-
sonnages d’un même récit donné au présent, qui les décrit en action :
Il me demande si je veux aller avec lui au cinéma voir une comédie musi-
cale, West Side Story. Il y a assisté plusieurs fois et paraît ne jamais s’en las-
ser. En chemin, il chantonne Maria et me fait remarquer combien il est vrai
que le nom de la bien-aimée est métamorphosé de simple prénom en vocable
divin : Béatrice, Juliette, Lesbia, Laure. « Ensuite, tout est contaminé par ce
nom, dit-il. » (p. 23-24)

Dans le reste du texte, Manguel apporte ses observations et ses com-


mentaires dans la position décalée du témoin qui relate ses souvenirs et
livre ses rélexions. Ainsi, Chez Borges s’ouvre sur la première visite du
jeune Manguel. Celui-ci relate le déroulement de la séance de lecture,
décrit les lieux, s’attardant pour l’essentiel aux bibliothèques dans les dif-
férentes pièces, aux livres qu’elles contenaient :
187
Les nouvelles écritures biographiques

C’était dans celles-là [les étagères du salon] qu’il me faisait chercher les
volumes des récits de Kipling et des essais de Stevenson, que nous avons
lus au cours de nombreuses soirées et qu’il commentait avec une perspi-
cacité et une inesse merveilleuses, ne se contentant pas de me faire parta-
ger sa passion pour ces grands auteurs mais me montrant aussi leur façon
de travailler en analysant certains paragraphes avec l’amoureuse concen-
tration d’un horloger. (p. 27)

Manguel fait voir Borges lui dictant un poème, déambulant avec lui
dans les rues de Buenos Aires, conversant avec ses amis écrivains, Bioy
Casares et Silvana Ocampo. Il parle de l’inluence qu’eut Borges en tant
qu’écrivain – comment il renouvela la langue espagnole, comment il donna
à Buenos Aires « une cadence et une mythologie avec lesquelles la ville
est aujourd’hui identiiée » (p. 48). Partout Manguel présente Borges en
homme absorbé par l’univers des livres :
Pour Borges, l’essentiel de la réalité se trouvait dans les livres ; lire des livres,
écrire des livres, parler de livres. De façon viscérale, il était conscient de
poursuivre un dialogue commencé il y avait des milliers d’années et qui
croyait-il, n’aurait jamais de in. (p. 33)

On peut aisément imaginer que cette rencontre a été déterminante


pour Manguel et a conditionné son approche de la littérature et de la lec-
ture. Le point de vue du lecteur qui, à travers tous ses ouvrages demeure
le sien, prend ici un sens particulier. À travers le récit de l’ouvrage dédié
à Borges, Manguel évoque, de façon oblique, sa propre formation de
lecteur : au départ invité à être celui qui fait la lecture, il va rapidement
rencontrer en Borges celui qui ofrira, à travers ses commentaires, sa lec-
ture personnelle des œuvres. À propos de ses conversations avec Borges,
il écrira :
[…] elles traitaient de livres et d’horlogerie des livres, de la décou-
verte d’auteurs que je n’avais pas encore lus et d’idées qui ne m’étaient
jamais venues à l’esprit ou que je n’avais qu’entraperçues de façon hési-
tante, à demi intuitive et qui, par la voix de Borges, brillaient et étince-
laient dans toute leur splendeur généreuse et, d’une certaine manière,
évidente. Je ne prenais pas de notes parce que, ces soirs-là, je me sen-
tais trop comblé. (p. 14)

Témoignage de reconnaissance donc à l’égard de Borges qui fut son


mentor. La iliation que revendique Manguel passe par l’acte de lecture
et elle renvoie directement au lecteur que Borges fut pour lui : iliation
de lecteur plutôt que iliation d’auteur. Et, d’une certaine façon, Man-
guel semble avoir la caution de Borges qui, au terme de sa vie, « déclarait,
188
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur

non sans une certaine provocation, qu’il voulait que l’on gardât de lui non
point l’image d’un auteur, mais celle d’un grand lecteur »14.
Dans les rélexions de Manguel, apparaît un autre trait caractéristique
de la posture du lecteur. Autant les questions de singularité et de distance
de soi à l’autre sont associées aux préoccupations d’un scripteur-biographe
qui cherche à tracer les contours de son identité d’écrivain au regard de
celle de l’écrivain biographié, autant la igure du lecteur que propose
Manguel ne peut faire l’économie de la pluralité de lecteurs et de la com-
munauté disséminée qu’ils forment. Cette pensée semble avoir son ori-
gine dans l’expérience de l’adolescent : « Il existe un ensemble important
constitué de ceux qui ont un jour fait la lecture à Borges, petits Boswell
rarement au courant de leurs identités respectives mais qui détiennent
collectivement le souvenir de l’un des grands lecteurs de ce monde »
(p. 13). Mais il est également un cercle beaucoup plus large, qui englobe
la communauté de tous les lecteurs de Borges : « De Foucault et Stei-
ner à Godard et Eco en passant par les plus anonymes des lecteurs, nous
avons tous hérité de la vaste mémoire littéraire de Borges » (p. 35). Il y a,
dans ces citations, une reconnaissance de l’importance du lecteur qui est
à la fois le gardien de cette mémoire et son passeur :
La mémoire des livres, c’est la nôtre, qui que nous soyons et où que
nous nous trouvions. […] Lire nous apporte le plaisir de reconnaître une
mémoire commune, une mémoire qui raconte qui nous sommes et avec
qui nous partageons ce monde, mémoire que nous attrapons dans de déli-
cats ilets de mots.15

Les lecteurs forment cette communauté de passeurs par qui transite la


mémoire et permettent que chaque lecture s’enrichisse du poids des lec-
tures antérieures. Chez Borges a été écrit pour en témoigner.

Stevenson, ou la rencontre de deux imaginaires

Avec Stevenson sous les palmiers, Manguel explore un autre aspect des écri-
tures biographiques. L’ouvrage, qui se désigne comme un roman, s’inscrit
dans le corpus des biographies imaginaires d’écrivain et ofre un point de
vue diférent où la iction entre en jeu et devient source « d’expériences

14. J.-P. Bernès, dans Borges. Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade),
1999, vol. 2, p. xvi.
15. « Les plaisirs de la lecture », déjà cité, p. 13.

189
Les nouvelles écritures biographiques

nouvelles sur ce qu’on peut savoir d’un écrivain, de son œuvre et des mul-
tiples rapports – transposés, difractés, fantasmés – entre les deux »16. En
plaçant l’écrivain Stevenson dans une iction, Manguel propose une autre
façon de creuser le rapport à l’homme et à l’œuvre. « Rêverie sur l’œuvre »,
pourrait-on dire, puisqu’elle s’ancre sur l’œuvre de l’écrivain et qu’elle s’ins-
pire de la trame narrative pour raconter un épisode, en majeure partie ic-
tif, de la vie de Stevenson. Le rapport entre la vie et l’œuvre se traduit en
fait par un amalgame de certains éléments ou événements empruntés à
l’univers ictif de Stevenson et d’autres, à sa vie réelle. L’intrigue que tisse
Manguel rattache ainsi la vie de Stevenson à ses propres ictions.
L’histoire se déroule aux îles Samoa où Stevenson réside avec son
épouse Fanny, sa mère et ses deux beaux-enfants. Sa vie paisible est per-
turbée par une série d’événements dramatiques qui surviennent sur l’île
(l’assassinat d’une jeune ille, un incendie criminel), et auxquels la popu-
lation init par croire qu’il est mêlé. Stevenson fait la rencontre d’un mis-
sionnaire, Mr Baker, récemment arrivé sur l’île, et discute à plusieurs
reprises avec ce dernier, qui voit le mal et le péché partout et voue les
mœurs trop légères des indigènes aux lammes de l’enfer : « C’est bien
volontiers que je les laisserais brûler dans leur propre perdition, que je
les imbiberais d’alcool qu’ils semblent tant chérir et y mettrais une allu-
mette. Je hais cette humanité perdue » (p. 57).
On retrouve dans Stevenson sous les palmiers un double travail de trans-
position : transposition du vécu et transposition de l’œuvre. Stevenson a
réellement vécu dans les îles Samoa avec son épouse Fanny, sa mère et ses
beaux-enfants. Une note de Manguel à la in du roman précise que cer-
tains noms (Mr Baker, les Tonga), certaines expressions et descriptions
ont pour origine les Lettres de Robert Louis Stevenson à sa famille et à ses
amis. De plus, on connaît bien la genèse de l’écriture de L’Étrange Cas
du Dr Jekyll et de Mr Hyde à travers le récit qui en est produit dans la cor-
respondance de Fanny Stevenson : afabulation née d’un cauchemar, écri-
ture fébrile, d’un seul jet, et dont le premier manuscrit sera détruit par
Stevenson sur les conseils de sa femme, puis récrit tout aussi fébrilement.
Le même canevas se retrouve dans Stevenson sous les palmiers, ce qui donne
à penser que le personnage Stevenson est bien en train d’écrire The Strange
Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, bien que le narrateur prenne soin de ne

16. R. Dion, « Un discours perturbé : la iction dans le biographique », dans R. Dion,


F. Fortier, B. Havercroft et H.-J. Lüsebrink dir., Vies en récit. Formes littéraires et
médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota bene, 2007, p. 295.

190
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur

jamais donner le titre ou les noms des personnages du récit, ni d’en spé-
ciier le contenu, précisant toutefois qu’il s’agit là d’une histoire sombre
et violente, « exhumant dans sa traîne des choses viles et indescriptibles »
(p. 27). Stevenson sous les palmiers emprunte clairement à la trame de ce
roman. C’est toute la thématique de la dualité bien/mal qui est reprise
dans ses grandes lignes. Dans le roman de Manguel, Stevenson ne se
transforme pas physiquement en monstre, mais on le soupçonne tout de
même – et cela, en raison de quelques mystérieux indices – d’avoir une
double vie. Ainsi, certains membres de la petite communauté prétendent
avoir vu son ombre, une ombre avec sa vie propre, errer dans la ville la
nuit et allumer l’incendie. De plus, le personnage de Mr Baker peut être
considéré comme étant la face d’ombre de Stevenson, son côté Hyde,
puisqu’à la suite des tragiques événements, le missionnaire lui rend visite
et lui déclare avoir exécuté les crimes pour lui et à sa place :
Vous désiriez cette ille, vous brûliez de la posséder, et je l’ai prise pour
vous. Vous haïssiez les foules ivrognes et blasphématrices, parce qu’elles sont
pleines de vie, alors que la vôtre décline, et j’ai fait disparaître celle-là ain de
vous complaire. L’action est accomplie, et le désir était le vôtre. (p. 82-83)

Troublé, Stevenson se retrouve donc face à ce qui serait un autre


visage de lui-même, mais sans pouvoir le reconnaître. Et c’est ce dont
rend compte le récit d’un des indigènes venu lui donner sa version des
événements. Son histoire est celle d’un homme qui
la nuit rêve de tout ce qui n’est pas légalement à sa portée […]. Toutes ces
choses existent sur l’île et sont à lui dans ses rêves, mais le matin il n’ose pas
les prendre. Et le désir le rend malade. Et alors, un jour, le désir devient
si fort qu’il quitte l’homme et part tout seul, comme un chasseur, sans
attendre le matin. Toute la nuit, il chasse, et alors, après qu’il a attrapé sa
proie, il dort, et l’homme n’en sait rien. (p. 77)

Manguel a choisi d’accompagner autrement l’œuvre et son auteur. S’il


brouille volontairement les frontières du romanesque et du biographique,
son projet demeure concerné par la relation entre la vie et l’œuvre et, en
ce sens, signale ses préoccupations biographiques. Mais on peut également
considérer ce texte de Manguel comme une autre forme de dialogue, un
dialogue qui naît de la rencontre de deux imaginaires, un dialogue qui
s’installe prioritairement entre deux œuvres – le Dr Jekyll and Mr Hyde de
Stevenson et le Stevenson de Manguel –, l’une ofrant à l’autre une sorte
d’écho, de prolongement par la magie de la lecture et de l’écriture. Man-
guel, lecteur de Stevenson, a cette fois choisi l’écriture – l’écriture roma-
nesque – pour nous livrer sa lecture de Stevenson.
191
Les nouvelles écritures biographiques

« Dans n’importe quelle forme littéraire, écrit Barthes, il y a le choix


général d’un ton, d’un ethos, si l’on veut, et c’est ici précisément que l’écri-
vain s’individualise clairement parce que c’est ici qu’il s’engage »17. Alberto
Manguel a choisi la posture du lecteur. Son intérêt marqué pour les livres
et la lecture traverse toute son œuvre et constitue le sujet central de ses
essais. Il n’est donc pas étonnant que, dans ses trois incursions du côté des
écritures biographiques, il conserve ce parti pris. Ainsi, sa posture aichée
de lecteur de Kipling contribue à persuader d’autres lecteurs de se tourner
vers l’œuvre de cet écrivain trop oublié ; le témoignage de sa rencontre avec
Borges vise également à grossir la communauté des lecteurs, ces passeurs
de la mémoire littéraire ; et, inalement, la biographie imaginaire Stevenson
sous les palmiers, en dialogue avec l’œuvre de Stevenson, plaide également
pour un retour des lecteurs vers les œuvres de l’écrivain écossais. Dans ces
trois textes, on retrouve donc le même projet qui est de mener le lecteur
à l’œuvre de l’auteur biographié. Manguel, qui ne propose pas de biogra-
phies savantes ou d’analyses sophistiquées pour chercher à saisir la relation
entre la vie et l’œuvre d’un écrivain, « s’engage » ainsi à faire coniance aux
œuvres et à leur capacité d’assumer la complexité du monde et de l’homme.
Qu’il privilégie la posture du lecteur et ne se réclame pas de la posture
de l’écrivain ne change évidemment rien à son propre travail d’auteur.
Du point de vue de l’écriture, il est un aspect qui fait le lien entre tous
ses écrits. Tout lecteur de l’œuvre de Manguel est frappé par la grande
abondance des noms propres (noms des auteurs, titres des livres, mais
aussi liste descriptive des lecteurs, énumération des bibliothèques des villes
du monde, etc.). Cette attention – et ce plaisir – à nommer, Manguel le
déploie dans ses essais sur la lecture en insistant sur le pouvoir d’essenti-
alisation du nom propre ainsi que sur son pouvoir de citation18. Pour ses
écrits biographiques, il aura retenu son pouvoir d’exploration, dépliant
le nom propre de l’écrivain biographié et rappelant ainsi qu’on n’a jamais
ini de lire un auteur.

17. R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques (1953), Paris,
Seuil, 1972, p. 14.
18. Je reprends ici les trois propriétés que Barthes attribue au Nom propre, soit : « le pou-
voir d’essentialisation (puisqu’il ne désigne qu’un seul référent), le pouvoir de citation
(puisqu’on peut appeler à discrétion toute essence enfermée dans le nom, en le proférant),
le pouvoir d’exploration (puisque l’on “déplie” un nom propre exactement comme on
fait d’un souvenir) » (« Proust et les noms », Le Degré zéro de l’écriture, déjà cité, p. 124).

192
FranceS ForTier

g
Six jours de la vie d’un poète : Rilke
réinventé par Béatrice Commengé

Qui il était – qu’en savaient-ils ? Il était


aujourd’hui efroyablement diicile
à aimer, et il sentait qu’Un seul en était
capable. Mais celui-là ne voulait pas encore.
Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte
Laurids Brigge1

Je ne résiste pas à l’envie, en ouverture de mon propos2, de faire miennes


les paroles d’Olympia Alberti qui, malgré son admiration fervente, recon-
naît la distance où se maintient, aujourd’hui, la igure littéraire de Rilke :
On n’aime pas Rilke – tout à la fois l’écrivain de la densité, l’esthète retiré
donneur de leçons métaphysiques, le personnage construit, mélange de
Mittel Europa cultivée et complexée, de grand poète au comportement
névrotique, de nomade parfaitement instable pourtant traversé d’une seule
obsession : atteindre dans l’unité de soi l’amour du Créateur – oui, on
n’aime pas aujourd’hui l’homme Rilke. [… ] À hautes doses de lectures
– œuvre et correspondance –, les critiques et les chercheurs le jugent
sévèrement. Ils le trouvent insupportable.3

L’homme, il est vrai, insupporte. Les cadrages idéologiques ont bougé,


le mécénat aristocrate n’existe plus, les cures répétées en maison de repos

1. R.M. Rilke, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, 1910 ; Les Carnets de Malte
Laurids Brigge, traduction nouvelle, introduction et notes de C. Porcell, Paris, GF-Flam-
marion, 1995.
2. Cette rélexion s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur la biographie imaginaire
d’écrivain subventionnée par le CRSH du Canada et menée avec Robert Dion de
l’UQAM.
3. O. Alberti, Rilke sans domicile ixe, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, p. 13-14.

193
Les nouvelles écritures biographiques

sont plutôt mal vues, tout comme l’obsession de la solitude et le désen-


gagement amoureux. Icône évanescente d’une génération d’écrivains
apatrides, littéralement construite puis déconstruite par le biais de sa
volumineuse correspondance, le Rilke personnage, dont on vantait pour-
tant le charisme, n’existe plus que dans une version désenchantée, étoile
morte d’une constellation disparue, celle des grands cosmopolites euro-
péens. Mais l’œuvre, elle, résiste à la délation et exerce une fascination sans
cesse renouvelée, même si la critique peine souvent à la saisir en dehors
de son ancrage biographique. La lecture de Jaccottet, par exemple, fait
des Cahiers de Malte Laurids Brigge un livre de hantises et suggère un
lien fondamental entre Rilke et Malte4. Mertens n’hésite pas à proposer
« un recoupement absolu de la vie et de l’œuvre » :
Cet homme était à la fois mémorable pour ceux qui l’approchaient et un
peu fantomatique parce qu’il était aussitôt entré dans les salons qu’il les
fuyait, en laissant un souvenir impérissable. Pour dire jusqu’où l’afectation
pouvait aller, Rilke s’est construit un petit roman familial, à la façon freu-
dienne de l’époque. Il s’est iguré être le descendant d’une famille noble
de Carinthie, comme pour remplacer la misère d’une enfance molestée,
transpercée par le doute et l’humiliation. Cela va parfois tellement loin
que, dans une des œuvres majeures de Rilke, Les Cahiers de Malte Lau-
rids Brigge, on en trouve la trace traumatisante.5

Même lorsqu’on tente de dégager Les Cahiers6 du piège autobiogra-


phique pour mettre de l’avant leur essentielle modernité formelle, leur
dispositif énonciatif singulier les fait apparaître, selon Michel Vanoos-
thuyse, comme « la restitution immédiate des perceptions d’un sujet cap-
teur ramené à des sensations élémentaires, placé sans protection au centre
d’un espace et d’une nuit qui l’agressent »7. Hantises, traumatisme, sensi-
bilité émotive, tels sont les vecteurs identitaires du Rilke écrivain, statuié
à jamais dans une posture torturée, aux prises avec l’indicible.
Peut-on désacraliser une telle igure, lui redonner l’aisance qui le fai-
sait charmant, l’élan qui le portait à la découverte du monde ? Béatrice

4. P. Jaccottet, Rilke (1970), Paris, Seuil, 2006, p. 63.


5. P. Mertens, Rilke ou l’ange déchiré, Tournai, La Renaissance du livre, 2001, p. 17-18.
6. Selon les traductions, on parlera des Cahiers ou des Carnets de Malte Laurids Brigge.
Claude Porcell reprend le terme car il évoque « mieux les notes éparses dont Rilke veut
donner l’impression » (p. 18, note 3).
7. M. Vanoosthuyse, « L’abject et le sublime : voyage dans Les Cahiers de Malte Laurids
Brigge », dans C. Klein dir., Rainer Maria Rilke et Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
Écriture romanesque et modernité, Paris, Masson/Armand Colin, 1996, p. 134.

194
Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé

Commengé, dans En face du jardin8, réussit, par le biais d’une iction bio-
graphique savamment élaborée, à inverser les polarités en esquissant un
portrait de Rilke nuancé et crédible, ressaisi dans cette « intime pétulance »
(p. 109) qu’il tentait lui-même de récupérer après l’écriture de Malte. Je
distingue ici, pour les déployer ensuite, trois aspects qui me semblent sin-
gulariser le projet biographique de Commengé : la suprématie de l’espace
sur la chronologie, la narration de la sensation au détriment de l’événe-
ment et la sollicitation constante de l’œuvre.

Une topographie minutieuse

Le titre, explicite, donne le ton. En face du jardin. Six jours dans la vie de
Rainer Maria Rilke va faire entrer toute la vie de Rilke dans le périmètre
parisien qu’il parcourt lors de cette escapade de six jours. Ce séjour quasi
anonyme à Paris est attesté par sa correspondance – il rédigea quelques
lettres –, par un cahier qu’il avait acheté pour noter ses impressions, mais
où il n’inscrira que trois mots : « Ici commence l’Indicible », et par son
biographe Ralph Freedman qui reconstruit ce court séjour à la lumière
des propres dires de Rilke : « Paris était le seul endroit qui ne s’avérait
pas décevant. Ce que Rilke avait possédé de plus “vibrant” dans sa vie et
son histoire lui restait idèle : le Luxembourg, Notre-Dame, Versailles. Il
y déambula de jour comme au clair de lune, et jamais ces monuments ne
le déçurent »9. Commengé comble les vides en suivant minutieusement
ces déambulations et en construisant un système d’échos où chaque détail
renvoie à un épisode biographique. Le jeu mémoriel se révèle expressé-
ment subordonné à l’espace : « Devant quel vertige se trouve-t-il ? Aboli-
tion de la durée. Paris n’est plus que “points de jonction” entre aujourd’hui
et autrefois, entre ici et là-bas » (p. 14).
Le 23 octobre 1920, donc, Rilke arrive à l’hôtel Foyot, en face du Jardin
du Luxembourg ; il a laissé derrière lui son amoureuse du moment, Mer-
line (Mouky) Klossowska, une artiste qui signe Baladine. Elle est l’épouse
d’Erich Klossowski et mère de Pierre et Balthus Klossowski, et il courra la
retrouver à Genève en quittant Paris. Il a quarante-cinq ans, a commencé
en 1911 la rédaction des Élégies de Duino qu’il publiera inalement en 1922.

8. B. Commengé, En face du jardin. Six jours dans la vie de Rainer Maria Rilke, Paris,
Flammarion, 2007.
9. R. Freedman, Rilke, la vie d’un poète (1996), traduit de l’anglais par P. Furlan, Arles,
Solin Actes Sud, 1998, p. 649.

195
Les nouvelles écritures biographiques

L’écriture de Commengé va élaborer en feuilleté ces six jours parisiens et


insister, ce faisant, sur les cloisonnements étanches de la vie de Rilke qui
n’est jamais parvenu à concilier les sacerdoces de l’amour et de l’écriture.
La structure d’En face du jardin est éminemment lisible : un « Pro-
logue » et un « Épilogue » encadrent les sept chapitres du séjour, décli-
nés, après « L’arrivée », selon les jours de la semaine, du « Dimanche » au
« Vendredi ». Cette organisation temporelle découpe littéralement l’espace
car chaque jour, relaté en narration simultanée, propose un itinéraire qui
fait jaillir la réminiscence :
Aujourd’hui il est encore trop tôt pour que le soleil apparaisse au-dessus
des immeubles du boulevard Saint-Michel, mais avec la montée du jour
la lune s’eface peu à peu, comme si la lumière se transmettait impercepti-
blement d’un astre à l’autre. Autour de lui la vie reprend comme un lundi
– mélange de demi-sommeil et de gaieté. En descendant la rue de Seine,
il jette un regard discret à l’intérieur des boutiques où il avait ses habi-
tudes : les marchands sont là, « à peine vieillis », derrière leur comptoir.
Il n’en croit pas ses yeux. […] Il poursuit sa promenade vers la Seine, et
c’est à peine s’il s’étonne de retrouver le même vendeur de journaux au
kiosque de la place Saint-Michel. Le long du quai les bouquinistes ont
ouvert leurs boîtes. Combien de fois, plongeant la main à l’aveugle dans
l’une des caisses, lui était-il arrivé de tomber exactement sur le livre qu’il
cherchait, ou plutôt sur celui dont il avait besoin à ce moment de sa vie.
Et il se met à fouiller comme autrefois […]. (p. 51-52)

La narration au temps présent dynamise le parcours spatial de Rilke,


qui quadrillera l’espace de ses souvenirs au gré de ses déplacements ;
remonteront ainsi vers la surface du présent les promenades à Versailles
avec Rodin, les séjours précédents en compagnie d’amantes, d’amies,
d’amoureuses (Lou, Benvenuta, Merline, Clara, Yvonne von Wattenwyl,
Marthe, Paula, Liliane, Putzi, la princesse de Tour et Taxis, etc., la liste
est longue), ainsi que l’écriture, terminée, des Cahiers de Malte et celle,
amorcée, des Élégies. Le jeu analeptique est toujours fermement arrimé à
un détail concret de l’espace parcouru – une adresse, un pan de mur, une
leur, un arbre, le velours d’un siège d’omnibus, une fenêtre – qui per-
met de superposer l’ici et l’autrefois, un autrefois qui jaillit inopinément,
sur le mode de l’irruption (tout à coup, soudain, etc.). Les descriptions
minutieuses accusent encore cet efet de simultanéité et inscrivent déli-
bérément Rilke dans un espace à partager, lui pourtant si friand de soli-
tude, tout en faisant sentir le mouvement de cette vie :
C’est à partir de ce point que son corps avait appris Paris. Paris après
Prague, Vienne, Venise, Munich, Berlin, Viareggio, Florence, Moscou,

196
Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé

Kiev, Novgorod, Saint-Pétersbourg, Hambourg, Brême, Worpswede…


Sans compter tous les trains, les leuves, les routes, les villages. Vingt-sept
années de rues, d’espace, de ciels, de paysages. Jamais le mouvement ne
s’était arrêté. « Habiter sur les vagues »… Ni l’enfance, ni l’étude, ni l’amour
(Lou), ni l’épouse (Clara), ni l’enfant (Ruth) n’avaient pu, en vingt-sept
ans, ixer le corps en quelque lieu. « Habiter sur les vagues et ne jamais avoir
d’asile dans le temps. » Image tentatrice d’un des premiers poèmes… (p. 22)

La biographe intervient discrètement dans la narration, pour souli-


gner les raccords, assumer la relation du factuel et solliciter l’œuvre écrite,
correspondance, poèmes et carnets. Plus ou moins estompée lors du récit
du séjour, cette igure de la biographe, établie fermement dès le pro-
logue et réactualisée en épilogue, précise l’ancrage déictique et assume
la suprématie de l’espace. En face du jardin s’ouvre ainsi sur une descrip-
tion spatiale minutieuse du square Francis-Poulenc, où s’érigeait l’hôtel
Foyot, maintenant disparu : « Là où s’ouvrait la porte d’un hôtel grandit
paisiblement un magnolia sans leurs. À ses côtés, deux cerisiers japonais,
quelques bambous géants, un seringa et un rhododendron » (p. 9). Nous
sommes le 23 octobre 2005, et la biographe, qui se cantonnera ensuite
dans son rôle d’observatrice, s’interroge : « En traversant la rue de Vau-
girard, je me demande comment m’iniltrer dans ces six journées dont je
ne voudrais pas perdre une miette » (p. 12). L’épilogue reconstruira un
autre trajet détaillé, celui cette fois de la biographe, qui veut « découvrir
ce fameux château de Berg-am-Irchel dans lequel Rilke avait placé tous ses
espoirs de renaissance, après sa “guérison” parisienne » (p. 188). Ce lieu de
retraite lui sera inaccessible et la scène inale superposera les espaces, alors
que les palmiers de l’hôtel suisse lui rappellent ceux du Luxembourg :
« J’ai presque une heure d’attente avant l’arrivée de mon train. L’entrée
de l’hôtel Bahnhof est ornée de jardinières de géraniums roses, ainsi que
de petits palmiers en pots. Des palmiers d’Afrique, comme ceux que l’on
sort, l’été, au jardin du Luxembourg, à Paris » (p. 201).
Comme s’il s’agissait de faire sienne l’ambition de Rilke de sortir les
choses du temps pour les conier à l’espace, à la manière des sculptures de
Rodin, la biographe invente un périmètre d’errance, ce Paris que le bio-
graphié parcourt à grands pas et qui fait ressurgir les ancrages majeurs
de sa vie. Ce procédé s’ordonne à « la nature de Rilke, pour qui le temps
était le premier ennemi, qu’il cherchait toujours à dompter en le conver-
tissant en espace »10. Mais il y a plus : en opposant l’espace de Paris à celui

10. P. Jaccottet, Rilke, déjà cité, p. 42.

197
Les nouvelles écritures biographiques

de Berg, la biographe prend acte du clivage rilkéen entre la vie et l’écri-


ture, entre le mondain et le « fou d’ermitage ». En face du jardin pose
ainsi le premier jalon de son contrat biocritique, pour reprendre les termes
de Martine Boyer-Weinmann11 ; un autre élément clé de l’esthétique ril-
kéenne sera réinvesti par Commengé, qui le fera jouer dans son texte en
subordonnant l’événement à la perception.

La narration du sensible

L’événementiel renvoyé dans le passé, du côté de l’advenu, le personnage


Rilke s’abandonne tout entier à la sensation12 : « il s’amuse à deviner l’heure
à l’intensité de la lumière derrière les rideaux » (p. 75), « sa main caresse la
balustrade [de la fontaine Médicis du Luxembourg] » (p. 20), « il se sent
bien » (p. 39), « comme régénéré » (p. 52), tout entier livré, dit le texte, à
cette « forme de passivité active, en quelque sorte, dont la récompense est
souvent ce frisson de reconnaissance qui le parcourt quand deux sensa-
tions se trouvent tout à coup reliées par une image, comme celle de cette
lune, ce matin, à Paris » (p. 50).
On est bien loin, ici, des troubles énigmatiques des Cahiers de Malte.
Point de fantôme, nul couvercle de boîte roulant dans la pièce à côté au
rythme d’une paupière qui se ferme, pas de visage resté dans les mains
d’une pauvre passante ; plutôt une transparence, un élan, une joie. Ce qui
faisait en quelque sorte la modernité radicale des Carnets – les dérègle-
ments sensoriels d’un sujet neurasthénique en crise, dirait-on pour faire
court – est repris sous l’angle de la légèreté et de l’innocence. L’angoisse
a cédé. « Voilà presque deux jours qu’il marche sans soufrir dans le Paris
de Malte » (p. 61). En une inversion radicale de son double, Rilke sillonne
Paris, en ce mois d’octobre 1920, avec l’aisance de qui a réussi à dissoudre
son passé, à le rendre soluble : « Plus de caillots, le sang circule à nouveau,
luide. Le même sang » (p. 142).
L’écriture de Commengé accompagne cette transparence nouvelle,

11. M. Boyer-Weinman, La Relation biographique, enjeux contemporains, Seyssel, Champ


Vallon, 2005, p. 102.
12. Dans une entrevue accordée à Jérôme Goude et reproduite dans le mensuel Le Matricule
des Anges, Béatrice Commengé précise que son ambition, « si ambition il y a, n’est jamais
d’expliquer ; mais, en efet, de donner à sentir, de rendre sensible comme un papier pho-
tographique qui imprimerait, impressionnerait. Sentir, dans le cas présent, un corps et
une pensée en marche » (no 081, mars 2007). Disponible en ligne : [http://www.lmda.
net/din/tit_lmda.php?Id=55301] (consulté le 29 avril 2013).

198
Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé

cette griserie de l’ici. Au-delà de la notation du perçu, au-delà des mul-


tiples déclinaisons du visible, elle réussit à rendre la fulgurance de l’épi-
phanie. Le Malte des Carnets apprenait à voir et à entendre, le Rilke des
Élégies cherchait des « correspondances sublimes » pour refaire l’unité de
sa vie ; la biographe synthétise cette double posture et, « l’esprit sans cesse
aux aguets des hasards et répétitions », propose, en reprenant les termes
mêmes du poète, une « étrange sélection d’éléments fortuits et réguliers »
(p. 175). C’est ainsi que l’orme de Rodin rebondit de Versailles à Chartres
puis à l’hôtel Biron, ou que Paula Becker ressuscite entre « un hortensia
bleu et un tableau de Cézanne » (p. 98) comme autant, dirait Rilke, « d’in-
visible désireux d’être perçu » (p. 68) : « Voilà six jours qu’il se promène
à l’intérieur de la plus précieuse de toutes [les villes], il en a rallumé les
feux, l’un après l’autre, et soudain tout s’est éclairé : Paris n’est pas seu-
lement la ville où il aurait “appris à regarder les choses”, elle contient “la
clef même de son être” » (p. 170).
En mettant en lumière, sur le mode de l’exaltation, cette réconciliation
du poète avec lui-même, la biographe obéit à une proposition rilkéenne
qui prend valeur programmatique par son inscription dès le prologue,
celle-là même qu’il écrivait à Lou Andréas-Salomé dès 1905 : « Transpo-
ser la joie, tel est bien le but de tout travail créateur » (p. 11).

Une relation intertextuelle

Pour recréer ce Rilke exalté, amoureux des choses et des êtres, la biographe
n’oppose pas le bios à l’écriture, mais se nourrit de l’œuvre même : litté-
ralement, elle lui laisse la parole. La machine argumentative, jamais posée
en surplomb, se déploie dans la sollicitation constante de ses propres mots,
puisés dans sa correspondance, ses Élégies, ses Carnets. Un extrait de lettre,
une formule, un syntagme, un seul mot parfois inscrivent la voix de Rilke au
cœur même de celle de sa biographe. Concrètement, par le jeu des guille-
mets et de l’italique, ou de manière plus allusive par l’évocation d’un de ses
personnages, Malte (p. 103, 141) ou Ewald Tragy (p. 36) par exemple, trans-
posé en style indirect libre ou fragmenté pour s’imbriquer savamment au
tissu narratif, le discours rilkéen est omniprésent, relancé à chaque phrase :
Sa mission se fait chaque jour plus évidente : « reprendre contact avec
le monde à l’endroit même où il est devenu monde pour lui ». Plus lim-
pide et plus nécessaire. Il s’agit, sans aucune réserve, « d’appliquer son
cœur sur les mauvaises blessures d’autrefois », la guérison en dépend, il
le sait. (p. 102)
199
Les nouvelles écritures biographiques

Un tel tressage polyphonique vient en quelque sorte naturaliser le


dispositif ictionnel et légitimer l’interprétation subtilement proposée.
Rilke est ainsi non seulement donné à voir, mais à entendre, comme si
lui-même cautionnait la sélection opérée par la biographe dans la masse
autobiographique que constituent ses écrits. La suture est parfaite au
point de produire l’illusion d’un accès non médiatisé à son discours
intérieur, alors qu’il déambule dans un Paris au gré de ses émois, de ses
réminiscences, de ses nostalgies. Tout semble couler de source dans ce
portrait attachant de Rilke, recatégorisé, mine de rien, en poète léger,
attentif, réceptif :
Comme il se sent heureux, ce matin, Paris s’est à tout jamais « inscrit et
métamorphosé dans le tissu de sa vie ». […] « Que nul ne vienne me dire
que je n’aime pas le présent ; je vibre en lui ; c’est lui qui me porte, il me
fait don de cette spacieuse journée, l’immémoriale journée de labeur, pour
que j’en fasse usage… ». (p. 170)

Éclairé sous l’angle inédit de la pure joie d’exister, Rilke s’est huma-
nisé, s’est incarné dans ce jeu de voix entre l’écrivain et sa biographe. Nul
autre discours n’intervient dans cette relation intertextuelle exclusive,
qui ne fait jamais appel à la vulgate critique ou à un quelconque modèle
interprétatif. Ces deux discours étroitement imbriqués, à tour de rôle
efacés derrière la parole de l’autre, redisent la transparence de l’enjeu du
propos biographique, qui entend redonner vie au mythe littéraire par la
relecture de ses écrits. La vie et l’œuvre, ici, ne font qu’un, tout entiers
résorbés dans l’écriture, comme en fait foi entre autres cette igure de la
biographe, qui réapparaît à l’épilogue : « Je dévale la pente en courant,
j’ai l’impression de courir sur les phrases de la lettre expédiée, ici même,
le 16 février 1921 » (p. 198).

En face du jardin procède d’une lecture passionnée de l’œuvre de Rilke,


qui sait retrouver la parole vivante sous l’épaisseur sédimentée des jéré-
miades épistolaires et la crispation stylistique de l’œuvre poétique. Dyna-
misée par l’inscription intertextuelle, la voix de Rilke se déploie sur
plusieurs registres – exalté, mélancolique, euphorique, angoissé, nostal-
gique – mais avec une nette prédilection à la légèreté, qui vient colorer
le portrait, comme s’il s’agissait de recréer « une unité toute rassurante »
(p. 194), de contrer la « vieille inimitié entre la vie et l’œuvre » (p. 99) qui
lui faisait tenir à distance ses amantes dès lors qu’il entrait en écriture. Ce
Rilke réinventé par sa propre parole apparaît paciié, réconcilié, tout à la
200
Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé

joie de son élan retrouvé, comme s’il avait réussi à « faire des choses avec
de l’angoisse », pour reprendre les termes de Jaccottet13.
Mais il y a davantage. Cette « fabrication » de l’écrivain opère dans les
termes mêmes de son esthétique, jamais expressément déclinée mais sub-
tilement réinvestie dans l’écriture biographique. Les images spatiales de
son travail poétique, le feuilleté de la perception déployé dans les Cahiers,
les correspondances sublimes qui fondaient son rapport au monde, ces
éléments caractéristiques de la poétique rilkéenne s’incarnent, on l’a vu,
dans une scénographie singulièrement pertinente qui installe Rilke à Paris,
fait entrer toute sa vie dans cet espace hors du temps, le fait déambuler au
gré de ses sensations et redécouvrir le il ténu qui le relie au centre de la
vie : « J’aime quand le cercle se referme, quand une chose rejoint l’autre ».

13. P. Jaccottet, Rilke, déjà cité, p. 62.

201
FrÉdÉric regard

g
Le portrait en déconstruction : Portrait
de Jacques Derrida en jeune saint juif
d’Hélène Cixous

L’archive

Dans la tradition philosophique comme dans la psychanalyse lacanienne,


les morts reviennent parce que le rituel de leur inhumation n’a pas été
correctement accompli1. Le retour du mort est le signe d’un dysfonc-
tionnement des rites sociaux, d’un dérangement de l’ordre symbolique2.
Il suit pourtant d’y remédier, de faire le nécessaire pour que la cou-
tume soit respectée ; les morts peuvent alors reposer en paix et cesser de
revenir hanter les vivants. Les diférences fondamentales sont restaurées.
Entre les vivants et les morts, l’ici et l’au-delà, le présent et le passé, la
présence et l’absence. C’est précisément cette loi de la diférenciation,
cette ontologie de la diférence, que la philosophie derridienne de la
« diférance » cherche à « déconstruire ». À partir de Spectres de Marx,

1. Cet article vient s’inscrire dans une série d’essais que j’ai déjà consacrés à cet ouvrage, sous
des angles sans cesse renouvelés. Par exemple : « Derrida in time : critique et contem-
poranéité dans le rituel du surlignement chez Hélène Cixous », dans M. Segarra dir.,
L’Événement comme écriture : Cixous et Derrida se lisant, Paris, Campagne Première,
2007 ; « Derrida Un-Cut : Cixous’s Art of Hearts », Paragraph : A Journal of Modern
Critical Theory, Edinburgh University Press, volume 30, no 2, juillet 2007 ; « L’Intime
en déconstruction : le portrait biographique selon Hélène Cixous », dans D. Madelénat
dir., Biographie et intimité, des Lumières à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses univer-
sitaires Blaise Pascal, 2008.
2. Voir S. Žižek, Looking Awry : An Introduction to Jacques Lacan through Popular Culture,
Cambridge, Mass., The MIT Press, 1991, p. 23.

203
Les nouvelles écritures biographiques

Derrida fait même de la contestation de cette loi visant à établir une


irréductibilité absolue entre les vivants et les morts, l’une des articula-
tions majeures de sa pensée, proposant de remplacer l’ontologie classique
par ce qu’il nomme une « hantologie », c’est-à-dire une philosophie de
la hantise et de la spectralité, phénomènes périphériques de nos socié-
tés, mais dont Derrida airme qu’ils sont au contraire au cœur de toute
histoire, de toute tradition, de toute culture3. Colin Davis remarque
ainsi que si l’objet de la psychanalyse est d’apprendre à vivre débarrassé
des fantômes, la « déconstruction », quant à elle, apprend au contraire
à vivre avec les fantômes4.
Je voudrais tenter de montrer que c’est bien cette « spectralité » qui
détermine l’une des pratiques les plus singulières, mais aussi les plus
emblématiques des « déconstructionnistes », à savoir les « écritures de
vie », et notamment l’écriture (auto)biographique. Je prendrai pour
exemple l’art du portrait ou de l’essai biographique tel que le pratique
Hélène Cixous. Mon étude portera sur Portrait de Jacques Derrida en
jeune saint juif 5. Ce qui m’intéressera plus particulièrement, c’est l’utili-
sation par Cixous d’une archive, c’est-à-dire d’un corps mort, d’un texte-
déchet, « ab-jecté », qui aurait dû rester lettre morte, mais que Cixous
choisit d’exhumer et de replacer au cœur de son essai. Il s’agit d’un
brouillon inédit de Derrida, un texte manuscrit que l’on peut identiier
comme ayant servi de travail préparatoire à une célèbre méditation auto-
biographique, puisque l’on reconnaît aisément dans cet autographe un
extrait de « Circonfession », texte que Derrida devait décider d’adjoindre,
à la manière d’une immense notre infrapaginale, à l’ouvrage savant de
Geofrey Bennington, Jacques Derrida 6.
Cette archive est donnée à lire presque à la in de Portrait :

3. J. Derrida, Spectres de Marx : l’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internatio-


nale, Paris, Galilée, 1993, p. 18 ; Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée,
1995, p. 100-101.
4. C. Davis, Haunted Subjects : Deconstruction, Psychoanalysis and the Return of the Dead,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 75.
5. H. Cixous, Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif, Paris, Galilée, 2001.
6. J. Derrida, « Circonfession », dans G. Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991.

204
Le portrait en déconstruction

Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de faire un détour par un
texte particulièrement stimulant consacré par Robert Dion et Mahigan
Lepage aux « usages du document d’archive dans la biographie d’écrivain
contemporain »7. Les auteurs remarquent l’une des tendances des nouvelles
écritures biographiques : selon eux, l’archive, telle qu’utilisée par Julian
Barnes, Pierre Michon ou encore Michel Mohrt, ne disparaît plus sous
la surface narrative du récit de vie. Elle est au contraire exhibée selon une
modalité inattendue, de manière à déranger le travail du biographe. L’ar-
chive opère désormais à la manière d’une force déstabilisatrice, capable de
« désinstaller » tout à la fois le travail du biographique et la fonction de l’ar-
chive (p. 11). L’archive ne serait donc plus aujourd’hui simple objet biogra-
phique ; elle se constituerait plutôt en tant que sujet du biographique, « en
lieu et place du biographié », disent Lepage et Dion (p. 12), qui soulignent

7. R. Dion et M. Lepage, « L’Archive du biographe. Usages du document dans la biogra-


phie d’écrivain contemporaine », Protée, volume 35, no 3, hiver 2007, p. 11-21.

205
Les nouvelles écritures biographiques

de quelle manière le corps mort du texte-déchet retrouve ainsi une vie,


indéterminée, imprévisible, provoquant par cette revenance dans le dispo-
sitif classique de la structure biographe/biographié, vivant/mort, présent/
passé, sujet/objet, un efet de trouble, d’inquiétante étrangeté.
Telle est bien la dynamique de toute « hantologie » : rompant avec la
tradition ontologique, l’expérience hantologique aurait à cœur de ne pas
marquer la diférence entre l’archive et le récit, le corps mort du brouil-
lon et le texte peauiné du portrait ou de l’essai, le passé et le présent, les
morts et les vivants. L’archive-fantôme viendrait déranger « l’ordre sym-
bolique », désinstaller les postures classiques, en raison d’un phénomène
très particulier : le corps mort du texte d’archive, une fois exhumé, serait
si plein de vie qu’il deviendrait paradoxalement le vrai biographié du bio-
graphique. Écrire la vie, ce serait désormais non plus traduire, et donc
trahir, le bios par le truchement du graphein ; écrire la vie, ce serait entrer
en correspondance avec une lettre pourtant donnée pour morte. Miracle
des nouvelles écritures biographiques : réinsuler la vie à une archive
morte, ressusciter un texte-déchet, faire revenir au présent un brouillon
tombé dans l’oubli, c’est-à-dire aussi : se laisser hanter par un corps-cor-
pus inalement impossible à enterrer, car bien décidé à faire entendre sa
loi. S’esquisse ici une pratique de la lecture s’ordonnant à ce qu’il fau-
drait nommer une éthique de l’abjection, telle qu’elle s’énonce notam-
ment dans la théorie de la communication proposée par Avital Ronell8.

Inscriptions postcoloniales

Ce qui fait la singularité de la démarche de Cixous, c’est qu’avant même


de nous livrer l’autographe inédit de « Circonfession », elle donne à lire
neuf extraits de « Circonfession », neuf pages du texte efectivement publié
dans l’ouvrage de Bennington (on compte donc un total de dix illustra-
tions, d’abord les neuf extraits de « Circonfession », puis, comme pour
couronner le tout, le fac-similé de l’archive Derrida). Ces neuf extraits
sont reproduits en fac-similé ; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas intégrés dans
l’essai critique de Cixous, mais viennent l’illustrer, iconographiquement,
donnant ainsi tout son sens à la notion de « portrait ». Le Portrait de
Jacques Derrida, ce serait alors ce mariage, en réalité cet échange, cette

8. A. Ronell, « Preface », Dictations : On Haunted Writing, Lincoln et Londres, Univer-


sity of Nebraska Press, 1993, ix-xix.

206
Le portrait en déconstruction

chorégraphie, cette mise en « diférance », entre un essai biographico-cri-


tique et une iconographie donnant à voir non pas de la similitudo, mais
du graphein. Car en réalité, les dix illustrations ont l’épaisseur et la den-
sité du document d’archive inédit, dès lors que les extraits de « Circon-
fession » reproduits dans le Portrait présentent la particularité d’avoir été
surlignés et annotés dans les marges, par Cixous, à la main, en bleu, en
rouge ou en noir (un simple coup d’œil aux manuscrits de Cixous conser-
vés à la Bibliothèque nationale de France permet de reconnaître son écri-
ture de manière certaine). On sait par ailleurs que sans la suggestion de
Michel Delorme, le directeur des éditions Galilée, par ailleurs galeriste
d’art réputé, il est probable que ces textes annotés n’auraient pas été inclus
dans le Portrait 9. Ces documents igurent donc eux aussi dans l’ouvrage
au titre de brouillons et d’archives personnelles. En voici un exemple,
quelques lignes extraites du travail réalisé par Cixous à partir de la « période
8 » (c’est ainsi que Derrida nomme les chapitres de « Circonfession ») :

L’une des nombreuses questions qui se posent face à ces documents


porte sur le rapport que les textes et leurs annotations – ces marginalia déi-
nies par Heather Jackson comme des espaces où l’interprétation et la lecture
se matérialisent littéralement10 – entretiennent avec le reste du Portrait,
c’est-à-dire avec l’essentiel de l’essai consacré à l’ami Derrida, soit 104 pages
de texte dactylographié puis typographié. Quel est ici, en d’autres termes,
le rapport de la marge au centre ? De quelle manière la marge, annotée de
remarques manuscrites, matérialise-t-elle ces phénomènes de revenance
dont les écritures de vie déconstructionnistes seraient le théâtre privilégié ?

9. « [S]i ce n’était pas Michel Delorme qui me l’avait expressément demandé je n’aurais
simplement jamais proposé une telle maquette », précise Hélène Cixous à Frédéric-Yves
Jeannet, dans Rencontre terrestre, Paris, Galilée, 2005, p. 86.
10. H.J. Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press,
2001, p. 44 par exemple.

207
Les nouvelles écritures biographiques

Dans un article consacré à un exemplaire annoté d’une édition de Kim,


le célèbre roman anglo-indien de Kipling, Alexis Tadié a montré comment
les marginalia d’un certain John Cresswell efectuaient une appropriation
coloniale d’un texte qui n’était pas en soi un texte colonial11. Les annota-
tions de Cixous se livrent-elles à la même opération de réappropriation,
de colonisation de l’ami juif d’Algérie ? Ou, au contraire, dessinent-elles
un autre espace, « postcolonial » en quelque sorte, de désappropriation,
où l’interprétation renoncerait à sa violence hégémonique pour entamer
une relation d’un autre type, relation éthique parce que spectrale ou fan-
tomale, qu’il nous resterait à déinir ? Autre question, proche de la pré-
cédente. Les clichés en couleur de ces neuf feuillets annotés, augmentés
du cliché en noir et blanc du brouillon de Derrida, remplacent-ils ici
les portraits photographiques que les biographies d’écrivains nous four-
nissent d’ordinaire ? Ou l’utilisation de l’image répond-elle à une autre
logique que celle de l’illustration, désinstallant également le traditionnel
rapport hiérarchique texte/image ? Troisième question enin : quel est
le lien régissant les rapports entre l’archive Derrida et l’archive Cixous ?
Qu’est-ce qui se joue, se dit, s’entend, s’appelle, entre les deux archives ?
Et de quelle manière un tel jeu détermine-t-il une nouvelle écriture bio-
graphique, une nouvelle voie pour le « je » ?

Grâce de la manuscripture

Revenons à la « période 8 ». Les quelques lignes données plus haut mon-


trent que la main de Cixous s’est livrée à une opération consistant à sur-
ligner en rouge dans le tapuscrit de Derrida, puis à y prélever les lettres
a et i, c’est-à-dire ces lettres entendues dans le vrai prénom de Derrida,
« Jackie » (Jacques n’étant qu’un prénom « francisé », adopté pour gom-
mer le côté « juif pied-noir » d’un Jackie « à l’américaine »). Certains a et
certains i s’entendent immédiatement à l’oreille, comme dans « veritas »
ou dans « immortalité », mais d’autres ont besoin du secours de l’œil pour
se révéler, comme dans « aimais » ou dans « commençais ». Il faut donc
l’intervention de la main de Cixous pour que l’oreille suspende son tra-
vail et laisse l’œil relever ce qui serait de l’ordre de l’agencement secret

11. A. Tadié, « A Kipling Reader : Modes of Appropriation of Books in Colonial India »,


dans A. Gupta et S. Chakravorty dir., Moveable Type : Book History in India, Delhi, Per-
manent Black, 2008, p. 79-93.

208
Le portrait en déconstruction

dans l’écriture de Derrida : il y aurait du a et du i partout, quelque chose


de « Jackie » dans les moindres replis du texte ; le moindre mot, lu à la
lettre, ne serait jamais qu’une ébauche, une bribe, un reste, la trace visible
et même parfois clairement audible d’un autoportrait en forme de pré-
nom de soi, à la lettre. Empêchant que ces lettres restent lettre morte, la
main de Cixous ne ferait que relever cette hantise des voyelles, présentes
comme à l’insu du tapuscrit derridien, et que la manuscripture cixou-
sienne viendrait reviviier. Il faut bien parler du texte de Derrida comme
d’un tapuscrit, autre type d’archive donc, puisqu’il semble qu’il ait été
possible à Cixous de « traiter » le texte de la « période » et d’en modiier
par endroits la couleur de police, avant d’imprimer à nouveau le texte et
de l’annoter à la main dans les marges. Ce que je nomme « surlignage »,
plutôt que surlignement, serait donc en réalité le résultat d’une manipu-
lation informatique réalisée à partir des épreuves de « Circonfession ».
Ce n’est pas dire qu’il y aurait une vérité cachée du texte de Derrida,
ou d’un inconscient de l’écriture de Derrida (Derrida n’aurait jamais parlé
que de lui-même, ou plus exactement il n’aurait jamais fait qu’un auto-
portrait de lui-même en tant que signiiant lu à la lettre, avant le patro-
nyme et sa puissance symbolique ou abstraite). Lorsque Cixous surligne
et annote la « période 1 », les lettres, syllabes, mots et groupes de mots
surlignés en rouge suscitent en marge une série de questions qui mon-
trent que le message de l’énoncé derridien, sa vérité, sa visée intention-
nelle, se perd irrémédiablement, non seulement dans la complexité de sa
grammaire, mais surtout dans la réception et dans l’interprétation que
peut en faire l’essayiste biographe dans les marginalia :

209
Les nouvelles écritures biographiques

Le texte de Derrida s’ouvre à de l’indécidable, un indécidable radical


en l’occurrence, puisque c’est jusqu’à l’identité indexée par les pronoms,
référents d’un propre, qui semble menacée. C’est ce que traduisent les
annotations manuscrites de Cixous : « lui qui ? » ; « ma mère ? ou Dieu ?
ou bien lui ? ». Et pourtant le secret du texte, plus exactement ce que j’ai
nommé dans une première version de cette étude son « intime » – non
pas sa vérité cachée, mais sa contemporanéité, sa co-naissance avec l’acte
de lecture12 –, ne serait pas donné à lire sans le travail de l’œil-main de
Cixous. Qu’elle opère par le truchement d’un clavier de machine infor-
matique ou d’un feutre de couleur, la main de Cixous va chercher l’intime
dans la lettre du texte, dans le texte lu à la lettre, un intime qui ne pré-
cède donc pas l’intervention de Cixous, mais ne s’exprime, ne se dévoile
à l’œil, ne se met à nu, que sous la caresse de la main de Cixous, sous l’ef-
fet de son « regard-toucher »13. Autrement dit, celui qui s’est couché par
écrit dans « Circonfession », celui qui s’est laissé prendre dans la typogra-
phie du texte publié, ne retrouve la vie, ne s’anime à nouveau, que par la
grâce du geste de la manuscripture de Cixous, repassant chaque lettre,
chaque syllabe, chaque mot au révélateur rouge de son regard-toucher.
L’archive derridienne n’est donc pas présentée comme un déchet resté
lettre morte, corps jeté et oublié, corpus abject. Cette nouvelle écriture
biographique fait en sorte que l’archive soit encore au travail, sur une
page d’écriture qui est aussi une table d’opérations. Révélé par la caresse
de l’autre archive (ces marginalia cixousiennes qui permettent au texte
derridien de respirer au plus intime de lui-même, jusque dans la moindre
lettre de son écriture), l’autographe inédit se révèle à lui-même, laissant
surgir ce qui semble avoir été inscrit à l’encre sympathique, en attente
du geste de lecture-écriture révélateur. C’est pourquoi le portrait bio-
graphique que consacre Cixous à l’ami Derrida – cette personne dont
elle partage les expériences en tant que personne dans la vie quotidienne
(engagements civiques, colloques, promenades, échanges téléphoniques,
repas, etc.) – est l’exemple même d’une écriture de vie déconstructionniste.
L’art de l’annotation se fonde non pas sur la vie, bios, de Derrida, mais
sur des énoncés, des jeux d’inscription et d’énonciation, un ensemble de
signes écrits, qui reviennent à la vie par la grâce d’autres énoncés venant

12. Voir « L’Intime en déconstruction : le portrait biographique selon Hélène Cixous », déjà
cité, p. 243.
13. Voir à ce sujet Marta Segarra, Hélène Cixous y Jacques Derrida : Lengua por venir/lan-
gue à venir, Barcelone, Icaria, 2004, p. 34.

210
Le portrait en déconstruction

s’inscrire non seulement en marge, mais encore au cœur de l’archive Der-


rida, ces marginalia qui matérialisent une lecture tactile, caressante, où
le sens de la vie ne se dessine que dans la contemporanéité d’une écriture
et d’une lecture : la vie comme gramma et non comme bios, l’écriture de
vie comme grammatologie et non comme bio-graphie.
C’est bien ainsi que les opérations de Cixous assurent sa survie à
Derrida, ou plus exactement un surcroît de vie. Prenons la « période 16 » :

Les lettres surlignées dans le corps du texte de Derrida, en bleu et rouge,


sont en quelque sorte exhaussées dans les marges, supérieure et latérale, où
elles forment une ligne d’encre noire, ligne qui semble prolonger le texte
typographique de Derrida, lui-même en noir, comme une excroissance, ou
plutôt comme une surcroissance. Les phrases manuscrites de Cixous, « elle
y arrive » (dans la marge supérieure) et « qu’arrive Elie ! » (dans la marge
211
Les nouvelles écritures biographiques

latérale), postulent en efet que le nom de l’ami de Derrida, Elie Carrive,


est cette fois la clef du texte, dont le sens profond serait un appel à Elie :
« qu’arrive Elie ! ». L’agencement secret du texte de Derrida n’attendrait
que cette subjonctivisation, doublée d’une homophonisation, précipitée
par la main de Cixous, dont la caresse percevrait l’à-dire du texte, son
« c’est-à-dire »14. Elie Carrive, c’est-à-dire : qu’arrive Elie ! Les marginalia
de Cixous n’introduisent donc pas un sens externe dans le portrait auto-
biographique laissé par Derrida. Faire son portrait biographique, c’est par
la magie de l’annotation manuscrite laisser arriver l’à-dire de son autopor-
trait, son « à-dire » interne en quelque sorte, son insu intime. Faire qu’arrive
à l’oreille la puissance homophonique de l’autoportrait.

Singer, ou écrire « à l’enchant »

On pourra objecter que la pratique des marginalia, espace de rencontre


éthique de l’archive vivante et de l’archive viviiante, n’est jamais qu’un
événement marginal dans l’économie générale du Portrait de Jacques
Derrida en jeune saint juif. Le cœur du portrait biographique se trouve-
rait dans l’essai lui-même, que les divers documents d’archives ne feraient
qu’illustrer. C’est cette vision des choses que je m’emploie précisément à
contester. Je défends l’idée que le portrait de Derrida se dessine d’abord
dans ces dix documents d’archives, qui proposent au lecteur comme la
matrice d’une nouvelle écriture biographique. Ce n’est donc pas que ces
documents doivent se concevoir comme la genèse du travail plus classique
de l’essai biographique placé en regard des archives ; ces archives sont le
portrait de Derrida, l’image de Derrida, sa ressemblance. Qu’il s’agisse
du brouillon derridien ou du texte annoté par Cixous, l’archive, dans sa
revenance même, dans ses opérations de communication, dans ses efets
de correspondance, remplace ici tout autant le récit ou l’analyse que pro-
met tout « portrait », que l’image iconographique ou photographique
que tout amateur de vies d’auteurs est toujours impatient de découvrir.
Il est temps de revenir au fac-similé de l’autographe de Derrida. Il
s’agit manifestement, disions-nous, d’un brouillon de « Circonfession ».
On peut désormais être plus précis : le document proposé au inal par
Cixous donne à voir un fragment génétique de la « période 54 ». Cette

14. Voir J. Derrida, « H. C. pour la vie, c’est à dire », dans M. Calle-Gruber dir., Hélène
Cixous : croisées d’une œuvre, Paris, Galilée, 2000.

212
Le portrait en déconstruction

« illustration », il faut le redire, est la dernière de l’ouvrage ; elle igure


donc manifestement le couronnement du portrait biographique, son
apothéose calculée, car on ne peut que postuler une décision ou une
intention d’auteur quant à son ordre d’apparition. Or, paradoxalement,
cet ultime document n’agit pas sur le mode d’un dévoilement inal,
d’une ultime révélation. L’autographe des archives de Derrida invite
bien plutôt le lecteur à saisir la ressemblance, la similitude, la parenté,
l’intimité entre les deux archives, celle de Derrida et celle de Cixous,
c’est-à-dire aussi entre les deux opérations de manuscripture. Faire la dif-
férence entre le travail de Cixous et celui de Derrida est chose diicile
pour une raison simple : le fac-similé de l’archive derridienne illustre de
quelle manière Derrida s’est, dans son propre travail autobiographique,
employé à s’auto-déconstruire, à s’auto-diviser, à s’auto-lire, à la lettre,
par la pratique de ses propres marginalia.
Le brouillon qui nous est livré est en réalité non pas la totalité, mais
un court extrait de la « période 54 », de quelques lignes à peine (8 lignes
manuscrites et 6 typographiques), dans un passage consacré à l’exil dans la
langue, c’est-à-dire au non-apprentissage de l’hébreu par Derrida enfant,
autant qu’à son expulsion d’une école d’Alger par le gouvernement fran-
çais de Vichy (en l’occurrence le Gouverneur général). Une rapide com-
paraison permet d’établir que le texte manuscrit et le texte typographique
sont rigoureusement identiques15. Ce qui les diférencie, ce sont les mar-
ginalia dont Derrida avait augmenté son propre manuscrit, mais dont
le texte publié dans le portrait réalisé dix ans auparavant par Bennington
ne retenait rien. Ces annotations, au nombre de trois seulement, montrent
de quelle manière le texte soit fraye d’autres sens, soit se retourne sur lui-
même pour questionner sa propre idiomaticité, soit encore déconstruit sa
propre sexuation. Ainsi le mot « sacrée » évoque une vertèbre (les vertèbres
sacrées sont des vertèbres de la région pelvienne), laquelle rappelle le sou-
venir de « l’ombaire ponction (méningite du petit frère, en 1940) » ; l’ex-
pression « ils ont beau » amène un commentaire sur le sens de l’idiome et
la valeur attachée à cet idiome, « beau, vraiment ? Sont-ils tout beaux ? » ; la
précision « ni elles » (« ils ne me toucheront plus, ni elles ») attire l’attention

15. Voici le texte tel qu’il se donne à lire dans « Circonfession » : « […] si bien qu’ainsi mis
dehors, je suis devenu le dehors, moi, ils ont beau s’approcher de moi, ils ne me touche-
ront plus, ni elles, et je is ma “communion” en fuyant la prison de toutes les langues,
la sacrée dans laquelle on voulait m’enfermer sans m’y ouvrir, la séculaire dont on mar-
quait qu’elle ne serait jamais mienne » (p. 267).

213
Les nouvelles écritures biographiques

sur la contradiction qu’il y aurait à dire en français « elles ont beau » (« et


elles, elles ont beau ? »).
Mais l’important n’est pas de poursuivre les pistes esquissées dans
ces marginalia de Derrida se lisant et soulignant une forme d’incompé-
tence linguistique qui serait inséparable d’une écriture autobiographique
déconstructionniste16. Ce qu’il importe de saisir ici, c’est, précipitée par
la puissance des marginalia, la mise en diféré, la diférance, de la cou-
pure ou de la distance qui devrait marquer le rapport du biographe au
biographié : la ressemblance de l’archive Cixous et de l’archive Der-
rida, leur quasi-gémellité. D’où cette impression, procurée même à pre-
mière vue si l’on veut bien garder à l’œil les deux archives ensemble : les
neuf portraits de Cixous sont à l’image, spectrale, de cet autoportrait
de Derrida, à l’image de Derrida se représentant écrivant « Circonfes-
sions » et déconstruisant aussitôt son écriture. Cixous ne fait donc rien
d’autre qu’entrer dans l’intimité de l’archive Derrida, à répondre à l’at-
tente, pour ne pas dire à l’injonction de l’archive Derrida, reprenant à
son compte un procès déjà entamé dans l’archive de l’ami. Les margi-
nalia de Derrida et celles de Cixous sont donc inscrites dans la même
grammatologie, et deviennent dès lors presque interchangeables, signes
d’un remplacement possible entre biographie et autobiographie, bio-
graphié et biographe, objet et sujet, absence et présence, homme et
femme17. Les portraits manuscrits de Cixous exhaussent ainsi les auto-
portraits de Derrida, typographiques et manuscrits, en ce sens qu’ils ne
font que singer la main du jeune saint juif, que « sinjuifer » l’écriture de
Derrida, ce qui signiie aussi qu’ils la font chanter, singer (à prononcer
autant en anglais qu’en français, car on parle toujours plus d’une lan-
gue), d’une manière inouïe, se produisant eux-mêmes « à l’enchant » de
l’appel lancé par les lettres de Derrida. Derrida décrivait ainsi sa propre
pratique critique à l’endroit des textes de Cixous, faisant jouer les deux
termes de chant et d’enchantement18.

16. Sur ces questions, voir F. Regard, « Autobiography as Linguistic Incompetence : Jacques
Derrida’s Readings of Joyce and Cixous », Textual Practice, no 19/2, juin 2005, p. 283-295.
17. On se souvient que la thèse d’Hélène Cixous, son premier livre, s’intitulait L’Exil de
James Joyce ou l’art du remplacement, Paris, Grasset, 1969.
18. « H. C. pour la vie, c’est à dire », déjà cité, p. 97

214
Le portrait en déconstruction

Saint je sans « je »

Voilà qui pose le problème de l’identité des sujets de l’énonciation. On


peut se reporter à la « période 10 » pour se faire une idée des processus de
subjectivation mis en jeu dans le travail de « surlignage » pratiqué par
Cixous. Il y est question, précisément, de lignée et de descendance :

215
Les nouvelles écritures biographiques

Il se trouve que c’est ici que Cixous inscrit son premier je d’énoncia-
trice, dans la marge supérieure, de sa propre main : « reste que je suis,
citation ». Or, cet énoncé se donne à lire explicitement comme une « cita-
tion » ; c’est-à-dire qu’il se dénonce lui-même comme étant emprunté à
un autre énonciateur, en l’occurrence Derrida (troisième ligne à partir
du haut). Pourtant, il n’est pas certain que nous lisions l’énoncé comme
une véritable citation. Les signes élémentaires de la citation, à savoir les
guillemets, sont absents. Écrire « citation » en toutes lettres, surtout dans
un texte écrit à la main – procédé qui marque la signature individuelle19 –
n’est certainement pas l’équivalent du signe orthographique qui marque
l’emprunt, souligne l’enchâssement d’un énoncé second dans un énoncé
principal, en somme distribue et sépare les identités des sujets d’énoncia-
tion. Le je qui surgit ici est bien en réalité une « surcroissance » du texte
de Derrida, par quoi j’entends qu’il est le je de Derrida, et aussi, en même
temps, celui de Cixous, la citation fonctionnant plutôt comme « une forme
d’intériorisation textuelle », les paroles de l’autre étant incorporées pour
faire partie du texte et en même temps agir comme « point d’altérité ini-
nie au sein du texte, comme si ceci était la loi du texte »20.
La meilleure preuve en étant que la phrase manuscrite se poursuit de
manière imprévisible, au prix d’une certaine gymnastique : « reste que je
suis, citation, seul remplaçant, reste d’Ester », puis, dans la marge inférieure,
« à la lettre reste d’Ester, nom des noms à partir », puis, il faut remonter la
marge latérale de bas en haut, « à partir duquel il fait tout descendre de tout
des cendres ». Autrement dit, la main de Cixous s’est saisie d’un morceau
de phrase de Derrida, en a perçu la puissance anagrammatique – « reste »
est l’anagramme d’Ester, le nom de la mère de Derrida – et a pu permettre
à l’énonciatrice non seulement de se subjectiver en reprenant le je de Der-
rida, mais aussi et surtout de se subjectiver à partir de la citation, sur le
mode de la réitération créative, en procédant à une recontextualisation de
la citation, comme si l’énoncé de Cixous se l’était en quelque sorte gref-
fée21. Il aura fallu que l’encre rouge surligne ce qui arrive dans le texte de
Derrida pour que l’encre noire de la manuscripture articule l’insu du texte.

19. Voir J. Derrida, « Geschlecht I », 1983, dans Heidegger et la question, Paris, Flammarion
(Champs), 1990, p. 193-203.
20. P.-A. Brault et M. Naas, « Introduction. Compter avec les morts. Jacques Derrida et la
politique du deuil », dans J. Derrida, Chaque fois unique, la in du monde, Paris, Galilée,
2003, p. 43.
21. Sur cette question de la citation comme « grefe », voir J. Derrida, « Signature événe-
ment contexte », 1971, dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 381.

216
Le portrait en déconstruction

Et le fait que la phrase introduise inalement un il (« il fait tout descendre »)


indique bien que le premier je manuscrit n’était déjà plus pleinement celui
de Derrida énonciateur, mais celui de sa remplaçante, celle qui écrit ici à
sa place, celle qui se fait descendre de lui, descendre du je de Derrida, du
saint je Derrida, je sans « je » en déinitive.

Pour une théorie de l’im-posture biographique

Il est temps de revenir à l’article de Robert Dion et Mahigan Lepage. Les


deux auteurs font référence au travail de Frances Fortier, codirectrice avec
Robert Dion d’un programme de recherche sur « Les postures du bio-
graphe ». Dion et Lepage mettent notamment à proit un article de 2005,
consacré aux problèmes de iliation dans les biographies d’écrivains22. For-
tier cherche à déinir les postures du biographe en termes de distance.
Cette « proxémique » des postures biographiques l’amène à proposer une
classiication que Dion et Lepage reprennent à leur compte. Que le bio-
graphe garde une distance par rapport à l’archive, et celle-ci s’en trouvera
« médiatisée », c’est-à-dire rendue à son caractère médiat, à son « épaisseur
de médium ». Qu’il commence à lui accorder du sens, à la faire parler, et
l’on dira que se dessine une « tension ». Qu’il s’en empare pour la détour-
ner à sa guise, s’en faire l’auteur, et l’on pourra parler d’« appropriation ».
Même si je caricature à l’extrême les travaux rigoureux et fort utiles
de Frances Fortier, on m’accordera qu’il ne sera guère aisé d’appliquer
cette proxémique à la posture de Cixous vis-à-vis de l’archive. Comment
déinir l’archive déconstructionniste et ses marginalia ? Médiatisation ?
Tension ? Appropriation ? Il faudrait naturellement prendre le temps de
montrer systématiquement en quoi aucune de ces trois postures ne suit
à rendre compte de ce qui se joue dans les feuillets qui nous occupent,
tâche impossible dans le cadre d’un article tel que celui-ci. Qu’il me soit
donc permis d’en venir sans plus tarder à ma proposition : l’impossibilité
dans laquelle nous nous retrouverions de ranger dans l’une de ces trois
cases l’utilisation de l’archive chez Cixous vient précisément de ce que
« l’intime » biographique en déconstruction se laisse diicilement rame-
ner à des questions de distance.

22. F. Fortier, « La Biographie d’écrivain comme revendication de iliation : médiatisation,


tension, appropriation », Protée, volume 33, no 3 (hiver 2005), p. 51-64.

217
Les nouvelles écritures biographiques

La distance est-elle maximale et toute l’autorité revient-elle à l’archive,


rendue à sa signiiance brute, non encore interprétée ? Non : l’archive se
lit et s’interprète toujours déjà, même lorsqu’il s’agit d’un autographe ;
elle est toujours déjà dédoublée, auto-divisée, auto-déconstruite. La dis-
tance est-elle minimale, et le biographe peut-il se réapproprier l’archive,
s’arroger toute autorité ? Non encore : l’opération de réitération ne sau-
rait se confondre avec une réappropriation ; c’est bien l’énoncé initial qui
programme le sens, même si c’est de manière absolument imprévisible.
La distance est-elle médiane, entre la reconstitution et l’utilisation à des
ins argumentatives ? Il n’y a rien à reconstituer ici, pas de vérité, pas de
secret ; la lecture de l’archive n’est pas non plus tendue d’une visée argu-
mentative dès lors que l’événement est ce que l’on a nommé un rem-
placement23. Est-ce à dire qu’il faudrait abandonner un tel modèle ? Je
proposerais bien au contraire de l’enrichir de ce qu’il conviendrait de nom-
mer une pratique de l’« im-posture », terme que j’emprunte à la pragma-
tique de l’interprétation24.
Pas de posture, mais une interaction dialogique entre les énoncés,
œuvrant à produire des sujets de l’énonciation pris dans une structure
d’interprétation réciproque. J’entends aussi par im-posture une « parato-
pie », un espace dynamique d’interchangeabilité ou de remplacement, où
s’éprouvent toutes les formes de distance, sans jamais s’arrêter, se ixer,
sur l’une ou l’autre des postures25. Un mode d’être dynamique et poreux,
par conséquent, un style de vie luide et instable, qui ne vise à une in
argumentative qu’à laisser l’archive se déployer dans sa matérialité obtuse,
sa matérialité littérale, sa matérialité de lettre à recevoir ; qui s’autorise
les efets de recontextualisation, les bienfaits d’une grefe créative, mais
sans oublier la persistance de la citation, et sans céder à la tentation de
la réappropriation, se désappropriant plutôt ; qui se livre à la reconstitu-
tion d’un sens, celui qui est livré par la puissance homophonique ou ana-
grammatique, mais sans jamais relever l’archive d’un sens qui n’aurait pas
déjà frayé dans l’archive elle-même, ne s’y serait pas tracé avec insistance,

23. Voir ce que Derrida dit de cet art du taking place, comme il le nomme, dans « H. C.
pour la vie, c’est à dire » (déjà cité, p. 71, 118, par exemple). Sur le rapport de Derrida
aux archives d’écrivains, notamment les manuscrits de Rousseau et de Blanchot, voir
Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Galilée, 2006, p. 101-105.
24. Voir Jean-Jacques Lecercle, Interpretation as Pragmatics, Basingstoke, Macmillan, 1999,
p. 105.
25. Voir D. Maingueneau, Le Discours littéraire ; paratopie et scène d’énonciation, Paris,
Armand Colin, 2004, p. 107-08.

218
Le portrait en déconstruction

en attente d’une seconde main, main magique et toute-puissante, main-


œil, main-langue et main-oreille tout à la fois.
Cet afolement des postures me paraît être la signature la plus vive
d’une spectralisation de la relation du biographe au biographié, et inverse-
ment du biographié au biographe : la biographie comme autobiographie ;
l’autobiographie comme « autre-biographie »26. L’archive biographique
telle qu’elle se donne à lire ici aurait alors ceci d’exceptionnel qu’elle per-
met au rapport à l’autre de ne jamais se iger. Grâce aux marginalia,
Cixous peut s’inviter dans l’écriture de Derrida comme guest writer, Der-
rida s’invitant dans l’écriture de Cixous comme ghost writer. Écrire la vie de
l’autre, dans ce cas, n’est donc pas accomplir un rituel d’inhumation. Ou
du moins, le rituel est mal accompli, se doit surtout, éthiquement, d’être
mal accompli, devenant ainsi paradoxalement la condition de possibilité
du retour du mort, du peuple des fantômes. La déconstruction est donc
bien un art de vivre avec les fantômes, lesquels trouvent dans les margi-
nalia du portrait biographique – véritable art de l’annotation ménageant
un troisième espace, hybride, entre biographe et biographié – l’occasion
de venir danser avec les vivants, dans une chorégraphie qui, loin de cher-
cher à produire du sens soit d’un côté soit de l’autre, c’est-à-dire au proit
des deux actants principaux, le texte d’archive et sa lectrice, eface la limite
entre archive et texte publié, biographié et biographe, morts et vivants.

26. « Le concept d’autobiographie résonne pour moi comme l’“autre-biographie” », dit


Cixous (« Le moi est un peuple », Magazine littéraire, no 409, 2002, p. 26).

219
quaTrième parTie

Pratiques
geoFFrey Wall,
avec la complicité de Robert Dion et Frédéric Regard

g
Histoire orale et biographie collective :
notes sur une expérience radiophonique

Discours de la méthode

Je commencerai par une série d’injonctions péremptoires adressées à moi-


même, inspirées de ma propre pratique de biographe littéraire. Ce savoir
constitue également un ensemble de conseils aux biographes à venir.
Emparez-vous du détail, de l’éclat du sens, de ce qui évoque le per-
sonnage, le milieu, le moment historique.
Ne gâtez pas la forme luide du récit en l’encombrant de ces détails
que vous adorez. On ne doute pas de votre omniscience : il n’y a donc
aucune raison d’en faire étalage.
Fuyez votre bureau. Promenez-vous un peu au hasard. Imprégnez-
vous de l’esprit du lieu. Vous ne serez jamais votre sujet. Mais il est pos-
sible d’être là où il fut, à sa place, quoique bien des années après.
Ne cachez pas les lacunes : utilisez-les. Ces dernières font partie du
récit. Elles sont comme les jump-cuts au cinéma : une série de petits chocs
agréables et rafraîchissants.
Essayez d’habiter le passé plutôt que de le visiter. Les vieux bâtiments,
les vieux journaux, les vieux dessins : tout vous en parlera. Que sentait-
elle, cette chambre du disparu ? Quels bruits montaient de la rue ?
Ne moralisez pas. Il se peut que vous condamniez les préférences
sexuelles, les croyances politiques de votre sujet. Mais vous garderez le
silence sur ces points.
Cultivez la fantaisie intellectuelle. Depuis Lytton Strachey et Jean-Paul

223
Les nouvelles écritures biographiques

Sartre, il est permis à la biographie d’être comique-satirique aussi bien que


sympathique-évocatrice.
N’oubliez pas le subjonctif, le mode de l’imagination, du sentier auquel
on renonce. Votre sujet aura enseveli quelque part un trésor oublié.
Étudiez bien les techniques les plus simples. Écrivez des descriptions,
des dialogues, des récits. De cette façon, vous réussirez à renoncer à vos
fantasmes d’omnipotence intellectuelle.
N’idéalisez pas votre sujet. Ne soyez pas pieux, doux, respectueux :
votre sujet préfère que vous soyez un tantinet démoniaque.
Faites attention aux changements de tempo. Il y aura des jours pica-
resques et glorieux, émaillés d’aventures audacieuses, de paysages exo-
tiques, de rencontres bizarres. Il y aura aussi des jours de repos et de
silence créateur. La vérité se trouve dans la modulation.
Racontez l’histoire, mais faites en même temps que l’idée morale ne
se perde pas de vue. L’idée morale ? Je suis pour un humanisme chaleu-
reux et romantique. Optimiste, je crois à la possibilité, dans l’expérience
de l’écriture biographique, de comprendre la vie de l’autre.
Écrivez à votre sujet des lettres ardentes et tendancieuses. Ne les
envoyez jamais.

La vie et les valeurs

J’en viens maintenant à une expérience d’écriture biographique qui inva-


lide ces préceptes dans une certaine mesure. Mon savoir semble s’être
construit sur un ensemble de présupposés humanistes ou romantiques,
sans doute dictés par la structure de la relation biographique induite par
le face-à-face entre l’universitaire et le génie artistique : il repose sur la
permanence d’un sujet autonome, dont la singularité peut être élevée,
par celui qui sait la saisir, au rang de paradigme universel de l’humanité ;
il se fonde également sur l’autre fantasme entretenu par le biographe
universitaire, celui d’être enin reconnu, lui aussi, comme écrivain. Ces
injonctions péremptoires que je m’adressais à moi-même postulaient la
possibilité d’un sujet de l’énonciation, précédant en quelque sorte les
enseignements moraux qui se dessinaient comme un horizon de l’écri-
ture biographique. Or, il m’est apparu récemment que l’on pouvait écrire
une vie en inversant cette procédure : en se demandant notamment si
et comment des valeurs abstraites et collectives pouvaient condition-
ner une vie, voire un ensemble de vies, un ensemble collectif de vies
224
Histoire orale et biographie collective

structurées par les mêmes principes. Par exemple celles des membres
du Parti socialiste anglais.
La question de départ ne serait plus : Qui sont les socialistes ? Mais :
Que font les socialistes ? Car les socialistes, bien sûr, croient aux valeurs
socialistes, telles que la justice et l’égalité, et accordent leurs actions, leur
vie, à ces principes premiers. Mais qu’est-ce que ça veut dire, au cours
d’une vie, que d’épouser la justice et l’égalité ? Et comment, concrètement,
épouse-t-on de nobles abstractions ? Quel est le prix de cette sublimation ?
Les vraies passions politiques, celles qui durent et déterminent une vie,
est-ce qu’on leur permet d’être compliquées, incertaines, surprenantes ?
Peuvent-elles remplir une vie, lui donner sa profondeur, son imprévisi-
bilité ? D’où viennent, pour commencer, ces croyances ? Pas uniquement
de lectures. D’une histoire familiale ? Du spectacle précoce de l’injustice ?
De la rencontre de igures charismatiques ? De la connaissance intime de
la persécution ? Une fois épousées, ces croyances, comment les entrete-
nir ? Et surtout, comment les entretenir dans l’adversité ? Je ne parle pas
du drame exalté de l’exil ou de la prison ; je pense à l’adversité grise, triste
et prosaïque de l’ennui, de la lassitude, de la déception, quand l’espoir et
l’énergie se fanent et que la recherche des plaisirs moins austères retrouve
quelque attrait. On dit souvent, surtout à droite, que le radicalisme dimi-
nue, voire s’éteint, au cours d’une vie. Est-ce si certain ? Les vieux socia-
listes seraient-ils une exception ? Et, si oui, pourquoi en serait-il ainsi ? À
n’avoir pas évolué dans leurs engagements, ces vétérans ont-ils vraiment
construit une vie, tracé un itinéraire ? Autrement dit, ont-ils accédé à l’in-
dividualité du sujet ? Ne sont-ils rien d’autre qu’une entité collective, dont
il faudrait toujours parler au pluriel ? Pour éviter les généralisations abu-
sives, ne faudrait-il pas les laisser parler eux-mêmes de leurs parcours indi-
viduels, sur le mode du récit autobiographique oral, cadré et guidé par
mes propres interrogations de biographe collectif ?

Nouveau discours de la méthode 1

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis 1968. Cet anniversaire du


vent de révolte qui soula sur les pays industrialisés nous incite à poser
ces questions avec un peu plus d’insistance. Peut-être nous invite-t-il
même efectivement, de facto, à une enquête collective, plus qu’à l’in-
trospection individuelle. Car 1968 appartient à la mémoire collective,
au moins autant qu’à la mémoire individuelle de certains des acteurs du
225
Les nouvelles écritures biographiques

mouvement : à leur mémoire, à ma mémoire, à celle d’une nation, voire


de l’Occident tout entier. Au mois de mai 2008, c’est en tant qu’an-
cien compagnon de route que je contactai des socialistes patentés pour
leur parler de leurs croyances quarante ans après, et pour leur deman-
der de me décrire comment celles-ci avaient évolué au cours de leur
vie. Comment leurs vies avaient-elles été façonnées par ces valeurs pour
lesquelles ils s’étaient autrefois engagés ? C’était pour moi un nouveau
projet biographique, d’autant plus irrésistible qu’il me fournissait l’oc-
casion de « revisiter » mes propres années de Parti.
J’avais un contrat avec la BBC pour la chaîne radiophonique Radio
Four. On me coniait deux émissions de quinze minutes sur l’histoire du
plus important des groupuscules trotskistes anglais, le Parti socialiste des
travailleurs, « The Socialist Workers Party », plus connu en Angleterre sous
sa forme abrégée de SWP. On m’afecta une réalisatrice qui me déclara
d’emblée ceci : « Vous avez pour mission de revenir sur vos propres années
de Parti, de contacter vos camarades perdus de vue. Vingt ans, trente ans
après, qu’est-ce qu’ils font aujourd’hui ? Ils sont chaufeurs de bus ou ils
conduisent des BM ? Le Parti sous sa forme actuelle, quel est son pro-
jet ? D’où vient-il ? Comment a-t-il survécu ? On est bien d’accord que ce
sont des questions sérieuses, mais le ton doit être personnel, léger. C’est
une émission du dimanche soir : vous aurez 750 000 auditeurs – en fait,
la majeure partie de la communauté politique nationale. »
Je décidai d’interroger huit membres, actuels et anciens, du Parti.
J’avais dans l’idée de les inviter chacun à explorer l’ensemble de l’expé-
rience de l’activisme à partir de questions simples, les mêmes pour tous.
D’abord, pourquoi adhérer au Parti ? Pourquoi s’engager ? Qu’est-ce qu’on
fait une fois qu’on est engagé ? Qu’est-ce qui vous retient au Parti ? Qu’est-
ce qui fait qu’on le quitte ? Mon propre passé m’inclinait à être bienveillant,
complice, réceptif. Mes informateurs n’auraient pas à craindre un merce-
naire sournois, déguisé en journaliste objectif. J’étais déjà l’un des leurs, un
alter ego, avant même de commencer le travail biographique. D’ailleurs,
le Comité central avait fait savoir qu’il était permis de me parler.
Auparavant, mes sujets avaient tous été des morts célèbres : Flaubert,
Napoléon, George Sand, Sartre, Camus. Ce que je fais d’habitude, c’est de
la biographie littéraire : ce mélange agréable d’histoire(s) et de recherche
conventionnelle. La biographie littéraire est idéaliste : elle célèbre le don
exceptionnel, l’identité absolue et – assez souvent – le privilège de classe.
Je la qualiie d’exploration consacrée du génie singulier ; puis, pour dédra-
matiser un peu, j’ajoute que c’est là que se situe le marché biographique,
226
Histoire orale et biographie collective

dans ces histoires de « célébrités », avec leurs souvenirs d’enfance malheu-


reuse… Ce que je voulais faire cette fois serait tout autre chose : une bio-
graphie, mais populaire, collective et contemporaine. Du coup, est-ce que
ça aurait l’air d’une « biographie » ? Peut-être fallait-il nommer cela autre-
ment ? De l’histoire orale ? Voilà qui semble démocratique et progressiste.
Mais on ne fait pas de l’histoire orale aussi vite, en si peu de temps, dans
un cadre si étroit. On m’a donc proposé social narrative – « récit social ».
Je trouve l’expression trop loue, trop désincarnée ; de toute manière, y
a-t-il la moindre histoire qui ne soit de quelque manière un « récit social » ?
En moins d’une heure, je me suis convaincu que ce projet n’exigeait
pas de rélexion théorique élaborée. Je me situais tout simplement dans la
tradition du « documentaire » radiophonique, que j’allais tenter de nour-
rir d’histoires de vie, de vie sociale plus qu’individuelle. Le « documen-
taire » est un survivant, débraillé mais pugnace, de la culture politique
gauchiste des années 1930, peut-être la seule solution de rechange, authen-
tique et populaire à la fois, à la téléréalité d’aujourd’hui. En quête de légi-
timation intellectuelle, je notai toutefois dans mon carnet une citation de
Walt Whitman, selon laquelle l’emploi idéal de l’imagination est de « vivi-
ier les faits […] et les vies ordinaires »1. Je voulais que mes trente minutes
de real things, de « choses réelles », soient nimbées d’une telle « viviica-
tion », que j’entrevoyais sur le mode d’une rencontre de la parole vive et
du passé héroïque. Avec un peu de chance, je parviendrais même à faire
jouer le cadre ixé par la BBC.
Au cours des quinze jours qui suivirent, j’enregistrai sept entretiens
avec des membres du SWP. C’était plutôt réduit comme échantillon. Mais
mes interlocuteurs ayant été choisis rapidement et au hasard, ils repré-
sentaient nécessairement, au moins en miniature, un chapitre signiica-
tif de l’histoire morale des dernières années du xxe siècle. Il s’agissait de
trois femmes, et de quatre hommes, dont l’expérience couvrait plus de
quarante ans de la vie du Parti. Le plus vieux avait soixante-douze ans.
Il avait adhéré au Parti en 1964. La plus jeune n’avait pas vingt ans ; elle
avait rejoint le Parti en 2006. Mon échantillon comprenait un chemi-
not, une sage-femme, une inirmière psychiatrique, deux enseignants en
sciences politiques, un fermier spécialisé dans la culture biologique et une

1. Voici l’original de Whitman : « The true use for the imaginative faculty of modern times
is to give ultimate viviication to facts, to science, and to common lives, endowing them
with the glows and glories and inal illustriousness which belong to every real thing, and
to real things only » (« A Backward Glance o’er Travel’d Roads », 1888).

227
Les nouvelles écritures biographiques

étudiante en chimie. Ils habitaient tous de grandes villes, York, Manches-


ter, Londres.
Quoique tous britanniques, cinq d’entre eux avaient une histoire fami-
liale déterminée par le colonialisme et par la guerre. L’étudiante de chimie
était d’origine asiatique. Les parents de la sage-femme et de l’inirmière
psychiatrique avaient quitté l’Allemagne de l’Est en 1950. Le fermier avait
passé son enfance en Afrique du Sud et était arrivé en Angleterre en 1958.
Un des professeurs de sciences politiques avait passé son enfance en Rho-
désie ; son père était d’origine grecque. Un mélange riche de voix, vieilles
et jeunes, du nord et du sud : ces gens avaient des histoires captivantes,
une incroyable intelligence politique, une formidable loyauté, et pas la
moindre amertume. Je trouvais cela instructif et, disons-le, diablement
amusant.
La biographie orale collective nécessite l’apprentissage de techniques
particulières dues à l’exercice de l’enregistrement des témoignages auto-
biographiques. On apprend à tout entendre, chaque bruit du milieu
ambiant. J’utilisais une vielle couverture grise, l’étendais sur la table de
cuisine pour étoufer les réverbérations acoustiques. J’arrivais à me taire en
écoutant les réponses, signalant ma réceptivité uniquement par le regard. Il
faut ainsi une certaine discipline pour soutenir son attention pendant une
heure, tout en suscitant le désir de parler de l’autre. Il ne faut pas rompre
le charme instauré, et donc, surtout, ne jamais vériier le magnétophone.
J’avais dressé une liste de quarante questions, à poser de manière à peu
près systématique à tout le monde. En fait, il y eut toujours des questions
supplémentaires, adaptées aux cas particuliers. Et force est de constater
que ce furent mes questions improvisées qui suscitèrent les réponses les
plus mémorables. Les meilleures histoires sortirent ainsi de l’obscurité à
l’improviste, de biais pour ainsi dire. Fait instructif pour le biographe lit-
téraire, les questions les plus simples provoquèrent les réponses les plus
intéressantes ; les questions les plus ingénieuses moururent sur-le-champ.
Mon enquête s’ordonna autour de trois axes peu originaux. Je deman-
dai à mes interlocuteurs de me raconter les origines de leur engagement
politique, le moment de leur décision d’adhérer au Parti, leur vision de
l’avenir. Il me semblait que cette projection dans un temps futur serait à
même de structurer l’ensemble de leurs vies d’une manière particulière-
ment instructive. Or, je touchai ici à la notion complexe de l’« utopique »,
par quoi j’entends ce qui se déploie à la frontière entre ce qui est et, non
pas ce qui sera, mais ce qui se pourrait. Mon travail de biographe clas-
sique ne m’avait pas entièrement interdit une telle interrogation. Il me
228
Histoire orale et biographie collective

semble que tout projet de biographie, collective ou individuelle, doit prê-


ter attention à la vie réelle, mais également à la vie imaginée. Biographes,
gardez les oreilles attentives aux subtilités du mode subjonctif !

Singulier/pluriel : trajectoires de sujets

Je commençais toujours avec des questions relatives à l’histoire familiale.


Comment arrive-t-on à connaître le monde au-delà du cercle familial ?
Trois de mes interlocuteurs évoquèrent une culture familiale de gauche,
et dans deux cas une enfance coloniale au cours de laquelle la réalité quo-
tidienne de l’oppression et de l’injustice avait été la cause directe de la
prise de conscience. Notons que le sionisme semble avoir exercé un puis-
sant pouvoir d’attraction. Autrement, la coniguration familiale n’a rien
d’exceptionnel : comme dans nombre de milieux relativement aisés, les
croyances politiques du père étaient explicites ; les valeurs morales mater-
nelles étaient voilées, quoique tout aussi airmées. Voici quelques extraits
des récits autobiographiques que irent mes interlocuteurs, guidés par
mes questions. Ces confessions soulignent clairement une tension entre
volonté individuelle et pression extérieure.
« Ce n’était pas une tradition familiale forte, remarqua Richard, non, ce
n’était pas un engagement politique dont j’aurais hérité. J’ai une sœur et
un frère qui n’ont rien fait en politique. Il y avait quelque chose de difé-
rent chez moi. Je suis né en Afrique du Sud et l’expérience de l’Apartheid,
sa découverte au cours de mon adolescence, ça a été très formateur. Très
jeune, j’étais déjà sioniste ; à quinze ans je croyais qu’Israël était le salut.
Mon grand-père avait été militant du Parti travailliste de l’Afrique du Sud.
Il avait été arrêté et mis en prison. Mais c’était une expérience ambiguë
parce que le Parti soutenait les travailleurs blancs. En fait, c’était un parti
blanc, et sa victoire principale, dans les années 1920, avait été d’exclure
les travailleurs noirs de la main-d’œuvre qualiiée. Ma mère était très mal
dans sa peau. Je me souviens des années de ma jeunesse, les années 1950,
le sentiment pénible de son angoisse, une peur généralisée de la violence,
en fait minimale lorsqu’on y repense, mais cette peur avait une grande
inluence sur elle. Mais nous avons toujours évité de parler politique. »
« Je suis né en Rhodésie, aujourd’hui le Zimbabwe, dit Alex, et j’étais
adolescent lorsque Ian Smith proclama le pouvoir blanc au mois de
novembre 1965. L’expérience de vivre sous un régime raciste et autori-
taire a été formatrice. Mes parents critiquaient le régime et j’apprenais la
229
Les nouvelles écritures biographiques

politique d’une façon bien plus directe et vivante que la plupart de mes
contemporains. Mon père est grec d’origine, et il avait participé, lors de
la Deuxième Guerre mondiale, à la résistance communiste contre l’oc-
cupation allemande. Il ne parlait pas beaucoup de ces années, mais elles
étaient sans cesse à l’arrière-plan. »
« Je suis d’une famille de gauche, expliqua Jules, j’étais à l’école de
Summerhill, l’école progressiste ; j’ai donc toujours vu les choses d’une
façon assez utopique. J’étais d’un naturel gauchiste, avant même mes
années d’adolescence. On discutait beaucoup à la maison, on parlait de
politique. Il y avait un activisme qui ne se bornait pas aux élections. Les
opinions politiques de mon père étaient un mélange d’idéalisme et de
pragmatisme. Il admirait les coopératives, mais il était anti-stalinien. Il
considérait l’Union Soviétique comme un paradis avorté. Il était ébé-
niste, participait de cette tradition radicale des artisans anglais remon-
tant à William Morris et à Ruskin. Utopiste anti-industriel, il votait tout
de même pour le Parti travailliste. Ma mère était de gauche. Elle était
juive et elle avait des opinions tranchées au sujet d’Israël. Elle avait des
valeurs progressistes, mais elle ne parlait pas de politique avec beau-
coup de passion. »
J’en viens maintenant à une famille de la classe ouvrière qui repro-
duisait encore, même dans les années 1960, nombre de valeurs tradition-
nelles. « Mon père, dit Frank le cheminot, était du Parti conservateur. Il
était de souche paysanne, donc conservateur. Parce que c’était comme
ça. Ma mère venait du Teesside2, une région industrielle, mais elle était
elle aussi conservatrice. »
Les parents de Karen, l’inirmière psychiatrique, avaient quitté l’Alle-
magne et étaient arrivés en Angleterre après la guerre. Leur histoire fami-
liale portait la trace d’un impératif moral puissant, exprimé surtout par la
mère. « Mes parents sont allemands, et ma mère en particulier se sentait
mal d’être allemande, bien qu’elle ait été enfant pendant la guerre. Mais
elle partageait ce sentiment collectif de culpabilité, coupable d’être res-
tée là sans rien faire, ou pas assez. Et c’est ça qui a toujours eu une grande
inluence sur moi. Mon père était d’Allemagne de l’Est. Je lui ai rendu
visite deux fois au cours de mon enfance. J’avais sept ans la première fois,
et j’ai trouvé cela efrayant. Je me souviens être arrivée à la gare, qu’il y

2. Région industrielle du nord-est de l’Angleterre, située le long de la rivière Tees, et for-


mant une conurbation regroupant les villes de Middlesbrough, Stockton-on-Tees, Red-
car et Billingham.

230
Histoire orale et biographie collective

avait des soldats avec des fusils et que mon père disait : “Ne bouge pas.
Ne bouge surtout pas. Si tu bouges, ils vont te tirer dessus”, et moi je
me suis dit : “Mon dieu personne n’a jamais braqué un fusil sur moi.” Je
me souviens aussi de mon père qui parlait à sa sœur dans la rue et d’elle
qui disait : “Tais-toi, tu n’es pas en Angleterre. On ne peut pas dire ces
choses-là. Des gens pourraient t’entendre.” Et j’étais choquée qu’il ne soit
pas permis de dire ce qu’on pensait. Bien après, je me suis rendu compte
que c’était ça qu’on appelait un pays socialiste. »
Julia, sage-femme et sœur de Karen, décrit sa propre éducation politique
en termes diférents. « C’était l’inluence du fascisme et des nazis. À cause de
mes parents, j’en avais une conscience très vive. Il y a eu aussi l’expérience
de l’injustice, et de la résistance. Nous avons tous une histoire familiale de
résistance à l’injustice. Je suis née avec. Mes parents avaient des notions très
claires du bien et du mal, une volonté de faire le bien, mais aucune tradi-
tion d’activisme politique. Nous étions cinq enfants, et pour moi la cadette,
c’était plutôt la politique étudiante qui m’intéressait, à gauche, pour plus
de liberté. C’était en 1980, et il était question de sexualité, de politique
sexuelle, de féminisme et d’anti-capitalisme. Je me suis jetée là-dedans, dans
un milieu très excitant. On croyait représenter le monde entier. Des hip-
pies. On refaisait le monde. J’ai vécu des moments très intenses, avec ces
gens, ces idées, cette tentative de penser autrement. »
Après l’histoire familiale, la question suivante abordait la décision de
rejoindre le Parti. Les trois hommes, plus âgés, avaient adhéré lorsqu’ils
étaient à l’université, en 1964, 1968 et 1970. Quoique tous manifestement
inluencés par la grande vague de la contre-culture de cette époque, ils
étaient aussi, intérieurement, prêts à s’engager.
Richard a adhéré au SWP en 1964, à l’âge de vingt et un ans. « J’étais à
Cambridge, étudiant, et Tony Clif, le grand chef trotskiste, est venu par-
ler au club socialiste. Il a parlé et, je m’en souviens, nous étions tous ravis.
Nous organisions un groupe, nous étions seize au début. À ce moment-
là le Parti travailliste avait l’air de pouvoir gagner les élections législatives.
Nous avons tous milité pour les travaillistes même si on n’y croyait pas
vraiment. On avait des idées plus larges, disons, une politique plus radi-
cale. Au mois d’octobre de la même année, je me suis donc naturellement
rapproché des internationalistes trotskystes [the IS 3]. »
Jules, aujourd’hui professeur en sciences politiques, a décidé

3. Les « International Socialists » : groupe trotskiste formé dans les années soixante autour
des idées de Tony Clif, précurseurs du Socialist Workers Party.

231
Les nouvelles écritures biographiques

d’adhérer au Parti en août 1968, au moment de son retour de Cuba,


où il avait passé l’été dans un camp de travail. « J’admirais les gens que
j’y avais rencontrés, des gens qui allaient aussi adhérer au Parti. Ce
n’était pas une décision individuelle. Nous étions plusieurs. J’avais déjà
milité contre la guerre au Viêt Nam. Il y avait eu la manifestation de
Grosvenor Square en 1967. Ça m’avait écœuré, l’attitude de la police,
ces innocents matraqués, ces gens piétinés par les chevaux. À cet ins-
tant, j’ai découvert la brutalité des soi-disant démocraties libérales. Ça
m’a poussé vers la gauche. »
Alex, professeur de sciences politiques lui aussi, a rejoint le Parti en
1970. Il avait vingt ans. « J’étais étudiant à Oxford, et c’était un moment
de vive radicalisation. Même à Oxford. Je me revois assis sur la pelouse de
Balliol4, deux membres du Parti autour de moi, qui disaient : “Le moment
est venu, tu dois adhérer”, et j’ai cédé à cette pression. Mais adhérer n’est
pas s’engager ; c’est moi qui ai vraiment décidé de continuer. »
Vingt ans après, au lendemain des défaites électorales des années 1980,
les nouveaux adhérents découvrirent un parti plus dogmatique, plus fermé,
moins tolérant. Frank, le cheminot, adhéra au Parti en juin 1988. Il avait
presque trente ans. « Je me suis décidé pendant la grève des mineurs.
Mais on prend son temps, on se dit : “Non pas encore, pas tout de suite.”
Finalement, en juin 1988, j’ai adhéré. J’avais déjà l’habitude d’acheter le
Socialist Worker, d’obédience assez libérale, mais je me trouvais d’accord
avec tout ce que j’y lisais. Pendant la grève, quand j’ai vu la violence du
gouvernement contre les grévistes, contre tous ceux qui les soutenaient,
quand j’ai compris l’énormité des mensonges oiciels, ça m’a fait pen-
ser à ce que j’avais lu, et je me suis dit : “Ils ont raison, c’est l’État contre
la classe ouvrière, et il faut trouver d’autres moyens pour le combattre.”
Oui, on me poussait, on me disait : “Tu dois adhérer.” Je ne me suis pas
engagé, pas immédiatement. C’était un tel investissement, quelque chose
de très sérieux, et je n’étais pas prêt. Quand je me suis senti prêt, je me
suis pleinement engagé. »
« Je suis devenue adhérente en 1988, dit Karen, j’avais vingt-neuf ans.
J’étais socialiste depuis longtemps, socialiste d’instinct. Socialiste viscérale.
C’était une bonne idée, inalement. Mais ça a été un choc, je n’avais jamais
eu l’idée d’adhérer au SWP. J’étais adhérente du Parti travailliste depuis
longtemps. J’avais passé des années et des années à essayer de transfor-

4. Balliol : un des colleges d’Oxford.

232
Histoire orale et biographie collective

mer le Parti travailliste, mais autour de moi, au contraire, c’était le Parti


qui transformait les gens. »
Julia, sa sœur, parvint à la même décision, mais par une autre voie. « Je
ne sais pas ce qui m’a décidée. J’aurais dû être prête. Je connaissais bien
le Parti. Je crois que je me suis moi-même recrutée. C’était vraiment ma
décision à moi. J’étais sur le point de quitter ma ville natale pour aller à
l’université, tout était possible, une vie nouvelle. » Adhérer au SWP était
toutefois chose compliquée pour une féministe : « Personnellement,  pour-
suit Julia, le féminisme était plus important que le socialisme. Ce n’était
pas compatible. Mes amies féministes ne se disaient pas socialistes. Je
n’étais pas d’accord avec toutes les idées du SWP, mais je voulais en faire
partie parce que ça avançait, ça produisait des efets. »
Comme indiqué plus haut, ma dernière question était spéculative :
c’était une invitation à imaginer un avenir socialiste. Comment ce serait,
le socialisme, c’est-à-dire bien sûr, un socialisme démocratique ?
« Incroyablement diférent, dit Julia, un monde sans peur, un monde
plein de possibilités. » « Il faudrait, dit Karen, un monde socialiste, pas
juste un pays. » « La vie quotidienne, nota Alex, serait tout à fait difé-
rente, parce que les gens ordinaires auraient le pouvoir. » « Retournons,
dit Jules, à Rousseau et à sa critique de la propriété privée. La caracté-
ristique dominante d’une société socialiste serait la diminution de l’an-
goisse. » « De façon tout à fait utopique, avoua Richard, je croyais que
la vie quotidienne serait totalement transformée. Mais je n’avais aucune
idée de la façon dont ça se ferait. Car nous rejetions la politique “préi-
gurative”. Il ne fallait pas prescrire. C’était la ligne, et je crois que nous
avions tort. Je crois que c’est précisément la politique préigurative qui
pousse les gens à vouloir transformer le monde. À croire à la possibilité
d’un monde meilleur, sans l’oppression et l’exploitation. »

Nouveau discours de la méthode 2

Je ne prendrai pas le temps d’analyser les modalités individuelles qui per-


mirent à chacun de mettre sa vie en intrigue, en conjuguant le singu-
lier et le collectif. Je ne parle ici que de mon travail de biographe, pas
des autobiographies orales improvisées, mais guidées aussi, de mes inter
locuteurs, dont j’ai simplement voulu donner un aperçu, pour en souli-
gner l’intéressante diversité.
La première contrainte qui m’attendait était, de manière prévisible,
233
Les nouvelles écritures biographiques

purement temporelle. Trente minutes à extraire de dix heures d’entretiens


enregistrés ! On passa par l’écrit. Les transcriptions arrivaient par courrier
électronique. Et je fus pris dans un engrenage, dans un processus tech-
nique et collectif d’une eicacité rassurante. « Bon, dit Sheila ma produc-
trice sur un ton professionnel, nous avons quatre jours pour mettre tout
au point. Deux créneaux, chacun de treize minutes et quarante secondes,
plus la continuité. C’est moi qui l’écrirai. Chaque créneau indépendant
de l’autre, mais avec des liens discrets. »
Nous lisons les transcriptions. Soixante-cinq pages en tout. Nous pre-
nons des notes. Les thèmes sont convenus d’un commun accord. Sheila
choisit ensuite des extraits, adaptés aux thèmes. Elle connaît son afaire.
« Les extraits, dit-elle, doivent représenter quarante pour cent du temps
d’antenne. Six ou huit extraits pour chaque créneau, trente secondes cha-
cun. Pas de petits morceaux. Nous sommes Radio Four. Pas Radio One. »
– Un rythme plus délayé donc ?
– Voilà. Vous écrivez votre texte autour des extraits. Vous me l’en-
voyez, je contrôle l’ensemble. Généralement, je coupe chaque extrait de
dix pour cent. Il faut nettoyer tous les « euh ». Pour ça, le montage digi-
tal, c’est génial. Mais bon, faut pas faire trop luide quand même. Et faut
veiller au rythme de la respiration. Autrement ça sonne faux.
La liste des extraits arrive par courrier électronique. La parole auto-
biographique vivante, individuelle, enregistrée d’abord, puis transcrite,
puis encore concentrée. Un processus industriel, délicat, mais vorace
malgré tout. Toute une machine de traitement de la parole, avec ses cali-
brages, ses codes, ses genres, ses formats. Je me dis, en train d’écrire :
« Y’a des bons trucs, mais faut pas faire trop compliqué. Faut pas te
compromettre non plus. Fais dans le tabloïd, mais sans mégaphone – et
sans politique réactionnaire. Quelque part il doit bien exister un style,
une manière tout à fait progressiste, et populaire-nationale, de faire ça.
C’est ça qu’il faut trouver. »
Ambitions démesurées mises à part, le projet avance, soumis au regard
exigeant de Sheila. Un seul désaccord sérieux entre nous. Un de mes inter-
locuteurs avait exigé que je laisse passer le mot fuck, impensable pour une
émission du dimanche soir en Angleterre. Sheila insiste : « Non, vous n’al-
lez pas dire ça. Mon chef serait furibard. » « Mais quand même, dis-je, ce
mot inévitable, le mot fuck, il est fabuleusement populaire et national,
non ? » « Très malin, dit Sheila, mais mon chef serait vraiment pas d’ac-
cord, et même Gramsci il serait pas d’accord. »
Je viens de signaler les contraintes techniques et d’évoquer certaines
234
Histoire orale et biographie collective

normes d’acceptabilité linguistique. Y eut-il pour autant des contraintes poli-


tiques ? Rien d’explicite. Pas d’instructions d’en haut. Une fois chargé du
projet, j’en fus le seul responsable, libre d’adopter des thèmes non néces-
sairement prévus à l’avance. On m’y encouragea même. Je choisissais mes
sujets. Je posais mes questions. Il y avait bien sûr des contraintes implicites,
sous la forme de protocoles professionnels et intellectuels. Mais ces proto-
coles n’ont pas déformé ou dénaturé le projet d’écriture biographique que
j’avais élaboré. Bien au contraire, le savoir-faire de la productrice sut mettre
en valeur la parole des uns et des autres, et l’idée générale de l’entreprise
d’une biographie collective orale donna un résultat dont je fus satisfait. Ce
n’était pas une émission partisane sur le SWP. C’était une description, d’un
point de vue socialiste, de la culture politique du Parti, réalisée à partir de
témoignages individuels et variés, qui montraient tous comment le singulier
et le collectif s’étaient conjugués pour construire des parcours diférenciés,
mais globalement cohérents. Une idée morale se dégageait de ce concert de
voix. Un récit pour les non-initiés, où l’on voyait aussi comment un groupe
remarquable avait évolué politiquement en quarante ans. Les réactions à
l’émission furent rassurantes dans leur propre diversité. Un site d’extrême-
droite accusa la BBC d’avoir manqué à ses obligations légales d’impartialité.
Un site de gauche m’accusa d’avoir gloriié l’ennemi de la classe ouvrière.

Quelle conclusion extraire de cette étrange aventure, trop récente encore


pour en tirer de réels enseignements théoriques ? Incontestablement, l’ex-
périence de cette émission me pousse, comme biographe, vers l’histoire
orale, construite à partir de témoignages autobiographiques. Je viens de
lancer un projet de recherche sur les quakers de la ville de York, commu-
nauté politique et religieuse qui remonte au xviie siècle. Ce groupe admi-
rable et respectable dans son engagement a fondé plusieurs institutions
locales à York : des écoles, un hôpital psychiatrique, une cité modèle, des
associations caritatives. À l’échelle nationale et internationale, ce sont les
quakers qui sont à l’origine de trois organisations extrêmement puissantes :
Greenpeace, Amnesty International et Oxfam. J’ai pour ambition de grat-
ter sous ce vernis de respectabilité oicielle, de sonder les secrets du sur-
moi quaker, en leur ofrant cette écoute radiophonique. Je viens d’enre-
gistrer plusieurs entretiens avec les quakers de York, surtout les paciistes
opposés au maintien de deux immenses installations militaires américaines
qui se trouvent non loin. J’espère bientôt raconter cette histoire morale,
contemporaine, collective et paradoxale.

235
pierre nepveu

g
Écrire Gaston Miron :
parcours et non-parcours

« Je n’ai pas de biographie mais mes poèmes


sont autobiographiques »

Un des clichés les plus tenaces au sujet des poètes prétend que ceux-ci se
trouveraient pour ainsi dire à côté de la vie réelle ou du moins qu’ils n’y
seraient pas tout à fait chez eux. Alors que le propre même du romancier
serait d’investir toute l’épaisseur du temps vécu et de cette vie concrète qui
convoque individus et événements et ne craint ni l’anecdotique ni l’acci-
dentel, le poète courrait constamment le risque d’habiter « cette maison
de miroirs où règne un silence assourdissant » dont parlait le narrateur de
La Vie est ailleurs de Milan Kundera1. « Le génie du lyrisme est le génie
de l’inexpérience », poursuit, impitoyable, l’analyste sceptique qui nous
raconte la vie du talentueux poète Jaromil devenu naïvement le chantre
d’un régime totalitaire (p. 301). N’y a-t-il pas, pour conirmer cette inex-
périence, une éternelle jeunesse du poète, une jeunesse que l’auteur le
plus radical du Québec, Claude Gauvreau, voyait comme le lieu même de
l’authentique création poétique : « La jeunesse, c’est le soleil, c’est l’abon-
dance, c’est le rêve, c’est le don, c’est la possession ! La jeunesse, c’est la
divinité terrestre ! »2. De là à airmer que la maturité est l’ennemie de la
poésie, il n’y a qu’un pas, et il est sans doute révélateur qu’un des thèmes

1. M. Kundera, La Vie est ailleurs, Paris, Gallimard (Folio), 1973, p. 239.


2. C. Gauvreau et J.-C. Dussault, Correspondance 1949-1950, Montréal, L’Hexagone,
1993, p. 415.

237
Les nouvelles écritures biographiques

les plus obsessionnels de Gaston Miron, au moment même où il écrivait


L’Homme rapaillé 3, ait été précisément sa propre « immaturité émotion-
nelle » et que le projet de « mettre l’homme en situation de maturité »4
n’ait jamais cessé de le hanter.
Faut-il s’étonner, dans ce contexte, que les poètes entretiennent sou-
vent un rapport sinon polémique, du moins très problématique, avec
la notion même de biographie ? « Les poètes n’ont pas de biographie.
C’est leur œuvre qui est leur biographie », écrivait sans détours Octa-
vio Paz au début d’un essai consacré, il faut le préciser, au cas très singu-
lier de Fernando Pessoa5. Si paradoxale soit-elle, une telle airmation est
logique, surtout à la lumière de l’aventure de Rimbaud et de son héri-
tage surréaliste : selon cette vision, le poète est un être qui ne cesse de
naître, qui renaît dans chacun de ses poèmes, sa jeunesse fondamen-
tale étant la garantie même de son inspiration. Sans doute peut-il évo-
luer de manière importante dans le temps, sans doute peut-on voir son
œuvre se transformer, mais justement on serait en droit de penser que
c’est l’œuvre, et non pas l’auteur, qui accède ainsi à la maturité. À cet
égard, le parcours biographique, qui suppose la progression d’un sujet
dans le temps, l’avancée d’un être à travers les âges successifs de sa vie,
devient contingent et anecdotique. Que la biographie d’un poète puisse
être « intéressante » n’est pas la question : la biographie se trouve accu-
sée de rater l’essentiel, de se cantonner dans les marges de l’œuvre. Nul
poète peut-être ne l’a mieux compris et airmé que Giuseppe Ungaretti
lorsqu’il a choisi de donner à l’ensemble de son œuvre poétique un titre
à teneur biographique, Vita d’un uomo, Vie d’un homme, coupant court
au débat en rabattant complètement le récit de vie sur le parcours poé-
tique. Ne me cherchez pas ailleurs, proclame d’emblée le poète : je suis
tout entier dans mon œuvre, l’homme Ungaretti n’a d’existence essen-
tielle que dans les poèmes qu’il a écrits.
On pourrait croire qu’il en est tout autrement chez Gaston Miron,
un poète qui, plus qu’aucun autre, n’a cessé de se mettre en scène et de
se raconter à tous vents, dans d’innombrables entrevues, conférences
ou textes en prose. Le titre même d’un de ses textes les plus célèbres,

3. G. Miron, L’Homme rapaillé (1970), Montréal, Typo, 1998.


4. G. Miron, notes inédites, archives privées : 4 mars 1962 (un feuillet de 1963 a pour titre :
« Maturité – conscience – responsabilité » ; début des années 1960.
5. O. Paz, « Un inconnu de lui-même : Fernando Pessoa », La Fleur saxifrage, Paris, Gal-
limard, 1984, p. 144.

238
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours

« Un long chemin », publié en 1965 dans la revue Parti pris 6, ne sug-


gère-t-il pas en lui-même le biographique, en évoquant le parcours lent,
laborieux, d’un sujet en marche dans le temps et dans l’histoire vers une
diicile réalisation de lui-même ? Le contenu de cet essai le conirme :
la fameuse « maturité » qui s’était trop longtemps dérobée au moment
où Miron écrivait la plupart de ses grands poèmes, le récit de 1965 veut
en relater a posteriori l’avènement, selon un processus dialectique fait
de prises de conscience et de dénégations successives, ayant conduit
l’homme Miron vers la pleine révélation de sa situation comme poète
et comme sujet historique solidaire du destin d’un peuple. Pourtant,
on peut croire que vingt-cinq ans plus tard, Miron ne voyait plus tout à
fait les choses de la même manière. Dans une conférence prononcée en
1990 et presque aussi mémorable que l’essai paru dans Parti pris, intitu-
lée signiicativement « Parcours et non-parcours », l’auteur de L’Homme
rapaillé exprime cette fois de fortes réticences à l’égard de tout compte
rendu linéaire ou narratif de son cheminement comme poète et on le
voit alors reprendre presque mot pour mot l’airmation d’Octavio Paz :
J’exclus ici toute connotation biographique à ces mots de parcours et non-
parcours. S’il n’en tient qu’à cela, je n’ai pas de biographie mais mes poèmes sont
autobiographiques. Dans l’occurrence qui m’occupe ici, je déinis le parcours
comme la présence du poème dans ma vie, le non-parcours, plus long que le
parcours, comme son absence (explicable), ou en d’autres termes comme le
poème qui fait défaut, c’est-à-dire là où on s’attendait à ce qu’il y eût poème.7

Ainsi, l’homme qui s’est raconté davantage que tout autre poète
contemporain en viendrait à conclure que son seul « parcours » tient
dans ses poèmes eux-mêmes, le reste étant renvoyé dans les ténèbres,
dans une sorte de trou noir échappant à quelque explication logique
ou rationnelle, et, bien sûr, à toute narration. Le paradoxe n’est pas
négligeable : celui qui, si fréquemment dans sa vie, a opposé l’action
à la poésie, qui a volontiers proclamé que l’exigence de l’action édito-
riale et politique était plus forte en lui que celle de la poésie, et qui est
même allé jusqu’à airmer à son ami Claude Haefely, en 1960 : « Il y a

6. G. Miron, « Un long chemin », Parti pris, vol. 2, no 5, janvier 1965, p. 25-32. Repris dans
les diférentes éditions de L’Homme rapaillé. Le titre de cet essai a été donné à l’en-
semble des écrits en prose de Miron : Un long chemin. Proses 1953-1996, édition préparée
par Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu, Montréal, L’Hexagone, 2004.
7. G. Miron, « Parcours et non-parcours (Conférence au cahier noir) », conférence pronon-
cée le 28 mars 1990 à l’Université de Montréal, Un long chemin, déjà cité, p. 163. C’est
moi qui souligne.

239
Les nouvelles écritures biographiques

une certitude dans ma vie : la littérature, ou si tu veux l’écriture, a été


accidentelle »8 – voilà que, poète consacré, il suggère inalement n’avoir
vécu que dans ses poèmes et semble ainsi se ranger du côté de Paz et
d’Ungaretti. C’est donc le parcours poétique, selon une idée qui doit au
moins autant à Mallarmé qu’à Rimbaud, qui constituerait la biographie
essentielle, une biographie des profondeurs captant, bien davantage que
le récit d’une vie, les enjeux fondamentaux d’une existence. Le terme
même d’« existence » est d’ailleurs quelque peu inadéquat, car c’est plu-
tôt de l’être qu’il s’agirait : il est révélateur que Miron, homme radica-
lement engagé dans le temps historique, se soit réjoui d’apprendre, au
cours d’un voyage en Italie en 1981, qu’un professeur de l’Université de
Rome, Pasquale Jannini, enseignait dans son cours de poésie L’Homme
rapaillé, récemment traduit en italien, et soutenait que la question cen-
trale de l’œuvre du poète québécois était celle de l’être, qu’elle don-
nait une réponse « ontologique » à l’aliénation culturelle et politique9.
Une telle lecture heideggerienne, soutenant pour ainsi dire que la poé-
sie de Miron remédierait à un « oubli de l’être », peut étonner, mais il
est encore plus intéressant de voir Miron y souscrire avec enthousiasme.
« Je n’ai pas de biographie mais mes poèmes sont autobiographiques »,
airme donc le poète en 1990. En quel sens le sont-ils ? Miron n’a jamais
cherché à composer un livre qui relaterait sa vie ou à tout le moins des épi-
sodes marquants de celle-ci, il n’a jamais écrit d’autobiographie poétique
à la manière de certains poètes comme Attilio Bettolucci, Derek Walcott
ou, au Québec même, Joël Des Rosiers. Les poèmes de L’Homme rapaillé
ne sont à peu près jamais narratifs, à l’exception d’Arrêt au village, un
des poèmes les plus tardifs du recueil, qui évoque un voyage en Gaspésie
en compagnie de Paul-Marie Lapointe au cours duquel les deux poètes
se sont arrêtés dans un casse-croûte et y ont découvert des hommes fan-
tomatiques, « sans pesanteur », réduits à l’inexistence par leur condition
sociale de laissés-pour-compte (p. 148).
Il est certain, cela dit – plusieurs lecteurs l’ont noté –, que L’Homme
rapaillé est rempli des traces autobiographiques. Le sujet qui s’y fait

8. C. Haefely – Gaston Miron, À bout portant. Correspondance 1954-1965 (lettre du 19 jan-


vier 1960), Montréal, BQ, 2007, p. 202. C’est moi qui souligne.
9. Miron commente assez longuement cette lecture de L’Homme rapaillé par le professeur
Jannini dans un entretien inédit accordé à Montréal, en juin 1981, à son traducteur bré-
silien Flavio Aguiar. Il faut préciser que le professeur Jannini disposait de la traduction
récente du recueil de Miron en langue italienne par Sergio Zoppi (L’uomo rappezzato,
Rome, Bulzoni, 1981).

240
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours

entendre est un homme concret, situé dans sa propre vie et dans l’his-
toire : il a une origine (« je suis né ton ils […] dans les vieilles montagnes
râpées du nord » [p. 103]), il évoque son propre vieillissement (« je sens le
froid humain de la quarantaine d’années » [p. 147]), il parcourt des lieux
connus, Montréal et sa « grande Sainte-Catherine street » ([p. 93]) et il
consacre des poèmes à des « camarades » proches du Front de libération
du Québec : Jean Corbo mort tragiquement, Pierre Vallières, Charles
Gagnon10. L’édition spéciale de 1994 de L’Homme rapaillé, dans laquelle
Miron commente ses poèmes dans les marges, ne fait que renforcer ce
lien entre l’écriture poétique et les circonstances particulières d’une vie et
d’une histoire : c’est ainsi par exemple que le poème Les Années de dérélic-
tion y apparaît comme une « réponse » à un texte de Pierre Elliott Trudeau
paru dans Cité libre qui dénonçait l’« engeance nationaliste » québécoise11.
En outre, l’adjonction aux poèmes eux-mêmes, dès la première publi-
cation du livre, de textes de nature hybride dont le contenu narratif est
important, notamment les « Notes sur le non-poème et le poème », ainsi
que d’essais à teneur autobiographique comme « Un long chemin » (ou,
dans les éditions ultérieures, « Le bilingue de naissance ») ne laisse aucun
doute : bien que L’Homme rapaillé ne soit pas une autobiographie poé-
tique, Miron a toujours tenu à le faire lire comme un parcours où s’éla-
bore une « identité narrative », pour reprendre la formule qu’a beaucoup
développée Paul Ricœur, le seul modèle apte selon lui à surmonter les
apories des théories de l’identité qui cherchent à se fonder sur l’idée de
permanence dans le temps.
Il serait trop long ici de reprendre l’analyse proposée par Ricœur, en
particulier dans Soi-même comme un autre12. Ce qui ressort à l’évidence,
c’est que le récit de soi mironien, qu’il surgisse de manière fragmentaire
(dans les poèmes et aussi dans de nombreuses notes encore inédites) ou
dans des essais à portée plus synthétique, met en œuvre une conscience
rélexive (Ricœur parle d’« ipséité » plutôt que d’identité comprise comme
« mêmeté ») pour laquelle la narration a valeur de témoignage ou d’attesta-
tion. Quand Miron oppose à la prétendue absence de sa biographie le fait
que ses poèmes, eux, sont autobiographiques, il dit en fait bien davantage

10. Voir « Le camarade » et « Le salut d’entre les jours », L’Homme rapaillé, déjà cité, p. 112
et 113.
11. G. Miron, L’Homme rapaillé, Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 81. Miron reprend le
terme accusateur de Trudeau dans son poème : « […] puisque je suis devenu, comme
un grand nombre/une engeance qui tant s’éreinte et tant s’esquinte » (p. 96).
12. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

241
Les nouvelles écritures biographiques

que la dimension circonstancielle ou anecdotique de ses poèmes, d’ailleurs


le plus souvent voilée : il pointe, en réalité, vers la portée testimoniale de
L’Homme rapaillé, celle que tous ses textes narratifs, à commencer par ceux
qu’il intègre à son recueil, ne cessent de déployer. Raconter et se raconter,
c’est du même coup résoudre l’antinomie en apparence insurmontable qui
déchirait le Miron des années 1950 et notamment toute sa correspondance
avec Claude Haefely, c’est airmer que la poésie n’est pas le contraire de
l’action mais qu’elle est action, qu’elle est le fait d’un sujet dans le monde, en
train de devenir lui-même « comme un autre », c’est-à-dire dans une inces-
sante distance ou altérité à lui-même, une altérité en même temps exem-
plaire dans la mesure où elle concerne aussi au plus haut point les autres,
la communauté à laquelle ce sujet appartient. On notera d’ailleurs que les
rélexions de Ricœur sur l’identité narrative débouchent sur la question
suivante : « Vers quelle ontologie ? » (p. 345-410). En dialoguant avec le
Heidegger d’Être et temps, le philosophe en vient à donner à l’action (ou
à « l’agir ») la fonction qu’Heidegger donnait au « souci » comme rapport
fondamental de l’être au monde. Par ce détour, non seulement retrou-
vons-nous la notion d’« action », absolument centrale dans toute la pensée
de Miron, mais aussi, de manière quelque peu imprévue, l’interprétation
du professeur Jannini qu’admirait Miron au point de lui avoir consacré un
poème, « Rome » : « Lorsque je suis à Rome, de tout temps/je vois déam-
buler Monsieur Jannini »13. Bref, l’identité narrative déboucherait bel et
bien, au bout du compte, sur la question de l’être.

Parcours et non-parcours

Qu’est-ce qu’un biographe de Gaston Miron peut déduire de ces rélexions ?


Je dirai au départ que tout biographe doit lui-même, s’il assume pleine-
ment son rôle, être concerné par la question de l’être. Car à quoi servi-
rait une biographie qui demeurerait immergée dans la contingence des
événements, qui concevrait l’existence comme une pure succession de
faits ? Même les liens de causalité, pourtant indispensables, ne sauraient
se prétendre suisants, d’autant plus que les rapports d’explication sur le
mode de la cause à l’efet sont loin d’être toujours limpides et convain-
cants quand on entreprend de raconter une vie, la « logique » et la néces-
sité demeurant souvent bien incertaines. Non, davantage que d’expliquer

13. G. Miron, Rome, dans Poèmes épars, Montréal, L’Hexagone, 2003, p. 60.

242
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours

logiquement un parcours, il s’agit de saisir un sujet en devenir, un sujet


qui cherche à advenir à lui-même dans des projets, des intentions, des ren-
contres, et au premier chef dans l’écriture. Qui est Gaston Miron ? Une
certaine manière d’être-au-monde, sans doute, un sujet dans le temps
qui progresse vers un horizon de sens qui se dérobe toujours. Le bio-
graphe sait qu’il ne répondra jamais tout à fait à cette question de l’iden-
tité de Miron. Au mieux pourra-t-il en dire certaines modalités, certains
moments signiiants. Il reste que « l’être-Miron » ne peut que continuer
à le hanter, à inspirer son propre parcours.
L’arrogance du biographe, un danger qui demeure toujours présent,
serait de croire qu’il va résoudre l’énigme, colmater toutes les brèches,
épuiser les silences. Sans doute ce que Miron appelle le « non-parcours »,
correspondant aux périodes (nombreuses) où il a tourné le dos à la poé-
sie, n’est-il pas un pur trou noir, un simple vide sans signiication. Le bio-
graphe ne peut pas ne pas relativiser ce « non-parcours », ne serait-ce que
parce que Miron écrit toujours davantage qu’il ne le prétend. Sa lettre
du 13 février 1958 à Claude Haefely est à cet égard presque caricaturale :
« Je te joins ma version déinitive de “Des pays et des vents”. C’est le seul
poème à proprement parler que j’aie écrit dans ma vie. Et je suis convaincu
que c’est aussi le dernier »14. Le seul poème ? La formule est extravagante
et il est presque trop facile de la corriger (même s’il est vrai que la nuance
apportée par « à proprement parler » ouvre déjà un doute…). L’essentiel,
pourtant, est ailleurs : dans ce rapport nécessaire du sujet Miron avec la
in. Être un « homme ini »15 et un poète ini, cela semble être chez lui une
condition même de la création.
Le « non-parcours » n’est donc pas la simple négation du biographique : il
est plutôt le creuset où se nouent les rapports diiciles entre la vie et l’œuvre,
un nœud obscur où la négation du poème reconduit au poème, où la vie,
tant dans ses élans d’action que dans ses soufrances amoureuses, empêche
d’écrire et pourtant relance l’écriture. Cela signiie, évidemment, que l’his-

14. Lettre du 13 février 1958 à Claude Haefely, À bout portant, déjà cité, p. 103. Miron joint
à cette lettre une version de ce poème (p. 105-106) dont il avait envoyé un premier état
à Haefely le 21 septembre 1954 (À bout portant, p. 17-18). Le poème ne trouvera son
titre déinitif, Héritage de la tristesse, que dans la première édition de L’Homme rapaillé,
Presses de l’Université de Montréal, 1970, p. 49 (édition Typo, p. 85-86).
15. L’homme ini est le premier titre du poème Fait divers (L’Homme rapaillé, déjà cité, p. 49),
que Miron avait envoyé en 1954 à Andrée Maillet pour sa publication dans Amérique
française. Une lettre inédite, datée du 10 mars 1954, à la directrice de la revue déve-
loppe d’une manière dramatique cette igure de « l’homme ini », au moment même où
Miron se trouve dans sa période de créativité poétique la plus intense.

243
Les nouvelles écritures biographiques

toire de l’homme suppose aussi une histoire de l’œuvre. Les deux parcours
ne se recoupent pas entièrement ; les poèmes sont noués à la vie mais celle-
ci n’en épuise ni la portée ni le sens. On peut dire qu’il y a une vie propre
à L’Homme rapaillé, une « biographie » du livre lui-même, dont la genèse
s’étend sur une vingtaine d’années, du début des années 1950 à la in de
la décennie suivante. Caroline Chouinard a admirablement montré com-
bien La Marche à l’amour, à elle seule, se développe sur dix ans (1952-1962)
selon un cheminement tortueux, butant sur des impasses, se reprenant ail-
leurs, autrement16. En chemin, quelque chose s’eface du biographique au
sens premier : les noms des femmes aimées et perdues, les hymnes à la rue
Saint-Denis ou à la rue Saint-Laurent disparaissent dans les réécritures suc-
cessives. En s’éloignant de la vie réelle, le poème airme sa vie propre mais,
du même coup, il reconstruit une biographie plus essentielle, dans laquelle
le poétique dit en profondeur le sujet Miron, écartelé entre l’ici et le loin-
tain, la proximité et l’absence, le présent douloureux et le futur jamais réalisé.
Les liens entre l’histoire de l’œuvre, entendue comme la genèse des
poèmes, et l’histoire de l’homme Miron ne sont ni simples ni linéaires.
Mais s’il y a une part d’irréductible entre les deux, il y a aussi des déclen-
cheurs de l’un à l’autre, des passages, des ponts. La correspondance (et
pas seulement celle avec Haefely, déjà publiée) est de ce point de vue
d’un grand secours car elle se situe dans la zone indécise, dans l’espace
médiateur entre la vie vécue et la vie écrite, là où l’existence se voit déjà
transformée en iction. La peine d’amour, dévastatrice chez Miron, est un
événement (à occurrences multiples) toujours transposé rapidement en
portrait et en récit de soi. Des mots comme « marche », « légende », « cor-
neille », « pays » sont autant de motifs reconnaissables, entre tant d’autres,
dans les lettres comme dans les poèmes. L’écriture incarnée, haletante, au
bord de la panique, qui aleure si souvent dans les lettres, métaphorise le
vécu et constitue déjà comme un avant-texte des poèmes :
[…] ici, c’est l’Amérique, tu te souviens. La vie aux turbines à vide, la
vie succession échevelée de temps, de gestes, etc. Et moi là-dedans, tou-
jours le même sempiternellement, aujourd’hui comme hier, tout essouf-
lé, à bout portant d’existence, le corps en sciure de fatigue et l’âme mal
encrouée au corps.17

16. Voir C. Chouinard, « Fragments des mémoires d’un poème. Lecture génétique de « La
marche à l’amour » (1952-1962) de Gaston Miron », mémoire de maîtrise, Département
d’études françaises, Université de Montréal, 2005.
17. Lettre du 11 septembre 1957 à Claude Haefely, À bout portant, déjà cité, p. 86.

244
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours

On pourrait en dire autant non seulement des lettres, mais des notes
éparses, de certaines proses et même, à l’occasion, des entretiens. Le parcours
biographique est forcément, de ce point de vue, une circulation incessante
entre des textes variés, hétérogènes et inalement toujours fragmentaires, qui
tissent des liens mais activent aussi de nombreuses contradictions.
Sans doute ne peut-on négliger le fait que, sur cette circulation tur-
bulente et créatrice, pèse de tout son poids le grand récit que Miron lui-
même n’a cessé de construire de son propre itinéraire d’homme, de poète,
d’éditeur et de militant. Si tout biographe se mesure immanquablement à
des récits déjà construits, à des interprétations tenues pour acquises, à des
histoires inlassablement répétées au point où elles semblent ne plus pou-
voir être mises en doute, on peut dire que cet écueil est superlatif dans le
cas de Miron, dont la légende au Québec est solidement campée et qui
a lui-même exposé cent fois plutôt qu’une le sens de son entreprise, avec
toute la puissance narrative dont il était capable, fondée sur des répéti-
tions obsédantes et des moments de révélation (la découverte de l’anal-
phabétisme de son grand-père maternel, celle de la poésie, le surgissement
de la conscience coloniale, etc.18). Ce sens déjà imposé, tendant vers la
légende et le mythe, est encore renforcé par le fait que Miron s’inscrit de
manière exemplaire dans le grand récit collectif du passage de la « Grande
Noirceur » à la Révolution tranquille, un récit qui demeure très solide-
ment implanté dans la mémoire collective, quelles que soient les nuances
qu’a pu lui apporter Miron lui-même et les nombreuses révisions histo-
riennes dont il a fait l’objet.
Une des ressources du biographe, à cet égard, se trouve dans les silences
de Miron : car si celui-ci s’est beaucoup raconté, son récit scandé par des
événements devenus canoniques (qu’on songe seulement à sa découverte
des deux vers de Patrice de la Tour du Pin dans une librairie : « Tous les
pays qui n’ont plus de légendes/seront condamnés à mourir de froid »19)
n’en comporte pas moins de grandes plages de silence. Si l’on excepte la
séance d’étude où un professeur au noviciat du Mont Sacré-Cœur l’a sur-
pris en train d’écrire des poèmes, Miron a été presque muet à propos de
ses années d’adolescence chez les Frères. Son expérience d’enseignant, sa

18. J’ai tenté d’expliquer les ressorts de ce grand récit mythique mironien dans une entre-
vue parue au printemps 2008 : Jean-Philippe Warren, « Moi, pan de mur céleste. Autour
de Gaston Miron. Entretien avec Pierre Nepveu », Liberté, 280, avril 2008, p. 56-72.
19. Miron raconte notamment cette anecdote en marge du poème Pour retrouver le monde
et l’amour, dans L’Homme rapaillé, déjà cité, p. 32-33.

245
Les nouvelles écritures biographiques

famille et surtout sa mère, très importante dans sa vie, sont demeurées pour
l’essentiel des zones d’ombre. Sur ses amours, profondément liées à son tra-
vail d’écriture, il s’est toujours montré très pudique. Même l’émergence de
sa conscience politique et linguistique se trouve souvent réduite, dans ses
récits, à quelques faits ou épisodes très circonscrits et sans cesse répétés.

Relativiser le récit

L’orgueil du biographe est de vouloir tout révéler, tout rectiier. Dévoiler


ce qui n’a pas été dit, corriger ce qui a été raconté de travers ou de façon
réductrice, remettre à leur place les perceptions fausses. Pouvoir montrer
que cela ne s’est pas passé comme on le croyait ou même que cela ne s’est
pas passé du tout ! La biographie, comme tout travail de nature historique,
entretient forcément un débat plus ou moins polémique avec les récits
institués. Même quand le biographe n’est pas animé par quelque frénésie
démystiicatrice, il n’en est pas moins porté par un désir de lumière et de
vérité, si fuyantes soient celles-ci. Cet orgueil du biographe est nécessaire
mais le déi est tout aussi grand de s’humilier devant les faits connus, de
s’incliner devant certains lieux communs qui résistent. De toute manière,
la supériorité que l’on croit acquérir par le savoir, par les montagnes de
documentation qu’on accumule, doit être contrebalancée par l’empathie
narrative, l’identiication partielle au sujet dont on raconte la vie. Il y a
du roman dans le genre biographique et cela impose au biographe une
double posture qu’il n’est pas aisé de maintenir : il doit à la fois surplom-
ber son sujet et l’habiter, être en même temps au-dessus et en-dedans,
car ne pas chercher à saisir l’intériorité du personnage dont il parle, ne
pas chercher à y entrer, ce serait croire que le savoir objectif et l’accumu-
lation des preuves suisent à reconstruire une vie.
Il faudrait parler ici de tous les personnages secondaires, qui sont bien
davantage que des igurants et qui viennent enrichir et complexiier cette
trame narrative. Le topos biographique par excellence, c’est celui de la
rencontre, porteuse d’inluences et souvent de projets, riche de signiica-
tion, déterminant parfois tout un destin. Miron rencontre Olivier Mar-
chand dans le tramway en 1948, Claude Haefely au lancement de Deux
sangs en 1953, Andrée Ferretti et Pierre Vallières à la librairie Beauchemin,
au milieu des années 1950. Chaque fois, le roman d’une vie s’oriente, se
creuse et s’enrichit, mais il faut mesurer la part d’asymétrie inhérente à ce
récit : le biographe en sait beaucoup plus sur son personnage central que
246
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours

sur aucun de ces personnages secondaires (et pourtant parfois essentiels).


Ceux-ci sont souvent dépourvus de la densité intérieure qu’acquiert celui
autour duquel ils gravitent. Or, on ne peut écrire vingt biographies à la
fois : il en découle forcément un important efet de distorsion. En faisant
un gros plan sur Miron, déjà magniié par le discours de ses contempo-
rains, et en cherchant à saisir son destin de l’intérieur autant que par ses
actions, je sais que je risque moi-même de le magniier encore davantage.
Le respect pour les personnages secondaires me paraît être à cet égard une
grande qualité chez un biographe, même si ce respect ou cette écoute ne
permet pas d’éviter entièrement la distorsion dont je parle. Relativiser au
besoin le rôle central de son sujet, éviter la complaisance et l’hagiogra-
phie demeurent évidemment des soucis essentiels, faute de quoi le récit
ne parviendra qu’à reconduire le mythe.
Il reste qu’au bout du compte, par-delà le personnage, c’est le récit
lui-même qu’il importe de relativiser. Je trouve déjà chez le poète Miron
cette relativisation du pouvoir narratif. Lui qui voyait tout sous l’angle
de la genèse, du développement, de la maturation et de l’avènement, il a
trouvé dans l’écriture poétique une ressource qu’il ne trouvait dans aucune
narration. Il s’était essayé, encore jeune, au roman et au récit. Après
l’échec amoureux qui l’avait tant dévasté en 1953, il croyait encore pou-
voir rendre compte de cette aventure malheureuse dans un récit autobio-
graphique. Ce récit, « La bataille de soi », est demeuré inachevé et inédit
– et ce que nous avons plutôt, des années plus tard, c’est l’immense poème
qu’est La Marche à l’amour. S’il y a quelque chose à magniier, c’est sans
doute davantage le poème et tout le livre que l’homme lui-même, qui a
ses grandeurs et ses petitesses, comme tous les hommes. À cet égard, le
paradoxe du « parcours et non-parcours » demeure entier, parce que la
biographie, si éclairante soit-elle, sera toujours et à jamais dans les marges
de l’œuvre, pour ne pas dire aussi dans les marges de l’homme. On peut
écrire, cela dit, à même cette cruelle évidence : l’« être-Miron » conser-
vera sa part d’obscurité, on aura échoué à le capter tout à fait. Relire les
poèmes demeurera le seul recours.

247
Bibliographie sélective

Auger Manon et Girardin Marina dir., Entre l’écrivain et son œuvre : in(ter)
férences des métadiscours littéraires, Québec, Éditions Nota Bene (Conver-
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249
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250
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Index

Archives – 11, 19, 22, 52, 54, 83, Chronologie – 22, 54, 81, 86, 125,
130, 135, 160, 169, 206, 184, 197
207, 208, 209, 210, 211, Citation – 36, 46, 56, 60, 82, 164,
212, 213, 214, 215, 216, 167, 173, 175, 176, 179,
219, 220, 221 185, 192, 201, 218, 220, 229
Autobiographie – 9, 10, 11, 12, 13, Comédie – 85
14, 20, 36, 45, 46, 47, 57, Conversation – 166, 171, 181, 187
62, 69, 70, 76, 81, 87, 92,
94, 96, 101, 102, 103, 104, Déconstruction – 13, 21, 104, 205,
105, 106, 117, 118, 119, 206, 209, 212, 216, 219, 221
120, 121, 125, 126, 128, Dialogue – 29, 49, 50, 52, 54, 56, 58,
131, 133, 134, 135, 136, 60, 71, 100, 101, 106, 108,
137, 146, 152, 159, 164, 109, 110, 114, 134, 135,
165, 180, 187, 196, 202, 138, 139, 146, 150, 154,
206, 214, 215, 216, 221, 164, 170, 174, 181, 182,
227, 231, 235, 236, 239, 184, 188, 191, 192, 220, 226
242, 243, 249
Autobiographies – 242 Empathie – 41, 68, 80, 82, 85, 127,
Autographe – 206, 208, 212, 214, 248
220 Epistemê – 60, 112
Espace – 9, 10, 12, 17, 22, 35, 51,
Biocritique – 21, 159, 200, 209 54, 60, 62, 70, 78, 99, 108,
Bioiction – 28, 65, 67, 69 114, 119, 120, 126, 135,
Biographème – 30, 94, 104, 105, 146, 154, 170, 183, 197,
107, 108, 109, 113, 126, 159 198, 199, 203, 210, 214,
Biographie ictionnelle – 11, 20, 27, 220, 221, 246
28, 29, 30, 36, 38, 39 Essai – 9, 15, 16, 17, 20, 21, 34, 36,
Biographie imaginaire – 9, 65, 192 38, 40, 42, 46, 51, 60, 73,
74, 75, 76, 77, 78, 80, 82,

253
Les nouvelles écritures biographiques

83, 84, 85, 86, 87, 88, 92, 137, 138, 139, 150, 158,
93, 119, 126, 150, 151, 155, 187, 206, 225, 228, 229,
159, 160, 164, 165, 167, 237, 241, 242, 243, 247, 248
170, 171, 172, 173, 174, Hommage – 35, 36, 38, 46, 175,
175, 177, 180, 181, 192, 177, 186
206, 208, 209, 211, 214, 243 Hybridité – 81
Éthique – 78, 87, 99, 101, 139, 175,
208, 210, 214 Iconographie – 63, 72, 121, 130,
Ethos – 60, 61, 104, 192 153, 209
Iconosphère – 61, 62
Fantôme – 103 Illustration – 92, 124, 129, 183, 208,
Fantômes – 54, 65, 92, 101, 103, 210, 215
105, 107, 108, 158, 200, Inluence – 15, 188, 232, 233
206, 208, 209, 210, 214, Ironie – 16, 111, 139, 164, 174
216, 221
Fiction – 9, 10, 11, 14, 16, 17, 28, Lecteur – 9, 19, 21, 34, 40, 41, 43,
38, 40, 42, 49, 50, 51, 52, 51, 52, 59, 60, 68, 71, 72,
56, 65, 66, 93, 133, 134, 74, 107, 110, 121, 141, 142,
136, 137, 142, 145, 151, 143, 154, 157, 158, 160,
152, 155, 158, 160, 163, 164, 172, 179, 180, 181,
164, 166, 167, 170, 171, 182, 183, 184, 186, 187,
175, 177, 180, 189, 202, 246 188, 189, 191, 192, 202,
Fiction biographique – 11, 14, 15, 20, 208, 209, 212, 213, 214,
27, 28, 29, 30, 38, 39, 47, 215, 220, 242
71, 118, 126, 180, 197 Légende – 64, 133, 247
Figure – 15, 16, 19, 34, 49, 53, 54,
55, 63, 65, 68, 72, 94, 95, Manuscrit – 12, 22, 144, 183, 190,
96, 99, 101, 127, 135, 139, 206, 209, 210, 211, 212,
149, 156, 159, 160, 180, 215, 216, 219, 220
184, 189, 195, 196, 199, Marginalia – 20, 209, 210, 211, 212,
202, 227 214, 215, 216, 219, 221
Filiation – 14, 180, 188, 219 Métalepse – 166
Métatexte – 69, 139, 174
Hagiographie – 80, 92, 95, 107, 249 Mise en scène – 33, 35, 51, 135, 151,
Hantise – 206, 211 174, 180
Histoire – 8, 10, 11, 12, 13, 14, 16, Monument – 35, 93
18, 19, 20, 29, 30, 31, 32, Mythe – 21, 61, 64, 157, 158, 159,
34, 39, 40, 41, 46, 50, 52, 160, 202, 247, 249
53, 56, 61, 65, 67, 69, 73,
75, 77, 79, 80, 91, 93, 95, Objectivité – 14, 61, 67, 75, 76, 79,
104, 105, 108, 111, 112, 80, 82, 88, 96, 97, 98, 104,
114, 130, 134, 135, 136, 106

254
Index

Ontologie – 12, 84, 134, 166, 205, 146, 149, 150, 155, 164,
208, 242, 244 165, 168, 171, 172, 173,
Oral – 14, 46, 227, 230 177, 180, 183, 207, 208,
214, 225, 226, 227, 229,
Parodie, voir Pastiche 237, 240, 242, 243, 246,
Pastiche – 28, 30, 34, 36, 38, 39, 44, 247, 248, 249
46, 47, 67, 71, 152 Rhétorique – 40, 42, 174
Photographie – 10, 31, 62, 65, 66, Roman – 10, 12, 15, 16, 27, 28, 29,
70, 71, 117, 121, 123, 125, 30, 39, 42, 43, 44, 45, 46,
130, 131, 143, 152, 183, 47, 50, 56, 59, 60, 61, 64,
210, 214 65, 66, 67, 68, 70, 71, 72,
Poésie – 49, 86, 88, 95, 104, 107, 80, 82, 91, 93, 102, 103,
108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 134, 136, 137, 150,
114, 122, 128, 130, 131, 146, 151, 163, 164, 165, 166,
202, 203, 239, 241, 242, 243, 168, 170, 171, 172, 174,
244, 245, 247, 249 175, 176, 189, 248, 249
Poétique – 20, 39, 61, 64, 88, 92, 94,
95, 96, 99, 101, 104, 105, Satire – 39, 71, 170, 174, 226
106, 107, 108, 109, 110, Sexe – 10, 124, 131, 233
111, 112, 114, 120, 163, Simultanéité – 198
175, 176, 177, 246 Spectre, spectralité, voir Fantôme
Portrait – 9, 10, 11, 15, 20, 22, 31, Style – 29, 30, 39, 41, 67, 77, 78, 82,
34, 46, 62, 64, 66, 117, 118, 85, 95, 96, 97, 98, 100, 101,
124, 125, 126, 127, 129, 102, 103, 105, 146, 155,
131, 137, 150, 159, 183, 157, 220, 236
186, 197, 202, 205, 206, Subjectivité – 19, 35, 52, 67, 73, 74,
208, 212, 214, 215, 216, 75, 76, 77, 78, 83, 84, 88,
221, 246 98, 106, 217, 226, 231
Postmodernisme – 12, 38, 64, 70
Posture – 17, 18, 19, 21, 75, 93, 142, Témoignage – 9, 13, 15, 32, 33, 34,
180, 181, 183, 184, 187, 35, 36, 38, 46, 65, 72, 80,
189, 192, 196, 201, 208, 89, 93, 130, 150, 152, 153,
219, 220, 221, 248 160, 172, 173, 175, 180,
Proxémique – 219 187, 192, 230, 237, 243
Psychanalyse – 13, 15, 19, 34, 43, 70, Théâtre – 20, 43, 46, 49, 50, 51, 52,
87, 118, 147, 205, 206 53, 54, 55, 56, 57, 59, 95,
145, 146, 157, 171, 175, 209
Récit – 9, 10, 11, 13, 28, 33, 39, 42, Théorie – 10, 12, 17, 19, 29, 34, 39,
46, 47, 50, 61, 64, 66, 68, 48, 73, 75, 76, 112, 134,
72, 78, 79, 80, 113, 117, 181, 208, 219, 229, 243
119, 120, 121, 123, 126, Tombeau – 12, 16, 35, 46, 88, 92,
131, 135, 136, 138, 139, 146, 183

255
Les nouvelles écritures biographiques

Tradition – 9, 15, 66, 135, 229, 231, 168, 176, 185, 211, 212,
232, 233 220, 226, 248
Vérité – 9, 10, 16, 17, 29, 32, 45, 47, Vies d’auteurs – 16, 46, 61, 66, 69,
50, 56, 61, 65, 66, 67, 73, 80, 91, 92, 93, 214
88, 89, 97, 98, 99, 106, 111, Visibilité – 64
113, 126, 142, 147, 156,
Table

Introduction : Mort et vies de l’auteur


Robert Dion et Frédéric Regard 7

— première parTie —
Perspectives

Fiction biographique et biographie ictionnelle.


L’auteur en représentation
Jean-Benoît Puech 27
L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »
Lucie Robert 49
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
Daniel Madelénat 59
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
Robert Vigneault 73
Pour en inir avec le personnage biographique : Jean-Paul Sartre,
Gertrude Stein, Philippe Beck
Éric Dayre 91
— deuxième parTie —
Frontières

La maison natale, berceau de l’écriture :


Christian Bobin entre autoportrait et portrait d’Emily Dickinson
Brigitte Ferrato-Combe 117
Donner forme aux impossibilités biographiques :
Hélène Cixous et Günter Grass
Martine Boyer-Weinmann 133
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)
Robert Dion 149

— TroiSième parTie —
Analyses

Les deux Goethe de Kundera, ou la poétique romanesque


de la relation biographique
Pascal Riendeau 163
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur
Anne-Marie Clément 179
Six jours de la vie d’un poète :
Rilke réinventé par Béatrice Commengé
Frances Fortier 193
Le portrait en déconstruction :
Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif d’Hélène Cixous
Frédéric Regard 203
— quaTrième parTie —
Pratiques

Histoire orale et biographie collective :


notes sur une expérience radiophonique
Geofrey Wall,
avec la complicité de Robert Dion et Frédéric Regard 223
Écrire Gaston Miron :
parcours et non-parcours
Pierre Nepveu 237
Bibliographie sélective 249
Index 253
Cet ouvrage, composé en Galliard,
a été mis en page par les soins du service
des éditions de l’École normale
supérieure de Lyon
Il a été reproduit sur papier
Olin naturel.

Il a été achevé d’imprimer


par l’imprimerie Présence Graphique
Numéro d’imprimeur :
Dépôt légal : juillet 2013

IMPRIMÉ EN FRANCE
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d’écrivain dans
ses reformulations contemporaines

La biographie d’écrivain (sur un écrivain par un écrivain) est


un genre qui a de très longues racines historiques, mais qui
a connu, au cours des vingt-cinq ou trente dernières années,
un développement fulgurant. C’est sans doute la levée
– poststructuraliste – de l’interdit concernant la personne de
l’auteur qui a permis, tout au moins en France, la résurrection
d’une écriture biographique légitimée. On date en général
cette renaissance du mitan des années 1980 alors que, coup
sur coup, Duras, Robbe-Grillet et Sollers donnaient des textes
(auto) biographiques au statut certes problématique mais
néanmoins assumé. Savamment entretenu par des incursions
dans le romanesque, par des transpositions diverses et par des
nostalgies génériques nombreuses, ce flou générique apparaît
d’ailleurs comme une caractéristique majeure de la production
biographique de l’après-1980 – de ces écritures que nous
désignons comme « nouvelles ».
Le lecteur trouvera ici des analyses d’une production qui veut bien
renouer avec la figure de l’auteur, mais qui n’entend pas être dupe
de ses chatoiements. L’« illusion biographique » (Bourdieu) a bel
et bien vécu, et de nombreux biographes contemporains savent
désormais que la vérité de l’autre ne peut être appréhendée que
par le jeu des formes (ou par le jeu avec la mémoire des formes),
si ce n’est, pour dire comme Lacan, « dans une ligne de fiction ».

Prix 19 euros
isbn 978-2-84788-391-6

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