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DOI : 10.4000/books.enseditions.4494
Éditeur : ENS Éditions
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2013
Date de mise en ligne : 20 juin 2017
Collection : Signes
ISBN électronique : 9782847885958
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782847883916
Nombre de pages : 264
Référence électronique
DION, Robert (dir.) ; REGARD, Frédéric (dir.). Les nouvelles écritures biographiques : La biographie
d'écrivain dans ses reformulations contemporaines. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2013
(généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/4494>.
ISBN : 9782847885958. DOI : 10.4000/books.enseditions.4494.
ENS ÉDITIONS
COLLECTION SIGNES
Sous la direction de
enS ÉdiTionS
2013
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représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.
© Éditions Galilée, 2001, pour les 5 extraits reproduits aux pages 205, 207, 209, 211 et 215
du présent ouvrage, tirés de l’ouvrage d’Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en
jeune saint juif.
ENS Éditions remercie chaleureusement Marguerite Derrida et les Éditions Galilée pour
leur aimable autorisation de reproduire les textes mentionnés ci-dessus.
iSbn 978-2-84788-391-6
Les auteurs
g
Introduction
Mort et vies de l’auteur
7
Les nouvelles écritures biographiques
8
Introduction
3. R. Barthes, « The Death of the Author », New York, Aspen, nos 5-6, 1967.
4. R. Barthes, « La Mort de l’auteur » (1968), dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil,
1984, p. 67.
5. F. Regard, « The Ethics of Biographical Reading : A Pragmatic Approach », The Cambridge
Quarterly, XXIX, Oxford University Press, 2000, p. 394-408.
9
Les nouvelles écritures biographiques
6. Nous nous accordons ici une facilité consistant à accepter sans discussion un partage
théorique entre « récit ictionnel » et « récit factuel », facilité que s’était déjà accordée
Gérard Genette dans Fiction et diction, Paris, Seuil (Poétique), 1991, p. 66.
7. V. Woolf, Orlando : A Biography, Londres, The Hogarth Press, 1928.
10
Introduction
Si l’auteur est un être dont l’histoire s’insère dans une réalité mani-
feste, il n’en demeure pas moins dans le même temps « une fonction
variable et complexe du discours », c’est-à-dire aussi une fonction du
texte, pour ne pas dire une iction du texte. Selon Foucault, l’auteur n’est
pas mort : il vit bien, mais c’est un lieu vide habité par « une masse de
choses dites ». Sans doute les écritures biographiques contemporaines
ont-elles poussé ce constat jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes.
Dans le portrait qu’il consacre à son père, My Ear at His Heart (Contre
son cœur 10), le romancier britannique Hanif Kureishi retranscrit et com-
mente des extraits d’un roman inédit de l’auteur de ses jours, texte qu’il
lit comme une autobiographie et dont il se sert pour amorcer sa propre
11
Les nouvelles écritures biographiques
11. Voir F. Regard, « “Great Faith in Books” : Life-Writing, Moral Coercion and Ethics in
Hanif Kureishi’s My Ear at His Heart », dans C. Pesso-Miquel et Klaus Stierstorfer dir.,
Burning Books : Negotiations between Fundamentalism and Literature, New York, AMS
Press, 2012, p. 149-162.
12. A. Buisine, « Bioictions », Revue des sciences humaines, no 224, p. 10.
13. M. Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984 ; A. Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris,
Minuit, 1985 ; Philippe Sollers, Femmes, Paris, Gallimard, 1983.
12
Introduction
saxon sont passés par là, et le sujet à l’œuvre dans cette production « bio-
graphoïde » – pour dire cette fois comme Daniel Madelénat14 – apparaît tel
un horizon fuyant, sans contours stables ni bien déinis, ne pouvant s’ins-
crire que dans des pratiques hétérogènes, voire hétérodoxes15, qui se démar-
quent des critères canoniques des sous-genres personnels.
Cette production (auto)biographique des nouveaux romanciers recon-
vertis dans la « littérature personnelle » ne doit pas être vue comme un
phénomène spontané ou isolé. Toute une conjoncture culturelle a en
efet contribué à cette réémergence du biographique. Ainsi, la réintégra-
tion de la biographie au sein de sciences humaines qui l’avaient discré-
ditée n’a pas peu compté : on sait à quel point la sociologie et l’Histoire
ont pesé sur la production littéraire du dernier tiers du xxe siècle16. La
caution que ces disciplines ofraient à la démarche biographique a cer-
tainement joué un rôle dans la réhabilitation du récit de vie littéraire.
De même, la conjonction des ofensives menées par la psychanalyse, le
féminisme et la « déconstruction » contre l’idée d’un sujet unitaire sous
l’emprise du seul conscient, a contribué à remettre à l’honneur les écritures
du moi – d’un moi complexe, insaisissable, idéologiquement contraint,
mais se débattant avec ses préconstructions. À cet égard, il y a fort à parier
que la France inira un jour par s’intéresser au couple littéraire unique
formé par Jacques Derrida et Hélène Cixous, tous deux engagés dans une
entreprise systématique de déconstruction de « la vie » et des « relations
humaines ». Enin, une certaine production « ethnographique » tournée
vers le témoignage, telle qu’on la retrouve entre autres dans la collection
« Terre humaine » des éditions Plon, a pu aussi, selon Dominique Viart
et Bruno Vercier, découvrir un gisement d’histoires vécues dont la littéra-
ture n’allait pas tarder à s’emparer17. Ces « histoires vécues » – par des per-
sonnages anonymes aussi bien que par des écrivains panthéonisés – sont
14. Madelénat a proposé l’expression il y a plus de vingt-cinq ans et s’en est servi régulière-
ment depuis. Elle apparaissait encore récemment dans « Moi, biographe : m’as-tu vu? »,
Revue de littérature comparée, no 325, 2008, p. 95.
15. Nous renvoyons ici au titre du colloque tenu à Montréal en 2004, « Formes hétéro-
doxes de l’auto/biographie : littérature, histoire, médias », dont les actes ont paru sous
le titre Vies en récit (déjà cité).
16. Songeons notamment à l’ouvrage de la sociologue A. Boschetti sur Sartre (Sartre et les
« Temps modernes », Paris, Minuit, 1985) ou encore à la biographie de saint Louis par
l’historien J. Le Gof (Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996) travail commencé dans la
décennie 1980.
17. D. Viart, et B. Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, muta-
tions, Paris, Bordas, 2005, p. 26.
13
Les nouvelles écritures biographiques
précisément celles qui donneront lieu plus tard aux deux ensembles que
Viart désigne respectivement par « récits de iliation » et « ictions biogra-
phiques ». Le travail accompli par Geofrey Wall pour la radio anglaise,
relaté dans cet ouvrage, élargit encore les perspectives : comment « écrire »
la vie des oubliés de l’Histoire – car même à la radio on passe par l’écrit
et par une mise en intrigue – à partir de fragments autobiographiques
réunis à l’oral, mais suscités par des questions préparées à l’avance, forcé-
ment partiales et partielles ?
Il ne faut pas compter pour rien la succession des cycles littéraires et
les changements de sensibilité. Si les médias d’aujourd’hui ont appris aux
masses à confondre information et émotion, n’ont-ils pas également décul-
pabilisé ceux des intellectuels qui croyaient encore, peut-être en secret, aux
vertus du « vécu » ? Après quelques décennies d’une production soi-disant
centrée sur elle-même et sur les seules aventures du langage – d’une pra-
tique respirant l’air raréié d’une littérature dite « pure » –, le goût pour
l’« impureté », c’est-à-dire pour la compromission avec le réel et pour la
diversité baroque des formes, a pu trouver un terrain fertile où s’épa-
nouir18. Dans la critique des années 1980, on décèle parfois un rejet viscé-
ral de l’« objectalité » et de l’« objectivité » prônées par les avant-gardes des
décennies précédentes – le texte de Barthes, publié à New York, l’avait été
dans un numéro consacré au « minimalisme » –, rejet qui paraît exprimer
un désir de restauration violente d’un principe de plaisir lié aux « histoires »
et à la iction, au personnage « humain trop humain ». Des critiques plus
subtils que ces contempteurs de la modernité adornienne nous invitent
toutefois, dans la foulée d’un Robbe-Grillet goguenard qui coniait n’avoir
« jamais parlé d’autre chose que de [lui] »19, à jeter une passerelle entre
la littérature prétendument stérile et désincarnée des hérauts des décen-
nies 1950, 1960 et 1970, et celle, dévolue à l’intimité en serre chaude, aux
petites comme aux grandes histoires, des années 1980 et après. C’est ainsi
que l’œuvre « formaliste » de Claude Simon ou de Marguerite Duras ont
été relues a posteriori, et revendiquées, comme des tentatives de restitu-
tion biographique et autobiographique. Les conditions étaient ainsi ras-
semblées pour une réévaluation – positive – des écritures biographiques
dans leur ensemble.
Sans doute convient-il de noter ici que, pour abondante qu’elle soit,
la critique n’a pas précédé le phénomène des « nouvelles biographies ».
14
Introduction
20. Sur Michon, voir notamment le livre de D. Viart, Vies minuscules de Pierre Michon, Paris,
Gallimard (Foliothèque), 2004 ; sur Bergounioux, on se référera à M. Barraband, « Pierre
Bergounioux, François Bon : la connaissance à l’œuvre. Essai d’histoire littéraire et de
poétique historique », thèse de doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III,
2008.
21. L. Gilmore, The Limits of Autobiography : Trauma and Testimony, Ithaca, Cornell Uni-
versity Press, 2001, p. 2.
15
Les nouvelles écritures biographiques
22. B.-H. Lévy, entretien avec R. Dion, « Bernard-Henri Lévy. Les Derniers Jours de Charles
Baudelaire », Nuit blanche, no 35, mars-avril-mai 1989, p. 64-68.
23. P. Bourdieu, « L’Illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 62-63,
1986.
24. J. Lacan, « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je […] », Revue fran-
çaise de psychanalyse, vol. 13, no 4, 1949, p. 450.
25. P. Mertens, Les Éblouissements, Paris, Seuil, 1987.
16
Introduction
26. L’ouvrage de R. Dion et F. Fortier, publié depuis, aborde directement ces questions :
Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal, Presses de l’Uni-
versité de Montréal, 2010.
17
Les nouvelles écritures biographiques
27. A. Buisine, Proust, samedi 27 novembre 1909, Paris, Jean-Claude Lattès (Une journée par-
ticulière), 1991.
28. G. Wall, Flaubert : A Life, Londres, Faber, 2001 ; From Trotsky to Respect, BBC Radio
Four, 2008.
29. J. Barnes, Flaubert’s Parrot, Londres, Jonathan Cape, 1984.
30. Voir F. Regard, « L’Auteur remis en place : topologie et tropologie du sujet autobiogra-
phique », dans Une histoire de la fonction-auteur est-elle possible ?, déjà cité, p. 33-46.
18
Introduction
31. G. Wall, « Flaubert’s Voice », dans F. Regard dir., Mapping the Self : Space, Identity, Discourse
in British Auto/Biography, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne
(Sema), 2003, p. 385-398.
19
Les nouvelles écritures biographiques
21
Les nouvelles écritures biographiques
33. P. Nepveu, Gaston Miron. La vie d’un homme, Montréal, Boréal, 2011.
34. D. Noguez, « Ressusciter Rimbaud », dans J. Larose, G. Marcotte et D. Noguez, Rimbaud,
Montréal, Hurtubise HMH, 1993, p. 121-122.
22
Introduction
(1986), il cible ainsi l’auteur comme œuvre, ou encore l’auteur comme genre
– dans la mesure où l’écrivain mythiié init par acquérir le statut d’un per-
sonnage dont la vraie œuvre est la vie propre35. À sa manière souriante,
Noguez se fait fort de rappeler qu’« écrire la vie d’un auteur constitue une
façon de prendre une décision sur l’œuvre, de choisir d’enraciner en elle la
signiication de son texte »36.
En déinitive, nous voici ramenés à l’œuvre – pour nous apercevoir,
en fait, que nous ne l’avions jamais quittée.
35. Voir A. Brunn, L’Auteur [textes choisis et présentés], Paris, Flammarion (GF Flammarion-
Corpus), 2001, p. 25.
36. L’Auteur, déjà cité, p. 40.
23
première parTie
Perspectives
Jean-benoîT puech
g
Fiction biographique
et biographie ictionnelle.
L’auteur en représentation
I. Jeux
27
Les nouvelles écritures biographiques
De même, dans son étude publiée dans les actes du colloque « Formes
hétérodoxes de l’auto/biographie », qu’il a organisé en mai 2004 avec
France Fortier, Barbara Havercroft et Hans-Jürgen Lüsebrink, Robert
Dion constate que l’expression « iction biographique » « pourrait aussi
bien s’appliquer à une pure iction qui prendrait l’aspect d’une vraie bio-
graphie consacrée à un personnage inventé »2. Pour ces chercheurs, le
terme de « iction biographique » recouvrirait à la fois les variations roma-
nesques autour de la biographie d’auteur réel et les imitations de bio-
graphies « positivistes » créant des auteurs imaginaires. C’était déjà la
perspective d’Alain Buisine parlant de « bioiction » dans sa présentation
du colloque de Cerisy sur « Le Biographique », l’un des tout premiers
consacrés au « retour de l’auteur »3.
Je me permettrai toutefois de les distinguer, en réservant aux variations
romanesques sur les biographies d’auteurs réels le terme désormais consa-
cré de « ictions biographiques » (type Pour saluer Melville, de Giono) et
en le renversant en « biographies ictionnelles » pour désigner les pastiches
de biographies (pastiches tant formels que thématiques) créant des auteurs
imaginaires, par exemple Marbot, d’Hildesheimer. Ce que j’entends ici par
« pastiche » correspond, me semble-t-il, à ce que Mmes Montluçon et Salha
appellent ci-dessus un texte « qui se soumettrait aux règles de la biogra-
phie ». Toutefois je n’ai pas repris, dans cette citation, le terme de « roman ».
Certes, il a le mérite de bien mettre en évidence le fait que le référent de
ce type de texte est imaginaire, mais il couvre un ensemble plus vaste que
celui dont je veux parler. Ce « roman biographique » peut en efet com-
prendre des narrations qui ne sont pas des pastiches rigoureux du genre de
la biographie positiviste mais qui sont des récits linéaires de la vie d’un écri-
vain imaginaire, à la manière d’une biographie romancée se refusant à pro-
duire systématiquement ses sources dans le texte ou les notes (type Ariel
de Maurois). L’imitation d’une biographie romancée n’est pas le pastiche
d’une biographie scientiique telle que je l’envisage ici (j’y reviendrai à la in
de ce travail). À moins qu’on ne parle de degrés dans la biographie iction-
nelle, auquel cas je ne m’attacherai qu’à celle qui se prive de romanesque,
paradoxalement, pour mieux accréditer sa iction d’auteur.
28
Fiction biographique et biographie ictionnelle
« Biographie ictionnelle » : c’est d’ailleurs ainsi que Michel Lafon, dans
les actes du même colloque de Grenoble, nomme les fameuses nouvelles de
Borges « qui évoquent un personnage imaginaire » sous forme de notices
biographiques4. Symétrie délicate à manier mais utile : d’une part, les ic-
tions biographiques, qui ont recours, dans le domaine de la biographie
authentique, à des procédés romanesques (par exemple, l’accès direct à la
conscience du personnage, ou le dialogue au style direct) ; d’autre part,
les biographies ictionnelles, qui ont recours, dans le roman, à des procé-
dés du discours historique (par exemple, la focalisation externe, et tout
un système paratextuel de notes qui font référence aux sources nécessaires
pour une éventuelle vériication des données). Je répète que dans le second
cas, puisque nous sommes dans le roman, il ne s’agit que d’imitation des
procédés du discours historique ; je précise aussitôt, toutefois, que nous
rencontrerons ultérieurement des cas de biographies ictionnelles où les
notes renvoient à des sources de référence efectivement consultables, mais
qui sont à leur tour des ictions. Autrement dit : les auteurs de ictions
biographiques s’approprient les charmes (ou les vérités) et le public du
romancier ; les auteurs de biographies ictionnelles s’approprient la rigu-
eur (et l’efet de réalité) et le public des historiens.
Il existe moins de travaux exclusivement consacrés à la biographie ic-
tionnelle qu’aux ictions biographiques. Dans le domaine de la critique,
Jean-Marie Schaefer a consacré une étude au Marbot de Wolfgang Hil-
desheimer5, Jan Baetens, Bruno Blanckeman ou Dominique Rabaté à mes
propres ictions (on me pardonnera de les signaler, on se souviendra qu’ici
même, d’ailleurs, je le dois), et dans le domaine de la théorie, Sylvain Jouty
a consacré un texte singulier à la supposition d’auteur6. Jean-François Jean-
dillou a écrit la bible du ictio-graphomane, en deux versants comme il
se doit : une anthologie raisonnée et une subtile esthétique7. Malgré son
inexactitude à propos de ma thèse sur le grand œuvre de Jean-Charles
Mornay, l’ensemble a forcé mon admiration, qui reste très profonde, comme
elle l’est pour ses autres travaux sur les questions de littérature légale ou non.
29
Les nouvelles écritures biographiques
Le « biographique »
8. Maurice Blanchot cité par Jean Tardieu en exergue de sa supposition d’auteur Le Pro-
fesseur Frœppel, Paris, Gallimard, 1978.
9. « Récit rétrospectif qu’une personne fait de l’existence d’une autre, lorsqu’elle met l’ac-
cent sur la vie individuelle de celle-ci, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »
(J. Wirtz, Métadiscours et déceptivité, déjà cité, p. 56).
30
Fiction biographique et biographie ictionnelle
J’ai proposé naguère, ou même jadis, de le décrire dans les termes du voca-
bulaire de l’art dramatique, puisque le terme de représentation de l’écri-
vain m’y invite. Ce lexique rappelle aussi que je ne considère pas l’auteur
comme une personne, douée d’une intention (Lanson), jouée par un
inconscient (Freud), déterminée par un champ (Bourdieu), mais comme
un personnage (Diaz, Oster, Meizoz), même lorsqu’il est introduit sur la
scène des historiens de la littérature. J’insiste sur cette diférence et je me
permets de renvoyer, pour ma typologie, aux deux articles dans lesquels
j’ai proposé puis développé l’étude des domaines très divers dont je dois
simplement reprendre ici en quelques lignes la description10.
On peut rassembler dans une rubrique intitulée le décor et les acces-
soires tous les éléments, verbaux ou non, qui constituent le cadre de vie
de l’écrivain, ses objets de prédilection, souvent emblématiques, ainsi que
les lieux où il a vécu et/ou qui l’ont inspiré. L’importance du bibelot, de
la vitrine et de la résidence intimes s’accroît dans une proportion inverse
à la conscience que la littérature est une expérience sans retour de déter-
ritorialisation, comme le rempart historique s’érige d’autant plus haut
que s’ouvre à ses pieds l’abîme de l’oubli. Je ne donne ici que quelques
exemples français : pour la maison, celle de Pierre Loti à Rochefort, et les
innombrables publications qui lui sont consacrées, ou la reconstitution
du bureau et de la bibliothèque de Larbaud à la médiathèque de Vichy ;
pour les lieux, ceux qui ont une forte charge littéraire, par exemple le
lac du Bourget célébré par Lamartine ; pour les objets emblématiques, la
canne ou la cafetière de Balzac (vraie ou fausse).
Les masques et costumes désignent tout ce qui a trait aux apparences phy-
siques de l’écrivain, visage, corps, tenues et attitudes caractéristiques tels
qu’ils apparaissent dans les portraits verbaux (par exemple les physiogno-
monies) ou iconiques (par exemple les photographies). Cette fois encore,
on peut distinguer les représentations de l’homme et celles de l’auteur, dans
leur rôle public ou dans leur vie privée, voire intime ou même secrète, en
rappelant que pour l’esthétique post-proustienne, l’activité la plus intime de
l’écrivain le livre au monde le plus extérieur, au public inconnu, à l’irrepré-
sentable. Cette fois encore, un ou deux exemples seulement dans les col-
lections d’un amusant musée de l’histoire littéraire, parmi les plus célèbres :
le portrait de Proust par Morand dans Le Visiteur du soir, un instantané de
31
Les nouvelles écritures biographiques
11. Après Frédéric Lefèvre et ses « Une heure avec » des Nouvelles Littéraires, comptes ren-
dus journalistiques d’entrevues avec les grands écrivains de son temps, Jean Amrouche
inventa l’entretien radiophonique (Gide, Claudel, Mauriac…), et Robert Mallet rendit
le genre populaire (Léautaud). Sur ce sujet, voir les travaux de Philippe Lejeune et de
Pierre-Marie Héron. Exemples d’entretiens, dans un corpus récent de langue française :
Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey (Les Yeux ouverts, Paris, Bayard, 1980, réé-
dité en 1997), Pierre Guyotat avec Marianne Alphant (Explications, Paris, Léo Scheer,
2000), Annie Ernaux avec Frédéric-Yves Jeannet (L’Écriture comme un couteau, Paris,
Stock, 2003). Désormais, un titre est fréquemment donné au recueil, comme pour lui
conférer la valeur d’un opus à part entière dans les œuvres complètes. Mais on pourrait
citer aussi bien Butor, Perec, Quignard, Robbe-Grillet. Exemple de conversations (même
limites pour le corpus) : celles de Pierre Bergounioux avec son frère Gabriel, L’Héritage
(Paris, Les Flohic éditeurs, 2002, réédition Argol, 2008).
32
Fiction biographique et biographie ictionnelle
12. Exemples récents : pour le Journal, Dominique Noguez sur Marguerite Duras (Duras,
Marguerite, Paris, Flammarion, 2001). Pour les souvenirs, Anne Atik sur Samuel Beckett
(Comment c’était, Paris, L’Olivier, 2003).
13. Exemples célèbres : Emmanuel Berl sur Marcel Proust, Milton Hindus sur Louis-
Ferdinand Céline, Charles Duits sur André Breton…
33
Les nouvelles écritures biographiques
L’essai biographique
14. Agnès Védrenne m’a fait remarquer que j’aurais pu faire igurer ici les portraits cinémato-
graphiques d’écrivains, où alternent les éléments biographiques, les lectures d’extraits des
œuvres, les commentaires par des spécialistes et les témoignages par des proches, tels les
ilms de la série de Bernard Rapp, « Un siècle d’écrivains », difusés par la télévision dans les
années 1990. Il ne restait plus ensuite qu’à évoquer les imitations de ces ilms, possibles et
même réelles, par exemple le dernier ilm de cette série, réalisé en 2001 par Bernard Rapp
et Alain Wieder : Antoine Chuquet, 1905-1982 (no 257), qui comporte de nombreuses allu-
sions à la supposition d’auteur, notamment au Ronceraille de Claude Bonnefoy.
34
Fiction biographique et biographie ictionnelle
L’hommage
15. André Malraux, dans « Néocritique », longue postface à un volumineux recueil d’études
sur son œuvre intitulé Malraux, être et dire (Paris, Plon, 1976), voit dans ce type de
« mélange » hétérogène le relet d’un éclatement contemporain de la subjectivité ; il l’op-
pose à la biographie synthétique et il propose de le nommer « colloque ».
16. Dans une étude approfondie, on pourrait distinguer les Cahiers du Bulletin. Le Bulletin
correspondrait davantage à ma description alors que les Cahiers constitueraient plutôt, par
leur caractère moins séculier, une suite à l’Hommage. C’est ainsi, par exemple, qu’André
Dhôtel est l’objet de « Cahiers », mais qu’un « Bulletin » est réservé aux membres de l’Asso-
ciation de ses amis, « La Route inconnue ». Je proite de cette note pour signaler l’existence
35
Les nouvelles écritures biographiques
Les deux activités principales qui traitent de l’auteur sont donc celle de la
critique biographique et surtout celle du biographique proprement dit, où
l’on peut isoler trois sous-ensembles : d’abord, celui des décors et acces-
soires, des masques et costumes, des entretiens et conversations ; ensuite,
celui des témoignages ; et enin celui des biographies proprement dites.
L’hommage, quant à lui, réunit les deux domaines, rélexif de l’essai et
descriptif-narratif du biographique. Toutes ces activités ont une fonction
référentielle, celle de l’histoire individuelle, spéculative ou plus simple-
ment narrative. Lorsqu’il s’agit de narrations, on pourra les distinguer en
fonction de leur narrateur, présent (plus ou moins présent, parfois jusqu’à
prendre la vedette) ou absent dans l’histoire qu’il raconte.
Il ne reste plus qu’à proposer une dernière distinction du point de
vue de la composition, du plan, de la structure (et non plus du genre)
de tous ces travaux qui prennent en considération l’auteur et le biogra-
phique. D’une part, les ouvrages où l’auteur principal est le critique ou le
médiateur, et dans lesquels l’œuvre de l’auteur imaginaire est englobée par
le discours premier, quel qu’y soit le degré de présence de cette œuvre :
titre(s), citation(s), extrait(s) plus importants, intégralité (dans l’ordre ou
non), résumé. Un narratologue dirait que dans ce cas, l’œuvre et l’auteur
imaginaires sont intradiégétiques, voire métadiégétiques. On peut don-
ner comme exemple tout essai qui met en relation une œuvre et la vie
de son auteur. Et d’autre part, les ouvrages dans lesquels le critique ou le
médiateur et l’auteur imaginaires sont au même niveau narratif. Un nar-
ratologue les dirait alors également extradiégétiques. L’œuvre imaginaire
et sa présentation sont ici dans une relation de contiguïté et non plus d’in-
sertion. Le critique ou le médiateur sont l’auteur d’une présentation de
l’œuvre de l’écrivain, qui s’ajoute à elle, qui la précède ou qui la suit (que
cette œuvre soit donnée dans son intégralité, par exemple dans une édi-
tion savante, ou à travers des extraits, par exemple dans un manuel sco-
laire, une anthologie). Dans ces deux cas, bien sûr, on a remarqué que
cette typologie rend compte d’un corpus où igurent non seulement des
œuvres et leurs auteurs mais toujours également les auteurs de l’auteur :
d’un Guide des associations d’amis d’auteurs et des maisons d’écrivains, de Jean-Étienne
Huret, publié par la Librairie Nicaise à Paris (2003, 2005, revu et corrigé à chaque réé-
dition), indispensable pour qui s’intéresse à la représentation de l’auteur.
36
Genre eSSai « biographique » eSSai
pastiché (mÉThode +biographique
biographique)
dÉcorS TÉmoignage biographie hommage
et acceSSoireS
maSqueS (Narrateur (Narrateur
Œuvre et coSTumeS
de homodiégétique, hétérodiégétique,
dialogueS narration simultanée narration
l’auteur (enTreTienS eT
supposé ou rétrospective) rétrospective)
converSaTionS)
Voici donc le tableau :
37
encadrée Bolano, Déon, Hildesheimer,
(dans un texte cadre) La Littérature nazie Floc’h et Rivière, Un déjeuner de soleil Marbot
en Amérique Olivia Sturgess
Benjamin
et ne considère que le biographique allographe.
Jordane,
Morlino, L’Interview une vie
littéraire
Fiction biographique et biographie ictionnelle
Nabokov,
apposée Feu pâle Bonnefoy, Chevillard, L’Œuvre Quignard,
(à côté d’un paratexte Ronceraille posthume de Thomas Apronenia Avitia
de présentation) Bonnefoy, [iconog.] Pilaster
Ronceraille [texte]
(x 9)
critiques, éditeurs, médiateurs divers. Elle exclut tout autobiographique
Les nouvelles écritures biographiques
17. Pour une bibliographie exhaustive des suppositions d’auteur aux xixe-xxe siècles, je ren-
voie à mon petit livre Du vivant de l’auteur (Seyssel, Champ Vallon, 1990) et surtout à
Supercheries littéraires, la somme de Jeandillou.
38
Fiction biographique et biographie ictionnelle
II. Enjeux
Enjeux théoriques
Enjeux personnels
J’ai été invité par l’UQAM dans le cadre des « Entretiens Jacques Car-
tier » comme écrivain plus que comme chercheur. Je reconnais que ma
« recherche » s’élabore à travers quelques essais de iction, autant qu’à tra-
vers des ictions d’essais. Je me permettrai donc à présent de dire quelques
mots de mon propre intérêt pour toutes ces pratiques littéraires.
Nerval puis Rimbaud ont airmé l’altérité du sujet. Lacan après eux a
montré, dans des études prolongeant celles de Freud sur le narcissisme,
que le « moi » du sujet se construit sur « une ligne de iction », qu’il est
une formation imaginaire, et que comme telle, il n’est pas antérieur aux
échanges verbaux et sociaux, mais qu’il en dépend. Plus que d’une ic-
tion du moi, il faudrait parler d’une fabulation, d’une afabulation même,
puisqu’elle ne se donne pas comme telle (sauf dans la cure analytique d’un
impatient toujours sujet à rechute) mais prend tout son volume dans la
rhétorique du discours historique. Comment cette altérité et aliénation
du moi se sont-elles manifestées dans ma propre vie, bien avant l’ana-
lyse ? Je dirais que mon minimum vital se réduisait à la nécessité d’exté-
rioriser ce que j’avais de plus intime. Et que « le plus intime » était pour
moi l’impression d’accompagner un autre que je ne comprenais pas, que
je ne connaissais pas, qui ne me percevait pas. Même en ce moment où je
me tiens sur le devant de la scène, j’ai l’impression d’être assis parmi vous,
dans l’amphithéâtre, face à quelque acteur entre beaucoup d’autres, un
mauvais joueur que j’essaie de comprendre, par attention lourde ou lot-
tante, par transfert et contretransfert, par l’empathie ou par l’étude, mais
que je ne suis pas vraiment.
40
Fiction biographique et biographie ictionnelle
Lorsque j’étais tout jeune étudiant, dans les années 1970, je me suis adressé
à Louis-René des Forêts parce que j’avais pour son œuvre une admiration
profonde et attendais de lui qu’il m’aide à sortir de l’isolement dont je
soufrais. Mais à l’époque où je l’ai rencontré, il avait cessé d’écrire. Peu
à peu, faute de trouver en lui un encouragement à m’exprimer et à com-
muniquer, j’ai cru bon de valoriser le silence et le retrait dans lesquels il
s’était plongé. J’ai projeté sur lui certaines préoccupations de l’époque,
que Laurent Nunez et William Marx, chacun à sa manière, ont étudiées
41
Les nouvelles écritures biographiques
42
Fiction biographique et biographie ictionnelle
Enjeu littéraire
Genre eSSai+
biographie
pastiché biographique
eSSai
Œuvre
de TÉmoignage biographie hommage
Jordane
Toute
ressemblance
(1995)
*La case aveugle laisse la place à un ouvrage qui serait composé en deux parties : la biogra-
phie de Jordane (telle qu’elle est réalisée dans L’Intuition du biographe unique), suivie d’un
choix de ses œuvres, par exemple quelques notes de lecture de La B. d’un A., des passages de
son Journal extraits de L’A. du R., des nouvelles extraites de T. R… ou de P. de J., ainsi que
son roman inachevé, ses trois projets de nouvelles sous le pseudonyme de Vallières et ses
juvenilia publiés dans Benjamin Jordane, une vie littéraire. On aurait là une « anthologie
Jordane », précédée de sa biographie : l’homme et l’œuvre en une seule œuvre, tant il est vrai
que l’homme est une œuvre, lui aussi, comme peut-être même l’auteur en personne.
L’enjeu biographique
19. « Le Biographe anticipé », dans Annie Oliver dir., Écrire l’histoire d’une vie, Rome, Spar-
taco, 2007.
45
Les nouvelles écritures biographiques
20. Devenu depuis Une biographie autorisée et publié aux éditions P.O.L en 2010.
46
Fiction biographique et biographie ictionnelle
21. Les actes de ce colloque ont été publiés sous ce titre, L’Auteur comme œuvre, par les
Presses de l’Université d’Orléans, en 2000.
47
Les nouvelles écritures biographiques
propre mère, et dans le garage d’Étampes, celui de mon frère cadet qui
ne parlait qu’aux animaux dans son enfance renfermée. Il surprend, dans
les couloirs des Écoles et des Châteaux qui abritent la jeunesse de Jor-
dane, mes maîtres en théorie et en pratique littéraire : Gérard Genette
toujours très éclairant, Louis-René des Forêts qui m’a fait tant d’ombre
(où j’ai conservé un peu de fraîcheur). À Morigny, le biographe recon-
naît mon premier appartement dans une belle banlieue boisée, au-dessus
des vergers abandonnés où s’efondrait sous les glycines un pavillon au
toit pointu comme un petit chapeau chinois. C’est lui, Savigny, le man-
darin malicieux qui sort le vrai vécu d’un couvre-chef de carnaval ! Entre
les rives de la Juine, dans un décor tout droit sorti d’un livre de prix pour
bons élèves d’autrefois, avec souples roseaux, héron huppé et peupliers
frémissants, il voit se dérouler le Loiret d’Olivet. À Étampes, il entre dans
le magasin de « jouets traditionnels » de la première compagne de Ben-
jamin, il admire ses théâtres de table en carton ou ses poupées enruban-
nées mais il ressort sur la place du Temple, à Orléans, près de l’échoppe
à la Dickens où j’achète encore, pour ma propre collection, mes soldats
de plomb ou d’aluminium. Il reconnaît même, sous des toges d’emprunt,
quelques collègues rencontrés dans quelques colloques internationaux,
Martine Boyer-Weinmann, Daniel Madelénat. Bref (comme dirait le colo-
nel qui ne perd jamais de vue son Benjamin), Savigny devient mon bio-
graphe, il devient pour moi ce que j’ai été pour Jordane, il me permet
enin de raconter ma vie.
lucie roberT
g
L’art du vivant.
Rélexions sur le « théâtre biographique »
Je prendrai l’exemple d’une petite pièce, toute récente, pour illustrer les pro-
blèmes que soulève l’écriture d’un théâtre qui se voudrait biographique.
Yé midi Laure ! (2007) met en scène la igure de Laure Hurteau, journa-
liste à La Presse entre 1922 et 1956, où elle dirigeait les pages féminines. La
pièce est l’œuvre de son arrière-petite-ille, Myriam Houle1. Ouvrant sur
la igure de l’aïeule, âgée de quatre-vingt-trois ans et atteinte d’aphasie, la
pièce opère par lash-back, ouvrant pour nous les vannes de la mémoire, où
une Laure vieille rencontre une Laure plus jeune : « Te voilà. Où étais-tu ? »,
demande la plus âgée à la plus jeune. Cachée sous le lit d’hôpital, une vieille
boîte en métal recèle les souvenirs secrets. Parmi ceux-ci, un poème, qui
trouvera progressivement sa signiication au cours du texte. C’est ce poème
qui donne au texte son unité. À chaque extrémité de la pièce, un prologue
et un épilogue font intervenir divers membres de la famille : Claire, la ille
de Laure, puis André, son petit-ils et sans doute le père de Myriam Houle,
qui découvrent eux aussi le poème, sans en comprendre la valeur. Le dialo-
gue entre Laure vieille et Laure jeune, tout entier réalisé dans la mémoire
de Laure vieille, n’a ainsi jamais livré ses secrets publiquement et c’est sous
la forme de la iction que le public les entend, les voit et les reçoit.
La pièce de Myriam Houle fournit évidemment nombre de rensei-
gnements de nature biographique sur son arrière-grand-mère. Plusieurs
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Les nouvelles écritures biographiques
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Les nouvelles écritures biographiques
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L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »
4. A. Dumas, Kean, ou désordre et génie. Comédie en cinq actes, 1836, édition précédée de
Kean. Cinq actes, adaptation de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1954, p. 234.
5. Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue, 1835, dans Œuvres complètes de Victor Hugo,
tome XIV, sous la direction de Charles Savolea, Paris, Nelson éditeurs, [s.d.], p. 235-381.
Sur cette question, voir Lucie Robert, « La igure de l’acteur dans le théâtre romantique
français », dans M.-A. Beaudet, L. Bonenfant et I. Daunais dir., Les Oubliés du roman-
tisme, Québec, Nota Bene, 2004, p. 277-291.
53
Les nouvelles écritures biographiques
imagine en même temps qu’il les met en scène les derniers instants de
son personnage, s’inspirant pour cela du Molière d’Ariane Mnouchkine :
« J’ai alors imaginé que Gustave revoyait tout son monde, ses person-
nages, ses amis, ses ennemis, tous réunis autour de son grand corps fati-
gué – le jour même de sa mort. Une mort semblable à celle de Molière,
dans le ilm d’Ariane Mnouchkine, montant, à bout de soule, un inter-
minable escalier, menant de la scène au ciel »6. La pièce s’ouvre donc non
sur la naissance de Gustave, mais sur un personnage déjà aux prises avec la
mort, moment étiré pour en déployer toute l’intensité. Flaubert apparaît
« comme une momie dans sa longue éternité », selon le titre du premier
tableau, et il règle ses comptes avec les êtres réels ou ictifs qui l’habitent,
ce qui nous renseigne peut-être moins sur Flaubert que sur Lalonde lui-
même. Car superposer les igures de Molière et de Flaubert souligne les
choix esthétiques fondamentaux de l’auteur, connu à la fois comme comé-
dien et comme romancier.
Les auteurs dramatiques ne sont pas des universitaires. Ils fréquentent
rarement les fonds d’archives, interrogent peu les contemporains, analy-
sent les œuvres avec des outils qui ne sont pas ceux de la critique profes-
sionnelle. L’auteur dramatique lit les historiens et les biographes. S’il s’agit
d’une igure d’artiste, il lit ou voit les œuvres. Mais surtout, il invente
ensuite ce qui lui manque pour fournir sa substance au théâtre, à savoir le
dialogue, c’est-à-dire la parole vivante, échangée entre deux personnes qui
deviennent dès lors ses personnages. L’auteur dramatique réinvente aussi
la chronologie, fréquemment bousculée, ou l’espace référentiel, constam-
ment déplacé, pour des raisons évidentes liées aux contraintes théâtrales,
transformées ainsi paradoxalement en sources de liberté. Par exemple, le
théâtre permet de faire se rencontrer sur un même plan les êtres ictifs, les
êtres réels et, à l’occasion, les êtres surnaturels, ou encore de mettre en
scène simultanément le même personnage à deux âges diférents. Dans
cette immense liberté de représentation qu’autorise la scène réside tout
le charme du « théâtre biographique ».
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L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »
55
Les nouvelles écritures biographiques
9. J. Marchessault, La Saga des poules mouillées, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1981 ;
La Terre est trop courte, Violette Leduc, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1982 ; Alice
et Gertrude, Natalie et Renée et ce cher Ernest, Montréal, Éditions de la Pleine Lune,
1984 ; Anaïs dans la queue de la comète, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1985.
10. M. Garneau, Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone, Montréal, vlb éditeur,
1981.
11. M. Magny, Marina, le dernier rose aux joues. D’après la vie et l’œuvre de Marina Tsvétaéva,
Montréal, Leméac, et Arles, Actes Sud, 1994 ; Un carré de ciel. Inspiré des derniers écrits
de Jacques Ferron, Montréal, Leméac, 2003.
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L’art du vivant. Rélexions sur le « théâtre biographique »
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Les nouvelles écritures biographiques
par ses mots – et non par sa personne – que l’Autre paraît en scène. C’est
dans le dialogue entre le « Je » et les mots de l’Autre, perçu comme un alter
ego, qu’apparaît la relation mimétique qui caractérise toute biographie.
daniel madelÉnaT
g
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
Dans L’auteur ! L’auteur !, Henry James, revu et corrigé par David Lodge1, à
la veille de sa mort, brûle ses papiers personnels pour les soustraire à l’indis-
crétion biographique qu’il redouta toujours jusqu’à l’obsession (p. 98-99) ;
lui revient alors à la mémoire (par contraste…) l’espérance qui hanta le midi
de son âge : ne plus disparaître derrière l’écriture, mais, en situation auc-
torissime, sur la scène d’un théâtre (p. 123), saluer des spectateurs enthou-
siastes, nimbé des feux de la rampe, entouré des acteurs, admiré des cri-
tiques ; ainsi sacré, jouir de la reconnaissance inancière, sociale, médiatique.
L’expérience dramatique efective tourne au iasco : le public vocifère ses
appels, mais ne veut voir l’auteur que pour le huer (p. 294-295) ; la publi-
cité, violence contre l’esprit, tue (p. 360-361). L’épreuve – s’abandonner à un
désir pervers d’histrionisme, s’exposer, obscène, en chair et en os – conduit
James à devenir lui-même : comme l’esclave dans la parabole de Hegel, il
afronte le négatif – l’excès de lumière –, et, en pleine conscience désormais,
se retire dans une pénombre propice à la vision ; hors d’atteinte, auteur véri-
table et authentique, il projettera dans ses romans et ses nouvelles une indi-
vidualité irréductible à toute détermination, préservée d’une ignoble pro-
miscuité, qui séduira en silence des générations de lecteurs (p. 406-408).
Le roman biographique de Lodge illustre les pulsions scopiques qui
animent le furor biographicus d’aujourd’hui ; devant la rage de voir, de
toucher, et de se montrer2, quel bon réglage trouvera la biographie d’un
1. D. Lodge, Author, Author, 2004 ; L’auteur ! L’auteur !, traduit de l’anglais par S.V. Mayoux,
Paris, Payot/Rivages, 2005.
2. « Sophie Calle, m’as-tu vue ? », Centre Pompidou/X. Barral, 2003 (titre, aussi, de l’expo-
sition consacrée, en 2003-2004, à cette artiste qui aiche son existence et les segments
de vies anonymes ou notoires qu’elle repère, éclaire et entraîne dans ses fantasmes) : l’ex-
pression, détournée et adaptée, inspire l’intitulé de cet article.
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Les nouvelles écritures biographiques
Écologie
3. G. de Cortanze, « L’écrivain ne fait qu’écrire des biographies », Le Monde des Livres,
15 février 2008, p. 2.
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L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
4. D. Setterield, The Thirteenth Tale, New York, Atria Books, 2006 ; Le Treizième conte,
traduit de l’anglais par C. et J. Demanuelli, Paris, Plon, 2007, p. 117 et 52.
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Les nouvelles écritures biographiques
ce qui électrocute cette lumière. Chaque phrase dès l’instant où elle est
écrite peut se déinir : ce qui fait sauter l’écran »5.
Sur la corde raide ou le il du rasoir : voir l’auteur – oxymore, peut-
être adunaton, idéal régulateur, paradis virtuel au bout du long purgatoire
de la recherche –, cerné par la génétique textuelle, la sociologie, la soif
d’exposition médiatique, risque de donner dans la caricature, la vignette
pieuse, ou le discours herméneutique ; c’est entrer dans une « double vie »6
dont le biographe doit respecter les tensions, les interactions entre exis-
tence et écriture ; c’est éviter le « mauvais œil » (réiication, stéréotype,
terrorisme panoptique) pour chercher la convergence entre l’expérience
concrète, la puissance imaginante, et l’acte littéraire, au delà de ce que
toute iconographie montrerait.
Bioscopies
5. P. Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, p. 36. Et, p. 61 : « On ne peut
donner à la domination universelle lucifère un contrepoids visible sans qu’il sacriie à
son règne. »
6. Pour reprendre l’expression de Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie
des écrivains, Paris, La Découverte, 2000. L’auteur veut montrer jeux et circulations, et
sortir de l’opposition stérile entre biographisme et structuralisme, « vraie vie » en réalité
ou en littérature (p. 522-540).
7. A. Bierce, The Devil’s Dictionary, sous le titre The Cynic’s Word Book, Londres, Arthur
F. Bird, 1906 ; sous le titre actuel dans le volume 7 de The Collected Works of Ambrose
Bierce, New York, Neale, 1911 ; Le Dictionnaire du diable, traduit de l’anglais par A. Blanc,
Montélimar, Voix d’encre, 2004, p. 16.
63
Les nouvelles écritures biographiques
ressentiment. Saisir par l’écrit une présence qui fut réelle et visible, assem-
bler ses traces en récit et portrait cohérents, gagés sur le document, puis
s’efacer : pénible ascèse en des temps d’images et d’apparences. Le bio-
graphe accepte mal de s’absorber dans sa fonction scripturaire de greier
(graphe) : s’il devient biologue et biophane, il existera, auteur lui aussi ;
au lieu de dire et d’expliquer, il montrera et se montrera : tel Candaule
qui voulait à la fois dévoiler l’intimité de sa femme et régner en majesté,
tel Gygès qui voudrait, invisible, épier et voir, puis être reconnu8.
Aux extrémités du spectre thématique de la biographie postmoderne
s’aichent prométhéisme, pygmalionisme, voire exhibitionnisme (dans tous
les sens du mot : le marionnettiste, cabotin, fait le pitre au milieu du spec-
tacle) : les oubliés et les inconnus qu’il est beau et louable de sauver du
naufrage et de ramener au jour, ou les invisibles (Blanchot, Cioran, Bec-
kett, Salinger, Pynchon9…) qui donnent prise à une enquête ardue ; et les
monstres (sacrés) qui ofrent au biographe virtuose et intuitif l’occasion de
se valoriser en montrant l’auteur qui pâlissait, badigeonné de légende et
de dévotion consensuelle. La libido videndi – curiosité, concupiscence de
l’imagination – électrise ainsi le panbiographisme ambiant, désir de voir et
de savoir, impulsion matricielle et inaugurale que le roman du biographe
(sous-genre en vogue) développe en intrigue, péripéties et retournements10.
Un mythe sous-jacent (générique ou génétique : il justiie le scénario et l’ac-
tion) y aligne des épisodes clairement identiiables : idéal de visibilité absolue
et soif de mise en examen ou de garde à vue ; obstacles tout aussi absolus
(enquête entravée, pistes brouillées, jeux de masques…) ; échec (l’auteur
au secret, involué en ses arcanes) ; lueur dans la nuit, jour de soufrance :
le biographe convulsif, nécromant, hèle le créateur hors de son œuvre, le
contraint à traverser, évanescent et fugace, le miroir ; le suprême invisible
(l’alchimie poétique) s’entrevoit, et retombe dans sa nocturne opacité.
8. Christophe Prochasson analyse ce double processus (L’Empire des émotions. Les historiens
dans la mêlée, Paris, Demopolis, 2008, p. 41-70, « L’histoire à la première personne ») :
l’historien revendique le « Statut d’auteur » (p. 42) et donne dans l’égohistoire ; il subit
l’emprise de la sympathie, empathie ou antipathie, et ressuscite un personnage histo-
rique pour l’aimer, le haïr ou le juger (« Est-il bon ? Est-il méchant ? Autour de la bio-
graphie », p. 71-102).
9. « L’homme invisible », « cet écrivain sans visage », dont la biographie lacunaire contraste
avec une œuvre bavarde (A. Clavel, « Thomas Pynchon entre Rabelais et Jules Verne »,
Lire, no 369, octobre 2008, p. 35).
10. Pour ne citer qu’un exemple récent, É. Faye, L’Homme sans empreintes, Paris, Stock,
2008 : deux femmes tentent de reconstituer la biographie d’Osborne, écrivain renommé :
elles veulent l’extraire des voiles, pseudonymes, hétéronymes et légendes qui le dérobent.
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L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
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Les nouvelles écritures biographiques
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L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
Biopsies
Trop de voir tue le voir : repu et grisé d’images en lux, l’œil se lasse. Hori-
zon fascinant, le pouvoir optique sur l’auteur peut enliser le biographe
dans les poncifs ; il peut aussi l’amener à s’extraire des routines, à tenter
une relève littéraire de l’histoire ou de la bioiction ordinaire. Conscient
que l’« histoire est un théâtre éteint »21 qu’il faut illuminer à nouveau, il
bouscule les faits attestés au nom d’une vérité plus haute et plus complète
qui réclame une forme singulière ; il entend être auctor au sens plein, bio-
dote (donateur et sauveur de vies) ; par translocation, condensation, ellipse,
échos rythmiques, parodie, et surtout transfusion de sa propre vie, il crée
une simulation, une image virtuelle (artiicieuse, peut-être), une équi-
valence, mais pas, comme la biographie « standard », une reproduction
mimétique ; en désespoir de cause (devant la défaillance de la causalité),
le biographe en appelle à l’évocation d’un élan auctorial (pour plagier
l’élan vital de Bergson) qu’il faut suggérer et visualiser pour transcender
la scission entre vie et œuvre.
Seul l’auteur voit l’auteur, le perce à jour dans ses ruses, ses détours,
son ambiance imaginale, sa solitude devant la tâche : une fois énoncé cet
axiome séminal platonicien (« Seul le même peut connaître le même », et
connaître, c’est d’abord se connaître soi-même, revenir sur soi (rélexi-
vité), et passer par degrés d’une vue commune à la vision d’une forme
67
Les nouvelles écritures biographiques
22. Voir Plotin, Traité 49 (sur la connaissance de soi), et Traité 1 (sur le beau) : « Retourne
en toi-même et vois […]. Étant devenu une vision, aie coniance en toi » (I, 9, 5 et 20).
23. P. Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007,
p. 323.
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L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
vie, intense, gorgée de sacré, digne d’être racontée et légendée : « Écrire des
vies, c’est inventer l’existence des gens qui ont existé pourtant, qui ont eu
un état civil, c’est redoubler l’illusion réaliste, l’efet de réel » (p. 35). Inven-
ter, redoubler : la négation de la réalité (des procédés triviaux et conven-
tionnels qui l’anémient) produit une réalité supérieure.
Consentir au travail de la négativité (où les concepts, au sens spécula-
tif, incorporent leur contraire et s’accomplissent en se niant, comme dirait
Hegel), refuser l’hyperindividualisme et le panoptisme ambiants, c’est alors
obéir au génie de la biographie, retrouver son esprit au-delà des compro-
missions, poursuivre la guerre biographique par d’autres moyens (la bio-
graphie est chose trop sérieuse pour être laissée au biographe) jusqu’à une
lutte totale et inale, pousser à ses limites l’illusionnisme (latent dans la
biographie « standard ») et la mort de l’auteur (héritage d’un antibiogra-
phisme séculaire). L’extrémisme, la provocation, le jeu (in-lusio, entrée
dans le jeu), l’imagination aboutissent, en dernier ressort, à la collusion
de l’historique et du ictif, du biographique et de l’autobiographique,
assumée et revendiquée, et à la vie imaginaire ; l’auteur, que dévaluent le
cyberespace et le productivisme éditorial, à travers relets, trompe-l’œil et
faux-semblants, renaît en majesté (si ce n’est en bonne méthode) : la cari-
cature, l’outrance, le second degré n’aichent le dessous des cartes, la dia-
lectique de la transparence et de l’opacité, que pour abolir les brouillages
parasitaires qui déroberaient une intimité auctoriale.
Énumérer des noms – Pierre Michon, Pascal Quignard, Patrick
Modiano, Claude Louis-Combet, Jean-Benoît Puech, Gérard Macé24,
Richard Millet… – et des traits (délation, parfois jusqu’au laconisme ;
transgression multipliée des limites génériques : « contrevie »25 comme
auto-, hétéro-, bioiction ; autocommentaire et métadiscours du biographe ;
irruption du conditionnel, de l’incertitude ou de la contrefactualité…)
24. Macé à la fois photographe et biographe, qui rêve des maisons d’écrivains (Vies anté-
rieures, Paris, Gallimard, 1991, p. 111, « Maison hantée ») et des intérieurs dévoilés : le
poète Tarafa vu « dans l’un de ces bâtiments dont je soulève le toit comme un diable
boiteux » (p. 46).
25. Les vies contrefactuelles et réversibles, irréelles et imaginaires (P. Roth, The Counterlife,
1986 ; La Contrevie, traduit de l’anglais par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2004). Dans
The Facts. A Novelist’s Autobiography (1988) (Les Faits. Autobiographie d’un roman-
cier, traduit de l’anglais par M. Waldberg, Paris, Gallimard, 1990), le sens du mot s’in-
verse, dans la lettre liminaire de Roth à Zuckerman, le protagoniste de La Contrevie :
« Le manuscrit incarne ma contrevie, l’antidote et la réponse à toutes ces ictions qui
ont culminé dans la iction de toi » (p. 16). L’amphibologie de contrevie emblématise les
échanges irrémédiables entre réalité et iction.
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Les nouvelles écritures biographiques
26. R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften (t. I, 1930) ; L’Homme sans qualités (1957), traduit
de l’allemand par P. Jacottet, réédition Paris, Seuil, t. I, 2004, p. 720 (chap. 122). Ulrich
vient de se rappeler l’« invisibilité visible » (p. 718) d’une photographie de lui enfant, et
de dénoncer l’illusion narrative, habitude culturelle devenue seconde nature.
27. P. Quignard, Les Ombres errantes, déjà cité, p. 62.
28. Fixation énoncée et utilisée par Claude-Henri Rocquet : il faut que le lecteur « renonce
au il du récit, il ténu, il prétexte, récit dilué ; et qu’il regarde […] » (Goya, Paris, Buchet-
Chastel, 2008, p. 303).
29. Les Années, déjà cité, p. 240.
70
L’auteur ! L’auteur ! Biographie, l’as-tu vu ?
30. « Toute biographie ne pourrait être qu’une supercherie », « C’est sans in » (J.-M. Blas de
Roblès, Là où les tigres sont chez eux, Paris, Zulma, 2008, p. 762 et 596), avoue le prota-
goniste Eléazard von Wogau qui ne parvient pas à sortir du labyrinthe de ses recherches
sur le savant jésuite Athanase Kircher (1602-1680) et sur la première biographie-hagio-
graphie que lui consacra son disciple Caspar Schott.
31. J. Updike, Seek My Face, 2002 ; Tu chercheras mon visage, traduit de l’anglais par C. Dema-
nuelli, Paris, Seuil, 2006, p. 242.
32. C. Bonnefoy, Ronceraille, Paris, Seuil, 1978 ; J.-B. Puech et Y. Savigny dir., Benjamin
Jordane. Une vie littéraire, Seyssel, Champ Vallon, 2008.
33. On relèverait à la fois des formes classiques (l’oraison funèbre, la bibliographie exhaus-
tive, etc.), populaires (chroniques de la grande presse), savantes (l’explication biogra-
phique du Professeur Émile Pépin, « Le sol mémorable de Marc Ronceraille », p. 37-69,
opposé aux délires textualistes d’obédiences rivales), la « mythographie » posthume
(p. 169-180).
71
Les nouvelles écritures biographiques
et les traits des igures en vogue (Sagan, les Hussards, les nouveaux phi-
losophes), Marc Ronceraille, Rimbaud ou Nimier au rabais, se crédibi-
lise et endort l’éventuelle vigilance critique d’un lecteur qui reconnaît ce
qu’il connaît, et donne dans le leurre du vraisemblable. La mystiication
se verrouille. Bonnefoy amuse et rassure ; Puech déconcerte, inquiète, tra-
vaille et torture la « vie » pour que l’auteur nous méduse et nous sidère.
Jordane, dès sa jeunesse, est « à la recherche des Invisibles »34 ; pour lui, « la
biographie d’un auteur, les témoignages et les iconographies qui lui sont
consacrés, et à plus forte raison les rêveries à partir de son personnage, ont
une charge romanesque aussi forte que ses œuvres elles-mêmes » (p. 14).
Convergents et synergiques, récit, enquête, discours testimoniaux, éru-
dits ou éditoriaux auréolent Jordane d’un halo qui fascine, et lui donnent
une présence hallucinatoire, une densité d’être où se ressent l’auto-her-
méneutique de son « double » – d’autant plus que le lecteur idèle a vu le
personnage se développer et se nuancer au il d’ouvrages dont Jordane
est l’auteur ou l’objet (p. 347), et où il se montre en famille, à l’œuvre, en
littérature… Mais la polyscopie (la pluralité des points de vue), les hétéro-
nymes et les pseudonymes dissolvent en relets l’auteur, et « l’auteur de cet
auteur » (p. 10). Jeu de miroirs, fabulation, utopie (où est l’auteur ?) qui
troublent le « spectateur posthume, ce biographe anticipé sans le regard
duquel Jordane prétendait se perdre de vue » (p. 8), et pourraient être
l’emblème du paradoxe biographique en nos temps recrus d’images et de
spectacle : l’auteur, désormais visible et aiché, se dérobe néanmoins dans
la polyphonie de ses modes d’être et l’énigme de ses œuvres.
72
roberT vigneaulT
g
La subjectivité comme vérité.
Rélexions sur l’essai biographique
I. Théorie
Pour le commun des mortels, à commencer par les médias, le mot essai
désigne généralement l’ensemble de la prose d’idées, tout et rien, soit tout
mais rien de spéciique. À la lumière de la rélexion théorique et de l’his-
toire littéraire, il semblerait qu’on puisse faire preuve d’une plus grande
précision. Posons, pour faire court, que l’essai est de la littérature d’idées,
au sens strict de chacun des termes de cette expression galvaudée. Autre-
ment dit, le mot essai ne dénote pas n’importe quelle prose d’idées, loin
de là. Les études, traités, monographies, pamphlets, ces écrits divers, et
d’autres, donnent souvent à lire une prose de bon aloi, bien écrite même
selon la formule consacrée, mais qui n’a rien à voir avec celle des essayistes ;
cette dénomination, à mon avis, devrait être réservée à des écrivains qui
pratiquent une écriture, c’est-à-dire qui relèvent à part entière de la litté-
rature. La simple évocation de quelques grands noms servira d’illustra-
tion à un propos qui, oserais-je dire, devrait aller de soi, – et encore je
me limite aux domaines français et québécois : Montaigne, Pascal, Péguy,
Barthes, Vadeboncoeur, Ouellette… Pour être pleinement convaincant,
je proposerai plus loin, à la suite des considérations théoriques et histo-
riques, une lecture de quelques textes caractéristiques.
La littérarité inhérente au mot essai peut s’accompagner aussi, et utile-
ment, de certaines qualiications de cette forme d’art. Précisons toutefois
73
Les nouvelles écritures biographiques
1. F. Ouellette, « Divagations sur l’essai », dans Écrire en son temps, Montréal, Éditions
Hurtubise HMH, 1979, p. 37.
2. C.E. Whitmore, « The Field of the Essay », Publications of the Modern Languages Asso-
ciation, vol. XXXVI, no 1, 1921, p. 551-552.
3. G. Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957 ; La
Poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, 1960.
4. P. Vadeboncoeur, Les Grands Imbéciles, Montréal, Lux, 2008.
74
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
Le je de l’écriture
75
Les nouvelles écritures biographiques
n’a souvent qu’un dessein : parler au plus près de soi. Témoin ce court pas-
sage des carnets d’André Major :
Dans ces carnets, je n’écris pour personne, sinon pour des lecteurs ano-
nymes, au cas où cela éveillerait en eux le désir de faire un bout de che-
min avec moi, comme cela m’arrive en compagnie d’écrivains aussi soli-
taires que moi […].9
76
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
77
Les nouvelles écritures biographiques
Récit et essai
16. P. Neruda, J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975, p. 80-81.
17. P. Vadeboncoeur, Essais inactuels, Montréal, Boréal, 1987.
78
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
Que la biographie soit à la fois science et art implique que les vertus
d’une recherche factuelle méthodique vont devoir composer, chemin fai-
sant, avec celles d’une capricieuse recherche imaginaire. Claude Monnet
a observé dans sa thèse que la biographie était devenue pour Maurois le
moyen d’expression de ses pensées les plus intimes, une véritable déli-
vrance20. Il ira même jusqu’à assumer l’opinion, frondeuse peut-être, de
Serge Doubrovsky qui « a fort bien noté que le “sens” d’une vie humaine
existe comme un “imaginaire” » et que « c’est sur ce seul plan qu’une bio-
graphie intelligente ou, tout simplement, intelligible, peut le découvrir,
et jamais sur celui de la réalité objective » (p. ix21).
79
Les nouvelles écritures biographiques
80
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
81
Les nouvelles écritures biographiques
II. Lectures
27. Je serai l’Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux, déjà cité, p. 13.
28. H. Pelletier-Baillargeon, « Un subtil alliage d’histoire et de littérature », dans D. Lafon,
R. Grutman, M. Olscamp et R. Vigneault dir., Approches de la biographie au Québec,
Archives des lettres canadiennes, tome XII, Montréal, Fides, 2004, p. 157.
29. Olivar Asselin et son temps. Le militant, Montréal, Fides, 1996 ; Olivar Asselin et son temps.
Le volontaire, Montréal, Fides, 2001 ; Olivar Asselin et son temps. Le maître, Montréal,
Fides, 2010.
30. N. Huston, Passions d’Annie Leclerc, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2007 ; Tom-
beau de Romain Gary, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1995.
31. J.-P. Sartre, Baudelaire, précédé d’une note de Michel Leiris, Paris, Gallimard (Idées), 1947.
82
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
Romain Gary, que nous retrouverons plus loin, donne déjà lieu à ce très
fort témoignage en faveur de la subjectivité de l’essai biographique : « C’est
parce que j’aime Romain Gary que je suis capable de bien l’imaginer » (p. 18).
Et plus loin : « Connaître quelqu’un, ai-je envie de dire, c’est cela : le lais-
ser pénétrer en vous, lui permettre de faire partie de vous » (p. 19). Impos-
sible d’éluder ici un problème délicat où risquent de s’afronter des opinions
divergentes, à savoir la question de connaître quelqu’un qui a laissé une
œuvre. Sur ce point, j’avoue avoir toujours été profondément d’accord avec
l’airmation de Bachelard : « Il est si diicile de joindre la vie et l’œuvre »32.
Dans le même sens, Huston avance qu’il est périlleux de « rechercher, dans
la biographie d’un écrivain, des éléments susceptibles d’expliquer les idées
qu’exprime son œuvre » (p. 17). Elle verse même au dossier une piquante
rélexion de la romancière canadienne Margaret Atwood : « Vouloir ren-
contrer un écrivain parce qu’on a aimé son livre, c’est un peu comme vou-
loir rencontrer un canard parce qu’on a aimé le foie gras » (p. 17).
Et pourtant, c’est ce à quoi s’amusent des émissions dites culturelles :
ce qui semble important, c’est de faire « jaser » un écrivain sur sa vie de
83
Les nouvelles écritures biographiques
33. Programme Le Cid de Pierre Corneille. Mise en scène de Gervais Gaudreault. Une pro-
duction du Théâtre du Trident. Centre national des arts, Ottawa, hiver 2005.
84
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
empruntée, fabriquée de toutes pièces par sa mère34. Gary n’est pas lui-
même : le lecteur aura remarqué, dans l’essai de Huston, ces clins d’œil
ironiques récurrents (« comme ça, maman ? ») qui trahissent le surmoi
décrété par la mère, même morte. La « maternité dévoratrice » (p. 21)
de cette femme confond l’entendement : elle a vraiment empêché son
ils de vivre sa vraie vie en faisant de lui un décalque de Hugo. Il était
condamné à produire une étagère de volumes, bons ou mauvais, peu
importait ; c’était la quantité qui comptait. Bref, une vie faussée, lamen-
tablement, de bout en bout, ce dont ce « comédien », comme le qualiie
Huston, était conscient, afreusement conscient, obligé dès lors de vivre
une insupportable ambivalence, marionnette honteuse. Un jour, Gary a
une rage de dents. On le prend en pitié. Sa réplique est consternante :
« Ça m’est égal, vous savez. Je me déteste tellement que j’accepte dou-
leur et malheur ». Commentaire cinglant de Huston : « Ton angoisse va
croissant ; tu crains d’être dénoncé un jour pour ce que tu es vraiment, à
savoir… RIEN » (p. 76.) Cette aliénation extrême va même jusqu’à « infec-
ter » (p. 76) l’écriture de Romain Gary. Au sommet de sa comédie, trans-
formé, déguisé en Émile Ajar, dont les livres suscitent des dithyrambes,
il inira par se donner la mort, le retour au Réel, « l’ennemi principal »
(p. 84), étant devenu, cette fois, insoutenable.
Cette biographe « aime »-t-elle vraiment Gary ? Elle écrit que si elle l’avait
rencontré, ce « faiseur », ce « frimeur » lui « [aurait] déplu » (p. 13). Mais son
esprit intuitif a deviné qu’il y avait aussi l’autre Gary, celui qui ne pouvait
plus se sentir ; ce qu’elle écrit alors explique qu’elle ait pu l’« aimer » mal-
gré tout et lui édiier ce Tombeau à première vue si ambigu. Je la cite, non
sans m’interroger encore et encore sur l’aveu ininiment troublant que lais-
sent iltrer les mots qui suivent : « […] nous sommes donc rapprochés par
ce dégoût de ce que tu donnais à voir et à entendre au monde, et c’est ce
qui m’autorise à te dire tu » (p. 13). Une biographe qui tutoie son biogra-
phié, en ces termes et sur ce ton, voilà du pur style essayiste. Gary a vrai-
ment brûlé, selon Huston, qui se livre à un inquiétant jeu étymologique :
« Gari, c’est, en russe, le verbe “brûler” à l’impératif. “Brûle !” Injonction
à laquelle tu devais obéir jusqu’à la in, jusqu’à Ajar, braise. Tu t’es appelé
aussi, Ajar » (p. 20). Soulignons enin qu’en plus de la douloureuse empa-
thie qui rapproche, de si énigmatique façon, Nancy Huston de Romain
Gary, on doit prendre en considération l’aptitude de ce dernier à fabriquer
85
Les nouvelles écritures biographiques
Sartre n’a pas voulu rédiger une biographie dans les formes, fondée sur
tous les documents accessibles et assujettie à un cadre chronologique
rigoureux. Il n’a pas non plus prétendu faire de la critique littéraire, et
pour cause : Sartre paraît étranger à la poésie, il n’existe même à ses yeux
qu’une littérature engagée dans un projet précis touchant la vie réelle.
(J’ai souligné ce qui demeure pour moi une apparence car, en dépit de
son allégeance existentialiste, je soupçonne chez cet écrivain une certaine
ambivalence : n’a-t-il pas été fasciné jusqu’à la in par le styliste incompa-
rable que fut Flaubert ? Ne sent-on pas, dans les Situations par exemple,
la vibration d’une écriture ?)
Chose certaine, nous sommes en présence d’un essai, qu’il faut bien
qualiier de biographique puisque c’est uniquement l’homme Baudelaire
qui intéresse Sartre, un homme saisi à travers ses écrits intimes, ses coni-
dences sur lui-même, ses lettres à ses proches ; l’œuvre n’est convoquée, et
rarement, que pour corroborer un aspect de la personnalité de l’homme.
En outre, le biographe a adopté une perspective cavalière, ou de conven-
tion, permettant de distinguer l’articulation des diverses parties du cas à
l’étude. Il n’y a pas de chapitres ou de divisions dans ce livre, qui se pré-
sente plutôt comme le développement d’une intuition globale qui sait
où elle va et qui y va avec assurance, comme en font foi les fréquentes
indications de régie qui jalonnent le texte. On n’y relèvera que deux
césures explicites qui permettent alors de distinguer trois mouvements
dans la pensée sartrienne : la remontée vers le choix originel de Baude-
laire ; l’examen des conduites qui découlent de ce choix originel ; l’inter-
dépendance de ces diverses conduites. L’auteur a cherché à revivre de
l’intérieur la pénible expérience d’un échec existentiel, ce qui correspond
à la démarche caractéristique de l’essai. De plus, c’est pour s’éclairer soi-
même sur sa propre aventure de la liberté que Sartre s’est interrogé, avec
une si intense curiosité, sur l’aventure de cet être exceptionnel, comme
86
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
il le fera aussi, d’ailleurs, dans le cas de Flaubert : encore une fois, nous
sommes bien au cœur de l’entreprise littéraire de l’essai.
Baudelaire, comme Rimbaud et bien d’autres écrivains, occupe, dans
le haut lieu de la littérature, une niche sacrée, ce qui tendrait à faire de
lui un être intouchable. Mais Sartre ne l’entend pas ainsi. À ses yeux, leur
statut de personnes illustres ne les exclut pas de la condition humaine,
et on a bien le droit de s’interroger sur la qualité de leur vie. Dans le cas
de Baudelaire, l’auteur, pur cérébral à la dialectique brillante, s’adonne
froidement à une dissection méticuleuse, impitoyable aussi, de l’aven-
ture d’une liberté qui sert de repoussoir à sa philosophie de l’existence ;
Sartre se comporte comme le thérapeute de cette psychanalyse existen-
tielle qu’il a explicitée dans L’Être et le néant et à laquelle il s’est lui-même
plié comme à une indispensable ascèse.
Pour Sartre, la condition humaine, ou mieux la « situation » où nous
sommes jetés en naissant dans cette vie contingente et amorphe n’est
qu’un en-soi absurde auquel il faut absolument s’opposer si on prétend
atteindre à une liberté « authentique ». Il faut se faire soi-même, ne se
tenir que de soi, s’afranchir de l’assujettissement à des ins préétablies
pour « s’engager » dans un projet » tout à fait personnel d’existence.
L’existentialisme sartrien est avant tout une philosophie de la liberté,
une liberté totalement assumée envers et contre tout, et sans cesse à
réairmer face à la toujours résurgente facticité de l’être. Il importe tout
particulièrement de se choisir contre les déterminismes de la parentèle
(Baudelaire est certes visé ici, mais Sartre a dû lui aussi essuyer cette
épreuve, comme en témoigne son autobiographie Les Mots). Bref, il
s’agit d’une démarche primordiale que Sartre réitère vigoureusement
dans la toute dernière phrase de son Baudelaire : « le choix libre que
l’homme fait de soi-même s’identiie absolument avec ce qu’on appelle
sa destinée » (p. 245).
Or Baudelaire a pris en tout le contre-pied de cette éthique existen-
tialiste fondamentale. Tout en regimbant comme un enfant boudeur, il a
choisi sa vie durant de se soumettre à l’autorité des siens ; il a assumé plei-
nement leur déinition du Bien et du Mal ; sa vie n’aura été qu’une lente
décomposition, vécue dans la douleur, mais de propos délibéré. L’inven-
taire implacable de ces multiples conduites d’échec dure tout un livre. On
ne peut toutefois réfuter le propos de Sartre comme on le ferait de l’ar-
gumentation d’une prose d’idées quelconque. Ce Baudelaire est, en efet,
un essai biographique, et Sartre pourrait à bon droit rétorquer, comme
l’a déjà fait l’essayiste québécois Pierre Vadeboncoeur : « J’ai vu ce que
87
Les nouvelles écritures biographiques
Anne Hébert, par exemple, ne serait pas du tout d’accord, elle qui
cite d’abord Camus avant de conclure magniiquement son essai intitulé
« Poésie, solitude rompue » :
Mais Camus n’a-t-il pas dit : « Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou
abîme, s’il parle, s’il raisonne, s’il écrit surtout, aussitôt le frère nous tend
la main, l’arbre est justiié, l’amour né. Une littérature désespérée est une
contradiction dans les termes ».
Et l’essayiste d’enchaîner :
Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut qui vient de toute
parole juste, vécue et exprimée. Je crois à la solitude rompue comme du
pain par la poésie.36
88
La subjectivité comme vérité. Rélexions sur l’essai biographique
89
Éric dayre
g
Pour en inir avec le personnage
biographique : Jean-Paul Sartre,
Gertrude Stein, Philippe Beck
92
Pour en inir avec le personnage biographique
Quel reste pour l’homme ? (I, 3), (II, 9), (V, 15), (VI, 8).2
2. A. Neher, Notes sur Qohélét, Paris, Minuit (Aleph), 1994, p. 24 (je souligne).
93
Les nouvelles écritures biographiques
94
Pour en inir avec le personnage biographique
95
Les nouvelles écritures biographiques
96
Pour en inir avec le personnage biographique
7. M. Sicard, « Conversation entre Beauvoir et Sartre », 1979, repris dans Essais sur Sartre,
Paris, Galilée, 1989, p. 41-55.
97
Les nouvelles écritures biographiques
8. Ibid.
98
Pour en inir avec le personnage biographique
Sartre pense à une igure plus grande que les autres, non seulement
au Satan sublime, au paria dialoguant avec Dieu dans la tête de Flaubert,
99
Les nouvelles écritures biographiques
10. Voir par exemple, Les Mots, Paris, Gallimard (Folio), p. 125 : « Puis je me dédoublai. […]
Auteur, le héros c’était encore moi, je projetais en lui mes rêves épiques. Nous étions
deux pourtant : il ne portait pas mon nom et je ne parlais de lui qu’à la troisième per-
sonne. Au lieu de lui prêter mes gestes, je lui façonnais un corps que je prétendis voir.
Cette “distanciation” soudaine aurait pu m’efrayer ; elle me charma ; je me réjouis d’être
lui sans qu’il fut tout à fait moi. »
100
Pour en inir avec le personnage biographique
11. G. Stein, The Autobiography of Alice B. Toklas (1933), Harmondsworth, Penguin (Twen-
tieth Century Classics), 1966, p. 272.
101
Les nouvelles écritures biographiques
d’Alice en style simple, pour dire que c’est elle qui parle par la voix de
l’autre, ou plus exactement qu’elle conie l’autobiographie à l’autre qui
parle par sa voix (simple et néanmoins écrite), car Gertrude « intellectuelle
avant-gardiste » écrit en général pour ventriloquer du langage simple en
le rendant paradoxal, et c’est sa passion même. Cette ventriloquie donne
quelque chose de complexe et de spéculativement fécond. Ici, « personne »
ne parle, et « tout le monde » parle, mais il faut encore écrire pour le dire.
Ce qui ressort de ce jeu de face à face et de dédoublement consti-
tue un geste de subversion de la personne autobiographique en général,
et une intéressante pensée de la persona biographique de « Gertrude ».
Le partage traditionnel du « je » sur lequel l’autobiographie repose, c’est-
à-dire l’éclaircissement de soi, et le principe sur lequel la biographie se
fonde, c’est-à-dire l’exercice de lucidité sur l’autre, n’ont plus ici aucun sens
en dehors du partage opéré par l’autre, dans la rumeur, dans la voix de
l’autre. L’étrangèreté de la (sa) voix du même de l’autobiographie resur-
git dans la biographie et vice versa.
Le roman appelé en référence (le Robinson de Defoe) aura efective-
ment appris quelque chose au biographe : que l’autre est dans la seule
mesure où il est, en moi, l’Idea du jeu personnel à nouveau possible, non
pas un personnage isolé dans un « roman » de l’isolement, mais l’occasion
d’une « biographie » liée au dédoublement d’un particulier singularisé
dans une rencontre : l’Alice de Stein, le Robinson de Defoe, accentuant
encore l’efet de mise en abyme de cette idée dans l’île-littérature, le Ven-
dredi de Robinson, et ainsi de suite, l’autre de l’un, toujours. Rappelons
également le jeu steinien du roman qui s’épelle « i-dé-a » et qui s’inti-
tule Ida. « Ida » est la femme, le quasi-personnage de femme, qui aurait
pu ne pas naître ou aurait pu rester en puissance (c’est en des circons-
tances « existentielles » semblables que Sartre fait intervenir sa giganto-
machie stylistique sur le corps mou de « Flaubert »). Dans Ida ou dans
l’idée, actes et épisodes se succèdent d’une manière qui les dédouble :
par exemple, « partir » est un acte qui va être considéré comme le fait
« d’être ailleurs », c’est-à-dire comme ce qui permet de considérer le
fait « d’être ailleurs » comme l’acte second renvoyant de manière spec-
trale à l’acte qui l’a permis, et ainsi de suite. « Être ailleurs » spectralise
l’acte de « partir ».
Chaque épisode ou chaque acte est donc indéiniment susceptible
d’être dédoublé par le fantôme de l’acte qu’il expose, et inversement,
chaque état avéré, stase ou airmation d’existence relative à une personne
apparaîtra comme la trace fantomatique du mouvement constant d’un per-
102
Pour en inir avec le personnage biographique
sonnage virtuel qui n’est justement pas l’équivalent d’une personne stable.
C’est de ce rapport du présent à son fantôme absent, du rapport de la per-
sonne à sa persona indéiniment libre qu’il est fondamentalement ques-
tion dans l’autobiographie de Toklas par Stein. « Ida », comme « Alice »
ou comme « tout le monde », igure tout ce qui peut arriver dans ce qui
arrive, elle peut donc, tout au long du « roman » (auto-)biographique,
s’identiier à tout ce qui arrive et au monde entier. Elle fait le monde qui
potentialise le monde ; elle est d’ailleurs en train de faire le « tour » du
monde, et c’est pour cela qu’elle est absente. Elle est tout le monde et
tout le temps, et nous renvoie à l’idée steinienne de l’autobiographie de
tout le monde12. Il y a autobiographie de tout le monde, au sens où un
vivant résulte de (est le spectre de) ce qui a été un jour écrit : du nom qui
a été un jour écrit et dont il est l’ensemble des traces ou le « reste », pré-
cisément en une forme de réponse à la question de Qohélét.
Une personne est le fantôme du nom propre donné et l’idée de ce
qu’on écrit. Un vivant spectralise un nom écrit et donc un geste de nomi-
nation. Plaisir d’enfant typique. Donner des noms peuple le monde de
fantômes agissants. Divergence dispersante, l’autobiographie ininitisée
fonctionne grâce au spectre graphomane des autres vies susceptibles d’être
évoquées dans une vie. Cet hypergraphisme potentiel, cette vitalité inac-
tuelle et supplémentaire de l’autobiographie, c’est la voix de l’autre écri-
vant un bios, la vie de soi-même comme fantôme libre d’un autre, par et
pour un autre. Le « roman » (sous l’invocation de Defoe) et « l’autobio-
graphie » (sous la dictée du nom propre d’Alice Toklas) ne sont donc pas
l’écriture d’une vie tout uniment réelle, mais l’écriture du lapsus tempo-
rel qui dédouble le temps en acte et en retenue d’acte. Cette tenue de
l’autre, cette retenue du temps est également ce qui introduit les biblio-
thèques dans la vie, ce qui autorise le rapport à soi et une connaissance
de soi, et qui permet encore de savoir ce qu’on fait, de dire comment
on le fait et de s’entendre le dire. Elle permet un savoir des modes inis
et spéciiques de l’action qui concrétise, et de l’action qui abstrait puis-
samment le monde. Tenace, sobre et en même temps retenu, le style de
Stein est à l’opposé du style de l’emportement sartrien où le style a ini
par efacer l’autre à force de le généraliser. Stein insiste sur le rapport de
la construction et de la déconstruction du biographème, sur comment
cela est fait et écrit. Le souci ardent de la puissance dans l’acte impose
12. G. Stein, Everybody’s Autobiography, New York, Random House, 1937 ; traduction fran-
çaise par M.-F. de Paloméra, Autobiographie de tout le monde, Paris, Seuil (Points), 1989.
103
Les nouvelles écritures biographiques
13. Voir Everybody’s Autobiography : « […] that is really the trouble with an autobiogra-
phy you do not of course you do not really believe yourself why should you, you know
so well so very well that it is not yourself, it could not be yourself because you cannot
remember right and if you do not remember right it does not sound right and of course
it does not sound right because it is not right » (p. 68).
104
Pour en inir avec le personnage biographique
14. J. Rancière, Aux bords du Politique, 1990, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2004, p. 119.
106
Pour en inir avec le personnage biographique
108
Pour en inir avec le personnage biographique
109
Les nouvelles écritures biographiques
Flaubert disait : écrire est une manière spéciale de vivre. C’est pourquoi
l’écriture est un revécu synthétique. Le lecteur peut « synthétiser ». Il vit
ou ne vit pas ce qu’il lit, relit ou refuse de lire le monde quand il parcourt
des yeux ou des doigts les lignes enchaînées qui sont des phrases enchaî-
nées. Or, n’est-ce pas, l’écrit ne répond pas si je lui pose une question.
Pour établir un dialogue entre des livres, il faut ou bien en parler, ou bien
en écrire encore, continuer la bibliothèque. […] Le livre est un monolo-
gue à déchifrer, qui provient d’un dialogue entre des pans de réalité. Je
dis : monologue chifré, parce qu’il est un tissu de plusieurs voix abstraites
dans l’obscurité. Lui, le livre, ne parle pas. Il est muet, et a besoin de dif-
férents porte-voix dans le grand raisonnement poétique (celui que rêve le
Hugo des Misérables déjà). Le livre muet contient un monologue exté-
rieur parce qu’il est la condensation, le résumé d’un dialogue entre des
personnages et des pans de réalité (train, bureau, foyer, rue, stade, forêt,
école, leuve). Le dialogue entre les monologues est la condition de pos-
sibilité du livre, c’est-à-dire d’un monologue neuf, à écouter. Le dialogue
est la condition de possibilité du monologue livresque ; le dialogue des
êtres réels séparés fonde. Par êtres réels, j’entends aussi bien les lieux que
les êtres humains. L’homme est obligé de recomposer toutes ces réalités.
Et le monologue bizarre appelé livre est l’efet de l’insatisfaction : l’ordre
des choses ne suit pas […].17
17. P. Beck, « Du risque étendu », entretien avec Sophie Gosselin, Phrénésie, 2002 [http://
remue.net/spip.php?article3055].
18. Voir [http://www.sitaudis.fr/Parutions/un-journal-de-philippe-beck.php].
110
Pour en inir avec le personnage biographique
est Genius à l’occasion d’une personne […] »19. Ou encore, dans une
recension, Beck peut écrire : « J.B. Yeats parle de “l’impersonnalité de la
vraie personnalité”. L’homme de caractère doit avoir beaucoup d’imper-
sonnalité, comprendre intensément l’état du monde »20. L’imper-sonnage
contient aussi son impératif : comprendre l’état du monde.
La possibilité du général en poésie, de la philosophie telle qu’elle est
prise dans la poésie comme la force même de sa vérité travaille explicite-
ment le champ ouvert depuis Aristote dans le rapport entre l’histoire et
la poésie. On se souvient du partage aristotélicien : « […] la poésie est
plus philosophique, et de nature plus élevée que l’histoire, car la poésie
raconte plutôt le général, et l’histoire le particulier. Le général c’est telle
ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément
à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même
si par la suite elle attribue des noms aux personnages »21. La thèse du ter-
cet cadencé de Beck (« J’appelle philosophie/l’art d’être dans la poésie/
forte impersonnalité »), rebrasse cette proposition d’Aristote et donne à
peu près la transformation suivante : la poésie ouvre à la philosophie, elle
est de nature plus élevée que l’histoire car elle a pour objet le général, l’im-
personnel, et pour « sujet-objet » l’impersonnage (synonyme d’une « personne
plus générale »), tandis que l’histoire raconte le personnage particulier. Dans
cette position, la philosophie n’est pas extérieure à la poésie mais le sous-
ensemble impersonnel de la poésie, non pas une science mais un « art ».
De même, la poésie impersonnelle n’a pas essentiellement recours aux
personnages de la narration.
Le partage a lieu dans l’échange philosophique, dans la production de
vérité qui résulte du frottement entre poésie et histoire, dans le caractère
poétique de l’histoire qui en brise la conception particulariste et ouvre
à nouveau le caractère historiant de la poésie. Il est alors nécessaire de
plonger dans les transactions, les hybridations, les déformations et pro-
positions qui afectent ce rapport, et de cesser de considérer qu’il y aurait
d’une part la « création originale poétique » et d’autre part la « répétition
historique de ce qui est déjà créé ». En réalité, il y a les deux, il y a les
deux en même temps – la création poétique et la répétition historique font
111
Les nouvelles écritures biographiques
112
Pour en inir avec le personnage biographique
– caractère dont on sait par ailleurs qu’il lui vaut d’être partie prenante
d’une démarche qui mène à la science – et qu’elle se fonde sur le parti-
culier. Mais ce dernier caractère ne signiie pas qu’elle ait pour fonction d’y
arrêter la démarche, de même qu’il ne suit pas à la poésie de se préoccuper
plutôt du général, et par là, d’être plus philosophique que l’historia en son
point de départ, pour être inalement […] l’équivalent de la philosophie. […]
[L]’historia développe une marche vers la vérité mais n’a pas pour fonc-
tion de conclure sur la vérité, pas plus que la poésie ne devient l’équiva-
lent de la philosophie. Ce sont deux modalités du jugement préalable au
jugement de vérité, c’est-à-dire que l’historia rassemble l’expérience pour
la céder à la philosophie et à son logos qui peut saisir cet universel en
concepts et en propositions principielles. La poésie fait une part de cette
démarche, quant au général, mais elle n’est pas non plus le discours de la
vérité générale. […] [L]’isolement de l’historia se trouve une seconde fois
atténué quand est afaiblie la distinction nette entre la matière de l’historia
et celle de la poésie, autrement dit ce qui est réellement arrivé (ta geno-
mena) et qui est rangé dans la catégorie du particulier (ta kath hekaston)
d’une part ; ce qui pourrait arriver selon l’ordre du vraisemblable ou de la
nécessité (hoia an genoito) et qui relève, quant à lui, « plutôt du général »,
d’autre part. Car précise Aristote « rien n’empêche que certains événements
arrivés ne soient de par leur nature vraisemblables et possibles ». En ce cas,
on pose que c’est au poète tragique ou épique qu’il revient de choisir le
vraisemblable ou le nécessaire, y compris dans la matière de l’historia. C’est
même en ce qu’il est capable de saisir la dimension générale de certains
événements réels qu’il en est le poète (Poétique 51b32).22
113
Les nouvelles écritures biographiques
Frontières
brigiTTe FerraTo-combe
g
La maison natale, berceau de l’écriture :
Christian Bobin entre autoportrait
et portrait d’Emily Dickinson
117
Les nouvelles écritures biographiques
2. De nombreuses précisions sur les origines, les principes et les développements de cette
collection sont fournies par Colette Fellous dans un entretien avec Brigitte Ferrato-
Combe, paru dans L’Autoportrait fragmentaire, revue R&T (Recherches et Travaux),
no 75, automne 2009, p. 57-66.
3. Le texte de Pontalis présenté sur le rabat de la quatrième de couverture de chaque volume
de la collection en ixe les objectifs :
« Deux vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée,
qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieux de la biographie traditionnelle.
L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un
lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière ?
Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que
ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages
oubliés, noms efacés, proils perdus. »
4. A.-M. Monluçon et A. Salha dir., Fictions biographiques – XIXe-XXIe siècles, Toulouse,
Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 11-12.
118
La maison natale, berceau de l’écriture
119
Les nouvelles écritures biographiques
8. C. Bobin, Une petite robe de fête, Paris, Gallimard (Folio), 1991, p. 53-54.
9. Le Matricule des Anges, no 6, 15 février - 15 avril 1994.
10. C. Bobin, La plus que vive, Paris, Gallimard, 1996, p. 9
11. C. Bobin, Autoportrait au radiateur, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p. 165.
120
La maison natale, berceau de l’écriture
12. Entretien avec Christian Bobin qui accompagne sa lecture de Prisonnier au berceau,
Paris, Lire dans le noir, 2006, 2 CD.
13. « J’étais le plus jeune prisonnier de France. J’allais de ma chambre à la cour et de la cour
à ma chambre. Je passais chaque été enfermé dans la maison, à arpenter le cloître des
lectures, goûtant à la miraculeuse fraîcheur de telle ou telle phrase » ; Bobin, Prisonnier
au berceau, Paris, Mercure de France (Traits et Portraits), 2005, p. 13.
121
Les nouvelles écritures biographiques
14. « La salle des fêtes Saint-Henri était pour moi l’endroit le plus désolé du monde. Cette
désolation faisait sa gloire : la découvrir quand elle était vide me stupéiait. Les chaises
parfaitement alignées semblaient des âmes assises, attendant que vienne sur scène l’ange
qui leur remettrait un prix ou leur signiierait leur disgrâce. Le plus beau d’un spectacle
c’est avant qu’il ait lieu » (Prisonnier au berceau, déjà cité, p. 59).
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La maison natale, berceau de l’écriture
L’usurpation d’intimité
123
Les nouvelles écritures biographiques
Ces questions prennent toute leur acuité lorsqu’on observe que la moitié
environ des images présentées dans Prisonnier au berceau proviennent de
l’univers d’Emily Dickinson, si éloigné apparemment de celui de Bobin :
éloigné par l’époque et la géographie, mais plus encore par le milieu social
(le père d’Emily était juge, plusieurs fois membre du Congrès, son grand-
père avait créé le Collège d’Amherst : la « tribu » Dickinson était une famille
de notables, riches et inluents, dont la maison était un véritable domaine).
Tout semble séparer les deux poètes, à commencer par le sexe, que rappelle
une photographie de la robe d’Emily Dickinson, la célèbre robe blanche
dans laquelle elle apparaissait aux visiteurs, et qui suggère la présence d’un
corps féminin. Plus troublant encore, le seul portrait qui igure dans Pri-
sonnier au berceau n’est pas celui de Christian Bobin, qu’on attendrait dans
cet autoportrait, mais bien celui, en ombre chinoise, d’Emily Dickinson16.
Comment interpréter la présence de ces documents, auxquels il faut ajou-
ter la montre, l’herbier et même le testament d’Emily Dickinson ? Pour-
quoi donner à voir, avec une telle insistance, cet ailleurs et cet autre ? Chris-
tian Bobin aurait-il, dans Prisonnier au berceau, choisi de parler de lui en
parlant d’un autre comme l’ont fait d’autres auteurs dans la même collec-
tion, encouragés en ce sens par Colette Fellous ? Dans tous les cas, il s’agit
de proches (le père de Le Clézio dans L’Africain, la mère de Grenier dans
Andrélie, les artistes du groupe Cobra avec lesquels Alechinsky a fait œuvre
commune dans Des deux mains). Rien de tel ici. Portrait d’un autre ?
La lecture du texte de Bobin persuade rapidement du contraire : c’est
bien de lui qu’il est question à toutes les pages, de son enfance solitaire
au Creusot, de sa famille, de ses promenades dans la campagne environ-
nante. Un seul paragraphe est consacré à Emily Dickinson, à bonne dis-
tance de toute illustration la concernant (décalage des images par rapport
au texte encouragé par Colette Fellous) ; on y trouve quelques éléments
biographiques, mais avant tout une explication de la présence des images
d’Emily Dickinson dans l’autoportrait de Christian Bobin :
Ma joie fut grande le jour où je découvris l’existence d’Emily Dickinson :
elle me conirmait qu’il n’était pas nécessaire de courir le monde pour
vivre la vie la plus intense. Assis des heures devant une fenêtre, avec un
16. Portrait en ombre chinoise d’Emily Dickinson à 14 ans. Amherst College (Prisonnier au
berceau, déjà cité, p. 37). Bobin a refusé de faire igurer dans cet ouvrage son propre
portrait. Le in proil d’Emily est on ne peut plus éloigné de cette caricature qu’il pro-
pose de lui-même : « […] j’ai une tête de chou-leur et dans les mauvais moments aussi
de chien battu. Je ne suis pas très beau, comme un trognon de chou-leur quand on l’a
coupé » (entretien qui accompagne sa lecture de Prisonnier au berceau sur CD).
124
La maison natale, berceau de l’écriture
peu d’humour et de patience, on inissait par voir les anges traverser la rue.
[…] C’était un enfer pour elle que de sortir dans la rue, d’aller à l’église
ou même simplement d’ouvrir la porte aux visiteurs. L’enfer c’était d’être
douée d’une sensibilité aiguë. Le paradis, c’était la même chose. (p. 77)
La phrase « Assis des heures devant une fenêtre » peut s’appliquer aussi
bien à lui qu’à elle, l’emploi du pronom « on » permettant l’indistinction
du genre. La phrase suivante fait écho à la diiculté de l’enfant à franchir
le seuil de sa maison. Dans la vie d’Emily Dickinson, telle qu’il l’imagine
à partir de certains récits biographiques, il trouve une justiication de ses
propres choix d’existence ; dans sa vie de recluse entièrement consacrée
à l’écriture et à la contemplation, son repli agoraphobe sur la maison, le
jardin et à la in sur la seule « chambre d’écriture », sa fuite du monde
extérieur, du contact, au moins physique, avec les autres, il reconnaît ses
tendances les plus intimes, celles qu’il accepte après les avoir combattues.
On peut donc regarder les photographies d’Emily Dickinson comme une
représentation indirecte – à la fois magniiée, sublimée et pudique – de
sa propre solitude, de sa propre intimité, comme un autoportrait distan-
cié : « Je suis allé fouiller dans la garde-robe d’Emily Dickinson qui est
un poète aussi considérable pour moi que Rimbaud parce que son uni-
vers m’a semblé parler au mien » (entretien sur CD). La distance même
qui existe entre eux – et l’on peut rajouter à tous les éléments énumérés
plus haut l’écart entre un poète qu’il compare à Rimbaud et la perception
bien plus modeste qu’il a de lui-même17 – permet de dire le plus intime.
17. Lors d’un entretien avec Bobin au moment de la parution de La Dame blanche, la jour-
naliste Christine Ferniot note qu’il réfute l’expression « sœur d’écriture » et rapporte ce
propos : « Pour moi, elle est épaule à épaule avec Rimbaud, je ne peux pas me mettre à
ce niveau », Lire, no 361, décembre 2007 - janvier 2008, p. 28.
125
Les nouvelles écritures biographiques
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La maison natale, berceau de l’écriture
127
Les nouvelles écritures biographiques
Dans La Dame blanche, il décrit dans des termes très proches « la mai-
son adossée aux tombes » où a vécu Emily Dickinson entre dix et vingt-
quatre ans :
Elle jouxte le cimetière du village. De sa fenêtre Emily contemple pendant
des heures le paisible village des tombes. Le silence et le pardon parcou-
rent ses rues. Il est le relet, dans une laque d’eau, du paradis. Elle regarde
chaque enterrement, scrute les visages éteints derrière le cercueil lambant.
Les vivants et leur mort entrent ensemble par la porte principale du cime-
tière. Puis, après quelques paroles sans poids qui voguent mélancolique-
ment dans le ciel bleu comme des ballons d’enfant, les vivants repartent,
laissant le mort à sa nouvelle vie. (p. 30-31)
20. C. Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité. Emily Dickinson, Paris, Gallimard, 2005.
128
La maison natale, berceau de l’écriture
certains de ses titres comme Éloge du rien21. Bien sûr, cette apologie
du rien, du néant, de la précarité relève en partie d’un mysticisme que
Bobin et Dickinson ont en partage, un mysticisme en marge des formes
collectives de la religion et qui ne détourne pas de la vie ordinaire. « La
sainteté, avoue Bobin dans Prisonnier au berceau, m’a longtemps inté-
ressé jusqu’à ce que je trouve mieux qu’elle : la vie de chaque jour, la
simple vie sans prestige, fatiguée et ravaudée par endroits […] » (p. 63).
La dame blanche qu’il donne à voir, à la fois recluse dans une vie presque
monastique, animée d’une foi mystique, et passionnément attachée à la
vie dans ses manifestations les plus simples, réalise la synthèse de cette
double aspiration ; c’est pourquoi le portrait qui lui est consacré s’achève
sur une formule oxymorique qui tient lieu d’épitaphe : « la sainte du
banal » (p. 120). Mais cette déinition en dit sans doute davantage sur
les aspirations de Bobin que sur Emily Dickinson, dont certains exé-
gètes comme Claire Malroux nuancent la « sainteté ».
La réponse à la question de la frontière entre autoportrait et portrait
ne peut donc être qu’ambiguë : nettement tracée en apparence, puisqu’il
s’agit de deux livres distincts, autonomes, qui peuvent se lire l’un comme
autoportrait, Prisonnier au berceau, l’autre comme portrait, La Dame
blanche, cette frontière se révèle ininiment poreuse, chaque texte se nour-
rissant de l’autre, s’éclairant « de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un
sur l’autre » pour reprendre la formule de Perec à propos des deux récits
alternés de W ou souvenir d’enfance. Les deux textes peuvent – ou peut-
être doivent – être lus dans une continuité, et dans une même référence
aux images, qui servent de support à un processus d’identiication, on
pourrait presque dire de captation d’identité de la part du biographe.
129
Les nouvelles écritures biographiques
130
La maison natale, berceau de l’écriture
l’auteur ; même si le choix très personnel qu’il opère parmi ces photogra-
phies (salle des fêtes vide, maison près de l’église, absence de tout per-
sonnage) évite tout efet documentaire et renvoie davantage à sa vision
intérieure, ces images procurent une sorte d’attestation de véridicité. L’autre
fonds, les archives Emily Dickinson, n’a aucune valeur documentaire, ni
illustrative, dans Prisonnier au berceau puisqu’il n’y est que peu question
de la poétesse américaine. Au contraire, le berceau, la chambre, la maison,
le portrait qui s’insèrent dans l’autoportrait de Bobin mais ne renvoient pas
à son univers autobiographique apparaissent comme autant d’anti-docu-
ments, et leur présence peut se lire comme une mise en question de la véri-
dicité de l’image. Se substituant aux images personnelles qui auraient pu
être montrées, ils témoignent non seulement d’une pudeur, d’une réticence
à l’exhibition du moi, mais aussi d’un soupçon à l’égard de l’image, en par-
ticulier du portrait photographique. Un chapitre de La Dame blanche est
consacré à la méiance d’Emily Dickinson envers la photographie ; citant
une lettre à Higginson où Emily substitue à sa photographie absente son
portrait verbal23, Bobin commente, pour son propre compte : « Les photo-
graphes sont les domestiques de la mort. […] La tyrannie du visible fait de
nous des aveugles. L’éclat du verbe perce la nuit du monde » (p. 105-106).
Cette position iconoclaste, dont on trouve d’autres expressions dans son
œuvre, doit cependant être nuancée par le constat d’une véritable fascina-
tion pour les images provenant d’Amherst24. Les introduire dans Prisonnier
au berceau, c’est à la fois se dérober soi-même à la « tyrannie du visible » en
les substituant à ses propres documents, et leur reconnaître un pouvoir de
révélateur de l’invisible, d’une altérité où la poésie a pris toute la place, et
qui fait écho à sa propre intériorité. Les images deviennent alors autant de
ferments du récit, qu’il soit présent ou à venir, autobiographique ou bio-
graphique. Comme les visages de deux femmes dans Persona25 de Berg-
man se superposent en un seul, presque surnaturel, le portrait de Bobin et
celui de Dickinson en viennent à se confondre en un seul visage de poète,
à l’identité sexuelle indécise, irradié par la lumière de l’écriture.
23. « Je n’ai pas de portrait mais je suis petite comme le roitelet, et mes cheveux sont écla-
tants comme la bogue de la châtaigne – et mes yeux sont comme le sherry que l’invité
laisse au fond du verre – ça vous ira comme ça ? ça fait peur à mon père. Il dit que la
mort peut arriver n’importe quand et qu’il a des images de toute la famille – pas de moi,
mais j’ai remarqué à quelle vitesse les vivants épuisent ces choses-là en quelques jours –
et je me prémunis contre ce déshonneur » (p. 106).
24. Christine Ferniot rapporte : « Il a fait venir des États-Unis de nombreux ouvrages, des
images et même un ilm sur sa maison, des vues de son jardin » (Lire no 361, p. 28).
25. Ingmar Bergman, Persona, 1966. Les deux actrices sont Liv Ulmann et Bibi Anderson.
131
marTine boyer-Weinmann
g
Donner forme aux impossibilités
biographiques : Hélène Cixous
et Günter Grass
133
Les nouvelles écritures biographiques
3. A. Jeferson, Biography and the Question of Literature in France, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 2007.
134
Donner forme aux impossibilités biographiques
projet inal pour le premier cas, fait place dans le second cas un disposi-
tif (auto)biographique en anneau de Moebius plus sophistiqué. Histo-
ricisant le moment duel de l’archive ou de l’entretien (Gruber/Cixous,
Jeannet/Cixous) ou le cautionnant par sa participation-adhésion (col-
loques, séminaires, publications savantes), l’auteure réserve à l’écriture
autobiographique la pratique rélexive de la « hantologie »4, du dialogue
avec la igure maternelle, mais aussi avec l’ensemble de la tradition litté-
raire même (de Montaigne à Proust, de Joyce à Celan). Ce qui m’inté-
resse dans ce rapprochement a priori impossible, voire sacrilège au regard
de l’histoire de ces deux classiques contemporains, c’est la manière dont
l’autobiographe, par le choix délibéré de mettre en scène sa réticence et
sa honte, évacue ou inclut par avance ses biographes actuels ou futurs
dans le processus cathartique de la révélation. Comment ce qui était hier
impossible devient-il aujourd’hui possible et nécessaire ? Quels rôles sont
dévolus, dans l’espace même du texte autobiographique, au témoin, au
partenaire, à l’exégète de l’œuvre ? Comment une honte centrale (Grass),
un remords lancinant (Cixous), par-delà les raisons diamétralement oppo-
sées qui les originent chez l’un et l’autre, soufriraient-ils la médiation du
tiers biographique ?
Autocensures prolixes
135
Les nouvelles écritures biographiques
5. H. Cixous, épigraphe d’un recueil d’entretiens avec Mireille Calle-Gruber : Hélène Cixous,
Photos de racines, Paris, Éditions des femmes/Antoinette Fouque, 1994.
6. Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, 2006 ; Pelures d’oignon, traduit de l’allemand
par Claude Porcell, Paris, Seuil, 2007, p. 38.
136
Donner forme aux impossibilités biographiques
La question centrale posée aussi bien par Cixous que par Grass dans
leurs récits est bien celle du délai de révélation ou de dégel d’une parole
sur un non-dit (la culpabilité individuelle pour Grass, l’« impossibilité algé-
rienne » pour Cixous) : un temps de latence ou d’incubation, emmêlant
le sujet biographique et le temps collectif, auquel Hélène Cixous assigne
une durée moyenne dans un précédent récit : « Les enchaînements desti-
naux nous restent cachés toujours pendant quarante ans au moins. Qua-
rante ans, la durée d’un aveuglement humain vital. Tout ce qui aura été
décisif dans l’histoire d’un individu ou d’un peuple ne montre son visage
qu’après quarante ans de secret »9. Interrogeons ici le sens de cette mise
en « quarantaine » de la parole autobiographique chez l’une et l’autre, pro-
duit d’un sentiment de culpabilité de nature très diférente, mais surtout
le recours à des formes d’écriture de ce refoulé biographique : la lettre,
comme écrit adressé et la théâtralisation chez Cixous, l’arrêt sur image,
l’ellipse et la métaphore obsédante chez Grass.
7. P. Øhrgaard, Günter Grass, Ein deutscher Schriftsteller wird besichtigt, 2002 (2006 pour
le dernier chapitre) ; Günter Grass, l’homme et l’œuvre, traduit de l’allemand par C. Por-
cell, Paris, Seuil (Le don des langues), 2007. Voir particulièrement le chapitre VII :
« Sa vie : un conte. Pelures d’oignons » (p. 199-207).
8. Günter Grass, l’homme et l’œuvre, déjà cité, p. 201.
9. H. Cixous, Hyperrêve, Paris, Galilée, 2006, p. 64.
137
Les nouvelles écritures biographiques
10. B. Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette Littératures (Pluriel), 2006.
11. H. Cixous, Si près, Paris, Galilée, 2007, p. 68.
138
Donner forme aux impossibilités biographiques
139
Les nouvelles écritures biographiques
Ce n’est pas une lettre au sens strict qu’écrit Günter Grass dans Pelures
d’oignons mais une confession retorse et ronchonne parfois qui, au début
du moins, se veut sans complaisance : « J’écris donc sur la honte et le
remords qui la suit clopin-clopant. Mots rarement utilisés, inscrits dans
le processus de rattrapage, tandis que mon regard tantôt indulgent, tan-
tôt sévère reste dirigé sur un jeune garçon qui porte des culottes courtes,
va lairer tout ce qui se tient caché et a cependant négligé de demander
“pourquoi” »12. Ou encore, lorsque Grass recourt à l’image de l’encap-
sulement pour désigner le point aveugle de ses 12-16 ans : « Ce qui est
encore encapsulé : honteusement ravalé, secrets sous des déguisements
changeants. […] Des mots évités dans un lot de mots. Des éclats de pen-
sées. Ce qui fait mal. Toujours » (p. 63). Image retorse néanmoins car,
si elle désigne métaphoriquement l’enkystement des hontes dans une
conscience, elle renvoie aussi concrètement à la blessure par éclat d’obus
dont le jeune « fantassin porté » sera victime dès son incorporation dans
la Wafen-SS. Dette néanmoins qui fait naître la métaphore centrale de
l’ouvrage et lui fournit son titre, celle de l’oignon-souvenir, dont la pelure
la plus extérieure conserve la trace résiduelle :
Un mot en appelle un autre. Dettes et dettes morales, culpabilité, Schul-
den et Schuld. Deux mots si proches, si solidement enracinés dans le ter-
reau nourricier de la langue allemande – mais on peut adoucir le premier
en remboursant, fût-ce par petits morceaux, comme le faisait la clientèle à
crédit de ma mère ; la culpabilité, celle que l’on peut prouver comme celle
qui se cache, ou que l’on devine seulement, celle-là reste. Elle poursuit son
tic-tac, et même en voyage, elle est déjà dans le Nullepart où elle garde la
place au chaud. Elle récite sa petite maxime, ne craint pas les répétitions,
se laisse gentiment oublier quelque temps et hiberne dans les rêves. Elle
reste comme un dépôt, une tache qui ne se laisse pas efacer, une laque
qu’on ne peut pas lécher. Elle a appris très tôt, confessée, à trouver refuge
dans le pavillon d’une oreille, prescrite ou depuis longtemps pardonnée,
à se faire plus petite que petite, un néant, et cependant, dès que l’oignon
s’est rabougri pelure après pelure, elle est inscrite durablement sur la plus
récente des peaux : tantôt en majuscules, tantôt en incidente ou en note,
tantôt bien lisible, tantôt en hiéroglyphes qui, si même on y arrive, ne
sont déchifrables qu’avec peine. Pour moi, je peux lire la brève inscrip-
tion : Je me suis tu. (p. 33)
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Donner forme aux impossibilités biographiques
142
Donner forme aux impossibilités biographiques
déroulé de manière plus funeste qu’on ne l’aurait voulu veut être raconté
tantôt comme ceci, tantôt comme cela, et pousse à des histoires men-
songères » (p. 17). Le lecteur en quête de révélations déinitives est donc
d’emblée averti : antiseptique reconnu, l’oignon s’accroît par couches de
vérités concentriques et provisoires. S’il irrite les muqueuses au moment
de révéler la vérité sous la peau, c’est aussi peut-être pour mieux l’empor-
ter dans le lot des larmes.
Car l’oignon est récalcitrant, voire déceptif : inopérant pour les aveux
fondamentaux, il se rétracte et perd le chifre secret dès que l’autobio-
graphe fait appel à lui, quand ce n’est pas l’autobiographe qui se rend
aveugle à son message. Inopérant d’abord : « Faire revenir à la mémoire
le pas fatal du lycéen de quinze ans en uniforme, ce n’est pas la peine de
peler l’oignon ni d’avoir recours à quelque autre adjuvant. Ce qui est sûr,
c’est que je me suis volontairement engagé pour le service armé. Quand ?
Pourquoi ? » (p. 65). Illisible ensuite au moment des interrogations capi-
tales : « Ce qu’il faut se demander : étais-je efrayé par ce qu’on ne pou-
vait pas ne pas voir dans le bureau de recrutement, comme m’efraie
aujourd’hui encore au moment de l’écrire, plus de soixante ans plus tard,
le S redoublé ? Rien n’est gravé sur la pelure d’oignon où l’on puisse lire
un signe d’efroi, sans parler d’épouvante » (p. 107). Ou encore : « Ce qui
trompe à première vue : quand on pèle l’oignon, les yeux commencent
à se remplir de larmes. Ainsi se trouble ce qui serait lisible si l’on avait la
vue claire » (p. 189). Troisième variante, l’oignon comme miroir qu’on
repousse : c’est ce qui se produit entre le moment, esquivé dans la narra-
tion, où le jeune Grass décide de se faire incorporer et la réalité efective
de l’incorporation à peine rappelée par une photographie : le refoulement
est reconnu par Grass qui airme : « Moi qui ne veux pas déchifrer ce qui
est gravé sur la pelure d’oignon » (p. 97).
À la in de son ouvrage, il peut cyniquement rendre grâce à l’oignon,
allié complaisant pour une fausse confession : « D’où il faut conclure que
l’oignon se prête plus que tout autre produit des champs ou des jardins
à usage littéraire que, pelure après pelure, il aide le souvenir à avancer
ou qu’il amollisse des glandes lacrymales desséchées et les transforme en
geysers » (p. 311). Reste l’éclat d’obus encapsulé dans la chair, pris dans la
gangue organique et qui trouve son équivalent artistique et symbolique,
sur le bureau de l’écrivain, dans un morceau d’ambre de la Baltique où
un insecte s’est trouvé à jamais prisonnier : « Mon ambre conserve avec
plus de netteté ce que l’on discerne comme une inclusion : pour l’instant
un moustique ou une minuscule araignée. Mais ensuite c’est une autre
143
Les nouvelles écritures biographiques
144
Donner forme aux impossibilités biographiques
l’autre » (p. 21-22). La broussaille des origines, c’est aussi celle qui enva-
hit les tombes du cimetière d’Alger où sont enterrés, dans le carré juif,
Georges Cixous et Eugène Derrida, les deux pères. La mère avait pré-
venu la ille avant son départ : « Tu ne verras rien. Tout est broussaillé ».
Parvenue sur les lieux, Cixous interpelle ses accompagnateurs : « Ne me
suivez pas ! Je n’ai pas pris le sécateur, s’il le faut je couperai les brous-
sailles avec mes dents… » (p. 201). Ce ne sera pas toutefois nécessaire, à
l’ombre grêle du cyprès homonyme de l’adverbe de lieu qui hante le titre :
Si près, et qui fait de Cixous, selon ses propres mots, un être inséparabe.
Ève la maïeuticienne
C’est alors que j’ai dit que j’irais peut-être à Alger, et ma mère a tiré :
« sans moi ! » comme si j’avais tiré sur elle. La Véhémence c’est elle, Ève.
Évidemment, elle prétend que c’est moi. […] lorsque j’ai vaguement dit,
Alger, peut-être, elle a crié : « Qu’est-ce-que-c’est-que-ça ? » Cette façon
guerrière qu’elle a de coller toutes les syllabes en une seule apostrophe
gutturale. « Alger » dis-je. « J’ai dit Al-ger », ai-je dit […] « Algérie ? » dit
ma mère. « Jamais-d’-Algérie. » Il faut imaginer la musique. Voix étonnée,
ascendante, venue du fond du temps, atteignant les aigus de l’incrédulité.
Pause. Voix redescend la pente. La question Algérie, abyssale, suspendue.
Algérie ? dit-elle. Qu’est-ce que c’est « Algérie » ? Sans article la chose n’est
plus qu’un mot. Un signiiant étrange. « Algérie », dis-je, plus fort, « Et en
rêve ? Rêves-tu d’Algérie ? » insisté-je. « Jamais-d’Algérie » dit la voix de ma
mère. Qu’est ce que pourrait être la Chose Algérie ? Algérie jamais dit ma
mère. Algérie sort. Je garde deux phrases sans verbe […]. À peine com-
mencé ini. Algérie, comment c’est ? Fini. Même en rêve. Ma mère ferme
la porte, pour s’assurer qu’Algérie ne risque pas de se fauiler dans la pièce,
la fenêtre aussi. […] Sansmoi ! le cri de guerre de ma mère… (p. 46-48)
146
Donner forme aux impossibilités biographiques
un livre, qui a pris de la gloire en même temps que des couches de pous-
sière et a renvoyé les batailles au délai de prescription, tout doit être éli-
miné du champ de vision… (p. 391)
15. G. Grass, Die Box, 2008 ; L’Agfa Box, histoires de chambre noire, traduit par J.-P. Lefèbvre,
Paris, Seuil, 2010.
16. H. Cixous, Ève s’évade. La ruine et la vie, Paris, Galilée, 2009.
147
roberT dion
g
Fonction critique de la biographie
d’écrivain (Puech, Oster)
1. Cet article procède d’une recherche ayant pour thème « Les postures du bio-
graphe », menée par Robert Dion et Frances Fortier (Université du Québec à Rimouski).
Elle bénéicie de l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
2. M. Auger et M. Girardin, « La Problématique de la vie et de l’œuvre dans l’histoire des
études littéraires. Introduction », dans M. Auger et M. Girardin dir., Entre l’écrivain et
son œuvre. In(ter)férences des métadiscours littéraires, Québec, Éditions Nota Bene, 2008,
p. 5-29.
3. J.-P. Sartre, Baudelaire (1947), Paris, Gallimard (Folio/Essais), 1975.
4. A. Buisine, « Bioictions », Revue des sciences humaines, no 224 (octobre-décembre), 1991,
p. 9.
5. Voir à ce propos Robert Dion et Frances Fortier, « Baudelaire narré : Sartre et Bernard-
149
Les nouvelles écritures biographiques
Henri Lévy », dans Otrante. Art et littérature fantastiques, « Vies imaginaires », no 16
(automne), Paris, Éditions Kimé, 2004, p. 53-68.
6. Voir les deux dossiers de la Revue des sciences humaines, « Le Biographique » (no 224,
1991) et « Paradoxes du biographique » (no 263, 2001), ainsi que le numéro de Voix et
Images que j’ai moi-même édité, « Les Avatars du biographique » (no 89, 2005).
7. H. Mitterand, Zola, Paris, Fayard, 1999-2002 (3 tomes).
8. M. Contat, « Émile Zola, solitaire et solidaire », Le Monde, 27 septembre 2002 : [http://
www.limag.refer.org/Cours/Documents/ZolaLeMonde2002/ZolaSolitaireSolidaire.
htm] (page consultée le 28 septembre 2008). Si Mitterand ne semble pas remettre en
cause la forme traditionnelle du récit biographique, il lui donne cependant, en bon uni-
versitaire, une inlexion toute particulière : comme le dit encore Contat, « c’est l’œuvre
même qui prend le devant dans cette biographie, puisque aussi bien la vie de Zola est
vouée à plein temps à l’enquête et à l’écriture, à l’invention d’un monde qui devait régé-
nérer le monde réel par la mise à nu de ses mécanismes, mais aussi par le dessin d’un
avenir possible de réconciliation ».
9. D. Viart, « Dis-moi qui te hante : paradoxes du biographique », Revue des sciences
humaines, no 263, p. 28.
150
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)
10. Pour ce qui est des ictions critiques en général, je me permets de renvoyer à mon livre,
Le Moment critique de la iction. Les interprétations de la littérature que proposent les ic-
tions québécoises contemporaines, Québec, Nuit Blanche, 1997.
11. V. Nabokov, Pale Fire, 1962 ; Feu pâle, traduit de l’anglais par R. Girard et M.-E. Coin-
dreau, Paris, Gallimard, 1965 ; G. Bessette, Le Semestre, Montréal, Québec/Amérique,
1979.
12. D. Noguez, Les Trois Rimbaud, Paris, Minuit, 1986 ; R. Bolaño, La Littérature nazie en
Amérique (1995), traduit de l’espagnol par Robert Amutio, Paris, Christian Bourgois,
2003.
13. J.-B. Puech et Y. Savigny dir., Benjamin Jordane, une vie littéraire, Seyssel, Champ
Vallon, 2008.
14. Voir, sur cette question, C. Dalpé, « Biographique et imaginaire chez Jean-Benoît Puech
et ses avatars. La mise en récit de vies ictionnelles dans Jordane revisité », mémoire de
maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2006.
151
Les nouvelles écritures biographiques
Stefan Prager), faux éditeur et vrai auteur, a commencé par livrer les prin-
cipaux textes anthumes, l’écrivain travaille depuis plusieurs années mainte-
nant à élaborer « une igure autonome, sorte d’illustration, de vériication
ou d’incarnation de cette œuvre »15 : un auteur qui soit au moins autant le
ils que le père de son œuvre, voire l’une des « versions » de celle-ci. On a
maintes fois insisté sur le fait que cette entreprise biographique, qui appa-
raît intégralement ictive, constitue en réalité une autobiographie oblique,
détournée, la relation entre Benjamin Jordane et Pierre-Alain Delancourt
étant la transposition, peu ou prou, de celle de Puech à Louis-René des
Forêts. Quelque passionnante que soit cette question, je n’entends pas en
traiter ici. Ce qui me retiendra davantage, plus que l’hétéronymie réelle
ou supposée de cet « auteur comme œuvre », pour continuer de parler
comme Puech, c’est la scénographie de la critique à l’intérieur de ce pas-
tiche des « cahiers » consacrés à un écrivain.
Entreprise à la fois commémorative et critique, en vertu d’un dosage
variable de piété et de distance, les cahiers igurent, par essence, une sorte
de courtepointe où s’assemblent toutes espèces de « discours sur » (allo-
graphes) et de « discours de » l’auteur élu (autographes). Parmi les pre-
miers, les témoignages, les essais d’interprétation, les textes critiques,
notamment ; au rang des seconds, les inédits, les esquisses, les correspon-
dances, les juvenilia, et ainsi de suite. Le premier des faux « Cahiers Ben-
jamin Jordane » répond en tous points à ce signalement : il prend donc
au sérieux les conventions du genre dans le temps même où, en se pla-
çant sous l’égide d’un co-éditeur scientiique ictif, Yves Savigny, il les
ébranle. Cet attelage, si je puis dire, de faux (Savigny) et de vrai (Puech) se
révèle emblématique de ce qu’on va lire : un échange, entre des instances
démultipliées dont l’ancrage référentiel est plus ou moins solide, « entre
la iction et l’autobiographie, l’aventure et l’étude, la critique enin et la
création » (p. 17). Il n’y a pas que l’activité critique elle-même, d’ailleurs,
qui soit donnée à voir dans ces cahiers, mais également les mœurs parti-
culières du petit cercle qui l’exerce, la rivalité entre Puech et son collègue
(inventé) Stefan Prager se faisant jour ici une fois de plus.
La dispersion et la disposition inhérentes à la forme des cahiers, qui
colligent aussi bien des documents (photographies, brouillons, dessins,
notes) que des textes achevés, permettent la coexistence, quasi sur un
15. J.-B. Puech, « Présentation », dans N. Lavialle et J.-B. Puech dir., L’Auteur comme œuvre.
L’auteur, ses masques, son personnage, sa légende, Orléans, Presses universitaires d’Orléans,
2000, p. 10.
152
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)
16. À Catherine Dalpé, Puech a conié ceci : « […] dès mon premier livre j’ai voulu que la
glose et l’aventure, les contenus abstraits et les formes sensuelles, les universitaires détes-
tés et les romanciers adulés échangent leurs masques et leurs costumes, leurs décors et
leurs accessoires, leurs voix, leurs volumes et leurs valeurs » ; C. Dalpé et J.-B. Puech,
« Des panoplies et des masques », dans R. Dion et F. Fortier dir., Portraits de l’écrivain
en biographe. Entretiens, Québec, Éditions Nota bene, 2012, p. 168.
153
Les nouvelles écritures biographiques
17. Texte publié antérieurement : J.-B. Puech, « Théorie et pratique des sources : la biblio-
thèque de Benjamin Jordane », Revue de la Bibliothèque nationale de France, « L’Imagi-
naire de la bibliothèque », vol. 15, 2003, p. 80-83.
154
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)
La Gloire
18. Texte lui aussi publié précédemment, dans Jordane revisité (Seyssel, Champ Vallon,
2004), dont il constitue le premier chapitre non titré, puis repris dans une forme encore
diférente, mais toujours sous le titre de « Jordane revisité », dans R. Dion, F. Fortier,
B. Havercroft et H.-J. Lüsebrink dir., Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques de la
biographie et de l’autobiographie, Québec, Éditions Nota Bene, 2007, p. 423-447.
19. D. Oster, La Gloire, Paris, P.O.L., 1997.
20. D. Oster, Stéphane, Paris, P.O.L., 1991.
21. D. Oster, L’Individu littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
155
Les nouvelles écritures biographiques
22. J.-B. Puech et Y. Savigny dir., Benjamin Jordane, une vie littéraire, déjà cité, p. 16.
23. F. Fortier, « L’Individu Mallarmé dans l’écriture biographique de Daniel Oster », dans
M. Auger et M. Girardin dir., Entre l’écrivain et son œuvre, p. 125-126.
24. Conception réitérée dans L’Individu littéraire, où il est dit que le biographique « d’ailleurs
tout aussi bien est la lettre » (p. 234).
156
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)
qu’on va assembler, mettre en relation, élire et lier » (p. 30) : toute écri-
ture serait logée à l’enseigne d’un arbitraire, d’un hasard tout-puissants.
Dès les premiers mots de celle qui, parmi les nombreuses entrées inti-
tulées « criTique », se trouve au premier tiers du livre environ, le bio-
graphe semble déjà tirer des conclusions au sujet de l’activité critique :
« Donc décrire », commence-t-il sans que l’on puisse décider si cet inini-
tif s’applique à sa propre pratique ou à celle de Mallarmé. Et il poursuit :
Décrire ce qui est écrit comme étant une représentation qu’on se donne
à soi. Il n’y a pas d’autre « profondeur » que celle d’un plateau de théâtre
sur lequel on fait pendre des décors où l’on voit des arrière-plans, des loin-
tains, des fonds. Rester froid, imperturbable. Lorsque le rideau tombe,
applaudir. Ne pas faire d’efort pour « accéder au cœur de l’œuvre ». Peine
perdue : le cœur est dans la surface, la ligne. Le « cœur », l’intime sont
toujours réducteurs. (p. 71)
Les accents valéryens – courants chez Oster – qui percent dans ce pas-
sage soulignent le paradoxe au fondement de la démarche du biographe.
Car l’extrême proximité du regard, de la lecture, l’engagement plein du
scripteur dans sa relation à son modèle, ne vont pas sans dénégations, et
surtout sans la multiplication de iltres – critiques, ictifs – qui tiennent
Mallarmé en respect. La forme fragmentaire de La Gloire, l’introduction
d’interlocuteurs tels Thomas et Hermann, la multiplication des citations,
références et allusions en tous genres, la convocation réitérée d’œuvres
comme Moby Dick, constituent autant d’écarts qui empêchent le discours
d’« adhérer » – à soi comme à l’autre. Il faudrait au surplus mentionner,
comme autre facteur d’« espacement », le style qui, tant chez Mallarmé que
chez Oster, ne peut s’élaborer qu’à distance de soi-même : l’on conquiert
son style sur sa manière naturelle, intime, d’écrire, et l’on écrit d’une cer-
taine façon pour n’être pas ce qu’on est : « Ce que je suis est hors de la
question de l’écriture » (p. 71).
Ces détours, ces biais, ces ruptures et ces palinodies, qui concrétisent
un projet de discontinuité, constituent pour Oster l’unique façon de par-
ler de l’autre, mais également de soi, puisque Mallarmé, conie-t-il d’em-
blée, est « une afaire entre moi et moi » (p. 16). Or, c’est une afaire qu’il
est impossible de « régler » sans opérer au moins un retour sur les mythes
collectifs – mythes du vécu, mythes de l’écriture – qui ont si fort intéressé
l’essayiste de L’Individu littéraire. C’est ainsi que les topoï de la « bohème
littéraire », du « martyre » de l’écrivain et du « Livre » courent dans tout
l’ouvrage. Les deux premiers s’articulent à la question qu’Oster lui-même
désigne comme centrale chez Mallarmé, à savoir celle « de la relation du
157
Les nouvelles écritures biographiques
25. F. Fortier, « L’Individu Mallarmé dans l’écriture biographique de Daniel Oster », déjà
cité, p. 128-129.
26. En préface à L’Individu littéraire, Oster parle de Mallarmé comme de « l’auteur le plus
intimement et véridiquement théâtral qui fût » (p. 4).
158
Fonction critique de la biographie d’écrivain (Puech, Oster)
que dans des fragments et dans des prophéties, il est aussi, paradoxale-
ment, ce qui existe déjà, qu’il faut retrouver, et dont la littérature, qui
en conserve le souvenir ébloui, ne recueille « que les restes, les ombres,
les relets » (p. 29).
Ce mythe du Livre converge forcément vers un autre mythe qui a
pour nom « Stéphane Mallarmé ». C’est à cette signature qu’Oster essaie
de donner corps (sans d’ailleurs s’abuser sur l’authenticité de ce corps),
écrivant un essai biographique choral où tantôt l’Ulysse de Joyce apparaît
comme le modèle idéal (p. 152), tantôt le portrait du poète par Manet
(p. 159). « J’essaie seulement, écrit Oster, de reconstruire mentalement
quelque chose qu’on désigne par ces deux mots : Stéphane Mallarmé »
(p. 144). La reconstruction de cette cosa mentale passe, bien sûr, par l’évo-
cation biographique. Oster ne nous fait pas faux bond, et il égrène les
biographèmes obligés : les mardis rue de Rome, la vie à Valvins, le céré-
monial littéraire, le cercle familial, la mort d’Anatole, les opinions des uns
sur les autres. L’entreprise de reconstitution biographique trouve une jus-
tiication supplémentaire dans l’argument selon lequel Mallarmé, mal-
gré ses dénégations, aurait lui-même donné un tour autobiographique à
son œuvre : « […] les mêmes choses circulent dans ses lettres et dans ses
vers, dans La Dernière Mode et dans Divagations. Mallarmé est un dia-
riste, un autobiographe, un autoportraitiste » (p. 30). Cela explique l’in-
térêt très vif du poète pour l’anecdotique : contrairement à ce qu’allègue
Maurice Blanchot, « cette vie en détail n’opère[rait] pas la mort du sujet
mais son émiettement, son évacuation dans le parcellaire » (p. 134-135).
Le sujet n’aurait pas, en conséquence, basculé dans le vide, dans le néant,
il disparaîtrait plutôt dans le trop-plein, dans un chatoiement aveuglant
que la critique biographique aurait pour tâche de restituer.
Analyses
paScal riendeau
g
Les deux Goethe de Kundera,
ou la poétique romanesque
de la relation biographique
163
Les nouvelles écritures biographiques
Dans ses essais, Kundera dénonce, non sans véhémence, un type de bio-
graphies et déplore que trop de lecteurs s’intéressent à la vie des auteurs
et non plus à leurs œuvres. En réalité, Kundera ne dénigre pas les jour-
naux, les mémoires ou les autobiographies des grands écrivains ; lui-
même s’en inspire. Il vilipende les auteurs d’autobiographies déguisées
en romans ou de romans à clés, et il se montre surtout virulent envers
de nombreux biographes qui publient des ouvrages jugés réducteurs. Ce
qui semble particulièrement irriter Kundera, c’est la biographie mora-
lisatrice consacrée à un romancier. Dans L’Art du roman, l’auteur cri-
tique à la fois la biographie comme récit intellectuel et la méthode adop-
tée par les biographes :
D’après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie
pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman.
D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le roman-
cier a fait, refont ce qu’il a défait. Leur travail, purement négatif du point
164
Les deux Goethe de Kundera
Une opposition aussi stricte entre roman et récits de vie tient-elle tou-
jours ? Ce qui donne de la force à l’argumentation de Kundera, c’est sans
doute moins de telles propositions générales – pas toujours très nuan-
cées – que son analyse minutieuse de textes biographiques. Dans Les Tes-
taments trahis, Kundera exprime sa hargne contre ceux qu’il nomme les
« fouilleurs de poubelles » (p. 321), et notamment contre ces biographes
qui, tel Jefrey Meyers avec Ernest Hemingway4, interprètent l’œuvre
d’un grand auteur à partir de sa vie et en viennent à proposer une leçon
de morale. Sa dissection très convaincante d’un court passage de la bio-
graphie de Meyers montre comment le biographe détourne le sens de
l’œuvre de Hemingway. La charge se termine par un commentaire cin-
glant de l’essayiste : « […] par la force de son interprétation, il a trans-
formé l’œuvre de Hemingway en un seul roman à clés ; comme s’il l’avait
retournée, telle une veste […] ; ainsi, l’œuvre se défait, les personnages
imaginaires se transforment en personnes de la vie de l’auteur et le bio-
graphe ouvre le procès moral contre l’écrivain […] » (p. 317-318). On
constate une continuité entre les essais et les romans de Kundera (la cri-
tique de la biographie, l’idée du procès contre les écrivains), mais on note
aussi, le reproche adressé à Meyers le prouve clairement, qu’en tant qu’es-
sayiste Kundera émet des jugements péremptoires et s’autorise des prises
de positions catégoriques qu’on ne retrouve pas dans ses romans, même
dans les passages où l’essai domine.
Publié entre L’Art du roman et Les Testaments trahis, L’Immortalité
est traversé par des discours essayistiques abondants émanant essentielle-
165
Les nouvelles écritures biographiques
166
Les deux Goethe de Kundera
Biographie et ictionnalisation
167
Les nouvelles écritures biographiques
168
Les deux Goethe de Kundera
Il était assis à la fenêtre ouverte, je me Il se pencha vers elle pour lui caresser les
tenais devant lui, les bras autour de joues comme on caresse une enfant. À cet
son cou, le regard enfoncé comme une instant, l’enfant cessa son bavardage et
lèche au fond de ses yeux. Peut-être leva vers lui des yeux plein d’exigences et
parce qu’il ne pouvait pas le supporter de désirs tout féminins. […] Ils se regar-
plus longtemps, il demanda si je n’avais daient les yeux dans les yeux, la machine
pas chaud […]. Alors il dit : « mets donc à séduire s’était mise en branle. […]
ton sein à l’air […] ». Comme je ne disais Sans la quitter des yeux, il lui demanda
rien contre, quoique j’eusse rougi, il de dénuder ses seins. […] Immobile,
ouvrit mon vêtement, me regarda […]. elle gardait les yeux dans ses yeux […].
Il me considéra longuement, et nous La main toujours posée sur son sein, il
étions tous les deux silencieux. Alors, il la regardait, lui aussi, dans les yeux, et
me couvrit le cou de baisers, beaucoup, tout au fond, longuement, avidement, il
beaucoup, et violents… J’avais peur. observait la pudeur d’une jeune femme
Il aurait dû me laisser ; et c’était pour- dont personne n’avait encore touché le
tant si puissamment beau ! 9 sein. (p. 100-101)
9. Bettina von Arnim, citée par Romain Rolland, Goethe et Beethoven, déjà cité, p. 243-244.
169
Les nouvelles écritures biographiques
Un essai biographique
10. Voir Lucien de Samosate, Dialogues des morts, traduction d’E. Talbot (1857).
170
Les deux Goethe de Kundera
171
Les nouvelles écritures biographiques
des récits sur Goethe et des reproches qui lui ont été adressés. En reconsti-
tuant le procès, le narrateur-essayiste se transforme tour à tour en témoin,
en avocat de la défense et en un juge plus éclairé ain de remplacer « l’insti-
tutrice de village », représentante symbolique du discours de la doxa biogra-
phique dans l’univers romanesque. Autrement dit, la notion de « procès » se
dote d’un sens plus métaphorique, signiiant le processus (ou la discussion
d’idées) et le litige à résoudre, ce qui permet l’enchevêtrement de l’essai et
du récit biographique à l’intérieur de l’intrigue romanesque.
Seuls sont appelés à la barre les témoins les plus illustres : Rilke, « le
plus grand poète allemand après Goethe » (p. 277) ; Éluard, « le Saint-Just
de l’amour-poésie » (p. 281) ; et Rolland, « l’ami des femmes et du proléta-
riat » (p. 312). Le but de ces auditions est de comprendre ce qui a amené
ces grands écrivains à se prononcer en faveur de Bettina et à condam-
ner Goethe. Selon l’essayiste, le procès entrepris par les trois biographes
l’aurait été au nom d’une conception de l’amour qu’ils partageraient et
qui ne s’accorderait pas avec les actions de Goethe. Parmi eux, seul Rol-
land peut être considéré comme un biographe de Goethe, et encore, de
façon bien partielle. Le narrateur-essayiste s’attarde surtout aux témoi-
gnages de trois auteurs reconnus avant tout pour leur œuvre littéraire et
non comme autorité sur celle de Goethe. Après avoir résumé chacun des
trois textes, il précise : « Parvenus à ce point, nous pouvons prendre la
défense de Goethe […] » (p. 282). Dans la suite de l’essai, il accorde un
appui indéfectible à l’auteur de Poésie et vérité, tout en gardant une dis-
tance envers lui, s’assurant toujours de ne pas tomber dans le même tra-
vers idéologique que les biographes.
La réhabilitation de Goethe se retrouve immédiatement confron-
tée à un obstacle de taille : le plus illustre auteur allemand a-t-il réelle-
ment besoin d’être défendu ? Surtout contre des œuvres somme toute
mineures ? Quelle place accorder à la in du xxe siècle au Goethe et Bee-
thoven de Romain Rolland, essai biographique introuvable, d’un auteur
qu’on ne lit guère plus ; à un bref passage dans un ouvrage mineur d’un
poète surréaliste12 alors « furieusement partisan de Staline » (p. 281) ; à la
courte section des Cahiers de Malte Laurids Brigge 13, dans laquelle le nom
12. P. Éluard, Les Sentiers et les routes de la poésie, Paris, Les écrivains réunis, 1952, p. 74-79.
Éluard consacre à Goethe et Bettina à peine cinq pages, incluant la longue citation d’une
lettre de Bettina.
13. R.M. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1929), traduit de l’allemand par M. Betz,
Paris, Seuil (Points), 1966, p. 177-180.
173
Les nouvelles écritures biographiques
Stratégies rhétoriques
ans avant sa mort : « Ce taon insupportable que m’a laissé ma mère, écrit
Goethe, nous importune depuis longtemps » (p. 111). Tels seraient les der-
niers mots connus de Goethe sur Bettina. Interprété par le narrateur comme
un moment de liberté de la part d’un immortel à la in de sa vie, cet énoncé
lui permet d’approfondir sa propre analyse de la signiication de l’immor-
talité. La reprise du vers sur l’éternel féminin qu’évoquait Hemingway est
d’un autre ordre. Tiré de la in du second Faust, il reste l’un des plus connus
de l’œuvre de Goethe. D’abord paraphrasé par Paul, le vers est ensuite cité
intégralement en allemand et en français : « Das Ewigweibliche zieht uns
hinan ! L’éternel féminin nous entraîne vers le haut ! » (p. 50114). L’énoncé
apparaît dans le discours de Paul – de plus en plus ivre – juste après la célé-
brissime formule d’Aragon, « La femme est l’avenir de l’homme », qualiiée
par le narrateur de « stupide phrase poétique ». Contrairement à la première
petite phrase de Goethe qui sert d’argument au narrateur, la seconde s’ins-
crit dans un passage romanesque ambivalent. Est-ce tout ce dont on se
souviendra du Faust ? S’agit-il d’un vers d’une grande beauté, d’une vérité
poétique indéniable ou une simple phrase « stupide » ?
Dans son récit, Arno Schmidt s’amusait à critiquer Goethe en citant
certaines maximes notoires pour voir si elles conservaient leur pertinence.
Selon Robert Dion, Schmidt choisit « en les tirant de leur contexte puis en
les réinscrivant dans la vie contemporaine, de faire voir le ridicule a poste-
riori de certaines sentences – sentencieuses justement – du sage de Weimar
[…] »15. Kundera n’emprunte pas ce chemin ; la citation de mots célèbres
ne rehausse pas toujours le prestige du grand écrivain ; elle ne diminue
pas non plus la portée philosophique ou poétique des plus intéressants
d’entre eux. Mais que penser des énoncés surprenants que Kundera prête
à son Goethe ictionnel ? Il est vrai qu’il lui attribue des expressions qui
peuvent paraître déplacées, loufoques, voire simplement anachroniques,
et qui n’ont de sens que dans ce roman. Pourtant, un rapprochement ne
paraît pas impensable entre des formules inventées par Kundera et la pen-
sée de Goethe. Par exemple, un énoncé comme : « Le souci de sa propre
image, voilà l’incorrigible immaturité de l’homme » (p. 319) est-il si éloigné
des véritables sentences goethéennes ? Quant aux nombreuses maximes de
14. Kundera ofre ici sa propre traduction. Celle en vers de Jean Malaplate propose plu-
tôt ceci : « Et l’Éternel Féminin/Toujours plus haut nous attire », Goethe, Faust I et II,
Paris, GF Flammarion, 1984.
15. R. Dion, « Le vécu transposé : variations sur le désir d’écrire l’écrivain (Schmidt, Macé) »,
dans B. Havercroft, P. Michelucci et P. Riendeau dir., Le Roman français de l’extrême
contemporain. Écritures, engagements, énonciations, Québec, Nota Bene, 2010, p. 370.
176
Les deux Goethe de Kundera
16. Goethe, Maximes et rélexions, traduit de l’allemand par P. Deshusses, Paris, Payot
& Rivages, 2001, p. 43.
177
anne-marie clÉmenT
g
Alberto Manguel
ou les biographies d’un lecteur
La parole au lecteur
1. A. Manguel, The City of Words, 2008 ; La Cité des mots, traduit de l’anglais par C. Le
Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2009, p. 13.
2. Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention postdoctorale du Fonds
de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC) et à une subvention du Conseil
de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) dans le cadre d’une recherche
sur « Les postures du biographe » codirigée par Robert Dion (UQAM) et Frances For-
tier (UQAR).
3. Ce sont ici quelques exemples d’écrivains contemporains qui ont consacré un ou plu-
sieurs ouvrages à la igure d’un autre écrivain : Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire,
Paris, José Corti, 1995 (sur le poète autrichien Georg Trakl) ; Victor-Lévy Beaulieu, James
Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2006 ; Anto-
179
Les nouvelles écritures biographiques
nio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa : un délire, Paris, Seuil, 1994 ;
Pierre Michon, Rimbaud le ils, Paris, Gallimard, 1991.
4. Nombre de ces anthologies, originalement publiées en anglais, ne sont pas traduites.
Notons toutefois l’Anthologie des sept péchés capitaux (Paris, Joëlle Losfeld, 1996).
5. A. Manguel, Kipling, A Brief Biography, 2002 ; Kipling, une brève biographie, traduit
de l’anglais par C. Le Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2004. With Borges,
180
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur
2004 ; Chez Borges, traduit de l’anglais par C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005. Ste-
venson under the Palm Trees, 2003 ; Stevenson sous les palmiers, traduit de l’anglais par
C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005.
6. « Alberto Manguel. Une bibliothèque est un autoportrait », entretien avec Fran-
çois Busnel, Lire, novembre 2004. En ligne, [http://www.lexpress.fr/culture/livre/
alberto-manguel_809615.html] (consulté le 29 avril 2013).
7. D. Viart (1999), « Filiations littéraires », dans J. Baetens et D. Viart dir., Écritures contem-
poraines 2. États du roman contemporain, Paris, Minard, p. 130.
8. A. Manguel, A Reading Diary, 2004 ; Journal d’un lecteur, traduit de l’anglais par C.
Le Bœuf, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2004, p. 14.
181
Les nouvelles écritures biographiques
Par-delà le texte, c’est donc la pluralité des lectures et des liens qui se
tissent entre elles qu’il importe de considérer : interaction entre monde
réel et monde du livre, mais aussi dialogue, à travers le livre lu, avec l’écri-
vain et avec les autres lectures, les autres lecteurs. Cette conception d’une
lecture cumulative est, en grande partie, héritée de son expérience de lec-
teur chez Borges :
Au début, j’avais des idées préconçues sur les histoires que Borges choisis-
sait pour moi – la prose de Kipling serait guindée, celle de Stevenson pué-
rile, celle de Joyce inintelligible – mais très rapidement l’expérience l’em-
porta sur les préjugés et la découverte d’une histoire m’en faisait anticiper
une autre, qui à son tour s’enrichirait du souvenir des réactions de Borges
et des miennes. Par exemple, le fait de lui lire à haute voix des textes que
j’avais déjà lus seul modiiait ces lectures solitaires antérieures, ampliiait et
imprégnait le souvenir que j’en avais, me faisait percevoir ce que je n’avais
182
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur
pas perçu alors mais que j’avais à présent, par l’efet de sa réaction, l’im-
pression de me rappeler.11
183
Les nouvelles écritures biographiques
teur n’est pas pour autant un être isolé, et Manguel ne manque pas d’in-
sister sur ce qu’il nomme la « communauté universelle de lecteurs ». Il
reviendra souvent à ce sentiment d’appartenance qui réunit les lecteurs de
temps et d’espaces diférents. Il y reviendra à l’occasion de ses écrits bio-
graphiques et placera cette idée dans les pensées du jeune Kipling alors
qu’il faisait l’apprentissage de la lecture : « […] Kipling apprit que la lit-
térature était chose vivante et essentielle, et la joie intime que lui procu-
rait la lecture, un sentiment qui le reliait à une communauté universelle
de lecteurs passés, présents et à venir. C’était une leçon qu’il ne devait
jamais oublier » (p. 33).
Les trois aspects principaux de l’acte de lecture retenus par Manguel
soulignent donc le potentiel de liant de cette activité, perçue tout à la fois
comme interaction entre univers réel et ictif, comme dialogue entre le
lecteur et l’auteur, mais aussi entre le lecteur et une communauté de lec-
teurs. Ainsi, la igure du lecteur est interpellée pour mettre en évidence
la posture d’écoute, de disponibilité, de curiosité qui est la sienne, mais
aussi son rôle de « passeur ». Fort de cette empreinte, Manguel ne risque-
t-il pas de s’intéresser également à la relation entre l’œuvre et la vie de
l’auteur biographié comme une autre forme de dialogue entre le monde
du livre et le monde réel ? Nous verrons, à l’analyse de trois de ses écrits,
qu’il s’installe dans l’écriture biographique avec l’objectif assumé de rap-
procher la vie et l’œuvre de l’auteur, considérant que ce côtoiement peut,
en efet, contribuer à enrichir la lecture de l’œuvre.
Des trois ouvrages qui s’intéressent à un écrivain, Kipling, une brève bio-
graphie, est le seul qui se désigne comme une biographie. Dans ce texte,
Manguel respecte la forme conventionnelle de la biographie, qui relate une
vie de la naissance à la mort, le récit débutant, en toute conformité avec
le genre, par cette phrase : « Rudyard Kipling est né en Inde, à Bombay, le
30 décembre 1865 » (p. 11) et se fermant sur le texte de l’épitaphe, écrite par
Kipling lui-même, et incluant cette exhortation : « Ne cherchez pas réponse
ailleurs/Que dans les livres que je laisse » (p. 120). Entre les deux, un récit
qui suit la chronologie, choisissant, pour chacun des douze courts cha-
pitres, de s’arrêter à un épisode particulier de la vie de Kipling. Le cane-
vas adopté demeure donc très classique et reprend les traditionnelles sub-
divisions : ce sont les années d’enfance à Bombay, les études en Angleterre,
184
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur
Pour certains, comme Borges, tout est dans l’œuvre, une biographie
n’apportera rien. Mais en ce qui concerne Kipling, c’est diférent : sa vie
nourrit son œuvre de façon inattendue. Elle montre un homme qui va
systématiquement à l’encontre de ce que l’on attend de lui. Nous avons
l’image d’un Kipling impérialiste, or il en va tout autrement. Il faut pour
cela délaisser Les Livres de la jungle et Kim, qui sont des chefs-d’œuvre,
et se plonger dans la lecture des nouvelles écrites dans les premières
années et à la in de sa vie. On découvre alors un personnage complexe,
qui échappe à toute étiquette.13
186
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur
C’était dans celles-là [les étagères du salon] qu’il me faisait chercher les
volumes des récits de Kipling et des essais de Stevenson, que nous avons
lus au cours de nombreuses soirées et qu’il commentait avec une perspi-
cacité et une inesse merveilleuses, ne se contentant pas de me faire parta-
ger sa passion pour ces grands auteurs mais me montrant aussi leur façon
de travailler en analysant certains paragraphes avec l’amoureuse concen-
tration d’un horloger. (p. 27)
Manguel fait voir Borges lui dictant un poème, déambulant avec lui
dans les rues de Buenos Aires, conversant avec ses amis écrivains, Bioy
Casares et Silvana Ocampo. Il parle de l’inluence qu’eut Borges en tant
qu’écrivain – comment il renouvela la langue espagnole, comment il donna
à Buenos Aires « une cadence et une mythologie avec lesquelles la ville
est aujourd’hui identiiée » (p. 48). Partout Manguel présente Borges en
homme absorbé par l’univers des livres :
Pour Borges, l’essentiel de la réalité se trouvait dans les livres ; lire des livres,
écrire des livres, parler de livres. De façon viscérale, il était conscient de
poursuivre un dialogue commencé il y avait des milliers d’années et qui
croyait-il, n’aurait jamais de in. (p. 33)
non sans une certaine provocation, qu’il voulait que l’on gardât de lui non
point l’image d’un auteur, mais celle d’un grand lecteur »14.
Dans les rélexions de Manguel, apparaît un autre trait caractéristique
de la posture du lecteur. Autant les questions de singularité et de distance
de soi à l’autre sont associées aux préoccupations d’un scripteur-biographe
qui cherche à tracer les contours de son identité d’écrivain au regard de
celle de l’écrivain biographié, autant la igure du lecteur que propose
Manguel ne peut faire l’économie de la pluralité de lecteurs et de la com-
munauté disséminée qu’ils forment. Cette pensée semble avoir son ori-
gine dans l’expérience de l’adolescent : « Il existe un ensemble important
constitué de ceux qui ont un jour fait la lecture à Borges, petits Boswell
rarement au courant de leurs identités respectives mais qui détiennent
collectivement le souvenir de l’un des grands lecteurs de ce monde »
(p. 13). Mais il est également un cercle beaucoup plus large, qui englobe
la communauté de tous les lecteurs de Borges : « De Foucault et Stei-
ner à Godard et Eco en passant par les plus anonymes des lecteurs, nous
avons tous hérité de la vaste mémoire littéraire de Borges » (p. 35). Il y a,
dans ces citations, une reconnaissance de l’importance du lecteur qui est
à la fois le gardien de cette mémoire et son passeur :
La mémoire des livres, c’est la nôtre, qui que nous soyons et où que
nous nous trouvions. […] Lire nous apporte le plaisir de reconnaître une
mémoire commune, une mémoire qui raconte qui nous sommes et avec
qui nous partageons ce monde, mémoire que nous attrapons dans de déli-
cats ilets de mots.15
Avec Stevenson sous les palmiers, Manguel explore un autre aspect des écri-
tures biographiques. L’ouvrage, qui se désigne comme un roman, s’inscrit
dans le corpus des biographies imaginaires d’écrivain et ofre un point de
vue diférent où la iction entre en jeu et devient source « d’expériences
14. J.-P. Bernès, dans Borges. Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade),
1999, vol. 2, p. xvi.
15. « Les plaisirs de la lecture », déjà cité, p. 13.
189
Les nouvelles écritures biographiques
nouvelles sur ce qu’on peut savoir d’un écrivain, de son œuvre et des mul-
tiples rapports – transposés, difractés, fantasmés – entre les deux »16. En
plaçant l’écrivain Stevenson dans une iction, Manguel propose une autre
façon de creuser le rapport à l’homme et à l’œuvre. « Rêverie sur l’œuvre »,
pourrait-on dire, puisqu’elle s’ancre sur l’œuvre de l’écrivain et qu’elle s’ins-
pire de la trame narrative pour raconter un épisode, en majeure partie ic-
tif, de la vie de Stevenson. Le rapport entre la vie et l’œuvre se traduit en
fait par un amalgame de certains éléments ou événements empruntés à
l’univers ictif de Stevenson et d’autres, à sa vie réelle. L’intrigue que tisse
Manguel rattache ainsi la vie de Stevenson à ses propres ictions.
L’histoire se déroule aux îles Samoa où Stevenson réside avec son
épouse Fanny, sa mère et ses deux beaux-enfants. Sa vie paisible est per-
turbée par une série d’événements dramatiques qui surviennent sur l’île
(l’assassinat d’une jeune ille, un incendie criminel), et auxquels la popu-
lation init par croire qu’il est mêlé. Stevenson fait la rencontre d’un mis-
sionnaire, Mr Baker, récemment arrivé sur l’île, et discute à plusieurs
reprises avec ce dernier, qui voit le mal et le péché partout et voue les
mœurs trop légères des indigènes aux lammes de l’enfer : « C’est bien
volontiers que je les laisserais brûler dans leur propre perdition, que je
les imbiberais d’alcool qu’ils semblent tant chérir et y mettrais une allu-
mette. Je hais cette humanité perdue » (p. 57).
On retrouve dans Stevenson sous les palmiers un double travail de trans-
position : transposition du vécu et transposition de l’œuvre. Stevenson a
réellement vécu dans les îles Samoa avec son épouse Fanny, sa mère et ses
beaux-enfants. Une note de Manguel à la in du roman précise que cer-
tains noms (Mr Baker, les Tonga), certaines expressions et descriptions
ont pour origine les Lettres de Robert Louis Stevenson à sa famille et à ses
amis. De plus, on connaît bien la genèse de l’écriture de L’Étrange Cas
du Dr Jekyll et de Mr Hyde à travers le récit qui en est produit dans la cor-
respondance de Fanny Stevenson : afabulation née d’un cauchemar, écri-
ture fébrile, d’un seul jet, et dont le premier manuscrit sera détruit par
Stevenson sur les conseils de sa femme, puis récrit tout aussi fébrilement.
Le même canevas se retrouve dans Stevenson sous les palmiers, ce qui donne
à penser que le personnage Stevenson est bien en train d’écrire The Strange
Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, bien que le narrateur prenne soin de ne
190
Alberto Manguel ou les biographies d’un lecteur
jamais donner le titre ou les noms des personnages du récit, ni d’en spé-
ciier le contenu, précisant toutefois qu’il s’agit là d’une histoire sombre
et violente, « exhumant dans sa traîne des choses viles et indescriptibles »
(p. 27). Stevenson sous les palmiers emprunte clairement à la trame de ce
roman. C’est toute la thématique de la dualité bien/mal qui est reprise
dans ses grandes lignes. Dans le roman de Manguel, Stevenson ne se
transforme pas physiquement en monstre, mais on le soupçonne tout de
même – et cela, en raison de quelques mystérieux indices – d’avoir une
double vie. Ainsi, certains membres de la petite communauté prétendent
avoir vu son ombre, une ombre avec sa vie propre, errer dans la ville la
nuit et allumer l’incendie. De plus, le personnage de Mr Baker peut être
considéré comme étant la face d’ombre de Stevenson, son côté Hyde,
puisqu’à la suite des tragiques événements, le missionnaire lui rend visite
et lui déclare avoir exécuté les crimes pour lui et à sa place :
Vous désiriez cette ille, vous brûliez de la posséder, et je l’ai prise pour
vous. Vous haïssiez les foules ivrognes et blasphématrices, parce qu’elles sont
pleines de vie, alors que la vôtre décline, et j’ai fait disparaître celle-là ain de
vous complaire. L’action est accomplie, et le désir était le vôtre. (p. 82-83)
17. R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques (1953), Paris,
Seuil, 1972, p. 14.
18. Je reprends ici les trois propriétés que Barthes attribue au Nom propre, soit : « le pou-
voir d’essentialisation (puisqu’il ne désigne qu’un seul référent), le pouvoir de citation
(puisqu’on peut appeler à discrétion toute essence enfermée dans le nom, en le proférant),
le pouvoir d’exploration (puisque l’on “déplie” un nom propre exactement comme on
fait d’un souvenir) » (« Proust et les noms », Le Degré zéro de l’écriture, déjà cité, p. 124).
192
FranceS ForTier
g
Six jours de la vie d’un poète : Rilke
réinventé par Béatrice Commengé
1. R.M. Rilke, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, 1910 ; Les Carnets de Malte
Laurids Brigge, traduction nouvelle, introduction et notes de C. Porcell, Paris, GF-Flam-
marion, 1995.
2. Cette rélexion s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur la biographie imaginaire
d’écrivain subventionnée par le CRSH du Canada et menée avec Robert Dion de
l’UQAM.
3. O. Alberti, Rilke sans domicile ixe, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, p. 13-14.
193
Les nouvelles écritures biographiques
194
Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé
Commengé, dans En face du jardin8, réussit, par le biais d’une iction bio-
graphique savamment élaborée, à inverser les polarités en esquissant un
portrait de Rilke nuancé et crédible, ressaisi dans cette « intime pétulance »
(p. 109) qu’il tentait lui-même de récupérer après l’écriture de Malte. Je
distingue ici, pour les déployer ensuite, trois aspects qui me semblent sin-
gulariser le projet biographique de Commengé : la suprématie de l’espace
sur la chronologie, la narration de la sensation au détriment de l’événe-
ment et la sollicitation constante de l’œuvre.
Le titre, explicite, donne le ton. En face du jardin. Six jours dans la vie de
Rainer Maria Rilke va faire entrer toute la vie de Rilke dans le périmètre
parisien qu’il parcourt lors de cette escapade de six jours. Ce séjour quasi
anonyme à Paris est attesté par sa correspondance – il rédigea quelques
lettres –, par un cahier qu’il avait acheté pour noter ses impressions, mais
où il n’inscrira que trois mots : « Ici commence l’Indicible », et par son
biographe Ralph Freedman qui reconstruit ce court séjour à la lumière
des propres dires de Rilke : « Paris était le seul endroit qui ne s’avérait
pas décevant. Ce que Rilke avait possédé de plus “vibrant” dans sa vie et
son histoire lui restait idèle : le Luxembourg, Notre-Dame, Versailles. Il
y déambula de jour comme au clair de lune, et jamais ces monuments ne
le déçurent »9. Commengé comble les vides en suivant minutieusement
ces déambulations et en construisant un système d’échos où chaque détail
renvoie à un épisode biographique. Le jeu mémoriel se révèle expressé-
ment subordonné à l’espace : « Devant quel vertige se trouve-t-il ? Aboli-
tion de la durée. Paris n’est plus que “points de jonction” entre aujourd’hui
et autrefois, entre ici et là-bas » (p. 14).
Le 23 octobre 1920, donc, Rilke arrive à l’hôtel Foyot, en face du Jardin
du Luxembourg ; il a laissé derrière lui son amoureuse du moment, Mer-
line (Mouky) Klossowska, une artiste qui signe Baladine. Elle est l’épouse
d’Erich Klossowski et mère de Pierre et Balthus Klossowski, et il courra la
retrouver à Genève en quittant Paris. Il a quarante-cinq ans, a commencé
en 1911 la rédaction des Élégies de Duino qu’il publiera inalement en 1922.
8. B. Commengé, En face du jardin. Six jours dans la vie de Rainer Maria Rilke, Paris,
Flammarion, 2007.
9. R. Freedman, Rilke, la vie d’un poète (1996), traduit de l’anglais par P. Furlan, Arles,
Solin Actes Sud, 1998, p. 649.
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Les nouvelles écritures biographiques
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Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé
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Les nouvelles écritures biographiques
La narration du sensible
198
Six jours de la vie d’un poète : Rilke réinventé par Béatrice Commengé
Pour recréer ce Rilke exalté, amoureux des choses et des êtres, la biographe
n’oppose pas le bios à l’écriture, mais se nourrit de l’œuvre même : litté-
ralement, elle lui laisse la parole. La machine argumentative, jamais posée
en surplomb, se déploie dans la sollicitation constante de ses propres mots,
puisés dans sa correspondance, ses Élégies, ses Carnets. Un extrait de lettre,
une formule, un syntagme, un seul mot parfois inscrivent la voix de Rilke au
cœur même de celle de sa biographe. Concrètement, par le jeu des guille-
mets et de l’italique, ou de manière plus allusive par l’évocation d’un de ses
personnages, Malte (p. 103, 141) ou Ewald Tragy (p. 36) par exemple, trans-
posé en style indirect libre ou fragmenté pour s’imbriquer savamment au
tissu narratif, le discours rilkéen est omniprésent, relancé à chaque phrase :
Sa mission se fait chaque jour plus évidente : « reprendre contact avec
le monde à l’endroit même où il est devenu monde pour lui ». Plus lim-
pide et plus nécessaire. Il s’agit, sans aucune réserve, « d’appliquer son
cœur sur les mauvaises blessures d’autrefois », la guérison en dépend, il
le sait. (p. 102)
199
Les nouvelles écritures biographiques
Éclairé sous l’angle inédit de la pure joie d’exister, Rilke s’est huma-
nisé, s’est incarné dans ce jeu de voix entre l’écrivain et sa biographe. Nul
autre discours n’intervient dans cette relation intertextuelle exclusive,
qui ne fait jamais appel à la vulgate critique ou à un quelconque modèle
interprétatif. Ces deux discours étroitement imbriqués, à tour de rôle
efacés derrière la parole de l’autre, redisent la transparence de l’enjeu du
propos biographique, qui entend redonner vie au mythe littéraire par la
relecture de ses écrits. La vie et l’œuvre, ici, ne font qu’un, tout entiers
résorbés dans l’écriture, comme en fait foi entre autres cette igure de la
biographe, qui réapparaît à l’épilogue : « Je dévale la pente en courant,
j’ai l’impression de courir sur les phrases de la lettre expédiée, ici même,
le 16 février 1921 » (p. 198).
joie de son élan retrouvé, comme s’il avait réussi à « faire des choses avec
de l’angoisse », pour reprendre les termes de Jaccottet13.
Mais il y a davantage. Cette « fabrication » de l’écrivain opère dans les
termes mêmes de son esthétique, jamais expressément déclinée mais sub-
tilement réinvestie dans l’écriture biographique. Les images spatiales de
son travail poétique, le feuilleté de la perception déployé dans les Cahiers,
les correspondances sublimes qui fondaient son rapport au monde, ces
éléments caractéristiques de la poétique rilkéenne s’incarnent, on l’a vu,
dans une scénographie singulièrement pertinente qui installe Rilke à Paris,
fait entrer toute sa vie dans cet espace hors du temps, le fait déambuler au
gré de ses sensations et redécouvrir le il ténu qui le relie au centre de la
vie : « J’aime quand le cercle se referme, quand une chose rejoint l’autre ».
201
FrÉdÉric regard
g
Le portrait en déconstruction : Portrait
de Jacques Derrida en jeune saint juif
d’Hélène Cixous
L’archive
1. Cet article vient s’inscrire dans une série d’essais que j’ai déjà consacrés à cet ouvrage, sous
des angles sans cesse renouvelés. Par exemple : « Derrida in time : critique et contem-
poranéité dans le rituel du surlignement chez Hélène Cixous », dans M. Segarra dir.,
L’Événement comme écriture : Cixous et Derrida se lisant, Paris, Campagne Première,
2007 ; « Derrida Un-Cut : Cixous’s Art of Hearts », Paragraph : A Journal of Modern
Critical Theory, Edinburgh University Press, volume 30, no 2, juillet 2007 ; « L’Intime
en déconstruction : le portrait biographique selon Hélène Cixous », dans D. Madelénat
dir., Biographie et intimité, des Lumières à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses univer-
sitaires Blaise Pascal, 2008.
2. Voir S. Žižek, Looking Awry : An Introduction to Jacques Lacan through Popular Culture,
Cambridge, Mass., The MIT Press, 1991, p. 23.
203
Les nouvelles écritures biographiques
204
Le portrait en déconstruction
Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de faire un détour par un
texte particulièrement stimulant consacré par Robert Dion et Mahigan
Lepage aux « usages du document d’archive dans la biographie d’écrivain
contemporain »7. Les auteurs remarquent l’une des tendances des nouvelles
écritures biographiques : selon eux, l’archive, telle qu’utilisée par Julian
Barnes, Pierre Michon ou encore Michel Mohrt, ne disparaît plus sous
la surface narrative du récit de vie. Elle est au contraire exhibée selon une
modalité inattendue, de manière à déranger le travail du biographe. L’ar-
chive opère désormais à la manière d’une force déstabilisatrice, capable de
« désinstaller » tout à la fois le travail du biographique et la fonction de l’ar-
chive (p. 11). L’archive ne serait donc plus aujourd’hui simple objet biogra-
phique ; elle se constituerait plutôt en tant que sujet du biographique, « en
lieu et place du biographié », disent Lepage et Dion (p. 12), qui soulignent
205
Les nouvelles écritures biographiques
Inscriptions postcoloniales
206
Le portrait en déconstruction
9. « [S]i ce n’était pas Michel Delorme qui me l’avait expressément demandé je n’aurais
simplement jamais proposé une telle maquette », précise Hélène Cixous à Frédéric-Yves
Jeannet, dans Rencontre terrestre, Paris, Galilée, 2005, p. 86.
10. H.J. Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press,
2001, p. 44 par exemple.
207
Les nouvelles écritures biographiques
Grâce de la manuscripture
208
Le portrait en déconstruction
209
Les nouvelles écritures biographiques
12. Voir « L’Intime en déconstruction : le portrait biographique selon Hélène Cixous », déjà
cité, p. 243.
13. Voir à ce sujet Marta Segarra, Hélène Cixous y Jacques Derrida : Lengua por venir/lan-
gue à venir, Barcelone, Icaria, 2004, p. 34.
210
Le portrait en déconstruction
14. Voir J. Derrida, « H. C. pour la vie, c’est à dire », dans M. Calle-Gruber dir., Hélène
Cixous : croisées d’une œuvre, Paris, Galilée, 2000.
212
Le portrait en déconstruction
15. Voici le texte tel qu’il se donne à lire dans « Circonfession » : « […] si bien qu’ainsi mis
dehors, je suis devenu le dehors, moi, ils ont beau s’approcher de moi, ils ne me touche-
ront plus, ni elles, et je is ma “communion” en fuyant la prison de toutes les langues,
la sacrée dans laquelle on voulait m’enfermer sans m’y ouvrir, la séculaire dont on mar-
quait qu’elle ne serait jamais mienne » (p. 267).
213
Les nouvelles écritures biographiques
16. Sur ces questions, voir F. Regard, « Autobiography as Linguistic Incompetence : Jacques
Derrida’s Readings of Joyce and Cixous », Textual Practice, no 19/2, juin 2005, p. 283-295.
17. On se souvient que la thèse d’Hélène Cixous, son premier livre, s’intitulait L’Exil de
James Joyce ou l’art du remplacement, Paris, Grasset, 1969.
18. « H. C. pour la vie, c’est à dire », déjà cité, p. 97
214
Le portrait en déconstruction
Saint je sans « je »
215
Les nouvelles écritures biographiques
Il se trouve que c’est ici que Cixous inscrit son premier je d’énoncia-
trice, dans la marge supérieure, de sa propre main : « reste que je suis,
citation ». Or, cet énoncé se donne à lire explicitement comme une « cita-
tion » ; c’est-à-dire qu’il se dénonce lui-même comme étant emprunté à
un autre énonciateur, en l’occurrence Derrida (troisième ligne à partir
du haut). Pourtant, il n’est pas certain que nous lisions l’énoncé comme
une véritable citation. Les signes élémentaires de la citation, à savoir les
guillemets, sont absents. Écrire « citation » en toutes lettres, surtout dans
un texte écrit à la main – procédé qui marque la signature individuelle19 –
n’est certainement pas l’équivalent du signe orthographique qui marque
l’emprunt, souligne l’enchâssement d’un énoncé second dans un énoncé
principal, en somme distribue et sépare les identités des sujets d’énoncia-
tion. Le je qui surgit ici est bien en réalité une « surcroissance » du texte
de Derrida, par quoi j’entends qu’il est le je de Derrida, et aussi, en même
temps, celui de Cixous, la citation fonctionnant plutôt comme « une forme
d’intériorisation textuelle », les paroles de l’autre étant incorporées pour
faire partie du texte et en même temps agir comme « point d’altérité ini-
nie au sein du texte, comme si ceci était la loi du texte »20.
La meilleure preuve en étant que la phrase manuscrite se poursuit de
manière imprévisible, au prix d’une certaine gymnastique : « reste que je
suis, citation, seul remplaçant, reste d’Ester », puis, dans la marge inférieure,
« à la lettre reste d’Ester, nom des noms à partir », puis, il faut remonter la
marge latérale de bas en haut, « à partir duquel il fait tout descendre de tout
des cendres ». Autrement dit, la main de Cixous s’est saisie d’un morceau
de phrase de Derrida, en a perçu la puissance anagrammatique – « reste »
est l’anagramme d’Ester, le nom de la mère de Derrida – et a pu permettre
à l’énonciatrice non seulement de se subjectiver en reprenant le je de Der-
rida, mais aussi et surtout de se subjectiver à partir de la citation, sur le
mode de la réitération créative, en procédant à une recontextualisation de
la citation, comme si l’énoncé de Cixous se l’était en quelque sorte gref-
fée21. Il aura fallu que l’encre rouge surligne ce qui arrive dans le texte de
Derrida pour que l’encre noire de la manuscripture articule l’insu du texte.
19. Voir J. Derrida, « Geschlecht I », 1983, dans Heidegger et la question, Paris, Flammarion
(Champs), 1990, p. 193-203.
20. P.-A. Brault et M. Naas, « Introduction. Compter avec les morts. Jacques Derrida et la
politique du deuil », dans J. Derrida, Chaque fois unique, la in du monde, Paris, Galilée,
2003, p. 43.
21. Sur cette question de la citation comme « grefe », voir J. Derrida, « Signature événe-
ment contexte », 1971, dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 381.
216
Le portrait en déconstruction
217
Les nouvelles écritures biographiques
23. Voir ce que Derrida dit de cet art du taking place, comme il le nomme, dans « H. C.
pour la vie, c’est à dire » (déjà cité, p. 71, 118, par exemple). Sur le rapport de Derrida
aux archives d’écrivains, notamment les manuscrits de Rousseau et de Blanchot, voir
Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Galilée, 2006, p. 101-105.
24. Voir Jean-Jacques Lecercle, Interpretation as Pragmatics, Basingstoke, Macmillan, 1999,
p. 105.
25. Voir D. Maingueneau, Le Discours littéraire ; paratopie et scène d’énonciation, Paris,
Armand Colin, 2004, p. 107-08.
218
Le portrait en déconstruction
219
quaTrième parTie
Pratiques
geoFFrey Wall,
avec la complicité de Robert Dion et Frédéric Regard
g
Histoire orale et biographie collective :
notes sur une expérience radiophonique
Discours de la méthode
223
Les nouvelles écritures biographiques
structurées par les mêmes principes. Par exemple celles des membres
du Parti socialiste anglais.
La question de départ ne serait plus : Qui sont les socialistes ? Mais :
Que font les socialistes ? Car les socialistes, bien sûr, croient aux valeurs
socialistes, telles que la justice et l’égalité, et accordent leurs actions, leur
vie, à ces principes premiers. Mais qu’est-ce que ça veut dire, au cours
d’une vie, que d’épouser la justice et l’égalité ? Et comment, concrètement,
épouse-t-on de nobles abstractions ? Quel est le prix de cette sublimation ?
Les vraies passions politiques, celles qui durent et déterminent une vie,
est-ce qu’on leur permet d’être compliquées, incertaines, surprenantes ?
Peuvent-elles remplir une vie, lui donner sa profondeur, son imprévisi-
bilité ? D’où viennent, pour commencer, ces croyances ? Pas uniquement
de lectures. D’une histoire familiale ? Du spectacle précoce de l’injustice ?
De la rencontre de igures charismatiques ? De la connaissance intime de
la persécution ? Une fois épousées, ces croyances, comment les entrete-
nir ? Et surtout, comment les entretenir dans l’adversité ? Je ne parle pas
du drame exalté de l’exil ou de la prison ; je pense à l’adversité grise, triste
et prosaïque de l’ennui, de la lassitude, de la déception, quand l’espoir et
l’énergie se fanent et que la recherche des plaisirs moins austères retrouve
quelque attrait. On dit souvent, surtout à droite, que le radicalisme dimi-
nue, voire s’éteint, au cours d’une vie. Est-ce si certain ? Les vieux socia-
listes seraient-ils une exception ? Et, si oui, pourquoi en serait-il ainsi ? À
n’avoir pas évolué dans leurs engagements, ces vétérans ont-ils vraiment
construit une vie, tracé un itinéraire ? Autrement dit, ont-ils accédé à l’in-
dividualité du sujet ? Ne sont-ils rien d’autre qu’une entité collective, dont
il faudrait toujours parler au pluriel ? Pour éviter les généralisations abu-
sives, ne faudrait-il pas les laisser parler eux-mêmes de leurs parcours indi-
viduels, sur le mode du récit autobiographique oral, cadré et guidé par
mes propres interrogations de biographe collectif ?
1. Voici l’original de Whitman : « The true use for the imaginative faculty of modern times
is to give ultimate viviication to facts, to science, and to common lives, endowing them
with the glows and glories and inal illustriousness which belong to every real thing, and
to real things only » (« A Backward Glance o’er Travel’d Roads », 1888).
227
Les nouvelles écritures biographiques
politique d’une façon bien plus directe et vivante que la plupart de mes
contemporains. Mon père est grec d’origine, et il avait participé, lors de
la Deuxième Guerre mondiale, à la résistance communiste contre l’oc-
cupation allemande. Il ne parlait pas beaucoup de ces années, mais elles
étaient sans cesse à l’arrière-plan. »
« Je suis d’une famille de gauche, expliqua Jules, j’étais à l’école de
Summerhill, l’école progressiste ; j’ai donc toujours vu les choses d’une
façon assez utopique. J’étais d’un naturel gauchiste, avant même mes
années d’adolescence. On discutait beaucoup à la maison, on parlait de
politique. Il y avait un activisme qui ne se bornait pas aux élections. Les
opinions politiques de mon père étaient un mélange d’idéalisme et de
pragmatisme. Il admirait les coopératives, mais il était anti-stalinien. Il
considérait l’Union Soviétique comme un paradis avorté. Il était ébé-
niste, participait de cette tradition radicale des artisans anglais remon-
tant à William Morris et à Ruskin. Utopiste anti-industriel, il votait tout
de même pour le Parti travailliste. Ma mère était de gauche. Elle était
juive et elle avait des opinions tranchées au sujet d’Israël. Elle avait des
valeurs progressistes, mais elle ne parlait pas de politique avec beau-
coup de passion. »
J’en viens maintenant à une famille de la classe ouvrière qui repro-
duisait encore, même dans les années 1960, nombre de valeurs tradition-
nelles. « Mon père, dit Frank le cheminot, était du Parti conservateur. Il
était de souche paysanne, donc conservateur. Parce que c’était comme
ça. Ma mère venait du Teesside2, une région industrielle, mais elle était
elle aussi conservatrice. »
Les parents de Karen, l’inirmière psychiatrique, avaient quitté l’Alle-
magne et étaient arrivés en Angleterre après la guerre. Leur histoire fami-
liale portait la trace d’un impératif moral puissant, exprimé surtout par la
mère. « Mes parents sont allemands, et ma mère en particulier se sentait
mal d’être allemande, bien qu’elle ait été enfant pendant la guerre. Mais
elle partageait ce sentiment collectif de culpabilité, coupable d’être res-
tée là sans rien faire, ou pas assez. Et c’est ça qui a toujours eu une grande
inluence sur moi. Mon père était d’Allemagne de l’Est. Je lui ai rendu
visite deux fois au cours de mon enfance. J’avais sept ans la première fois,
et j’ai trouvé cela efrayant. Je me souviens être arrivée à la gare, qu’il y
230
Histoire orale et biographie collective
avait des soldats avec des fusils et que mon père disait : “Ne bouge pas.
Ne bouge surtout pas. Si tu bouges, ils vont te tirer dessus”, et moi je
me suis dit : “Mon dieu personne n’a jamais braqué un fusil sur moi.” Je
me souviens aussi de mon père qui parlait à sa sœur dans la rue et d’elle
qui disait : “Tais-toi, tu n’es pas en Angleterre. On ne peut pas dire ces
choses-là. Des gens pourraient t’entendre.” Et j’étais choquée qu’il ne soit
pas permis de dire ce qu’on pensait. Bien après, je me suis rendu compte
que c’était ça qu’on appelait un pays socialiste. »
Julia, sage-femme et sœur de Karen, décrit sa propre éducation politique
en termes diférents. « C’était l’inluence du fascisme et des nazis. À cause de
mes parents, j’en avais une conscience très vive. Il y a eu aussi l’expérience
de l’injustice, et de la résistance. Nous avons tous une histoire familiale de
résistance à l’injustice. Je suis née avec. Mes parents avaient des notions très
claires du bien et du mal, une volonté de faire le bien, mais aucune tradi-
tion d’activisme politique. Nous étions cinq enfants, et pour moi la cadette,
c’était plutôt la politique étudiante qui m’intéressait, à gauche, pour plus
de liberté. C’était en 1980, et il était question de sexualité, de politique
sexuelle, de féminisme et d’anti-capitalisme. Je me suis jetée là-dedans, dans
un milieu très excitant. On croyait représenter le monde entier. Des hip-
pies. On refaisait le monde. J’ai vécu des moments très intenses, avec ces
gens, ces idées, cette tentative de penser autrement. »
Après l’histoire familiale, la question suivante abordait la décision de
rejoindre le Parti. Les trois hommes, plus âgés, avaient adhéré lorsqu’ils
étaient à l’université, en 1964, 1968 et 1970. Quoique tous manifestement
inluencés par la grande vague de la contre-culture de cette époque, ils
étaient aussi, intérieurement, prêts à s’engager.
Richard a adhéré au SWP en 1964, à l’âge de vingt et un ans. « J’étais à
Cambridge, étudiant, et Tony Clif, le grand chef trotskiste, est venu par-
ler au club socialiste. Il a parlé et, je m’en souviens, nous étions tous ravis.
Nous organisions un groupe, nous étions seize au début. À ce moment-
là le Parti travailliste avait l’air de pouvoir gagner les élections législatives.
Nous avons tous milité pour les travaillistes même si on n’y croyait pas
vraiment. On avait des idées plus larges, disons, une politique plus radi-
cale. Au mois d’octobre de la même année, je me suis donc naturellement
rapproché des internationalistes trotskystes [the IS 3]. »
Jules, aujourd’hui professeur en sciences politiques, a décidé
3. Les « International Socialists » : groupe trotskiste formé dans les années soixante autour
des idées de Tony Clif, précurseurs du Socialist Workers Party.
231
Les nouvelles écritures biographiques
232
Histoire orale et biographie collective
235
pierre nepveu
g
Écrire Gaston Miron :
parcours et non-parcours
Un des clichés les plus tenaces au sujet des poètes prétend que ceux-ci se
trouveraient pour ainsi dire à côté de la vie réelle ou du moins qu’ils n’y
seraient pas tout à fait chez eux. Alors que le propre même du romancier
serait d’investir toute l’épaisseur du temps vécu et de cette vie concrète qui
convoque individus et événements et ne craint ni l’anecdotique ni l’acci-
dentel, le poète courrait constamment le risque d’habiter « cette maison
de miroirs où règne un silence assourdissant » dont parlait le narrateur de
La Vie est ailleurs de Milan Kundera1. « Le génie du lyrisme est le génie
de l’inexpérience », poursuit, impitoyable, l’analyste sceptique qui nous
raconte la vie du talentueux poète Jaromil devenu naïvement le chantre
d’un régime totalitaire (p. 301). N’y a-t-il pas, pour conirmer cette inex-
périence, une éternelle jeunesse du poète, une jeunesse que l’auteur le
plus radical du Québec, Claude Gauvreau, voyait comme le lieu même de
l’authentique création poétique : « La jeunesse, c’est le soleil, c’est l’abon-
dance, c’est le rêve, c’est le don, c’est la possession ! La jeunesse, c’est la
divinité terrestre ! »2. De là à airmer que la maturité est l’ennemie de la
poésie, il n’y a qu’un pas, et il est sans doute révélateur qu’un des thèmes
237
Les nouvelles écritures biographiques
238
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours
Ainsi, l’homme qui s’est raconté davantage que tout autre poète
contemporain en viendrait à conclure que son seul « parcours » tient
dans ses poèmes eux-mêmes, le reste étant renvoyé dans les ténèbres,
dans une sorte de trou noir échappant à quelque explication logique
ou rationnelle, et, bien sûr, à toute narration. Le paradoxe n’est pas
négligeable : celui qui, si fréquemment dans sa vie, a opposé l’action
à la poésie, qui a volontiers proclamé que l’exigence de l’action édito-
riale et politique était plus forte en lui que celle de la poésie, et qui est
même allé jusqu’à airmer à son ami Claude Haefely, en 1960 : « Il y a
6. G. Miron, « Un long chemin », Parti pris, vol. 2, no 5, janvier 1965, p. 25-32. Repris dans
les diférentes éditions de L’Homme rapaillé. Le titre de cet essai a été donné à l’en-
semble des écrits en prose de Miron : Un long chemin. Proses 1953-1996, édition préparée
par Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu, Montréal, L’Hexagone, 2004.
7. G. Miron, « Parcours et non-parcours (Conférence au cahier noir) », conférence pronon-
cée le 28 mars 1990 à l’Université de Montréal, Un long chemin, déjà cité, p. 163. C’est
moi qui souligne.
239
Les nouvelles écritures biographiques
240
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours
entendre est un homme concret, situé dans sa propre vie et dans l’his-
toire : il a une origine (« je suis né ton ils […] dans les vieilles montagnes
râpées du nord » [p. 103]), il évoque son propre vieillissement (« je sens le
froid humain de la quarantaine d’années » [p. 147]), il parcourt des lieux
connus, Montréal et sa « grande Sainte-Catherine street » ([p. 93]) et il
consacre des poèmes à des « camarades » proches du Front de libération
du Québec : Jean Corbo mort tragiquement, Pierre Vallières, Charles
Gagnon10. L’édition spéciale de 1994 de L’Homme rapaillé, dans laquelle
Miron commente ses poèmes dans les marges, ne fait que renforcer ce
lien entre l’écriture poétique et les circonstances particulières d’une vie et
d’une histoire : c’est ainsi par exemple que le poème Les Années de dérélic-
tion y apparaît comme une « réponse » à un texte de Pierre Elliott Trudeau
paru dans Cité libre qui dénonçait l’« engeance nationaliste » québécoise11.
En outre, l’adjonction aux poèmes eux-mêmes, dès la première publi-
cation du livre, de textes de nature hybride dont le contenu narratif est
important, notamment les « Notes sur le non-poème et le poème », ainsi
que d’essais à teneur autobiographique comme « Un long chemin » (ou,
dans les éditions ultérieures, « Le bilingue de naissance ») ne laisse aucun
doute : bien que L’Homme rapaillé ne soit pas une autobiographie poé-
tique, Miron a toujours tenu à le faire lire comme un parcours où s’éla-
bore une « identité narrative », pour reprendre la formule qu’a beaucoup
développée Paul Ricœur, le seul modèle apte selon lui à surmonter les
apories des théories de l’identité qui cherchent à se fonder sur l’idée de
permanence dans le temps.
Il serait trop long ici de reprendre l’analyse proposée par Ricœur, en
particulier dans Soi-même comme un autre12. Ce qui ressort à l’évidence,
c’est que le récit de soi mironien, qu’il surgisse de manière fragmentaire
(dans les poèmes et aussi dans de nombreuses notes encore inédites) ou
dans des essais à portée plus synthétique, met en œuvre une conscience
rélexive (Ricœur parle d’« ipséité » plutôt que d’identité comprise comme
« mêmeté ») pour laquelle la narration a valeur de témoignage ou d’attesta-
tion. Quand Miron oppose à la prétendue absence de sa biographie le fait
que ses poèmes, eux, sont autobiographiques, il dit en fait bien davantage
10. Voir « Le camarade » et « Le salut d’entre les jours », L’Homme rapaillé, déjà cité, p. 112
et 113.
11. G. Miron, L’Homme rapaillé, Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 81. Miron reprend le
terme accusateur de Trudeau dans son poème : « […] puisque je suis devenu, comme
un grand nombre/une engeance qui tant s’éreinte et tant s’esquinte » (p. 96).
12. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
241
Les nouvelles écritures biographiques
Parcours et non-parcours
13. G. Miron, Rome, dans Poèmes épars, Montréal, L’Hexagone, 2003, p. 60.
242
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours
14. Lettre du 13 février 1958 à Claude Haefely, À bout portant, déjà cité, p. 103. Miron joint
à cette lettre une version de ce poème (p. 105-106) dont il avait envoyé un premier état
à Haefely le 21 septembre 1954 (À bout portant, p. 17-18). Le poème ne trouvera son
titre déinitif, Héritage de la tristesse, que dans la première édition de L’Homme rapaillé,
Presses de l’Université de Montréal, 1970, p. 49 (édition Typo, p. 85-86).
15. L’homme ini est le premier titre du poème Fait divers (L’Homme rapaillé, déjà cité, p. 49),
que Miron avait envoyé en 1954 à Andrée Maillet pour sa publication dans Amérique
française. Une lettre inédite, datée du 10 mars 1954, à la directrice de la revue déve-
loppe d’une manière dramatique cette igure de « l’homme ini », au moment même où
Miron se trouve dans sa période de créativité poétique la plus intense.
243
Les nouvelles écritures biographiques
toire de l’homme suppose aussi une histoire de l’œuvre. Les deux parcours
ne se recoupent pas entièrement ; les poèmes sont noués à la vie mais celle-
ci n’en épuise ni la portée ni le sens. On peut dire qu’il y a une vie propre
à L’Homme rapaillé, une « biographie » du livre lui-même, dont la genèse
s’étend sur une vingtaine d’années, du début des années 1950 à la in de
la décennie suivante. Caroline Chouinard a admirablement montré com-
bien La Marche à l’amour, à elle seule, se développe sur dix ans (1952-1962)
selon un cheminement tortueux, butant sur des impasses, se reprenant ail-
leurs, autrement16. En chemin, quelque chose s’eface du biographique au
sens premier : les noms des femmes aimées et perdues, les hymnes à la rue
Saint-Denis ou à la rue Saint-Laurent disparaissent dans les réécritures suc-
cessives. En s’éloignant de la vie réelle, le poème airme sa vie propre mais,
du même coup, il reconstruit une biographie plus essentielle, dans laquelle
le poétique dit en profondeur le sujet Miron, écartelé entre l’ici et le loin-
tain, la proximité et l’absence, le présent douloureux et le futur jamais réalisé.
Les liens entre l’histoire de l’œuvre, entendue comme la genèse des
poèmes, et l’histoire de l’homme Miron ne sont ni simples ni linéaires.
Mais s’il y a une part d’irréductible entre les deux, il y a aussi des déclen-
cheurs de l’un à l’autre, des passages, des ponts. La correspondance (et
pas seulement celle avec Haefely, déjà publiée) est de ce point de vue
d’un grand secours car elle se situe dans la zone indécise, dans l’espace
médiateur entre la vie vécue et la vie écrite, là où l’existence se voit déjà
transformée en iction. La peine d’amour, dévastatrice chez Miron, est un
événement (à occurrences multiples) toujours transposé rapidement en
portrait et en récit de soi. Des mots comme « marche », « légende », « cor-
neille », « pays » sont autant de motifs reconnaissables, entre tant d’autres,
dans les lettres comme dans les poèmes. L’écriture incarnée, haletante, au
bord de la panique, qui aleure si souvent dans les lettres, métaphorise le
vécu et constitue déjà comme un avant-texte des poèmes :
[…] ici, c’est l’Amérique, tu te souviens. La vie aux turbines à vide, la
vie succession échevelée de temps, de gestes, etc. Et moi là-dedans, tou-
jours le même sempiternellement, aujourd’hui comme hier, tout essouf-
lé, à bout portant d’existence, le corps en sciure de fatigue et l’âme mal
encrouée au corps.17
16. Voir C. Chouinard, « Fragments des mémoires d’un poème. Lecture génétique de « La
marche à l’amour » (1952-1962) de Gaston Miron », mémoire de maîtrise, Département
d’études françaises, Université de Montréal, 2005.
17. Lettre du 11 septembre 1957 à Claude Haefely, À bout portant, déjà cité, p. 86.
244
Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours
On pourrait en dire autant non seulement des lettres, mais des notes
éparses, de certaines proses et même, à l’occasion, des entretiens. Le parcours
biographique est forcément, de ce point de vue, une circulation incessante
entre des textes variés, hétérogènes et inalement toujours fragmentaires, qui
tissent des liens mais activent aussi de nombreuses contradictions.
Sans doute ne peut-on négliger le fait que, sur cette circulation tur-
bulente et créatrice, pèse de tout son poids le grand récit que Miron lui-
même n’a cessé de construire de son propre itinéraire d’homme, de poète,
d’éditeur et de militant. Si tout biographe se mesure immanquablement à
des récits déjà construits, à des interprétations tenues pour acquises, à des
histoires inlassablement répétées au point où elles semblent ne plus pou-
voir être mises en doute, on peut dire que cet écueil est superlatif dans le
cas de Miron, dont la légende au Québec est solidement campée et qui
a lui-même exposé cent fois plutôt qu’une le sens de son entreprise, avec
toute la puissance narrative dont il était capable, fondée sur des répéti-
tions obsédantes et des moments de révélation (la découverte de l’anal-
phabétisme de son grand-père maternel, celle de la poésie, le surgissement
de la conscience coloniale, etc.18). Ce sens déjà imposé, tendant vers la
légende et le mythe, est encore renforcé par le fait que Miron s’inscrit de
manière exemplaire dans le grand récit collectif du passage de la « Grande
Noirceur » à la Révolution tranquille, un récit qui demeure très solide-
ment implanté dans la mémoire collective, quelles que soient les nuances
qu’a pu lui apporter Miron lui-même et les nombreuses révisions histo-
riennes dont il a fait l’objet.
Une des ressources du biographe, à cet égard, se trouve dans les silences
de Miron : car si celui-ci s’est beaucoup raconté, son récit scandé par des
événements devenus canoniques (qu’on songe seulement à sa découverte
des deux vers de Patrice de la Tour du Pin dans une librairie : « Tous les
pays qui n’ont plus de légendes/seront condamnés à mourir de froid »19)
n’en comporte pas moins de grandes plages de silence. Si l’on excepte la
séance d’étude où un professeur au noviciat du Mont Sacré-Cœur l’a sur-
pris en train d’écrire des poèmes, Miron a été presque muet à propos de
ses années d’adolescence chez les Frères. Son expérience d’enseignant, sa
18. J’ai tenté d’expliquer les ressorts de ce grand récit mythique mironien dans une entre-
vue parue au printemps 2008 : Jean-Philippe Warren, « Moi, pan de mur céleste. Autour
de Gaston Miron. Entretien avec Pierre Nepveu », Liberté, 280, avril 2008, p. 56-72.
19. Miron raconte notamment cette anecdote en marge du poème Pour retrouver le monde
et l’amour, dans L’Homme rapaillé, déjà cité, p. 32-33.
245
Les nouvelles écritures biographiques
famille et surtout sa mère, très importante dans sa vie, sont demeurées pour
l’essentiel des zones d’ombre. Sur ses amours, profondément liées à son tra-
vail d’écriture, il s’est toujours montré très pudique. Même l’émergence de
sa conscience politique et linguistique se trouve souvent réduite, dans ses
récits, à quelques faits ou épisodes très circonscrits et sans cesse répétés.
Relativiser le récit
247
Bibliographie sélective
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férences des métadiscours littéraires, Québec, Éditions Nota Bene (Conver-
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Paris, Seuil, 1984, p. 61-67.
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Les nouvelles écritures biographiques
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Index
Archives – 11, 19, 22, 52, 54, 83, Chronologie – 22, 54, 81, 86, 125,
130, 135, 160, 169, 206, 184, 197
207, 208, 209, 210, 211, Citation – 36, 46, 56, 60, 82, 164,
212, 213, 214, 215, 216, 167, 173, 175, 176, 179,
219, 220, 221 185, 192, 201, 218, 220, 229
Autobiographie – 9, 10, 11, 12, 13, Comédie – 85
14, 20, 36, 45, 46, 47, 57, Conversation – 166, 171, 181, 187
62, 69, 70, 76, 81, 87, 92,
94, 96, 101, 102, 103, 104, Déconstruction – 13, 21, 104, 205,
105, 106, 117, 118, 119, 206, 209, 212, 216, 219, 221
120, 121, 125, 126, 128, Dialogue – 29, 49, 50, 52, 54, 56, 58,
131, 133, 134, 135, 136, 60, 71, 100, 101, 106, 108,
137, 146, 152, 159, 164, 109, 110, 114, 134, 135,
165, 180, 187, 196, 202, 138, 139, 146, 150, 154,
206, 214, 215, 216, 221, 164, 170, 174, 181, 182,
227, 231, 235, 236, 239, 184, 188, 191, 192, 220, 226
242, 243, 249
Autobiographies – 242 Empathie – 41, 68, 80, 82, 85, 127,
Autographe – 206, 208, 212, 214, 248
220 Epistemê – 60, 112
Espace – 9, 10, 12, 17, 22, 35, 51,
Biocritique – 21, 159, 200, 209 54, 60, 62, 70, 78, 99, 108,
Bioiction – 28, 65, 67, 69 114, 119, 120, 126, 135,
Biographème – 30, 94, 104, 105, 146, 154, 170, 183, 197,
107, 108, 109, 113, 126, 159 198, 199, 203, 210, 214,
Biographie ictionnelle – 11, 20, 27, 220, 221, 246
28, 29, 30, 36, 38, 39 Essai – 9, 15, 16, 17, 20, 21, 34, 36,
Biographie imaginaire – 9, 65, 192 38, 40, 42, 46, 51, 60, 73,
74, 75, 76, 77, 78, 80, 82,
253
Les nouvelles écritures biographiques
83, 84, 85, 86, 87, 88, 92, 137, 138, 139, 150, 158,
93, 119, 126, 150, 151, 155, 187, 206, 225, 228, 229,
159, 160, 164, 165, 167, 237, 241, 242, 243, 247, 248
170, 171, 172, 173, 174, Hommage – 35, 36, 38, 46, 175,
175, 177, 180, 181, 192, 177, 186
206, 208, 209, 211, 214, 243 Hybridité – 81
Éthique – 78, 87, 99, 101, 139, 175,
208, 210, 214 Iconographie – 63, 72, 121, 130,
Ethos – 60, 61, 104, 192 153, 209
Iconosphère – 61, 62
Fantôme – 103 Illustration – 92, 124, 129, 183, 208,
Fantômes – 54, 65, 92, 101, 103, 210, 215
105, 107, 108, 158, 200, Inluence – 15, 188, 232, 233
206, 208, 209, 210, 214, Ironie – 16, 111, 139, 164, 174
216, 221
Fiction – 9, 10, 11, 14, 16, 17, 28, Lecteur – 9, 19, 21, 34, 40, 41, 43,
38, 40, 42, 49, 50, 51, 52, 51, 52, 59, 60, 68, 71, 72,
56, 65, 66, 93, 133, 134, 74, 107, 110, 121, 141, 142,
136, 137, 142, 145, 151, 143, 154, 157, 158, 160,
152, 155, 158, 160, 163, 164, 172, 179, 180, 181,
164, 166, 167, 170, 171, 182, 183, 184, 186, 187,
175, 177, 180, 189, 202, 246 188, 189, 191, 192, 202,
Fiction biographique – 11, 14, 15, 20, 208, 209, 212, 213, 214,
27, 28, 29, 30, 38, 39, 47, 215, 220, 242
71, 118, 126, 180, 197 Légende – 64, 133, 247
Figure – 15, 16, 19, 34, 49, 53, 54,
55, 63, 65, 68, 72, 94, 95, Manuscrit – 12, 22, 144, 183, 190,
96, 99, 101, 127, 135, 139, 206, 209, 210, 211, 212,
149, 156, 159, 160, 180, 215, 216, 219, 220
184, 189, 195, 196, 199, Marginalia – 20, 209, 210, 211, 212,
202, 227 214, 215, 216, 219, 221
Filiation – 14, 180, 188, 219 Métalepse – 166
Métatexte – 69, 139, 174
Hagiographie – 80, 92, 95, 107, 249 Mise en scène – 33, 35, 51, 135, 151,
Hantise – 206, 211 174, 180
Histoire – 8, 10, 11, 12, 13, 14, 16, Monument – 35, 93
18, 19, 20, 29, 30, 31, 32, Mythe – 21, 61, 64, 157, 158, 159,
34, 39, 40, 41, 46, 50, 52, 160, 202, 247, 249
53, 56, 61, 65, 67, 69, 73,
75, 77, 79, 80, 91, 93, 95, Objectivité – 14, 61, 67, 75, 76, 79,
104, 105, 108, 111, 112, 80, 82, 88, 96, 97, 98, 104,
114, 130, 134, 135, 136, 106
254
Index
Ontologie – 12, 84, 134, 166, 205, 146, 149, 150, 155, 164,
208, 242, 244 165, 168, 171, 172, 173,
Oral – 14, 46, 227, 230 177, 180, 183, 207, 208,
214, 225, 226, 227, 229,
Parodie, voir Pastiche 237, 240, 242, 243, 246,
Pastiche – 28, 30, 34, 36, 38, 39, 44, 247, 248, 249
46, 47, 67, 71, 152 Rhétorique – 40, 42, 174
Photographie – 10, 31, 62, 65, 66, Roman – 10, 12, 15, 16, 27, 28, 29,
70, 71, 117, 121, 123, 125, 30, 39, 42, 43, 44, 45, 46,
130, 131, 143, 152, 183, 47, 50, 56, 59, 60, 61, 64,
210, 214 65, 66, 67, 68, 70, 71, 72,
Poésie – 49, 86, 88, 95, 104, 107, 80, 82, 91, 93, 102, 103,
108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 134, 136, 137, 150,
114, 122, 128, 130, 131, 146, 151, 163, 164, 165, 166,
202, 203, 239, 241, 242, 243, 168, 170, 171, 172, 174,
244, 245, 247, 249 175, 176, 189, 248, 249
Poétique – 20, 39, 61, 64, 88, 92, 94,
95, 96, 99, 101, 104, 105, Satire – 39, 71, 170, 174, 226
106, 107, 108, 109, 110, Sexe – 10, 124, 131, 233
111, 112, 114, 120, 163, Simultanéité – 198
175, 176, 177, 246 Spectre, spectralité, voir Fantôme
Portrait – 9, 10, 11, 15, 20, 22, 31, Style – 29, 30, 39, 41, 67, 77, 78, 82,
34, 46, 62, 64, 66, 117, 118, 85, 95, 96, 97, 98, 100, 101,
124, 125, 126, 127, 129, 102, 103, 105, 146, 155,
131, 137, 150, 159, 183, 157, 220, 236
186, 197, 202, 205, 206, Subjectivité – 19, 35, 52, 67, 73, 74,
208, 212, 214, 215, 216, 75, 76, 77, 78, 83, 84, 88,
221, 246 98, 106, 217, 226, 231
Postmodernisme – 12, 38, 64, 70
Posture – 17, 18, 19, 21, 75, 93, 142, Témoignage – 9, 13, 15, 32, 33, 34,
180, 181, 183, 184, 187, 35, 36, 38, 46, 65, 72, 80,
189, 192, 196, 201, 208, 89, 93, 130, 150, 152, 153,
219, 220, 221, 248 160, 172, 173, 175, 180,
Proxémique – 219 187, 192, 230, 237, 243
Psychanalyse – 13, 15, 19, 34, 43, 70, Théâtre – 20, 43, 46, 49, 50, 51, 52,
87, 118, 147, 205, 206 53, 54, 55, 56, 57, 59, 95,
145, 146, 157, 171, 175, 209
Récit – 9, 10, 11, 13, 28, 33, 39, 42, Théorie – 10, 12, 17, 19, 29, 34, 39,
46, 47, 50, 61, 64, 66, 68, 48, 73, 75, 76, 112, 134,
72, 78, 79, 80, 113, 117, 181, 208, 219, 229, 243
119, 120, 121, 123, 126, Tombeau – 12, 16, 35, 46, 88, 92,
131, 135, 136, 138, 139, 146, 183
255
Les nouvelles écritures biographiques
Tradition – 9, 15, 66, 135, 229, 231, 168, 176, 185, 211, 212,
232, 233 220, 226, 248
Vérité – 9, 10, 16, 17, 29, 32, 45, 47, Vies d’auteurs – 16, 46, 61, 66, 69,
50, 56, 61, 65, 66, 67, 73, 80, 91, 92, 93, 214
88, 89, 97, 98, 99, 106, 111, Visibilité – 64
113, 126, 142, 147, 156,
Table
— première parTie —
Perspectives
— TroiSième parTie —
Analyses
IMPRIMÉ EN FRANCE
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d’écrivain dans
ses reformulations contemporaines
Prix 19 euros
isbn 978-2-84788-391-6
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