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Ça rate : un anticorps

lacanien
« Il n’y a que différentes façons de rater, dont certaines
satisfont plus que d’autres. Ce n’est pas simplement des mots
d’esprit, ce n’est pas simplement du Witz. C’est la condition
pour qu’on tienne le coup dans le discours de la civilisation
hypermoderne. »

Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie » [1]

Même par des temps où, partout dans le monde, ça cloche


sérieusement, l’être parlant s’accroche farouchement à croire
que ça ira, que ça finira par marcher. Cette pensée rêveuse,
voire débile, revigorée lors de chaque réveillon, n’est
vraiment pas faite pour nous réveiller. Dans cette nouvelle
année elle se fait plus consistante que jamais. Mais, tâche
heureuse dans le tableau, ceux qui s’orientent de Lacan,
détonnent. Ils ne sont pas de cette veine-là. Ils ne voient
pas briller à l’horizon des lendemains qui chantent. Ils se
disent, sans nul désespoir, que cela va encore rater et qu’il
faudra encore inventer, avec de bric et de broc, des trucs
pour faire avec. Pour Lacan, le ça rate, légué par Freud, va
bien au-delà de la psychopathologie de la vie quotidienne. Il
ne se limite pas, à ce qui de l’acte, réussit dans le lapsus
et l’acte manqué : ça rate, traverse « le texte même de notre
existence » [2]. Il en va de même pour nos destinées
collectives. C’est ce qu’il avance, fort de la lucidité qui
lui assure son cap sur le réel : « Une société humaine a
toujours été une folie. Ça ne va pas plus mal comme ça. Ça
continuera toujours, ça restera toujours de la même façon. »
[3] Une assomption est requise, pour tenir le coup. Enfin,
nous devons aussi au ça rate les seules occasions de cerner la
jouissance : « on ne [la] connaît […] que sous les espèces […]
de la faille, du trébuchement, du ratage. […] On ne connaît
[…] [l’activité de jouissance] que sous les espèces […] de ce
qui est raté » [4].

Une caricature, parue le 1er janvier, nous montre l’année 2021


allongée sur un divan, livrant à son analyste le poids qui la
tracasse : « Je ressens que les gens ont beaucoup
d’expectatives autour de moi ». Une nouvelle année vient de
s’ouvrir et nombreux sont ceux qui se demandent si elle va
être vraiment Autre, par rapport à la précédente, si le réel
coriace de la pandémie va enfin s’estomper et nous permettre
de retrouver nos vies d’avant qu’elle ne vienne couper nos
liens et nos circuits habituels. On s’interroge avec angoisse
sur le fait de savoir si le vaccin va marcher, la méfiance des
français est énorme, les théories du complot sur sa
nuisibilité prolifèrent et l’annoncent comme un moyen de
contrôle des populations. La confiance dans la science du
temps où elle nous assurait que « le réel, ça marche » [5] a
volé en éclats. C’était le diagnostic de Jacques-Alain Miller,
au début de notre siècle, lorsqu’il avançait à Comandatuba
ceci : « maintenant, dans la civilisation hypermoderne, on a
l’idée que le savoir scientifique, dans le réel, ça rate, ça
va rater » [6]. La psychanalyse lacanienne est probablement la
seule discipline au monde à donner la dignité qu’elle mérite à
la dimension du ça rate. Elle n’en fait ni une calamité ni un
conformisme. Elle l’appelle par son nom : le réel. Éprouvé
dans la chair, constaté dans les tours de nos circuits
pulsionnels, dans l’écart irréductible d’avec les êtres
proches, ceux avec qui il y a toujours quelque chose
« d’irrémédiablement manqué », l’expérience d’une cure ouvre à
l’assomption du ça rate : « on touche [à] un point réveil »
[7], on acquiesce à un gap de structure où le désir respire et
s’affermit.

Avoir ça rate comme boussole est aussi ce qui distingue


l’orientation lacanienne d’autres branches de la psychanalyse.

Si certaines mouvances analytiques du début du XXI e siècle


– nostalgiques, passéistes ou progressistes – visent à ce que
ça marche enfin pour le parlêtre, pour Lacan, le ratage relève
d’un rapport à l’impossible. Rappelons, pour traverser ces
temps pandémiques, que c’est cette paire solidaire – ratage et
impossible – centrale dans le dernier enseignement de Lacan,
que J.-A. Miller élève à la dignité d’anticorps : « Il nous a
inoculé ces termes qui précisément nous protègent, nous ont
protégés, ont été comme des anticorps par rapport au discours
du ça marche et les nouvelles pratiques de la psychanalyse
qui, toutes, ont ce principe. » [8] Dans un monde d’uns épars,
la pratique lacanienne, « joue [plus que jamais] sa partie
dans la dimension d’un réel qui rate » [9]. C’est un monde
dans lequel la psychanalyse se bat pour préserver le dire
– telle l’invite de Samuel Beckett : « Encore. Dire encore.
Soit dit encore. Tant mal que pis encore. […] Jamais rien
d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater
encore. Rater mieux » [10].

[1] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février


2005, p. 9-27, disponible sur internet.

[2] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 99.

[3] Ibid., p. 81-82.

[4] Miller J.-A., « Déficit ou faille », La Cause du désir,


n°98, mars 2018, p. 127, disponible sur internet.

[5] Miller J.-A., « Une fantaisie », op. cit.

[6] Ibid.

[7] Lacan J., Mon enseignement, op. cit., p. 105.

[8] Miller J.-A., « Une fantaisie », op. cit.

[9] Ibid.

[10] Beckett S., Cap au pire, Paris, Minuit, 2001, p. 7-8.

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