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La puissance de la répétition

La répétition est un phénomène fascinant pour l’esprit ; elle attire l’attention


du philosophe par ses paradoxes et cet incroyable retour constant du même
dans les choses ; elle fait peur car elle semble immobiliser le temps et
paralyser l’action. Ce double mouvement d’attraction et de répulsion a
d’abord suscité la méfiance : la répétition ne serait-elle pas une illusion ?
Existe-t-elle vraiment ? Ne serait-elle pas une invention trompeuse de notre
esprit qui croit trouver dans les choses ce qui n’est qu’un simple reflet de son
fonctionnement ? Nous allons traiter ce premier aspect théorique de la
question avec les analyses d’origine empiriste. Ensuite, grâce aux lois
scientifiques qu’elle permet d’induire dans la nature, la répétition confère un
pouvoir d’action technique incomparable ; elle permet de mettre au point des
mécanismes d’une redoutable efficacité. Cependant, cette puissance obtenue
par la répétition se retourne contre l’homme. La réflexion sur cet aspect
pratique de la question nous conduira à découvrir la répétition au plus profond
de l’homme même.
 

1 - La répétition théorique

a - David Hume

Hume prend une répétition de cas du type AB, AB, AB, ... chaque séquence
objective AB est indépendante de l’autre. Par exemple, entre deux billes de
billard, A, le choc et B, la propulsion. La répétition ne change rien dans l’objet
qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple.
En effet, l’objet qui se répète ne se répète que dans la discontinuité ; il faut
que l’un disparaisse (le choc) pour que l’autre apparaisse (la propulsion). La
répétition est faite d’instants qui se défont. La répétition en elle-même n’existe
pas en tant que chose. Elle n’existe que pour l’esprit qui la contemple - mieux
- qui la construit. Quel est le changement qui se produit dans l’esprit ? Une
différence apparaît : l’esprit s’attend à la consécution de AB. Quand il voit
apparaître A, il s’attend à l’apparition de B. Il finit par anticiper B. Ce
changement de l’esprit passe par l’imagination qui contracte tous les AB en
une impression pesante. Ce n’est pas une opération réfléchie, ni une mémoire.
C’est une synthèse du temps. Quand A paraît, nous nous attendons à B avec
une force correspondant à l’impression de tous les AB contractés. En résumé,
la répétition n’est ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais elle se tisse entre les
deux. Ce n’est pas l’objet puisqu’il demeure unique à chaque occurrence ; ce
n’est pas le sujet qui n’en subit que l’effet psychologique. La répétition a donc
une constitution idéelle. (Cf. David Hume, Abrégé du Traité sur la nature
humaine.)
b - Henri Bergson

Bergson prend le cas de la sonnerie d’une cloche, par exemple à quatre


heures. C’est une répétition simple du type A, A, A, A. (ou tic, tic, tic, tic).
Alors que celle de Hume est une répétition composée de type AB, AB, AB,
(ou tic-tac, tic-tac, tic-tac). C’est le même qui se répète à des moments
différents (chez Hume, ce n’est pas le même élément qui se répète, mais la
même consécution de deux éléments différents qui se répète, et ce, à des
moments différents). Toutefois, la répétition simple s’ouvre à la répétition
complexe dans la mesure où elle se compose avec d’autres objets du même
type. Par exemple, les quatre heures du matin sont suivies à 12 heures
d’intervalle des quatre heures de l’après-midi, et cela, tous les jours. Quand on
considère ces sonneries, isolées du reste des événements, on les contracte.
Cette opération subjective produit alors une différence : une nouvelle habitude
apparaît. On dit qu’on « contracte » une habitude. C’est la fusion des tic-tac
successifs dans une âme contemplative. (Deleuze, Différence et répétition, p.
101) L’habitude est la fusion de la répétition dans l’esprit qui la contemple. Le
sujet devient à son tour un cas. (Cf.  Henri Bergson, Essai sur les données
immédiates de la conscience, Chap. II.)

c - Gilles Deleuze

Que se passe-t-il quand un sujet observe une répétition ? Dans une philosophie
de la représentation (par exemple Descartes ou Kant), le sujet semble rester à
l’extérieur de la répétition et se contenter d’enregistrer passivement une
succession de faits ou de cas. Mais enregistre-t-il des faits ou enregistre-t-il
une succession de faits ? Ni l’un, ni l’autre. En réalité, il crée une synthèse
nouvelle qui ne se trouve pas dans les faits eux-mêmes, à savoir la synthèse de
la répétition elle-même. Si cette synthèse est un objet nouveau, il n’y a pas à
proprement parler une représentation de la répétition, mais une modification
de l’esprit du sujet C’est ce que Deleuze appelle « une différence dans l’âme
contemplative ». La répétition a pour effet une modification de l’âme qui la
contemple. Cette âme n’est pas représentante, mais contractante. Elle n’est pas
un lieu qui re-présente l’objet externe, mais ce qui contracte la série des
observations en une notion nouvelle, la répétition. Par un renversement
ontologique inspiré de Bergson, Deleuze fait alors de la différence dans le
sujet la condition même de la répétition. Plus précisément, il distingue deux
répétitions : la répétition matérielle et la répétition spirituelle, celle-ci étant la
condition de la précédente : Des éléments identiques ne se répètent que sous
la condition d'une indépendance des « cas », d'une discontinuité des « fois »
qui fait que l'un n'apparaît pas sans que l'autre ait disparu : la répétition dans
la représentation est bien forcée de se défaire en même temps qu'elle se fait.
Ou plutôt elle ne se fait pas du tout. Elle ne peut pas se faire en elle-même,
dans ces conditions. C'est pourquoi, afin de représenter la répétition, il faut
installer ça et là des âmes contemplatives, des moi passifs, des synthèses sub-
représentatives, des habitus capables de contracter les cas ou les éléments les
uns dans les autres, pour les restituer ensuite dans un espace ou un temps de
conservation propres à la représentation même. Or, les conséquences en sont
très importantes : cette contraction étant une différence, c'est-à-dire une
modification de l'âme contemplative, et même la modification de cette âme, la
seule modification qui soit la sienne après laquelle elle meurt, il apparaît que
la répétition la plus matérielle ne se fait que par et dans une différence qui lui
est soutirée par contraction, par et dans une âme qui soutire une différence à
la répétition. La répétition est donc représentée, mais sous la condition d'une
âme d'une tout autre nature, contemplante et contractante, mais non
représentante et non représentée. La matière est en effet peuplée, revêtue de
telles âmes, qui lui donnent une épaisseur sans laquelle elle ne présenterait,
en surface, aucune répétition nue. Et ne croyons pas que la contraction soit
extérieure à ce qu'elle contracte, ou cette différence extérieure à la
répétition : elle en est partie intégrante, elle en est la partie constituante, elle
est la profondeur sans laquelle rien ne se répéterait à la surface. (G.
Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1972, p.366)
 

2 - La répétition pratique

Agir, c’est contrôler la répétition, sinon elle envahit l’existence humaine et en


fait un mécanisme absurde. Rappelons-nous l’épisode du film Les Temps
modernes de Ch. Chaplin qui montre l’ouvrier sortant de son usine et qui
continue le même geste de serrer des boulons partout où il croit en voir. Le
héros ne parvient plus à arrêter la chaîne. La programmation informatique
distingue trois sortes de répétition selon la manière d’obtenir un résultat (par
exemple, on demande que l’utilisateur appuie sur telle ou telle touche). Le
problème principal, dans un ordinateur, n’est pas d’obtenir une répétition, car
son fonctionnement est essentiellement répétitif ; c’est un circuit. La difficulté
est en réalité de pouvoir l’arrêter. Il faut donc déterminer une condition d’arrêt
de la demande. Trois cas se présentent :

Si l’on est sûr d’obtenir le résultat au terme d’un nombre précis de répétitions,
on utilisera la commande « Pour ... un nombre ... faire ». Par exemple, pour
saisir 10 nombres :
 
compteur = 0  
afficher « Vous devez entrer 10 nombres : »  
 
Pour compteur de 1 à 10 faire  
         début  
             compteur = compteur + 1  
             afficher « entrez un nouveau nombre »  
             saisir le nombre
         fin
 
 
 
Si l’on ne sait pas à l’avance combien de fois il faudra répéter la demande, on
utilisera la commande « Répète ... jusqu’à ... ». Par exemple, pour saisir un
mot de passe au maximum trois fois :
compteur = 0  
Répète  
 
            début  
               afficher « entrez votre mot de passe »  
               comparer mot de passe entré avec mot de passe enregistré  
               compteur = compteur + 1  
            fin
jusqu’à compteur = 3 ou mot de passe entré = mot de passe enregistré.
 
 
 
Enfin, si l’on ignore combien de fois il faudra répéter la demande et sous
quelle forme elle pourra être satisfaite, on utilisera la commande « Tant que ...
faire ...) Par exemple, pour afficher un écran de veille :
Tant que touche non saisie faire  
         début  
 
            afficher écran de veille
            attendre une saisie  
         fin  
 
Il y a donc une triple structure répétitive : celle dont le nombre de retours est
fixe et compté à l'avance ; celle dont le nombre de retours dépend de l'accès à
un but ; celle enfin dont l'arrêt sera fixé par une condition extérieure plus ou
moins déterminée.
La première répétition est très bien illustrée par la prescription médicale :
pendant tant de jours, prendre à telle heure, telle quantité de médicaments. Le
nombre de répétitions est fixé à l'avance et quand le compte est bon, on
s'arrête. On aura atteint un résultat quasi-certain compte tenu de la
connaissance expérimentale des effets du produit. C'est cette prescription
ritualisée qu'imite la toxicomanie ancienne et traditionnelle, celle que
pratiquait Thomas de Quincey, comptant précisément au jour le jour les doses
d'opium qu'il s'administrait. C'est une répétition contrôlée, rationnelle, "sage"
au sens de tempérée.
La seconde répétition trahit déjà une incertitude ; on va répéter une
action jusqu'à l'obtention d'un résultat fixé à l'avance, mais on ne sait pas
exactement combien de tours seront nécessaires. Les recettes de cuisine sont
remplies de ces prescriptions :" faites doucement mijoter, et tournez la sauce
jusqu'à ce qu'elle soit réduite de moitié." Dans ce cas, le nombre de répétitions
est inconnu à l'avance. On sait seulement qu'il faut répéter jusqu'à obtention
du résultat qui marquera la fin de la répétition. En toxicomanie, ce résultat est
le plaisir (Kerouac parle d’extase) ; il exige une augmentation des doses à
chaque prise. C'est la toxicomanie pratiquée par la "beat generation", avec
encore une maîtrise relative de la dépendance à l'égard de la drogue.
La troisième répétition est la plus indéterminée ; on répète tant que la
condition d'arrêt n'est pas intervenue, cette condition risquant de n'être jamais
réalisée. Le nombre de répétitions est donc parfaitement inconnu à l'avance, et
la répétition peut s'installer pour elle-même. C'est le cas de la toxicomanie du
Junky, une toxicomanie de la jouissance, une toxicomanie installée, rigide,
très difficile à traiter, qui ressemble plus à un mode de vie, un état constant,
qu'à une maladie occasionnelle. Les termes de l'existence sont inversés,
comme pour cette femme qui, à force de boire pour oublier son existence,
devait finalement boire chaque matin afin de calmer ses tremblements et
aborder la journée avec une apparence "normale". De consolation, le toxique
devient un tyran.
La condition d'arrêt serait de ne plus avoir besoin de drogue. Or, plus on
répète la prise de drogue, plus le besoin s'en fait ressentir. C'est une boucle
répétitive indéfinie, un cercle infernal dont le seul arrêt certain n'est que la
mort. C'est que la drogue a un fonctionnement récursif : elle s'appelle elle-
même dans son propre mécanisme. La récursivité est d'une efficacité
redoutable ; elle évite les longs détours, les passages par des acteurs
intermédiaires ; elle est au coeur de tous les automatismes modernes.
Appelons "se mettre sous drogue" le mécanisme de la toxicomanie installée
qui repose sur une répétition du type "tant que". Nous pouvons écrire
l'algorithme du toxicomane :
SE METTRE SOUS DROGUE  
 
 
Tant que non (non besoin de drogue) faire  
               début  
                a. si l'on est sous drogue, alors laisser agir la drogue.  
                b. sinon, 1. se procurer de l'argent.  
                               2. avec cet argent, acheter une dose.  
                               3. préparer cette dose. Par là,  
                               4. augmenter le besoin de drogue.  
                               5. se mettre sous drogue  
               fin
 
 
On remarquera deux points essentiels : la condition d'arrêt (non besoin de
drogue) ne se produira jamais puisque le déroulement du mécanisme comporte
sa contraire (étape b.4) ; le mécanisme "se mettre sous drogue" comporte
comme une de ses étapes l'appel de lui-même (étape b.5) : il y a auto-
renforcement dans le déroulement interne du mécanisme. Une telle
machination est véritablement infernale, diabolique, car elle est construite de
façon à ne jamais s'arrêter. L’algorithme est faux car, jamais on ne parviendra
à la fin de la répétition. Introduit dans un ordinateur, un tel programme
provoquerait une erreur critique : la saturation de la mémoire. De même, la
drogue ne laisse aucun répit au toxicomane, elle occupe tout son temps, elle
exige un dévouement entier et sans faille. Toujours penser à elle comme à un
maître absolu. Ne jamais relâcher la tension vers elle. Ne prendre aucune
distance (s'abs-tenir) vis-à-vis d'elle. La toxicomanie donne brutalement à
celui qui ne sait comment orienter sa vie, une direction précise et sans partage.
Elle sature le vide de sens par un sens vide.

La répétition, dans l’inconscient (Wiederholung ), exerce une pression sur le


sujet qu’on appelle compulsion de répétition. Cette compulsion produit la
répétition de la douleur ; elle est un mouvement régressif, et elle immobilise le
patient dans son symptôme.(Cf.  Sigmund Freud, Au-delà du principe de
plaisir, 1920) Pour Lacan, la répétition est l’un des quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse. Elle n’est pas une simple reproduction de
l’identique. Dans l’inconscient, la répétition est une pulsation qui sous-tend la
recherche d’un objet impossible à atteindre. C’est la quête de la première
impression à jamais perdue, une recherche de symbolisation. Loin d’être une
invention factice de l’esprit, la répétition serait donc un mode de recherche
enraciné au plus profond de nous par lequel l’être tente de retrouver une
expérience originaire. Si nous sommes tellement sensible au retour régulier du
même, c’est parce que l’être vivant est aux aguets d’une reproduction du
même.

J-M NICOLLE,
mars 2003

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