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Julie Salaün
Je tiens tout d’abord à remercier Monsieur Christian Sorrel qui m’a encadrée et
orientée tout au long de ce travail.
Je tiens également à remercier mes proches pour leurs conseils avisés et leur
relecture attentive.
SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 -3-
Droits d’auteur réservés.
Résumé :
Créés à l’origine par des journaux parisiens dans un but économique, ils
Descripteurs :
Presse au XIXe siècle ; Roman-feuilleton Paris ; Roman-feuilleton Lyon ; Troisième
République ;
Droits d’auteurs
Toute reproduction sans accord exprès de l’auteur à des fins autres que strictement
personnelles est prohibée.
SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 -4-
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Sommaire
INTRODUCTION ..................................................................................................... 7
CREATION PARISIENNE ET PERENNITE LYONNAISE DU ROMAN-
FEUILLETON ........................................................................................................ 11
Des conditions de son émergence aux réactions des contemporains .................... 11
"Feuilleton" ou " roman-feuilleton" ? ................................................................. 11
Aux origines ...................................................................................................... 12
La réponse des autorités : du mépris à l'hostilité ............................................... 19
Le jugement esthétique ................................................................................... 19
La prise de position politique .......................................................................... 22
Importance quantitative du roman-feuilleton dans trois quotidiens lyonnais ..... 24
L'appropriation du roman-feuilleton par la presse lyonnaise ............................... 24
Étude quantitative .............................................................................................. 29
Le Salut public ............................................................................................... 30
Le Nouvelliste ............................................................................................... 33
Le Progrès ..................................................................................................... 37
Les titres des romans-feuilletons : une originalité ? ........................................... 43
UNE FICTION AU CONFLUENT DE LA LITTERATURE ET DU JOURNAL ... 47
Présentation des romans-feuilletons du corpus ................................................... 48
Résumés des neuf intrigues ................................................................................. 48
Étude des scénarios............................................................................................ 70
Le traitement des lieux dans les intrigues ............................................................ 72
Les incipits ........................................................................................................ 72
La pédagogie ..................................................................................................... 76
Un lien vivant entre les personnages et leur environnement ................................. 81
Les personnages ................................................................................................... 85
Les personnages principaux ............................................................................... 85
Le physique et le moral................................................................................... 86
Le passé des personnages ................................................................................ 96
Les protagonistes secondaires organisant l'intrigue .......................................... 100
La persécution ou l'affrontement inégal ......................................................... 100
De l'opposition des idéaux à l'association enrichissante ................................. 103
La rivalité amoureuse ................................................................................... 105
La place des personnages dans la hiérarchie sociale : une influence des
tendances politiques du journal ? ..................................................................... 112
La capture du lecteur ........................................................................................ 114
Un lectorat difficile à cerner ............................................................................ 115
"Pièges à lecteurs" ........................................................................................... 117
Les proverbes ............................................................................................... 117
Un univers saturé de signes ........................................................................... 118
Les répétitions et les rappels ou comment maintenir éveillée l'attention du
lecteur .......................................................................................................... 121
Adresses directes au lecteur .......................................................................... 125
CONCLUSION ...................................................................................................... 129
SOURCES ............................................................................................................. 131
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................ 133
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TABLE DES ANNEXES ........................................................................................ 139
SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 -6-
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Introduction
Le XIXe siècle est marqué par un accroissement des titres de journaux. Au début de la
monarchie de Juillet, les journaux coûtent chers : il faut compter 80 francs pour un
abonnement annuel à un titre quotidien dans la capitale. Comparativement, le salaire d’un
ouvrier est à peine de 3 francs par jour. En parallèle, la loi Guizot du 28 juin 1833, qui
stipule notamment que « toute commune est tenue soit par elle-même soit en se réunissant
à une ou plusieurs communes voisines, d’entretenir au moins une école primaire
élémentaire »1, contribue à augmenter progressivement au cours des décennies suivantes le
nombre des lecteurs potentiels. Un problème se pose alors : comment permettre à toute une
frange de la population, qui a la pratique de la lecture, d’accéder à des journaux dont le
prix est trop élevé pour elle ? Deux hommes, qui ont conscience de ce marché à conquérir,
innovent en 1836 en utilisant l’engouement du public pour le roman, qui ne se dément pas
depuis le XVIIIe siècle : il s’agit d’Émile de Girardin et d’Armand Dutacq. L’équilibre de
leur formule repose sur un enchaînement de trois éléments : le roman-feuilleton séduit le
lectorat qui lui-même attire les annonceurs publicitaires qui financent en partie les
quotidiens. À l’origine, seules quelques nouvelles sont publiées de façon morcelée, mais
sans qu’elles acquièrent une réelle continuité. Chaque fragment se suffit à lui-même2.
Après quelques années, ce système, d’abord hésitant et réservé à quelques titres parisiens,
prend de l’ampleur. Le succès est au rendez-vous et avec lui le scandale : cette nouveauté
fait peur, indigne et réjouit tout autant. Ces réactions se poursuivent dans les décennies
suivantes et en 1856, dans une circulaire, le ministre de l’Intérieur considère toujours cette
littérature facile comme un danger : « les journaux sérieux se sont laissés aller à lui donner
asile ; elle pénètre avec eux jusque dans l’intimité du foyer domestique, et, une fois admise
ainsi dans la famille, ni la jeunesse, ni l’innocence n’y sont à l’abri de la contagion »3.
La période du Second Empire est un moment où la presse est entravée. En effet,
entre 1852 et 1868, tout nouveau titre avant de paraître devait obtenir une autorisation
préalable qui pouvait être refusée. Le droit de timbre, instauré en 1850, en élevant le
tarif des abonnements avait pour but de limiter l’accès à la presse au plus grand
1
Code de l'instruction primaire, Paris : P. Dupont, deuxième éd. 1834, partie 1, titre 3, article 9, p. 38.
2
Yvonne Knibiehler et Roger Ripoll, « les premiers pas du feuilleton : chronique historique,
nouvelle, roman » dans Europe : Le roman-feuilleton, n°542, juin 1974, p. 9.
2
Yvonne Knibiehler et Roger Ripoll, « les premiers pas du feuilleton : chronique historique,
nouvelle, roman » dans Europe : Le roman-feuilleton, n°542, juin 1974, p. 9.
3
Cité dans Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir, Histoire des médias : De Diderot à Internet,
Paris : Armand Colin, première éd. 1996, troisième éd. revue et complétée 2009 (U histoire), partie 1,
chap. 5, p. 122.
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nombre. Mais le roman-feuilleton, déjà bien installé dans le bas des pages des
quotidiens, perdure. Jusqu’à la fin du Second Empire de grands auteurs, comme
Honoré de Balzac ou Alexandre Dumas, vont ainsi publier leurs œuvres dans les
journaux, afin de se faire connaître et donc de vendre. En effet, la presse sert de
vitrine à une éventuelle publication en volumes. À partir de la décennie 1860, la
donne change et la presse peut retrouver une marge de manœuvre qu’elle n’avait pas
connue depuis la Seconde République. La Troisième République fonde ensuite son
triomphe sur une liberté presque totale de la presse périodique. La loi du 29 juillet
1881, qui instaure le régime le plus libéral de la presse existant alors en Europe ,
engendre une forte création de nouveaux titres. La presse lyonnaise, qui a une
influence importante à cette époque puisqu’elle se situe juste derrière la presse de la
capitale, s’empare de la formule du roman-feuilleton. Les quotidiens en province ne
sont pas récents puisqu’ils s’implantent dès la fin du Premier Empire 4. Mais le début
de la Troisième République est particulièrement favorable aux journaux des régions :
ils disposent d’avantages concernant les tarifs postaux, ce qui leur permet d’opposer
une concurrence sérieuse face aux titres parisiens.
La période qui court de 1870 à 1914 constitue ce que l’on peut considérer comme
étant l’âge d’or du roman-feuilleton. Sa place dans les journaux est désormais acquise
et les voix qui se sont élevées pour dénoncer cette « production à la vapeur »5 se sont
tues. Après 1914, avec l’importance grandissante du cinéma et d’autres modes
d’expression, le roman-feuilleton dans les journaux tend à décliner. Le cinéma
reprend d’ailleurs les grands succès des romans-feuilletons sous forme de « films-
feuilletons » avec des projections en épisodes hebdomadaires 6.
Mais cette production qui fait son apparition à l’origine dans un but économique
devient-elle un genre à part entière ? Le support acquiert-il une influence sur le roman-
feuilleton ou bien la fiction reste-t-elle entièrement détachée du média qui la diffuse ? Dans
les ouvrages que nous avons pu consulter sur le sujet, ces questions font polémiques. Pour
certains, il est inenvisageable d’extraire le roman-feuilleton du journal qui le contient et de
l’étudier en tant que tel, comme un roman7. Pour d’autres, le roman-feuilleton est une
4
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), introduction, p. 10.
5
Alfred Nettement, Études critiques sur le feuilleton-roman. Deuxième série, Paris : Perrodil, 1846,
introduction, p. 12.
6
Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien : Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque,
Paris : Le Chemin vert, 1984 (le temps et la mémoire), partie 1, p. 48.
7
Yvonne Knibiehler et Roger Ripoll, « les premiers pas du feuilleton : chronique historique,
nouvelle, roman » dans op. cit., p. 15.
SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 -8-
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œuvre de fiction et qui par là même est détaché du monde journalistique et de la sphère des
informations qu’il véhicule8.
Pour tenter de répondre à ce questionnement, nous avons d’abord étudié dans quel
contexte le phénomène prenait naissance : nous avons donc analysé les différents
facteurs de l’émergence du roman-feuilleton dans la presse parisienne. Puis, pour
mesurer l’importance de la production du roman-feuilleton dans la presse lyonnaise,
nous avons réalisé une indispensable étude quantitative dans trois grands quot idiens
de tendances politiques différentes : Le Progrès, Le Nouvelliste, Le Salut public.
Notre but était de savoir si la place du journal sur la scène politique avait une
influence sur le fait de publier des romans-feuilletons. Ensuite, nous avons élaboré un
corpus de neuf romans-feuilletons afin d’étudier le contenu lui-même. Est-ce que
l’intrigue, ainsi que le choix des personnages mis en scène, dépendent des convictions
défendues par le journal ? Le roman-feuilleton serait-il une sorte de prolongement des
idées contenues dans les colonnes des journaux ? Pour sélectionner les six titres de
journaux dont les neuf romans-feuilletons sont issus, nous avons fait le choix de la
diversité. Nous devions en effet prendre en compte les différentes positions
politiques. Nous avons ainsi retenu : La Comédie politique, de tendance bonapartiste ;
L’Éclair, journal catholique et légitimiste ; Le Courrier de Lyon, titre orléaniste ;
L’Écho de Lyon ainsi que son successeur L’Écho du Rhône, de couleur républicaine ;
Le Peuple, quotidien socialiste. Nous avons choisi de sélectionner des titres plus
confidentiels que Le Progrès, Le Nouvelliste et Le Salut public. En effet, si les grands
journaux de la presse lyonnaise publient des romans-feuilletons, qu’en est-il des titres
à plus faible tirage ? Des difficultés d’ordre matériel, qui relèvent de l’objet étudié
lui-même ont pu survenir : rassembler les fragments d’une même fiction lorsque des
exemplaires sont manquants ou passablement détériorés relève de la gageure. De
plus, certaines fictions s’interrompaient avant la fin. En choisissant des titres
importants ainsi que des journaux ayant une envergure moindre, nous avons cherché à
représenter un panorama assez large de la presse lyonnaise de cette époque en vue
d’une étude des romans-feuilletons qui soit la plus représentative possible.
8
Marie-Ève Thérenty, « de la rubrique au genre : le feuilleton dans le quotidien » dans Marie-
Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Claire Parfait (dir.), Au bonheur du
feuilleton : Naissance et mutations d’un genre, actes d’un colloque tenu en décembre 2004, Paris :
Créaphis, 2007 [s. c.], p. 68.
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SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 - 10 -
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Création parisienne et pérennité lyonnaise du
roman-feuilleton
« Feuilleton » ou « roman-feuilleton » ?
En tout premier lieu, il nous faut définir les termes de « feuilleton » et de « roman-
feuilleton » afin de distinguer de façon claire ce que chacun de ces deux mots désignent. À
l’origine terme de typographie, le mot « feuilleton » sert à qualifier un « petit cahier
composé de huit pages »9 et de « format in-12 »10. Sa première utilisation est attestée, selon
le Dictionnaire historique de la langue française, vers 179011. En 1800, le Journal des
Débats publie un supplément littéraire quotidien intitulé Feuilleton du Journal des Débats.
C’est précisément le mode de publication particulier de ce supplément, qui va doter le
terme « feuilleton » de deux sens nouveaux. En effet, ce Feuilleton n’est pas un exemplaire
indépendant publié en plus du Journal des Débats : il vient s’insérer dans le bas des pages
du quotidien, ce qui conduit à un agrandissement du format de la feuille. Il existe ainsi
deux types d’exemplaires du Journal des Débats : l’un de format in-quarto sans le
Feuilleton ; l’autre de format in-folio avec le Feuilleton12. De plus, ce supplément publie
des articles qui traitent de théâtre. Ainsi, à partir de 1811, le terme « feuilleton » désigne à
9
Émile Littré, article « feuilleton », Dictionnaire de la langue française, tome 3, Chicago :
Encyclopaedia Britannica, 1991, p. 2467.
10
Paul Imbs (dir.), article « feuilleton », Trésor de la langue française, tome 8, Paris : Éd. du Centre
National de la Recherche Scientifique, 1980, p. 816.
11
Alain Rey (dir.), article « feuilleton », Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Le
Robert, première éd. 1993, nouv. éd. 2010, p. 846.
12
René Guise, Le roman-feuilleton (1830-1848) : la naissance d’un genre, Lille : atelier de
reprographie des thèses de l’université Lille 3, 1985 (publications de l’A.N.R.T), 36 microfiches,
notes préliminaires, p. 32-33.
Les origines
13
Alain Rey (dir.), op. cit., p. 846.
14
Pierre Larousse, Article « feuilleton », Grand Larousse universel, tome 6, Paris : Larousse,
première éd. 1983, éd. revue et corrigée 1989, p. 4238.
15
Paul Imbs (dir.), op. cit., p. 816.
16
Alfred Nettement, Études critiques sur le feuilleton-roman, Paris : Perrodil, 1847. L’ouvrage est
consultable sur Gallica.bnf.fr.
17
René Guise, Le roman-feuilleton (1830-1848) : la naissance d’un genre, Lille : atelier de
reprographie des thèses de l’université Lille 3, 1985 (publications de l’A.N.R.T), 36 microfiches,
notes préliminaires, p. 36.
18
Paul Imbs (dir.), op. cit., p. 816.
19
André Morizet, « Comment on lance un feuilleton », L’Humanité, 28 octobre 1907, p. 1. Ce numéro
est consultable sur Gallica.bnf.fr.
20
Jean-Yves Mollier, « Aux origines du feuilleton dans l’espace francophone » dans Marie-Françoise
Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Claire Parfait (dir.), Au bonheur du feuilleton :
Naissance et mutations d’un genre, Paris : Créaphis, 2007, p. 53.
21
Jacques Migozzi, « La révolution française du roman-feuilleton », dans op. cit., p. 82.
22
Jean-Yves Mollier, « Aux origines du feuilleton dans l’espace francophone » dans op. cit., p. 53.
23
Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty (dir.), Corinne Pelta (collab.) et al., « La fiction au-delà du
feuilleton » dans 1836 L’An I de l’ère médiatique : Étude littéraire et historique du journal La Presse
d’Émile de Girardin, Paris : Nouveau monde éd., 2001, partie 3, p. 240.
24
La Revue des Deux Mondes, Paris : au bureau de la Revue, 1831, t. 1, p. 134. Ce numéro est
consultable sur Gallica.bnf.fr.
25
René Guise, Le Phénomène du roman-feuilleton (1828-1848) : La crise de croissance du roman,
1975, partie 1, chap. 3, p. 331.
26
Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir, Histoire des médias : De Diderot à Internet, Paris :
Armand Colin, première éd. 1996, troisième éd. revue et complétée 2009 (U histoire), partie 2, chap.
2, p. 160. Capitaine Paul est publié du 30 mai au 23 juin 1838.
27
Louis Desnoyers, « Un peu d’histoire à propos de roman », article paru le 3 septembre 1847 dans
Le Siècle, et reproduit dans Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés par), La Querelle du
roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Grenoble :
Ellug, 1999 (archives critiques), p. 126.
28
Ibid.
29
Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty (dir.), Corinne Pelta (collab.) et al., op. cit., partie 3, p. 240-
242.
30
Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) : idéologies et pratiques,
Limoges : Pulim, 1994 (littératures en marge), partie 3, chap. 2, p. 116.
31
Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., introduction, p. 6.
32
Gilles Feyel (dir.), « La distribution des gazettes et des journaux » dans La distribution et la
diffusion de la presse du XVIIIe siècle au IIIe millénaire, Paris : Panthéon-Assas, 2002 (information
et communication), partie 1, chap. 1, p. 49.
33
Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir, op. cit., partie 2, chap. 2, p. 163.
34
Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris : Éd. Du Seuil, 2004 (l’univers
historique), chap.1, p. 28-29.
35
Code de l'instruction primaire, Paris : P. Dupont, deuxième édition 1834, partie 1, titre 3, article 9,
p. 38.
36
Christophe Charle, op. cit., chap. 1, p. 24.
37
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 1, chap. 6, p. 97.
38
René Guise, Le Roman-feuilleton (1830-1848) : La naissance d’un genre, Lille : atelier de
reprographie des thèses de l’université Lille 3, 1985 (publications de l’A.N.R.T), 36 microfiches,
notes préliminaires, p. 46.
39
Les informations biographiques concernant Émile de Girardin proviennent en majorité de l’ouvrage
d’Adolphe Bitard, article « Girardin », Dictionnaire général de biographie française et étrangère, p.
553-557.
40
René Guise, Le Phénomène du roman-feuilleton (1828-1848) : la crise de croissance du roman,
partie 1, chap. 5, p. 633.
41
Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir, op. cit., partie 2, chap. 2, p. 159.
42
Le numéro modèle de La Presse du 15 juin 1836, en p. 1 détaille ces chiffres. Cet exemplaire est
disponible sur Gallica.bnf.fr.
43
Christophe Charle, op. cit, chap. 2, p. 44.
44
Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., introduction, p. 6.
45
René Guise, Le Phénomène du roman-feuilleton (1828-1848) : La crise de croissance du roman,
1975, partie 1, chap. 5, p. 590-597.
46
François Montel, « Curiosités littéraires » dans le supplément littéraire du Figaro, n° 326, du
dimanche 4 juillet 1925, p. 2.
47
Gustave Bourdin, rubrique nécrologique à propos d’Armand Dutacq dans Le Figaro du jeudi 17
juillet 1856. Ce numéro ainsi que celui du supplément littéraire sont consultables sur Gallica.bnf.fr.
48
Henry Celliez, « Lois du 9 septembre 1835 », titre II, article 13, Code annoté de la presse en 1835,
Paris : Henriot, 1835, p. 87. Cet ouvrage est consultable sur Gallica.bnf.fr.
49
Christophe Charle, op. cit., chap. 2, p. 44.
50
Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris : Armand Colin, 2010 (U
histoire), partie 1, chap. 3, p. 74.
La place de plus en plus importante que prennent les œuvres romanesques dans les
journaux, ainsi que le succès des quotidiens qui ont mis en place cette nouvelle
formule inquiètent les critiques littéraires et agitent la scène politique. Avant même la
fin de la décennie 1830, et alors que le roman-feuilleton ne touche pas encore un
public populaire, il subit déjà des attaques virulentes. Elles correspondent
principalement à deux grandes orientations, qui dépendent de la façon dont l’œuvre
romanesque est considérée : en tant que pratique publique ou comme pratique
esthétique 51. Cette intense polémique, à la tribune de la Chambre des députés ainsi
que dans les revues, dure jusqu’à la révolution de 1848 52. Nous nous proposons
d’étudier les principaux arguments avancés par les détracteurs du roman-feuilleton.
Le jugement esthétique
La Revue des Deux Mondes, qui défend une certaine culture des élites et du bon
goût, devient le fer de lance dans la contestation du roman -feuilleton53. Dirigée par
François Buloz, cette revue politique et littéraire la plus importante de la monarchie
de Juillet 54, accorde une large place aux articles de critique, afin de se démarquer des
autres magazines. Elle fait le lien entre monde des lettres et journalisme, en
rassemblant à la fois réflexions et critiques sur des sujets contemporains et sur des
discussions ayant trait à la littérature. Son rythme bimensuel lui permet de mener une
réflexion davantage en profondeur par rapport aux quotidiens, qui , par définition,
traitent surtout de l’immédiateté.
Sainte-Beuve (1804-1869), l’un des critiques les plus reconnus au XIXe siècle, met
sa plume au service de La Revue des Deux Mondes. Il est l’auteur notamment de
l’article intitulé « De la littérature industrielle », daté du 1 er septembre 1839, qui est
51
Lise Queffélec-Dumasy, « Du roman-feuilleton au feuilleton télévisé : mythe et fiction » dans
Jacques Migozzi (dir.), De l’écrit à l’écran : Littératures populaires : mutations génériques,
mutations médiatiques, Limoges : Pulim (Presses universitaires de Limoges), 2000 (littératures en
marge), p. 831.
52
Dominique Kalifa, La culture de masse en France, Paris : Éd. La Découverte, 2001 (repères), chap.
6, p. 100.
53
René Guise, Le Phénomène du roman-feuilleton (1828-1848) : la crise de croissance du roman,
partie 1, chap. 4, p. 389.
54
Gaschon de Molènes, « Revue littéraire » dans Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés
par), La Querelle du roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-
1848), Grenoble : Ellug, 1999 (archives critiques), note de bas de page, p. 157.
accuse les feuilletonistes d’être entrés dans une logique commerciale : « À présent
nos romanciers […] ont une nouvelle commencée dans un journal, une nouvelle à
moitié terminée dans un autre. Ils ressemblent à ces riches manufacturiers qui
surveillent à la fois plusieurs usines en pleine exploitation »58. Il donne la principale
raison qui, selon lui, pousse les auteurs à agir ainsi : « quel est donc le sentiment,
quelle est donc la pensée, qui chez les écrivains dont les tendances sont les plus
opposées s’expriment de la même manière, par une ardeur effrayante de production ?
C’est la pensée de l’argent, c’est l’amour du gain »59. Charles de Rémusat (1797-
1875), homme politique et écrivain, en arrive à la même conclusion : « las de voir que
tous les métiers enrichissaient, excepté le métier de l’esprit, il est trop certain que des
écrivains ont voulu prendre leur revanche »60.
Cette recherche par les feuilletonistes de la quantité, s’accompagne nécessairement
d’un abaissement de la qualité selon Paul Féval. Chargé de rendre compte , dans un
rapport présenté au ministre de l’Instruction publique, de la place et de l’influence du
roman dans la société, il explique : « en toutes choses, la loi est que l’élargissement
d’une surface amène l’abaissement proportionnel de son niveau »61. Cette nécessité
de produire vite, afin de suivre les rythmes de parution des journaux, conduit à
négliger le style, pour le député Chapuys-Montlaville : « on la [la langue] bouleverse,
on la surcharge, on ajoute des mots nouveaux, sonores mais vides, et, sans respect
pour la pudeur publique, on essaye d’introduire dans le dictionnaire l’argot du
bagne »62. Deux littératures sont ainsi distinguées : l’une légitime, qui se veut en
dehors des circuits commerciaux ; l’autre divertissante, de qualité moindre, et qui
envahit la presse63.
La virulence dont font preuves les critiques littéraires peut s’expliquer par le fait
que leur légitimité est directement remise en cause par le roman -feuilleton. En effet,
une forme de concurrence se développe autour de l’occupation de l’espace du
58
Gaschon de Molènes, « Revue littéraire » dans Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés
par), La Querelle du roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-
1848), Grenoble : Ellug, 1999 (archives critiques), p. 181.
59
Gaschon de Molènes, « Revue littéraire » datée du 15 mars 1842 de La Revue des Deux Mondes
dans op. cit., p. 207.
60
Charles de Rémusat, « De l’esprit littéraire sous la Restauration et depuis 1830 » daté du 30 avril
1847 de La Revue des Deux Mondes dans op. cit., p. 252.
61
Sylvestre De Sacy, Paul Féval, Théophile Gautier, Édouard Thierry, Recueil de rapports sur les
progrès des lettres et des sciences en France : Rapport sur le progrès des lettres, Paris : Imprimerie
impériale, 1868, p. 44.
62
Chapuys-Montlaville, « discours à la Chambre des députés, le 6 avril 1847 » dans Lise Queffélec-
Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., p. 109.
63
Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., introduction, p. 5.
64
Gérard de Nerval, « Sur la critique », L’Artiste : beaux-arts et belles-lettres, Tome 2, quatrième
série, Paris : aux bureaux de L’Artiste, 1844, p. 225. Ce document est disponible sur Gallica.bnf.fr.
65
Chapuys-Montlaville « discours à la Chambre des députés, le 6 avril 1847 » dans Lise Queffélec-
Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., p. 105.
66
Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., introduction, p. 7.
67
Chapuys-Montlaville « discours à la Chambre des députés, 14 mars 1845 » dans Lise Queffélec-
Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., p. 98.
68
Ibid.
69
Ibid.
70
Chapuys-Montlaville « discours à la Chambre des députés, le 6 avril 1847 » dans Lise Queffélec-
Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., p. 106.
71
Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France. Tome 8, Paris : Poulet-
Malassis et de Broise, 1861, p. 574. Ce document est consultable sur Gallica.bnf.fr.
72
Chapuys-Montlaville, « discours à la Chambre des députés, le 13 juin 1843 » dans Lise Queffélec-
Dumasy (textes réunis et présentés par), op. cit., p. 84-85.
Avant de mesurer la place prise par le roman-feuilleton dans les titres lyonnais,
nous devons nous interroger sur les différents facteurs qui ont permis aux journaux de
province de s’approprier le modèle parisien.
Entre 1870 et 1914 à Lyon, le nombre de journaux augmente très fortement : 1297
nouveaux titres sont créés76. Alors que le département du Rhône compte moins d’un
million d’habitants en 1866 (700 000 habitants), il voit ainsi fleurir un nombre très
73
Article 14, titre 2 de l’amendement, cité dans Jean-Yves Mollier, La Lecture et ses publics à
l’époque contemporaine : essais d’histoire culturelle, Paris : Presses Universitaires de France, 2001
(le nœud gordien), partie 2, chap. 3, p. 87.
74
Alfred Nettement, Études critiques sur le feuilleton-roman, Deuxième série, Paris : Perrodil, 1846,
introduction, p. 12.
75
Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944 : Histoire politique et matérielle, Paris :
Ellipses, 1999 (infocom), partie 2, p. 111.
76
Marc Jampy, « La construction de frontières dans le milieu journalistique lyonnais aux débuts de la
Troisième République » dans Ivan Chupin et Jérémie Nollet (dir.), Journalisme et dépendances,
Paris : L’Harmattan, 2006 (cahiers politiques), p. 87.
important de feuilles périodiques77. Cette diversité de titres à Lyon est une situation
qui est ancienne : dès 1847, Lyon propose entre cinq et huit journaux pour 100
habitants, tandis que la moyenne nationale est de 3,2 journaux pour 100 habitants 78.
De plus, les périodiques politiques sont très nombreux, et couvrent tout le spectre de
la vie publique lyonnaise 79. En parallèle, durant cette période, l’augmentation du
nombre de titres s’accompagne d’une hausse des tirages des journaux. C’est pourquoi
cette période est considérée comme un véritable âge d’or de la presse.
L’assouplissement de la législation est un des facteurs qui encourage la publication
de nouveaux titres. En effet, la loi du 11 mai 1868 marque une première étape dans la
libéralisation de la presse. Elle met fin à l’autorisation préalable, qui devait être
demandée lors de la création d’un journal et qui pouvait être refusée. Celle -ci est
remplacée par une simple déclaration. Le système des avertissements disparaît, et le
droit de timbre est réduit à trois centimes pour la publication des journaux grands
formats en province 80. Le cautionnement est malgré tout conservé 81. Il s’agit d’une
somme d’argent que les journaux doivent verser pour avoir le droit de paraître .
Instauré par la loi du 9 juin 1819, le montant du cautionnement diffère selon la
périodicité et les départements : il est, dans le Rhône, de 12 000 francs pour les
quotidiens et de 6000 francs pour les hebdomadaires. Supprimé en 1870, il sera remis
en place le 6 juillet 1871 82. Ainsi, la presse retrouve une certaine liberté, qui avait été
entravée durant le Second Empire. Mais cette période est de courte durée. En effet,
après la Commune, l’état de siège qui est maintenu à Lyon jusqu’au 4 avril 1876,
empêche toute création de nouveaux titres 83. De plus, la majorité des journaux sont
soumis à l’arbitraire des autorités militaires, qui peuvent contrôler la diffusion de la
presse84.
77
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, Bibliographie de la presse
française politique et d’information générale de 1865 à 1944. 69, Rhône, Paris : Bibliothèque
nationale, 1966, préface, p. 7.
78
Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris : Éd. Du Seuil, 2004 (l’univers
historique), chap. 1, p. 26.
79
André Pelletier, Jacques Rossiaud, Françoise Bayard (dir.) et al., Histoire de Lyon : des origines à
nos jours, Lyon : Éd. lyonnaises d’art et d’histoire, 2007, livre 4, chap. 3, p. 730.
80
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 2, chap. 8, p. 125.
81
Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944 : Histoire politique et matérielle, Paris :
Ellipses, 1999 (infocom), partie 2, p. 81.
82
Marc Jampy, « La construction de frontières dans le milieu journalistique lyonnais aux débuts de la
Troisième République » dans op. cit., p. 88.
83
Gilles Feyel (dir.), La distribution et la diffusion de la presse du XVIIIe siècle au IIIe millénaire ,
Paris : Panthéon-Assas, 2002 (information et communication), partie 2, chap. 1, p. 146.
84
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 8, p. 129.
85
Ibid.
86
Loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, Paris : Dubuisson, 1881, chap. 2, art. 7, p. 5. Ce
document est consultable sur Gallica.bnf.fr.
87
Christophe Charle, op. cit., chap. 6, p. 137.
88
Jacques Migozzi, Boulevards du populaire, Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges),
2005 (Médiatextes), chap. 3, p. 73.
capital et d’être moins cher ensuite à produire 89. De plus, un décret du 28 mars 1852
exempte du droit de timbre les journaux non-politiques90.
Cette petite presse s’oppose à la grande, qui diffuse des informations politiques et
qui doit donc s’acquitter du timbre. À la fin de la décennie 1830, ces feuilles
politiques mesurent 40 x 56 cm, et les informations s’étalent sur quatre colonnes et
sur quatre pages. Vers 1845, le format passe à 43 x 60 cm, puis en 1850, les pages
comportent six colonnes. Mais à partir de 1890, la plupart des journaux, avec des
augmentations successives à la fois de leur format et du nombre de pages pour
permettre de multiplier les rubriques et de diversifier le contenu, se rapprochent de la
taille de la grande presse. La petite se distingue alors de la grande par son style et son
contenu satirique91.
Progressivement, les journaux de province se confondent avec ceux de Paris :
format identique, mêmes nouvelles politiques, les informations locales occupa nt peu
de place92. Cette presse régionale peut ainsi, dès la fin du Second Empire,
concurrencer la presse parisienne qui est lue dans les grands centres régionaux, et
peut même la supplanter. Les journaux de province bénéficient pour ce faire d’un
avantage économique, puisque l’expédition des journaux des abonnés par la poste,
coûte deux fois moins chère pour les envois à l’intérieur du département, que les
envois des titres parisiens en province. Ainsi, à format et à contenu égal, les journaux
régionaux sont moins onéreux que ceux de Paris 93.
Les journaux des départements possèdent eux-aussi un espace du feuilleton voué à
des sujets non politiques. Sa taille est constante quelque soit le quotidien : il occupe
approximativement 25% de la surface de la page 94. Les directeurs de journaux de
province peuvent, comme les titres parisiens, insérer des articles de critique théâtrale.
Mais les événements de la vie culturelle locale sont souvent trop peu nombreux pour
89
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 11, p. 172.
90
Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944 : Histoire politique et matérielle, Paris :
Ellipses, 1999 (infocom), partie 2, p. 80.
91
Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la
presse française. Tome 3. De 1871 à 1940, Paris : Presses Universitaires de France, 1972, partie 3,
chap. 2, p. 175.
92
Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris : Jacob, 1997 (histoire, hommes,
entreprises), chap. 3, p. 92.
93
Ibid.
94
Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien : Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque,
Paris : Le Chemin vert, 1984 (le temps et la mémoire), partie 2, p. 88.
95
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 1, chap. 7, p. 110.
96
Ibid.
97
Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir, Histoire des médias : De Diderot à Internet, Paris :
Armand Colin, première éd. 1996, troisième éd. revue et complétée 2009 (U histoire), partie 1, chap.
5, p. 109.
98
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 3, p. 230.
L’agence Havas, fondée en 1835 par Charles Henri Havas, domine le marché grâce
au développement de deux branches d’activité : l’information et la publicité.
L’utilisation à grande échelle du télégraphe lui permet de recevoir rapidement les
informations. Elle sait se rendre indispensable et progressivement, « elle s’est
attachée la clientèle des journaux de tous pays et de toutes opinions »99. Pour éviter
que ses clients ne s’adressent à d’autres agences, Havas diversifie ses prestations en
créant un service de distribution de romans-feuilletons100. Avec l’entrée du roman-
feuilleton dans cette technique de commercialisation, la fiction devient une
information comme une autre.
Par conséquent, les journaux lyonnais, comme ceux des autres régions, ont pu
s’approprier le modèle des feuilles parisiennes, dans lequel le roman-feuilleton joue
un rôle essentiel, grâce à deux facteurs principaux : une législation qui facilite la
création et la publication de nouveaux titres ; un tarif postal avantageux qui permet
un développement de la concurrence entre la capitale et les régions, au profit de ces
dernières.
Étude quantitative
99
Jules Lermina (dir.), article « Havas », Dictionnaire universel illustré, biographique et
bibliographique, de la France contemporaine, Paris : Boulanger, 1885, p. 752.
100
Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou (dir.), op. cit, partie 3, chap. 2,
p. 288.
Le Salut public
101
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 2, chap. 11, p. 169.
102
Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris : Éd. Du Seuil, 2004 (l’univers
historique), introduction, p. 15.
103
Nous reproduisons en annexe 1 les informations relatives aux romans-feuilletons publiés durant
ces trois années dans les trois quotidiens.
104
Pierre Albert (présentés par), Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde
moitié du XIXe siècle, Paris : Centre de documentation sciences humaines, Éd. du CNRS, [1973]
(documentation), p. 109.
105
Henri Avenel, Annuaire de la presse française et du monde politique, Paris : [Annuaire de la
presse], 1899, p. 656.
Rhône fondé en 1841, et n’est distribué que dans l’agglomération lyonnaise 106. Avec
ses 7000 exemplaires par jour durant la décennie 1850, il représente le plus important
tirage de province 107. En 1859, les bureaux de la rédaction déménagent au 33 rue
Impériale, puis en 1892 au 71 rue Molière où la rédaction, l’imprimerie et la papeterie
sont rassemblées108. Au début des années 1880, le quotidien se dote d’une antenne
parisienne 109, et il est en lien avec la Société des gens de lettres 110. En 1885, au prix
de 10 centimes le numéro (ce sera 5 centimes en 1910), le tirage atteint 10 000
exemplaires par jour, avant de diminuer vers 1900. Il n’est plus alors qu’un journal
d’abonnés, destiné à la bourgeoisie commerçante et industrielle, soit un lectorat très
ciblé111. Le prix de l’abonnement entre 1880 et 1910 ne cesse de baisser : pour six
mois à Lyon il est d’abord de 20 francs, puis de 18 en 1896, et de 10 francs en 1910.
Ce quotidien du soir conserve malgré tout une place importante dans le paysage de
la presse lyonnaise, en raison de la qualité de ses chroniques politiques, littéraires et
surtout économiques et financières 112. Sous le Second Empire, le journal « a marché
d’accord avec la préfecture »113, c’est-à-dire qu’il a soutenu le régime en place. Puis il
a défendu la politique de l’Ordre moral. À la fin du siècle, il adopte une ligne
éditoriale conservatrice, proche des milieux d’affaires, tout en refusant les
extrêmes114. Il disparaît le 23 août 1944.
Du 1 er au 31 décembre 1880, dix romans-feuilletons sont publiés dans Le Salut
public, dont un se poursuit en 1881, et n’est donc pas pris en compte. Ces fictions ont
été écrites par neuf auteurs différents et occupent le feuilleton situé à la première
page. Sur ces dix récits, trois comportent moins de dix épisodes, cinq sont compris
entre dix et cinquante épisodes, un est composé de plus de cent épisodes. Nous
remarquons la présence de quelques articles de critique théâtrale dans l’espace du
feuilleton, le 20 et 28 janvier, ainsi que le 9 mars. L’existence déjà quasi nulle de la
critique, disparaîtra totalement dans la décennie suivante. Les romans-feuilletons sont
106
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Salut public », Dictionnaire
historique de Lyon, Lyon : Bachès, 2009, p. 1205.
107
Marc Martin, op. cit., partie 1, chap. 6, p. 88.
108
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Salut public », op. cit., p.
1205.
109
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 10, p. 151.
110
Henri Avenel, op. cit., p. 656.
111
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 11, p. 165.
112
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Salut public », op. cit., p.
1205.
113
Pierre Albert (présentés par), op. cit., p. 110.
114
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Salut public », op. cit., p.
1205.
Le Nouvelliste
Fondé le 14 mai 1879 à Lyon par Joseph Rambaud, ce journal politique quotidien
est l’organe du patronat catholique. Sa création est motivée par la volonté de rénover
la presse conservatrice et monarchiste, alors que la République s’installe de façon
plus solide, après la période de l’Ordre moral. De plus, il est lancé au moment où les
processions publiques sont interdites à Lyon : cet organe de défense religieuse
contribue donc à amplifier les récriminations des catholiques, qui voient leurs libertés
entravées115. Ce petit format, lancé à cinq centimes avec un faible capital (340 actions
de cent francs), parvient à toucher un important public populaire 116. Le prix des
abonnements ne change absolument pas durant les trois décennies : dans le
département du Rhône, il est de 10 francs pour six mois, 20 francs pour un an ; hors
115
André Pelletier, Jacques Rossiaud, Françoise Bayard (dir.) et al., Histoire de Lyon : des origines à
nos jours, Lyon : Éd. lyonnaises d’art et d’histoire, 2007, livre 4, partie 2, chap. 7, p. 813.
116
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 2, chap. 11, p. 172-174.
117
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Nouvelliste », Dictionnaire
historique de Lyon, Lyon : Bachès, 2009, p. 913-914.
118
Ibid.
119
Ibid.
120
Henri Avenel, Le Monde des journaux en 1895 : organisation, influence, législation, mouvement
actuel, Paris, 1895, p. 249.
principes sur lesquels se fonde la société chrétienne, et l’autorité doit émaner des
élites qui ont le droit et le devoir de l’exercer 121.
Par souci d’économie, les journaux vont se regrouper dans le but de partager leurs
informations. Le Nouvelliste est l’un des premiers en la matière à mettre en place, en
1880, un bureau parisien de rédaction, composé d’une équipe de cinq journalistes, qui
distribue les nouvelles à d’autres titres monarchistes et catholiques comme Le
Nouvelliste de Bordeaux, Le Nouvelliste de Bretagne, L’Express du Midi à Toulouse,
et L’Éclair de Montpellier. Ce dernier devient client du Nouvelliste de Lyon pour 800
francs par mois, ce qui revient à moins cher que de souscrire un abonnement à
l’agence Havas122. Ce groupement, grâce à son « fil spécial » c’est-à-dire le
télégraphe qui permet une transmission quasi instantanée, peut se détacher de cette
agence, et alimenter en informations les différentes feuilles de façon indépendante.
En revanche, c’est un client de la Société des gens de lettres 123. Le Nouvelliste est
ainsi le seul journal de Lyon à disposer d’un fil télégraphique entre Paris et Lyon en
1880124. Cette « feuille bien faite »125 marque la première réussite d’un quotidien
catholique populaire. Il disparaît le 27 août 1944, en raison de son attitude
collaborationniste.
En 1880, cinq romans-feuilletons, tous d’auteurs différents, sont publiés, dont un
se poursuit après le 31 décembre. Deux sont compris entre cinquante et cent épisodes,
et deux sont composés de plus de cent épisodes. Ils paraissent en page deux ou trois,
l’espace du feuilleton s’étendant parfois sur les deux pages dans un même numéro.
Les romans-feuilletons sont publiés l’un après l’autre, mais pour éviter une
interruption entre deux récits qui se suivent, le début d’une nouvelle fiction est
avancé de quelques jours par rapport à la fin de la précédente. Par exemple, Les Trois
Cercueils d’Alphonse Brot se termine le 21 juillet et L’Incendiaire d’Élie Berthet
débute le 12 du même mois. Ainsi, il n’y a pas de rupture, et le lecteur est sans cesse
tenu en haleine par de nouvelles péripéties. Les huit absences que nous notons se
produisent au cours des publications. Pendant environ une semaine, voire davantage,
nous observons une alternance entre l’ancien et le nouveau roman -feuilleton. Ainsi,
121
André Pelletier, Jacques Rossiaud, Françoise Bayard (dir.) et al., op. cit., livre 4, chap. 6, p. 793-
794.
122
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 10, p. 151.
123
Henri Avenel, Annuaire de la presse française et du monde politique, Paris : [Annuaire de la
presse], 1899, p. 650.
124
Henri Avenel, Annuaire de la presse française, Paris : [Annuaire de la presse], 1883, p. 373.
125
Pierre Albert (présentés par), Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde
moitié du XIXe siècle, Paris : Centre de documentation sciences humaines, Éd. du CNRS, [1973]
(documentation), p. 178.
journal met en place deux façons d’avoir toujours une fiction en cours de
publication : un roman-feuilleton peut être commencé avant que le précédent ne se
termine ; deux récits sont lancés sur une même période et une alternance est établie.
Mais dans les deux cas, le système n’est pas fixé.
Le Progrès
126
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Progrès », Dictionnaire
historique de Lyon, Lyon : Bachès, 2009, p. 1055-1060.
127
Kleinclausz Arthur, Histoire de Lyon : de 1814 à 1940, Tome 3, Marseille : Laffite reprints, 1978,
livre 3, chap. 2, p. 180.
128
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 13, p. 195.
129
Marc Martin, op. cit., partie 1, chap. 6, p. 97.
130
André Pelletier, Jacques Rossiaud, Françoise Bayard (dir.) et al., Histoire de Lyon : des origines à
nos jours, Lyon : Éd. lyonnaises d’art et d’histoire, 2007, livre 4, chap. 3, p. 730.
131
Ibid.
132
Ibid.
133
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 2, chap. 13, p. 195.
134
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Progrès », op. cit., p. 1055-
1060.
75 000 sont destinés à la seule ville de Lyon 135. En septembre 1905, le quotidien
passe à six pages, et en 1914 à huit 136.
Le succès est rapide : au début de l’été 1881, un banquet est organisé pour fêter les
50 000 exemplaires quotidiens, et en 1912, ce sera 200 000 par jour137. À titre de
comparaison, en 1873 le tirage est de 5000 exemplaires 138. Au début de la décennie
1880, le journal se dote d’un bureau parisien relié par fil télégraphique à la rédaction
lyonnaise, ce qui lui permet d’obtenir plus rapidement des informations. De plus, son
succès économique lui permet de se doter de rotatives Marinoni, qui réduisent le
temps nécessaire au tirage des exemplaires. La première est mise en service le 17 mai
1881, et plusieurs autres seront achetées par la suite. En 1895, Le Progrès, avec ses
cinq rotatives, est ainsi le journal qui en a le plus à cette époque à Lyon 139.
En 1885, Le Progrès fonde avec d’autres quotidiens républicains l’Agence
républicaine, abonnée à Havas, qui redistribue les nouvelles ainsi que ses propres
articles à ses membres 140. Le quotidien lance le 21 décembre 1890, le premier numéro
du Progrès illustré, sous-titré « supplément littéraire du Progrès de Lyon ». À la fin
mai 1905, des photographies commencent à être insérées dans le quotidien141. Le
succès de ce journal régional est rendu visible par l’immeuble dans lequel se trouve la
rédaction du Progrès : tandis que l’atelier d’imprimerie est situé place de la Charité,
dans les sous-sols des bâtiments de l’hospice, les bureaux se trouvent au 61 rue
Impériale, dans l’ancien théâtre Bellecour. Occupant une position centrale dans la
géographie de la ville, « c’est la plus grandiose installation de France »142.
Dès l’origine du journal, l’espace du feuilleton est matérialisé. En 1880, Le
Progrès publie six romans-feuilletons, tous d’auteurs différents dont un se poursuit
après le 31 décembre. Un est compris entre dix et cinquante épisodes, quatre entre
cinquante et cent. Nous notons la présence de trente quatre articles de critique
théâtrale, intitulés « Les Théâtres », ainsi que de quatre articles « Revue des beaux-
135
Henri Avenel, Annuaire de la presse française et du monde politique, Paris : [Annuaire de la
presse], 1899, p. 652.
136
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « Le Progrès », op. cit., p. 1055-
1060.
137
Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris : Éd. Du Seuil, 2004 (l’univers
historique), chap. 7, p. 164.
138
Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la
presse française. Tome 3. De 1871 à 1940, Paris : Presses Universitaires de France, 1972, partie 3,
chap. 2, p. 237.
139
Henri Avenel, Le Monde des journaux en 1895 : organisation, influence, législation, mouvement
actuel, Paris, 1895, partie sur « Les Industries de la presse », p. 249.
140
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 10, p. 151.
141
Marc Martin, op. cit., partie 2, chap. 12, p. 187.
142
Henri Avenel, op. cit., p. 652.
Pour ces trois journaux, certaines caractéristiques communes sont observées. Entre
1880 et 1910, nous constatons plusieurs évolutions. Tout d’abord, pour les trois t itres,
l’espace du feuilleton occupe en 1910 le plus souvent le bas de deux pages, au lieu
d’une seule dans les décennies précédentes. Cette transition pour Le Progrès a déjà eu
Au terme de cette étude quantitative, nous remarquons que le fait de publier des
romans-feuilletons ne constitue pas une originalité permettant de se démarquer des
Pour répondre à cette question, nous avons suivi la méthode utilisée par Anne-
Marie Thiesse dans son ouvrage Le Roman du quotidien : Lecteurs et lectures
populaires à la Belle Époque. Elle propose en effet d’analyser les titres selon deux
approches : l’une sémantique, qui s’attache à l’étude des termes employés ; l’autre
syntaxique qui observe la construction grammaticale de ces titres.
Concernant l’analyse sémantique, nous avons pu dégager six catégories
d’importance variée : le groupe qui, de loin, est le plus conséquent en nombre de
titres, rassemble ceux qui font référence à des personnages. Cette catégorie peut elle -
même être divisée en trois sous-groupes : les titres qui contiennent des noms propres ;
ceux mettant l’accent sur les liens qui unissent les différents protagonistes ; ceux
enfin qui expriment la fonction au sens large, occupée par les personnages.
Ainsi, Hélène Audrain ; Zigomar ; Tiburce Cordonnet ; Céphise ; Monsieur
Troubadin ; Nedjéma ; Cambriole et Markariantz sont composés d’un seul nom
propre. L’intrigue en elle-même n’est absolument pas dévoilée et le titre semble
présenter la figure principale du récit. D’autres intitulés, en revanche, donnent
quelques indications sur le personnage : L’Infortuné Plumard et Pauvre Jacques
tendent à faire de ces deux protagonistes des victimes. De même, Petite Jeanne et La
Petite Beaujard paraissent être des personnages vulnérables.
Certains titres traduisent des relations filiales et attribuent comme rôle premier aux
personnages, d’être mère, fils ou fille : Le Mari de la danseuse ; Mon mari ; Belle
Cousine ; Cousine Bas-Bleu ; Le Martyre d’une mère ; La Fille de la Sirène ; Le Fils
de d’Artagnan ; Les Frères Colombe.
Les titres de la troisième sous-catégorie ne comprennent pas de noms propres et
sont pour la plupart au singulier. Ils mettent l’accent sur la fonction occupée par les
SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 - 43 -
Droits d’auteur réservés.
protagonistes, et par là même, présentent l’intrigue comme étant une étude en actes
des rôles attribués aux personnages : Le Roi des limiers ; Le Vieux juge ; Le
Ventriloque ; Le Péché de la Générale ; La Pécheresse ; L’Incendiaire ;
L’Empoisonneuse ; Le Monstre ; Le Secret de la Mendiante ; L’Aviateur du
Pacifique ; La Princesse verte ; Les Chevaliers du Brouillard ; L’Ouvrière ; Le Petit
roi ; Les Dames du palais ; Le Clown rouge ; Les Deux Marquises.
La deuxième catégorie, selon l’importance du nombre de titres, rassemble ceux qui
indiquent une origine géographique. Les lieux peuvent être identifiés par des noms
propres : Le Mystère de Kerhir ; La Folle de Virmont ; Le Drame de Rosmeur ; La
Perle du Grésivaudan ; Le Tambour de Montmirail ; La Villa-Bonheur. Certains
endroits sont présentés de façon plus vague comme La Croisée des chemins ou Les
Ronces du chemin.
La troisième catégorie par ordre d’importance quantitative, est celle qui regroupe
des titres contenant le vocabulaire de l’amour. Il peut être vu sous un angle négatif
(Les Martyrs du mariage ; L’amour vengeur ; Aimer quand même) ou positif (Idylle
Nuptiale). Le titre peut aussi insister sur une étape de la relation amoureuse : Aimée
ou la jeune fille à marier ; Les Fiançailles de Gabrielle ; Le Mariage de Clément.
La quatrième catégorie concerne la menace de la mort : Le Secret d’une tombe ; Le
Collier de la morte ; L’Héritier du crime ; Une Dette de sang ; Le Manoir sanglant ;
La Corde au cou. Ces titres promettent au lecteur une intrigue qui peut susciter la
peur. La mort est aussi présente dans Liens de haine et dans La Course à l’abîme,
comme résultat probable de l’intrigue.
Le cinquième groupe, qui comporte le même nombre de titres que la catégorie
précédente, rassemble ce qui a trait à des objets relativement communs : La Cage de
cuir ; L’Armoire au linge blanc ; La Barrière ; Un coup d’éventail ; L’Aiguille
creuse ; Les Deux Berceaux ; Les Trois Cercueils ; Le Glaive et le bandeau.
La dernière catégorie et la moins fournie regroupe quelques titres comprenant des
noms d’animaux : Une Chasse au loup ; L’Écureuil ; Les Oiseaux de proie.
Par conséquent, dans les titres de ces intrigues publiées en 1880, 1896 et 1910
dans trois quotidiens différents, nous remarquons de nombreuses similitudes dans le
vocabulaire employé. Ce sont d’abord les noms de personnages et de lieux qui sont
les plus fréquents parmi les titres sélectionnés. Il s’agit le plus souve nt de noms
propres, mais aussi de termes génériques qui renvoient à des fonctions ou bien à des
endroits non clairement identifiés. Plus généralement, excepté pour le vocabulaire qui
fait référence à l’amour et la mort, c’est l’aspect concret qui est privilégié.
En ce qui concerne l’analyse syntaxique, la plupart des titres, soit quarante-sept
d’entre eux, sont composés d’un groupe nominal, souvent au singulier, avec ou sans
article : Le Vrai Jean Valjean ; La Bohême tapageuse ; Idylle Nuptiale ; Moderne
Américaine. Sans article, Anne-Marie Thiesse précise que le titre a davantage une
valeur générique et peut traduire un stéréotype. Quelques-uns de ces groupes
nominaux sont construits avec la conjonction de coordination « et » qui sert à créer
une opposition entre deux entités contraires : Riches et pauvres ; La faim et la soif.
Trente-sept titres sont eux composés d’un groupe nominal avec un complément du
nom. Cette construction apporte une précision supplémentaire et peut servir à
exprimer des relations de tous types : une filiation (La Fille de la Sirène ; Le Fils de
d’Artagnan), le type de matériau pour un objet (La Cage de cuir), le lieu de l’intrigue
(Le Mystère de Kerhir ; Le Drame de Rosmeur).
Enfin, la structure d’un groupe nominal avec un verbe conjugué est plus rare. Seuls
trois titres sont construits sur ce modèle : Les Épines ont des roses ; Où le grain
tombe … ; La Race qui ne meurt pas. Ils se présentent comme des extraits d’un
dialogue ou d’une narration, ce qui plonge directement le lecteur dans l’action143.
Ainsi, nous constatons que la plupart des titres étudiés renvoient à une réalité
concrète, clairement définie : les personnages ou les lieux sont nommés, et les objets
sont mentionnés au singulier. Très peu de titres font appel à des notions abstraites
comme Vers l’idéal ou Mirage de bonheur. De plus, la construction de ces titres est
peu originale, puisque nous pouvons aisément établir de grandes catégories pour les
classer. Le titre idéal, c’est-à-dire celui qui est capable d’amener un très grand
nombre de lecteurs à se plonger dans le roman-feuilleton, serait donc formé de termes
qui intriguent pour créer la curiosité, mais avec une construction produisant une
impression rassurante de « déjà lu ». Le lecteur doit y trouver la promesse d’une
intrigue inédite, à travers un nom propre encore inconnu par exemple, mais aussi y
retrouver une forme familière. Les titres étudiés allient ainsi le sensationnel et le
familier.
143
Ces trois catégories de l’analyse syntaxique sont empruntées à Anne -Marie Thiesse, Le roman du
quotidien : Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris : Le Chemin vert, 1984 (le temps
et la mémoire), partie 2, p. 133-135.
144
Marie-Ève Thérenty, « de la rubrique au genre : le feuilleton dans le quotidien » dans Marie-
Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Claire Parfait (dir.), Au bonheur du
feuilleton : Naissance et mutations d’un genre, actes d’un colloque tenu en décembre 2004, Paris :
Créaphis, 2007 [s. c.], p. 68.
145
Yvonne Knibiehler et Roger Ripoll, « Les premiers pas du feuilleton : chronique historique,
nouvelle, roman » dans Europe : revue littéraire mensuelle, p. 15.
Pour l’élaboration du corpus, nous avons fait le choix de la diversité : les intrigues
développées dans les fictions, la place des journaux sur la scène politique et la taille
des romans-feuilletons sont très variées. Ainsi, nous avons sélectionnés neuf romans -
feuilletons, allant de 8 à 156 épisodes, dans six titres différents : dans La Comédie
politique, de tendance bonapartiste, nous avons sélectionné Rosette Dory ainsi que
Poupard et Poupardin. Dans L’Éclair, journal catholique et légitimiste, nous avons
choisi Les Prétendants de Monique. Dans Le Courrier de Lyon, de tendance
orléaniste, nous avons retenu Le Baptême du sang. Dans L’Écho de Lyon, titre
républicain, nous avons sélectionné Passionnément ainsi que Pilleur d’épaves et Le
Krach. Dans L’Écho du Rhône, journal républicain qui fait suite à L’Écho de Lyon,
nous avons retenu Les Francs-Routiers. Enfin, dans Le Peuple, journal socialiste,
nous avons sélectionné La Chiffarde. Le choix des périodiques a été déterminé par la
volonté de sélectionner des journaux ayant une envergure moindre que celle du
Progrès, du Nouvelliste et du Salut public. Notre intention a été de nous éloigner,
pour mener une étude du contenu des romans-feuilletons, de ces grands quotidiens
lyonnais, afin d’avoir un paysage assez large de la presse lyonnaise de cette période.
Nous commencerons d’abord par résumer les intrigues, et présenter les journaux
dont sont issus les romans-feuilletons, ainsi que les auteurs, lorsque cela est possible.
Nous présentons ces romans-feuilletons en respectant l’ordre chronologique des dates
de publication dans les titres lyonnais.
Le Baptême du sang a pour auteur Louis Énault, qui est le pseudonyme de Louis de
Vernon. Né à Isigny dans le Calvados en 1824, il fait des études de droits à Paris. Il
est arrêté après les journées de juin 1848, à cause de ses liens avec le parti légitimiste.
Il est ensuite libéré et voyage à travers l’Europe. À son retour en France en 1851, il
est reçu docteur ès lettres. Il fait ensuite carrière dans le journalisme en collaborant
146
Roman d’Amat et Limouzin-Lamothe (dir.), article « Louis Énault », Dictionnaire de biographie
française. Tome 12, 1970, p. 1274-1275.
147
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, Bibliographie de la presse
française politique et d’information générale de 1865 à 1944. 69, Rhône, Paris : Bibliothèque
nationale, 1966, p. 30.
148
Pierre Albert (présentés par), Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde
moitié du XIXe siècle, Paris : Centre de documentation sciences humaines, Éd. du CNRS, [1973]
(documentation), p. 38.
149
Supplément du Figaro « La Presse des départements » du 7 décembre 1874 reproduit par Pierre
Albert, op. cit., p. 109.
150
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 2, chap. 9, p. 143.
151
Ivan Chupin et Jérémie Nollet (dir.), « La construction de frontières dans le milieu journalistique
lyonnais aux débuts de la troisième République » dans Journalisme et dépendances, Paris :
L’Harmattan, 2006 (cahiers politiques), p. 92.
152
Adolphe Vachet, article « Coste-Labaume », Nos Lyonnais d’hier : 1831/1910, Lyon : chez
l’auteur, 1910, p. 107. Ce document est consultable sur Gallica.bnf.fr.
elle. Elle vit alors avec son fils dans un grand dénuement et, n e parvenant plus à se
nourrir, elle meurt après une longue agonie. Jéricho, l’homme à tout faire de
Madeleine Trépied, qui lui aussi découvre où la jeune femme se cache, prend en
charge son fils qu’il nomme Pedro. L’enfant grandit ainsi entre Jéricho et la sorcière,
les Lormeau ignorant l’existence d’un petit-fils.
Le récit reprend alors au début de l’intrigue, au moment où Pedro, devenu un jeune
homme, surveille son troupeau. Jacques, qui le rencontre par hasard, est frappé de sa
ressemblance avec Marthe et tente alors de connaître la famille de Pedro. Devant
cette insistance, Jéricho prend peur et quitte la Normandie, après avoir confié Pedro à
ses grands-parents, qui découvrent le lien de parenté qui les unit. Mais Jacques voit
en Pedro la faute de Marthe, et interdit à sa femme Catherine de lui révéler le secret
de ses origines.
En braconnant sur les terres du marquis de Vimeuse, Pedro se blesse : il est
conduit au château pour être soigné sur ordre de Blanche, la fille unique du marquis.
Il y reste plusieurs semaines, pendant lesquelles naît un amour pour la jeune fille.
Pedro reprend ensuite sa vie de berger et de braconnier, avant d’être appelé pour
faire son service militaire. Alors qu’il rejoint son régiment, il rencontre un groupe de
bohémiens, parmi lesquels se trouve Jéricho. Ce dernier propose à Pedro de rester
vivre avec eux, ce que le jeune homme accepte. Il tombe sous le charme d’une jeune
danseuse, Soledad, qui le fait souffrir en attisant sa jalousie. Jéricho révèle à Pedro
qui était sa mère, mais il ne peut le renseigner sur son père. Pour Jacques et
Catherine, qui constatent la disparition de leur petit-fils, l’histoire se répète : après la
fugue de leur fille, ils connaissent celle de Pedro.
Après une représentation donnée à Rennes par les bohémiens, Soledad échappe à la
surveillance jalouse de Pedro et disparaît dans la ville. Il la retrouve en compagnie de
jeunes hommes et tente de l’obliger à le suivre. Mais sa bruyante colère provoque
l’arrivée des gendarmes qui l’arrêtent. L’un d’eux l’identifie comme étant le
réfractaire de Vimeuse, d’après un signalement donné. Pedro reconnaît les faits et
doit quitter les bohémiens, pour être conduit à Vimeuse par les gendarmes. Sur la
route, il rencontre Blanche, qui demande aux gendarmes de conduire le prisonnier au
château. Elle veut plaider sa cause auprès du marquis. Jacques et Catherine, avertis du
sort de Pedro, sont présents lorsque leur petit-fils arrive au château : ils lui révèlent
alors leur lien de parenté.
Le roman-feuilleton Les Prétendants de Monique, écrit par René Stine, est publié
du samedi 26 janvier au samedi 29 mars 1884 dans L’Éclair. Cet hebdomadaire
catholique et légitimiste, de grand format (50 x 32 cm), paraît du 2 novembre 1879 au
28 janvier 1888 à Lyon 153. Il porte comme sous-titre en 1884 : « journal catholique,
politique et littéraire ». Son propriétaire-gérant est alors Duvivier. Le numéro est
vendu 10 centimes, et l’abonnement est de 6 francs dans le département du Rhône et
de 7 francs en dehors. La rédaction et l’administration se situent 3 Place Bellecour.
Ce roman-feuilleton, composé de neuf épisodes, est toujours publié en page deux.
L’intrigue se déroule à la fin du Second Empire. Le marquis Jacques de Valmagny, le
héros du récit, est issu d’une famille noble des Vosges. Son père, le duc Henri de
Valmagny y possède un château. Jacques mène à Paris une vie oisive, grâce à
l’héritage que lui a laissé son oncle, le comte Godefroy de Valmagny. De plus, Henri
de Valmagny, fervent monarchiste, refuse de voir son fils servir l’empereur.
Jacques reçoit la visite de son ami le comte Georges de Marseuilles, après une
absence de plusieurs années, et les deux hommes évoquent le temps passé. Jacques
raconte à son ami comment sa tante Amélie, sœur cadette du duc, s’est mariée avec
« un roturier »154 Philippe Andercey, propriétaire d’une usine de verrerie dans le
Haut-Rhin. Ce mariage brouille pour un temps Amélie avec le reste de la famille de
153
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, Bibliographie de la presse
française politique et d’information générale de 1865 à 1944. 69, Rhône, Paris : Bibliothèque
nationale, 1966, p. 40.
154
L’Éclair du samedi 2 février 1884, épisode 2.
Valmagny. Mais, réconciliés, le duc se rend chez Amélie et son mari : Jacques, resté
seul, voyage.
Le lendemain de cette discussion, Jacques reçoit une lettre de son père, lui
demandant de quitter Paris et de revenir au château familial, en raison d’une « affaire
grave »155. Le duc espère en effet pour son fils une union avec Monique Andercey, la
fille d’Amélie. Ce mariage doit servir à contrer les plans du sous -directeur de l’usine,
Hermann Stenner, qui veut épouser Monique pour se rendre maître du bien. C’est une
véritable tactique militaire qui est mise en place par Jacques, mais Monique fait état
de sa préférence pour Hermann Stenner. De plus, elle reproche à son cousin de mener
une vie inutile et n’a que peu de considération pour lui. Le mariage entre Monique et
Hermann est finalement décidé, même si Amélie et le duc n’y sont pas favorables.
Mais la guerre vient perturber ces projets. Alors qu’Hermann reste auprès de la
famille Andercey, Jacques et son ami Georges partent au combat. Monique admire
son cousin qui va « défendre la patrie menacée »156 et repousse Hermann, qu’elle
trouve lâche. Une fois la paix signée, les Andercey décide de migrer pour rester sur le
sol français. Ils s’installent au château des de Valmagny, tandis que Jacques et
Georges sont prisonniers en Allemagne. Le marquis, blessé au combat, envoie une
lettre à son père pour le prévenir qu’il est défiguré. Dans le même temps, le mariage
entre Monique est Hermann est définitivement abandonné, car le sous-directeur a
choisit de rester du côté allemand. De retour de la guerre, Jacques de Valmagny fait
sa demande en mariage à Monique et celle-ci répond favorablement.
Passionnément a pour auteur Albert Marc Adrien Delpit (30 janvier 1849 - 5
janvier 1893) né à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, où son père tient une boutique
de tabac. Il fait ses études en France, puis retourne en Louisiane pour s’occuper du
commerce de son père. En 1868, il revient à Paris et se lance dans le monde des
lettres. Il envoie ses textes au D’Artagnan et au Mousquetaire, deux revues dirigées
par Alexandre Dumas père. Delpit, après le siège de Paris en 1871, pendant lequel il
combat contre les Communards, obtient la croix de chevalier de la Légion d’honneur.
En 1880, il obtient le prix Vitet, décerné par l’Académie Française, pour l’ensemble
de son œuvre. Il est naturalisé français en 1892 157.
155
L’Éclair du samedi 9 février 1884, épisode 3.
156
L’Éclair du samedi 1 er mars 1884, épisode 6.
157
Roman d’Amat et Limouzin-Lamothe (dir.), article « Albert Delpit », Dictionnaire de biographie
française. Tome 10, Paris, 1965, p. 915.
158
Gaston D’Hailly, A. Le-Clère, Henri Litou, Les livres en 1889 : études critiques et analytiques.
Tome 18 de juillet à décembre 1889, Paris : Le Soudier, 1889, tables des ouvrages, p. 332. Ce
document est disponible sur Gallica.bnf.fr.
159
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, op. cit., p. 38.
160
Gaston D’Hailly, A. Le-Clère, Henri Litou, op. cit., p. 19.
La Faurie, qui poursuit sa quête d’un mari pour Geneviève, demande à Edmond s’il
veut jouer ce rôle, mais celui-ci refuse. Il veut en effet épouser Maud. Avant le
mariage, il effectue des recherches pour connaître la fortune réelle de sa maîtresse. Il
apprend qu’elle n’est pas riche, et que l’argent dont elle a besoin pour vivre lui vient
de Rixens, qui le lui donne en échange de son amour. Les soupçons d’Edmond se
révèlent donc justes, et il laisse éclater sa colère et son désespoir, devant celle qui
devait devenir sa femme. Maud ne nie pas les faits et l’union prévue est annulée.
Rixens et Edmond se rencontrent alors inopinément chez la jeune femme. Mais au
lieu de s’affronter, car ils savent maintenant qu’ils ont été trompés tous deux, ils
discutent de façon courtoise et ridiculisent par là-même Maud. Dès lors, celle-ci
n’aura de cesse d’assouvir sa vengeance à l’égard d’Edmond, qui a mis au jour ses
plans.
Elle commence par épouser La Faurie, qui ignore tout de sa relation avec Edmond.
Ce dernier accepte finalement d’épouser Geneviève. Mais Edmond est désespéré de
savoir qu’il reste lié à Maud par ces deux mariages : en raison d’abord du lien de
parenté qui unit La Faurie et Geneviève, ainsi que par son propre lien d’amitié avec
La Faurie. Au cours d’une entrevue où Edmond et Maud se trouvent seuls, celle -ci
menace de rendre publiques les lettres qu’Edmond lui a écrites pendant leur liaison.
Mais il lui explique qu’il ne la craint pas, et lui ordonne de respecter Geneviève.
Les deux couples se rendent dans les Cévennes pour célébrer le mariage d’Edmond
et de Geneviève, bientôt rejoints par un groupe d’amis parisiens. Edmond, persuadé
que Maud a oublié ses menaces et n’est plus un danger pour lui, décide de ne pas
parler de son passé à Geneviève, qui est particulièrement jalouse. À plusieurs
reprises, elle met d’ailleurs en garde Edmond contre cette jalousie, qui ne doit pas
être éveillée. Après le mariage, les deux époux font leur voyage de noce, puis
reviennent dans les Cévennes.
Fernand de Quinsac, l’un des amis parisiens, qui est resté chez les La Faurie,
déclare son amour à Maud. Elle profite de cet amour dans le but de se venger
d’Edmond. Elle utilise ainsi une ancienne lettre qu’Edmond lui a envo yée, dans
laquelle il lui donnait un rendez-vous, et parvient à ce que Geneviève la lise. Celle-ci
croit alors que Maud est toujours la maîtresse de son mari. Elle décide d’attendre le
jour du rendez-vous prévu, pour connaître la vérité. Par un concours de circonstances,
agencé une fois encore par Maud avec l’aide de Fernand, Geneviève surprend
Edmond et son ancienne maîtresse, seuls en pleine discussion. Elle laisse éclater sa
Pilleur d’épaves, dont l’auteur est Pierre Maël, a d’abord était publié en volume
in-18 à 3 francs 50, chez L. Frinzine et Cie en 1887 161, puis dans L’Écho de Lyon du
dimanche 16 août au dimanche 18 octobre 1891, en soixante épisodes. Pierre Maël est
un pseudonyme sous lequel se cachent deux auteurs : Charles Causse (1862-1904) et
Charles Vincent (1851-1920)162. Il semble que ce nom soit emprunté à un lieu situé en
Bretagne : Maël Carhaix, à 44 kilomètres au Sud Ouest de Guingamp dans les Côtes
du Nord163. Causse, né à Lorient, ancien officier de marine, doit renoncer à la
navigation à cause d’une blessure. Il se lance alors dans le roman maritime et dans
164
des ouvrages pour la jeunesse . Charles Vincent collabore à ce projet, mais reste
davantage dans l’ombre. Pilleur d’épaves paraît d’abord en première page, puis passe
à partir du samedi 29 août en page trois ou quatre des numéros.
Un critique résume ainsi l’intrigue : « Pilleur d’épaves est un roman plein du
grondement des flots et des rugissements de la tempête, c’est la peinture des mœurs et
du caractère de ces gens qui vivent de la mer et de ses hasards »165.
161
Le Soudier, La Revue des livres nouveaux, volume 13, n° 149, 15 janvier 1887, Paris : [s. n.],
tables des ouvrages, p. 357. Ce numéro est disponible sur Gallica.bnf.fr.
162
Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien : Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque,
Paris : Le Chemin vert, 1984 (le temps et la mémoire), partie 3, p. 213.
163
Jules Trousset (dir.), article « Maël », Nouveau dictionnaire encyclopédique universel illustré,
volume 3, Paris : librairie illustrée, [s. d.], p. 699.
164
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 3, p. 215.
165
Le Soudier , La Revue des livres nouveaux, volume 13, n° 149, 15 janvier 1887, Paris : [s. n.], p.
136.
L’histoire s’ouvre en effet sur une tempête au large de la Pointe du Raz qui
provoque le naufrage d’un navire, à la grande joie des habitants du Cap. Ils sont pour
la plupart des pêcheurs vivant pauvrement, et s’empressent de voler la cargaison du
bateau. Les pillards trouvent, parmi les rescapés, deux enfants (un garçon et une fille)
qu’ils décident de sauver. Le jeune garçon est recueilli par Arc’han, un pêcheur, qui
le nomme Yân Ab Vor, c’est-à-dire Jean fils de la mer.
L’enfant grandit et le lecteur le retrouve à vingt-cinq ans, lorsqu’il revient chez
son père adoptif, après avoir effectué son service militaire. Arc’han l’encourage à se
marier et l’influence pour qu’il choisisse Gaïd, sa cousine. La date du mariage est
arrêtée, mais Yân change progressivement d’attitude vis-à-vis de sa famille et
recherche de plus en plus la solitude. Il a des visions qui s’avèrent être des souvenirs
du naufrage et s’isole pour tenter de comprendre qui est cette « femme jeune et
belle »166 qui se trouve sans cesse devant ses yeux. Plus largement, il veut connaître
ses origines car il sent qu’il est différent des pêcheurs de la côte mais ignore tout du
naufrage.
Il décide d’interroger Alain Kervarec (appelé aussi Lân) car celui -ci, lors d’une
fête, s’est moqué de Yân parce qu’il n’avait pas de famille. Il pense donc que Lân
doit connaître le mystère lié à ses origines. Mais lorsque les jeunes hommes se
rencontrent, la discussion dégénère en bagarre, au cours de laquelle Yân tue un des
compagnons de Lân. Blessé lui-même, il se cache alors dans des grottes pour
échapper aux gendarmes qui le recherchent, aidé dans sa fuite par sa fiancée Gaïd et
Ar Zod, un vieillard qui semble atteint de folie.
La petite fille du naufrage, quant à elle, s’appelle Marianna. Contrairement à Yân,
elle connaît l’histoire du naufrage. Gaïd est jalouse de cette jeune femme qui semble
si différente des habitants du Cap, et elle craint qu’elle ne séduise Yân. Sa peur se
révèle juste car Yân, qui est fasciné par Marianna, éprouve bientôt de l’amour pour
elle. Lors d’une sortie en mer où Gaïd et Marianna sont seules dans une embarcation,
Gaïd se venge en abandonnant sa rivale sur un îlot, alors que la mer monte. Marianna
manque se noyer, mais Yân, intrigué de voir Gaïd revenir seule au port, comprend la
situation et réussit à sauver Marianna. Celle-ci pardonne à Gaïd, qui regrette son
geste.
Les gendarmes poursuivent leurs recherches pour arrêter Yân mais sans aucun
succès. Ils se heurtent à l’hostilité des gens de la mer, qui protègent le jeune homme.
166
L’Écho de Lyon du vendredi 21 août 1891, épisode 6.
Le Krach, écrit par B. Reytan, est aussi publié dans L’Écho de Lyon, du dimanche
15 novembre 1891 au vendredi 12 février 1892, en soixante -quinze épisodes. Il est en
première page du quotidien jusqu’au lundi 18 janvier, puis en page trois ou quatre,
cédant ainsi la place à un nouveau récit. Nous ne sommes pas parvenus à identifier
l’auteur de ce roman-feuilleton.
Le récit s’ouvre sur une présentation de la banque créée par Henri Martel-Chauvey
à Lyon en 1880. Ce veuf a une fille, Claire, dont l’institutrice et dame de compagnie
est une Anglaise qui se nomme Mary Percy. L’intrigue débute avec la découverte
d’un vol, commis dans cette banque, mais sans que le coffre-fort n’ait été forcé. Le
lendemain d’un bal donné chez le banquier, le caissier Drivon est le premier à
constater la disparition de ces trois millions de francs. Il en fait immédiatement part à
Martel-Chauvey, qui l’accuse aussitôt d’être l’auteur du vol. En effet, seuls le
propriétaire de la banque et le caissier possèdent la clé et connaissent le mot de la
combinaison pour ouvrir le coffre. Un commissaire de police, nommé Perraudin, est
chargé de l’enquête. Il interroge le personnel de la banque et constate la disparition
de François Dommartin, chargé de surveiller le coffre durant la nuit. Perraudin émet
alors l’hypothèse que celui-ci a été tué par le voleur parce qu’il constituait un
obstacle. Mais Perraudin ne parvient pas à démêler les fils de cette affaire.
Avant que ne se produise ce vol, Lyon est touchée par une frénésie de spéculation.
Martel-Chauvey, lui aussi, a succombé à « la fièvre de l’or »167, tout comme les
agents de change, qui prennent une importance grandissante, en même temps que le
prix des actions s’envole. L’un d’entre eux, Fortuné Prévost, a pour associé Raymond
de Staël. Ce dernier rencontre Claire au cours d’une des nombreuses réceptions
données par le banquier et devient l’intime de la famille.
Mary Percy, qui, elle, n’est pas insensible aux charmes de l’argent, parvient à
séduire Martel-Chauvey et à profiter de ces sommes colossales rapidement et
facilement acquises à la Bourse. Elle quitte sa place auprès de Claire, et déménage
pour occuper son propre appartement. Martel-Chauvey mène alors une double vie : il
est banquier et père de famille pour Claire ; amant de Mary Percy. Mais à la fin de
décembre 1881, la faillite de plusieurs banques lyonnaises entraîne celle de Martel -
Chauvey dans leur chute.
167
L’Écho de Lyon du samedi 21 novembre 1891, épisode 7.
Arrivés à Paris, Aristide Mulot secondé par Raymond de Staël, retrouvent la trace
des amants, ainsi que de Chipola et de Lucia, la seconde maîtresse d’Angelo qui
habite avec lui. Mulot, déguisé en brigand, propose à Chipola de l’aider à retrouver
Angelo de Sora, moyennant une part du bénéfice de l’argent volé. Celui-ci tombe
dans le piège, et conduit Mulot chez Sora et Lucia. Avec l’aide de policiers, Mulot
fait arrêter les trois Italiens. Il trouve dans la maison les trois millions de francs
intacts.
Il se rend ensuite chez Mary Percy et lui explique que malgré sa complicité dans le
vol, elle peut éviter une condamnation. Elle doit pour cela lui révéler les éléments de
l’affaire qu’il ignore encore, ce qu’elle accepte de faire. Mary est ainsi appelée
comme simple témoin et non comme prévenue au Palais de Justice. Elle y rencontre
Chipola, Lucia et Angelo. La seconde maîtresse du baron italien, qui a appris par
Mulot que Mary était sa rivale, se venge en la tuant. Les trois Italiens sont
condamnés, tandis que la somme volée est restituée au banquier, et que Raymo nd et
Claire se marient.
168
Jules Lermina (dir.), « article Chavette », Dictionnaire universel illustré, biographique et
bibliographique de la France contemporaine, Paris : Boulanger, 1885, p. 301.
169
Roman d’Amat et Limouzin-Lamothe (dir.), article « Chavette », Dictionnaire de biographie
française. Tome 8, 1959, p. 947.
170
Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la
presse française. Tome 3. De 1871 à 1940, Paris : Presses Universitaires de France, 1972, partie 3,
chap. 2, p. 200.
171
Henri Avenel, Le Monde des journaux en 1895 : organisation, influence, législation, mouvement
actuel, Paris, 1895, p. 249.
172
Henri Avenel, Annuaire de la presse française et du monde politique, Paris : [Annuaire de la
presse], 1899, p. 654.
173
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, Bibliographie de la presse
française politique et d’information générale de 1865 à 1944. 69, Rhône, Paris : Bibliothèque
nationale, 1966, p. 91.
Boniface Madoré, qui gère la fortune de la famille de Valdieuse, Raoul apprend que
son oncle retire d’importantes sommes d’argent qui, d’après le notaire, lui sont
destinées. Or, le marquis des Gargins n’a jamais reçu ces sommes. Il comprend alors
que c’est Clara qui les détient ; celle-ci ne nie pas et propose à Raoul un pacte : elle
lui rendra la moitié de l’argent amassé, s’il tue son mari, le capitaine Loarec. Bob,
alors domestique à l’hôtel de Valdieuse, entend cet entretien. Le marquis Raoul, pour
assassiner Loarec, utilise les charmes de la Chiffarde au cours du bal. Il est en effet
l’homme masqué qui la défiait, tandis que la victime de ce pari se révèle être Loarec.
Raoul des Gargins fait appel à Cambournac, qui doit tuer le mari Loarec lorsqu’il
sortira de chez la Chiffarde. Mais, si dans ces manipulations, le capitaine périt dans
un incendie, Raoul des Gargins disparaît lui aussi. Clara, devenue veuve, peut se
remarier avec le duc de Valdieuse.
Après ces précisions concernant Clara, l’intrigue se poursuit : au lieu d’un retour
du marquis, c’est Cambournac déguisé qui se présente chez la duchesse. Elle constate
aussitôt la supercherie, mais le bandit la menace de révéler son secret : grâce aux
informations données par Bob et au rôle qu’il a joué lui -même dans cette histoire, il
sait que Clara est à l’origine des deux disparitions. La duchesse prend peur et accepte
de reconnaître publiquement ce faux marquis comme étant le vrai. Celui -ci justifie
son absence en évoquant un long voyage qu’il a dû faire en Amérique. Il se rend chez
le notaire Madoré, qui ne peut se convaincre d’avoir Raoul des Gargins en face de lui.
Il tente de mettre en garde la duchesse contre cet usurpateur, mais elle le rassure elle -
même sur l’identité du marquis.
Cambournac, qui sert toujours les intérêts de la Chiffarde, décide d’éloigner Bob
de leurs projets. Il leur devient en effet inutile, car il a révélé ce qu’il savait. Le
domestique évincé veut se venger en proposant ses services à la duchesse.
Après sa visite chez le notaire, Cambournac rapporte son relatif échec à la
Chiffarde. Quant au notaire Madoré, il se rend chez la duchesse pour réitérer son
avertissement. Il veut prévenir la police, malgré les propos rassurants de Clara. Il
annonce à la duchesse qu’il existe deux testaments faits par le duc de Val dieuse :
l’un, établi avant son mariage, en faveur du marquis, l’autre cédant tous les biens à la
duchesse. Madoré craint que le faux marquis ne porte atteinte au testament qui est en
faveur de sa rivale. Ses soupçons se révèlent exacts : alors que le notaire, qui gère
aussi la fortune de la Chiffarde, rentre tard de chez la courtisane, il est enlevé par
Cambournac. Ce dernier prend sa place et fait croire qu’il est devenu fou. Il trouve
survivant, croit cette fois ne plus avoir d’obstacle. Mais, en tentant de sortir de la
maison, il est tué par le chien de l’aveugle. Louise, que ces manipulations ont pe rmis
de faire reconnaître comme étant la fille du marquis, retrouve ses droits et devient
propriétaire de l’héritage des de Valdieuse.
174
Jules Lermina (dir.), article « Antony-Réal », Dictionnaire universel illustré biographique et
bibliographique de la France contemporaine, Paris : Boulanger, 1885, p. 52.
175
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, Bibliographie de la presse
française politique et d’information générale de 1865 à 1944. 69, Rhône, Paris : Bibliothèque
nationale, 1966, p. 39.
176
L’Écho du Rhône du jeudi 3 janvier 1895, épisode 1.
177
Bibliothèque nationale de France, département des périodiques, op. cit., p. 28.
178
Cette adresse est mentionnée de cette façon dans le haut de la première page du journal.
179
Patrice Béghain, Bruno Benoit, Gérard Corneloup [et al.], article « presse », Dictionnaire
historique de Lyon, Lyon : Bachès, 2009, p. 1045.
abonnés et que « cette feuille est un organe de chantage »180. Le Grand dictionnaire
universel du XIXe siècle donne une image encore plus négative de ce journal : « sous
prétexte de représenter et de défendre l’opinion conservatrice , La Comédie politique
exerce un véritable et cynique chantage. Ce journal ne se borne pas à s’attaquer aux
riches ou à ceux qui ont intérêt à acheter le silence sur quelque faute par eux autrefois
commise ; il s’en prend à tous »181.
Adolphe Ponet est d’ailleurs condamné pour diffamation à cinq ans de prison, ce
qui arrête la publication du journal. Celle-ci reprend en 1894. Trois ans après, il est
de nouveau condamné à huit mois d’emprisonnement, pour des articles attaquant
l’administration militaire. Il est alors contraint de se réfugier à Genève, où il continue
de diriger son journal. 182
Poupard et Poupardin est publié en troisième page de La Comédie politique du
dimanche 17 février au dimanche 14 avril 1895. Ce roman-feuilleton, qui porte le
sous-titre de « nouvelle », est composé de huit épisodes. Lors de la mort d’Adolphe
Ponet, il est republié du dimanche 11 novembre au dimanche 9 décembre 1900, en
cinq épisodes.
Le premier fragment s’ouvre sur la description du capitaine Poupard. Ancien
soldat de Napoléon 1 er, il s’installe à Lyon après 1815 et, en raison de ses convictions
politiques, refuse d’occuper un emploi sous la Restauration. L’intrigue débute en
1847 : Poupard a alors un fils prénommé Toussaint (né en 1832), dont il supervise les
études. Celui-ci souhaite en effet entrer à Polytechnique. Mais en 1847, Poupard
change brusquement de comportement à l’égard de son fils, dont il délaisse les
études. Toussaint, intrigué et même inquiet, espionne son père et découvre que
Poupard se livre à l’activité de journaliste, et ce dans Le Courrier de Lyon. Poupard
néglige donc les études de son fils pour avoir « le bonheur de se voir imprimé »183.
Toussaint décide d’écrire un article en réponse à son père, dans lequel il le ridiculise.
L’article est signé « Parvulus » tandis que Poupard signe « Parvus ». Le père, furieux
de cette réponse, envoie deux autres articles, auxquels répond Toussaint, toujours
180
Ce rapport est reproduit dans Pierre Albert (présentés par), Documents pour l’histoire de la presse
de province dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris : Centre de documentation sciences
humaines, Éd. du CNRS, [1973] (documentation), p. 179.
181
Pierre Larousse, article « La Comédie politique », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle.
Tome 17, suppl. 2, Paris : administration du grand dictionnaire universel, p. 871. Ce document est
disponible sur Gallica.bnf.fr.
182
Justin Brun-Durand, Dictionnaire biographique et biblio-iconographique de la Drôme, Tome 2,
Grenoble : Falque et Perrin, 1901, additions, p. 426-427. Ce document est disponible sur
Gallica.bnf.fr.
183
La Comédie politique du dimanche 24 février 1895, épisode 2.
Après avoir présenté ces neuf romans-feuilletons dans leur ensemble, nous
pouvons comparer la trame de ces fictions et nous arrêter plus particulièrement sur
l’élément déclencheur de l’intrigue, ainsi que sur le dénouement de ces histoires.
Ce qui constitue l’origine de l’intrigue dans Le Baptême du sang, c’est la conduite
de Jacques Lormeau. En réalisant un achat inconsidéré et en devenant le débiteur de
Jollivet, il autorise en effet l’usurier à avoir des velléités de mariage à l’encontre de
sa fille Marthe. Dans Les Prétendants de Monique, le duc Henri de Valmagny décide
pour son fils Jacques d’un mariage avec sa cousine Monique Andercey. Dans Pilleur
d’épaves, la conduite du père adoptif de Yân Ab Vor, Arc’han, lors du naufrage, fait
peser un lourd secret sur les origines de cet enfant. C’est parce qu’Arc’han n’a jamais
parlé à Yân de son passé, que le jeune homme se lance dans des recherches qui
commencent par une bagarre avec Lân et ses compagnons. Avec Le Krach, c’est la
figure d’un homme trop faible pour résister à sa maîtresse qui est montrée à travers le
banquier Henri Martel-Chauvey. En effet, la trop grande confiance qu’il accorde à
Mary Percy, permet à cette femme de collecter des informations nécessaires au succès
du vol. Dans Les Francs-Routiers, Marie Rolland voyage seule avec son père
lorsqu’elle est enlevée par la bande des voleurs. Ce dernier ne tente pas de
s’interposer. De plus, il fait des recherches pour tenter de retrouver sa fille, mais les
interrompt lorsqu’un complice de Jean Camaille lui en donne l’ordre, laissant ainsi le
temps à Marie de partager les aventures de la société secrète. Dans Poupard et
Poupardin, le brusque changement de comportement du père à l’égard de son fils
constitue l’élément déclencheur. Enfin, dans Rosette Dory, la figure éponyme est
accusée du meurtre de son père par la rumeur publique, parce que celui -ci refusait de
voir sa fille épouser Victor Fernel, alors même qu’il est responsable de la rencontre
entre les amants. En effet, le père laisse sa fille rentrer seule après un bal, et c’est là
que Victor l’accompagne et lui déclare son amour. Ce mariage contrarié dote Rosette
d’une motivation suffisante pour la rendre coupable du crime.
Par conséquent, sur les neuf romans-feuilletons étudiés, sept ont pour élément
déclencheur de l’intrigue la conduite des pères. Seules l’intrigue de Passionnément,
qui est déclenchée par le refus d’Edmond Sorbier d’épouser Maud Vivian et l’histoire
de La Chiffarde, qui commence par l’affront fait à la courtisane par la duchesse Clara
de Valdieuse, ne font pas intervenir les parents. Ce sont donc les pères qui sont en
majorité responsables des événements heureux ou non que vont vivre leurs enfants.
La façon dont se terminent ces intrigues présente aussi des éléments communs.
Dans Le Baptême du sang, la première partie de l’histoire relate le destin de Marthe
Lormeau selon une trajectoire descendante qui la conduit à la mort. La fin de la
seconde partie de l’intrigue montre Pedro rétabli dans le statut qui est légitimement le
sien, c’est-à-dire comme un membre de la famille de Vimeuse. Son mariage avec
Blanche de Vimeuse renforce ce lien. Mais ce qui semble être une ascension sociale,
n’en est pas véritablement une : le dénouement ne fait que restaurer l’ordre qui a été
troublé. Les Prétendants de Monique montre le parcours ascendant de Jacques de
Valmagny. Il quitte Paris pour ne plus y retourner et met un terme à sa vie oisive.
Mais cette évolution du personnage n’empêche pas la réalisation du projet initial, à
savoir le mariage avec Monique Andercey. Dans Passionnément, Edmond Sorbier
mène lui aussi une vie oisive. En épousant Geneviève Coraize, il connaît une
première stabilité, rapidement détruite par Maud Vivian. Mais après la victoire de
l’injustice, la vérité éclate et le second mariage marque le retour à l’ordre. Yân Ab
Vor, dans Pilleur d’épaves, même s’il parvient à connaître ses origines ne peut être
réintégré dans sa famille car celle-ci n’est plus. Sa mort marque le retour à un état
initial, comme s’il n’avait jamais vécu. Dans Le Krach, plusieurs intrigues se mêlent.
Le dénouement montre la résolution du vol, l’arrestation des coupables et la
restitution de l’argent volé, tandis que Raymond de Staël et Claire Martel-Chauvey se
marient. Dans La Chiffarde, les opposants se détruisent eux-mêmes et par leur
disparition, l’ordre peut être rétabli. Louise retrouve ainsi son nom et son héritage.
Comme pour Pedro, son ascension sociale n’est que le retour de la justice après le
désordre. Les Francs-Routiers s’achève par le triomphe de la morale avec la mort du
voleur Jean Camaille. Dans Poupard et Poupardin, le projet initial est réalisé, à
savoir la réussite au concours de Toussaint. Enfin, dans Rosette Dory, les criminels
sont condamnés, mais le retour à la situation initiale est rendu impossible par la mort
de Rosette.
Par conséquent, les dénouements de ces romans-feuilletons peuvent montrer une
restauration sociale accompagnée d’un certain optimisme, ou bien la mort des
protagonistes. Mais, que les issues de ces histoires aboutissent à un mariage ou à un
Les incipits
Nous commençons par une étude des incipits, c’est-à-dire des premiers
paragraphes de la fiction, afin de comprendre comment l’auteur installe le décor,
avant de faire vivre ses personnages sous les yeux du lecteur.
Trois romans-feuilletons ne présentent aucune description en guise d’introduction.
C’est le cas de Poupard et Poupardin, qui s’ouvre sur un portrait de Poupard :
« Volontaire et simple soldat en 1807, le conscrit Poupard était devenu et s’appelait
en 1814 « le capitaine Poupard ». Il avait, sept années durant, cheminé sur toutes les
routes et guerroyé sur tous les champs de bataille de l’Allemagne, de l’Autriche, de
l’Espagne et de la Russie » 184. Même si des lieux sont évoqués, ce ne sont pas ceux
184
La Comédie politique du dimanche 17 février 1895, épisode 1.
185
L’Écho de Lyon du mercredi 18 septembre 1889, épisode 1.
186
Le Peuple du dimanche 19 juin 1892, épisode 1.
187
L’Écho de Lyon du dimanche 16 août 1891, épisode 1.
montraient qu’elle n’était point destinée à abriter une nombreuse famille »190. Une
fois encore, comme pour Le Krach, ce n’est pas la ville qui est décrite. L’auteur
mentionne uniquement les éléments qui font sens et qui contribuent à qualifier le
personnage.
L’incipit des Francs-Routiers informe le lecteur, dès la première phrase, du
contenu de l’intrigue : « Le bois de Cuges a été longtemps le rendez-vous des bandes
de voleurs qui, vers le milieu du dernier siècle, désolaient le midi de la France : là
Gaspard de Besse a fait ses premières armes, Mandrin y a tenu son quartier général et
Camaille y jeta longtemps l’épouvante » 191. L’auteur ne décrit pas l’endroit au moyen
d’éléments géographiques, mais mentionne les noms de célèbres brigands qui ont fait
l’histoire du lieu. En effet, ce qui permet de singulariser cet espace, tient davantage
dans les événements qui s’y sont déroulés, plutôt que dans tel ou tel élément visible
du décor. En faisant ce choix, l’auteur inscrit aussi le personnage principal, à savoir
Jean Camaille, dans une lignée.
Enfin, le début de Rosette Dory s’ouvre sur un échange entre deux personnages :
« -C’est ma fi ! ben le père Dory ! - Mais non, la barbe à Dory est plus blanche ! –
Souillée de sang et de boue, comme elle est, celle-ci n’a plus de couleur. Mais c’est
pour sûr le père Dory. Tiens, regarde son pendant d’oreille ! – Ah ! Puis son pouce
tordu, ma foi, oui… - Pauvre Père Dory ! Qui donc a ben pu le mettre dans cet
état ? ». C’est en fonction de ces deux hommes, que la courte description de
l’environnement s’organise ensuite : « Tel était le dialogue échangé le 20 septembre
186… sur les 8 heures du matin, entre Bézagut, le facteur rural, qui venait de
commencer sa longue tournée, et Breynat, le chevrier de la commune de Clarette,
habitué à hanter avec son troupeau les pentes de la colline de la Matrasse, alors non
192
boisée, comme elle l’est devenue depuis » . Le dialogue en lui-même peut déjà
donner un début d’information sur l’endroit, que vient compléter la présentation des
deux hommes : l’auteur reproduit le langage de deux protagonistes issus du monde
rural.
190
L’Éclair du samedi 26 janvier 1884, épisode 1.
191
L’Écho du Rhône du jeudi 3 janvier 1895, épisode 1.
192
La Comédie politique du dimanche 28 janvier 1900, épisode 1.
La pédagogie
Nous avons pu voir que Le Baptême du sang s’ouvrait sur un exposé didactique,
présentant le lieu de l’intrigue. Nous nous proposons d’étudier, dans le cours des
fictions, d’autres explications que nous avons relevées et qui présentent un caractère
pédagogique. Nous désignons à travers ce terme de pédagogie, des éléments qui ne
sont pas déterminants de façon directe pour comprendre les événements de l’intrigue,
mais qui contribuent à faire découvrir un lieu au lecteur. Nous cherchons à savoir s’il
s’agit là d’un trait caractéristique, propre au roman-feuilleton.
Nous avons ainsi constaté que certaines descriptions de lieux peuvent être
considérées comme de véritables leçons de géographie. Dans Pilleur d’épaves, la
« Baie des Trépassés » est le lieu du naufrage pour le navire qui transporte Yân et
Marianna. Elle se situe « sur l’extrémité la plus occidentale de la Bretagne, au nord
de la baie d’Audierne, au sud de celle de Douarnenez », « entre la pointe du Van et la
195
Le Courrier de Lyon du samedi 12 juin 1875, épisode 1.
196
L’Écho de Lyon du lundi 17 août 1891, épisode 2.
197
L’Écho de Lyon du jeudi 27 août 1891, épisode 12.
198
L’Écho de Lyon du samedi 3 octobre 1891, épisode 45.
vivement une chose, ne se détermine pas tout de suite à la faire. Il faut qu’il y
revienne à plusieurs reprises, qu’il réfléchisse, qu’il calcule, balance, pèse et soupèse
longtemps le pour et le contre ; c’est seulement après une longue délibération qu’il se
décide à prendre, en général, la plus mauvais parti »199. Ces affirmations, qui se
veulent définitives, ont valeur d’explication pour le lecteur car elles lui permettent
d’appréhender, de façon générale, les réactions et les décisions prises par les
personnages. Par conséquent, les habitants de ces deux régions constituent eux -
mêmes un paysage, dans lequel viendront s’inscrire les protagonistes de l’intrigue. Ils
font partie intégrante de cette toile de fond, avec un nombre limité aussi bien
d’attributs physiques que de traits de caractère, ce qui définit un cadre.
Les auteurs complètent le décor en donnant des informations sur la façon de vivre
de ces habitants. Dans Pilleur d’épaves, Pierre Maël décrit « le costume des marins
de la côte » qui portent « la vareuse de grosse laine, le bonnet penché sur l’oreille, les
pantalons de toile grise relevés jusqu’au genou »200. Il évoque aussi l’alimentation :
les Capistes « se sustent[ent] avec la soupe au poisson quotidienne, soupe assaisonnée
de gros sel ». Pierre Maël justifie le choix de cet aliment en expliquant que le
poisson, parce qu’il est « chargé d’iode et de phosphore » est une « nourriture
destinée à ceux-là seuls, parmi les hommes, qui doivent survivre et vaincre dans le
combat pour l’existence »201.
Tandis qu’en Normandie, « dans sa double métamorphose, en galette et en bouillie,
le blé noir fournit au paysan son alimentation la moins coûteuse et la plus
abondante ». Louis Énault décrit la fête qui met à l’honneur le sarrasin : « chaque
automne, à l’époque où s’achève la récolte normande […] la batterie du sarrasin,
comme on l’appelle, devient […] pour les cultivateurs l’occasion d’une suite de
réjouissances qui les conduisent les uns chez les autres, et se prolongent une semaine
ou deux, comme une sorte de carnaval anticipé, devançant dès octobre les longues
ripailles de février, où l’on reste à table dix-huit heures de suite »202. Il va plus loin en
prenant en compte la façon même de manger des habitants : « le paysan mange
lentement, surtout en Normandie, où la lenteur semble être un trait distinctif de son
caractère »203.
199
Le Courrier de Lyon du vendredi 18 juin 1875, épisode 7.
200
L’Écho de Lyon du dimanche 16 août 1891, épisode 1.
201
L’Écho de Lyon du mercredi 19 août 1891, épisode 4.
202
Le Courrier de Lyon du dimanche 4 juillet 1875, épisode 24.
203
Le Courrier de Lyon du dimanche 27 juin 1875, épisode 17.
204
Jacques Migozzi, Boulevards du populaire, Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges),
2005 (Médiatextes), chap. 5, p. 151.
205
L’Écho de Lyon du dimanche 18 octobre 1891, épisode 59.
206
Le Courrier de Lyon du dimanche 4 juillet 1875, épisode 24.
exposé dans les manuels scolaires : ils montrent tous les deux le même refus de
l’incertain et de l’ouvert 207. Ils définissent un cadre des possibles, qui contient des
éléments rationnels pour le lecteur parce qu’ils sont expliqués. Ces éléments, à
travers les explications de l’auteur, intègrent le domaine de ce qui est connu. Au -delà
du cadre posé par les auteurs, se trouvent l’insolite et l’inexpliqué, autrement dit
l’inconnu pour le lecteur. C’est pourquoi Louis Énault et Pierre Maël livrent au
lecteur de nombreux éléments qui ne semblent pas, au premier abord, indispensables
à la compréhension de l’intrigue : ils définissent minutieusement ce qui sera le cadre
de la fiction.
207
Jean-Yves Mollier, La Lecture et ses publics à l’époque contemporaine : essais d’histoire
culturelle, Paris : Presses Universitaires de France, 2001 (le nœud gordien), partie 2, chap. 3, p. 92.
208
La Comédie politique du dimanche 7 octobre 1900, épisode 37.
209
L’Écho de Lyon du mardi 15 octobre 1889, épisode 26.
210
Le Courrier de Lyon du mercredi 21 juillet 1875, épisode 41.
211
L’Écho de Lyon du mercredi 19 août 1891, épisode 4.
212
L’Écho de Lyon du jeudi 3 septembre 1891, épisode 17.
213
L’Écho de Lyon du vendredi 16 octobre 1891, épisode 57.
214
L’Écho de Lyon du dimanche 16 août 1891, épisode 1.
215
La Comédie politique du dimanche 18 février 1900, épisode 4.
216
Le Courrier de Lyon du dimanche 25 juillet 1875, épisode 45.
217
L’Écho du Rhône du vendredi 11 janvier 1895, épisode 9.
218
L’Écho du Rhône du samedi 5 janvier 1895, épisode 3.
219
L’Éclair du samedi 16 février 1884, épisode 4.
LES PERSONNAGES
Le but de ce chapitre est de confronter les différents personnages des fictions, afin
de savoir si des correspondances peuvent être mises au jour entre eux. Les traits
physiques des personnages sont-ils décrits de la même façon d’une intrigue à l’autre ?
Les protagonistes se divisent-ils en grandes catégories ou bien sont-ils clairement
singularisés ? Autrement dit, existe-t-il des types de personnages dans le roman-
feuilleton ? Nous tenterons de répondre à ces questions.
Il nous faut, en premier lieu, définir quelles sont les figures principales de ces
récits et étudier les éléments qui les caractérisent. Tout d’abord, il n’est pas toujours
aisé de déterminer, pour chacune des fictions du corpus, le personnage qui détient le
rôle principal. Ainsi, dans Rosette Dory, le personnage éponyme est bien celui qui est
présent dans presque tous les épisodes du récit, et dont le lecteur suit le destin. Il en
va de même pour Yân Ab Vor dans Pilleur d’épaves. Mais dans Poupard et
Poupardin, c’est le couple père-fils lui-même qui constitue l’entité principale. Les
couples antithétiques se retrouvent aussi dans Passionnément, avec Edmond Sorbier
et Maud Vivian, ainsi que dans La Chiffarde, avec la duchesse Clara de Valdieuse et
la courtisane. C’est autour de ces personnalités contraires, ayant des résolutions
différentes, que l’intrigue se fonde. Le Baptême du sang, dont l’histoire se développe
Le physique et le moral
Nous remarquons que les auteurs des neuf romans-feuilletons du corpus décrivent
les figures principales de manières diverses. Certains livrent un portrait très détaillé
des protagonistes, quand d’autres se contentent d’exposer les éléments qui rendent
compte d’une opposition. Pour certains personnages principaux, les informations les
concernant sont davantage parcellaires, voire inexistantes.
Pierre Maël dans Pilleur d’épaves présente Yân à son lecteur en le décrivant d’une
façon qui se veut complète et objective : il a « vingt-cinq ans » et « domine du front
la tête de ses camarades » avec « sa stature, haute de cinq pieds six pouces ». « Ses
épaules énormes, arrondies en boulets, rend[ent] plus frappant le contraste de sa taille
de jeune fille ». Il a « des mains blanches et fines, aux attaches délicates, des pieds de
femme sous des chevilles étroites, une forêt de cheveux noirs bouclés, une peau
lisse »220. Une grande force ainsi qu’une grande sensibilité sont présentes dans ses
attributs physiques. Son tempérament est double lui aussi : Yân est « un rêveur » et
220
L’Écho de Lyon du mardi 18 août 1891, épisode 3.
« pour rêver, il s’éloign[e], il s’isol[e] » des autres221. Mais il est aussi capable de
cherche l’affrontement, comme avec Alain Kervarec, et de laisser éclater des
« colères soudaines »222. Cette ambivalence est à l’image de la mer qui l’environne :
quelquefois douce, parfois violente. Pierre Maël indique l’impression produite par les
traits de Yân : il possède une « distinction naturelle » et un « charme
223 224
inexprimable » qui ne sont pas ceux d’« un simple matelot » .
La description de Rosette Dory, que propose Adolphe Ponet, est davantage
subjective. Rosette est une « belle fille de vingt ans, au nez droit, aux joues peut-être
un peu trop roses eu égard à la délicatesse des traits du visage, aux yeux tendrement
ciliés des madones de Raphaël, à la taille bien prise, quoiqu’elle dépassât un peu la
taille moyenne des femmes »225. L’auteur fait part de son avis et commente les
caractéristiques physiques de son personnage, comme s’il n’en était pas l’inventeur. Il
se place davantage comme un observateur, qui fait un constat. Cette description fait
de Rosette Dory une « belle fille […] si douce et si aimante »226 qu’elle semble
incapable d’être l’auteur du parricide.
Marthe Lormeau, qui est la figure principale de la première partie du Baptême du
sang, est « la plus jolie fille du village »227 avec « sa belle taille, flexible et droite
comme un jonc ». Louis Énault concentre sa description sur le visage de la jeune
femme et dépeint « ses yeux bruns pleins de douceur et de feu », « la fraîcheur suave
et veloutée de ses joues », « ses cheveux noirs » encadrant « son front blanc »228. Ces
attributs sont le signe que « la fleur de ses dix-huit ans brill[e] sur son visage »229.
Comme pour Yân, les attributs de Marthe Lormeau, en particulier ses yeux,
promettent un tempérament tout à la fois calme et violent. Cette « fille de paysan »,
qui est « douée d’une distinction naturelle incontestable », a « des airs de
princesse »230. Sa « nature aimable, tendre et sympathique »231 en fait tout à la fois un
personnage positif et une figure vulnérable : elle est en effet « naïve »232.
221
L’Écho de Lyon du mercredi 19 août 1891, épisode 4.
222
L’Écho de Lyon du mardi 8 septembre 1891, épisode 21.
223
L’Écho de Lyon du mardi 18 août 1891, épisode 3.
224
L’Écho de Lyon du samedi 12 septembre 1891, épisode 24.
225
La Comédie politique du dimanche 28 janvier 1900, épisode 1.
226
La Comédie politique du dimanche 18 février 1900, épisode 4.
227
Le Courrier de Lyon du mardi 22 juin 1875, épisode 11.
228
Le Courrier de Lyon du jeudi 17 juin 1875, épisode 6.
229
Le Courrier de Lyon du mardi 29 juin 1875, épisode 19.
230
Le Courrier de Lyon du jeudi 8 juillet 1875, épisode 28.
231
Le Courrier de Lyon du samedi 17 juillet 1875, épisode 37.
232
Le Courrier de Lyon du samedi 10 juillet 1875, épisode 30.
233
Le Courrier de Lyon du jeudi 30 septembre 1875, épisode 108.
234
Le Courrier de Lyon du samedi 4 septembre 1875, épisode 84.
235
Le Courrier de Lyon du lundi 8 novembre 1875, épisode 142.
236
Le Courrier de Lyon du dimanche 13 juin 1875, épisode 2.
237
Le Courrier de Lyon du mardi 5 octobre 1875, épisode 112.
238
Le Courrier de Lyon du jeudi 30 septembre 1875, épisode 108. Nous soulignons.
suis pas des vôtres »239. Les auteurs, comme pour la description des lieux, déchiffrent
les signes en même temps qu’ils les montrent. En effet, les traits d’un visage sont les
témoins du tempérament d’un personnage. Les descriptions de ces quatre
protagonistes, pour faire ressortir ce qui les différencie des autres, sont donc très
détaillées.
En revanche, certaines descriptions ne retiennent que les éléments qui servent à
comparer entre eux les personnages principaux. Dans Passionnément par exemple,
Edmond Sorbier et Maud Vivian constituent les deux entités autour desquelles
gravitent les personnages secondaires. « Le jeune homme » est « de taille moyenne »,
il porte « sa moustache, blonde comme les cheveux, très longue et tombante ». Avec
un « visage mince et pâle, éclairé par de grands yeux bleus, à la fois éner giques et
doux », Albert Delpit dote « ce Parisien d’une belle tête de Gaulois farouche »240.
Maud Vivian, qui est « très grande, d’une élégance exquise », montre « une beauté
irrégulière ». Elle ment en « se donn[ant] vingt-huit ans : mais l’implacable patte
d’oie, griffant légèrement les tempes, indiqu[e] que la jeune femme dépass[e] un peu
la trentaine »241. L’auteur dessine quelques traits et les interprète : « le teint pâle, les
lèvres un peu fortes, les yeux cernés, et surtout la flamme chaude du regard,
annonc[ent] une créature nerveusement sensuelle »242. Alors qu’Edmond est dépeint
comme un personnage franc, cette description fait de Maud une femme doublement
dangereuse, par sa capacité à mentir et à séduire, ce que confirmera la suite de
l’intrigue.
De même, dans La Chiffarde, la description de la courtisane et de la duchesse se
résume à une esquisse. La Chiffarde, « âgée de vingt-trois ans » et qui a pour
véritable nom « Pauline Mandrieux »243 est une « femme galante » qui utilise ses
charmes à bon escient. Elle tente ainsi de séduire le notaire Madoré, afin de connaître
la fortune exacte de sa rivale, la duchesse Clara de Valdieuse : « la belle blonde
s’était couchée sur un divan, dont le satin noir faisait mieux ressortir ses harmonieux
contours qui s’y détachaient en clair ». Elle parvient à ce que son « peignoir
découvr[e] un bas de jambe » et « en se retournant d’un gracieux mouvement » elle
244
fait « saillir son buste sous sa mince enveloppe » . Comme Maud Vivian, elle
239
L’Écho de Lyon du jeudi 20 août 1891, épisode 5.
240
L’Écho de Lyon du jeudi 19 septembre 1889, épisode 2.
241
L’Écho de Lyon du jeudi 19 septembre 1889, épisode 2.
242
L’Écho de Lyon du mercredi 18 septembre 1889, épisode 1.
243
Le Peuple du jeudi 23 juin 1892, épisode 4.
244
Le Peuple du samedi 25 juin 1892, épisode 6.
245
Le Peuple du vendredi 24 juin 1892, épisode 5.
246
Ibid.
247
Le Peuple du mercredi 6 juillet 1892, épisode 17.
248
Le Peuple du jeudi 7 juillet 1892, épisode 18.
249
Le Peuple du jeudi 22 septembre 1892, épisode 93.
250
L’Écho de Lyon du mercredi 16 décembre 1891, épisode 31.
251
L’Écho de Lyon du mardi 29 décembre 1891, épisode 45.
252
L’Écho de Lyon du dimanche 22 novembre 1891, épisode 8.
253
L’Écho de Lyon du vendredi 27 novembre 1891, épisode 13.
254
L’Écho de Lyon du vendredi 4 décembre 1891, épisode 20.
255
L’Écho de Lyon du vendredi 27 novembre 1891, épisode 13.
256
L’Écho de Lyon du lundi 7 décembre 1891, épisode 23.
257
Ibid.
258
L’Écho du Rhône du jeudi 3 janvier 1895, épisode 1.
259
L’Écho du Rhône du dimanche 6 janvier 1895, épisode 4.
260
L’Echo du Rhône du samedi 19 janvier 1895, épisode 17.
261
L’Écho du Rhône du dimanche 6 janvier 1895, épisode 4.
262
L’Éclair du samedi 26 janvier 1884, épisode 1.
Après avoir relevé les indications caractérisant les personnages principaux, nous
constatons qu’il existe un certain nombre de similitudes entre ces figures. Les
premiers rôles sont majoritairement attribués à des sujets jeunes : Yân Ab Vor,
Rosette Dory, la Chiffarde, Toussaint Poupard, Marthe Lormeau, Clara de Valdieuse
et Pedro, ont entre quinze et vingt-cinq ans. Maud Vivian et Jean Camaille ont
environ trente ans. Les descriptions d’Edmond Sorbier, de Raymond de Staël,
d’Angelo de Sora, et de Jacques de Valmagny, ne donnent pas précisément l’âge des
protagonistes, mais font mention de leur jeunesse. Seuls Poupard et Aristide Mulot,
qui apporte son expérience nécessaire à la résolution du vol, sont plus âgés.
La beauté est aussi un trait commun pour huit des quinze figures importantes dans
les différentes fictions, aussi bien pour les hommes que pour les femmes : Rosette
Dory, Marthe Lormeau, Maud Vivian, la Chiffarde, Clara de Valdieuse, Angelo de
Sora, Raymond de Staël et Jean Camaille. Plus généralement, l’exceptionnel semble
être un élément constitutif de la figure principale : belle, grande ou sensuelle, elle
dispose d’un atout remarquable, dont les adverbes superlatifs « plus » et « très »
renforce l’aspect particulier. Des similitudes sont à noter dans le vocabulaire utilisé
pour réaliser ces descriptions. Les mêmes adjectifs sont en effet employés dans
plusieurs portraits. Ainsi, le qualificatif « grand » est utilisé pour décrire Edmond
Sorbier, Maud Vivian et Raymond de Staël ; « énergique » pour présenter les traits de
Pedro, d’Edmond Sorbier et de Jean Camaille ; « fin » pour décrire Yân Ab Vor,
Pedro et Raymond de Staël. D’autres adjectifs, synonymes des premiers, comme
« élancé » ou « délicat », peuvent être employés. Même si chacun des personnages
263
L’Éclair du samedi 22 mars 1884, épisode 8.
264
La Comédie politique du dimanche 17 février 1895, épisode 1.
décrits possède un attribut particulier, les termes employés pour le définir sont
communs à plusieurs figures. Par conséquent, ce qui est rare semble être ainsi l a règle
pour les personnages des romans-feuilletons.
265
La Comédie politique du dimanche 28 janvier 1900, épisode 1.
266
La Comédie politique du dimanche 28 janvier 1900, épisode 1.
267
La Comédie politique du dimanche 18 mars 1900, épisode 8.
268
La Comédie politique du dimanche 25 mars 1900, épisode 9.
269
La Comédie politique du dimanche 6 mai 1900, épisode 15.
270
La Comédie politique du dimanche 7 octobre 1900, épisode 37.
271
Le Courrier de Lyon du vendredi 23 juillet 1875, épisode 43.
272
Le Courrier de Lyon du vendredi 23 juillet 1875, épisode 43.
273
Le Courrier de Lyon du mardi 22 juin 1875, épisode 11.
274
Le Courrier de Lyon du dimanche 8 juillet 1875, épisode 59.
275
L’Écho de Lyon du jeudi 20 août 1891, épisode 5.
276
L’Écho de Lyon du vendredi 25 septembre 1891, épisode 37.
Pedro ressent lui aussi une grande colère lorsqu’il rencontre Blanche de Vimeuse
alors qu’il est prisonnier, et que les gendarmes, interrogés par la jeune fille pour
connaître la cause de son arrestation, l’accablent sans réserve. Le fils de Marthe
Lormeau doit garder le silence, mais devient « pâle comme un linceul »277.
À l’inverse, Edmond Sorbier, lui, laisse éclater sa fureur à l’encontre de Maud
Vivian, lorsqu’il découvre qu’il a été trompé. Après avoir expliqué à sa maîtresse
comment il a constaté le mensonge, « tout en lui cri[e] la douleur » : il montre un
« visage blême », des « yeux ardents » et des « lèvres serrées ». Maud Vivian écoute
278
alors son amant, elle-même « immobile, blanche, terrifiée » . Après son divorce
avec Geneviève Coraize, la tristesse donne à Edmond Sorbier un « visage pâli » aux
« traits creusés »279. La pâleur sert à désigner, comme dans les autres fictions, aussi
bien chez l’homme que chez la femme, des émotions diverses comme la colère, la
peur et la tristesse.
Seul Poupard, parmi les personnages principaux, connaît une grande joie. En effet,
lorsqu’il découvre son article publié dans Le Courrier de Lyon : « le front du
capitaine Poupard s’illumin[e], ses yeux pétill[ent], ses narines se gonfl[ent], sa lèvre
inférieure trembl[e] et sa poitrine se soulèv[e] pour laisser échapper comme un
soupir »280. Nous avons déjà remarqué qu’il n’existait pas, dans Poupard et
Poupardin, de description des attributs physiques de Poupard. Le seul portrait de sa
physionomie, qui est donné à voir au lecteur, est donc ce bonheur peint sur le visage
du protagoniste. Cette joie, qu’il ressent à la lecture de son article, est tout à la fois ce
qui le qualifie et ce qui lui donne vie.
Les sensations sont donc suivies de manifestations physiques pour toutes ces
figures principales. La pâleur, qui est synonyme d’un grand trouble, traduit le plus
souvent chez les hommes la colère, tandis que pour les femmes, elle représente le
désespoir lié à l’incapacité d’agir. En effet, la colère fait réagir les personnages
masculins à plus ou moins longue échéance : Yân n’attend même pas la fin de
l’échange avec Gaïd, pour prendre la résolution de quitter définitivement la Pointe du
Raz, s’il n’est pas le lieu de sa naissance. Tandis que Pedro donne tort aux gendarmes
plusieurs années après son arrestation, en se conduisant de façon exemplaire et en
faisant une brillante carrière militaire. Les protagonistes masculins, une fois
277
Le Courrier de Lyon du samedi 16 octobre 1875, épisode 122.
278
L’Écho de Lyon du mardi 8 octobre 1889, épisode 20.
279
L’Écho de Lyon du mardi 3 décembre 1889, épisode 60.
280
La Comédie politique du dimanche 24 février 1895, épisode 2.
Le passé des protagonistes principaux est évoqué dans tous les romans -feuilletons
du corpus. Nous nous proposons d’étudier les éléments qui traitent de cette question
des origines, afin de connaître leur rôle dans les différentes fictions. Les événements
vécus durant l’enfance ou la jeunesse peuvent expliquer le comportement des
protagonistes principaux devenus adultes. Certains personnages veulent mettre à
distance leur passé, quand d’autres s’y conforment.
Le père dans Poupard et Poupardin est « apprenti chapelier au moment de son
départ comme simple soldat, en 1807 » et il revient « en 1814, non seulement
capitaine, mais mathématicien, littérateur et polyglotte »282. Les connaissances
apprises alors qu’il est soldat, lui permettent de superviser lui-même les études de son
fils par la suite. Ce rappel du passé a pour but de rendre vraisemblable le destin de
Poupard. Adolphe Ponet tente en effet de justifier cette évolution aux yeux du lecteur,
281
La Comédie politique du dimanche 6 mai 1900, épisode 15.
282
La Comédie politique du dimanche 17 février 1895, épisode 1.
mais sans véritable argument : « voilà ce que le lecteur trouvera tout aussi impossible
que je l’ai trouvé moi-même. Et pourtant cela fut »283.
Pour d’autres protagonistes, les événements traversés durant leur enfance ou leur
jeunesse, expliquent leur comportement une fois adulte. Ainsi , Rosette Dory, « privée
de mère de bonne heure, dès l’âge de sept ans, puis revenue de pension à l’âge de
quatorze ans » doit s’occuper de « la direction du ménage pendant que son père [est]
aux champs ou à ses affaires ». « Dans l’habitude d’être laissée seule maîtresse au
logis », Rosette prend « des allures assez indépendantes ». Ce tempérament
l’empêche de se plier à « des idées toutes faites » et à « des projets arrêtés
d’avance »284. C’est pourquoi elle s’oppose à son père, concernant le mariage avec
Victor Fernel, ce qui en fait une coupable toute trouvée dans le meurtre de son père.
Dans Le Krach, le passé d’Angelo de Sora peut aussi expliquer son destin : « né à
Naples », dès « dix-huit ans, il commenc[e] à mériter la réputation du plus déterminé
coquin de la ville » lorsqu’il tue un homme pour lui voler son argent d’un « magistral
coup de couteau »285. Le lecteur comprend alors que s’il a été capable de tuer pour de
l’argent dans sa jeunesse, il peut recommencer.
Certains personnages principaux tentent de se détacher de leur passé, parce que le
commencement de leur histoire est attaché à un milieu social qu’ils veulent quitter.
Mais leur passé ne fait que se rappeler à eux avec davantage de violence. Ainsi, Maud
Vivian, lorsqu’Edmond Sorbier lui demande de l’épouser, livre sa propre version de
son passé pour lui expliquer d’où provient sa fortune : « Mon père, industriel du pays
de Galles, fut ruiné et mourut de chagrin. Un de nos voisins, M. Vivian, déjà veuf
avec un fils, me demanda de m’épouser. […] Quand j’eus le chagrin de le perdre,
j’appris qu’il me laissait 40 000 livres sterling, un million de francs. C’était déjà fort
beau pour une orpheline dénuée de tout. […] Par un accord intervenu entre son fils et
lui, il m’abandonna, pendant vingt ans, les revenus d’une mine de houille dans le
pays de Galles. »286. Mais Edmond, de retour de Grande-Bretagne où il a entrepris des
recherches, donne une autre version : « vos propriétés du pays de Galles ne valent pas
un morceau de pain. Ce sont de vastes landes désolées qui ne contiennent ni houille ni
produit d’aucune sorte. […] Par contre, vous n’avez pas mentionné dans
l’énumération… discrète de votre fortune, une maison sise à Londres [qui] vous a été
283
La Comédie politique du dimanche 17 février 1895, épisode 1.
284
La Comédie politique du dimanche 4 février 1900, épisode 2.
285
L’Écho de Lyon du jeudi 31 décembre 1891, épisode 46.
286
L’Écho de Lyon du samedi 5 octobre 1889, épisode 17.
287
L’Écho de Lyon du mardi 8 octobre 1889, épisode 20.
288
Le Peuple du mercredi 6 juillet 1892, épisode 17.
289
Le Peuple du vendredi 22 juillet 1892, épisode 33.
290
L’Écho de Lyon du jeudi 19 septembre 1889, épisode 2.
291
L’Écho de Lyon du dimanche 22 novembre 1891, épisode 8.
292
L’Éclair du samedi 26 janvier 1884, épisode 1.
293
Le Courrier de Lyon du vendredi 4 janvier 1895, épisode 2.
La question du passé joue un rôle important dans les intrigues de ces romans -
feuilletons. On se souvient tout d’abord que l’élément déclencheur de sept fictions sur
les neuf étudiées était provoqué par les décisions prises par les pères des
protagonistes principaux. Ces pères, même s’ils ne sont pas présents directement dans
le cours de l’intrigue ont une influence décisive sur les actions à venir de leurs
enfants. De même, les origines ont une fonction importante. Ce passé peut être
rappelé brièvement en quelques paragraphes et dans ce cas représenter un point de
départ, à partir duquel les actions à venir seront expliquées. Ainsi, le mensonge de
Maud Vivian à Edmond Sorbier annonce la machination dont son ancien amant sera
la victime. L’attrait de l’argent pour Angelo de Sora le pousse au meurtre dès son
jeune âge, ce qui en fait un voleur à la mesure du vol commis chez le banquier
Martel-Chauvey. Les origines, tout en rendant vraisemblables les actions à venir,
déterminent les personnages : ils sont le résultat d’une histoire, qui les pousse à agir
dans une direction définie. Les origines peuvent aussi constituer le but de l’intrigue :
Yân Ab Vor vit de nombreuses aventures parce qu’il recherche son passé. Dans ce
cas, les origines représentent le terme d’un long cheminement. Nous remarquons que
les personnages qui se détachent de leur passé, comme Clara Loarec et Maud Vivian,
sont des personnages négatifs. En revanche, ceux qui respectent l’héritage familial,
comme Raymond de Staël et Edmond Sorbier, sont des personnages positifs. De plus,
avoir un passé relève de la nécessité, puisqu’il détermine socialement les
protagonistes. Ceux qui sont dépourvus d’une histoire ne peuvent trouver leur place
dans la société. Les personnages qui sont issus d’un milieu aisé et qui respectent la
volonté familiale peuvent mener une existence relativement calme. Ceux qui, en
revanche, tentent une ascension sociale et effacent leur milieu d’origine pour mieux y
parvenir, ne retombent que plus bas.
Les personnages principaux sont définis selon leurs attributs physiques, leur
tempérament et leur passé. À travers la description de leurs traits, le lecteur, grâce à
un travail de déchiffrage fait par les auteurs, a accès au tempérament des
protagonistes. Leur caractère est en effet inscrit dans leurs traits. La mention de leur
histoire personnelle et familiale contribue à les déterminer davantage et à réduire le
champ des possibilités concernant leurs actions et réactions. En effet, le passé situe
socialement les différents personnages, et par là même, détermine leurs aspirations.
Nous remarquons, après avoir étudié ces trois catégories d’éléments, que chacun des
Dans Rosette Dory et Le Baptême du sang, les figures principales voient leur
destin bouleversé par des protagonistes secondaires très influents. Marthe Lormeau
doit accepter la présence incessante de l’usurier Jollivet chez ses parents, parce qu’il
294
Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) : idéologies et pratiques,
Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges), 1994 (littératures en marge), avant -propos, p.
14.
SALAÜN Julie | Master 1 Cultures de l’Écrit et de l’Image | Mémoire | Juin 2011 - 100 -
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
est le créancier de son père. Rosette Dory subit les persécutions venant du système
judiciaire et pénitentiaire, représenté par trois protagonistes : sœur Gertrude, Ernest
Corréard et Jacquot de la Martinette.
Marthe Lormeau a « dix-huit ans »295, tandis que Jollivet, qui veut épouser la fille
de Jacques, « n’[a] plus l’âge de la patience »296. De même, Rosette Dory est âgée
« de vingt ans »297 lorsqu’elle est suspectée d’avoir commis un parricide, alors
qu’Ernest Corréard, le juge d’instruction est un « homme de quarante-cinq années »298
et que Jacquot de la Martinette, le président de la Cour d’assises qui va juger Rosette
Dory est âgé de « cinquante-cinq ans »299. Les personnages masculins sont décrits au
moyen de métaphores animales. Jollivet, qui subit un refus de la part de Marthe,
concernant sa demande en mariage, décide d’attendre : « j’ai vu pas mal de gens qui,
après avoir commencé par être fiers et superbes avec moi, ont fini par se traîner à mes
pieds […] elle en viendra là […] comme je la punirai du mal qu’elle me fait
maintenant ! »300. Il est « comme l’araignée tapie au centre de sa toile mobile et
frémissante [qui] surveille le vol imprudent du moucheron »301. Il pose sur Marthe
« son froid regard de vipère »302 et il est « comme l’épervier »303 qui considère sa
proie. Ernest Corréard, qui est « froidement cruel, bêtement emporté, niaisement
susceptible » est « un tigre sous les apparences d’un mouton ». Convaincu de la
culpabilité de Rosette Dory, il lui pose comme première question : « quelle heure
était-il quand vous avez frappé votre père ? ». Lorsqu’il l’interroge, il est transfiguré :
il n’est « point encore le tigre mais ce n’[est] plus le mouton. Il y [a] déjà du loup
dans cette physionomie »304. Jacquot de la Martinette, même s’il fait preuve d’une
« affabilité » à l’égard de Rosette, il lui montre davantage celle « du chat à la souris
qu’il veut croquer »305. Par conséquent, les traits de ces personnages masculins ne
sont pas décrits pour eux-mêmes, mais servent à traduire l’impression qu’ils
produisent ainsi que l’influence qu’ils peuvent avoir sur les figures principales.
Les deux jeunes femmes, face à ces hommes puissants, ne peuvent opposer qu’une
résistance à leur mesure, c’est-à-dire faible. Marthe, qui a conscience de l’importance
295
Le Courrier de Lyon du mardi 29 juin 1875, épisode 19.
296
Le Courrier de Lyon du jeudi 1 er juillet 1875, épisode 21.
297
La Comédie politique du dimanche 28 janvier 1900, épisode 1.
298
La Comédie politique du dimanche 11 mars 1900, épisode 7.
299
La Comédie politique du dimanche 20 mai 1900, épisode 17.
300
Le Courrier de Lyon du vendredi 2 juillet 1875, épisode 22.
301
Le Courrier de Lyon du samedi 19 juin 1875, épisode 8.
302
Le Courrier de Lyon du jeudi 29 juillet 1875, épisode 49.
303
Le Courrier de Lyon du mercredi 28 juillet 1875, épisode 48.
304
La Comédie politique du dimanche 11 mars 1900, épisode 7.
305
La Comédie politique du dimanche 20 mai 1900, épisode 17.
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de l’usurier pour les affaires de son père, ne peut que contrarier modérément les
assiduités de Jollivet. Lorsqu’ils sont seuls, l’usurier déclare son amour à Marthe :
celle-ci n’est « par malheur, pas assez forte pour [l’]en empêcher »306. Alors qu’elle
est enceinte et qu’elle a quitté ses parents, Jollivet la retrouve et lui propose son aide.
Mais lorsqu’il laisse voir « la bassesse de son âme et l’inguérissable égoïsme de sa
nature », c’est-à-dire lorsqu’il réitère sa demande en mariage, Marthe est « plus
orgueilleuse, plus implacable que jamais » alors même qu’elle se trouve dans « une
position misérable »307. Marthe, si elle dispose d’une grande volonté et ne craint pas
l’usurier, ne parvient pas à faire cesser les persécutions, parce qu’elle est dépourvue
du pouvoir de l’argent que Jollivet, lui, détient.
Arrêtée et placée dans la prison de Valence, Rosette Dory doit faire face aux
brimades de sœur Gertrude qui est une « geôlière revêche, endurcie et fanatique »308.
Sœur Gertrude adopte un « ton rogue »309 lorsqu’elle parle à Rosette, qui lui demande
des explications sur sa détention. La geôlière accuse la prisonnière du meurtre de son
père, avant même que le procès n’ait lieu : « ce que vous avez fait, vous le savez bien,
et vous ne seriez pas ici si vous n’aviez rien fait »310. Lorsque Rosette la supplie de la
faire changer de cellule parce que dans la sienne elle souffre de « l’air
irrespirable »311, la religieuse, « la foudroyant du regard » lui répond « avez-vous eu
pitié de votre père ? ». Rosette Dory est « anéantie »312 par ce premier contact avec le
monde pénitentiaire. Jacquot de la Martinette, le président de la Cour d’assises, est
présenté comme étant un homme corrompu qui « trafiqu[e] de la justice » en
proposant d’« offrir aux familles des accusés des acquittements ou des circonstances
atténuantes » en échange de « lucratives transactions »313. Rosette Dory est donc
condamnée d’avance puisqu’elle ne dispose pas de la somme nécessaire pour
corrompre le président de la Cour d’assises. Seule, elle ne peut s’opposer à
l’oppression exercée à la fois par le système judiciaire et pénitentiaire. C’est donc son
amant, Victor Fernel, qui va découvrir la vérité et parvenir à surmonter cet obstacle.
Ces deux fictions montrent des rapports de force inégaux entre des personnages
secondaires négatifs, qui ont le pouvoir et l’expérience, et des jeunes femmes
306
Le Courrier de Lyon du vendredi 2 juillet 1875, épisode 22.
307
Le Courrier de Lyon du jeudi 5 août 1875, épisode 56.
308
La Comédie politique du dimanche 25 mars 1900, épisode 9.
309
La Comédie politique du dimanche 4 mars 1900, épisode 6.
310
Ibid.
311
La Comédie politique du dimanche 18 février 1900, épisode 4.
312
La Comédie politique du dimanche 4 mars 1900, épisode 6.
313
La Comédie politique du dimanche 20 mai 1900, épisode 17.
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victimes. Malgré la volonté dont elles font preuve pour résister à leurs opposants, il
leur manque l’essentiel pour les faire sortir de leur situation de victime : l’argent.
Dans la description de ces personnages secondaires, chaque trait décrit, physique ou
moral, leur donne un aspect négatif. Aucun élément positif ne vient ainsi nuanc er cet
aspect défavorable. Ils sont donc immédiatement reconnaissables par le lecteur,
comme occupant la fonction d’opposant.
314
L’Écho du Rhône du vendredi 4 janvier 1895, épisode 2.
315
L’Éclair du samedi 2 février 1884, épisode 2.
316
L’Éclair du samedi 9 février 1884, épisode 3.
317
L’Écho du Rhône du mardi 8 janvier 1895, épisode 6.
318
L’Écho du Rhône du dimanche 6 janvier 1895, épisode 4.
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toujours »319. Devant la détermination de la jeune fille, l’union est décidée. Mais
lorsque Hermann Stenner rassure sa fiancée en lui indiquant qu’il n’ira pas combattre
« quoi qu’il arrive »320, Monique devient « blanche comme un lis »321. Sa réaction est
à la mesure de la déception subie : « suffoquée par l’indignation et la colère, elle pâlit
et s’affaiss[e] dans les bras de sa mère » 322. En effet, Hermann ne correspond plus aux
idéaux que veut défendre Monique.
Après la colère, vient l’action pour les deux femmes : Marie Rolland accepte
finalement d’entrer dans la société et obtient du chef des voleurs la promesse que le
sang ne coulera pas lors des exactions. Camaille prévient alors ses complices qui
l’accompagnent chez le comte du Regard : Marie « sera avec nous, je ne veux pas de
sang versé en sa présence »323. Alors que lui-même est sur le point d’oublier sa parole
donnée en « bondissant comme un lion » et en « se précipit[ant] sur le comte un
poignard à la main », Marie n’hésite pas à la lui rappeler : « arrêtez, vous avez promis
de ne pas tuer »324. Quant à Monique, elle agit en expliquant à Jacques quelles sont
les priorités : « j’aime le plaisir à certaines heures mais ce n’est pas […] le but de la
vie. Si j’avais été homme, […] aux jours de grandes guerres […] mon épée ne m’eut
quitté qu’à mon dernier soupir »325. Par comparaison, elle fait donc prendre
conscience à son cousin de l’inutilité de son existence. Elles sont toutes deux
écoutées par les personnages masculins : « c’est vrai, dit Camaille, écumant de
colère »326 qui se ravise devant le rappel de Marie. Il se contente de ligoter le comte
du Regard pour procéder au pillage. Lorsque la guerre de 1870 est déclarée, Jacques
de Valmagny, avant d’aller combattre, remercie sa cousine de l’avoir éclairé sur son
existence par de justes propos : « vous ne m’avez dit que des vérités »327.
Ce qui motive ce comportement des personnages principaux à l’encontre des
figures secondaires, est l’amour qu’ils espèrent faire naître chez les jeunes femmes.
En effet, Jacques de Valmagny doit épouser Monique Andercey, mais celle -ci le
méprise en raison de sa vie oisive. L’amour naît en Monique lorsqu’elle voit Jacques
en uniforme de soldat : « elle se dressa frissonnante ; ses joues devinrent pourpres, un
319
L’Éclair du samedi 23 février 1884, épisode 5.
320
Ibid.
321
L’Éclair du samedi 1 er mars 1884, épisode 6.
322
L’Éclair du samedi 22 mars 1884, épisode 8.
323
L’Écho du Rhône du dimanche 13 janvier 1884, épisode 11.
324
L’Écho du Rhône du mardi 15 janvier 1895, épisode 13.
325
L’Éclair du samedi 16 février 1884, épisode 4.
326
L’Écho du Rhône du mardi 15 janvier 1895, épisode 13.
327
L’Éclair du samedi 1 er mars 1884, épisode 6.
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éclair brilla dans ses yeux »328. Les trajectoires des deux personnages se rejoignent,
ce qui rend alors le mariage possible. Quant à Camaille, il a conscience de la distance
qui le sépare de Marie Rolland : « mon cœur est indigne du vôtre »329. Pour effacer
cette distance et rendre cet amour réciproque, il modifie sa conduite. Il y parvient
puisque lors de son procès, auquel assiste Marie Rolland, les deux Francs-Routiers
échangent un regard qui, pour Marie, fait « rentrer l’âme de son amant dans la
sienne »330.
Par conséquent, même si les intrigues des Prétendants de Monique et des Francs-
Routiers sont différentes, même si ces fictions n’ont pas un cadre similaire et mettent
en scène des personnages principaux dissemblables, l’influence des personnages
secondaires est comparable. En effet, ces figures féminines positives modifient le
destin des deux hommes grâce à leur détermination et à leur amour, qui dans ces deux
récits joue un rôle bénéfique.
La rivalité amoureuse
L’amour peut aussi créer des oppositions entre des personnages secondaires et peut
les conduire jusqu’à la destruction. Nous avons ainsi relevé, dans les cinq rom ans-
feuilletons suivants, la présence de couples antithétiques : Pilleur d’épaves ;
Passionnément ; Le Krach ; La Chiffarde ; Le Baptême du sang. L’opposition entre
les différents protagonistes est motivée par le fait qu’ils veulent chacun obtenir
l’amour d’un même personnage.
Dans Pilleur d’épaves, le récit de Pierre Maël, Gaïd et Marianna (de son vrai nom
Berthe du Gast) aiment toutes les deux Yân Ab Vor. Elles ont presque le même âge :
Gaïd est « à peine âgée de vingt ans »331, Marianna a « vingt-deux ans »332. Mais leurs
attributs physiques les opposent : tandis que Gaïd est « mince de taille, sans être trop
grande », a une « chevelure d’or » et des yeux couleur de « l’onde verte »333,
Marianna est « une grande jeune fille » dont « la tête, d’une idéale perfection » est
entourée par « une forêt de cheveux si noirs qu’ils bleuiss[ent] la mate blancheur des
tempes. Les yeux aussi noirs que la chevelure, [ont] des regards d’une profondeur
attirante, doux comme des caresses »334. Une « mâle énergie »335 se dégage des traits
328
L‘Éclair du samedi 1 er mars 1884, épisode 6.
329
L’Écho du Rhône du dimanche 6 janvier 1895, épisode 4.
330
L’Écho du Rhône du jeudi 17 janvier 1895, épisode 15.
331
L’Écho de Lyon du jeudi 27 août 1891, épisode 12.
332
L’Écho de Lyon du mardi 8 septembre 1891, épisode21.
333
L’Écho de Lyon du mercredi 19 août 1891, épisode 4.
334
L’Écho de Lyon du lundi 31 août 1891, épisode 15.
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de Gaïd, qui n’a « point dans le regard et dans la démarche cette grâce ondoyante et
féline qui est le charme de la femme » 336. « Il y [a] donc un peu à reprendre aux
charmes de Gaïd »337, tandis que Marianna est « la beauté vivante »338.
En venant voir Yân qui est réfugié chez Ar Zod, le vieillard fou, après son
altercation avec Alain Kervarec, les deux jeunes femmes se rencontrent. Le jeune
homme les compare : Marianna « donn[e] la religieuse image de quelque créature
supra-terrestre » avec « sa robe montante boutonnée jusqu’au menton » tandis que
Gaïd incarne « toutes les séductions de la chair » en se présentant « les manches
retroussées jusqu’aux épaules » et « le col et le haut de la gorge nus ». Yân est
« séduit dans l’âme par Marianna, dans les sens par Gaïd » 339. Cette rencontre entre
les trois personnages marque le moment où Yân commence à douter de son amour
pour celle qui est sa fiancée. Les deux femmes peuvent être vues comme l’incarnation
de la violence et de la douceur, soit les deux pôles qui constituent le tempérament
ambivalent de Yân Ab Vor. Gaïd, en tentant de tuer sa rivale, représente le côté
violent. Marianna, sauvée par Yân, et qui ne reproche pas son geste à Gaïd, figure
l’aspect tempéré : « je te pardonne ma pauvre Gaïd, tu ne savais pas ce que tu
faisais »340. Elles incarnent aussi deux aspirations impossibles à concilier pour Yân :
vivre auprès de Gaïd signifie mener la vie rude des pêcheurs de la côte ; vivre avec
Marianna c’est se conformer à son milieu social d’origine. Cet amour est exclusif :
lorsque Yân aime Marianna, il délaisse Gaïd.
Dans Passionnément, Maud Vivian et Geneviève Coraize s’affrontent pour l’amour
d’Edmond Sorbier. Tout d’abord, une différence d’âge les sépare : Geneviève a « dix-
neuf ans »341 et Maud, qui ment sur son âge doit avoir plus de trente ans. Maud est
« très grande »342 tandis que Geneviève n’est « pas grande mais d’une exquise
harmonie de formes. La tête, d’une singulière finesse, s’ombrag[e] de cheveux
noirs »343. Comme pour Gaïd et Marianna, la couleur des chevelures s’oppose : Maud
a « les cheveux roux »344. Geneviève, qui n’est « point du tout timide ; décidée
335
L’Écho de Lyon du jeudi 27 août 1891, épisode 12.
336
L’Écho de Lyon du mercredi 19 août 1891, épisode 4.
337
L’Écho de Lyon du jeudi 27 août 1891, épisode 12.
338
L’Écho de Lyon du lundi 31 août 1891, épisode 15.
339
L’Écho de Lyon du mardi 1 er juillet 1891, épisode 16.
340
L’Écho de Lyon du mardi 8 septembre 1891, épisode 21.
341
L’Écho de Lyon du samedi 21 septembre 1889, épisode 4.
342
L’Écho de Lyon du mercredi 18 septembre 1889, épisode 1.
343
L’Écho de Lyon du dimanche 22 septembre 1889, épisode 5.
344
L’Écho de Lyon du mercredi 25 septembre 1889, épisode 7.
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345
L’Écho de Lyon du dimanche 22 septembre 1889, épisode 5.
346
L’Écho de Lyon du lundi 7 octobre 1889, épisode 19.
347
L’Écho de Lyon du mercredi 13 novembre 1889, épisode 47.
348
L’Écho de Lyon du samedi 12 octobre 1889, épisode 24.
349
L’Écho de Lyon du lundi 14 octobre 1889, épisode 26.
350
L’Écho de Lyon du mercredi 2 octobre 1889, épisode 14.
351
L’Écho de Lyon du mardi 1 er octobre 1889, épisode 13.
352
L’Écho de Lyon du jeudi 19 septembre 1889, épisode 2.
353
L’Écho de Lyon du jeudi 10 octobre 1889, épisode 22.
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rivalité amoureuse, existe entre Mary Percy, qui est la maîtresse d’Henri Martel-
Chauvey et Claire Martel-Chauvey, la fille du banquier. Claire a « dix-neuf ans »354 et
Mary Percy « di[t] vingt-six ans »355, mais la formulation laisse planer le doute.
Claire est « une belle jeune fille brune, mince, grande »356. Mary Percy est « aussi
brune, mais avec cette particularité qu’à l’âge de quinze ans ses cheveux avaient tout
à coup blanchi »357. Cette caractéristique permet de créer une opposition physique
entre les deux femmes. Comme Maud Vivian, la maîtresse du banquier ment sur son
passé : elle passe pour être une « anglaise de bonne famille, orpheline ruinée ». Mais
« ce qu’elle ne disait pas, c’est que cette famille ne la comptait plus comme sienne
depuis, qu’à dix-huit ans, elle avait été l’héroïne d’un abominable scandale » en
partant « un jour pour l’Italie »358 avec son amant. Henri Martel-Chauvey ne peut
s’empêcher de comparer la réaction des deux femmes lorsqu’il leur annonce sa ruine :
il trouve que Claire est une « charmante fille, dévouée, vaillante, gaie, honnête » et
que Mary Percy est « froide comme un chiffre… insensible comme un marbre »359.
Cette dernière représente l’amour intéressé, qui est motivé par l’argent, tandis que
Claire consent à perdre sa fortune pour aider son père et se montre ainsi
désintéressée. Les deux figures féminines ne s’affrontent pas directement, puisque
Claire apprend ultérieurement que Mary a été la maîtresse de son père.
Dans la suite de l’intrigue, le lecteur apprend que Mary Percy a une rivale en la
personne de Lucia, la première maîtresse d’Angelo de Sora, qu’il a connu à Naples et
qui vit avec lui. Cette fois-ci l’opposition est bien une rivalité amoureuse. Lucia « une
magnifique créature, un de ces types d’italiennes aux yeux de velours, aux lèvres
empourprées sous le duvet noir qui en ombre les coins, aux seins lourds, au cou de
statue »360 incarne la sensualité. Mary est une « créature fine, souple, féline –
l’opposé de cette Lucia »361. L’Italienne tue l’Anglaise de ses propres mains, alors
qu’elles se trouvent au Palais de Justice. Le rôle de Mary n’est plus le même avec
Angelo de Sora : tandis qu’elle est la maîtresse du banquier par intérê t, l’Italien
représente pour elle un amour véritable. Alors que pour Sora, Mary Percy ne fait que
servir ses intérêts.
354
L’Écho de Lyon du dimanche 15 novembre 1891, épisode 1.
355
L’Écho de Lyon du mardi 24 novembre 1891, épisode 10.
356
L’Écho de Lyon du dimanche 15 novembre 1891, épisode 1.
357
Ibid.
358
L’Écho de Lyon du lundi 23 novembre 1891, épisode 9.
359
L’Écho de Lyon du jeudi 3 décembre 1891, épisode 19.
360
L’Écho de Lyon du vendredi 1 er janvier 1892, épisode 47.
361
L’Écho de Lyon du samedi 2 janvier 1892, épisode 48.
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362
Le Peuple du jeudi 23 juin 1892, épisode 4.
363
Le Peuple du mardi 29 juin 1892, épisode 10.
364
Le Courrier de Lyon du mardi 24 août 1875, épisode 74.
365
Le Courrier de Lyon du dimanche 19 septembre 1875, épisode 98.
366
Le Courrier de Lyon du mercredi 22 septembre 1875, épisode 101.
367
Le Courrier de Lyon du mercredi 1 er septembre 1875, épisode 81.
368
Le Courrier de Lyon du jeudi 23 septembre 1875, épisode 102.
369
Le Courrier de Lyon du mardi 24 août 1875, épisode 74.
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belles, mais belles différemment, les deux jeunes filles n’[ont] entre elles aucun
rapport »370. Pedro ne peut donc concilier ces deux amours et doit faire un choix :
« par respect pour l’une, il devait bannir l’autre de sa pensée »371. La séduction de
Soledad finit par se retourner contre elle : Jéricho, présent au mariage de Pedro et de
Blanche apprend à celui qu’il a élevé, que Soledad a été retrouvée « la face contre
terre avec un stylet planté droit entre les deux épaules » et que le suspect est un jeune
homme « qui la suivait depuis quelque temps déjà »372. Pour Pedro, ces deux femmes
incarnent deux moments de son existence : Soledad le rapproche de son enfance. Elle
est comme lui, sans véritable nom qui l’inscrive dans une famille. Le mariage avec
Blanche de Vimeuse, au contraire, le lie à ses origines.
Les personnages secondaires organisent ces neuf intrigues selon trois grands
schémas. Tout d’abord, les rapports de force peuvent être déséquilibrés entre un
personnage principal plus faible que le protagoniste secondaire ; dans ce cas, les
persécutions subies par la figure principale font avancer l’intrigue. Ce déséquilibre
fait naître de la pitié pour le personnage principal qui devient une victime.
Le second schéma qui organise l’intrigue est une association entre un personnage
principal et une figure secondaire : le destin du personnage le plus important s’en
trouve alors changé grâce à l’influence de cette dernière.
Le troisième schéma, combinaison la plus fréquente dans les romans-feuilletons du
corpus, est une opposition, la plupart du temps amoureuse, entre deux rivaux de force
équivalente : soit les deux personnages se considèrent mutuellement comme étant
ouvertement rivaux, soit l’un des deux ignore l’existence de son adversaire. Ces
couples antithétiques forment avec les personnages principaux différents pôles entre
lesquels les relations évoluent : l’être d’abord pleinement aimé est ensuite
complètement haï en raison du caractère négatif de ses actions. Les nuances sont
absentes de ces rapports de force, et le juste milieu n’existe pas. Par exemple, un
personnage ne peut continuer à avoir de l’estime pour celui ou celle qui a mal agit.
Ainsi, Monique, très déçue par Hermann Stenner, change son amour en haine pour
celui-ci, tandis qu’elle reporte cet amour sur son cousin qu’elle méprisait auparavant.
De même, Edmond Sorbier, trahi par Maud Vivian, la délaisse pour épouse r
Geneviève Coraize. Pour mettre un terme à l’affrontement, la mort physique ou
370
Le Courrier de Lyon du vendredi 15 octobre 1875, épisode 121.
371
Ibid.
372
Le Courrier de Lyon du lundi 22 novembre 1875, épisode 155.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
symbolique est nécessaire chez les femmes : les deux entités ne peuvent subsister,
l’une doit être détruite. Au contraire, pour les personnages masculins, l’éloignement
physique et la conservation de leurs intérêts suffisent à faire cesser les hostilités :
Henri Martel-Chauvey retrouve son argent volé, Hermann Stenner obtient l’usine
qu’il convoite sans épouser Monique Andercey, et Edmond Sorbier retrouve sa
femme. Par conséquent, les deux entités opposées de ces couples ne peuvent être
conciliées et les personnages principaux doivent choisir entre l’une des deux. Ce sont
précisément ces choix qui font prendre à l’intrigue une certaine orientation.
Tout comme pour les figures principales, nous pouvons mettre en évidence
différents types de personnages secondaires. En effet, ces protagonistes, qui ne sont
pas présents dans tous les épisodes des fictions, se composent de quelques traits,
choisis de telle sorte que l’opposition avec les personnages principaux ou bien avec
d’autres figures secondaires, soit immédiatement rendue visible. Les personnages
négatifs, tels Ernest Corréard, Jollivet ou Soledad, sont ainsi comparés à des animaux
nuisibles : faucon, épervier, vipère, ils observent leur proie avant de se jeter sur elle.
Le lecteur peut voir rapidement se dessiner les rapports de force entre les
protagonistes. En effet, un contraste entre des attributs physiques signifie une
différence entre les tempéraments des personnages et annonce par là même une lutte
entre des aspirations diverses. Ces personnages secondaires, tout en faisant avancer
l’intrigue, peuvent aussi symboliser l’ambivalence qui existe dans le caractère des
personnages principaux. Ainsi, Gaïd, Soledad et Maud Vivian représentent l’amour
charnel, celui qui parle aux sens respectivement de Yân Ab Vor, de Pedro et
d’Edmond Sorbier. À l’inverse, leurs antagonistes, c’est-à-dire Marianna, Blanche de
Vimeuse et Geneviève Coraize constituent un amour idéalisé pour les figures
masculines. Les personnages principaux oscillent entre ces deux groupes d’entités,
avant de faire un choix.
Les personnages, aussi bien principaux que secondaires, ne sont donc pas
singularisés, c’est-à-dire qu’ils ont des éléments en commun, même si certaines
descriptions mettent l’accent sur un aspect exceptionnel des protagonistes. En effet,
les adjectifs choisis et les superlatifs qui les accompagnent se retrouvent d’une
description à l’autre. C’est pourquoi, nous pouvons considérer que l’aspe ct
exceptionnel lui-même, contenu dans les traits physiques par exemple, contribue à
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catégoriser les différentes figures. Les auteurs livrent avec une grande lisibilité le
panorama composé par les personnages, même si les descriptions sont le plus souvent
succinctes et se concentrent sur l’essentiel. Ainsi, les protagonistes secondaires se
distinguent principalement par la couleur de leur chevelure, l’un ayant toujours des
cheveux de teinte claire, l’autre des cheveux de couleur sombre. Les auteurs se
concentrent sur les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue et
privilégient l’action sur la description. L’organisation des romans-feuilletons du
corpus repose donc davantage sur le combat d’entités contraires, que sur le parcours
d’individus singularisés.
373
Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) : idéologies et pratiques,
Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges), 1994 (littératures e n marge), partie 3, chap. 1,
p. 104.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
Est-ce que les tendances politiques des journaux influencent le choix de ces
personnages ? Autrement dit, est-ce que l’appartenance des personnages négatifs à
une certaine classe sociale varie selon la couleur politique des journaux ?
Les personnages des romans-feuilletons peuvent adopter les convictions politiques
qui correspondent aux tendances du journal dans lequel la fiction est publiée : ainsi,
Poupard est en conformité avec la couleur politique de La Comédie politique
puisqu’il est bonapartiste. En revanche, l’appartenance à une classe sociale des
personnages positifs ou négatifs n’est pas privilégiée selon les t endances politiques
des journaux. Le meilleur exemple du corpus est sans doute La Chiffarde, publié dans
Le Peuple, journal socialiste, et qui met en scène comme personnages principaux
deux anciennes ouvrières qui sont capables des pires manipulations. Par conséquent,
dans ces fictions ce n’est pas la place en elle-même occupée par les personnages
négatifs dans la hiérarchie sociale qui est condamnée, mais bien leur volonté de voir
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leur statut évoluer. Ainsi, Clara de Valdieuse fait preuve d’une déterminati on sans
borne pour s’élever socialement. Ce n’est pas tant la question de l’appartenance à une
classe sociale qui importe, que le respect de l’ordre établi. En effet, celui ou celle qui
aspire à changer de classe sociale est détruit. Nous remarquons donc un certain
conformisme et un ralliement à une idée force : l’ascension sociale est répréhensible
parce qu’elle bouleverse l’ordre établi de la société. Chacun se doit de rester à sa
place. Ce même message est présent aussi bien dans Rosette Dory, publié dans La
Comédie politique, journal bonapartiste, que dans Le Baptême du sang, paru dans Le
Courrier de Lyon, de tendance orléaniste. Rosette Dory et Marthe Lormeau peuvent
en effet espérer accéder, à travers leur amour, à une autre condition : Rosette Dory
veut épouser Victor Fernel, « ce beau Monsieur de la ville »374 qui est le cousin d’un
percepteur. Marthe, fille de paysan, en aimant le vicomte Octave de Kergor est bien
au-dessus de sa condition. Même si Rosette Dory parvient finalement à épouser
Victor Fernel, la mort, tout comme pour Marthe, mettra un terme à cette tentative
d’ascension sociale.
Par conséquent, les types de personnages mis en scène dans les diverses intrigues
ne dépendent pas de la couleur politique du journal. De plus, nous observons une
uniformisation des dénouements avec un rétablissement systématique de l’ordre. Ce
retour à la norme est réalisé, selon Anne-Marie Thiesse, dans le but de répondre à une
demande du public 375.
LA CAPTURE DU LECTEUR
Il ne faut pas perdre de vue que le but premier du roman-feuilleton est de plaire
pour attirer un lectorat nombreux, afin d’inciter les annonceurs publicitaires à envahir
la quatrième page des journaux. Du côté de la réception, c’est -à-dire des lecteurs de
ces fictions, nous disposons de peu d’informations pour définir le public, compte tenu
de l’absence de sondages par exemple. En revanche, en nous plaçant du côté de la
production, nous pouvons étudier les techniques utilisées par les auteurs pour captiver
le lectorat.
374
La Comédie politique du dimanche 4 février 1900, épisode 2.
375
Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien : Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque,
Paris : Le Chemin vert, 1984 (le temps et la mémoire), partie 2, p. 127.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
En comparant les prix des abonnements des journaux et en les rapportant à certains
salaires de l’époque, Gilles Feyel, dans son ouvrage La Presse en France des origines
à 1944 : Histoire politique et matérielle, montre que toute une frange de la population
ne pouvait pas accéder à la presse. En 1828, pour un abonnement annuel, il fallait
compter 80 francs, ce qui représentait 421 heures de travail pour un ouvrier
manœuvre de province. En 1836, année qui voit la création du journal La Presse
d’Émile de Girardin et du Siècle d’Armand Dutacq, l’abonnement passe pour ces
quotidiens à 40 francs par an, soit 210 heures de travail pour le même ouvrier. À la
fin de la monarchie de Juillet, un instituteur gagnait en moyenne 500 francs par an,
puis 700 francs à la fin de la décennie 1860. Feyel en conclut qu’il était impossible
pour un instituteur, et à plus forte raison pour un ouvrier, de s’abonner à un quotidien
parisien. En 1871, l’abonnement à un journal grand format, c’est -à-dire à la presse
politique, coûtait 36 francs par an soit 164 heures de travail d’un manœuvre, alors
que la petite presse populaire était vendue 5 centimes le numéro depuis 1863, date de
la création du Petit Journal de Moïse Polydore Millaud. Un sou par numéro
représente un abonnement annuel d’environ 24 francs, soit 96 heures de travail du
manœuvre en 1889, et seulement 73 heures en 1900 376. 5 centimes c’est aussi huit fois
moins que le prix du kilo de pain en 1900 377.
Par conséquent, sous la monarchie de Juillet, le roman-feuilleton ne touche pas un
public populaire, car son support, le journal, reste un bien inaccessible. Durant les
premières décennies de l’existence du roman-feuilleton, c’est principalement la petite
et moyenne bourgeoisie qui progressivement a accès à la presse. Elle devient ainsi le
lectorat dominant des journaux grands formats. Mais à la fin du Second Empire, les
lecteurs issus des milieux populaires urbains, qui pour certains lisent la petite
presse378, commencent à acheter régulièrement les quotidiens grands formats 379. Il
subsiste cependant une différence majeure entre les lecteurs issus de la bourgeoisie et
376
Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944 : Histoire politique et matérielle, Paris :
Ellipses, 1999 (infocom), partie 2, p. 67.
377
Marc Martin, La presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris : Fayard, 2002 (les
nouvelles études historiques), partie 2, chap. 9, p. 146.
378
Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Paris : Éd. Du Seuil, 2004 (l’univers
historique), chap. 4, p. 103.
379
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 2, p. 84.
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ceux venant du peuple : les premiers ont d’autres lectures, quand les classes les moins
aisées ne peuvent lire que le journal 380.
Anne-Marie Thiesse dans son ouvrage Le Roman du quotidien : Lecteurs et
lectures populaires à la Belle Époque, expose les résultats d’une enquête qu’elle a
menée auprès de personnes issues de classes populaires nées vers 1900. Lorsqu’elle
demandait aux femmes interrogées si leurs pères lisaient des romans-feuilletons, sa
question provoquait des rires, car elle était considérée comme incongrue. Anne -Marie
Thiesse en conclut que des hommes pouvaient très bien lire les œuvres de fiction des
journaux mais que cette pratique était tue car non convenable. Les hommes interrogés
reconnaissent eux-mêmes très rarement en avoir lus 381. De plus, les lectrices
« conscientes de leur rang », c’est-à-dire les femmes issues de la bourgeoisie et de la
petite bourgeoisie en cours d’ascension sociale, rejetaient le roma n-feuilleton. En
effet, les femmes d’employés ou d’instituteurs ne considéraient pas ces lectures
comme une activité culturelle valorisée et valorisante 382.
Par conséquent, entre 1870 et 1914, il semble que le lectorat dominant des romans -
feuilletons soit les femmes issues des couches populaires, c’est-à-dire du milieu
ouvrier et de l’artisanat. Ces femmes, qui pouvaient lire rapidement un épisode entre
deux tâches ménagères, découpaient ensuite et cousaient les bandes de papier pour
composer un semblant de volume. Ce bien obtenu après un léger travail manuel, et
qui peut donc avoir une apparence de bien gratuit, avait d’autant plus de valeur pour
les classes populaires, qui ne pouvaient pas s’acheter le volume en raison du prix. De
plus, acheter un journal au numéro constitue une dépense régulière, qui ne grève pas
le budget de façon importante, contrairement à l’achat de volumes 383.
Les commentaires qui pouvaient être faits par les femmes autour de l’orientation
de l’intrigue par exemple, constituaient le pendant des discussions politiques entre
hommes384. Les romans-feuilletons servaient donc de support aux diverses formes de
la sociabilité féminine. Un article d’André Morizet intitulé « Comment on lance un
feuilleton » dans le journal L’Humanité s’ouvre ainsi sur un dialogue imaginé entre
deux lectrices de ces fictions : « « oh ! ma chère, crois-tu ? C’était le fils de la
comtesse ! » « - Le misérable ! dis, penses-tu qu’elle finira par l’épouser ? » Il faut
380
Jacques Goimard, « Quelques structures formelles du roman populaire » dans Europe : Le roman-
feuilleton, n°542, juin 1974, p. 24.
381
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 1, p. 20.
382
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 1, p. 44.
383
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 1, p. 28.
384
Anne-Marie Thiesse, op. cit., partie 1, p. 21.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
avoir entendu ces conversations des « arpètes » dans l’omnibus matinal qui les mène
à l’atelier ou chez le bistro […] pour savoir toute l’importance du roman -feuilleton
dans la vie ouvrière. Le feuilleton, dans le journal, c’est la part de la femme. C’est le
sujet palpitant dont on cause sur le pas des portes. C’est le mélo qui rompt la
monotonie des existences travailleuses »385. C’est pourquoi, Jacques Migozzi
considère que le roman-feuilleton consacre les goûts nouveaux d’un lectorat
récemment alphabétisé et « illettré » au sens élitiste du terme 386. Autrement dit, ces
lecteurs, parce qu’ils n’ont pas de culture littéraire, doivent être guidés dans leur
lecture. Il faut attiser leur curiosité mais sans les perdre dans des méandres de détails.
Les auteurs adoptent ainsi un certain nombre de techniques pour capturer leur
lectorat. Dans les romans-feuilletons étudiés, nous pouvons mettre en évidence quatre
procédés : les proverbes présents dans la bouche des personnages ; les indices
disséminés dans les fictions par les auteurs ; les répétitions qui résument ou
rappellent des informations que le lecteur a pu oublier ; les adresses directes au
lecteur.
Les proverbes
Ces formulations stables qui contiennent des vérités qui se présentent comme
toujours vraies, créent un aspect rassurant pour le lecteur : ces expressions le
renvoient à ce qu’il connaît. Ainsi, dans Le Krach, Aristide Mulot, qui se fait passer
pour différents personnages afin d’interroger les individus susceptibles de faire
avancer son enquête, dit par deux fois à ceux qu’il interroge « l’habit ne fait pas le
moine »388. Dans Le Baptême du sang, lorsque Jollivet fait remarquer à Jacques
Lormeau qu’il n’est pas prudent que Marthe danse avec Octave de Kergor, lors de la
fête du sarrasin, Jacques lui répond : « comme dit le proverbe : il faut bien que
385
André Morizet, « Comment on lance un feuilleton » dans L’Humanité du lundi 28 octobre 1907, p.
1. Cet exemplaire est disponible sur Gallica.bnf.fr.
386
Jacques Migozzi, « La révolution française du roman-feuilleton » dans Marie-Françoise Cachin,
Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Claire Parfait (dir.), Au bonheur du feuilleton : Naissance
et mutations d’un genre, actes d’un colloque tenu en décembre 2004, Paris : Créaphis, 2007 [s. c.], p.
90.
387
Expression empruntée à Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) :
idéologies et pratiques, Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges), 1994 (littératures en
marge), titre de la partie 4, p. 161.
388
L’Écho de Lyon du dimanche 13 décembre 1891, épisode 28 et du jeudi 21 janvier 1892, épisode
65.
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jeunesse se passe ! »389. Il peut être appliqué au tempérament d’un personnage comme
dans Le Baptême du sang : « ce n’est pas à lui [Jollivet] que l’on aurait jamais
appliqué ce beau proverbe « plaie d’argent n’est pas mortelle ». On eût au contraire
été tenté de croire que c’était là l’unique plaie dont il eu pu souffrir et mourir »390.
Dans La Chiffarde, alors que les protagonistes sont rassemblés dans la maison isolée
où ils vont trouver la mort, le capitaine Loarec, qui se révèle sous les traits de Beau-
Bleu, explique que pour lui « la vengeance est un plat qu’on peut manger froid »391.
D’une fiction à l’autre, les mêmes proverbes se retrouvent : Jacques Lormeau, dans
Le Baptême du sang, prend peur quand il se rend compte de l’achat inconsidéré qu’il
a fait, mais « le vin est tiré il faut le boire »392, de même que dans Le Krach, « le vin
était tiré, il fallait le boire »393. Des expressions peuvent aussi être adaptées aux lieux
dans lesquels l’intrigue se déroule. Ainsi, dans Pilleur d’épaves, lorsque Marianna
reproche à Yân son altercation avec Alain Kervarec, celui-ci lui répond : « je ne suis
pas méchant. Je n’ai jamais fait de mal à une mouette »394. Ces différents exemples
montrent que les auteurs donnent à lire au lecteur ce qu’il connaît.
Les auteurs dispersent des indices dans leurs textes pour orienter l’interprétation
du lecteur. Ce dernier doit pouvoir deviner le coup de théâtre qui est sur le point de se
produire, avant même que les auteurs ne livrent l’information de façon explicite.
Dans La Chiffarde, lorsque Bob demande à Cambournac de se faire passer pour le
faux marquis auprès de la duchesse de Valdieuse, il « caress[e] ses favoris, ce qui,
chez lui, [est] le signe d’une grande préoccupation »395, parce qu’il n’est pas certain
de la réussite du projet. Lorsque Cambournac prend la place du notaire Madoré, il se
demande comment faire pour que les domestiques et les relations de Madoré ne
soupçonnent pas l’enlèvement : « l’idée qu’il cherchait lui arriva sans doute au
cerveau car il se mit à sourire »396. Le lecteur comprend ensuite qu’il le fait passer
pour fou. Dans Le Baptême du sang, Pedro fait part des quelques informations dont il
dispose concernant son père au commandant dont il vient de sauver la vie : « c’était
389
Le Courrier de Lyon du jeudi 17 juin 1875, épisode 6.
390
Le Courrier de Lyon du mercredi 23 juin 1875, épisode 13.
391
Le Peuple du mardi 20 septembre 1892, épisode 92.
392
Le Courrier de Lyon du lundi 21 juin 1875, épisode 10.
393
L’Écho de Lyon du dimanche 20 décembre 1891, épisode 35.
394
L’Écho de Lyon du lundi 31 août 1891, épisode 15.
395
Le Peuple du vendredi 8 juillet 1892, épisode 19.
396
Le Peuple du vendredi 19 août 1892, épisode 61.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
397
Le Courrier de Lyon du samedi 6 novembre 1875, épisode 140.
398
Le Peuple du jeudi 4 août 1892, épisode 46.
399
L’Écho de Lyon du jeudi 10 octobre 1889, épisode 22.
400
Le Courrier de Lyon du vendredi 9 juillet 1875, épisode 29.
401
Le Courrier de Lyon du dimanche 3 octobre 1875, épisode 111.
402
L’Écho de Lyon du samedi 21 septembre 1889, épisode 4.
403
Le Peuple du lundi 20 juin 1892, épisode 2.
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Des questions ouvertes posées par les auteurs à l’attention du lecteur l’orientent à
la fois sur la possible trajectoire de l’intrigue et sur les explications probables qui
peuvent justifier un comportement. Ainsi, dans Poupard et Poupardin, Adolphe Ponet
émet des hypothèses quant au brusque changement de comportement de Poupard à
l’égard de son fils : « était-il devenu un pilier de café ? Avait-il pris le goût de la
pêche à la ligne ? Ou le goût de regarder pêcher à la ligne, ce qui est une passion pire
encore ? À son âge, cinquante-sept ans, s’était-il avisé d’entretenir une
danseuse ? »404. Dans La Chiffarde, lorsque Cambournac enlève le notaire Madoré,
les questions laissent planer le doute : « vivait-il encore ? Était-ce son cadavre que le
mystérieux ennemi venait d’emporter ? Nous l’ignorons jusqu’à présent »405. Dans Le
Baptême du sang, Louis Énault insiste sur la joie que connaît Blanche de Vimeuse qui
passe tout son temps avec Pedro, de retour du service militaire. Il cherche la cau se de
ce bonheur : « n’était-ce point elle qui lui avait ouvert jadis la carrière dans laquelle il
marchait aujourd’hui si glorieusement ? ». Mais « était-ce donc là l’unique cause de
la sympathie bienveillante de Blanche pour le jeune officier ? Je ne prendrai pas sur
moi de l’affirmer »406. Le fait de ne pas répondre clairement à cette question laisse
par là même la possibilité au lecteur d’envisager qu’il existe une autre raison qui
n’est pas évoquée, comme par exemple les prémices d’une relation amoureuse .
Les indices les plus manifestes et qui ne nécessitent aucun travail de conjecture de
la part du lecteur sont rendus visibles par l’adverbe « évidemment ». Aristide Mulot,
dans Le Krach, lorsqu’il apprend l’existence de Lucia se demande qui elle peut être :
« évidemment une maîtresse amenée d’Italie en France »407. Dans Rosette Dory : « le
père Dory, évidemment, n’avait pas été frappé à la place où gisait maintenant son
cadavre »408. Lorsqu’un outil sanglant est découvert non loin du corps, « c’était
évidemment bien là l’instrument du crime »409. Rosette, une fois en prison, se trouve
dans une cellule plongée dans l’obscurité et elle en fait le tour à tâtons : « il y avait
là, évidemment, quelque chose comme un fenêtre »410. Quand Rosette Dory entend
deux religieuses parler d’un prisonnier malade : « c’était évidemment de Fernel qu’il
s’agissait »411. Ces formulations ne laissent aucun doute possible.
404
La Comédie politique du dimanche 17 février 1895, épisode 1.
405
Le Peuple du jeudi 18 août 1892, épisode 60.
406
Le Courrier de Lyon du samedi 20 novembre 1875, épisode153.
407
L’Écho de Lyon du jeudi 24 décembre 1891, épisode 40.
408
La Comédie politique du dimanche 28 janvier 1900, épisode 1.
409
La Comédie politique du dimanche 18 février 1900, épisode 4.
410
Ibid.
411
La Comédie politique du dimanche 29 avril 1900, épisode 14.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
Par conséquent, en dispersant dans les fictions des indices plus ou moins aisément
repérables, et en déchiffrant partiellement ces signes, les auteurs créent une
complicité avec le lecteur. En effet, lorsqu’ils suggèrent par exemple que certains
événements sont sur le point de se produire, mais sans les dévoiler de manière
totalement explicite, ils n’imposent pas la construction du récit. Le lecteur qui
parvient néanmoins à percevoir ces signes peut anticiper la suite de l’intrigue. Ainsi,
cette technique flatte la perspicacité du lecteur, qui est parvenu, croit -il, à déchiffrer
seuls ces indices et le conforte dans l’idée qu’il doit poursuivre la lecture des
épisodes suivants412.
Ces répétitions sont de deux ordres : soit elles peuvent être des phrases ou des
formules figées employées à plusieurs reprises ; soit de longs passages qui
récapitulent un moment précédent de l’intrigue et qui ont pour but d’informer un
nouveau protagoniste. De plus, les auteurs font de nombreux rappels dans ces
intrigues.
Tout d’abord, les mêmes phrases peuvent être reprises par des personnages
différents à plusieurs épisodes d’intervalle. Dans Le Krach, le caissier Drivon
explique au banquier Henri Martel-Chauvey qu’un vol a été commis et conclut par
« vous en savez maintenant aussi long que moi »413. Il raconte de nouveau l’histoire
du vol à Perraudin, le premier commissaire chargé de l’enquête, et conclut par « vous
en savez, maintenant, monsieur, aussi long que moi »414. Lorsque Catherine est
chargée d’expliquer à Claire Martel-Chauvey que Mary Percy a été la maîtresse de
son père, elle emprunte à Drivon sa formule de conclusion : « tu en sais maintenant
aussi long que moi ». Claire lui répond alors « j’avais vu se dresser entre cette fille et
moi un mur de glace »415 qui est le pendant de : « il s’éleva tout de suite entre l’Italien
et Claire une barrière de glace »416. Dans la même fiction, quand Claire veut donner
l’argent qui lui vient de sa mère aux créanciers de son père, ils considèrent que c’est
412
Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) : idéologies et pratiques,
Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges), 1994 (littératures en marge), partie 4, chap. 5,
p. 191-192.
413
L’Écho de Lyon du mardi 17 novembre 1891, épisode 3.
414
L’Écho de Lyon du jeudi 19 novembre 1891, épisode 5.
415
L’Écho de Lyon du dimanche 20 décembre 1891, épisode 36.
416
L’Écho de Lyon du mardi 29 décembre 1891, épisode 45.
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« un moyen de rendre un œuf pour garder un bœuf »417 et que Claire est en possession
d’une fortune encore plus importante. « Ceux qui avaient engagé un œuf » dans les
banques avant la faillite « y avaient récolté un bœuf »418. Dans La Chiffarde, il est
précisé que le duc de Valdieuse a « soixante-douze ans »419 et plus loin : le duc « était
à l’époque de notre histoire un vieillard de soixante-douze ans »420. Dans Le Baptême
du sang « la gentille Geneviève, femme de chambre de Melle de Vimeuse » 421 est
présentée de même quelques épisodes après : « Geneviève, la gentille femme de
chambre de Melle de Vimeuse »422. Dans Les Francs-Routiers, la répétition a lieu
dans le même épisode : « comme par enchantement une porte s’ouvre dans la
tapisserie » et « comme par enchantement, la tapisserie s’ouvrit »423.
Ces répétitions évitent au lecteur de perdre la trame de l’intrigue. Mais elles
peuvent aussi être le fait d’une écriture rapide, imposée par la périodicité du journal
qui publie la fiction. Nous avons ainsi relevé trois erreurs dans trois fictions
différentes.
Tout d’abord, dans Les Prétendants de Monique, Georges, l’ami de Jacques de
Valmagny, est d’abord « comte de Marseuilles »424, puis « Georges de
425
Marseuille » . Puis, dans Rosette Dory, Mariette Giroud qui s’occupe de Rosette
durant son enfance parce qu’elle a perdu sa mère est « plus âgée que Rosette de 10
ans » et Rosette est « privée de mère de bonne heure, dès l’âge de sept ans »426.
Mariette Giroud doit donc avoir dix-sept ans lorsqu’elle commence à s’occuper de
Rosette. Or, Mariette Giroud « avait douze ans quand la mère de Rosette mourut »427.
La différence d’âge effective est donc de cinq ans au lieu des dix ans indiqués dans la
fiction. Enfin, dans Le Krach, Aristide Mulot interroge le concierge des Martel-
Chauvey, nommé le père Vincent, à propos de la disparition de François Dommartin.
Or, dans le texte il est écrit : « Mulot ne put s’empêcher de saisir le bras du père
Dommartin »428. Il ne peut pas être en face de lui, puisque c’est précisément ce
personnage qu’il recherche, il faudrait donc lire « le bras du père Vincent ».
417
L’Écho de Lyon du dimanche 6 décembre 1891, épisode 22.
418
L’Écho de Lyon du samedi 21 novembre 1891, épisode 7.
419
Le Peuple du vendredi 24 juin 1892, épisode 5.
420
Le Peuple du samedi 9 juillet 1892, épisode 20.
421
Le Courrier de Lyon du lundi 6 septembre 1875, épisode 85.
422
Le Courrier de Lyon du samedi 11 septembre 1875, épisode 90.
423
L’Écho du Rhône du samedi 5 janvier 1895, épisode 3.
424
L’Éclair du samedi 26 janvier 1884, épisode 1.
425
L’Éclair du samedi 1 er mars 1884, épisode 6.
426
La Comédie politique du dimanche 4 février 1900, épisode 2.
427
La Comédie politique du dimanche 1 er avril 1900, épisode 10.
428
L’Écho de Lyon du lundi 21 décembre 1891, épisode 37.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
De même que des phrases identiques peuvent être reprises par des personnages
différents, les répétitions de formules figées existent d’un récit à l’autre. Ainsi, dans
Le Krach : « is fecit cui prodest. Le crime a été commis par celui qui en a profité »429.
La même expression est employée dans Rosette Dory, par le maire du village qui,
accompagné des gendarmes, vient pour arrêter Rosette : « is fecit cui prodest »430.
Dans trois romans-feuilletons, nous avons pu relever des phrases similaires : dans Les
Prétendants de Monique, Monique Andercey « levant vers son fiancé ses beaux yeux,
noyés de larmes »431 lui demande s’il partira combattre. Dans Les Francs-Routiers,
Marie Rolland lorsqu’elle déclare son amour à Jean Camaille, « ses beaux yeux se
lèvent vers le ciel comme pour le prendre à témoin de son amour »432. Dans Rosette
Dory, le personnage éponyme, devant la rudesse de sœur Gertrude, « se borna à lever
sur la religieuse ses grands yeux, qu’un voile de larmes rendait plus doux encore »433.
Dans Les Francs-Routiers Jean Camaille s’adresse à Marie pour lui signifier combien
son amour est coupable : « mon cœur est indigne du vôtre »434, et dans le même
épisode, « vous croyez mon amour indigne du vôtre », « mon cœur, indigne du
vôtre » et « vous me croiriez indigne de votre amour »435.
Le deuxième grand type de répétition correspond au fait que lorsqu’un nouveau
protagoniste fait son apparition dans l’intrigue et va jouer un rôle actif, les autres
personnages se doivent de l’informer des événements précédents qu’il ne peut
connaître. Ainsi, dans Le Krach, Raymond de Staël raconte à Aristide Mulot l’histoire
du vol : « Raymond lui raconta rapidement le vol de l’hôtel Martel-Chauvey. […] -On
prétend que tout cela est une comédie, que c’est M. Martel -Chauvey qui s’est volé
lui-même, que les trois millions sont bien cachés »436. Dans la même fiction, Angelo
de Sora explique à Mary Percy comment elle-même et sa femme de chambre doivent
procéder pour lui permettre de prendre l’empreinte de la clé du coffre : « -Qu’est-ce
qu’elle devra donc faire, Louise ? –M’introduire dans la maison, m’y cacher […] –
Alors il faudra qu’elle t’établisse dans sa chambre »437. Dans l’épisode suivant, Mary
explique elle-même à sa femme de chambre ce qu’elle doit faire lorsque Sora viendra
429
L’Écho de Lyon du mardi 1 er décembre 1891, épisode 17.
430
La Comédie politique du dimanche 11 février 1900, épisode 3.
431
L’Éclair du samedi 23 février 1884, épisode 5.
432
L’Écho du Rhône du mardi 8 janvier 1895, épisode 6.
433
La Comédie politique du dimanche 4 mars 1900, épisode 6.
434
L’Écho du Rhône du dimanche 6 janvier 1895, épisode 4.
435
L’Écho du Rhône du mardi 8 janvier 1895, épisode 6.
436
L’Écho de Lyon du mardi 8 décembre 1891, épisode 24.
437
L’Écho de Lyon du lundi 4 janvier 1892, épisode 50.
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chez elle : « je le recevrai, nous l’installerons dans ta chambre »438. Dans Le Baptême
du sang, Marthe Lormeau raconte à Octave de Kergor, lors de leurs entrevues, les
persécutions qu’elle subit de la part de Jollivet : « elle dit comment le créancier de
son père - cet odieux usurier - se montrait de plus en plus pressant »439. Pedro, alors
qu’il est blessé après avoir sauvé la vie de son commandant, lui raconte, à sa
demande, son histoire et celle de sa mère : « il dit sa première enfance, écoulée au
milieu de scènes bizarres […] il esquissa la silhouette amusante de Jéricho […] il se
rappelait comment [il] l’avait pris un soir par la main et sans lui demander son avis
l’avait conduit chez les Lormeau » 440. Cet épisode constitue un bilan pour le lecteur
avant le dénouement. Puis, de retour à Vimeuse, il raconte à Blanche son service
militaire : « pour moi, dit-il qui n’avait jamais connu la famille, le régiment devint
une famille véritable. Ce fut mon école »441. De son côté, Octave de Kergor, après
avoir eu connaissance de l’histoire de Marthe par Pedro, la raconte à son tour à son
cousin le marquis de Vimeuse : « elle se vit abandonnée, elle n’eût d’autre
perspective que la honte pour elle, et la misère pour son enfant… Le désespoir la prit
et l’emporta »442. Ces épisodes constituent des bilans avant le dénouement. Ils sont
utiles à la fois au lecteur qui n’aurait pas connaissance des premiers fragments, ainsi
qu’à celui qui, après plusieurs mois de publication, aurait oublié certains éléments
nécessaires pour comprendre la fin de l’histoire.
Le troisième type des répétitions concerne les rappels de l’intrigue. Dans Pilleur
d’épaves, l’élément fondamental pour comprendre tout le déroulement de l’intrigue
est le naufrage initial qui précipite Yân Ab Vor et Marianna sur les côtes du Finistère,
ainsi que le geste criminel d’Arc’han qui tue la mère de Yân pour s’emparer de ses
bijoux. Or, cet événement est raconté dans les premiers épisodes du roman -feuilleton.
Pierre Maël fait donc de fréquentes allusions au naufrage pour que le lecteur n’oublie
pas l’essentiel. Ainsi, Ar Zod, lorsqu’il soigne Yân blessé après l’altercation avec
Alain Kervarec, lui fait une saignée : « vingt trois ans plus tôt, c’était des doigts
mutilés de la mère qu’il coulait, ce sang »443. Ce vieillard qui passe pour fou, ne fait
en réalité que ressasser le naufrage auquel il a assisté : « je dis que ta mère n’était pas
morte, que j’ai entendu son cri d’agonie, quand ton père Arc’han lui a coupé les
438
L’Écho de Lyon du mardi 5 janvier 1892, épisode 51.
439
Le Courrier de Lyon du jeudi 15 juillet 1875, épisode 35.
440
Le Courrier de Lyon du dimanche 7 novembre 1875, épisode 141.
441
Le Courrier de Lyon du lundi 15 novembre 1875, épisode 148.
442
Ibid.
443
L’Écho de Lyon du jeudi 27 août 1891, épisode 12.
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Une fiction au confluent de la littérature et du journal
doigts »444. Yân Ab Vor, pourtant en quête de ses origines ne tient pas compte de ces
propos. Lorsque Gaïd, dévorée par la jalousie à l’encontre de sa rivale, abandonne
Marianna sur un îlot alors que la mer monte, l’auteur indique qu’« elle rendait à la
mer l’épave vivante que celle-ci avait jetée vingt-trois ans plus tôt à la grève »445. Yân
Ab Vor, après avoir sauvé Marianna, se trouve avec elle dans l’embarcation et Pierre
Maël les désigne comme : « les deux enfants de l’épave »446. Dans Le Baptême du
sang, les qualificatifs pour désigner Pedro varient en fonction des aventures qu’il vit :
il est d’abord « le fils de Marthe et du vicomte Octave de Kergor »447 puis
« l’aventureux dénicheur d’écureuils qui se laissait si bien dégringoler du haut des
grands hêtres »448 après sa chute survenue alors qu’il braconne sur les terres du
marquis. Enfin dans La Chiffarde, lorsque Clara de Valdieuse accompagne Bob et
Beau-Bleu qui transportent la caisse dans laquelle doit se trouver Louise, « elle glissa
dans sa poche un certain mignon pistolet à deux coups que nous avons déjà vu figurer
dans les premiers chapitres de cette histoire »449.
Par conséquent, dans des romans-feuilletons atteignant ou dépassant la soixantaine
d’épisodes, soit une publication qui court sur environ deux mois ou plus, les auteurs,
dans le but de ne pas égarer leur lecteur, font un certai n nombre de rappels tout au
long du récit.
444
L’Écho de Lyon du lundi 31 août 1891, épisode 15.
445
L’Écho de Lyon du jeudi 3 septembre 1891, épisode 17.
446
L’Écho de Lyon du vendredi 4 septembre 1891, épisode 18.
447
Le Courrier de Lyon du jeudi 30 septembre 1875, épisode 108.
448
Le Courrier de Lyon du jeudi 11 novembre 1875, épisode 145.
449
Le Peuple du dimanche 18 septembre 1892, épisode 90.
450
Le Peuple du mardi 21 juin 1892, épisode 3.
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pas, pour ne point fatiguer le lecteur » 451. Louis Énault dans Le Baptême du sang
décrit les activités de la sorcière Madeleine Trépied et conclut en flattant celui qui le
lit : « Eh ! que le lecteur, esprit fort, ne se récrie point contre l’invraisemblance ou
l’exagération de ce que nous lui disons là »452. Il s’adresse plus précisément à ses
lectrices : « nos belles lectrices- car nous nous plaisons à penser que nos lectrices
sont belles » doivent être remerciées « des instants qu’elles veulent bien nous
accorder »453. Ainsi, l’auteur, par une formule qui ne sert en aucun cas à faire avancer
l’intrigue, fait en sorte de plaire à son lectorat et l’amadoue pour qu’il soit bien
disposer à son égard.
En opposition à ces phrases inutiles pour le récit, certaines adresses directes
peuvent, en revanche, constituer des points de repères. Elles peuvent préciser un
élément antérieur, comme dans La Chiffarde : « comment la Chiffarde avait-elle pris
dans le coffre la place de la gracieuse Louise ? Il nous faut l’expliquer »454. Ou
encore, « pour bien comprendre le drame qui va suivre, il nous faut revenir sur
certains détails que nous avons donnés »455. Elles peuvent être aussi une projection :
« la suite de ce récit nous apprendra sans doute comment le marquis s’était débarrassé
du capitaine Loarec »456. Toujours dans La Chiffarde, Eugène Chavette accompagne
son lecteur dans les nombreux retours en arrière de la narration : « pour l’intelligence
des faits qui vont suivre […] il est temps de faire enfin pénétrer le lecteur dans cet
hôtel de Valdieuse, que jusqu’à présent nous avons seulement aperçu par-dessus les
murailles »457. Après cette digression qui explique comment Clara Loarec a
manœuvré pour épouser le duc de Valdieuse « nous allons reprendre notre récit au
point où nous l’avions laissé et retourner dans la maison de la Chiffarde »458. Dans Le
Baptême du sang, l’auteur définit dès l’origine du récit l’importance des personnages.
En décrivant Pedro qui contemple la mer tout en gardant son troupeau, il précise : « je
vous préviens, lecteurs, que ce berger est mon héros »459. En interpellant ainsi son
lecteur, il le convoque dans la fiction 460. En effet, il lui propose d’avancer aux côtés
451
L’Écho de Lyon du samedi 6 septembre 1891, épisode 19.
452
Le Courrier de Lyon du dimanche 25 juillet 1875, épisode 45.
453
Le Courrier de Lyon du jeudi 23 septembre 1875, épisode 102.
454
Le Peuple du lundi 19 septembre 1892, épisode 91.
455
Le Peuple du vendredi 26 août 1892, épisode 68.
456
Le Peuple du jeudi 21 juillet 1892, épisode 32.
457
Le Peuple du vendredi 8 juillet 1892, épisode 19.
458
Le Peuple du lundi 18 juillet 1892, épisode 29.
459
Le Courrier de Lyon du dimanche 13 juin 1875, épisode 2.
460
Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) : idéologies et pratiques,
Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges), 1994 (littératures en marge), partie 4, chap. 5,
p. 186.
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Droits d’auteur réservés.
Une fiction au confluent de la littérature et du journal
461
Le Courrier de Lyon du mercredi 16 juin 1875, épisode 5.
462
Le Courrier de Lyon du jeudi 12 août 1875, épisode 63.
463
Le Courrier de Lyon du jeudi 23 septembre 1875, épisode 102.
464
Jean-Claude Vareille, op. cit., partie 5, chap. 4, p. 228.
465
Jean-Claude Vareille, op. cit., partie 4, chap. 2, p. 169.
466
Jean-Claude Vareille, op. cit., partie 5, chap. 1, p. 207.
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tout-à-fait les rencontrer sur son chemin467. Ainsi, dans Le Baptême du sang, Louis
Énault fait la connaissance des divers protagonistes en même temps que ses lecteurs :
« Pedro - puisque ainsi l’appellent des gens qui paraissent le connaître mieux que
nous »468. Adolphe Ponet dans Poupard et Poupardin, se dit même « l’ami »469 de
Toussaint Poupard. Avec ces techniques, les auteurs laissent la possibilité au lecteur
de percevoir la trame de l’intrigue pour créer chez lui le plaisir de connaître la suite,
même s’il la pressent.
Par conséquent, nous pouvons considérer que le roman-feuilleton est une œuvre
populaire, selon la définition qu’en donne Jean-Claude Vareille, c’est-à-dire une
œuvre ayant une large diffusion et s’adressant aux couches sociales nouvellement
acquises à la lecture 470. Les auteurs de ces fictions étudiées, en utilisant une écriture
très codifiée, créent un confort de lecture, et ce, indépendamment des questions de
couleur politique des journaux qui les publient. Les quatre grands procédés, à savoir
placer dans la bouche des personnages des proverbes appartenant au quotidien des
lecteurs, disperser des indices, rappeler des événements antérieurs et s’adresser
directement au lecteur, constituent un modèle qui, en se reproduisant d’une intrigue à
l’autre, facilite la lecture.
467
Jean-Claude Vareille, op. cit., partie 4, chap. 5, p. 190.
468
Le Courrier de Lyon du mercredi 16 juin 1875, épisode 5.
469
La Comédie politique du dimanche 14 avril 1895, épisode 8.
470
Jean-Claude Vareille, op. cit., avant-propos, p. 18.
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Conclusion
471
Jean-Claude Vareille, Le roman populaire français (1789-1914) : idéologies et pratiques,
Limoges : Pulim (Presses Universitaires de Limoges), 1994 (littératures en marge), partie 3, chap. 1,
p. 98.
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L’intérêt de ce travail réside aussi dans le fait que certains objets culturels, très
décriés aujourd’hui, subissent les mêmes attaques qui étaient lancées dès la décennie
1830 à l’encontre du roman-feuilleton. Les séries télévisées ou les films « grand
public » par exemple, sont accusés, par une culture des élites, d’être d’une qualité
médiocre et d’offrir la facilité à des spectateurs passifs. Ces critiques ne sont en
réalité qu’un écho des reproches faits au roman-feuilleton472.
Pour poursuivre la réflexion, il serait pertinent de s’intéresser aux autres supports,
qui après 1914, reprennent la formule du roman-feuilleton et concurrencent le
journal. Ainsi, à ses origines, le cinéma par exemple s’est approprié les grands succès
des romans-feuilletons. Il s’agirait d’étudier alors, parmi le très grand nombre de
héros de romans-feuilletons existants, les sélections qui ont été faites.
472
Lise Queffélec-Dumasy (textes réunis et présentés par), La Querelle du roman-feuilleton :
Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Grenoble : Ellug, 1999 (archives
critiques), introduction, p. 5.
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Sources
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Table des annexes
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Annexe 1
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Nombre Place dans
Du Au Auteur Titre
d’épisodes le journal
Fortuné de Le Tambour de
13/5 25/7 71 P.1
Boisgobey Montmirail
27/7 14/9 Pierre Maël Petit Ange 49 P. 1
Cousine Bas-
15/9 9/10 Roger Dombre 22 P. 1
Bleu
10/10 21/11 Georges Baume Rosière et moi 39 P. 1
23/11 Mme E. Caro Idylle Nuptiale P. 1
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Romans-feuilletons publiés dans Le Nouvelliste durant l’année 1880
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Nombre Place dans
Du Au Auteur Titre
d’épisodes le journal
Les Deux
12/5 29/5 Léon de Tinseau 18 P. 2 ou 6
Consciences
La Race qui ne meurt
30/5 22/8 Charles de Vitis 75 P. 2
pas
23/8 17/9 Camille Pert Mirage de bonheur 24 P. 2
19/9 Paul de Garros Liens de haine P. 2 ou 6
Les Ronces du
30/9 2/11 Rodolphe Bringer 26 P. 2 ou 6
chemin
1/11 Charles Mérouvel Le Manoir sanglant P. 2 ou 6
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Romans-feuilletons publiés dans Le Progrès durant l’année 1910
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