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Abstract : Alors que tout le monde s’accorde sur l’impossibilité de « bien » traduire un
poème et la difficulté spécifique de traduire un drame, la traduisibilité sans perte d’un
récit est rarement remise en doute. Mais sous une macrostructure apparemment
identique à celle du texte source se cachent souvent des modifications fondamentales
d’éléments narratifs microstructurels. Pourquoi ? Le récit étant une histoire racontée
par un narrateur, c’est ce narrateur qui puise dans son répertoire linguistique et
culturel pour transformer l’histoire abstraite en un discours concret. Avec le change-
ment obligatoire de la voix narrative au cours du processus de traduction, tous les
paramètres décisifs comme la personne, le lieu, le temps, les noms propres, les
données chiffrées, les descriptions, les discours actoriels et les références culturelles
doivent être adaptés à la langue et la culture cible par le traducteur. La supposée
universalité du récit se révèle finalement inexistante, l’analyse structurale de textes
originaux indispensable.
1 Introduction
Raconter une histoire est une pratique qui a traversé toutes les époques et tous les
pays, que l’on retrouve aussi bien dans la tradition orale que dans la littérature
écrite, dans la vie quotidienne comme dans les salons littéraires. Apparemment, il
s’agit d’un phénomène universel, voire d’un besoin inhérent à la nature humaine
qui devrait donc pouvoir s’échanger entre les langues et les cultures sans poser
aucun problème. C’est sans doute la raison pour laquelle la plupart des ouvrages
de traductologie mettent l’accent sur les difficultés spécifiques de la traduction de
la poésie et du drame en négligeant la problématique complexe que soulève la
traduction de la prose (cf. par ex. Emig 2013, 143). Les narratologues eux-mêmes
semblent parfois sous-estimer l’effet que la traduction peut avoir sur un récit :
« Autrement dit, le récit est traductible, sans dommage fondamental » (Barthes
11966/1981, 31). Geneviève Roux-Faucard (2008, 10) parle de la « facilité théorique
à traduire le récit », qui se montre également dans le fait que les lecteurs ont
généralement beaucoup de confiance dans un roman traduit tandis qu’ils se
méfient de tout poème rendu dans une autre langue. Le livre de Roux-Faucard est
l’un des rares ouvrages français et internationaux mettant la traduction du récit au
centre de ses recherches. Ce qu’on trouve plus souvent, par contre, ce sont des
L’analyse structurale du récit 551
études de cas portant soit sur un seul auteur soit sur une seule catégorie structu-
rale du récit.1
1 Cf. par exemple les études de Dorothea Kullmann (1992 ; 1995) sur la traduction du style indirect
libre (en général et chez Flaubert en particulier) vers l’allemand ou l’article de Heidi Aschenberg (2013)
sur les versions espagnoles du Zauberberg de Thomas Mann.
2 La distinction entre histoire et discours renvoie à la distinction entre fable et sujet chez les formalistes
russes. D’autres auteurs ont fait la différence entre plot et story (E.M. Forster), entre histoire, récit et
narration (Gérard Genette) ou entre Geschehen, Geschichte, Erzählung et Präsentation der Erzählung
(Wolf Schmid). Les similitudes entre ces modèles sont aussi nombreuses que les différences. Pour notre
objet, la traduction, il suffira de distinguer deux phases du récit, l’histoire abstraite et le discours
concret. Cf. Zuschlag (2002, 12–23).
552 Katrin Zuschlag
Il s’ensuit que la même histoire, racontée par deux narrateurs différents, sera toujours
interprétée et représentée de deux manières différentes.3 Jamais deux narrateurs ne
nous offriront la même vue sur une seule histoire. Par contre, ils nous ouvriront des
voies différentes pour y accéder. L’histoire en tant que telle n’en subira aucun
changement, pourtant nous en connaîtrons une autre version. Ceci est encore plus
évident quand les deux narrateurs ne sont pas de la même origine, quand ils ont une
autre langue maternelle et un autre contexte culturel. Le processus de traduction
transforme, par exemple, le narrateur allemand en un narrateur français et vice versa
– le fait que le narrateur est une instance fictive et qu’il reste dans beaucoup de récits
invisible, ne change rien à l’affaire.4 Gérard Genette (1983, 64s.) constate que « le
changement de narrateur […] exige évidemment une intervention plus massive et plus
soutenue, et […] a toutes chances d’entraîner davantage de conséquences ». Bien
qu’en disant cela Genette ne pense pas à la traduction, son observation vaut égale-
ment – et même encore davantage – pour les récits traduits.
3 Pour Genette, la catégorie de la voix ne répond qu’à la question « qui parle ? » et non pas à la
question « qui voit ? », qui, elle, est étudiée sous la catégorie du mode, tandis que les classifications
antérieures, comme par exemple celle de Franz K. Stanzel, ont tendance à confondre voix et mode. Cf.
Cohn (1981, 160), qui oppose la théorie de Genette à celle de Stanzel pour conclure : « Genette’s
proclivity to categorical separation and Stanzel’s to categorical correlation notwithstanding, their
principal categories themselves tally remarkably well. This is true in spite of the discrepancies in
terminology and grouping that tend to mask the correspondence at first reading ». Pour cette raison et
puisque la catégorisation reste sans effet sur les questions de traduction, la distinction entre voix et
mode sera négligée ici.
4 Cet article traite uniquement des traductions allemand-français/français-allemand qui sont censées
servir d’exemples pour illustrer le lien profond entre la narratologie et la traduction littéraire. Il va de
soi que toute considération générale et la problématique en tant que telle valent également pour tous
les autres couples de langues.
L’analyse structurale du récit 553
ne doit pas être considérée « comme un instrument normé et clair, objectif et neutre,
mais comme un système ouvert sur l’accommodation intersubjective ». En outre, c’est
par cette langue du récit que le narrateur définit sa « situation d’énonciation » (Main-
gueneau 31993, 1). Celle-ci se constitue de la personne (énonciateur et destinataire),
du lieu et du temps. Les trois catégories définissent également l’écart entre l’action
racontée et l’acte narratif. Cet écart peut se réduire « finalement à zéro : le récit en est
arrivé à l’ici et au maintenant, l’histoire a rejoint la narration » (Genette 1972, 238).
Outre cette détermination spatio-temporelle, c’est la participation du narrateur à
l’histoire qui se manifeste par des indices linguistiques. Le fait que le récit est écrit à la
première ou à la troisième personne peut déjà livrer une première indication – pas
plus, mais pas moins non plus – à la question de savoir si son narrateur est absent de
l’histoire (narrateur hétérodiégétique) ou s’il y est présent (narrateur homodiégétique)
(cf. ibid., 251ss.). Le pronom de la deuxième personne se révèle encore plus complexe.
Désigne-t-il le narrateur, un autre personnage ou le narrataire ?5
3.1 Personne
Au début, rien n’était prévu comme ça. J’avais répondu à une annonce de La Semaine Vétérinaire
pour un remplacement de deux mois, août et septembre. Et puis le gars qui m’a embauchée s’est
tué sur la route en revenant de vacances. Heureusement, il n’y avait personne d’autre dans la
voiture.
Et je suis restée. J’ai même racheté. C’est une bonne clientèle. Les Normands payent difficilement
mais ils payent.
Les Normands sont comme tous les belous, les idées, là-haut, une fois c’est gravé … et une femme
pour les bêtes, c’est pas bon (Gavalda 1999, 111).
Es war ganz anders geplant gewesen. Ich hatte auf eine Anzeige in « Der Tierarzt » geantwortet,
wegen einer zweimonatigen Vertretung im August und September. Doch dann ist der Typ, der
mich eingestellt hat, auf dem Rückweg aus dem Urlaub tödlich verunglückt. Zum Glück war sonst
niemand im Auto.
5 Genette (1972, 227, note 2) emploie le terme de narrataire pour désigner le destinataire du récit.
554 Katrin Zuschlag
Und ich bin geblieben. Ich habe sogar die Praxis gekauft. Die Kundschaft ist nicht schlecht. Die
Normannen zahlen zwar ungern, aber sie zahlen.
Die Normannen sind wie alle Landeier, wenn sich eine Vorstellung erst mal hier oben festgesetzt
hat – und eine Frau für die Tiere ist nicht gut (Gavalda 2008, 85).
Dès la troisième phrase (« embauchée »), le lecteur français sait que c’est une femme
qui lui parle. Au début du deuxième paragraphe (« restée »), cette image d’une
femme-vétérinaire se consolide encore – de sorte que l’énonciation « une femme pour
les bêtes, c’est pas bon » n’a pour lui plus rien d’étonnant. Une lecture tout à fait
différente se présente au lecteur allemand. Un narrateur « neutre » commence à
raconter son histoire et il me semble justifié de supposer que le lecteur allemand y voit
un narrateur plutôt masculin, et cela pour au moins deux raisons : la revue vétérinaire
s’appelle « Der Tierarzt » et le narrateur est embauché pour remplacer un « Typ » –
pourquoi donc penserait-il à une femme ?6 Il s’ensuit que l’assertion « und eine Frau
für die Tiere ist nicht gut » (‘ une femme pour les bêtes, c’est pas bon ’) a un effet de
surprise totale, une sorte de stupéfaction encore accentuée par le tiret. Cet effet – on
pourrait même parler d’un surplus par rapport à l’original – n’est pas un effet
délibérément élaboré par la traductrice allemande, Ina Kronenberger, mais une
conséquence presque inévitable du changement de voix narrative.
Un autre problème se pose quand il s’agit de rendre (ou plutôt d’éviter) l’homony-
mie des pronoms. Tandis que le pronom français vous peut représenter et la deuxième
personne du pluriel et la forme de politesse, le pronom allemand sie et le possessif ihr
peuvent se référer à la troisième personne du singulier et du pluriel. Pour sauvegarder
l’absence d’ambiguїté, les traducteurs se servent en général d’un autre pronom ou de
l’article défini.7 Dans la nouvelle L’inconnue de Françoise Sagan, ce détour se fait par
une transposition du discours indirect en discours direct.
Car depuis dix ans, elle disait « notre maison » et David disait « la maison ».
[…]
Elle entra dans « leur » chambre, la chambre de « leur » maison, et remarqua sans la moindre
gêne que le lit était défait, ravagé, écumé comme il ne l’avait jamais été, lui semblait-il, depuis
son mariage avec David (Sagan 1975, 51 et 60).
Seit zehn Jahren sagte sie « unser Haus », und David sagte « das Haus ».
[…]
Sie betrat « unser Schlafzimmer », das Schlafzimmer in « unserem Haus » und sah ohne die
geringste Verlegenheit, daß das Bett so unordentlich, verwühlt und verwüstet war wie niemals,
so schien es ihr, während ihrer Ehe mit David (Sagan 31978, 48 et 56).
6 On peut laisser de côté le fait que l’auteur du récit est une femme. Bien que les lecteurs tendent à
présumer une identité de sexe entre auteur et je narrateur, le recueil même prouve le contraire : des
douze récits, trois sont racontés à la troisième personne, quatre par un je féminin et cinq par un je
masculin.
7 Pour les exemples suivants, cf. Zuschlag (2002, 136 et 300s.).
L’analyse structurale du récit 555
Krespel schnitt ein Gesicht, als wenn jemand in eine bittere Pomeranze beißt und dabei aussehen
will, als wenn er Süßes genossen ; aber bald verzog sich dies Gesicht zur graulichen Maske, aus
der recht bitterer, grimmiger, ja, wie es mir schien, recht teuflischer Hohn herauslachte (E.T.A.
Hoffmann, Rat Krespel, cité par Roux-Faucard 2008, 32).
Crespel fit une grimace affreuse, et son visage prit une expression diabolique (E.T.A. Hoffmann,
Le Violon de Crémon, cité ibid.).
8 Malgré sa clarté convaincante, ce modèle théorique pose un problème majeur pour l’analyse
pratique de textes littéraires. Celui qui analyse un texte est présumé l’avoir lu. Alors que l’auteur reste
absent et inconnu et que le narrateur et le narrataire sont des concepts abstraits, le lecteur est la seule
instance narrative à être présente et bien connue du narratologue. Celui-ci n’est donc plus à même de
distinguer nettement entre les effets produits sur le narrataire et ceux produits sur le lecteur. Pour
556 Katrin Zuschlag
que le destinataire soit directement interpelé, comme au début des Petites pratiques
germanopratines d’Anna Gavalda :
Saint-Germain-des-Prés !? … Je sais ce que vous allez me dire […] Mais gardez vos réflexions pour
vous et écoutez-moi car mon petit doigt me dit que cette histoire va vous amuser (Gavalda 1999,
9).
Saint-Germain !? Ich weiß, was Sie sagen werden […] Doch behalten Sie Ihre Bemerkungen für
sich, und hören Sie mir lieber zu, mein Gefühl sagt mir nämlich, daß die Geschichte Sie zum
Schmunzeln bringen wird (Gavalda 2008, 9).
Cet extrait illustre comment le narrateur (ici : la narratrice) présume une image très
précise de ses narrataires. En anticipant leurs réactions, la narratrice réussit à créer
une relation intime et confidentielle entre elle et ses destinataires, ce qui sert entre
autre à consolider sa supposée loyauté. La traduction vers l’allemand n’y change rien,
d’autant plus que le vouvoiement est maintenu. Ceci n’est pas toujours le cas, et pour
des raisons diverses. Dans Je l’aimais, également d’Anna Gavalda, la protagoniste
Chloé vouvoie son beau-père comme l’exige la convention française. En allemand, où
le tutoiement entre beaux-enfants et beaux-parents est beaucoup plus répandu, le
« vous » est rendu par un « du ». Helmut Scheffel, traducteur allemand de La modifi-
cation de Michel Butor, s’est également décidé à traduire « vous » par « du ». Mais ce
« vous » ne s’adresse pas (ou pas seulement) au lecteur ni à un narrataire au sein de
l’histoire :
Vous avez mis le pied gauche sur la rainure du cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en
vain de pousser un peu plus le panneau coulissant (Butor 1957, 9).
Du hast den linken Fuß auf die Messingschiene gesetzt und versuchst vergeblich, mit der rechten
Schulter die Schiebetür etwas weiter aufzustoßen (Butor 1958, 7).
simplifier les choses, la différenciation entre narrataire et lecteur ne sera pas toujours faite dans ce qui
suit.
9 Helmut Scheffel explique et justifie sa traduction dans un article s’intitulant « Übersetzen heißt
Interpretieren » (cf. Scheffel 1991). Cf. aussi Zuschlag (2002, 291–314).
L’analyse structurale du récit 557
[…] quand vous avez vu vos quatre enfants debout derrière leurs places […]
Quand vous avez quitté le restaurant Tre Scalini où vous aviez déjeuné avec Cécile […]
Elle est revenue plusieurs fois chez vous (Butor 1957, 31, 84 et 156).
[…] als du die vier Kinder hinter ihren Stühlen stehen sahst […]
Als ihr das Restaurant Tre Scalini, wo du mit Cécile zu Mittag gegessen hattest, verlassen habt […]
Mehrere Male ist sie zu euch gekommen (Butor 1958, 37, 104 et 204).
3.2 Lieu
Pour raconter son histoire, le narrateur doit adopter une certaine perspective, il doit
se situer dans un endroit d’où il perçoit ce qui se passe. Le point de vue peut être
signalé par un « ici » explicite dans le texte narratif ou il peut se cacher derrière une
certaine représentation des événements. Cette perspective narrative comptant parmi
les catégories les plus fréquemment étudiées et les plus contradictoirement discutées,
Gérard Genette propose de l’analyser séparément de la catégorie de la voix. En
introduisant le terme de focalisation, il nomme focalisation zéro la vision « par
derrière » permettant au narrateur de savoir davantage que ses personnages, focalisa-
tion interne la vision « avec » percevant l’action par les yeux d’un des personnages et
focalisation externe la vision « du dehors » observant les événements de l’extérieur
(cf. Genette 1972, 206ss. ; Todorov 1966, 147s.). Au-delà de cette classification théo-
rique, ce qui nous intéresse ici, c’est la manifestation dans le texte du lieu où se passe
l’acte narratif. En tant que telle, la manifestation fait toujours partie de la voix, car
c’est elle qui verbalise la narration. Plus explicitement, la localisation de la position
du narrateur se fait par des déictiques spatiaux. Voici l’exemple d’une telle révélation
explicite du point de vue dans l’incipit d’une nouvelle de Thomas Mann.
Hier ist « Einfried », das Sanatorium ! Weiß und geradlinig liegt es mit seinem langgestreckten
Hauptgebäude und seinem Seitenflügel inmitten des weiten Gartens […] (Mann 1981, 217).
Blanche et rectiligne, la longue bâtisse principale, flanquée de deux ailes, s’élève au milieu d’un
vaste jardin […] (Mann 1975, 131).
558 Katrin Zuschlag
Nos concitoyens, ils s’en rendaient compte désormais, n’avaient jamais pensé que notre petite ville
pût être un lieu particulièrement désigné pour que les rats y meurent au soleil […] (Camus 1131984,
34).
Unsere Mitbürger merkten nun, daß sie nie auf den Gedanken gekommen wären, daß die Ratten
unsere kleine Stadt besonders geeignet finden könnten, um hier an der Sonne zu sterben […]
(Camus 1986, 17s.).
Ce passage montre très bien combien les repères de personne et de lieu sont étroite-
ment liés l’un à l’autre. Par les possessifs de la première personne du pluriel « nos » et
« notre », le narrateur se place très nettement parmi les citoyens de la ville gagnée par
la peste. En renvoyant à cette ville par un article indéfini (« un lieu ») et ensuite par
l’adverbe « y », il parvient pourtant à prendre une certaine distance envers ce lieu
voué à la mort. Le lecteur allemand ne retrouve plus rien de cette distance. Le « lieu »
a été supprimé et « y » s’est transformé en « hier », un déictique qui ne laisse aucun
10 Il me semble que l’on tend toujours en français à éviter l’utilisation de déictiques en combinaison
avec un temps du passé, usage longtemps critiqué, mais désormais accepté.
L’analyse structurale du récit 559
doute sur le fait que le narrateur se trouve au même endroit que la mort.11 La vie du
narrateur reste donc dangereuse : s’il n’est pas éliminé par le traducteur (cf. ci-
dessus), c’est la peste qui menacera sa vie.
3.3 Temps
« Le choc causé par les traductions de ‹ La Plaisanterie › m’a marqué à jamais. […] Et pourtant,
pour moi qui n’ai pratiquement plus le [sic] public tchèque les traductions représentent tout »
(Kundera 1986, 145s.).14
Une telle permutation n’est toutefois plus qualifiée de traduction, mais d’adaptation
(dans ce cas : un nivellement), si on suit la terminologie de Michael Schreiber (1993a,
11 D’autres solutions, comme par exemple « dort » ou « in ihr », auraient été encore moins satisfai-
santes, la première signalant l’absence du narrateur de la ville, la deuxième n’étant pas idiomatique.
12 Si on veut suivre la définition de Gülich (1976), ils ne peuvent toutefois se situer qu’au passé (cf. ci-
dessus).
13 Dans le Nouveau discours du récit, Genette (1983, 20) change le terme du récit premier qui « peut
être ressenti avec une connotation de jugement d’importance » en récit primaire qu’il considère « plus
neutre ». C’est toutefois moins vrai pour les traductions allemandes « Basiserzählung » (pour le récit
premier) et « primäre Erzählung » pour le récit primaire (cf. Genette 21998, 209).
14 Une discussion détaillée de ce cas se trouve chez Kuhiwczak (1990).
560 Katrin Zuschlag
310) qui distingue la traduction motivée par des demandes d’invariance de l’adapta-
tion motivée par des demandes de variance.15 Mais alors que la traductologie est
pleinement consciente de ce besoin indispensable de définir les frontières de la
traduction – de nombreuses études et approches différentes en témoignent jusqu’au-
jourd’hui –, les maisons d’éditions y sont beaucoup moins sensibles. La désignation
d’un livre comme « traduction » n’est pas une appellation contrôlée, au contraire : la
maison d’édition allemande Piper (et elle n’est pas la seule) s’en sert même pour
doper ses ventes.16 Derrière le pseudonyme Nicolas Barreau – prétendument traduit
par Sophie Scherrer – se cache l’auteure allemande Daniela Thiele. On cherchera en
vain une version française (« originale ») de ses livres.
Généralement, les interventions sont plus subtiles, mais ne restent pourtant pas
non plus sans conséquence pour l’analyse structurale. Gérard Genette, par exemple,
recourt systématiquement à des extraits proustiens pour illustrer ses thèses. Son
traducteur allemand, Andreas Knop, reconnaît vite que les traductions allemandes
disponibles ne sont pas aptes à soutenir les considérations théoriques de Genette de
la même manière, et il est donc obligé de les adapter à ses besoins. Voici l’analyse de
l’ordre du temps dans un passage de Jean Santeuil, les lettres A à I signalant les unités
temporelles, le chiffre 2 le récit premier et le chiffre 1 le recours au passé par des
analepses (cf. Zuschlag 2002, 48s.) :
(A) Quelquefois en passant devant l’hôtel il se rappelait (B) les jours de pluie où il emmenait
jusque-là sa bonne, en pèlerinage. (C) Mais il se les rappelait sans (D) la mélancolie qu’il pensait
alors (E) devoir goûter un jour dans le sentiment de ne plus l’aimer. (F) Car cette mélancolie, ce
qui la projetait ainsi d’avance (G) sur son indifférence à venir, (H) c’était son amour. (I) Et cet
amour n’était plus (Marcel Proust, Jean Santeuil, cité par Genette 1972, 81).
A2 – B1 – C2 – D1 – E2 – F1 – G2 – H1 – I2
(A) Manchmal, wenn er an dem Kossichefschen Haus vorbeikam, erinnerte er sich (B) an die
Regentage, an denen er seine Kinderfrau veranlaßt hatte, mit ihm dorthin zu pilgern. (C) Doch er
dachte an jene Zeit ohne (D) die Melancholie, die er einst geglaubt hatte (E) eines Tages in dem
Gefühl verspüren zu müssen, daß er Marie nicht mehr liebte. (H) Denn es war nur seine Liebe, (F)
die diese Melancholie im voraus (G) in seine zukünftige Gleichgültigkeit (F’) hineinprojizierte. (I)
Und diese Liebe existierte nicht mehr (Marcel Proust, Jean Santeuil, traduit par Eva Rechel-
Mertens et Luzius Keller, cité par Zuschlag 2002, 48s.).
A2 – B1 – C2 – D1 – E2 – H1 – F1 – G2 – F’1 – I2
15 « Une traduction est la transformation interlinguale d’un texte, basée sur une hiérarchie de
demandes d’invariance et constituant toujours une interprétation du texte de départ. […] En revanche,
l’adaptation […] n’est pas basée sur des demandes d’invariance, mais sur des demandes de variance »
(Schreiber 2009, 91s.). Il est intéressant de noter que l’interprétation fait partie intégrale de la définition
de la traduction.
16 Krekeler (2012) objecte qu’une telle démarche met en jeu et la crédibilité des éditeurs et la qualité
littéraire de leurs publications.
L’analyse structurale du récit 561
(A) Manchmal, wenn er an dem Kossichefschen Haus vorbeikam, erinnerte er sich (B) an die
Regentage, an denen er seine Kinderfrau veranlaßt hatte, mit ihm dorthin zu pilgern. (C) Doch er
dachte an jene Zeit ohne (D) die Melancholie, die er einst geglaubt hatte (E) eines Tages in dem
Gefühl verspüren zu müssen, daß er Marie nicht mehr liebte. (F) Denn diese Melancholie, ja,
alles, was er im voraus hineinprojiziert hatte (G) in seine künftige Gleichgültigkeit, (H) war nur
seine Liebe gewesen. (I) Diese Liebe jedoch existierte nicht mehr (Marcel Proust, Jean Santeuil,
traduction de Rechel-Mertens/Keller modifiée par Andreas Knop, cité par Zuschlag 2002, 48).
A2 – B1 – C2 – D1 – E2 – F1 – G2 – H1 – I2
Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous
entendions au bout du jardin […] le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les
étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on
savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand-tante parlant à haute voix, pour
prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter
ainsi […] et on envoyait en éclaireur ma grand-mère, […]
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était un des plus fidèles
habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X […]
Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait
que c’était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma
grand-mère en reconnaissance. […] « Ne commencez pas à chuchoter », dit ma grand-tante.
(Proust 1987, 13s. et 20ss.)
562 Katrin Zuschlag
Die Abende, da wir, unter dem großen Kastanienbaum vor dem Hause, um den Eisentisch saßen
und […] das zweimalige schüchterne, runde und goldene Klingeln der Glocke für die Besucher
[hörten] […] meine Großtante, die, um mit gutem Beispiel voranzugehen, mit lauter Stimme
sprach, wobei sie sich um einen Ton bemühte, der natürlich wirken sollte, verbot uns dann
immer zu tuscheln […] meine Großmutter wurde dann als Aufklärer vorausgeschickt ; […]
Eines Tages aber las mein Großvater in einer Zeitung, daß Herr Swann einer der regelmäßigen
Gäste bei den Sonntagsfrühstücken des Herzogs von X sei […]
Wir waren alle im Garten, als die zwei zögernden Schläge des Glöckchens ertönten. Man wußte,
daß es Swann war ; trotzdem sah sich alles fragend an, und meine Großmutter wurde auf
Erkundung geschickt. […] « Fangt nicht an zu tuscheln », sagte meine Großtante (Proust 1967, 23
et 32ss.).
Tandis que le premier paragraphe à l’imparfait constitue une description des habitu-
des « extérieur[e] à la dynamique narrative » (Maingueneau 31993, 58), celle-ci
commence par un passé simple contrastant le caractère unique de l’action au premier
plan avec l’itération des événements à l’arrière-plan. Pour rendre ce changement
évident, le traducteur allemand ajoute des adverbes au premier paragraphe (« dann
immer », « dann ») – il semble donc qu’en allemand c’est plutôt l’emploi itératif du
prétérit qui demande une explication que l’emploi duratif ou ponctuel qu’on trouve
au deuxième paragraphe. En français « où l’imparfait employé seul s’interprète spon-
tanément comme itératif » (ibid., 61), c’est exactement l’inverse. Il s’ensuit qu’un
phénomène littéraire comme le pseudo-itératif chez Proust qui pousse l’itération à
l’extrême même quand il s’agit de scènes racontées dans leurs moindres détails ne
peut être que d’origine française. Ceci dit, les formes temporelles à elles seules sont
capables de « construire un univers de sens qui a ses lois propres » (ibid., 70) – et qui ne
vaut que pour sa langue d’origine.
sans forcément se manifester dans tous ses détails dans le texte. Il est basé sur un
accord implicite entre les personnages, le narrateur et le lecteur sur certaines données
du monde (même fictif). Roux-Faucard (2008, 260) parle d’un « effet-monde » qu’elle
définit ainsi :
« Constitution, par le lecteur, d’un monde référentiel dans lequel peut se dérouler l’histoire. Cette
construction s’effectue sur la base des indications données par le texte. Elle s’accompagne, à des
degrés variables, de l’impression de l’ ‹ existence › de ce monde. L’effet-monde peut se réaliser
sous des formes diverses sur l’axe effet de proximité vs effet de distance ».
L’analyse structurale du récit 563
Bien que l’on puisse se demander si c’est le lecteur ou plutôt le narrateur qui construit
ce monde, on ne remettra pas en question qu’un récit traduit ne se trouvera guère à la
même place sur l’axe proximité-distance que le texte original. Roux-Faucard compte
parmi les unités constituant le monde raconté les noms propres, les données chiffrées,
les descriptions, les discours actoriels et les références culturelles. Et pour chacune de
ces unités, il dépendra du traducteur si sa traduction produira un effet de proximité
ou un effet de distance.17
Confrontée au problème des noms propres, dans ce cas des noms propres fictionnels
qui jouent sur leur sens littéral, la même traductrice peut parfois prendre deux
décisions presque contradictoires.
En plus, je [la vétérinaire] m’appelle Lejaret. Docteur Lejaret. (Gavalda 1999, 112)
Dazu heiße ich Haxe. Frau Doktor Haxe. (Gavalda 2008, 86)
17 Dans ma critique du livre de Roux-Faucard, j’ai toutefois fait remarquer que ces problèmes de
traduction ne se limitent pas à la traduction du récit ni même à la traduction littéraire. Ce sont plutôt
les possibilités de résoudre ces problèmes qui diffèrent selon le genre du texte : alors qu’un drame peut
se servir des accessoires sur scène, un texte technique peut ajouter des notes en bas de page et ainsi de
suite. Cf. Zuschlag (2009).
564 Katrin Zuschlag
Une telle note est une méthode de traduction à double tranchant :18 d’une part, elle
réduit l’effet de distance en compensant un manque de savoir du côté de la culture
cible, mais d’autre part, elle renforce ce même effet de distance en sortant d’une
certaine manière du récit et en regardant l’« univers raconté » d’un point de vue
extérieur, voire à un méta-niveau.
Les données chiffrées, comme par exemple les dates, posent un problème de traduc-
tion quand elles éveillent des associations équivoques pour le lecteur du texte original
et ne disent rien (ou peu) au lecteur de la traduction. L’alternative qui se présente au
traducteur – dès lors qu’il ne veut pas accepter l’ignorance de son lecteur – consiste
encore à mettre une petite note en bas de page ou à intégrer une explication des
événements évoqués par cette date dans le texte narratif. Un autre domaine répandu
des données chiffrées sont les indications de mesure : distance, durée, monnaie,
poids. Si le but du traducteur consiste à créer un effet de proximité, il les adapte à la
culture cible : « vierzehn Tage » deviennent ainsi « quinze jours » (cf. Roux-Faucard
2008, 59), « keine tausend Schritte » « huit cents mètres à peine » (ibid., 93). Mais
parfois, un effet de distance se produit déjà chez le lecteur du texte original – surtout
quand les indications de mesures sont démodées et non plus valables. L’expression
« kaum fußhoch » dans un roman de Theodor Fontane datant de 1888 ne dit pas plus
à son lecteur d’aujourd’hui que la traduction « haut d’un pied à peine » publiée
presque cent ans plus tard (cf. ibid., 80).
D’après Maingueneau (31993, 62), les descriptions sont des « unités textuelles d’une
certaine ampleur qui suspendent un moment le déroulement du récit pour analyser
un terme introduit par celui-ci : paysage, personnage, objet … ».19 Comme elles
semblent être inférieures à la représentation des événements, elles sont plus sujettes
18 Les avantages et inconvénients des notes du traducteur sont discutés par Geneviève Roux-Faucard
(2008, 89–92).
19 Dans la littérature narratologique, il y a désaccord sur le fait de savoir si les descriptions font partie
du récit au sens strict du terme. Mais cette question théorique reste sans conséquence pour la
traduction de la description et est donc négligée dans ce contexte.
L’analyse structurale du récit 565
aux interventions des traducteurs. Les parties descriptives sont les premières à être
abrégées ou supprimées (cf. Maingueneau 2000, 82, note 15). Elles sont rarement plus
longues que dans le texte original. C’est surtout le cas quand il s’agit de traduire un
monde lointain dont le champ lexical demande des explications. Roux-Faucard
(2008, 88) lance pourtant l’avertissement d’un « effet ‹ Guide Bleu › » dont le traduc-
teur doit se méfier pour ne pas trop « modifie[r] la relation entre le texte et son
lecteur ». De plus, elle donne plusieurs exemples de traductions maladroites des
parties descriptives qu’elle caractérise comme « inquiétante ou comique », voire
« caricaturale » dans le cas de Theodor Fontane (cf. ibid., 84s.) ou ayant perdu « la
charge émotionnelle » et engendrant une « communication […] perturbée » dans le cas
de Stefan Zweig (cf. ibid., 112). L’exemple suivant fait apparaître à quel point la
mauvaise traduction d’un connecteur et d’une particule joue déjà sur l’effet de la
description.
Die dritte junge Dame war Hulda Niemeyer, Pastor Niemeyers einziges Kind ; sie war damenhafter
als die beiden anderen, dafür aber langweilig und eingebildet, […] (Fontane 1985, 236)
La troisième était Hulda Niemeyer, fille unique d’un pasteur ; elle faisait plus « dame » que les
deux autres : en conséquence elle était ennuyeuse et fort satisfaite d’elle-même. (Theodor
Fontane, Effi Briest, traduction d’André Cœuroy 1942)
La troisième demoiselle était Hulda Niemeyer, fille unique du pasteur Niemeyer ; elle faisait bien
plus dame que les autres, en revanche, elle était ennuyeuse et prétentieuse […] (Theodor Fontane,
Effi Briest, traduction de Pierre Villain 1981)20
Tandis que la locution adverbiale « en revanche » crée une image légèrement diffé-
rente de celle transportée par « dafür aber », la traduction par « en conséquence »
produit un véritable contre-sens. Bien que suspendant le déroulement du récit, la
description ne suspend pas l’engagement du lecteur qui oriente ses attitudes et ses
attentes non pas seulement à l’action, mais aussi (ou peut-être encore plus) aux
descriptions. Car les actions et les dialogues dont le lecteur est obligé de tirer ses
propres conclusions ne caractérisent la scène et les personnages qu’indirectement,
alors que les descriptions contiennent des caractérisations qui lui sont offertes sur un
plateau d’argent.
Les discours actoriels, c’est-à-dire « [c]e que disent les personnages » (Roux-Faucard
2008, 60), sont le seul moyen de les faire se caractériser, se découvrir au sens strict du
La pierre des mangeoires a été polie pour le confort des … poitrails … Poitraux ?
Poitrails sounds good, sourit-il.
… pour le confort des canassons donc […] (Gavalda 2008a, 387)
[…] Der Stein der Futtertröge wurde poliert, damit die Brustpartie der Tiere geschont – gescho-
nen ?
Geschont sounds good, lächelte er.
… damit die Klepper es bequem hatten […] (Gavalda 2008b, 369).
La protagoniste, une Anglaise, ne se sent pas sûre de son français, elle hésite entre
deux formes du pluriel. Dans la traduction, le pluriel est transposé dans une autre
catégorie grammaticale qui pose souvent des problèmes pour les étrangers, le parti-
cipe passé. L’interlocuteur, un Français, lui dit la forme correcte, mais lui parle en
anglais. La traduction ne change rien à cet effet. Finalement, la protagoniste se réfugie
dans un niveau de langue inférieur et remplace le mot « poitrails » par « canassons ».
La version allemande, elle aussi, change de niveau de langue. Mais au lieu de
substituer le verbe schonen par un synonyme plus facile, le substantif « Tiere » est
remplacé par « Klepper ». Néanmoins, les trois caractéristiques du discours actoriel
ont été maintenues : dans les deux textes, il y a une faute, une vulgarisation et une
incise en langue étrangère. Cette dernière particularité ne se traduit pas aussi évidem-
ment quand c’est de la langue cible qui apparaît dans l’original. Dans sa discussion
de ce phénomène, Schreiber (1993b, 222) parle de « Teillösungen » [solutions partiel-
21 Je ne suis pas d’accord avec Maingueneau (31993, 96) qui se demande « si la notion de discours
‹ rapporté › est bien pertinente dans le cas d’une fiction romanesque. Au fond, il n’y a discours
‹ rapporté › dans ce cas que si l’on accepte le cadre instauré par l’illusion narrative. La narration ne
rapporte pas des propos antérieurs qu’elle altérerait plus ou moins, elle les crée de toutes pièces, au
même titre que ceux du discours citant ». La représentation de l’histoire par un narrateur étant un
critère constitutif pour le genre du récit, « le cadre instauré par l’illusion narrative » ne peut être mis en
question. C’est l’auteur qui crée le discours et c’est le narrateur qui le rapporte.
22 Pour la distinction entre discours transparent et discours opaque, cf. Albrecht (2005, 234).
L’analyse structurale du récit 567
les] qui s’offrent, dont – encore une fois – la note en bas de page. Voici une scène qui
se trouve dans un roman allemand, Homo Faber de Max Frisch, mais qui se déroule
en France. Il s’agit d’un dialogue entre le protagoniste suisse allemand et un serveur
parisien :
À part la note du traducteur – non seulement solution partielle, mais aussi solution de
fortune – on constate deux petites corrections qui rendent le discours plus idioma-
tique : « Le beaune » à la place de « Beaune » et « du poisson » au lieu de « des
poissons ». On peut supposer qu’ici, la petite faiblesse linguistique devrait retomber
sur l’auteur Frisch et non pas sur le personnage du serveur. Le « rapatriement »
(Roux-Faucard 2008, 120) est mené à bien.
Tout comme les discours actoriels, les références culturelles sont réparties entre
références transparentes et non-transparentes. De plus, elles peuvent être extradié-
gétiques (ayant recours à la culture source en général) ou intradiégétiques (ayant
recours à l’univers raconté) (cf. Roux-Faucard 2008, 61). Les références extradiégéti-
ques font partie du domaine de l’intertextualité qui pose parfois des problèmes de
réception pour le lecteur du texte original. Celui-ci est confronté à deux obstacles : il
doit non seulement reconnaître l’intertextualité, mais il doit également l’identifier.
Pour le lecteur du récit traduit, il est presque impossible de disposer d’une telle
« compétence intertextuelle […] incluant une composante encyclopédique […] et une
composante rhétorico-pragmatique » (ibid., 241) dans une culture étrangère. C’est
pourquoi l’intertextualité est souvent abandonnée dans la traduction. Roux-Faucard
(ibid., 244s.) étudie, entre autres, l’exemple du titre Ein weites Feld d’un roman de
Günter Grass citant la dernière phrase d’Effi Briest de Theodor Fontane. Les référen-
ces intradiégétiques, par contre, ont leurs points de repère dans le monde de
l’histoire même et de ce fait, elles sont plus aptes à être traduites. Mais tandis que
Marcel Proust évoque tout un univers de souvenirs d’enfance par une infusion au
tilleul, les mêmes tilleuls situés par Pierre Loti en Angleterre « suscitent le désarroi
du lecteur » (ibid., 70). La transparence de la référence proustienne crée un effet de
proximité qui vaut également pour la traduction allemande, tout comme l’opacité de
568 Katrin Zuschlag
5 Conclusion
Seuls quelques problèmes de l’analyse structurale du récit traduit ont pu être abordés
dans cet article. Il a toutefois été mis en évidence que la microstructure, et parfois
aussi la macrostructure, sont susceptibles d’être sensiblement modifiées par la tra-
duction. Ces modifications sont dues soit à l’incommensurabilité des systèmes lin-
guistiques ou culturels soit à des décisions prises consciemment ou inconsciemment
par les traducteurs.
La question qui se pose donc avant tout est la suivante : « [Peut-on] analyser les
voix narratives sur la base d’une traduction ? » (Roux-Faucard 2008, 49). Geneviève
Roux-Faucard donne une réponse différenciée et plutôt sceptique :
« Le lecteur qui tente une analyse sur la base d’un texte traduit doit donc être particulièrement
vigilant et suffisamment averti des mécanismes de la traduction pour ne pas se risquer à des
micro-analyses sans prudence » (ibid., 52).
23 Au moins, si on présume une traduction littérale. En effet, les traducteurs de Proust (Schottlaen-
der, Rechel-Mertens et Kleeberg) traduisent tous par « Lindenblütentee », la traductrice de Loti par
« Linden ».
L’analyse structurale du récit 569
que toute traduction ne demande pas seulement une interprétation mais aussi une
analyse narratologique. Voici l’une de ces notes :
« Kuroda écrit when he entered the ballroom and proceeded to the drawing room (‹ quand il entra ›,
etc.) et, de manière générale, rapporte le contenu du récit au passé. Je traduis au présent en
m’autorisant de Hamburger, 1968 [1957], p. 107 : ‹ Inconsciemment, mais soumis à une nécessité
logique, nous utilisons le présent dans la fiction épique lorsqu’il s’agit pour nous de rapporter le
contenu d’un récit ou d’un drame : ce présent peut être appelé présent de reproduction. Le sens
logico-linguistique de ce présent n’apparaît clairement que lorsque, à sa place, nous utilisons un
imparfait […]› » (Kuroda 2012, 179, note 1).
Sylvie Patron base sa méthode de traduction sur une approche narratologique alle-
mande, elle-même traduite, et ne se rend évidemment pas compte qu’elle explique sa
traduction d’un passé simple par un présent en se référant au rapport entre le présent
et l’imparfait – une démarche d’autant plus redoutable que les thèses de Hamburger
sont très controversées (cf. Genette 1983, 52ss. ; Zuschlag 2002, 90ss.). Käte Hambur-
ger elle-même avait basé son essai Noch einmal : Vom Erzählen sur une traduction
allemande d’Eugénie Grandet de Balzac, puisqu’à son avis ce ne sont pas des appari-
tions linguistiques spécifiques qui importent mais des phénomènes narratifs géné-
raux (Hamburger 21968, 65).24 Mais comment raconter sans se servir d’une langue
individuelle, sans puiser dans un répertoire linguistique et culturel spécifique et donc
limité ? Comment exprimer un phénomène narratif général ? Le récit peut être univer-
sel, un récit ne peut être qu’individuel.
6 Références bibliographiques
6.1 Littérature primaire
24 En allemand : « weil es nicht auf spezielle sprachliche, sondern allgemein erzählerische Erschei-
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