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Gérard Genot

L'écriture libératrice
In: Communications, 11, 1968. pp. 34-58.

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Genot Gérard. L'écriture libératrice. In: Communications, 11, 1968. pp. 34-58.

doi : 10.3406/comm.1968.1156

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1156
Gérard Genot

L'écriture libératrice :

Le vraisemblable dans la Jérusalem délivrée du Tasse

0.1. Le problème du vraisemblable se pose à divers niveaux, qui demandent à


être identifiés si l'on veut poser clairement les problèmes pertinents à certains
d'entre eux. Le niveau qui nous intéresse ici est le niveau sémiologique, mais il
semble difficile de le définir en lui-même, et il faut tout d'abord procéder par
exclusion. Si nous écartons une recherche de type métaphysique portant sur
l'essence du vrai et les formes du semblable, et des enquêtes de type psycholo
gique ou historique, il reste à mener l'examen formel d'un système de marques de
la sémie globale « vraisemblable », positivement ou négativement présente dans
un texte. Il est certain qu'il faut prendre le concept de vraisemblable comme une
notion générale, et non l'éparpiller en une analyse détaillée qui, se fondant sur
des occurrences particulières, retomberait presque fatalement dans le domaine de
la recherche de type historique.
0.2. Cependant, une procédure de recherche à ce niveau ne peut guère être
définie théoriquement, et il vaut mieux se lancer empiriquement dans l'étude d'un
texte ou d'un ensemble de textes, en délaissant provisoirement toute tentative de
définition du terme de vraisemblable ; en somme, il s'agit de raisonner plutôt sur
le fonctionnement que sur le contenu de cette notion. Il peut être intéressant de
choisir pour une première étude un texte qui, sur ce plan, a été amplement jus
tifié et attaqué (intentions, commentaires, critiques, apologies) ; ces données
méta-littéraires ne seront alléguées qu'exceptionnellement, mais du moins elles
prouvent a priori que la question peut être légitimement soulevée à propos de
tel texte. C'est pour cette raison que l'on peut choisir la Jérusalem Délivrée du
Tasse, qui propose des questions et des solutions en assez grand nombre pour
justifier que l'on tire des exemples surtout de ce texte 1.

Texte et extra-texte.

1.1. S'agissant d'une étude sémiologique, on devra tout d'abord délimiter avec
exactitude le corpus à examiner ; nous venons de désigner un texte, mais c'est

1. Nous utiliserons en particulier les éditions commentées de A. Momigliano, Firenze,


La Nuova Italia, 1946, et de L. Russo, Milano, Principato, 1953. Nous citerons en outr e,
au moyen de l'abréviation D.P.E., les Discorsi del Poema Eroico, in T. Tasso, Prose,
Milano-Napoli, Ricciardi, 1959, p. 487-729. Toutes les traductions sont de nous.
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avant tout la notion de texte qui demande à être précisée, pour ce qui est du moins
de certains de ses caractères qui nous importent ici. Le texte est un tout, fermé,
ordonné, cohérent, justifié. Que le texte soit un tout implique que l'on puisse et
que l'on doive l'étudier en lui-même avant tout, dans son équilibre et ses tensions
internes, avant de s'efforcer de le rattacher à d'autres systèmes, textuels ou non,
extérieurs à lui. On sait que la démarche dite « positiviste » procède à l'inverse, et
non sans résultats intéressants (cf. IV. 1.). Ce tout est fermé et ordonné, c'est-à-
dire qu'on doit considérer les éléments qu'il contient comme appartenant à des
inventaires qui sont, par définition, fermés, ce qui rend leur étude provisoirement
incomparable avec celle de systèmes à inventaires ouverts (langages « courant »),
et exclut en fait la méthode comparative, au moins en un premier temps ; ce n'est
qu'ensuite que l'on peut alléguer des données qui permettent de rattacher le texte
à d'autres textes ou à des faits non textuels. Le texte est cohérent à tous les niveaux
ce qui signifie que chaque élément doit être confronté avec l'ensemble de tous les
autres pour prendre toute sa signification : aucun isolement n'est possible, car un
texte est un organisme et non un système, et chaque partie conditionne les autres.
Enfin le texte est entièrement justifié : ce qui veut dire qu'il porte toutes les mar
ques nécessaires à l'établissement et à la reconnaissance de sa signification. Tout
ce qui est nécessaire à la compréhension d'un texte est déclaré dans ce texte, de
façon plus ou moins explicite, voire sous forme de cases vides reposant sur l'attente
déçue, et qui sont aussi signifiantes que la présence explicite et articulée d'un
élément discursif.
1.2. Toutefois, il faut préciser ici que la justification dont nous parlons n'est
pas métalittéraire, mais qu'elle s'intègre dans le tissu discursif lui-même ; en effet,
la justification métalittéraire, si elle atteste la pertinence de certains problèmes à
propos d'un texte donné, et la présence d'éléments quelconques dans ce texte
(cf. 0. 2.), n'en rend pas forcément compte de façon acceptable. Tout d'abord, il
est bien évident que la justification métalittéraire échappe au texte dans la me
sure où elle lui est extérieure, et ne peut souvent lui être rattachée qu'artificiell
ement, sinon assez arbitrairement. Les déclarations d'intentions, souvent déter
minées de l'extérieur, ne sont nullement un principe sûr d'interprétation. Les
intentions peuvent changer, et, d'autre part, elles peuvent être codées en fonction
d'un système de censure. Par ailleurs, il est souvent illusoire d'appliquer à un texte
particulier des considérations d'ordre général, fussent-elles du « même auteur »
(jusqu'à quel point la même personne, écrivant deux œuvres différentes, dont une,
notamment, métalittéraire, est-elle le même auteur?). On ne résout pas non plus
la question en la posant en termes de « poétique » et de « poésie », c'est-à-dire en
termes d'exécution. Le discours métalittéraire est souvent un texte aux intentions
pratiques (et non proprement littéraires), et par là même il est fortement sujet
à caution, étant en quelque sorte aliéné, dans la mesure où il est déterminé
partiellement par des intentions qui débordent la signification du texte. C'est
pourquoi on s'en tiendra prudemment au système clos du texte lui-même, qui est
l'objet particulier de notre attention.
II.l. Pour définir, dans l'optique qui nous intéresse, les modes de fonctionne
ment du texte, il convient de rechercher ce qui, dans son environnement, le condi
tionne, et de quelle façon la notion de vraisemblable joue dans ce conditionne
ment. Si le discours du texte est compact, clos et organisé, ce que nous appellerons
Y extra-texte est diffus, apparemment ouvert, apparemment amorphe. Il est cons
titué de ce que l'on appelle généralement la culture d'une époque ou d'un individu,
un ensemble (difficile à définir) auquel le texte en question entend s'ajouter. Les

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caractères que nous avons indiqués ne sont pas généraux et invariables. On peut
introduire, du moins au plus formalisé, sinon du moins au plus conceptualisé, une
distinction pratique.
11.2. Il y a une couche de l'extra-texte qui est partiellement discursivisée et,
sans entrer dans les détails, on peut citer quelques-unes de ses zones. La première
est ce que nous appellerons avec Barthes le discours historique. Il s'agit de la
façon dont est reconstruite linguistiquement une réalité ou plusieurs réalités non-
linguistiques effectives et passées ou considérées comme telles. Dans le cas du Tasse,
ce discours estdouble. Ily ad'abordla matière historique du texte, telle qu'elle a été
perçue matériellement par l'auteur, à savoir dans la chronique de Guillaume de Tyr :
ce discours, «orienté», ou aliéné, a influé sur la reconstruction que le poète a ensuite
réalisée, prenant cette première reconstruction linguistique à peu près comme
une matière non linguistique. Disons que dans les rapports (que nous n'approfon
dirons pas) de l'histoire et de la poésie, la chronique de Guillaume de Tyr constitue
pour le Tasse une forme du vrai, auquel son texte s'adaptera ensuite sous forme
de vraisemblable (positif, ou négatif, laissant plus ou moins place à l'invention).
11.3. Naturellement, ce discours historique est largement conditionné, par ce
que nous appellerons le discours politique, c'est-à-dire la formulation (parfois
implicite) d'idéaux collectifs exprimés en tant que tels. Dans les chroniques des
Croisades, il s'agit d'une orientation, d'une distribution du tort et de la raison, du
bien et du mal, de la magie blanche et de la magie noire, selon un système binaire
et totalitaire (manichéisme religieux et politique). A ce premier discours histo
rique, se superpose dans ce cas le second, confondu avec le discours politique
propre à l'époque du Tasse. L'avancée des Turcs et les menaces qu'ils font peser
sur l'Occident, la bataille de Lépante, les nécessités personnelles qui poussent les
hommes de lettres à louer les seigneurs dont ils dépendent, et les induisent à leur
attribuer, avec une généalogie flatteuse, un rôle politique présent ou futur qui
puisse satisfaire leur vanité, constituent, entre autres, des motivations relativ
ement codifiées, sinon entièrement formalisées, et qui rendent compte d'un certain
nombre de caractères du texte.
11.4. Il est intéressant, à ce point, d'étudier brièvement quelques-unes des
justifications extérieures apportées par le Tasse à certains caractères desonpoème.
Le choix du sujet est expliqué * par la nécessité de parler de faits point trop éloi
gnés pour qu'ils puissent intéresser le public, et assez anciens pour pouvoir donner
lieu sans gêne pour le même public à quelques inventions ; l'insertion de la réalité
contemporaine, ou du discours politico-historique actuel dans le discours ancien,
présenté comme contact d'une réalité in fieri avec une autre révolue, se fait de
plusieurs façons ; l'une d'elles est la comparaison : la situation qui fait l'objet du
récit est présentée comme analogue à celle qui a cours, et tel personnage actuel
est comparé à tel héros du récit : Alphonse d'Esté est appelé « Émule de Godefroy »
(I, 5,-7). D'autre part, une sorte d'interpénétration ou de brouillage intervient
dans certains cas : le Turc, est nommé « il fero Trace » (le fier Thrace) (I, 5, 3), ce
qui a pour but de montrer que toute histoire est unitaire, et que celle qui sera
narrée est liée à la présente, qui procède d'elle : les deux se garantissent récipr
oquement, ainsi que le prouve ce passage :

1. Le Tasse (D.P.E., ii, p. 543) cite Aristote (Probl., xvm, 917 b) en ces termes :
a Nous nous méfions des 'choses trop lointaines, et donc ne pouvons trouver plaisir à
celles en lesquelles nous n'avons point foi ; mais les autres qui sont trop nouvelles, il
nous semble encore les entendre : aussi en avons-nous moins de plaisir. »

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II est bien juste, s'il advient qu'en paix
le bon peuple du Christ jamais on voie,
et qu'avec nefs et chevaux, au fier Thrace
il cherche à reprendre sa grande et injuste proie... (i, 5, 1-4.)
II. 5. Le choix d'une base « historique », c'est-à-dire d'un discours formalisé,
constitue une garantie d'authenticité 1, mais elle constitue également une sélec
tion et une restriction des possibles du texte ; cette restriction est déclarée, dans
la Jérusalem Délivrée, dès les premières lignes, comme dans les poèmes classiques,
et elle délimite la matière (tout en laissant place à des digressions dont nous ver
rons plus tard le statut).
Je chante les armes pieuses, et le Capitaine
qui du Christ libéra le grand sépulcre :
il fit beaucoup, de l'esprit et de la main,
il souffrit beaucoup pendant la glorieuse conquête :
et en vain l'Enfer s'y opposa, et en vain
s'arma d'Asie et de Libye le peuple mêlé :
le Ciel lui accorda sa faveur, et sous les saintes
enseignes il ramena ses compagnons errants, (i, 1.)
Il apparaît donc qu'à côté des discours historique et politique existe au moins un
autre « discours » que nous appellerons le discours formel. Au niveau général qui
est encore celui où nous nous plaçons, il s'agit du fait peu formalisé, que le texte à
faire dépend d'une série d'autres textes, qui lui sont apparentés (ou auxquels il
s'apparentera) soit par la forme, (« genre ») soit par le contenu (matière du récit).
III. 1. A ce point, nous avons à introduire une autre couche de l'extra-texte,
qui se marque par des limitations ou des licences infligées ou accordées, souvent au
moyen de justifications qui changent avec le temps : nous parlons de Yopinion
commune. Littré définit la vraisemblance dramatique de la façon suivante : « Elle
consiste en ce que les diverses parties de l'action se succèdent de manière à ne
heurter en rien la croyance ou le jugement des spectateurs, eu égard aux prélimi
nairesde la pièce » ; cette définition est valable généralement pour tout texte où
joue le concept de vraisemblable. Les préliminaires peuvent être les différentes
formes de sélection et de limitation dont nous avons parlé, et constituent un sys
tème de référence, déterminé par divers facteurs (texte de référence, « lois du
genre »), mais absolutisé à partir du moment où il est posé ; dans le cas de la Jéru
salem Délivrée, c'est en fonction de la matière historique (les Croisades racontées
par un historien chrétien) et de la situation de l'auteur (écrivant au seizième
siècle dans un pays catholique qui réagit contre la Réforme), que seront jugés les
éléments du récit, par les contemporains d'abord, puis, d'une façon qui évolue,
par les différentes générations suivantes. Une fois posées les prémisses narratives
que nous avons citées, il sera « invraisemblable », par exemple, qu'un chevalier
chrétien agisse mal sans intervention de la magie noire des Infidèles comme c'est
le cas de Renaud ou du rebelle Argillan (vin, 59). Cet exemple illustre le carac
tèreconventionnel des motivations et leur évolution avec le temps, dans la vision
des critiques.

1. Elle constitue la base de la relation de vraisemblance : « Quoi qu'il en soit, l'argument


de l'excellentissime poète épique doit se fonder sur les histoires. » (D.P.E., n, p. 533.)
« Et en somme le vraisemblable n'est pas une de ces conditions requises par la poésie
pour plus de beauté ou d'ornement,mais elle est propre et intrinsèque à son essence, et
en toutes ses parties par-dessus toute chose nécessaire. » (D.P.E., n, p. 537.)

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III. 2. Il faut toutefois reconnaître que le Tasse a eu une conscience étonnam


ment moderne de cette relativité. Partant, et il ne pouvait guère en être autre
ment, de cette constatation que « l'histoire est, soit de fausse religion, soit de
vraie » (D. P. E., n, 533), il analyse en termes de probable et de croyable certains
éléments de merveilleux, tels que les anneaux enchantés, les coursiers volants, les
navires transformés en nymphes, etc.. (p. 534). On observe clairement dans ce
passage le « truquage » par lequel une forme de merveilleux est admise et une
autre est bannie ; le merveilleux est vraisemblable s'il est l'opération de Dieu ou
des puissances surnaturelles reconnues par la « vraie religion ». « Que le poète attr
ibuequelques opérations qui excèdent grandement le pouvoir des hommes à Dieu,
à ses anges, aux démons, ou à ceux à qui Dieu ou les démons concèdent puissance,
tels que les saints, les mages et les fées. Ces opérations, si elles sont considérées en
elles-mêmes, paraîtront merveilleuses : et même, on les nomme miracles dans
l'usage commun. Les mêmes, si l'on a égard à la vertu et à la puissance de qui les
a opérées, seront jugées vraisemblables... » (D. P. E., ii, 538.) C'est donc l'origine
de l'événement merveilleux qui fait de celui-ci un miracle ou un prodige : « Mais si
ces miracles, ou prodiges plutôt, ne peuvent être faits par vertu naturelle, il est
nécessaire que la cause en soit quelque vertu surnaturelle ou quelque puissance
diabolique ; et nous adressant aux divinités des gentils, le vraisemblable cesse en
grande partie, ou le probable ou le croyable plutôt, bien qu'il s'agisse du même
sujet. » (D. P. E., ii, 534.) Ayant donc introduit la distinction miracle-prodige, et
les catégories du vraisemblable, du probable et du croyable, passant ainsi de la
figuration à l'intellection, puis à la foi, le Tasse analyse correctement le relat
ivisme du vraisemblable : « N'est pas probable absolument ce qui fut probable au
gentil ; ni ce qui au gentil paraissait vraisemblable, ne paraît vraisemblable à
chacun : n'est pas vraisemblable, n'est pas croyable pour le chrétien ce qui
est cru de l'idolâtre. » (D. P. E., n, 534.) Il est certain que le relativisme ne
frappe, dans la conscience du Tasse, que les motivations des « fausses rel
igions », et n'est en quelque sorte qu'une conséquence de son manichéisme.
Mais c'est une autre conséquence qui nous intéresse surtout ici : « A quel point
donc le merveilleux que portent en eux les Jupiter et les Apollon est dépourvu de
toute probabilité, de toute vraisemblance, de toute crédibilité, de toute grâce et
de toute autorité, chaque homme, même de médiocre jugement s'en pourra ais
ément apercevoir, en lisant les écrivains modernes ; mais chez les poètes anciens
ces choses doivent être lues avec une autre considération et presque avec un autre
goût, non seulement comme des choses reçues par le vulgaire, mais comme approu
vées par la religion d'alors, quelle qu'elle fût. » (D. P. E., n, 535.) Le Tasse, dans
ce passage, établit la possibilité d'une relativisation des modes de la lecture, conci
liant, par un jeu de substitutions verbales, son obédience religieuse et son goût
littéraire. Et il fait clairement allusion, en des termes qui pourraient s'appliquer
à ses ennuis personnels, au lien entre politique et littérature, qui est lien aliénant ;
parlant des poèmes fondés sur une fausse religion, il écrit en effet : « mais le défaut
n'est pas celui de l'art poétique, mais de la politique, non du poète, mais du légis
lateur. » (£>. P. E., ii, 536.)
III. 3. L'opinion commune, généralement accaparée par un petit nombre
d'individus qui se jugent représentatifs, et auxquels se joint parfois l'auteur lui-
même, produit une distorsion du concept de vraisemblable, et le faisant passer du
discours littéraire au comportement social, et soumet le texte à sanction et amen
dement : c'est ainsi, que de la volonté même du Tasse, une assemblée de réviseurs
émit des jugements déterminés par des raisons extra-textuelles, et qui portèrent

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l'auteur, qui avait fait sienne cette sanction non-littéraire, à corriger son œuvre.
Certains épisodes, jugés inconvenants (comme celui d'Olinde et Sophronie) furent
supprimés, d'autres modifiés, les oppositions plus tranchées, le manichéisme se
fit plus rigide encore. Dans ce dernier élément de l'opinion commune, le caractère
contraignant, voire répressif, de l' extra-texte, apparaît clairement, et montre
comment un texte cesse d'être pris comme un absolu intangible pour devenir un
comportement sujet à sanction et à modification. Le même fait se produit pour
le Cid, à cette différence près que l'avis du corps constitué en assemblée de révi
sion resta dans le domaine littéraire.

IV. 1. Toujours au niveau des contraintes et des limitations, la notion de genre


doit être annexée à une étude du vraisemblable. Elle fait partie, si l'on veut, de
ce que nous avons appelé le discours formel, mais elle est généralement fort détail
lée et se mue volontiers en un système de préceptes dont la rigueur s'apparente à
celle de la sanction extra-textuelle incarnée par l'opinion commune. La différence
essentielle est que cette notion repose sur un corpus précis, et parfois sur un seul
texte. Il s'agit d'un concept génétique qui prétend définir des œuvres à faire sur la
base d' œuvres déjà réalisées ; ces œuvres « classiques » sont perçues et décrites en
fonction des autres couches de l'extra-texte, c'est-à-dire que leurs caractéristiques
font l'objet de sélections et d'exclusions qui ne tiennent pas forcément compte des
différentes significations et structures du texte, mais seulement de celles qui sont
arbitrairement indiquées comme typiques d'un ensemble d'oeuvres : le procédé,
on le sait, remonte à Aristote, et il est à penser que tout système de préceptes
repose plus sur des réalisations empiriques antérieures que sur des règles abs
traites, qui manqueraient autrement de fondement. Le problème se retouve dans
bien des systèmes de signes, et notamment dans les langues naturelles et artifi
cielles. Ainsi, toute « incarnation » du genre est-elle partielle et gauchissante, toute
conformité soustractive ; mais surtout, elle impose des justifications de carence,
de surabondance, de modification, qui sont fondées sur ce que l'on sait du système
du lecteur : c'est ce qui explique le « retard » de la critique en face d'une œuvre
« nouvelle » ; mais il arrive également que les justifications, ou certaines des justi
fications incluses dans le texte soient également fondées sur ce système, et consti
tuent un « accrochage » par rapport à l'opinion commune ; c'est souvent le cas
pour le Tasse. C'est ainsi que la revue des troupes chrétiennes, composée sur le
modèle de Ylliade, et formellement reconnaissable, repose par ailleurs sur une
« vraisemblance » des caractères qui tient du préjugé racial :
Mais cinq mille Etienne d'Amboise
et de Blois et de Tours en guerre amène.
Ce ne sont gens robustes ou durs à la fatigue,
bien que de fer ils brillent tous.
La terre douce, heureuse et délicieuse
semblable à soi ses habitants produit.
Ils poussent l'assaut au premier choc,
mais peu après il languit et se réfrène, (i, 62.)
Et l'on retrouvera d'autres notations de ce genre :
II ne vous attend pas, et ne nous craint, et méprise
les Arabes nus en vérité et craintifs ;
et il ne pourra jamais croire que des gens habitués
aux rapines et à la fuite osent autant maintenant, (ix, 11.)
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Ici, l'apparente contestation, venant d'un personnage négatif (Alecto) renforce


l'opinion courante (Soliman sera battu). On pourrait citer également :
Mais parce que le fourbe empereur Grec
peut-être avec lui usera de ses artifices habituels... (i, 69, 1-2.)
C'est là qu'apparaît l'utilité de la recherche historique, non pour dévaloriser ces
signes de la conformité, comme a pu le faire Croce, mais pour évaluer exactement
leur résonance et leur valeur dans la structure générale du texte, sans naturell
ement que soit jugé caduc ce qui fut lié à une situation culturelle particulière ;
aussi bien notre préoccupation n'est-elle point historique ou esthétique, mais
sémiologique.
IV.2. Toutefois, pour aller jusqu'au bout de ces quelques indications, il convient
de signaler que toute œuvre, au fond crée son genre dès lors qu'elle acquiert vita
lité et autonomie : il est bien connu que seules de plates et lourdes imitations sont
purement conformes aux lois d'un genre, et que bien souvent l'absence de valeur
propre est le corollaire de cette conformité trop parfaite. L'œuvre, en quelque
sorte, se repropose comme système, et devient modèle (modèle d'elle-même d'abord
puis éventuellement d'autres œuvres (le Roland Furieux a eu cette fortune, que
n'a pas eue la Jérusalem Délivrée). La remarque serait de peu d'intérêt si elle ne
rattachait pas l'œuvre littéraire à d'autres systèmes de signes : encore une fois, il
est à remarquer qu'une langue se sert de modèle à elle-même, et que c'est en fonc
tion de ses formes réalisées antérieurement qu'on juge les formes en cours de réa
lisation ; dans une œuvre littéraire il en est de même, mais il faut signaler deux
difficultés : tout d'abord, l'œuvre littéraire utilise des systèmes de signes qui appar
tiennent à un autre ensemble, celui de la langue, mais il est peut-être hâtif de
conclure qu'elle doit être étudiée selon les seules lois de fonctionnement de la
langue ; d'autre part, si l'on convient sans trop de difficulté que la langue est vi
rtuellement un tout, on a tendance à considérer l'œuvre réalisée comme une frac
tion, une partie ; ce qui est exact, mais en un second temps seulement, et il con
vient de la considérer tout d'abord comme un tout constitué.
IV.3. Le modèle, auquel nous avons fait allusion, est une forme particulière,
réalisée, et partiellement exclusive de l'extra-texte, dans sa couche formelle ; le
modèle est un cas particulier du genre, mais en apparence seulement. Car si le
genre propose des lois qui garantissent la conformité de V œuvre à faire à un sy
stème de formes accepté comme pertinent dans la classe de récit adoptée, le modèle
propose des procédures plus restreintes et plus contraignantes. Dans le cas du
Tasse, le modèle était YEnéide, et nous verrons plus tard l'importance de ce fait
dans l'histoire de l'élaboration du texte. Il est rare que le modèle soit indiqué,
déclaré comme tel dans le texte, mais il apparaît à des indices assez clairs. C'est
ainsi que le premier vers de la Jérusalem Délivrée indique clairement le modèle
du poème :
Je chante les armes pieuses et le Capitaine...
rappelle ouvertement « Arma virumque cano ». Souvent, en revanche, il est abo
ndamment justifié métalittérairement dans des écrits critiques. Il faut ici relever
une autre différence entre les rapports qui unissent un texte à son genre et ceux
qui l'unissent à son modèle ; dans le premier cas les signes de la conformité sont
souvent formalisés et institutionnalisés (attaque de poème épique par exemple),
dans le second, ils sont plus subtils et constituent souvent tout au plus un sys
tème d'échos, baptisés réminiscences, et que les chercheurs de l'époque positiviste
ont en général exhaustivement décelés.

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IV.4. Le cas particulier de la Jérusalem Délivrée est significatif à cet égard.


Dans la forme que nous considérons comme seule authentique, bien qu'elle ne soit
pas le fruit de la dernière élaboration, nous avons une œuvre qui est achevée, qui
fut publiée et qui constitue un texte définitif. Mais ce texte a été révisé, repris et
complètement transformé en un autre, de même sujet et de mêmes intentions,
mais de forme et finalement de signification assez différentes. La postérité n'a
accepté que la première version. On s'aperçoit en confrontant le Jérusalem Déli
vrée et la Jérusalem Conquise, que le rapport du texte à lui-même est moins tauto-
logique qu'on le croit généralement ; le texte comme modèle de lui-même n'est pas
la forme abstraite et a posteriori que l'on croit, et qui n'aurait pas le moindre
intérêt exégétique, encore qu'elle corresponde à un mode de la lecture (celui où
la première lecture conditionne les suivantes) ; il est une forme constituée, et non
identique à la forme occurrente : on en a la démonstration dans le fait que le Tasse,
parti d'une intention de conformité à Y Enéide, a écrit la Jérusalem Délivrée, puis,
toujours sur la même base intentionnelle, et repartant d'une forme déjà réalisée,
mais jugée partiellement vicieuse, partant d'autre part du même sujet global
(ainsi que le démontre la comparaison des octaves initiales x) il a réécrit le texte,
avec la volonté d'écrire le même texte, mais d'une façon différente. Qu'est-ce qui
est ici l'essentiel, que doit préserver et perfectionner l'auteur ? C'est certes la con
formité du texte à un texte antérieur, à un modèle, et partant, sa « vraisemblance »
entendue comme réponse à une attente d'un certain public (nous reviendrons sur
ce point important) ; mais c'est également le fait qu'en produisant une seconde
version de son texte, l'auteur indique clairement les zones à réduire dans le premier
texte déjà livré au public ; avec le second, il propose le presque-modèle perfec
tionné de son texte, celui auquel le premier texte ne répondait qu'imparfaite
ment ; une confrontation de détail des deux textes permet de rendre compte de
bien des motivations de cette réduction 2 ; mais comme nous considérons qu'il y
a intérêt à prendre le vraisemblable comme principe formateur général et non

1. Pour la Jérusalem Délivrée, cf. IL 5. Nous donnons ici les deux premières octaves
de la Jérusalem Conquise :
Je chante les armes et le chevalier souverain
qui ôta son joug à la cité du Christ.
Par son esprit et son bras invaincu
il opéra beaucoup au cours de la glorieuse conquête,
et de morts encombra les vallées et la plaine,
et à la mer fit courir un sang mélangé.
Il souffrit encor beaucoup en ce rude assaut :
la terre d'abord puis le ciel s'ouvrit.
D'un côté, les anges rebelles du ténébreux enfer
enflammèrent amours et colère ;
et, versant chez les siens un interne venin,
armèrent contre lui les royaumes d'Orient ;
et d'autre part le messager du Père éternel
balaya les flammes et les armes et les haines indignes,
tant, à la croix haut déployée,
le fils donna de grâce en ce douteux assaut.
2. A ce propos, voir : G. Getto, Inter pretazione del Tasso, Napoli, E.S.I. , 1951 (en
particulier le chapitre Dal Gierusalemme alla Conquistata, p. 420-274), ainsi que F. Flora
Introduzione, in T. Tasso, Poésie, Milano-Napoli, Ricciardi, 1952 (notamment p. xxxi-
xxxix).
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comme série de justifications métalittéraires, nous délaisserons cette recherche qui


déborderait les limites de notre étude.

Les mécanismes d'action du vraisemblable.

V.l. Ces indications préliminaires avaient pour intention de permettre d'abor


der quelques remarques sur le fonctionnement des mécanismes du vraisemblable.
Ce qu'il faut voir tout d'abord, c'est que les justifications, globales ou de détail,
sont les signes plus ou moins apparents, et diversement explicités et formalisés,
de la référence à un autre élément discursivisé de la culture que le texte s'assimile
au fur et à mesure de sa constitution ; autrement dit, le texte destitue peu à peu
la réalité comme comportement, en la constituant, en même temps qu'il se cons
titue, comme discours.
V.2. Les mécanismes de fonctionnement du vraisemblable peuvent varier et
se manifester, dans le détail, de façon différente selon les individus, les époques,
les genres. On conçoit qu'il soit surtout important de mettre en relief des méca
nismes généraux qui permettent d'étudier ensuite dans le détail des œuvres parti
culières ; aussi les exemples qui seront allégués à partir de la Jérusalem Délivrée ne
doivent-ils pas être considérés comme la base et le point de départ du raisonne
ment, mais comme des illustrations commodément regroupées : un texte en effet
peut fort bien ne présenter que quelques-uns des modes de fonctionnement que
nous allons indiquer : la Jérusalem Délivrée, elle, les présente presque tous.
V.3. Si les manifestations varient presque à l'infini, les principes moteurs sont
pratiquement identiques dans tous les cas : il s'agit toujours d'une tentative de
relativisation de V absolu du texte. Le texte cesse ouvertement (et à nos yeux, ill
usoirement) d'être sa propre et sa seule justification, et indique celle-ci, apparem
ment, dans d'autres systèmes régulateurs du comportement humain (lui-même
discursivisé, sinon textualisé). Il n'est pas question de mettre en doute l'existence,
voire la légitimité de ces justifications externes ; il faut seulement, et c'est une
attitude critique qui commence tout juste à se dessiner, cesser de privilégier ces
accrochages à l'extérieur, et de croire que l'on a rendu compte d'un texte en ayant
épuisé ses tenants et aboutissants, assortis de quelques remarques plus ou moins
justifiées et ordonnées sur la valeur esthétique du texte. On a certes rendu compte
de ce qui dans le texte est ouvertement tourné vers le dehors, mais c'est toujours
en fonction de systèmes extra-textuels (celui de l'auteur, celui du critique), qui
sont des variables alors que le texte est un invariant.
V.4. Aussi faut-il tenter de déceler les mécanismes qui jouent pour permettre
aux motivations extra-textuelles de se muer en principes constructeurs ou des
tructeurs d'un texte, mais aussi pour permettre au texte de « passer » vers l'exté
rieur.
Le premier mécanisme est celui de la signalisation ; c'est le plus général et il
recouvre tous ceux que nous allons ensuite indiquer. Il est certes difficile de rendre
compte de ce caractère de façon assez générale, d'une part parce que c'est le plus
souvent dans le détail des articulations de l'œuvre qu'il se manifeste, d'autre part
parce que c'est précisément sur le détail de ces justifications et de leurs signes que
s'est attardée la critique et l'exégèse, ce qui fait que trop souvent on a ignoré des
possibilités réelles de généralisation. Il semble que deux processus fonctionnent
peut-être successivement : la déclaration et la naturalisation. Pour ne prendre
qu'un exemple assez net, nous citerons les indices de l'unité de temps dans la tra-

42
L'écriture libératrice

gédie classique ; ceux-ci sont également inclus dans le discours, c'est-à-dire dans
le dialogue : leur plus ou moins grande visibilité doit être considérée et elle l'a été
assez souvent, comme un signe (second) de la conscience, chez l'auteur, du carac
tèreconventionnel, sinon artificiel, de la concentration de l'action ; par ailleurs,
les abondantes justifications métalittéraires (préfaces de Racine ou de Corneille)
corroborent cette impression ; en un second temps, à l'époque romantique par
exemple, pour ne citer que le cas le plus manifeste, cette unité de temps, récusée
dans les intentions métalittérairement exprimées, est détruite, mais ses signes, ne
sont pas détruits, ils sont simplement tournés en sens contraire (Ruy Bias, Acte IV
scène 2).
On peut rappeler ici les pertinentes remarques de Tomachevski 1 : « Grâce à son
caractère traditionnel, nous ne percevrons pas l'absurdité réaliste de l'introduc
tion traditionnelle de motifs... Quand une école poétique fait place à une autre,
la nouvelle détruit la tradition et conserve, par conséquent, la motivation réaliste
d'introduction de motifs. C'est pourquoi toute école littéraire s'opposant à la
manière précédente inclut toujours dans ses manifestes sous quelque forme que
ce soit une déclaration de fidélité envers la vie, envers la réalité ». Il faut veiller
ici à ne pas confondre deux niveaux ; c'est toujours au nom du vraisemblable de
la matière qu'est défendue ou attaquée l'unité de temps ; mais c'est à l'aide des
mêmes moyens que dans la tragédie classique que le déroulement du temps est
indiqué. Cependant, la confusion s'opère généralement au niveau de la conscience
de l'auteur, et c'est le caractère non naturel des signes qui est invoqué pour justi
fierl'instauration de faits matériels qui, eux, seront déclarés d'une façon tout aussi
peu naturelle. C'est ce que Tomachevskiappelle 2 « la substitution des conventions
anciennes, perceptibles comme telles par d'autres qui ne sont pas encore percept
iblescomme canons littéraires ». D'ailleurs, pour mieux rendre compte du carac
tèreconventionnel d'une telle règle il suffit de voir, que si l'on pose comme un des
fondements du vraisemblable le rapport : « temps de la représentation peu différent
de temps de l'action », un drame romantique est moins « vraisemblable » qu'une
tragédie classique, ainsi que le remarque Boileau critiquant Lope de Vega (Art
poétique, III, 41-42) :
Là souvent le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte est barbon au dernier.
On peut même penser que c'est lorsque les signes se naturalisent qu'apparaît le
besoin de nouveaux signes, et qu'alors, pour modifier ceux que l'on ne peut plus
restituer tels quels parce qu'ils se sont usés, s'instaure inconsciemment un proces
sus de remise en question de ce que l'on croit être le fondement matériel des signes.
Cela prouve combien la littérature a de peine à constituer le statut de son auto
nomie et de quelle façon elle se forge les instruments de son aliénation à d'autres
systèmes, particulièrement ceux d'un comportement social conventionnel, discur-
sivisé, sans lien souvent avec la pratique sociale véritable, mais qui se soumet —
c'est le point important — aux mêmes types de sanctions qu'elle (exclusion, cor
rection, etc.). On pense à ce fait curieux que le poète est considéré comme un fou,
dans une société qui enferme ceux-ci comme des délinquants.
V. 5. C'est là que nous arrivons à des mécanismes plus diversifiés, bien qu'ils

1 B. Tomachevski, Thématique, in Théorie de la Littérature, trad. T. Todorov, Paris,


Seuil, 1966, p. 285.
2. Op. cit., p. 287.
43
Gérard Genot
soient au fond aussi généraux. Le mécanisme de restriction est tout-à-fait appar
ent, au point que c'est presque une évidence de le décrire : seules certaines de ses
conséquences sont moins évidentes. La restriction n'est autre que la réduction du
nombre des possibles du texte ; il ne s'agit pas ici de supputer les possibilités
d'occurrence de telle séquence à la suite de telle autre (encore qu'une telle recher
che soit parfaitement du ressort d'une étude de signes), mais plutôt de considérer
le texte, non dans le sens projectif qu'implique la notion que nous venons de
définir, mais dans un sens rétrospectif qui correspond d'autre part à un certain
mode de lecture (la relecture, qui est le cas général, même lorsqu'elle ne se réalise
pas matériellement et qu'on se borne à « penser » au texte). En effet, de ce point
de vue, la restriction des possibles au fur et à mesure que le récit avance (et finit
par se décider) a une incidence double ; tout d'abord, chaque fait, conséquence
des précédents (post hoc = propter hoc) x, fonde ceux-ci tout comme il est fondé
par eux : le mécanisme du récit joue dans les deux sens ; d'autre part, et c'est un
fait plus intéressant dans cette perspective, le récit constitue le raconté en possible,
mais (sans rapport avec une notion extra-littéraire du vrai et du possible) en
possible textuel ; et si de ce point de vue (qui ne se confond pas entièrement avec
la cohérence interne, tant il est vrai que c'est une tendance enracinée de réduire à
la logique un récit « décousu ») tout texte est vraisemblable par cela même qu'il est un
texte, il faut aussitôt ajouter que c'est parce que ce vraisemblable se mue en réel :
le droit se mue en fait par la seule existence du fait, ce qui montre que la littéra
ture est un comportement autonome qu'on aura intérêt à ne pas automatiquement
rattacher à d'autres systèmes de comportements et de jugements du comporte
ment. C'est que le texte réalisé s'oppose explicitement ou — c'est le cas général —
implicitement à d'autres qui ne le sont pas, qui sont exclus par la constitution du
texte qui se fait (il ne s'agit pas de genèse, le texte continuant à « se faire » bien
après son achèvement matériel). Dans certains casle jeu des possibles estlongtemps
maintenu, comme dans le roman policier, où les « fausses pistes » constituent
autant de « possibles » et de « provisoirement vraisemblables », pour être ensuite
dévalorisées par la « vérité ». Dans le Crime de V Orient-Express, d' Agatha Christie,
on voit même une solution « vraisemblable », le possible imaginé par les douze
assassins-justicieux, prendre le pas sur la « vérité », pour des raisons qui reposent
sur la constestation d'un système par un autre (la Justice l'emportant morale
mentet matériellement, sur la justice). D'autres exemples nous sont fournis par
J. L. Borges, dont à vrai dire toute l'œuvre pourrait constituer une base pour
l'examen de ce problème. Une première solution est proposée dans le roman
d'Herbert Quain, April March, mais c'est dans « Le jardin aux sentiers qui bifur
quent » (Fictions) que Borges va jusqu'au bout d'une hypothèse possible : « En
toute fiction, chaque fois qu'un homme se trouve en face de diverses alternatives,
il opte pour l'une d'elles et élimine les autres ; dans celle du presque inextricable
Ts'ui Pên, il opte — simultanément — pour toutes ». (p. 107, éd. Emecé). Le
roman devient ainsi une prolifération de temps contradictoires, qui échappe à
la notion de vraisemblance. Ce qui est important, c'est que dans tous les cas le
possible non réalisé (dans le discours) devient impossible, et par là même, par
une sorte d'entorse logique, invraisemblable. Dans la Jérusalem Délivrée, la

1. « Tout laisse à penser... que le ressort de l'activité narrative est la confusion même
de la consecution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu dans le récit comme
causé par... » (R. Barthes. « Introduction à l'analyse structurale du récit », in Communicat
ions 8, 1966, p. 109.

44
L'écriture libératrice

guerrière Clorinde, bien que païenne, ne se distingue en rien, par la bravoure et


la courtoisie, d'un champion chrétien ; aussi se trouve-t-elle « récupérée » au prix
d'une histoire mélodramatique (d'origine chrétienne, elle a été élevée dans la
religion musulmane) ; sa conversion de dernière heure complète cet ensemble
de signes réitérés du manichéisme voulu mais constamment enfreint par le Tasse.
Dans ce cas, un possible différent est proposé, puis écarté (des guerriers païens
sans reproche).
Mais en fait, cette restriction du possible ne serait qu'un caractère banal parce
que trop général, de l'œuvre littéraire, si elle ne s'accompagnait de mécanismes
moins évidents.
V.6. L'un de ceux-ci est ce que nous appellerons inclusion-exclusion, et que
l'on pourrait appeler aussi insertion. Elle se manifeste souvent de manière embryo
nnaire, sous une forme purement négative : un possible est proposé, et aussitôt
écarté : qu'il s'agisse d'une hypothèse « absurde » rejetée souvent par un « mais
non, ce n'est pas possible », et qui un instant semble orienter le texte vers un dérou
lement qui ne reçoit pas de réalisation (roman policier), ou d'autres formes, qui
peuvent être l'ellipse (suppression ou concentration d'un récit) ou la prétention
(je ne dirai pas, car...). Mais assez souvent, ce phénomène se mue en un principe
de structure ambigu, qui insère dans le texte après une justification négative
ou aliénée, des éléments qui seraient « normalement » c'est-à-dire en fonction des
prémisses structurelles du texte, à écarter. Si l'on rappelle par exemple la pre
mière octave de la Jérusalem Délivrée citée (II. 5.), on se rend compte que, si
l'épisode de Renaud et Armide peut être intégré comme développement de ces vers :
et sous les saintes
enseignes il ramena ses compagnons errants,
des « épisodes » tels que celui d'Olinde et Sophronie ou d'Erminie chez les bergers
ne le peuvent pas ; et il n'est pas étonnant que dans la refonte de la Jérusalem
Délivrée en Jérusalem Conquise, ces épisodes aient disparu. Toutefois, ce qu'il
faut remarquer, c'est qu'après des justifications qui sont généralement, et non
à tort, interprétées comme des concessions aux lois du « genre », les fragments ou
« textes » en question sont insérés dans le récit dit « principal ». C'est ce dernier
terme d'ailleurs qui nous permettra de nous rendre compte d'un vice assez cou
rant dans la critique, et qui consiste justement à opérer des délimitations entre par
ties principales et parties connexes, voire parasitaires et autonomes. C'est prendre
pour argent comptant les justifications aliénées de l'auteur ; il est en fait certain,
encore que difficilement démontrable au point où nous en sommes, que l'insertion
de tels fragments répond à une nécessité structurelle du texte, et non à un simple
caprice, même baptisé « nécessité intérieure », de l'auteur qui céderait ainsi à
un désir passager de « dire ce qui lui tient à cœur » (tout auteur a toujours mené
de front plusieurs œuvres, et il est naïf d'imaginer qu'il est incapable d'insérer
« ce qu'il a à dire » ailleurs qu'à sa meilleure place, cédant à la tentation immédiate
de « placer » telle séquence dans un organisme qui, non seulement pourrait se
passer de cette adjonction, mais en serait en quelque sorte perturbé). Il reste que
l'on doit tenter, au moyen d'un examen de détail de diverses œuvres, de pénétrer
les raisons d'inclusion comme d'exclusion des passages qui semblent avoir quelque
difficulté à entrer dans le tissu général de l'œuvre telle qu'elle est habituellement
perçue : à ce titre, les « charnières », ou séquences discursives d'accrochage peuvent
être instructives. Si nous prenons l'exemple de l'épisode d'Olinde et Sophronie,
nous voyons de quelle façon est réduit le hiatus entre épopée et idylle-élégie.

45
Gérard Genot

Une image de la Vierge est placée dans une mosquée par le mage renégat Ismène
qui
souvent, en un usage impie et profane,
confond les deux lois de lui mal connues, (ii, 2, 3-4.)
Cette image est volée, et le roi Aladin menace les chrétiens de Jérusalem d'exter
mination. C'est alors qu'intervient Sophronie, annoncée par ces vers :
Mais ce peuple timide et irrésolu
d'où il l'espérait le moins reçut son salut, (ir, 13, 7-8.)
L'improbabilité du fait est ainsi artificiellement détruite par sa seule dénonciation
discursive, elle se soustrait à la critique, et l'épisode répond apparemment à
l'exigence formulée par le Tasse lui-même : « L'épisode est donc ou vraisem
blableou nécessaire » (D.P.E., in, p. 599). Après cet enclanchement de l'épisode,
le Tasse, sous forme (institutionnalisée) de récits d'antécédents, consacre trois
octaves (14-16) à l'amour malheureux d'Olinde, qui donne sa tonalité élé-
giaque à l'ensemble de l'épisode.
Il resterait à dresser un inventaire de ces formes incluses-exclues, mais celui-ci
est impossible à établir en général, et dépend étroitement del' «époque», de l'œu
vreet de son « genre », de la teneur enfin du passage inséré. On peut toutefois
en citer quelques-uns. Le récit, dans la tragédie, permet de mettre sur scène,
par le discours, des faits inconvenants ou invraisemblables (la mort d'Hippolyte,
par exemple, où intervient un monstre, à une époque qui répudie les tragédies
à machines). Les « discours », dans un poème épique interrompent la marche du
récit pour introduire provisoirement un élément dramatique (un personnage parle,
et le texte de l'auteur et celui du personnage coïncident un moment). Toujours
dans le poème épique, les considérations personnelles de l'auteur (décelables en
tant que telles à divers signes) peuvent se confondre avec le discours d'un person
nage,comme c'est le cas pour la nymphe qui s'adresse à Renaud (xiv, 62-64) ou
l'oiseau parleur du jardin d'Armide (xvi, 14-15) ; (dans ces deux cas, la coïncidence
avec d'autres textes, lyriques, du Tasse, fait foi de l'identité des deux discours).
Elles peuvent être concentrées en un point fixe de chaque section de texte (les
introductions des chants du Roland Furieux), ou imprévisiblement dispersées,
comme c'est le plus souvent le cas chez le Tasse :
Meurent les cités, meurent les royaumes ;
leurs fastes sont couverts par le sable et par l'herbe ;
et l'homme d'être mortel semble s'irriter! (xv, 30, 3-5.)
Enfin, se confondant plus ou moins avec ce que nous venons de décrire, les « mo
ments lyriques », qui peuvent aussi bien se manifester dans la tragédie que dans
le poème épique ; les stances de Rodrigue ou de Polyeucte sont un moment de
suspension où la marche fatale et parfaitement prévue du discours est interrom
pue et se présente à nouveau comme problématique ; la méditation lyrique et le
rêve d'Erminie, étrangère à l'action principale et aux distributions de rôles qu'elle
implique structurellement, et par là même étrangère à la vraisemblance, est
introduite d'une façon exemplaire qui mérite un bref examen : (vi, 104, 1-2)
Puis contemplant le camp, elle disait :
« O vous êtes belles à mes yeux tentes latines. »
On voit ici que cet épanchement amoureux, peu acceptable dans le contexte
général, est inséré au moyen d'une précaution : si un chrétien ne peut que trouver
belles les tentes du camp des Croisés, il n'en est pas de même pour un païen.

46
L'écriture libératrice

Aussi Erminie dit-elle a à mes yeux », ce qui la met à part de la distribution bi


naire des rôles, comme elle le sera dans son refuge pastoral, au chant vu.
V.7. Apparemment fort différente, la comparaison est un mécanisme qui pro
cède de la même attitude restrictive et justificative, principalement lorsqu'elle
est alléguée dans un contexte merveilleux. Dans son principe, la comparaison
de vraisemblance, si l'on peut dire, est une justification explicite, une sorte d'excus
e, qui, pour faire admettre un détail difficilement acceptable, ramène le donné
du texte à un autre système que celui que manifeste le texte. Il s'agit le plus sou
vent de réduire le surnaturel au naturel, par le seul langage, et, de ce fait, l'irréel
du texte présent au réel d'un autre discours connu (textualisé ou non). On voit
de la sorte l'ange Gabriel (i, 13-14) qui :
sa forme invisible d'air ceignit
et à la perception des mortels la soumit ;
il se forma membres humains, aspect humain,
mais de céleste majesté le composa...
Il revêtit de blanches ailes, qui ont la pointe d'or,
infatigablement agiles et promptes.
De même Alecto se déguisera-t-elle (ix, 8) en une sorte de Mentor négatif. Ces
deux passages, et d'autres analogues, ramènent explicitement les êtres surnaturels
dans le système de perception courant. Dans d'autres cas, la comparaison présen
téecomme telle produit le même effet : le combat de Trancrède contre le renégat
Rambaud de Gascogne (vu, 31-45) a lieu dans un cadre enchanté :
et parce que le jour
était alors éteint, de sorte qu'on y voyait à peine,
apparurent tant de lampes alentour,
que l'air en devint brillant et serein.
Le château resplendit comme en un théâtre décoré,
une orgueilleuse scène en les pompes nocturnes
Et en un lieu élevé Armide trône (36, 1-7)
Ailleurs (xvi, 2-7) la description des portes d'argent sculpté du palais d' Armide
comporte des notations de couleur qui font penser que cette sculpture prodigieuse

En face est une mer ; et d'un flot chenu
on voit écumer les champs céruléens... (4, 1-2)
pourrait avoir pour référence une tapisserie.
On voit ainsi que les modes de la comparaison, explicite ou implicite, reposent
sur la situation culturelle ; qu'il s'agisse de références textuelles, ou de simples
références à un contexte non discursif (goût du théâtre ou des tapisseries à
Ferrare), il y a grand intérêt, historiquement, à les identifier pour donner un
tableau complet d'une œuvre. Sur le plan sémiologique, il faut remarquer qu'en
coreici, il s'agit d'un processus qui réduit l'autonomie de la littérature. A cet
égard, on peut dire que la comparaison, dans ce cas, est l'inverse de la métaphore
lyrique, qui, elle, tend à déréaliser le réel par la référence à un système parfois
difficilement identifiable \

1. A propos de « la terre est bleue comme une orange », plusieurs questions se posent :
a) dans quel système est-elle bleue ? b) dans quel système les oranges sont-elles bleues ?
c) quels systèmes constituent cette terre bleue et cette orange bleue ?
47
Gérard Genot

V.8. Signalisation-justification, restriction, inclusion-exclusion, tous ces


termes appellent celui de censure, car dans tous les cas on a à la fois absence et
présence d'un élément masqué et décelé par cela même qui le masque, avec des
processus d'évasion qui se rattachent, au niveau même de la nomenclature
critique, au rêve. La censure joue en deux sens contraires, d'abord pour exclure
un élément du récit jugé « non conforme », et puis, plus subtilement, pour effacer
la lisibilité d'une inclusion problématique. Le premier mécanisme a été défini
plus haut et dépend étroitement de ce que nous appelons pour la commodité
une situation culturelle ; mais le second mode ne dépend pas moins de celle-ci,
et il faudra peut-être partir des justifications de l'inclusion-exclusion pour com
prendre les mécanismes qui servent à déjouer la censure. Il faut préciser en pas
sant que les raisons de cette censure peuvent très bien être, et sont assez souvent,
acceptées par l'écrivain même, qui a rarement une entière conscience de la teneur
et du statut de ses infractions. On peut citer, comme exemple de ce mécanisme,
le cas du conflit entre « genre » et « modèle » ; pour la Jérusalem Délivrée, le modèle
est Y Enéide et le genre le poème épique ; mais ce qui est étrange, et devrait in
duire à des recherches plus poussées, c'est que, à partir d'une théorie fondée sur
certaines œuvres (les poèmes d'Homère), ces mêmes œuvres soient ensuite
jugées plus ou moins conformes aux exigences théoriques ; ce cercle vicieux se
retrouve dans le cas de la Jérusalem Délivrée ; si Y Enéide est le modèle, des cor
rections sont jugées nécessaires au nom de la vraisemblance et de la bienséance,
et notamment en ce qui concerne le merveilleux et tous les actes de la religion ;
on voit là clairement dans quel sens joue le mécanisme : la notion de genre, déga
géedes modèles, devient autonome, évolue pour son compte en fonction d'exi
gences extra-textuelles, et se transmue de telle sorte qu'elle fournit à la fois un
schéma directeur pour la composition d'œuvres nouvelles et un mètre d'appréciation
pour les œuvres déjà produites. Et ce qui est important, c'est que ce mètre est négatif
dans son principe : il porte exclusion de certains caractères du modèle qui ne
devront pas se retrouver dans l'œuvre seconde, et entraîne un jugement négatif,
une tentative d'oblitération qui porte sur des éléments présents dans le modèle ;
on voit que la notion d'imitation réagit de curieuse façon sur le modèle à imiter,
et repose sur une sélection largement négative de caractères jugés imitables. Ainsi
la Jérusalem Délivrée deviendra-t-elle Jérusalem Conquise, avec des intentions
avouées de la part du Tasse de se conformer plus étroitement au modèle virgilien,
assorties d'une affirmation . plus lourde d'allégeance aux principes catholiques
de la Contre-Réforme.
V.9. Dans tous les cas, les mécanismes de constitution du vraisemblable
apparaissent comme la réponse à un besoin de justifications auxquelles les pré
misses mêmes du texte (bien qu'elles soient souvent partiellement extra-textuelles)
ne suffisent pas. Le système du texte n'est pas senti comme autonome, il est
soumis à d'autres systèmes, au nom d'exigences qui peuvent s'exprimer en termes
pratiques : plaisir (harmonie, complétude, unité), instruction (conformité à une idéo
logie, incitation à un comportement non discursif , etc.). Toutefois, dans la mesure
où certains textes sont donnés comme premiers ou parfaits, on pourrait croire que
là se trouve un germe de désaliénation et de fermeture sur lui-même du système
littéraire ; mais, la notion de modèle devient inacceptable dans ce cas, car elle
implique la conscience d'un mécanisme de communication et d'échange qui n'est
peut-être pas le propre du langage littéraire, ni sa fin première (la question
reste ouverte). C'est cet aspect d'ouverture qu'il s'agit de voir maint
enant.

48
L'écriture libératrice

La communication.
VI. 1. Il devient très vite inéluctable, lorsqu'on parle de langage, et même de litt
érature, de parler de communication, même si la communication n'est pas évidem
ment la fin première et principale de l'œuvre littéraire, du moins pas selon les modes
habituels du langage courant. Nous avons posé que le « vraisemblable » entre autres
facteurs, constitue un mécanisme de relativisation de l'absolu du texte (V. 3. et III.
2.). Nous avons indiqué, sur le plan discursif, certains facteurs et décrit quelques
mécanismes de cette relativisation ; mais ce qu'il convient de définir, c'est la raison
de cette nécessité. En fait, le vraisemblable, défini comme ce qui est conforme
à l'opinion du public x, doit l'être au niveau sémiologique, comme un mode de
contact entre l'auteur, ou son texte (peu importe ici, car par hypothèse nous identi
fionscomme auteur celui qui a produit l'œuvre, même si elle ne correspond qu'im
parfaitement à ses intentions et si l'auteur a produit d'autres œuvres) et le lecteur.
Le vraisemblable comme système de justifications fait appel à une identité de juge
ment entre l'auteur et le lecteur sur le texte, ou s'efforce de la constituer; comme le
lecteur n'est censé lire que le texte, c'est celui-ci qui contient les signes de sa confor
mité.Celle-ci joue sur d'assez nombreux registres idéologiques et formels : religieux,
politiques, voire scientifiques, qu'il serait long d'énumérer et de définir, mais elle
met en jeu des mécanismes généraux qu'on peut indiquer schématiquement.
VI.2. Tout contact par le langage repose sur la perception qui doit être aussi
exacte que possible. Ce point a été empiriquement développé par de nombreux
écrivains et il détermine des caractères structurels très importants. La notion
de vraisemblable y joue un rôle eminent, à côté d'autres comme la mémoire (qui
règle l'étendue du texte : « de même que l'œil est juge exact de la grandeur du
corps, de même le jugement de la quantité des poèmes appartient à la mémoire »,
(D.P.E., in., 572). Il s'agit essentiellement de rendre le texte le plus perceptible
possible : on voit quel rôle les notions de genre et de modèle peuvent avoir dans
cette conception : celles d'archétypes, de modèles partiellement abstractisés qui
servent de guide au lecteur. Mais la singularité même est régie par les mêmes
règles. Il est entendu que l'originalité peut en gros, au temps du Tasse, et larg
ement encore aujourd'hui, être celle du sujet ou celle de la façon de l'exposer. Or,
si l'on prend le sujet du poème épique, dont a parlé le Tasse, on s'aperçoit qu'en
dehors de questions de conformité au genre, le choix n'est pas absolu et libre.
En bref, il est relatif, d'une part à d'autres textes et à ce que le lecteur peut en
savoir (on trouve l'attitude inverse dans la falsification romantique qui consiste
à prétendre « découvrir » des textes inconnus et à les présenter comme tels :
c'est le cas d'Ossian, ou de Mérimée pour le Théâtre de Clara Gazul), d'autre part
à toute une situation historique et culturelle. Le Tasse a défini les conditions que
doit remplir le sujet d'un poème épique (II. 4.). On y trouve encore la référence
aristotélicienne, commune à la critique italienne du temps, à l'histoire comme
vrai garantissant le vraisemblable. « Donc, puisque l'histoire est narration selon
la vérité d'actions humaines mémorables qui sont advenues, et la poésie narration
selon la vraisemblance d'actions humaines mémorables possibles à advenir... on
' ne doit avoir une parfaite et convenable connaissance de la poésie par l'art poé-

1. Cf. Aristote, Poétique, 1461 a, à propos des histoires des dieux : « En effet, peut-
être n'est-ce ni en mieux que les poètes les racontent, ni en vrai, mais, comme le dit
Xénophane, « conformément à l'opinion générale ».
49
Gérard Genot

tique... si d'abord on n'a une connaissance accomplie et distincte de l'art histo


rique l. » Le mécanisme consiste à ne pas produire des possibles nouveaux, qui,
par leur nouveauté, ne serait pas perçus (et le retard de la critique qui ramène
l'inconnu au connu et décèle rarement la nouveauté d'une œuvre prouve le bien-
fondé pratique d'une telle attitude) ; ou plutôt, il s'agit dans la conscience de
fauteur, de ne pas troubler l'attitude de réceptivité du lecteur, fondée sur le déjà
connu (et l'aristotélisme se teinte alors d'une nuance de platonisme).
VI.3. Cette réceptivité se mue en attente, et sur le plan du texte, joue de la
prévisibilité. Celle-ci repose sur un certain nombre de prémisses, dont nous avons
indiqué quelques-unes (II-4, III-l,) ; le déroulement historique global est connu,
et les modifications apportées le sont au nom d'autres principes dont on attend
le respect, comme la « nécessité » psychologique ou morale. « II y en a qui ont pris
même le parti de Néron contre moi. Ils ont dit que je le faisais trop cruel. Pour
moi, je croyais que le nom seul de Néron faisait entendre quelque chose de plus que
cruel... (Racine, Britannicus, lere Préface, c'est nous qui soulignons.) C'est notam
ment, dans le cas présent, le manichéisme religieux chrétiens- « païens ». La pré-
visibilité est ce que l'on pourrait appeler l'aspect potentiel de la cohérence, dont
la « nécessité » est un cas particulier. C'est à ce point que nous percevons l'esquisse
d'un mécanisme de libération du texte, souvent justifié par des raisons pratiques
(plaisir). Le parfaitement prévisible n'est autre que le trop conforme, le trop
vraisemblable ; c'est le fruit d'une assimilation trop parfaite du discours diffus
extra-textuel, d'un mimétisme trop complet, (analogue à celui dont parle Borges,
sur un plan purement textuel, dans Pierre Ménard autor del Quijote). Par là, il
détruirait toute singularité, et tout intérêt chez le lecteur, faisant avorter le
processus de perception. Aussi les théoriciens, dont le Tasse, réclament-ils que
le texte ait de la variété dans son unité. La diversité, dit le Tasse, « je l'estime
et très délicieuse dans le poème héroïque à obtenir » (D.P.E., m, p. 588). Mais
qu'est-ce que la variété, sinon un élément inattendu (par son contenu ou sa
localisation dans le texte) ? De là les insertions dont nous avons parlé, et qui ont
parfois une intention pratique (donner du plaisir au lecteur, ou comme dans les
romans policiers, l'égarer provisoirement) ; dans tous les cas, il s'agit, non d'une
déception de l'attente, car on sait par exemple, dans les romans policiers, que la
solution ne peut être donnée avant la page 240, en fin de compte l'élément de
récit attendu (nécessité) se manifestera, mais différé, fait qui est producteur
de plaisir, car l'attente est à la fois déçue et satisfaite : on comprend alors les
entreprises (difficilement justifiables à partir d'instruments critiques modernes)
comme celles qui consistent à juger d'une œuvre par rapport à une autre : de là
toute une critique de la comparaison, comme celle qui confronta à perte de vue
le Roland Furieux et la Jérusalem Délivrée, aussi bien que Racine et Corneille,
et qui n'est pas différente de l'attitude du lecteur de romans policiers qui lit des
romans de Chase ou de Fleming 2 en étant assuré qu'il y trouvera toujours les

1. Poetica d'Aristotele vulgarizzata e sposta per L. Castelvetro, Bâle, 1576, p. 4-5;


cité par G. Della Volpe, Poetica del Cinquecento, Bari, Laterza, 1954, p. 57. Le passage
commenté est 1447 a 15.
2. Cf. U. Eco., « James Bond : une combinatoire narrative », in Communications,
cit., p. 77-93 : « On saisit clairement à ce point comment les romans de Fleming ont pu
obtenir un succès aussi répandu : ils mettent en mouvement un réseau d'associations
élémentaires, ils appellent à une dynamique originelle et profonde ». (p. 93) Fleming
« est réactionnaire parce qu'il procède par schémas > (p. 92).

50
L'écriture libératrice

mêmes ingrédients, ou du spectateur de films qui portent des titres analogues


ou sont joués par les mêmes acteurs.
La réalité est ici que le fait littéraire tend à se refermer (il ne s'agit pas d'un
jugement de valeur), non pas sur sa littérarité, mais sur ce qui lui est extérieur,
ce qui fait que certaines œuvres jouissent d'un succès considérable pour ensuite,
très vite, « dater » ; dans les Promessi Sposi de Manzoni, on voit des hobereaux
entichés d'étiquette chevaleresque se lancer à la tête des raisons tirées non d'un
traité mais de la Jérusalem Délivrée, et le Tasse est pour eux un grand poète dans
la mesure où il a exprimé une réalité qui les intéresse dans un texte qui devient
une autorité ; ce passage de la littérature au comportement, même s'il est rarement
décelable du fait qu'il est rarement textualisé, est de grande importance, non seul
ement pour les mœurs (les films de violence qui «donnent des idées» aux jeunes gens),
mais aussi pour la littérature ; il montre que si par exemple un autre auteur, jugé
par nous médiocre, avait mieux et plus complètement que le Tasse exposé les règles
de la chevalerie, les hobereaux de Manzoni l'eussent jugé un meilleur écrivain 1.
VI.4. On voit ainsi que le vraisemblable enferme le texte dans un rapport
ambigu, qui est bi-univoque, dans la mesure où un auteur conditionné — non
déterminé — par un contexte diffus et amorphe, s'adresse à un lecteur lui-même
conditionné en un premier temps par le même contexte, et, s'adresse à lui, expli
citement ou implicitement, sur la base partiellement exclusive de ce qui leur est
commun, à savoir ce contexte lui-même. Il existe souvent des tentatives d'ouvert
ure, qui restent la plupart du temps embryonnaires et illusoires, car d'une part
elles sont rapidement résolues, résorbées, et d'autre part elles se constituent,
souvent comme le simple passage à un autre « genre ». Le Tasse écrit (D.P.E.
ni, p. 595). « D'une seule épopée on peut tirer de nombreuses tragédies », et l'on
peut dire qu'il a pris soin d'isoler partiellement quelques-unes de celles-ci. Il
s'agit la plupart du temps d'inclusions-exclusions comme celles que nous avons
citées (V-6), et dont le caractère peu compromettant est accru par le fait qu'elles
sont institutionnalisées (récit dans la tragédie, épisodes en tant qu'éléments
structurels dans le poème épique). Dans tous ces cas, l'ouverture est illusoire ;
mais ailleurs, et précisément là où elle est plus radicale, elle est marquée comme
extérieure et irréductible, et par là justifiée dans l'ensemble du texte ramenée
au système du vraisemblable ; ainsi les épisodes d'Erminie chez les bergers (ch.
vu) et de Renaud chez Armide reposent-ils sur une négation globale d'un des
systèmes de soutènement du texte. Pour Erminie, c'est la critique des cours, et
de leur système de valeurs (à entendre sur le plan textuel comme exclusion pro
visoire du genre épique et de ses conventions) qui excuse et permet d'insérer la
pastorale ; pour la vraisemblance, les cours critiquées sont des cours païennes,
mais par ailleurs, le personnage d'un païen vertueux et heureux (le berger) détruit
le manichéisme fondamental du poème, ce qui explique que cet épisode ait été
supprimé dans la Jérusalem Conquise. Pour Renaud, c'est l'oubli consécutif à
l'opération de la magie qui permet d'insérer l'idylle dans l'épopée ; l'épisode est
présenté comme un tout, une fois de plus (comme dans le cas d'Olinde et Sophro-
nie) sous la forme d'un récit d'antécédents ;
Maintenant entendiez ce que fit
ensuite Renaud et ce qui de là advint, (xiv, 56, 7-8.)

1. B. Tomachevski, op. cit., p. 288, cite un phénomène analogue : « Voir dans la Guerre
et la Paix de L. Tolstoï tout un rapport de stratégie militaire sur la bataille de Borodino
et l'incendie de Moscou, qui a provoqué une polémique dans la littérature spécialisée ».

51
Gérard Genot

Renaud est alors endormi par le chant d'une Sirène :


Ainsi chante l'impie ; et le jeune homme au sommeil
elle incite ainsi par ses notes si suaves et savantes (xiv, 65, 1-2.)
Le retour à l'épopée se fera au moyen de la comparaison avec le réveil, après
qu'Ubald a montré à Renaud un bouclier de diamant (symbole textuel de l'épo
pée) :
Cependant Ubad s'avance ; et le luisant
bouclier de diamant il a vers lui tourné, (xvi, 29, 7-8.)
Comme un homme oppressé par un sombre et lourd sommeil
après un long délire à soi revient,
tel il devint en se contemplant, (xvi, 31, 1-3.)
Un autre exemple intéressant est le passage où le Tasse interrompt la revue
(Ch. 1) pour parler des époux Gildippe et Odoard :
Où donc, déjà las de dénombrer,
Gildippe et Odoard, amants et époux,
m'emportez-vous? (i, 56, 5-6.)
L'idylle est ici marquée en tant qu'évasion partielle hors de l'épopée : le Tasse
ensuite enchaîne et résume l'histoire des deux époux :
Aux écoles d'Amour que n'apprend-on? (i, 57, 1.)
Et, lorsque ce bref récit sera achevé, le raccord se fera d'une façon encore signi
ficative :
Mais l'enfant Renaud... (i, 58, 1.)
qui montre bien le caractère allogène de cette parenthèse.
En fait, ces libertés surveillées ne constituent pas un processus de désaliénation,
bien au contraire, elles marquent les étroites limites dans lesquelles sont permises
des évasions qui viennent distendre la trame prévisible et nécessaire d'un texte
largement prédéterminé dans ses structures.

La désaliénation.

VII.l. Le vraisemblable, dès lors qu'on tente de le saisir non comme justifica
tion de détail, mais dans ses mécanismes généraux, est en somme un principe
d'intégration d'un discours à un autre ou à plusieurs autres. Par là même il est un
facteur d'aliénation. Il faut voir maintenant comment se produit, le plus souvent
fragmentairement, la désintégration, la libération du texte par rapport aux diffé
rentes couches de l'extra-texte.
Le premier mécanisme est celui de la parodie ou du pastiche ; le texte ou le
discours de base y est indiqué de façon très apparente, et souvent détruit de
l'intérieur ; le poème héroï-comique, le burlesque, sont des manifestations de
cette évasion. En même temps que sont produits les textes amoureux éthérés
du Dolce Stil Nuovo, Angiolieri ou Rustico di Filippo en écrivent qui sont des
parodies, décelées par la surabondance même de la conformité à un genre x ;
au moment de la grande vogue des romans noirs américains, Boris Vian les a

1. On pourra lire le sonnet a Si grand' peur ai-je de faillir », dans Cecco Angiolieri,
Sonnets, introduction et traduction de C. Perrus Paris, Lettres Modernes, 1967, p. 18-19
(édition bilingue), qui pousse à l'obscénité le langage institutionnalisé de la poésie lyrique
amoureuse.

52
L'écriture libératrice

pastichés si parfaitement dans Et on tuera tous les affreux, que souvent, à la lec
ture, on oublie qu'il s'agit d'une parodie. De ce point de vue, on peut arriver à
dire, avec quelque excès sans doute, que de même que Victor Hugo semble se
pasticher souvent lui-même, la Jérusalem Conquise, comparée à la fois à la Jéru
salem Délivrée et à YÊnéide, finit par ressembler à un pastiche inconscient de
cette dernière, par un excès de scrupule dans le démarquage (mais ce n'en est
évidemment pas un). En effet, le passage de l'une à l'autre illustre assez bien cette
indication de Tomachevski * : « La fausse motivation est un élément du pastiche
littéraire, c'est-à-dire un jeu sur des situations littéraires connues appartenant à
une solide tradition et utilisée par les écrivains avec une fonction non traditionn
elle. » La « tradition » est dans ce cas celle qui s'institue dans et par le premier
texte, et la « fonction non traditionnelle » est à entendre dans ce cas au sens de
démotivation littéraire. Il reste que le pastiche est un mode impur et provisoire de
libération, dans la mesure où il reste entièrement déterminé par le modèle qu'il
exagère : et ce n'est pas un hasard si Boileau a écrit en même temps Le lutrin (1671)
et L'art Poétique (1669-1673). De plus, la parodie dénonce généralement une seule
couche de conventions, un seul système de vraisemblance, et ainsi se rattache
toujours positivement aux autres couches de l'extra-texte : Le lutrin par sa pein
ture des gens d'Église se conforme à certains thèmes acceptés de l'anticléricalisme.
VII.2. Un autre mode d'évasion, plus efficace littérairement, est le fantastique ;
il est une évasion, non parce qu'il apparaît comme moins « réalisable » ou possible,
ou parce qu'il enfreindrait, par son incohérence, les lois de la nécessité, mais
parce qu'il joue sur plusieurs possibles et les entretient longuement ; à ce titre
il est le contraire du vraisemblable. Tandis que le vraisemblable rassure, le fan
tastique inquiète ; alors que le premier mise, comme épreuve décisive, sur l'i
ncroyable et le résout en possible et en acceptable (dans le cas du merveilleux)
en le circonscrivant dans des occurrences délimitées, le second mise sur le réalisme
(ainsi que l'atteste la minutie de détail des contes fantastiques) et y glisse une
faille irréductible. Le vraisemblable tend à réduire les tendances centrifuges du
texte, qui poussent celui-ci à se reconstituer en discours autonomes et séparés,
généralement pratiques (récit, description, discours éthiques, politiques, etc.),
en les soudant au moyen de signes d'inclusion ou d'inclusion-exclusion, ou en
institutionnalisant leur intégration. Le fantastique, à tout moment (ce qui détruit
à la fois l'institutionnalisation et la prévisibilité) prolonge ces tendances, et
tandis que le vraisemblable triomphe dans les solutions, le fantastique s'y perd
pour se résoudre, soit en réel, soit en irréel. La zone floue née de la coexistence
des possibles se précise et devient univoque : aussi la solution « vraisemblable »
d'un récit fantastique est-elle, par essence, décevante. A cet égard, certains contes
de Jorge Luis Borges apparaissent comme des exemples de parfaite réalisation du
fantastique : 1' « Examen de l'œuvre de Herbert Quain » ou « Le jardin aux sen
tiers qui bifurquent » (Fictions) entre autres, sont au nombre de ces formes
exemplaires du fantastique, qui ne proposent un ou plusieurs sens que pour le
ou les détruire. « Tout récit digne de ce nom contient, même s'il le tient caché,
à l'écart un tel point de rebroussement, qui ouvre tout un itinéraire insoupçonné
à la volonté d'expliquer 2. » Le récit devient un labyrinthe, d'autant plus mysté
rieuxqu'il est plus « clair » en apparence, parce qu'alors il se conteste plus profon-

1. Tomachevski, op. cit. 1966, p. 284.


2. P. Macherey, « Borges ou le récit fictif » in Pour une théorie de la production litt
éraire, Paris, Maspero, 1966, p. 279.

53
Gérard Genot

dément : « Le récit réel se détermine donc par l'absence de tous les récits possibles
parmi lesquels il aurait pu être choisi l. » On voit que la démarche est l'inverse
de la justification par le vraisemblable d'un récit qui fonde un possible unique
et exclut tous les autres (v. V.5.).
C'est pour cette raison que l'on ne peut que souscrire à la définition de Vla
dimir Soloviov, cité par Tomachevski 2 : « Voilà le trait distinctif du véritable
fantastique : il n'apparaît jamais sous une forme dévoilée. Ses événements ne doi
vent jamais contraindre à croire au sens mystique des événements de la vie, mais
doivent plutôt les suggérer, y faire allusion. Dans le véritable fantastique, on
garde toujours la possibilité extérieure et formelle d'une explication simple des
phénomènes, mais en même temps cette explication est complètement privée de
probalité interne. Tous les détails particuliers doivent avoir un caractère quotidien
mais considérés dans leur ensemble ils doivent indiquer une causalité autre. »
La possibilité « extérieure et formelle », mais « privée de probalité interne », d'une
« explication simple », montre qu'en ce domaine de l'allusion et de la suggestion,
les discours constitués ne peuvent servir qu'à dérouter le lecteur (on se rappellera
les non-solutions des énigmes policières ou erudites de Borges).
On peut dire, d'un certain point de vue, que le fantastique est également le
contraire du merveilleux : misant sur des ressorts opposés, il ne nécessite aucune
préparation narrative et ne peut se formaliser, car il perd alors ce qui fait son
caractère propre : l'inattendu et l'insoluble. Ainsi, le merveilleux de la Jéru
salem Délivrée a été souvent critiqué comme trop réaliste et assez grossièrement
matériel. Maints critiques se sont gaussés des représentations que donne le Tasse
du surnaturel ; à propos de Dieu (1,7), Russo parle de « grand vieux » et Momi-
gliano écrit : « II manque toujours au Tasse le sens du divin... Le divin assuma
toujours chez lui un aspect décoratif, théâtral, suscita toujours chez lui des images
gigantesques démesurées qui, étant appliquées à un être infini, ne pouvaient que
sembler mesquines » (Comm. cit.). Que l'on pense aux vers de Boileau (Art Poét
ique, m, 199-200 et 203-204) :
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles...
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à ses vérités donne l'air de la Fable.
On ne peut qu'y voir une condamnation de passages tels que celui-ci où l'on voit
l'ange gardien d'un des guerriers chrétiens s'apprêter à le protéger :
dans la haute forteresse il monte, où de l'armée
divine sont toutes les armes entreposées.
Ici la lance est conservée, dont le serpent
frappé fut terrassé, et les grands traits de la foudre,
et ceux qui invisibles au monde
apportent les pestes horribles et les autres maux ;
et ici est en haut suspendu le grand trident
première terreur des misérables mortels
quand il advient que les fondements il secoue
de la vaste terre, et frappe les cités, (xvi, 80-81.)
Ce bric-à-brac (auquel ne manque même pas l'arme bactériologique!) frise le
ridicule ; mais Momigliano relève avec justesse que « imaginer au ciel un formi-

1. P. Macherey, op. cit., p. 284.


2. B. Tomachevski, op. cit., p. 288.

54
L'écriture libératrice

dable amas matériel n'est pas selon l'esprit chrétien, mais correspond à ce que
l'esprit de la Contre-Réforme avait en soi de sombre et de guerrier, et à ce qu'a
vait de voyant la peinture sacrée de l'époque » (Op. cit.). On voit ici le rôle
des éléments extra-textuels. En revanche une certaine tonalité fantastique a été
souvent reconnue et louée par les critiques, et à juste titre. Les descriptions (fond
amentalement réalistes) de la forêt ensorcelée par Ismène (xm, 21 et 33, xvih,
18-25) ainsi que celle de la sécheresse qui s'abat sur le camp Croisé (xm, 53-64),
qui ne contient guère d'allusions à des faits surnaturels, mais pourrait aisément
être réduite à des données météorologiques, reposent sur une disproportion entre
les forces de l'univers (peu importe par qui mises en branle) et l'homme :
Éteint est du ciel tout luminaire bienveillant,
Régnent sur lui de cruelles étoiles, (xm, 53, 1-2.)
Jamais ne sort le soleil, sans que, trempé et ceint
de sanglante vapeur au dedans et alentour,
il montre clairement sur son front
le triste présage d'un jour malheureux, (xm, 54, 1-4.)
Et les conséquences de la sécheresse, présentées en un mouvement rendu visible
par une sorte d'accélération, cessent d'être réalistes, bien que rien de surnaturel ne
s'y manifeste :
Tandis qu'ensuite d'en haut il étend ses rayons,
aussi loin qu'alentour l'œil d'un mortel se porte,
se dessécher les fleurs et pâlir les feuillages,
languir assoiffées il contemple les herbes,
et se fendre la terre et diminuer les eaux... (xm, 55, 1-5.)
On pourrait également citer la navigation fantastique de Charles et Ubald dans
la barque de la Fortune, qui leur permet, sans qu'aucun mécanisme prodigieux
soit matériellement décrit, de voir, grâce à la même accélération discursive, toute
la côte sud de la Méditerranée (xv, 9-24). Dans tous ces cas, c'est une sorte de
disproportion qui joue et qui donne la tonalité fantastique ; celle de l'individu
et de la multitude, celle de la petitesse et de l'immensité, en somme, c'est l'i
ncommensurabilité (souvent reconnue sous le nom de poésie cosmique par les
critiques) qui fonde une impression diffuse de fantastique ; on voit à quel point
nous sommes exactement à l'opposé du vraisemblable, qui réduit tout au même
mètre, et fonde tout son système sur la commensurabilité et le connu.
VI 1.3. Tout aussi imprévisible et évasif que le fantastique, se confondant
souvent avec lui chez le Tasse, le lyrisme, en dehors de tout genre (comme l'idylle
ou l'élégie) constitue un autre mode d'ouverture du texte. Les citations que nous
avons données sont des passages lyriques, tout comme le discours d'Erminie
(vi, 104-105). Le lyrisme n'est pas le contraire (déterminé et hybride) du vrai
semblable, il est le non-vraisemblable, la seule attitude proprement étrangère à la
notion de vraisemblable, en tant qu'il est un discours libéré de toute intégration
et de toute justification relative. Sa justification est toujours absolue et la plupart
du temps implicite, en tout cas elle est sans lien avec les autres structures du texte.
Souvent, une forme lyrique apparaît de façon spontanée et provisoire, pour s'i
nterrompre sans qu'aucune marque visible signale son intrusion dans le discours ;
en revanche, le retour du « discours vraisemblable » est souvent marqué. Ainsi la
« parenthèse » qui suit le départ d'Argan après son ambassade au camp chrétien :
C'était la nuit, alors qu'en un profond repos
sont les ondes et les vents, et le monde semblait muet,... (n, 96, 1-2.)

55
Gérard Genot

Toute l'octave est ainsi isolée, et le raccord, ici aussi, se fait par un
signe adversif :
Mais ni le camp des fidèles, ni le chef franc... (n, 97, 1.)
Dans ce cas, la notion de vraisemblable est non-pertinente, et le passage
lyrique n'a pas besoin de justification pour s'intégrer au tissu du texte. Si l'on
prend par exemple le cas d'Erminie chez les bergers ou de Renaud sur le Mont
des Oliviers, on s'aperçoit que ces passages vont à l'encontre des justifications
globales de la Jérusalem Délivrée : le fait qu'un païen soit bon et heureux, ou
l'attitude nouvelle de Renaud, (que l'on compare i, 58 et xvm, 13-14) sont pres
que « invraisemblables » étant données les prémisses du poème, où tous les
païens sont méchants et par conséquent malheureux, et Renaud violent.
La confrontation des deux passages concernant Renaud est extrêmement
significative :
Mais l'enfant Renaud, au dessus de «eux-ci...
tu verrais, doucement superbe élever
son front royal, et tous ne regarder que lui. (r, 58, 1, 3-4.)

Ainsi méditant, aux cimes les plus hautes


il monta ; et là, humblement prosterné,
il éleva ses pensées au delà des cieux,
et fixa ses yeux sur l'orient, (xvm, 14, 1-4.)
Le parallélisme inverse est complet : « au-dessus de ceux-ci » vs « au"plus haut des
cieux », « doucement superbe » vs « humblement prosterné », « élever son front
royal » vs « il éleva ses pensées », « tous ne regarder que lui » vs « il fixa ses yeux
sur l'orient ». Renaud, de centre, devient partie de la circonférence, et rentre dans
la distribution manichéenne du poème. Mais ce qui est très important, c'est que
V instrument de sa réintégration est le langage ; le renversement verbal (fonctions
différentes des mêmes éléments dénotatifs) restitue le personnage au système du
vraisemblable, dont il avait été tenu à l'écart, devenant ainsi un élément dyna
mique de l'action. L'invraisemblance provisoire de son comportement est réduite
grâce à la réaction des mots sur eux-mêmes. On peut comparer ce procédé à celui
de l'inclusion-exclusion de l'épisode d'Olinde et Sophronie ; dans le cas de Renaud,
la réintégration est scindée en deux parties, pour des raisons structurelles qui
apparaissent clairement (ce n'est pas un épisode, mais un des fils du récit) ; la
différence est celle d'une forme de langage directe et d'une forme métalinguis-
tique. La confrontation des deux passages que nous venons de citer montre que
le second annule le premier par sa formulation, tandis que dans le cas de l'ép
isode d'Olinde et Sophronie, c'est un commentaire du narrateur qui remplit cette
fonction. Mais dans les deux cas, le phénomène est purement discursif et ne modif
ie en rien les « événements ». On peut constater que ce retour au système du vrai
semblable succède à un passage lyrique, introduit de la même façon que le pas
sage (n, 96) cité plus haut :
C'était l'heure où la nuit encore ne cède
sur toutes ses frontières au jour... (xvm, 12, 1-2.)
\J accrochage y dans ce cas, se fait d'une façon particulière, du fait que le lyrisme
repose sur la religiosité, et ne s'oppose pas fortement au passage suivant : on ne
passe pas du discours à l'action, mais du discours du narrateur au discours du
personnage, la différence est marquée par l'emploi successif (constant dans ces

56
L'écriture libératrice

cas) de l'imparfait et du présent, d'une part et du passé simple d'autre part, mais
l'articulation n'est pas adversative :
C'était l'heure où la nuit encore ne cède...
Ainsi méditant
il monta
La comparaison, dans les passages lyriques, est en quelque sorte l'inverse de
celle que nous avons décrite (V 7.) ; il suffit pour s'en persuader de comparer le
passage cité en V. 7. (vu, 36, 1-7) et celui-ci :
Or tandis qu'ainsi un rude combat
oppose l'armée fidèle et la païenne,
le fier sultan monta au sommet de la tour
et regarde, bien que de loin ;
il contempla, comme en théâtre ou en arène,
l'âpre tragédie de l'état humain,
les assauts variés et la cruelle horreur de la mort,
et le grand jeu du hasard et du sort, (xx, 73.)
Le « réfèrent », ou autrement dit la base denotative de la comparaison, est iden
tique dans les deux cas ; mais l'équilibre est évidemment différent, et ce qui était
matérialisation dans le premier cas devient dans le second, assez clairement, un
processus de déréalisation.

Le fait littéraire.

VIII. 1. On pourrait dire que le vraisemblable est une catégorie qui tend à sou
mettre un texte littéraire à V épreuve de vérité 1, en faisant pour cela appel à des él
éments non littéraires ; il semble ainsi que le fait proprement littéraire ait, entre
autres caractères, celui de ne pouvoir se soumettre à l'épreuve de vérité. Ainsi
la notion de vraisemblable serait-elle une concession au non-littéraire, une délit -
térarisation passagère et conventionnelle, dont l'artifice masque souvent, sous
une gangue figurative, le caractère proprement « littéraire » d'une œuvre, comme
l'anecdote aisément lisible masque, dans un tableau de Piero délia Francesca,
les subtils rapports mathématiques, physiques et cosmologiques qui en forment,
dit-on, l'armature, mais peut-être le sens. Ce « brouillage » du littéraire a été
jusqu'à nos jours si parfait et si rarement perçu comme tel, que nous commençons
tout juste à entrevoir ce qu'est la littérature. Si l'on peut discuter de vraisemblance
à propos d'un tableau de Piero délia Francesca ou de Raphaël, on ne le peut
pas à propos d'une œuvre de Gleizes ou de Villon, fondée sur les mêmes rapports
mathématiques. Voilà qui devrait donner à penser.
Et cependant, certaines œuvres littéraires échappent à la vraisemblance — et
est-ce un hasard si elles possèdent une armature mathématique reconnue, mais
rarement interprétée ?, — comme la Divine Comédie, Don Quichotte ou Faust.
Chez leurs auteurs, le génie se marque par une autonomisation du texte litté
raire (qui intègre de larges zones de l'extra-texte sans être déterminé par elles).
Devant le discours amorphe qui conditionne tout texte, deux attitudes sont pos
sibles, et la plupart des œuvres littéraires contiennent en part différente les deux
attitudes ; l'une consiste à accepter des discours tout constitués (éthiques, poli-

1. cf. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, 1963, p. 204-
205.

57
Gérard Genot

tiques, esthétiques) qui entraînent à des reconstitutions de textes non autonomes


et partiellement centrifuges (mais non détachables!) : distributions actantielles
de rôles, descriptions, épiphonèmes. L'autre attitude après la nécessaire désar
ticulation des discours constitués, et l'assomption des éléments amorphes de
l'extra-texte, opère une restructuration originale qui intègre en un nouveau sys
tème l'ensemble des éléments extraits de l'extra-texte ; on peut rappeler que
Dante appelle la Divine Comédie :
le poème sacré
à qui ont mis la main et ciel et terre. (Par. xxv, 1-2.)
Ces dernières œuvres, beaucoup plus rares que les autres, détruisent en même
temps la notion de genre, si bien qu'elles ne sont jamais imitables, et ne sont pas
non plus réductibles à une œuvre ou à une classe d'oeuvres précédentes ; leur
structure intègre en fin de compte un grand nombre d'éléments libérés des condi
tions passagères de l'extra-texte, ce qui fait que, non seulement leur contenu, mais
leurs justifications restent acceptables et perceptibles même lorsque les conditions
qui favorisèrent leur naissance ont disparu.
VII 1.2. Dans le cas du Tasse, nous avons un exemple assez rare de conscience
critique accompagnant l'élaboration d'une œuvre qui présente presque tous les
degrés de conformité et tous les modes d'évasion du vraisemblable, et qui a été
ensuite significativement transformée en une autre plus respectueuse d'exigences
que l'auteur avait métalittérairement faites siennes, mais que la littérature (d'au
tres diront la poésie) * avait constamment trahies au cours de l'élaboration
du texte. Et, ce qui avait été impossible au cours de la constitution du texte,
l'identification détachée et précise des lieux où la littérature reprenait de force
son autonomie, se réalise par la suite, lorsque l'écrivain vieilli eut en quelque sorte
perdu l'élan qui lui avait permis d'enfreindre les règles qu'il s'était forgées, et
acquis une clairvoyance critique (identification des lieux autonomes du texte)
qu'il mit au service, non de la littérature, mais de ses exigences métalittéraires,
afin de les écarter et de mieux intégrer son texte dans un ensemble de compor
tements extra-littéraires. On a ainsi sous les yeux la réalisation d'un processus
d'aliénation grandissante d'un texte, par l'augmentation de sa vraisemblance, et
de sa conformité avec un autre texte pris comme base de l'épreuve de vérité.
VIII.3. En tout cas, chaque époque a son système de vraisemblance, la nôtre
tout comme les autres. Et l'histoire de la critique n'est faite que des jugements
reposant sur le système de vraisemblance lié à une époque, et notamment sur ses
théories scientifiques. Si nous en savons assez pour voir que nos instruments
déforment la réalité, et même en quoi ils la déforment, il reste à découvrir quelle
est la réalité littéraire. Ce travail de découverte est encore pour longtemps négatif :
il s'agira de voir à quoi la littérature ne s'identifie pas pour voir ensuite, peut-être,
de quoi elle est vraiment faite, quels éléments et mécanismes met en jeu la création
littéraire, de quelles habitudes et de quelles attentes doit se débarrasser la per
ception littéraire, pour correspondre plus exactement à la littérarité d'une œuvre.

Gérard Genot
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Paris.
1. Nous substituons, à l'opposition « poésie-non poésie» », ou « poésie-littérature »
(Croce en particulier, et bien d'autres après lui) la distinction « éléments littéraires-él
émentsnon littéraires » étant bien entendu que ces derniers peuvent être littérarisês.

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