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L'écriture libératrice
In: Communications, 11, 1968. pp. 34-58.
Genot Gérard. L'écriture libératrice. In: Communications, 11, 1968. pp. 34-58.
doi : 10.3406/comm.1968.1156
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1156
Gérard Genot
L'écriture libératrice :
Texte et extra-texte.
1.1. S'agissant d'une étude sémiologique, on devra tout d'abord délimiter avec
exactitude le corpus à examiner ; nous venons de désigner un texte, mais c'est
avant tout la notion de texte qui demande à être précisée, pour ce qui est du moins
de certains de ses caractères qui nous importent ici. Le texte est un tout, fermé,
ordonné, cohérent, justifié. Que le texte soit un tout implique que l'on puisse et
que l'on doive l'étudier en lui-même avant tout, dans son équilibre et ses tensions
internes, avant de s'efforcer de le rattacher à d'autres systèmes, textuels ou non,
extérieurs à lui. On sait que la démarche dite « positiviste » procède à l'inverse, et
non sans résultats intéressants (cf. IV. 1.). Ce tout est fermé et ordonné, c'est-à-
dire qu'on doit considérer les éléments qu'il contient comme appartenant à des
inventaires qui sont, par définition, fermés, ce qui rend leur étude provisoirement
incomparable avec celle de systèmes à inventaires ouverts (langages « courant »),
et exclut en fait la méthode comparative, au moins en un premier temps ; ce n'est
qu'ensuite que l'on peut alléguer des données qui permettent de rattacher le texte
à d'autres textes ou à des faits non textuels. Le texte est cohérent à tous les niveaux
ce qui signifie que chaque élément doit être confronté avec l'ensemble de tous les
autres pour prendre toute sa signification : aucun isolement n'est possible, car un
texte est un organisme et non un système, et chaque partie conditionne les autres.
Enfin le texte est entièrement justifié : ce qui veut dire qu'il porte toutes les mar
ques nécessaires à l'établissement et à la reconnaissance de sa signification. Tout
ce qui est nécessaire à la compréhension d'un texte est déclaré dans ce texte, de
façon plus ou moins explicite, voire sous forme de cases vides reposant sur l'attente
déçue, et qui sont aussi signifiantes que la présence explicite et articulée d'un
élément discursif.
1.2. Toutefois, il faut préciser ici que la justification dont nous parlons n'est
pas métalittéraire, mais qu'elle s'intègre dans le tissu discursif lui-même ; en effet,
la justification métalittéraire, si elle atteste la pertinence de certains problèmes à
propos d'un texte donné, et la présence d'éléments quelconques dans ce texte
(cf. 0. 2.), n'en rend pas forcément compte de façon acceptable. Tout d'abord, il
est bien évident que la justification métalittéraire échappe au texte dans la me
sure où elle lui est extérieure, et ne peut souvent lui être rattachée qu'artificiell
ement, sinon assez arbitrairement. Les déclarations d'intentions, souvent déter
minées de l'extérieur, ne sont nullement un principe sûr d'interprétation. Les
intentions peuvent changer, et, d'autre part, elles peuvent être codées en fonction
d'un système de censure. Par ailleurs, il est souvent illusoire d'appliquer à un texte
particulier des considérations d'ordre général, fussent-elles du « même auteur »
(jusqu'à quel point la même personne, écrivant deux œuvres différentes, dont une,
notamment, métalittéraire, est-elle le même auteur?). On ne résout pas non plus
la question en la posant en termes de « poétique » et de « poésie », c'est-à-dire en
termes d'exécution. Le discours métalittéraire est souvent un texte aux intentions
pratiques (et non proprement littéraires), et par là même il est fortement sujet
à caution, étant en quelque sorte aliéné, dans la mesure où il est déterminé
partiellement par des intentions qui débordent la signification du texte. C'est
pourquoi on s'en tiendra prudemment au système clos du texte lui-même, qui est
l'objet particulier de notre attention.
II.l. Pour définir, dans l'optique qui nous intéresse, les modes de fonctionne
ment du texte, il convient de rechercher ce qui, dans son environnement, le condi
tionne, et de quelle façon la notion de vraisemblable joue dans ce conditionne
ment. Si le discours du texte est compact, clos et organisé, ce que nous appellerons
Y extra-texte est diffus, apparemment ouvert, apparemment amorphe. Il est cons
titué de ce que l'on appelle généralement la culture d'une époque ou d'un individu,
un ensemble (difficile à définir) auquel le texte en question entend s'ajouter. Les
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caractères que nous avons indiqués ne sont pas généraux et invariables. On peut
introduire, du moins au plus formalisé, sinon du moins au plus conceptualisé, une
distinction pratique.
11.2. Il y a une couche de l'extra-texte qui est partiellement discursivisée et,
sans entrer dans les détails, on peut citer quelques-unes de ses zones. La première
est ce que nous appellerons avec Barthes le discours historique. Il s'agit de la
façon dont est reconstruite linguistiquement une réalité ou plusieurs réalités non-
linguistiques effectives et passées ou considérées comme telles. Dans le cas du Tasse,
ce discours estdouble. Ily ad'abordla matière historique du texte, telle qu'elle a été
perçue matériellement par l'auteur, à savoir dans la chronique de Guillaume de Tyr :
ce discours, «orienté», ou aliéné, a influé sur la reconstruction que le poète a ensuite
réalisée, prenant cette première reconstruction linguistique à peu près comme
une matière non linguistique. Disons que dans les rapports (que nous n'approfon
dirons pas) de l'histoire et de la poésie, la chronique de Guillaume de Tyr constitue
pour le Tasse une forme du vrai, auquel son texte s'adaptera ensuite sous forme
de vraisemblable (positif, ou négatif, laissant plus ou moins place à l'invention).
11.3. Naturellement, ce discours historique est largement conditionné, par ce
que nous appellerons le discours politique, c'est-à-dire la formulation (parfois
implicite) d'idéaux collectifs exprimés en tant que tels. Dans les chroniques des
Croisades, il s'agit d'une orientation, d'une distribution du tort et de la raison, du
bien et du mal, de la magie blanche et de la magie noire, selon un système binaire
et totalitaire (manichéisme religieux et politique). A ce premier discours histo
rique, se superpose dans ce cas le second, confondu avec le discours politique
propre à l'époque du Tasse. L'avancée des Turcs et les menaces qu'ils font peser
sur l'Occident, la bataille de Lépante, les nécessités personnelles qui poussent les
hommes de lettres à louer les seigneurs dont ils dépendent, et les induisent à leur
attribuer, avec une généalogie flatteuse, un rôle politique présent ou futur qui
puisse satisfaire leur vanité, constituent, entre autres, des motivations relativ
ement codifiées, sinon entièrement formalisées, et qui rendent compte d'un certain
nombre de caractères du texte.
11.4. Il est intéressant, à ce point, d'étudier brièvement quelques-unes des
justifications extérieures apportées par le Tasse à certains caractères desonpoème.
Le choix du sujet est expliqué * par la nécessité de parler de faits point trop éloi
gnés pour qu'ils puissent intéresser le public, et assez anciens pour pouvoir donner
lieu sans gêne pour le même public à quelques inventions ; l'insertion de la réalité
contemporaine, ou du discours politico-historique actuel dans le discours ancien,
présenté comme contact d'une réalité in fieri avec une autre révolue, se fait de
plusieurs façons ; l'une d'elles est la comparaison : la situation qui fait l'objet du
récit est présentée comme analogue à celle qui a cours, et tel personnage actuel
est comparé à tel héros du récit : Alphonse d'Esté est appelé « Émule de Godefroy »
(I, 5,-7). D'autre part, une sorte d'interpénétration ou de brouillage intervient
dans certains cas : le Turc, est nommé « il fero Trace » (le fier Thrace) (I, 5, 3), ce
qui a pour but de montrer que toute histoire est unitaire, et que celle qui sera
narrée est liée à la présente, qui procède d'elle : les deux se garantissent récipr
oquement, ainsi que le prouve ce passage :
1. Le Tasse (D.P.E., ii, p. 543) cite Aristote (Probl., xvm, 917 b) en ces termes :
a Nous nous méfions des 'choses trop lointaines, et donc ne pouvons trouver plaisir à
celles en lesquelles nous n'avons point foi ; mais les autres qui sont trop nouvelles, il
nous semble encore les entendre : aussi en avons-nous moins de plaisir. »
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II est bien juste, s'il advient qu'en paix
le bon peuple du Christ jamais on voie,
et qu'avec nefs et chevaux, au fier Thrace
il cherche à reprendre sa grande et injuste proie... (i, 5, 1-4.)
II. 5. Le choix d'une base « historique », c'est-à-dire d'un discours formalisé,
constitue une garantie d'authenticité 1, mais elle constitue également une sélec
tion et une restriction des possibles du texte ; cette restriction est déclarée, dans
la Jérusalem Délivrée, dès les premières lignes, comme dans les poèmes classiques,
et elle délimite la matière (tout en laissant place à des digressions dont nous ver
rons plus tard le statut).
Je chante les armes pieuses, et le Capitaine
qui du Christ libéra le grand sépulcre :
il fit beaucoup, de l'esprit et de la main,
il souffrit beaucoup pendant la glorieuse conquête :
et en vain l'Enfer s'y opposa, et en vain
s'arma d'Asie et de Libye le peuple mêlé :
le Ciel lui accorda sa faveur, et sous les saintes
enseignes il ramena ses compagnons errants, (i, 1.)
Il apparaît donc qu'à côté des discours historique et politique existe au moins un
autre « discours » que nous appellerons le discours formel. Au niveau général qui
est encore celui où nous nous plaçons, il s'agit du fait peu formalisé, que le texte à
faire dépend d'une série d'autres textes, qui lui sont apparentés (ou auxquels il
s'apparentera) soit par la forme, (« genre ») soit par le contenu (matière du récit).
III. 1. A ce point, nous avons à introduire une autre couche de l'extra-texte,
qui se marque par des limitations ou des licences infligées ou accordées, souvent au
moyen de justifications qui changent avec le temps : nous parlons de Yopinion
commune. Littré définit la vraisemblance dramatique de la façon suivante : « Elle
consiste en ce que les diverses parties de l'action se succèdent de manière à ne
heurter en rien la croyance ou le jugement des spectateurs, eu égard aux prélimi
nairesde la pièce » ; cette définition est valable généralement pour tout texte où
joue le concept de vraisemblable. Les préliminaires peuvent être les différentes
formes de sélection et de limitation dont nous avons parlé, et constituent un sys
tème de référence, déterminé par divers facteurs (texte de référence, « lois du
genre »), mais absolutisé à partir du moment où il est posé ; dans le cas de la Jéru
salem Délivrée, c'est en fonction de la matière historique (les Croisades racontées
par un historien chrétien) et de la situation de l'auteur (écrivant au seizième
siècle dans un pays catholique qui réagit contre la Réforme), que seront jugés les
éléments du récit, par les contemporains d'abord, puis, d'une façon qui évolue,
par les différentes générations suivantes. Une fois posées les prémisses narratives
que nous avons citées, il sera « invraisemblable », par exemple, qu'un chevalier
chrétien agisse mal sans intervention de la magie noire des Infidèles comme c'est
le cas de Renaud ou du rebelle Argillan (vin, 59). Cet exemple illustre le carac
tèreconventionnel des motivations et leur évolution avec le temps, dans la vision
des critiques.
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l'auteur, qui avait fait sienne cette sanction non-littéraire, à corriger son œuvre.
Certains épisodes, jugés inconvenants (comme celui d'Olinde et Sophronie) furent
supprimés, d'autres modifiés, les oppositions plus tranchées, le manichéisme se
fit plus rigide encore. Dans ce dernier élément de l'opinion commune, le caractère
contraignant, voire répressif, de l' extra-texte, apparaît clairement, et montre
comment un texte cesse d'être pris comme un absolu intangible pour devenir un
comportement sujet à sanction et à modification. Le même fait se produit pour
le Cid, à cette différence près que l'avis du corps constitué en assemblée de révi
sion resta dans le domaine littéraire.
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Vécriture libératrice
1. Pour la Jérusalem Délivrée, cf. IL 5. Nous donnons ici les deux premières octaves
de la Jérusalem Conquise :
Je chante les armes et le chevalier souverain
qui ôta son joug à la cité du Christ.
Par son esprit et son bras invaincu
il opéra beaucoup au cours de la glorieuse conquête,
et de morts encombra les vallées et la plaine,
et à la mer fit courir un sang mélangé.
Il souffrit encor beaucoup en ce rude assaut :
la terre d'abord puis le ciel s'ouvrit.
D'un côté, les anges rebelles du ténébreux enfer
enflammèrent amours et colère ;
et, versant chez les siens un interne venin,
armèrent contre lui les royaumes d'Orient ;
et d'autre part le messager du Père éternel
balaya les flammes et les armes et les haines indignes,
tant, à la croix haut déployée,
le fils donna de grâce en ce douteux assaut.
2. A ce propos, voir : G. Getto, Inter pretazione del Tasso, Napoli, E.S.I. , 1951 (en
particulier le chapitre Dal Gierusalemme alla Conquistata, p. 420-274), ainsi que F. Flora
Introduzione, in T. Tasso, Poésie, Milano-Napoli, Ricciardi, 1952 (notamment p. xxxi-
xxxix).
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gédie classique ; ceux-ci sont également inclus dans le discours, c'est-à-dire dans
le dialogue : leur plus ou moins grande visibilité doit être considérée et elle l'a été
assez souvent, comme un signe (second) de la conscience, chez l'auteur, du carac
tèreconventionnel, sinon artificiel, de la concentration de l'action ; par ailleurs,
les abondantes justifications métalittéraires (préfaces de Racine ou de Corneille)
corroborent cette impression ; en un second temps, à l'époque romantique par
exemple, pour ne citer que le cas le plus manifeste, cette unité de temps, récusée
dans les intentions métalittérairement exprimées, est détruite, mais ses signes, ne
sont pas détruits, ils sont simplement tournés en sens contraire (Ruy Bias, Acte IV
scène 2).
On peut rappeler ici les pertinentes remarques de Tomachevski 1 : « Grâce à son
caractère traditionnel, nous ne percevrons pas l'absurdité réaliste de l'introduc
tion traditionnelle de motifs... Quand une école poétique fait place à une autre,
la nouvelle détruit la tradition et conserve, par conséquent, la motivation réaliste
d'introduction de motifs. C'est pourquoi toute école littéraire s'opposant à la
manière précédente inclut toujours dans ses manifestes sous quelque forme que
ce soit une déclaration de fidélité envers la vie, envers la réalité ». Il faut veiller
ici à ne pas confondre deux niveaux ; c'est toujours au nom du vraisemblable de
la matière qu'est défendue ou attaquée l'unité de temps ; mais c'est à l'aide des
mêmes moyens que dans la tragédie classique que le déroulement du temps est
indiqué. Cependant, la confusion s'opère généralement au niveau de la conscience
de l'auteur, et c'est le caractère non naturel des signes qui est invoqué pour justi
fierl'instauration de faits matériels qui, eux, seront déclarés d'une façon tout aussi
peu naturelle. C'est ce que Tomachevskiappelle 2 « la substitution des conventions
anciennes, perceptibles comme telles par d'autres qui ne sont pas encore percept
iblescomme canons littéraires ». D'ailleurs, pour mieux rendre compte du carac
tèreconventionnel d'une telle règle il suffit de voir, que si l'on pose comme un des
fondements du vraisemblable le rapport : « temps de la représentation peu différent
de temps de l'action », un drame romantique est moins « vraisemblable » qu'une
tragédie classique, ainsi que le remarque Boileau critiquant Lope de Vega (Art
poétique, III, 41-42) :
Là souvent le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte est barbon au dernier.
On peut même penser que c'est lorsque les signes se naturalisent qu'apparaît le
besoin de nouveaux signes, et qu'alors, pour modifier ceux que l'on ne peut plus
restituer tels quels parce qu'ils se sont usés, s'instaure inconsciemment un proces
sus de remise en question de ce que l'on croit être le fondement matériel des signes.
Cela prouve combien la littérature a de peine à constituer le statut de son auto
nomie et de quelle façon elle se forge les instruments de son aliénation à d'autres
systèmes, particulièrement ceux d'un comportement social conventionnel, discur-
sivisé, sans lien souvent avec la pratique sociale véritable, mais qui se soumet —
c'est le point important — aux mêmes types de sanctions qu'elle (exclusion, cor
rection, etc.). On pense à ce fait curieux que le poète est considéré comme un fou,
dans une société qui enferme ceux-ci comme des délinquants.
V. 5. C'est là que nous arrivons à des mécanismes plus diversifiés, bien qu'ils
1. « Tout laisse à penser... que le ressort de l'activité narrative est la confusion même
de la consecution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu dans le récit comme
causé par... » (R. Barthes. « Introduction à l'analyse structurale du récit », in Communicat
ions 8, 1966, p. 109.
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Une image de la Vierge est placée dans une mosquée par le mage renégat Ismène
qui
souvent, en un usage impie et profane,
confond les deux lois de lui mal connues, (ii, 2, 3-4.)
Cette image est volée, et le roi Aladin menace les chrétiens de Jérusalem d'exter
mination. C'est alors qu'intervient Sophronie, annoncée par ces vers :
Mais ce peuple timide et irrésolu
d'où il l'espérait le moins reçut son salut, (ir, 13, 7-8.)
L'improbabilité du fait est ainsi artificiellement détruite par sa seule dénonciation
discursive, elle se soustrait à la critique, et l'épisode répond apparemment à
l'exigence formulée par le Tasse lui-même : « L'épisode est donc ou vraisem
blableou nécessaire » (D.P.E., in, p. 599). Après cet enclanchement de l'épisode,
le Tasse, sous forme (institutionnalisée) de récits d'antécédents, consacre trois
octaves (14-16) à l'amour malheureux d'Olinde, qui donne sa tonalité élé-
giaque à l'ensemble de l'épisode.
Il resterait à dresser un inventaire de ces formes incluses-exclues, mais celui-ci
est impossible à établir en général, et dépend étroitement del' «époque», de l'œu
vreet de son « genre », de la teneur enfin du passage inséré. On peut toutefois
en citer quelques-uns. Le récit, dans la tragédie, permet de mettre sur scène,
par le discours, des faits inconvenants ou invraisemblables (la mort d'Hippolyte,
par exemple, où intervient un monstre, à une époque qui répudie les tragédies
à machines). Les « discours », dans un poème épique interrompent la marche du
récit pour introduire provisoirement un élément dramatique (un personnage parle,
et le texte de l'auteur et celui du personnage coïncident un moment). Toujours
dans le poème épique, les considérations personnelles de l'auteur (décelables en
tant que telles à divers signes) peuvent se confondre avec le discours d'un person
nage,comme c'est le cas pour la nymphe qui s'adresse à Renaud (xiv, 62-64) ou
l'oiseau parleur du jardin d'Armide (xvi, 14-15) ; (dans ces deux cas, la coïncidence
avec d'autres textes, lyriques, du Tasse, fait foi de l'identité des deux discours).
Elles peuvent être concentrées en un point fixe de chaque section de texte (les
introductions des chants du Roland Furieux), ou imprévisiblement dispersées,
comme c'est le plus souvent le cas chez le Tasse :
Meurent les cités, meurent les royaumes ;
leurs fastes sont couverts par le sable et par l'herbe ;
et l'homme d'être mortel semble s'irriter! (xv, 30, 3-5.)
Enfin, se confondant plus ou moins avec ce que nous venons de décrire, les « mo
ments lyriques », qui peuvent aussi bien se manifester dans la tragédie que dans
le poème épique ; les stances de Rodrigue ou de Polyeucte sont un moment de
suspension où la marche fatale et parfaitement prévue du discours est interrom
pue et se présente à nouveau comme problématique ; la méditation lyrique et le
rêve d'Erminie, étrangère à l'action principale et aux distributions de rôles qu'elle
implique structurellement, et par là même étrangère à la vraisemblance, est
introduite d'une façon exemplaire qui mérite un bref examen : (vi, 104, 1-2)
Puis contemplant le camp, elle disait :
« O vous êtes belles à mes yeux tentes latines. »
On voit ici que cet épanchement amoureux, peu acceptable dans le contexte
général, est inséré au moyen d'une précaution : si un chrétien ne peut que trouver
belles les tentes du camp des Croisés, il n'en est pas de même pour un païen.
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1. A propos de « la terre est bleue comme une orange », plusieurs questions se posent :
a) dans quel système est-elle bleue ? b) dans quel système les oranges sont-elles bleues ?
c) quels systèmes constituent cette terre bleue et cette orange bleue ?
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La communication.
VI. 1. Il devient très vite inéluctable, lorsqu'on parle de langage, et même de litt
érature, de parler de communication, même si la communication n'est pas évidem
ment la fin première et principale de l'œuvre littéraire, du moins pas selon les modes
habituels du langage courant. Nous avons posé que le « vraisemblable » entre autres
facteurs, constitue un mécanisme de relativisation de l'absolu du texte (V. 3. et III.
2.). Nous avons indiqué, sur le plan discursif, certains facteurs et décrit quelques
mécanismes de cette relativisation ; mais ce qu'il convient de définir, c'est la raison
de cette nécessité. En fait, le vraisemblable, défini comme ce qui est conforme
à l'opinion du public x, doit l'être au niveau sémiologique, comme un mode de
contact entre l'auteur, ou son texte (peu importe ici, car par hypothèse nous identi
fionscomme auteur celui qui a produit l'œuvre, même si elle ne correspond qu'im
parfaitement à ses intentions et si l'auteur a produit d'autres œuvres) et le lecteur.
Le vraisemblable comme système de justifications fait appel à une identité de juge
ment entre l'auteur et le lecteur sur le texte, ou s'efforce de la constituer; comme le
lecteur n'est censé lire que le texte, c'est celui-ci qui contient les signes de sa confor
mité.Celle-ci joue sur d'assez nombreux registres idéologiques et formels : religieux,
politiques, voire scientifiques, qu'il serait long d'énumérer et de définir, mais elle
met en jeu des mécanismes généraux qu'on peut indiquer schématiquement.
VI.2. Tout contact par le langage repose sur la perception qui doit être aussi
exacte que possible. Ce point a été empiriquement développé par de nombreux
écrivains et il détermine des caractères structurels très importants. La notion
de vraisemblable y joue un rôle eminent, à côté d'autres comme la mémoire (qui
règle l'étendue du texte : « de même que l'œil est juge exact de la grandeur du
corps, de même le jugement de la quantité des poèmes appartient à la mémoire »,
(D.P.E., in., 572). Il s'agit essentiellement de rendre le texte le plus perceptible
possible : on voit quel rôle les notions de genre et de modèle peuvent avoir dans
cette conception : celles d'archétypes, de modèles partiellement abstractisés qui
servent de guide au lecteur. Mais la singularité même est régie par les mêmes
règles. Il est entendu que l'originalité peut en gros, au temps du Tasse, et larg
ement encore aujourd'hui, être celle du sujet ou celle de la façon de l'exposer. Or,
si l'on prend le sujet du poème épique, dont a parlé le Tasse, on s'aperçoit qu'en
dehors de questions de conformité au genre, le choix n'est pas absolu et libre.
En bref, il est relatif, d'une part à d'autres textes et à ce que le lecteur peut en
savoir (on trouve l'attitude inverse dans la falsification romantique qui consiste
à prétendre « découvrir » des textes inconnus et à les présenter comme tels :
c'est le cas d'Ossian, ou de Mérimée pour le Théâtre de Clara Gazul), d'autre part
à toute une situation historique et culturelle. Le Tasse a défini les conditions que
doit remplir le sujet d'un poème épique (II. 4.). On y trouve encore la référence
aristotélicienne, commune à la critique italienne du temps, à l'histoire comme
vrai garantissant le vraisemblable. « Donc, puisque l'histoire est narration selon
la vérité d'actions humaines mémorables qui sont advenues, et la poésie narration
selon la vraisemblance d'actions humaines mémorables possibles à advenir... on
' ne doit avoir une parfaite et convenable connaissance de la poésie par l'art poé-
1. Cf. Aristote, Poétique, 1461 a, à propos des histoires des dieux : « En effet, peut-
être n'est-ce ni en mieux que les poètes les racontent, ni en vrai, mais, comme le dit
Xénophane, « conformément à l'opinion générale ».
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1. B. Tomachevski, op. cit., p. 288, cite un phénomène analogue : « Voir dans la Guerre
et la Paix de L. Tolstoï tout un rapport de stratégie militaire sur la bataille de Borodino
et l'incendie de Moscou, qui a provoqué une polémique dans la littérature spécialisée ».
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La désaliénation.
VII.l. Le vraisemblable, dès lors qu'on tente de le saisir non comme justifica
tion de détail, mais dans ses mécanismes généraux, est en somme un principe
d'intégration d'un discours à un autre ou à plusieurs autres. Par là même il est un
facteur d'aliénation. Il faut voir maintenant comment se produit, le plus souvent
fragmentairement, la désintégration, la libération du texte par rapport aux diffé
rentes couches de l'extra-texte.
Le premier mécanisme est celui de la parodie ou du pastiche ; le texte ou le
discours de base y est indiqué de façon très apparente, et souvent détruit de
l'intérieur ; le poème héroï-comique, le burlesque, sont des manifestations de
cette évasion. En même temps que sont produits les textes amoureux éthérés
du Dolce Stil Nuovo, Angiolieri ou Rustico di Filippo en écrivent qui sont des
parodies, décelées par la surabondance même de la conformité à un genre x ;
au moment de la grande vogue des romans noirs américains, Boris Vian les a
1. On pourra lire le sonnet a Si grand' peur ai-je de faillir », dans Cecco Angiolieri,
Sonnets, introduction et traduction de C. Perrus Paris, Lettres Modernes, 1967, p. 18-19
(édition bilingue), qui pousse à l'obscénité le langage institutionnalisé de la poésie lyrique
amoureuse.
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L'écriture libératrice
pastichés si parfaitement dans Et on tuera tous les affreux, que souvent, à la lec
ture, on oublie qu'il s'agit d'une parodie. De ce point de vue, on peut arriver à
dire, avec quelque excès sans doute, que de même que Victor Hugo semble se
pasticher souvent lui-même, la Jérusalem Conquise, comparée à la fois à la Jéru
salem Délivrée et à YÊnéide, finit par ressembler à un pastiche inconscient de
cette dernière, par un excès de scrupule dans le démarquage (mais ce n'en est
évidemment pas un). En effet, le passage de l'une à l'autre illustre assez bien cette
indication de Tomachevski * : « La fausse motivation est un élément du pastiche
littéraire, c'est-à-dire un jeu sur des situations littéraires connues appartenant à
une solide tradition et utilisée par les écrivains avec une fonction non traditionn
elle. » La « tradition » est dans ce cas celle qui s'institue dans et par le premier
texte, et la « fonction non traditionnelle » est à entendre dans ce cas au sens de
démotivation littéraire. Il reste que le pastiche est un mode impur et provisoire de
libération, dans la mesure où il reste entièrement déterminé par le modèle qu'il
exagère : et ce n'est pas un hasard si Boileau a écrit en même temps Le lutrin (1671)
et L'art Poétique (1669-1673). De plus, la parodie dénonce généralement une seule
couche de conventions, un seul système de vraisemblance, et ainsi se rattache
toujours positivement aux autres couches de l'extra-texte : Le lutrin par sa pein
ture des gens d'Église se conforme à certains thèmes acceptés de l'anticléricalisme.
VII.2. Un autre mode d'évasion, plus efficace littérairement, est le fantastique ;
il est une évasion, non parce qu'il apparaît comme moins « réalisable » ou possible,
ou parce qu'il enfreindrait, par son incohérence, les lois de la nécessité, mais
parce qu'il joue sur plusieurs possibles et les entretient longuement ; à ce titre
il est le contraire du vraisemblable. Tandis que le vraisemblable rassure, le fan
tastique inquiète ; alors que le premier mise, comme épreuve décisive, sur l'i
ncroyable et le résout en possible et en acceptable (dans le cas du merveilleux)
en le circonscrivant dans des occurrences délimitées, le second mise sur le réalisme
(ainsi que l'atteste la minutie de détail des contes fantastiques) et y glisse une
faille irréductible. Le vraisemblable tend à réduire les tendances centrifuges du
texte, qui poussent celui-ci à se reconstituer en discours autonomes et séparés,
généralement pratiques (récit, description, discours éthiques, politiques, etc.),
en les soudant au moyen de signes d'inclusion ou d'inclusion-exclusion, ou en
institutionnalisant leur intégration. Le fantastique, à tout moment (ce qui détruit
à la fois l'institutionnalisation et la prévisibilité) prolonge ces tendances, et
tandis que le vraisemblable triomphe dans les solutions, le fantastique s'y perd
pour se résoudre, soit en réel, soit en irréel. La zone floue née de la coexistence
des possibles se précise et devient univoque : aussi la solution « vraisemblable »
d'un récit fantastique est-elle, par essence, décevante. A cet égard, certains contes
de Jorge Luis Borges apparaissent comme des exemples de parfaite réalisation du
fantastique : 1' « Examen de l'œuvre de Herbert Quain » ou « Le jardin aux sen
tiers qui bifurquent » (Fictions) entre autres, sont au nombre de ces formes
exemplaires du fantastique, qui ne proposent un ou plusieurs sens que pour le
ou les détruire. « Tout récit digne de ce nom contient, même s'il le tient caché,
à l'écart un tel point de rebroussement, qui ouvre tout un itinéraire insoupçonné
à la volonté d'expliquer 2. » Le récit devient un labyrinthe, d'autant plus mysté
rieuxqu'il est plus « clair » en apparence, parce qu'alors il se conteste plus profon-
53
Gérard Genot
dément : « Le récit réel se détermine donc par l'absence de tous les récits possibles
parmi lesquels il aurait pu être choisi l. » On voit que la démarche est l'inverse
de la justification par le vraisemblable d'un récit qui fonde un possible unique
et exclut tous les autres (v. V.5.).
C'est pour cette raison que l'on ne peut que souscrire à la définition de Vla
dimir Soloviov, cité par Tomachevski 2 : « Voilà le trait distinctif du véritable
fantastique : il n'apparaît jamais sous une forme dévoilée. Ses événements ne doi
vent jamais contraindre à croire au sens mystique des événements de la vie, mais
doivent plutôt les suggérer, y faire allusion. Dans le véritable fantastique, on
garde toujours la possibilité extérieure et formelle d'une explication simple des
phénomènes, mais en même temps cette explication est complètement privée de
probalité interne. Tous les détails particuliers doivent avoir un caractère quotidien
mais considérés dans leur ensemble ils doivent indiquer une causalité autre. »
La possibilité « extérieure et formelle », mais « privée de probalité interne », d'une
« explication simple », montre qu'en ce domaine de l'allusion et de la suggestion,
les discours constitués ne peuvent servir qu'à dérouter le lecteur (on se rappellera
les non-solutions des énigmes policières ou erudites de Borges).
On peut dire, d'un certain point de vue, que le fantastique est également le
contraire du merveilleux : misant sur des ressorts opposés, il ne nécessite aucune
préparation narrative et ne peut se formaliser, car il perd alors ce qui fait son
caractère propre : l'inattendu et l'insoluble. Ainsi, le merveilleux de la Jéru
salem Délivrée a été souvent critiqué comme trop réaliste et assez grossièrement
matériel. Maints critiques se sont gaussés des représentations que donne le Tasse
du surnaturel ; à propos de Dieu (1,7), Russo parle de « grand vieux » et Momi-
gliano écrit : « II manque toujours au Tasse le sens du divin... Le divin assuma
toujours chez lui un aspect décoratif, théâtral, suscita toujours chez lui des images
gigantesques démesurées qui, étant appliquées à un être infini, ne pouvaient que
sembler mesquines » (Comm. cit.). Que l'on pense aux vers de Boileau (Art Poét
ique, m, 199-200 et 203-204) :
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles...
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à ses vérités donne l'air de la Fable.
On ne peut qu'y voir une condamnation de passages tels que celui-ci où l'on voit
l'ange gardien d'un des guerriers chrétiens s'apprêter à le protéger :
dans la haute forteresse il monte, où de l'armée
divine sont toutes les armes entreposées.
Ici la lance est conservée, dont le serpent
frappé fut terrassé, et les grands traits de la foudre,
et ceux qui invisibles au monde
apportent les pestes horribles et les autres maux ;
et ici est en haut suspendu le grand trident
première terreur des misérables mortels
quand il advient que les fondements il secoue
de la vaste terre, et frappe les cités, (xvi, 80-81.)
Ce bric-à-brac (auquel ne manque même pas l'arme bactériologique!) frise le
ridicule ; mais Momigliano relève avec justesse que « imaginer au ciel un formi-
54
L'écriture libératrice
dable amas matériel n'est pas selon l'esprit chrétien, mais correspond à ce que
l'esprit de la Contre-Réforme avait en soi de sombre et de guerrier, et à ce qu'a
vait de voyant la peinture sacrée de l'époque » (Op. cit.). On voit ici le rôle
des éléments extra-textuels. En revanche une certaine tonalité fantastique a été
souvent reconnue et louée par les critiques, et à juste titre. Les descriptions (fond
amentalement réalistes) de la forêt ensorcelée par Ismène (xm, 21 et 33, xvih,
18-25) ainsi que celle de la sécheresse qui s'abat sur le camp Croisé (xm, 53-64),
qui ne contient guère d'allusions à des faits surnaturels, mais pourrait aisément
être réduite à des données météorologiques, reposent sur une disproportion entre
les forces de l'univers (peu importe par qui mises en branle) et l'homme :
Éteint est du ciel tout luminaire bienveillant,
Régnent sur lui de cruelles étoiles, (xm, 53, 1-2.)
Jamais ne sort le soleil, sans que, trempé et ceint
de sanglante vapeur au dedans et alentour,
il montre clairement sur son front
le triste présage d'un jour malheureux, (xm, 54, 1-4.)
Et les conséquences de la sécheresse, présentées en un mouvement rendu visible
par une sorte d'accélération, cessent d'être réalistes, bien que rien de surnaturel ne
s'y manifeste :
Tandis qu'ensuite d'en haut il étend ses rayons,
aussi loin qu'alentour l'œil d'un mortel se porte,
se dessécher les fleurs et pâlir les feuillages,
languir assoiffées il contemple les herbes,
et se fendre la terre et diminuer les eaux... (xm, 55, 1-5.)
On pourrait également citer la navigation fantastique de Charles et Ubald dans
la barque de la Fortune, qui leur permet, sans qu'aucun mécanisme prodigieux
soit matériellement décrit, de voir, grâce à la même accélération discursive, toute
la côte sud de la Méditerranée (xv, 9-24). Dans tous ces cas, c'est une sorte de
disproportion qui joue et qui donne la tonalité fantastique ; celle de l'individu
et de la multitude, celle de la petitesse et de l'immensité, en somme, c'est l'i
ncommensurabilité (souvent reconnue sous le nom de poésie cosmique par les
critiques) qui fonde une impression diffuse de fantastique ; on voit à quel point
nous sommes exactement à l'opposé du vraisemblable, qui réduit tout au même
mètre, et fonde tout son système sur la commensurabilité et le connu.
VI 1.3. Tout aussi imprévisible et évasif que le fantastique, se confondant
souvent avec lui chez le Tasse, le lyrisme, en dehors de tout genre (comme l'idylle
ou l'élégie) constitue un autre mode d'ouverture du texte. Les citations que nous
avons données sont des passages lyriques, tout comme le discours d'Erminie
(vi, 104-105). Le lyrisme n'est pas le contraire (déterminé et hybride) du vrai
semblable, il est le non-vraisemblable, la seule attitude proprement étrangère à la
notion de vraisemblable, en tant qu'il est un discours libéré de toute intégration
et de toute justification relative. Sa justification est toujours absolue et la plupart
du temps implicite, en tout cas elle est sans lien avec les autres structures du texte.
Souvent, une forme lyrique apparaît de façon spontanée et provisoire, pour s'i
nterrompre sans qu'aucune marque visible signale son intrusion dans le discours ;
en revanche, le retour du « discours vraisemblable » est souvent marqué. Ainsi la
« parenthèse » qui suit le départ d'Argan après son ambassade au camp chrétien :
C'était la nuit, alors qu'en un profond repos
sont les ondes et les vents, et le monde semblait muet,... (n, 96, 1-2.)
55
Gérard Genot
Toute l'octave est ainsi isolée, et le raccord, ici aussi, se fait par un
signe adversif :
Mais ni le camp des fidèles, ni le chef franc... (n, 97, 1.)
Dans ce cas, la notion de vraisemblable est non-pertinente, et le passage
lyrique n'a pas besoin de justification pour s'intégrer au tissu du texte. Si l'on
prend par exemple le cas d'Erminie chez les bergers ou de Renaud sur le Mont
des Oliviers, on s'aperçoit que ces passages vont à l'encontre des justifications
globales de la Jérusalem Délivrée : le fait qu'un païen soit bon et heureux, ou
l'attitude nouvelle de Renaud, (que l'on compare i, 58 et xvm, 13-14) sont pres
que « invraisemblables » étant données les prémisses du poème, où tous les
païens sont méchants et par conséquent malheureux, et Renaud violent.
La confrontation des deux passages concernant Renaud est extrêmement
significative :
Mais l'enfant Renaud, au dessus de «eux-ci...
tu verrais, doucement superbe élever
son front royal, et tous ne regarder que lui. (r, 58, 1, 3-4.)
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L'écriture libératrice
cas) de l'imparfait et du présent, d'une part et du passé simple d'autre part, mais
l'articulation n'est pas adversative :
C'était l'heure où la nuit encore ne cède...
Ainsi méditant
il monta
La comparaison, dans les passages lyriques, est en quelque sorte l'inverse de
celle que nous avons décrite (V 7.) ; il suffit pour s'en persuader de comparer le
passage cité en V. 7. (vu, 36, 1-7) et celui-ci :
Or tandis qu'ainsi un rude combat
oppose l'armée fidèle et la païenne,
le fier sultan monta au sommet de la tour
et regarde, bien que de loin ;
il contempla, comme en théâtre ou en arène,
l'âpre tragédie de l'état humain,
les assauts variés et la cruelle horreur de la mort,
et le grand jeu du hasard et du sort, (xx, 73.)
Le « réfèrent », ou autrement dit la base denotative de la comparaison, est iden
tique dans les deux cas ; mais l'équilibre est évidemment différent, et ce qui était
matérialisation dans le premier cas devient dans le second, assez clairement, un
processus de déréalisation.
Le fait littéraire.
VIII. 1. On pourrait dire que le vraisemblable est une catégorie qui tend à sou
mettre un texte littéraire à V épreuve de vérité 1, en faisant pour cela appel à des él
éments non littéraires ; il semble ainsi que le fait proprement littéraire ait, entre
autres caractères, celui de ne pouvoir se soumettre à l'épreuve de vérité. Ainsi
la notion de vraisemblable serait-elle une concession au non-littéraire, une délit -
térarisation passagère et conventionnelle, dont l'artifice masque souvent, sous
une gangue figurative, le caractère proprement « littéraire » d'une œuvre, comme
l'anecdote aisément lisible masque, dans un tableau de Piero délia Francesca,
les subtils rapports mathématiques, physiques et cosmologiques qui en forment,
dit-on, l'armature, mais peut-être le sens. Ce « brouillage » du littéraire a été
jusqu'à nos jours si parfait et si rarement perçu comme tel, que nous commençons
tout juste à entrevoir ce qu'est la littérature. Si l'on peut discuter de vraisemblance
à propos d'un tableau de Piero délia Francesca ou de Raphaël, on ne le peut
pas à propos d'une œuvre de Gleizes ou de Villon, fondée sur les mêmes rapports
mathématiques. Voilà qui devrait donner à penser.
Et cependant, certaines œuvres littéraires échappent à la vraisemblance — et
est-ce un hasard si elles possèdent une armature mathématique reconnue, mais
rarement interprétée ?, — comme la Divine Comédie, Don Quichotte ou Faust.
Chez leurs auteurs, le génie se marque par une autonomisation du texte litté
raire (qui intègre de larges zones de l'extra-texte sans être déterminé par elles).
Devant le discours amorphe qui conditionne tout texte, deux attitudes sont pos
sibles, et la plupart des œuvres littéraires contiennent en part différente les deux
attitudes ; l'une consiste à accepter des discours tout constitués (éthiques, poli-
1. cf. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, 1963, p. 204-
205.
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Gérard Genot
Gérard Genot
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Paris.
1. Nous substituons, à l'opposition « poésie-non poésie» », ou « poésie-littérature »
(Croce en particulier, et bien d'autres après lui) la distinction « éléments littéraires-él
émentsnon littéraires » étant bien entendu que ces derniers peuvent être littérarisês.
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