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Littérature

Code, texte, métatexte


Jacques Dubois

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Dubois Jacques. Code, texte, métatexte. In: Littérature, n°12, 1973. Littérature. Décembre 1973. pp. 3-11;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1973.1985

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1973_num_12_4_1985

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Jacques Dubois, Liège.

GODE, TEXTE, MÉTATEXTE

Que, dans le processus littéraire, l'accent soit mis sur la production


du sens ou sur les formes de la transaction et de la communication, que
le texte soit surtout vu comme un système clos ou davantage comme
un réseau de références à des significations et représentations extérieures
à lui, la notion de code revient fréquemment dans le débat et apparaît
comme la mieux à même de désigner les contraintes et normes qui régissent
le fonctionnement textuel. Pourtant, ce terme de code, emprunté à la
linguistique et par-delà à la théorie de l'information, correspond bien plus
à un carrefour de perspectives qu'à une définition ferme, en ce domaine
où il s'agit de penser la socialite du discours littéraire, de son écriture.
Lorsqu'aujourd'hui nous faisons état d'un code idéologique, c'est par
recours à l'idée vague d'un répertoire plus ou moins ordonné d'archétypes et
de stéréotypes, répertoire existant de telle façon que le propos littéraire
ne s'énoncerait jamais sans le présupposer, sans y renvoyer comme aux
conditions de possibilité de son énonciation. En schématisant fortement
les choses et par souci d'introduire un peu de clarté, nous dirons que la
notion de code réservée à la littérature fluctue entre deux définitions
à première vue peu conciliables et qui formeront l'horizon de notre
réflexion. La première de ces définitions est d'orientation sémiologique;
nous la trouvons chez Umberto Eco :

Le code est le modèle d'une série de conventions de


communication dont on postule l'existence pour expliquer la possibilité
de communication de certains messages 1.

suivie de cette autre :


Un code en tant que « langue » est une somme de notions,
identifiées à la compétence du locuteur pour des raisons de facilité,
mais composées en fait de la somme des compétences individuelles
constituant le code comme convention collective. Le code en tant
que « langue » est donc un, réseau complexe de sous-codes et de

1. La Struttura assente, Milan, Bompiani, 1968, p. 49.


règles combinatoires qui va bien au-delà de notions comme
« grammaire » 2.

La seconde définition relève de la théorie des idéologies; nous la


rencontrons, par exemple, dans le récent ouvrage de Charles Grivel,
Production de V intérêt romanesque 3, exprimée en ces termes : le code
idéologique est la « pensée de classe en tant qu'elle s'offre à la
transmission, qu'elle entend être connue, admise et qu'elle possède les moyens
d'entretenir son expansion. Le code représente une collection de règles
constructrices de la pensée dominante. Et tout d'abord, de ses concepts
et catégories » (p. 259-260). Cette opposition du code-langue et du code-
pensée n'est cependant pas irréductible. U. Eco a fait la part de
l'idéologique dans la situation de communication et a tenté, dans La Structure
absente, une formalisation sémiotique de l'idéologie. Par ailleurs, la
conception que, dans SjZ, Roland Barthes se fait des « codes culturels »
— cette strate d'énoncés erratiques qui connotent le texte par la citation
de lieux communs — révèle une intégration des deux points de vue puisque
les unités culturelles en cause, tenues pour affleurements de l'idéologie, ne
s'avèrent codifiables qu'à travers un effet sémiotique précis, un décrochage
de la signification fondé sur une stéréotypie et une redondance
particulières des messages.
Sans aller plus avant dans cette discussion, nous partirons de
l'observation que le texte littéraire manifeste plusieurs niveaux de codage.
Il relève avant tout du code de la langue, et d'un état historiquement
déterminé de cette langue. Il est régi par le code d'une rhétorique
spécifique. Il l'est encore par les exigences de manifestation de sa littérarité,
y compris l'inscription dans un genre. Il est enfin codifié par son rapport
à. de grands schemes idéologiques et à des formes signifiantes qui
interprètent et transmettent ces schemes. Ces niveaux ne sont pas autonomes;
ils s'articulent, s'emboîtent et se hiérarchisent à l'intérieur du texte en
fonctionnement. La question est de savoir comment s'opère cette
intégration et comment aussi la structure du texte en est dépendante. La
difficulté de répondre à cette question provient de ce que le texte littéraire
est, comme on l'a souvent remarqué, à lui-même son propre code. Il
institue une sorte de « langage privé » en cela qu'il surimpose une
codification singulière au code commun ou encore qu'il transforme le code
commun en un code inédit. Mais en même temps et à tout moment, le
texte est le produit d'un travail de reprise et de transformation qui met en
jeu des éléments extérieurs à lui. Il répète, il reproduit, il reprend des
unités déjà soumises à différents codages. Donc, à chaque instant, il
s'indexe sur une certaine extériorité ou antériorité, par « emprunt » à
des systèmes de représentation et à des pratiques signifiantes. Le texte
est largement itération et, en ce sens, une de ses fonctions est d'affermir
le Code, qu'il s'agisse de la positivité idéologique ou des modèles de la
communication. Il n'empêche pourtant qu'il se constitue en un idiolecte
articulant, en les transformant, les sociolectes dont il se rend tributaire.
La question qui se pose dès lors à l'analyste de ce jeu double, de ce
2. La Structure absente, Paris, Mercure de France, 1972, p. 111.
3. La Haye-Paris, Mouton, 1973.
codage ambigu, est celle du point de saisie dans le texte des manifestations
et de la mise en rapport d'une régulation externe et d'une régulation
interne. Or, on ne peut se contenter de repartir ici de bipartitions aussi
sommaires que contenu-forme ou que dénotation-connotation. Par
ailleurs, l'analyse est souvent écartelée entre une vision du texte comme
système global et une approche de la texture de 1' « œuvre », de l'œuvre
comme amas de « lexies » (Barthes). On dépassera dans une certaine mesure
ces difficultés en se rappelant que ce qui assure le codage du texte
littéraire relève davantage de la condition de possibilité que de la réalisation.
On pourrait dire de la présence du code en texte ce que Foucault note à
propos de l'énoncé, qu'il « n'est pas une unité à côté — en dessus ou en
dessous — des phrases ou des propositions; il est toujours investi dans
des unités de ce genre [...]; il caractérise non pas ce qui se donne en elles,
ou la manière dont elles sont délimitées, mais le fait même qu'elles sont
données, et la manière dont elles le sont 4 ». En effet, le code est toujours
à entendre comme un ensemble de normes et de contraintes par rapport
auxquelles le discours textuel se pose et se définit. Elles sont les
conditions de possibilité de sa mise en forme comme elles sont celles de sa
lecture, conditions qu'à l'ordinaire le discours n'exhibe pas, n'explicite
nullement. Que le code soit, par l'écrivain, reproduit, inversé, transformé
ou subverti, il ne donne pas directement à lire les modalités de ce qui
l'institue ou de ce qu'il institue, de ce par quoi il a permis au texte de
devenir texte. Nous aurons toujours à reconstituer en arrière-plan ou
dans les marges la double série de règles dans laquelle le discours est pris
et qui autorise son déploiement. Certes, les idées reçues — la Vulgate! —
que Barthes repère dans le texte balzacien ou que Flaubert insérait
ironiquement dans ses romans après les avoir répertoriées sont pleinement
du texte. Mais elles ne sauraient être le code idéologique lui-même dans
la mesure où elles sont les produits d'un fonctionnement, c'est-à-dire
des concrétisations partielles issues d'un système de règles. Il reste
toutefois qu'apparaissant importées dans le texte et demeurant en rupture
par rapport à lui, elles sont d'importantes modalités d'indexation et
par conséquent de visibles relais entre code et texte. Par leur contenu,
elles parlent à découvert l'idéologie; par leur position dans la narration,
elles dévoilent le système textuel.
Que l'exercice des codes littéraires ne se rende pas directement
visible sans être pour autant dissimulé nous amène à souligner une
autre de ses ambiguïtés. Le processus de codage, tel qu'il opère dans le
discours à ses différents points, peut être tenu pour un processus qui
n'apporte pas de signification mais en procure les conditions et qui,
par ailleurs, augmente, au moins à un certain niveau, cette
signification. Il y a, à la fois, dans l'exercice du code, sous-signification et
sursignification. Il est clair que le codage est essentiellement rapport entre
éléments, même si c'est un rapport marqué; il n'est pas dépourvu de sens,
mais c'est sa manière de garantir le fonctionnement de la signification
qui le définit avant tout. Si l'on s'arrête à la relation du texte à ce
que l'on pourrait nommer les interprétants du code idéologique, on se

4. M. Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 145.


trouve devant des séries d'indices qui, plutôt que de signifier, désignent
et indexent. Ils correspondent à ce qui, dans le discours, est relation à des
présuppositions ou, pour reprendre le terme de Foucault, à un « référen-
tiel ». Le code rapporte le texte à un arrière-plan de modalités qui
n'augmente pas le sens de ce texte mais le dessine, l'accomplit, le situe. Claude
Duchet a pu montrer comment l'incipit du texte romanesque découpait
un espace de signification fortement referable 5. Tel premier vers d'un
poème d'Éluard : « Immenses mots dits doucement », ouvre, par la
consonance idéaliste de son lexique, par l'embrayage sur une isotopie du verbe
et du secret, par sa rhétorique du paradoxe en puissance d'harmonie,
par sa thématique de l'échange, par son refus des préalables ou
précautions « narratives » ordinaires, sur un champ discursif dont le statut
s'établit moins en partant de son contenu (et de la forme du contenu)
que des registres où il s'inscrit par avance. Mais cette indexation même
peut être tenue pour intervention d'un surcroît de signification. Ici, les
choses s'éclairent lorsque l'on fait intervenir le processus de lecture.
On se souviendra du caractère disjonctif de la communication littéraire,
qui confère au fonctionnement de la transaction qu'est le texte un
caractère aléatoire : destinateur et destinataire ne sont pas en présence et leurs
modes de codage peuvent ne correspondre qu'imparfaitement6.
Éventuellement variable, éventuellement multiple, l'indexation du texte prend,
au moment du décodage, valeur de signification, de sur-signification.
Le « référentiel » reflue sur le texte, s'installe en lui en l'instituant; il
donne au discours un statut qui le relie à d'autres discours, à d'autres
pratiques signifiantes, et qui, par un jeu de concordances ou d'oppositions,
le dote de valeurs symboliques ou thématiques. L'énoncé textuel voit
s'accomplir sa signification de ce qu'elle s'enlève sur le fond d'autres
énoncés. A ce niveau entre définitivement en jeu l'idéologie dont l'espace
mental de l'écrivain comme du lecteur est tributaire et qui est à l'origine
comme au terme de la mise en place du processus littéraire.

***

Parmi les questions que soulève la relation du texte à ses codes,


il en est une particulièrement cruciale et à laquelle, après ce bref retour
à une définition générale, nous voudrions nous arrêter. Il s'agit de la
visibilité du code dans le texte ou, plus précisément, des formes par
lesquelles le texte indique son rapport à un code et à une situation de
communication. Cette manifestation est saisissable dès que le discours
énonce d'une manière ou d'une autre son « programme » et s'énonce
comme volonté de signifier. On parlera à ce propos d'intentionnalité,
comme l'a fait Greimas dans Du Sens. Reprenant le terme aux
philosophes 7, Greimas l'utilise pour mettre en évidence le fait que le sens est
aussi direction, force orientée : « le sens s'identifie avec le procès d'ac-

5. « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Littérature, 1, février 1971,


p. 5-14.
6. Cf. G. Genot, « Le jeu et sa règle d'écriture », Le Discours social, 3-4, p. 22-45.
7. Cf. notamment dans Situations I de Sartre, « Une idée fondamentale de la
phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité ».

6
tualisation orienté qui, comme tout procès sémiotique, est présupposé
par — et présuppose un système ou un programme, virtuel ou réalisé 8 » .
La même notion se retrouve chez différents auteurs qui l'appliquent
à la signification en littérature, — de Roland Barthes dans S/Z (« La
Littérature est une cacographie intentionnelle ») à Charles Grivel dans
Production de l'intérêt romanesque (« le texte est toujours déjà lui-même
lecture »). Nous tenterons de la préciser ici dans les limites où le texte
donne à voir les indices de son codage. Bien entendu, il ne s'agit pas
d'en revenir aux « intentions d'auteur » (en conformité ou en rupture
avec le sens de l'œuvre). On ne ramènera pas le texte à son origine
subjective, mais on se souciera de faire apparaître qu'il établit son
programme comme son programme l'établit et qu'il s'entoure des marques
d'un projet qui lui permet de signifier. Parler de l'intentionnalité d'un
texte, c'est mettre l'accent, plutôt que sur sa signification immanente,
sur ce qui subsiste en lui d'un modèle de la communication. C'est donc
se reporter à son origine et à ses finalités, mais non telles qu'on peut les
connaître extérieurement à lui : telles qu'elles font partie de son
actualisation. Toujours à quelque degré, le texte se donne pour message émis
à partir d'une certaine instance et destiné à un certain usage (voire à
un certain usager). Il explicite sa visée et le lieu de son énonciation et,
centrant sa parole sur un certain axe, il lui confère statut. Cette
disposition du texte recoupe sans doute ce que la linguistique ou la sémiotique
désignent par énonciation. Mais elle ne se limite pas là et
l'intentionnalité s'étend aussi, par exemple, à des formes de la convocation en texte
du sujet de l'expression et de la communication — qu'il soit sujet
écrivant ou sujet lisant. Elle relève également de la valorisation du discours
par l'écriture ou par la thématique et touche aux rhétoriques —
rhétorique des tropes et rhétorique de l'argumentation. Certes, d'un texte
à l'autre, l'intentionnalité ne s'affirme pas toujours sur le même mode.
A chaque « genre », à chaque ensemble peut correspondre une
actualisation particulière du code de l'intention. Si nous comparons poèmes et
romans tels qu'ils apparaissent dans la tradition, nous trouverons dans
les premiers une forme d'ellipticité du discours susceptible d'oblitérer les
marques de renonciation (le statut du je parlant, par exemple). Le
roman, par contre, qui déploie son texte dans un espace plus vaste, à
l'intérieur d'une temporalité plus fortement accusée, sous le signe d'une
vraisemblance plus prescriptive, se contraint à donner des garanties plus
nombreuses quant à ses instances, à son usage, à ses visées. S'il ne s'agit
là que de différences relatives, nous en tiendrons cependant compte ici
même en prenant nos exemples du côté du roman.
Le texte met donc en place un modèle (ou des modèles) de
déchiffrement, un programme (des programmes) de décodage. Il est en cela
restrictif, puisqu'il balise l'univocité du sens. Il faudrait pouvoir
mesurer l'efficace de ce modèle et comment il détermine la lisibilité du texte 9.

8. A.-J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 16.


9. Il serait sans doute plus juste de parler, comme le fait Grivel, de plusieurs
programmes qui s'entrecroisent dans le champ du discours. L'intentionnalité n'est pas
une, mais apparaît comme un jeu de directions. Ceci pourrait poser sur de nouvelles
bases le problème de la lecture et des réceptions de l'œuvre. On s'étonne de ne pas voir
Mais, au préalable, on se demandera quelle place et quelle position vient
occuper le réseau des indices d'intentionnalité. A première vue, il ne
s'agit pas d'un espace réservé, et les formes et énoncés qui font valoir
le projet ne sont pas indépendants ou détachés du système d'ensemble
de la signification; ils participent pleinement de l'économie textuelle. On
peut observer, toutefois, à l'intérieur de certaines « régions », une
concurrence telle entre le dire et le vouloir-dire et une telle pesée de ce dernier
qu'à certains endroits le texte s'élude pour se transformer en ce que
nous voudrions appeler un métatexte. Quand de la sorte se forme une
rupture, l'équilibre textuel est en péril puisque le discours, affichant le
code producteur face au « message », avoue fâcheusement le caractère
itératif de ce dernier, au risque de le faire passer pour superflu. Le
métatexte peut, à la limite, envahir à tel point le texte « programmé » qu'il
le diluera dans la simple réduplication. En voici un exemple pris dans
un roman auquel nous nous reporterons encore par la suite et qui
appartient à la production de série, dite populaire ou triviale. Il s'agit d'un
roman médical contemporain retenu à dessein parce que le métatexte
s'y avère un appareil pesant et singulièrement réducteur. Dans La
Nuit de bal d'André Soubiran, deuxième volume des Hommes en blanc,
le narrateur met en place à plusieurs reprises un procédé qui nous semble
typique du feuilleton et que l'on pourrait dénommer « du visage ou du
regard qui parle ». Telle cette scène où deux chirurgiens pratiquent une
opération, le Patron et l'Assistant, — l'un glorieux mais enfermé dans
ses préjugés de vieillard, l'autre, jeune, ambitieux et soucieux d'imposer
des techniques nouvelles. Nous lisons :

Tandis que le Patron continue minutieusement ses surjets, les


yeux de M. Legendre ont l'air de dire :
« Non, Maître, pour les jeunes chirurgiens, la chirurgie
n'est plus tout à fait les grands gestes photogéniques de votre
temps, les énormes incisions, les organes enlevés par kilos, les
records sportifs contre la montre, les cliquetis de passe d'armes,
dans le jeu fulgurant du bistouri. Cette ère spectaculaire, c'est
déjà un peu le passé ...10. »

Ce que relie la notation du regard éloquent, fil menu qui relève d'un
vraisemblable grossier quoique symboliquement connoté (les yeux au
milieu du masque concentrant, avec les mains, toute 1' « humanité » du
chirurgien), ce sont deux ensembles signifiants tout à la fois distincts,
placés comme sur deux plans différents, et réciproquement redondants.

se constituer des procédures expérimentales capables de démêler les déterminations


diverses qui assurent la lisibilité du discours littéraire et de cerner cette lisibilité même.
On sait que psychologues et pédagogues usent d'un « test de closure » visant à juger
le degré de correspondance entre encodage et décodage (cf. G. De Landsheere, Le
Test de closure, Paris, Nathan, et Bruxelles, Labor, 1973). Il y est demandé aux individus
testés de combler les lacunes d'un texte où l'on a supprimé des lettres, des mots ou des
symboles. Il n'est pas impossible d'envisager une procédure similaire pour tenter de
mesurer non plus la « simple compréhension » d'un écrit mais l'efficace du code
idéologique et les effets d'intentionnalité dans le texte littéraire.
10. A. Soubiran, Les Hommes en blanc. La Nuit de bal, Paris, Le Livre de Poche,
1972, p. 285.

8
Le fragment 2 (le commentaire) s'offre comme prolongement
interprétatif du fragment 1 (la scène d'opération), destiné qu'il est à accroître
sa lisibilité, à lui apporter un complément de sens. Mais en fait il y a
relation d'obédience du premier au second fragment, car celui-ci détient
le sens « en programme » et réduit la scène au rôle d'ébauche incomplète
et illustrative de la signification. En somme, à cet endroit, le roman
reste pour une part en projet et l'ordre du code inverse celui de la
lecture. Ainsi prend corps un métatexte qui est comme la butée où vient
s'arrêter le déploiement textuel, face à l'idée, qui régit et qui restreint.
Dispensée d'aller jusqu'au bout de son mouvement, la scène se mue en
signifiant d'un signifié dont l'expansion est pure irruption de
l'idéologique.
Comme on le verra encore par la suite, le métatexte peut donc
prendre forme à partir d'une scission et d'un déplacement du sens. Mais
cette distance n'est pas systématiquement requise. Ce qui règle son
apparition est pour l'essentiel la marque visible d'une redondance. Il suffit
donc bien souvent que le texte affiche un taux trop élevé d'itération,
une information trop univoque ou isotopique par excès pour que l'on
puisse y reconnaître l'action d'un vouloir-dire. Toute ambiguïté
esthétique y est alors levée au profit d'intentions « démonstratives ». C'est
bien ce qui se produit avec le roman médical du type Soubiran ou
Slaughter, dont la qualification générique est déjà grosse d'intentions.
Pas de texte plus confiné dans une même configuration sémantique.
Le discours ne cesse d'y « médicaliser » son propos, de l'amour au
travail, des conflits aux fêtes, des décors aux objets. Chaque phase s'y
donne toujours comme extrait, extrait du vaste répertoire institutionnel
des représentations de la médecine : l'idéologie joue à plein, et ses
stéréotypes. On notera que cette saturation du texte par son propos et
par son projet a pour « finalité » une validation du discours. Le
discours s'énonce comme d'autant plus autorisé qu'il est constant dans sa
démarche, centré sur son objet. Il tire de sa redondance serrée la
garantie d'un vrai et d'un sérieux; ne laissant place à aucun interstice dans
sa masse, il ne laisse pas de jeu à l'ambiguïté. A ceci près toutefois qu'un
décryptage du roman médical y relèvera un déplacement fréquent du
système des représentations tel que, par exemple, sous le discours
idéaliste de l'amour se lisent tels fantasmes sado-masochistes. Mais
l'essentiel demeure ce mécanisme par lequel le texte produit ses garanties à
l'égard du code en se métatextualisant. En est-il de meilleur exemple
que ces références citatives où le narrateur de La Nuit de bal tire caution
du prestige qu'apportent les « grands auteurs » qui ont exploité avant
lui la thématique médicale, ici Martin du Gard (« le cri de joie qui monta
spontanément de mon cœur en fête fut l'exclamation du jeune docteur
Antoine Thibault » p. 139), là Marcel Proust (« Souviens-toi de Proust,
de son docteur Cottard, à la fois grand clinicien et opiniâtre imbécile »,
p. 175)?
Participent également d'un appareil de l'intentionnalité les marques
les plus courantes par lesquelles un roman s'indexe, telles que titre,
préface, préambule, incipit. L'attention est aujourd'hui attirée sur ces
signaux. Leur énoncé présuppose que le texte est toujours synthétisable

9
et réductible, vers l'amont à un projet ou scénario, vers l'aval à une
conclusion ou à une interprétation. Ce renvoi dans le texte à une
origine et à une finalité est un autre lieu où s'informe l'intentionnalité.
On parlera à cet égard d'un cadrage du discours destiné à guider et à
contraindre la lecture. Mais cet appareil ne se limite pas à ces
indicateurs marginaux et on le voit gagner aussi le plein du texte. Se forment
alors des îlots de condensation dont on pourrait dire qu'ils «
titularisent » l'énoncé et qui servent de garde-fou, face au risque de
dispersion du sens. Points de repère et relais, ils soulignent le fait que de proche
en proche le discours, sous peine d'errer, doit aller droit devant et
parvenir à son but.
Pour recueillir quelques échantillons de ce travail du texte, nous
reviendrons à La Nuit de bal et à ses chirurgiens, dans un chapitre où,
en une phrase et sans bavures, le sens recteur est donné dès la seconde
page : « voir opérer le Patron, c'est vraiment comprendre ce qu'est
l'Opération, travail des mains par excellence, œuvre suprême et fin en
soi, art où tout dépend de l'homme même... ». Ce que nous pourrions
transcrire : Voir écrire (opérer) Soubiran, c'est vraiment comprendre ce
qu'est toute opération... Mais auparavant déjà et dès les premières
lignes, le sens selon le code, c'est-à-dire un sens itératif quant à l'idéologie
et anticipatif quant au récit, a connu un premier ancrage :

C'est long, ce matin. D'ailleurs, c'est toujours terriblement long,


chaque matin d'anesthésie. Le Patron, aidé par M. Legendre,
« fait un estomac »; il est en, train de recoudre l'intestin à la paroi
gastrique; à petits gestes précis, il pique son aiguille, tire sur le fil,
achève ses centaines de surjets minutieux à la fragilité desquels
est suspendue une vie humaine : sa célèbre « chirurgie des
couturières » (p. 281).

Entrée en matière mais tout autant grille équationnelle destinée à enserrer


tout le dire, à en circonscrire l'espace et à en produire le chiffre : ce matin =
matin d'anesthésie = faire un estomac = (sauver dans le suspens d'un
Acte) une vie humaine = (célébrer) la chirurgie.
Dans ce bref trajet qui va de la Circonstance au Sujet, tout le parcours
idéologique est par avance reconnu. On remarquera aussi que l'écriture
s'efforce de dissimuler sous une désinvolture feinte (« C'est long, ce matin »)
la gravité du Code, sa pompe. Puis commence le récit qui va se dérouler
avec, de relais en relais, de nouvelles formules condensatrices qui, à
chaque fois, valident et surdéterminent le texte. Il arrivera également
que la fonctionnalité narrative entre dans le jeu métatextuel, lui paye son
tribut en sollicitant tantôt la causalité, tantôt l'actantialité. Dans le
passage qui suit, une situation de communication est simulée, appelant,
face au « héros », la présence de comparses propres à fournir V « écoute »
d'une récapitulation du sens :

Marianne et Chavasse étaient revenus de leurs cours et


faisaient quelques pansements en m'attendant. Marianne
s'informa aussitôt de l'opération. Par prudence et un peu aussi par
lâcheté, j'évitai de lui raconter le retour imprévu et dramatique

10
du patron; j'avais peur qu'elle ne fît un coup de tête et qu'elle
n'allât s'accuser. Cette générosité, sûrement, eût été vaine. Que
pouvait-on espérer d'un Maître si odieusement autoritaire? J'étais
certain, maintenant, qu'il ne refuserait pas l'aubaine de ces trois
années supplémentaires, où il pourrait abuser de son reste
d'influence, s'obstiner, jusqu'à la fin, dans son erreur avec un
entêtement orgueilleux de vieillard (p. 292) [nous soulignons] .

Nous avons là, dans la trame du récit, l'exemple même du résumé


indicatif signalant les thèmes majeurs du message. Le texte se fige dans sa
signification, la signification dans son code (grand acte de l'opération,
dramatisme du retour, générosité contre autorité, maîtrise
chancelante, etc.).
Nous ne pousserons pas plus loin l'analyse de ces quelques formes
« métatextuelles », préférant, avant de terminer, prévenir une objection ou,
tout au moins, soulever un point de méthode. Est-il licite de généraliser
la notion, un peu risquée, de métatexte à partir d'une observation portant
sur une forme dégradée ou stéréotypée du romanesque? Ne rencontre-t-on
pas, chez Hugo et chez Flaubert, chez Proust et chez Aragon, des effets
variés de décrochage du texte, de reprise en synthèse du sens qui sont tout
le contraire d'une célébration du code et d'un figement? C'est évidemment
par souci démonstratif — souci de vouloir dire — que nous avons retenu
un exemple que l'on jugera grossier et où s'avoue une intentionnalité
forcée. Mais nous convenons qu'il faudrait poursuivre l'examen sur des
cas beaucoup plus complexes. Il s'y confirmerait, croyons-nous, outre que
la relation du roman à ses codes est toujours première, est toujours donnée,
qu'il est de la nécessité du texte de s'allier un métatexte, d'élaborer sa
signification sur un réseau double — à l'intérieur du moins de la tradition
reçue. La question, au total familière, est alors de savoir ce qui s'investit
et ce qui se joue dans cet écart entre les deux plans. Il serait rassurant de
pouvoir arrêter un critère de valeur ou de complexité selon lequel, chez l'un,
Céline par exemple, le métatexte subvertit le code, chez l'autre, Proust
peut-être, l'intentionnalité manifestée est feinte en vue d'un déplacement
du sens ou de la transformation de ce sens en signe. Mais la loi du Code
n'est pas aussi précaire. Sa légitimité, fondée sur l'itération et sur
l'univocité, restreint la « liberté » du langage et tend à reconduire les
inhibitions culturelles.

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