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Dubois Jacques. Code, texte, métatexte. In: Littérature, n°12, 1973. Littérature. Décembre 1973. pp. 3-11;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1973.1985
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1973_num_12_4_1985
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tualisation orienté qui, comme tout procès sémiotique, est présupposé
par — et présuppose un système ou un programme, virtuel ou réalisé 8 » .
La même notion se retrouve chez différents auteurs qui l'appliquent
à la signification en littérature, — de Roland Barthes dans S/Z (« La
Littérature est une cacographie intentionnelle ») à Charles Grivel dans
Production de l'intérêt romanesque (« le texte est toujours déjà lui-même
lecture »). Nous tenterons de la préciser ici dans les limites où le texte
donne à voir les indices de son codage. Bien entendu, il ne s'agit pas
d'en revenir aux « intentions d'auteur » (en conformité ou en rupture
avec le sens de l'œuvre). On ne ramènera pas le texte à son origine
subjective, mais on se souciera de faire apparaître qu'il établit son
programme comme son programme l'établit et qu'il s'entoure des marques
d'un projet qui lui permet de signifier. Parler de l'intentionnalité d'un
texte, c'est mettre l'accent, plutôt que sur sa signification immanente,
sur ce qui subsiste en lui d'un modèle de la communication. C'est donc
se reporter à son origine et à ses finalités, mais non telles qu'on peut les
connaître extérieurement à lui : telles qu'elles font partie de son
actualisation. Toujours à quelque degré, le texte se donne pour message émis
à partir d'une certaine instance et destiné à un certain usage (voire à
un certain usager). Il explicite sa visée et le lieu de son énonciation et,
centrant sa parole sur un certain axe, il lui confère statut. Cette
disposition du texte recoupe sans doute ce que la linguistique ou la sémiotique
désignent par énonciation. Mais elle ne se limite pas là et
l'intentionnalité s'étend aussi, par exemple, à des formes de la convocation en texte
du sujet de l'expression et de la communication — qu'il soit sujet
écrivant ou sujet lisant. Elle relève également de la valorisation du discours
par l'écriture ou par la thématique et touche aux rhétoriques —
rhétorique des tropes et rhétorique de l'argumentation. Certes, d'un texte
à l'autre, l'intentionnalité ne s'affirme pas toujours sur le même mode.
A chaque « genre », à chaque ensemble peut correspondre une
actualisation particulière du code de l'intention. Si nous comparons poèmes et
romans tels qu'ils apparaissent dans la tradition, nous trouverons dans
les premiers une forme d'ellipticité du discours susceptible d'oblitérer les
marques de renonciation (le statut du je parlant, par exemple). Le
roman, par contre, qui déploie son texte dans un espace plus vaste, à
l'intérieur d'une temporalité plus fortement accusée, sous le signe d'une
vraisemblance plus prescriptive, se contraint à donner des garanties plus
nombreuses quant à ses instances, à son usage, à ses visées. S'il ne s'agit
là que de différences relatives, nous en tiendrons cependant compte ici
même en prenant nos exemples du côté du roman.
Le texte met donc en place un modèle (ou des modèles) de
déchiffrement, un programme (des programmes) de décodage. Il est en cela
restrictif, puisqu'il balise l'univocité du sens. Il faudrait pouvoir
mesurer l'efficace de ce modèle et comment il détermine la lisibilité du texte 9.
Ce que relie la notation du regard éloquent, fil menu qui relève d'un
vraisemblable grossier quoique symboliquement connoté (les yeux au
milieu du masque concentrant, avec les mains, toute 1' « humanité » du
chirurgien), ce sont deux ensembles signifiants tout à la fois distincts,
placés comme sur deux plans différents, et réciproquement redondants.
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Le fragment 2 (le commentaire) s'offre comme prolongement
interprétatif du fragment 1 (la scène d'opération), destiné qu'il est à accroître
sa lisibilité, à lui apporter un complément de sens. Mais en fait il y a
relation d'obédience du premier au second fragment, car celui-ci détient
le sens « en programme » et réduit la scène au rôle d'ébauche incomplète
et illustrative de la signification. En somme, à cet endroit, le roman
reste pour une part en projet et l'ordre du code inverse celui de la
lecture. Ainsi prend corps un métatexte qui est comme la butée où vient
s'arrêter le déploiement textuel, face à l'idée, qui régit et qui restreint.
Dispensée d'aller jusqu'au bout de son mouvement, la scène se mue en
signifiant d'un signifié dont l'expansion est pure irruption de
l'idéologique.
Comme on le verra encore par la suite, le métatexte peut donc
prendre forme à partir d'une scission et d'un déplacement du sens. Mais
cette distance n'est pas systématiquement requise. Ce qui règle son
apparition est pour l'essentiel la marque visible d'une redondance. Il suffit
donc bien souvent que le texte affiche un taux trop élevé d'itération,
une information trop univoque ou isotopique par excès pour que l'on
puisse y reconnaître l'action d'un vouloir-dire. Toute ambiguïté
esthétique y est alors levée au profit d'intentions « démonstratives ». C'est
bien ce qui se produit avec le roman médical du type Soubiran ou
Slaughter, dont la qualification générique est déjà grosse d'intentions.
Pas de texte plus confiné dans une même configuration sémantique.
Le discours ne cesse d'y « médicaliser » son propos, de l'amour au
travail, des conflits aux fêtes, des décors aux objets. Chaque phase s'y
donne toujours comme extrait, extrait du vaste répertoire institutionnel
des représentations de la médecine : l'idéologie joue à plein, et ses
stéréotypes. On notera que cette saturation du texte par son propos et
par son projet a pour « finalité » une validation du discours. Le
discours s'énonce comme d'autant plus autorisé qu'il est constant dans sa
démarche, centré sur son objet. Il tire de sa redondance serrée la
garantie d'un vrai et d'un sérieux; ne laissant place à aucun interstice dans
sa masse, il ne laisse pas de jeu à l'ambiguïté. A ceci près toutefois qu'un
décryptage du roman médical y relèvera un déplacement fréquent du
système des représentations tel que, par exemple, sous le discours
idéaliste de l'amour se lisent tels fantasmes sado-masochistes. Mais
l'essentiel demeure ce mécanisme par lequel le texte produit ses garanties à
l'égard du code en se métatextualisant. En est-il de meilleur exemple
que ces références citatives où le narrateur de La Nuit de bal tire caution
du prestige qu'apportent les « grands auteurs » qui ont exploité avant
lui la thématique médicale, ici Martin du Gard (« le cri de joie qui monta
spontanément de mon cœur en fête fut l'exclamation du jeune docteur
Antoine Thibault » p. 139), là Marcel Proust (« Souviens-toi de Proust,
de son docteur Cottard, à la fois grand clinicien et opiniâtre imbécile »,
p. 175)?
Participent également d'un appareil de l'intentionnalité les marques
les plus courantes par lesquelles un roman s'indexe, telles que titre,
préface, préambule, incipit. L'attention est aujourd'hui attirée sur ces
signaux. Leur énoncé présuppose que le texte est toujours synthétisable
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et réductible, vers l'amont à un projet ou scénario, vers l'aval à une
conclusion ou à une interprétation. Ce renvoi dans le texte à une
origine et à une finalité est un autre lieu où s'informe l'intentionnalité.
On parlera à cet égard d'un cadrage du discours destiné à guider et à
contraindre la lecture. Mais cet appareil ne se limite pas à ces
indicateurs marginaux et on le voit gagner aussi le plein du texte. Se forment
alors des îlots de condensation dont on pourrait dire qu'ils «
titularisent » l'énoncé et qui servent de garde-fou, face au risque de
dispersion du sens. Points de repère et relais, ils soulignent le fait que de proche
en proche le discours, sous peine d'errer, doit aller droit devant et
parvenir à son but.
Pour recueillir quelques échantillons de ce travail du texte, nous
reviendrons à La Nuit de bal et à ses chirurgiens, dans un chapitre où,
en une phrase et sans bavures, le sens recteur est donné dès la seconde
page : « voir opérer le Patron, c'est vraiment comprendre ce qu'est
l'Opération, travail des mains par excellence, œuvre suprême et fin en
soi, art où tout dépend de l'homme même... ». Ce que nous pourrions
transcrire : Voir écrire (opérer) Soubiran, c'est vraiment comprendre ce
qu'est toute opération... Mais auparavant déjà et dès les premières
lignes, le sens selon le code, c'est-à-dire un sens itératif quant à l'idéologie
et anticipatif quant au récit, a connu un premier ancrage :
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du patron; j'avais peur qu'elle ne fît un coup de tête et qu'elle
n'allât s'accuser. Cette générosité, sûrement, eût été vaine. Que
pouvait-on espérer d'un Maître si odieusement autoritaire? J'étais
certain, maintenant, qu'il ne refuserait pas l'aubaine de ces trois
années supplémentaires, où il pourrait abuser de son reste
d'influence, s'obstiner, jusqu'à la fin, dans son erreur avec un
entêtement orgueilleux de vieillard (p. 292) [nous soulignons] .
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