Vous êtes sur la page 1sur 16

Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications http://www.patrick-charaudeau.com/Les-conditions-de-comprehension-du,62.

html

Les conditions de compréhension du sens de discours


in Langage en FLE Texte et compréhension, Revue ICI et LÀ, Madrid, Soc. General Española de Librería

Le thème de ce colloque — “Texte et compréhension” — exige que l’on ait à proposer une définition de ce
qu’est le “texte” et une position quant à la façon de traiter le phénomène de la “compréhension”.

Pour ce faire il faudrait passer en revue les différents définitions et points de vue qui courent dans notre
vaste domaine scientifique psycho-socio-sémio-linguistique (de la psychologie cognitive à la linguistique du
discours en passant par la sémantique cognitive, la sémiotique et une certaine sociolinguistique) sur ces
deux réalités empiriques, et, comme pour la rédaction d’une thèse, en faire une critique raisonnée avant
de présenter sa propre vision des choses.

Loin de moi cette idée, dans le cadre d’une communication de colloque. Je voudrais seulement pointer les
problèmes qui, de mon point de vue, se posent pour le traitement de chacune de ces deux questions : «
qu’est-ce que le texte ? », « qu’est-ce que le problème de compréhension ? ».

Pour le “texte”, il m’apparaît que depuis longtemps — je veux dire depuis au moins le temps de la
Rhétorique — se pose le problème de savoir si le sens dont celui-ci est porteur (je ne touche pas ici à
l’autre problème qui concerne les critères de segmentation du texte) existe en lui-même, indépendamment
de ses conditions de production, ou au contraire s’il dépend intrinsèquement de celles-ci et donc de son
producteur, le sujet parlant ou écrivant. Autrement dit, se pose le problème de savoir si l’on considère que
le texte parle par lui-même ou s’il témoigne de la parole de quelqu’un.

Roland Barthes, naguère, dans sa présentation du numéro 19 de la revue Communications consacré au


“Texte” (1979) opposait le « ça parle » qui caractériserait un texte sans auteur au « je parle » qui serait le
résultat de « cette longue opération à travers laquelle un auteur (un sujet énonciateur) découvre (ou fait
découvrir au lecteur) l’irréparabilité de sa parole… » (p.5).

J’aurais envie de dire pour ma part qu’un texte considéré hors de ses circonstances de production est en
effet porteur de sens, mais d’un sens ouvert, pluriel, non encore domestiqué, témoignant de multiples voix
(le “ça” de R. Barthes). En revanche, un texte considéré dans les circonstances qui l’ont produit est porteur
de sens, encore pluriel, mais cette fois filtré, organisé, ordonnancé, bref domestiqué par le projet de parole
de celui qui en est le géniteur (le “je” de R. Barthes). Dans le premier cas nous aurions affaire à du
discours, nous serions en pleine “discursivité”, dans le second à un texte, nous serions en pleine
“textualité”.

S’agissant du phénomène de la “compréhension”, il m’apparaît que se pose un double problème :

— d’une part se pose le problème qui consiste à se demander s’il existe, ou non, une structuration de la
perception du monde avant la structuration linguistique, et donc une compréhension du monde
indépendante du langage verbal. Autrement dit, si la transformation des perceptions sensorielles en
représentations mentales à propriétés symboliques se fait indépendamment du langage verbal ou à travers
celui-ci. Évidemment, même lorsque l’on met en regard les positions des psycho-cognitivistes et des
sémanticiens cognitivistes celles-ci ne sont pas aussi tranchées, du moins dans les déclarations d’intention.
Il n’empêche que quand on lit les travaux des uns et des autres, on voit bien, au-delà d’une certaine
alliance objective, ce qui les sépare : d’un côté est visée une expérimentation qui cherche à neutraliser le
plus possible les propriétés spécifiques au langage comme discours, pour rendre compte de propriétés
cognitives générales, de l’autre est visée une description qui cherche à rendre compte des propriétés du
langage pour lui-même [1].

— d’autre part se pose le problème qui consiste à se demander si le sens dont on rend compte lors de la
description d’énoncés effectivement produits doit tenir compte, ou non, de la situation dans laquelle a été
produit cet énoncé. Ce qui nous ramène à la problématique du “texte” ci-dessus évoquée, mais ici en
termes légèrement différents : est-on fondé à procéder à une première analyse du “sens hors situation”
avant d’en arriver à un “sens en situation”. Autrement dit : existe-t-il un sens de langue indépendant d’un
sens de discours ?

Les sciences du langage, qui au départ ne se posaient pas ce genre de problème (malgré la dichotomie
“langue/parole” de Saussure, dans laquelle la “parole” a un statut d’extériorité par rapport à la langue,
puisque celle-ci est complètement conformée avant son utilisation comme parole), se divisent sur ce point
: celles qui étudient les systèmes de la langue dans leur conceptualisation, sans tenir compte des
situations particulières de mise en discours — même lorsque ces systèmes sont étudiés dans une
perspective pragmatique [2] —, celles qui étudient les relations entre les énoncés et les conditions sociales
dans lesquelles ils ont été produits.

Le débat sur ces deux questions est loin d’être clos, mais il me faut maintenant dire quelle est ma propre
position dans celui-ci, position qui n’a que la force des postulats qui la sous-tendent.

Le texte
Le texte, sans préjuger de ce que pourrait être son unité ni ses critères de délimitation, est la résultante
(au sens que la physique donne à ce terme) des diverses composantes d’un processus qu’on appelle
processus de communication et qui consiste en une transaction de sens entre deux partenaires liés, en
partie, par une même finalité actionnelle, ce qui me fait dire — avec d’autres [3] — que ce sens est le
résultat d’une co-construction et qu’il ne se réalise pleinement que finalisé.

Cette définition permet de proposer une première simulation de ce processus dans lequel chacun de ces
partenaires joue un rôle qui lui est propre :

 d’un côté un partenaire qui se trouve devant le problème d’avoir à signifier, à certaines fins, un
monde à l’adresse d’un autre, en le configurant (sens-forme) à travers un acte de discours. Il s’agit
d’un producteur-metteur en scène de sens. On l’appelle sujet communiquant.
 de l’autre côté, un partenaire qui se trouve devant le problème d’avoir à reconnaître, à certaines
fins, un monde déjà signifié par un autre, en le décryptant (forme-sens) à travers un acte
d’interprétation. Il s’agit d’un récepteur-décrypteur. On l’appelle sujet interprétant.

Cette première simulation correspond aux quatre principes sur lesquels repose le postulat d’intentionnalité,
et que j’ai déjà défini par ailleurs [4], à savoir : le principe d’altérité qui pose que tout processus de
communication se construit à travers une interaction (réelle ou supposée) entre deux partenaires, le
principe d’influence qui pose que chacun de ces partenaires cherche à modifier les comportements ou les
pensées de l’autre, le principe de régulation qui pose que chacun de ceux-ci doit gérer l’échange de
manière à le rendre possible, enfin le principe de pertinence qui pose que les partenaires, pour rendre le
processus valide, doivent avoir un certain savoir en commun.

Ce sont ces quatre principes qui expliquent que l’on soit amené à définir le processus de communication en
termes de “co-construction du sens” et de “sens finalisé”.

Le texte, comme résultante, est donc une configuration de sens réalisée au terme du processus de
communication ; il s’institue en objet de transaction dans un cadre d’intentionnalité qui détermine une
finalité interactionnelle ; il est donc gros d’une part des “conditions de réalisation” de ce processus,
lesquelles surdéterminent, en partie les deux partenaires (« ça parle »), d’autre part du “projet de parole”
propre à chacun d’eux (« je parle »).

Les opérations des sujets de la communication


Dans une deuxième simulation j’essaierai de présenter les opérations de construction du sens auxquelles
se livrent, chacun à sa façon, ces deux types de sujets.

Le “sujet communiquant”

Pour signifier le monde à l’adresse d’un autre, à certaines fins, on dira que le sujet communiquant doit
intervenir dans deux espaces d’organisation du sens : un espace de “thématisation” et un espace de
“relation”.

a) Dans l’espace de “thématisation”, il se livre à plusieurs types d’opérations langagières qui consistent à
rendre compte d’un mode d’existence des êtres du monde (opération d’identification), de leurs propriétés
(opération de qualification), de leurs changements d’état (opération de représentation des faits et actions),
de leur raison d’être et de faire (opération d’explication).

Pour mettre en œuvre ces différentes opérations qui articulent sens et formes— c’est cela la “sémiotisation
du monde” —, il lui faut :

— d’une part, mobiliser le sens des mots et leurs règles de combinaison. Le sens des mots résulte d’un
processus sémantico-cognitif d’ordre catégoriel qui consiste, dans un mouvement centripète de
structuration du sens, à attribuer aux mots des traits distinctifs les caractérisant, étant donné le réseau de
relations dans lequel ils se trouvent insérés. Cette activité classificatoire détermine les “instructions de
sens” (ou, comme le propose F.Rastier-1991, les “molécules sémiques”) descriptives et fonctionnelles qui
s’attachent aux mots selon un certain degré de “typicalité” [5]. Ainsi, en mobilisant le sens des mots le
sujet communiquant construit un sens que l’on pourra appeler littéral ou explicite, un sens de langue qui se
mesure selon des critères de cohésion. [6]

— d’autre part, construire un sens qui corresponde à son intentionnalité, qui lui permette de passer du
sens de mots au sens de son discours. Pour ce faire, il doit suivre un processus sémantico-cognitif qui
consiste, dans un mouvement centrifuge de structuration du sens, à mettre en relation les mots et
séquences porteuses de sens de langue avec d’autres mots et séquences qui se trouvent enregistrés dans
la mémoire expériencielle du sujet. Il s’agit là d’un processus d’ordre inférentiel qui produit des
glissements de sens (d’ordre métonymique ou métaphorique) construisant des “topoï” (O. Ducrot) ou des
“stéréotypes” (H. Putnam). Ainsi, en se livrant à cette activité, souvent appelée intertextuelle ou
interdiscursive, le sujet communiquant construit un sens que l’on pourra appeler indirect ou implicite, un
sens de discours qui se mesure selon des critères de cohérence [7].

b) Dans l’espace de “relation”, le sujet communiquant se livre à des opérations destinées à signifier à la
fois la finalité de l’acte de communication et l’identité des protagonistes de la transaction.

Pour ce faire, il doit fournir (ou simplement tenir compte) des indices sémiologiques qui rappellent la
situation socio-institutionnelle dans laquelle se trouvent les partenaires, c’est-à-dire les “scénarios” d’action
et les “identités” socio-communicatives par lesquels ils sont liés et qui sont inclus dans ce que nous
appelons le “contrat de communication” ; mais il doit également fournir, à travers l’organisation
énonciative de son discours, les indices de son “identité discursive”. Ainsi en est-il du “statut d’autorité”
(identité socio-institutionnelle) et de l’ “énonciation d’un ordre” (identité discursive).

Voilà comment se fait la mise en texte. Une mise en texte qui consiste, non pas seulement à décrire du
sens, mais à problématiser du sens en fonction d’une part des contraintes qui sont apportées par le contrat
de communication et d’autre part du projet de parole propre au sujet communiquant, à travers une
certaine organisation des espaces de “thématisation” et de “relation” qui construira du sens de langue et
du sens de discours.

Le “sujet interprétant”

Pour décrypter le texte qui lui est adressé et tenter d’y découvrir le “monde déjà signifié” par le sujet
communiquant dans une finalité qui devrait être commune aux deux, le sujet interprétant doit se livrer à
différentes opérations à partir de la perception des marques formelles du texte (en fait il s’agit du “co-
texte”) :

— d’une part, il lui faut reconnaître le sens des mots qui résulte d’une catégorisation sémantico-
linguistique, reconnaître les “instructions de sens” ou “molécules sémiques” les plus probables (il s’agit ici
en effet d’un calcul de probabilité) qui s’attachent aux mots, et dont la cohésion contextuelle devra
permettre de reconnaître les opérations d’identification, de qualification, etc… qui ont présidé à la
construction du sens de langue du monde signifié par le sujet communiquant.
Ce processus d’ordre catégoriel qui aboutit à la reconnaissance du sens de langue peut s’appeler
“compréhension”.

— d’autre part, il lui faut reconnaître le sens qui résulte d’une catégorisation sémantico-discursive, c’est-à-
dire (re)construire le sens indirect, implicite le plus vraisemblable (on est ici en effet dans un calcul de
plausibilité) en fonction des mises en relation (intertextualité) qui peuvent être faites entre les séquences
du texte porteuses de sens de langue et d’autres séquences se trouvant dans le co-texte. Ce sont ces
opérations d’ordre inférentiel qui permettent de (re)construire la “problématisation” du sens de discours
qui se trouve dans le monde signifié par le sujet communiquant (à moins que le sujet interprétant
aboutissent à une problématisation qui lui soit propre ce qui stigmatise le “malentendu”). C’est au degré de
cohérence du travail inférentiel que se mesure la vraisemblance du sens de discours.

— enfin (mais cet n’est pas le terme d’une succession d’étapes, ces opérations pouvant se faire
simultanément ou dans un ordre que l’on ignore encore), il lui faut reconnaître le cadre contractuel dans
lequel s’inscrit l’acte de communication et qui surdétermine la finalité de celui-ci et l’identité de ses
partenaires, pour que mettant en relation les marques du texte avec les caractéristiques de ce cadre il
procède à d’autres inférences qui témoigneront de la finalisation du monde signifié (détermination de
“visées communicatives”) par le sujet communiquant (à moins que, une fois de plus, le sujet interprétant
construise une finalisation qui lui soit propre, ce qui stigmatisera un autre type de malentendu).
C’est au degré d’ajustement du travail inférentiel texte-cadre contractuel que se mesurera la justesse
(c’est-à-dire la “validation”) du sens de discours.

Ce double processus (discursif et situationnel) d’ordre inférentiel qui aboutit à la reconnaissance-


construction du sens de discours problématisé et finalisé peut s’appeler “interprétation”.

Il en résulte un certain nombre de conséquences que je donnerai en conclusion.

Compréhension/interprétation/intercompréhension
Le terme de compréhension peut être compris dans un sens large ou restreint.

Dans un sens large, il se réfèrerait à l’ensemble du processus cognitif auquel se livre le sujet qui se trouve
face à un texte.

Dans un sens restreint, il se référerait à une partie seulement de ce processus. Celui qui consiste à
reconnaître le sens de langue qui se trouve contenu dans un texte. Sens de langue dont on sait qu’il ne
constitue pas le tout du/des sens d’un texte, mais dont on sait également qu’il constitue un incontournable
pour saisir les sens d’un texte, une base à partir de laquelle pourront être construits divers autres sens
inférentiels.

On a déjà dit que personne (aucun lecteur, aucun récepteur) ne saisit la totalité signifiante d’un texte,
parce que si l’on peut considérer que tout texte est gros de potentialités signifiantes, celles-ci ne sont que
partiellement activées — “réifiées”, diraient les psychanalystes —, par chacun des lecteurs, et même,
faudrait-il ajouter, différemment activées selon le type de lecteurs.

Seulement, on voit maintenant, à partir des propositions faites ici, à quoi tiennent ces différentes
activations. Au fait que le travail de décryptage, du lecteur consiste, non seulement à reconnaître du sens
de langue, mais aussi à construire du sens de discours en fonction de ses aptitudes à reconnaître-
construire des inférences, les unes issues d’une mise en relation intertextuelle, les autres d’une mise en
relation situationnelle. C’est cette activité inférentielle qui finalise l’acte de décryptage que j’appellerai alors
acte d’interprétation.

Autrement dit, si l’acte de compréhension se limite à reconnaître du sens de langue, l’acte d’interprétation
consiste à mettre ce sens de langue en relation avec les conditions qui président à la finalisation
pragmatique de l’acte de communication. Ainsi, le “monde signifié” construit par le sujet communiquant, et
qui se trouve contenu dans un texte, devient, au regard de plusieurs sujets récepteurs possibles, pour une
part un monde communément signifié (“compréhension”), pour une autre part un monde diversement
signifié, chaque sujet récepteur étant un agent de cette diversification.

Pour mieux me faire comprendre, je voudrais faire un parallèle entre ce point de vue et celui de Paul
Ricœur (1983) qui propose ce qu’il appelle les « trois mimesis » qui président à la construction du récit,
lesquelles permettent d’expliquer comment on passe de l’expérience du temps et de l’action à leur
représentation.
Pour P. Ricœur, je le rappelle, la mimesis 1 (M1) est le lieu d’une “préfiguration”, dans le champ pratique
de l’expérience vécue comme “discordance”, du temps et de l’action qui sont saisis dans des structures
intelligibles.

La mimesis 2 (M2) est le lieu de construction du récit, de sa “configuration” comme réponse de


“concordance” à la “discordance” de l’expérience temporelle, où se construit ce que P. Ricœur nomme l’
“identité narrative”.

La mimesis 3 (M3) est le lieu de “refiguration” du temps du récit par l’acte de lecture, le temps du “narré”
devenant le temps du “raconté”.

Nous pourrions étendre ce cadre à l’ensemble du phénomène de la construction-reconstruction de la


signification d’un texte :

 une M1 comme lieu de “préfiguration” de la signification, le “monde à signifier” dont j’ai parlé, qui
est perçu et structuré en relation avec un savoir expérienciel comme première réponse
d’intelligibilité du monde, de “concordance” à un état de chaos, de “discordance” du monde. Reste
le problème de savoir si cette première saisie, cette première symbolisation du réel se fait avant ou
à travers le langage, ce que ne nous dit pas Ricœur. En tout cas, gageons que cette perception
serait d’ordre ontologique [8].
 une M2 comme deuxième ordonnancement de la signification qui se ferait à partir du possible
ordonnancement de M1, à l’aide des divers modes d’organisation du discours et qui aboutirait à ce
que j’ai appelé un “monde signifié” et “finalisé” par le sujet communiquant.
 une M3 comme réordonnancement (partiel) de la signification qui se ferait à partir, à la fois, d’une
possible reconnaissance de la perception du monde en M1 et de celle de la structuration du monde
signifié en M2.

Reconnaître du sens en M2 en relation avec M1 serait “comprendre” ; refigurer du sens en M3 à partir de


M2 et du cadre situationnel serait “interpréter”. Ceci explique que chacun de ces stades de mimesis
constitue en quelque sorte une préfiguration de la configuration-refiguration de la signification de l’autre
stade, et qu’interpréter un texte consiste, en paraphrasant Ricœur lui-même, en une “rectification sans fin
d’une signification antérieur, par une signification ultérieure”.

Du même coup, ce que l’on appelle l’ “intercompréhension” ne peut être conçue que comme une
supputation sur, non pas la reconnaissance du sens de langue qui est un minimum obligé, faute de quoi il
n’y aurait aucune compréhension, mais le degré de recouvrement entre le sens du discours projeté par le
sujet communiquant, et celui construit par le sujet interprétant. Par définition il ne peut jamais y avoir de
recouvrement total entre les deux constructions, si l’on admet que l’univers expérienciel de chacun de ces
deux sujets ne peut être en tout point identique à l’autre.

Cette façon de traiter le problème de la signification d’un texte témoigne de ce que j’appelle : une
“sémiolinguistique du discours”. Celle-ci s’inscrit dans une problématique qui a pour objectif d’articuler les
opérations cognitives d’ordre linguistique avec des opérations cognitives d’ordre psycho-socio-
communicatives, à travers un sujet du discours qui en est le lieu-carrefour de construction.

Patrick Charaudeau
Centre d´Analyse du Discours
Université de Paris 13
Le 20 novembre 1993

BIBLIOGRAPHIE
BARTHES R. (1972) : “Jeunes chercheurs”, revue Communications n°19, Le texte. De la théorie à la
recherche, Paris, Seuil.
CHARAUDEAU P. (1993a) : “Apropos des débats médiatiques : l’analyse de discours des situations
d’interlocution”, revue Psychologie française n°38-2, Paris, Dunod.
CHARAUDEAU P. (1993b) : “Des conditions de la mise en scène du langage”, in L’esprit de société,
Bruxelles, Mardaga.
CHARAUDEAU P. ( à paraître) : “Catégories de langue, catégories de discours et contrat de
communication”, in actes du colloque du CEDISCOR, à paraître in Les carnets du Cediscor, Paris, Presses
de la Sorbonne nouvelle.
CHARAUDEAU P. ( à paraître) : “Rôles sociaux et rôles langagiers”, à paraître in Actes du Colloque sur Les
interactions verbales, Aix-en Provence.
DUBOIS D. (1991) : Sémantique et cognition, Paris, éd. du CNRS.
HABERMAS J. (1987) : Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard.
PARRET H. (éd.) (1991) : La communauté en paroles, Bruxelles, Mardaga.
PATRY R. (1993) : “L’analyse de niveau discursif en linguistique : cohérence et cohésion”, in Tendances
actuelles en linguistique générale, Nespoulos J.L. (éd.), Lausanne, Delachaux et Niestlé.
PUTNAM, H. (1970), “Is Semantics Possible ?”, in Putman (1975), Mind, Language and Reality,
Philosophical Papers II, Cambridge.
RASTIER F. (1991) : “Peut-on définir sémantiquement le prototype ?”, revue Sémiotiques vol.1, n°1, Paris,
Didier Erudition.
RICOEUR P. (1983) : Temps et récit I, Paris Seuil.

[1] Cela apparaît à la lecture des ouvrages consacrés à ce sujet : Sémantique et cognition, sous la
direction de D.Dubois, éd. du CNRS, 1991 ; Sémantique cognitive, revue Communications, n°53, Seuil,
1991 ; Cognition et Langage, revue Langages, n°100, Larousse,1990 ; Le traitement cognitif du texte,
revue Psychologie française, n°36-2, Dunod, 1991.

[2] En effet, il ne suffit pas de décrire la force illocutoire d’un énoncé pour prétendre tenir compte des
conditions de son énonciation.

[3] Ceux, philosophes du langage, qui comme F.Jacques ou H.Parret postulent que toute parole est
communautaire (voir : La communauté en paroles, Parret H.(éd.), Mardaga, 1991), ceux qui, comme
P.Bange, se réclament d’Habermas et de sa “théorie de l’agir communicationnel”, ceux, psychosociologues
du langage (C.Chabrol, R.Ghigliione), qui travaillent autour de la notion d’”influence”.

[4] Voir P. Charaudeau (à paraître) : “Rôles sociaux et rôles langagiers”, Actes du colloque sur l’interaction,
Aix-en-Provence, septembre 1991.

[5] S’agissant de traits sémantiques, je préfère pour ma part employer le terme “spécificité”, indiquant que
ceux-ci s’attachent aux mots de façon “propre” mais “non exclusive”.

[6] Il s’agit de la notion qui, avec celle de “cohérence”, est utilisée dans les études portant sur ce que l’on
pourrait appeler la “discursivité linguistique”, et dont une excellente présentation est faite par R. Patry in
Tendances actuelles en linguistique générale (voir bibliographie).

[7] Voir note 6.

[8] Et il faudrair ajouter d’ordre “praxéologique” puisqu’il s’agit d’un ordonnancement à travers le vécu.

Patrick Charaudeau - Livres, articles, http://www.patrick-charaudeau.com/Discours-journalistique-


publications et.html

Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives

Revue SEMEN 22, Énonciation et responsabilité dans les médias, Presses Universitaires de Franche-Comté,
Besançon, novembre

Introduction

Je rappellerai ici quelques présupposés du modèle socio-communicationnel d’analyse du discours dans


lequel je me situe, et sans lesquels mon propos perdrait de sa pertinence.

Tout acte de langage est un acte d’échange interactionnel [1] entre deux partenaires (sujet communicant et
sujet interprétant) liés par un principe d’intentionnalité, cet échange se produisant toujours dans une
certaine situation de communication.

Le sujet communicant, en prenant possession de la parole s’institue en sujet énonçant, ou énonciateur, et


institue du même coup le sujet interprétant en sujet destinataire. Le positionnement du sujet énonciateur
dépend donc des données de la situation de communication dans laquelle se trouve le sujet communicant.
Ces données sont d’ordre socio-communicationnel dans la mesure où elles déterminent, en même temps et
dans des rapports de réciprocité, la nature identitaire des partenaires de l’échange, la relation que ceux-ci
entretiennent entre eux [2], la visée d’influence qui justifie le fait de prendre la parole [3]. Ce qui me fait
définir la situation de communication comme un cadre fonctionnel instaurant des places et des relations
autour d’un dispositif qui détermine : l’identité des sujets en termes de statuts et de rôles selon certains
rapports hiérarchiques, la finalité de la relation en termes de visées pragmatiques (de "prescription",
d’"incitation", d’"information", d’"instruction", etc. [4]), le propos échangé en termes d’univers de discours
thématisé (à ce niveau "macro-thématisé"), les circonstances matérielles selon le type de situation locutive
(interlocutive/monolocutive) et de support de transmission de la parole (écrit, audio-oral, audio-visuel, etc.).

Ces données fournissent (imposent) au sujet parlant des « instructions discursives » sur la façon de se
comporter en tant qu’énonciateur, à propos de l’identité qu’il doit attribuer à son partenaire en tant que
sujet destinataire, à propos de la façon d’organiser son discours (de manière descriptive, narrative et/ou
argumentative), sur les topiques sémantiques qu’il doit convoquer. Cet ensemble de données externes et
d’instructions discursives constituent ce que j’appelle un « contrat de communication », ou genre
situationnel, qui surdétermine (en partie) les partenaires de l’échange. Ainsi peuvent être distingués divers
types de contrats (ou genres situationnels), tel le publicitaire, le politique, le didactique, le médiatique, etc.
[5]

Ici, il sera question de ce dernier, le médiatique, à propos duquel sera traitée plus particulièrement la mise
en scène énonciative.

Du contrat de communication médiatique au contrat d’énonciation journalistique

Encore une précision résultant des considérations précédentes : à force d’échanges langagiers, les
comportements des partenaires se stabilisent en instaurant des normes communicationnelles. Ainsi se
construisent des types de situation de communication qui, comme on vient de le dire, assignent des places et
des rôles aux instances de l’échange et définissent leurs relations autour d’un dispositif socio-
communicationnel. Mais il ne faut pas confondre ce dispositif avec l’acte de mise en scène du discours. Le
dispositif fait partie des conditions contractuelles de production de l’acte langagier, avec les instructions qu’il
donne au sujet, mais il n’en constitue pas la totalité. C’est pourquoi il convient de distinguer acte de
communication (englobant) et acte d’énonciation (spécifiant), et donc situation de communication et
situation d’énonciation [6].

Mais en même temps, il y a rapport de réciprocité non symétrique entre les deux. Si la situation de
communication surdétermine en partie le sujet en lui imposant des instructions discursives, celui-ci dispose
d’une certaine marge de liberté pour procéder à une mise en scène énonciative qui respecte ces instructions,
mise en scène qui d’ailleurs peut avoir, à terme, une influence sur le contrat lui-même [7].

C’est en me basant sur cette distinction que je propose de distinguer contrat de communication médiatique
et contrat d’énonciation journalistique : le premier renvoie aux caractéristiques du dispositif impliquant une
instance de production médiatique et une instance de réception-public, reliés par une visée d’information ; le
second correspond à la façon dont l’énonciateur journaliste met en scène le discours d’information à
l’adresse d’un destinataire imposé en partie par le dispositif et en plus imaginé et construit par lui.
Examinons donc ce jeu entre dispositif, instructions discursives et positionnement énonciatif du sujet
journaliste.

Le contrat médiatique a été décrit dans mon ouvrage sur le discours d’information [8] et donc je me conterai
d’en rappeler les données essentielles. L’information médiatique est déterminée par un dispositif dont les
caractéristiques sont les suivantes.
Une instance de production composite comprenant divers acteurs ayant chacun des rôles bien déterminés,
ce qui rend difficile l’attribution de la responsabilité des propos tenus. Cependant, cette instance se définit
globalement à travers cinq types de rôles qui englobent tous les autres : de chercheur d’informations, ce qui
la conduit à s’organiser pour aller aux sources de ces informations (réseau avec les Agences de presse,
correspondants de terrain, envoyés spéciaux, relais d’indicateurs) ; de pourvoyeur d’informations, ce qui
l’amène à sélectionner l’ensembles des informations recueillies en fonction d’un certain nombre de critères
(voir ci-dessous la double finalité) ; de transmetteur d’informations, ce qui la conduit à mettre en scène les
informations sélectionnées en fonction d’un certain nombre de visées d’effet, et en jouant sur des manières
de décrire et de raconter ; de commentateur de ces informations, ce qui l’amène à produire un discours
explicatif tentant d’établir des relations de cause à effet entre les événements (ou les déclarations) rapportés
; enfin, de provocateur de débats destinés à confronter les points de vue de différents acteurs sociaux.

Une instance de réception, elle aussi composite, mais sans détermination de rôles spécifiques, ce qui la rend
on ne peut plus floue. On sait qu’en réalité, cette instance est double, car il ne faut pas confondre l’instance-
cible, celle à laquelle s’adresse l’instance de production en l’imaginant, et l’instance-public, celle qui reçoit
effectivement l’information et qui l’interprète [9]. Cette dernière est difficile à saisir, ce qui n’empêche pas
l’instance médiatique de tenter de la cerner à grands coups de sondages et enquêtes. Dès lors, l’instance-
cible devient une construction imaginée à partir des résultats de ces sondages, mais surtout à partir
d’hypothèses sur ce que sont les capacités de compréhension du public visé (cible intellective), ses intérêts et
ses désirs (cible affective) [10].

Quant à la finalité de ce contrat, on sait qu’elle est double : une finalité éthique de transmission
d’informations au nom de valeurs démocratiques : il faut informer le citoyen pour qu’il prenne part à la vie
publique ; une finalité commerciale de conquête du plus grand nombre de lecteurs, auditeurs,
téléspectateurs, puisque l’organe d’information est soumis à la concurrence et ne peut vivre (survivre) qu’à
la condition de vendre (ou d’engranger des recettes publicitaires). La finalité éthique oblige l’instance de
production à traiter l’information, à rapporter et commenter les événements de la façon la plus crédible
possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de crédibilité. La finalité commerciale oblige l’instance
médiatique à traiter l’information de façon à capter le plus grand nombre de récepteurs possible : elle se
trouve surdéterminée par un enjeu de captation [11].

Ces données du dispositif médiatique assignent au sujet journaliste, en tant qu’énonciateur, certaines
instructions discursives qui peuvent varier selon qu’elles obéissent à l’enjeu de crédibilité ou de captation.

Tout d’abord, des instructions sur le positionnement énonciatif, au regard du possible « engagement » du
sujet énonçant : l’enjeu de crédibilité exige de celui-ci qu’il ne prenne pas parti [12]. D’où une délocutivité
obligée de l’attitude énonciative qui devrait faire disparaître le Je sous des constructions phrastiques
impersonnelles et nominalisées. Ce n’est pas à proprement parler de l’objectivité, mais c’est le jeu de
l’objectivité par l’effacement énonciatif [13]. On verra, cependant, que l’enjeu de captation le conduira
parfois à prendre position.

Ensuite, l’événement ayant été sélectionné (selon des critères de saillance [14]), il s’agit pour le journaliste
de rapporter les faits de la façon la plus précise possible, avec, comme on le dit en narratologie, un point de
vue de narrateur externe qui tenterait de décrire fidèlement la succession des faits, et de mettre en évidence
(ou à suggérer quand il n’en a pas la preuve) la logique d’enchaînements entre ceux-ci. Il en est de même
pour l’activité qui consiste à rapporter des paroles, des déclarations, des discours et les réactions qui
s’ensuivent. La mise en scène de ce que l’on appelle le discours rapporté devrait également satisfaire à un
principe de distance et de neutralité qui oblige le rapporteur journaliste à s’effacer, et dont la marque
essentielle est l’emploi des guillemets encadrant le propos rapporté. C’est là encore se soumettre à l’enjeu
de crédibilité, mais on verra que ces principes de distance et de neutralité ne sont pas toujours respectés à
des fins de captation.

Le discours journalistique ne peut se contenter de rapporter des faits et des dits, son rôle est également d’en
expliquer le pourquoi et le comment, afin d’éclairer le citoyen. D’où une activité discursive qui consiste à
proposer un questionnement (sans cadre de questionnement pas d’explication possible), élucider différentes
positions et tenter d’évaluer chacune de celles-ci [15]. Une fois de plus, l’enjeu de crédibilité exige que le
journaliste énonciateur —souvent spécialisé ou chroniqueur— ne prenne pas lui-même parti, qu’il explique
sans esprit partisan et sans volonté d’influencer son lecteur. Mais on verra plus loin pour quelles raisons il
s’agit là d’un exercice quasi impossible, ce discours ne pouvant être ni vraiment didactique, ni vraiment
démonstratif, ni vraiment persuasif. Sans compter que l’enjeu de captation tire parfois ces explications vers
des prises de positions et des explications plus dramatisantes qu’éclairantes.

Enfin, les caractéristiques de la vie en société dans un régime démocratique étant d’alimenter l’espace de
discussion public pour mieux délibérer et décider de son action citoyenne, l’instance journalistique se donne
un rôle d’initiateur et d’animateur de ce débat par l’organisation de rencontres de personnalités politiques,
de face à face entre politiques et diverses instances citoyennes, d’interviews de ces mêmes personnes, de
tribunes d’opinions, etc. Selon les formes que prend ce débat social, le rôle du journaliste est varié :
complètement effacé lorsqu’il donne la parole à des personnalités extérieures au journal dans les tribunes
d’opinion, ou quand il se contente de jouer le rôle de « sablier », de distributeur du temps de parole, dans les
débats télévisés, il peut être très présent dans la façon de mener une interview et d’interpeller les acteurs de
la vis sociale. Ici, les principes de distance et de neutralité sont encore plus difficiles à tenir, car c’est le
journaliste qui procède à la sélection des invités extérieurs, à la distribution des paroles et c’est lui qui par
ses questions impose des cadres de questionnement. Parfois même l’enjeu de captation peut entraîner le
journaliste à exacerber les antagonismes de façon à provoquer une polémique qui relève plus d’un spectacle
pugilistique que d’un débat d’opinions.

Les frontières énonciatives du discours journalistique

Le journaliste doit raconter, expliquer, capter, mais ce n’est point en historien, en savant, en politique.

La frontière du récit historique

L’histoire est une discipline qui, avec sa technique de recueil des données dans les archives, sa méthode
critique et ses principes d’interprétation, rapporte des événements du passé en en proposant une vision
explicative. Le discours journalistique confronté à la façon de relater les événements qui viennent de se
produire ne peut prétendre à une méthode du même type.

Tout d’abord, évidemment, en raison de son rapport au temps. Le temps de l’histoire n’est pas celui des
médias. Les événements rapportés par les médias doivent faire partie de « l’actualité », c’est-à-dire d’un
temps encore présent, considéré nécessairement comme tel, car il est ce qui définit (fantasmatiquement) «
la nouvelle ». Celle-ci a donc une existence en soi, autonome, figée dans un présent de son énonciation. Les
événements dont s’occupe l’histoire appartiennent à un passé qui n’a plus de connexion avec le présent et
dont l’existence dépend d’un réseau événementiel d’avant et d’après, de passé et de présent que l’historien
doit ordonner et rendre cohérent. Le temps des médias n’a pas d’épaisseur, alors que celui de l’histoire n’est
qu’épaisseur, et l’événement qui s’y trouve est comme un îlot perdu dans un espace archipélique dépourvu
de tout principe de cohérence. Sans compter qu’un autre aspect du temps différencie la démarche historique
de la démarche médiatique : la première s’étend dans un long temps de recherche de données, de
vérifications, de recoupements, qui établit une grande distance entre le moment de l’investigation et le
moment du récit, alors que la deuxième ne vit que dans l’immédiateté, toute temporisation pouvant lui être
dommageable dans le rapport de concurrence aux autres organes d’information.
De cette différence temporelle, il résulte que l’événement médiatique se présente (prétend se présenter) à
l’état brut comme fantasme d’authenticité justifiant l’acte d’information : « Je vous dis ce qui vient de surgir
dans le monde ». L’explication causale n’a donc qu’une seule dimension, celle d’un avant immédiat dont on
ne sait si c’est seulement un avant dans l’ordre de la succession des faits ou d’un avant origine et cause.
L’événement historique, lui, n’est jamais présenté à l’état brut, il est une catégorie résultant d’une
reconstruction explicative complexe à deux dimensions, un avant et un après en relation de causalité, dans
laquelle interviennent un ensemble de « causes finales, des causes matérielles et des causes accidentelles »
[16]. Cela explique que le récit historique apporte une explication interprétative considérée comme
provisoire (jusqu’à preuve du contraire), ce dont est dépourvu le récit médiatique.

La frontière de l’explication savante

Lorsque le discours journalistique doit se livrer à une activité de commentaire, il le fait, a-t-on dit, en
produisant un discours d’analyse et d’explication. Mais celui-ci ne peut être le même que celui du discours
savant. Le discours savant a cette double caractéristique d’être à la fois démonstratif et ouvert à la
discussion. Démonstratif, cela veut dire —mais de façon variable selon les disciplines scientifiques— qu’il
participe d’un raisonnement hypothético-déductif qui s’appuie sur des observations raisonnées ou sur des
expérimentations : il s’inscrit dans un certain cadre théorique, suit une certaine méthodologie, manipule des
notions et des concepts préalablement définis pour établir une certaine vérité. Mais comme celle-ci est
soumise à discussion, l’établissement de cette vérité est présenté sur le mode hypothétique, et son
énonciateur, tout en s’effaçant derrière un sujet analysant, le sujet de la science —ce qui est marqué par
l’emploi de pronoms indéterminés ("on"), ou d’un pronom "je" qui représente un sujet pensant—, ce sujet
émaille son discours de prudence énonciative, ce qui se manifeste par des verbes et adverbes de modalités
(« il est probable que.. », « on peut dire que… », « vraisemblablement »). Rien de tel dans le discours
journalistique. Celui-ci ne peut se référer à aucun cadre d’explication théorique, ne suit aucune
méthodologie particulière, ne manipule aucun concept, ce qui s’explique par la supposition qu’en font les
journalistes, à savoir que le public indéfini auquel ils s’adressent ne serait pas en mesure de comprendre des
commentaires renvoyant à un cadre de référence qu’il ne possède pas. En outre, et paradoxalement, si
l’énonciateur journalistique cherche à s’effacer derrière un sujet expliquant indéterminé, il n’emploie guère
de marques de modalisation du discours, car, aux dires du milieu journalistique elles risqueraient de produire
un effet d’incertitude, de doute, contradictoire avec les attentes (une fois de plus supposées) des lecteurs.
C’est pourquoi le discours explicatif journalistique se présente sous la modalité de l’affirmation : modaliser
serait une preuve de faiblesse au regard de la visée de crédibilité de la machine informative. C’est également
pourquoi un débat médiatique ne peut ressembler à un colloque scientifique, les enjeux de la parole n’étant
pas les mêmes. En cela le discours de commentaire journalistique s’apparente davantage à un discours de
vulgarisation, sans en avoir la prétention car ce pourrait être contre-productif.

La frontière du discours persuasif

Le discours journalistique, de par ses conditions médiatiques ne peut être confondu avec le discours
politique. Ce dernier procède d’une visée d’incitation dans la mesure où il s’agit pour le sujet politique de
persuader le citoyen des bienfaits de son projet ou de son action politique : il cherche à « faire faire » en «
faisant croire ». A cette fin, il a recours à des stratégies discursives de crédibilité et de captation qui lui sont
propres : se construire une image de leader incontestable, séduire son public pour l’amener à adhérer à sa
politique [17]. Le discours journalistique, selon ses conditions médiatiques, obéit à une visée d’information,
c’est-à-dire de « faire savoir », et non de « faire faire » (à moins que l’organe d’information soit au service
d’un parti politique). En conséquence les positionnements des énonciateurs dans l’un et l’autre cas ne sont
pas les mêmes. L’énonciateur homme politique doit se construire un ethos de conviction, d’autorité, de
puissance, voire de séduction [18], toujours en opposition à celui de son adversaire, car il n’y a pas de
discours politique qui ne s’inscrive dans un rapport d’antagonisme entre deux opposants : chaque
énonciateur politique doit éliminer l’autre, et son discours est un discours « en contre » de celui de son
adversaire. L’énonciateur journaliste, lui, en principe, ne devrait être préoccupé que par sa crédibilité aux
yeux de son lecteur en se construisant un ethos de savoir. Cependant, on sait que l’organe d’information
dans lequel il écrit se trouve en position de concurrence avec d’autres organes d’information : rapport de
concurrence et non de rivalité. Dans le premier il s’agit d’être contre l’autre ; dans le second d’être meilleur
que l’autre. Aussi le discours journalistique est-il conduit, au nom de la finalité commerciale et de l’enjeu de
captation qu’elle entraîne, à glisser vers un discours persuasif, ce qui n’est pas inscrit dans le contrat
médiatique : abondance de témoignages présentés comme seule preuve de l’authenticité des faits ou.de
l’explication donnée —ce qui ne l’apparente pas pour autant au discours judiciaire dans lequel le témoignage
n’est jamais preuve mais indice possible de preuve— ; mise en cause de certaines personnes du monde
politique et commentaires prétendant révéler des faits ou des intentions tenues cachées par ces mêmes
personnes. Du même coup, l’énonciateur journaliste est amené à prendre position en se fabriquant une
image de dénonciateur, et son discours passe d’une visée de « faire savoir » à une visée de « faire penser ».

On ne peut dire pour autant que ce discours soit un discours critique. Un discours critique ne relève pas de la
même posture énonciative qu’un discours de dénonciation. Celui-ci consiste seulement à révéler un fait ou
une intention cachée (jugée inavouable) en en apportant la preuve mais sans nécessairement en faire une
analyse. Le discours critique en revanche —qu’il ne faut pas confondre avec un discours polémique—
procède d’une analyse : il part de la prise en considération d’une vérité qui se veut établie, il l’analyse, la
décortique, l’interroge, et met en évidence ses contradictions, ses insuffisances ou ses contrevérités. Le
discours critique est contre-argumentatif et lui-même discutable. Le discours de dénonciation s’affiche
comme tel dans une affirmation péremptoire et s’épuise en lui-même, il est en quelque sorte performatif.

Les dérives énonciatives du discours journalistique

Lorsque l’enjeu de captation est dominant —et il l’est souvent—, la visée informative disparaît au profit d’un
jeu de spectacularisation et de dramatisation. Il finit par produire des dérives qui ne répondent plus à
l’exigence d’éthique qui est celle de l’information citoyenne.

De l’actualité à la suractualité

Deux procédés discursifs transforment l’actualité événementielle en "suractualité" en produisant des effets
déformants.

Le procédé de focalisation qui consiste à amener un événement sur le devant de la scène (par les titres de
journaux, l’annonce en début de journal télévisé ou du bulletin radiophonique). Il produit un effet de
grossissement. La nouvelle sélectionnée est mise en exergue, et du même coup elle envahit le champ de
l’information donnant l’impression qu’elle est la seule digne d’intérêt. Cela participe d’un phénomène
discursif plus général : toute prise de parole est un acte d’imposition de sa présence de locuteur à
l’interlocuteur, et donc celle-ci doit pourvoir être justifiée. Ce qui la justifie est que le propos qu’elle véhicule
est obligatoirement digne d’intérêt, c’est-à-dire : pertinent. On retrouve là le principe d’intentionnalité. Dans
la communication médiatique, le sujet qui informe étant légitimé par avance (contrat de communication), le
propos véhiculé prend encore plus d’importance au point de faire oublier d’autres nouvelles possibles. Il
impose une « thématisation » du monde.

Le procédé de répétition qui consiste à passer une même information en boucle d’un bulletin d’information à
l’autre, d’un journal télévisé à l’autre, d’un journal à l’autre et d’un jour à l’autre. Cette information, répétée
de la même façon ou avec des variantes, produit un effet de réification : la nouvelle prend une existence en
soi, se trouve par là même authentifiée, se fige et donc s’inscrit de façon indélébile dans la mémoire. A
preuve que ce sont ces nouvelles qui sont ensuite le plus facilement colportées dans les conversations
ordinaires, se transformant parfois en rumeur. Il s’agit là encore d’un phénomène discursif général : la
répétition d’un propos dans une configuration identique à elle-même donne l’impression d’être le gage
d’une vérité : « La France n’est jamais autant la France que quand elle est la France ». Cette forme
tautologique si décriée dans le modèle scolaire du bien écrire est pourtant bien utile dans une perspective de
persuasion : elle « essentialise » le propos tenu et ce faisant paralyse à l’avance toute possibilité de
contestation. Ici, c’est la répétition en boucle d’une catastrophe (le Tsunami), d’une prise d’otages, d’un
attentat, de quelques cas d’affection virale (la grippe aviaire), d’actes de révolte (les banlieues), etc. qui
finissent par essentialiser ces nouvelles, supprimant la possibilité de les recevoir avec esprit critique.

Par ces deux procédés et les effets qu’ils produisent l’énonciateur journaliste a beau disparaître derrière une
absence de marques personnelles (« trois nouveaux cas de grippe aviaire ») ou l’emploi de marques
impersonnelles (« Voilà ce que l’on peut dire à l’heure actuelle sur cette affaire »), la prise de parole
focalisante et la récurrence essentialisante imposent au récepteur de la nouvelle une suractualisation
événementielle

De la dramatisation à la surdramatisation

La dramatisation est un processus de stratégie discursive qui consiste à toucher l’affect du destinataire. Un
affect socialisé, ce pourquoi il est possible d’avoir recours à des procédés discursifs qui ont des chances
d’avoir un certain impact sur le récepteur [19]. Depuis la rhétorique aristotélicienne, bien des écrits ont traité
de la question des émotions pour ne pas avoir besoin de justifier ce type de stratégie. Les médias en usent et
abusent parce qu’il est le meilleur moyen de satisfaire l’enjeu de captation [20]. On relèvera un cas de
dramatisation particulièrement redondant dans la mise en scène médiatique des nouvelles du monde, celle
de la triade victime/agresseur/sauveur. D’où trois types de discours : de victimisation, de portrait de
l’ennemi, d’héroïsation, le tout obtenu par un procédé d’amalgame.

Le discours de victimisation met en scène toutes sortes de victimes : victimes présentées en grand nombre
(pour compenser leur anonymat), ou victimes singulières différemment qualifiées : célèbres, ou innocentes,
victimes du hasard ou de la fatalité, victimes de la logique de guerre ou victimes sacrificielles, etc. On se
reportera à l’analyse que Manuel Fernandez a mené dans l’étude que le Centre d’Analyse du Discours a
consacré au conflit en ex-Yougoslavie, pour en voir la catégorisation [21]. Un tel discours est une invite de la
part de l’énonciateur à partager la souffrance des autres, d’autant que celle-ci est rapportée soit par les
victimes elles-mêmes, soit par des témoins extérieurs mais proches, et l’on sait que paroles de victimes et
paroles de témoins sont in-discutables. Lecteur, auditeur ou téléspectateur se trouvent alors dans la position
de devoir entrer dans une relation compassionnelle, relation compassionnelle vis-à-vis des victimes mais
qu’ils auraient en partage avec l’énonciateur. Les voilà donc encore soumis au diktat de l’énonciateur qui se
fait le porteur d’une voix tiers [22] qui dit le devoir de compatir. Le destinataire est mis en lieu et place d’un
otage, otage de l’assignation à s’émouvoir.

Le discours centré sur la description de l’agresseur consiste à mettre en scène le portrait de l’ennemi. Et là, la
surdramatisation est encore à l’œuvre, car ce n’est que dans la figure du « méchant absolu » que pourrait se
produire (c’est une hypothèse) un effet de « catharsis » sociale. Le méchant, représentant du mal absolu, est
à la fois objet d’attirance et objet de rejet, autrement dit de fascination. Ce n’est plus le « comment peut-on
être Persan » de Montesquieu, c’est le « comment peut-on être à ce point maléfique » si ce n’est parce qu’on
a partie liée avec des forces démoniaques. C’est le « côté obscur de la force », la puissance du diable que l’on
retrouve de façon omniprésente dans les fictions fantastiques du cinéma moderne. Nous est donc livré le
portrait d’un ennemi puissant dans son désir de malfaisance et surtout indestructible ou renaissant en
permanence de ses cendres. Naguère Hitler, Staline, les Nazis de Nuremberg ; plus récemment Milosevic,
Karadzic et le bras sans visage du sniper [23], Saddam Hussein, bourreau du peuple avant son arrestation,
puis dans sa déchéance de prisonnier, et de nouveau vigoureux dans son arrogance face à ses juges ; enfin,
Ben Laden et ses sbires exécutants des basses œuvres, d’autant plus image méphistophélique qu’il est peu
visible et s’évanouit lorsqu’on croit le saisir.Voilà donc le public, spectateur ou lecteur de cette mise en
scène, assigné au rôle du devant/pouvant « purger ses passions » par le fait d’un énonciateur qui tout en
s’effaçant jette sur son public les rets d’une fascination ensorcelante.

Le discours d’héroïsation consiste à mettre en scène une figure de héros, réparateur d’un désordre social ou
du mal qui affecte ces victimes. Cette figure peut être celle de sauveteurs occasionnels (telle personne
portant assistance), ou officiels (pompiers, services médicaux, Croix rouge, etc.). Ce peut être également
celle d’un Grand sauveur porteur de valeurs symboliques comme ce fut le cas de G.W. Bush après l’attentat
du 11 septembre qui, par ses déclarations contre « l’empire du Mal », pris simultanément plusieurs figures :
celle de Vengeur, comme bras d’une volonté divine, du Dieu de la Bible qui châtie ; celle de grand Cow-boy
justicier (« Wanted. Ben Laden ») comme retour aux sources de la fondation de l’Amérique à travers
l’imaginaire de l’Ouest ; celle de Chevalier moyenâgeux, sans peur et sans reproche, qui appelle à la «
Croisade contre les islamistes qui déclarent la guerre à l’Occident ». Si parfois, c’est le discours politique qui
est créateur de ce genre de figure, les médias, quand ils ne les créent pas, contribuent à les diffuser, les
colporter, voire les louer à travers des descriptions qui empruntent au discours épidictique. On voit de
nouveau à l’œuvre cette stratégie discursive dans laquelle l’énonciateur tout en s’effaçant donne en pâture
au public des figures de héros, l’assignant à s’y projeter et/ou à s’identifier à elles de manière aveuglante,
ayant pour effet de suspendre tout esprit critique.

Cette stratégie de dramatisation est mise en scène à l’aide de divers procédés discursifs parmi lesquels :
l’amalgame. L’amalgame est, pourrait-on dire, un procédé d’analogie abusif : deux événements, deux faits,
deux phénomènes sont rapprochés sans mise à distance qui permettrait que cette comparaison eût un effet
explicatif. En effet, lorsqu’une comparaison n’est pas d’ordre objectif, c’est-à-dire vérifiable (« Il est aussi
grand que son père »), elle ne peut être explicative qu’à la condition de préciser le point de vue qui doit être
pris en considération en mettant tous les autres à distance (« Il est aussi organisé que son père », sous-
entendu seulement de ce point de vue). Les médias, en faisant des rapprochements entre des événements
différents afin d’apporter une explication à leur existence, sans préciser l’aspect sur lequel il y a similitude,
produisent un effet de globalisation qui empêche l’intervention de l’esprit critique : ici, ce sera l’analogie
entre la découverte de camps de prisonniers en Bosnie et les camps de concentration nazis, ce qui aura pour
effet de faire se confondre la purification ethnique serbe avec la shoah ; là, particulièrement à l’étranger, ce
sera l’amalgame entre les récents événements des banlieues et les révoltes sociales dont la France serait
coutumière, là encore le rapprochement entre la menace d’une épidémie de grippe aviaire et la pandémie de
la grippe espagnole du siècle dernier. Ce procédé est d’autant plus pernicieux et malhonnête au regard de
l’éthique de l’information qu’il suit la pente dite « naturelle » du processus d’interprétation étudié par la
psychosociologie, à savoir : s’appuyer sur une mémoire globale, non-discriminante, qui met tout dans le
même panier d’une émotion interprétative, et évite de se livrer à un effort d’analyse. L’effet est encore d’«
essentialisation » auquel on a fait allusion plus haut. Ainsi le procédé d’amalgame est-il un moyen, pour
l’énonciateur de garantir l’effet de sa visée de captation, tout en ayant l’air de s’effacer.

De l’interrogation à l’interpellation dénonciatrice

L’interrogation est une catégorie discursive (et non grammaticale [24]) ambivalente du point de vue du
rapport de force qu’elle instaure entre locuteur et interlocuteur. Position d’infériorité du locuteur lorsqu’il
demande une information (demande de dire) ou un service (demande de faire), mettant l’autre en position
de supériorité, l’interrogation peut mettre ce même sujet en position de supériorité lorsque la question est
une intimation à dire comme dans la salle de classe (le maître ou le professeur interroge un élève), ou dans le
commissariat de police (un représentant de l’institution policière questionne un prévenu). L’interrogation
peut également placer le sujet qui interroge en position de maîtrise du raisonnement, lorsque celle-ci est
adressée à un destinataire tiers jouant le rôle tantôt d’allié, tantôt d’opposant, alors que le locuteur connaît
la réponse (question rhétorique). Une variante de la question rhétorique est la question interpellatrice : elle
est lancée à la cantonade, s’adresse à un public qui est pris à témoin, met en cause la responsabilité d’un
tiers (la mise en cause peut même être accusatrice), en implicitant une réponse qui devrait faire l’objet d’un
consensus (c’est le fameux : « que fait la police ? », réponse : « rien », ou « pas ce qu’elle devrait faire »).

C’est ce dernier type d’interrogation que l’on voit proliférer dans le discours journalistique : le sujet
interrogeant est l’énonciateur journaliste, le public pris à témoin est le lecteur citoyen, le tiers mis en cause
est interpellé en tant que responsable individuel ou institutionnel. Ainsi, l’énonciateur journaliste établit un
rapport de complicité avec le lecteur citoyen en l’obligeant à accepter la mise en cause. Ce phénomène a été
étudié à propos du conflit en ex-Yougoslavie [25] : devant la difficulté à expliquer le pourquoi et le comment
du conflit, on a vu l’instance journalistique multiplier ce genre d’interrogation comme pour se dédouaner de
l’absence d’explication : « que font les puissances internationales ? ». Cela, d’ailleurs, semble être une
caractéristique nouvelle du discours journalistique, pour ce qui est de sa récurrence, toute personnalité ou
institution faisant l’objet d’une mise en cause (« que fait… ?, que font… ? ») : Chef d’état, gouvernement,
notable, classe politique, diplomatie, etc.

Parfois, la mise en cause, voire l’accusation, peut être plus directe. On la trouve dans la parole des
chroniqueurs de la presse et de la radio. Il y a divers type de chroniques, mais la chronique politique a cette
caractéristique de placer le journaliste énonciateur en position d’analyste, plus ou moins spécialisé, qui, au
nom de son savoir de spécialiste, peut se permettre de juger et d’évaluer (ce qui n’est pas dans le contrat
global d’information) une situation politico-sociale et/ou ses acteurs. On le voit particulièrement, lorsqu’un
pays traverses une crise sociale, connaît une situation de conflit, se déchire à travers des controverses
violentes sur des grandes décisions citoyennes : l’après des élections présidentielles de 2002, le référendum
de 2005, la non attribution du siège des jeux Olympiques à la ville de Paris, la révolte des banlieues, l’affaire
d’Outreau, etc.

A ce propos, il convient de se demander quel rôle jouent les caricatures de presse dans l’ensemble du
discours journalistique. Les caricatures qui apparaissent en Une ou à l’intérieur d’un journal ne peuvent être
comparées aux gentilles caricatures qui sont proposées aux belles Étrangères sur la place du Tertre à Paris.
Dans un journal, une caricature participe du commentaire critique sur l’actualité, comme pourrait le faire
telle ou telle chronique de société, mais en y ajoutant une manière humoristique. Se pose alors la question
de savoir sur quel mode il faut la considérer : la recevoir sur le mode humoristique, c’est atténuer, voire
annihiler, son aspect critique ; l’interpréter sur le mode critique, c’est ne pas voir sa proposition
humoristique. La prendre comme à la fois critique et humoristique, c’est suspendre à la fois la pertinence de
son aspect critique et enlever à l’aspect humoristique son caractère de plaisir gratuit. Le doute dans lequel se
trouve le lecteur d’une caricature —sérieux ou pas sérieux ?— fait écho aux discours ambivalents qui tendent
à justifier la caricature de presse : tantôt est défendu son aspect critique (« la réalité, c’est aussi ça ! ») pour
qu’elle prenne place au milieu du dispositif d’information, tantôt est défendu son aspect humoristique («
c’est pour de rire ») afin de se dédouaner de son effet insultant, irrévérencieux ou iconoclaste.

Ce serait avoir une vision naïve de la fonction sociale de l’humour, si on voulait le cantonner dans le domaine
des effets purement ludiques. L’humour n’existe pas en soi, il n’existe que dans une relation, et selon les
enjeux de cette relation, il peut avoir un effet de complicité ludique ou un effet destructeur, et parfois bien
plus destructeur que celui d’un commentaire critique sérieux [26]. Dans le cas des caricatures de presse, il
prétend produire les deux effets à la fois, car il prend le lecteur comme complice d’un jugement dévalorisant
qui porte sur un tiers absent qui n’est pas là pour répliquer (et quand il réplique, le mal est déjà fait). Si le
lecteur n’est pas du bord de la cible critiquée, ou s’il peut prendre de la distance vis-à-vis de la critique, il
appréciera l’humour, mais en même temps il soulagera une pulsion vengeresse ; la caricature joue alors un
rôle de catharsis sociale. Si le lecteur est du bord de la cible critiquée, au point de prendre fait et cause pour
elle, il se sentira lui-même atteint, insulté, offensé, ne verra pas l’aspect humoristique et criera à l’outrage
demandant réparation ; la caricature joue alors un rôle de provocation sociale. Il n’y a pas d’échappatoire,
pas d’angélisme possible. La caricature de presse n’est jamais anodine et son habillage humoristique ne peut
exonérer son énonciateur. Celui-ci produit une parole publique dont on ne connaît par avance ni la porté ni
l’effet qu’elle aura sur telle ou telle catégorie d’individus, et qui peut, sinon tuer, du moins blesser à mort
[27].

Conclusion

Le positionnement du journaliste énonciateur ne doit pas être évalué à la seule aune des marques
d’énonciation explicite qu’il emploie. Son positionnement peut être révélé en partie par celle-ci, mais ce
serait une attitude naïve de l’analyste du discours de s’en tenir là. Le positionnement du sujet énonciateur,
d’abord n’est pas toujours manifesté de façon explicite, et peut même jouer sur des apparences trompeuses
en ayant l’air de s’effacer dans l’instant même où il impose son point de vue en assignant certaines places à
son destinataire. Son positionnement dépend d’un ensemble de procédés discursifs (descriptifs, narratifs,
argumentatifs) et d’un ensemble de mots dont le sémantisme est révélateur de son positionnement au
regard de certaines valeurs, le tout en rapport avec les conditions situationnelles de production. Le linguiste
du discours est en cela différent du linguiste de la langue : il ne doit accorder qu’une confiance relative aux
marques verbales. Il sait qu’il doit traquer le sens au-delà de l’emploi des mots et des constructions
phrastiques. Aller voir derrière le masque de l’effacement énonciatif, celui du positionnement discursif.

[1] Je rappelle que j’ai maintes fois précisé que je distingue la notion d’« interaction » comme l’une des
notions fondatrices de l’acte de langage du fait qu’il est toujours un échange entre un Je et un Tu, de la
notion d’« interlocution » qui, elle, concerne la situation locutive de communication (prise de parole alternée
entre les deux interlocuteurs) par opposition à celle de « monolocution » (non alternance immédiate de la
prise de parole).

[2] Toutes choses qui renvoient à la théorie des places traitées par François Flahaut, Catherine Kerbrat-
Orecchioni et Erving Goffman.

[3] On prend toujours la parole à l’adresse d’un autre.

[4] Voir : Charaudeau P., “Visées discursives, genres situationnels et construction textuelle”, in Analyse des
discours. Types et genres, Éd. Universitaires du Sud, Toulouse, 2001

[5] Pour plus de détail sur ce modèle ; voir "Un modèle socio-communicationnel du discours. Entre situation
de communication et stratégies d’individuation", à paraître dans les actes d’un hommage à Daniel Bougnoux,
Université de Grenoble.

[6] Voir l’entrée "Situation de communication", in Dictionnaire d’analyse du discours, Le Seuil, Paris,
2002.Dico

[7] Tout n’est donc pas joué par avance dans la situation de communication comme le suggérait P. Bourdieu
dans Ce que parler veut dire, Fayard, Paris 1982.

[8] Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, De Boeck-Ina, Louvain-la-Neuve,


2005.

[9] Idem p.62 et sq.

[10] Idem. p.64

[11] Idem, p.71-73


[12] N’oublions pas que les conditions du contrat de communication sont à considérer comme constituant un
« idéal-type ». On verra plus loin, ce qu’il en est.

[13] Pour la question de l’effacement énonciatif, voir Alain Rabatel, "L’effacement de la figure de l’auteur
dans la construction événementielle d’un "journal" de campagne électoral et la question de la responsabilité,
en l’absence de récit primaire".

[14] Voir Les médias et l’information, op.cit., p.111.

[15] Voir "Quand l’argumentation n’est que visée persuasive. L’exemple du discours politique", in Marcel
Burger et Guylaine Martel ; Argumentation et communication dans les médias, Editions Nota Bene, Québec,
2005.

[16] A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, Paris 1996.

[17] Voir Le discours politique. Op.cit.

[18] Idem., p.87 et sq.

[19] Voir Charaudeau P., “La pathémisation à la télévision comme stratégie d’authenticité”, in Les émotions
dans les interactions, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000.

[20] Voir Charaudeau P., "La télévision fidèle à sa propre idéologie", in La télévision et la guerre. Déformation
ou condstruction de la réalité ?, De Boeck-Ina, Louvain-la Neuve, 2001, p.147 et sq.

[21] Idem., Chapitre 3.

[22] Voir Charaudeau P. "Tiers, où es-tu ?", in La voix cachée du tieers. Des non-dits du discours.
L’Harmattan, Paris, 2004.

[23] Voir La télévision et la guerre, op.cit., p.148.

[24] Il s’agit de distinguer la "phrase interrogative", catégorie linguistique, de l’Interrogation (ou Question),
catégorie discursive ; voir notre Grammaire du sens et de l’expression, Hachette, Paris, 1992, p.591.

[25] La télévison et la guerre, op.cit., p.151.

[26] Voir notre prochain "Des catégories pour l’humour ?", à paraître dans la revue Questions de
communication, Metz-Nancy.

[27] De ce point de vue, et mise à part l’instrumentalisation politique qui en est faite, on peut comprendre la
réaction du monde musulman (comme ce fut le cas en d’autres occasions du monde catholique) à la
publication de caricatures prenant pour cible le Prohète : a été touchée la croyance en son absolu sacré.

Vous aimerez peut-être aussi