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Numéro 1

Sommaire
Jacques-Alain Miller à Lille : Lacan est comme un solide
Une nouvelle aventure…
S divisé
Premiers « pa »
A new adventure ...
Trois versants de la responsabilité
Pour l’Institut de l’enfant
Black Swan, de Darren Aronofsky
Jean-Claude Milner, Pour une politique des êtres parlants
Le lien du Courtil avec la Bulgarie
Courtil papers - présentation
Robert Walser, Le promeneur ironique de Philippe Lacadée
Courtil : a choice
Rencontre surprenante avec la psychanalyse en Bulgarie
Le cas Anelia
Cutting out from the Other’s body

Jacques-Alain Miller à Lille : Lacan est comme un solide


par Virginie Leblanc | le 03 janvier 2012 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

C’est cette image que j’aimerais retenir de la venue de Jacques-


Alain Miller à Lille, dans le cadre de Cité Philo, le 20 novembre
dernier : l’homme montrant sa bouteille d’eau et la tendant à
l’adresse de ses auditeurs, exhibant ce qu’il choisit de nommer, à
la suite du philosophe Husserl, un « solide », c’est-à-dire un objet
qu’il faut considérer dans son volume, dans la multiplicité de ses
facettes, à l’inverse d’une appréhension en surface. Telle cette
bouteille d’eau, la vérité est comme un solide, et, dans sa
multiplicité, chacun n’en perçoit pas la même chose suivant la
place qu’il occupe et le cheminement intellectuel parcouru. C’est
ainsi que Jacques-Alain Miller nous invite à lire Lacan, en «
plongeant dans le bain », avec notre désir propre, à partir de là où
chacun en est de son savoir et de sa compréhension : il s’agit de «
le prendre par où on le saisit ».
À cette invitation enthousiasmante, la salle comble, venue pour
l’écouter présenter ses dernières publications 1, a répondu, et a pu
comprendre par quel angle Jacques-Alain Miller lui-même abordait
celui dont il n’a de cesse d’être le passeur : avouant qu’il ne comprenait pas toujours tout de Lacan, et qu’il n’était
pas non plus toujours d’accord avec tout, c’est bien la singularité de son transfert à un homme et à une pensée
toujours vivante qu’il a un peu plus dévoilé pour nous ce jour-là.

Dans le rapport de Lacan à la solitude tout d’abord : les premières questions de l’animatrice de la conférence,
Geneviève Morel, pointèrent un paradoxe dans la position de Lacan se présentant selon elle dans Je parle aux
murs, en position d’analysant, ses auditeurs étant alors en position d’analystes. Les interventions de Lacan à cette
époque pouvaient-elles alors vraiment être considérées comme des monologues alors qu’il s’adressait à d’autres ?
Et quid de sa solitude alors qu’il était suivi par de nombreux disciples ? Jacques-Alain Miller dénoua ce qui n’était
qu’en apparence paradoxal, dans la mesure où Lacan était selon lui dans un rapport d’assèchement total face à
l’adulation de ses disciples, qui peut expliquer pourquoi il attendit si longtemps (soixante-trois ans) avant de fonder
son École, l’École Freudienne de Paris. On pourrait même voir dans l’amour de Lacan pour la solitude une certaine
forme de rétention, à l’image de cette phrase des Écrits citée par Jacques-Alain Miller : « Tenir des vérités dans sa
main et ne pas l’ouvrir ». Pourtant, cette main, il l’ouvrit, comme le rappela le premier de ses disciples, et plutôt
deux fois qu’une, à l’occasion de la tenue de ses Séminaires mais aussi en fondant son École.
Ces Séminaires, justement, poursuivit Jacques-Alain Miller, ont leur cohérence et l’explication de l’évolution dans la
formulation de leurs titres, vers des concepts de plus en plus lacaniens puis « énigmatiques et équivoques », selon
les termes de Geneviève Morel, peut permettre de la saisir. Dans une première période, de 1953 à 1963, souvent
nommée comme le « retour à Freud » de Lacan, Jacques-Alain Miller montre comment Lacan s’appuie en effet
systématiquement sur un texte de Freud qu’il commente et réinvente. Mais à partir du Séminaire XI, Les Quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse2, vu les réactions des freudiens de l’I. P. A. au discours de Lacan, et à
la suite de son excommunication, c’est le temps pour lui de mettre en question « son désir de Freud ». Une
deuxième période s’inaugure alors, d’émancipation dans son rapport au fondateur de la psychanalyse, sensible
dans son Séminaire …ou pire : la logique devient plus centrale alors, à la suite de la rhétorique et de son lien à
l’inconscient. Il s’agit de s’éloigner de la rhétorique de Jakobson pour produire, par la logique, « de la nécessité
avec du langage » pour reprendre la formulation exacte de Jacques-Alain Miller.
En 1977-1978, vient le « moment de conclure », après « l’instant de voir » et « le temps pour comprendre » : selon
Jacques-Alain Miller, il n’y a plus alors lieu de parler, pour Lacan, mais de se servir des symboles écrits, à travers
les nœuds borroméens.
Ce parcours éclairant à travers les titres des Séminaires qui révèlent la progression, pas-à-pas, du discours et de
l’enseignement lacaniens, a permis à Jacques-Alain Miller d’expliciter le titre du dernier Séminaire qu’il a publié :
…ou pire. Geneviève Morel le rappelle, il est extrait d’une phrase de ce séminaire : « […] – il n’y a pas de rapport
sexuel. Ce que mon titre de cette année avance, c’est qu’il n’y pas d’ambiguïté, – à sortir de là, vous ne direz que
pire. »3 Lacan continue à montrer dans ce séminaire à quel point les deux sexes sont fondamentalement séparés, à
quel point la pulsion freudienne met au jour une exigence terrible qui ne connaît « ni les mariages ni la bienséance »
selon les mots de Jacques-Alain Miller. Pour l’homme comme pour la femme, la question du désir de l’Autre est à
envisager, tout comme le désir de la mère, sous les espèces de l’être et de l’avoir, c’est-à-dire en envisageant la
question du phallus. Mais dans …ou pire, Lacan dépasse la vision freudienne d’une seule libido, masculine, pour
les deux sexes, et la représentation d’une femme qui serait d’emblée castrée, lésée, marquée d’un moins. Lacan la
définit ici au contraire par un plus du côté de la jouissance. Jacques-Alain Miller propose alors de considérer ce
séminaire comme un moment de bascule, où le sujet n’est plus envisagé dans son rapport à l’autre (comme dans le
stade du miroir) mais dans sa solitude essentielle « d’un-tout-seul » avec sa jouissance.
Pour finir, c’est à une réflexion intime et émouvante sur son propre rapport à Lacan et à son mode-de-jouir que
Jacques-Alain Miller s’est livré : pourquoi avoir écrit Vie de Lacan, maintenant ? Ce transfert de Jacques-Alain
Miller touche au cœur de ce rapport de chacun à sa propre jouissance : selon lui, Lacan n’a eu de cesse que de
remettre en cause l’universel, ce qui vaut pour tous. Il passa sa vie à « vouloir être Autre malgré la Loi »4 comme il
le disait lui-même. À l’envers de la sagesse antique du « rien de trop », Lacan ne cessa de rechercher comment
être à même de pouvoir saisir l’occasion, le bon moment, ce « kairos » cher aux anciens, y compris dans ce qui
put apparaître comme des comportements excessifs.
Ce soir du 20 novembre fut un de ces « bons moments » : la rencontre vivante entre un désir incarné par Jacques-
Alain Miller nous donnant à saisir toujours plus précisément ce qui continue à nous animer dans le discours de
Jacques Lacan, qu’il éclaire de manière lumineuse.
1Lacan Jacques, Je parle aux murs , Paris, Seuil, « Paradoxes de Lacan », 2011, Le Séminaire, livre XIX,… ou

pire, Paris, Seuil, 2011, et Jacques-Alain Miller, Vie de Lacan, Paris, Navarin, 2011.
2Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
3Le Séminaire, livre XIX , op. cit, p.12.
4 Jacques Lacan cité par Jacques-Alain Miller dans Vie de Lacan, op. cit., p. 15.

Une nouvelle aventure…


par Alexandre Stevens et Dominique Holvoet | le 08 janvier 2012 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Avec la création de l’Institut de l’Enfant et la sortie du premier


numéro de la Collection La Petite Girafe, la psychanalyse
d’orientation lacanienne dans les institutions a le vent en poupe !
Le Courtil, institution fondée il y a 30 ans à partir des
fondamentaux de l’enseignement de Jacques Lacan se lance
avec Courtil en LigneS dans une nouvelle aventure, celle de la
publication d’un mensuel en ligne !

Chaque mois un numéro composé de sept rubriques


accompagnées d’un éditorial ou d’une carte blanche. En tête, la
rubrique « Clinique » comportera toujours plusieurs articles
d’intervenants du RI3 et de collègues de l’AMP mettant en valeur la démonstration par le cas. Pour ce numéro
inaugural Courtil en LigneS a interviewé pour la rubrique « Rencontre » Daniel Roy afin qu’il nous parle du tout
nouvel Institut de l’enfant. Courtil en LigneS adopte une ligne éditoriale résolument ouverte sur le monde avec «
Regard », pour mettre en exergue un film, une expo, un concert, une pièce de théâtre, sans oublier les lectures qui
nous ont arrêtés, que vous retrouverez dans notre « Marque-Page ». A chaque parution deux articles en anglais
pour faire connaître nos recherches au-delà des frontières francophones. Bref un outil vivant au plus proche de
l’actualité psychanalytique pour tous ceux qui orientent leur pratique institutionnelle ou non à partir de
l’enseignement de Lacan. Jacques-Alain Miller était à Lille le 20 novembre dernier, nous publions un compte rendu
de ce grand moment dès ce premier numéro dans l’Epinglage du mois. Aux abonnés nous offrirons
progressivement l’accès aux archives des Feuillets du Courtil, depuis le numéro 1 de 1989.

Il faut voir Courtil en LigneS comme un nouvel outil, réactif, ayant la capacité de bondir sur l’événement comme
l’analyste sur l’inconscient. Ce sera notre « instant de voir », mais aussi notre « temps pour comprendre » avec
des travaux approfondis de psychanalyse pure qui constitue le poteau indicateur de notre clinique.

S divisé
par Pierre Sidon | le 05 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial
« Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste (...) Je veux
l'insécurité et l'inquiétude. Je veux la tourmente et la bagarre.
»

La prière du para, André Zirnheld. « Là où se tient l'homme qui


a fait techouva, même les Justes parfaits ne sauraient tenir. »
Talmud de Babylone, Bérechit Rabba, 34b.

Crédit photo - Jessica Champeaux

J’ai suivi une psychothérapie il y a quelques années*. Ça a


été mieux, et puis ça a recommencé : les pleurs sans raison, les colères… Je ne supporte plus mes enfants, plus
envie de rien et des nuits entières éveillé. Et le vide. Travailler m’est insupportable et je pense sans arrêt qu’on va
me virer. Quant à mon couple... après vingt ans de mariage, même si on s’entend bien... Quand ma fille est
couchée, à huit heures et demi, je laisse tout le monde et vais me coucher à mon tour avec un livre ; Cioran par
exemple.

Il y a deux ans, je me suis sevré de l’alcool, tout seul. Et il y a quelques années j’ai eu la tête dans la cocaïne
pendant une année entière. Je conduis par contre, c’est même la seule situation où je me sens pas trop mal :
partir, revenir... Ainsi je n’ai pas d’image de moi-même. Mais sur la route, faut pas qu’on me fasse une crasse, je
suis capable de descendre et de régler ça aux poings. Je n’arrive pas à rouler lentement : tout le temps à fond,
même si j’ai plus de points, même s’il y a des radars. Et je vois les voitures qui arrivent en face, et je me dis : de
face, c’est bon.

Quand j’ai emmené ma fille consulter un psy - je ne sais plus pourquoi -, on m’a conseillé de consulter pour moi
aussi.

L’année dernière j’ai pris un antidépresseur, mais je n’aimais pas ça : j’étais épuisé, des sensations désagréables,
pas de libido... : pas question d’en reprendre. S., mon psychiatre, n’est pas contre que je continue à prendre un
anxiolytique. Il a tout de même évoqué la possibilité d’essayer un autre antidépresseur dans un but d’
« anesthésie affective ». En tout cas, il veut me revoir.

J’ai eu peur qu’il ne veuille me revoir que pour me prescrire un traitement. Mais non : on peut se revoir « juste
pour parler ».

Je suis l’attente : mes souvenirs d’enfant sont peuplés d’attente. Toute ma vie j’ai attendu ; l’attente est restée,
mais la jovialité s’est envolée. J’ai cru avoir attendu mes parents, l’affection... la vie. Mais c’est une attente vide,
blanche, infondée.

La solitude : mon psychiatre comprend qu’on choisisse de rester seul si l’on est mal en compagnie. C’est vrai que
tout m’agresse : les gens parlent fort, ils téléphonent, tout est bruyant. J’ai toujours évité les activités de groupe et
je supporte très mal les réunions au travail. Plus je suis proche des autres, plus je me sens mal. Ici je suscite la
crainte, là je veux aider n’importe qui : pour qu’on m’accepte, qu’on m’excuse d’être là. Je prends les fautes sur
moi, même si je n’y suis pour rien et j’ai le sentiment que les ennuis surviennent à cause de moi. Je dois acheter
le droit de vivre, le ticket d’entrée.

Donc je suis seul. Et là, mon image brouillée se précise : je me retrouve avec moi-même. C’est pour ça que je
prenais des drogues. Ma conscience me gêne. Quand je roule, la vitesse réduit mon champ de vision. Je focalise
à l’infini. Au contraire, la plupart du temps, ma vie est comme une salle de surveillance avec un mur d’écrans ; et
je suis sur tous les écrans. Il faudrait que j’arrive à faire avec ça comme avec un Rubik’s Cube pour ne plus
apparaître sur aucun.

Mon déplacement s’est bien passé. J’ai réussi à rester calme dans les conflits, à m’expliquer, à discuter. Avant, je
partais en insultant. J’ai pu ne pas prendre sur moi une imputation de faute.

Pourquoi suis-je désagréable ? Parce que je veux être aimé et que j’ai tout le temps l’impression de ne pas l’être.
En fait, je fais tout pour être rejeté dans mon travail. D’ailleurs je me suis fait virer souvent. Comme si j’étais
destiné à être rejeté. J’ai le sentiment d’avoir été et d’être toujours abandonné. Je suis le résultat de quelque
chose de pas désiré. Ma mère m’a dit : « si j’avais su, j’aurais agi différemment. » Elle faisait référence à sa
grossesse. Mon père avait pointé une carabine sur son ventre. Elle est tout le temps la victime de quelqu’un qui la
maltraite. Mon père s’est occupé de mon frère, allez savoir pourquoi... Il l’a détruit.

Mon père est né dans le camp de concentration où sa mère déportée faisait fonction d’interprète. Elle me parlait en
allemand quand j’étais petit. Son mari était un fou violent. Je ne sais pas si elle vit encore. Mon père, quant à lui,
dit qu’il est le fils caché d’un führer. Ma grande blague à moi, c’est de prendre l’accent allemand. Peut-être suis-je
né désagréable ? L’hérédité ? En tout cas, lorsque je suis en situation d’exercer une autorité, je pense, et je dis de
moi, que je suis nazi : j’ai envie de résoudre le problème de façon radicale. D’ailleurs, tous les métiers que j’ai
voulu faire étaient des métiers armés : le mal. Supprimer le mal. Mais je ne veux pas être comme mon père qui
critique tout dès le matin. Et si j’étais tueur à gages, je ferais mettre mon premier contrat sur sa tête. Mais surtout
n’être jamais né - Éliminer le facteur humain.

Je devrais être gardien de phare.

Sur les conseils de S. j’ai relu Le Misanthrope. Mon exigence de perfection est impossible. Si j’ai l’idée d’être
abandonné, c’est que je fais fuir les autres. Parce que je les crains. Mais je ne suis pas le seul à être sensible. Du
coup, ma solitude m’accompagne : c’est la seule amie que j’ai trouvée.

Parce que S. a dédramatisé l’anxiolytique, je l’ai pris régulièrement. J’ai moins la gorge serrée. L’antidépresseur, au
contraire, augmentait mes angoisses.

J’ai quand même pris l’antidépresseur qu’S., très inquiet, a trouvé dommage que je n’essaye pas : c’est un très
vieux médicament, éprouvé. Mais voilà : avec ça, je bandais plus, et j’ai foutu une journée entière de boulot en
l’air en oubliant d’enclencher un bouton. J’ai arrêté après trois jours.

Je ne sais pas pourquoi je suis anxieux. S. a voulu que j’en dise plus. Il a remarqué que je ne parlais que du
moment de mon enfance où j’ai « commencé à avoir peur ». Et de fait, avant, j’étais le plus grand de la cour de
récréation et je me battais. J’aimais ça, c’est vrai, et je faisais mal. Et puis j’ai pris peur. Ainsi d’aujourd’hui : j’ai
peur parce que je pense à me battre : je suis prêt. Et je blesse, en paroles souvent.

Ma mère m’appelle et elle ne me parle que d’elle, de ses problèmes, de ceux de son mari. Elle a bu toute sa vie,
jusqu’à il y a un an. J’ai essayé de renouer avec mon père, je ne voulais pas faire comme lui qui n’a pas vu son
père depuis trente ans. Et puis il m’appelle pour me prédire un avenir catastrophique. J’ai rompu. Dès que je parle
de moi, en psychothérapie, je reparle de mes parents. Et j’ai le sentiment de tourner en rond ; j’essaie de ne pas
leur en vouloir et j’ai la rage : tout est tout le temps de ma faute. S. m’a indiqué que, maintenant que j’avais
repéré tout ça, il fallait que j’évite à toute force cette pensée – délirante il a dit -, d’être le mal.

J’ai rêvé, je me suis réveillé et j’ai pris des notes : je mets au jour un cadavre enrobé dans du plastique sous le
parquet d’un de mes anciens appartements !

Je fais des démarches professionnelles comme jamais. J’ai monté ma boîte : rien de plus simple. Et utile : c’est
l’indépendance. Mais je ne dors pas de la nuit par peur de louper un rendez-vous. S. a rajouté : « - …de tout
louper ». Mon père me disait que j’étais un raté. S. a dit oui.

S. a paru interloqué lorsque je lui ai lancé un « - Comment ça va ? » en entrant. J’ai ajouté sans attendre sa
réponse : « - Moi ça va très bien ! ». J’ai savouré l’effet et j’ai rajouté : « - C’est l’effet S. » La séance de la
dernière fois m’a rendu bien pour la première fois. J’ai médité ce qu’il m’a expliqué sur la compréhension, qu’il a
assimilée au malentendu : « - L’autre est un étranger… » Je n’y avais jamais pensé. Il faut que je cesse de
comprendre, et donc de penser à moi : je m’observe en permanence. Hier j’ai pu écouter ma voisine me raconter
ses histoires sans me sentir concerné. D’habitude je suis une éponge : rien de ce qui est humain ne m’est
étranger. Et dire que j’avais pensé devenir psychologue... Et dans la rue, quel soulagement que de ne plus
regarder les autres, de ne plus chercher leur approbation ! Je n’ai plus de regard sur moi, c’est donc que je le
cherchais chez les autres. Toute mon enfance, j’ai pensé que je vivais une sorte de « test », que la vie n’était pas
réelle, et qu’après cette mise à l’épreuve, mes parents viendraient me chercher chez ma grand-mère. S. a éclaté
de rire : « - Vous êtes toujours en période d’essai ! »

Je ne suis plus dépressif, je l’étais par retrait, c’était il y a cinq mois. En revanche, j’ai une boule dans la gorge,
discrète, mais permanente. Je me rends compte que j’ai peur de tout, de la pointe d’un stylo comme de celle d’un
couteau qu’on pourrait pointer sur moi. Je suis encore un peu surpris lorsque je me rends compte que les gens ne
me font pas la gueule mais qu’ils sont fatigués par exemple. En fait, je tiens avec ce que je m’envoie comme
blanc... Qu’est-ce que ça serait si je ne buvais pas... Et avec ça, je continue de rouler comme un fou. S. m’a alors
lancé, mi-lard, mi-cochon : « - Vous voulez un remède miracle ? » ! Un neuroleptique à petites doses, m’a-t-il dit,
afin de provoquer un effet d’« indifférence ». C’est vrai que, plus que les autres, c’est bien moi que je n’arrive pas
à supporter.

J’ai pris le traitement : c’est de la très bonne drogue ! Pourtant j’ai lu sur Internet que c’est contre-indiqué en cas
de dépression... ? En tout cas, ça marche pas mal ! Je suis prêt à témoigner : je suis plus mesuré, j’ai mieux
supporté mes enfants, le travail et surtout les gens que je ne connais pas. Je me sens moins agressif, notamment
sur la route. Je suis moins inquiet quant à l’avenir, j’ai moins envie de dormir, de m’isoler. Sexuellement, c’est
peut-être même mieux... Et hier soir, c’est moi qui suis resté regarder le film tandis que ma femme est allée se
coucher. Ce n’est pas comme avec les antidépresseurs : je reste moi-même. C’est juste comme si j’avais gardé la
moustache longtemps : il faut s’habituer.

La dépression, n’est-ce pas qu’à force d’angoisse une sorte de plaie finit par se creuser en soi ?

Lune de miel

S. pensa, quant à lui, que le traitement par la parole avait obtenu un effet désinhibiteur au moins égal à celui
attendu d’un antidépresseur, antidépresseur que S., malgré son intention réitérée, n’avait pu prescrire. Il estima que
le médicament n’aurait pas nécessairement fait mieux et qu’en outre le traitement par la parole avait présenté
plusieurs avantages :

- Premièrement, que la désinhibition n’avait pu se produire que parce qu’il y avait déjà eu un traitement de
l’angoisse : en effet, si la dépression, comme défense contre l’angoisse, avait cessé, c’était que l’angoisse, contre
quoi la dépression protégeait, avait diminué, et que lorsqu’elle réapparut au premier plan, elle était déjà atténuée.

- Deuxièmement, que si le sujet avait commencé d’être moins angoissé, c’était qu’en effet il était moins en butte au
réel dont l’angoisse était le signal. Ici, la voix et le regard avaient commencé d’être isolés grâce à la parole et le
sujet avait été enjoint de cesser de se commenter et de s’observer sans cesse : une certaine extraction de
jouissance avait été obtenue et le sujet ne pouvait plus ignorer désormais qu’il n’y avait que lui qui parlait de lui et
s’observait en permanence.

- Troisièmement, que si l’angoisse avait resurgi sous cette forme atténuée rendue supportable, elle l’avait fait dans
un contexte transférentiel, contexte rassurant, protégé, qui incitait à l’espoir et garantissait l’accueil de ce sujet
éternellement suspendu au rejet : il était, par au moins un, accepté : prélude peut-être à une acceptation plus
étendue de son être par d’autres, si ce n’était par lui-même. Cela passerait par des moments de « rectification
subjective »1 comme ceux où le sujet avait pris conscience de ne pas être parfait, puis d’être, à l’occasion,
« désagréable » et enfin, horreur, d’être traversé de signifiants nazis.

S. pensa qu’il n’y avait bien que le transfert qui permette à un sujet de consentir à ne pas s’égaler à son idéal parce
S. pensa qu’il n’y avait bien que le transfert qui permette à un sujet de consentir à ne pas s’égaler à son idéal parce
que la pulsion, par essence monstrueuse, y objectait. Il estima que ce consentement pourrait tenir lieu d’une sorte
de séparation et que celle-ci avait pu se manifester par la survenue du rêve qui signalerait la mise en place
nouvelle d’une « fonction Inconscient » de suppléance libérant la conscience du sujet du poids insupportable de son
être.

S. ne le savait pas, mais il était, à ce moment précis, à l’apogée de sa carrière de psychiatre. Il avait guéri un sujet
mélancolique suicidaire en à peine quelques semaines. Et sans médicament. Ce cas figurerait en bonne place dans
la série des miracles qu’il publierait dans un petit livre absolument elliptique, clinique, poétique et ironique ; unique.
Il serait ainsi le digne descendant d’un illustre de ses ancêtres, homme de religion thaumaturge vénéré dans la
lignée paternelle. La déclaration, alors, de son patient : « Je commençais à me dire que les psys étaient des
charlatans… » ne pouvait mieux le satisfaire : le charlatan c’était l’Autre.

Sauve qui peut

S. avait donc fini par convaincre : il avait enfin pu user de son stylo qui, son patient l’en avait averti, « pointait »
sur lui. Et ce fut probant, et comment ! Durant deux mois il rapporta qu’on ne l’avait jamais trouvé aussi agréable,
n’avait plus envie de boire et ne roulait plus à tombeau ouvert : il supportait la présence des autres. Il monta une
entreprise, reprit ses aventures extra-conjugales et alors que sa carrière s’éteignait, on le demanda à nouveau. Et
puis subitement les propositions d’emploi se dérobèrent à nouveau et il entrevit la fin de sa carrière, sa maîtresse le
laissa et il renonça à boire, l'angoisse l’assaillit comme jamais, devenant « bruit de fond » et témoignant d’une
sonorisation du regard avec l’impression d’avoir « la tête en permanence près d’un haut-parleur. »

S. prescrit un neuroleptique sédatif, touchant maintenant sa vitalité et sa vigilance : il ne put plus rouler.

Il se mit à envisager la pendaison et avoua que, depuis longtemps, il criait sous son casque : « Maman, au secours
! ».

Qui plus est, prendre des médicaments c'était, pour lui, devenir malade, comme son père et sa mère, eux-mêmes
sous psychotropes depuis des années.

S. commença d’envisager le pire. Et à partir de là, plus rien n’y fit : le passage à deux séances par semaine, leur
déplacement au cabinet privé et leur paiement, pas plus que de nombreux essais médicamenteux – constamment
couronnés d’effets indésirables ou d’interruptions intempestives. Quant à la signification de « nouveauté »
apaisante des découvertes déposées dans les entretiens, qui semblait corrélative d’une certaine extraction de
jouissance, elle se mua en des « Mais ça, je le sais déjà…» désarmants.

S. proposa dès lors de ne plus différer une hospitalisation. N’aurait-ce été que pour séparer les belligérants. Le
combat cessa en effet : placer sous surveillance un homme qui passait sous les radars? C’était le panoptique au
lieu du Rubik’s Cube ! « Je ne me tuerai jamais, c’est juste que je n’aime pas la vie…», tenta de rassurer le patient.
Or, depuis toujours, il se sauvait. Il se sauva donc. S. prit des nouvelles, rassurantes : il avait choisi un confrère et
accepté, avec lui, de prendre un antidépresseur. Qui n’occasionna aucun effet indésirable. S. aussi fut soulagé.

Techouva

Sept mois s’écoulèrent. Et puis un beau jour, S. découvrit, non sans une certaine joie mêlée d’appréhension, le nom
de son patient inscrit à nouveau dans son agenda au dispensaire. Il découvrit aussi qu’il ne devait pas ce retour à
un quelconque transfert du patient envers lui mais simplement à l’administration : son psychiatre l’avait adressé sur
son secteur pour y faire une psychothérapie gratuite et c’était la secrétaire qui lui avait proposé de revoir S. : «
Pourquoi pas…», avait répondu celui-ci. S. réalisa avec amertume l’objet quelconque, interchangeable et
consommable qu’il était en fait : en tout cas pas l’objet agalmatique lacanien. Il comprit que c’était, au contraire,
son patient qui représentait, pour lui, une mystérieuse importance, qu’un contre-transfert tenait quasiment lieu de
transfert : il le distrayait, l’instruisait, l’amusait, l’occupait, le tourmentait.
Peu après, alors qu’S. avait reçu son patient en retard, celui-ci lui lança, goguenard : « Si je n’avais pas pu voir
mon fils à cause de vous, je vous aurais cassé les jambes ». S. commença de réaliser avec horreur la sorte
d’affinité élective qui les liait.

S. se détacha. Il faut dire qu’il avait pris la mesure, alors, d’une certaine stabilité de son patient qui allait nettement
mieux, sous un fort traitement qui générait une utile anesthésie affective. Il avait aussi quitté le domicile familial et
retrouvé de la vie auprès d’une femme qui ne l’ignorait pas sexuellement. Il évoqua encore, certes, son peu de goût
pour la vie voire la perspective de sa fin. Mais cela était de toujours. Et sa chute s’éternisait avec la fixité d’un arrêt
sur image, celle de ce petit garçon appendu à une mère qui le laissait tomber. S. cessa de relire ses notes et oublia
son patient d’une séance sur l’autre. Il n’attendait plus rien de lui, il ne faisait plus partie de sa vie.

« L’a-mur »2

Il faudra encore un peu de temps pour que S. complète le bilan d’extension de sa relation à l’Autre et en dégage
l’axiome. Alors il pourra déjà dire qu’il faisait couple, depuis toujours, avec la certitude indialectisable, la jouissance
massifiée, la mauvaise foi… et la liberté qu’ils recèlent.

La pratique psychiatrique, avant qu’elle ne se décompose en une distribution de médicaments assaisonnée de


psycho-socio-thérapie, était avant tout une pratique de force et de choc, habitée du désir de solution de ce Réel :
« Avec la santé mentale, il s'agit toujours de l’usage, du bon usage, de la force. »3 A mesure que S. prenait de
l’assurance, il occupait cette place sur un mode qui prétendait à toujours plus de consistance, de force et
d’assurance, prônant une action relativement directe, ne fut-elle que de parole. Il s’était particulièrement attaché
pour cela à la notion de « rectification subjective » lacanienne qu’il entendait appliquer vertement. S’agissant du
sujet comme effet, c’était une chose, mais dans le cas du bloc massifié de la certitude (le psychotique a l’objet
dans sa poche) il s’agissait bien plutôt en fait d’une rectification objective. Si l’idée était de rapprocher le sujet de
ses idées les plus intimes, de ses intentions les plus authentiques - premier temps et condition sine qua non d’une
analyse selon Lacan –, s’agissant de la Belle Âme, l’exercice relevait ni plus ni moins de Sisyphe – si tant est que
le processus ait pu même s’enclencher. S. s’appuyait en particulier sur une lecture du Séminaire III dans lequel
Lacan conseille de chercher, avec le sujet, la pensée qui précède l’hallucination ; c’est la conception de la phrase
interrompue qui relève d’un « trouble du rapport de l’énoncé à l’énonciation » selon Jacques-Alain Miller. Cette
notion de « rectification subjective » comme « rectification des rapports du sujet avec le réel » apparaît dans « La
direction de la cure »4 . Mais elle ressurgit aussi à la toute fin5 : « Le psychanalyste est un rhéteur. Pour continuer
d'équivoquer, je dirai qu'il « rhétifie », ce qui implique qu'il rectifie. L'analyste est un rhéteur, c'est-à-dire que rectus,
le mot latin, équivoque avec la “rhétification”. On essaie de dire la vérité, mais ça n’est pas facile parce qu'il y a de
grands obstacles à ce qu’on dise la vérité, ne serait-ce qu’on se trompe dans le choix des mots. La Vérité a à faire
avec le Réel et le Réel est doublé, si l’on peut dire, par le Symbolique. »

S. entendait manifestement couvrir de sa voix la discontinuité de la chaîne interrompue : « S’truc dure »6 !

Sur le plan politique, S. s’était réalisé dans le combat intellectuel au sein d’une profession qu’il pensait menacée
par le Réel de la psychose. Le déferlement des attaques survenues en 2003 et qui visaient in fine à interdire la
psychanalyse, lui donna le sentiment qu’il s’agissait d’une guerre de la paranoïa contre la psychanalyse. Il était
dans son élément : il dénonça les compromissions et corruptions ainsi que le totalitarisme attaché aux pratiques
cognitivo-comportementales. Il considéra qu’il s’agissait là d’un pan à part entière de sa pratique, d’une
« application à la collectivité »7 du traitement de la psychose, considérant l’incidence grandissante de la paranoïa
dans la civilisation : « Il y a une histoire, nous dit Lacan. […] Ce que nous vivons est très précisément ceci : [...] la
perte de ce qui se supporterait de la dimension de l’amour : [...] à ce Nom-du-Père se substitue une fonction qui
n’est autre que celle du nommer-à [...] Il est tout à fait étrange que là, le social prenne une prévalence de nœud [...]
au point que s’en restitue un ordre, qui est de fer. Cette trace désigne [...] le principe de la folie même. [...] Est-ce
que ce nommer-à n'est pas le signe d'une dégénérescence catastrophique ? »8
Princesse de sa voix

Mais S. devait réaliser que, si sa pratique avait cheminé progressivement vers une plus grande assurance et
toujours plus de combativité, cette évolution ne relevait pas que des bénéfices de l’étude et du cumul de
l’expérience : c’était une donnée de départ qui s’était progressivement débridée. Il y avait eu d’abord le choix de
cette carrière, qui n’était pas, par exemple, celui d’études de psychologie. Ce choix comportait d’abord un désir de
relation à un certain type d’Autre : la paranoïa, pas l’hystérie. Il comprenait aussi des modalités d’action en force,
conséquence du signifiant maître du combat et du désir d’élimination de l’adversaire. Pourtant, dans un premier
temps, ce qui apparaissait dans la carrière de S., c’était un versant moins brutal, son envers même : une
propension à être arrangeant avec l’Autre. Et cet envers était bien accordé avec l’exhortation lacanienne de « ne
pas reculer devant la psychose », avec sa conception de « secrétaire de l’aliéné », ou encore avec son conseil de
« se mettre bien avec le patient ». Se mettre bien avec l’Autre méchant, voilà la face qui recouvrait le penchant
moins arrangeant découvert au cours de l’analyse, au cours de la vie et dans la pratique.

Mais comment S. en était-il arrivé là ? Tout avait commencé par une conjonction où le petit S. s’était trouvé être
l’objet des attentions éducatives maternantes d’un père qui avait des certitudes. Professeur de mathématiques, il
estimait, par faute de division subjective, que tous ses calculs étaient justes. Il faut tricher pour arriver à ça, bien
sûr : il était un-juste. Ce père avait méprisé son propre père tout en prétendant le respecter, au point d’en avoir
modifié son patronyme, au contraire de sa mère toute-puissante et vénérée, qui avait réussi à nommer trois de ses
enfants à la carrière d’enseignant. Il ne doutait donc pas, tout comme elle, de savoir comment éduquer et instruire
les enfants et son choix d’objet, la mère de S., semblait elle-même avoir évité les rives de la féminité en restant
une petite fille : si « un père n’a droit au respect, sinon à l'amour, que si ledit amour, ledit respect, est […] père-
versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir » 9, ici la père-version paternelle
s’orientait vers l’enfant. Une fois les enfants arrivés, ce père, à la fois « tout-puissant » et « au ménage »10, s’était
occupé jalousement de ses enfants sur un mode mêlant tendresse et punitions. Son omniprésence n’avait d'égale
que ses certitudes. La position du futur psychiatre, deuxième de cette fratrie de deux, avait été de jouer à se faire
l’objet de cette père-version pour suppléer et dénoncer à la fois l’impuissance paternelle en le séduisant mais en se
divisant à l’endroit de son injonction éducative : se dérober, désobéir, faire des erreurs, des bêtises, oublier pour se
faire corriger… Bref, faire couple avec un Autre consistant en restant divisé… pour deux : $ ◊ a. Et méconnaître et
refuser l’inconsistance structurale de l’Autre S(A/ ) en élisant ce partenaire défini par : S1 = S2 = a.

De cette modalité du discours de l’hystérique, il résultait, dans l’ordre sexué, une identification au phallus : S,
divisé, était le semblant, la Vérité contre le Réel… tout contre. Le père avait pris la place de la mère et l’amour
envers le père avait recouvert et atténué la rivalité œdipienne. C’est ainsi que S. s’était formé à « se mettre bien
avec » le Maître, non sans provocations ironiques. S. se faisait punir, puis pardonner (élever la lettre d’excuse au
rang d’un des beaux-arts.) Et recommençait. S. était une princesse incorrigible. Attaché à sa place de second, il se
tenait « la queue entre les jambes », refendu.

S. devint psychiatre et découvrit qu’il avait voulu supporter son père (avec toute l’équivoque franglaise du terme), le
soigner (non sans équivoque non plus), avant de réaliser enfin ce que soigner recouvrait. Dans sa pratique initiale,
cette hystérie déterminait un mélange contrasté de conditions favorables à l’accueil et à la thérapeutique de la
souffrance, mêlées d’une ironie aux effets inverses : S. était mordu et mordant. Il se dédia donc d’autant mieux à la
thérapeutique que celle-ci comportait, en elle-même aussi bien, cette division en deux courants mal distinguables
que sont le soin et la punition. Mais comment ne pas être divisé face à ces pathétiques certitudes, ces
tyrannisantes souffrances, ces étreignantes exigences, ces énigmatiques dérélictions, ces intransigeantes fragilités
de la paranoïa ? Le paranoïaque n’est-il pas cassant de n’être l’effet du souple tressage d’infinis et mouvants
signifiants ? N’est-il pas fragile aux endroits de ces zones de concrétion du réel et du symbolique (S1=S2=a,
l’holophrase qui signe l’absence de mise en fonction de l’objet a comme différence signifiante) ? Et cet accrochage
rigide du Réel et du Symbolique ne laisse-t-il pas libre l’Imaginaire de se désolidariser dans de dramatiques
déclenchements ? En tout cas, S. qui était assigné à soigner, devint ainsi cette sorte de guerrisseurs. Et dans cet
exercice, il entendait être le meilleur, voire le seul à savoir engager avec ces sujet difficiles pour les soulager, les
amadouer, les dompter, étouffer la douleur et faire avaler la pilule au besoin…

Reste que c’était bien plus qu’un exercice, et que c’était bien plus que le travail.

L’analyse, la pratique et la vie (mais comment faire une analyse en se dispensant de faire sa visite à son
symptôme, pour paraphraser l’injonction de Lacan aux psychiatres en 196711) rencontrèrent une voix retournée sur
elle-même. Cette voix qui raillait, s’éraillait et s’enrayait, se frayait progressivement son chemin. Elle déserta l’écrit
de son lyrisme parasitaire et libéra le tranchant de la pensée de sa propre morsure. L’acting-out reflua, sous-tendu
par le masochisme, rectifiant l’inscription dans l’ordre sexué. Ainsi, avant qu’il ne se détache de son partenaire, S.,
parce qu’il ne décolérait plus, réalisa qu’il voulait, tant dans le travail que dans la vie, le faire taire, avoir le dernier
mot, lui faire rendre gorge… Sa voix se brisait inexorablement sur le roc impavide du Réel car il n’y a bien que le
paranoïaque qui l’ait, le dernier mot, « l’objet dans sa poche », sa certitude, son être de Réel. Quoi qu’il en soit,
cette tendance plus virile et un peu moins civilisatrice qui habitait sa vocation thérapeutique apparut alors dénudée
et sauvage, comme désir radical de solution – au sens du sinistre couple problème-solution (J.-C. Milner). En
matière de rectification subjective, il s’agissait bien en effet de rectification… tout court. Et voilà ce qui l’avait
fasciné dans sa relation à son patient.

Voilà l’a-monstruosité qu’S. découvrit sur son chemin, et ce n’était que ça. Et voilà ce que les travailleurs de la
santé mentale qui se coltinent la misère du monde à la dure12, peuvent découvrir sur le leur. À condition que, de
cette misère, ils ne s’exceptent pas : qu’ils ne suivent pas le « principe réactionnaire qui recouvre la dualité de celui
qui souffre et de celui qui guérit, de l’opposition de celui qui sait à celui qui ignore »13. Prolétaires de la santé
mentale, analysez-vous ! Telle est notre Internationale.

"Je t’aime, moi non plus"

Puisqu’il s’agit de ladite « santé mentale », disons que ce chemin de salubrité n’eut rien d’une sinécure mais bien
plutôt d’une cure, précisément celle d’une névrose de contre-transfert. N’est-ce pas là, d’ailleurs, la seule hygiène
soutenable : celle du praticien, sinon de l’assassin ? Salubrité bien ordonnée – comme la charité dont elle dérive
peut-être –commence par soi-même.

Si le contre-transfert est, dans la définition de Lacan en 1951 : « la somme des préjugés, des passions, des
embarras, voire de l'insuffisante information de l'analyste à tel moment du procès dialectique »14 , en 1953 il s’agit
simplement de « l’ego de l’analyste »15. Lacan évoque ainsi les « complicités propices reconnues dans le contre-
transfert »16 en 1957 et « les démangeaisons de notre contre-transfert »17 en 1956. On n’est plus très loin du
partenaire-symptôme du praticien, on conçoit la force irrépressible et tragique du phénomène et de son impossible
dénouement avant l’indispensable terme d’une analyse. En 1961, dans le Séminaire Le transfert , il revient sur la
définition « classique » du problème : « tout ce qui chez l'analyste représente son inconscient en tant que non
analysé […] source de réponses non maîtrisées [...] de réponses aveugles, dans toute la mesure où quelque chose
est resté dans l'ombre. »18

Du contre-transfert persistait donc malgré la formation et l’analyse personnelle pendant un très long temps. Ce
contre-transfert ne concernait pas tous les patients. Il resurgissait seulement ici et là avec ceux qui, pour
d’obscures raisons à ce moment, étaient élus partenaire du praticien lorsque celui-ci succombait à la tentation de la
relation duelle : « quand un homme est femme, c'est à ce moment-là qu’il aime »19. Il ne s’agissait pas des
impasses de « la two bodies’ psychology », évoquée par Lacan dans son Séminaire 20. Nous ne croyons pas,
comme Widlöcher et l’IPA, à la communication des inconscients et encore moins à la « co-pensée ». Mais ça
pensait, dans notre pratique comme ailleurs, qu’on l’ait voulu ou non. Contrairement à l’interprétation qu’en fait l’IPA
qui veut les utiliser comme un savoir, les pensées du contre-transfert ne sont-elles pas, quant à elles,
inconscientes car refoulées avec la pulsion ? Viennent-elles à se déposer en savoir qu’elles n’interféreront plus
dans la pratique. À moins d’une débilité qui prendrait alors nom de canaillerie. Il ne s’agissait donc pas simplement
des « sentiments du psychanalyste » qu’évoque Lacan21, ou alors plutôt du « senti-ment » qui s’aborde, au-delà de
l’automatisme de répétition, comme cause extérieure, de cet automatisme considéré comme « un détour » : « une
pulsion compacte, abyssale, qui est celle qu’il appelle à ce niveau pulsion de mort où ne reste plus que cette anank
è, cette nécessité du retour au zéro, à l’inanimé. » Pour déjouer cette « partie à deux », Lacan recommande d’être
« capable de jouer le mort dans ce petit autre qui est en lui ». Or c’est une solution qui n’aurait pu se feindre, elle
ne pouvait que s’atteindre pour être authentique. Et pour cela, quelque chose devait avoir été touché, cerné sinon
franchi : ce mur, ce Réel véritable, devait se rencontrer et trembler au cœur du fantasme.

Mariage de raison

Lacan apporte toutefois un bémol dans son séminaire Le transfert 22 : il n’est pas anormal que l’analyste ressente à
l’occasion des sentiments contrastés à l’endroit de son patient, l’intensité de ses sentiments témoignant même,
selon lui, de l’avancement de son analyse personnelle. Dans le cas présent, S. avait tiré parti du dérangement par
sa jouissance afin de s’analyser. Mais il pouvait aussi comprendre son envie que les tourments que ce patient lui
causait puissent cesser. Mais était-il nécessaire, pour cela, que le patient disparaisse ? Une plus juste appréciation
du rapport de son patient à son Autre maternel suffirait déjà. Une fois découplé, non seulement S. souffrit moins,
mais son patient se porta mieux. Il ne s’agissait point « de jouer le mort » – quoique c’eût été un retournement
salutaire ! – mais de dompter le désir thérapeutique en gagnant en indifférence pour éviter d’incarner cet Autre
mortifère.

Lacan simplifie le problème en 1964 : « Le transfert est un phénomène où sont inclus ensemble le sujet et le
psychanalyste. Le diviser dans les termes de “transfert” et de “contre-transfert” [...] ce n’est jamais qu’une façon
d’éluder ce dont il s’agit. »23 Et confirme en 1974 : « Ce qu’il appelle le “contre-transfert”, si par là il veut dire en
quoi la vérité touche l'analyste lui-même, il est sûrement dans la bonne voie, puisque après tout, c’est là que le vrai
prend son importance primaire, et qu’[...] il n’y a qu’un transfert, c’est celui de l’analyste. »24

Le transfert se spécifiait donc déjà de sa direction : c’était plutôt le praticien qui tenait à ses patients, même si
ceux-ci l’aimaient bien... d’être acceptés de lui peut-être. Mais le symptôme des psychiatres en général n’était-il
pas d’ailleurs bien souvent : leurs patients, les aimer ? Par ailleurs, dans ce cas particulier, aimer ses patients
instillait ici, père-versement, des effets de maternage sur un mode caractérisé par un étouffement de l’Autre. En
effet, Lacan nous dit : « l’amour a affaire à ce que j’ai isolé du titre du Nom-du-Père »25. Et : « le défilé du signifiant
par quoi passe à l'exercice ce quelque chose qui est l'amour, c’est très précisément ce Nom-du-Père », ou encore,
l’année d’après : « est-ce que Freud n’a pas proprement énoncé que dans l'identification, (il l’a dit, personne n’en
voit le support, c’est-à-dire la portée) il n’y a d’amour que de l’identification portant sur ce quatrième terme, à savoir
le Nom-du-Père »26. Quoiqu’il en soit, on en déduira l’hypothèse du sens érotomaniaque de l’amour dans les
psychoses et de l’emboîtement harmonieux de la certitude dans la faille subjective de la névrose. Ainsi la paranoïa
n’est-elle pas toute destinée à incarner le sujet supposé savoir, se croyant Sujet sachant Savoir ? Et ne peut-on,
un temps, s’analyser avec un tel roc qui n’a nul besoin – ni capacité d’ailleurs – de faire semblant d’objet a ?
L’histoire de la psychanalyse, depuis les rapports de Freud avec Fliess a peut-être fondamentalement avoir avec
cela, mais plus précisément peut-être avec la séparation de ce Sujet sachant Savoir, condition nécessaire
d’émergence de la dimension de l’Autre inconsistant, seul abord possible du Réel. Cette séparation permet d’opérer
une inversion :

$ ← a (S’analyser avec la paranoïa)

Semblant de a ® $ (Discours Psychanalytique)


Est-ce que ce cantonnement du Réel de la paranoïa n’est pas précisément la condition historique nécessaire et
toujours recommencée, de l’émergence du Discours Psychanalytique ? Et c’est peut-être aussi la position que nous
tenons désormais dans la civilisation aux côtés du Réel menacé de liquidation par l’idéalisation folle de la paranoïa.

Solitude

Quid , dès lors, du lien social du praticien ? Si « l'impuissance à soutenir authentiquement une praxis, se rabat,
comme il est en l'histoire des hommes commun, sur l'exercice d'un pouvoir »27, nous indique Lacan, il n’est pas dit
pour autant que la pratique psychiatrique, qui n’est pas l’analytique, puisse se passer complètement de l’exercice
du pouvoir puisque la psychiatrie trouve son origine et sa place dans le Discours du Maître et que celui-ci tient à la
nécessité que « tous aillent du même pas » : « Le désir du médecin, c’est un dialecte du discours du maître, pour
une raison très simple, c’est que le désir médical, c’est le désir que ça marche, que ça tourne, […] que ça circule
»28. C’est pourquoi Lacan dit des travailleurs de la santé mentale qu’ils « collaborent » même s’ils croient plutôt
« protester »29. Et ils collaborent d’autant plus qu’ils protestent puisque l’hystérique fait consister le Maître. Cette
collaboration, c’est un moindre mal. Mais il vaudrait mieux qu’elle ne se rabatte pas sur une simple pratique de
police auquel cas on n’en verrait pas très bien l’intérêt. Pour la situer au mieux entre la société et l’individu, notre
engagement consiste en une subversion qui la détourne de sa pente à se faire l’instrument d’une tendance. Une
tendance partagée aussi bien par la société que par les patients : une tendance à l’élimination.

Dans cette perspective, le psychiatre analysé est alors assez seul car il ne mange pas le même pain que ses
patients et n’est ni l'auxiliaire de la police ni celui de la justice. L’analyste psychiatre se prête à être le partenaire de
chacun mais n’en n'élit aucun comme son partenaire. Vis-à-vis d'eux, il peut néanmoins s’expliquer ; et donc il le
doit. C’est ce qu’il fait lorsqu’il expose publiquement sa pratique, avec son « reste de voix. » Et il s’agit là du
domaine politique de son action.

* Conférence prononcée dans le cadre du Séminaire de la bibliothèque du Courtil le 2 février 2011

1 Lacan Jacques, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
598.

2 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX , … ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 150.

3 Miller Jacques-Alain, « Santé mentale et ordre public », in Mental, nº 3, 1997.

4 Lacan J., op.cit ., p. 598 et 601.

5 Lacan J., « Le Séminaire, livre XXV, Le moment de conclure », Leçon du 15 nov. 1977, inédit.

6 Miller J.-A., Pas tant , n° 8/9, 1985, pp. 4-11.

7 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], Écrits, op. cit ., p. 244.
8 Lacan J., « Le Séminaire, livre XXI, Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.

9 Lacan J., « Le Séminaire, livre XXII, R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, inédit.

10Lacan J., É crits, op. cit., p. 578.

11Lacan J., Petit discours aux psychiatres , Conférence inédite du 10 novembre 1967.

12Référence à Jacques-Alain Miller, s’adressant à Jacques Lacan : Lacan J. Télévision [1973], Autres écrits, Seuil,
Paris, 2001, p. 517.

13Lacan J., « La chose freudienne », É crits, op. cit., p. 403.

14Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, op. cit., p. 225.

15Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 305.

16Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, op. cit., p. 455.

17Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, op. cit., p. 463.

18Lacan J., Le Séminaire, livre VIII , Le transfert [1960-61], Le Seuil, Paris, 2001, p. 216.

19Lacan J., Le Séminaire, livre XXV , Le moment de conclure, Leçon du 15 nov. 1977, inédit.

20Lacan J., Le Séminaire, livre I , Les écrits techniques de Freud [1953-54], Le Seuil, Paris, 1975, p. 245.

21Lacan J., Le Séminaire, livre VIII , Le transfert , op. cit., p. 219.

22Ibid ., p. 224.

23Lacan J., Le Séminaire, livre XI , Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], Le Seuil,
Collection Point, Paris, 1973, p. 257.

24Lacan J., Le Séminaire, livre XXI , Les non-dupes errent , Leçon du 19 mars 1974, inédit.
25Ibid .

26Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, R.S.I., leçon du 15 avril 1975, inédit.

27Lacan J., « La direction de la cure » [1958], Écrits, op. cit., p. 586.

28Miller, J.-A., « Du symptôme au fantasme et retour », cours au département de psychanalyse de l’Université


Paris VIII, 1982-83, séance du 3 novembre 1982, inédit.

29Lacan J., Télévision, op.cit., p. 517.

Premiers « pa »
par Christine Barsse | le 28 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Enfant « cadeau du ciel » offert par Dieu à sa mère, Dan n’a pas accès à la
fonction symbolique du Nom-du-Père. Il ne cesse pas, d'agir, d'être agi. Les
temps de rencontres avec lui sont riches, trop riches. Je le rencontre au C. A.
T. T. P. du Bourget en 2007. Il a 5 ans, il est costaud et vif. Il passe des
heures à faire circuler des objets à travers la pièce. Son point de départ : la
porte de secours, toujours fermée. Sa destination, les toilettes. Il vocalise peu.
Très vite, la relation à l'autre tourne au ravage. Dan se déshabille, court, saute
en tout sens, se vouant à se faire voir et à se faire attraper. Lui parler l'excite
un peu plus. Les portes l’aspirent dans des battements incessants.

À la rencontre de Dan

Un jour où il court nu dans un rire ininterrompu, je le conduis dans les lavabos. Il s’enferme dans les wc,
m’empêche d’ouvrir en tirant sur la porte. Je décide de lâcher la porte. Il l’ouvre, la referme, me fait apparaître,
disparaître, dit « auvoi » et « papa » dès qu’il me voit. Il est en sueur. Je ne peux pas le laisser sortir nu mais je
sens que ma présence est un « trop » qui le rend « fou ». Alors je reste mais je « vide » mon regard qui ne s’éclaire
pas lorsque Dan ouvre la porte, je ne le vois pas. Il reste interdit, le visage décomposé et dit « ma-man ».

- Tu dis « ma-man », Dan ! Je me détourne, il urine, puis cherche à prendre ma clef. - Papa, maman, et toi, Dan, tu
es là, bien là, voilà ! Je l’aide à boutonner son pantalon, il éteint la lumière. Il sort allégé, prend un cahier dans
l’armoire, s’installe à une table et écrit.

Appareillage du corps et séparation à deux


En février 2008, Dan arrive à l'hôpital de jour. Ce ne sont plus trois portes mais des dizaines, qui s'ouvrent et se
ferment continuellement. Les premiers mois ressemblent à un enfer. Dan est continuellement happé par les portes,
aspiré par chaque ouverture. Au moindre bruit de clefs il accourt et s’écroule sur le seuil dans un débordement de
jouissance. Lorsque sa liberté de mouvement est gênée par un véhicule, lorsque son corps est appareillé à un vélo
ou des rollers, Dan peut circuler d’une porte à l’autre et vocaliser. Une autre solution consiste à lacer et délacer ses
baskets. Concentré sur le passage du fil dans les trous, il lève la tête lorsqu'une porte s'ouvre et revient à son
travail. Il décline ces opérations de nouages avec une série de dispositifs, attachant différentes parties de son
corps à divers objets. L'enjeu autour des portes change. Une tristesse gagne parfois Dan après la disparition de
quelqu'un derrière la porte. Il pleure, geint : « Mmm », « maman » ou « mamain ». Il se cramponne à la main de
l'adulte comme à une ancre, refuse de la lâcher lors des séparations, il anticipe les départs, pleure en fin de
journée.

Le travail de Dan avec les portes prend un nouveau tour grâce au vent qui souffle souvent dans notre jardin.
Jusqu'alors, Dan faisait beaucoup de ballon, et ce ballon, il finissait toujours par le faire disparaître derrière le mur.
Disparu, hors de vue, la partie s'arrêtait là, sans un mot. Le 3 septembre 2009, Dan sort avec une pelote de laine
que le vent fait s'envoler. Il la récupère et la lance en l'air en jubilant. Elle s'accroche aux aspérités d'un mur très
haut. Dan va chercher Florence, prend sa main qu’il lève en direction de la pelote. Florence lui dit « Je peux pas, je
suis trop petite ». Dan dit « A pa » en sautillant joyeusement. Les jours suivants, Dan m'entraîne au jardin muni d'un
sac en plastique. Il guette les coups de vent avant de lâcher son sac, sautille en se frottant les mains sans être
débordé, vocalise. Le sac s'éloigne, Dan court après, se retourne vers moi et lance « auvoi » avec un geste de la
main. Le sac atteint la porte grillagée du jardin. Franchira-t-il la porte? Ni Dan ni moi ne pouvons le faire à la place
du vent, et cette contingence change ma position de partenaire. Je ne suis qu'un témoin impuissant auquel Dan
adresse des mots. Un jour, le vent retombe et le sac ne part pas. Dan va secouer les branches de l'arbre, ça ne fait
pas revenir le vent. Il revient en brandissant son sac et dit « Main ! »

Le jour suivant, le vent fait voler le sac par-delà la grille. Dan le regarde partir, il écarte les bras en sautant, lui ne
s'envole pas, il se retourne et dit gaiment « Ayé pati ! ».

Dire l’absence et ordonner son monde

Au fil des jours, je remarque une opposition dans les vocalises de Dan. Lorsque l’objet est à proximité, il enchaîne
« aya ami yayé ». Le sac s’envole soudain. Dan dit « pa pa pa ». Le sac redescend, Dan dit « adi ami mémé ». Le
sac s’envole par-dessus la porte, Dan accompagne son départ « pa pa pa ». Lors d’un atelier, happé par le travail
d’un enfant, Dan lui prend ses objets avec un rire sardonique. Je lui dis : « Je ne sais pas si tu as remarqué, ça fait
deux fois que tu viens prendre un truc à Émilien, tout à l’heure la peinture, maintenant la perceuse, comme si tu
étais obligé ». Il écoute, bouge délicatement mes cheveux de manière à voiler mes yeux et dit « pa ! ». Il cesse
d'aller embêter Émilien. Un autre jour, dérangé par un enfant, il crie « ada » sans fin. Il décolle des étiquettes,
enfonce un tournevis dans une balle, met la perceuse à sa bouche, retire deux tiroirs d'un meuble. Il me semble qu'il
cherche à creuser un trou. Il prend une enveloppe pour la déchirer. Je lui tends des ciseaux. Il coupe l'enveloppe et
conclut: « pa ada ! »

Parmi les vocalises de Dan, un petit mot émerge: « pa ». Alors que le « non » prononcé par lui ou par un autre
déclenche une surenchère, « pa », ce trognon de signifiant semble négativer quelque chose. C'est à partir du « pa »
de « je peux pas » de Florence que Dan semble nommer une absence et faire arrêt. Les mots donnent une nouvelle
consistance à son corps. Dans les moments critiques, le fait de parler fait aussitôt redescendre son excitation. Il ne
s‘agit pas de l'enjoindre à parler, mais de l'inviter à répondre de ce qui lui arrive de particulier à ce moment-là.

Cet enfant nous convoque, sur le vif, à être au rendez-vous avec le sujet et à prendre position. Ses partenaires ont
su d’abord soustraire leur regard, c’est ensuite Dan qui leur a caché les yeux, c’est maintenant en fermant ses
propres yeux qu’il travaille parfois, créant de nouveaux circuits, à tâtons, d’une porte à l’autre du service.
A new adventure ...
par Alexandre Stevens et Dominique Holvoet | le 15 janvier 2012 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

With the creation of The Institute of Child and the release of the
first number of the Petite Girafe’s collection, psychoanalysis from
the lacanian orientation in institutions is blooming !

The Courtil, an institution founded 30 years ago based on the


fundamentals of the teaching of Jacques Lacan, begins a new
adventure with Courtil en LigneS, the publication of an online
monthly review !

Every month, the review is composed of seven columns along with


editorial or open space. To start, a clinical column will always
include several articles from associates of RI3 and colleagues from AMP, highlighting the demonstration by the
case. For this inaugural issue, Courtil en LigneS interviewed Daniel Roy, for its column « Rencontre », so that he
can tell us about the brand new Institute of Child. Courtil en LigneS resolutely adopts an editorial line open to the
world with « Regard », to put emphasis on a movie, an exhibition, a concert, a play, without forgetting lectures
which caught our attention, that you will find in our « Marque-Page ». In each publication, there will be two articles
in English for our studies to be known beyond the French speaking borders. In brief, a vivid tool closest to the
psychoanalytic actuality for all those orienting their institutional practice, or not, from the teaching of Lacan.
Jacques-Alain Miller was in Lille last November 20th and we are publishing a summary of this great event in this
first issue in « Epinglage du mois. » To subscribers, we will progressively offer access to the archives of the
Feuillets du Courtil , from the first issue dating of 1989.

One needs to see Courtil en LigneS as a new and reactive tool, being able to bounce back on the event as the
analyst on the unconscious. This will be our « Instant de voir » but also our « time to comprehend » with further
studies of pure psychoanalysis which constitute the guideline of our clinic.

Translation : Tracy Favre

Trois versants de la responsabilité


par Justine Junius | le 16 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Par quel bout prendre la question de la sanction et du traitement de l’autre ?* Pour tenter d’y répondre, je suis
revenue à un questionnement datant des débuts de ma pratique en institution. Je cherchais en effet à saisir, face à
une certaine forme « d’insupportable » lors d’une première confrontation au réel d’une clinique extrême, ce qui
« dysfonctionnait » soit dans ma façon de travailler, soit dans le dispositif mis en place par l’institution. C’est avec
la prise en compte d’un troisième versant, à savoir, la « folie » de l’enfant, qu’un éclairage s’est produit, sans
annuler pour autant les deux premiers plans. C’est pourquoi l’idée m’est venue d’envisager la question de la
responsabilité sur trois versants : l’intervenant, le jeune et l’institution. Aussi, vais-je explorer dans ce texte trois
décisions qui touchent à un niveau différent de la responsabilité même si, d’une façon ou d’une autre, les versants
se recoupent.

Fabio, à peine arrivais-je dans le groupe à l’heure du goûter, me donnait des coups de pied ou menaçait de casser
quelque chose, si on ne répondait pas instantanément à ses innombrables demandes. Très vite, je me suis
demandée qui étais-je pour ce jeune. Un sujet ou un objet ? Un soir, Fabio, accompagné d’un acolyte, lui dit à mon
égard : « on va la tuer, de toute façon, elle ne sait pas se défendre ! » Sur le moment même, je n’ai rien pu
répondre, pétrifiée par cette partie de la phrase : « elle ne sait pas se défendre. » Cette expérience m’a obligée à
poser un choix : ou je change de position ou je m’en vais. La semaine suivante, alors que Fabio s’approchait de
moi, j’explosai et hurlai un « non » tonitruant. Un peu plus tard, j’entendis ce sujet s’interroger auprès d’une
intervenante : « Pourquoi ai-je envie de frapper Justine ? » lui demanda-t-il. Peu à peu, il m’a guidée vers une
marge très fine sur laquelle se situer, entre un pas assez de présence qui provoquait chez lui un laissé tomber
radical – ce à quoi il réagissait en frappant l’autre ou en « cassant » – « je ne suis pas bien, je dois tout casser »,
disait-il – et un trop de présence qui aboutissait souvent à une forme d’érotisation du lien à l’autre. J’ai l’impression
que c’est en dévoilant mes propres limites que je me suis respectée et en retour, Fabio a pu se « questionner » sur
l’énigme de sa jouissance. De surcroît, je devenais quelqu’un à ses yeux. C’est comme si la jouissance de Fabio
s’était localisée quelque part dans l’autre. Il s’intéresse alors à l’autre, il s’en préoccupe. Autant du côté du jeune
que du mien, un effet de subjectivation a eu lieu, aussi fragile et éphémère fût-il. Est-ce que le point d’arrêt, dans ce
cas-ci un « non » tonitruant, a pu être opérant à partir du moment où j’ai été amenée à prendre conscience de ma
propre responsabilité dans le passage à l’acte de Fabio, c’est-à-dire une certaine forme de fascination qui me
paralysait devant la folie de cet enfant ? Ai-je ainsi décomplété, en quelque sorte, l’Autre problématique que
j’incarnais pour ce sujet ?

À présent, je vais parler de Max qui se débat contre la malveillance du monde. Tout semble lui apparaître comme
une grande menace à son égard. Progressivement, cette menace s’est localisée sur son groupe de vie. Les repas
et les retours dans le groupe étaient particulièrement délicats. Par exemple, un soir que nous rentrions
tranquillement de la piscine, ce jeune m’annonce qu’il va aller acheter un paquet de chips. Comme c’était l’heure de
rentrer, je répondis simplement : « C’est l’heure du souper ». Ce à quoi, il rétorqua : « Vous me cherchez, je vais
tout casser ! » Plus rien n’arrêtait alors sa décision de « tout casser ». Dès son arrivée dans le groupe, il exécuta
cette drôle de « volonté ». Par contre, quand Max s’effondre, c’est toujours avec une personne extérieure au groupe
(le directeur, le responsable ou le veilleur). À ce moment-là, il semble face à un vide. La place pour l’interprétation
d’une malveillance à son égard a disparu. Or, si l’interprétation de Max « vous me cherchez » est sans doute une
façon de donner du sens à ce qui est énigmatique pour lui et si on peut, dès lors, concevoir ses passages à l’acte
comme une forme de traitement de sa psychose, il devenait malgré tout difficile de continuer à travailler avec lui. Il
y avait là comme une incompatibilité entre le « choix » de sa position subjective et sa présence dans le groupe. Par
conséquent, en prenant la mesure de la « folie » de ce sujet, il a été décidé que Max ne pouvait plus passer par le
groupe et qu’il suivrait désormais un régime de semi-internat. Je ne sais pas si cette décision a permis un effet de
subjectivation pour ce jeune, mais à la lecture du texte « Volonté de jouissance et responsabilité du sujet »[1]
d’Alfredo Zenoni, il me semble ne pas y avoir de possibilité de subjectivation sans la prise en compte de la
responsabilité de Max devant cette volonté qui échappe pourtant à sa subjectivation. Dès lors, cette décision a-t-
elle eu la fonction de le considérer, dans une certaine mesure, comme responsable de ses actes, et ainsi comme
sujet ?

Ce troisième et dernier point aborde la question d’une responsabilité plus collective à partir d’une expérience, que je
qualifierai de « limite », aboutissant à un remaniement du dispositif institutionnel. Concernant une des fonctions de
l’institution qui est la mise à l’abri de l’Autre du sujet, je me suis posée plusieurs questions. Que se passe-t-il
lorsque les jeunes entre eux se déchaînent et risquent d’incarner l’Autre sans loi ? Par exemple, tel jeune dit à une
jeune fille mutique de pleurer et celle-ci s’exécute sur le champ, tel autre dérobe les affaires d’un jeune sans
défense, ou le frappe, tel autre encore revient anéanti parce qu’on se moque de son nom de famille, etc. Que faire
quand il y a tellement de passages à l’acte, qu’il devient difficile de les reprendre ? Comment mettre quelque chose
en place lorsque d’emblée tout part en vrille ? Que penser de notre travail quand certains jeunes disent que ce sont
eux qui font la loi ici ? L’équipe du groupe dont sont extraits ces exemples, après avoir tenté diverses solutions, a
décidé de déshomogénéiser le groupe d’enfants. Pour ce faire, certains passèrent dans un autre groupe composé
de jeunes plus âgés et en échange, deux adolescents plus stabilisés rejoignirent notre groupe. Très vite, un effet
s’est fait ressentir : au moment des repas, par exemple, les plus petits restaient tranquillement à table en écoutant
les plus grands. Comme si les deux adolescents représentaient une sorte d’Idéal du Moi pour les plus jeunes. Dans
ce cas-ci, la responsabilité de l’équipe a été, pour une part, de reconnaître l’impossibilité de pouvoir encore garantir
l’offre d’un lieu le plus pacifié possible. N’est-ce pas aussi une façon de prévenir l'émergence des passages à l'acte
des jeunes en institution ?

Je terminerai par cette citation d’Alfredo Zenoni qui m’a orientée tout au long de ce texte : « Introduire ou maintenir
la dimension de la responsabilité – au sens où Lacan dit que de notre position de sujet nous sommes toujours
responsables – ne constitue pas un idéal ou une solution. Cela constitue au contraire un problème, dont la solution
tant au niveau de la société et de la justice qu’au niveau du traitement ou de l’accompagnement du sujet
psychotique est loin d’être aisée à formuler et nous remet d’ailleurs, en définitive, au pied du mur d’un choix. »[2]

* Texte prononcé à la Journée de rentrée du Courtil en septembre 2010 dont le thème était : « Sanction et
traitement de l’Autre »

[1] Zenoni Alfredo, « Volonté de jouissance et responsabilité du sujet », Quarto, n°73, Bruxelles, 2001, pp.15-19.

[2] Ibid., p.18.

Pour l’Institut de l’enfant


par Daniel Roy | le 20 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

L’Institut de l’Enfant appartient à l’UPJL, pourquoi avoir pensé créer une


branche sur l’enfant au sein de la nouvelle Université Populaire ?

C’est assez clair dans son acte de naissance puisque justement ce terme et
cette idée d’Institut de l’Enfant nous sont proposés par Jacques-Alain Miller
lors de notre réunion du bureau du RI3 élargi où nous étions en train de préparer
les journées du RI3 de Bordeaux. Vous vous souvenez de ces journées qui
s’intitulaient « Cas d’urgence » qui ont mobilisé comme toujours toutes les
institutions du RI3, les institutions associées et très au-delà d’ailleurs, avec une participation entre 800 et 900
personnes en province ; ce qui est quand même remarquable. Je crois que Jacques-Alain Miller à ce moment là –
puisqu’il nous posait des questions précises sur la préparation, sur la fréquentation, sur la façon dont les journées
du RI3 se déroulaient – a saisi le moment pour dire qu’il y avait là – ce sont ses termes – une force considérable et
qu’il serait certainement temps, si nous le désirions, de réunir ensemble les diverses composantes des réseaux
que lui-même avait d’ailleurs créés depuis longtemps, de les réunir sous cette modalité, sous ce titre d’« Institut de
l’Enfant ». Ce titre est un peu ronflant – je crois qu’il l’a voulu comme ça – il tranche dans les intitulés des réseaux
dans lesquels nous avons l’habitude de fonctionner. Il faut bien le dire, les noms de ces réseaux font partie des
mots de la paroisse ! Nous les comprenons nous, c’est évident, quand nous disons CEREDA, CIEN, RI3 mais enfin
aujourd’hui les gens qui travaillent, ne savent plus trop eux-mêmes l’origine de cela. Il faut à chaque fois
recommencer pour les nouveaux qui arrivent. C’est très sympathique quand les gens sont dans un transfert
immédiat et décidé, mais ce n’est pas toujours le cas puisque ces réseaux ont une adresse très large ; leur public
est éclairé et intéressé par la question de l’enfant dans la cure analytique pour le CEREDA, l’enfant dans
l’institution pour le RI3 et l’enfant dans les discours de l’éducation – on va dire comme cela – pour le CIEN.

L’Institut de l’Enfant, ça tranche parce que ça a un côté d’emblée officiel ! Ça a une présence comme titre et je
crois que les personnes présentes ont été enthousiasmées par ce projet. Nous avons tout de suite donné notre
accord. Avec cette idée donc d’organiser une future journée de l’Institut de l’Enfant et de penser à une revue.
C’était le second point qui était mis en valeur par Jacques-Alain Miller : la diversité des revues existant dans le
champ de l’enfant et dont aucune n’apparaissait par exemple au niveau éditorial dans les librairies de façon
évidente. Donc il souhaitait que ce soit le cas, ce projet est donc en cours. Là encore, aussi bien la Petite Girafe,
que les Feuillets du Courtil , Préliminaire ou Terre de Cien, ont arrêté leurs publications pour se consacrer à cette
nouvelle publication à créer sur un autre mode bien sûr.

Vous évoquiez les 3 réseaux (CEREDA, CIEN, RI3), notre deuxième question porte justement sur cette alliance,
cette articulation. Nous étions présents à la journée de l’Institut de l’Enfant et nous serions curieux de savoir pour
vous quel est l’effet, le résultat de cette articulation ?

Alliance, c’est bien ; articulation c’est bien aussi, il y a nouage aussi. Voilà divers termes qui sont venus pour
essayer de désigner l’alchimie secrète et discrète, nécessaire entre les groupes… Alors, est-ce que c’est travailler
ensemble ? Ce n’est pas exactement travailler ensemble. C’était d’abord dans l’idée que des collègues qui
interviennent, qui travaillent dans le CEREDA, dans le RI3 par exemple entendent parler de ce qui se fait au CIEN,
c’est-à-dire entendent parler des enseignants, entendent parler une assistante de vie scolaire, de son expérience
éclairée ou orientée par ce qu’elle avait appris dans un laboratoire du CIEN. C’était, ce jour-là, nouveau pour
beaucoup. De la même façon, là aussi au niveau des institutions, au niveau du RI3, nous avons l’impression que ce
que nous faisons, notre mode de travail est connu très largement ; ce qui n’est pas forcément le cas. On constate
que non et là aussi cette séquence d’ouverture du RI3 a, je crois, été saisissante pour beaucoup. Ils entendaient
pour la première fois cette façon de parler de l’enfant en institution. Et donc ça, c’était déjà la première chose, une
façon de nouer ça.

Alors pourquoi ça change ? Parce que c’est une adresse nouvelle ! C’est pour l’Institut de l’Enfant ! Ce n’est pas le
CIEN qui parle au RI3 et au CEREDA et réciproquement et on se regarde les uns les autres dans le blanc des yeux,
c’est dans le cadre d’une nouvelle adresse qui elle, est beaucoup plus large puisque c’est celle de l’Institut de
l’Enfant. Et je crois que ça, ça a vraiment été efficace assez rapidement. Le fait de choisir un thème dans lequel
chacun puisse trouver à s’alimenter, trouver sa subsistance, ne serait-ce que le temps d’une journée, c’est déjà un
travail considérable. « Peurs d’enfant » est venu assez rapidement. On y pensait depuis quelques temps. Jacques-
Alain Miller aussi a trouvé cela très utilisable et je crois que cela a été le cas, parce qu’on voit comment cette
réintroduction d’un terme de la langue, d’un terme de l’expérience quotidienne qui concerne l’enfant lui-même,
permettait de reconfigurer nos discours qui sont quand même des discours très spécialisés, qui fonctionnent très
vite de façon auto-référencée.

C’est une question intéressante que vous amenez autour de l’auto-référence. Est-ce que l’Institut de l’Enfant a
pour but d’avoir un discours un peu moins auto-référencé en visant notamment cette nouvelle adresse ?

C’est effectivement en cela que l’intervention de clôture de Jacques-Alain Miller, une intervention qui présentait la
prochaine journée sur « l’enfant et le savoir », résonne bien au-delà d’une simple présentation de la journée de mars
2013, elle inclut une dimension programmatique très précise pour nous et c’est ce qui va apparaitre très tôt
d’ailleurs même dans la présentation de notre prochaine newsletter – puisqu’il va y avoir un bulletin qui va relier
toutes les personnes intéressées. C’est la phrase par exemple que nous avons relevée dans son intervention à la
première journée : « il appartient à l’Institut de l’Enfant de restituer la place du savoir de l’enfant, de ce que les
enfants savent ». Ça veut dire que, dans l’Institut de l’Enfant, notre orientation va être de mettre en valeur le savoir
du côté de l’enfant : quelle place il occupe ? Comment l’enfant s’en débrouille ? Qu’est-ce qui explique que les
personnes qui sont chargées, à un moment donné, d’accueillir ce savoir le traitent plus ou moins bien ?
Quelquefois le maltraitent ? Quelquefois voulant bien le traiter l’aplatissent considérablement ? Comment nous
essayons de nous mettre à la hauteur de ce savoir-là dans les différents lieux où nous sommes présents dans
l’accueil de l’enfant, que ce soit au niveau d’une cure analytique – qui est évidemment un dispositif absolument
spécifique – ou dans d’autres cadres qui sont des cadres socialement définis, socialement décidés ? Mais là où ce
savoir est d’emblée présent sur des modes qui apparaissent pour la psychiatrie moderne, pour la psychologie
moderne, comme des modes de savoir ectopiques, des troubles qu’il faut régler, nous voulons de nouveau faire
valoir cette approche de l’enfant qui nous oriente.

Alors, comment encore mettre en valeur ce savoir de l’enfant et la façon dont nous-mêmes nous accueillons ce
savoir ? Il s’agit aussi d’examiner comment ce savoir de l’enfant est accueilli dans d’autres savoirs constitués. Il y
a un gros travail à faire qui est un travail dans le temps, un travail d’archive comme on l’appelle, un travail d’archive
vivante, pour retrouver ce qui s’est écrit autour des débuts, quand la psychanalyse a rencontré l’enfant, quand des
psychanalystes ont rencontré l’enfant. Il y a eu des étincelles, il y a eu des moments historiquement extrêmement
féconds. Il faut les retrouver. Il faut les remettre en valeur, il faut les relire, il y a ce travail là à faire ! Mais
aujourd’hui il y a aussi des travaux dans les universités, des étudiants qui se mettent à turbiner autour d’une
question qui est la leur. Et nous allons aussi interroger nos collègues qui travaillent à l’université autour de ça. Et
puis il y a tout ce qui se déploie dans les médias : je crois que c’est vraiment une nécessité, si on veut essayer de
saisir un petit peu comment l’enfant s’affronte au savoir aujourd’hui ou comment se constitue le savoir pour
l’enfant, il faut absolument s’intéresser à ce qui se passe à la télévision, dans les journaux, sur internet. Il faut
nous arrêter là-dessus. Donc comment allons-nous faire ? Nous allons créer des rubriques qui seront animées
chacune par un responsable et un petit groupe de collègues et qui vont aller explorer avec leurs instruments à eux,
leurs casques, leurs piolets, leurs lampes, ces domaines qui ne nous sont pas tous familiers. Et ils reviendront
nous voir, nous rapporter tout cela. S’ils sont en perdition, on ira les chercher.

Une phrase nous avait également arrêtés dans l’intervention de Jacques-Alain Miller qui va dans le fil de ce que
vous soulignez. Il a affirmé qu’« il revenait à l’Institut de l’Enfant de dégager, dans l’éducation, la fonction que tient
le désir de l’Autre ? » Comment cette fonction critique dans le champ freudien va-t-elle évoluer avec la création de
l’Institut de l’Enfant ? et va-t-elle donner lieu à des dispositifs particuliers (ou préciser les existants) ?

Vous pensez à quelque chose, vous, Marie ?

Je pense aux travaux faits dans le cadre du CIEN au lycée à Bobigny ou dans d’autres lycées avec des groupes
de paroles pour adolescents

Voilà, ce sont les équipes exploratoires. Il y a des collègues qui depuis un an, deux ans, dix ans, travaillent dans
des lieux et il y en a qui grâce au CIEN, grâce à d’autres réseaux, ont fait connaitre leur travail. Il y a des
personnes qui ont su les mettre en valeur. Mais il y a des gens qui font le même travail mais dont on est très peu
informé et on va essayer – c’est justement le rôle des instruments électroniques à mettre en place (le site internet,
la newsletter) – de susciter la mise en valeur du travail des collègues qui sont investis dans des lieux, qui se sont
questionnés et qui ont inventé des solutions auxquelles, la plupart du temps, nous n’aurions pas pensé. Nous
souhaitons leur permettent de se faire connaitre, de se fédérer avec d’autres, de se rencontrer dans le cadre de
l’Institut de l’Enfant. Ça va être une partie de son travail puisqu’il est entendu, je crois par tous, que chacun des
réseaux continuent à travailler l’objet qui est le sien. Il est attendu du CEREDA de nous éclairer à partir du travail
de l’enfant dans la cure analytique. Il n’y a que le CEREDA et les analystes qui reçoivent des enfants qui peuvent
nous faire savoir la particularité absolue de l’enfant dans le discours analytique : qu’est-ce qu’il rencontre ? – ce à
quoi faisait référence la fin du texte de Jacques-Alain Miller – comment l’analyste peut intervenir sur ces grands
cycles de savoir/jouissance dans lesquels l’enfant est pris ? Deuxièmement : comment l’analyste pouvait justement
desserrer l’étau qui quelquefois pèse sur l’enfant de par la présence de partenaires tout à fait féroces, qu’il s’est
constitué au gré de sa pulsion ou qui s’imposent à lui parce que les conditions qui lui sont faites par l’autre sont des
conditions quelques fois terribles ? Là, c’était pour le CEREDA. Pour chacun des réseaux, il y a, en quelque sorte,
une sollicitation – on l’a vu lors de la journée – à pousser les feux, à essayer qu’ils aillent le plus loin possible dans
ce qui fait l’objet de leur travail. C’est ce qui nous importe et donc il faut arriver à fédérer ça d’une certaine façon.
C’est à inventer, donc ce sera d’abord la journée dans deux ans « l’enfant et le savoir », le site qui va trouver à se
loger d’abord sur le site Uforca pour l’UPJL, une newsletter et puis en route…

Et puis une publication donc ?

Elle va se réaliser en deux temps. Dans un premier temps, nous allons faire assez rapidement pour cette fin 2011
le recueil des travaux de la journée plus une petite série sur l’enfant dont je réserve la surprise, qui sera je crois
intéressante. Ce sera la première publication. Le deuxième temps sera un volume construit avec les responsables
des nouvelles rubriques, il sera véritablement la nouvelle formule.

Y a-t-il déjà un nom ?

La petite Girafe s’est imposée. Elle tient à nous, nous tenons à elle ! Voilà.

Entretien réalisé par Marie Brémond et Thomas Roïc. Mai 2011

Black Swan, de Darren Aronofsky


par Virginie Leblanc | le 15 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

C’est une magnifique jeune femme vêtue de rose et au chignon impeccable*. Elle est
couvée par sa mère, ex-ballerine qui n’a jamais véritablement percé dans le milieu et
idolâtrant la fille qui dansera sans nul doute à sa place le « Lac des Cygnes » :
l’ouverture du film Black Swan, réalisé par Darren Aronofsky, plonge d’emblée le
spectateur dans un univers empreint d’une apparente mièvrerie. Celle-ci ne masque pas
cependant la violence sous-tendue dans les rapports mère-fille : bien que déjà adulte et
resplendissante, l’héroïne partage son temps entre les exercices à la barre de l’opéra et
sa maison, entourée de ses peluches, dans sa chambre rose bonbon figée dans
l’enfance, épiée par sa mère qui se distrait en peignant des portraits de sa fille.

Dans le corps de ballet, la violence n’est pas moins présente : elle s’incarne dans les
autres ballerines, sortes de répliques vivantes de la fille, qui toutes potentiellement
peuvent être choisies par le directeur pour danser le rôle tant espéré du Cygne. Il règne une agitation entre ces
jeunes femmes s’épiant dans le miroir qui pourrait facilement évoquer le pensionnat de jeunes filles décrit par Freud
dans Psychologie des foules et analyse du moi 1, au moment où il fait la distinction entre les différents types
d’identifications : laquelle sera choisie par le maître ? Comment s’y est-elle prise ? Même si l’on ne retrouve pas le
partage de symptômes évoqué par Freud dans son texte, ce film frappe par la finesse avec laquelle il donne à voir
l’importance du double féminin pour une jeune femme qui pourrait facilement passer pour une jeune hystérique en
quête d’un appui pour grandir et devenir une femme.

Sauf que l’héroïne va justement être nommée étoile : elle dansera le Cygne, et aura donc aussi à incarner le Cygne
noir, celui qui dans le ballet de Tchaïkovski signe le destin funeste du Cygne blanc. C’est précisément au moment
où elle est nommée à cette place de l’Idéal du moi que les premiers signes d’une décompensation psychotique
apparaissent chez l’héroïne : elle voit son double dans le métro, son corps se morcelle. Surtout, elle va élire
progressivement une des ballerines fraîchement arrivée dans la compagnie de danse et à la sensualité débridée,
comme la rivale qui, dans son délire, va lui ravir le premier rôle. Mais qui l’initiera aussi à l’énigme de la sexualité,
énigme qu’elle ne peut supporter : la rencontre avec le sexuel redoublée par la nomination comme danseuse étoile,
qu’elle n’a pas les outils symboliques pour soutenir, feront donc retour sur le corps.

Malgré des effets spéciaux parfois poussifs et pas toujours utiles, ce film frappe par la justesse de ses intuitions
sur la clinique féminine et en particulier sur la présence du double dans la psychose. Plusieurs images du film
évoquent en effet une relation fusionnelle entre la mère et la fille, qu’aucune figure paternelle n’est venue barrer
pour introduire l’enfant à la dimension du désir et à la dimension phallique : elle est véritablement l’objet de la
séduction maternelle, scrutée, auscultée et triturée par les mains et le regard inquisiteur de la mère. Elle sera
réellement le Cygne noir qui devra aller frapper sa potentielle rivale, incarnée par cette autre à qui elle ressemble
comme à une goutte d’eau : c’est elle-même qu’elle frappera finalement dans une ultime hallucination où elle n’est
plus différenciée du corps de l’autre.

Qu’un cinéaste puisse ainsi donner à voir le caractère hystériforme de certaines psychoses féminines, et la place
où peut alors venir se loger une autre femme, est rare. C’est pourquoi ce film mérite qu’on s’y attarde en y voyant
davantage qu’une belle production esthétique à gros budget : c’est toute la terreur et les sensations de délabrement
d’un corps livré à une véritable déprise subjective qu’il nous permet d’approcher et de ressentir.

* Film sorti en France le 9 février 2011.

1 Freud Sigmund, « L’identification », Psychologie des foules et analyse du moi [1921], Essais de Psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2002, p.
190.

Jean-Claude Milner, Pour une politique des êtres parlants


par Sophie Simon | le 30 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Après son ouvrage analysant les hautes prétentions de la très contemporaine évaluation, en ce qu’elle a partie liée
avec le despotisme des choses qui peuvent « se gouverner elle-mêmes et gouverner les hommes »1, Jean-Claude
Milner prolonge son travail avec son deuxième Court traité politique : Pour une politique des êtres parlants .

Discussion

Le philosophe et linguiste nous y livre quarante paragraphes de réflexion sur le rapport de l’être parlant à la
politique, aujourd’hui en Europe, et sur la forme qu’elle prend préférentiellement : celle de la discussion, de la
conversation (et non de l’analyse ou de la philosophie politique par exemple). Jean-Claude Milner pose ainsi la
question : qu’est-ce qui autorise cette « connexion entre politique et parole »2, suscitée par la position d’être
parlant ? Il repère notamment la prédominance de cette forme de politique dans les sociétés industrielles en ceci
qu’elle permet (en d’autres temps ou en d’autres lieux, c’est l’affaire de la religion) une place où les êtres parlants
se délestent de leurs préoccupations quant à leur futur en confrontant, les uns les autres, leurs points de vue sur la
question.
Mimétique

Le socle de cette discussion politique serait la mimétique, par laquelle se soulageraient gouvernants et gouvernés,
décideurs et non-décideurs, du fossé qui les séparent. Comme dans une tragédie, les rôles s’inversent
démocratiquement, dévoilant le semblant qu’est l’acte de gouverner : chacun doit pouvoir s’imaginer en position de
puissant, de décideur. À cela, réponse caustique de Jean-Claude Milner : « Dans la politique telle qu’elle se parle,
les contes bleus et les mythes surabondent ; rien de surprenant à cela puisqu’ils racontent pour l’essentiel des
histoires de changements de position. La bergère devient princesse, le prince devient crapaud, la fileuse devient
araignée, l’oppresseur devient opprimé, l’opprimé devient oppresseur. D’Ovide à Perrault, l’idiome politique
européen trouve ses classiques méconnus. Qu’on retire de Peau d’Âne un plaisir extrême, nul n’en doute, mais il
faut bien un jour sortir de l’enfance et commencer à parler pour soi. De même il faut sortir de la mimétique. »3 Au
lieu de risquer ne vouloir plus, au bout du compte, « que ce moment de carnaval »4 , Jean-Claude Milner propose
d’enrayer le processus par une dimension qui semble relever du désir et non du mime dans le miroir : assumer de
formuler une volonté précise depuis une position occupée, qui n’est pour autant pas nécessairement celle du
gouvernant.

Survie des corps parlants

La pratique politique concerne et convoque les corps, via la parole, via leur organisation entre eux dans un espace
à partager, etc. Plus fondamentalement, elle permet une alternative à la mise à mort de l’autre : la puissance du
langage suffit amplement à contraindre et asservir l’autre, le faire taire. Cela donne naissance à la politique. « Faire
taire et ne pas tuer, ce sont les deux faces du même axiome : l’axiome initial de la politique. »5 Les « paroles
mortifiantes » en politique (calomnie, rumeurs, etc.) sont ainsi comme des substituts à la mise à mort, mais
conservent justement cette trace de mortification. Cette fragilité amène donc à craindre qu’en certaines
occurrences, le dit-substitut à la mise à mort se mue en laisser-passer. Jean-Claude Milner insiste sur ce que le
journaliste Jean Birnbaum épingle à juste titre comme « vérité charnelle de la politique »6 et rappelle ce qui
concerne effectivement en tout premier lieu cette politique : la survie (et non quelque autre causalité remplie
d’idéaux suprêmes et abscons). L’humain n’est pas seul à être parlant : une foule de corps autour de lui l’est aussi.
Il s’agit donc bien, avec l’appui de la politique, de supporter cette multiplicité, d’y survivre – tout comme à la
pluralité de l’intime « foule intérieure »7 existant du fait du langage. C’est par ailleurs des corps modernes traversés
par de multiples illimitations (de la pluralité, on l’a vu, mais aussi des biens du marché, des pouvoirs techniques,
des appétences, etc.) que la politique doit prendre en charge, malgré que son outil soit quant à lui limité (la langue).
Jean-Claude Milner précise que le parler-politique tend donc à cacher ce paradoxe.
Au fil des paragraphes, le philosophe invite le lecteur à prendre la responsabilité de sa position d’être parlant, au
regard de la politique. Prenant avant tout en considération ce qui est de l’ordre du langage chez les humains en
foule, il fait entendre une autre voix que celle qui a coutume de les bâillonner en les mathématisant : les
statistiques.
« La politique des choses [...] promet la tranquillité. [...] Mieux vaut tenir ferme sur la politique parlante, pour
troublé, pour contradictoire qu’en soit l’exercice. Être parlant ne saurait fonder aucun privilège ; ce point est
incontournable. Partant de ce réel, une voie escarpée se propose ; en se fondant sur ce que les êtres parlants, au
pluriel, ont en partage, maintenir la légitimité du singulier, non pas en opposition au pluriel, mais comme condition
de possibilité du pluriel. Tel devrait être le pari d’une politique des êtres parlants. »8

1 Milner Jean-Claude, La politique des choses, Navarin, Quetigny, 2005, p. 19.


2 Milner J.-C., Pour une politique des êtres parlants. Court traité politique 2 , op. cit ., p. 11.
3 Ibid., p. 74-75.
4 Ibid., p. 77.
5 Ibid., p. 21.
6 Birnbaum Jean, « La politique, ce corps-à-corps », Le Monde, samedi 5 février 2011 : article sur l’ouvrage dont il
est ici question.
7 Milner J.-C., Pour une politique des êtres parlants. Court traité politique 2 , op. cit ., p. 16.
8 Ibid ., p. 30.

Le lien du Courtil avec la Bulgarie


par Bernard Seynhaeve | le 19 décembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Les activités du Champ freudien (le séminaire) et du laboratoire Centre Interdisciplinaire sur l'ENfant (CIEN) en
Bulgarie ont été soutenues par Judith Miller et nos collègues de Bordeaux pendant de nombreuses années. Ce
travail de longue haleine a permis que se crée un Groupe du Champ freudien-Bulgarie. Il existe depuis quatre ans.
Ce travail reste à soutenir, en relation avec la New Lacanian School (NLS). Daniel Roy en a été la cheville ouvrière.
Sur place, Vessela Banova est parvenue à fédérer un nombre important de travailleurs du domaine médico-socio-
pédagogique.

Après des collègues de Bordeaux ce sont aujourd’hui des psychanalystes du Courtil qui épaulent nos collègues sur
place, à Sofia, et soutiennent la formation de stagiaires bulgares chez nous au Courtil.

Les axes de notre politique mise en œuvre dès l’année 2009-2010 sont les suivants :

1) Quatre sessions du laboratoire belgo-bulgare du CIEN, «L’enfant et ses symptômes» qui réunissent des
travailleurs médico-socio-pédagogiques venant de toute la Bulgarie : Quelques participants préparent et présentent
des cas de leur pratique. Il s’agit d’animer ces réunions d’études de cas, avec quelques exposés théoriques. Les
Bulgares de l’association « Espace enfant » se sont chargés de réunir les participants, et de les héberger.

2) Deux séminaires du Champ Freudien réunissant des personnes, souvent déjà membres du Groupe du Champ
Freudien-Bulgarie, engagées dans la lecture des textes de Freud et de Lacan. Nous avons ainsi entrepris la lecture
de textes de Lacan qui s’inscrivent dans les pas des congrès de la NLS. Ces séances de lecture s’articulent
également à des études de cas présentées par des cliniciens bulgares.

3) Deux conférences sur des sujets de société faites à l’adresse de l’opinion éclairée et en lien avec le cadre
universitaire.

4) La promotion de la formation clinique de terrain, par l’accueil privilégié des stagiaires bulgares au Courtil et dans
d’autres institutions où rayonne l’orientation lacanienne.

A chaque déplacement nous avons rencontré des travailleurs de terrain décidés, en demande d’éclaircissements,
sensibles à la clinique, avides d’apprendre, heureux de recevoir des collègues qui s’intéressent à leur engagement
et veulent faire avancer la psychanalyse d’orientation lacanienne. Leur enthousiasme a été pour nous
communicatif. Nous étions intéressés de pouvoir tenir langue avec eux, un transfert s’est instauré. Nous avons
rencontré d’année en année ce même enthousiasme.

Le Courtil, dans son souci de formation clinique, continuera d’accorder une priorité aux stagiaires bulgares. Un
dispositif de remise au point de l’orientation politique de ce projet a été mis en place au Courtil. Il a pris la forme de
réunions organisées autour de chaque déplacement en Bulgarie.
Courtil papers - présentation
par Dominique Holvoet et Marie Brémond | le 07 janvier 2012 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

We wanted to transmit the clinical work of institutions orientated by Lacanian psychoanalysis including the Courtil
among others. We created the « papers » section in order to make it possible for clinicians around the world to
access our theoretical and clinical work in English. The following papers were selected from Les Feuillets du
Courtil, issues 1-18 (translation work by Cindie Linse), issues 20-24 translated by Timothy Lachin with supervision
by Marie Brémond.

Robert Walser, Le promeneur ironique de Philippe Lacadée


par Anne Brunet | le 16 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Au cours d’une des nombreuses promenades qu’ils faisaient ensemble, Carl Seelig,
l’ami éditeur, se risqua à dire à son compagnon écrivain qu’il était bien possible que son
œuvre littéraire soit promise à une grande postérité. Walser, d’abord saisi, puis en
colère, riposta qu’il ne fallait plus jamais lui faire de compliments de ce genre : il était un
1
zéro et voulait être oublié .

Être un zéro, un « zéro tout rond », telle fut en effet la position que ce sujet tint auprès
de l’Autre : passer inaperçu, être un petit, en se faisant le commis, l’homme à tout faire,
la « servante », disait-il, obéissant aux mots d’un maître qui ignorait alors la jouissance
qu’il y prenait : « On me prenait pour un jeune homme timide alors que je crevais
2
d’insolence ». L’insolence consiste ici, d’après Philippe Lacadée, dans la position de
Walser à l’égard de l’Autre, position selon laquelle il s’agit d’obéir en gardant secrète la
jouissance qui féminise, jouissance occasionnée par cette obéissance même qui, contrairement aux apparences,
ne dit rien de son être. Ce positionnement éminemment ironique rendait possible un apaisement du signifiant, dont
la sonorité était trop présente pour Robert Walser et le persécutait, mais il y fallait aussi l’écriture.

Trouver à loger son être dans le monde passe, pour Walser, par trois solutions dépendant les unes des autres : sa
position de servante auprès de l’Autre, son rapport à la nature, et l’écriture, laquelle subira crise et remaniements,
avant d’être totalement abandonnée pendant les trente dernières années de sa vie (lorsqu’il est interné) à l’instar
d’autres artistes tels qu’Arthur Rimbaud ou Camille Claudel. Si dans la vie, Walser tente d’éprouver le silence par
un mutisme radical ou au contraire un bavardage infatigable de la lalangue, le sujet Walser se dit dans son œuvre,
dans ses romans autant que dans ses poèmes. Walser prend la parole au travers de ses personnages, de ce qui
fait leur vie, de la manière dont ils sont au monde, mais aussi dans son style propre, style labyrinthique,
d’apparence banale, qui le rend insaisissable, lui permettant ainsi d’échapper à l’Autre tout en conservant la
jouissance du signifiant sonorisé. Par l’écriture, Walser peut employer des signifiants qui s’autonomisent du code
de l’Autre, du sens commun, éloignant ainsi la persécution et appareillant le corps à un discours.

Cependant après le mariage de son frère et le retour de Walser dans sa ville natale, Bienne, le langage – organe
hors corps dont il s’agit pour Walser comme pour tout sujet de trouver la fonction – reprend son « autonomie ». Les
mots se mettent à parler tout seuls, ils se désarticulent les uns des autres, le signifiant fait trop de bruit et dit des
3
choses incongrues sous la plume de Walser. Le rôle de « godet » de la jouissance qu’avait l’écriture n’y suffit plus,
et la plume, instrument de l’Autre, du social, persécute Walser. Il souffre de la main au point de ne plus pouvoir
écrire.

C’est alors qu’il invente une solution d’écriture, qui fera sinthome, celle des « microgrammes » au crayon, invention
en deux étapes dont le bénéfice est la « guérison », un nouvel appareillage de la jouissance. Cette trouvaille
consiste dans un premier temps à choisir d’écrire au crayon et non plus à la plume, puis de repasser seulement
certains passages à la plume ; technique d’écriture qui s’accompagnera bientôt de celle des microgrammes
proprement dits (le mot est de Walser), à savoir celle d’une écriture miniaturisée, au crayon. Le style de Walser
noue alors nouvel usage du signifiant et travail de la lettre. Par cette écriture au crayon, instrument plus silencieux
que la plume, Walser recrée une écriture sonore dont il peut jouir, à laquelle il tient, il retrouve la jouissance de la
lalangue mais apaisée, maîtrisable, hors du langage commun et du sens. Puis par le choix d’une écriture
miniaturisée en écriture gothique, totalement illisible à l’œil nu, qu’il trace sur le papier de la demande de l’Autre
(courrier administratif par exemple), il fait usage de la lettre, du trait dans une écriture intimiste.

C’est la promenade qui met en route l’écriture pour Walser, infatigable marcheur, accompagné à l’occasion de
Seelig. La promenade est un moyen de traiter l’objet voix qui surgit pour lui aussi bien dans les bruits vagues et
constants de la nature ou de la ville, que dans sa propre sonorisation à voix haute de mots. Ses promenades sont
parfois quasi immobiles, sans cesse arrêtées par l’écoute, car ce qui compte c’est de pouvoir faire silence dans les
bruits de la nature, afin d’appréhender son propre sentiment de la vie. Dans ces silences, dans ces arrêts s’ouvre
un infini, comme un gouffre, que Walser éprouve : devant ce trou, il lui faut alors écrire pour fixer cet infini, pour ne
pas se dissoudre dans le « lac acoustique ». Promenade et écriture se nouent au silence, au point d’arrêt dans le
bruit diffus, hors sens, et mènent au mot comme réel point d’arrêt : « En marchant dans la nature, [Walser] était
sensible aux sonorités de la nature. Et à un moment précis, il s’arrêtait, ne savait plus trop où il était : « où suis-je ?
» se demandait-il. Et pour récupérer quelque chose, il se mettait alors à parler à voix haute, et dans la sonorité des
mots qu’il disait à voix haute, tout d’un coup lui arrivait un sens tout à fait particulier, et là il se précipitait pour
4
écrire ». C’est son « style du temps présent », où seule l’immédiateté de l’entendu vaut et doit être écrite.

5 6
Avec ce nouvel opus de son œuvre, à la suite du Malentendu de l’enfant et de l’Éveil et l’exil , Philippe Lacadée
7
achève une trilogie qui, du malentendu du verbe à l’exil ou au nouage, tente de manière originale et magistrale de
saisir la relation à chaque fois singulière qu’entretient un sujet au langage. Pour Walser, associant bien souvent à
ses dires des critiques littéraires, Philippe Lacadée rend sensible ce que l’étude strictement littéraire du texte de cet
auteur laisserait en partie inaperçue : c’est parce que le poète, comme le remarquait Freud, précède le
psychanalyste, mais aussi parce que la psychanalyse permet de restituer le sujet dans son texte, qu’il est
fondamental que paraissent des ouvrages tels que Robert Walser, le promeneur solitaire . C’est par de tels
ouvrages, qu’une autre idée de la psychanalyse peut naître auprès du public, une psychanalyse vivante, précise et
actuelle. Les lecteurs ne s’y sont pas trompés qui ont décerné le prix Œdipe 2011 à ce livre si important de Philippe
Lacadée.

1 Lacadée Philippe, Robert Valser , Le promeneur ironique, enseignements psychanalytiques de l’écriture d’un
roman du réel, Nantes, éditions Cécile Defaut, collection Psyché, 2010.

cité par Marthe Robert, « Préface » à L’institut Benjamenta, Walser R., Paris, Gallimard, l’Imaginaire, p. 9.

2 Walser Robert., L’Institut Benjamenta, op. cit ., p.142

3 Lacan Jacques, « Lituraterre », Autres Ecrits, p. 19.


4 Philippe Lacadée, invité par Alain Veinstein, « Du jour au lendemain », France Culture, 30 novembre 2010.

5 Lacadée P., Le Malentendu de l’enfant , Payot Lausanne, 2003.

6 Lacadée P., L’Eveil et l’exil , Editions Cécile Defaut, 2007.

7 Philippe Lacadée, vidéo de la librairie Mollat, proposée sur le site de l’ECF :


http://www.causefreudienne.net/index.php/agenda/videos/philippe-lacadee-robert-walser-un-promeneur-ironique.html

Courtil : a choice
par Alexandre Stevens | le 20 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Two years ago, along with a few colleagues from the Ecole and the ACF Belgium1, we decided to found within the
framework of Courtil an institution destined to receive twenty-five young adults suffering psychosis or acute
neurosis. It wouldn't be about emergency psychiatry, nor hospitalization, but rather the reception of vagrant youth or
those who risk aggravation of their cases in the psychiatric hospital. We called it "Courtil - Center for Adults,"
although the age of the residents there ranges from seventeen to twenty-two, thus including older adolescents.

I want to start by recapitulating the history of Courtil from its beginnings: in other words, its work with children. The
Center for Adults is founded on a clinic and a pre-existing work with children. As I will emphasize, we have never
thought that there was a psychoanalytic clinic specific to children, even if there are modalities of the practice which
distinguish psychoanalysis and psychoanalysis with children. The principles studied at the Center for Adults thus
remain in continuity with those of Courtil.

Courtil : a history

Courtil already had twelve years of experience with psychotic and acutely neurotic children. Founded in Belgium,
but in the suburbs of the greater Lille-Roubaix-Tourcoing agglomeration, it received in the beginning twenty children
and young adolescents. It progressively grew and burst its structure. Today it receives around eighty young people.
Two years ago, we also opened, besides this structure for young adults, a Courtil for more socialized children --
which is to say, those enrolled in school.

« Courtil » is the name given, in old French, to a courtyard or interior garden, which well characterizes the first place
where we had commenced our work. « Often employed in the old tongue, this word is now hardly used except in the
country, under very diverse forms. »2 In the beginning, Courtil very modestly only received a few autistic and
moderately retarded children. Quickly, its clinic was rather oriented toward young psychotics who spoke,
schizophrenics at first, followed by young adolescent paranoiacs.

The founding of Courtil, first for young children and a few adolescents, was inscribed in a series of encounters:
encounter with the psychoanalytic clinic and its irreducibility to the most current psychiatric clinic, encounter with
the teachings of Freud and Lacan, encounter with the texts of psychoanalysts working in institutions in the sixties
(Bettelheim, Oury, Maud Mannoni), encounter with Antonio di Ciaccia who founded an institution for children in
Brussels, the Antenna 110, whose reference was also Freudian and Lacanian.

The clinic of the child

If the psychiatric clinic of the adult has a long, classical history, the psychiatric clinic of the child and adolescent is
recent since it is almost entirely posterior to the Freudian discovery of the unconscious. Before the twentieth
century, the « mentally disturbed » child had been evaluated solely along the lines of quantitative criteria
establishing retardation. Of course, there is the famous case of Victor of Aveyron, who presented a sort of
experimental, involuntary autism, but then the question was, above all for Itard, to develop a pedagogical method
rather than draw conclusions for a truly classical, psychiatric clinic of the child. Of course, at the turn of the
century, there were the texts of Moreau of Tours, but his interest was only academic.

The clinic of the child begins with Freud and after Freud. But it began in a curious way. Freud was never interested
in the child per se, except in setting out from the adult. With the case of Little Hans, it was for him less an
introduction into the possibility of psychoanalysis with children than to demonstrate the pertinence of his theories of
the infantile among adults. And the case of the Wolf Man remains the major demonstration of the existence of
infantile neurosis as presiding over the pathology of the adult.

Beyond the passage from the theory of infantile traumatism to the theory of the phantasm, implying a part of the
real inassimilable to any speech, Freud discovered that this part was due to infantile sexuality before and beyond
the genital sexuality supposed to the normal adult. It is this infantile, woven of conflicts, which organizes neurosis.
And from then on, one can consider that the aim of the analytic cure would be to find again this infantile in the
subject.

Can the aim of psychoanalysis of the child be different – even if its thrusts are particular ? With the child, is one
closer to this infantile knot at the heart of the subject ? Anna Freud had supposed this true, with her pedagogical
deviation of psychoanalysis. But it is also what Melanie Klein produced, supposing that the unconscious is
structured like a phantasm. And this didn't escape Francoise Dolto when she wrote a book on the JJ« prevention of
neurosis ».

Freud, reread through Lacan, implies rather finding again the adult in the child, which is to say, already submitted to
the conflicts that infantile sexuality has made emerge for him. And if the cure is sometimes more rapid, this
however isn't obtained by shorter paths than with an adult; desire has its reasons that only the reason of the
unconscious knows without knowing it.

The institution and the ideal

What is the most marked in the debate over psychoanalysis with children in institutions in the sixties and seventies
is the very idealization of institutional work. Yet, it must be noted that from psychoanalysis' point of view there isn't
an institutional ideal, but rather that each and every institution functions out of one or more identificatory traits
which characterize it. These traits can always lend themselves to the constitution of an ideal when they are given a
universalizing value for all those who participate in this institution. Because of this, every institution is structurally
opposed to the place the analyst takes when he accords full value to the particular in a subject's discourse.

One can hold that a child is always in an institution, an adult as well for that matter: the army or the church, the
family or a health care institution, and still others 3. And when a youth finds himself in the street, it also is an
institution with its organization (gangs for example), its hierarchies and even the political discourse that
accompanies it.

Certainly, not all institutions are meritorious. We know how Freud developed, in IIThe Psychology of Masses and
the Analysis of the Ego, with the structure of hypnosis, the case in which the ideal (I) and the object Ia are
confused in their articulation with the figure of a leader. This case, as we have known since then, can be the
support and cause of the worst horrors. There are other institutions which attempt to maintain a certain gap in this
structure, a certain regulation of the relation of each one to the ideal, such as the figure of the enlightened master,
or the democratic forms of modern institutions. In our psychoanalytic schools, this is the function of the rotation of
directors, the democratic vote and sometimes the drawing of lots.

A paradox

But whatever the distance set up around the figure of the leader, and the modulations of enlightened master, it
remains that psychoanalysis subverts the relations that the subject entertains with his ideals. While the structure of
the institution promotes a universal value, valid for all, the analytic ethic puts forward the value of the particular, the
most singular case. Certainly, the institution can change its values over time, but it cannot change the
universalizing aim of the value it gives itself.

One possible response to this paradox is that which Freud gave us in the beginning: the dissolution that he foresaw
as automatic. And it is this response that Lacan utilized when it was necessary. And one sees this again in the
Ecole de la Cause Freudienne, which modifies its function when this no longer works efficiently in the direction in
which it was founded. It takes a very clear stand: psychoanalysis first, the institution when it serves – and thus
dissolution or modification of the institution when it no longer serves its objective. An adherence to the institution
remains, that we have seen at work during the dissolution, in the resistances put up by a certain number of people
against losing the comfortable universality of the instituted, at the risk of losing sight of the object that founds the
institution.

But this response is hard to apply to health care institutions in which psychoanalysts work. In another text, I
developed certain problems with this paradox and the necessity, in responding to it, to bind intension and extension
in what Lacan called "applied psychoanalysis," which is to say, the « therapeutic and [the] medical clinic. »4 From
then on, the paradox remains whole and without solution. The health care institution for children or adults called
« mentally disturbed » generally has for its goal the cure, or an amelioration, or the future good of the patient. There
are non negligible values toward which we work. But the universal character given to these values is in
disagreement with the analytic discourse which, certainly, obtains a cure – if one means by that the therapeutic
effect – but without aiming for it and above all without knowing SSa priori what this will be, preferring rather the
JJSwhat it will have been.

In addition, these health care institutions inevitably function with a certain number of « specialists » (special ed.
teachers, doctors, psychologists, orthophonists, physiotherapists, etc.), to wit, in a certain pluridisciplinary
approach – so-called rapid therapy, family therapy, neurolyptics, etc. We haven't time to critic the modalities of
organization, but it must be noted that none of these places is suitable for the psychoanalyst. If the psychoanalyst
wants to operate in an health care institution, this can only be out-side any position of specialist in psychoanalysis
among the other specialists.

There is the ideal of the institution (I), and there are the traits identifying each specialist (I). Before these ideals,
shared universalities made common through « synthesis » meetings, if one wants to be analyst, one can only place
oneself there along a certain bias, a certain lack IIa. To the general case of the specialists, one must respond with
the particular case. To the universal aim of the institution, one must respond with the singularity of the patient's
discourse. In other words, even within, one must be outside. It is the condition for a possible cure in institution
when this is possible.

Courtil : a choice

Courtil's choice, first of all, is not that of introducing the analytic cure in institution. The experience we have
attempted aims rather at knowing if it is possible to lodge the analytic discourse in the heart of the institution, which
is to say, subvert the institution through psychoanalysis. In the cure, the psychoanalyst must represent an unknown
desire for the analysand. This makes it difficult for him to be identified as one specialist among the others. But can
he introduce this unknown element into the heart of the institution ? Can one introduce the function of
psychoanalysis there, where a normalizing ideal figures ? Certainly not by placing psychoanalysis as a therapeutic
ideal in the place of the institutional ideal, whatever it might be, because psychoanalysis would lose its very aim of
putting the ideal in question. But it is perhaps possible for psychoanalysts to introduce this function of unknown
desire in place of the normalizing ideal of the institution. In other words, the institution becomes particular and
different for each youth.

The analytic cure is not practiced at Courtil. It is a choice made from the beginning, the foundation of Courtil. We
wished in this choice to avoid a double pitfall: that of the psychoanalyst specialist that we examined above, and
that of the institution as waiting room for the psychoanalyst, which is the case of nobody worrying about the work
carried out by the educators in the field, but where the children are regularly sent to the psychoanalyst for therapy.
This second pitfall is not necessarily opposed to the presence of analytic discourse, except when the cure appears
as « indicated », in the sense that work with a specialist is indicated as necessary. However, we wish to avoid it. In
addition, the choice to situate the analytic cure, when it might be requested, outside the institution and at the
analyst's office appears to us more rigorous.

A certain number of consequences logically flow from this: to accord importance to the training of the team, to
formalize our work in the study of clinical cases taken one by one, to eliminate the distinction between teachers and
specialists, to reflect on the function of management in an institution that has been subverted in this way, to
organize the work with patients so as to privilege the effects of speech, to support not accepting the IIa priori of
distributive justice.

Courtil's Center for Adults

After having founded Courtil as an institution for children and young adolescents, we wanted to test our experience
in a clinic for young adults. None of the founding principles seemed to us to need modification.

But before returning to these, some practical elements of our clinic must be specified. We situate our work in a
clinic that is neither emergency, nor chronic. The stays at Courtil, for the children, last on the average less than two
years, and up to a maximum of four years. At Courtil Center for Adults, we have chosen to limit the stays to a
maximum of three years, but the average stay currently doesn't exceed one year. Furthermore, the three institutions
using the signifier « Courtil » – the Extensions and Day Center, the Apartments for children in school and the
Center for Adults – function on the same founding principles, with lots of exchanges between them concerning the
formalization of clinical cases. However, few youth pass from one Courtil to another. This means that the young
adults received at the Courtil Center for Adults come much less often from Courtil for Children than from the
psychiatric hospitals of the region. The largest part of our young adult patients are psychotic, schizophrenic or
young paranoiacs, with a few rare neuroses. It is a particular clinic which has its limits: thus we do not admit young
addicts nor serious delinquents.

The formalization of our clinical practice occupies a large place in the work of Courtil. The clinical meetings are not
« synthesis meetings » between different « specialist's » points of view (special ed. teachers, psychiatrist,
psychologist, social workers, etc.) who believe they have to make a decision on the case, without worrying about
whether or not such a decision isn't just passing to the act. The clinical meetings serve rather to construct the
cases, one by one, in a psychoanalytic clinic. This construction allows us to deduce the orientation the work has
taken and which decision to make. Formalization implies transmission and pushed us to found our review, IILes
Feuillets du Courtil5, to testify to this elaboration. It is also the reason behind our special care in training the team:
there are no specialists in clinical work, each one can know if he/she wants. This is not to say that there is no
hierarchy, or there aren't any specific positions at Courtil. On the contrary, there is a management that seeks to
clearly orient its work 6. For us, it is rather a question of trying to put to work a distinction between hierarchy
(direction and specific positions) and grade (participation in clinical training).
But then, when we say that there isn't any specialist in the clinical intervention, does that mean that there are only
psychoanalysts working on the terrain ? Certainly not! We might even say, in the strictest sense, that there are no
psychoanalysts instituted as such in the institution since we do not IIa priori arrange for psychoanalytic cures there.
What's more : the intervenants do not have to sustain the position of the analyst in the strictest sense in the
analytic discourse (IIa/S2), along with all that this implies of the presence of the desire of the analyst IIa and the
interpretation in the position of truth (S2). There are two reasons for this : most of the intervenants are not
psychoanalysts, but analysands – they are in analysis or have been – and the majority of the residents are
psychotics, implying, in any case, another aim in our work. Rather, we expect of the intervenants that they be
situated as « civilized analysands »7, meaning that each one is at work on analysis and enlightened in his
orientations by the analytic doctrine.

When a new resident arrives at the Center, we announce to him two rules: violence is forbidden, and he is under
obligation to meet once a week with a « referent ». By this we wish to put the accent on a possible work of
elaboration through speech. We do not expect this work to take place exclusively with the referent, but I would say
rather that the function of this « referent » (a consultant which most often isn't from the Center for Adults team) is
to represent our desire that the subject go to work : elaborating his delusion, reconstructing his history, developing
the causalities of his symptom, requesting, etc. The work with the patients – or residents – aims at privileging the
effects of speech and the subject's locating these effects. However, this must be articulated differently according to
whether the resident is psychotic or neurotic. This already says something about the importance we give to the
diagnosis in the first period of the clinical case formulation.

One might object that our reflection on what founds Courtil is essentially oriented on concepts that are useful in
neurosis while the majority of our residents are psychotics. Note however that the clinic and the doctrine of
psychoanalysis are themselves founded by Freud on the encounter with neurosis. These are the Freudian and
Lacanian concepts we use. They are pertinent to neurosis. But they are also pertinent to psychosis, on condition
that the practice be adapted to the conditions and exigencies of that structure, which modifies the aim of the work.

With a neurotic, we attempt to operate a reversal of the position the subject occupies in his complaint ; what Lacan
called, in « The direction of the cure », a « rectification of the subject's relations to the real ». It is a preliminary
period in the cure in which the subject appears as responsible, having to answer for that about which he complains.
From then on, our aim is to make possible a request for analysis, beyond the work done in institution8.

With a psychotic, on the contrary, we will operate, according to the possibilities of the subject's structure, to permit
the elaboration of a delusion (on the paranoid side)9 or the constitution of some partial, imaginary ego (on the
schizophrenic side. The institution fills-in sometimes for the lack of underpinnings.

1Phillipe Bouillot, Dominique Holvoet, Katty Langelez, Anne Lysy-Stevens and Bernard Seynhaeve.

2Dictionnaire des dictionnaires, second edition.

3This is Eric Laurent's position in « Institution of the Phantasm, Phantasms of the Institution »

4Stevens, Alexandre, « Applied Psychoanalysis »

5One will find in the series of the fifteen issues of Les Feuillets du Courtil already published numerous clinical
studies that question our way of approaching our work. [Many of these articles make up The Courtil Papers. trans.
note]

6See the articles by Bernard Seynhaeve, « Au depart le transfert...ou l'admission des enfants dans une institution
specialisee », in La lettre mensuelle, n°108, pp. 23 - 26 and « Le discours du maitre, qu'en faire ? », Les Feuillets
du Courtil, 8-9, pp. 145 - 149.

7After the expression Eric Laurent proposed to one among us to qualify our work.

8Stevens. A., « La clinique psychanalytique dans une institution d'enfants », in Les Feuillets du Courtil , n°1, pp.
37-43.

9As one sees in the article by Philippe Bouillot, the institution, its structure and even its walls fill in for the
difficulties of the organization of a delusion.

Rencontre surprenante avec la psychanalyse en Bulgarie


par Vessela Banova | le 25 novembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Comment la rencontre avec la psychanalyse dans le champ des soins pour enfants, en Bulgarie, a troué le discours
actuel du « tout est possible » ?

Freud définit l’éducation et le gouvernement comme impossibles et, par la suite, il ajoute la psychanalyse à cette
série de métiers impossibles. Dans mon expérience professionnelle, je me suis heurtée à l’impuissance de
l’éducation et du gouvernement mais ma rencontre avec le troisième métier impossible – la psychanalyse – s’est
avérée plus heureuse, notamment grâce à ce qui fait qu’elle est impossible, à savoir qu’elle « s’occupe [...] de ce
qui ne marche pas »1. Je vais essayer, de vous présenter brièvement comment la psychanalyse nous a aidé, moi
et les gens avec qui je travaille, à parcourir le chemin d’une série de fonctionnements impossibles, jusqu’à mettre
en fonction l’impossible.

Il faut préciser que mon expérience de psychologue clinicienne à l’Institut scientifique de Pédiatrie et au Centre
National d’Hygiène, Écologie médicale et Nutrition – éduquer donc – et la fonction de vice-présidente de l’Agence
Nationale pour la protection de l’enfant auprès du Conseil des ministres – gouverner donc ici – ainsi que ma
rencontre avec la psychanalyse, se déroulent dans un moment particulier de l’histoire. C’est une « période de
transition » comme on l’a nommée à l’époque, après la chute du Mur de Berlin, pour nos sociétés des « ex-pays
socialistes de l’Est ». Maintenant, pour moi, l’essentiel de cette transition consiste en un passage d’un discours
entièrement totalitaire à un discours capitaliste. Le discours capitaliste s’impose évidemment également dans le
champ social et le champ de la protection de l’enfant en Bulgarie, à travers l’impératif : « Il faut fermer toutes les
institutions pour enfants dans le pays ! » Toutes sont considérées comme encore possibles, à condition que l’on
obtienne une habilitation par des procédures d’évaluation, seulement si on suit des normes et des standards. Bref,
on ferme les institutions avec le principe que « la pire des familles est meilleure que la meilleure institution ». Il faut
identifier les parents « irresponsables » pour les rendre « responsables ». Il faut juste évaluer leur capacité
parentale. Dans la même logique, on s’est empressé, de « prévenir l’abandon », « de prévenir la violence à
l’école », etc. Maintenant, après douze ans de travail avec les psychanalystes de l’ECF, ce qui compte, c’est que
l’on ait pu « trouer » les discours dont je parle.

Quel était ce parcours-là ?

Du Grandir sans parents à L’enfant et ses symptômes

J’ai déjà eu l’occasion, à PIPOL 3, d’expliquer que les psychanalystes du Champ Freudien sont venus en Bulgarie
pour répondre aux demandes suivantes : « comment changer les institutions pour les tout petits enfants,
abandonnés par leurs parents ; comment humaniser les soins pour ces enfants ; comment provoquer le désir du
personnel de s’impliquer dans ce changement » ?Une

Ce travail a débuté en 1998. On attendait alors, la première réunion préparatoire, avec un certain nombre de
résistances et de craintes. Vu que nous avions déjà écrit un bon programme de psychologie du développement,
avec toutes les périodes, les stades, les crises du développement, etc. on se demandait ce que ces
psychanalystes allaient en faire. Peut être allaient-il faire intrusion avec leurs affaires psychanalytiques, qui
tournent toujours autour du rapport sexuel ? – quelle surprise plus tard de découvrir avec Lacan que « le rapport
sexuel n’existe pas » ! Dès les premiers modules du programme Grandir sans parents , que nous avons construits
ensemble, avec le CIEN et avec l’aide de Médecins Du Monde, il s’est produit en Bulgarie, l’effet d’une rencontre.
Car la psychanalyse, en nous permettant d’aborder « ce qui ne marche pas », nous a autorisé à parler de toute la
diversité de notre expérience dans la confrontation avec l’impossible. On a pu témoigner de tous les visages que
prend la souffrance chez l’enfant dont on prenait soin : les bébés qui ne veulent pas se nourrir, qui se provoquent
des vomissements et perdent du poids, qui veulent mourir, les enfants adoptés qui s’automutilent ou deviennent
très agressifs envers leur parents adoptifs, les enfants bizarres qui portent entièrement leur intérêt sur le plancher
ou le plafond et qui ne font aucun cas de ceux qui essayent de leur parler.

Jusqu'à notre rencontre avec la psychanalyse, notre effort professionnel se confrontait à l’impuissance de dépasser
les étiquettes : IMC, handicap mental, enfant abandonné, parents irresponsables, etc. Notre travail dans le
laboratoire du CIEN, nommé Grandir sans parents , nous a permis de produire un écart entre ces étiquettes, signe
d’une impuissance perpétuelle, et « marque de la différence » à laquelle la psychanalyse donne, à chaque fois, la
préférence. La découverte surprenante que nous avons tous faite, c’est que les enfants qui vivent en institutions et
dont on se préoccupe, peuvent, eux aussi, être confrontés, par exemple, à la faille, causée par l’existence de la
différence entre les sexes, et qui est au cœur de la réalité psychique. Pourtant d’autres marques de la différence
viennent recouvrir cette dernière : celle qui consiste à grandir sans parents, celle d’une infirmité ou d’une maladie
évolutive. Comme Daniel Roy – le responsable des laboratoires interdisciplinaires jusqu’à 2009 – dit : « nous
pouvons affirmer, à partir de l’expérience de laboratoire, que donner leur place aux marques de différence qui
frappent un sujet, permet d’entrer dans un processus anti-ségrégatif radical »2.

Une succession de surprises autour des présentations de cas, a troué le discours du maître social. On a découvert
les mots de Lacan : « l’importance qu’a eue pour un sujet […] la façon dont il a été désiré »3. Il est bien différent et
plus pertinent cliniquement, de parler de la difficulté d’une femme à devenir mère et d’un homme à devenir père,
plutôt que de les nommer « irresponsables ». Cela pourrait parfois éviter de rater la réintégration forcée d’un enfant
dans sa famille, car l’évaluation des capacités parentales se base sur des indices comme la propreté de la maison.
La question du désir échappe pourtant, ainsi que la difficulté à subjectiver la naissance d’un enfant.

L’expérience vécue avec le laboratoire Grandir sans parents nous a autorisé la découverte suivante : quand la
différence est reconnue et inscrite comme une marque, il est possible de contrer les phénomènes du rejet que le
sujet lui-même, ou la communauté, peuvent produire face à cette différence.

C’est ce que démontre encore mieux le travail du deuxième laboratoire CIEN en Bulgarie : L’enfant et ses
symptômes. Chacun des professionnels bulgares, qui viennent des différentes institutions pour enfants handicapés,
a pu poser sa question. Et derrière les étiquettes impersonnelles et uniformisées du diagnostic a pris vie un enfant
qui souffre mais qui parvient à créer ses inventions malgré tout, qui réussit à grandir, à se confronter aux mystères
de l’existence, à la différence des sexes, aux questions de savoir d’où viennent les enfants et que veut l’autre de
lui. La façon dont la psychanalyse éclaire la manière d’écouter ces enfants et permet la compréhension de leurs
symptômes a des incidences sur la façon de leur parler et de parler à leur sujet. En effet, cela leur confère une
dignité toute particulière, qu’ils méritent et qu’ils assument parfaitement. Au long de notre travail avec les
psychanalystes lacaniens, deux choses ont été pour nous des points d’appui4 :

La première est l’expérience de la psychanalyse et sa longue tradition depuis Freud, de privilégier la


souffrance particulière d’un sujet, ce qu’on nomme « symptôme », plutôt que tous les idéaux, même les plus
bienveillants.

La seconde est la parole des praticiens bulgares et leur voix, leur présence, comme vecteur, comme support
vivant, d’une rencontre avec un enfant.

À la suite de ce travail, une nomination a fait son apparition : « La méthode bulgare » ce qui signifie qu’on ne se
précipite pas pour aller voir les enfants dans les institutions, mais qu’on ouvre un espace pour écouter ceux qui
portent la responsabilité professionnelle de soigner et éduquer des enfants.

La rencontre avec le Courtil : une autre bonne rencontre

En juin 2009, Médecins du Monde a mis un terme à sa mission en Bulgarie après dix ans de partenariat. La
question qui s’est posée aux professionnels du CIEN et leurs collègues bulgares était de savoir si ce programme
unique dans le pays aurait une suite et comment. Ainsi, grâce au partenariat du CIEN, de l’Association Enfant et
Espace, du Champ Freudien et du Groupe du Champ Freudien en Bulgarie, la relève est prise par des
psychanalystes et responsables thérapeutiques du Courtil. Pour tous les collègues et professionnels bulgares, la
continuation du programme avec les enseignants du Courtil est un très grand honneur dont témoigne le nombre très
important des participants à chaque rencontre clinique à Sofia.

Ainsi, au fil des dernières années, d’autres collègues se sont joints à nous et ont commencé à fréquenter le
programme et à exposer des cas – des collègues travaillant avec des enfants et adolescents en souffrance dans
différents institutions sociales, écoles spécialisée et centres thérapeutiques. Pendant ces deux dernières années,
un travail riche et passionnant nous réunissait quatre fois par an sur les thèmes La dignité de la différence et
Professionnels et parents : deux partenaires de l’enfant . Ce travail nous a permis d’introduire l’expérience du Courtil
et des institutions orientées par l’enseignement de Lacan auprès des professionnels qui accueillent les enfants en
souffrance et dont les symptômes troublent la société.

Récemment notre réseau professionnel, formé par de nombreuses années de travail au sein du laboratoire CIEN
L’enfant et ses symptômes , nous a à nouveau confrontés avec des gens qui prennent soins des plus jeunes
enfants abandonnés en institution en Bulgarie. Actuellement, ces institutions se transforment vers de nouveaux
services de soins. Mais les questions qui subsistent dans ces rencontres avec le très jeune enfant en souffrance et
qui ne parle pas ne cessent de préoccuper les soignants. C’est pour cette raison que nous avons invité une
infirmière et une kinésithérapeute à présenter leur travail lors de la rencontre clinique au mois de mai 2011. En
effet, ce travail commence par une rencontre au sein même de l’institution où notre équipe intervient régulièrement
et où ces deux femmes se sont adressées à nous pour nous parler de la petite Anelia. Une rencontre qui a changé
sa vie.

Le cas de Anelia, présenté par la kinésithérapeute Elza Gendova, semble être un bon exemple de notre travail et de
l’impact que celui-ci peut produire autant sur les soignants que les patients.

Ce cas et les nombreux autres rencontrés nous assurent de l’intérêt de notre travail auprès des institutions, de leur
personnel et des patients ainsi que de l’importance du soutien clinique et théorique qui nous est apporté par le
Courtil.

De plus en plus d’institutions et de soignants nous rejoignent. Plus de trente institutions – de nouveaux services
bulgares qui accueillent des enfants en souffrance, des institutions spécialisées, des centres de jour pour enfants
handicapés, etc. – se déplacent maintenant, quatre fois par an, afin d’assister et de participer activement à nos
rencontres cliniques. De plus en plus de cas sont présentés et travaillés avec l’aide des représentants du Courtil.
La demande de travail qui nous est adressée est exponentielle. Notre désir suit le même chemin.

1 Lacan Jacques, Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 76.

2 Roy Daniel, Les marques de la différence, Sofia, 2006, p. 16.

3 Lacan Jacques, « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-notes de la psychanalyse, n°5, Genève, pp. 5-
23, prononcée le 4 octobre 1975.

4 Roy Daniel, L’enfant et ses symptômes , Karina-Mariana Todorova, Sofia, 2008, p.12.

Le cas Anelia
par Elza Gendova | le 25 novembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Le cas de Anelia, se situe dans le droit fil du travail de Vessela Banova1, présentant l’impact que celui-ci peut
produire autant sur les soignants que les patients.

« Anelia a trois ans et est accueillie dans l’institution depuis qu’elle a onze jours, venant directement de la
maternité. Ses parents n’ont jamais pris soin d’elle. D’importants troubles physiques (vomissements abondants,
ruminations, perte importante de poids) ont entraîné plusieurs hospitalisations au CHU de Varna (hospitalisations
qui auront lieu aussi durant le traitement dont nous allons parler).

Le diagnostic est le suivant : RGO IV degré, résorption perturbée, entéropathie glutamique, manque secondaire de
lactase, hypotrophie II - III degré. Une alimentation par la voie d’un cathéter gastérale est mise en place ainsi qu’à
la cuillère, neuf fois par jour. À deux ans et demi, malgré cela, Anelia ne pèse que 5,680 kilogrammes. Cette enfant
ne peut adopter d’autres positions que celle couchée sur le dos.

Anelia est donc prise en charge pour ses troubles physiques. Elle est un corps soigné. Pourtant, d’autres troubles
se manifestent face auxquels le personnel de l’institution reste impuissant. Anelia, dès qu’une présence se
manifeste, se met à crier, plonge les doigts d’une de ses mains tout au fond de sa bouche et plaque l’autre au
niveau de ses yeux. Elle tourne alors frénétiquement la tête. Un onanisme par mouvement du bassin est aussi
présent.
Lors d’une supervision d’équipe menée par Vessela Banova, l’infirmière qui s’occupe de Anelia ramène une
observation qui sera déterminante et mise en avant comme telle : cette enfant a des aliments qu’elle refuse de
manger avec une grimace de mécontentement. Il y a trace ici d’un sujet.

À partir de cette hypothèse, la nécessité est apparue de bien séparer soin du corps et présence pour Anelia. Je me
suis proposée pour essayer d’occuper cette autre place auprès d’elle.

J’ai ainsi commencé à lui rendre visite chaque matin vers neuf heures au début du mois de février de cette année.
Après être entrée dans la pièce, je m’assieds près de son lit et je lui parle. Durant la première semaine, dans un
premier temps, elle m’observe puis agit comme elle le fait toujours en présence de l’autre.

La seconde semaine, Anelia, m’accueille avec un grand sourire lorsque j’entre dans la pièce. Elle me laisse aussi la
prendre pour la première fois dans mes bras. Son regard et son corps marquent une grande tension dans un
premier temps, puis, lorsque je me mets à la balancer doucement tout en chantant une chanson, elle m’observe
calmement mais attentivement en suçant son pouce. Malgré cette grande avancée, Anelia passe très vite de ce
tout nouvel état de calme à celui qu’elle adopte pour se mettre à distance de l’autre.

À cette période, j’ai rencontré une représentante de l’équipe de Vessela Banova en supervision. J’étais alors assez
déçue de ne plus pouvoir toucher, ni même approcher Anelia sans qu’elle se mette à nouveau à crier et agir
comme au début de ma prise en charge.

Dans un premier temps, nous nous sommes rencontrés seule à seule. J’ai pu alors lui expliquer la situation de
Anelia et mes difficultés. Nous avons convenu d’aller rencontrer l’enfant ensemble le lendemain.

Durant ce second temps, nous nous sommes installées à côté du lit de Anelia qui a réagi négativement à notre
présence. La psychologue s’est alors mise à me parler doucement et sans se tourner vers l’enfant, disant que la
présence des autres était vraiment très difficile à supporter pour Anelia, qu’il est important de suivre son rythme à
elle, de ne pas la toucher trop vite. Elle a aussi expliqué que mon travail ici était très différent de celui qui est le
mien normalement, que le rythme d’avancée ne serait pas le même qu’avec la kinésithérapie. Anelia s’est alors
progressivement calmée et s’est même tournée à plusieurs reprises vers nous. Cette rencontre a apaisé mes
craintes et m’a permis de reprendre ce travail.

Après cette rencontre, les sourires sont progressivement revenus et ont commencé à ne plus seulement s’adresser
à moi. Elle accepte aussi beaucoup plus facilement les soins médicaux journaliers selon les infirmières.

En mars, Anelia m’accueille avec un franc sourire en gigotant des bras et des jambes. Je peux alors la prendre
dans mes bras, la balader tout en chantonnant et en la touchant. Lorsque je la quitte, j’explique que je dois partir
travailler mais que je reviendrai. Elle reste calme et suce tranquillement son pouce. Nous avons aussi pu observer
pour la première fois que Anelia pouvait changer de position : elle se tourne sur le côté. Elle me laisse alors lui
masser le dos, les bras, les jambes.

En avril, Anelia commence à manifester de l’appétit, elle marque son mécontentement lorsque la purée qu’elle
apprécie est terminée. Elle sourit de plus en plus et lance même à certains quelques rires !

En mai, nous constatons que Anelia est passée de 5,680 à 6,300 kilogrammes. L’onanisme et les mouvements de
la tête ont diminué. Elle se met beaucoup moins souvent les doigts au fond de la bouche, ne vomit plus. Anelia
n’est plus nourrie par sonde, mange avec une cuillère et nous avons commencé à la placer dans un trotteur dix à
quinze minutes par jour. Son nouveau tonus musculaire lui permet de tenir sa tête droite. Elle s’intéresse aussi
dorénavant aux jouets qui l’entourent. Lorsqu’elle est fatiguée, Anelia s’endort en se couchant sur le côté en
chantonnant.

Telle est la situation actuelle du travail avec Anelia. En prenant le temps nécessaire au sujet pour accepter la
présence de l’Autre, une confiance a pu s’installer qui a pour conséquence d’ouvrir progressivement le monde à
cette jeune enfant.

1 Dont celle-ci témoigne dans ce même numéro de Courtil en ligneS, sous le titre : « Rencontre surprenante avec la
psychanalyse en Bulgarie ».

Cutting out from the Other’s body


par Philippe Bouillot | le 30 septembre 2011 | revue Numéro 1 | thème Éditorial

Angelique is a young woman of about twenty who has been at the Courtil for five years, after having, since her
earliest childhood, incessantly moved back and forth between her family and a number of hospitals, institutions,
and part-time foster families. She has never been able to live with her family for more than a few months at a time
without finding herself in a catastrophic physical and mental state ; her institutional placement, which was expected
to separate her from her "pathogenic" environment, has not, however, had the hoped-for effect. "Anorexia" and
"self-mutilation" respond to the keen sense of unworthiness that she experiences in feeling reduced to the status of
"her mother's robot", an idea that came to her around her thirteenth birthday. At her arrival she was accompanied
by a diagnosis of hysteria and a dossier chronicling the vain efforts to disentangle the true from the false, to re-
establish the chronology of events in her past,to restore the so-called social and cultural causality of all of these
dysfunctions, and to finally understand the repeated failures of all of these reasonable projects to which Angelique
had, however, adhered with enthusiasm.

Thirteen years is in fact the age at which, according to her mother, a crucial change took place, about which we
know very little. Up to then, she recalls, Angelique formulated no demand at all ("I never had to call her because
she was always there") and refused to eat. From the age of thirteen years, and continuing today, Angelique has
never ceased to obsessively reproach her mother for having reduced her to slavery, for having roboticized her, for
having starved her, and for having refused her any place in the family. She denounces the mortifying signification
that is permanently present in her mother's discourse and is scandalized by the ignorance of the human soul
revealed by her mother's education of her children. Angelique's place in the family history was never able to be
inscribed. Her paternal grandmother cast doubts on the paternity of Angelique and would not recognize her as the
daughter of her son ; her mother repeated to her that she was born at the wrong moment and that she "raised her
eyes to a woman other than her", thus losing her forever (her mother evokes here Angelique's placement with a
maternal aunt) ; and the father, looking one day for a way to defend her, could only find these words : "You don't hit
a robot", which would lead Angelique to say that "when he defends me, it's worse". These are roughly the only
words that scan the non-history of Angelique such as it was reported to us at her admission to the Courtil. Her
mother is the unique figure around whom everything always converges. Angelique attributes her institutionalization
to a "complication with her mother" and, more generally, she admits that the most important thing in her life is what
happens between them. Her pain is a "mother-ache" (mal de mère)1, a deep and permanently open wound. This
"mother-ache" has nothing metaphorical about it : what overwhelms her is intense bodily pain. In a word,
cohabitation as well as separation are equally infernal for each of them and always have been, but it is only since
the age of thirteen that Angelique has presented a state in which what dominate are intense feelings of
unworthiness, unbearable pains, and problems with her body image.
On her side, Angelique's mother considers her "dead", both for her and for the family, when she is not present at
her side and regularly declares that "even dead, you will always be my daughter". She knows that she is what her
daughter lacks and can never admit the idea that the wish to keep away from her could spontaneously come to
Angelique. Her unshakable point of delusional certitude concerns the manipulation of which her daughter is the
victim and which consists in distancing her from her mother despite herself. From the moment of her admission to
the Courtil we could only note that the relation was infernal : the most virulent anathema would have no effect
(restent lettres mortes) and the most apparently anodyne speech would trigger subjective catastrophe and physical
degradations. The attempts at separation fail. Angelique continues to trigger her family circle's paranoia through
telephone calls that she knows will lead to an orchestrated family kidnapping. And, once she arrives home, her
demands that the Courtil take her back immediately are unceasing. In an infernal game of chassé-croisé between
mother and daughter, reciprocal declarations of love and delusional denunciations succeed each other, the whole
resolving itself for Angelique in an alternation of atrocious pains and feelings of devitalization.

Thoughts, the voice, pain, cutting

If, despite her wish to keep herself at a distance from her mother and our support towards that end, there is no
relief to be found, it is because her mother is first of all her thought-partner. It is not so much the physical presence
or absence of her mother that determines the alternation of the painful phenomena in her body as it is the
connection or disconnection with the thought-mother (mère des pensees). It is in the separation from the "mother-
thoughts" that her rare moments of respite come.
It is to treat her pains and her hallucinations that she practices self-cutting, stopping "at the first blood". The
calming down comes when the blood flows and when the pain of the cut chases away the pain provoked either by
her mother's speech or by the mother-thoughts.
If, when she is actually in the presence of her mother, she succeeds in connecting only with the sound of her
mother's voice (and not with her demands or her imprecations), then Angelique wins a few days of respite. If she
does not succeed in doing this, then the cuts in her skin which, like so many firewalls, form a barrier against the
pains. Her commentaries regarding her cuts clearly suggest that the term of self-mutilation must not be understood
as an attempt on the body aiming to mutilate it, to make a hole in it, or to amputate it from something that would be
in excess, but on the contrary as an attempt to add, through this operation, something lacking from the body, i.e. a
zone where she could localize and make fast a non-phallic jouissance. The cut appears, in this perspective, as an
artificial erogenous zone. The cut "deroboticizes" her, not because she verifies that she is not a machine by seeing
her blood flow, but because it stops her from experiencing her body as being completely invaded or deserted by the
unstanched flux of jouissance that simply traverses her.

A new partner ?

The prevalence of the bond with her mother was such that the question was posed of finding out what might be
introduced as a new "transferential" bond in such a ballet. The first question was thus that of finding a way out of
this double delirium and trying to introduce at least a third element by operating in such a way that a new libidinal
investment, one that would not be based on the model of her bond with her mother, could be made possible.
Let us begin by noting that after five years of residence the prevalence of this bond has in no way been shaken ; we
are dealing with an atemporal point of fixation that, like a stationary wave, will probably always mark the mode of
her bond with the Other, and it is not certain whether another, truly different bond might be able to find a place. If we
could write the history of their relationship, it would be written in the eternal present tense. Angelique has found a
formula for saying this which she wants to make the title of a text : The future is a long past .

Since her arrival, Angelique has had two new relationships, one with a "lover", the other with her "home". Not a
home in which to house a lover, but rather a home that would permit her to leave her lover outside. Angelique has
chosen a romantic partner with whom she engages in a bond exactly modeled on her bond with her mother. She is
everything for him and he cannot tolerate the thought of her escaping, going as far as scarifying her first name on
his torso. He threatens to kill her if she leaves him; Angelique herself has observed that he speaks like her mother
and that, when she thinks of him, she thinks of her parents. She asks him not to come too close to her and feels
dirtied by his advances or his sexual practices, but this way she can present herself as a "girl who has a lover".
Nothing new for Angelique in this relationship that very quickly took the same turn that she has always known.

What of her bond with "home" ? What kind of bond was it for this subject that she must lose something in order to
be able to leave ? The project of making oneself the partner of the psychotic subject finds here its moment of
verification regarding the most silent, even the most opaque part, of this partnership. Angelique hangs on to her
home, literally...
A certain imaginary restoration of the body has of course taken place via the activities centered on the "beauty
treatments", the attention brought to clothes and getting dressed and the regulated frequenting of other young girls.
There is also the fact that we have not attempted to make her give up at all costs the practice of cutting herself,
nor have we attempted to deprive her of the knives that accompany her almost permanently ("just in case") ;
otherwise, there is the fact that she has found a way of assuring herself of a constant presence of the voice in the
form of the ambient and anonymous brouhaha that relaxes her to the extent that she can fall asleep in the middle of
the common rooms.
To all this is added a labor of translation in the sense in which Eric Laurent has evoked it in several recent
interventions, a labor which for Angelique took a very precise form when she began to repertory, to inventory the
language tics, themes of predilection, and style unique to each of the educators, trying, whenever she addressed
herself to one of them, to speak to them in their own "language". She occasionally makes very great efforts to
speak each person's language. Her attempt encounters its critical limit when it switches over into submission to the
tyranny of the master-signifiers that she assumes for each person whose language she tries to speak. This labor
has the benefit of provisionally detaching her from the fixation on metaphors of the type "I am my mother's robot",
which is a more paranoid point of crystallization about which it cannot be said, in this case, to constitute a clinical
advance.
Nonetheless, the failure of her attempts to connect herself in a viable way to her only and practically exclusive
libidinal partner and the impossibility of sexualizing other relationships because she is lacking a body do not
exclude her envisaging rather a definitive separation from her thoughts through a suicidal passage to the act if she
does not find, if we do not find with her, a way of reconnecting her to another institution that could sufficiently form
a body for her.

Translation by Timothy Lachin

1“Mal de mère” follows the same formula as “mal de tete” (headache) or “mal d'estomac” (stomachache), which
implies that for Angelique, her mother is part of her body. In addition, “mal de mère” and “mal de mer” are
homophones, the latter meaning “seasickness”.

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