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LES CENTRES-VILLES : MODÈLES, LUTTES ET PRATIQUES

Sylvie Tissot

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2012/5 n° 195 | pages 4 à 11


ISSN 0335-5322
ISBN 9782021097917
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L’obtention du label « historique » a accompagné la réhabilitation de nombreux quartiers


de centre-ville d’Europe et d’Amérique du Nord à partir des années 1960.

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Sylvie Tissot

Les centres-villes :
modèles, luttes et pratiques

Les centres des villes ont longtemps été associés à la surpopulation et à la dangerosité
des classes populaires, à l’insalubrité des taudis et des garnis1. C’est dans le cœur des
capitales comme Paris que sont nées les représentations des « classes dangereuses »2.
Les « ghettos urbains », bien avant leur formation aux États-Unis, se situaient à l’inté-
rieur des villes3. Devenus plus désirables depuis les années 1970, les centres-villes

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ont connu de profondes transformations. Ces transformations sont moins frappantes
que dans des espaces périphériques moins denses et moins anciens. Évoquons seulement,
puisque ce numéro est centré essentiellement sur l’Europe et l’Amérique, l’expansion
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des banlieues résidentielles dès la fin du XIXe siècle aux États-Unis4. Ou, bien sûr,
les tours et les barres des grands ensembles, qui restructurent soudainement le paysage
des années 1960 et 1970, en France et ailleurs5.
Aujourd’hui la complexité du tissu urbain limite de fait les constructions dans les
centres. Certes, les bulldozers se sont attaqués à des quartiers entiers de centre-ville
après la Seconde Guerre mondiale : c’est l’époque de la rénovation urbaine, qui fait l’ob-
jet d’une mobilisation intense dans les années 1960, tant en Amérique du Nord qu’en
Europe, même si les destructions sont plus précoces et de plus grande ampleur dans le
premier cas6. Mais depuis, les immeubles déqualifiés, habitations ouvrières ou anciens
locaux industriels ne sont plus démolis massivement7. Si le bâti perdure, cependant, l’ex-
plosion des prix est un indice que d’autres processus travaillent les centres en profondeur.
Les façades sont rénovées, les intérieurs réhabilités, les enseignes commerciales

1. Alain Faure et Claire Lévy-Vroelant, Une 3. Louis Wirth, Le Ghetto, Grenoble, 5. Marcel Roncayolo (dir.), La Ville aujourd’hui. changement social : l’îlot n° 4, Paris 13e,
chambre en ville. Hôtels meublés et garnis Presses universitaires de Grenoble, 2006 Mutations urbaines, décentralisation et crise Paris, Éd. ouvrières, 1976.
de Paris 1860-1990, Paris, Créaphis, 2007. [1ère éd., 1928]. du citadin, Paris, Seuil, 2001. 7. C’est ailleurs, en direction des grands
2. Louis Chevalier, Classes laborieuses et 4. Sam B. Warner, Streetcar Suburbs. The 6. John H. Mollenkopf, The Contested ensembles, que la politique (et l’expres-
classes dangereuses à Paris pendant la pre- Process of Growth in Boston, 1870-1900, City, Princeton, Princeton University Press, sion même) de rénovation urbaine s’est
mière moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958. Cambridge, Harvard University Press, 1962. 1983 ; Henri Coing, Rénovation urbaine et déplacée.

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 195 p. 4-11 5


Sylvie Tissot – Les centres-villes : modèles, luttes et pratiques

changent. Les pleins et les vides qui font les villes se sont peu réorganisées dans
les centres, tout en se prêtant à des usages fortement renouvelés. Des groupes
sociaux toujours plus dotés en capitaux économiques et culturels les investissent
et les façonnent à l’aune de leurs moyens financiers et de leurs propres normes et styles
de vie. Si le changement urbain semble donc aujourd’hui se réaliser « en douceur »,
à l’inverse de la « rénovation bulldozer » ou, au siècle précédent, de l’haussmanisation
de Paris, ses leviers sont toujours puissants, et ses effets sociaux considérables,
dans les quartiers centraux comme ailleurs.
La formule « back to the city » [retour en ville] est, la première, venue désigner des
transformations naguère inimaginables : le « retour » des classes moyennes blanches
dans les centres-villes étasuniens alors symbole du déclin urbain et l’extraordinaire
engouement pour ces espaces8. Greenwich Village à Manhattan, Park Slope à Broo-
klyn, Barnsbury à Londres, et bien d’autres quartiers par la suite ont attiré l’attention,
en premier lieu des journalistes. Ce que l’on appelle désormais la « gentrification »
constitue un véritable sous-champ disciplinaire en sociologie et en géographie, qui
s’est développé plus tardivement en France que dans le monde anglo-américain9.
Depuis longtemps, les explications se sont diversifiées, et la diversité même du
phénomène de gentrification a été soulignée. Il reste que l’expansion de ce champ
de recherche a pu conduire à subsumer sous ce label des transformations extrême-
ment diverses dans les centres-villes. Comme si ces derniers n’existaient aujourd’hui
qu’à travers les figures médiatiques du « bobo » ou du « hipster ». Au-delà de l’arrivée

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des classes moyennes et supérieures dans les quartiers pauvres et du déplacement
des classes populaires qui en résulte, d’autres phénomènes, pourtant, affectent
aujourd’hui les grandes agglomérations : maintien de l’entre-soi dans des « beaux quar-
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tiers » déjà anciens et extension géographique de ces derniers, upgrading des espaces
sous l’effet d’une mobilité sociale interne, internationalisation de certaines capitales,
etc.10. En outre, croisant parfois les débats sur la « globalisation », la question de la gen-
trification semble désigner un processus inéluctable et homogène, qu’on en vilipende
les conséquences sociales ou qu’on en célèbre les bienfaits économiques. Comme
la « globalisation », ce sont souvent des notions et entités vagues ou abstraites
(« les gentrifieurs », « le marché », etc.) qui sont convoquées. Et se trouve ainsi gommée
la diversité des paysages urbains comme des groupes sociaux, au sein desquels
des générations et des fractions de classe bien particulières sont concernées.

8. Catherine Bidou-Zachariasen (dir), vieux quartier de Paris, Paris, Éd. de la Patrick Simon, « La société partagée. Rela- 10. Edmond Préteceille sur Paris : “Is
Retours en ville. Des processus de « gen- MSH, 1984) et de Catherine Bidou (Les tions interethniques et interclasses dans gentrification a useful paradigm to analyse
trification » urbaine aux politiques de « revi- Aventuriers du quotidien. Essai sur les un quartier en rénovation. Belleville, Paris social changes in the Paris metropolis?”,
talisation » des centres, Paris, Descartes nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, XXe », Cahiers internationaux de sociologie, Environment and Planning A, 39, 2007,
& Cie, 2003. 1984), un nombre croissant d’enquêtes ont 98, 1995, p. 161-190, suivis de plusieurs p. 10-31 ; Tim Butler, “Re-urbanizing Lon-
9. Loretta Lees, Tom Slater et Elvin Wyly, progressivement pris pour objet principal thèses dans les années 2000. Voir aussi le don docklands: gentrification, suburbani-
Gentrification, New York, Routledge, 2008. la « gentrification ». Voir, dans les années numéro spécial de Sociétés contemporaines zation or new urbanism?”, International
En France, suite aux travaux pionniers de 1990, Jean-Yves Authier, La Vie des lieux. « Gentrification : discours et politiques », 63, Journal of Urban and Regional Research,
Sabine Chalvon-Demersay (Le Triangle Un quartier du Vieux-Lyon au fil du temps, 2006 et Espaces et sociétés, « La gentrifi- 31(4), 2007, p. 759-781.
du XIVe. Des nouveaux habitants dans un Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993 ; cation urbaine », 132-133, 2008.

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Sylvie Tissot – Les centres-villes : modèles, luttes et pratiques

Ce déterminisme économique et spatial ne résiste pas face à la diversité des formes


de revalorisation qui transforment le centre des grandes agglomérations. Il convient
aujourd’hui d’en faire la genèse en restituant l’éventail des institutions et des groupes
sociaux qui y participent. Ces espaces semblent parfois passer au rouleau compres-
seur de la « gentrification » et de la « globalisation » ; ils n’en sont pas moins, toujours,
des enjeux de luttes11. Et c’est à la faveur de mobilisations diverses, contradictoires,
et dont l’issue n’est jamais connue d’avance, que l’occupation des centres-villes
se transforme, progressivement au profit des plus dotés. Ces mobilisations sont parfois
visibles, comme celles des militants anti-gentrification de Tompkins Square à New York
et la répression policière de 1988 ; elles sont parfois feutrées mais efficaces quand
elles sont menées par les classes supérieures pour s’approprier un quartier, ses écoles
et ses parcs, souvent avec le soutien des pouvoirs publics12. Les frontières, ainsi,
ne sont pas figées entre des espaces naturellement attractifs ou relégués, créatifs ou
perdants. Des processus sociaux créent les frontières, les déplacent et les réorganisent.
Celles-ci dessinent les contours matériels de quartiers réhabilités, avec leurs rues
piétonnes et leur architecture ancienne, leurs dispositifs de sécurité et leurs enseignes
commerciales, souvent reconnaissables d’une ville à une autre.
Les centres-villes sont l’objet de luttes engageant des groupes sociaux fortement
contrastés. Sans plus se limiter aux « beaux quartiers », les groupes aisés y renfor-
cent leur présence alors que les plus pauvres n’ont pas disparu. Le prix du foncier,
la valeur économique des propriétés immobilières, l’accès aux services urbains

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et aux biens culturels, la construction du capital social, le prestige des adresses et
le « niveau » des écoles : autant d’enjeux qui se durcissent, qu’il s’agisse de Belleville
à Paris, du Lower East Side à Manhattan ou de Kreuzberg à Berlin. Les politiques
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urbaines ou encore de transport jouent un rôle déterminant dans la valorisation


des quartiers populaires ou mixtes : qu’elles l’encouragent directement ou qu’elles
se limitent à organiser la « mixité sociale » sans contrôler ni réguler le marché
de l’immobilier. Les centres-villes génèrent ainsi de forts profits. L’approche adoptée
ici conduit toutefois à élargir la gamme des acteurs considérés : élus et promoteurs
immobiliers, chaînes et commerces locaux, mais aussi journalistes, cinéastes
et amateurs d’architecture ancienne, bref tous ceux qui jouent un rôle crucial
dans la revalorisation des espaces en contribuant aussi à définir ou redéfinir ce
qu’est précisément le centre d’une ville. En effet, on ne saurait réduire ces espaces
à leur définition administrative, touristique ou encore purement géographique.
Le centre n’est pas seulement ce qui s’oppose à la périphérie, ses frontières
ne sont pas seulement celles qu’indiquent les autorités municipales ou encore
la signalétique accueillant les visiteurs qui arrivent en ville. On propose ici d’aborder
le centre-ville comme forme spatiale, inséré dans un réseau de transports et un
marché immobilier, et indissociablement comme modèle récemment promu de vie

11. Pierre Bourdieu, « Effets de lieux », in La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 159-167. 12. Neil Smith, The New Urban Frontier. Gentrification and the Revanchist City,
Londres-New York, Routledge, 1996 ; Sylvie Tissot, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2011.

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Sylvie Tissot – Les centres-villes : modèles, luttes et pratiques

en ville13. Un modèle qui se construit à partir de différents éléments : des anciennes


usines transformées en lofts à la moulure ancienne reconstituée, du marché bio aux
cafés branchés. Ce faisant, la focale des enquêtes se déplace vers l’ensemble des acteurs
qui établissent aujourd’hui ce qu’est un centre et quels sont ses attributs. Ces acteurs
souvent dotés méritent, malgré le tropisme de la sociologie urbaine vers les quartiers
populaires, la même attention des chercheurs que les habitants des « cités »14. C’est aussi
ce que montre ce numéro.
Les années 1980 ont vu se croiser deux tendances. Durant cette période,
les banlieues ont été construites comme les lieux de tous les maux de la ville15. Parallèlement,
le « centre-ville » s’est imposé comme un nouveau modèle. La faveur retrouvée des
anciens taudis du centre accompagne la disgrâce de l’habitat incarnant jusque dans
les années 1960 l’accès à la ville moderne : les grands ensembles. Ce nouveau modèle
du centre est d’ailleurs venu apporter des remèdes et un vocabulaire pour soigner
les banlieues. « Quartier village » contre « grands ensembles », « mixité sociale »
contre « ghetto », immeuble « à taille humaine » contre « tours et barres », places
contre dalles, rues contre voies rapides, ancien contre moderne, authentique contre
artificiel. Ou encore : hétérogénéité contre homogénéité, vie contre ennui, lien social
contre émeutes16. Autant d’oppositions qui structurent aujourd’hui les représentations
de la ville, à travers lesquelles se constitue l’action publique visant à la transformer,
et qui consacrent le centre comme lieu de prédilection de la vie en ville.
Ces catégories d’appréhension des espaces urbains ont été socialement construites

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et promues alors que s’opéraient des déplacements de populations (arrivée des immi-
grés dans le logement social et départ des classes moyennes de ces mêmes HLM)
et des transformations économiques majeures (désindustrialisation des villes et de leur
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proche couronne et extension des immeubles de bureaux). Néanmoins, ces catégories


ne font pas qu’enregistrer des différenciations déjà là ; elles établissent des hiérar-
chies entre les espaces et construisent, dans un même mouvement, l’action publique.
Un événement qui a eu lieu dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris est à cet égard
instructif : l’émeute de 195517. Éclatant en plein centre de Paris, dans un quartier
aujourd’hui en voie de gentrification, elle vient questionner l’association étroite
qui s’est constituée dans les années 1980 entre le monde des grands ensembles
et les émeutes dites urbaines. Des généalogies plus complexes ont été effacées des
analyses existantes de ce phénomène désormais hautement médiatique. Car c’est aussi
dans les centres-villes, et non au pied de tours soudainement considérées comme
pathogènes, que se sont constitués les répertoires de mobilisation existant aujourd’hui
chez les jeunes racisés des classes populaires.

13. Ce modèle s’incarne en français dans renvoie, elle, à une spécificité des villes journal d’enquête, Paris, PUF, coll. Discourse, Diversity and the Politics of
le mot « centre » ou « centre-ville ». En nord-américaines, l’existence de centres « Quadrige », 2005. Place, Malden, Blackwell, 2007.
revanche, l’expression anglaise équiva- commerciaux constitués au cours du 15. Sylvie Tissot, L’État et les quartiers. 17. Emmanuel Blanchard, « La Goutte d’Or,
lente (inner-city) reste étroitement asso- XIXe siècle. Genèse d’une catégorie d’action publique, 30 juillet 1955 : une émeute algérienne au
ciée aux « ghettos », tandis que celle de 14. Monique Pinçon-Charlot et Michel Paris, Seuil, coll. « Liber », 2007. cœur de la métropole coloniale », infra.
« downtown » (ou central business district) Pinçon, Voyage en grande bourgeoisie : 16. Gabriella Gahlia Modan, Turf Wars.

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Une terrasse de café dans un quartier de centre-ville à Boston, le South End.

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Il serait inexact de réduire les espaces urbains et leurs hiérarchies à une série unique
d’oppositions. Le péri-urbain a, lui aussi, fait son entrée dans l’histoire de la ville
pathogène18. Ainsi les habitants qui s’installent dans le quartier du Bas Montreuil
en proche couronne parisienne à partir des années 1980 alors que les prix de l’immo-
bilier explosent dans la capitale, s’efforcent de revaloriser leur quartier en luttant contre
deux stigmates : celui des cités (et de ses jeunes dangereux) et celui du pavillonnaire
(et de ses « beaufs » réactionnaires)19. Surtout, si elles ne sont pas binaires, ces divi-
sions sont loin d’être automatiques. Faire la genèse des frontières symboliques et des
opérations de revalorisation et de dévalorisation qu’elles favorisent est à cet égard
précieux20. Car rien ne prédestine à voir le loft « branché » derrière les usines désaf-
fectées, ou encore, dans la présence d’immigrés socialement stigmatisés, la « mixité
sociale » rêvée. Des ressources sont nécessaires pour faire émerger de nouvelles grilles
de lecture de la ville : les ressources économiques et les réseaux politiques du promoteur
qui investit dans une ancienne friche industrielle pour y faire construire des « luxury
condominiums » (appartements de luxe), mais aussi les capitaux culturels des amateurs
d’architecture parvenant à classer leur quartier comme « historique ».
Si de telles images positives l’ont emporté, c’est que des agents multiples se sont
mobilisés pour promouvoir ces manières de lire la ville. Mais cela n’annule pas les dif-
férences dans les façons de définir le « bon » centre. Le « quartier gay » des magazines
n’est pas le même que celui que viennent chercher ses habitants gays, qui, pour cer-
tains, en dénoncent le caractère « commercial »21. Et le rôle joué par le Marais à Paris

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ou le Village à Montréal dans les trajectoires résidentielles, professionnelles et amou-
reuses varie fortement. Certains labels sont uniques, comme le quartier « européen »
de Bruxelles, qui s’est développé notamment sur la base de services dédiés aux « euro-
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crates »22. D’autres adjectifs se retrouvent dans plusieurs villes pour indexer positive-
ment les espaces : « historique » ou encore « victorien » dans le monde anglo-américain,
diverse ou mixte, et surtout « artiste »23. La gentrification a été caractérisée comme
un phénomène « global » non limité aux villes occidentales24. Parallèlement, ce que
l’on voit se « globaliser », c’est bien ce modèle du centre-ville, sous l’effet de catégories
transnationales importées et exportées par des entrepreneurs de la réforme urbaine25.
Il n’y a pas une dimension symbolique, que l’on pourrait isoler, responsable
de la transformation des centres-villes en espaces désirables. Mobilisations sociales,
transformations matérielles et investissements symboliques doivent être pensés ensemble,

18. Fabrice Ripoll et Jean Rivière, « La ville MSH, coll. « Les mots de la ville », 2002. Capital in Urban Change, Londres, Radius, 25. Voir par exemple le succès inter-
dense comme seul espace légitime ? Ana- 21. Colin Giraud, « La vi(ll)e en rose ? Quar- 1998 ; Christopher Mele, Selling the Lower national des travaux de Richard Florida
lyse critique d’un discours dominant sur le tiers gays et trajectoires homosexuelles East Side. Culture, Real Estate and Resis- et de sa notion de « classe créative »
vote et l’urbain », Annales de la recherche à Paris et à Montréal », infra. tance in New York City, Minneapolis, Uni- (Richard Florida, The Rise of the Crea-
urbaine, 102, 2007, p. 121-130. 22. Sylvain Laurens, Francis Marchan et versity of Minnesota Press, 2000 ; Richard tive Class …and How It’s Transforming
19. Anaïs Collet, « Montreuil, “le 21e arron- Mathieu Van Criekingen, « “Il faut de tout Lloyd, Neo-Bohemia. Art and Commerce in Work, Leisure, Community and Every-
dissement de Paris” » ? La gentrification pour faire un monde clos”. Genèse histo- the Postindustrial City, New York-Londres, day Life, New York, Basic Books, 2004).
ou la fabrication d’un quartier ancien de rique, délimitations matérielles et symbo- Routledge, 2006. Sur la circulation du modèle du Nouvel
centre-ville », infra. liques du “quartier européen” à Bruxelles, 24. Rowland Atkinson et Gary Bridge, Gen- Urbanisme, voir Richard Lloyd, “East
20. Christian Topalov (dir), Les Divisions 1960-2010 », infra. trification in a Global Context. The New Urban Nashville skyline”, Ethnography, 12(1),
de la ville, Paris, Éd. UNESCO/Éd. de la 23. Sharon Zukin, Loft Living. Culture and Colonialism, Londres, Routledge, 2005. 2011, p. 114-145.

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mais de manière dynamique et sans présupposer à l’avance une cohérence parfaite


entre les trois logiques. Ainsi, les logiques d’un pur marché économique ne peuvent
expliquer à elles seules pourquoi les centres-villes de l’après-Seconde Guerre mondiale
sont devenus des espaces aussi recherchés. Des agents se sont mobilisés, souvent
collectivement (élus, promoteurs, habitants regroupés en association), pour transformer
un stigmate en atout, et par là même modifier les valeurs économiques26.
Enfin, ces modèles ne vivent qu’à travers des pratiques, qui s’inscrivent dans
des espaces toujours socialement différenciés. La « mixité sociale », l’architecture
« victorienne » ou encore le « quartier village » sont promus à l’aide de petites annonces
immobilières, d’articles de presse, de flyers diffusés par des associations de proprié-
taires, et dans les interactions quotidiennes entre voisins. Et c’est aussi parce qu’ils
prennent corps que les modèles perdurent et se reproduisent. La mixité sociale,
par exemple, n’est pas qu’un mot d’ordre, brandi dans les entretiens sociologiques,
et rationalisant les parcours résidentiels des « gentrifieurs ». Elle s’incarne dans
des pratiques renforçant les croyances, quand bien même ces pratiques restent limitées
et contrôlées. La mixité sociale entre enfants en fait partie, encouragée mais cadrée
par les parents des quartiers requalifiés, qui mettent leurs voisins à distance avec plus
de maîtrise27. La rénovation minutieuse des intérieurs vient, quant à elle, marquer
dans l’espace les formes de reclassement social que permet l’accès à la propriété.
C’est le cas à Montreuil, dans la proche couronne parisienne, site d’observation
privilégié de la recomposition des frontières urbaines et des divisions qui séparent

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ce qui est centre et ce qui est périphérie, ville modèle et ville malade. Ville de
la « refondation communiste » dans les années 1990, Montreuil fait partie
de ces communes où s’élabore une politique urbaine à destination des « quartiers
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sensibles » : non pas sur la base d’une redistribution des ressources mais d’une gestion
locale de la pauvreté au nom du « lien social » et de la « participation des habitants ».
Or cette ville devient, en même temps, dans sa partie jouxtant la capitale mais
à quelques centaines de mètres des cités, ce que de nouveaux habitants sont parvenus
à transformer en « 21e arrondissement de Paris ». Ce faisant a été exclu symboliquement
de la définition de leur nouvel espace résidentiel tout ce qui peut évoquer le monde honni
des « banlieues », « jeunes » et « immigrés ». On voit bien ainsi que la simple frontière
du « périph » ne peut définir à elle seule ce qu’est un « centre », mais que la définition
de celui-ci est changeante. Et derrière l’extension géographique et le succès symbolique
des « centres-villes » de Paris vers le nord-est 28, se lisent aujourd’hui les luttes
pour l’appropriation de l’espace dont la petite couronne fait silencieusement l’objet.

26. Sylvie Tissot, « Naissance d’un tures sociales de l’économie, Paris, Seuil, refondation » de l’Ouest parisien comme et quartiers de refondation à Paris et à
quartier “historique”. Patrimonialisation coll. « Liber », 2000. Courbevoie. Les cadres supérieurs du Milan. Contribution à l’analyse différenciée
architecturale et luttes politiques dans 27. Jean-Yves Authier et Sonia Lehman- privé qui habitent ces espaces protégés du rapport des classes supérieures à la
le South End de Boston (1965-1995) », Frisch, « Il était une fois… des enfants n’ont pas à mobiliser les attributs du mixité socio-spatiale et aux dynamiques
Sociétés contemporaines, 80, 2010, dans des quartiers gentrifiés à Paris et à « centre-ville » (comme la mixité sociale) d’auto-ségrégation », thèse de sociologie,
p. 5-28. Sur la construction sociale des San  Francisco », infra. pour valoriser leur lieu de résidence. Paris, Institut d’études politiques, 2008.
marchés, voir Pierre Bourdieu, Les Struc- 28. À la différence des « quartiers de la Voir Bruno Cousin, « Cadres d’entreprise

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