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RICHARD
DEBUSSY
WAGNER
Figurants
Agnès Aubé, Camille Bardaud, Julie Mathiot
En partenariat avec
Photos réalisées par Patrick Messina lors
des répétitions de Pelléas et Mélisande au
Théâtre des Champs-Elysées en avril 2017.
Sommaire
Equipe de production p. 5
Le tragique au quotidien
Vincent Borel p. 18
Biographies
Louis Langrée p. 37
Orchestre National de France p. 38
Chœur de Radio France p. 42
Eric Ruf p. 45
Christian Lacroix p. 47
Bertrand Couderc p. 47
Patricia Petibon p. 48
Jean-Sébastien Bou p. 48
Kyle Ketelsen p. 49
Jean Teitgen p. 49
Sylvie Brunet-Grupposo p. 50
Jennifer Courcier p. 50
Arnaud Richard p. 51
Livret français
p. 53
7
COSTUMES
Teinturerie
Pressing Artois
Chef habilleuse
Gladys van Thuyne
Equipe habillage
Emmylou Latour, Christine Le Serbon,
Claire-Ange Soler, Guillaume Villette
1902
Cette année-là...
Musique
> Richard Wagner : Siegfried
> Scriabine : Symphonie n° 2
> Schoenberg : La Nuit transfigurée
> Sibelius : Symphonie n° 2
> Strauss : Sinfonia Domestica
> Ravel : Jeux d’eau, Pavane pour un infante défunte
> Premier enregistrement du ténor Enrico Caruso
> Création de l’Orchestre symphonique de Québec et de l’Orchestre
Philharmonique Royal de Stockholm.
Littérature
> Guillaume Appolinaire : L’Hérésiarque
> Arthur Conan Doyle : Le Chien des Baskerville
> Gorki : Les bas-fonds
> Naissance de John Steinbeck
> Décès d’Emile Zola
Art et architecture
> Construction du Flatiron Building à New York par Daniel Burnham
> Construction de l’Österreichische Postsparkasse à Vienne par Otto Wagner
dans un style Art nouveau. La même année, son réseau de tramway à Vienne
est aussi achevé.
> Claude Monet débute sa série des Nymphéas
> Gustav Klimt : Beethoven Frieze
> Henri Matisse : Notre-Dame, une fin d’après-midi
> Pablo Picasso : Femme aux Bras Croisés
> Auguste Rodin : Le Penseur
Histoire
> Eruption de la Montagne pelée et de la Soufrière
> Couronnement d’Edouard VII au Royaume-Uni
> Inauguration du métro de Berlin
Debussy assista en compagnie de Mallarmé à l’unique représentation de la pièce
de Maeterlinck en 1893. Ce fut un choc pour lui. Il y trouva, dans la prose
comme dans cette atmosphère de rêves, l’écho de ses propres interrogations.
Depuis longtemps déjà, Debussy cherchait en effet une forme musicale où les
personnages chanteraient « naturellement » et non dans une langue
constituée à ses yeux de « traditions surannées ». Ici, la « matière littéraire »
est complètement nouvelle pour un ouvrage lyrique, faisant alterner folle
sensualité et violence inouïe.
Argument
Acte I
Petit-fils d’Arkel, roi d’Allemonde, le Mélisande, qui veille sur son mari, éclate
prince Golaud, chassant en forêt, se perd soudain en sanglots : elle n’est pas
et arrive près d’une fontaine où pleure la heureuse au château. Golaud tente de la
mystérieuse Mélisande. Malgré sa peur, réconforter mais s’aperçoit de la
elle consent à le suivre. disparition de la bague et exige qu’elle
aille immédiatement la rechercher.
Golaud écrit à son jeune demi-frère
Pelléas, afin que celui-ci demande pour Pelléas et Mélisande vont de nuit dans la
lui à leur grand-père Arkel l’autorisation grotte où Mélisande prétend avoir égaré
de rentrer au château avec sa nouvelle l’anneau. Trois vieux pauvres s’y sont
épouse. Leur mère, Geneviève, lit cette réfugiés. Ne voulant pas les troubler, ils
lettre au vieux roi presque aveugle, qui décident de revenir un autre jour.
consent à son retour. Mais, pressentant le
désastre des siens, il interdit dans le
même temps à Pelléas de se rendre au
chevet d’un ami mourant. Acte III
Devant le château, Geneviève et A une haute fenêtre de la tour, Mélisande
Mélisande viennent contempler la mer peigne ses longs cheveux en chantant
au crépuscule. Pelléas les rejoint. Tous une complainte. Pelléas parle encore de
trois regardent s’éloigner le vaisseau qui a partir. Mélisande l’emprisonne dans sa
amené Mélisande au château. Pelléas chevelure que le jeune homme caresse et
annonce à Mélisande son départ. embrasse. Golaud les surprend et se
moque nerveusement de leur « jeu
d’enfants ». Golaud entraîne Pelléas dans
les souterrains du château où règne un
Acte II air lourd et humide. Pelléas, pris de
malaise, sort rapidement. La brise
Pelléas et Mélisande se retrouvent auprès marine et le parfum des roses dissipent
d’une vieille fontaine abandonnée et son angoisse. Golaud met un frein au
miraculeuse, la fontaine des aveugles. lyrisme de son frère en faisant allusion à
Mélisande joue avec son alliance jusqu’à l’incident de la veille et lui demande
ce qu’elle lui échappe et tombe à l’eau sur d’éviter Mélisande.
le coup de midi. A la même heure, Golaud
fait une chute de cheval.
11
Acte IV
Doutant de son frère et de sa femme, Mélisande, mourante, est entourée
Golaud interroge son fils Yniold, né d’un d’Arkel, de Golaud et d’un médecin. A
premier mariage, et se sert de lui pour côté du lit se trouve le berceau où repose
épier Mélisande dans sa chambre. Mais son enfant. Golaud, tourmenté par le
devant la jalousie croissante de son père, remords et le désir de savoir, implore en
l’enfant s’effraie. vain Mélisande de lui dire la vérité.
Mélisande meurt doucement tandis
qu’Arkel emmène sa petite-fille hors de
Acte IV la chambre, vers une nouvelle destinée.
Synopsis
En août 1895, l’ouvrage est achevé sans pour autant être orchestré. La lecture de
la correspondance de Debussy nous renseigne précisément sur les étapes de la
composition. On y voit combien l’opéra occupe toutes ses pensées jusque dans
ses rêves. Les personnages prennent peu à peu vie, autant à la table de travail
qu’à côté. Ils acquièrent ainsi une incroyable réalité, de sorte que le compositeur
en parle à ses correspondants comme s’il s’agissait d’amis communs. Ainsi
écrit-il à Henri Lerolle : « Pelléas et Mélisande ont commencé par bouder et ne
voulaient plus descendre de leur tapisserie, j’ai donc été obligé de jouer avec
1
Dans la mise en scène de Lugné-Poe, qui incarne également Golaud ; le rôle de Pelléas est joué par une
femme, Marie Aubry.
2
La scène 4 de l’acte IV. Ernest Chausson (1855-1899), ami fidèle de Debussy, est aussi un fin connaisseur
de la poésie de Maeterlinck. Il mettra en musique ses Serres chaudes entre 1893 et 1896.
3
Pierre Louÿs est né dans cette ville en 1870. Très proche du compositeur – ses Chansons de Bilitis, chef-
d’œuvre de la poésie érotique, inspireront à Debussy l’une de ses partitions les plus novatrices –, il eut une
vie affective des plus scandaleuses pour l’époque, d’autant qu’il ne se priva pas de l’exposer dans Trois
filles de leur mère en 1926. En termes résolument pornographiques, Louÿs y transpose ses relations
avec la famille Heredia. Sans entrer dans des détails trop scabreux, on dira simplement que Louÿs eut
une liaison amoureuse avec Marie de Heredia, fille du célèbre (et presque officiel) poète parnassien,
poursuivie après le mariage de celle-ci avec l’ami Henri de Régnier qui sera à l’état civil le père de leur
enfant, Pierre, dit « Tigre », né le jour de la fête de l’Immaculée Conception ! Le roman serait inachevé
si l’on n’ajoutait que le poète épousa Louise de Heredia, sœur de Marie, dont il finit par divorcer. Je
n’aurais pas évoqué ces aspects généalogiques et licencieux s’ils ne trahissaient l’affranchissement
revendiqué par l’élite intellectuelle et artistique de cette fin de siècle – Debussy n’y échappera pas – et
s’ils ne contrastaient singulièrement avec l’innocence et la pureté qui caractérisent les amours de Pelléas
et Mélisande. Pour autant, il ne faudrait pas voir ici de contradiction manifeste entre ces situations, l’une
réelle, l’autre imaginaire et idéalisée.
15
d’autres idées ; alors, un peu jaloux, ils sont revenus se pencher sur moi, et
Mélisande, avec la douce voix maladive que vous lui connaissez, m’a dit :
“ Laisse ces petites folles, amoureuses du public cosmopolite et garde tes rêves
pour mes cheveux, tu sais bien que nulle tendresse ne vaudra la nôtre.” »
La composition de l’ouvrage fut rapide – deux ans environ –, mais il fallut sept
ans pour qu’il soit porté à la scène. Les responsabilités de ce retard – une attente
bien nécessaire en vérité – furent multiples. Avant toute chose, il faut se souvenir
de ce fait presque unique, que Pelléas n’est pas le fruit d’une commande. Non
seulement il est né du désir d’un seul homme mais il vient heurter de front toutes
les conventions théâtrales de l’époque. De sorte que les réticences des directeurs
d’opéra à monter Pelléas semblent, sinon légitimes, du moins compréhensibles.
Réagissant par ce qui pourrait apparaître comme une boutade à ces refus polis,
Debussy envisage de faire monter l’opéra... au Japon !
De son côté, le compositeur décline sans mépris toutes les invitations à livrer des
versions « dérivées » de l’opéra : de chambre pour le Théâtre de l’Œuvre en 1895,
d’une suite symphonique pour la création londonienne (en français) de la pièce
la même année4. En 1896, Debussy précise parfaitement sa pensée dans une
lettre à Ysaÿe qui est aussi un nouveau refus : « Si cette œuvre a quelque mérite,
c’est dans le lien entre le drame et la musique. Il saute aux yeux qu’à une
exécution en concert, ce lien disparaîtrait, et que l’on ne pourrait blâmer
personne de ne rien voir des éloquents « silences » dont cette œuvre est
constellée. » Phrase magnifique d’exigence, surtout si l’on songe qu’à la date où
elle fut écrite, l’opéra n’était toujours pas orchestré ! Pour autant, et tout au long
de cette longue période d’attente, Debussy n’avait cessé de retoucher sa partition.
4
Trois ans plus tard, la pièce de Maeterlinck fut donnée pour la première fois en anglais à Londres, avec
une musique de scène de la plume de Fauré (la future suite Pelléas et Mélisande op. 80). Il est tout à
fait vraisemblable que Debussy, détenteur des droits de la pièce, donna son accord à Fauré pour la
composition de cette œuvre. Par là, on voit bien qu’il se désintéressait particulièrement de livrer une
version réduite et tronquée de son propre opéra. Après Debussy et Fauré, la pièce de Maeterlinck
inspirera Schoenberg (pour un poème symphonique op. 5, en 1902) et Sibelius (pour une musique de
scène op. 46, en 1905). Cas unique semble-t-il dans l’histoire de la littérature moderne.
16 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy
Bien que six années aient été nécessaires pour que l’ouvrage soit jugé digne
d’être représenté, rien pourtant n’annonçait les difficultés qui allaient survenir.
D’un côté, le matériel d’orchestre fut copié avec une telle négligence – on y voit
l’omission des mesures de silences – que les musiciens, déjà déstabilisés dans
leurs habitudes par la nouveauté du discours, en conçurent une certaine
animosité contre le compositeur. D’un autre côté, les rapports entre Maeterlinck
et Debussy devinrent brusquement si tendus qu’ils firent les gros titres de la presse
la plus sérieuse. Tout d’abord, on croyait que toutes les parties (directeur,
compositeur, « librettiste ») avaient été d’accord sur le choix de Georgette Leblanc6,
compagne de Maeterlinck, pour incarner Mélisande. Mais l’audition de Mary Garden
emporta les suffrages de Carré et de Debussy (« C’est elle... C’est ma Mélisande ! »,
s’exclama le compositeur.) A partir du moment où le choix de la jeune soprano
d’origine écossaise fut rendu public, Maeterlinck s’investit corps et âme dans la
polémique. L’imagination de cet esthète est alors sans bornes, qui se croit revenu
aux temps bénis de l’opéra où les riches protecteurs imposaient leurs favorites
dans les distributions. La menace d’action en justice précède l’idée d’un duel en
bonne et due forme7. Puis, quinze jours avant la première, l’écrivain belge fait
paraître dans Le Figaro une lettre où il désavoue Debussy et Carré tout en
souhaitant l’échec de la représentation : « En un mot, le Pelléas en question est
une pièce qui m’est devenue étrangère, presque ennemie ; et, dépouillée de tout
contrôle sur mon œuvre, j’en suis réduit à souhaiter que sa chute soit prompte et
retentissante. »
5
Il reçut la partition en mai 1898 !
6
Femme de caractère, sœur du père d’Arsène Lupin, Georgette Leblanc (1875-1941) n’hésitera pas à
afficher ses amours saphiques avec Margaret Anderson. Cantatrice et actrice, elle fut l’héroïne (jouant
presque son propre rôle ?) dans L’Inhumaine, film muet de Marcel Lherbier de 1923, qui conte le destin
d’une diva qui repousse les avances de ses admirateurs. Milhaud écrivit la musique (perdue) de ce long
métrage. Notons aussi que Fernand Léger participa aux décors de ce film, tourné en partie au Théâtre
des Champs-Elysées.
7
Maeterlinck imagina l’usage du bâton, ou d’une canne, pour rosser simplement l’indélicat, et d’une épée
(il passait pour une fine lame) et du revolver. Dans ses Mémoires, Lucie Delarue-Mardrus (épouse du
fameux traducteur des Mille et une Nuits affirme : « Un matin, il prit pour cible mouvante sa chatte noire
qui s’avançait en ronronnant vers lui dans le parc, et la tua sans hésiter. »
17
Debussy voulait « des scènes mobiles, diverses par les lieux et le caractère ; où
les personnages ne discutent pas mais subissent la vie et le sort. » L’orchestre de
Pelléas obéit à ces deux exigences. Plastique, il suggère les volumes mieux que
les véritables décors qui les délimitent ; omniprésent, il s’annonce comme une loi
du destin, douce parce qu’elle s’exprime en une langue raffinée, mais implacable.
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Le compositeur avait été rapidement séduit par « le drame de Pelléas qui malgré
son atmosphère de rêves contient beaucoup plus d’humanité que les soi-disant
“documents sur la vie.” » La violence y est souvent insupportable, qui se glisse
entre les mots (même ceux dont le murmure est préservé par l’orchestre), entre
les silences et les non-dits.
Le tragique au quotidien
Vincent Borel
Au début du XXe siècle, Gabriel Fauré, Claude Debussy, Jean Sibelius et Arnold
Schoenberg ont chacun choisi de s’attaquer à la pièce de Maeterlinck. Le trio
amoureux formé par Golaud, Mélisande et Pelléas semble avoir profondément
troublé les classes sociales d’alors, bourgeoise comme artiste. Leur géométrie
passionnelle ouvre, il est vrai, des blessures fécondantes : la fureur jalouse ;
le désespoir, extrême ; et la passion, d’autant plus brûlante qu’elle doit se vivre
cachée. La psychanalyse est là, qui attend de lever le voile sur le travail de
l’inconscient afin de guérir, s’il se peut, ces âmes ennuyées.
L’emprise wagnérienne
Le regard que la société porte sur le huis clos des amours clandestines pousse
irrémédiablement les amants vers les noces d’Eros et Thanatos. A l’époque de
Debussy, une œuvre, plus que tout autre, a illustré cette dialectique. Il s’agit bien
évidemment de Tristan et Isolde. Avec son Pelléas, Maeterlinck semble en avoir,
au premier abord, écrit la version salonarde. Mais, à son propos, il prend soin de
souligner ceci : « Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus
profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes
aventures »1. En pleine ferveur symboliste, cette phrase est un vrai manifeste
pour l’esthétique érotique de l’Art Nouveau tissé de floraisons filigranées et de
chevelures serpentines.
Le drame intime, travesti en historicisme médiéval, a été inventé par Wagner sans
qu’il en ait pris pleinement conscience. Car Tristan est l’emboîtement de trois
trahisons conjugales en une seule œuvre. Il contient l’adultère narré par le mythe ;
celui du trio formé par Richard Wagner, Otto et Mathilde Wesendonck ; et celui
constitué par Wagner, Cosima et Hans von Bülow lors de la création de l’opéra,
à Munich en 1865. Le chromatisme vénéneux de Tristan va marquer, pour ne pas
dire traumatiser, plusieurs générations. Et c’est contre lui que Debussy écrit son
Pelléas ; contre, mais sans jamais pouvoir le quitter du cœur et des oreilles.
1
Maurice Maeterlink, Le Trésor des humbles (Editions Labor, Bruxelles, 1896)
21
Un destin anglais
Pelléas en anglais fut donné au Wales Theatre en juin 1898. Fauré dirigeait le
petit orchestre d’accompagnement. Deux des meilleurs acteurs de l’époque,
J. Forbes Robertson et Martin Harvey incarnaient respectivement Golaud et
Pelléas, habillés par le peintre Edward Burn-Jones. La musique de Fauré vit le
jour dans une ambiance de tableau préraphaélite. Les dix-huit numéros devinrent
bien plus tard une suite en quatre mouvements, orchestrée par Charles Koechlin.
La vision de Fauré baigne dans une mélancolie élégante dès le Prélude mystérieux
où le thème de Mélisande apparaît, diaphane, aux cordes. La Sicilienne et le
Molto adagio funèbre ne cesseront de déployer des brumes mélodieuses jusqu’à
la tragédie finale.
Bien moins connu, le Pelleas and Mélisande écrit par l’Ecossais William Wallace
(1860-1940) est dû à un admirateur de Wagner et de Liszt. Wallace était d’abord
un ophtalmologiste de grande réputation qui jouait au compositeur dilettante.
Sa rarissime suite d’orchestre, écrite en 1897, est l’œuvre d’un créateur puissant.
22 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy
De toutes les musiques suscitées par le drame de Maeterlinck, elle est la plus
« tristanesque », dopée par un lyrisme puissant et un chromatisme exacerbé
ouvrant la voie au répertoire symphonique, parfois démesuré, de Frederick
Delius (1862-1934) ou de Vaughan Williams (1872-1958).
La nuit transfigurée
Au musée du Belvédère de Vienne, Richard Geistl, dans son Autoportrait nu, fixe
le visiteur d’un profond regard bleu. Ce peintre d’avant-garde fut l’amant de
Mathilde Schoenberg. En 1908, lorsque leur liaison fut découverte, il se pendit
dans son atelier. Il avait vingt-cinq ans, un âge probable pour Pelléas.
Schoenberg avait donné trois ans auparavant son poème symphonique Pelleas
und Melisande. Ecriture prémonitoire du drame à venir ou bien expression de l’air
du temps ? Il est vrai que dans l’environnement viennois de Schoenberg, pour ce
qui est de l’adultère, les exemples ne manquaient pas. Que l’on songe par
exemple à Alma Mahler, la croqueuse d’hommes, et le crève-cœur de Zemlinsky,
Mahler et Kokoschka.
Le duo de Tristan avait été un monument élevé à l’orgasme absolu. Tout, dans la
musique et le texte, y conduit : tensions et retombées, flux et reflux, désir de mort
et épanchement vital, jusqu’au coït interrompu par le jaloux Melot. Chez Debussy,
la jouissance lyrique qui s’accomplit sous le château de Golaud est un codicille à
Tristan. Les répliques haletantes de Pelléas en offrent un écho et pudique. Là où
Wagner est amphigourique, Maeterlinck anticiperait même Marguerite Duras.
d’un dialogue entre une femme portant un enfant qu’elle ne désire pas, et un
homme qui la désire et l’accepte sans la juger. Comme si Golaud acceptait
sereinement Mélisande et sa petite fille…
Fauré, Schoenberg, Sibelius ont chacun un point commun ; ils furent des créateurs
inquiets, incertains quant à leurs œuvres et leurs capacités. Est-ce pour cela que
Pelléas, cette tragédie de la passion inaboutie les séduisit ? Tous trois eurent à se
confronter à la prééminence de Wagner. Et c’est l’instrument roi de l’incontournable
Tristan, le cor anglais, que Sibelius, convoque pour peindre Mélisande, ce mystérieux
personnage incarnant la mélancolie du désir. Wagner l’avait dévoilée à ses
contemporains, Maeterlinck l’a murmurée. Et le poète Yves Bonnefoy, avant de
disparaître, nous en a donné une bouleversante définition2.
2
Yves Bonnefoy, L’heure présente (Mercure de France, 2011).
24 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy
Pour interpréter cette pièce, j’ai l’intuition première qu’il faut avant tout
consentir à la lenteur, jouer comme L’homme penché de Giacometti, lentement
mais avec ténacité et opiniâtreté. C’est très concret, je crois, très incarné aussi
mais dans une pulsation lente, dans un rythme ralenti, dans une vieillesse
précoce. Je ne sais pas ce qu’est le symbolisme mais il me semble que rien
en-dehors de l’histoire, de la stylistique, ne doit être ici « symbolique ».
Le paradoxe doit exister en des matières rudes, rêches, mouillées, très
concrètes. La nature dont l’œuvre témoigne à tous moments, dans laquelle
elle baigne littéralement, doit être omniprésente et « joue », se reconfigure
autour des personnages, les entoure, les heurte, les découpe. La lumière
tourne autour d’eux et passe comme des grains bretons. Il y a un « malgré soi »,
on ne règne sur rien dans ce royaume, on s’habitue, on s’accoutume, on se fait
discret. Peuple blanchi qu’on découvre en soulevant un galet sur la grève.
Peaux translucides. Les pauvres venant mourir contre les murs, les pieds dans
l’eau, à l’image des Bourgeois de Calais épuisés.
Toutefois, deux éléments seront mouvants pour créer les différents espaces
décrits dans le livret, donnant l’impression que les protagonistes ne bougent
jamais, le monde s’organisant, s’échouant autour d’eux. Des filets suspendus
au-dessus de l’eau – comme ceux de la pêche au carrelet – créant un ciel de
plomb en position haute, des sortes d’arbres en position intermédiaire et qui
peuvent aller jusqu’à s’échouer dans l’eau. Forêt touffue et difficilement
franchissable au début, qui gouttera longtemps dans le bassin avant de
repartir vers le haut. Pluie circonscrite donc, grain passager, puis goutte à
goutte de stalactite.
J’aime l’idée d’une marée basse suspendue à son niveau le plus bas, à ces
mortes eaux, comme un poumon exténué. J’aime cette impression double des
paysages bretons, des petits ports si jolis à marée haute, si cadrés et si bordés
mais qui se révèlent tellement angoissants à marée basse, l’eau retirée laissant
voir le soubassement des amers, des môles, les aussières gorgées et
abandonnées, les algues repues et croupies et l’odeur du remugle marin.
Ce royaume serait envasé, à marée basse. Donc, couleur noire partout, ou vert
algueux. Eau noire, sol vaseux et noir, parois de béton suintantes d’humidité et de
noires moisissures, filet noirs, tulles environnants – pendrillons – noirs également.
L’arbre sera les frondaisons de filets, les branches des saules les échelons
d’une échelle de coupée, et les moutons une armada de petits bateaux en
papier poussés par la goberge d’un enfant hésitant. On évoque la nature, on
la convoque mais elle n’est pas là, brûlée depuis longtemps par les sels marins.
Souvenirs seulement.
Des hommes barbus et chevelus, j’aime assez cette idée d’un royaume où le
cheveu est d’importance, où l’on porte sur sa tête sa richesse. Outre le fait que
barbes et longueurs peuvent chez les hommes donner l’impression d’un
relâchement, d’une immense fatigue, d’un oubli – et que l’on peut, par les
couleurs et les textures des poils et cheveux, déterminer les âges plus
facilement –, cette « mode » insulaire justifierait la fascination qu’ont les
hommes pour Mélisande. On aime le cheveu dans ce Finistère et celle dont la
coiffure est folle en est la reine attendue et naturelle.
J’aime aussi l’or qui resterait de vieilles gloires (un peu comme les découvertes
des portes et fenêtres de la conque à la Klimt – brillances et fleurs en or). Les
ors académiques sur le manteau à-demi enfilé d’un autre. Les cols en astrakan,
les capuches en fortes toiles ou grosse laine… Peut-être est-il possible de
mélanger, de s’inspirer des deux univers : vieux ors et vieux pêcheurs.
OPERAS
2017-2018
Donizetti Lucia di
Lammermoor Mozart
La Clemenza di Tito
Haendel Giulio Cesare
Verdi Macbeth Puccini
Madama Butterfly Verdi
Attila Rossini Il Barbiere
di Siviglia Poulenc
Dialogues des Carmélites
Haendel Alcina Debussy
Pelléas et Mélisande
Gluck Orfeo ed Euridice
Haendel Rinaldo Gounod
Faust Saint-Saëns
Samson et Dalila
Rossini La Cenerentola
L’Italiana in Algeri
Photo © Romain Laprade
29
Je ne prétends pas avoir tout découvert dans Pelléas, mais j’ai essayé de frayer
un chemin que d’autres pourront suivre, l’élargissant de trouvailles
personnelles qui débarrasseront peut-être la musique dramatique de la lourde
contrainte dans laquelle elle vit depuis si longtemps.
Note écrite au début d’avril 1902, sur la demande de Georges Ricou, secrétaire général de l’Opéra-Comique.
Cette note a été publiée dans Comœdia le 17 octobre 1920, puis le 18 octobtre 1921,
accompagnée d’une introduction de Georges Ricou et d’un fac-similé.
30 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy
Pour nous éclairer sur ces différents aspects, Louis Langrée a choisi trois extraits
de textes qui pour lui expriment parfaitement la « moelle substantielle » de cette
œuvre unique et sans descendance. Un premier de Maurice Maeterlinck sur la
densité du silence dans Pelléas, suivi des recommandations de Debussy que le
critique musical anglais Edwin Evans avait sollicitées auprès du maître pour
préparer la conférence qu’il allait donner à l’occasion de la présentation de
l’ouvrage au Covent Garden de Londres au printemps 1909. Enfin, de larges
extraits d’une causerie radiophonique que donna le chef Désiré-Emile Inghelbrecht
au début des années 1930. Ce dernier, dont le nom reste attaché à Debussy
comme l’un de ses interprètes les plus inspirés mais également à l’histoire du
Théâtre (il y dirigea de 1913 à 1965, année de sa disparition) et à celle de
l’Orchestre National de France dont il fut le fondateur en 1934. Il existe dans les
archives de l’INA pas moins de huit versions de Pelléas qu’il enregistra pour la
Radio entre 1955 et 1963. Celle de mars 1962 (que beaucoup considèrent
comme sa meilleure) est disponible au disque (Collection Disque Montaigne /
Archives INA).
31
Maurice Maeterlinck
Nous ne parlons qu’aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où
nous ne voulons pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande
distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que
des portes divines se ferment quelque part. Aussi sommes-nous très avares du
silence, et les plus imprudents d’entre nous ne se taisent pas avec le premier
venu. L’instinct des vérités surhumaines que nous possédons tous nous avertit
qu’il est dangereux de se taire avec quelqu’un que l’on désire ne pas connaître
ou que l’on n’aime point ; car les paroles passent entre les hommes, mais le
silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie
véritable, la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence. […] Je ne
m’approche ici que du silence actif, car il y a un silence passif, qui n’est que le
reflet du sommeil, de la mort ou de l’inexistence. C’est le silence qui dort ; et
tandis qu’il sommeille, il est moins redoutable encore que la parole ; mais une
circonstance inattendue peut l’éveiller soudain, et alors c’est son frère, le grand
silence actif, qui s’intronise. Soyez en garde ! Deux âmes vont s’atteindre, les
parois vont céder, les digues vont se rompre, et la vie ordinaire va faire place à
une vie où tout devient très grave, où tout est sans défense ; où plus rien n’ose
rire, où plus rien n’obéit, où plus rien ne s’oublie…
N’est-ce pas le silence qui détermine et qui fixe la saveur de l’amour ? S’il était
privé du silence, l’amour n’aurait ni goût ni parfums éternels. Qui de nous n’a
connu ces minutes muettes qui séparaient les lèvres pour réunir les âmes ? Il faut
les rechercher sans cesse. Il n’y a pas de silence plus docile que le silence de
l’amour : et c’est vraiment le seul qui ne soit qu’à nous seuls. Les autres grands
silences, ceux de la mort, de la douleur ou du destin, ne nous appartiennent pas.
Ils s’avancent vers nous, du fond des événements, à l’heure qu’ils ont choisie et
ceux qu’ils ne rencontrent pas n’ont pas de reproches à se faire. Mais nous
pouvons sortir à la rencontre des silences de l’amour. Ils attendent nuit et jour au
seuil de notre porte et ils sont aussi beaux que leurs frères.
Claude Debussy
Il faut insister sur la simplicité dans Pelléas – j’ai mis douze ans à en enlever tout ce
qui pouvait s’y être glissé de parasitaire. Jamais je n’ai cherché à y révolutionner
quoi que ce soit… Seulement on a pris l’habitude de traîner la musique dans de
« mauvais lieux » ou bien d’en faire un jeu que personne ne peut comprendre sans
un dur entrainement. J’ai essayé de prouver que des gens qui chantent pouvaient
rester humains et naturels, sans avoir jamais besoin de ressembler à des fous ou
à des rébus ! Cela a d’abord gêné les « professionnels » et aussi le simple public
qui, habitué à être ému par des moyens aussi faux que grandiloquents, n’a pas
compris tout de suite qu’on ne lui demandait qu’un peu de bonne volonté.
Désiré-Emile Inghelbrecht
Je ne prétends pas qu’on ne doive pas chanter Pelléas, cela doit se chanter
autrement que Faust ou que Carmen, voilà tout. Etant donnés les rapports
exacts du rythme musical avec la parole, ici comme dans la plupart des œuvres
modernes, les interprètes gagneraient souvent à dire parfois le texte, avant d’y
ajouter la mélodie debussyste destinée à la poétiser ensuite. Voyons par exemple
les premiers mots de Mélisande, la mystérieuse petite fille que le Prince Golaud
vient de découvrir, pleurant au bord de l’eau. A peine l’a-t-il touchée à l’épaule en
l’interrogeant, qu’elle a tressailli et veut fuir. Il parle encore, et elle s’écrie, presque
sans voix : « Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! » Puis peu après : « Ne me
touchez pas, ou je me jette à l’eau !». Vous venez de m’entendre prononcer ces
mots, prononcez les vous-même, mentalement, et rappelez-vous Mary Garden1
les chantant. Dès ce début, le génie de la créatrice savait résoudre le mystérieux
problème de l’interprétation, pour cette œuvre où la question du « ni trop, ni
1
Mary Garden (1874-1967) est une soprano écossaise à laquelle Debussy confia le rôle de Mélisande pour
la création de l’opéra en 1902, la préférant à Georgette Leblanc, la compagne de Maurice Maeterlinck, ce
qui fut à l’origine d’une brouille avec l’auteur du livret.
34 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy
trop peu » est impérieusement posée à chaque page. Quelle que puisse être la
valeur de chanteur des artistes qui s’attaquent aux rôles de cet ouvrage, ils
doivent avant tout adapter leur personnalité à l’esprit debussyste. […]
Bien qu’elle n’en soit encore qu’aux espoirs déçus de la vie terrestre, Mélisande
est la sœur de la Demoiselle Elue. Elle s’est enfuie d’une vie antérieure qu’elle ne
nous révélera pas, et dont le halo l’auréole comme sa sœur céleste. D’où vient-elle ?
Où est-elle née ? … « Oh ! Oh : loin d’ici… Loin… Loin … ». Et si le musicien a
admirablement traduit l’inaccessible de ce lointain, il ne suffira pas à la chanteuse
de nous transmettre seulement le mot et la note. Par la fixité de son regard, elle
mettra à profit le précepte si clairvoyant de Fauré, relatif aux influences psychologiques,
pour triompher de certaines difficultés d’interprétation. De même plus loin,
lorsqu’après la question de Golaud « Qu’est-ce qui brille ainsi au fond de l’eau ? »,
un réflexe de curiosité féminine, enfantine, lui fera s’écrier, presque gaiement : «
Où donc ? » et qu’aussitôt son : « Ah ! » nous replongera dans sa tristesse…
Une flûte qui joue trop fort et une harpe indiscrète suffisent pour planter de
bizingue le décor de « La Fontaine dans le parc ». Et si les deux personnages
chantent seulement ici le premier de leurs trois duos de la partition, le langage
de Debussy et de Maeterlinck deviendra aussitôt inintelligible. […]
Pelléas doit nous donner l’impression de cette chaleur si lourde, « qu’on étouffe
aujourd’hui, même à l’ombre des arbres ». Tandis que Mélisande saura rafraîchir
l’atmosphère par ses seuls premiers mots, en apercevant la fontaine : « Oh ! L’eau
est claire… ». De même plus loin, devra-t-elle nous donner l’impression de la
solitude et du silence : « Comme on est seul ici… On n’entend rien... ». Quelques
pages plus loin, il y a une dizaine de mesures qui devraient suffire pour
démontrer aux chanteuses qui font les petites folles en minaudant ce rôle, que
Mélisande « n’est plus une enfant », comme le lui dira bientôt Golaud : « Ses
cheveux ont plongé dans l’eau » qu’elle ne pouvait pas atteindre. Elle dit quelques
mots, dans le silence à peine troublé par l’eau qui goutte. Et, soudain, Pelléas
l’interroge… Elle est prise au dépourvu… et se met à mentir… jusqu’au moment
où, le dialogue devenant trop encombrant, elle saisit le prétexte de « quelque
chose qui passe au fond de l’eau », pour s’échapper dans cette diversion. […]
Oh ! L’admirable orchestre, qui pèse aussi lourd que toute la forêt que le malade
croyait avoir sur sa poitrine ! Oh ! Comme Mélisande pressent la redoutable
interrogation ! Et comme elle redouble d’attentions pour en différer, aujourd’hui
au moins, l’inévitable venue ! Qui n’a pas eu, enfant, de telles angoisses ? […]
Il faudrait s’arrêter à chacune des phrases qui vont venir. Ici, quand Mélisande
veut s’en aller avec Golaud – pour fuir le danger qu’elle pressent. Là, quand
Golaud dit, de Pelléas : « Il est jeune » avec tout l’amour de la jeunesse et tous les
regrets d’en être déjà si loin ! Encore plus loin, quand la flûte rappelant la scène
de la fontaine, Mélisande se souvient qu’elle a vu là le ciel « pour la première fois,
ce matin ». Et puis… et puis, la découverte de la bague perdue, juste au moment
où Golaud, évoquant si tendrement l’année prochaine, et l’espoir de l’enfant
qu’elle doit lui apporter, a pris dans les siennes les petites mains de sa femme,
« ces petites mains qu’il pourrait écraser comme des fleurs… ; Tiens… Où est
l’anneau que je t’avais donné ? ». […]
Quel autre art pourrait réaliser le miracle que peut nous donner la musique ? Par
le jeu des thèmes, l’interlude qui suit (la scène où Mélisande dit « J’entends un
bruit de pas… Laisse-moi… C’est Golaud !... ») met à nu les âmes des trois
personnages que nous venons de quitter. Nous ressentons leurs angoisses, leurs
luttes, leurs illusions, leurs désespoirs. Cela monte, monte, monte comme la mer…
et puis s’apaise… Et cet apaisement devient soudain inquiétant. Golaud a mené
Pelléas dans les souterrains du château. Nous ne savons pas, il ne sait pas
lui-même ce qu’il vient y faire…
Un peu de clarté sort de l’orchestre, très peu d’abord, très peu… comme un léger
halo encore lointain. Puis les flûtes apportent un peu de la fraîcheur de l’air
extérieur... le halo se précise, grandit… et c’est la lumière, toute la lumière, et le
bon air marin, le vent frais, le soleil, qui font s’écrier à Pelléas son admirable : « Ah !
Je respire enfin ! ». Oh ! La musique des fleurs arrosées au bord de la terrasse,
l’odeur de la verdure et des roses mouillées, qui monte ! Midi et les sonnailles du
glockenspiel, adorables comme des gouttes d’eau pleines de lumière. […]
Il faut avoir vu Debussy, simple et grave, attentif devant un piano, pour comprendre
le vrai mystère, admis à communier d’âme avec un créateur de sons. On sentait
que Debussy jouant, s’effaçait devant l’auteur qu’il allait interpréter. Peu importe
que l’auteur fût lui-même. Il ne le savait pas ! Il était au service de la musique.
En entreprenant de faire ces causeries, j’ai simplement essayé d’indiquer jusqu’à
quel point on s’éloigne trop souvent de cette conception, qui devrait être l’idéal
de tout bon, de tout vrai musicien. Bien sûr, je pourrais avoir à attribuer ce mot
charmant de Debussy, consolant doucement un ami, après un de ces « succès de
dernière » qu’il se plaisait à célébrer, en lui disant tristement : « Vous voyez bien,
qu’il ne faut pas trop aimer la musique ! »
Louis Langrée
© benoit linero
39
Louis Langrée
direction musicale
Luc Héry, 1er solo Nicolas Bône, 1er solo Philippe Pierlot, 1er solo Marc Bauer, 1er solo
Sarah Nemtanu, 1er solo Sabine Toutain, 1er solo Michel Moraguès Andreï Kavalinski, 1er solo
Teodor Coman Adriana Ferreira Raphaël Dechoux
premiers violons
Corentin Bordelot Patrice Kirchhoff Dominique Brunet
Elisabeth Glab
Cyril Bouffyesse Grégoire Méa
Bertrand Cervera piccolo
Lyodoh Kaneko Julien Barbe
Hubert de Villele trombones
Emmanuel Blanc
Brigitte Angélis NN, 1er solo
Adeliya Chamrina
Hélène Bouflet-Cantin hautbois
Julien Dugers
Noriko Inoué Nora Cismondi, premier solo
Catherine Bourgeat Sébastien Larrère
Christine Jaboulay
Véronique Castegnaro Mathilde Lebert Olivier Devaure
Ingrid Lormand
Nathalie Chabot Pascal Saumon
Noémie Prouille-Guézennc
Marc-Olivier de Nattes tuba
Paul Radais
Xavier Guilloteau cor anglais Bernard Neuranter
Allan Swieton
Stephane Henoch Laurent Decker
Jérôme Marchand violoncelles
timbales
Fondé en 1947, le Chœur de Radio France Ducol, Bruno Mantovani, Luca Francesconi,
est le seul chœur permanent à vocation Magnus Lindberg, Adamek…. Il participe
symphonique en France, composé régulièrement au Festival Présences
d’artistes professionnels et investi d’une consacré à la création musicale.
double mission.
Sous l’impulsion de Sofi Jeannin, sa
D’une part, il est le partenaire privilégié des directrice musicale, il participe également
deux orchestres de Radio France – à un week-end entièrement consacré à l’art
l’Orchestre National de France et choral organisé tous les deux ans à Radio
l’Orchestre Philharmonique –, et collabore France. Le Chœur de Radio France entend
régulièrement avec la Maîtrise de Radio être le promoteur de cet art à la fois
France. Son interprétation des grandes exigeant et fédérateur.
œuvres du répertoire symphonique et
lyrique est mondialement reconnue. Les La saison 2017-2018 est marquée par la
chefs d’orchestre et de chœur les plus célébration du 70e anniversaire du Chœur,
réputés l’ont dirigé : Bernstein, Ozawa, qui créera une œuvre de Philippe Hersant
Muti, Fedosseiev, Masur, Jansons, Gergiev, et invitera plusieurs des chefs qui l’ont
Krivine, Gatti, Chung, Franck, Sado, dirigé. Il abordera plusieurs œuvres du
Dudamel, Haitink. Parmi les chefs de répertoire symphonique profane ou sacré :
chœur, citons Eric Ericson, Norbert Requiem de Fauré avec l’Orchestre
Balatsch, Vladislas Tchernouchenko, Philharmonique sous la direction de
Simon Halsey, Marcus Creed, Celso Mikko Franck à l’Auditorium de Radio
Antunes, Nicolas Fink, Michael Alber, France; Requiem de Berlioz avec Mikko
Alberto Malazzi, sans oublier Matthias Franck à la Philharmonie. Il interprètera
Brauer qui fut son directeur musical de la Symphonie n° 2 de Mahler à la
2006 à 2014. Philharmonie, la Symphonie n° 3 de
Mahler ici-même et retrouvera avec plaisir
D’autre part, le Chœur de Radio France l’Orchestre National de France et la
offre aussi des concerts a capella ou avec Maîtrise de Radio France dans la
de petites formations instrumentales : Symphonie n ° 3 « Kaddish » de Bernstein.
différents groupes vocaux peuvent être Il participera avenue Montaigne à Madame
constitués, qui s’illustrent aussi bien dans Butterfly et Samson et Dalila.
le répertoire romantique que contemporain.
Il est aussi le créateur et l’interprète de Citons aussi plusieurs concerts a cappella :
nombreuses œuvres des XXe et XXIe musique française autour de Debussy, un
siècles : Pierre Boulez, Gÿorgy Ligeti, concert autour d’œuvres de Mendelssohn,
Maurice Ohana, Iannis Xenakis, Ton That un autre avec les Chichester Psalms de
Tiet, Kaija Saariaho, Guillaume Bernstein, et avec un trio de jazz pour la
Connesson, Christophe Maratka, Bruno Saint Valentin.
45
Eric Ruf
© brigitte enguerand, collection comedie-française
47
Eric Ruf
mise en scène et scénographie
Formé à l’Ecole Nationale Supérieure des le Théâtre des Bouffes du Nord (Le
Arts Appliqués et des Métiers d’arts Bourgeois gentilhomme), l’Opéra national
Olivier de Serres et au Conservatoire de Paris (La Source, ballet de Jean-
National Supérieur d’Art Dramatique, Guillaume Bart) qu’il retrouvera en juin
Eric Ruf entre à la Comédie-Française le 2017 pour La Cenerentola mise en scène
1er septembre 1993 et en devient le 498e par Guillaume Gallienne, et bien entendu
sociétaire le 1er janvier 1998. Acteur, la Comédie-Française où il a déjà réalisé
metteur en scène et scénographe, il est les décors de Cyrano de Bergerac, Vie du
également administrateur général de la grand Don Quichotte et du gros Sancho
Comédie-Française depuis août 2014. Pança de Da Silva, Troïlus et Cressida de
Il y mène une politique artistique où se Shakespeare, Lucrèce Borgia, La Critique
côtoient les grand maîtres de la mise en de l’école des femmes et Le Misanthrope, Le
scène (Ivo van Hove, Deborah Warner, Loup de Marcel Aymé, 20000 lieues sous
Alain Françon, Christiane Jatahy, les mers d’après Jules Verne et Le Petit-
Stéphane Braunschweig…) et de talents Maître corrigé de Marivaux.
émergents (Julie Deliquet, Chloé Dabert,
Marie Rémond, Maëlle Poésy…). En tant qu’acteur, il travaille au théâtre
sous la direction de metteurs en scène
A l’opéra ou au ballet, il a notamment comme Jacques Lassalle, Patrice
coécrit et dirigé Du désavantage du vent et Chéreau, Alain Françon, Denis Podalydès,
Les belles endormies du bord de scène au Christian Schiaretti, Anatoli Vassiliev,
Centre dramatique de Bretagne et au Yves Beaunesne, Jean-Yves Ruf, Eric
Théâtre national de Chaillot, L’Histoire de Vignier, Jean-Pierre Vincent, Jean-Luc
l’an Un de Jean-Christophe Marti ainsi Boutté, Jean Dautremay. Au cinéma et à la
que le Récit de l’an Zéro de Maurice Ohana, télévision, on a pu le voir dans des
Le Cas Jekyll de Christiane Montalbetti au réalisations d’Yves Angelo, Nicole Garcia,
Théâtre national de Chaillot et Le Pré aux Arnaud Desplechin, Nina Companeez,
Clercs à l’Opéra Comique pour lesquels il Josée Dayan, Valéria Bruni-Tedeschi...
réalise également la scénographie. Pour la
Comédie-Française, il met en scène et Prix Gérard-Philipe de la Ville de Paris
scénographie Bajazet, Roméo et Juliette, (1999), il a reçu en 2007 les Molières du
Peer Gynt. décorateur et du second rôle masculin
pour Cyrano de Bergerac, en 2012 le Grand
En tant que scénographe, il collabore Prix du syndicat de la Critique pour le
entre autres avec l’Opéra Comique (Le meilleur spectacle théâtral de l’année
Comte Ory prochainement), le Théâtre pour Peer Gynt et en 2016 le Molière de la
des Champs-Elysées (Don Pasquale, La création visuelle pour 20 000 lieues sous
Clemenza di Tito, La Didone, Mithridate , les mers.
ON NE PLAISANTE PAS
AVEC LE GOÛT
Les moines de l’Abbaye d’Affligem approuvent encore aujourd’hui avec soin la recette d’Affligem Cuvée Blonde.
L’ A B U S D ’ A L C O O L E S T D A N G E R E U X P O U R L A S A N T É . À C O N S O M M E R A V E C M O D É R AT I O N .
49
Christian Lacroix
costumes
Bertrand Couderc
lumière
Patricia Petibon
soprano Mélisande
Jean-Sébastien Bou
baryton Pelléas
Kyle Ketelsen
baryton-basse Golaud
Jean Teitgen
basse Arkel
Sylvie Brunet-Grupposo
mezzo-soprano Geneviève
Jennifer Courcier
soprano Yniold
Arnaud Richard
baryton-basse Le médecin, le berger
ACTE I MELISANDE
Oh ! Oui ! Oui ! Oui !...
(Elle sanglote profondément.)
Scène 1
Une forêt. GOLAUD
Le rideau ouvert, on découvre Mélisande au Qui est-ce qui vous a fait du mal ?
bord d’une fontaine. Entre Golaud.
MELISANDE
GOLAUD Tous ! Tous !
Je ne pourrai plus sortir de cette forêt ! Dieu
GOLAUD
sait jusqu’où cette bête m’a mené. Je croyais
cependant l’avoir blessée à mort ; et voici des Quel mal vous a-t-on fait ?
traces de sang ! Mais maintenant, je l’ai
MELISANDE
perdue de vue ; je crois que je me suis perdu
Je ne veux pas le dire ! Je ne peux pas le dire !...
moi-même, et mes chiens ne me retrouvent
plus. Je vais revenir sur mes pas... J’entends
GOLAUD
pleurer... Oh ! Oh ! Qu’y a-t-il là au bord de
Voyons, ne pleurez pas ainsi. D’où venez-vous ?
l’eau ?... Une petite fille qui pleure au bord de
l’eau ? (Il tousse.) Elle ne m’entend pas. Je ne
MELISANDE
vois pas son visage. (Il s’approche et touche
Je me suis enfuie !... Enfuie... Enfuie...
Mélisande à l’épaule.) Pourquoi pleures-tu ?
(Mélisande tressaille, se dresse et veut fuir.) GOLAUD
N’ayez pas peur. Vous n’avez rien à craindre. Oui, mais d’où vous êtes-vous enfuie ?
Pourquoi pleurez-vous, ici, toute seule ?
MELISANDE
MELISANDE Je suis perdue !... Perdue... Oh ! Oh ! Perdue ici...
Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! Je ne suis pas d’ici... Je ne suis pas née là...
GOLAUD GOLAUD
N’ayez pas peur... Je ne vous ferai pas... Oh ! D’où êtes-vous ? Où êtes-vous née ?
vous êtes belle !
MELISANDE
MELISANDE Oh ! Oh ! Loin d’ici... Loin... Loin...
Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas... ou
je me jette à l’eau !... GOLAUD
Qu’est-ce qui brille ainsi au fond de l’eau ?
GOLAUD
Je ne vous touche pas... Voyez, je resterai ici, MELISANDE
contre l’arbre. N’ayez pas peur. Quelqu’un Où donc ? Ah ! C’est la couronne qu’il m’a
vous a-t-il fait du mal ? donnée. Elle est tombée en pleurant.
56 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte I
GOLAUD MELISANDE
Une couronne ? Qui est-ce qui vous a donné Vous êtes un géant ?
une couronne ? Je vais essayer de la prendre...
GOLAUD
MELISANDE Je suis un homme comme les autres...
Non, non, je n’en veux plus ! Je n’en veux plus !
Je préfère mourir... Mourir tout de suite ! MELISANDE
Pourquoi êtes-vous venu ici ?
GOLAUD
Je pourrais la retirer facilement. L’eau n’est GOLAUD
pas très profonde. Je n’en sais rien moi-même. Je chassais
dans la forêt. Je poursuivais un sanglier. Je
MELISANDE me suis trompé de chemin. Vous avez l’air
Je n’en veux plus ! Si vous la retirez, je me très jeune. Quel âge avez-vous ?
jette à sa place !...
MELISANDE
GOLAUD Je commence à avoir froid...
Non, non ; je la laisserai là ; on pourrait la
prendre sans peine cependant. Elle semble très GOLAUD
belle. Y a-t-il longtemps que vous avez fui ? Voulez-vous venir avec moi ?
MELISANDE MELISANDE
Oui, oui... Qui êtes-vous ? Non, non, je reste ici.
GOLAUD GOLAUD
Je suis le prince Golaud, le petit-fils d’Arkel, Vous ne pouvez pas rester ici toute seule.
le vieux roi d’Allemonde... Vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit...
Comment vous nommez-vous ?
MELISANDE
Oh ! Vous avez déjà les cheveux gris... MELISANDE
Mélisande.
GOLAUD
Oui ; quelques-uns, ici, près des tempes... GOLAUD
Vous ne pouvez pas rester ici, Mélisande.
MELISANDE Venez avec moi.
Et la barbe aussi... Pourquoi me regardez-vous
ainsi ? MELISANDE
Je reste ici...
GOLAUD
Je regarde vos yeux... Vous ne fermez jamais GOLAUD
les yeux ? Vous aurez peur, toute seule. On ne sait pas
ce qu’il y a ici... Toute la nuit... Toute seule...
MELISANDE Ce n’est pas possible. Mélisande, venez,
Si, si, je les ferme la nuit... donnez-moi la main...
GOLAUD MELISANDE
Pourquoi avez-vous l’air si étonnée ? Oh ! Ne me touchez pas...
57
Scène 2 GENEVIEVE
Un appartement dans le château. Il a toujours été prudent, si grave et si
Arkel et Geneviève. ferme... Depuis la mort de sa femme il ne
vivait plus que pour son fils, le petit Yniold.
GENEVIEVE Il a tout oublié...Qu’allons-nous faire ?
Voici ce qu’il écrit à son frère Pelléas : « Un (Entre Pelléas.)
soir, je l’ai trouvée tout en pleurs au bord d’une
fontaine, dans la forêt où je m’étais perdu. Je ARKEL
ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d’où elle Qui est-ce qui entre là ?
vient et je n’ose pas l’interroger, car elle doit
avoir eu une grande épouvante, et quand on GENEVIEVE
lui demande ce qui lui est arrivé, elle pleure C’est Pelléas. Il a pleuré.
tout à coup comme un enfant, et sanglote si
profondément qu’on a peur. Il y a maintenant ARKEL
six mois que je l’ai épousée et je n’en sais pas Est-ce toi Pelléas ? Viens un peu plus près,
plus que le jour de notre rencontre. En attendant, que je te voie dans la lumière.
mon cher Pelléas, toi que j’aime plus qu’un
frère, bien que nous ne soyons pas nés du même PELLEAS
père, en attendant, prépare mon retour... Je sais Grand-père, j’ai reçu, en même temps que la
que ma mère me pardonnera volontiers. Mais lettre de mon frère, une autre lettre ; une
j’ai peur d’Arkel, malgré toute sa bonté. S’il lettre de mon ami Marcellus... Il va mourir et
consent néanmoins à l’accueillir comme il il m’appelle... Il dit qu’il sait exactement le
accueillerait sa propre fille, le troisième jour jour où la mort doit venir... Il me dit que je
qui suivra cette lettre, allume une lampe au puis arriver avant elle si je veux, mais qu’il
sommet de la tour qui regarde la mer. Je n’y a pas de temps à perdre.
l’apercevrai du pont de notre navire ; sinon,
j’irai plus loin et ne reviendrai plus... » ARKEL
Qu’en dites-vous ? Il faudrait attendre quelque temps cependant...
Nous ne savons pas ce que le retour de ton
ARKEL frère nous prépare. Et d’ailleurs ton père
Je n’en dis rien. Cela peut nous paraître n’est-il pas ici, au-dessus de nous, plus
étrange, parce que nous ne voyons jamais malade peut-être que ton ami... Pourrais-tu
que l’envers des destinée, l’envers même de choisir entre le père et l’ami ?... (Il sort.)
58 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte II
GENEVIEVE PELLEAS
Aie soin d’allumer la lampe dès ce soir, Pelléas. Nous aurons une tempête cette nuit ; il y en
(Ils sortent séparément.) a toutes les nuits depuis quelque temps... Et
cependant elle est si calme maintenant... On
s’embarquerait sans le savoir et l’on ne
Scène 3 reviendrait plus...
Devant le château.
Entrent Geneviève et Mélisande. VOIX (derrière la coulisse)
Hoé ! Hoé ! Hisse hoé ! Hoé ! Hisse hoé !
MELISANDE
Il fait sombre dans les jardins. Et quelles MELISANDE
forêts, quelles forêts tout autour des palais !... Quelque chose sort du port...
GENEVIEVE PELLEAS
Oui ; cela m’étonnait aussi quand je suis Il faut que ce soit un grand navire... Les
arrivée ici, et cela étonne tout le monde. Il y lumières sont très hautes, nous le verrons
a des endroits où l’on ne voit jamais le soleil. tout à l’heure quand il entrera dans la bande
Mais l’on s’y fait vite... Il y a longtemps, il y a de clarté...
longtemps... Il y a presque quarante ans que (Voix lointaines, derrière la coulisse.)
je vis ici... Regardez de l’autre côté, vous
aurez la clarté de la mer... GENEVIEVE
Je ne sais si nous pourrons le voir... Il y a
MELISANDE encore une brume sur la mer...
J’entends du bruit au-dessous de nous...
PELLEAS
GENEVIEVE On dirait que la brume s’élève lentement...
Oui ; c’est quelqu’un qui monte vers nous...
Ah ! C’est Pelléas... Il semble encore fatigué MELISANDE
de vous avoir attendue si longtemps... Oui ; j’aperçois là-bas une petite lumière que
je n’avais pas vue...
MELISANDE
Il ne nous a pas vues. PELLEAS
C’est un phare ; il y en a d’autres que nous ne
GENEVIEVE voyons pas encore.
Je crois qu’il nous a vues, mais il ne sait ce
qu’il doit faire... Pelléas, Pelléas, est-ce toi ? MELISANDE
Le navire est dans la lumière... Il est déjà
PELLEAS très loin...
Oui !... Je venais du côté de la mer...
PELLEAS
GENEVIEVE Il s’éloigne à toutes voiles...
Nous aussi ; nous cherchions la clarté. Ici, il
fait un peu plus clair qu’ailleurs, et MELISANDE
cependant la mer est sombre. C’est le navire qui m’a menée ici. Il a de
grandes voiles... Je le reconnais à ses voiles...
59
PELLEAS MELISANDE
La nuit tombe très vite... Oh ! L’eau est claire...
(Voix lointaines, à bouche fermée, derrière la
coulisse.) PELLEAS
Elle est fraîche comme l’hiver. C’est une
GENEVIEVE vieille fontaine abandonnée. Il paraît que
Il est temps de rentrer. Pelléas, montre la c’était une fontaine miraculeuse, elle ouvrait
route à Mélisande. Il faut que j’aille voir, un les yeux des aveugles. On l’appelle encore
instant, le petit Yniold. « la fontaine des aveugles ».
(Elle sort.)
MELISANDE
PELLEAS Elle n’ouvre plus les yeux des aveugles ?
On ne voit plus rien sur la mer...
PELLEAS
MELISANDE Depuis que le roi est presque aveugle
Je vois d’autres lumières. lui-même, on n’y vient plus...
PELLEAS MELISANDE
Ce sont les autres phares...Entendez-vous la Comme on est seul ici... On n’entend rien.
mer ?.. C’est le vent qui s’élève... Descendons
par ici. Voulez-vous me donner la main ? PELLEAS
Il y a toujours un silence extraordinaire... On
MELISANDE entendrait dormir l’eau... Voulez-vous vous
Voyez, voyez, j’ai les mains pleines de fleurs. asseoir au bord du bassin de marbre ? Il y a
un tilleul où le soleil n’entre jamais...
PELLEAS
Je vous soutiendrai par le bras, le chemin MELISANDE
est escarpé et il y fait très sombre... Je pars Je vais me coucher sur le marbre. Je
peut-être demain... voudrais voir le fond de l’eau...
MELISANDE PELLEAS
Oh ! Pourquoi partez-vous ? On ne l’a jamais vu... Elle est peut-être aussi
(Ils sortent.) profonde que la mer.
60 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte II
MELISANDE PELLEAS
Si quelque chose brillait au fond, on le Etait-il tout près de vous ?
verrait peut-être...
MELISANDE
PELLEAS Oui, il voulait m’embrasser...
Ne vous penchez pas ainsi...
PELLEAS
MELISANDE Et vous ne vouliez pas ?
Je voudrais toucher l’eau...
MELISANDE
PELLEAS Non.
Prenez garde de glisser... Je vais vous tenir
par la main... PELLEAS
Pourquoi ne vouliez-vous pas ?
MELISANDE
Non, non, je voudrais y plonger mes deux MELISANDE
mains... On dirait que mes mains sont Oh ! Oh ! J’ai vu passer quelque chose au
malades aujourd’hui... fond de l’eau...
PELLEAS PELLEAS
Oh ! Oh ! Prenez garde ! Prenez garde ! Prenez garde ! Prenez garde ! Vous allez
Mélisande !... Mélisande !... Oh ! Votre tomber ! Avec quoi jouez-vous ?
chevelure!...
MELISANDE
MELISANDE (se redressant) Avec l’anneau qu’il m’a donné.
Je ne peux pas, je ne peux pas l’atteindre !
PELLEAS
PELLEAS Ne jouez pas ainsi au-dessus d’une eau si
Vos cheveux ont plongé dans l’eau... profonde...
MELISANDE MELISANDE
Oui, ils sont plus longs que mes bras... Ils Mes mains ne tremblent pas.
sont plus longs que moi...
PELLEAS
PELLEAS Comme il brille au soleil ! Ne le jetez pas si
C’est au bord d’une fontaine aussi, qu’il vous haut vers le ciel !
a trouvée ?
MELISANDE
MELISANDE Oh !...
Oui...
PELLEAS
PELLEAS Il est tombé !
Que vous a-t-il dit ?
MELISANDE
MELISANDE Il est tombé dans l’eau !...
Rien, je ne me rappelle plus...
61
PELLEAS PELLEAS
Où est-il ? Où est-il ? La vérité, la vérité...
(Ils sortent.)
MELISANDE
Je ne le vois pas descendre...
Scène 2
PELLEAS Un appartement dans le château.
Je crois la voir briller... On découvre Golaud étendu sur un lit ;
Mélisande est à son chevet.
MELISANDE
Ma bague ? GOLAUD
Ah ! Ah ! Tout va bien, cela ne sera rien. Mais
PELLEAS je ne puis m’expliquer comment cela s’est
Oui, oui... Là-bas... passé. Je chassais tranquillement dans la
forêt. Mon cheval s’est emporté tout à coup,
MELISANDE
sans raison... A-t-il vu quelque chose
Oh ! Oh ! Elle est si loin de nous !... Non, non,
d’extraordinaire ?... Je venais d’entendre
ce n’est pas elle... Ce n’est plus elle... Elle est
sonner les douze coups de midi. Au douzième
perdue... Perdue... Il n’y a plus qu’un grand
coup, il s’effraie subitement, et court comme
cercle sur l’eau... Qu’ allons-nous faire
un aveugle fou, contre un arbre. Je ne sais
maintenant ?...
plus ce qui est arrivé. Je suis tombé, et lui
doit être tombé sur moi. Je croyais avoir
PELLEAS
toute la forêt sur la poitrine ; je croyais que
Il ne faut pas s’inquiéter ainsi pour une
mon cœur était déchiré. Mais mon cœur est
bague. Ce n’est rien, nous la retrouverons
solide. Il paraît que ce n’est rien...
peut-être ! Ou bien nous en retrouverons
une autre.
MELISANDE
Voulez-vous boire un peu d’eau ?
MELISANDE
Non, non, nous ne la retrouverons plus, nous
GOLAUD
n’en trouverons pas d’autres non plus... Je
Merci, je n’ai pas soif.
croyais l’avoir dans les mains cependant...
J’avais déjà fermé les mains, et elle est
MELISANDE
tombée malgré tout... Je l’ai jetée trop haut,
Voulez-vous un autre oreiller ?... Il y a une
du côté du soleil...
petite tache de sang sur celui-ci.
PELLEAS
GOLAUD
Venez, nous reviendrons un autre jour...
Non, ce n’est pas la peine.
Venez, il est temps. On irait à notre
rencontre... Midi sonnait au moment où MELISANDE
l’anneau est tombé... Est-ce bien sûr ?... Vous ne souffrez pas trop ?
MELISANDE GOLAUD
Qu’allons-nous dire à Golaud s’il demande Non, non, j’en ai vu bien d’autres. Je suis fait
où il est ? au fer et au sang...
62 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte II
MELISANDE MELISANDE
Fermez les yeux et tâchez de dormir. Je Oh ! Non ; ce n’est pas cela... Je voudrais
resterai ici toute la nuit... m’en aller avec vous... C’est ici que je ne peux
plus vivre... Je sens que je ne vivrai plus
GOLAUD longtemps...
Non, non ; je ne veux pas que tu te fatigues
ainsi. Je n’ai besoin de rien ; je dormirai GOLAUD
comme un enfant... Qu’y at-il, Mélisande ? Mais il faut une raison cependant. On va te
Pourquoi pleures-tu tout à coup ?... croire folle. On va croire à des rêves
d’enfant. Voyons, est-ce Pelléas peut-être ?
MELISANDE (fondant en larmes) Je crois qu’il ne te parle pas souvent...
Je suis... Je suis malade ici...
MELISANDE
GOLAUD Si, il me parle parfois. Il ne m’aime pas, je
Tu es malade ? Qu’as-tu donc, qu’as-tu donc, crois ; je l’ai vu dans ses yeux... Mais il me
Mélisande ?... parle quand il me rencontre...
MELISANDE GOLAUD
Je ne sais pas... Je suis malade ici... Il ne faut pas lui en vouloir. Il a toujours été
Je préfère vous le dire aujourd’hui ; seigneur, ainsi. Il est un peu étrange. Il changera, tu
je ne suis pas heureuse ici... verras ; il est jeune...
GOLAUD MELISANDE
Qu’est-il donc arrivé ?... Quelqu’un t’a fait du Mais ce n’est pas cela... Ce n’est pas cela...
mal ?...Quelqu’un t’aurait-il offensée ?
GOLAUD
MELISANDE Qu’est-ce donc ? Ne peux-tu pas te faire à la
Non, non ; personne ne m’a fait le moindre vie qu’on mène ici ? Fait-il trop triste ici ? Il
mal... Ce n’est pas cela... est vrai que ce château est très vieux et très
sombre... Il est très froid et très profond. Et
GOLAUD tous ceux qui l’habitent sont déjà vieux. Et la
Mais tu dois me cacher quelque chose ?... campagne peut sembler triste aussi, avec
Dis-moi toute la vérité, Mélisande... Est-ce toutes ces forêts, toutes ces vieilles forêts
le roi ?...Est-ce ma mère ?... Est-ce Pelléas ? sans lumière. Mais on peut égayer tout cela
si l’on veut. Et puis la joie, la joie, on n’en a
MELISANDE pas tous les jours. Mais dis-moi quelque
Non, non, ce n’est pas Pelléas. Ce n’est chose ; n’importe quoi ; je ferai tout ce que tu
personne... Vous ne pouvez pas me voudras...
comprendre... C’est quelque chose qui est
plus fort que moi... MELISANDE
Oui, c’est vrai... On ne voit jamais le ciel ici.
GOLAUD Je l’ai vu pour la première fois ce matin...
Voyons ; sois raisonnable, Mélisande. Que
veux-tu que je fasse ? Tu n’es plus une GOLAUD
enfant. Est-ce moi que tu voudrais quitter ? C’est donc cela qui te fait pleurer, ma pauvre
Mélisande ? Ce n’est donc que cela?
63
GOLAUD MELISANDE
Oui. Oh ! Oh ! Je ne suis pas heureuse !... Je ne
suis pas heureuse !
MELISANDE (Elle sort en pleurant.)
Eh bien ! C’est là... Il faut que ce soit là... Oui,
oui ; je me rappelle... J’y suis allée ce matin
ramasser des coquillages pour le petit Scène 3
Yniold... Il y en a de très beaux... Elle a glissé Devant une grotte.
de mon doigt... Puis la mer est entrée, et j’ai Entrent Pelléas et Mélisande.
dû sortir avant de l’avoir retrouvée.
PELLEAS (parlant avec une grande agitation)
GOLAUD Oui ; c’est ici, nous y sommes. Il fait si noir
Es-tu sûre que c’est là ? que l’entrée de la grotte ne se distingue plus
64 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte III
MELISANDE PELLEAS
Non... Prenez garde, ne parlez pas si haut... Ne les
éveillons pas... Ils dorment encore
PELLEAS profondément... Venez.
Entrons-y... Il faut pouvoir décrire l’endroit
MELISANDE
où vous avez perdu la bague, s’il vous
interroge... Elle est très grande et très belle. Laissez-moi ; je préfère marcher seule...
Elle est pleine de ténèbres bleues. Quand on
PELLEAS
y allume une petite lumière, on dirait que la
Nous reviendrons un autre jour...
voûte est couverte d’étoiles, comme le ciel.
(Ils sortent.)
Donnez-moi la main, ne tremblez pas ainsi.
Il n’y a pas de danger ; nous nous arrêterons
au moment où nous n’apercevrons plus la
clarté de la mer... Est-ce le bruit de la grotte
qui vous effraie ? Entendez-vous la mer
derrière nous ? Elle ne semble pas heureuse
cette nuit... Oh ! Voici la clarté!
(La lune éclaire largement l’entrée et une
partie des ténèbres de la grotte, et l’on
aperçoit trois vieux pauvres à cheveux blancs,
assis côte à côte, se soutenant les uns les
autres et endormis contre un quartier de roc.)
MELISANDE
Ah !
PELLEAS
Qu’y a-t-il ?
MELISANDE
Il y a... Il y a...
(Elle montre les trois pauvres.)
PELLEAS
Oui... Je les ai vus aussi...
65
PELLEAS MELISANDE
Holà ! Holà ! Ho ! ... Non, non, non...
MELISANDE PELLEAS
Qui est là ? Si, si, je pars, je partirai demain... Donne-moi
ta main, ta main, ta petite main sur mes lèvres...
PELLEAS
Moi, moi, et moi !... Que fais-tu là à la fenêtre en MELISANDE
chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ? Je ne te donne pas ma main si tu pars...
MELISANDE PELLEAS
J’arrange mes cheveux pour la nuit... Donne, donne, donne...
PELLEAS MELISANDE
C’est là ce que je vois sur le mur ?... Je Tu ne partiras pas ?...
croyais que tu avais de la lumière...
PELLEAS
MELISANDE J’attendrai, j’attendrai...
J’ai ouvert la fenêtre ; il fait trop chaud dans
la tour. Il fait beau cette nuit. MELISANDE
Je vois une rose dans les ténèbres...
PELLEAS
Il y a d’innombrables étoiles ; je n’en ai PELLEAS
jamais vu autant que ce soir ; mais la lune est Où donc ?... Je ne vois que les branches du
encore sur la mer... Ne reste pas dans saule qui dépassent le mur...
66 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte III
PELLEAS MELISANDE
Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main... Pelléas ! Pelléas !...
MELISANDE PELLEAS
Je ne puis me pencher davantage... Je suis Je les noue, je les noue aux branches du
sur le point de tomber... Oh ! Oh ! Mes saule... Tu ne t’en iras plus...Tu ne t’en iras
cheveux descendent de la tour !... plus... Regarde, regarde, j’embrasse tes
(Sa chevelure se révulse tout à coup, tandis cheveux... Je ne souffre plus au milieu de tes
qu’elle se penche ainsi, et inonde Pelléas.) cheveux... Tu entends mes baisers le long de
tes cheveux ? Ils montent le long de tes
PELLEAS cheveux. Il faut que chacun t’en apporte.
Oh ! Oh ! Qu’est-ce que c’est ?... Tes cheveux, Tu vois, tu vois, je puis ouvrir les mains...
tes cheveux descendent vers moi !... Toute ta J’ai les mains libres et tu ne peux plus
chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est m’abandonner...
tombée de la tour !... Je les tiens dans les (Des colombes sortent de la tour et volent
mains, je les tiens dans la bouche... Je les autour d’eux dans la nuit.)
tiens dans les bras, je les mets autour de mon
cou... Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit... MELISANDE
Oh ! Oh ! Tu m’as fait mal... Qu’y a-t-il,
MELISANDE Pelléas ? Qu’est-ce qui vole autour de moi ?
Laisse-moi ! Laisse-moi !... Tu vas me faire
tomber !... PELLEAS
Ce sont les colombes qui sortent de la tour...
PELLEAS Je les ai effrayées ; elles s’envolent...
Non, non, non !... Je n’ai jamais vu de
cheveux comme les tiens, Mélisande!... Vois, MELISANDE
vois, vois, ils viennent de si haut qu’ils Ce sont mes colombes, Pelléas. Allons-nous
m’inondent encore jusqu’au cœur... Ils en, laisse-moi; elles ne reviendraient plus...
m’inondent encore jusqu’aux genoux... Et ils
sont doux, ils sont doux comme s’ils PELLEAS
tombaient du ciel !... Je ne vois plus le ciel à Pourquoi ne reviendraient-elles plus ?
travers tes cheveux. Tu vois, tu vois, mes
deux mains ne peuvent pas les tenir... Il y en MELISANDE
a jusque sur les branches du saule... Elles se perdront dans l’obscurité...
67
Scène 4 YNIOLD
Je ne sais pas, petit père ; à propos de la lumière.
Devant le château.
Entrent Golaud et le petit Yniold.
GOLAUD
Je ne te parle pas de la lumière ; je te parle de
GOLAUD
la porte... Ne mets pas ainsi la main dans la
Viens, nous allons nous asseoir ici, Yniold ;
bouche... Voyons...
viens sur mes genoux; nous verrons d’ici ce
qui se passe dans la forêt. Je ne te vois plus
YNIOLD
du tout depuis quelque temps. Tu
Petit père ! Petit père !... Je ne le ferai plus.
m’abandonnes aussi ; tu es toujours chez
(Il pleure.)
petite mère... Tiens, nous sommes tout juste
assis sous les fenêtres de petite mère. Elle GOLAUD
fait peut-être sa prière du soir en ce Voyons ; pourquoi pleures-tu maintenant ?
moment... Mais dis-moi, Yniold, elle est Qu’est-il arrivé ?
souvent avec ton oncle Pelléas, n’est-ce pas ?
YNIOLD
YNIOLD Oh ! Oh ! Petit père ! Vous m’avez fait mal...
Oui, oui ; toujours, petit père ; quand vous
n’êtes pas là. GOLAUD
Je t’ai fait mal ? Où t’ai-je fait mal ? C’est
GOLAUD sans le vouloir...
Ah !... Tiens, quelqu’un passe avec une
lanterne dans le jardin ! Mais on m’a dit YNIOLD
qu’ils ne s’aimaient pas... Il paraît qu’ils se Ici, ici, à mon petit bras...
querellent souvent... Non ? Est-ce vrai ?
GOLAUD
YNIOLD C’est sans le vouloir ; voyons, ne pleure plus,
Oui, oui, c’est vrai. je te donnerai quelque chose demain...
GOLAUD YNIOLD
Oui ? Ah ! Ah ! Mais à propos de quoi se Quoi, petit père ?
querellent-ils ?
69
GOLAUD GOLAUD
Un carquois et des flèches ; mais dis-moi ce Tu es toujours près d’eux ?
que tu sais de la porte.
YNIOLD
YNIOLD Oui, oui; toujours, petit père.
De grandes flèches ?
GOLAUD
GOLAUD Ils ne te disent jamais d’aller jouer ailleurs ?
Oui, de très grandes flèches. Mais pourquoi
ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte ? YNIOLD
Voyons, réponds-moi à la fin ! Non, non, Non, petit père ; ils ont peur quand je ne suis
n’ouvre pas la bouche pour pleurer. Je ne pas là.
suis pas fâché. De quoi parlent-ils quand ils
sont ensemble ? GOLAUD
Ils ont peur ?... A quoi vois-tu qu’ils ont peur ?
YNIOLD
Pelléas et petite mère ? YNIOLD
Ils pleurent toujours dans l’obscurité.
GOLAUD
Oui ; de quoi parlent-ils ? GOLAUD
Ah ! Ah !...
YNIOLD
De moi ; toujours de moi. YNIOLD
Cela fait pleurer aussi...
GOLAUD
Et que disent-ils de toi ? GOLAUD
Oui, oui...
YNIOLD
Ils disent que je serai très grand. YNIOLD
Elle est pâle, petit père !
GOLAUD
Ah ! Misère de ma vie !... Je suis ici comme un GOLAUD
aveugle qui cherche son trésor au fond de Ah ! Ah !... Patience, mon Dieu, patience...
l’océan !...Je suis ici comme un nouveau-né
perdu dans la forêt et vous... Mais voyons, Yniold, YNIOLD
j’étais distrait ; nous allons causer sérieusement. Quoi, petit père ?
Pelléas et petite mère ne parlent-ils jamais de
GOLAUD
moi quand je ne suis pas là ?
Rien, rien mon enfant. J’ai vu passer un loup
YNIOLD dans la forêt. Ils s’embrassent quelquefois ?
Si, si, petit père. Non ?
GOLAUD YNIOLD
Ah !... Et que disent-ils de moi ? Qu’ils s’embrassent, petit père ? Non, non.
Ah ! Si, petit père, si, une fois... Une fois qu’il
YNIOLD pleuvait...
Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous.
70 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte IV
GOLAUD YNIOLD
Oui ; il commence à faire clair... Ah ! Ah ! Petit père ! Vous m’avez fait mal !
YNIOLD GOLAUD
Allons-y aussi, petit père ; allons-y aussi... Ce n’est rien ; tais-toi; je ne le ferai plus ;
regarde, regarde, Yniold ! J’ai trébuché. Parle
GOLAUD plus bas. Que font-ils ?
Où veux-tu aller ?
YNIOLD
YNIOLD Ils ne font rien, petit père.
Où il fait clair, petit père.
GOLAUD
GOLAUD Sont-ils près l’un de l’autre ? Est-ce qu’ils
Non, non, mon enfant ; restons encore un parlent ?
peu dans l’ombre... On ne sait pas, on ne sait
pas encore... Je crois que Pelléas est fou... YNIOLD
Non, petit père ; ils ne parlent pas.
YNIOLD
Non, petit père, il n’est pas fou, mais il est GOLAUD
très bon. Mais que font-ils ?
GOLAUD YNIOLD
Veux-tu voir petite mère ? Ils regardent la lumière.
YNIOLD GOLAUD
Oui, oui ; je veux la voir ! Tous les deux ?
GOLAUD YNIOLD
Ne fais pas de bruit ; je vais te hisser jusqu’à Oui, petit père.
la fenêtre. Elle est trop haute pour moi, bien
que je sois si grand... (Il soulève l’enfant.) Ne GOLAUD
fais pas le moindre bruit ; petite mère aurait Ils ne disent rien ?
71
YNIOLD
Non, petit père ; ils ne ferment pas les yeux.
ACTE IV
GOLAUD Scène 1
Ils ne s’approchent pas l’un de l’autre ? Un appartement dans le château.Entrent et
se rencontrent Pelléas et Mélisande.
YNIOLD
Non, petit père ; ils ne ferment jamais les PELLEAS
yeux... J’ai terriblement peur... Où vas-tu ? Il faut que je te parle ce soir.
Te verrai-je ?
GOLAUD
De quoi donc as-tu peur ? Regarde ! Regarde ! MELISANDE
Oui.
YNIOLD
Petit père, laissez-moi descendre ! PELLEAS
Je sors de la chambre de mon père. Il va
GOLAUD mieux. Le médecin nous a dit qu’il était
Regarde ! sauvé. Il m’a reconnu. Il m’a pris la main et il
m’a dit de cet air étrange qu’il a depuis qu’il
YNIOLD est malade : « Est-ce toi, Pelléas ? Tiens, je
Oh ! Je vais crier, petit père ! Laissez-moi ne l’avais jamais remarqué, mais tu as le
descendre ! Laissez-moi descendre ! visage grave et amical de ceux qui ne vivront
pas longtemps. Il faut voyager ; il faut
GOLAUD voyager... ». C’est étrange, je vais lui obéir...
Viens ! Ma mère l’écoutait et pleurait de joie. Tu ne
(Ils sortent.) t’en es pas aperçue ? Toute la maison semble
déjà revivre. On entend respirer, on entend
marcher...Ecoute, j’entends parler derrière
cette porte. Vite, vite, réponds vite, où te
verrai-je ?
MELISANDE
Où veux-tu ?
PELLEAS
Dans le parc, près de la fontaine des
aveugles ? Veux-tu ? Viendras-tu ?
MELISANDE
Oui.
PELLEAS
Ce sera le dernier soir ; je vais voyager
comme mon père l’a dit. Tu ne me verras
plus...
72 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte IV
ARKEL ARKEL
Je n’y vois qu’une grande innocence... Qu’a-t-il donc ? Il est ivre ?
MELISANDE PELLEAS
Nous sommes venus ici il y a bien On dirait que ta voix a passé sur la mer au
longtemps... Je me rappelle... printemps !... Je ne l’ai jamais entendue
jusqu’ici... On dirait qu’il a plu sur mon cœur !
PELLEAS Tu dis cela si franchement !...Comme un
Oui... Il y a de longs mois. Alors, je ne savais ange qu’on interroge... Je ne puis pas le
pas... Sais-tu pourquoi je t’ai demandé de croire, Mélisande !... Pourquoi m’aimerais-tu ?
venir de soir ? Mais pourquoi m’aimes-tu ? Est-ce vrai ce
que tu dis ? Tu ne me trompes pas ? Tu ne
MELISANDE mens pas un peu, pour me faire sourire ?
Non.
MELISANDE
PELLEAS Non, je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton
C’est peut-être la dernière fois que je te frère...
vois... Il faut que je m’en aille pour toujours...
PELLEAS
MELISANDE Oh ! Comme tu dis cela !...Ta voix ! Ta voix...
Pourquoi dis-tu toujours que tu t’en vas ?... Elle est plus fraîche et plus franche que l’eau !...
On dirait de l’eau pure sur mes lèvres!... On
PELLEAS dirait de l’eau pure sur mes mains...
Je dois te dire ce que tu sais déjà ! Tu ne sais Donne-moi, donne-moi tes mains. Oh ! Tes
pas ce que je vais te dire ? mains sont petites !... Je ne savais pas que tu
étais si belle !... Je n’avais jamais rien vu
MELISANDE
d’aussi beau, avant toi... J’étais inquiet, je
Mais non, mais non ; je ne sais rien... cherchais partout dans la maison... Je
cherchais partout dans la campagne, et je ne
PELLEAS
trouvais pas la beauté... Et maintenant je t’ai
Tu ne sais pas pourquoi il faut que je
trouvée !... Je l’ai trouvée !... Je ne crois pas
m’éloigne... Tu ne sais pas que c’est parce
qu’il y ait sur la terre une femme plus belle !...
que... Je t’aime...
Où es-tu ? Je ne t’entends plus respirer.
(Il l’embrasse brusquement.)
MELISANDE
MELISANDE (à voix basse)
C’est que je te regarde...
Je t’aime aussi...
76 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte IV
PELLEAS PELLEAS
Pourquoi me regardes-tu si gravement ? Tu ?... Voilà, voilà !... Ce n’est plus nous qui le
Nous sommes déjà dans l’ombre. Il fait trop voulons ! Tout est perdu, tout est sauvé !
noir sous cet arbre. Viens dans la lumière. Tout est sauvé ce soir ! Viens ! Viens... Mon
Nous ne pouvons pas voir combien nous cœur bat comme un fou jusqu’au fond de ma
sommes heureux. Viens, viens ; il nous reste gorge... (Il l’enlace.) Ecoute ! Mon cœur est
si peu de temps... sur le point de m’étrangler... Viens ! Ah ! Qu’il
fait beau dans les ténèbres!...
MELISANDE
Non, non ; restons ici... Je suis plus près de MELISANDE
toi dans l’obscurité... Il y a quelqu’un derrière nous !...
PELLEAS PELLEAS
Où sont tes yeux ? Tu ne vas pas me fuir ? Tu Je ne vois personne...
ne songes pas à moi en ce moment.
MELISANDE
MELISANDE J’ai entendu du bruit...
Mais si, mais si, je ne songe qu’à toi...
PELLEAS
PELLEAS Je n’entends que ton cœur dans l’obscurité...
Tu regardais ailleurs...
MELISANDE
MELISANDE J’ai entendu craquer les feuilles mortes...
Je te voyais ailleurs...
PELLEAS
PELLEAS C’est le vent qui s’est tu tout à coup... Il est
Tu es distraite. Qu’as-tu donc ? Tu ne me tombé pendant que nous nous embrassions...
sembles pas heureuse...
MELISANDE
MELISANDE Comme nos ombres sont grandes ce soir !...
Si, si ; je suis heureuse, mais je suis triste...
PELLEAS
PELLEAS Elles s’enlacent jusqu’au fond du jardin... Ah !
Quel est ce bruit ? On ferme les portes !... Qu’elles s’embrassent loin de nous !...
Regarde ! Regarde !
MELISANDE
Oui, on a fermé les portes... MELISANDE (d’une voix étouffée)
Ah ! Il est derrière un arbre !
PELLEAS
Nous ne pouvons plus rentrer ! Entends-tu PELLEAS
les verrous ? Ecoute ! Ecoute !... Les grandes Qui ?
chaînes !... Il est trop tard, il est trop tard !...
MELISANDE
MELISANDE Golaud !
Tant mieux ! Tant mieux !
PELLEAS
Golaud ? Où donc ? Je ne vois rien...
77
MELISANDE MELISANDE
Là... Au bout de nos ombres... Toute ! Toute ! Toute !
(Golaud se précipite sur eux l’épée à la main
PELLEAS et frappe Pelléas qui tombe au bord de la
Oui, oui ; je l’ai vu ... Ne nous retournons pas fontaine. Mélisande fuit épouvantée.)
brusquement...
MELISANDE (fuyant)
MELISANDE Oh ! Oh ! Je n’ai pas de courage !... Je n’ai pas
Il a son épée. de courage !... Ah !
(Golaud la poursuit à travers le bois, en silence.)
PELLEAS
Je n’ai pas la mienne...
MELISANDE
Il a vu que nous nous embrassions...
PELLEAS
Il ne sait pas que nous l’avons vu... Ne bouge
pas ; ne tourne pas la tête... Il se précipiterait...
Il nous observe... Il est encore immobile...
Va-t-en, va-t-en, tout de suite par ici... Je
l’attendrai... Je l’arrêterai...
MELISANDE
Non, non !...
PELLEAS
Va-t-en ! Il a tout vu !... Il nous tuera !...
MELISANDE
Tant mieux ! Tant mieux !...
PELLEAS
Il vient ! Ta bouche !... Ta bouche !...
MELISANDE
Oui !... Oui !... Oui !...
(Ils s’embrassent éperdument.)
PELLEAS
Oh ! Oh ! Toutes les étoiles tombent.
MELISANDE
Sur moi aussi ! Sur moi aussi !...
PELLEAS
Encore ! Encore ! Donne ! Donne ! Donne !
78 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte V
ACTE V MELISANDE
Merci... Est-ce le soleil qui se couche ?
LE MEDECIN MELISANDE
Ce n’est pas de cette petite blessure qu’elle Bien, bien. Pourquoi demandez-vous cela ?
peut mourir ; un oiseau n’en serait pas mort... Je n’ai jamais été mieux portante. Il me
Ce n’est donc pas vous qui l’avez tuée, mon semble cependant que je sais quelque chose...
bon seigneur ; ne vous désolez pas ainsi...Et puis,
il n’est pas dit que nous ne la sauverons pas... ARKEL
Que dis-tu ? Je ne te comprends pas...
ARKEL
Non, non ; il me semble que nous nous MELISANDE
taisons trop, malgré nous dans la chambre, Je ne comprends pas non plus tout ce que je
ce n’est pas un bon signe... Regardez comme dis, voyez-vous... Je ne sais pas ce que je
elle dort... Lentement, lentement... On dirait dis... Je ne sais pas ce que je sais... Je ne dis
que son âme a froid pour toujours... plus ce que je veux...
GOLAUD ARKEL
J’ai tué sans raison ! Est-ce que ce n’est pas à Mais si, mais si... Je suis tout heureux de
faire pleurer les pierres !... Ils s’étaient embrassés t’entendre parler ainsi ; tu as eu un peu de délire
comme des petits enfants... Ils étaient frère ces jours-ci, et l’on ne te comprenait plus... Mais
et sœur... Et moi, tout de suite !... Je l’ai fait malgré maintenant, tout cela est bien loin!...
moi, voyez-vous... Je l’ai fait malgré moi...
MELISANDE
LE MEDECIN Je ne sais pas... Etes-vous seul dans la
Attention ; je crois qu’elle s’éveille... chambre, grand-père ?
MELISANDE ARKEL
Ouvrez la fenêtre... Ouvrez la fenêtre... Non, il y a encore le médecin qui t’a guérie...
ARKEL MELISANDE
Veux-tu que j’ouvre celle-ci, Mélisande ? Ah !...
MELISANDE ARKEL
Non, non, la grande fenêtre... C’est pour voir... Et puis il y a encore quelqu’un...
ARKEL MELISANDE
Est-ce que l’air de la mer n’est pas trop froid Qui est-ce ?
ce soir ?
ARKEL
LE MEDECIN C’est... Il ne faut pas t’effrayer... Il ne te veut
Faites, faites... pas le moindre mal, sois-en sûre... Si tu as
peur, il s’en ira... Il est très malheureux...
79
ARKEL MELISANDE
C’est... C’est ton mari... C’est Golaud... Oui.
MELISANDE GOLAUD
Golaud est ici ? Pourquoi ne vient-il pas près As-tu aimé Pelléas ?
de moi ?
MELISANDE
GOLAUD (se traînant vers le lit) Mais oui ; je l’ai aimé. Où est-il ?
Mélisande... Mélisande...
GOLAUD
MELISANDE Tu ne me comprends pas ? Tu ne veux pas me
Est-ce vous, Golaud ? Je ne vous reconnaissais comprendre ? Il me semble... Il me semble...
presque plus... C’est que j’ai le soleil du soir Eh bien ! Voici. Je te demande si tu l’as aimé
dans les yeux... Pourquoi regardez-vous les d’un amour défendu ?... As-tu... Avez-vous été
murs ? Vous avez maigri et vieilli... Y a-t-il coupables ? Dis, dis, oui, oui, oui...
longtemps que nous nous sommes vus ?
MELISANDE
GOLAUD (à Arkel et au médecin) Non, non, nous n’avons pas été coupables.
Voulez-vous vous éloigner un instant, mes Pourquoi demandez-vous cela ?
pauvres amis... Je laisserai la porte grande
ouverte... Un instant seulement... Je voudrais GOLAUD
lui dire quelque chose ; sans cela je ne Mélisande !... Dis-moi la vérité pour l’amour
pourrais pas mourir... Voulez-vous ? Vous de Dieu !
pouvez revenir tout de suite... Ne me refusez
pas cela... Je suis un malheureux... (Sortent MELISANDE
Arkel et le médecin.) Mélisande, as-tu pitié de Pourquoi n’ai-je pas dit la vérité ?
moi, comme j’ai pitié de toi ?...Mélisande ?...
Me pardonnes-tu, Mélisande ? GOLAUD
Ne mens plus ainsi, au moment de mourir !
MELISANDE
Oui, oui, je te pardonne... Que faut-il pardonner ? MELISANDE
Qui est-ce qui va mourir ? Est-ce moi ?
GOLAUD
Je t’ai fait tant de mal, Mélisande... Je ne puis GOLAUD
pas te dire le mal que je t’ai fait... Mais je le vois, Toi, toi ! Et moi, moi aussi, après toi !... Et il
je le vois si clairement aujourd’hui... Depuis le nous faut la vérité... Il nous faut enfin la
premier jour... Et tout est de ma faute, tout ce vérité, entends-tu ! Dis-moi tout ! Dis-moi
qui est arrivé, tout ce qui va arriver... Si je pouvais tout ! Je te pardonne tout...
le dire, tu verrais comme je le vois !... Je vois tout,
MELISANDE
je vois tout !... Mais je t’aimais tant !... Je t’aimais
tant !... Mais maintenant, quelqu’un va mourir... Pourquoi vais-je mourir ? Je ne le savais pas...
C’est moi qui vais mourir... Et je voudrais savoir...
GOLAUD
Je voudrais te demander... Tu ne m’en voudras
Tu le sais maintenant... Il est temps !... Vite !
pas ?... Il faut dire la vérité à quelqu’un qui va
Vite !... La vérité ! La vérité !...
80 PELLEAS ET MELISANDE Claude Debussy – Acte V
MELISANDE MELISANDE
La vérité... La vérité... Oh ! Non. J’ai peur du froid ! J’ai si peur des
grands froids...
GOLAUD
Où es-tu ? Mélisande ! Où es-tu ? Ce n’est pas ARKEL
naturel ! Mélisande ! Où es-tu ? (Apercevant Te sens-tu mieux ?
Arkel et le médecin à la
porte de la chambre) Oui, oui ; vous pouvez MELISANDE
rentrer... Je ne sais rien ; c’est inutile... Elle est Oui, oui ; je n’ai plus toutes ces inquiétudes...
déjà trop loin de nous... Je ne saurai jamais !...
Je vais mourir ici comme un aveugle !... ARKEL
Veux-tu voir ton enfant ?
ARKEL
Qu’avez-vous fait ? Vous allez la tuer... MELISANDE
Quel enfant ?
GOLAUD
Je l’ai déjà tuée... ARKEL
Ton enfant, ta petite fille...
ARKEL
Mélisande... MELISANDE
Où est-elle ?
MELISANDE
Est-ce vous, grand-père ? ARKEL
Ici...
ARKEL
Oui, ma fille... Que veux-tu que je fasse ? MELISANDE
C’est étrange... Je ne peux pas lever les bras
MELISANDE pour la prendre...
Est-il vrai que l’hiver commence ?
ARKEL
ARKEL C’est que tu es encore très faible... Je la
Pourquoi demandes-tu cela? tiendrai moi-même ; regarde...
MELISANDE MELISANDE
C’est qu’il fait froid et qu’il n’y a plus de feuilles... Elle ne rit pas... Elle est petite... Elle va
pleurer aussi... J’ai pitié d’elle...
ARKEL (La chambre est envahie peu à peu par les
Tu as froid ? Veux-tu qu’on ferme les fenêtres ? servantes du château qui se rangent en
silence le long des murs et attendent.)
MELISANDE
Non... Jusqu’à ce que le soleil soit au fond de GOLAUD (se levant brusquement)
la mer... Il descend lentement, alors c’est Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que toutes ces femmes
l’hiver qui commence ? viennent faire ici ?
ARKEL LE MEDECIN
Tu n’aimes pas l’hiver ? Ce sont les servantes...
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ARKEL GOLAUD
Qui est-ce qui les a appelées ? Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute !
LE MEDECIN ARKEL
Ce n’est pas moi... Attention... Attention... Il faut parler à voix
basse maintenant... Il ne faut plus l’inquiéter...
GOLAUD L’âme humaineest très silencieuse... L’âme
Que venez-vous faire ici ? Personne ne vous humaine aime à s’en aller seule... Elle souffre
a demandées... Que venez-vous faire ici ? si timidement... Mais la tristesse, Golaud...
Mais qu’est-ce que c’est donc ! Répondez !... Mais la tristesse de tout ce que l’on voit !...
(Les servantes ne répondent pas.) Oh ! Oh ! (En ce moment, toutes les servantes
tombent subitement à genoux au fond de la
ARKEL chambre.)
Ne parlez pas trop fort... Elle va dormir ; elle
a fermé les yeux... ARKEL (se retournant)
Qu’y a-t-il ?
GOLAUD
Ce n’est pas ?... LE MEDECIN (s’approchant du lit et tâtant
le corps)
LE MEDECIN Elles ont raison...
Non, non ; voyez, elle respire...
ARKEL
ARKEL Je n’ai rien vu. Etes-vous sûr ?...
Ses yeux sont pleins de larmes. Maintenant
c’est son âme qui pleure... Pourquoi LE MEDECIN
étend-elle ainsi les bras ? Que veut-elle ? Oui, oui.
LE MEDECIN ARKEL
C’est vers l’enfant sans doute. C’est la lutte Je n’ai rien entendu... Si vite, si vite... Elle
de la mère contre... s’en va sans rien dire...
Certifié PEFC
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CONSEIL D’ADMINISTRATION
François Bachy, Jean-Marie Colombani, Hugues R. Gall, Mathieu Gallet, Edith Lalliard, Dominique Marcel,
Stéphane Martin, Dominique Meyer, Alain Minczeles, Michel Orier, Sophie Quatrehomme,
Bérénice Ravache, Dominique Sénequier, Marc Voinchet
Censeur : Olivier Ritz
* VOUS ME CONNAISSEZ SANS ME CONNAÎTRE La Ligne de CHANEL - Tél. 0 800 255 005 (appel gratuit depuis un poste fixe).