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Depuis

plus de dix ans, Erin McCarthy réjouit le cœur des lectrices de romance du monde entier. Y
compris en France

où ses romans, à la fois torrides et pleins d’humour, sont rapidement devenus des incontournables de la
romance érotique.

C’est dans l’Ohio, où elle vit avec son mari et ses deux enfants, qu’elle s’adonne à sa passion pour
l’écriture.

Chapitre 1

— Bon, quand est-ce qu’on se met à poil ?


Emma Gideon décocha un regard noir à son collègue Kyle Hadley en contenant son envie de le griffer. Il
ne lui rendait

pas la tâche facile à se tenir nonchalamment devant elle, prêt à ôter sa chemise au premier mot. Rien dans
ce shooting ne

semblait l’intimider, alors qu’elle… Elle voulait se tapir dans un trou et s’enterrer sous une pile de
couvertures à l’idée de se

déshabiller en public.

On donnait de sa personne, dans le métier de journaliste. Cela faisait partie des aléas du métier. Mais là,
sur le parking

de cet entrepôt abandonné avec deux cents autres êtres humains prêts à s’afficher en sous-vêtements, elle
ne savait plus si

décrocher une interview avec le célèbre photographe Ian Bainbridge valait toute cette angoisse.

— Si tu t’emballes, les organisateurs vont te mettre à la porte, j’aimerais autant que tu gardes ton
pantalon.

Elle lança un regard furtif vers le jean de Kyle. Ridicule. Comme si elle allait apprendre quoi que ce soit
d’autre que le

fait qu’il était musclé. Ce qu’elle savait déjà. Elle l’avait même vérifié chaque jour depuis qu’il était
arrivé au journal, vingt-

trois mois et une semaine plus tôt, c’est-à-dire, trois mois et quinze jours après qu’elle a été embauchée.
Non pas qu’elle

tienne les comptes.

— Tu portes un boxer, j’espère. On est censés porter des sous-vêtements. Dans le cas contraire, on te
vire.

Emma serra les lèvres. Qu’est-ce qui lui prenait ? Malgré ses efforts pour contrôler sa voix, elle avait
l’air anxieuse,

limite hystérique !

— Ça a l’air de t’inquiéter, qu’on me mette dehors, dit Kyle en rajustant la casquette de base-ball sur son
front.

J’apprécie ton envie de me garder près de toi.

Elle roula des yeux. Elle aurait travaillé sur ce sujet avec un chien enragé plutôt qu’avec lui, bien qu’elle
ne soit pas
sûre qu’il y ait vraiment une différence. Il était vrai que Kyle souriait plus souvent qu’un chien fou. D’un
autre côté, le mot

« chien » le décrivait fort bien.

Comme pour lui donner raison, il baissa la taille de son pantalon en révélant un ventre fâcheusement
musclé et

l’élastique noir de son boxer.

— Mais oui, pour répondre à ta question, j’ai mis des sous-vêtements que je ne crains pas de voir abîmés
par la

peinture, tel qu’on nous l’a indiqué. Je sais respecter les règles.

A vrai dire, elle en doutait. Ils travaillaient ensemble depuis ce jour funeste où sa boss avait embauché
Kyle et depuis, il

se comportait constamment comme si le charme se substituait au respect des règles. Quand il souriait,
personne ne semblait

s’offusquer qu’il rende son article avec trois heures de retard… C’était insupportable. Elle aurait été
virée dans la minute si

elle s’était permis des écarts pareils.

En même temps, elle n’était pas un mec super-sexy qui faisait fantasmer toutes les femmes de la
rédaction. La rédactrice

en chef était divorcée, Kyle était célibataire et toujours partant pour s’amuser : pas la peine de chercher
plus loin, il possédait

tous les avantages. Mais le plus agaçant, songea Emma pour la énième fois, c’était sa propre réaction face
à cet homme. Elle

se considérait comme quelqu’un qui savait se maîtriser et connaissait ses priorités. Elle était une femme
de carrière,

déterminée et sensée, et pourtant, dès que Kyle débarquait au bureau, elle se transformait en midinette en
présence d’un mâle

alpha : les genoux tremblants, une sensation de chaleur entre les cuisses. Exaspérant. Elle ne s’était
jamais sentie aussi proche

des garçons ados à la merci de leurs hormones.

Et voilà qu’elle se trouvait sur le point de participer à une photographie de groupe, nue, quasiment nue, à
côté de lui.
Génial.

— Je me fiche bien que tu restes ou pas, répondit-elle. Mais Claire risque de ne pas apprécier que tu te
fasses botter les

fesses.

Des fesses remarquables, qu’elle aurait, à son grand dam, du mal à ne pas lorgner lorsqu’il enlèverait son
jean.

— Donc j’aimerais autant, continua-t-elle, que l’article mette en relief mon savoir-faire journalistique
plutôt que tes

pitreries.

Son poste de journaliste dans la section « Art de vivre » du Daily Journal n’était peut-être pas très
prestigieux, mais

elle le prenait très au sérieux. Travailler le dimanche était son triste sort, même si elle le faisait en
général dans des conditions

moins loufoques. Mais elle n’avait pas eu le choix : l’accès était interdit à la presse. Personne n’avait
accès non plus au

photographe, Ian Bainbridge, mais elle comptait parvenir à lui soutirer une ou deux phrases.

Voué à devenir la figure de proue des nus collectifs, Ian voyageait d’une ville à l’autre pour
photographier des foules de

bénévoles qu’il faisait poser dans les endroits les plus inattendus. En l’occurrence, il avait choisi cet
entrepôt croulant au lieu

des magnifiques plages du lac Erie ou des parcs botaniques si nombreux dans la région. Ces lieux si
beaux ne devaient pas

refléter assez son angoisse existentielle.

Un nombre considérable de vigiles passait les alentours au peigne fin afin d’éviter qu’on vole des images
depuis

l’extérieur. Pour renforcer la sécurité, les organisateurs avaient monté un chapiteau un peu plus loin, où
on peignait au spray

les participants avant de les laisser entrer dans l’entrepôt. Tout ce monde travaillait avec une efficacité
redoutable, constata

Emma, les mains moites. Elle serait donc bientôt forcée d’enlever son jean et son T-shirt. La nudité ne lui
posait aucun
problème, tant qu’elle était seule, dans sa douche. Et elle n’avait rien contre le fait de se retrouver nue en
compagnie d’un

homme, à des buts, hum, récréatifs. Mais s’exhiber en tenue d’Eve au milieu d’une foule de deux cents
personnes ? Pas pour

elle.

Non pas qu’elle soit particulièrement prude, mais elle était pudique. Il n’y avait aucun mal à ça et Kyle ne
réussirait pas

à l’en faire rougir.

— Mes pitreries ? Ne t’inquiète pas, maman, je serai sage. Nous allons passer un excellent moment.

Et il lui décocha un sourire faussement innocent en balançant ses bras comme un gosse impatient.

S’il se trouvait drôle, il se trompait. D’accord, peut-être qu’elle avait été un petit peu coincée avec lui, et
peut-être

qu’elle trouvait vexant qu’il n’ait jamais tenté de la draguer alors qu’il flirtait avec n’importe quelle
femme pourvu qu’elle ait

entre vingt-quatre et cinquante ans. Elle ne méritait pas qu’il gaspille son charme sur elle, ou quoi ? Elle
n’aurait jamais

accepté de sortir avec lui, jamais de la vie… Mais tout de même, ça lui aurait fait plaisir d’avoir sa
chance de l’envoyer sur

les roses.

Cependant, au lieu de perdre son temps à penser à ça, elle ferait mieux de se concentrer sur Ian. Pas sur
Kyle.

— En plus, Claire s’en fiche. Ce n’est pas elle qui m’a fait venir.

— Comment ça ? Alors, qu’est-ce que tu fais ici ?

Il la poussa légèrement en direction de la file d’attente devant le chapiteau.

— J’admire le travail de Ian Bainbridge, et je me suis dit que ce serait cool d’y participer. Je trouve qu’il
envoie un

message fort. Et aussi, ajouta-t-il avec un clin d’œil, c’est une chance unique de se montrer à poil en
public sans se faire

arrêter. Ça n’arrive pas tous les jours.

Emma repoussa ses cheveux blonds derrière son épaule. Ils étaient trop longs et il fallait qu’elle les fasse
couper, mais

ce matin, contrairement à d’habitude, elle ne les avait pas attachés en queue-de-cheval, dans l’espoir de
se sentir moins nue.

Une drôle de logique, à la réflexion… ce n’était pas comme s’ils étaient assez longs pour dissimuler ses
seins. Mais la vérité,

c’était qu’elle était désespérée. Elle n’arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui la rendait si nerveuse, mais
elle aurait préféré se

faire dévitaliser une dent. Peut-être qu’elle aurait dû demander une anesthésie pour affronter ça…

Elle soupira.

— Tu es bizarre, fit-elle. Ce n’est pas normal, d’aimer se mettre à poil avec d’autres gens.

— Ah bon ? Tiens donc. Il va falloir que j’explique ça à tous les gens que je connais qui aiment le sexe.

— Tu sais bien ce que je veux dire ! protesta-t-elle. Je parlais de la situation : ce n’est pas normal de
mettre une foule

nue dans un entrepôt.

Elle jeta une œillade à la file, qui avançait bien trop vite. Il ne restait plus que huit personnes devant elle.
Bientôt elle

allait devoir entrer sous le chapiteau. Et se déshabiller. Ne garder sur elle que ses sous-vêtements et sa
panique.

— Ce n’est pas une orgie massive, dit-il. C’est de l’art. C’est exactement la raison pour laquelle
Bainbridge le fait :

nous autres Américains sommes à la fois fascinés et effarouchés par la nudité. C’est l’angle que je vais
donner à mon papier.

Claire a dit que je pouvais écrire un édito sur la présence excessive des messages sexuels dans les films
et dans la pub alors

qu’une forme de censure persiste encore dans certains domaines artistiques.

De mieux en mieux. Kyle avait réussi à trouver une façon plus profonde que la sienne de traiter le sujet
tout en la faisant

passer pour une rabat-joie. Elle avait espéré décrocher une interview avec Ian et l’interroger à propos du
mystérieux harceleur

qui depuis quelque temps sabotait son travail en vandalisant les décors des prises de vue. Ensuite, elle
comptait écrire un
article axé sur les agressions et les nouvelles lois anti-harcèlement. Tout ça, sans aucune garantie de
succès. Le plus probable

était qu’elle finisse par rédiger un papier tout simple sur le déroulement du shooting. Alors que Kyle
allait publier une colonne

bien fouillée.

Il était, à ce moment précis, la personne qu’elle appréciait le moins au monde. Elle ricana, méprisante.

— Trop facile !

Que dire, sinon ? Qu’il était plus intelligent qu’elle ? Elle préférait s’étrangler avec le compliment plutôt
que de le

laisser sortir de sa bouche.

Au journal, elle bossait comme une folle, elle avait pratiquement sacrifié sa vie sociale pour avancer,
alors qu’il faisait

le strict minimum. Et pourtant, qui voyait ses articles mis en avant le plus souvent ? Hein, qui ?

Lui.

C’était injuste.

Elle était plus déterminée que jamais à soutirer une interview à Ian Bainbridge.

Mais d’abord, il fallait qu’elle se déshabille.

— Cession des droits d’image, aboya la femme qui gardait l’entrée de la tente.

Les mains moites, Emma lui tendit le formulaire déjà signé et jeta un regard désespéré à l’intérieur dans
l’espoir de

trouver un moyen de semer Kyle. Cette éprouvante journée pourrait être beaucoup moins humiliante si
elle s’épargnait la

compagnie d’un collègue trop sexy et excessivement sûr de lui-même.

— C’est bon, dit la femme en lui passant un élastique autour du poignet. Mettez-vous dans la file de
droite. Vous serez

verte.

— Verte ?

Elle regarda avec appréhension vers la zone indiquée. Des cinq personnes en attente, deux étaient en train
d’enlever leur
pantalon, et deux autres déjà en sous-vêtements, dont une femme qui exhibait sans pudeur ses seins
gigantesques. La cinquième

personne, un monsieur plus tout jeune, en caleçon et chaussettes, se faisait bomber en vert émeraude son
ventre flasque.

Beurk.

— Oui, verte, répondit la femme, impatiente. Vous avancez, s’il vous plaît ? Vous retardez la file.

— Et moi ? demanda alors Kyle, derrière elles. Je vais être vert, aussi ? Je me vois déjà en Incroyable
Hulk. Un rêve de

gosse qui se réalise !

La vigile, jusque là une porte de prison, devint tout sucre tout miel.

— On est censés alterner les couleurs, mais j’imagine que je peux faire une exception pour vous.

Emma leva les yeux au ciel.

Kyle adressa un clin d’œil charmeur à la dragonne-devenue-agnelle.

— Merci, poupée. Je vous en dois une.

« Poupée » ? Il ne reculait devant rien, celui-là. Mais Emma dut garder son agacement pour elle, un des
membres de

l’organisation était en train de lui tendre un sac et une fiche de vestiaire.

— Vous pouvez mettre vos affaires dans le sac. Quand vous serez prête, vous le donnerez à Jane, ma
collègue, puis vous

pourrez vous mettre dans la file d’attente.

Emma prit le sac mais ne bougea pas. Elle n’allait pas y arriver. Elle était foncièrement incapable de se
déshabiller au

milieu de tous ces gens. Même si personne ne faisait attention à elle, même si tout le monde s’en fichait.
Ils se baladaient à

moitié à poil comme si c’était la chose la plus normale du monde. Ce qui la rendait encore plus
consciente de son corps et de

sa future nudité. Elle avait des frissons, des sueurs froides. Elle n’arrivait pas à respirer calmement.

Soudain, Kyle lui toucha le coude.

— Hé, tu n’es pas obligée de le faire, tu sais. Tu peux écrire ton papier sans y participer.
Vu qu’une atroce nausée risquait de la faire vomir si elle répondait, elle se contenta d’un hochement de
tête

reconnaissant. L’expression de Kyle était pleine d’empathie, comme sa voix. Il avait raison. Elle n’était
pas obligée d’aller

jusqu’au bout. Ce n’était pas parce que l’idée de se faire peindre les seins à la bombe en vert leprechaum
par un inconnu la

rebutait qu’elle était prude. Elle était pudique, c’était pourquoi elle avait choisi un métier qui lui
correspondait. Elle n’aurait

eu aucune chance de gagner sa vie comme stripteaseuse ou modèle de lingerie, mais elle acceptait son
sort. Elle écrirait un

article bien troussé sur le shooting. A la réflexion, elle avait sans doute plus de chances d’interviewer
Bainbridge si elle

gardait ses fringues. Bien plus que noyée dans un océan de corps nus. Elle en avait vu assez pour
rapporter avec réalisme

l’ambiance.

Une fois sa décision prise, elle soupira de soulagement. Kyle lui offrit un sourire rassurant puis avança
d’un pas et

enleva sa chemise. Elle contempla en plan serré son dos musclé et la fossette abusivement sexy qu’il
avait à la cambrure des

reins avant de se détourner brusquement. Elle se sentait comme une voyeuse ! Et excitée plus que de
raison. Il fallait qu’elle

regarde ailleurs.

Ce qu’elle fit, pour se trouver face à une femme qui ne portait plus qu’une culotte blanche… Et à la
poitrine, la cicatrice

d’une double mastectomie.

— Oh ! désolée, s’excusa-t-elle, mortifiée à l’idée de s’être montrée indélicate.

— Ce n’est rien, répondit l’inconnue avec un sourire chaleureux. On est serrés comme des sardines et à
mon avis ça ne

peut qu’empirer. Je suis contente d’avoir pensé à mettre du déo, ce matin.

Emma fit de son mieux pour lui rendre son sourire.

— C’est sûr. Je crois que je ne vais pas… Il faudrait peut-être que…


Elle n’arrivait pas à exprimer son malaise et encore moins à comprendre pourquoi il était si profond.

— Ce n’est pas votre truc, hein ? devina la femme en s’attachant les cheveux. Je n’aurais pas été capable
de le faire à

vingt ans, non plus. Mais maintenant, je me dis, et pourquoi pas ? J’aime bien le message que veut faire
passer le photographe :

on est des personnes, pas des machines, pas des multinationales. On est des êtres humains, avec des
imperfections, conclut-elle

avec un geste vers sa poitrine.

Emma se mordit la lèvre.

— Vous avez raison. C’est juste que j’ai été élevée par une mère très pudique, sans doute parce que notre
grand-père

habitait avec nous. Ce n’est pas naturel pour moi.

Elle omit d’expliquer que si sa mère avait tant insisté sur la pudeur, c’était surtout dans le but de lui
éviter un destin

similaire au sien : enceinte à dix-huit ans, seule avec son bébé à dix-neuf. Depuis, chez les Gideon, on ne
montrait rien et elle

trouvait très embarrassant d’être entourée de gens dévêtus.

Et si elle n’était certainement pas la seule personne sur terre de cet avis, on pouvait imaginer que ceux
qui pensaient

comme elle se tenaient à l’écart de l’objectif de Ian Bainbridge.

— Je vous comprends parfaitement, répondit son interlocutrice. J’étais comme vous. Mais j’imagine que
ça illustre bien

à quel point nous sommes à la merci de la biologie. De la faim à la maladie en passant par les pulsions
sexuelles. On est déjà

soumis à nos corps, évitons d’être soumis aussi aux grands groupes. Libérons-nous, tant qu’à faire.

Emma hésita. Elle n’avait jamais réfléchi à son corps ni à son emprise sur elle. Sauf si Kyle était dans les
parages, car

alors son corps s’emparait du conseil de direction et le désir déclarait ses seins propriété privée tandis
que l’envie faisait

pression entre ses jambes pour une libéralisation du marché.


— Vous avez raison, dit-elle soudain pleine d’une énergie nouvelle. Merci. Je vais essayer de me libérer,
moi aussi.

Elle n’avait plus envie d’être ce bourreau de travail barbant qui n’arrivait même pas à obtenir un regard
de Kyle, le

serial-dragueur. Elle ne voulait plus être Emma Boulomaniaque, au téléphone greffé à la main et aux
chaussures confortables

pour courir dans tous les sens. Parfois, elle avait envie d’être Emma Selacouledouce, qui avait une vie
sociale et, soyons fous,

une vie sexuelle.

Elle prit une longue inspiration. Puis enleva son T-shirt.

Au même instant, Kyle se tourna alors vers elle, tout sourires, en vissant sa casquette sur son crâne.

— Hé, Emma, regard…

Craignant de changer d’avis si elle s’arrêtait en si bon chemin, elle dégrafa son soutien-gorge et libéra sa
poitrine.

Le sourire de Kyle devint une grimace et il fit un drôle du bruit étranglé.

Sans se laisser le temps de réfléchir, elle s’attaqua au bouton de son jean. C’était le point de non-retour.

Et c’était tant mieux. Au vu de la tête de Kyle, elle n’avait aucunement envie d’en rester là. Elle voulait
aller jusqu’au

bout. Pour lui.

La question étant : est-ce que le sentiment était réciproque ?

Chapitre 2

Kyle oublia le jeu de mots qu’il allait faire avec l’expression « se mettre au vert ». Il oublia qu’il était
couvert d’une

couche de peinture poisseuse qui lui donnait des démangeaisons. Il oublia tout.

Emma Gideon, toujours si froide et pro, toujours si collet monté, venait d’enlever son soutien-gorge pour
révéler une

paire de seins parfaits, bonnet C, dont les tétons rosés semblaient pointer directement vers lui. Il n’avait
pas cru un instant

qu’elle oserait. Elle ne faisait pas partie de ce genre de personnes, et il n’avait même pas songé à s’en
moquer. Torse nu, une
femme s’expose beaucoup plus qu’un homme. Il sortait la poubelle sur le trottoir en sous-vêtement très
souvent. Mais étant

donné l’obsession du mâle contemporain pour les seins, on pouvait comprendre aisément qu’une femme
hésite à les montrer à

une foule de quelques centaines de personnes.

En même temps, il était ravi, ravi au-delà des mots, qu’Emma ait osé : non seulement elle lui avait fourni
du matériel

pour mille et un fantasmes, mais elle venait aussi de répondre à une question qui le taraudait depuis des
semaines : est-ce que

ce décolleté affolant était naturel ou un effet spécial imputable à un soutien-gorge rembourré ?

Eh bien, ledit décolleté affolant était bel et bien d’origine. Il était à présent en mesure de certifier que le
soutien-gorge

n’avait qu’un rôle secondaire dans la vie de ces seins magnifiques. La lingerie trompeuse n’était pour
rien dans les courbes

qu’Emma avait du mal à dissimuler sous ses petits pulls.

Laissant le silence se prolonger jusqu’à l’embarras, il porta son regard sur les doigts effilés d’Emma,
d’où pendait le

soutien-gorge rouge qu’elle venait d’enlever. Il avait peur de trahir ses envies de bête en rut s’il la
regardait dans les yeux.

— Alors tu es des nôtres ! se força-t-il à dire d’un ton enjoué. Chouette ! On va bien s’amuser !

Enfin, s’il arrêtait de débiter des niaiseries. Il ne savait plus où se mettre. Emma était en train d’ouvrir
son jean et il

n’avait sur lui qu’un boxer et une couche de peinture verte, qui camouflait peut-être ses taches de rousseur
mais ne serait

d’aucune utilité pour cacher son sexe en érection.

Il faudrait qu’il regarde ailleurs. Il le faudrait, vraiment. Mais la fermeture Eclair descendait avec une
lenteur

aguicheuse et son regard était attiré comme une mouche par le miel. Du miel terriblement sexy. Il était
incapable de détourner

les yeux. Alors qu’Emma était la seule femme au journal à ne jamais avoir montré un tant soit peu
d’intérêt pour lui. Ou
d’intérêt pour les hommes. Ou pour le sexe.

C’était sans doute sa seule chance d’avoir un aperçu du jardin secret, ce dont il avait désespérément
envie en dépit des

grognements de sa conscience… La vision d’une parcelle de dentelle blanche le fit changer d’avis
drastiquement. Un

millimètre de peau nacrée de plus, le soupçon d’une boucle blonde sous le tissu translucide, et il devrait
se jeter par terre à

plat ventre pour cacher le renflement scandaleux de son caleçon.

Il leva le regard pour fixer le visage d’Emma mais fut obligé de s’interrompre à mi-chemin, lorsqu’en se
déhanchant

pour enlever son jean, elle fit tressauter ses seins.

Pitié. Il essayait d’être un gentleman, bordel. Il eut littéralement l’eau à la bouche. Quant à sa peur de se
trahir au niveau

de la braguette, la voilà, elle s’était réalisée. Il bandait comme un fou.

Emma se pencha pour mieux faire glisser le pantalon, ce qui mettait son visage pile à hauteur de son bas-
ventre. Il ne

fallait pas qu’il pense à ce qui aurait pu se passer dans cette position, dans d’autres circonstances. Il
vaudrait mieux qu’il

fourre ses mains dans les poches pour se retenir de la toucher.

Sauf qu’il n’avait pas de poches.

Emma lâcha alors un petit cri, elle avait perdu l’équilibre en finissant d’enlever le jean. Il bondit pour la
retenir. Dans

l’absolu, il aurait adoré regarder ce corps tout en courbes s’écrouler dans un tourbillon de denim et de
seins en mouvement,

mais il n’allait pas pousser la perversion jusqu’à laisser une collègue se blesser pour assouvir ses
fantasmes d’adolescent.

— Merci, souffla-t-elle, avec un regard voilé qu’il ne sut déchiffrer.

Elle se redressa, le jean pudiquement serré contre sa poitrine. Le reste de ses affaires, avec l’aide du sac
en plastique,

couvraient presque toute la surface de son corps. Les parties les plus intéressantes, du moins. Kyle s’en
trouva à la fois déçu et
soulagé.

— Viens, si tu restes là, devant moi, je ferai barrière le temps de te faire peindre.

Les joues en feu, voûtée comme si elle voulait se faire toute petite, elle s’approcha de lui. La nudité lui
posait un gros

problème, c’était évident et il compatissait. Il voulait la rassurer, qu’elle lui fasse confiance. Aussi,
éviter, tant qu’à faire, que

les mecs autour d’eux fantasment comme lui sur cette merveilleuse poitrine.

Elle plissa les yeux.

— C’est quoi, l’entourloupe ?

Il leva les mains en geste de paix.

— Aucune, promis. J’essaie juste d’être un chic type. Porte plainte, si tu veux.

Franchement, il se comportait comme le parfait boy-scout, gardait les yeux bien rivés à son visage, et elle
se méfiait ?

C’était blessant.

— Je veux juste être sûre que je ne vais pas devenir la blague de la semaine au bureau.

— Tu es persuadée que je suis un goujat, hein ?

Il se mit derrière elle, lui tournant le dos, et regarda d’un air mauvais un type qu’il soupçonnait de zieuter
les fesses

d’Emma, couvertes d’une culotte coupe Bikini — non, rien ne lui serait épargné, apparemment — qui
couvrait à peine ses

fesses. Des fesses à la peau satinée et à l’arrondi parfait. Tout en comprenant que l’autre mec s’y attarde,
Kyle croisa les bras

devant sa poitrine en un geste défensif. Il avait joué au hockey pendant toute sa scolarité et n’avait jamais
cessé de lever de la

fonte, sa carrure aurait pu cacher une ou deux Emma. S’il fallait jouer les gros bras, il le ferait.

Le type comprit le message et tourna la tête. Petit vicieux, va, rumina Kyle, conscient qu’il ne valait pas
mieux.

— Peut-être pas un goujat, mais tu fais du gringue à tout ce qui bouge et tu es le roi des pantalonnades.

Cette fille parlait parfois comme si elle vivait dans les années quarante.
— Pantalonnades ? Du gringue ? Pourquoi tu dis ça, parce que j’aime m’amuser en même temps que je
travaille ?

— Ah, c’est sûr que tu aimes t’amuser, surtout avec Gina de la compta et son décolleté. Même quand tu
arrives en

retard.

Kyle n’en revenait pas. Il comprenait enfin pourquoi il avait l’impression qu’elle ne l’aimait pas. Tout
simplement,

parce que c’était vrai : elle ne l’aimait pas.

Ce n’était pas grave. Pas génial, mais pas grave. Ce n’était pas parce qu’elle le mettait dans tous ses états
qu’elle était

obligée de l’apprécier. En revanche, elle n’avait aucun droit d’insulter son intégrité professionnelle.

— Je suis très ponctuel. Et pour info, je n’ai même pas remarqué le décolleté de Gina. Son mari est un
ami, du coup je

la connais bien. C’est tout.

— Ponctuel ? Tu te fiches de moi ? En plus d’essayer de me faire gober que tu ne flirtes pas avec toutes
les femmes du

bureau ?

— Jamais en retard, insista-t-il. Même pas une fois.

Il avait passé un accord avec Claire afin d’arriver une demi-heure plus tard du lundi au jeudi — 8 h 30 au
lieu de

8 heures — et, en échange, le vendredi il arrivait une heure plus tôt et partait une heure plus tard. C’était
sans doute la raison

pour laquelle Emma le voyait comme un retardataire impénitent, mais tant pis, il ne lui devait pas
d’explications.

— Je suis extraverti, j’aime les gens. Ce n’est pas interdit, que je sache.

C’était justement la raison pour laquelle il s’était tourné vers le journalisme. Il passait sa journée de
réunion en soirée,

de match en gala de bienfaisance. Il couvrait toutes sortes d’événements et il adorait ça. Et s’il avait
perdu sa place à la

section des sports pour avoir prêté son accréditation presse, c’était qu’il l’avait filée à un ami — atteint
d’un cancer — pour
qui rencontrer les joueurs du Cleveland Browns était le rêve d’une vie. Il aurait certes préféré ne pas se
faire virer, mais il ne

regrettait absolument pas.

D’ailleurs, grâce à ses reportages dans les pages culture, il découvrait des aspects de sa ville qu’il
n’avait même pas

imaginés. Et il faisait du très bon boulot, merci beaucoup, même si Emma ne semblait pas impressionnée.
C’était son droit.

Mais elle dépassait les bornes, en suggérant que son comportement frôlait le harcèlement sexuel.

— Je n’ai jamais flirté avec toi, souligna-t-il.

L’exclamation outrée d’Emma lui fit comprendre qu’il s’était trompé d’argument, et le petit hochement de
tête amical de

la femme derrière Emma — qui suivait avec intérêt leur échange — confirma cette supposition.

— Parce que je te respecte, s’empressa-t-il d’ajouter.

Il aurait mieux fait de se mordre la langue, c’était le type de commentaire qui ne faisait qu’aggraver les
choses, comme

quand on essaye de cacher un tag en barbouillant de chaux un mur.

— Tu es vraiment lourd, répliqua Emma. Avec tout mon respect, aussi.

Elle était, décidément, un cas à part. Il était habitué à ce que les femmes le trouvent charmant, mais pas
elle. Il ne voyait

pas comment la faire changer d’avis, ni, plus inquiétant, pourquoi cela lui importait autant. Il se prenait la
tête depuis des mois

pour comprendre pourquoi elle était si froide avec lui. A la lumière de cette conversation, il comprenait
qu’il avait deux

missions : faire en sorte qu’elle reconnaisse qu’il avait des qualités et, ensuite, déterminer pourquoi elle
croyait dur comme fer

que travailler et s’amuser en même temps était impossible.

— Peut-être que je ne flirte pas avec toi parce que tu n’es pas sympa avec moi, dit-il d’un ton calme.

Elle ricana.

— Peut-être que je ne suis pas sympa avec toi parce que tu ne flirtes pas avec moi, dit-elle en lui collant
le sac en
plastique dans le dos. Tiens-moi ça, s’il te plaît.

Il en déduisit que c’était une invitation à se retourner.

Ce qu’il fit.

Une excellente idée.

Les yeux agrandis par la colère, Emma vibrait d’indignation — ou bien elle tremblait de froid. En tout
cas, elle avait la

peau hérissée. Le sac qu’elle lui tendait ne couvrait plus ses seins, qui bougeaient avec chacun de ses
mouvements. Elle ouvrit

les bras en croix pour se laisser couvrir de peinture et il la regarda sans se gêner, sans le moindre
problème de conscience et

sans perdre une miette du spectacle.

— Tu as l’air ridicule, dit-elle juste avant de sursauter avec un petit cri quand la première rasade de
peinture tomba sur

sa peau.

— Tu n’es pas un modèle d’élégance non plus.

Sauf que, en réalité, il ne la trouvait pas du tout ridicule. Il la trouvait appétissante, délicieuse, pétillante.
Et sa colère

ajoutait du piquant au tableau. Il se demanda si ce caractère bien trempé se transformait en passion


lorsqu’elle était au lit, si

elle laissait tomber ce masque de froideur professionnelle et mettait le feu aux draps… Il l’imagina
exigeante, directive, en

train de lui arracher son pantalon pour prendre son sexe dans sa bouche…

— Pourquoi tu as gardé ta casquette ? demanda-t-elle de but en blanc.

— Quoi ?

Il aurait bien aimé pouvoir rajuster son caleçon, la zone commençait à devenir assez douloureuse. Toutes
ces émotions,

ce n’était pas facile pour un garçon au sang chaud.

— Parce que j’ai gardé mes clés dedans, enfin, dessous. Je me méfie un peu de leur système de numéros.

Il avait laissé son portefeuille et son portable dans la voiture, et il ne voulait pas prendre le risque qu’on
donne ses clés

à quelqu’un d’autre.

— Tu ne peux pas la garder pendant la prise d’images, intervint alors la fille qui peignait Emma, une
jeune femme d’une

vingtaine d’années tatouée de la tête aux pieds. Ian interdit les accessoires.

— Je suis au courant. Je l’enlèverai au moment voulu.

— Tu portes tes clés sur ta tête ? C’est vraiment stupide.

La fille aux tatouages annonça qu’elle avait fini, et Emma avança d’un pas raide, les bras tendus vers
l’avant, le visage

luisant et très, très vert. Des gouttelettes de peinture avaient éclaboussé ses cheveux, on aurait dit qu’elle
sortait d’une

méchante partie de paintball qu’elle aurait perdue. Ses tétons tendus auraient pu passer pour deux
bonbons à la menthe et elle

s’était gratté le bout du nez, laissant une petite trace blanche là où la peinture n’était pas encore sèche.

— Si tu continues, dit-il, je vais faire des blagues à tes dépens. Je t’aurai prévenue.

Elle lui tira la langue, un bourgeon rose contre ses lèvres vertes. C’était, en dépit des circonstances,
terriblement sexy,

et il ne put s’empêcher d’imaginer cette même langue dansant sur sa peau et glissant sur son corps pour le
torturer.

Il se redressa, mal à l’aise. Il fallait qu’il s’éloigne, ou il allait la plaquer contre le mur le plus proche et
étreindre son

corps vert avec ses bras verts dans une scène digne d’un film X extraterrestre.

Une voix masculine sortant d’un haut-parleur vint le sauver providentiellement du plus grand embarras de
tous les

temps.

— Chers participants, vous êtes priés de vous diriger vers l’intérieur de l’entrepôt ! Un membre de
l’équipe vous

indiquera votre place !

La foule commença à bouger, des dizaines de personnes dans un camaïeu de verts allant du céladon à
l’émeraude en
passant par le kaki et le grège. En voyant Emma hésiter, il se pencha pour lui parler dans l’espoir de
l’aider à se détendre.

— On t’a déjà dit que le vert t’allait très bien ?

Elle ricana.

— Il ne fait pas partie de ma gamme chromatique.

— C’est un tort. Tu devrais essayer le total look vert.

— C’est ça, répondit-elle.

Un des bénévoles lui indiqua alors de se placer contre le mur, sous une fenêtre aux vitres cassées.

— Vas-y, Emma, lança Kyle. Fais l’amour à la caméra !

Elle fit une drôle de moue, comme si elle hésitait à rire. Il estima que c’était bon signe.

Une femme bien en chair qui se baladait avec un porte-notes aboya :

— Enlevez-moi cette casquette !

Kyle obtempéra, fourra ses clés dedans et se dirigea à sa place, à côté d’Emma. Il laissa tomber le
couvre-chef qui

toucha le sol avec un bruit métallique rassurant. Ils avaient un moyen de partir de cet endroit quand ils le
voudraient, c’était ça,

le plus important. Il prévoyait, à la fin du shoot, d’interroger quelques participants, mais il avait toutes les
informations

factuelles dans le dossier que l’attachée de presse de l’artiste avait envoyé au journal. Il adorait écrire
des éditoriaux.

La hanche d’Emma se pressa contre la sienne.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je n’ai pas l’impression de participer à la production d’une œuvre d’art. Je me sens comme une grosse
bécasse

couleur sapin. Tu le vois, le photographe ?

— Non.

Son champ de vision était envahi par un tapis de derrières formé par les gens à qui on avait demandé de
s’allonger à

plat ventre.
— Je suis content qu’on nous ait laissés debout. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’on est dans un
bâtiment

radioactif, grogna-t-il. Je ne voudrais pas frotter mon service trois pièces à ce plancher. J’aimerais avoir
des enfants, un jour.

Le ciment sous leurs pieds s’émiettait à chaque mouvement. Il n’aurait voulu, pour rien au monde, fourrer
le nez dans

cette poussière. A la réflexion, s’y balader pieds nus tenait certainement de l’imprudence.

— Je croyais que c’était une usine sidérurgique. Pourquoi ce serait dangereux ? demanda Emma.

Kyle pointa du doigt le tableau de guingois sur le mur. On pouvait y lire :

« Nombre de jours sans accidents : 3 ».

— Oh. Mais ils ont enlevé toute la machinerie. Et on nous a dit que ça ne prendrait pas longtemps.

Super. Alors qu’il voulait jouer le rôle du mâle protecteur, c’était elle qui le rassurait. Elle lui avait
même pris la main

et la lui serrait, compatissante ! En même temps… Il n’allait pas s’en plaindre.

Il serra ses doigts dans les siens.

— Je suis sûre que ta virilité est intacte, dit-elle.

Aucun doute, là-dessus. Il laissa sa cuisse frôler celle d’Emma, leurs épaules se touchèrent. Il lui lança un
regard en

coin.

— Sûre-sûre ?

Elle laissa échapper un bref éclat de rire avant de se raviser et de reprendre son expression sérieuse.

— Oui, répondit-elle.

— Tu n’as même pas regardé.

Il jouait avec le feu et il le savait, mais il avait toujours aimé les paris, et il était prêt à parier qu’elle
n’allait pas le

gifler en plein shooting.

Emma s’humecta nerveusement les lèvres.

— Kyle… Qu’est-ce que tu fais ?


— Je flirte avec toi.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es attirante. J’étais déjà au courant, mais cette expérience apporte des preuves vraiment
concluantes au

dossier.

— Tu ne me trouves pas attirante.

— Hum, mon Géant Vert à moi n’est pas de cet avis.

Il ne prétendait pas se vanter, mais quiconque regardant en dessous de sa taille pouvait vérifier que le
renflement de sa

braguette avait triplé de volume.

— Ton Gé…

Elle baissa les yeux, les écarquilla.

— Oh. Oh.

Il n’était pas sûr de l’avoir déjà vue à court de mots. C’était, pour le moins, flatteur.

Elle fixait encore son sexe tendu, qui, très sensible à l’attention, tressauta légèrement. Elle s’écarta d’un
bond comme si

une abeille l’avait piquée.

Sérieux, il adorait ce métier.

Chapitre 3

Emma se rendait compte qu’elle fixait le sexe de Kyle sous son boxer.

En plus, elle lui tenait la main. Et elle avait une envie urgente de rouler avec lui dans un grand lit.

Du grand n’importe quoi.

Sauf si on abordait la question d’un point de vue scientifique : elle ne portait qu’une petite culotte. C’était
un fait. Or,

son expérience l’avait conditionnée à associer nudité et plaisir sexuel, ce qui expliquait que le bout de
ses seins soit aussi dur

que l’acier qu’on fabriquait autrefois entre ces quatre murs, que ses doigts fourmillent d’envie de se
fermer autour du sexe de
Kyle et qu’elle ait à la fois l’impression de se liquéfier et de brûler à l’intérieur.

Ce n’étaient que des réflexes pavloviens, voilà tout. Ça n’avait rien à voir avec Kyle.

Sauf qu’elle savait que c’était faux. Kyle lui plaisait depuis la première fois qu’elle l’avait vu, deux ans
plus tôt, le jour

où Claire lui avait fait faire le tour de la rédaction. Les filles avaient l’eau à la bouche, les mecs voyaient
en lui un super pote.

Mais aucun d’eux ne se trouvait en cet instant ici, couvert de peinture corporelle, la cuisse pressée contre
la sienne, les

yeux rivés à son sexe dressé.

— Emma.

Il avait parlé d’une voix tendue, presque plaintive.

A contrecœur, elle détourna le regard et fixa son visage.

— Oui ? demanda-t-elle, essoufflée.

— Est-ce que tu penses qu…

La fin de la phrase se perdit sous l’annonce faite par l’homme au mégaphone.

— Attention tout le monde ! Restez à la place qu’on vous a assignée et ne bougez plus. Les femmes contre
le mur du

fond, s’il vous plaît, levez les bras pour former la lettre « I » devant votre poitrine.

— Ça te concerne, murmura Kyle.

Elle obtempéra de façon automatique, assez perplexe. Elle aurait juré qu’il était sur le point de lui
demander de sortir

avec lui. Mais, pourquoi le ferait-il ? Elle ne lui plaisait pas. En tout cas, elle en était persuadée jusqu’à
ce matin. Mais, à en

juger par le renflement de son boxer… elle ne lui était pas non plus indifférente.

Ce qui n’impliquait pas qu’il ait envie de sortir avec elle.

Alors, pourquoi avait-elle sauté sur cette conclusion ?

Parce qu’elle avait envie d’y croire.

Seigneur.
C’était un soulagement, d’avoir les seins couverts par ses bras. Même si personne n’y prêtait attention
dans cette foule

de créatures demi-nues et vertes, elle se sentait mieux en se protégeant du regard de Kyle et des possibles
vidéos virales sur

internet.

— M. Bainbridge veut vous remercier de votre participation. La prise de vue ne durera que quelques
minutes. Je suis

sûr qu’en voyant le résultat final vous serez d’accord avec sa façon de montrer comment la logique
financière d’une économie

qui s’écroule met les gens, nous tous, au pied du mur.

Ces mots sortirent Emma de ses réflexions sur Kyle. C’était une déclaration officielle du photographe ou
pas ? Elle

répéta la phrase plusieurs fois dans son for intérieur en se demandant si elle pourrait l’utiliser dans son
article. Il faudrait

vérifier d’abord que le type au mégaphone était le porte-parole de l’artiste, ou bien louvoyer.

— Enfin, l’homme du moment, murmura Kyle. Ce n’est pas trop tôt. La peinture commence à se craqueler.

Ian Bainbridge venait de monter sur une plate-forme dressée à l’autre bout de l’entrepôt, où on avait déjà
installé son

matériel, prêt à être utilisé. Elle passa en revue ce qu’elle avait appris sur lui au cours de ses recherches.
Originaire de

Nouvelle-Zélande, il ressemblait à un ancien joueur de foot qui se serait découvert une âme sensible. Il
semblait affectionner

les T-shirts noirs, les blazers et les chapeaux melon, et, sur les portraits, il portait parfois, mais pas
toujours, des drôles de

lunettes noires. Aujourd’hui, sans lunettes ni veste, il commença à régler l’un des appareils, un chapeau
melon crânement

enfoncé sur la tête.

Un garde du corps s’était posté ostensiblement derrière lui, sur la plate-forme, ce qui n’était pas
surprenant. D’après ce

qu’elle savait, la personne qui harcelait Bainbridge devenait de plus en plus dangereuse. Quelle sorte de
détresse pouvait
pousser quelqu’un à rôder autour d’une autre personne en s’imaginant qu’ils vivaient une véritable
histoire d’amour ?

Fantasmer sur Justin Timberlake à douze ans était normal, saboter un de ses concerts était pathologique.
La description des

incidents de la séance photo précédente à Pittsburgh pointait vers la piste d’une femme obsédée par les
célébrités.

La prise de vue dura tout au plus dix minutes. Ian avait pressé quelques boutons, clic, clic, puis c’était
fini, il était

redescendu de sa plate-forme. Décevant, franchement.

Après s’être pratiquement mise à poil pour se faire transformer en extraterrestre, elle s’attendait à vivre
quelque chose

d’exaltant. A la place, elle avait une crampe au mollet à cause de la position et une horrible envie de se
gratter le nez. Elle

regrettait même d’avoir gâché une culotte qui, bien que simple et bon marché, était confortable et ne
marquait pas aux hanches.

En plus elle devait faire définitivement une croix sur l’interview avec le photographe, il venait de
disparaître au milieu

d’un groupe de techniciens. Pourtant, personne autour ne présentait de menace… Quoique, allez savoir à
quoi ressemble un

rôdeur obsédé par les people.

— Quelqu’un se prend pour une star, fit Kyle en roulant des yeux et en s’étirant dans tous les sens. Oh !
là, là, je suis tout

raide. J’ai cru que ça n’allait jamais finir.

— Ça a pris dix minutes.

Kyle se pencha pour récupérer sa casquette et ses clés.

— Dix minutes qu’on ne me rendra pas. Je suis un peu sceptique, à vrai dire. J’aime la photo, mais je
trouve son numéro

un peu surjoué. Et je n’ai pas compris pourquoi tant de vert.

Elle était plutôt d’accord avec lui, mais ne comptait pas le lui montrer.

— Ce n’est pas toi qui décides ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, dit-elle en faisait la queue au
vestiaire. Et il y a
dix minutes tu disais exactement la même chose.

Autour d’eux, les autres participants discutaient avec animation dans une ambiance d’excitation bon
enfant.

— J’ai froid, dit-elle.

C’était le mois de juin, mais l’entrepôt était froid, humide et traversé par des courants d’air.

— J’ai remarqué, répondit Kyle avec un coup d’œil rapide vers sa poitrine.

— Quoi ? s’exclama-t-elle, mortifiée. C’est grossier, ça !

— Mais que veux-tu que je fasse ! Tu es seins nus ! C’est absurde de mettre des hommes et des femmes
nus dans le

même espace et d’espérer que personne ne regarde. On le fait tous, c’est dans notre nature. Moi, je dis
que Bainbridge n’est

qu’un pervers à grande échelle qui s’est trouvé avec ces photos l’excuse du siècle pour voir des gens à
poil.

Emma n’arrivait pas à savoir s’il plaisantait.

— Ce serait trop se compliquer la vie, non ? Ce n’est pas ce qui manque sur internet, des photos de nus.

Sinon, elle était d’accord avec lui, c’était difficile de ne pas céder à la curiosité de regarder les autres.
C’était pourquoi

elle avait hâte de se rhabiller et de sortir de cette file. Elle avait encore à la mémoire l’image des fesses
flasques du vieux

monsieur et il n’était pas impossible que quelqu’un vienne de se faire la même réflexion au sujet de ses
fesses à elle. C’était

une situation inhabituelle et gênante. Exactement le genre de situation qui risquait de vous faire retomber
en adolescence. La

preuve, elle se sentait empotée comme une collégienne.

— Ce n’est pas toi qui as dit avant de commencer que tu avais envie de te déshabiller en public ?
rappela-t-elle à Kyle

pour faire diversion.

— En effet. C’est exactement pour ça qu’il ne faudrait pas mettre ensemble autant d’hommes et de femmes
nus.

— Tu te contredis ! Tu m’as dit que ce n’était pas une orgie.


— Ça ne l’est pas, mais on pourrait en imaginer une où on commencerait comme ça pour chauffer la salle,
si tu vois ce

que je veux dire.

— Je préfère parler d’autre chose, ça me stresse. Je veux juste qu’on me rende mon soutien-gorge.

— Attends, fit-il en se hissant sur la pointe des pieds. Je crois qu’il se passe quelque chose, devant, dans
la tente.

Elle était bien plus petite que lui — quinze bons centimètres — et elle sautilla pour essayer de voir ce
qui se passait.

Peine perdue, elle dut se contenter d’entendre des cris de protestation et des murmures indignés jusqu’à
ce que le bouche-à-

oreille leur apporte une explication.

— On a volé des sacs, annonça la femme devant eux d’un ton excité.

— Quoi ? Volés ? demanda Emma en croisant par réflexe les bras sur sa poitrine. Quels sacs ?

— Les sacs avec les fringues ! Quelqu’un les a raflés !

Pas de vêtements ?

Emma crut qu’elle allait s’évanouir.

* * *

Kyle ne put qu’éclater de rire. Il fallait oser, mais c’était une sacrée blague !

— Quel culot ! fit-il avec admiration. Quelqu’un n’a pas pu résister à l’envie de nous jouer le tour du
siècle et…

Il changea de ton en voyant l’expression d’Emma. On aurait dit qu’on venait de lui lâcher un piano sur le
pied.

— Ce n’est pas si grave, la rassura-t-il. J’ai mes clés, rappelle-toi. Nous pouvons rentrer sans souci.

— Sans souci ? Je dois te rappeler qu’on est nus ? C’est un cauchemar ! Comment ça a pu arriver ? On a
passé dix

contrôles de sécurité pour pouvoir entrer, mais on peut voler nos vêtements ? Et qu’est-ce qu’ils font, les
vigiles ?

Elle avait accompagné sa tirade indignée avec force mouvements de bras, et les gens la regardaient,
notamment un
sexagénaire particulièrement intéressé par ce qui se passait aux alentours de sa poitrine.

— Je dois avoir dans la voiture quelque chose pour te couvrir, dit-il. D’ailleurs, on ne sait même pas si
on a volé nos

vêtements à nous. C’est même peu probable.

Son optimisme ne tarda pas à se prendre un coup dans les dents. Emma et lui faisaient partie des quelque
quarante

personnes dont les affaires avaient disparu. Il n’en revenait pas : il venait de perdre un jean à quatre-
vingts dollars, et son T-

shirt bleu préféré, dont les filles disaient qu’il mettait en valeur ses yeux…

C’était un peu comme quand une compagnie aérienne perdait tes bagages ou quand le pressing abîmait ta
chemise de

cérémonie. Mais si ces accidents-là entraient dans la catégorie « les emmerdes, ça arrive », le vol avait
été commis par un

dingue décidé à gâcher leur journée. Ou pour être plus précis, celle de Ian Bainbridge. La bonne nouvelle
était que cet incident

allait rendre son article beaucoup plus intéressant et devenir, dans les années à venir, un excellent ajout à
sa collection

d’anecdotes drôles. Il pourrait même en rire bientôt, enfin, une fois qu’il aurait pris une douche et enlevé
la peinture qui tirait

sur ses paupières.

Deux des victimes, furieuses, s’en prenaient aux bénévoles, mais, dans l’ensemble, les gens râlaient
pacifiquement et se

contentaient de laisser leurs coordonnées aux organisateurs. On avait appelé la police, mais Kyle ne
comptait pas patienter

jusqu’à ce qu’elle arrive. Emma avait été exposée aux regards bien plus que prévu, et il sentait qu’elle
était sur le point de

craquer. Enfin, pour une femme en général aussi tendue que la peau d’un tambour, elle prenait les choses
avec un calme

remarquable. Mais sa façon de sautiller et de se torturer la lèvre indiquait que le vernis allait sauter d’un
moment à l’autre.

— Je n’en reviens pas, s’exclama-t-elle pour la dixième, ou peut-être onzième fois.


— Ce qui m’étonne c’est que ce ne soit pas arrivé avant, dit-il comme ils quittaient la tente pour se
diriger vers sa

voiture. C’est une façon plutôt facile de casser l’ambiance et ça la fiche vraiment mal pour l’organisation,
non ?

— C’est ridicule, rétorqua-t-elle. Qui peut bien vouloir faire un truc aussi stupide ? C’est… puéril.

— Mais c’est aussi un délit. Je me demande quelles sont les chances d’attraper le coupable. On peut
imaginer que c’est

la même personne qui a perturbé les autres prises de vue, mais je ne crois pas qu’on puisse compter sur
des caméras de

surveillance dans le coin. C’est vraiment au milieu de nulle part.

Il gardait les yeux rivés au sol pour éviter de se blesser les pieds.

— Attention, il y a des bouts de verre partout, le bitume est complètement défoncé, prévint-il, puis, en
regardant les

pieds nus d’Emma, il ajouta : Tu veux que je te porte ?

— Tu es pieds nus toi aussi. Je vais t’enfoncer plus fort dans les gravats.

— J’ai la plante des pieds dure comme des semelles, je ne sens rien. En revanche, les tiens ont l’air tout
délicats.

C’était vrai. Elle possédait des pieds à la peau blanche et lisse, les ongles vernis de rouge. Même s’ils
étaient très sales

après leur passage par l’entrepôt, c’était évident qu’elle les chouchoutait assidûment avec des pédicures
et qu’elle ne faisait

pas trop de sport. Tout chez elle indiquait la travailleuse acharnée et il aimait imaginer que pendant son
temps libre elle se

prélassait sur une chaise longue comme une pin-up, plutôt que de foncer pour marquer un but pour son
équipe de football. En

même temps, qu’en savait-il ? Peut-être qu’elle se défoulait comme une bête en jouant au rugby chaque
samedi.

— Délicat n’est pas un mot que j’utiliserais pour parler de moi, répondit-elle. Mais j’aime bien les
pédicures.

Kyle imagina ce pied prétendument pas délicat glisser le long de sa jambe. Il se pencha en avant et lui
présenta son dos.
L’image d’Emma en pin-up dansait dans sa tête, et, à défaut d’être une chaise longue, il voulait bien être
son destrier.

— Allez, monte.

— Kyle, s’il te plaît. Je ne porte qu’une culotte. C’est hors de question que je te laisse me porter. Restons
pro, lundi on

retourne au bureau.

Kyle soupira. Lundi pouvait très bien ne pas arriver. Il n’y avait qu’ici et maintenant, et ce sol semé de
tessons et de

débris.

— Nous ne sommes pas au bureau, et c’est vraiment dangereux de marcher ici pieds nus.

Son inquiétude était totalement sincère, malgré son envie d’avoir les jambes d’Emma serrées autour de sa
taille.

— J’ai dit non, rétorqua-t-elle fermement en avançant d’un pas décidé. Oh ! Merde !

Elle tendit le bras pour s’appuyer sur lui et examina la blessure.

— J’ai marché sur un clou rouillé. Beurk. Heureusement que mon vaccin contre le tétanos est à jour.

— Je t’avais proposé une bonne solution, pourtant, ne put-il s’empêcher de laisser tomber.

— C’est ça, mes choix ? Marcher sur des clous rouillés, ou monter sur ton dos alors que je suis à moitié
nue ?

— Il me semble que le choix est facile, fit-il avec un grand sourire.

Elle rougit, en dépit de la peinture, cela se voyait à la racine de ses cheveux.

— Arrête ça ! Et en plus je ne suis pas un poids plume, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.

Il ne put que contempler une nouvelle fois ses seins. Elle avait ce qu’il fallait aux bons endroits, si on lui
demandait son

avis.

— Je te trouve parfaite. Et n’insulte pas ma force virile. Je peux supporter le poids d’une femme.

— Je crois qu’on a assez parlé de ta virilité, aujourd’hui.

Elle lança un regard à la ronde comme pour vérifier que personne ne les regardait. Il aurait pu la rassurer.
Etant donné

les circonstances, personne ne prêtait attention à leur nudité. Les gens voulaient juste récupérer leurs
voitures et rentrer chez

eux.

— D’accord, dit-elle finalement. On va faire comme tu dis. Mais on n’en reparlera plus. Plus jamais. Je
ne veux pas

entendre la moindre blague à ce sujet, ni maintenant ni à l’avenir. C’est compris ?

— C’est compris.

Il se demanderait plus tard pourquoi il était si excité à l’idée qu’elle grimpe sur son dos. Pour l’instant, il
voulait juste

profiter du moment.

— Si monter sur mon dos te pose un problème, je peux te porter dans mes bras.

Joignant l’acte à la parole, il se pencha et la souleva avant qu’elle ne puisse inventer encore une raison
pour ne pas se

laisser faire.

— Kyle ! protesta-t-elle.

— Oui ?

Oh ! Dieu. Il était au paradis. Ou plutôt en enfer. Le corps d’Emma contre le sien suscitait des sensations
incroyables

qu’il devait s’efforcer d’ignorer. Ou pas ? Emma semblait se radoucir à son égard. Avec quelques efforts,
et au bon moment, il

arriverait peut-être à connaître plus intimement ces courbes de rêve qu’il admirait depuis deux ans. Il
affermit sa prise sur son

dos et ses jambes. Il n’aurait pas dû, avec ces seins si tentants si près de son torse… Elle passa les bras
autour de son cou.

— Rien, répondit-elle, sans le quitter du regard.

Il essaya de ne pas penser à la façon dont la courbe de son dos frôlait délicieusement son ventre.
D’oublier que sa

bouche se trouvait si près, qu’il n’aurait qu’à se pencher pour l’embrasser. Est-ce que la règle du silence
qu’elle avait imposée

s’appliquait dans ce cas ? Pouvait-il l’embrasser, pourvu qu’il n’en reparle plus jamais ? Ou allait-elle
s’enfuir d’un bond et
se faire mal en tombant par terre ?

Mieux valait ne pas tenter le sort.

La marche à pieds nus sur gravier ne serait jamais son sport préféré, mais il arriva jusqu’à la voiture sans
incident. Il

avait l’impression d’être de nouveau à la fac. Cette journée commençait à ressembler dangereusement à
la fois où il avait joué

avec une fille à qui boirait le plus vite une dizaine — ou douzaine ? ses souvenirs n’étaient pas précis —
de verres de tequila

et s’était retrouvé menotté au grillage d’une clôture.

Hum. Il pouvait imaginer une meilleure fin pour Emma et lui.

Il la déposa par terre et lui ouvrit la portière passager.

— Merci de me ramener chez moi, dit-elle en s’empressant de s’asseoir.

— Pas de souci. Je dois avoir par là quelque chose pour te, hum, couvrir… Voyons.

Sur la banquette arrière, il ne trouva qu’un vieux sac de fast-food. Dans le coffre, un cric et un rouleau de
corde. Euh…

Pas vraiment indiqué, tout ça. Finalement, il retourna vers l’avant de la voiture et se pencha sur elle.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-elle.

Pas ce qu’il aurait voulu, à vrai dire.

— Je vais peut-être trouver quelque chose là…

Il ouvrit la boîte à gants et fouilla l’intérieur.

— Ah ! fit-il en se redressant d’un geste triomphant, une poignée de serviettes en papier à la main.

Elle fit une drôle de moue, comme si elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer.

— Merci, dit-elle finalement en prenant les carrés en papier.

Elle en déplia un et le posa sur son sein gauche. Le sein droit reçut le même traitement.

Au bord d’un fou rire évidemment inopportun, Kyle décida de faire le tour de la voiture et de s’installer
au volant.

— J’ai mis du vert partout, je suis désolée, murmura-t-elle en essayant de protéger le siège avec les
serviettes qui
restaient.

— T’inquiète pas, c’était inévitable.

Fasciné, il la regarda s’arc-bouter contre le siège, ses seins à peine recouverts par les serviettes projetés
en avant.

— Ah, mais non ! gémit-elle soudain. Je ne peux pas rentrer chez moi. Je n’ai pas mes clés !

Oh ! la journée prenait un tour encore plus intéressant.

— Aucun problème, dit-il.

C’était comme si le destin venait de lui distribuer quatre as au poker de la vie. Obligée de passer du
temps avec lui, elle

serait peut-être tentée de se pencher sur cette vibration sexy qui s’était établie entre eux depuis ce matin.

— Tu peux venir chez moi.

Où, si on lui demandait son avis, il lui proposerait d’aller voir si le bonheur était dans le vert.

Chapitre 4

Enfermée dehors ! Emma sentit la panique l’envahir. Elle ne laissait jamais son double de clés à
l’extérieur de

l’appartement. Ses six mois comme reporter auprès de la police lui avaient appris que laisser une clé
sous le paillasson

revenait à la donner aux cambrioleurs avec un sourire et un gâteau fait maison.

C’était pour ça qu’elle avait demandé à son voisin, M. Stein, de les garder pour elle. Mais M. Stein avait
quatre-vingt-

six ans et elle ne se voyait pas sonner à sa porte peinte de vert avec des serviettes de fast-food sur les
seins. Le pauvre risquait

de faire une crise cardiaque et elle aurait sa mort sur la conscience. Non, elle n’avait d’autre choix que
d’aller chez Kyle lui

emprunter un T-shirt et un short.

Que Dieu lui vienne en aide.

Elle se recroquevilla dans le siège, nerveuse.

— Je peux venir prendre une douche chez toi ? Cette peinture commence à me brûler.

Ça tirait, ça démangeait, et elle en avait sa claque. Elle espérait aussi qu’une fois lavée et habillée, elle
serait moins

troublée par Kyle et l’effet qu’il lui faisait. Elle croisa les jambes dans l’espoir de maîtriser la chaleur
qui grandissait dans

son bas-ventre. En vain. Il n’y avait qu’un moyen de s’en débarrasser, mais c’était un chemin qui risquait
de la conduire à sa

perte.

Ou au septième ciel.

Elle secoua la tête, agacée. Non. Elle ne pouvait pas. Ne devait pas. Avec Kyle ? Jamais de la vie. Ou du
moins tant

qu’ils travailleraient ensemble. Elle avait trop souvent vu les coucheries entre collègues mal finir pour
tomber elle-même dans

le piège. Jenny de l’editing avait couché avec le responsable de la pub après la fête de Noël. Elle était
tellement embarrassée

le lendemain qu’elle avait donné sa démission. Bill et Stacey de l’espace numérique, après deux mois de
romance torride,

avaient fini par se disputer à coups d’agrafeuse dans le petit box qu’ils partageaient. Sortir, coucher ou
tomber amoureux

rendaient les gens émotifs et irrationnels. Et donc prompts à se comporter de façon peu professionnelle.

Cela dit, Kyle et elle ne travaillaient pas à proprement parler ensemble. Ils partageaient le même lieu de
travail, nuance.

Cet argument n’était qu’une piètre tentative de se chercher des excuses, et elle le savait. Elle ne
parviendrait jamais à s’asseoir

autour d’une table de réunions avec dix personnes si l’une de ses personnes l’avait vue nue.

Sauf que Kyle l’avait déjà vue nue. Et il n’avait qu’à tourner la tête pour la voir de nouveau.

Emma enfonça les ongles dans ses genoux émeraude. Ils n’étaient pas encore chez Kyle et elle
commençait déjà à perdre

la tête ? Pour se calmer, elle pensa à Claire. Claire n’allait pas tolérer une relation au sein de la
rédaction, et si, en tant que

patronne, elle décidait de prendre des mesures disciplinaires, la punition tomberait à coup sûr sur elle,
Emma. Car Claire

avait un faible pour Kyle. Un faible qui était en réalité une forte envie de le glisser dans son lit, Emma en
mettrait sa tête à

couper.

— Bien sûr que tu peux te doucher chez moi, dit Kyle en sortant du parking. Ah, j’ai la dalle ! Je comptais
prendre un

hamburger au McDrive, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

— Non, fit-elle en secouant vigoureusement la tête pour faire bonne mesure. Pas une bonne idée du tout.
Ils ont des

caméras de surveillance, tu sais ?

Kyle éclata de rire.

— Ça leur donnerait un bon sujet de conversation, en même temps, non ? Heureusement, je n’habite pas
loin. Mon appart

est dans le centre.

Emma ne tarda pas à comprendre à quel point c’était une bonne chose. Ils s’arrêtèrent à un feu rouge, elle
tourna la tête,

et son regard surprit celui, sidéré, de la conductrice de la voiture d’à côté. Avant qu’elle ait pu prévenir
Kyle, la femme braqua

son téléphone portable sur elle et la prit en photo.

Mortifiée, Emma s’enfouit sous le tableau de bord en hurlant :

— Hé ! Vous n’avez pas le droit ! Effacez ça ! Effacez !

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Kyle.

— Elle m’a prise en photo ! gémit-elle.

La femme regardait obstinément de l’autre côté, visiblement déterminée à ne rien effacer.

— Elle n’a rien pu prendre en dessous du cou, la rassura-t-il. Et de toute façon, tu es méconnaissable.

— On ne peut jamais en être sûr !

Le feu passa au vert, Kyle redémarra et Emma abaissa le pare-soleil pour se regarder dans le miroir de
courtoisie. Elle

étouffa un cri de frayeur.

C’était pire que ce qu’elle pensait.


— On dirait… une folle furieuse.

Ses cheveux partaient dans tous les sens, telle une Méduse qui aurait abusé de la laque. Le blanc de ses
yeux et de ses

dents contrastait étrangement avec son visage qui luisait aussi vertement que le reste de son corps. Les
serviettes sur son buste

ressemblaient à des écailles.

— On dirait une grenouille victime d’un Post-it-artiste !

Kyle rit de si bon cœur que finalement, elle sourit, elle aussi. C’était peut-être drôle, après tout. Et puis,
Kyle avait un

rire vraiment contagieux, qui le secouait de la tête aux pieds. Elle ne pouvait même pas se rappeler la
dernière fois où elle

avait ri aussi librement.

— Ce n’est pas drôle, grogna-t-elle en commençant pourtant à pouffer.

Il avait raison, personne ne pourrait deviner que cette étrange créature était Emma Gideon. C’était un
véritable

soulagement.

— Oh ! que si, répondit-il entre deux éclats de rire. Je n’ai jamais entendu personne se décrire d’une
façon aussi

loufoque et aussi… juste.

— Je sais choisir les mots, n’est-ce pas ? fit-elle en s’abandonnant à l’absurdité de la situation. Merci.
Non, mais

vraiment. Du fond de mon cœur.

Elle souligna la dernière phrase en arrachant une serviette de sa poitrine pour la froisser et la lui lancer.
Quand la boule

de papier rebondit sur son torse, il lâcha un faux cri de douleur et rit de plus belle.

— Chochotte. Ça n’a pas fait mal.

Kyle la regarda du coin de l’œil.

— Tu en as laissé un peu.

Elle baissa le regard. Elle avait un lambeau de serviette sur le téton gauche. Alors, elle dit la seule chose
à dire dans de

telles circonstances :

— Quand est-ce qu’on arrive ?

— On est arrivés, répondit-il avec un grand sourire. C’est chez moi, ici.

— Merci, petit Jésus.

Dans quelques secondes, elle serait à l’abri des inconnus cherchant à immortaliser son allure grotesque.

Kyle habitait dans un ancien entrepôt reconverti en immeuble d’appartements chic. En temps normal, elle
aurait

demandé à faire le tour du bâtiment pour admirer la belle structure en brique et acier, mais aujourd’hui, sa
priorité était de se

mettre à l’abri des regards.

Ce qui était apparemment trop demander. A peine étaient-ils sortis de la voiture qu’ils tombèrent sur un
drôle

d’individu, un SDF poussant un Caddie et enveloppé de plusieurs couches de vêtements peu ragoûtants en
dépit des

températures douces de ce mois de juin. Emma remarqua que leurs cheveux, les siens et ceux du clochard,
avaient la même

texture feutrée et mate. Evitant son regard, elle croisa les bras sur sa poitrine et suivit Kyle dans l’allée.

Le grincement des roulettes du Caddie se tut lorsque le SDF ralentit, probablement pour les scruter.

— Putain de hippies, grommela-t-il,

Quand la lourde porte coupe-feu se ferma derrière eux, elle éclata de rire.

— Incroyable ! On vient de se faire traiter de hippies ? Combien de hippies tu connais qui ressemblent à
ça ?

— J’avoue ne pas connaître de hippies. Je crois même que c’est une espèce disparue. Je dirais plutôt
qu’on ressemble à

des figurants dans un film d’aliens de série B. Ça te dérange, si on prend l’escalier ? Ça nous évitera des
rencontres

embarrassantes dans l’ascenseur.

— Volontiers.
Les serviettes ondulaient en froufroutant à chacun de ses pas.

L’appartement de Kyle se trouvait au deuxième étage, et, très vite, ils se trouvèrent enfin à l’abri des
regards indiscrets.

Emma inspira longuement avant de laisser échapper le soupir de soulagement qu’elle n’était même pas
consciente d’avoir

retenu jusque-là.

— Sacrée journée, fit Kyle en accrochant sa casquette sur les portemanteaux de l’entrée.

— Je ne te le fais pas dire.

Emma se sentait de nouveau terriblement consciente de sa nudité. Mal à l’aise, elle passa en revue la
pièce. Pour une

raison quelconque, elle avait imaginé Kyle vivant dans un appartement d’étudiant caricatural avec des
meubles désassortis et

des canettes de bière partout. Rien à voir avec la réalité.

L’appartement était d’une propreté presque maniaque, le comptoir de granit de la cuisine brillait,
parfaitement dégagé à

l’exception d’une cafetière immaculée posée sur le coin. Sur l’accoudoir du canapé aux lignes
contemporaines, un plaid gris

était plié au cordeau. Les grandes fenêtres de style industriel, étincelantes, laissaient entrer des flots de
lumière qui se

reflétaient sur des sols immaculés. Emma regarda ses pieds crasseux. Devrait-elle décoller les serviettes
de son corps et s’en

servir de patins pour ne pas laisser de traces de saleté ?

— C’est joli, chez toi.

— Merci. Je peux aller à pied au bureau, dit-il en s’avançant vers la chambre. La salle de bains est par
là. Viens, je vais

te sortir une serviette propre.

Elle le suivit sans pouvoir s’empêcher d’admirer ses fesses fermes, ses mains fourmillaient de l’envie de
se balader sur

ce corps si bien fait. Il était très musclé, mais de façon harmonieuse, naturelle. Perdue dans sa
contemplation, elle ne s’aperçut
pas qu’il s’était arrêté et buta contre lui. Ses mains frôlèrent les cuisses de Kyle. Elle bondit en arrière en
bafouillant des

excuses.

Il choisit une serviette dans le placard qu’il venait d’ouvrir avant de se retourner, une expression
indéchiffrable sur le

visage.

— Je suis très doué pour garder les secrets, dit-il.

Emma frissonna, son rythme cardiaque monta d’un cran, ses seins se tendirent.

— C’est bien, ça. Pour un journaliste, c’est toujours un plus. Protéger ses sources, Gorge profonde, et
caetera.

Oh Seigneur, venait-elle vraiment de dire « gorge profonde » devant lui ? Elle espérait de tout son cœur
que la peinture

dissimule son visage en feu.

Il hocha la tête.

— Emma, tu es train de me tuer, là. Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Non, je n’en avais pas la moindre idée.

Gros, vilain mensonge. Elle était parfaitement consciente de la tension sexuelle entre eux. Ils se
trouvaient à quelques

centimètres l’un de l’autre, nus. Elle venait de toucher accidentellement ses cuisses et, rien qu’en se
hissant sur la pointe des

pieds, elle pourrait l’embrasser.

— Eh bien, c’est le cas. Et je répète que je suis une véritable tombe, si quelque chose se passait
aujourd’hui ici entre

nous, personne au bureau ne le saurait. Ni dans le monde, si c’est ce que tu veux.

— Et qu’est-ce qui pourrait se passer ? demanda-t-elle.

Elle avait bien sûr compris ce qu’il suggérait, mais elle était le genre de fille qui préfère que les choses
soient très

claires, et elle voulait que l’homme qui lui plaisait depuis quelque temps confirme qu’elle lui plaisait en
retour et qu’il était en
train de lui proposer un après-midi crapuleux.

— Ça.

Il réduisit la distance qui les séparait, laissa tomber la serviette qu’il avait à la main et lui passa une main
sur la nuque.

Quand il posa ses lèvres sur les siennes, Emma laissa ses yeux se fermer, sans même songer à hésiter. Il
savait

embrasser, ce garçon. Il s’emparait de sa bouche avec douceur et fermeté, délicat mais pas timide, assuré
mais pas arrogant. Il

y avait quelque chose de très tendre, presque ému dans ce baiser. Elle soupira quand il s’écarta.

Kyle l’avait surprise.

* * *

Emma l’avait surpris. Pour une raison quelconque, Kyle s’était attendu à ce qu’elle embrasse comme elle
travaillait, de

façon efficace et précise. Ou bien avec une passion effrénée. Il n’avait pas anticipé une seconde qu’elle
paraîtrait si

vulnérable, si douce sous ses lèvres. Elle avait répondu à son baiser tout en le laissant mener la danse, et
il avait trouvé ça

terriblement séduisant.

Elle avait le goût du… désir.

— C’est… ça, que tu vas garder secret ? demanda-t-elle en se passant la langue sur les lèvres.

Le message était on ne peut plus clair — elle avait envie de jouer. Il n’aurait jamais imaginé ça d’elle. En
même temps,

il n’aurait jamais deviné qu’ils finiraient chez lui dans un état pareil. Sans le vol de leurs vêtements, il
serait sans aucun doute

rentré seul et pour prendre sa douche en solitaire. Et là, il était peut-être sur le point de se doucher en
compagnie d’Emma.

De tout son cœur, il remerciait le voleur.

— Non. Ce n’est que le début de ce que je compte garder secret.

Elle écarquilla les yeux et fronça le nez. Une mimique, il l’avait remarquée, qui trahissait sa nervosité.
C’était adorable.
Ce qui n’était pas un mot qu’il aurait utilisé pour décrire le type de femmes avec lesquelles il aimait
coucher, mais dans le cas

d’Emma, c’était le mot qu’il fallait. Elle était excessivement craquante.

— C’est peut-être pour ça que tu ne m’as jamais draguée, dit-elle. Parce que j’ai très peu de repartie.

— Je ne t’ai jamais draguée parce que j’avais peur que tu m’émascules.

Et parce qu’il avait cru qu’elle le renverrait méchamment dans les roses. Ou plutôt dans les ronces. Il
pouvait se

l’avouer maintenant, il avait eu peur.

— Quant à la repartie, dis juste ce que tu penses.

— Je pense que je veux voir à quoi tu ressembles sans le vert. Nu.

Oh ! oui, bébé.

— Ça tombe bien, je veux exactement la même chose, dit-il en lui pressant la main. Tu peux te doucher en
premier. Sauf

si tu veux que je me joigne à toi ?

On ne sait pas, tant qu’on n’a pas demandé.

— Hum, non. Pas vraiment.

Elle ramassa la serviette de bain et la tint dépliée devant son corps pour enlever le reste des serviettes en
papier,

qu’elle jeta à la poubelle.

Deux pas en avant, un pas en arrière, c’est toujours un pas en avant. Kyle en était sûr : il n’avait qu’à
patienter encore

dix minutes et, ensuite, il aurait droit à un autre baiser, ou plus… il pouvait toujours rêver. Et parce qu’il
était un maître de

maison fort poli, et sans arrière-pensée, ou alors une toute petite, il accompagna Emma dans la salle de
bains pour ouvrir les

robinets et lui présenter son impressionnante collection de gels douche.

— J’ai aussi un loofah, ça devrait t’aider à gratter la peinture.

Elle prit l’éponge tout en regardant la cabine de douche d’un air soucieux.

— Ça va être très salissant. Et si je laisse des marques ? Je ne veux pas abîmer ce marbre, il est beau…
— Mais non. Ça part à l’eau.

C’était ce qu’il espérait, en tout cas. De toute façon, ils n’avaient pas le choix. S’ils voulaient se
débarrasser de la

peinture, il fallait bien qu’ils prennent une douche quelque part.

— Vas-y, fit-il avec un clin d’œil. Je suis sûr que ça va être très… divertissant.

Quelque chose dans l’attitude d’Emma — lèvres entrouvertes, poitrine qui montait et descendait un peu
trop vite, orteils

recourbés sur le sol en liège — suggérait qu’elle ne voulait pas qu’il parte, mais elle n’était pas du genre
à le demander

franchement. Elle attendait qu’il fasse le premier pas, que ce soit lui qui envoie valser la prudence. Qu’il
brise la sacro-sainte

loi du bon sens qui interdit de fricoter avec un collègue.

Ils étaient chez lui, après tout, et c’était le week-end, après tout et lui, ce qu’il voulait, par-dessus tout,
c’était une

relation plus intime avec elle. Et si elle tenait à ce que ce soit lui, l’agent provocateur, lui, le vilain
garçon, eh bien, il le serait.

Volontiers. Parce que la seule chose qui lui importait en cet instant précis c’était de prendre une longue
douche avec cette

femme, et beaucoup plus si affinités.

Alors, il reprit l’éponge d’une main assurée et elle la lui abandonna, sidérée. Il s’approcha pour poser la
main sur la

cambrure de son dos et cette fois-ci, quand il l’embrassa, il chercha sa langue avec la sienne, poussé par
la force du désir qui

lui criait qu’il avait bien fait. Quand il tira sur la serviette qui s’interposait entre leurs corps, elle ne la
retint pas et le laissa

venir contre elle. La caresse de la poitrine d’Emma pressée contre son torse lui arracha un gémissement.

— Je veux sentir ta peau, dit-il. Je veux la goûter. On devrait la prendre ensemble, cette douche.

Il insinua les doigts sous l’élastique de sa petite culotte, la peau épargnée par la peinture était douce sous
ses doigts, la

courbe de sa fesse, parfaite contre sa paume. Il jeta le loofah dans le bac à douche pour avoir les deux
mains libres et plaquer
Emma contre lui, lui faire sentir à quel point il bandait pour elle.

Le soupir étranglé qu’elle lâcha lui indiqua tout ce qu’il devait savoir : elle était parfaitement consciente
de son désir et

elle voulait la même chose que lui. Ses baisers de plus en plus urgents ne disaient pas autre chose.

— D’accord, murmura-t-elle.

— Vraiment ? demanda-t-il en s’écartant juste ce qu’il fallait pour répondre.

« Vraiment » ? Mais depuis quand questionnait-on le jugement d’une fille qui dit « Oui » à une douche
partagée ? Avant

qu’elle ait pu répondre, ou pis, changer d’avis, il recula d’un pas et ôta son boxer.

Elle écarquilla les yeux, porta la main à sa bouche.

Une réaction très flatteuse, non pas qu’il en soit surpris, sans fausse modestie, il était plutôt bien…

Sauf qu’elle n’était pas impressionnée, s’aperçut-il. En fait, elle essayait, avec très peu de succès, de ne
pas éclater de

rire.

— Je peux savoir ce qui est si drôle, là ?

— Tu as la peau super blanche, et le contraste avec le vert…

Elle mima, avec un gloussement, quelque chose qui surgit soudainement.

Heureusement qu’il avait un ego solide, ou il aurait été traumatisé à vie. Puis, il fallait bien reconnaître,
décida-t-il avec

humour en regardant son ventre, qu’il avait un drôle d’air.

— J’imagine que la vue postérieure est encore plus ridicule. Montre-moi tes fesses, allez. Sans culotte !

— Non, fit-elle avec un éclat de rire en reculant vers le mur. Hors de question. Je vais d’ailleurs me
mettre sous la

douche comme ça.

Ce qu’elle fit. L’eau tomba en pluie sur elle, ruisselant en coulées vertes le long de son corps. Elle
soupira de plaisir.

— Ah, que ça fait du bien !

— Tu vas bousiller ta culotte, taquina-t-il. Tu devrais vraiment l’enlever.


Il protestait, mais c’était juste pour le principe. Si elle se sentait mieux avec, elle pouvait la garder. Il ne
tarderait pas à

la convaincre de changer d’idée.

Il saurait se montrer persuasif…

Emma offrit son visage au jet d’eau et commença à se frotter les joues du bout des doigts.

— Je te trouve bien optimiste, dit-il. Il faudra y aller au Kärcher. Au minimum.

Il prit deux gants, entra dans la cabine et ferma derrière lui. En dépit de l’eau toute verte qui coulait à
leurs pieds, la

peinture couvrait encore la peau d’Emma. Il se frotta les yeux et la bouche d’abord. Il lui tardait de goûter
aux baisers d’Emma

sans colorants artificiels.

Quand il se glissa à côté d’elle, elle s’écarta d’instinct, visiblement nerveuse. Il devait trouver comment
l’aider à se

détendre. Déposant une généreuse dose de gel douche sur le gant, il commença à lui frotter une épaule,
doucement.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’étrangla-t-elle avec un sursaut.

— Je t’enlève la peinture, tu n’arriveras jamais à te frotter entre les omoplates.

Il espérait que l’argument terre à terre la rassurerait et que le massage des épaules la détendrait. Ça
marchait, d’ailleurs,

il pouvait sentir ses muscles se relâcher légèrement.

— Je reconnais que c’est agréable, souffla-t-elle.

Pour éviter que son sexe ne bute contre ces jolies fesses, il se tourna vers la droite et continua le
massage. L’eau giclait

sur lui, la vapeur les entourait, les cheveux d’Emma bouclaient dans l’humidité. Le mélange d’odeurs de
leurs corps et du gel

douche devenait entêtant, il se sentait à la fois langoureux et excité, aucunement pressé d’arriver à
destination. Le voyage était

trop agréable pour se hâter.

Cette résolution fut mise à rude épreuve quand Emma se pencha en avant, les mains en appui contre les
dalles en marbre.
C’était une vision à couper le souffle, la courbe de son dos, ses jambes légèrement entrouvertes. Il aurait
voulu les lui écarter

davantage, c’était la position parfaite pour venir en elle…

Il secoua la tête pour éloigner la tentation et, en pénitence, déposa un baiser tendre sur son épaule enfin
libre de

peinture. Ensuite, il prit le flacon de shampooing.

— Laisse-moi te laver les cheveux.

— Non ! protesta-t-elle. C’est trop bizarre.

— Bizarre ? Mais non ! Je trouve que tu as une drôle de façon de voir les choses.

A vrai dire, il commençait à croire que l’intimité lui posait problème, mais il garda son avis pour lui.
Elle risquait de

mal le prendre et il ne la blâmerait pas. Lui non plus, n’aimait pas qu’on lui rappelle ses défauts. Surtout
quand il était nu.

— Pas du tout, insista-t-elle. Pour moi, c’est un geste de parent à enfant.

Vu comme ça, en effet, ça cassait l’ambiance. Pour y remédier, il laissa le bout de son sexe frôler sa
cuisse, ses mains

glisser sur ses seins.

— Ma belle, ce que j’ai en tête pour nous, là, ne vient pas de la même planète que les relations parent-
enfant. Je suggère

même qu’on oublie que tu as dit ça. Par exemple, quand tu vas chez le coiffeur, tu as l’impression que
c’est ta mère qui te lave

les cheveux ?

— Non, admit-elle. C’est vrai.

Elle frémit quand il lui mordilla l’oreille. Il sourit, content de lui.

— Laissons donc nos mères en dehors de tout ça. Je n’ai jamais rencontré la tienne, mais je suis sûr que
je n’aurais pas

envie de lui faire ça…

Il la fit pivoter et l’embrassa passionnément avant de tomber à genoux et, sans faire cas de ses fausses
protestations, lui
enlever la culotte.

Avant la fin de la journée, elle aurait oublié même qu’elle avait des parents.

Chapitre 5

Kyle, à genoux devant elle… Et ce n’était pas pour chercher l’éponge, Emma en était certaine. Il venait
de faire glisser

sa petite culotte le long de ses hanches.

Respire, se rappela-t-elle avant de se souvenir qu’elle devait cesser de se remémorer des choses et
fermer les yeux pour

profiter du moment une fois dans sa vie.

C’était plus facile qu’elle ne l’avait imaginé. Il y avait eu un premier instant tétanisant, quand elle avait
pris conscience

qu’elle était vraiment nue devant Kyle, mais ensuite, elle s’était détendue. Là, il lui faisait lever un pied
puis l’autre pour la

débarrasser de la culotte pleine de peinture. Elle prit appui sur ses épaules pour garder l’équilibre, il
déposa alors un baiser à

l’intérieur de sa cuisse.

C’était bon, indéniablement bon. Ses gestes à la fois sensuels et maîtrisés, il traça du bout de la langue un
sentier

érotique en direction de son clitoris. S’il l’avait plaquée contre le mur pour la pénétrer sur-le-champ, par
exemple, elle

n’aurait pas éprouvé grand-chose. Elle se connaissait assez bien pour savoir qu’en matière de sexe, elle
avait besoin d’un

guide, pas d’un chauffard. D’un bon hôte, pour ainsi dire, de ceux qui anticipent vos besoins et dirigent
gracieusement la

conversation.

Et Kyle avait un sens de l’accueil très développé, pas de doute. Quand sa langue atteignit sa destination,
il ne la laissa

s’y poser qu’un court instant avant de poursuivre son exploration. Emma gémit pour protester.

— Qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il.

— Rien.
Elle ne pouvait pas lui demander explicitement de la lécher, ça ne se faisait pas, non ? Surtout, elle
détestait réclamer et

monter ainsi ses points faibles. Elle fixa Kyle, médusée. C’était bien lui, à genoux devant elle, le visage
enfoui entre ses

cuisses ? Une rivière verte coulait sur son dos, qui effaçait peu à peu la peinture, un nuage de vapeur les
enveloppait, c’était

comme se trouver sur une île tropicale, sous une cascade, avec l’homme de ses rêves. La réalité, à la
réflexion, était à peine

plus vraisemblable. Kyle, le beau gosse du bureau, était en train de lui offrir un cunnilingus. C’était tout
de même fou.

Incroyable, même. Comme les sensations qu’il lui procurait avec ces coups de langue nonchalants,
comme s’il avait un

temps infini devant lui, comme s’il avait décidé qu’il allait la dévorer toute la journée et une bonne partie
de la nuit. Cette

attitude qui semblait dire qu’il n’imaginait pas une meilleure façon de passer l’après-midi était aussi
excitante que ses

caresses. Elle enfonça les ongles dans ses épaules, les muscles en tension, tout le corps tendu vers lui.

En règle générale, un homme désireux de lui offrir un orgasme devait s’armer de patience car elle était
incapable de se

laisser aller. Elle connaissait bien le problème et s’efforçait de se décrisper — mais elle n’y parvenait
que rarement. Le plus

souvent, elle et son partenaire finissaient frustrés. Mais avec Kyle, elle oublia qu’elle était censée se
laisser aller.

Elle le fit, tout simplement.

Et elle avait l’impression de fondre… elle s’affaissa contre le mur, molle comme une poupée en chiffon.

— Oh ! oui, souffla-t-elle sans même savoir pourquoi ni comment elle avait parlé.

Car elle ne parlait pas au lit. Jamais. C’était un luxe qu’elle ne pouvait pas se permettre, elle avait besoin
de toute sa

concentration pour atteindre l’orgasme, les mots l’auraient distraite ! Pourtant, ils venaient de couler de
sa bouche sans effort,

portés par une voix qui ne ressemblait pas tout à fait à la sienne. Elle caressa la tête de Kyle, ses cheveux
mouillés, doux.
C’était plaisant, d’y glisser le bout des doigts alors qu’il furetait délicieusement entre ses cuisses. Elle
s’entendait gémir de

plus en plus fort et elle s’en fichait. Il y avait de quoi gémir. Ce que Kyle était en train de lui faire devait
être illégal au moins

dans douze Etats.

L’orgasme commença à monter doucement dans son ventre. C’était nouveau, ça aussi. D’habitude, ses
orgasmes

ressemblaient à des éternuements, brusques, rapides. Elle n’avait jamais senti le plaisir monter comme
ça, et monter encore,

puis se déployer partout dans son corps en vagues soyeuses et chaudes au goût d’éternité. Quand il finit,
dans la douceur aussi,

elle battit plusieurs fois des paupières et regarda Kyle, abasourdie. C’était, sans conteste, le meilleur
orgasme de sa vie.

Facile, plein, long.

C’était peut-être à cause de l’eau chaude. Cela avait dû l’aider à se détendre. Ou alors Kyle avait une
langue tantrique.

Mais elle n’allait pas gâcher ce moment en se posant trop de questions. Elle préférait savourer le plaisir
qu’il venait de lui

offrir, l’emmagasiner pour en rêver plus tard.

— Mm, fit Kyle en embrassant l’intérieur de sa cuisse. J’ai adoré. J’espère que tu as aimé aussi.

Quelle question.

— Oui.

Elle aurait voulu en dire plus, exprimer à quel point elle avait apprécié. A quel point il lui avait donné du
plaisir. Mais

les mots restèrent coincés dans sa gorge, elle ne savait pas parler de ces choses-là. Pas étonnant qu’elle
passe sa vie au

bureau. Ses aptitudes sociales laissaient vraiment à désirer. Elle sentit la tension revenir dans ses
épaules.

Kyle se releva, son torse gardait encore des traces de vert, mais son visage avait pratiquement retrouvé
son aspect

habituel. En se passant la main dessus pour chasser l’eau, il lui décocha un sourire canaille et, de
nouveau, elle eut envie de

lui. Il lui mit les mains sur les hanches et l’embrassa avec fougue. Sur sa langue, elle retrouva le goût de
son propre sexe.

Elle se perdit dans le baiser.

Il la poussa doucement vers le mur, puis lui fit lever une jambe et la reposer sur le rebord de la douche.

— Qu’est-ce que… tu fais ?

Sa voix se brisa avant d’avoir fini la phrase. Kyle avait glissé un doigt en elle. Elle oublia de respirer.

— Je veux être sûr que tu as envie de moi, dit-il en lui mordillant le cou.

Puis il s’aventura plus bas pour sucer le bout de son sein tout en bougeant son doigt à un rythme
absolument parfait.

— Je dirais que c’est le cas, conclut-il.

— Oh ! oui, dit-elle en cherchant appui contre le mur. Oui.

Elle avait hâte qu’il vienne en elle pour de bon. Soudain, il s’écarta. Oh ! mais non !

— Mais tu vas où ?

* * *

Kyle sourit. C’était très flatteur, ce ton plaintif, presque paniqué, sur lequel elle lui avait posé la question.
C’était

qu’elle avait vraiment envie de lui. Presque autant que lui d’elle. Et ça, c’était une bonne chose.

— Je reviens tout de suite, ma belle. Tu ne voudrais pas te passer de ça.

Il y avait des préservatifs dans le meuble du lavabo, mais il ne voulait quitter ni la douche ni Emma. Avec
un petit effort,

il arriverait à les attraper. Il ouvrit la porte et se pencha en avant, le bras tendu au maximum. L’eau
éclaboussa le sol et les

murs, mais bon, c’était inévitable, non ? Moins d’une minute plus tard, il avait enfilé le préservatif et était
de retour tout près

d’Emma. Elle avait remis le pied par terre, et se tenait pudiquement, les bras drapés autour de son corps.

Il allait protester mais il se ravisa. Elle avait peut-être ses raisons.

— Tu es bien, là ? Ou tu préfères qu’on aille au lit ?


La prévenance était la première qualité d’un bon amant, et il était déterminé à être le meilleur qu’elle ait
jamais eu.

— Ça va, je vais bien. Mais viens… Je meurs d’envie.

Son expression, un mélange de désir et d’impatience, lui mit le sang en ébullition. Emma… Il y avait chez
elle quelque

chose de très vulnérable, comme si elle était dépassée par des émotions qu’elle ne maîtrisait pas. Kyle
eut l’impression

qu’elle lui avait confié une affaire de la plus haute importance : sa satisfaction. Alors qu’elle n’était pas
le genre de femme à

réclamer quoi que ce soit, elle lui demandait de la combler, d’assouvir son désir. Et il avait l’intention
d’honorer sa confiance.

C’était comme si ses propres envies étaient soudain devenues secondaires.

Il plaqua la bouche sur celle d’Emma en même temps qu’il l’aidait à reposer le pied sur le rebord. Il
faufila l’autre main

entre ses cuisses pour caresser son clitoris, elle émit des petits gémissements de plaisir qui rendaient leur
baiser encore plus

doux. Puis, il guida son sexe en elle et l’y glissa lentement. Les yeux fermés, il s’accorda un instant pour
savourer la sensation

avant de se forcer à reculer. Ils gémirent à l’unisson.

— Kyle, murmura-t-elle.

Et c’était comme si elle prononçait son prénom pour la première fois.

— Oui ? dit-il en la pénétrant de nouveau.

— Oh ! rien.

Il se retira de nouveau.

— Kyle !

— Oui ?

L’eau tombait toujours sur eux en fils argentés. Les yeux mi-clos, il la regarda : cheveux dégoulinants et
peau crémeuse,

elle se tenait contre l’angle de la douche, nimbée de vapeur. C’était un instant improbable qui avait
pourtant le goût puissant du
réel. Et il comptait se régaler de cette vision jusqu’à la dernière goutte.

S’arrachant à sa contemplation, il entra en elle de nouveau en une longue poussée qui lui brûla les reins.
Le plaisir lui

arracha un cri rauque. Elle était chaude, douce…

Parfaite.

Il s’obligea à garder un rythme langoureux en dépit de son envie de la prendre sauvagement. La lenteur
avait ses

avantages, elle lui permettait d’admirer le corps d’Emma, de regarder sa bouche qui s’arrondissait pour
laisser échapper des

gémissements étonnés. Et même, de percevoir les changements de son sexe qui devenait plus chaud et
plus serré à l’approche

de l’orgasme.

Chapitre 6

Flottant dans son nuage d’endorphines post-orgasme-et-post-poulet-aux-épices, Kyle savait qu’il avait un
sourire idiot

aux lèvres et s’en fichait éperdument. A côté de lui sur le canapé, Emma mangeait ses brocolis vapeur et
son riz complet

comme si ce n’était pas le repas le plus ennuyeux du monde. Il avait l’impression d’avoir passé la
journée à découvrir des

couches successives de sa personnalité. Il avait commencé avec Emma l’efficace, bourreau de travail
nourrie aux brocolis

qu’il voyait chaque jour au bureau. Puis il avait rencontré Emma la vulnérable, qui n’osait pas enlever
son haut avant la prise

de vue et avait attendu qu’il fasse le premier pas dans la salle de bains. Enfin, il avait découvert Emma la
sulfureuse qui lui

avait décoché un regard coquin avant de le prendre dans sa bouche par surprise. Il aurait vraiment aimé
savoir à quelle

fréquence cette dernière échappait au contrôle des deux premières.

— Tu fais quoi, pendant ton temps libre ? demanda-t-il en reprenant le fil de la conversation concernant
le peu de loisirs

qu’elle s’accordait.
— Quel temps libre ? demanda-t-elle avec un regard penaud. Je ne sais pas. Les courses, le ménage. Le
linge. Un peu de

gym si je peux.

— Donc, tu n’as pas une obsession secrète pour les danses de salon ou le golf ?

— Non.

— Des nuits folles arrosées à la tequila ?

Il payerait cher pour voir Emma avaler un shoot de tequila mais il était presque certain qu’elle ne l’avait
jamais fait.

Boire des shoots impliquait de perdre le contrôle et ce n’était pas son genre.

— Pas vraiment.

— Et il n’y a pas quelque chose que tu aimais faire et qui te manque ?

Il insistait peut-être trop, mais il ressentait un besoin irrépressible de lui montrer à quel point il était
important de

trouver un équilibre dans la vie. Elle avait admis qu’elle n’était pas heureuse. Alors que lui, s’il était sûr
d’une chose, c’était

bien de l’être. Il aimait sa vie et les gens qui en faisaient partie, et il remerciait les dieux aussi bien pour
son job que pour son

temps libre.

— Eh bien…

Elle s’arrêta, les baguettes en bambou entre les doigts.

— Quoi ? l’encouragea-t-il.

— J’adorais faire du karaoké, quand j’étais à la fac.

Alors ça. Emma lui semblait beaucoup trop sensible au regard des autres pour le karaoké.

— C’est vrai ? Excellent !

Soudain, il l’imagina en train de susurrer du Carly Simon dans le micro.

— Tu avais un tube préféré ?

— Like a Virgin, de Madonna.

Aussitôt, l’image d’Emma ondulant en rythme s’imposa à son esprit et il sentit son sexe se tendre dans son
caleçon. Ce

qui lui donna une idée.

— On devrait y aller, alors. Ce soir. Tu peux réveiller ta Madonna intérieure. On va s’éclater.

— Non ! s’écria-t-elle visiblement horrifiée. Je n’ai pas fait ça depuis des années. Je ne chante plus que
sous la douche.

Il haussa un sourcil malicieux.

— J’en ai été l’heureux témoin.

Elle rougit.

— Je ne parlais pas de ça ! Je manque de pratique.

— Et alors ? Au pays du karaoké, les crécelles sont les reines. C’est ça qui est drôle, et ce qui compte
c’est de se

donner à fond, et si possible, en spectacle.

— Je dois finir cet article sur la séance photo. Et je n’ai rien à me mettre.

Kyle jeta un coup d’œil au T-shirt qu’il lui avait prêté. Le tissu était si tendu sur les seins d’Emma que le
visage de

Brutus Buckeye semblait sur le point d’exploser. Il n’avait pas envie qu’elle sorte comme ça, trop
d’hommes, à son goût,

avaient louché sur elle aujourd’hui. Elle avait raison de vouloir se changer.

— Voilà ce qu’on va faire : on bosse sur nos articles pendant une bonne heure, ensuite on passe chez toi
pour récupérer

ta clé et des fringues et ensuite on va au karaoké un petit moment. Tu seras au lit à 10 heures, promis. Au
lit avec moi,

j’entends. Ça te va ?

Emma le regarda. Elle ouvrit et ferma la bouche comme un petit poisson. Mais elle finit par répondre :

— D’accord.

Ce fut à son tour d’être étonné, il ne s’attendait pas à ce qu’elle se laisse convaincre si rapidement.

— Très bien, fit-il en reprenant son iPad. Voyons où on peut faire du karaoké un dimanche, et ensuite, on
écrit vite fait

bien fait nos papiers.


* * *

Kyle était un rare exemple d’homme multitâche, songea Emma en l’observant travailler. Penché sur la
table envahie de

gadgets électroniques et des restes du repas, il tapotait sur son ordinateur, le téléphone coincé entre le
menton et l’épaule, et,

entre deux bouchées, il interviewait des participants au shooting. En ce moment précis, il essayait de
soutirer à l’assistante de

Ian Bainbridge une photo en avant-première.

Comment diable avait-il obtenu son numéro ? Elle devrait en prendre de la graine. Elle était aussi au
téléphone, mais

elle écoutait la musique d’attente utilisée par les services de police après avoir passé dix bonnes minutes
à se faire balader

d’un département à l’autre. Personne ne semblait en mesure de dire quoi que ce soit à propos du vol de
vêtements.

— Ecoutez, disait Kyle. Si vous ne voulez pas nous donner de photo, ni d’interview, je n’ai pas tellement
le choix pour

traiter l’article. J’aurais préféré ne pas accorder trop de place à l’incident de ce matin, et je suis sûr que
votre patron n’a pas

envie de voir son œuvre réduite à un fait divers.

Elle aurait voulu savoir si ces stratagèmes marchaient. Quand elle essayait de pousser le bouchon, les
gens lui

raccrochaient au nez. Mais, encore une fois, elle n’avait pas la simplicité charmante de Kyle. Une arme
très puissante, elle en

était la preuve vivante : dans une seule journée, elle avait couché avec lui et accepté de faire du karaoké.
Pis, elle lui avait

confié, de son propre gré, des détails très personnels. Si on lui avait dit la veille qu’elle le ferait, elle
aurait ri.

Non, elle aurait ricané. Avec une moue dédaigneuse, même.

En plus d’avoir couché avec lui, elle commençait à l’apprécier sincèrement en tant que personne. Ce qui
était plus

qu’inquiétant. Elle se sentait plus légère en sa compagnie. Il était drôle, gentil, facile à vivre et prévenant.
Mais c’était aussi un
charmeur et, au fond, pas du tout son type. Par ailleurs, elle n’était pas son type, non plus. Et pour toutes
ces raisons, leur

accord de tout oublier le lendemain était une excellente décision. Voilà pourquoi elle devait se concentrer
sur ce qu’elle était

en train de vivre au lieu de s’inquiéter pour ce qui allait ou n’allait pas se passer. Profiter de l’instant
présent n’était pas facile

pour elle, mais… elle allait essayer.

Plus facile à dire qu’à faire. Deux heures plus tard, alors que Kyle insistait pour qu’elle s’inscrive dans
la liste du

karaoké, Emma ne voyait toujours pas comment pratiquer le « carpe diem ». Comment s’était-elle laissée
embarquer dans cette

aventure ? Elle n’avait pas chanté en public depuis des années, et à l’époque où elle le faisait, c’était
sous l’effet de ces bières

bon marché qu’elle n’aimait pas mais qu’elle buvait parce que c’était la seule boisson qu’elle pouvait se
permettre.

— Je ne sais pas, fit-elle d’une voix nerveuse en regardant autour d’eux.

Il y avait de tout, dans ce bar, des étudiantes de vingt ans déchaînées aussi bien que des messieurs au bord
de la retraite

coiffés d’une banane.

— Tu as dit que ça t’amusait, rappelle-toi, répondit-il en lui tendant une bouteille de bière.

Oh Seigneur. De la bière, la boisson qu’elle détestait le plus. Mais ils ne risquaient pas de lui servir un
Pinot Grigio

dans un endroit pareil. C’était un véritable bouge avec un plancher collant et une odeur de friture rance et
de cigarette en dépit

de l’interdiction de fumer dans les lieux publics vieille de dix ans. La serveuse mesurait plus de un mètre
quatre-vingts et

semblait avoir quitté à regret une prometteuse carrière de catcheuse.

Emma sirota sa bière. Beurk, c’était aussi mauvais que dans son souvenir. La serveuse, surprenant sa
grimace, lui assena

un regard plein de mépris. Oups.

— Tu as raison, dit-elle. J’y vais.


Elle posa sa bouteille sur le bar pour s’approcher du DJ qui tenait la liste des participants. A son retour,
Kyle, très

excité, annonça :

— L’assistante de Bainbridge m’a envoyé une image. On peut la publier tant qu’on spécifie que c’est un
travail en cours

et non l’œuvre définitive. Regarde, conclut-il en lui tendant son téléphone, je comprends maintenant
pourquoi il nous voulait en

vert !

En dépit de la petite taille de l’image, elle put voir que les corps peints en grège et marron se fondaient
dans le décor,

c’est-à-dire, les murs de l’entrepôt, tandis que les gens verts formaient un symbole du dollar gigantesque
qui ondulait sur le

plancher du bâtiment en ruines.

— Wow, c’est plutôt cool, en fait.

— Ça envoie un sacré message, je trouve, dit-il. On est où, nous ?

Il élargit la photographie pour l’examiner bout par bout, et quand il trouva ce qu’il voulait, il zooma au
maximum. Ils

éclatèrent de rire à l’unisson.

— Ça se passe de mots, n’est-ce pas ? dit-elle en prenant une autre gorgée de l’ignoble bière.

— J’ai l’air complètement stone.

En effet. Kyle penchait la tête avec un sourire bébête et ses yeux mi-clos ne fixaient pas l’objectif, mais la
personne à

son côté, c’est-à-dire, elle-même. Elle ne s’en tirait pas mieux : bouche ouverte, regard exorbité, on
aurait dit qu’elle avait

pris la foudre. La tension de ses épaules donnait l’impression qu’elle n’avait pas de cou. C’était un
portrait très peu flatteur.

Mais il y avait un côté positif, dans tout ça : on ne voyait pas ses seins et, de toute façon, sa mère elle-
même ne l’aurait pas

reconnue.

— Je crois que j’ai trop pris au pied de la lettre l’ordre de ne pas bouger. Je suis raide comme une statue.
— Nous faisons peur, confirma Kyle, hilare. Je pense qu’il faut éviter d’utiliser cette image pour le
trombinoscope du

journal, qu’en dis-tu ?

Emma rit de plus belle.

— C’est pire que ma photo de classe de quatrième. Sinon, c’est évident qu’on a des personnalités à
l’opposé ! Une

image vaut mille mots, c’est clair.

Leurs différences se voyaient comme le vert étalé sur toute leur figure. Elle devait pourtant admettre
qu’ils avaient passé

un excellent après-midi, il l’avait poussée à se détendre et elle l’avait poussé à travailler. Hum. Facile de
deviner qui en était

sorti gagnant.

Kyle était sur le point de répondre lorsque la voix du DJ annonça, par les haut-parleurs :

— Et la prochaine star c’est… Emma ! Emma, à toi de jouer. On l’applaudit très fort.

Oh ! Seigneur.

Elle but un peu plus de bière en essayant de se rappeler pourquoi dans le temps elle adorait le karaoké.

Ah, oui, elle était jeune et stupide.

Kyle l’embrassa sur la joue et leva les deux pouces pour l’encourager comme elle avançait vers la scène,
enfin, les

quelques planches surélevées qui faisaient office de scène derrière un prompteur hors d’âge. Commencer
avec Like a Virgin

lui avait paru présomptueux et voué à échouer, elle avait opté pour Before He Cheats — Avant qu’il ne
me trompe — pour

s’échauffer la voix .

Après quelques notes un peu chevrotantes, elle prit ses marques et, à la fin de la première strophe, elle se
rappela enfin

pourquoi elle aimait tant chanter. C’était libérateur. Euphorisant. C’était comme lever les bras sur la
descente du grand huit.

Derrière le micro, elle n’était plus Emma, mais Carrie Underwood qui racontait une histoire. Et c’était
génial. Elle s’éclatait.
Les gens bougeaient sur leurs chaises, enthousiastes, des filles hochaient la tête, complètement d’accord
avec l’héroïne de la

chanson qui réglait ses comptes à un boy-friend volage.

— Merci à tous ! lança-t-elle avec une petite révérence à la fin du morceau, un peu essoufflée par
l’émotion.

Dans la foulée elle réinscrivit son nom sur la liste en demandant Like a Virgin. Puisqu’elle avait décidé
de sortir de sa

carapace, autant le faire à fond et avec panache.

Kyle l’accueillit avec des hourras et des bravos. Rougissante et grisée, elle finit sa bière et en commanda
une autre. Elle

s’aperçut alors qu’elle se trouvait en sandwich entre les jambes de Kyle, qui avait posé ses mains au bas
de son dos, enfin, là

où son dos n’était plus son dos… C’était important, ou pas ? Il avait déjà touché ses fesses, et ils
n’étaient pas dans un

établissement particulièrement chic. C’était grave, s’ils fricotaient un peu ? Ils n’étaient pas non plus en
train de s’arracher

leurs vêtements devant tout le monde, ce n’était qu’une main baladeuse qui dansait de façon très agréable
sur son corps.

De plus, demain, leur amnésie volontaire effacerait tout. Pourquoi ne pas en profiter ?

Enhardie, elle le laissa l’embrasser à pleine bouche, sous le regard noir de la serveuse.

— La serveuse nous déteste, murmura-t-elle.

— Elle est juste jalouse, répondit-il tout contre sa bouche. Elle aimerait bien avoir ton physique. Et ta
voix. Et le beau

gosse qui t’embrasse.

— Beau gosse, hein ?

— Exactement, fit-il avec un de ses sourires sexy à se damner. Oh ? Qu’est-ce que j’entends ? On
t’appelle ! C’est ton

tour de nouveau.

Cette fois-ci, elle monta sur scène chargée à bloc. Elle salua, flirta un peu avec la salle et, après le
refrain, elle lança
« Et maintenant, pour toi, Kyle », et plongea à quatre pattes pour finir le numéro avec, elle l’espérait, la
bonne dose de sex-

appeal. Une expérience inoubliable.

* * *

Kyle n’en croyait pas ses yeux, ni ses oreilles. Emma n’avait pas seulement une belle voix de contralto
qu’elle utilisait

avec aplomb, elle était aussi une bête de scène qui s’était mis le public dans la poche en deux temps trois
mouvements.

Justement, ses mouvements… Elle se déhanchait, se trémoussait, aguichait, lançait même des clins d’œil !
Quand ils étaient

passés chez elle, elle avait mis un jean et un top près du corps et, en la voyant accroupie sur la scène,
cheveux en désordre et

poitrine en avant, il avait cru qu’il allait flamber sur place. Et ce, avant même d’avoir vu ses jolies fesses
mises en valeur par

le jean.

— C’est vraiment une femme à part, lui dit le mec à côté de lui avec une petite bourrade.

— A qui tu le dis.

— Tu as de la chance.

— Grave.

Et il n’avait pas fini d’avoir de la chance, à en juger par les regards qu’Emma lui lançait, à son adorable
dédicace et à

la façon dont elle l’avait laissé l’embrasser en public sans même s’inquiéter du risque d’être vue par une
connaissance

commune.

Donc, quand elle revint auprès de lui, rayonnante et victorieuse, et qu’elle lui jeta les bras autour du cou
en s’exclamant

« Faisons un duo ! », il ne put qu’acquiescer.

Vingt minutes et deux bières plus tard, il se trouvait lui-même sur la petite scène à roucouler « retourne-
toi, les yeux

brillants » — pour accompagner Emma dans Total eclipse of the heart — Eclipse totale du cœur, de
Bonnie Tyler.

C’était le pied. Tout seul, il était un piètre chanteur, mais la voix d’Emma, formidable en dépit des
difficultés du

morceau, couvrait ses déficiences. Il avait décidé de se faire pardonner les fausses notes en surjouant le
déchirement, et plus il

serrait les poings et en rajoutait dans les trémolos, plus le public s’enhardissait. Emma suivit le
mouvement et chanta des

suppliques passionnées d’une voix vibrante, le regard en feu. Il se laissa tomber à genoux au moment le
plus intense de la

chanson.

Avec un sourire fatal, elle le poussa par l’épaule d’un geste impérieux et tourna les talons. La chanson
ralentit en allant

vers son triste dénouement. Dans un vidéoclip, le réalisateur aurait montré un verre se brisant contre une
cheminée en marbre,

mais puisqu’ils étaient dans ce bar bas de gamme, il se contenta de lancer avec dépit la bouteille dans la
poubelle la plus

proche en fixant Emma comme si elle lui avait arraché le cœur.

Le public, en liesse, hurla. Il n’allait pas s’en plaindre.

Mais quand Emma revint vers lui, morte de rire, l’expression dans ses yeux était si ardente qu’il comprit
qu’il fallait

trouver un lieu plus intime au plus vite.

— C’était génial, déclara-t-elle.

— Génial, répéta-t-il en la prenant par la main pour la conduire vers le bar.

Les gens leur adressaient des compliments et des sourires.

— Tu es géniale, ajouta-t-il. On y va.

— Déjà ? Mais on s’amuse, là.

Il essaya de s’expliquer.

— Emma, je te regarde séduire la foule depuis une heure et demie. Je suis si excité que je vais mourir si
je ne suis pas
en toi dans les vingt minutes qui viennent. Mourir, oui, parfaitement. Tout le sang de mon corps se trouve
concentré dans mon

sexe qui bande comme jamais de ma vie. Je le jure. Tu me comprends ? Dis-moi que tu me comprends.

Elle papillonna des yeux avec un sourire plein de compassion.

— Oh ! mon pauvre, dit-elle. Je pense qu’il faut s’en occuper tout de suite.

C’était sans doute pour cela qu’à peine dix minutes plus tard, il se retrouvait par terre dans l’entrée de
son appartement,

au-dessus d’Emma qui avait enroulé ses jambes autour de sa taille. Ils n’avaient pas réussi à atteindre la
chambre et à vrai

dire, s’ils avaient pu arriver à son appartement sans accident, c’était uniquement parce qu’il avait utilisé
toute sa force de

volonté pour ne pas lui sauter dessus dès qu’ils étaient montés dans la voiture. Et pour ne pas l’attirer sur
lui dès qu’ils étaient

entrés dans le garage.

Maintenant, ils étaient allongés sur le plancher, lui sur elle, et elle émettait des petits gémissements
gutturaux absolument

craquants en le regardant comme s’il était le meilleur amant qu’elle ait jamais connu. Un sentiment de
puissance folle

l’envahissait chaque fois qu’il plongeait dans sa chaleur accueillante, les yeux rivés aux siens. Ainsi
qu’une drôle de

sensation, nouvelle pour lui. Il avait l’impression d’être entre les bras d’Emma, en train de lui faire
l’amour, mais aussi de se

voir de l’extérieur, et de voir quelque chose en lui changer.

Ce n’était pas l’alcool, il n’avait pris que deux bières.

L’alcool n’avait rien à voir non plus avec le plaisir que lui donnait le corps d’Emma, ni avec ses seins
envoûtants qu’il

avait déshabillés avec impatience en même temps qu’il venait en elle. Elle allait avoir mal demain, au
dos et sans doute

ailleurs. Il devrait s’arrêter, l’emmener dans sa chambre et lui faire l’amour doucement, en prenant tout
son temps. Mais à ce

moment précis, elle gémit et bascula dans l’orgasme. Alors il abandonna l’idée d’arrêter ou même de
ralentir. Il s’accorda

enfin le droit de jouir en hurlant de plaisir comme il avait rêvé de le faire pendant toute la soirée, les
doigts d’Emma enfoncés

dans son dos. C’était exactement ce qu’il lui fallait.

Ils se regardèrent, à court de mots et d’oxygène. Puis, il glissa sur le côté, se releva et lui tendit la main.
Elle se laissa

aider, molle comme une marionnette sans fils, et le suivit dans la chambre, où ils s’écroulèrent, ensemble,
sur le lit.

— La vache, parvint-il à dire.

Elle se contenta de soupirer. Il sombra presque tout de suite, la main sur son sein. Il rêva d’une créature
mi-femme, mi-

tigre qui chantait que quand il la touchait, c’était comme s’il était le premier à la caresser.

Ce fut un sommeil profond, mais pas réparateur.

Chapitre 7

Claire parlait et parlait, comme chaque lundi, et, pour la huit millième fois depuis le début de la
conférence de

rédaction, Emma ferma brièvement les paupières. Ses yeux piquaient comme si elle s’était démaquillée
avec du papier de

verre et tout le bas de son dos était meurtri. Tout son corps endolori se rappelait à son bon souvenir dès
qu’elle bougeait.

Elle avait aussi une gueule de bois considérable. Mais au-dessus de tout, elle était mortifiée et elle
s’efforçait d’ignorer

Kyle, assis au bout de la table de réunion, en dépit du sourire complice et très éloquent qu’il lui avait
adressé lorsqu’elle était

entrée dans la salle.

Quand elle s’était réveillée, à l’aube, dans le lit de Kyle, elle s’était redressée d’un bond, effarée d’y être
restée toute la

nuit et choquée de s’être égarée si loin dans la passion qu’elle avait fait deux fois l’amour avec lui mais
jamais dans son lit. La

douche et le sol. Sans parler de la fellation sur le canapé alors qu’un livreur frappait à la porte. Qui
faisait ce genre de
choses ?

Elle, de toute évidence. Et elle voulait recommencer. Elle n’avait pas à réfléchir pour savoir que c’était
la meilleure

expérience sexuelle de sa vie, haut la main. Kyle était si musclé, si… bien foutu. Elle rougissait rien
qu’en y pensant.

— Emma, qu’est-ce que tu en penses ?

Surprise, elle sursauta, cognant son genou à la table. Ce qu’elle pensait n’était pas dicible à voix haute.
Ni basse.

— Eh bien…

Elle n’avait pas prêté attention à un seul mot de ce que Claire venait de dire. Alors qu’elle ne se laissait
jamais distraire

pendant la conférence du lundi… ni pendant aucune réunion. Elle écoutait attentivement et prenait des
notes. Là, tout le monde

la regardait et attendait sa réponse. Elle chercha frénétiquement dans son esprit la dernière phrase qu’elle
avait entendue. Sous

sa chemise blanche impeccable, son cœur battait à tout rompre. Elle déglutit avec difficulté, incapable de
deviner de quoi on

parlait.

— Désolé d’interrompre, intervint Kyle, mais hier, Emma et moi avons discuté longuement de la question
et je ne crois

pas qu’elle veuille traiter le vol à la légère. Si le photographe est victime de harcèlement, l’incident
d’hier est probablement

en rapport avec ça. Emma essaie de montrer qu’il y a un lien. N’est-ce pas, Emma ?

Elle le remercia du regard.

— Absolument, répondit-elle en hochant la tête avec conviction. Je pense qu’on devrait dire que le
dispositif de sécurité

prévu par les organisateurs n’a pas protégé les participants. La personne qui harcèle le photographe est
toujours en liberté et

potentiellement dangereuse. Elle a troublé, d’une façon ou d’une autre, trois des quatre derniers shootings
avec, chaque fois,

des conséquences pour les participants. A Louisville, elle s’est fait passer pour un membre de
l’organisation et a renvoyé à la

maison une centaine de personnes en prétextant que la prise de vue avait été annulée. A Pittsburgh, elle a
jonché le plateau

d’ordures. Maintenant, elle s’en prend aux vêtements… On ne sait pas quel message elle veut faire passer
ou si elle risque de

devenir violente.

Claire fronça les sourcils en secouant la tête sans qu’un seul de ses cheveux laqués à l’excès ne bouge.

— Je ne sais pas.

Emma s’était souvent demandé si elle ne portait pas une perruque. Un jour, elle en était sûre, Claire allait
tourner la tête

et ses cheveux allaient rester de face.

— Je dirais que c’est un fait marginal, continua la rédactrice en chef. Il ne justifie pas tout un article.

— En même temps, on va dédier deux papiers à ce shooting, rappela Kyle. Je pense qu’Emma pourrait
parler dans le

sien du vol et de cette histoire de harcèlement.

Emma acquiesça encore une fois. Elle avait la bouche si sèche qu’elle aurait pu boire une piscine
olympique. Ce n’était

pas, bien sûr, une raison pour laisser Kyle parler à sa place, mais son cerveau avançait à la vitesse d’une
tortue anémique et

elle n’arrivait pas à formuler des arguments consistants. Le pire, c’était qu’elle n’arrivait pas à regarder
Kyle sans le revoir

nu, la tête entre ses cuisses.

Ce n’étaient pas des pensées judicieuses au milieu d’une réunion de travail, et elle croisa les jambes sous
sa jupe

crayon en maudissant intérieurement sa libido. Ce n’était pas non plus le bon moment pour avoir une
flambée de désir. Elle

devait convaincre Claire de la laisse parler du vol sans se laisser distraire par la belle gueule de Kyle.
Voilà pourquoi ce qui

s’était passé la veille était une erreur. Enfin, une erreur… inutile de se mentir : elle referait la même
chose si c’était à refaire.
Mais ça n’enlevait rien au fait que c’était une méga-bévue et qu’elle allait payer cher son attitude
insouciante de vilaine fille.

Oh ! Seigneur. Elle avait encore laissé ses pensées divaguer ! Elle allait se ressaisir ou quoi ?

— Je suis d’accord, dit-elle péniblement.

— Si on parle du vol, fit Claire, l’équipe de Bainbridge ne voudra plus collaborer avec nous.

— Et alors ? répondit Kyle. Une fois les articles publiés, on n’a plus besoin d’eux ! Son assistante m’a
déjà filé une

image et l’autorisation pour l’utiliser. On ne va pas écrire une suite, si ?

— Sauf si le fauteur de troubles frappe de nouveau, le corrigea Emma.

— Franchement, je ne vois pas l’intérêt de s’appesantir sur le harcèlement, annonça Claire. On en


reparlera s’il se

passe quelque chose dans les trois prochains jours, par exemple, si cette personne attaque Bainbridge.

C’était donc tout ? Pas d’investigation ? Emma essaya de cacher sa déception.

— Il faut tout de même que je parle des vêtements, dit-elle.

— Bien sûr, mais sans dramatiser, répondit Claire en jouant avec la chaîne dorée à grosses mailles qui
ornait son cou.

On est dans les pages « Style », ne l’oublions pas. Les gens veulent rêver et s’amuser, pas des faits
divers.

Emma se contint pour ne pas lever les yeux au ciel. « Rêver et s’amuser ». Claire ne pouvait pas prendre
un délit de

cette ampleur au sérieux ? Si elle devait rester encore un an de plus dans cette rubrique, elle mourrait
d’ennui.

— L’image illustrera l’article de Kyle, bien sûr, dit sa chef.

— Quoi ? Pourquoi ? s’insurgea Emma en se redressant dans sa chaise si vite qu’elle faillit renverser le
café de Sandy,

assise à droite. Mon article est une chronique précise des faits, alors que celui de Kyle est un billet
d’humeur. La photo devrait

accompagner mon papier.

— Non, elle sera publiée avec son article à lui. C’est lui qui l’a obtenue, c’est lui qui l’utilise, dit Claire
en lançant à
Kyle un regard charmé. Bien joué.

Emma refoula un haut-le-cœur en inspirant profondément, mais elle ne put empêcher ses joues de rougir.
Elle éprouvait

un mélange de déception et de colère. Claire avait ses chouchous et personne ne pouvait l’arrêter.

— L’image marche mieux avec le papier d’Emma, intervint Kyle en lissant sa cravate. Ce serait mieux de
la publier

avec son article.

Claire plissa les yeux.

— D’où vient cet intérêt soudain pour le travail d’Emma ? Vous êtes devenus proches à force de vous
balader nus

ensemble ?

— Quoi ? Non ? On n’était pas nus ! protesta Kyle en tambourinant sur la table nerveusement.

A moins que ce soit juste elle qui le trouvait nerveux parce qu’elle se sentait coupable. Tout le monde
venait de

comprendre ce qui s’était passé entre eux ou c’était de la paranoïa ? Sandy et Claire la dévisageaient, et
elle sentait sur elle le

regard de trois autres collègues. Kyle, lui, fixait soudain le vide devant lui avec beaucoup d’intérêt.

— Je savais que c’était une mauvaise idée, dit Claire. Aucun de vous deux n’aurait dû participer à cette
fichue prise de

vue. Si jamais cela débouche sur une relation autre que professionnelle, des têtes vont tomber. Je me suis
bien fait

comprendre ?

— Absolument, répondit Emma, la gorge serrée. On est des pros, Claire. Ne t’inquiète pas.

Elle s’inquiétait largement pour deux. La relation « autre que professionnelle » avait déjà eu lieu, elle ne
pouvait pas

revenir en arrière. Non pas qu’elle l’aurait voulu. Enfin, si : pour recommencer.

Sandy murmura alors à son oreille :

— Ça donne quoi, Kyle, torse nu ? C’est aussi bien que dans mon imagination ?

Emma la regarda, choquée. Sandy avait plus de cinquante ans et était mariée depuis au moins trente…
Mais elle

semblait si désireuse de savoir qu’Emma hocha la tête.

— Oui, il vaut le détour.

C’était la vérité, après tout.

— J’en étais sûre, fit Sandy avec un soupir. Si j’étais dix ans plus jeune, je me jetterais sur lui la tête la
première.

Emma toussota.

— Et tu te ferais virer par Claire, non ?

— Ça en vaudrait la peine.

Etait-ce le cas ? Emma repensa à ce qui s’était passé. Les rires, les orgasmes multiples. Comment faire
une croix sur

tout ça ? Mais elle n’était pas prête à perdre son job pour un après-midi de luxure avec Kyle, aussi
délicieux soit-il. Personne

ne savait rien de ce qui s’était passé, mais s’ils continuaient à se voir quelqu’un finirait par s’en rendre
compte. Claire,

probablement. Elle s’était visiblement réservé Kyle pour son usage personnel.

En même temps, Kyle n’avait peut-être pas l’intention de coucher de nouveau avec elle. Dans ce cas la
question ne se

poserait même pas.

Emma soupira. Toute cette situation, avec une gueule de bois par-dessus le marché, était déprimante. Elle
tripota son

téléphone, sur lequel elle prenait d’habitude ses notes, en se demandant comment elle allait écrire un
article sur le shooting

alors qu’elle n’avait pas d’interview avec l’artiste ni assez d’informations sur le perturbateur. Avec ce
qu’elle avait, elle

pouvait écrire deux paragraphes, max.

Dès la réunion finie, elle retourna à son poste, le moral dans les chaussettes. Elle fixa l’écran de son
ordinateur, mais

elle ne voulait pas écrire l’article dans le ton léger et insouciant que Claire réclamait. Quel titre lui
donner, en plus ?
« Facéties à la prise de vue » ?

Non, pas possible.

Elle relisait ses notes en luttant contre l’envie de s’endormir sur son clavier lorsqu’elle sentit une
présence derrière

elle. Elle se tourna et découvrit avec un sursaut que c’était Kyle.

— Quoi ? demanda-t-elle, trop sèchement à son goût.

— Bonjour à toi aussi, étoile du matin, dit-il plein d’entrain comme s’ils ne s’étaient pas couchés à 2
heures du matin,

passablement enivrés et sexuellement épuisés.

Il se pencha tout près d’elle en feignant de lire quelque chose sur l’écran, une main sur sa chaise.

— Si tu ne t’étais pas enfuie ce matin, je t’aurais fait du café, murmura-t-il.

Elle se sentit piquer un fard.

— Corrige-moi si je me trompe mais il me semble qu’on était d’accord pour ne jamais reparler d’hier ?
Tu t’en

souviens ?

— J’ai juste dit que je t’aurais fait un café si tu n’avais pas disparu. Je parlais de faits qui ont eu lieu ce
matin. Je ne

vois pas en quoi cela contrevient à notre accord.

C’était de la triche et il le savait, mais elle n’allait pas le lui faire remarquer. A vrai dire, elle était ravie
qu’il soit venu

vers elle. Elle aurait été vexée et blessée s’il s’était comporté poliment comme s’il ne s’était rien passé
entre eux.

— Il fallait que je rentre chez moi pour me changer si je ne voulais pas arriver en retard.

— La prochaine fois, alors, fit-il en feignant de montrer une phrase sur l’écran.

La prochaine fois ? Il voulait recommencer ? Se rendre compte que Kyle la désirait encore et qu’elle
coucherait

probablement de nouveau avec lui fit monter d’un bond la température de son corps. La honte, non ?
Comment pouvait-elle se

retrouver tremblante d’excitation au bureau à 10 heures du matin un lundi ? Ça ne lui ressemblait pas,
mais pas du tout, et

pourtant, dès que Kyle se trouvait dans les parages, elle se mettait en émoi.

— Il n’y aura pas de prochaine fois, dit-elle. Tu as entendu Claire, non ?

— Ce qu’on fait pendant notre temps libre ne la regarde pas, répondit-il en se redressant.

Il s’appuya sur le bureau, pieds croisés, mains dans les poches. C’était dans ses habitudes, et elle le
savait, de se

balader dans les box et de discuter avec ses collègues juste pour le plaisir. Mais il ne lui rendait jamais
visite, et elle était

persuadée que leurs collègues n’allaient pas tarder à en déduire que leur relation avait changé. Son corps,
en tout cas, en était

terriblement conscient. Ses seins qui pointaient, notamment.

— Ce n’est ni le moment ni l’endroit pour en parler, fit-elle entre ses dents avec un sourire hypocrite.
Mais je tiens à

souligner qu’hier ne devait pas être mentionné aujourd’hui.

Non pas qu’elle se sente capable de se tenir elle-même à leur accord. Encore moins qu’elle veuille
vraiment qu’il s’y

plie, parce que… Qu’est-ce qui pourrait être pire qu’un mec qui sait qu’il pourrait coucher facilement
avec toi mais qui

décline l’offre ? Elle se frotta les tempes.

— Tu as mal à la tête ? demanda-t-il. On a exagéré un petit peu, hier. J’ai de l’ibuprofène dans mon
bureau, si tu en as

besoin.

Il le faisait exprès ou quoi ? Il n’avait pas compris ?

— Je pense que ça ira mieux dès que tu t’en iras, dit-elle en regardant autour d’eux pour vérifier que
personne ne prêtait

attention à leur échange.

— Je m’en vais dès que tu acceptes mon invitation à dîner.

— Quoi ? Tu es fou ? demanda-t-elle d’un ton trop haut pour être prudent.

Elle croisa les jambes d’un geste déterminé en essuyant ses paumes moites sur sa jupe. L’idée de dîner
avec Kyle et plus

si affinités la faisait-elle se consumer de désir ? Oui. Etait-elle stupide ? Pas à ce point.

— J’ai une suggestion pour ton article, insista-t-il. Je crois qu’il y a un moyen de tout bien goupiller, mais
on n’a que

jusqu’à demain après-midi pour tenter notre coup, alors il faut que tu viennes chez moi ce soir à 7 heures.
Rien d’illégal, sois

rassurée.

Il semblait sur le point de partir quand il se retourna pour murmurer à son oreille :

— Pas la peine de porter une culotte. Tu n’en auras pas besoin.

Elle garda les yeux rivés à l’ordinateur, se refusant à lui accorder ne serait-ce qu’un regard. Elle n’aimait
pas qu’on lui

dise quoi faire et elle ne voulait pas risquer son emploi.

Elle avait pourtant la désolante intuition qu’elle n’allait pas résister à l’invitation de Kyle. Elle était très
curieuse de

savoir ce qu’il avait à dire sur son article. Et, au passage, sur la culotte qu’elle comptait absolument
porter.

* * *

Kyle estimait qu’il y avait cinquante pour cent de chances qu’Emma lui pose un lapin, mais cela ne
l’empêcha pas de

préparer un bon dîner et de mettre une bouteille de vin au frais. Si finalement elle ne venait pas, il
mangerait la moitié du

saumon sauvage ce soir et garderait l’autre moitié pour le déjeuner du lendemain.

Mais il espérait sincèrement qu’elle viendrait. Il y tenait même plus qu’il ne voudrait l’admettre.

Il aimait les femmes et adorait les rencontres, mais cette fois il y avait quelque chose de différent. Il
n’avait été

amoureux pour de bon qu’une fois dans sa vie. Une histoire passionnée avec une étudiante de sa fac…
vouée à l’échec depuis

le début. Elle avait été moins amoureuse de lui que de l’idée d’être amoureuse de lui, et leur relation
s’était finie en

catastrophe, comme il fallait s’y attendre, quand elle avait voulu rompre et qu’il l’avait suppliée de
revenir sur sa décision. Il

avait vécu l’expérience la plus humiliante de sa vie, ce soir-là quand il l’avait implorée de leur donner
une seconde chance

dans un bar plein à craquer. Depuis, bien qu’il n’ait pas cherché sciemment à éviter les relations
sérieuses, il n’en avait pas eu.

Mais ça ne l’avait pas empêché de sortir avec un nombre non négligeable de femmes et d’y trouver
beaucoup de plaisir…

Pourtant, c’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un comme Emma. Quelqu’un d’aussi résolu et
zélé. Il ne savait

pas encore s’il se sentait attiré par elle parce qu’elle représentait un défi ou s’il s’agissait de quelque
chose de plus profond,

mais il voulait absolument la voir en dehors du bureau. La journée qu’ils avaient partagée lui avait ouvert
les yeux. Emma

pouvait être, tour à tour, rigide, timide et chipie. Et sexy, et fascinante, et exquise. Et si sûre d’elle-même
sur scène, ou quand

elle l’avait sucé… C’était un mélange des plus intrigants. Oui, il voulait en savoir plus sur elle.

Et puis, il avait vraiment une idée à lui proposer pour son article. Emma avait raison ce matin : l’angle
proposé par

Claire manquait complètement d’intérêt. On ne pouvait traiter le vol des vêtements à la légère quand on
savait que quelqu’un

avait déjà causé ce genre de troubles sur les shootings précédents.

Après avoir essuyé le plan de travail, Kyle reporta son attention vers les fourneaux. Il ne cuisinait que
depuis peu, mais

il adorait ça, surtout le côté créatif. Il avait disposé le saumon grillé sur une planche de bois, entouré de
sa garniture

d’asperges vertes et tomates cerises arrosées d’huile d’olive et romarin. Le riz pilaf attendait au chaud
dans le four et il avait

choisi un bon chardonnay pour accompagner le tout. Essayait-il d’impressionner Emma ? C’était fort
possible.

Et elle pouvait détester violemment le poisson. Ou le détester, lui, avec véhémence. On ne pouvait pas
dire qu’elle avait

été chaleureuse au bureau, mais elle prenait les menaces de Claire plus au sérieux que lui. Il savait que
leur boss aboyait mais

ne mordait pas. Elle n’allait pas renvoyer deux bons journalistes et, de toute façon, s’ils restaient discrets
sur leur liaison,

personne n’en saurait rien.

Quant à leur résolution de ne jamais recommencer… Il n’avait pas signé un contrat, si ? Emma devrait
même être flattée

qu’il veuille sortir avec elle. C’était la première fois de sa vie qu’il souhaitait qu’une aventure d’une nuit
se prolonge. Avec

Emma il voulait plus. Il voulait, une relation…

Une relation qui pour l’instant n’existait que dans son imagination. Il regarda l’heure sur son portable. 19
h 08. Elle

n’allait pas venir.

Furieux contre lui-même, il engloutit un bout d’asperge. Il n’avait pas l’habitude de se sentir autant hors
jeu. C’était

agaçant. Il mâchonna rageusement. Ce sentiment de mal-être qui l’avait empêché de trouver un sommeil
réparateur cette nuit,

était-ce… de la peur ? Oui, il avait peur. Peur de ses sentiments qui se développaient trop vite et peur
aussi d’être rejeté.

La sonnette retentit.

La fourchette qu’il avait à la main tomba par terre, il mâcha encore plus vite. Emma était venue. Il allait
passer plus de

temps avec elle, au lit et ailleurs. La veille il n’aurait pas imaginé que ce serait important pour lui, mais
aujourd’hui, de toute

évidence, ça l’était. Il s’était douché et changé en rentrant. Il avait même changé les draps, au cas où.

Il ouvrit la porte après avoir vérifié dans la glace de l’entrée qu’il n’avait pas un bout de légume coincé
entre les dents.

— Salut, lança-t-il avec un sourire. Merci d’être venue.

Emma, vêtue d’un jean et d’un T-shirt blanc tout simple, regardait nerveusement autour d’elle, comme si
elle s’attendait

à ce que Claire surgisse de l’escalier d’incendie et l’amène au poste. Elle entra dans l’appartement, se
tourna vers lui et tira
l’élastique de sa culotte par-dessus le jean pour montrer qu’elle en portait une.

Il écarquilla les yeux.

— Sacrée façon de dire bonjour !

— Je voulais que tu saches que je ne suis pas venue pour m’amuser.

— Tant mieux, parce que je ne suis pas un clown.

Elle roula des yeux.

— Sérieusement, Kyle. Je ne veux pas me mettre Claire à dos.

— Claire n’est pas là, fit-il en s’efforçant de ne pas sourire pour ne pas l’énerver davantage. Mais toi, tu
es là, et moi

aussi. Il y a du saumon au four et du vin au frais. C’est tout. Ni plus, ni moins.

— Tu… tu me déconcertes.

— Ah ! Alors, on est quittes, parce que toi aussi, tu me déconcertes. Pourquoi es-tu venue si ne veux pas
passer du

temps avec moi ?

Il avança vers le coin-cuisine et arrangea aussi joliment qu’il le put la nourriture sur deux assiettes qu’il
disposa sur sa

petite table.

— Parce que tu as dit que tu avais des infos sur le harcèlement de Bainbridge. C’est son assistante qui t’a
dit quelque

chose ?

— Non. Et je n’ai pas dit que j’avais des infos.

C’était le bon moment, décida-t-il, de sortir le vin du frigidaire. Il l’ouvrit prestement en ajoutant :

— J’ai dit que j’avais trouvé une idée et peut-être un bon plan. Mais assieds-toi, on peut discuter de tout
ça en dînant.

Emma ne s’était pas assise, elle restait debout, basculant le poids de son corps d’un pied sur l’autre. Qu’à
cela ne

tienne. Il remplit les verres à pied qu’il avait disposés sur la table. Elle l’arrêta d’un geste.

— Je ne vais pas prendre de vin.


Plus elle rechignait, plus il avait envie de la décoincer, de retrouver l’Emma pétillante de la veille. Il
posa la bouteille

et franchit l’espace qui les séparait pour poser une main sur sa hanche sculpturale. Des images de leurs
corps en pleine action

l’assaillirent aussitôt.

— Et un baiser ?

Elle ne s’enfuit pas en courant. Partant du principe que qui ne dit pas mot consent, il frôla doucement sa
bouche avec la

sienne en laissant ses paupières se fermer. Cette fille pourrait faire de lui ce qu’elle voulait, sa seule
présence le retournait.

C’était dingue.

— Je pense que je suis encore sous l’emprise de l’alcool, murmura-t-elle.

Il sentit les mains d’Emma se poser sur sa taille.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que je n’aurais pas dû venir. Et je ne devrais surtout pas être en train de t’embrasser.

— Tu n’as pas à t’en faire pour Claire, vraiment. Elle ne va pas nous virer et on peut rester discrets.

Il l’espérait, en tout cas. Et il comptait faire son possible.

— Est-ce qu’on peut vraiment ? demanda-t-elle en prenant un verre de vin. Je n’en reviens pas que tu aies
cuisiné. Je

suis impressionnée.

Kyle se détourna pour attraper son verre de vin. S’il commençait à bander au moindre petit compliment,
il était mal

barré.

— J’ai pris des cours.

Elle s’installa à table.

— Des cours ? C’est ébouriffant !

— Tu parles comme mon grand-père, fit-il en s’installant en face d’elle. Et c’est très sexy.

— J’ai grandi avec ma mère et mon grand-père, j’ai dû intégrer ses expressions. Mais parle-moi plutôt du
harcèlement.
— Ton grand-père était-il un homme opiniâtre comme sa petite fille ?

Kyle goûta le saumon. Un peu froid, mais tout à fait délicieux. A vrai dire il n’avait aucune envie de
parler boutique,

mais il devait le faire ou Emma l’accuserait de l’avoir attirée chez lui en usant d’un prétexte.

— Absolument, je tiens de lui.

— D’accord, je ne te fais plus attendre. Voilà mon idée : si on arrive à identifier le harceleur, Claire sera
obligée

d’aborder le sujet sous un angle plus sérieux.

Emma arrêta sa fourchette à mi-chemin de sa bouche.

— Comment pourrait-on faire, d’après toi ? Je dois rendre l’article dans moins de vingt-quatre heures.

— Réfléchis : Ian Bainbridge doit savoir qui est cette personne. Si l’agression était un geste politique, les
auteurs

n’auraient pas manqué d’inonder le site du shooting de tags ou de communiquer avec la presse pour bien
faire passer leur

message. Mais il n’en est rien, ce qui signifie que ce n’est pas un acte militant. C’est personnel.

Il avait passé la journée à y réfléchir, et c’était le seul scénario qui tenait la route.

— Alors quoi, il a un ennemi juré, ou quelque chose comme ça ? Un autre photographe, jaloux de son
succès ? Je n’ai

aucune preuve, mais pour moi ça ressemble plus à une attaque improvisée de la part d’une amoureuse
dépitée.

— Je suis d’accord. Je crois qu’il y a de bonnes chances que le coupable soit une femme. Une femme qui
a décidé

qu’elle était amoureuse de Ian ou Ian d’elle. On peut imaginer une nana qui voit les shootings comme une
sorte de trahison.

C’est classique chez ceux qui harcèlent les célébrités : même s’ils n’ont jamais rencontré l’objet de leur
obsession, ils sont

persuadés qu’il y a un lien secret entre eux. C’est effrayant, mais ça arrive.

— Très bien, on est d’accord, mais ça ne nous apprend rien sur l’identité de cette personne. Les flics ne
semblent pas

avoir le moindre indice.


Qu’elle était naïve !

— Allons, Emma, ils n’ont même pas essayé. On parle de trois villes différentes et donc de trois services
de police

différents. Mais je parie que Ian, ou au moins quelqu’un de son équipe, a des soupçons. Il se peut même
qu’ils aient été

contactés. Ces gens-là aiment se faire remarquer, ils laissent des messages, ou des petits cadeaux à leurs
victimes, et…

Elle l’interrompit.

— Ça me semble bien compliqué. On doit trouver comment en apprendre plus sur l’identité de cette
personne. Ensuite,

trouver les preuves qu’elle est bien la coupable. Le tout, avant demain.

— Je croyais que tu étais tenace. Un journaliste lancée sur une enquête ne parle pas comme ça. Et moi qui
croyais que tu

en étais une.

— Ton petit jeu ne prendra pas : tu crois que je suis incapable de ne pas relever un défi, c’est ça ?

Il éclata de rire.

— Non ! J’essaie de t’aider et je le jure, je n’attends rien en retour. Tout simplement, je pense, comme
toi, qu’il y a

anguille sous roche. On a juste à trouver la roche pour la dénicher. D’urgence.

— Par où on commence ? On contacte l’assistante de Ian ?

— C’est fait. Je lui ai parlé cet aprèm, annonça-t-il avec un sourire fier. Nous avons une interview avec
M. Bainbridge

lui-même dans une heure, juste avant qu’il quitte la ville.

Cette fois-ci, il l’avait vraiment épatée, il le voyait dans son regard.

— Quoi ? Ce n’est pas une blague ? Comment tu as fait ?

— J’ai mes astuces.

En l’occurrence, devenir très copain avec l’assistante de Bainbridge, Rosanna, une jeune fille délicieuse.
Mais il ne

comptait pas l’avouer à Emma, car cela confirmerait l’opinion qu’elle avait de lui. Il n’en pensait pas
moins que l’approche

stricte d’Emma n’était pas toujours le meilleur moyen d’obtenir les informations dont un journaliste a
besoin. Parfois, il

suffisait d’être sympa, sans pour autant manipuler ou tromper qui que ce soit. En général, les gens lui
communiquaient ce qu’ils

savaient de bonne grâce, ils étaient même contents de l’aider.

Rosanna s’était montrée assez bavarde, et si elle ne savait pas grand-chose sur le vol, son patron avait,
apparemment,

des infos plus précises. Toujours d’après Rosanna, Ian aurait même embauché un garde du corps en
prévision de nouveaux

troubles.

— Je crois que je préfère ne pas connaître tes méthodes, dit-elle. Elles me font peur. Mais ce serait
génial, si j’arrivais

à tirer un article sérieux de tout ça. On a beaucoup parlé dernièrement de l’utilité des lois anti-
harcèlement, et je pourrais faire

le lien.

L’excitation teintait de rose ses joues et faisait briller ses yeux.

— On va essayer, dit-il en prenant une gorgée de vin. Comme tu sais, j’ai surtout travaillé dans la section
« Sports » et

je n’ai jamais eu l’occasion de traiter un sujet comme celui-ci. Je comprends ton envie de fouiller en
profondeur une affaire

sérieuse.

Elle l’étudia avec une attention qui le rendit presque mal à l’aise. C’était comme si elle regardait au-delà
de ses propos,

à l’intérieur de lui, et il n’en avait pas l’habitude. Il montrait aux gens sa facette la plus légère, voire
superficielle, celle du

gars à qui la vie sourit et qui sourit à la vie. Et à sa connaissance, les gens se contentaient de cette facette
et ne cherchaient pas

plus loin.

— Pourquoi as-tu quitté les sports ? D’après la rumeur tu aurais des choses à te reprocher.
— Oui, je sais. J’ai prêté mon passe presse à un pote. Il a pu entrer dans le vestiaire et rencontrer les
joueurs du

Cleveland Browns. On m’a mis ailleurs… Que veux-tu ? J’ai enfreint les règles et je l’ai fait exprès,
donc je méritais le

blâme.

— Mais pourquoi as-tu pris ce risque ? demanda-t-elle, visiblement déroutée.

— Ce mec, il avait un cancer. Il était en train de mourir, dit-il tout bas. Et il est mort. C’était la seule
chose que je

pouvais faire pour lui, alors je l’ai fait. Sans m’inquiéter des conséquences. D’ailleurs, elles n’ont pas
été si horribles que

ça… Je travaille à « Style de vie » avec toi, et, bonus, je serai immortalisé à jamais dans la série de Ian
Bainbridge « L’argent

et le système ».

Il haussa les épaules et finit son assiette.

Emma caressa du bout du doigt le bord de son verre.

— Tu es un type intéressant, Kyle Hadley. Plus que je ne le croyais.

— Eh bien, merci.

Il était parfaitement conscient qu’il ne donnait pas l’image de quelqu’un de profond, et il se pouvait qu’il
ne le soit pas.

Mais il savait aussi qu’il appréciait chaque jour de sa vie et qu’il appréciait, comme rarement, cet instant,
à la table de sa

cuisine, avec Emma Gideon, un sourire songeur sur son joli visage.

Chapitre 8

Emma n’en revenait pas de se trouver assise face à Ian Bainbridge en chair et en os. Elle avait passé une
semaine à

assaillir son équipe par téléphone et par e-mails et s’était fait envoyer balader systématiquement. Kyle
avait passé un coup de

fil, un seul et voilà qu’ils se retrouvaient dans un bar, à discuter comme de vieux amis. En tout cas
Rosanna, l’assistante de Ian

s’entendait à merveille avec Kyle. Ian, en revanche, ainsi qu’elle-même ne partageaient pas cette capacité
à briser

instantanément la glace.

— Alors, vous êtes originaire de Nouvelle-Zélande ? demanda-t-elle pour tenter de briser la glace.

A sa gauche, Rosanna laissa échapper un rire de diva en réponse à quelque chose que Kyle avait dit.
Emma réprima une

grimace, elle avait l’impression de participer à un double rendez-vous qui ne marchait que pour l’autre
couple. Kyle avait

couché avec elle la veille, mais ça ne semblait pas l’empêcher de passer un moment fabuleux avec cette
fille dont les rires et

les gloussements lui vrillaient les oreilles. Déterminée à ne rien laisser paraître de son agacement, Emma
se pencha vers Ian et

lui offrit son plus beau sourire. Elle allait s’essayer à la méthode de Kyle. Au lieu de démarrer
directement avec les questions

qui l’intéressaient, elle allait mettre sa casquette de fille sympa.

— On peut se tutoyer, non ? répondit Ian avec un sourire timide. Et, oui, je suis néo-zélandais. Mais vu
que je voyage

sans arrêt, ça fait un bon moment que je ne suis pas retourné dans mon pays.

— J’imagine que ce sont les aléas du métier d’artiste, n’est-ce pas ? On voyage, ce qui est très excitant,
mais on ne peut

pas se poser vraiment, en même temps.

— Le challenge d’être un artiste aujourd’hui, c’est que pour avoir du succès il faut aussi être commercial,
ce qui est

souvent une entrave à la créativité. Mais ce n’est pas une conversation pour un lundi soir avec une jolie
femme… Donc, Kyle

c’est ton petit ami ?

— Quoi ? Non. Seigneur, non !

Elle aurait pu se donner des baffes pour cette réaction si vive.

— Qu’est-ce qui te fait demander ça ? fit-elle en luttant pour ne pas se tourner vers Kyle.

— Parce que tu n’arrêtes pas de le regarder et que j’ai comme l’impression que tu aimerais étrangler
Rosanna. Je dois
dire, ajouta-t-il en se penchant vers elle, que je te comprends… Ce gloussement. Insupportable.

Elle rit, désarmée par le charme de Ian et ses efforts évidents pour la mettre à l’aise.

— Oh ! Rosanna a l’air sympa. Et, non, Kyle n’est pas mon petit ami. Nous sommes collègues, on pourrait
même dire

que nous sommes amis.

En tout cas, elle aimait à penser qu’ils avaient avancé dans ce domaine. Même si, pour une raison qui lui
échappait, elle

n’irait pas jusqu’à dire que Rosanna pouvait le garder. Rien que l’idée la rendait jalouse, elle ne pouvait
pas le nier.

— C’est pareil, pour Rosanna et moi. Elle travaille dur et je l’apprécie, mais elle adore flirter. La
tournée est en train

de lui monter à la tête. Du sang frais dans chaque ville.

— Tant mieux pour elle. Ce n’est absolument pas mon genre, cela dit.

— Le mien non plus, les histoires sans lendemain ne m’intéressent pas.

Il n’essayait pas de la draguer, elle en était presque certaine. C’était un homme séduisant, la petite
trentaine, des traits

réguliers, des yeux magnifiques. Mais il avait l’air fatigué, comme s’il voulait se carapater en Nouvelle-
Zélande et dormir

pendant un mois.

— Avec cette histoire de harcèlement, j’imagine que tu n’as pas envie de frayer avec des inconnus, je me
trompe ?

Ce n’était pas vraiment une introduction à son interview, plutôt sa réflexion personnelle à propos de la
situation. On

devait avoir peur des nouvelles rencontres après avoir été la victime d’un harceleur.

Ian posa sa bière sur le comptoir et remonta d’un geste machinal ses lunettes noires.

— C’est complètement ridicule, de me harceler, moi. Je pourrais comprendre une opposition à ces nus
collectifs, je m’y

attendais, même. Mais cette femme semble convaincue que ces images constituent une sorte d’infidélité à
son encontre. Alors

que je ne l’ai jamais rencontrée. Du n’importe quoi, évidemment.


« Cette femme » ! Ils avaient donc vu juste !

— Elle pense que tu la trompes quand tu prends d’autres femmes en photo ?

— Oui. Dingue, non ? Pour commencer, je ne sais même pas qui c’est, je sais qu’elle s’appelle Savannah,
c’est tout. Je

n’ai aucune relation avec elle. Mais en plus, mes images n’exploitent pas la nudité féminine. Je ne montre
pas des seins et des

fesses pour faire du fric. C’est de l’art militant.

Emma s’agrippa au bar en essayant de ne pas trop montrer son excitation. La perturbatrice s’appelait
Savannah, un

prénom peu courant. Elle voyait bien que ce qui indignait vraiment Ian, c’était que l’on se méprenne sur
ses intentions, mais,

franchement, elle s’en fichait.

— C’est vraiment tordu, en effet, répondit-elle. Je sais que des policiers sont intervenus, mais est-ce
qu’ils ont des

indices, au moins, concernant son identité ?

— Ils n’ont pas été très efficaces parce que je bouge trop, et que chaque incident tombe sous la coupe
d’un service de

police différent. A mon avis, cette fille compte pas mal sur le fait qu’on ne va pas la rechercher
sérieusement.

— Elle t’a envoyé des e-mails ou des lettres ?

— Oui, plein. Elle les envoie depuis des ordinateurs publics, les adresses électroniques changent aussi
chaque fois.

Parfois elle me dit qu’elle m’aime, d’autres elle me reproche ma fascination pour les femmes. C’est
embêtant, mais je ne crois

pas qu’elle devienne violente ou dangereuse. J’espère juste que ça ne va pas effrayer les gens et les
dissuader de venir sur mes

shootings.

— Je ne crois pas, les gens aiment participer à de grands projets. J’étais moi-même au shooting d’hier
alors que je suis

hyper-prude.
Tout en discutant, elle se demandait si c’était un bon moment pour lui demander des copies de ces e-mails
ou s’il allait

s’insurger.

— Mon agent a insisté pour que je prenne un garde du corps, c’est un coup dur pour ma vie privée,
soupira-t-il avec un

sourire dépité. Je l’ai semée ce soir, mais si tout à coup je m’enfuis, c’est qu’elle m’aura retrouvé.

— C’est une femme ?

Il hocha la tête.

— Un véritable dragon.

Rosanna se pencha alors sur le bar poisseux et faillit renverser leurs verres dans son effort pour attirer
l’attention de son

patron.

— Tu as de la monnaie ? Kyle et moi voulons utiliser le juke-box.

— Je ne suis pas ton père, tu sais ? grogna Ian. Je n’ai pas de monnaie. Et en plus, tu es en train de
tremper tes cheveux

dans le vin d’Emma.

Des boucles jais trempées dans son chardonnay ? Dégueu, même si les cheveux de Rosanna étaient très
beaux — et à

l’opposé des siens, raides et blonds. Toute en longueur, sans même un soupçon de hanches, l’assistante de
Ian avait une beauté

androgyne, contrebalancée par une chevelure opulente. A son grand dam, Emma sentit sa jalousie
bouillonner de plus belle.

— J’ai de la monnaie, annonça Kyle, la main dans la poche de son jean.

— Génial ! glapit Rosanna en le prenant par le bras pour l’entraîner loin du bar.

Kyle se laissa faire avec un regard amusé auquel Emma répondit avec un regard noir. Elle n’avait aucun
droit sur lui,

bien sûr que non, mais elle estimait qu’il aurait dû au moins laisser les draps refroidir avant d’inviter une
autre femme dans

son lit. Flirter ouvertement avec une autre femme sous ses yeux était pour le moins indélicat. Et très
agaçant.
— Cette fille me fait me sentir comme un vieux schnock, fit Ian.

Pas étonnant, vu qu’elle se comportait comme si elle avait douze ans d’âge mental. Emma tenta de
maîtriser son

agacement. Elle avait des affaires plus importantes à traiter.

— Je me demande d’où lui vient cette fixation sur toi, à cette Savannah. Qu’est-ce qui déclenche
l’obsession, chez ce

genre de personnes ? C’est un sujet très intéressant.

— Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Ian d’un air peu intéressé. Elle a mentionné qu’elle travaillait dans
un pub que j’ai

fréquenté à Pittsburgh. Je n’ai pas souvenir de l’avoir rencontrée.

Emma écoutait attentivement pour enregistrer tous les détails. Retrouver la trace de cette fille commençait
à lui paraître

possible.

— Il n’y avait pas là-bas quelqu’un qui discutait avec toi de ton travail, de tes photos ?

— Pas dans mon souvenir. C’était un quartier très hétéroclite. Tout le monde portait des piercings et
s’intéressait à la

contre-culture.

— Il s’appelait comment ?

Ian marqua un temps avant de répondre, comme s’il la soupçonnait d’avoir des intentions cachées.

— Church Street, finit-il par répondre.

— C’est le nom ou l’adresse ?

— Le nom, dit-il avec un sourire des plus sincères. Hipsters exclusivement, d’ailleurs !

— Quoi, tu ne me trouves pas assez branchée ? plaisanta-t-elle. Moi qui croyais que c’était justement
mon point fort. Tu

crois que je devrais me faire un piercing ? Ou tatouer ?

— Un quoi ? intervint Kyle, de retour sur son tabouret. Ne t’avise pas de te faire un tatouage !

Prise au dépourvu, elle lui décocha un regard peu amène.

— Et pourquoi pas ? Je peux me faire faire tous les tatouages que je veux.
Elle n’en avait pas la moindre intention, mais Kyle n’avait pas son mot à dire à ce sujet, encore moins
avec Rosanna

pendue à son bras comme un ouistiti à sa branche. En plus, il avait interrompu sa conversation avec Ian,
juste quand ça

devenait vraiment intéressant.

Kyle la fusilla du regard.

— Tu veux bientôt y aller, Emma ? Il me semble que tu commences de bonne heure, demain.

D’où ça sortait ? Le lendemain était un mardi tout à fait banal, et là, il n’était même pas 10 heures. Kyle
essayait-il de

lui faire passer un message ?

— Ça va, dit-elle, finalement. J’ai le temps.

— Tu es sûre ? Je sais que tu n’es pas un oiseau de nuit.

Il n’en savait rien, qu’est-ce qu’il racontait ? C’était évident, cependant, qu’il voulait à tout prix qu’elle
s’en aille.

Pourquoi tenait-il aut…

Tout à coup, elle comprit. Il voulait qu’elle débarrasse le plancher pour prendre ses aises avec Rosanna.

Elle n’allait pas s’énerver. Non. Ou plutôt, elle n’allait pas montrer qu’elle était énervée, même si elle
enfonçait les

ongles dans son jean et serrait les dents à s’en abîmer l’émail. Que faire ? Partir et lui laisser quartier
libre ou se braquer et

gâcher ses plans ? Elle n’arrivait pas à se décider entre faire la sourde oreille et jouer la fille de l’air
pour lui montrer qu’elle

se fichait bien de la façon dont il comptait terminer la nuit.

Ian la devança.

— Nous devons décoller, de toute façon. Demain matin, notre car pour Chicago part de bonne heure.

— Bien sûr, fit Kyle. C’était super, de te rencontrer. Merci d’avoir pris le temps de nous parler.

Il insista pour payer la note, et pendant qu’il le faisait, Emma s’aperçut que Rosanna la dévisageait.

— Travailler avec Ian doit être passionnant, dit-elle pour éviter le malaise.

— C’est bien, fut la réponse tiède de Rosanna. Mais c’est difficile de rencontrer des gens, avec tous ces
déplacements.

Emma garda pour elle les commentaires de Ian sur la question.

— Je comprends, mais un jour, tu seras heureuse d’avoir pu connaître du pays.

— Quand j’aurai ton âge, tu veux dire ? Parce que j’espère ne jamais avoir ton poids.

Oh ! Non, mais ! C’était quoi, cette vacherie parfaitement gratuite ? Emma n’en revenait pas. Elle n’avait
jamais su

réagir à ce genre de perfidie. Quand elle était à la fac, elle avait été trop occupée à apprendre le
journalisme et la finance pour

fourbir ses armes contre les railleries et les poignards dans le dos. Elle ne savait pas quoi dire, mais elle
savait en revanche

qu’elle ne voulait pas laisser cette gamine l’intimider et encore moins la blesser.

Soudain, comme un cadeau tombé du ciel envoyé par la déesse de la repartie, elle trouva une méchante
réponse pour lui

rabattre le caquet.

— Quand tu auras mon âge, tu regarderas en arrière en regrettant de ne pas avoir mis un préservatif quand
il le fallait,

répondit-elle d’un ton très calme.

Pas mal, pour quelqu’un qui n’avait jamais joué à ce jeu. Elle essaya de ne pas sourire.

A côté d’elle, un son qui ressemblait à s’y méprendre à un éclat de rire étouffé, retentit.

— C’est quoi, ton problème ? s’offusqua Rosanna.

— Je n’ai aucun problème, rétorqua-t-elle en se relevant et en serrant la main de Ian. C’était un plaisir de
parler avec

toi. Je pense que l’article sera mis en avant dans notre édition de mercredi. J’ai hâte de voir la série
complète, quand tu auras

fini.

— Tout le plaisir était pour moi, Emma. Et merci beaucoup, passe une bonne fin de soirée. Tu viens avec
moi,

Rosanna ?

— Ça dépend, répondit son assistante en fixant Kyle.


Qui lui serra la main.

— Merci pour tout. C’était sympa en dépit de tes goûts musicaux lamentables, dit-il. Amuse-toi bien à
Chicago.

Il conclut ses adieux avec un clin d’œil, posa la main dans le dos d’Emma et la poussa vers la sortie. Elle
eut à peine le

temps d’attraper son sac.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’insurgea-t-elle dès qu’ils se trouvèrent sur le trottoir. Je croyais que tu
voulais

conclure avec Rosanna.

Il lâcha un grognement exaspéré.

— Non, je ne veux pas conclure avec Rosanna. Je veux rentrer avec toi, mais pour l’instant, j’essaye
surtout de ne pas

me fâcher parce que tu me crois capable de venir avec toi dans un bar et de repartir avec une autre.

Emma pressa le pas pour rester à sa hauteur. Son cœur battait trop vite, et elle n’aimait pas éprouver de
la jalousie. Elle

se sentait petite, mesquine.

— Tu la collais bien, en tout cas.

— C’était elle qui me collait, pas le contraire. J’ai essayé d’être sympa, pas de la draguer, il y a une
différence. Je

n’avais pas d’idée derrière la tête, sinon de te laisser une chance de parler à Ian en tête à tête.

— Oh.

C’était plausible, dit comme ça. Kyle était très sociable, elle le savait, elle le voyait chaque jour au
bureau. C’était un

homme charmant, pas un charmeur. Elle essaya de se souvenir de ce qui s’était passé exactement dans le
bar, mais elle s’arrêta

aussitôt, c’était indigne d’elle et une perte de temps. Qu’il ait dragué Rosanna ou pas, peu importait. Il
n’était pas son petit

ami.

N’empêche, deux personnes qui couchent ensemble se doivent un minimum de considération l’un pour
l’autre, non ?
D’un autre côté, ils ne couchaient pas ensemble de façon régulière. Il n’y avait eu qu’un épisode isolé.

— Voilà pourquoi on aurait dû s’abstenir, dit-elle. Ça me prend la tête et je n’ai été avec toi qu’une fois.
Dont on était

censés ne plus jamais parler.

— Qu’est-ce qui te prend la tête ? Mon supposé flirt avec Rosanna ? Je ne ferais jamais ça, ça ne me
ressemble pas.

Elle lui lança une œillade rapide, il fronçait les sourcils, les mains enfoncées dans les poches. Que dire ?

— Comment puis-je savoir ce qui te ressemble et ne te ressemble pas ?

— On devrait discuter un peu, dit-il en ouvrant la voiture, garée à quelques mètres.

Discuter… Elle n’était pas sûre d’en avoir envie si cela impliquait de reconnaître qu’elle se comportait
de façon

irrationnelle. Il faisait doux et la brise ramenait ses cheveux sur son visage. Elle les repoussa derrière ses
oreilles.

— De quoi, dit-elle en s’arrêtant sur le trottoir.

— Du fait que tu étais jalouse de cette fille.

C’était très embarrassant, surtout parce que c’était vrai. Elle rougit.

— Et que je l’étais de Ian.

Quoi ? Alors ça. Elle n’en croyait pas ses oreilles.

— Jaloux ? Pourquoi ?

— Parce que j’avais l’impression qu’il te faisait des avances. Donc j’étais jaloux. Je n’ai pas envie
qu’on te fasse des

avances, je veux être le seul.

— Le seul ?

Elle se doutait qu’il n’était pas en train de lui demander de lui jurer fidélité à vie, mais elle ne s’attendait
pas à ce qu’il

reconnaisse qu’il la voulait pour lui tout seul. Ni qu’il s’inquiétait qu’elle flirte, et avec qui. Tout cela
impliquait de la

jalousie, de la possessivité, ce qui ne collait pas avec l’idée qu’elle se faisait d’une aventure sans
lendemain comme la leur.
Pourquoi cette conversation la rendait-elle soudain folle de joie ?

* * *

Kyle ne put que sourire devant l’expression d’Emma, ce mélange de surprise, joie et méfiance. Il n’avait
pas cessé de

penser à elle et aux choses nombreuses, brûlantes et variées qu’il avait envie de lui faire, mais il n’avait
pas songé aux raisons

profondes de son désir… jusqu’à ce qu’il la voie discuter et rire avec Bainbridge. Il avait senti sa
poitrine se serrer en même

temps qu’il éprouvait un besoin urgent de cogner sur quelque chose. Finalement, il avait dû se rendre à
l’évidence : il était

jaloux. En dépit de sa stupéfaction, il n’avait pas tardé à accepter l’idée qu’il n’y avait qu’une solution. Il
allait tenter sa

chance avec Emma. Pour de bon.

Pas question de la voir de temps en temps au petit bonheur la chance. Ni de sortir avec elle de façon
informelle, comme

une sorte de période d’essai, afin de tester leur compatibilité sans pour autant cesser de voir d’autres
gens. Non, ça le rendrait

fou.

Ce qui se passait avec Emma était différent. Il avait envie d’être la seule cible de ses sourires, il voulait
avoir le droit

de la caresser, de mettre sa main sur son genou, sur sa taille. Apprendre à la connaître lui procurait un
plaisir qu’il ne saurait

pas définir mais qui dépassait celui de la rencontre sympa.

Et s’il voulait passer plus de temps avec elle, de façon sérieuse, il avait intérêt à s’exprimer avec toute la
sincérité dont

il était capable. Alors, il se lança.

— Je me demandais si tu voudrais sortir avec moi. Pour de bon. Je voudrais qu’on passe du temps
ensemble, et qu’on ne

voit personne d’autre. Juste nous deux.

Trop mignonne, sa réaction. On aurait dit un bébé chouette, tellement ses yeux s’étaient arrondis.
— Tu es sérieux ? Tu penses que c’est une bonne idée ? Parce que Claire…

— Claire, on s’en fiche.

— Ce n’est pas si simple…

Il lâcha un petit rire nerveux, presque choqué de ne pas se faire éconduire.

— Laissons Claire et tout le reste en dehors de l’équation. Tu veux sortir avec moi ?

« Tu veux sortir avec moi ? » Vraiment ? Il avait quel âge ? Bon sang, il était pathétique ! Mais le ridicule
ne tuait pas.

Et il voulait être cent pour cent sûr qu’ils parlaient de la même chose.

— Oui, répondit-elle.

Même si sa réponse ne débordait pas d’enthousiasme, elle avait dit oui, c’était déjà ça. Il préféra
enfoncer le clou.

— On sort ensemble, donc. On ne voit personne d’autre, c’est d’accord ?

— C’est l’idée, oui.

Il tira tout doucement sur ses cheveux, à la fois soulagé et excité.

— Tu n’as pas l’air ravie.

— On commet à mon avis une terrible erreur, dit-elle avec sa franchise habituelle. Mais apparemment, je
suis incapable

de dire non.

— Alors nous sommes deux dans le même cas, dit-il en lui ouvrant la portière de la voiture.

Elle s’installa sur le siège passager et le dévisagea longuement.

— Je me demande comment j’ai pu passer de « Je ne vais pas coucher avec toi », à « D’accord on couche
mais juste une

fois », puis à « Je veux bien sortir avec toi ». Ça me dépasse.

— Je suis assez irrésistible.

Et il se pencha pour l’embrasser, s’attardant avec délice sur sa bouche si douce.

— C’est toi qui es irrésistible, en fait, murmura-t-il. Je ne t’aurais jamais laissé me répondre « non » de
toute façon. Je

t’aurais poursuivie comme une malédiction. Tu ne vas pas te débarrasser de moi facilement.
Il fit le tour de la voiture, les yeux rivés à ceux d’Emma à travers la vitre. Dieu, qu’elle était belle !
Même avec cette

tenue si simple, jean et haut blanc, qu’elle avait dû choisir pour son caractère neutre, elle était à tomber
par terre. Il l’avait

toujours trouvée belle, mais quand elle le regardait comme en ce moment, les yeux débordants de désir, il
n’avait plus les mots

pour la décrire.

Une fois au volant, il se força à parler travail. C’était ça, ou finir dans le fossé s’il laissait son esprit
vagabonder dans

la direction où la vision d’Emma l’entraînait…

— Alors, Ian ? fit-il. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

— Plein de choses. La femme qui le harcèle lui a envoyé pas mal d’e-mails, dont le contenu indique
qu’elle se croit

amoureuse de lui. Et, incroyable mais vrai, il semblerait qu’elle signe avec son vrai prénom. Elle lui a
même expliqué qu’ils

se sont déjà rencontrés, dans un bar, à Pittsburgh. Ian, bien sûr, n’en a pas le moindre souvenir.

— Intéressant. Ce sont des indices solides. Une piste à suivre, si tu veux mon avis.

Il voulait vraiment qu’elle réussisse. Le succès professionnel semblait très important pour elle, et s’il
pouvait l’aider à

l’atteindre, il ne ménagerait pas ses moyens. Son but à lui était d’écrire des articles intéressants et bien
étayés sur une grande

variété de sujets, son ego professionnel n’en demandait pas plus. Mais Emma visait plus haut, et il devait
avouer que c’était

assez excitant, cette ambition, chez elle.

— Je n’aurai jamais le temps de trouver des preuves sérieuses d’ici demain.

— Probablement pas. Tu devrais écrire le papier tel que Claire te l’a commandé et sans mentionner les
incidents.

— Tu crois ?

Elle se mordilla la lèvre, pensive, et il détourna le regard. N’avait-elle aucune idée de l’effet que ça lui
faisait ? Il avait
envie de compenser avec un baiser — long et doux — la torture qu’elle s’imposait, mais il se contenta de
poser la main sur sa

cuisse.

— Oui.

Pour une fois, il n’avait pas envie de faire de l’humour, il voulait juste se concentrer sur le plaisir d’être
avec elle.

* * *

Kyle s’était promis que cette fois-ci, en arrivant chez lui, il ne lui sauterait pas dessus tout de suite dans
l’entrée, comme

un obsédé sexuel. Même si c’était ce qu’il devenait dès qu’elle était dans les parages, il préférait donner
le change, au moins

pour l’instant, et paraître cartésien, posé et maîtrisé.

— Qu’est-ce que tu aimes, côté musique ? demanda-t-il en leur servant deux verres de vin.

Assise sur son canapé, Emma ne semblait, pour une fois, ni nerveuse ni agitée.

— J’aime la pop, comme tu as vu au karaoké. Mais j’ai un amour secret pour le swing et les grands
orchestres à la

Glenn Miller.

— J’en étais sûr, dit-il en se déchaussant.

Il s’installa à côté d’elle, les pieds sur la table basse. Il aimait vivre dans un appartement impeccable,
mais il aimait

aussi se mettre à l’aise. Rien n’était si précieux qui ne soit remplaçable.

Sauf les gens. C’était ce que la mort de son père lui avait appris.

— L’influence de ton grand-père, je parie.

— Oui, dit-elle, les yeux rivés à son verre, un brin nostalgique. Quand j’étais petite, je posais les pieds
sur les siens, et

on dansait.

— C’est mignon. Il y avait lui, ta maman et toi, c’est bien ça ?

— Oui, ma grand-mère est morte avant ma naissance. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles
ma mère était
une ado rebelle. Elle a perdu sa mère à quinze ans et je crois que mon grand-père, dans sa douleur, n’a
pas su voir celle de sa

fille. Elle a commencé à manquer l’école, à rentrer de plus en plus tard. Elle a quitté la maison à dix-huit
ans et… elle est

tombée enceinte de moi.

— Ça doit t’obliger à grandir à marche forcée, fit-il.

A bientôt trente ans, il ne s’imaginait même pas devenir père. Comment prendre la responsabilité d’une
autre vie que la

sienne, alors que la majorité de son temps était consacré à ses propres plaisirs ?

— C’est ce qu’elle a fait, elle a été une mère formidable. Et ta maman ? Elle est comment ? C’est elle qui
t’a appris à

être un maniaque du ménage ?

— Maniaque, moi ? fit-il en feignant d’être outré. Si j’étais maniaque, je piquerais une crise parce que tu
viens de poser

ce verre sur la table sans mettre de sous-verre.

Comme prise en faute, elle saisit le verre. Il rit.

— Je m’en fiche complètement, je t’assure. J’aime vivre dans un endroit propre, mais je pense que ça
vient surtout de

mon frère Andrew, qui partageait ma chambre et qui était un souillard dégoûtant. Ce n’est pas une
névrose, juste une

préférence.

— Je parie que tu as fait ton lit, ce matin, après que je me suis enfuie en laissant des serviettes mouillées
dans ta salle

de bains.

Elle s’humecta les lèvres et son regard se voila. Pourvu qu’elle soit, elle aussi, en train de repenser à ce
qu’ils avaient

fait dans la douche… Son sexe à lui, en tout cas, n’avait pas oublié, et commençait à en redemander.

— Je m’excuse, d’ailleurs, continua-t-elle. Je fais une très une mauvaise invitée.

— Je ne t’en tiens pas rigueur. Tu peux même froisser mes draps de nouveau, si ça te fait plaisir.
— Tu es chic. Devrions-nous donc passer dans la chambre ?

Il adorait son mélange d’ironie et de manières désuètes.

— Oui, faisons ça. Bien qu’il me semble qu’on risque fort de s’amuser, et tu as dit tout à l’heure que tu
n’en avais pas

l’intention.

— Je retire ce que j’ai dit tout à l’heure. C’est ma prérogative, j’ai entendu dire que souvent femme varie.

Et il n’allait pas contrarier une femme qui changeait d’avis pour se ranger au sien.

* * *

Emma accepta la main que Kyle lui tendait, enivrée d’un sentiment d’anticipation. Ce garçon était comme
une drogue : il

lui faisait l’effet d’un aphrodisiaque en même temps qu’il l’aidait à se détendre, le tout, rien qu’avec sa
présence et sa capacité

à parler en toute simplicité de choses importantes.

Il avait, dans un certain sens, ouvert une porte qu’elle avait franchie sans savoir où elle menait. Bien sûr,
la moitié du

plaisir venait justement de ce mystère.

Une fois dans la chambre, il sortit son portable de sa poche et fit glisser son pouce sur l’écran. Soudain,
la voix de
Frank Sinatra s’éleva dans la pénombre.

C’était un peu ridicule, et totalement désarmant, et elle ne put que sourire.

— Joli, dit-elle en se débarrassant de ses chaussures.

Il posa le téléphone et lui tendit la main.

— M’accorderez-vous cette danse ?

— Tu veux que je danse ?

Il n’avait pas froid aux yeux, ni peur du ridicule, c’était rafraîchissant. Cet homme semblait se fier à son
instinct sans

tout analyser dix-sept fois. Il faudrait sans doute qu’elle en prenne de la graine…

Mais là tout de suite, elle n’avait pas envie de penser à son développement personnel, elle voulait juste
profiter de ce

moment avec cet homme sublime qui l’invitait à danser, bercée par une vieille mélodie dans le noir.

— Oui, je veux danser avec toi. Je ne promets pas beaucoup plus que du surplace un peu maladroit, mais
je veux te tenir

contre moi.

Oh ! Seigneur. Comment faisait-il pour toujours dire exactement ce qu’elle voulait entendre, avant
qu’elle-même ne le

sache ? C’était si romantique, sa façon de l’attirer contre lui. Elle se sentit fondre. Elle ne croyait pas être
le type de fille qui a

besoin de fleurs et de poésie, mais en ce moment précis, elle n’échangerait sa place avec personne, pour
rien au monde.

Alors, il l’embrassa.

La veille, elle avait fait connaissance intimement avec son corps, mais ce soir, c’était différent. L’attente,
la lenteur de

leurs baisers, les mouvements langoureux, les hanches qui se frôlaient. Frank Sinatra était un de ses
chanteurs préférés, qui

pouvait résister à sa magie ? A cette voix à la fois sentimentale et amusée ? Deux qualificatifs, d’ailleurs,
qui décrivaient Kyle

à merveille.
Pas étonnant qu’elle craque pour lui.

Elle frissonna quand il suivit le contour de ses lèvres du bout de la langue. Leurs respirations devinrent
lourdes et ils

dansèrent en silence, leurs corps enlacés.

Il recula d’un pas et enleva sa chemise.

Elle l’imita.

Ils se précipitèrent d’un même mouvement dans les bras de l’autre. Ils n’avaient pas besoin des mots, ils
éprouvaient le

même besoin urgent de sentir l’autre, peau contre peau. D’un geste adroit, léger comme une caresse, il
dégrafa le soutien-

gorge. Elle se pencha légèrement pour s’en débarrasser complètement. Puis, ses yeux plongés dans ceux
de Kyle, oscillant au

rythme de la musique, elle déboutonna son propre jean. Dans le rayon de lumière qui venait du couloir,
elle vit son regard se

faire plus ardent, sa bouche presque sourire. Et il défit son pantalon.

— Tu es si belle.

Et sous son regard, si direct, si intense, elle se sentait belle.

— Merci.

Elle n’aurait même pas su par où commencer pour lui expliquer à quel point elle le trouvait séduisant,
donc elle décida

qu’elle n’allait même pas essayer et opta pour enlever d’un même mouvement son jean sa culotte. Et
s’offrir complètement nue

à son regard.

Il l’attira doucement à lui et la fit tomber, sur le dos, sur le lit. Puis il s’agenouilla entre ses jambes, qui
pendaient au

bout du matelas, et se pencha sur elle avec un regard qui était à la fois une demande d’autorisation et une
invite au plaisir. Il

embrassa son ventre et l’intérieur de ses cuisses, puis il posa ses lèvres sur son clitoris et lui fit l’amour
avec la langue,

lentement, longuement, jusqu’à ce que la jouissance s’empare de son corps.


Encore tremblante de plaisir, elle ouvrit les bras pour qu’il vienne sur elle. Elle avait besoin de le sentir
en elle.

Maintenant.

Il y avait quelque chose de différent entre eux aujourd’hui. Quelque chose de plus silencieux, de plus fort.
La passion

était toujours là, toujours aussi intense et brûlante, mais à travers ses flammes elle croyait percevoir cette
autre chose dont elle

ignorait tout, sauf qu’elle donnait à chaque caresse, à chaque coup de reins, l’importance d’une étape
franchie.

— Je ne peux… Je ne peux plus me retenir, haleta-t-il.

— Viens, dit-elle. N’attends plus.

Elle savait que lorsqu’il jouirait, elle jouirait aussi. Elle pouvait déjà sentir dans son ventre la tension
vibrante qui

annonçait l’orgasme.

— Emma, dit-il en un murmure brisé.

Et ils brûlèrent du même plaisir.

Les yeux fermés, elle s’abandonna à tout ce que cet homme avait à lui offrir.

Chapitre 9

Emma arriva au bureau en flottant sur un nuage d’endorphines et de promesses de succès professionnel.

Elle cherchait en ligne le fameux bar de Pittsburgh quand elle entendit la voix de Claire aboyer tout près
d’elle.

— Emma ! Dans mon bureau ! Maintenant.

Elle sursauta, son café suivit le mouvement et sa jupe en paya les conséquences. Sa pauvre jupe blanche.

En murmurant un juron, elle ferma la fenêtre de son navigateur. Claire ne devait pas savoir qu’elle avait
fait fi de ses

ordres et qu’elle bossait encore sur cette histoire de harcèlement. Elle jura de nouveau en voyant qu’il n’y
avait pas de

Kleenex sur son bureau. Elle allait devoir suivre, avec sa jupe tachée, sa chef qui marchait d’un pas
impérieux vers son bureau
d’angle avec vue imprenable sur le centre-ville.

Son box à elle avait une vue imprenable sur les toilettes pour hommes. Une situation qu’elle déplorait
chaque jour, juste

après l’heure du déjeuner.

— Ferme la porte, ordonna Claire d’un ton qui ne présageait rien de bon.

Emma obtempéra, les mains moites et un peu tremblantes. Sa chef avait tourné le moniteur pour qu’elle
puisse voir

l’écran, où s’affichait l’article qu’elle avait écrit et envoyé dans les temps. Elle n’y parlait que du
shooting, et ne mentionnait

qu’en passant le vol de vêtements. Claire semblait furieuse.

— C’est bien ton papier, n’est-ce pas ?

— Oui.

Pourquoi cette question ? Claire la soupçonnait de plagiat ?

— C’est creux. Deux cent cinquante mots qui ne racontent rien.

Emma en était bien consciente, c’était exactement pour ça qu’elle avait insisté pour mettre l’accent sur la
fauteuse de

troubles. Elle se tut, cependant. Elle connaissait sa rédactrice en chef et elle n’en avait pas fini avec elle.

— Kyle a mentionné que vous aviez pris un verre hier avec Ian Bainbridge.

— Oui.

Son cœur s’accéléra. Pourquoi Kyle avait-il parlé de Ian à Claire ? Et pourquoi cela semblait-il poser
problème ?

— Tu lui as soutiré des infos sur le vol, n’est-ce pas ?

— Non.

C’était la vérité. Elle l’avait laissé parler. Leur échange avait été une conversation, pas une interview à
proprement

parler. A moins que Ian n’ait appelé Claire pour s’en plaindre ? Il n’avait pas semblé ennuyé, mais on ne
savait jamais, avec

les artistes.

— Mais tu as discuté de ça avec lui ?


— Oui, il m’a d’ailleurs parlé d’une piste très solide que la police, apparemment, n’a même pas
considérée.

— Tu lui as posé des questions sur ses projets une fois cette série achevée ?

Oh-oh.

— Non.

— Tu n’as pas pensé, par exemple, à lui demander s’il craignait que les nouvelles technologies aient un
impact sur son

œuvre ? Aujourd’hui que les gens peuvent zoomer sur les images qu’il met en ligne, est-ce que des
employeurs ont pu

identifier et pénaliser des participants ? Comment protège-t-il ses droits de créateur ?

D’accord, elle venait de se rétamer royalement.

— Non.

— Est-ce qu’il se sent reconnu par le milieu artistique ?

— Je ne sais pas.

Claire avait l’air furieuse, et, à présent, Emma pouvait la comprendre. Elle était passée à côté de son
sujet. C’était le

moins qu’on pouvait dire.

— Je ne compte pas publier ça, fit Claire avec un geste en direction de l’écran. Et tu es en période
probatoire de façon

officieuse. Je n’ai jamais vu un tel manque de jugement.

C’est sérieux ?

Un goût amer envahit sa bouche, la panique lui serra le ventre. Elle voulait être félicitée, pas licenciée !
La période

probatoire s’appliquait aux journalistes sans expérience, aux jeunes qui débutaient. Pas à elle. Elle crut
qu’elle allait

s’évanouir.

— Très sérieux. Je veux que tu arrêtes de te prendre pour une star du journalisme et que tu fasses ton
boulot

correctement. Si tu n’es pas capable de suivre mes instructions, on va avoir un problème.


— Ça ne se reproduira pas, Claire. J’ai compris.

Elle comprenait surtout qu’elle avait commis une très grave erreur.

— Ce sont les pages « Style de vie », c’est clair ? Tu aurais dû te concentrer sur l’œuvre, l’artiste et rien
d’autre.

Maintenant, s’il te plaît, retourne à ton poste avant que j’explose.

Même si elle avait hâte de disparaître dans son box, Emma se força à parler en dépit du nœud qui lui
tenaillait la gorge.

— Je suis désolée. Je ne cherchais pas à désobéir à tes instructions. J’ai juste pensé que ces délits
méritaient d’être

mentionnés dans l’article.

L’expression de Claire se radoucit légèrement.

— Ecoute, tu es une bonne journaliste, d’habitude. Mais ça ne te rend pas service, d’imaginer qu’un
Watergate se cache

dans le moindre recoin.

— D’accord. Merci.

Il n’y avait pas vraiment de quoi remercier Claire, mais que dire d’autre ? Emma retourna dans son box,
où elle

s’effondra sur sa chaise, tremblante, sa jupe salie collée à sa cuisse.

* * *

— Coucou, tu veux aller manger ? demanda Kyle, tout sourires, en passant la tête par la porte.

— Les gens risquent de trouver ça bizarre.

Claire l’avait dans le collimateur, la dernière chose dont elle avait besoin, c’était que sa relation avec
Kyle devienne

publique.

Il haussa les épaules et, tout à coup, elle sentit la colère l’envahir. Sa carrière s’était effondrée en un seul
week-end et il

y était pour quelque chose.

— Pourquoi tu as raconté à Claire qu’on avait rencontré Bainbridge, hier soir ?

— J’ai cru qu’elle accorderait plus de place à ton papier. Elle ne sait pas que j’y étais avec toi, j’ai juste
dit que tu

avais pu interviewer Ian.

Elle poussa un soupir.

— Claire vient de m’annoncer que je suis à l’essai. Elle trouve que je confonds les priorités.

— Quoi ? demanda-t-il, estomaqué. C’est n’importe quoi !

Emma jeta un regard à la ronde, mais personne ne prêtait attention à eux.

— Chut. Elle n’a pas complètement tort. J’ai tendance à faire des fixations, et en l’occurrence, je me suis
cramponnée au

mauvais angle. Il faut juste que je fasse attention à bien rester dans les clous et à ne pas commettre le
moindre faux pas. Ce qui

veut dire, au moins dans l’immédiat, que je ne vais pas déjeuner avec toi.

Il fronça les sourcils mais n’insista pas.

— C’est nul, dit-il tout bas. On peut se voir vendredi, non ?

Elle hocha la tête et ajouta :

— Mieux vaut communiquer par textos. Et on va éviter de se parler au bureau. Avant, on ne le faisait
jamais.

Se sentant comme une gosse sur le point de se faire surprendre la main dans le sac de bonbons, elle
tournoya dans son

siège et attrapa son téléphone pour feindre de passer un appel. Il s’éloigna dans le couloir.

Franchement, elle n’avait aucun talent pour la dissimulation.

Son téléphone émit le « bip » qui annonçait un SMS. Kyle. Il avait dû l’écrire dès qu’il avait tourné les
talons.

Je suis ton petit secret inavouable ?

Malgré tout, elle sourit.

Je ne dirais pas petit.

Il envoya un émoticon diable puis tout de suite derrière :

Tu es mon secret le plus sexy. J’ai hâte de…

La suite n’arriva pas. Elle attendit, et puis, incapable de contenir sa curiosité, elle le relança.
Tu as hâte de quoi ?

Réponse :

De chanter de nouveau avec toi.

Trop chou. Elle gloussa.

— Pourquoi tu te marres ? demanda Sandy en passant la tête par-dessus la cloison. Si c’est une blague
cochonne, il faut

partager.

— Ce n’est rien.

— Tu es en train de sexter avec un mec, j’en suis sûre.

Consciente d’avoir rougi comme une pivoine, elle ricana avec tout l’aplomb dont elle fut capable.

— Pas du tout, tu es folle.

Avant de renvoyer :

Je pourrais chanter avec toi toute la nuit.

Si elle se faisait virer, au moins elle se serait aussi fait sauter.

Mais l’idée n’était pas tellement réconfortante.

Ce n’était pas vraiment réconfortant, non. D’autant moins que Kyle semblait se moquer qu’on les voie
ensemble : il

avait passé la semaine à rôder autour de son box pour discuter avec elle.

* * *

Emma tenta de se concentrer sur les stands qui l’entouraient. Ce soir, elle couvrait le Festival des
nouvelles tendances

gastronomiques. C’était une belle soirée, il devait faire dans les vingt-deux degrés, et elle se félicita
d’avoir changé ses talons

pour des sandalettes. L’arôme de douzaines de plats différents saturait l’espace et elle était en train de
photographier avec sa

tablette des mini-pitas très appétissantes quand son téléphone vibra.

Où es-tu ?

Au festival de la bouffe.
Quel stand ?

Gyros.

Qu’est-ce qu’il fabriquait ?

Elle comprit une minute plus tard, quand il fendit la foule jusqu’à elle de sa démarche résolue, un sourire
coquin aux

lèvres.

— Salut.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle sans pouvoir s’empêcher de lui sourire.

Il était craquant, avec sa cravate détachée et ses manches de chemise retroussées. Leurs tenues
respectives étaient trop

habillées pour le festival, mais elle était venue directement du bureau, qui se trouvait à deux pâtés de
maisons, et visiblement,

lui aussi.

— J’avais faim, répondit-il en se penchant pour l’embrasser. Et tu me manquais.

Il était évident, une fois de plus, qu’il se fichait éperdument d’être vu. Elle regarda nerveusement autour
d’elle, flattée

malgré elle. C’était impossible de se disputer avec un homme dont la seule faute était de se montrer trop
charmant.

— On s’est vus il y a vingt minutes au bureau.

— Ce n’est pas pareil. Je deviens incapable de tenir en place quand je suis près de toi et que je ne peux
pas te toucher.

Il enlaça ses doigts aux siens, comme s’ils étaient ensemble depuis des années. Elle n’eut pas la force de
protester.

— Je sais. J’ai tout le temps envie de te parler ou de te demander ton avis et c’est bizarre de ne pas
pouvoir le faire.

— C’est pour ça que je suis venu. Si quelqu’un nous voit, on peut toujours dire qu’on s’est croisés par
hasard.

Elle rit, elle ne se rappelait plus la dernière fois qu’elle s’était sentie aussi légère et libre.

— Et que nos mains se sont emmêlées toutes seules ?


— Ça arrive, figure-toi. Et c’est vrai que j’ai la dalle. Qu’est-ce qui a l’air bon ?

— Tout. Il y a toute une allée de ribs, un camion à tacos, et des pierogy, tu sais, ces sortes de raviolis
polonais ?

Quoique, pour être honnête, je cherche le stand des cupcakes.

— Tu as un bec sucré ?

— Pas que le bec, toute ma bouche est sucrée.

Kyle ne manqua pas, évidemment, de relever le double sens.

— Je trouve aussi, dit-il avec un sourire malicieux.

— Arrête, dit-elle en gloussant. Je voulais juste dire que j’ai vraiment un penchant pour les choses
sucrées !

— Moi, je suis plutôt salé. Mais maintenant je sais comment te soudoyer.

Comme ils flânaient dans l’allée centrale pour tenter de faire leur choix, Emma s’étonna du bien-être
qu’elle ressentait.

C’était si facile d’être à l’aise avec Kyle, si naturel. Le soleil de fin de journée lui chatouillait le visage,
quelques mèches

s’échappaient de sa queue-de-cheval lâche, ses orteils reprenaient le goût de la marche, libérés de ses
sempiternels escarpins.

Peut-être qu’il existait un moyen de trouver l’équilibre entre travail et loisir.

— Je crois que je vais commencer par un hot dog au chili. Ça t’embête, si je demande des oignons avec ?

— Juste commencer ? dit-elle, effarée. Qu’est-ce que tu vas pouvoir manger après ? Mais prends des
oignons, si tu

veux.

— Je ne veux pas que tu refuses de m’embrasser après. Et le hot dog c’est juste pour m’échauffer. Je
compte ensuite

goûter les ribs fumés et un de ces wraps, expliqua-t-il en pointant le doigt vers le stand de cuisine fusion
asiatique.

— Tu ne plaisantais pas en disant que tu avais faim.

— Je suis en pleine croissance, il faut que je me nourrisse si je veux garder mes forces… En parlant de
cela, tu vas
accepter de venir chez moi ce soir ? J’espérais que tu sois mon dessert.

La panique s’empara d’Emma avant même qu’il ait fini sa phrase.

— Un soir de semaine ?

— Oui, en semaine, fit-il solennellement. C’est scandaleux, je sais. Mais je te promets que tu seras
couchée à 8 heures.

Elle dut lutter pour garder son sérieux.

— C’est très gentil à toi, ça.

— Toujours à votre service. Je prends ça pour un oui, j’ai raison, non ?

Il était trop charmant pour résister.

— Je dois passer d’abord à la maison pour prendre mes affaires pour demain. Et mon pyjama pour
dormir.

— Des vêtements pour te changer, bien sûr. Mais ce n’est pas la peine de t’encombrer d’un pyjama. Tu
vas dormir nue,

ça te fera moins de lessive, en plus. C’est tout bénef.

Elle roula des yeux, mais elle était convaincue. La vie selon Kyle Hadley était simple et facile, et dormir
sans pyjama

dans son lit, indubitablement un bon plan.

Dix minutes plus tard, ils étaient installés sur un banc au soleil. Elle s’était contentée d’un panini, mais
Kyle avait sur

les genoux tout un menu dégustation, qu’il mangea avec appétit en parlant de son enfance en tant que cadet
d’une fratrie de trois

garçons.

— On pratiquait tous un sport, dit-il. Quand je pense que ma mère a passé dix ans assise sur des gradins à
nous regarder

jouer. Je me demande comment elle a tenu le coup.

— Ma mère travaillait tout le temps. Je prenais des cours de danse, je n’étais pas spécialement bonne
mais j’adorais ça.

C’était mon grand-père qui m’y amenait. Il lisait le journal pendant le cours et il détachait les bandes
dessinées, qu’il mettait à
côté de mon assiette du petit-déj le lendemain.

Elle croqua dans son sandwich.

— C’est mon grand-père, toujours avec un journal sous les yeux, qui est à l’origine de ma vocation de
journaliste. Tu es

arrivé comment, à ce métier ?

Son hot dog à la main, il ébaucha un sourire timide.

— Pour être franc, je suis un peu tombé dedans par hasard. J’ai fait des études de communication parce
que, bon, j’aime

discuter et rencontrer des gens, mais aussi parce que je ne savais pas trop quoi faire. L’année de mon
diplôme, je suis allé à un

salon de recrutement et une revue spécialisée m’a embauché sur place. C’est comme ça que j’ai
découvert que j’aimais

vraiment écrire.

— Tu es doué pour te faire un réseau. C’est une qualité importante, dans notre métier.

— Tu es tenace, ce qui l’est encore plus.

— Merci.

Elle mordilla dans une frite, contente de son sort, détendue. Kyle lui en piqua une.

— Hé ! tu n’as pas déjà assez à manger comme ça ? C’est vilain, de voler.

— Je n’ai pas pu résister. C’est ta faute, c’est l’effet que tu me fais.

Cette fois-ci, quand il se pencha pour un baiser, elle ne songea même pas à vérifier qu’on ne pouvait pas
les voir. Elle

approcha le visage pour le retrouver à mi-chemin.

* * *

Kyle enleva sa chemise et s’attaqua à la vieille clôture avec énergie. Sa mère voulait, depuis des années,
remplacer la

section abîmée à l’arrière de sa propriété, et ses frères et lui avaient enfin réussi à trouver un samedi
matin où ils étaient tous

les trois libres. Il avait peu dormi parce qu’Emma s’était révélée une véritable tigresse, mais il n’allait
pas s’en plaindre.
— Tu te la pètes, hein, fit son frère Jason en lui donnant une bourrade. Jolis pectoraux, joli garçon.

— Vas te faire mettre, répondit-il, car c’était leur façon de se parler.

Il était le plus jeune et avait encaissé plus qu’à son tour les moqueries de ses deux aînés, ce qui avait sans
doute

contribué à son caractère imperturbable. Les mots glissaient sur lui et surtout, il savait que la taquinerie
était le moyen pour ses

frères de lui exprimer leur affection. Jason et Andrew avaient tous les deux épousé des filles formidables,
et le premier avait

deux enfants, tandis qu’Andrew allait devenir papa sous peu.

— Tu as fait des folies de ton corps, cette nuit ? demanda ce dernier. Tu as l’air à la ramasse.

Kyle arracha de ses mains gantées un poteau vermoulu et lança, goguenard :

— Tu ne crois pas si bien dire…

— Ah, non, je ne veux pas l’entendre, protesta Jason. Je ne veux pas regretter ma vie de célibataire. Hier
soir, j’étais au

lit à 10 heures. Ma femme dormait depuis trente minutes, vous vous rendez compte ? A 2 heures, Jace
nous a réveillés parce

qu’il avait perdu sa tétine. La fièvre du samedi soir, je vous jure.

Il finit avec un soupir dramatique tout en empilant sur une bâche le bois que Kyle démontait.

— Ne m’en parle pas, dit Andrew. En ce moment Katie est un énorme ballon râleur. Je me répète
constamment que je

l’aime et que je suis heureux, mais c’est à des années-lumière du couple qu’on était il y a cinq ans quand
on passait le week-

end à faire la fête et à baiser comme des bonobos. J’ai hâte que notre fille naisse, mais mec, le côté
bonobo me manque.

Andrew, un mètre quatre-vingt-quinze, était le plus grand des trois et Kyle eut soudain une vision
effarante de son frère

et sa belle-sœur s’accouplant comme des singes.

— Et si on évitait de parler de nos vies sexuelles, s’il vous plaît ? Ça lance mon imagination débordante
et je viens de

déjeuner, merci.
Il s’attaqua à un autre poteau, la sueur coulait entre ses omoplates.

— Autant dire qu’elle t’a envoyé sur les roses ?

Ah, non, il n’allait pas se faire piéger comme un bleu.

— Je ne vais rien dire, ni dans un sens ni dans l’autre.

Pour autant, il ne put empêcher le sourire de lui monter aux lèvres en se rappelant comment Emma lui
avait arraché la

chemise dans le feu de l’action.

— Allez, elle s’appelle comment ?

— Emma.

Ses deux frères éclatèrent de rire.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Tu aurais dû t’entendre, mec. Tu le dis d’une façon…

Jason se mit à papillonner des yeux et à remuer les mains dans une piètre imitation de femme.

— Emma. Oh ! Emmaaaaa…

Andrew lui emboîta le pas en envoyant des baisers dans les airs.

— Embrasse-moi, Kyle, mon bel étalon !

— J’ai honte pour vous, déplora Kyle en hochant la tête. Il faut être bête, à votre âge, franchement.

Oui, il l’aimait bien, Emma. La belle affaire…

Sauf qu’au fond de lui, il savait que c’était une affaire plus importante qu’il ne voulait l’admettre. De ce
point de vue,

devoir vivre de façon clandestine sa relation avec elle l’arrangeait, car sa propre réaction le dépassait. Il
n’avait jamais

éprouvé pour une femme ce qu’il éprouvait pour elle, et c’était terrifiant. L’histoire avec cette fille de la
fac, bien

qu’obsessionnelle et dévastatrice, tenait plus de la luxure que de l’amour. Avec Emma, c’était différent.
Pour la première fois

de sa vie, il avait une amitié naissante avec une femme qui se trouvait être aussi la meilleure amante qu’il
ait connue, et… il
était perdu.

Cette histoire allait quelque part, non ? Ou était-il en train de s’égarer ? La question tournait
inlassablement dans sa tête.

Sans cesser de démolir la clôture, les biceps en feu, les épaules en tension, il demanda :

— Comment peut-on savoir si une femme est… si c’est la femme avec laquelle on veut s’engager
sérieusement ?

Ses frères s’arrêtèrent de rire tout net.

— Tu es sérieux ? demanda Jason, inquiet.

Kyle hocha la tête.

— Tu sauras, tout simplement, fit Andrew en lui tapotant l’épaule. N’analyse pas trop. Les choses se
feront d’elles-

mêmes.

Pas tout à fait le genre de conseil qui éclaire d’une nouvelle lumière votre existence.

Katie se dirigea vers eux, se dandinant comme seule peut le faire une femme enceinte de neuf mois. Elle
portait quelque

chose qui ressemblait à une tente igloo mais qui, Kyle le comprit juste à temps, n’était qu’une très vilaine
robe de grossesse.

— Une bière fraîche, les gars ?

Kyle et Jason acceptèrent avec reconnaissance.

— Oh ! et Kyle ? Ton téléphone n’arrête pas de biper, tu as dû recevoir une dizaine de messages d’une
certaine Emma

Tigresse ? Je ne cherchais pas à fouiner, mais tu l’avais laissé dans la cuisine et le nom a attiré mon
attention.

Ses frères ricanèrent.

— Merci, Katie, répondit-il sans entrer dans leur jeu.

A la place, il arracha un morceau de clôture pour faire bonne mesure.

* * *

Emma, un teckel frétillant dans les bras, essayait sincèrement d’écouter sa mère, mais entre les
jappements des autres
chiens, l’agitation de celui qu’elle tenait et le fait que Kyle n’avait répondu à aucun de ses textos, elle
avait vraiment du mal.

— Maman, je peux poser Elton ?

Elton John, trois ans, toutou saucisse chouchou de sa mère, commençait à devenir lourd.

— Non, il n’est pas sociable.

Sa mère se pencha et caressa calmement ses deux autres mascottes, des femelles, qui semblaient
apprécier grandement

l’ambiance canine du salon annuel du teckel.

— Alors pourquoi tu l’as amené ? demanda Emma.

— Pour qu’il regarde les filles participer aux courses.

« Les filles »… deux chiennes à poil court que sa mère passait un temps fou à brosser et qui répondaient
— relativement

souvent — aux noms de Madonna et Cher ne semblaient pas intéressées par la course sauf si le but était
leur gamelle. Emma

était sûre que n’importe quel vétérinaire les considérerait en surpoids, mais en même temps, la
généraliste de sa mère devait

avoir le même diagnostique. Avec les années, de façon progressive mais constante, les kilos avaient
étoffé puis arrondi la

silhouette de sa mère. Elle était encore belle mais n’avait ni le temps ni l’envie de faire du sport ou un
régime, même si, pour

autant qu’Emma sache, elle mangeait de façon plutôt saine — des légumes variés, des viandes maigres.
Mais sa mère avait,

elle aussi, un bec sucré.

Dans vingt ans, elle aurait probablement une silhouette similaire. Mais était-ce si terrible ? Sa mère
débordait

d’assurance et savait comment s’habiller pour mettre en valeur chaque courbe de la façon la plus
flatteuse. Aujourd’hui, elle

portait aux pieds des Vans noires, un jean stretch de la même couleur et une chemise noire aussi, ceinturée
pour mettre en

valeur sa taille fine. Des grandes boucles d’oreilles en forme de teckel soulignaient sa coupe courte,
aussi seyante que
juvénile. Le blond de ses cheveux n’était plus naturel, mais son sourire l’était toujours.

— Je crois qu’il veut juste aller faire un tour aux chariots de hot dogs.

Le nombre de stands et de camions proposant de la nourriture était incroyable et la friture était, sans
conteste, le mode

de cuisson le plus populaire. La température dépassait allègrement les trente degrés et, alors qu’elle ne
portait qu’un short et

un T-shirt, elle transpirait.

— Je n’en reviens pas qu’ils vendent des hot dogs lors d’une course de chiens saucisse, dit sa mère. Je
trouve que c’est

un manque de délicatesse.

— Techniquement, on fête les Germano-Américains, et je crains que personne n’ait tenu compte des
susceptibilités de

nos amis à quatre pattes.

Elton John faillit lui échapper, elle le serra plus fort.

— Quand est-ce qu’elle commence, la course ?

Sa mère la dévisagea, curieuse.

— A midi. Mais dis-moi, ma chérie, tu avais d’autres plans ? Tu n’étais pas obligée de venir, Buck aurait
pu m’aider

avec les chiens.

— Pas du tout, ne t’inquiète pas. J’avais envie de passer du temps avec toi.

C’était vrai. En discutant avec Kyle, elle s’était rendu compte de l’importance des moments partagés avec
ceux qu’elle

aimait et avait décidé de passer plus de temps avec sa mère. Alors, quand celle-ci lui avait proposé de
l’accompagner au

festival, elle avait sauté sur l’occasion.

— Elles ont des chances sérieuses de gagner ? Elles se sont placées comment, l’année dernière ?

— Madonna est arrivée troisième sur vingt, elle est compétitive. Mais Cher a pris son temps, elle se
moque de l’avis

des autres.
Seigneur, sa mère aurait pu être en train de les décrire, elle et Kyle !

— Je crois que je suis plutôt comme Madonna.

— Sans blague. D’ailleurs, je n’ai jamais compris d’où ça venait, c’est sûr que tu ne tiens pas de moi, là-
dessus.

Combien de fois j’ai pu te dire quand tu étais petite de ralentir un peu et de profiter de la vie ?

— Plein, confirma-t-elle. Et… si je suis un peu distraite, c’est que j’ai déraillé au boulot.

— Vraiment ? Tu n’as jamais fait de faux pas.

— Eh bien, il y a toujours une première fois.

Emma tremblait encore en pensant à sa conversation avec Claire.

— Tu as dû entendre parler de ce fameux photographe qui est venu la semaine dernière ? Pour faire un
shooting avec des

gens à moitié nus ? J’étais supposée rédiger un article des plus classiques, mais je me suis intéressée à
une femme qui le

poursuit de façon obsessionnelle. Je voulais essayer de l’identifier pour faire le lien entre cette affaire et
l’inefficacité des lois

anti-harcèlement lorsque les agresseurs passent la frontière pour un autre Etat, mais ma rédactrice en chef
m’a dit de laisser

tomber.

— Qu’est-ce qui s’est donc passé ? fit sa mère, le visage plein d’inquiétude maternelle.

— J’ai interviewé le photographe malgré tout. Claire l’a appris, elle était furax. Et à raison : je n’ai
même pas demandé

au type quels étaient ses méthodes et ses projets, enfin, les questions susceptibles d’intéresser les lecteurs
de nos pages. J’ai

gâché ma chance parce que j’étais obsédée par cette histoire de harcèlement.

Il lui en coûtait de le reconnaître, mais c’était la vérité.

— Donc Claire m’a passé un savon monumental et je suis sur la sellette.

— Ce n’est qu’un accroc, j’en suis sûre.

— D’un autre côté, je continue à croire que si j’arrive à retrouver cette femme ça prouvera ma théorie,
mais je devrais
vraiment m’abstenir. Je devrais faire ce que Claire m’a demandé, c’est-à-dire couvrir la réouverture du
musée d’Art

contemporain dans ses nouveaux locaux.

— Mais cette fille dont tu parles, elle est dangereuse ?

— Elle pourrait le devenir, vraiment, je le pense. Un accident est vite arrivé, et elle compromet la
sécurité

d’événements où se concentrent des centaines de personnes.

— Alors, si tu peux, tu dois l’arrêter. Tu te fiches de ce que ta chef pense.

Sa mère caressa ses chiens de ses mains fanées prématurément à force de nettoyer les maisons des autres.

— Tu peux le faire en dehors de ton boulot, puisque ta chef s’y oppose. Si tu découvres l’identité de cette
fille, tu

pourrais au moins prévenir la police.

Elle avait raison.

— C’est très bien vu, maman.

Peut-être que c’était pour cette raison qu’elle n’avait pas réussi à se sortir de la tête la conversation avec
Ian. Si elle

avait la possibilité d’empêcher un délit, elle devait le faire, tout simplement. Sans que cela affecte son
travail.

— Sinon, tu vois quelqu’un ? demanda sa mère de but en blanc.

Ou peut-être qu’il y avait un rapport entre les deux sujets, car Kyle, après tout, affectait sensiblement son
travail, et pas

dans le bon sens.

— Plus ou moins…

Elle n’avait pas très envie d’en parler à sa mère, sans vraiment savoir si c’était parce que leur relation
venait à peine de

naître, ou parce qu’elle sentait qu’elle s’emballait plus que de raison. Peut-être qu’en feignant
l’indifférence elle arriverait à

maîtriser ses sentiments.

— C’est vrai ? Qui c’est, l’heureux élu ?


— Kyle Hadley. C’est un collègue, donc on vit ça un peu en cachette. Claire risque de ne pas apprécier.

— Cette Claire n’apprécie pas grand-chose, n’est-ce pas ?

— Non, fit-elle en riant.

Mais les risques qu’elle prenait et leurs répercussions sur sa carrière n’avaient rien de drôle.

— Tu crois que c’est idiot de sortir avec lui alors que ma chef a interdit les relations au bureau ?

— Tu t’amuses avec lui ? Il te fait rire ?

— Tout le temps.

— Le courant passe bien ?

— Oui.

— Alors, ta vie privée ne regarde pas ton employeur. Il m’a fallu vingt ans pour trouver un type bien
comme Buck. La

vie est trop courte et les hommes qui en valent la peine, trop rares pour laisser une cheftaine guindée s’en
mêler.

Emma acquiesça. Même si quelque chose lui disait que la plupart des gens lui colleraient, comme à
Claire, l’étiquette

« Guindée ». L’idée était assez déplaisante, mais elle ne put s’y attarder, car la course commençait.

— Regarde, on commence à les placer.

Une demi-douzaine de teckels avec des dossards numérotés s’ébattait près de la ligne de départ. Emma
accompagna sa

mère qui y amena Madonna et Cher et les débarrassa de leurs laisses.

— Allons à la ligne d’arrivée, ma chérie, il faut les encourager.

Ce qu’on ne ferait pas pour sa mère.

Emma posa Elton John par terre, et tant pis s’il manquait de savoir-vivre canin. Elle avait mal aux bras,
et cette bestiole

n’arrêtait pas de remuer. Il trottina allègrement à côté d’elle, mais elle ne relâcha ni sa vigilance ni la
laisse au cas où il

déciderait de se jeter sur un autre chien et de causer des troubles. Heureusement, il se tint
convenablement et, lorsqu’ils

rejoignirent la ligne d’arrivée, elle dut admettre que les teckels de course étaient terriblement mignons.
Ils s’élancèrent sur la

piste en direction de leurs maîtres et surtout des friandises que ceux-ci leur tendaient. Un des chiens
trébucha, un autre bondit

sur son voisin, mais dans l’ensemble, ils semblaient savoir ce qu’on attendait d’eux.

Madonna prit le dernier virage cou à cou avec le poil long à sa droite, mais finalement, dépassée d’une
toute courte tête,

elle dut se contenter de la seconde place. Même Elton John laissa échapper un jappement d’excitation.

— Bravo, Madonna ! s’écria Emma.

Elle se pencha pour lui caresser la tête, Elton John montra sa fierté en lui léchant le museau.

Cher arriva en flânant après une petite pause à mi-parcours. Arriver la dernière ne semblait pas avoir
entamé son estime

de soi.

Il y avait de la sagesse dans cette attitude, décida Emma avec un sourire. Dans la vie, chacun doit prendre
le chemin qui

lui convient le mieux.

Elle savait qu’elle devait accomplir son devoir, en l’occurrence, empêcher qu’une déséquilibrée ne
blesse quelqu’un.

Son portable émit un bip. Kyle.

Désolé de ne pas avoir répondu plus tôt, bébé. Plein de boulot dans le jardin de maman. Tu me manques,
tigresse.

Elle sourit et rangea le téléphone. Elle allait continuer à fréquenter Kyle, même s’ils devaient se cacher.

Chapitre 10

Kyle ne s’était pas attendu à trouver aussi facilement des rituels de couple avec Emma. Pendant la
semaine, ils ne se

voyaient qu’au bureau et parfois un soir pour un dîner sur le pouce. Mais le vendredi, il cuisinait quelque
chose de bon, ensuite

ils allaient parfois au bar de karaoké et pour finir ils mettaient le feu aux draps. Le samedi, ils trouvaient
toujours une idée

pour profiter du beau temps ensemble avant de se séparer pour quelques heures et vaquer à leurs
occupations personnelles. Le
soir après être allés par exemple au cinéma, ils retournaient chez Emma pour une nouvelle nuit de
passion. Le dimanche,

c’était grasse matinée et pain perdu, plus promenade avec les chiens de Rhonda, la mère d’Emma. Il
l’avait rencontrée

récemment et l’aimait bien. A vrai dire, le seul moment cafardeux du week-end était le dimanche soir,
parce qu’Emma insistait

pour le passer chez elle, seule, pour une bonne nuit de sommeil avant d’attaquer la semaine. Il la
comprenait : les nuits du

week-end avaient été courtes pendant tout ce dernier mois, mais la quitter pour rentrer seul dans son
appartement vide devenait

de plus en plus dur.

Emma n’avait pas l’air d’en souffrir particulièrement. C’était évident qu’elle avait plus besoin de
moments de solitude

que lui. L’ironie de la chose ne lui échappait pas. Il avait toujours cru que lorsqu’il rencontrerait une
femme, ce serait lui qui

aurait hâte de retrouver ses potes, mais à vrai dire, il aurait préféré profiter, jusqu’au bout du week-end,
de sa compagnie. Et

inversement, leur situation vis-à-vis de leurs collègues ne lui posait aucun problème alors qu’elle le
vivait mal. Mentir

constamment la stressait de plus en plus, tandis que lui n’y pensait même pas. C’était même plaisant, de
feindre qu’il ne

connaissait pas les secrets les plus excitants de l’incroyable corps d’Emma.

Les gens finiraient par l’apprendre, c’était sûr, mais pour l’instant, pour le reste de l’été, il était heureux
de leur sort.

Soleil et orgasmes, franchement, rien à en redire.

Vêtu d’un short cargo et d’un T-shirt, le pas léger, il monta en sifflotant l’escalier qui menait jusqu’à
l’appartement

d’Emma, au troisième étage. Après avoir sorti les chiens, ils iraient voir un match de base-ball, et il avait
hâte de voir la

nouvelle équipe en action.

— Entre ! cria-t-elle de l’intérieur lorsqu’il frappa à la porte.


Il avait été surpris, lors de sa première visite, par l’état de l’appartement. Au bureau, la table d’Emma
était un chef-

d’œuvre de minimalisme, voire de maniaquerie, et il avait imaginé qu’il en irait de même pour sa maison.
Il s’était trompé.

L’appartement n’était ni sale ni désordonné, mais elle avait beaucoup d’affaires, partout. Elle semblait
collectionner, de façon

aléatoire, toutes sortes d’objets, des chapeaux et des tasses à thé, et ces petites cuillères qu’elle
accrochait au mur de sa

cuisine. Sur le coup, cette accumulation lui avait paru excessive, mais il s’y était habitué et l’espace
désormais lui semblait

accueillant et confortable.

Même le dimanche, quand la mère d’Emma passait la journée au lac sur le bateau de Buck, son ami, et
leur laissait ses

chiens. Au début, Kyle ne savait pas quoi en penser, mais à présent, il devait l’admettre, il s’était attaché
aux trois petits

cabots. Ils se jetèrent sur lui dès qu’il franchit la porte. Il s’accroupit pour leur dire bonjour.

Emma s’approcha pour l’accueillir, vêtue d’un débardeur dangereusement sexy et d’un short en jean qui
lui donnait

envie de faire tomber quelque chose pour qu’elle se penche. Il lança un sifflement admiratif.

— Salut, bébé. Si tu mets toujours ça pour aller au stade, je vais prendre un abonnement.

Il se releva et l’attira dans ses bras, mais elle le repoussa en riant, joueuse, quand il glissa les mains sous
son

débardeur.

— Il fait chaud, dehors.

Il essaya de lui passer les bras autour de la taille.

— C’est encore plus chaud ici, on devrait se déshabiller.

— On a les places pour le match, dit-elle en se dérobant une nouvelle fois. On ne veut pas rater le coup
d’envoi !

On ne disait pas « coup d’envoi » en base-ball, mais il se fichait bien qu’elle n’y connaisse rien, tout ce
qu’il voulait,
c’était qu’elle lui sourie. Le sourire d’Emma lui apportait un bonheur profond et véritable.

Ses frères avaient peut-être raison avec leurs moqueries. Peut-être ses sentiments allaient-ils beaucoup
plus loin qu’il

n’avait accepté de l’envisager. Il eut sa réponse quand Emma lui tendit la laisse d’Elton John. Il était prêt
à écrire un poème à

propos du sourire de cette femme et il s’apprêtait à promener les toutous grassouillets de sa mère. Oui,
ses sentiments pour

elle étaient profonds. Très profonds. Et il ne savait pas bien que faire de cette constatation…

* * *

Quand Kyle la regardait comme ça, Emma perdait toute capacité de penser rationnellement. Ce qui
finirait sans doute

par poser problème mais pour l’instant, elle avait choisi de se prélasser dans cet état d’euphorie
permanente. Ces quelques

semaines avec lui comptaient parmi les plus plaisantes de sa vie. Elle était détendue et riait tout le temps.
Sa plus grosse

crainte, qui avait été de vivre dans un sentiment d’insécurité constant parce que Kyle était beau et aimait
plaire aux femmes,

n’avait pas lieu d’être parce qu’il n’avait d’yeux que pour elle.

Il était galant et prévenant. Le fait qu’il soit prêt à sortir avec elle pour balader les chiens de sa mère
n’était-il pas la

preuve éclatante qu’elle pouvait compter sur lui ? Ils n’avaient aucun souci pour se mettre d’accord sur
l’organisation du

week-end et, en dépit de leurs personnalités si différentes, ils avaient des goûts et des avis similaires
presque sur tout.

La seule ombre au tableau était d’avoir à mentir au bureau. La dissimulation allait à l’encontre de sa
nature et Kyle avait

beau affirmer qu’ils faisaient tout simplement preuve de discrétion, elle savait que ce n’était pas aussi
simple. Et puis, elle

aurait voulu aussi se réjouir en public et même crâner un peu à propos de son chéri super-génial et de son
bonheur XXL.

D’autant plus qu’elle n’avait pas eu de copain depuis des siècles ! Elle devrait avoir le droit de porter
son cœur en
bandoulière comme d’autres portaient leur « it bag » et le montraient à toutes leurs copines, non ?

Aussi, elle se sentait en faute : elle n’avait pas dit à Kyle qu’elle avait continué ses recherches sur
Savanah et qu’elle

était pratiquement certaine de connaître son identité. Elle ignorait quelle serait la réaction de Kyle étant
donné la situation

précaire dans laquelle elle se trouvait au sein du journal. A vrai dire, elle ne savait pas trop que faire de
ces informations. Le

mieux, pour l’instant, c’était de ne pas y penser et de profiter de cette belle journée.

— Couchée, Cher ! dit-elle à la chienne qui se précipitait contre la jambe de Kyle.

— Au moins, il y a quelqu’un qui se frotte contre moi, répondit-il dans un éclat de rire.

— Moi aussi, je vais me frotter contre toi. Mais pas maintenant.

— Vous dites toutes la même chose, soupira-t-il, faussement dépité, en lui emboîtant le pas.

Le soleil estival rendait la journée étouffante, et Emma glissa sur son nez ses lunettes noires. Elle aimait
bien son vieux

quartier, où des maisons en brique alternaient avec des buildings et des arbres chenus portaient leur
ombre sur des trottoirs

cabossés. Les gens circulaient à vélo et promenaient leur chien. C’était vivant, convivial, elle s’y sentait
chez elle.

Un gamin sur son skate glissa à toute vitesse à côté d’eux. C’était facile de jouir de la vie dans des
moments comme

celui-ci.

— Vous avez bien avancé sur la clôture ? demanda-t-elle.

Elle n’avait pas encore rencontré la mère ou les frères de Kyle mais peut-être que ça ne tarderait plus.
Leur relation

avançait bien, non ? Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir des doutes. Et quoi qu’elle fasse pour
ne pas psychoter, elle

finissait toujours par se poser beaucoup trop de questions : elle était une fille et elle était névrotique,
deux facteurs qui

combinés la vouaient, qu’elle le veuille ou non, à se prendre la tête sur l’avenir de cette relation.

— On a pratiquement fini, répondit-il. Poser la nouvelle nous a pris plus de temps que prévu, mais au
moins, on aura

fini avant que ma belle-sœur accouche, ce qui nous aurait privés de l’aide d’Andrew pour pas mal de
temps. Elle a dépassé le

terme de deux jours, le bébé va arriver d’un moment à l’autre.

— Ils connaissent son sexe ?

— C’est une fille. Mon frère était censé garder le secret mais il a vendu la mèche en disant qu’il allait se
trouver en

minorité chez lui bientôt. Katie était furieuse, ma mère a pleuré d’émotion. Tu sais comment c’est.

— En fait… non, du tout, vu que je suis fille unique. Mais pourquoi garder le secret sur le sexe du bébé ?

Et pourquoi avait-elle l’impression qu’en ce moment tout le monde parlait de secrets autour d’elle ?

Par culpabilité, voilà pourquoi.

Elle était inquiète. Que se passerait-il si Claire apprenait leur relation ? Que deviendrait-elle, sans son
travail au

journal ? Elle l’ignorait, et c’était effrayant. Perdre ce qu’elle avait gagné à force d’effort et de
détermination la terrifiait. Et

pourtant, cela ne suffisait pas à la faire renoncer à Kyle. Et n’était-ce pas le plus terrifiant ?

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, dit-il. Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ils ont choisi un prénom ?

— Oui, mais je ne sais plus lequel. Quelque chose du genre Lauren ou Jessica. Ou Ashley, peut-être. Je
sais juste qu’il

était assez courant. Moi, si jamais j’ai une fille, je lui donnerai un prénom plus intéressant.

— Comme quoi ?

— Titania ? Pocahontas ? Aramathea ?

Emma s’arrêta et le regarda, ahurie.

— Tu plaisantes, j’espère.

— Non. Et si Madonna n’était pas déjà pris par une saucisse à quatre pattes de ma connaissance, je le
choisirais. C’est

cool, comme prénom.


— Dieu ait pitié de ta future fille !

Il pencha la tête, amusé.

— Comment ça ? Et comment veux-tu appeler ta fille, si je peux savoir ?

— Pearl, dit-elle sans hésiter.

— J’aurais dû deviner. Tu es, à peu de chose près, ma grand-mère dans un corps de rêve.

Alors ça.

— Pour quelqu’un qui veut se faire sauter, tu ne t’en donnes pas les moyens, franchement.

Croyait-il vraiment qu’elle voulait entendre qu’elle avait des goûts de mémé ? Qu’il se moque de sa
passion pour le

vintage, soit, mais qu’il la compare à sa grand-mère…

— Quoi ? Mais qu’est-ce que j’ai dit ?

Emma détourna la tête. C’était dans les moments comme ça qu’elle se rappelait qu’elle ne comprenait
rien aux hommes.

Rien du tout.

* * *

Kyle n’avait pas osé demander une nouvelle fois pourquoi l’allusion à sa grand-mère avait mis Emma si
en colère. Il la

taquinait souvent à propos de ses goûts démodés, mais depuis la fin de la balade avec les chiens, elle
faisait la tête. Il avait

espéré des câlins sur les gradins pendant le match, des mains enlacées, des cuisses qui se cherchent, des
baisers passionnés…

Sauf qu’Emma gardait ses mains sur ses genoux et ses pensées pour elle.

Bon. D’accord. Traiter ta copine de grand-mère n’était pas le truc le plus malin à faire, mais c’était juste
de l’humour,

ce qu’il avait essayé de lui expliquer jusqu’à ce qu’elle lui demande, plutôt sèchement, de se taire. Donc
ils étaient en train de

suivre le match sans échanger un mot, en plein soleil, entourés de dizaines d’inconnus qui suaient à
grosses gouttes. Il n’y

trouvait aucun plaisir.


— Tu veux un hot dog ?

— Non, merci.

Cette politesse glaciale commençait à lui taper sur les nerfs. Si elle était en colère, il aimerait autant
qu’elle lui crie

dessus pour se défouler et qu’ils en finissent avec cette situation à la noix une fois pour toutes.

— D’accord, dit-il, j’en mangerai un pour toi.

Elle hocha la tête, les yeux sur le terrain en contrebas.

Il fit signe au vendeur ambulant en essayant de ne pas céder à l’irritation. Qu’est-ce qu’il était censé faire
? La

supplier ? Hors de question, il s’était déjà excusé. Il n’avait tué personne. Si elle s’entêtait à prendre la
mouche pour un rien, il

n’y pouvait rien. Mais gâcher comme ça un beau dimanche, c’était stupide.

Il fit donc ce qu’il savait le mieux faire — il essaya de s’attirer ses bonnes grâces avec une blague.

— Tu es sûre de ne pas vouloir un hot dog ? demanda-t-il d’un ton coquin. Moi qui croyais que ta
gourmandise n’avait

pas de limite…

* * *

Emma n’en croyait pas ses oreilles. Comment pouvait-il ne pas voir qu’elle n’était pas d’humeur à
supporter ses sous-

entendus ? Il n’avait pas compris qu’elle était fâchée ? Ni pourquoi ? Ce n’était pas seulement la
comparaison avec sa grand-

mère, même si être vue comme une mamie aux cheveux violets ne lui plaisait guère.

Non, ce qui l’avait ennuyée, c’est qu’il faisait toujours des blagues aux dépens de ses défauts, réels ou
imaginés. Elle

était coincée, elle était une mamie, elle était une bêcheuse incapable d’oublier ses responsabilités pour
batifoler au lit. Elle

voulait rentrer chez elle le dimanche pour se reposer. Elle voulait vivre leur histoire à visage découvert
plutôt que de se

cacher.
Si elle était si ennuyeuse, pourquoi alors voulait-il sortir avec elle ? Elle commençait sérieusement à se
le demander.

— Je suis d’humeur tout sauf gourmande, là, répondit-elle, coupante.

Elle feint de se concentrer sur le jeu, mais trop occupée à ruminer, elle n’avait pas suivi le match et, de
toute façon, le

sport et elle, ça faisait deux.

— Vlan. Dans mes dents, dit-il sans sembler en prendre ombrage, comme s’il répondait à la vanne d’un
pote. Score,

zéro partout.

Elle compta jusqu’à trois pour ne pas prononcer des mots qu’elle risquait de regretter.

— Je n’ai pas envie de plaisanter, dit-elle aussi calmement qu’elle le put. Pour ta gouverne, quand je suis
fâchée, me

taquiner ne sert à rien.

— C’est sympa de prévenir.

— C’est ma façon de communiquer franchement, une chose que les gens qui passent leur temps à blaguer
semblent avoir

du mal à faire.

Seigneur, elle transpirait tellement qu’elle sentait la sueur couler entre ses omoplates. Elle ferma
brièvement les

paupières, déterminée à s’élever au-dessus de cet après-midi minable.

Kyle rajusta sa casquette et la dévisagea.

— Tu le fais exprès pour qu’on se dispute ?

— Non.

— Si, je trouve. Et ça commence à m’agacer.

— Dis donc, quel exploit. Je désespérais de te voir réagir autrement qu’en te marrant. Je suis fière de
moi.

Le sarcasme n’était sans doute pas la meilleure façon de s’exprimer, mais lui tirer la langue — ce qu’elle
avait de plus

en plus envie de faire — ne l’était pas non plus.


— Parce que n’être ni déprimé ni maussade est un défaut ? Excuse-moi d’avoir trouvé mon équilibre.

— C’est peut-être parce que tu n’as jamais eu à le chercher. Tu restes bien en sécurité, à l’abri de tes
petites blagues,

des fois que la vérité te donnerait le vertige.

Elle avait honte de ce coup bas, mais elle avait de toute évidence fait passer le message, parce qu’il
lâcha un juron fort

coloré.

Peut-être était-elle allée trop loin ? Elle cherchait un moyen de reformuler ses sentiments de façon moins
agressive

quand la dame à côté d’elle lui donna un petit coup de coude et dit quelque chose.

— Pardon ? grogna-t-elle, distraite et stressée.

— Regardez, vous et votre ami, vous êtes à l’écran.

Oh ! non. Non. Elle suivit du regard l’index de sa voisine qui pointait vers l’écran géant au-dessus du
score. Oh non.

Kyle et elle y apparaissaient. En gros plan. L’horreur.

— On est sur l’écran, murmura-t-elle, mortifiée au-delà des mots.

Les cheveux plaqués par la sueur, le visage cramoisi, les traits tendus, l’écran lui renvoyait, puissance
dix, l’image

d’une Emma aigrie et coléreuse. C’était épouvantable. Son pire cauchemar en haute définition. Et Kyle la
regardait comme si

elle était une mouche tombée dans son assiette.

Mais quand il comprit ce qui se passait, il arriva à composer un sourire et à saluer à la caméra.

— On est censés s’embrasser.

— J… Je…

Elle ne pouvait pas. Ils étaient au milieu d’une dispute stupide. Lui tendre les lèvres, même pour un bref
baiser devant la

caméra, lui était impossible. C’était trop.

Donc, quand il rapprocha le visage avec l’intention évidente de l’embrasser, elle l’évita en reculant. La
foule hua et
siffla. La caméra passa à une autre section du public.

— Super, dit-il. Merci de me faire passer pour un parfait abruti. On se souviendra de moi comme du mec
dont la petite

amie n’a pas voulu l’embrasser. Idéal pour me faire sentir comme un loser.

— Je suis ta petite amie ? demanda-t-elle, stupéfaite.

Ils n’avaient jamais utilisé ce terme de façon explicite, et elle voulait entendre — non, elle avait besoin
d’entendre —

que, oui, c’était comme ça qu’il la voyait, et qu’elle n’avait plus à craindre constamment qu’il la quitte
d’un moment à l’autre

pour une fille spontanée et fun qui ne parlait pas comme une grand-mère.

Mais Kyle n’avait pas envie de la rassurer, apparemment,

— Là, en ce moment, je ne sais pas ce que tu es, dit-il.

C’était plus qu’elle ne pouvait supporter. Elle se leva d’un bond en renversant au passage le soda à ses
pieds. Elle prit

son sac et poussa les jambes de Kyle pour qu’il lui fasse de la place.

— Mais où tu vas ?

Elle s’arrêta une seconde, dos à lui, les fesses pile à hauteur de son visage.

— Quelque part où tu n’es pas !

— C’est ça, grommela-t-il, assez haut pourtant pour qu’elle l’entende dans le vacarme du stade.

Le souffle court, elle s’avança vers l’escalier des gradins en murmurant des « Excusez-moi » confus aux
spectateurs

qu’elle dérangeait. Elle grimpa sur les marches en béton, suffoquée par la chaleur et la honte, la gorge
brûlante des larmes

qu’elle retenait. Elle ne savait pas où elle allait mais elle avait besoin d’air frais. D’espace.

Son téléphone vibra dans sa poche. C’était sa mère.

Buck regarde le match et t’a vue sur l’écran. Je cite : pas commode, ta fille. Détends-toi ma chérie. LOL

Super. Génial.

Sa mère aussi trouvait qu’elle était une mégère.


Elle éclata en pleurs, elle voulait rentrer chez elle et se pelotonner sur le canapé en buvant du thé glacé,
comme la

vieille dame qu’elle était. Elle envoya un SMS à Kyle.

On peut rentrer ?

Non.

Il devait plaisanter. Elle le relança.

Pourquoi ?

Je regarde le match.

Et dire que deux heures plus tôt elle le considérait comme l’homme le plus galant qu’elle n’ait jamais
rencontré.

Je prends un taxi, alors.

D’acc. A plus

A plus ? A plus ?

Elle eut l’impression de ne plus pouvoir respirer.

Chapitre 11

— Je ne suis pas bien sûr de ce qui s’est passé, déclara Kyle, désorienté, à son frère.

Ils prenaient un verre sous le porche avant le dîner et sa nièce gambadait dans le jardin. Elle exécutait
une drôle de

danse qui lui fit soupçonner qu’elle avait peut-être besoin d’une visite aux toilettes.

— Dis, Anna, tu n’aurais pas besoin d’aller sur le pot ? demanda-t-il en oubliant pour un instant ses
déboires.

Elle nia et continua à twister.

— Elle dit toujours non, dit Jason. Carrie dit qu’elle est dans sa phase d’opposition, moi je pense qu’elle
s’amuse et n’a

pas envie de s’arrêter. Mais pour revenir à ton histoire, tu étais bien avec Emma, tu dois savoir ce qui
s’est passé.

— Non, vraiment. Aucune idée, dit-il en sirotant sa bière.

Des steaks grésillaient sur le barbecue et, dans d’autres circonstances, il aurait été heureux de ce dîner
improvisé avec
son frère et sa famille. Mais ce n’était pas ce qu’il avait prévu. Ce qu’il aurait voulu, c’était passer son
dimanche soir avec

Emma. Sauf qu’elle était partie du stade en taxi. En taxi, pour l’amour du ciel ! Mais qui faisait un truc
pareil ?

— La journée avait commencé parfaitement. Quoique, elle n’a pas voulu faire l’amour avant le match,
maintenant que

j’y pense.

Il fronça le front. Avait-il manqué les signes avant-coureurs ?

— Oh ! pauvre petit, c’est dur, se moqua son frère. Tu vis dans l’abstinence depuis longtemps ? La magie
s’est brisée,

déjà ? Peut-être qu’elle te voit comme un ami.

— Non, on a fait l’amour hier soir, et crois-moi, la magie n’était pas brisée.

Pas en ce qui le concernait, en tout cas. Et d’après les orgasmes d’Emma, il dirait que pour elle ça allait
aussi.

— Je pense que ça a mal tourné quand je lui ai dit qu’elle était ma grand-mère dans un corps de déesse,
ou quelque

chose comme ça.

— Tu lui as dit quoi ? s’écria Jason avec une grimace épouvantée.

— Tu m’as entendu, ce n’était rien. Une blague, dans la famille, on a le sens de l’humour. Enfin, vise ton
T-shirt, frangin.

Le vêtement portait l’inscription « Au papa le plus sexy du monde ».

— Oh ! mon petit, tu as encore tellement de choses à apprendre, dit Jason en retournant les steaks sur les
braises. Tu t’es

excusé, non ?

— Oui, mais elle m’a battu froid pendant tout le match. J’ai essayé de flirter pour alléger l’ambiance, et
rien. Ensuite,

elle a refusé de me faire un simple baiser. C’était embarrassant.

Il n’exagérait pas. En général, il en fallait beaucoup pour l’embarrasser, mais il s’était senti comme s’il
avait invité une

fille à danser à la boum du collège et qu’elle s’était moquée de lui. La honte de sa vie.
— Oui, je t’ai vu, à la télé. Tu n’avais pas l’air fin.

— Merci, ça m’aide beaucoup.

Carrie sortit par la porte coulissante et lui ébouriffa les cheveux.

— Pourquoi tu as l’air si tristounet ?

— Il s’est fait « remcambarrer ».

— Pardon ?

— Au match de base-ball. Sa copine a refusé de l’embrasser pour la Kiss Cam.

Carrie éclata de rire.

— Allons, Kyle, il ne faut pas en faire un plat ! Il y a des filles qui n’aiment pas rouler des pelles en
public, elles sont

pudiques. Discrètes. Ce n’est pas grave, sérieux.

Ces mots lui remirent les idées en place comme une claque bien sentie. Carrie avait raison. Emma était
pudique. Il avait

vu au shooting combien elle avait souffert de se montrer en culotte. Se balader nue ne lui était pas naturel,
dès qu’elle sortait

du lit elle se couvrait. Elle ne dormait pas nue et ne portait pas de tenues osées. Emma n’étalait pas sa vie
sexuelle devant les

autres. Il le savait et le respectait.

Alors pourquoi ce baiser manqué l’avait-il autant blessé ?

Parce qu’il aurait voulu qu’elle soit aussi folle de lui que lui d’elle. Voilà pourquoi.

— Donc, qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? le pressa Jason.

— On s’est disputés, elle s’est levée et elle est rentrée en taxi chez elle.

Carrie intervint de nouveau :

— Tu as essayé de l’arrêter, rassure-moi.

— Non.

Tout à coup, il avait honte. Mais la colère et sa fierté l’avaient empêché de courir après elle.

— Tu as foiré, mec, fit Jason. Tu dois t’excuser à plate couture. Même en pleine crise, tu ne laisses pas ta
nana rentrer
seule en taxi, tout de même.

Il le savait, bien sûr qu’il le savait.

— Tu as raison. Mais, bordel, elle me rend fou. Je suis incapable de penser rationnellement en ce qui la
concerne.

Carrie et Jason échangèrent un regard.

— Quoi ? demanda-t-il, irrité de cet échange secret à son sujet.

Carrie sourit.

— On dirait que tu as enfin trouvé quelqu’un capable de t’atteindre.

Avait-elle raison ?

Probablement.

— Qu’est-ce que je fais, alors ?

— Appelle-la, offre-lui des fleurs, conseilla son frère. Traîne-toi à ses pieds. Arrête de jouer au petit
con.

— Il faut dire que j’ai eu le meilleur exemple pour ça.

Il allait continuer à rabattre le caquet de Jason quand la sonnerie de son téléphone l’interrompit.

— Oh ! c’est ma chef. Excusez-moi une seconde… Allô ? Claire ?

— Je peux savoir pourquoi tu essayais d’embrasser Emma Gideon au stade cet après-midi ?

Et merde !

— Oui, bien sûr, dit-il sans se laisser intimider. La Kiss Cam était braquée sur nous, comme tu le sais.

— Mais pourquoi étiez-vous ensemble au match, pour commencer ? J’ai du mal à croire que vous ayez eu
des places

voisines par pure coïncidence.

— Ce n’était pas une coïncidence. On passait l’après-midi ensemble. On se voit souvent en dehors du
bureau parce

qu’on sort ensemble.

A quoi bon le nier ? La vérité avait été affichée devant un stade plein sur écran géant lors d’un match
retransmis à la

télévision.
— Il me semble avoir expliqué clairement que c’était contraire à la politique de l’entreprise.

— Je ne me souviens pas d’avoir lu quoi que ce soit à ce sujet dans les documents fournis par les
ressources humaines

quand j’ai signé mon contrat. Tant que notre relation ne nuit pas à notre travail, je ne vois pas en quoi nos
vies privées

concernent le Daily Journal.

— Que dirais-tu de retourner aux sports ? Ou même à la une ?

— Quoi ? Tu veux m’offrir une promotion ?

Cela n’avait aucun sens. Claire était en colère, mais l’aidait à progresser dans sa carrière ?

— Tu peux choisir ton poste si tu t’engages à rompre avec Emma, expliqua-t-elle.

Le temps d’un instant, il oublia de respirer.

— Tu plaisantes, j’espère, dit-il enfin. De toute façon, c’est non.

Elle essayait de l’acheter, rien que l’idée l’offensait. Il doutait même que cela soit légal. Quoi qu’il en
soit, il n’allait

pas renoncer à une femme à laquelle il tenait pour monter en grade. Et qu’Emma ne lui parle plus n’y
changeait rien. Seul un

parfait salaud accepterait la promotion sans avouer à Claire qu’Emma ne voulait de toute façon plus de
lui.

Il n’en était pas un. Et il refusait l’idée d’avoir perdu Emma. Il allait se battre pour elle. Sa décision était
prise.

— Tant pis, je vais te promouvoir quand même. Tu vas bosser sur les affaires à la une.

Il avait dû mal comprendre.

— Quoi ? Claire ? C’est de la folie.

— Pas du tout. Je vous aide à mettre un peu de distance entre le privé et le professionnel. Tu vas très bien
gérer le

changement, j’en suis sûre. Conférence de rédaction demain à 9 heures, on doit décider des sujets à traiter
dans la semaine.

Quand elle raccrocha sans même dire au revoir, Kyle savait déjà que son travail au journal venait de
devenir beaucoup
plus compliqué. Il savait aussi que récupérer Emma était devenu quasiment mission impossible.

* * *

— C’est vrai ? demanda Sandy du ton de jubilation scandalisée qu’elle réservait aux potins.

Emma arrêta d’écrire et fixa sa collègue, dont la tête venait de surgir au-dessus de la cloison entre leurs
box.

— De quoi tu parles, Sandy ?

— C’est vrai que tu sors avec Kyle ?

— Qui t’a dit ça ?

— Joe. Tout le monde en parle, apparemment. On dit que vous étiez dans la Kiss Cam du stade hier et que
Claire vous a

vus.

Oh ! non. C’était la dernière chose dont elle avait besoin.

— Claire suit le base-ball ?

Ce fait était plus choquant encore que d’apprendre qu’ils avaient été découverts. Pris sur le fait, même.
Ironie de la vie,

il se pouvait bien qu’ils ne sortent plus ensemble, vu que Kyle n’avait même pas pris la peine de
l’appeler depuis qu’elle avait

quitté le stade.

— Bizarre, hein ? répondit sa collègue. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle s’intéressait au sport, mais
oui. Revenons aux

choses importantes : ça date de quand, Kyle et toi ? C’est chaud brûlant, au lit, je parie.

Sandy mordilla son stylo avant d’ajouter :

— Franchement, je suis jalouse.

— Ne le sois pas, dit Emma. Je ne sais même pas où j’en suis, avec lui. Nous nous sommes pris la tête
hier et depuis,

pas de nouvelles.

— Oh ! pas drôle ça. Mais sinon, au lit ? Raconte.

Sandy remonta les lunettes sur son nez et attendit sa réponse comme un gosse collé à la vitrine d’un
magasin de jouets.
Emma ne put que rire.

— Je ne compte pas t’en parler, répondit-elle en hochant la tête.

— Allez, pitié ! J’essaie de coucher avec lui par procuration, mais tu ne m’aides pas !

— Désolée de te décevoir.

Avec un soupir résigné, Sandy revint à la charge, sur un autre front.

— Tu ne trouves pas incroyable, en plus, que Claire ait promu Kyle ? J’aurais cru qu’elle serait furax,
pas qu’elle

distribuerait des médailles.

Emma sentit tout son sang se retirer de son visage, et un goût amer envahit sa bouche.

— De quoi tu parles, encore ?

L’étonnement de Sandy se mua en horreur.

— Tu n’étais pas au courant ? Zut, Désolée. Je croyais que tu savais, vu que Kyle et toi… Il bosse sur
l’actu chaude,

maintenant. Sa signature va paraître à la une.

— Quoi ?

Ses oreilles bourdonnaient, elle voyait flou. Elle enfouit le visage dans ses mains pour tenter de garder sa
nausée sous

contrôle.

— Mouais, comme ça, fit Sandy en claquant des doigts. Ça doit être bien, d’être un mâle trentenaire et
sexy qui monte

les filles et en grade.

Emma n’en revenait pas. Kyle avait obtenu le poste qu’elle convoitait depuis trois ans et pour lequel elle
avait travaillé

comme une folle sans compter ses heures, et, en plus, elle devenait la fille qu’il « montait ».

Le souffle court, elle s’agrippa à sa table. Elle n’arrivait pas à respirer, elle devait être en train de faire
une rupture

d’anévrisme, ou un AVC. Elle aurait voulu se mettre à hurler, mais elle savait que si elle commençait elle
ne saurait pas

s’arrêter et des messieurs habillés de blanc viendraient la chercher pour l’enfermer dans une chambre
capitonnée et lui donner

plein de cachets.

Elle avait envie de vomir. Et d’arracher à Kyle ses précieux bijoux de famille pour les balancer dans le
broyeur à

papier. Comment pouvait-il avoir accepté une telle promotion sans même penser à la mettre au courant ?
Pour qu’elle

l’apprenne de la bouche de Sandy ?

Un livreur arriva à ce moment précis sans imaginer qu’il risquait sa vie.

— Miss Gideon ?

— Quoi ?

Elle pivota dans sa chaise, prête à envoyer paître quiconque osait l’approcher, mais le pauvre monsieur
était à peine

visible à travers un bouquet géant de roses anglaises.

— Je peux vous aider ? dit-elle, à peine plus aimable.

— Ceci est pour vous, fit-il en posant le bouquet sur son bureau. Vous pouvez signer ici, s’il vous plaît.

Elle cligna des yeux, interdite. Qui diable pouvait lui envoyer des fleurs ? Sans faire cas du livreur, elle
détacha la carte

agrafée à l’emballage.

« Elles sont presque aussi belles que toi.

Avec tout mon amour, Kyle. »

Emma lâcha le bout de carton comme s’il brûlait. Amour ? Il utilisait ce mot pour la première fois ?
Aujourd’hui ?

C’était sans queue ni tête.

— Vous pouvez signer ? demanda l’homme en agitant impatiemment sous le nez d’Emma sa tablette
électronique.

Emma gribouilla quelque chose et le remercia dans un murmure. Quand il fut parti, elle se releva et
essuya ses paumes

sur son pantalon blanc.

— Tu as vu Kyle ce matin ? demanda-t-elle à Sandy.


— Il est dans le bureau de Claire, et la porte est fermée. Je parie qu’ils discutent de questions
importantes. Tu vois, de

son nouveau salaire et de la fréquence à laquelle il devra lécher les bottes pointues de Claire.

Emma lui lança un sourire assassin.

— Merci. Ton aide m’a été précieuse ce matin.

— Je fais ce que je peux.

— C’était sarcastique ! fulmina-t-elle avant de s’accorder une grande inspiration pour s’emplir de
l’odeur délicieuse

des fleurs.

Ensuite, elle prit le vase et marcha jusqu’au poste de Kyle, évidemment absent puisqu’en tête à tête avec
sa chef, et, sans

autre forme de procès, elle renversa le vase, eau et fleurs, sur sa chaise.

Claire pouvait la virer pour ça, si elle le voulait. Elle s’en moquait. Elle le regretterait peut-être plus
tard, mais pour

l’instant, elle était trop furieuse pour s’en soucier.

Avec un soin sournois, elle déposa le vase de verre dans la poubelle à côté de la table, parfaitement
consciente que

quatre personnes au moins l’observaient bouche bée. Quelque peu calmée, elle tourna les talons et se
trouva pratiquement nez

à nez avec Kyle.

— Pourquoi tu as fait ça ? demanda-t-il d’un ton vexé — et très déplacé. J’ai pensé que tu aimerais les
roses. Elles

étaient si élégantes, une variété ancienne, en plus. Tout à fait toi.

Mais pourquoi fallait-il qu’en plus il connaisse ses goûts ? Elle sentit une fissure s’ouvrir dans son
armure de rage.

— Et alors ? Cela ne compense pas d’avoir dû rentrer hier en taxi !

— C’est toi qui m’as planté dans les gradins, rétorqua-t-il. Et ensuite tu es partie sans crier gare.

Peut-être qu’il n’avait pas tout à fait tort, mais cela ne changeait rien.

— Tu aurais pu venir me chercher pour en parler.


— Emma, tu n’étais pas d’humeur à parler. Je me suis juste dit que ça ne nous ferait pas de mal de nous
calmer, chacun

de notre côté, avant de reprendre la conversation.

— Et à quel moment tu comptais me parler de ta super-promotion ? demanda-t-elle en croisant les bras


devant sa

poitrine.

— J’allais t’en parler à l’instant. Dès la fin de ma réunion avec Claire, mais je déduis que quelqu’un m’a
devancé. Je

n’avais pas prévu que les mauvaises langues travailleraient si vite.

— Depuis quand tu le sais ?

— Hier soir. J’étais sous le choc. Elle ne m’a pas laissé le choix, tu sais. Elle m’a obligé à prendre le
poste. J’aurais pu

t’appeler dans la soirée, mais vu qu’on était déjà en pleine prise de tête, je n’ai pas voulu en rajouter.

Il mit la main sur son bras avant de continuer d’un ton très bas pour qu’on ne puisse pas l’entendre.

— Je sais que tu mérites ce poste et je sais que tu as bossé dur pour l’obtenir. J’ai essayé de refuser, mais
Claire m’a

fait comprendre que c’était la promotion ou la porte. Elle est hors d’elle parce qu’on sort ensemble, mais
je lui ai bien fait

comprendre que je n’allais pas rompre avec toi pour sauver mon job.

Petit à petit, il s’était rapproché d’elle. C’était difficile de se rappeler qu’elle le détestait quand elle
sentait contre le

sien ce corps chaud, cette odeur qu’elle aimait tant. Elle avait plutôt envie de poser ses lèvres sur les
siennes pour l’embrasser

jusqu’à en perdre le souffle, mais il fallait tout de même qu’elle comprenne ce qu’il essayait de lui
expliquer.

— Elle te promeut en te menaçant de te mettre dehors ? Où est la logique là-dedans ?

— Elle cherche à semer la zizanie, c’est évident… Elle a dû croire qu’en me donnant le job de tes rêves,
on se

disputerait au point de se séparer.

Il frotta tout doucement le pouce sur son bras.


— On ne va pas la laisser faire, n’est-ce pas ?

— Je… Je ne sais pas. Je veux dire, non. Bien sûr que non.

La chaleur si familière du désir lui serra le ventre. A cause de cette stupide dispute, elle était en fort
déficit d’orgasmes,

et le manque commençait à se faire sentir. Ou alors, comment expliquer qu’elle soit si excitée et
frémissante à 10 heures du

matin un lundi au bureau ?

— Pourquoi on se prenait la tête, déjà ?

— Aucune idée. C’était autour de mon manque de sensibilité, je crois. J’ai dépassé les bornes, j’aurais
dû éviter de te

taquiner alors que tu étais déjà en colère, fit-il avec un sourire dépité et absolument adorable. J’ai appris
la leçon. Je ne le

referai plus.

— Mais non, c’était mon insécurité, murmura-t-elle doucement. J’avais des doutes sur tes sentiments pour
moi.

Il écarquilla les yeux, comme interloqué.

— Emma, dit-il en pointant du doigt les roses sur sa chaise. Voilà ce que je ressens pour toi. Enfin, si les
roses étaient

encore dans le vase.

Elle se sentit rougir.

— Désolée. J’étais un peu chiffonnée.

— Je vois ça.

Il se pencha pour récupérer le vase dans la poubelle et remit les fleurs à l’intérieur.

— Je pense qu’elles vont survivre. Mais, et nous ? C’est ça la véritable question.

Tout en sachant que voir Kyle occuper le poste de ses rêves allait lui faire perdre la tête, Emma ne
pouvait pas renoncer

au couple qu’ils commençaient à bâtir. Elle aimait trop sa compagnie. Elle hocha la tête.

— Je pense que oui.

Il poussa un soupir de soulagement si sincère qu’elle se sentit fondre.


— Tant mieux. Dès qu’on sera sorti de ce fichu bureau, je vais t’embrasser comme jamais.

— Tu vas défaire mon maquillage, c’est dommage.

— Retourne bosser, maligne, dit-il. Et emporte tes roses avec toi.

Sans se faire prier, elle serra le vase contre sa poitrine comme si c’était un trophée. D’une certaine façon,
c’en était un.

Elle venait de vaincre ses peurs et les petites manigances de Claire. C’était une belle victoire.

Chapitre 12

Kyle attendit 19 heures pour appeler Emma. Il voulait lui laisser le temps de rentrer. Il l’imagina : les
cheveux lâchés,

elle avait dû sortir le chemisier de sa jupe crayon. Peut-être même qu’elle avait un verre de vin à la main.
En tout cas, la

journée de travail derrière elle, elle serait détendue. Son Emma. Celle qu’il retrouvait dans l’intimité, pas
la femme de

carrière que leurs collègues voyaient chaque jour au bureau. L’Emma du journal était aussi très sexy
parce qu’elle était

brillante et déterminée, et qu’il trouvait ces qualités très excitantes, mais… elle n’aimait pas être touchée.
Alors que l’Emma

qu’il retrouvait le soir aimait qu’il la caresse et c’était celle qu’il préférait.

— C’est moi, dit-il quand elle décrocha. Comment ça va ?

— Ça va. J’essaie de me reposer un peu avant d’aller à la première de ce film.

Grrr ! Il avait oublié cette fichue soirée. Il n’était pas obligé d’y aller, mais Emma si. Elle ne s’occupait
pas des

critiques de film, mais elle devait couvrir l’inauguration d’un cycle de cinéma indépendant à l’auditorium
du musée d’Art

contemporain.

— J’espérais pouvoir te voir avant, voire… prendre un petit moment pour nous ?

— Je n’ai qu’une heure, il faudrait que tu arrives tout de suite.

— Ça tombe bien, parce que je suis en bas de chez toi.

— C’est vrai ?
Il sourit en entendant son cri agréablement surpris.

— Oui, j’étais à dix minutes d’ici, ça valait la peine de prendre le risque.

— Monte !

Sa voix, douce et tendre, le touchait d’une façon particulière, comme si quelque chose avait changé à
jamais en lui.

— A tout de suite.

Quelque chose en lui le poussait à se précipiter vers l’immeuble d’Emma, mais il resta encore quelques
secondes dans

la voiture, le téléphone à la main, à songer à sa souffrance quand il croyait avoir perdu Emma et à la joie
qu’il éprouvait

maintenant qu’il savait qu’elle resterait dans sa vie.

Etait-ce de l’amour ?

Cela y ressemblait de plus en plus, même s’il n’en était pas complètement sûr. Ce qui était certain, en
revanche, c’était

qu’il perdait un temps précieux à cogiter dans sa voiture.

Emma ouvrit la porte telle qu’il l’avait imaginée, cheveux défaits, chemisier un peu froissé, pieds nus.
Sauf qu’elle

n’avait pas un verre à la main, mais un esquimau aux fruits.

— Coucou.

Elle tira légèrement la langue pour lécher le sorbet lentement, de bas en haut, pour finir avec un petit bruit
de succion.

Il n’aurait pas pu imaginer un meilleur accueil. Envahit de désir, il fixa la bouche gourmande d’Emma,
brillante et

teintée de rouge framboise. Ou était-ce rouge fraise ? Il n’y avait qu’un moyen de savoir.

— Je peux goûter ?

— Bien sûr.

Elle lui tendit la glace, mais il s’empara de sa bouche, sa bouche si douce, qu’il explora avec sa langue.
Un délice

acidulé. Joueur, il mordilla sa lèvre.


— Mmm. Fraise, fit-il avant de croquer directement dans l’esquimau.

— C’est ta préférée ? demanda-t-elle, les yeux assombris par le désir, le ton lourd de sous-entendus.

— C’est toi, ma préférée.

Avec un sourire, elle ferma la porte derrière lui.

— Tu as quarante minutes top chrono. Surtout si je dois me doucher après.

Il haussa les épaules, l’image même de l’innocence.

— Je ne comprends pas ce que tu veux insinuer. Je suis juste venu te tenir la main pendant qu’on discute
sagement sur le

canapé. Je ne vois pas en quoi cela t’obligerait à prendre une douche.

— C’est pour ça que tu es en train d’enlever ta cravate ?

Perspicace, avec ça.

— Je me mets à l’aise, répondit-il en se déchaussant en même temps qu’il déboutonnait sa chemise.

— Laisse-moi t’aider, alors.

D’un geste empressé, elle tira sur sa chemise, avant de dégrafer d’un geste efficace sa propre jupe, qui
glissa au sol.

Oh oui. Il l’aimait. Cette femme se donnait les moyens d’arriver à ses fins, une qualité qu’il appréciait
grandement. Son

chemisier et son soutien-gorge tenaient à présent compagnie à la jupe sur le sol. Vite fait bien fait. Elle
était presque nue et ses

seins parfaits aux bouts rosés, tendus vers lui, le suppliaient de les sucer. La culotte d’Emma suivit le
même chemin que le

reste de ses vêtements et il se laissa hypnotiser par le petit triangle blond qui cachait pudiquement l’objet
de son désir.

— Tu es trop habillé, dit-elle en regardant la pendule. Vu que tu n’as plus que trente-sept minutes, tu
ferais mieux d’aller

dans la chambre.

Elle lécha la glace. Il gémit. Comment ne pas bander du matin au soir avec une femme comme ça ?

— Tu en veux un peu plus ? demanda-t-elle en lui tendant la glace.

Mais elle en effleura, comme par accident, l’un de ses mamelons.


— Oups. Que je suis maladroite !

Mademoiselle était d’humeur coquine. Il n’allait pas s’en plaindre, bien au contraire.

— Oh ! là, là, dit-il. Laisse-moi t’aider.

Il envoya valser sa chemise et, tout en ouvrant son pantalon, se pencha pour titiller du bout de la langue le
mamelon

couleur de berlingot au goût encore plus délicieux. Mais pas aussi délicieux que le soupir de plaisir que
poussa Emma.

— J’ai tout fait partir ?

— J’ai l’impression qu’il en reste encore, répondit-elle avec un sourire espiègle.

— Tu crois ?

Cette facette d’Emma, lutine et provocatrice, était leur secret, elle ne la montrait qu’à lui, une faveur qu’il
appréciait à

sa juste valeur. Avec elle, il avait l’impression d’être gâté par les dieux du sexe.

Il prit le sorbet et traça une ligne sucrée allant de ses seins à son sexe. Elle frissonna. Il croqua un bout de
glace qu’il fit

lentement tourner dans sa bouche avant d’en frôler un de ses mamelons.

Elle lâcha un petit râle guttural qu’il ne lui avait jamais entendu, et il accentua la pression de ses lèvres
sur ses seins. La

tête renversée en arrière, elle se cramponna à lui, ses hanches réclamant l’attention de son sexe dressé.
S’il n’avait pas eu son

boxer, il n’aurait pas été capable de se retenir de la pénétrer sur-le-champ. Le glaçon avait fini de fondre
et il dessina avec la

langue la courbe de ses seins, le profil de ses côtes.

— On n’a pas le temps pour ça ! gémit-elle, désespérée. Il faut se dépêcher !

— Chut.

— Comment ça, chut ? grogna-t-elle.

Il sourit, le visage contre son ventre, et glissa un doigt dans la chaleur humide de son sexe. Elle cessa de
protester pour

rugir de plaisir. Il l’aguicha encore un peu avant de retirer la main et se lécher le doigt, les yeux rivés aux
siens.

— Délicieux.

A sa grande surprise, Emma décida de prendre les choses en main. Le souffle haletant, elle pivota et se
dirigea jusqu’à

sa chambre, comme pour l’appâter avec ses fesses en forme de cœur. Il croqua de nouveau la glace et
mâcha bruyamment en la

suivant d’un pas nonchalant. Il voulait se faire désirer pour voir comment elle réagirait à l’attente. Il
s’appuya contre le

chambranle, l’air distrait, et prit une autre bouchée. Elle s’installa sur le lit. A quatre pattes.

Sur le moment, il crut qu’il ne pourrait pas s’empêcher de se précipiter sur le lit pour la rejoindre, mais
avec une

longue, très longue inspiration, il parvint à se retenir. Les chevilles croisées, vêtu toujours du boxer tendu
à l’extrême, il prit

une nouvelle bouchée de glace.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’impatienta Emma en le regardant par-dessus son épaule.

— Je finis ce truc. C’est bon.

Avec un petit rire de défi, elle s’allongea sur le côté et joua d’une main avec son mamelon en frottant ses
jambes l’une

contre l’autre.

— Viens, j’en veux encore, moi aussi.

Si elle pensait qu’il allait se laisser tenter… eh bien, elle avait raison. La glace dans la bouche, il enleva
son caleçon

d’un geste vif et franchit l’espace qui les séparait en deux enjambées.

Ignorant sciemment son sexe dressé tout près de sa bouche, Emma prit la glace, et son doigt au passage, et
se mit à les

suçoter. Elle l’avait pris à son propre piège, et sa bouche était une caresse somptueuse. Il crut qu’il allait
jouir sur-le-champ.

Ils n’avaient plus qu’une demi-heure devant eux, mais, vu son état d’excitation, cinq minutes risquaient de
suffire.

Lui arrachant le sorbet des mains, il le posa sur une coupelle et sortit les préservatifs du tiroir de la table
de nuit. Il en

glissa un sur lui d’une main, tandis que son autre main se glissait entre les cuisses d’Emma. Il n’aimait
rien autant que

l’entendre ronronner de plaisir.

— Tu aimes ça ?

Elle hocha la tête.

— Tu en veux plus ?

— Oui.

Oh ! il était plus qu’heureux d’obtempérer, mais… à sa façon. Il savait qu’elle s’attendait à ce qu’il
vienne en elle, mais

il plongea la tête entre ses jambes et la lécha pour lui offrir un orgasme fulgurant. Il adorait qu’elle
jouisse pour lui, sentir son

sexe se contracter contre sa langue. Il n’y avait rien d’aussi satisfaisant que de savoir qu’il était à
l’origine de ce plaisir

intense, et que c’étaient ses mains et ses caresses qui lui procuraient ces sensations intenses qui la
faisaient crier, sans retenue.

Il attendit qu’elle s’allonge sur le matelas, défaite et molle, les bras tendus vers lui en une demande
muette, pour glisser

— enfin — en elle, comme ils en mouraient tous les deux d’envie. Ce fut en plongeant dans le sexe
brûlant d’Emma, son regard

rivé au sien, que les mots s’échappèrent de sa bouche, irrépressibles, irréfléchis, sincères.

— Je t’aime, Emma.

Il n’aurait pas su dire lequel d’entre eux fut le plus surpris, elle ou lui. Elle écarquilla les yeux, poussa un
soupir. Mu

par une énergie nouvelle, il imprima à leurs corps un mouvement plus profond. Il voulait atteindre avec
elle l’intimité la plus

complète. Maintenant. Il ne regrettait pas ce qu’il avait dit, pas une seconde, au contraire. C’était un
sentiment simple et

évident, vrai, réel. Emma était une femme naturelle, généreuse et loyale, et il l’aimait.

Ce serait bien sûr merveilleux qu’elle l’aime en retour, mais si ce n’était pas le cas, il n’allait pas en
souffrir. Ils avaient

tout le temps devant eux.

Elle chercha son regard, le visage grave, presque vulnérable.

— Je t’aime, Kyle.

Le cœur sur le point d’exploser, il enlaça ses doigts aux siens et redoubla ses coups de reins pour amener
leurs deux

corps jusqu’au point de non-retour. Il jouit, conscient, même dans les brumes de l’extase, qu’il ne s’était
jamais senti aussi

proche d’une femme. C’était irrationnel mais le sentiment était là, et il l’accompagnait depuis le tout
début de leur relation.

Une étincelle électrique devenue un incendie inextinguible de passion et d’amour.

C’était bon de savoir qu’il n’y brûlait pas seul.

Quand l’orgasme s’estompa, leurs membres encore emmêlés, leurs sueurs toujours mélangées, il
l’embrassa longuement

pour exprimer tout ce qu’il n’était pas capable de dire avec des mots.

— J’ai quelque chose à t’avouer, murmura-t-elle quelques minutes plus tard.

Instinctivement, il se raidit. Il n’était pas sûr de vouloir entendre la suite. Est-ce qu’elle avait rencontré
quelqu’un au

cours des vingt heures qu’avait duré leur rupture ? Non, ce n’était pas son genre. Mais, tout en se doutant
qu’elle n’allait pas

lui annoncer qu’elle le quittait juste après lui avoir dit qu’elle l’aimait, il ne put empêcher un
frémissement d’appréhension de

le parcourir.

Et la seule arme qu’il avait contre la peur, c’était l’humour.

— Je le savais : tu as un troisième téton.

Comme c’était à prévoir, elle roula des yeux.

— Ouais, et j’ai vraiment galéré pour te le cacher pendant ce mois qu’on a passé au lit.

Il ne poussa pas le bouchon. Une blague, c’était mignon. Une deuxième, de la maladresse. Donc, il se
contenta
d’attendre, serein. Rien ne pourrait gâcher ce moment. Il ne le permettrait pas.

* * *

Emma n’aurait pas su dire pourquoi elle avait choisi un tel moment pour avouer. C’était peut-être de la
lâcheté, vu

qu’elle devait partir dans dix minutes et qu’ils ne pourraient pas s’étendre sur le sujet. Ou peut-être
qu’elle se sentait si proche

de Kyle à ce moment précis, comblée par leur relation aussi bien sur le plan physique qu’émotionnel,
qu’elle ne pouvait plus

lui cacher quoi que ce soit. Il lui avait dit qu’il l’aimait. Enfin, comme il l’avait dit dans le feu de
l’action, ce n’était pas

complètement fiable, mais c’était tout de même incroyable d’entendre ces mots dans la bouche de Kyle.
Adressés à elle. Juste

elle.

Elle devait être complètement franche avec lui parce que… elle l’aimait. Oui, elle aimait Kyle. C’était
bizarre et

troublant, mais c’était la vérité. Elle s’était sentie attirée par lui depuis le premier jour, et très vite, même
avant qu’il accepte

de promener les toutous grassouillets de sa mère, elle avait été folle de lui. Sans remède.

— J’ai trouvé l’identité de la femme qui harcèle Ian Bainbridge, dit-elle, hésitante.

Elle ne savait même pas pourquoi elle lui avait caché qu’elle poursuivait ses recherches. Sans doute pour
éviter qu’il

essaye de l’en décourager en lui rappelant qu’elle risquait son job.

— Quoi ? s’étrangla-t-il. Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment as-tu fait ?

— Tu te souviens que Ian m’avait dit que cette fille signait ses e-mails « Savannah » et qu’ils s’étaient
déjà vus dans un

pub à Pittsburgh, non ? Savannah n’est pas un prénom courant, donc j’ai passé quelques coups de fils. Je
crois que j’ai trouvé

la Savannah qu’on cherche. J’ai vérifié, et elle se trouvait chaque fois dans les villes où les shootings ont
été perturbés.

— Comment tu as pu vérifier ça ?
— Tu ne veux pas savoir, crois-moi.

Ce n’était pas la peine qu’il la sache capable d’usurper l’identité d’une certaine Savannah pour soutirer
frauduleusement

des informations à une compagnie téléphonique, si ?

Kyle avait l’air un peu endormi, comme toujours après avoir fait l’amour. Craquant. Il se contenta de
plisser le front.

— Qu’est-ce que tu comptes faire de cette info ?

— Je ne sais pas encore. Appeler la police, peut-être. Ou la contacter elle, directement.

— Non, ne fais pas ça. Elle ne va rien te dire et on sait qu’elle est détraquée.

— Il faut que je fasse quelque chose, non ? Je ne peux pas le dire à Ian, imagine qu’il décide de régler le
problème lui-

même.

Le photographe avait l’air stable et équilibré, mais elle le connaissait à peine. Si elle accusait Savannah
et qu’il

cherchait à s’en venger, elle ne se le pardonnerait pas.

— Tu devrais dire à la police ce que tu sais et laisser tomber. A partir de là, ce n’est plus ton affaire.

— Tu as probablement raison.

Elle soupira. Kyle était sans doute la voix de la raison, mais quelque chose dans sa suggestion la
chiffonnait.

— Bien sûr que j’ai raison, dit-il en déposant un baiser sur son front. N’y pense plus et va te faire belle,
enfin, encore

plus belle, si tant est que ce soit possible.

Elle ne bougea pas. Une partie d’elle voulait encore croire qu’éclaircir cette affaire l’aiderait à gagner le
respect de

Claire et, pourquoi pas, une promotion. L’autre partie se moquait férocement de la naïveté de la première.
Heureusement, les

deux parties s’accordaient pour ne pas avouer à Kyle à quel point c’était dur de le voir couvrir les sujets
d’actualité. D’autant

plus qu’il n’y était pour rien. Elle soupira.


— Merci d’être passé.

— C’était un plaisir, fit-il en se relevant. Tu sais quoi ? Je n’ai pas envie que tu partes. Je ne veux pas
rentrer chez moi.

Je veux rester ici, avec toi, jusqu’à l’été prochain.

— Il faudra que quelqu’un paye le loyer, fit-elle.

— Arrête d’être raisonnable. Laisse-moi rêver un peu.

— Et si, au lieu de rêver, tu m’accompagnais ? Comme ça, en rentrant, on pourra profiter du reste de la
soirée.

Kyle, qui enfilait son boxer, s’arrêta à mi-chemin.

— Tu es trop intelligente. Brillantissime. Tout le monde sait à présent qu’on est ensemble ! On se fiche de
qui nous voit !

— Tu veux dire qu’avant tu te cachais dans des ruelles sombres pour qu’on ne le sache pas, c’est ça ?
C’est comme ça

qu’on a fini à la télé pendant un match de base-ball.

— Pas vraiment, mais on ne pouvait pas le prévoir.

— Pas vraiment, mais on aurait pu être plus prudents.

Elle choisit une robe dans son placard et alla dans la salle de bains pour prendre la douche la plus rapide
de l’histoire

de l’humanité.

C’était fou, combien la vie pouvait être belle. Pas de nuage à l’horizon. Plus de drame au boulot. Et il n’y
avait aucune

raison pour que cela change.

Aucune.

Chapitre 13

Emma n’aurait pas dû être aussi optimiste. Nombreuses étaient les choses qui pouvaient mal tourner, et
qui avaient, de

fait, mal tourné. Et elle n’avait de prise sur aucune d’elles.

Lundi matin, pour commencer, Claire lui avait ordonné de couvrir deux événements qui n’en méritaient
même pas le
nom : l’ouverture d’un nouveau magasin de fournitures d’art et le gala de charité de l’hôpital. Gala
qu’elle était censée traiter

comme s’il s’agissait de la remise des oscars pour que l’article occupe autant de place que la page de
publicité publiée en

parallèle — page bien sûr payée, et chèrement, par l’hôpital. Ce n’était pas du journalisme mais de la
publicité déguisée et

elle détestait écrire ça ! Claire le savait très bien. Cela dit, sa boss savait aussi qu’elle n’était pas un
garçon de courses et

pourtant, elle l’avait chargée d’apporter du café pour tout le monde mardi matin, et mercredi, de la
ramener chez elle en fin de

journée parce que sa voiture était au garage.

Mais le moment le plus sombre de cette semaine funeste eut lieu vendredi, lors de son entretien annuel
d’évaluation.

Emma sentit, dès son arrivée dans le bureau de Claire, qu’elle allait en prendre pour son grade.

— Emma, tu sais que je t’apprécie en tant que personne, commença sa patronne.

Quelle hypocrite ! Emma se força à rester impassible en dépit de sa nervosité grandissante.

— Merci.

— Cependant, comme tu le sais, nos avis divergent quant à la qualité de ton travail. Tu as tendance à
perdre de vue le

but de la section « Style de vie ». Je suis certaine que tu es consciente de la crise que traverse
actuellement la presse

quotidienne. La diffusion baisse. La publicité baisse. Les coûts augmentent.

Oh ! non. Non. Non, non, non ! Ce petit laïus qui sentait la lettre de licenciement lui donnait des sueurs
froides. Emma

hocha la tête en maudissant le tintement guilleret de ses boucles d’oreilles. L’heure était grave.

— Tous les services ont été contraints à des coupes budgétaires et c’est notre tour, continua Claire. On
doit supprimer un

poste et, je suis désolée, ce sera le tien.

Voilà. Le couperet. C’était fini. Son travail acharné et son dévouement comptaient pour du beurre.
Balayés. D’un
claquement des doigts manucurés de Claire.

— Je ne comprends pas. Kyle s’occupe des news, maintenant. Qui va s’occuper des sujets « Style » ?
Vous allez

manquer de personnel, non ?

— On va devoir jongler, et ça va être une période infernale pour le reste d’entre nous. C’est dur pour tout
le monde,

crois-moi.

Euh, se faire virer était tout de même plus dur que d’avoir quelques lignes de plus à rédiger, non ?

— Je suis ici depuis trois ans, se défendit-elle pour pouvoir au moins se dire qu’elle avait essayé. Je ne
veux de mal à

personne, mais j’ai des collègues avec moins d’ancienneté.

Claire pinça les lèvres.

— Nous savons toutes les deux que tu étais à l’épreuve suite à cette histoire avec Ian Bainbridge. Et il est
parvenu à mes

oreilles que tu avais perturbé les conditions de travail en lançant un vase de fleurs sur un de tes
collègues.

— Quoi ? Je n’ai rien fait de la sorte !

D’accord, elle avait vidé le vase sur la chaise de Kyle, mais ce n’était pas une attaque, et elle n’avait rien
perturbé. En

tout et pour tout, l’incident, si tant est qu’on pouvait l’appeler comme ça, avait duré trois minutes. Mais
elle avait les joues en

feu, car elle avait manqué de professionnalisme et elle le savait.

— Emma, tu dois comprendre que je n’avais pas le choix. Je ne peux pas me séparer de quelqu’un qui a
un dossier

impeccable alors que le tien laisse à désirer.

Elle avait utilisé le ton doucereux de la sorcière qui t’invite à manger la belle pomme rouge qu’elle vient
de tremper

dans le cyanure, mais Emma savait qu’elle avait perdu la bataille. Cette garce avait trouvé le moyen de se
débarrasser d’elle

tout à fait légalement. Si son avenir n’avait pas été en jeu, Emma aurait même pu admirer le talent
d’intrigante de sa chef.

Ancienne chef. Mais comme ses intrigues lui avaient fait perdre son travail, elle se leva pour partir.

— A quelle date la décision prend-elle effet ?

— Tout de suite.

— Aujourd’hui ? s’étrangla-t-elle.

Claire essaya de feindre la sympathie. Sans succès.

— Je suis navrée, Emma. Tes congés et tes jours personnels te sont dus, bien sûr.

Maigre consolation.

Abasourdie, elle quitta le bureau de Claire. En passant devant le bureau de Kyle, elle y jeta un coup
d’œil en quête de

réconfort. Hélas, elle savait qu’il serait vide. De tous les jours possibles, la nièce de Kyle était née
aujourd’hui, et il était parti

deux heures plus tôt pour aller la voir. Elle allait devoir tenir bon toute seule comme une grande et ne pas
éclater en sanglots

devant toute la rédaction.

Heureusement, personne ne prêtait attention à elle. Les gens rangeaient leurs bureaux et se racontaient
leurs plans pour le

week-end, donc elle put aller s’écrouler dans l’intimité de son box sans être dérangée. Ses mains
tremblaient.

Qu’est-ce qu’elle allait devenir ?

Après deux minutes de panique, son esprit pragmatique prit le dessus. La seule chose à faire, pour
l’instant, c’était de

vider son bureau, faire une copie de ses contacts et rentrer chez elle. Que sa carrière au journal se finisse
de cette manière était

humiliant et triste, sans dire que, partir comme une voleuse avec ses affaires dans un carton n’allait pas
l’aider à regonfler sa

confiance en elle.

Elle jeta un coup d’œil distrait vers l’e-mail qui venait d’arriver sur son écran. Son cœur se mit à cogner
fort dans sa
poitrine. Plus tôt dans la semaine, elle avait envoyé le même courrier à toutes les adresses qu’elle avait
dénichées pouvant

correspondre à Savannah. Dans son message, cordial et sans l’ombre d’une menace, elle posait quelques
questions sur ses

interactions avec Bainbridge et elle finissait en expliquant qu’elle-même avait participé au shooting afin
d’écrire un article.

La réponse de Savannah :

J’ai fait des recherches sur toi. Blondasse filasse. Tiens-toi à l’écart de Ian, grosse vache.

Pas vraiment ce dont elle avait besoin, là.

Bien sûr, c’était absurde de prendre personnellement les insultes d’une fille avec des troubles psychiques,
mais c’était

dur à encaisser. Surtout quand on vient de vous licencier.

Quel vendredi pourri, franchement.

Elle s’apprêtait à éteindre son ordinateur quand Savannah revint à la charge avec un message féroce où
elle mettait en

cause sa déontologie professionnelle en s’appuyant sur les images jointes au courrier. Sur la première, un
très gros plan, on

voyait Emma au shooting, l’expression terrifiée, ses bras couvrant à peine ses seins. Mais la deuxième
photo était plus

inquiétante encore. Elle la montrait avec Ian, au bar où ils s’étaient rencontrés. Savannah laissait entendre
que les salopes

exhibitionnistes qui se soûlaient avec les photographes trouvaient leurs infos grâce à la bonne vieille
méthode des confidences

sur l’oreiller. Elle menaçait aussi de poster les images sur son blog.

C’était une menace stupide et à peine dangereuse… un blog inconnu passerait inaperçu dans l’océan
d’internet, mais en

même temps, on ne sait jamais ce que les gens peuvent déterrer grâce aux moteurs de recherche. Si elle
voulait retrouver un

jour un travail dans la presse, Emma ne pouvait, sous aucun prétexte, laisser Savannah publier ces
calomnies. Ni cet horrible

zoom sur ce visage verdi. On ne la prendrait plus jamais au sérieux, jamais.


Dieu seul savait si Savannah irait ou non au bout de ses menaces, mais Emma, vu la pente savonneuse que
sa carrière

avait prise dernièrement, n’allait pas prendre le risque. Elle vérifia que personne au bureau ne faisait
attention à elle et, mue

par un élan irrépressible, elle écrivit :

Et si on se voyait pour parler de tout ça ? Je veux entendre votre côté de l’histoire.

Elle appuya sur « Envoyer ».

N’était-ce pas ce que les harceleurs cherchaient, qu’on écoute leur point de vue ?

Elle n’avait pas encore eu le temps de réfléchir au bien-fondé d’établir un dialogue avec une folle
lorsqu’une réponse

arriva.

Pourquoi devrais-je te parler ?

Emma mordilla sa lèvre. C’était peut-être sa seule chance de découvrir le fin mot de l’histoire. Cela ne
lui rendrait pas

son travail, mais elle aurait au moins la satisfaction de fournir des indices utiles à la police. Ce fiasco
pouvait encore devenir

un succès dont elle pourrait tirer parti sur son CV.

Ou elle était en train de se planter royalement. Elle ne savait pas encore quoi penser quand elle reçut un
nouvel e-mail

de Savannah.

Ce soir, 19 heures, parking du Plaid Kilt à Pittsburgh. Sois à l’heure. Mais tu es peut-être trop occupée à
allumer un mec.

Le pouls battant à un rythme effréné, elle écrivit en retour.

J’y serai.

Qu’est-ce qui se passait en ce moment, pour que tout le monde se croie en droit de l’insulter ? D’abord
l’assistante de

Ian s’en était prise à son poids et à son âge. Là, rebelote avec cette inconnue qui ne l’avait jamais vue. On
ne l’avait jamais

traitée de la sorte, et franchement, elle le tolérait mal. Elle était une femme de carrière. Une journaliste de
talent. Une… femme
au chômage.

Seigneur. Elle réunit ses affaires aussi vite que possible, et supprima son compte professionnel après
avoir transféré les

messages de Savannah sur son compte privé. Le ventre noué, sans trouver le courage de faire ses adieux à
ses anciens

collègues, elle quitta furtivement les bureaux où elle avait passé le plus clair de son temps ces trois
dernières années.

Elle allait avoir besoin d’au moins six pots de glace ou de trois bouteilles de vin pour passer à autre
chose…, mais

aucune des deux options n’était bien raisonnable.

Alors pourquoi ne pas partir pour Pittsburgh à la place ? Elle avait besoin de s’occuper, et si ça pouvait
lui éviter une

orgie de crème glacée ou d’alcool…

Lorsque Kyle l’appela pour lui demander ce qu’elle avait envie de faire pour la soirée, elle mentit avec
une aisance

qu’elle ignorait posséder.

— Je vais au ciné avec ma cousine. Mais raconte, tu as vu ta nièce, non ? Elle est comment ?

— Rose. Ronde. Tu sais, genre, un bébé. Mais elle est très mignonne et a l’air très réfléchi. Elle a un de
ces regards, on

dirait Gandhi. Je me suis senti plus sage rien qu’en la prenant dans mes bras.

Elle se força à rire.

— C’est génial. Tu vas passer la soirée avec ton frère et le reste de la bande ?

— Oui. A demain, bébé.

Emma raccrocha, un goût amer dans la bouche. Elle aurait dû lui dire ce qui s’était passé au journal, mais
les mots

refusaient de sortir de sa bouche. Elle avait honte. Son travail, son ambition avaient été piétinés. Elle
avait été mise à la porte

comme une moins-que-rien. La presse traversait vraiment une crise et elle le savait, mais c’était difficile
de se faire virer sans

le prendre personnellement.
La meilleure option était encore de rencontrer Savannah pour boucler définitivement cette affaire et de
finir ensuite la

soirée en pyjama, sur le canapé, à digérer les événements avec de la glace au chocolat devant un sitcom
bien abrutissant. Elle

raconterait tout à Kyle demain.

Elle était déjà sur l’autoroute lorsqu’une idée la frappa : il vaudrait peut-être mieux que quelqu’un sache
où elle se

rendait ! Au cas où elle rencontrerait des problèmes, comme finir au poste… ou morte. Sandy serait
parfaite pour le rôle : elle

serait ravie d’être mise dans la confidence sans s’inquiéter au point de vouloir la décourager.

— Tu es folle, fut la réponse de Sandy.

— Probablement.

Que dire d’autre, après tout.

— Claire ne va pas te demander de revenir pour autant, tu en es consciente ?

Décidément, les nouvelles allaient vite.

— Je sais.

Claire avait dû se faire une joie de prévenir toute l’équipe. Claire, alias la Salope avec des cheveux
cartonnés. Non pas

qu’elle lui en tienne rigueur.

— Comment tu sais que j’ai été virée ?

— Virée ? Officiellement, tu as été licenciée pour des motifs économiques, Claire a envoyé un mémo,
avec des

statistiques sur la productivité et les remaniements à venir. Bla-bla-bla. En gros, il va falloir qu’on bosse
plus, comme si on ne

faisait pas déjà le boulot de deux personnes. Tu as de la chance d’en être sortie à temps.

— Sauf que je n’ai plus de travail !

Raison pour laquelle elle roulait à toute vitesse sur l’autoroute pour rencontrer une cinglée, ce qui était
probablement un

gâchis de temps et d’essence… ainsi que la perte définitive de crédibilité qu’il lui restait.
— Pardon, fit Sandy. Tu as raison, je n’ai rien dit.

— Je devrais faire demi-tour ? demanda-t-elle en montant d’un cran la clim.

Juste à ce moment, elle dépassa un camion chargé de poules. Comme dans poule mouillée… Un signe ?

— Non, oublie, fit-elle sans laisser à Sandy le temps de répondre. Je ne ferai pas demi-tour, j’y vais. Je
veux prouver à

Claire que j’avais raison depuis le début. Ça me fera du bien.

— Raison sur quoi ?

— Cette Savannah est dangereuse.

— Comment tu comptes prouver ça ? Tu vas la provoquer pour qu’elle t’attaque ? C’est malin.

La voix de Sandy s’éloigna soudain du micro pour devenir un rugissement féroce.

— Vous allez arrêter, oui ? Excuse-moi, poursuivit-elle d’un ton las en revenant à la conversation. Je te
jure, mes petits-

enfants et leur concours de peinture sur mur me ruinent mon vendredi soir. Surtout quand mon mari
intervient comme

participant surprise et gagne.

Emma aurait voulu rire parce que Sandy l’avait toujours fait marrer, mais elle était trop nerveuse pour y
parvenir.

— Est-ce que tu vas garder ton téléphone à portée de main ? Si j’appelle, tu décroches ? Je te promets de
ne te déranger

qu’en cas d’urgence.

— Bien sûr. Mais je ne vois pas trop comment je pourrais t’aider depuis la banlieue de Cleveland alors
que tu vas te

perdre dans les quartiers chauds de Pittsburgh.

— Je ne savais pas qu’il y avait des quartiers chauds à Pittsburgh.

— Il y en a de partout, toujours. Même au Wisconsin.

— Merci, ça me rassure. Enfin, si je t’appelle, tu appelles la police, et voilà. Mais il ne va rien se passer.

— Hum. Qu’est-ce que tu as raconté à Kyle ?

— Que j’allais au ciné avec ma cousine.


— Et il y a cru ?

— Je n’ai pas l’habitude de mentir, donc oui, je pense qu’il m’a crue.

Elle n’en était pas fière, mais elle savait ce que Kyle lui aurait dit : qu’elle était folle. Avec beaucoup
plus d’emphase

que Sandy. Il aurait aussi insisté pour qu’ils passent la soirée ensemble afin de l’avoir à l’œil, ou pire, il
l’aurait distraite avec

des orgasmes multiples jusqu’à ce qu’elle oublie ce qu’elle était censée faire. Il n’aurait reculé devant
rien pour l’empêcher

d’aller à ce rendez-vous et elle ne pouvait pas en prendre le risque.

Il avait encore un emploi, lui. Il ne comprendrait pas pourquoi elle avait besoin d’aller jusqu’au bout, en
dépit des

possibles dangers. Et puis, on ne l’avait pas traité de « grosse vache », lui.

— Redis-moi ce que tu espères retirer de ta mission impossible ? demanda Sandy.

— Je veux que cette fille avoue, ou au moins qu’elle reconnaisse en partie ce qu’elle fait. Au minimum,
j’espère qu’elle

me menacera, ou Ian. Je vais tout enregistrer, évidemment.

Elle vérifia sur le GPS qu’elle était sur la bonne route et soupira. Dit à voix haute, son plan semblait
encore plus stupide

que dans sa tête.

— Ecoute, il faut que je me concentre sur la route. Je te rappelle, d’accord ?

— Bonne chance. Tu vas en avoir besoin.

Emma entendit presque le hochement de tête apitoyé qui accompagnait ces mots.

— Je sais ce que je fais.

Elle l’espérait, en tout cas.

* * *

— Quoi ? ! Dis-moi que ce n’est pas vrai ?

Kyle s’était arrêté net, et Jason lui rentra dedans. Ce dernier lâcha un grognement, mais Kyle n’y prêta
pas la moindre

attention.
Le monde s’était arrêté de tourner aux derniers mots de Sandy et, pour l’instant, il essayait de comprendre
la portée de

ce qu’elle venait de dire.

— Kyle, écoute, dit-elle. Emma va arriver à Pittsburgh d’un instant à l’autre pour rencontrer cette cinglée,
et je pense

qu’il faut l’arrêter. C’est une super-journaliste, elle est très intelligente, mais elle n’est pas dégourdie
pour les choses de la

vie. Elle court à la catastrophe, à mon avis.

Kyle lâcha un juron. Puis toute une ribambelle.

— Mais qu’est-ce qu’elle a dans la tête ?

— Je dirais qu’elle veut récupérer son boulot, dit Sandy.

— Son boulot ? Sandy, qu’est-ce que tu racontes ?

D’une voix gênée, Sandy lui expliqua comment Claire avait mis Emma à la porte. Il l’écouta parler,
abasourdi. Comment

avait-il pu ne pas se rendre compte qu’Emma n’allait pas bien, que cette histoire de film avec sa cousine
ne rimait à rien ? Il

avait envie de se donner des baffes.

— Interviewer cette psychopathe ne va pas lui faire retrouver son job, elle risque plutôt de se trouver
avec un couteau

planté dans le ventre. Je vais la chercher. C’est où, le rendez-vous ?

Son cerveau tournait à plein régime. Emma avait une heure d’avance sur lui, c’était beaucoup. Il pouvait
se passer plein

de choses, des choses terribles, en une heure.

— Un bar qui s’appelle le Plaid Kilt.

— Bien. Je vais la trouver. Merci beaucoup de m’avoir prévenu.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Sandy s’était démenée pour parvenir à le joindre. N’ayant pas son
numéro de

portable, elle lui avait envoyé un e-mail urgent disant qu’elle se faisait du souci pour Emma, qu’il avait
reçu alors qu’il
s’apprêtait à passer une soirée bière-poulet frit avec sa famille. Sandy n’était pas du genre alarmiste,
donc il avait compris

qu’il se passait quelque chose de grave. Heureusement, il avait pu la joindre tout de suite.

— S’il te plaît, Kyle, fais-lui entendre raison. Elle est un peu prude, mais je l’aime bien, et je ne voudrais
pas qu’il lui

arrive malheur.

— Il se trouve que moi aussi, je l’aime. Ne t’inquiète pas, je vais la ramener.

Et comme ça, il pourrait l’étrangler de ses propres mains pour avoir pris un tel risque.

* * *

Emma était en retard. Elle était sortie de l’autoroute pour prendre de l’essence et s’était retrouvée dans
un

embouteillage à cause d’un pick-up en panne. Faire le plein, passer aux toilettes, s’acheter le soda dont
elle avait urgemment

besoin, et une demi-heure s’était écoulée.

Elle longea la rue lentement pour être sûre de ne pas manquer le bar, tout en craignant que Savannah ne
soit déjà partie.

Pour la troisième fois, elle vérifia que son téléphone était en mode « enregistrement ». Quand enfin elle
trouva le parking,

plutôt un terrain vague à peine éclairé, elle regretta le tailleur jupe et les talons qu’elle avait choisis pour
avoir une allure

professionnelle. Elle essaya de ne pas céder à la panique, mais rien dans son expérience ne l’avait
préparée à une situation

comme celle-ci. Si elle avait pensé à se droguer quand elle était jeune, ou au moins à sortir avec un
mafieux, elle aurait été

mieux armée pour affronter ce genre de situation, mais là, elle se sentait comme E.T. contre Dark Vador.
Ce serait un combat

inégal. Tout ce qui lui restait à espérer, c’était que son air inoffensif amadouerait Savannah.

Et qu’elle n’avait pas sous-estimé son degré de folie… Dès qu’elle sortit de la voiture, une femme surgit
de l’ombre.

— Par là, fit-elle en indiquant d’un geste la direction opposée.


Peu rassurée, Emma lança l’enregistrement et la suivit à contrecœur. Savannah s’arrêta devant une porte
rouillée qui

conduisait vraisemblablement à l’arrière du bar et la regarda de la tête aux pieds.

— Tu es moins grosse que tu en as l’air sur les photos, dit-elle.

Sérieux ? Emma essaya de ne pas se laisser atteindre et échoua lamentablement.

— On dit que l’objectif fait gagner cinq kilos, mais tu n’es pas obligée de me le rappeler constamment.

Elle en avait sa claque, enfin.

Savannah éclata de rire. Elle, bien sûr, était extrêmement mince, mais elle était aussi assez laide. Elle
portait des

lunettes noires trop grosses pour son visage allongé et pâle. Ses lèvres étaient fines et ses sourcils épais
du même brun sans

éclat que ses cheveux. Elle nageait dans un jean de coupe masculine et avait aux pieds des derbys
déglingués. Sa veste

militaire couvrait un T-shirt hors d’âge et elle portait, à tous les doigts, des bagues en étain de formes et
tailles diverses, qui

contrastaient étonnamment avec la délicatesse de ses mains. En plus, curieusement, elle lui rappelait
quelqu’un. Mais qui, au

juste ?

— On va peut-être finir par s’entendre, dit Savannah.

Emma mit les mains dans les poches de son blazer en priant de tout son cœur pour que le téléphone arrive
à bien capter

leurs voix.

— Je l’espère.

— Ça dépend de ce que tu as à offrir. Et de ce que tu demandes en retour.

— J’écrirai ton témoignage si tu t’engages à ne publier ni les photos ni tes commentaires sur ton blog,
mentit-elle.

Après tout, Savannah ignorait qu’elle était au chômage.

— C’est tout ? fit Savannah avec dédain. C’est tout ce que tu veux ?

— Je veux la vérité, en détail. Je veux savoir comment tu t’es débrouillée pour suivre chaque mouvement
de Ian

Bainbridge. Et quel est ton but, bien sûr.

— C’est pourtant simple. Je veux l’épouser. C’est mon âme sœur.

Emma frissonna. L’inflexion de folie vibrant dans cette dernière phrase était assez terrifiante.

— Donc tu as un plan pour attirer son attention.

— Oui, qui inclut d’éliminer mes rivales. Ce qui te concerne, ma belle.

Si elle cherchait à lui faire peur, c’était réussi ! Emma regarda autour d’elle, alarmée. Le parking était
désert et elle se

trouvait à vingt mètres de sa voiture.

— Je ne suis pas ta rivale, je ne suis pas intéressée par Ian. J’ai un petit ami.

Qui allait la quitter dès qu’il apprendrait qu’elle lui avait menti. Comment avait-elle pu croire que venir
ici était une

bonne idée ?

— Je t’ai vue l’allumer dans le bar l’autre soir. Tu veux te le faire, c’est clair, mais je ne vais pas te
laisser briser notre

relation.

Mais de quelle relation parlait-elle ? Ian ne la connaissait même pas, ce qui rendait cette conversation de
plus en plus

surréaliste. Et inquiétante.

— Donc, qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Emma en espérant dissimuler sous son ton assuré la
peur qui

commençait à l’envahir.

Savannah éclata de rire. Mais qui lui rappelait-elle, qui ? Ce rire… Cette voix…

— Si tu ne lâches pas Ian, je détruirai ta carrière.

Emma lâcha un rire ironique.

— Ma carrière bat déjà de l’aile, ma belle. Il faudra frapper plus fort.

— Et si j’envoie cette photo à tes patrons ? Je pourrais aussi en faire une page de pub. Ou la faire
parvenir à un million
d’usagers d’un réseau social bien connu.

Savannah gesticulait avec son téléphone à la main, Emma tenta de voir l’image dont elle parlait.

— Montre. Je n’arrive pas à la voir.

— C’est une photo de toi en train de faire quelque chose de très, très vilain.

Emma contint son souffle une seconde, le temps de se rendre compte qu’elle n’avait rien fait de
répréhensible. Le seul

homme auquel elle avait eu affaire depuis des siècles était Kyle et ils n’avaient rien fait en public.
Savannah n’avait rien sur

elle.

— Je ne te crois pas.

— Tu veux prendre le risque ? Quoique, peut-être que tu te fous que le monde apprenne que tu adores la
levrette.

Ah, la garce. Elle savait installer le doute. Elle était presque certaine que Savannah bluffait, mais, et si
elle se

trompait ? La levrette avait certainement la faveur de nombreuses femmes, donc Savannah avait pu
simplement taper dans le

mille par hasard, mais imaginer que le monde entier puisse avoir accès à une photo d’elle en train de
faire l’amour

l’insupportait. Une fois que ces images circulaient sur la Toile, il était impossible de les faire disparaître
pour de bon.

L’idée était paralysante.

— Ou peut-être que tu préférerais voir la vidéo de ton petit ami avec ma sœur ? D’après ce que j’ai vu,
avec toi et avec

elle, il aime vraiment le sexe oral.

Oh ! non, elle ne venait pas de dire ça. Emma déglutit en fléchissant les doigts nerveusement.

— Ta sœur ? demanda-t-elle dans un fil de voix.

— Oui. Elle se fiche de passer après toi, mais je ne crois pas que tu vois les choses du même œil. Tu ne
savais pas que

Kyle couchait à droite à gauche, hein ?


Tout à coup, un flot d’images traversa sa mémoire. Elle sut qui lui rappelait Savannah.

Rosanna.

L’assistante de Ian.

Elles étaient sœurs.

Voilà comment Savannah avait su où il était et quand, dans quel hôtel, avec qui il avait rendez-vous.
Rosanna avait accès

à ces données et elle les transmettait directement à sa sœur.

Les deux sœurs ne se ressemblaient pas tant que ça, en fait, mais elles avaient le même timbre de voix et
la même forme

de visage. Surtout, elles partageaient cette arrogance, cette façon cavalière de distiller leur venin…

— Kyle ne couche pas avec Rosanna.

Son affirmation manquait de conviction, même à ses propres oreilles. Pourtant, elle savait que c’était un
mensonge. Kyle

ne lui aurait jamais dit qu’il l’aimait tout en ayant des aventures. Elle n’avait aucun doute.

Aucun ?

Chapitre 14

Kyle arriva devant le Plaid Kilt, ruisselant de sueur et mort d’inquiétude. Il fit le tour du bar à la
recherche du parking

en espérant de tout son cœur qu’Emma s’y trouvait encore, saine et sauve. Il avait conduit jusqu’à
Pittsburgh au mépris des

limites de vitesse et de sa sécurité, tout en appelant le portable d’Emma toutes les trois minutes. Elle
n’avait pas décroché.

Quand il avait demandé à Sandy d’essayer, elle avait obtenu le même résultat.

Son pouls battait contre ses tempes, assourdissant.

Quand tout serait passé, il aurait une discussion bien sentie avec Emma et lui ferait jurer qu’elle ne lui
referait plus

jamais un coup pareil. Encore mieux, il allait lui faire l’amour si passionnément qu’elle ne pourrait que
suivre toutes ses

suggestions.
Les scénarios qui se succédaient dans sa tête étaient de nature à faire peur à Quentin Tarantino. Il voyait,
tour à tour,

Emma couverte de sang, au milieu d’un feu croisé entre des gangsters héroïnomanes, prisonnière d’une
bande de voyous armés

jusqu’aux dents.

Ce n’était pas à proprement parler de la pensée positive.

La scène qu’il découvrit derrière le bar avait en effet quelque chose de cinématographique. Sous les feux
d’un

lampadaire solitaire, une femme pourchassait Emma, qui courait à toutes jambes vers sa voiture. Elle
était sur le point de

l’atteindre quand l’inconnue se jeta sur elle et la plaqua violemment contre la portière.

Il s’arrêta au milieu du parking dans un crissement de freins.

— Emma ! cria-t-il en ouvrant la portière.

Sans même éteindre le moteur, il s’élança vers elle en essayant en même temps d’appeler la police.

Les insultes fusaient, mais Emma se débattait plutôt bien contre les coups de son assaillante, qui
s’accrochait comme un

chat enragé à ses cheveux en lui frappant vicieusement les tibias avec ses grosses chaussures. Mais elle
ne semblait pas armée,

put-il observer. C’était déjà ça.

— Hé ! Dégage ! cria-t-il en s’interposant entre elles.

Le facteur surprise joua en sa faveur et il réussit à les séparer sans avoir recours à la violence.

— Kyle ! Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Emma, interloquée.

— J’étais inquiet, répondit-il sèchement. Il y avait de quoi, à l’évidence.

La femme qui poursuivait Emma fit pleuvoir les coups sur son dos, visiblement déterminée à tailler
Emma en pièces,

mais il resta ferme sur ses jambes. Il entoura de ses bras la folle qu’il aimait pour la protéger de la folle
qui l’attaquait. Il prit

une longue inspiration, presque étonné de ne pas avoir trouvé un bain de sang sur le parking, mais
seulement une brune
détraquée. Qu’il devait neutraliser au plus vite.

Il se retourna brusquement et fixa d’un œil menaçant la femme, sans faire cas des protestations d’Emma
plaquée entre

son dos et la voiture.

— J’avais tout sous contrôle, protesta Emma en s’agitant derrière lui.

— Si c’est ça le contrôle, je ne veux pas imaginer le chaos, dit-il sans quitter des yeux la brune.

Elle tremblait de colère, les mains crispées comme si elle s’apprêtait à l’éborgner. Ses traits déformés
évoquaient la

folie.

— Savannah, fit-il.

Elle hocha la tête.

— Je veux que tu recules lentement, ou j’appelle la police.

Il voulait juste qu’elle parte. Il était inquiet pour Emma, qui ne semblait pas mesurer le danger et
continuait à se débattre

pour sortir de derrière lui. Il passa une jambe entre les siennes pour mieux l’immobiliser.

— Tu m’écrases, protesta-t-elle.

— La ferme.

Savannah avait reculé d’un pas et le dévisageait. Elle devait être en train d’évaluer la situation afin de
décider de son

prochain mouvement. Finalement, comprenant sans doute qu’elle ne ferait pas le poids, elle tourna les
talons et prit la fuite.

Emma lâcha un cri de dépit.

— Rattrape-la ! s’écria-t-elle en tentant de le déloger.

Il s’assura que Savannah s’était enfuie pour de bon avant de se retourner. Alors seulement, il saisit Emma
par les

poignets, contenant son envie de la secouer pour lui faire entendre raison.

— Tu es folle ou quoi ?

Savannah, à l’autre bout du parking, montait dans sa voiture.


— Tu fais quoi, là, Emma ? On n’est pas dans un gala ou une inauguration où le seul risque c’est de
tomber sur un

mauvais canapé ! Tu as rencontré une criminelle déséquilibrée sur un parking désert !

Elle plissa le nez, signe qu’elle savait qu’il avait raison.

— Je me suis dit que je pourrais la faire avouer, et j’y suis arrivée ! fit-elle en sortant le téléphone de sa
poche. J’ai tout

enregistré. Enfin, j’espère.

Ce n’était pas l’attitude de quelqu’un qui comprend son imprudence.

— Emma ! A quoi t’aurait servi une confession si elle t’avait tuée ?

— Ce n’est pas une meurtrière, elle est juste zinzin.

— Comme toi, tu veux dire ?

— Tu peux me lâcher ? grogna-t-elle en tentant de le repousser de nouveau. J’étouffe. Savannah est partie,
non ? Calme-

toi.

La tentation de la garder immobilisée encore un bon moment était forte, mais il s’écarta pour qu’elle
puisse respirer.

— Tu mesures un peu à quel point c’était stupide, ce que tu viens de faire ? Qu’est-ce que tu croyais qu’il
allait se

passer ?

— Exactement ce qui s’est passé. J’ai assez de preuves pour que Ian puisse demander une injonction
d’éloignement.

Ecoute.

Elle pianota sur l’écran de son téléphone et le tint à hauteur de leurs visages. Il entendit deux voix
féminines discuter. Il

s’en fichait éperdument.

— Tu m’as menti. Personne ne savait où tu étais, il aurait pu t’arriver n’importe quoi !

Etait-il le seul à en avoir conscience, à la fin ?

— Voyons, Kyle. Tu as pu me trouver, la preuve que quelqu’un était au courant, non ? J’ai appelé Sandy
par mesure de
sécurité, pas pour qu’elle cafte. Et, ajouta-t-elle avec une moue contrite, je suis désolée de t’avoir menti,
mais je savais que tu

essayerais de m’en empêcher.

— Tu m’étonnes. Je n’aurais pas juste essayé, j’aurais réussi.

A présent que son cœur avait repris à peu près un rythme normal, il pouvait passer un coup de fil à la
police.

— J’appelle les flics.

— Bonne idée, cette fille est vraiment folle. Il faut l’arrêter.

Après une telle aventure, songea-t-il, n’importe qui aurait été secoué. Alors qu’Emma, elle, semblait
savourer l’instant.

Comme si elle venait de gagner une compétition. C’était tout de même étrange.

— Je peux savoir pourquoi tu as l’air si contente de toi ?

— Parce que j’ai prévenu un délit. Cette fille est un danger public. J’avais raison. J’ai suivi mon instinct
au lieu

d’écouter Claire et on n’aura pas à déplorer une tuerie de masse à l’un des shootings de Ian. Je t’assure,
Savannah en prenait le

chemin. Elle est complètement dingue.

— Tiens, comme toi, dit-il, d’un ton furieux.

Elle avait risqué sa vie, bon sang !

Elle le regarda, bouche bée.

— Pardon ?

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu n’as pas appelé la police.

— Peut-être que je voulais entendre ce qu’elle avait à dire. Ou peut-être que je savais qu’ils ne
m’écouteraient pas. Ou

qu’il me fallait des preuves plus solides. Ou, tu sais quoi ?

Son ton se durcit et sa voix monta dans les aigus.

— Peut-être que j’ai eu une semaine de merde parce que je me suis fait virer aujourd’hui par la même
femme qui a

promu mon mec il y a quelques jours. Qu’une folle me traite de grosse vache a peut-être juste été la goutte
de trop et je n’ai

probablement pas eu une réaction rationnelle. Et je me demande pourquoi tu ne me soutiens pas, plutôt
que de me hurler dessus

en me prenant de haut.

— Tu as fait ça à cause de Claire ? D’ailleurs, pourquoi tu ne m’as pas appelé dès qu’elle t’a virée ? J’ai

l’apprendre par Sandy ! Tu ne me fais pas confiance ?

— Si, bien sûr que si. Mais c’est humiliant, de se faire renvoyer !

Kyle soupira. Il savait depuis le début que le favoritisme de Claire allait finir par peser sur leur couple,
et il décida

qu’il était temps d’agir. La vie était trop courte, l’amour trop rare.

— Tu veux que je quitte le journal ? Je le ferai s’il le faut.

— Non, dit-elle, horrifiée. Absolument pas. Si tu fais ça, je vais devenir un gros tas de culpabilité, je ne
pourrais pas

me regarder dans la glace.

Kyle crut que sa tête allait exploser.

— Donc je suis censé garder ce job et comme ça, c’est moi qui me sens coupable ?

— Tu n’as pas à te sentir coupable.

Il la regarda, complètement perdu. Il ne savait plus que faire, ni ce qu’elle attendait de lui.

— Mais tu ne vois pas à quel point ton manque de confiance m’a blessé ? Si Sandy ne me l’avait pas dit,
est-ce que je le

saurais, à l’heure qu’il est ? Est-ce que tu m’aurais parlé de ton rendez-vous avec Savannah ?

Elle fixa le sol pour éviter son regard. Il avait sa réponse.

— Tu n’allais rien me dire, n’est-ce pas ?

— C’était une décision impulsive, elle ne m’a écrit que cet après-midi. J’allais te dire que je comptais
contacter la

police à son sujet. Je ne suis pas tout à fait sûre que je t’aurais parlé du rendez-vous, pour être franche.
Peut-être que j’aurais

omis de t’en parler.


Elle n’avait pas compris, apparemment, à quel point tout cela l’affectait. Il n’aurait pas su trouver les
mots, lui-même,

pour exprimer sa colère, sa déception. Les poings serrés, il déglutit, il avait besoin d’un instant pour se
ressaisir.

— Quand Claire m’a dit que j’étais incompétente… J’ai dû partir du journal la tête basse, après trois ans.
J’étais mal,

Kyle, mais je refuse de me laisser piétiner par cette femme. Je vaux mieux.

La confiance qu’elle avait en elle-même et en son avenir était une belle attitude, mais en l’écoutant, Kyle
découvrit

enfin, avec une clarté soudaine, où se trouvait le véritable problème.

— Tu es une véritable accro du boulot. Un cas d’école, en fait : quelqu’un qui fait passer sa carrière
avant ses relations

personnelles, avant son propre bien-être. Quelqu’un qui ne pense, jour et nuit, qu’à son boulot. Quelqu’un
incapable de

décrocher de la sphère professionnelle.

Elle se renfrogna.

— Tu exagères. Je ne suis pas comme ça. Je passe tous mes week-ends avec toi.

Kyle avait l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans l’estomac. Il avait raison, il le savait, et
c’était un constat

terrifiant. La façon dont Emma fonctionnait impliquait qu’ils ne pourraient, jamais, regarder la vie d’un
même œil. Elle ferait

toujours passer le travail d’abord, quel qu’en soit le coût.

Mais la question était, est-ce qu’il pouvait vivre avec ça ? Le souvenir de sa nièce, si petite et si fragile
entre ses bras

quelques heures plus tôt lui noua le ventre. Lui aussi il voulait, un jour, fonder une famille avec une
femme qui ne rentrerait pas

chaque soir à 8 heures. Il voulait s’épanouir dans son travail sans en être l’esclave, et surtout, il voulait
être plus qu’un

personnage secondaire dans la vie de la femme qu’il aimait.

— Emma, tu as pris un risque que tu n’aurais jamais pris en dehors du boulot. Tu as passé l’été à te battre
pour obtenir
une promotion tout en essayant de publier un article dont la rédac-chef ne veut pas. Tu as rencontré une
cinglée dans un parking

sombre. Tu es obsédée par ta carrière !

La gorge serrée, il se pencha et l’embrassa sur le front avant de poursuivre :

— Je suis désolé, mais… je ne peux plus être avec toi. Je ne veux pas être le repos de la guerrière. Je
veux être une

priorité. Je veux profiter de la vie, pas la passer à craindre que tu te tues à la tâche comme mon père.

Elle cilla plusieurs fois, repoussa une mèche derrière son oreille.

— Tu es en train de rompre avec moi ? murmura-t-elle, incrédule. C’est sérieux ?

C’était déchirant, mais, pour sauver sa peau, il devait éviter de tomber encore plus amoureux d’elle. Il ne
pourrait pas

être heureux avec elle, ses choix le frustraient trop, et elle choisirait toujours son travail avant lui.

— Oui, je suis désolé, dit-il, la voix rauque, en lui serrant les mains. Allez, s’il te plaît, va dans la
voiture, je vais

appeler la police. Tu es sûre que tu n’es pas blessée ?

* * *

Emma prit plusieurs inspirations, rapides, urgentes, afin d’étouffer les sanglots qui serraient sa gorge. Il
venait vraiment

de lui demander si elle n’était pas blessée ? Se rendait-il seulement compte de l’ironie de cette question ?

— Ça va, ne t’inquiète pas.

Un mensonge éhonté. Savannah ne lui avait pas fait mal, mais lui, il venait de la mettre K.-O.

Elle savait depuis le début qu’il se fâcherait en apprenant qu’elle avait rencontré Savannah, comme elle
savait qu’il se

mettrait sérieusement en colère parce qu’elle lui avait menti. Elle avait enchaîné les mauvaises décisions,
elle le reconnaissait,

mais… Rompre à cause de ça ? C’était une punition disproportionnée ! Oui, elle était obsédée par le
boulot, mais ce n’était

pas un scoop. Il ne s’en était pas plaint au cours des six semaines de leur relation, et elle avait cru qu’ils
avaient réussi à
trouver le bon équilibre entre devoir et loisir.

Et si c’était juste une fausse excuse pour la laisser tomber ?

Et si Savannah avait raison ? Est-ce qu’il s’était passé quelque chose avec Rosanna ?

Non, elle n’y croyait pas vraiment — Kyle n’était pas de ces hommes-là. Mais ce simple soupçon
suffisait à la

déstabiliser, et c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter pour une seule journée.

Donc elle ne protesta pas. Elle ne voulait pas se disputer ni plaider sa cause ni lui dire qu’elle l’aimait.
Elle se contenta

de s’asseoir dans sa voiture et d’attendre la police, l’esprit et le cœur soudain engourdis. Elle
n’éprouvait même plus le

besoin de pleurer. Que Kyle ait choisi ce jour parmi tous les jours possibles pour la quitter était tout
simplement cruel. Elle

avait l’impression de ne pas connaître cet homme. Kyle avait toujours été gentil, il l’avait toujours
épaulée. C’était en tout cas

ce qu’elle avait cru.

Oui, elle avait fait quelque chose d’incroyablement stupide, mais tout avait bien fini, non ? D’ailleurs, au
besoin, elle

aurait pu se défendre de Savannah, elle en était persuadée. Chacun réagissait aux mauvaises nouvelles à
sa façon, et la sienne

était de se jeter dans l’action. Elle n’avait pas l’impression que ce soit répréhensible, mais Kyle, à
l’évidence, le pensait. Elle

comprenait que ce soit un sujet sensible pour lui qui avait perdu son père, mort d’une crise cardiaque
dans un hôtel, parce qu’il

se tuait à la tâche. Mais elle ne comptait pas suivre ses pas.

Surtout, ils auraient pu discuter de tout cela ensemble. Kyle aurait pu lui parler de ses inquiétudes et ils
auraient pu

avoir une conversation rationnelle, entre adultes. A la place, il l’avait larguée alors qu’elle traversait ce
qui était

probablement le jour le plus difficile de toute sa vie.

Quand la police arriva, elle répondit consciencieusement aux questions des agents et dit tout ce qu’elle
savait sur
Savannah. Kyle intervint une ou deux fois pour ajouter une précision chronologique ou un détail sur le
shooting.

Ensuite, ce fut terminé.

— Eh bien, au revoir, dit-elle.

Parce que… qu’était-elle censée lui dire d’autre ? Elle sentait qu’elle lui devait des excuses et, de fait,
elle avait même

essayé de s’expliquer, mais lui, il l’avait quittée. Donc ses regrets s’étaient changés en un mélange de
douleur et de colère.

— Emma, dit-il en posant sur elle un regard défait. Je suis désolé.

— Oui, murmura-t-elle, la gorge nouée. Moi aussi.

Puis, elle s’engouffra dans sa voiture et s’élança à toute vitesse sur l’autoroute, aveuglée par les larmes
qui coulaient le

long de ses joues, mettant un point final humide et peu cérémonieux à la relation amoureuse la plus
importante de sa vie et, au

passage, à la pire semaine qu’elle ait jamais connue. Ce n’était pas tout le monde qui pouvait se vanter
d’avoir perdu son job

et son petit ami dans la même journée. Belle performance, franchement.

Quand elle retrouva son appartement vide, elle s’aperçut qu’elle n’avait personne à appeler pour aller
boire un verre,

pleurer sur son sort et dire du mal des hommes, exception faite de sa mère, qui passait la soirée avec
Buck. Après la fac, elle

avait perdu de vue la plupart de ses copines. Elles se voyaient encore occasionnellement, pour de
grandes occasions, mais elle

ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’elles laissent tout tomber pour accourir à ses côtés
juste parce qu’elle venait

de se prendre une claque monumentale.

Cela dit, elle devait appeler Sandy pour lui dire qu’elle était bien rentrée.

— Je suis désolée, dit Sandy. Il fallait que j’appelle Kyle, j’avais peur pour toi.

— Ne t’inquiète pas, je comprends.

C’était la vérité, même si elle n’était pas enchantée par le résultat. Elle se déchaussa d’un coup de pied et
se laissa

tomber sur le canapé.

— C’est gentil de te faire du souci pour moi.

Parce qu’il n’y avait pas tant de gens que ça, pour s’inquiéter sur son sort, et elle ne pouvait s’en prendre
qu’à elle-

même. C’était pareil, pour le silence écrasant qui régnait dans l’appartement.

Ce n’est pas un article à la une qui va vous serrer dans ses bras. Pour la première fois de sa vie, Emma
comprit à quel

point cette réalité pouvait être dure à vivre.

— Ça lui passera, dit Sandy d’un ton hésitant qui démentait ses propos.

— Merci. On se rappelle, d’accord ?

— Bien sûr. On ira déjeuner.

Emma se massa les pieds en luttant pour ne pas pleurer. Elle allait rappeler Sandy et prendre le temps de
la revoir. Il

était temps qu’elle commence à chérir les rares amitiés qui lui restaient.

Après avoir raccroché, elle se servit un verre de vin, enfila un pantalon confortable et entreprit d’écrire
des SMS et des

e-mails à tous les amis avec lesquels elle avait gardé contact.

Si son vendredi soir avait porté un titre, ç’aurait été :

Célibataire esseulée cherche soutien moral sur les réseaux sociaux.

Elle alluma la télé en attendant que quelqu’un, n’importe qui, daigne lui répondre, en même temps qu’elle
passait en

revue ses débouchés professionnels. Nonne commençait à paraître une option rationnelle.

Chapitre 15

Installé sur l’une des chaises longues de la terrasse de son frère, Kyle berçait doucement Jessica, sa nièce
qui n’avait

que quinze jours, tout en fixant d’un air sombre Andrew et Katie.

— Vous me gâchez ce beau moment, vous le savez, non ? Je viens pour passer du temps avec cette petite
merveille et
vous me faites la leçon.

— On se fait du souci pour toi, dit sa belle-sœur d’un ton conciliant.

Elle semblait l’incarnation même de la douceur maternelle en dépit de son visage fatigué. Sereine et
épanouie, elle était

en pleine symbiose avec sa fille. La dévotion qui brillait dans les yeux de son mari quand il la regardait
mettait Kyle presque

mal à l’aise.

— Vous avez assez à faire sans vous inquiéter pour moi, dit-il. Je vais bien.

Ce qui était complètement faux, mais il ne comptait pas l’avouer. Il était très malheureux sans Emma. Elle
lui manquait

affreusement.

Le travail au journal était devenu une torture. Couvrir les événements à la une impliquait beaucoup de
pression et un

esprit de compétition qu’il n’avait pas. Encore pire, il était obligé de poser des questions impudentes à
des gens qui

traversaient des moments déchirants. Il se sentait piégé et il avait l’impression de se vider de sa joie de
vivre, lentement mais

sûrement.

— Tu es sûr qu’il n’y a pas moyen de régler les choses avec cette fille ? demanda Andrew.

— Je ne sais pas.

C’était bien le problème. Il avait tourné la question dans tous les sens, plusieurs fois, et il savait qu’il ne
pourrait pas

être heureux avec une femme comme Emma qui ne pensait qu’à sa carrière. En même temps, il n’arrivait
pas à se projeter dans

un avenir heureux si elle n’en faisait pas partie. En gros, il était mal barré. Voué à la misère affective à
jamais.

— Tu devrais l’appeler.

— Pour lui dire quoi ? Je ne peux pas lui demander de changer pour moi.

Jessica émit un tout petit bâillement, délicat et silencieux, son visage rond était un échantillon de
perfection rosée. En la
regardant, Kyle comprit que sa décision était prise — il n’allait pas gaspiller encore une semaine de sa
vie à la merci de

Claire, à couvrir des faits divers qui lui donnaient envie de s’ouvrir les veines devant la brutalité de
l’espèce humaine. Il allait

démissionner lundi dès la première heure. En recommandant chaudement que ce soit Emma qui le
remplace.

* * *

Lundi matin, tel qu’il se l’était promis, il quitta le journal. Malgré les menaces et les protestations de
Claire, il tint bon

et lui suggéra crânement qu’elle serait bien avisée de réengager Emma. Même s’il ne pouvait pas être
avec elle, il souhaitait

sincèrement qu’elle soit heureuse en exerçant le métier de ses rêves.

— Tu es sûr que tu ne veux pas être réaffecté dans un autre service ? Il y a sûrement un poste pour toi aux
sports.

— Non, je crois que je suis prêt à commencer un nouveau chapitre de ma vie, répondit-il.

C’était la vérité. Même s’il ignorait pour l’instant ce qu’il voulait faire. De toute façon, il avait toujours
vécu

frugalement et avait assez d’économies pour prendre le temps de la réflexion.

— Donc, tu vas proposer le poste à Emma.

Claire haussa les épaules et sourit.

— Je vais y songer, dit-elle en dessinant du bout de ses ongles rouge sang le bord de son décolleté. Je ne
veux pas que

tu partes, mais si tu le fais, il y a au moins un côté positif.

— Ah, bon ? fit-il tout en craignant de connaître déjà la réponse.

— Toi et moi, on va enfin pouvoir faire des folies ensemble. Je suis une vilaine fille, tu sais ? J’adore
qu’on m’attache,

conclut-elle avec un clin d’œil.

Il aurait aimé pouvoir dire que Claire avait ses bons côtés, ou qu’il la respectait en tant que journaliste,
ou, au moins,

qu’au fond elle n’était pas mauvaise. Mais il ne pouvait rien dire de la sorte parce que, franchement, elle
n’était qu’une garce

et au lit elle devait probablement être exigeante et égoïste. Pas du tout son type, sous aucune circonstance,
et certainement pas

avec tout ce qui s’était passé. Mais, à quoi bon être désagréable ?

— J’apprécie l’offre. Mais j’ai envie d’être seul quelque temps.

Déterminé cependant à mettre toutes les chances du côté d’Emma, il ajouta :

— Je dirai à Sandy de faire savoir à Emma que tu vas la recontacter.

— Tu ne vas pas le lui dire toi-même ? demanda Claire, ses yeux de rapace soudain en alerte.

— Non, on ne se parle pas, en ce moment.

— Intéressant. Peut-être que je pourrais l’appeler. Mais seulement si tu acceptes de prendre un verre
avec moi.

Elle ne plaisantait pas. Eh bien, lui non plus. Vu ce que ce poste signifiait pour Emma, c’était un petit prix
à payer.

— D’accord. Un verre. Mais rien de plus. Et tu lui proposes de revenir, pour travailler à la une, et sans
mentionner

qu’on en a parlé.

Elle se releva et lui tendit la main.

— Marché conclu, Kyle. C’était un plaisir de travailler avec toi. Cela dit, ce n’est pas la peine de faire
tes deux

semaines de préavis, tu peux libérer ton bureau dès cet après-midi. Retrouve-moi ce soir au bar à vin sur
la 117e Rue.

Elle était efficace, il fallait lui reconnaître ça.

Il hocha la tête et quitta le bureau, prêt à emballer dans quelques cartons toute sa carrière au journal.

* * *

Assise devant son ordinateur, Emma fixait l’écran où s’affichait la maquette du faux journal qu’elle venait
de créer. Sous

l’en-tête La Voix d’Emma, édition spéciale, le titre annonçait :

« FEMME EN DÉTRESSE APRÈS AVOIR PERDU SON AMOUREUX ».

L’article décrivait d’abord le malheur profond qu’elle éprouvait depuis que Kyle l’avait quittée sur ce
parking de

Pittsburgh, avant de continuer sur un ton plus léger qu’elle espérait de tout cœur qu’il saurait apprécier.

Emma Gideon n’a cessé de regretter ses mauvais choix ainsi que ses priorités mal placées. On ne peut
que

songer à son triste sort lorsqu’elle vieillira en se languissant de son seul véritable amour, Kyle
Hadley. Qui,

d’après nos sources, se trouve être terriblement sexy.

« Journaliste au chômage reconvertie dans l’assistance aux femmes sans emploi ».

Emma Gideon vient d’accepter un poste au sein d’une association de formation pour des femmes au
chômage

et des mères célibataires en difficulté. Mlle Gideon espère contribuer au développement de


l’association et

venir en aide au plus grand nombre de femmes.

Dans la colonne « Sortir » :

Il reste des places aux cours de swing : attention, il faut venir avec votre cavalier.

Concours de Karaoké ce vendredi au Lucky’s.

Ensuite, bien sûr, venaient les petites annonces :

JF célib., boulomaniaque en rémission, cherche JH pour longues promenades avec teckels et relation
sans

pression. Aime le karaoké, le brocoli vapeur, les sorbets fruités et les douches torrides avec hommes
verts.

Rongeant ses ongles nerveusement, elle scanna une dernière fois la page à la recherche de coquilles. Elle
n’en trouva

pas. Sur l’angle supérieur gauche, elle avait inséré une photographie où, en plus de montrer une dose plus
que généreuse de

décolleté, elle tenait entre les dents un crayon dans une pose suggestive. C’était Sandy qui l’avait prise, à
sa demande, après

vingt bonnes tentatives échouées pour cause de fou rire hystérique.

C’était maintenant ou jamais. Les yeux fermés, elle appuya sur la touche « envoyer ». Si après ce geste
Kyle ne donnait
pas signe de vie, elle saurait que c’était fini pour de bon, mais elle aurait au moins l’esprit tranquille,
puisqu’elle aurait tout

essayé. Et si elle le connaissait ne serait-ce qu’un peu, le faux journal parviendrait au moins à le faire
rire.

Elle regrettait sincèrement ses erreurs. Mis à part son cœur en morceaux, la rupture avait surtout eu des
conséquences

positives. Son envoi désespéré de SMS et d’e-mails l’avait conduite à retrouver une demi-douzaine
d’amis qu’elle n’avait pas

vus depuis des siècles. Dans la foulée, elle avait déjeuné, comme convenu, avec Sandy. Et en quelques
jours, elle avait trouvé

un travail où elle pourrait aider les autres en faisant quelque chose qu’elle aimait et sans y passer
soixante heures par semaine.

Même si Kyle décidait qu’il ne voulait plus d’elle, la vie suivrait son cours. Mais elle serait quand même
beaucoup plus

heureuse avec lui.

Son portable retentit et elle sursauta, le cœur battant. C’était Kyle ?

Non, ce n’était pas lui, et le nom affiché la fit grimacer. Claire. Beurk. La dernière personne à qui elle
avait envie de

parler. A vrai dire, elle espérait que Kyle lise tout de suite son message et qu’il la rappelle aussitôt. Ce
serait le comble, de

rater son coup de fil à cause de l’autre garce.

Elle faillit appuyer sur « ignorer », mais la curiosité l’emporta. Qu’est-ce que son ancienne chef pouvait
bien lui

vouloir ? Un mercredi soir, en plus, en dehors des heures de bureau ?

— Allô ?

— Salut, Emma, c’est Claire. Comment vas-tu ?

— Bien, je te remercie. Et toi ? dit-elle en roulant des yeux.

Cet échange de politesse, aussi hypocrite d’une part que de l’autre, l’agaçait au plus haut point.

— Ça va. Ecoute, il y a eu de nouveaux changements au journal et si tu es intéressée, tu peux revenir


travailler avec
nous. Aux news, à la une.

— Quoi ? s’étrangla-t-elle. Qu’est-ce qui est arrivé à Kyle ?

— Il est parti. C’est lui qui m’a suggéré de te proposer le poste.

Emma n’en croyait pas ses oreilles.

— Je ne comprends pas. Pourquoi ferait-il une chose pareille ?

— Comment veux-tu que je le sache ? s’emporta Claire. Tu veux ce fichu poste ou pas ? Il y a un martini
qui m’attend,

là, je n’ai pas toute la nuit.

C’était ironique, tout de même, qu’on lui offre le poste qu’elle avait convoité pendant trois ans alors
qu’elle n’en voulait

plus.

— Merci beaucoup, Claire. J’apprécie l’offre, mais je dois décliner, j’ai déjà un travail.

— Comment ça ? Avec qui ?

— Une association à but non lucratif.

— Tu plaisantes ? Tu laisses tomber ta carrière dans le journalisme ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ?

Oh ! oui, la licencier, par exemple. Mais curieusement, elle n’éprouvait plus vraiment d’animosité à son
encontre. En fin

de compte, si Claire ne l’avait pas renvoyée, elle n’aurait pas songé à changer toutes ces choses qui
n’allaient pas dans sa vie.

En tout cas, ça lui aurait pris plus de temps.

— Je suis désolée, dit-elle, mais je suis prête pour de nouvelles aventures.

Elle se rendit compte qu’elle respirait mieux, après avoir prononcé cette phrase. Comme si en disant la
vérité à voix

haute elle s’était débarrassée d’un poids qui oppressait sa poitrine.

— Vous êtes fous, tous les deux. Dieu merci, je n’ai plus vingt ans, dit Claire, avant de raccrocher.

Emma éclata de rire. Elle vérifia sa boîte de réception. Pas de nouveau message. Elle vérifia son
téléphone. Pas de

nouveau message.
Après vingt minutes, elle se força à éteindre l’ordinateur et glissa un DVD dans le lecteur pour se
distraire. Un

téléphone qu’on surveille ne sonne jamais. C’est bien connu.

La version de la BBC d ’Orgueil et Préjugés venait à peine de commencer et elle se demandait si elle
n’allait pas

chercher en avance rapide le moment où Colin Firth sort du lac, quand son téléphone vibra.

Kyle. Un message de Kyle ! Enfin !

Je viens d’apprendre les nouvelles. Félicitations !

Merci.

Est-ce qu’elle devrait lui envoyer un autre message, plus explicite, plus long ? Ou pas ? Que faire ? Elle
se mordilla la

lèvre, à l’agonie.

— Si te plaît, s’il te plaît, murmura-t-elle. Reviens avec moi. Reviens.

JH, ancien roi des cons, cherche JF prête à lui pardonner.

Grisée par le soulagement, elle gloussa comme une gamine.

JH pardonné. Il avait raison.

JF a beaucoup manqué à JH et il voudrait monter.

Il ajouta, dans la foulée :

Je suis dans ton parking. Je t’aime, Emma.

Elle crut que son cœur allait exploser de joie.

Je t’aime aussi.

Et sans attendre sa réponse, elle traversa l’appartement, ouvrit grand la porte et dévala les marches à
toute vitesse sans

songer un instant qu’elle sortait pieds nus et qu’elle ne portait qu’un short de pyjama et un débardeur sans
soutien-gorge. Kyle

était au pied de l’escalier quand elle y arriva, et elle se jeta dans ses bras.

Il la fit tournoyer, en l’embrassant encore, et encore, et encore.

— Je suis désolé, vraiment désolé, murmura-t-il contre son cou. Je ne me pardonnerai jamais de t’avoir
quittée

précisément ce jour-là.

Elle l’embrassa avec toute la joie des retrouvailles et toute l’intensité de ses regrets.

— Non, c’est moi qui suis désolée. Je t’ai menti, je n’ai pas su définir mes priorités.

— On reprend tout à zéro ?

— Je pense que c’est une excellente idée.

Kyle la serra encore plus fort, un sourire immense sur son visage.

— Il faut qu’on rédige de nouveaux titres pour La Voix d’Emma !

— Par exemple ? fit-elle, tremblant d’anticipation.

— Que dirais-tu de « Une femme arrache les vêtements à son petit ami » ? dit-il avec un haussement de
sourcils

aguicheur.

— Pas mal, c’est un bon début. Mais…

Et elle murmura à son oreille la suite qu’elle comptait donner à leur faux article. Quand il s’écarta pour la
regarder,

faussement scandalisé, elle ne put qu’éclater de rire.

— Ça mérite vraiment les gros titres, acquiesça-t-il. Heureusement, j’ai pris un bon petit déjeuner, ce
matin.

Elle ne saurait jamais comment ils étaient parvenus jusque chez elle, mais ils y étaient, et Kyle semblait
aussi impatient

qu’elle de lui montrer à quel point elle lui avait manqué.

— Vu que je ne suis plus un bourreau de travail, je songe à m’allonger et à te laisser faire tout le boulot,
dit-elle, lutine.

— Rien à objecter. Super, la photo, d’ailleurs. J’aime ce décolleté.

— A votre service, dit-elle en claquant la porte derrière eux.

Il éclata de rire.

— A tes risques et périls : « Une femme meurt d’une overdose de sexe oral ».

— Magnifique. Quelle belle mort !


Soudain sérieux, il lui entoura le visage de ses mains.

— Tu me rends très, très heureux, Emma. Je t’aime.

— Je t’aime, moi aussi, fit-elle en tournant la tête pour embrasser la paume de sa main. Et maintenant,
déshabille-toi.

— Il faut que je signe une cession de droits d’image ?

— Et que tu me promettes de me donner ton premier né, aussi.

— Pas de souci, murmura-t-il en frôlant de ses doigts la cambrure de son dos. D’autant plus que j’espère
qu’il sera de

toi, aussi.

Et il l’embrassa pour souligner en bonne et due forme son propos.

* * *

Si vous avez aimé ce roman,

ne manquez pas la suite de la série « Le désir nu »

dans votre collection Sexy :

Pour te revenir, novembre 2015

Pour t’oublier, janvier 2016

TITRE ORIGINAL : DOUBLE EXPOSURE

Traduction française : ALBA NERI

HARLEQUIN®

est une marque déposée par le Groupe Harlequin

SEXY®

est une marque déposée par Harlequin

© 2014, Erin M cCarthy.

© 2015, Harlequin.

Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :

Femme : © VAIDA ABDUL / ARCANGEL IM AGES


Réalisation graphique couverture : A. DANGUY DES DESERTS

Tous droits réservés.

ISBN 978-2-2803-4321-3

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque
forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est
une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de
l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des
personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure
coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin
Enterprises Limited ou à ses filiales, et sont utilisés par d’autres sous licence.

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Document Outline
Titre
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Copyright
La romance sur tous les tons
Les éditions Harlequin
Résumé du livre

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