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Nouvelle

HEURS ET MALHEURS DE SONIA

de Sylvestre EVRARD © 2024

— Tu veux faire l’amour, chérie ? Il me reste du Viagra.


— Bof. Pas trop. Et toi Paul, tu en as envie ?
— Oh moi c’est pareil. Mais si ça peut te faire plaisir…
— Oh tu sais bien qu’on en est plus trop là.
— Tu as raison Eugénie. J’ai même du mal à comprendre ceux qui pratiquent encore le
sexe de nos jours.
— Pourquoi tu en connais ?
— Tu imagines bien qu’on n’en parle pas vraiment. Mais a priori, toutes les personnes
que je fréquente en sont arrivées à la même conclusion : à quoi bon ?

Autour des années 2025, plus d’un quart de la population des millénials n’ont plus de
rapports sexuels ou très peu. En 2050, la proportion arrive à 50 % et en 2070 à 80 %. Ce phéno-
mène concerne surtout l’Occident en général tandis que l’Afrique, au contraire, connaît la tendance
inverse, malgré une pauvreté toujours croissante et des épidémies en rafales. La mortalité infantile y
est monstrueuse. Le Moyen-Orient reste sur le sujet officiellement stable et l’Orient industrialisé
frôle les 90 % ; les jeunes adultes préférant les dispositifs sexuels immersifs au contact physique
réel. La longévité s’étant considérablement accrue dans les pays riches grâce aux découvertes molé-
culaires et surtout par le développement exponentiel des IA médicales et chirurgicales, aboutit à une
population de plus en plus âgée et en surnombre. Les IA ont littéralement envahi les hôpitaux et les
EHPAD. Toujours disponibles, toujours très précises dans leurs diagnostics et dans les chirurgies,
les humains professionnels de santé se comptent désormais sur le bout des doigts. Globalement la
natalité chute à vue d’œil alors que les gérontes pullulent, chouchoutés par des robots dévoués
24 heures sur 24.
L’énigme de la perte de désir de l’autre reste entière malgré de nombreuses hypothèses
de recherche. Les paramètres sont multiples. L’écodépression, les perturbateurs endocriniens et les
particules de plastique, l’industrie hyper envahissante de la pornographie, le wokisme prônant la sé-
paration du corps et de l’esprit, la facile autosatisfaction technologique et les plaisirs virtuels de plus
en plus imaginatifs, la perte progressive du dialogue en direct au profit des réseaux sociaux imper-
sonnels et tout-puissants, et sans doute encore bien d’autres facteurs accumulés, ont donc généré
une perte de l’identité sexuée assortie d’un manque profond de confiance en soi. Pourtant, quelques
réfractaires à ces théories, supputent l’existence d’une cause bien plus grave maintenue secrète par
les institutions : l’homme, le masculin en particulier, ne veut plus de ce phallus sous le joug de ses
pulsions primaires qui n’aurait fait que produire toutes sortes de nuisances. Mais est-ce bien une
question identitaire qui est en cause ? Une nouvelle théorie du complot ? Ou plutôt un flot global
qui entourerait les causes de ce profond dédain pour les relations sexuelles, entretenu par un large
public complaisant et auto-centré ? Les opérations chirurgicales transsexuelles sont légions : deve-
nir une femme devient une priorité dès l’adolescence jusqu’à considérer la masculinité comme une
sorte d’anomalie de la nature. On peut trouver cela absurde, et pourtant… Cette idéologie n’a ja-
mais été aussi florissante. La communication entre les pôles sexuels devient de plus en plus difficile
où l’on ne supporte plus aucun écart de langage, aussi minime soit-il ; tout autant, une observation
sévère des attitudes et des comportements a pour conséquence de nombreuses mises au ban de la so-
ciété pour des raisons, la plupart du temps, assez futiles. L’Occident est devenu très susceptible, à la
recherche d’une pureté illusoire en lieu et place d’une sorte de rédemption idéologique.
Par ailleurs, bien à l’écart des regards indiscrets, les oligarques, les grands capitaines
d’industrie et l’ensemble des lignées fortunées, tous nés de l’ancienne génération des baby boomers,
s’offraient des harems de jolies filles désarmées face à la crise économique. Ces derniers sont sur le
point d’atteindre leur date de péremption et dégagent à grande vitesse du décor social. Ne restent
que les Y, désormais âgés entre 90 ans et plus, finissant leurs jours aux bons soins des IA spéciali-
sées en soins à la personne jusqu’à ce qu’ils deviennent palliatifs.
Après eux, ce sont les générations Z, Alpha, Bêta et Delta qui ont dépassé successive-
ment la cinquantaine. C’est désormais la génération Epsilon qui forme l’essentiel de la population
jeune et active composé à 80 % de femmes et de transsexuelles XX (en référence au génome fémi-
nin). Il y a d’ailleurs de moins en moins de naissances de petits garçons (XY) et l’on commence à
trouver ici et là des naissances de plus en fréquentes de type XXY (enfants au sexe mal formé et sté-
riles), et des XYY (très grands, mais avec des troubles du langage), sans compter les cas de malfor-
mations de type androgyne.
Rédactrice en chef pour un magazine un peu « touche à tout », à caractère plutôt fémi-
nin, Sonia dirige « la Louve » depuis 8 ans. Chaque article passe entre ses mains pour être validé.
C’est sa fonction. Les sujets peuvent varier du coq à l’âne, ce qui fait l’énorme succès de la publica-
tion en question. Tout y passe : mode, cuisine bio, science, économie, santé, culture, sports, etc.
Chaque lecteur peut y trouver son centre d’intérêt quel que soit son niveau intellectuel et ses ori-
gines sociales. Femme transsexuelle, anciennement prénommée Louis, elle préfère garder secrète sa
transformation. Sa famille ayant très mal accepté la métamorphose, rejetée, elle a décidé de ne plus
se mettre en difficulté face à certaines personnes trop traditionalistes. Elle vit seule et se consacre
pleinement à ses reponsabilités.

Sonia arrive toujours la première dans les bureaux du 25ᵉ étage du building high-tech où
sont logées quantités d’autres entreprises, au centre de la mégapole. Comme d’habitude, elle est pa-
rée de son tailleur Chanel et parfumé de numéro 5 de la même marque. Son allure générale, élé-
gante et stricte à la fois, lui confère une belle image d’autorité au sein d’une boîte dont les employés
sont exclusivement des femmes. Contrairement aux idées reçues, elles sont autant en compétition
les unes envers les autres comme à l’époque révolue où les hommes dominaient les médias. Elle se
sert d’abord un café au coin repos qu’elle emmène dans son vaste bureau lumineux à la décoration
dans le style du nouveau design italien dont elle rafole. Puis, elle s’installe dans son vaste fauteuil
de direction dans lequel elle aime se balancer et se tourner vers la baie vitrée face au panorama ur-
bain. C’est un moment où le silence règne encore dans les locaux, lui permettant de se laisser aller à
quelques minutes de contemplation de la mégapole en train de s’éveiller doucement. Elle sirote son
jus bouillant jusqu’à ce que son assistante frappe à la porte vitrée.
— Bonjour Madame. Voici les articles pour l’édition de la semaine prochaine (« la
Louve » est un magazine hebdomadaire).
— Merci Solange.
Cette dernière se retire tandis que Sonia se met à parcourir immédiatement les feuillets
dans une première lecture en diagonale. Un article au titre accrocheur retient son attention :
« POURQUOI JE VEUX RESTER UN HOMME ».
— Un peu détonnant ce titre pour un magazine à dominante féministe ! Ça frôle la pro-
vocation… se dit-elle à haute voix.
Intriguée, elle veut en découvrir le contenu, mais avant tout elle cherche la signature de
l’autrice. Il s’agit de Wanda Lafranche, une journaliste très professionnelle au caractère un peu re-
vêche avec laquelle elle a déjà eu quelques anicroches. C’est une fille qui n’a pas sa langue dans sa
poche et Sonia lui a déjà refusé quelques articles par le passé. Cependant elle tient beaucoup à elle,
car c’est une des rares rédactrices qui prend de véritables risques dans ses sujets d’investigation, re-
levant ainsi un peu la mièvrerie générale du magazine. Sonia en a parfaitement conscience, mais le
véritable patron est un vieil homme rétrograde de génération Bêta…
— Voyons donc ce qu’elle nous a encore déniché.
Sonia se met donc à lire avec attention cette interview assortie de quelques photos
qu’elle ne peut s’empêcher de regarder en premier : il s’agit de paysages campagnards et du portrait
d’un artisan chauffagiste vivant à la campagne à environ 300 km de là. On trouve de moins en
moins de ces résidents proches d’une nature intacte et pourtant fluette en superficie. Car l’industrie
automatisée agroalimentaire s’est taillée la part du lion, depuis des décennies, partout où il y a en-
core de la terre cultivable. Les agriculteurs à l’ancienne mode ont tous fait faillite dès les années
2035. Ce personnage rural semble donc avoir résisté à la magnétique attraction urbaine si proprette
et facile à vivre. Trop facile sans doute. Son portrait en plan américain montre un individu d’âge
mûr, autour de 35 ans, au physique athlétique, pourvu d’une carrure musclée surmontée d’un visage
d’une beauté virile assez subjuguante, il faut bien l’avouer. On croise rarement en ville un de ces fa-
ciès particulièrement assumé dans leur masculinité. Le cheveu court, de couleur châtain clair
presque blonde, la figure à la barbe naissante, les yeux verts et la toison visible dans l’entrebâille-
ment d’une chemise démodée à carreaux, n’en renforcent pas moins l’image d’un « mec » comme
on n’en fait plus. Les manches retroussées de l’homme actif et volontaire dévoilent une pilosité
fournie sur les avant-bras qui ajoute encore plus à son charme de mâle dominant. Cerise sur le gâ-
teau, il porte une de ces salopettes de travail en jean usé et délavé qui ne peut que ravir Sonia,
friande de vêtements vintage dont elle fait aussi régulièrement l’acquisition pour les porter en mode
privé. Ce n’est pas parce que les rapports sexuels ne sont plus à la carte que la beauté et le charme
ne sont pas au menu…
Au fur et à mesure des questions-réponses de l’interview, la rédactrice en chef découvre
un homme simple, heureux dans son travail comme dans sa vie. En soi, c’est déjà une bien belle
étrangeté dans le contexte présent. Viennent ensuite des propos plus personnels où le chauffagiste,
Lionel, déplore vivement l’évolution de la société qui, selon lui, ne fait que fabriquer des citoyens
solitaires, aigris, dépouillés d’émotions sincères, celles qui font justement le sel et le sens de l’exis-
tence. Il parle également de son travail, des rencontres qu’il fait dans ses déplacements, de son vil-
lage et de ses habitants auxquels il est très attaché. Célibataire endurci ayant accompagné ses pa-
rents jusqu’au terme de leurs souffrances dues au cancer, il vit maintenant seul dans la maison fami-
liale avec ses chiens et ses quelques chèvres qu’il élève pour le simple plaisir de boire leur lait frais
chaque matin. Il fréquente un club au centre du village avec les membres duquel il partage la pas-
sion des jeux de société anciens. Ils les chinent un peu partout et les réparent, quitte à se déplacer
sur des kilomètres pour trouver des pièces quand ils ne peuvent les fabriquer eux-mêmes. Puis vient
une dernière question de la journaliste. Sonia attend avec impatience la réponse :
— Et les femmes dans tout ça ?
— Vous en connaissez beaucoup, vous, des vraies ? Des femmes prêtes à tout pour aller
jusqu’au bout d’une vie de partage et à faire des gosses et l’amour dans l’herbe ? Des femmes qui
aiment passer des soirées entières à simplement écouter le crépitement du feu de la cheminée sans
autre distraction technologique ? Décidées à se déconnecter une bonne fois pour toutes des réseaux
narcissiques ? Vous savez, ici, nous sommes en zone blanche pour notre plus grand bonheur. Je suis
un homme assumé et je ne compte pas plus changer de sexe ni de mode de vie comme le font sans
arrêt les citadins. Mes parents ne m’ont pas élevé pour que je finisse en avatar virtuel ou en mouton
castré ! Non merci ! (Rires).
Sonia en reste hébétée. C’est comme si elle venait d’entendre une voix venue d’outre-
espace… un véritable extraterrestre ! Aussitôt, elle convoque Wanda dans son bureau pour l’interro-
ger :
— Félicitations pour ton article Wanda ! C’est vraiment excellent. Mais comment as-tu
fait pour dénicher un zozo pareil ? (Sonia se garde bien de laisser filtrer ses émotions et joue la carte
hypocrite du snobisme typiquement médiatique).
— Zozo ? Un vrai mec plutôt ! C’est sûrement l’un des derniers de son espèce sur le
continent… Comme quoi le contact avec la nature semble faire des miracles. Je me suis même de-
mandé s’il n’y avait pas là un lien entre le dédain global pour les rapports sexuels dans la société ur-
baine et le simple fait de vivre dans l’isolement campagnard… Il est clair que nos « toutous » cita-
dins ne lui arrivent pas à la cheville !
— Si tu veux mon avis, c’est une hypothèse un peu simpliste. Ceci dit tu n’as pas répon-
du à ma question…
— Ah oui. Comment je l’ai rencontré ? C’est le fruit du hasard : j’étais chez ma sœur
pour passer un week-end au vert et son chauffe-eau est tombé en rade. Elle a donc appelé ce type
qu’elle semble bien connaître et de fil en aiguille…
— Donc tu as sa carte professionnelle ? Je voudrais bien le remercier en personne pour
sa coopération et lui demander s’il n’a besoin de rien en gage de gratitude.
— De gratitude ?
— Oui ou quelque chose comme ça… Pourquoi pas un genre de cadeau qui ne fasse pas
trop personnel, mais qui témoignerait de la part de la rédaction, la manifestation d’un sincère res-
pect. Tu me suis ?
— Oh, je te suis très bien ! Repart Wanda avec un sourire narquois un peu félin. Alors
dépêche-toi, car ce type va vite être assailli de demandes en mariage ! Ah ah ah ! S’esclaffe-t-elle.
— Tu crois cela ? Je n’ai pas l’impression que nos lectrices soient de ferventes parti-
sanes de « l’union sacrée ». Attendons tout de même un peu avant de publier l’article. Je veux être
bien certaine que ce monsieur a bien cerné les conséquences possibles d’une telle divulgation de sa
vie privée assortie de photos assez flatteuses de sa personne. On voit que tu as pris ton pied, ma
chère !
— Si tu veux. Tu ne m’ôteras pas de l’idée que tu as un petit faible pour ce type-là…
— Merci à toi pour ton bon travail. Lui renvoie Sonia d’un ton excédé. Mais ça se bor-
nera un coup de fil et rien de plus. Ce ne serait pas très professionnel de ma part de profiter de la si-
tuation à des fins privées que je n’envisage même plus depuis longtemps. Je serais plutôt devenue
asexuelle… Bon week-end si on ne se revoit pas de la journée.
Sur ce, Wanda se retire. En effet, nous sommes vendredi. C’est donc la fin de la se-
maine. Sonia mijote un petit plan. Dès le lendemain, elle se prépare un baise-en-ville et embarque
de bon matin dans son véhicule autonome photovoltaïque en direction du village où réside le beau
chauffagiste. Arrivée sur place, elle commence par faire quelques petits tours dans les rues du pitto-
resque patelin. C’est sans prévenir qu’elle débarque ensuite sur le perron de la fermette parfaitement
restaurée où loge le prince charmant. Toc toc !
— Qui est là ? Fait une voix de l’intérieur.
— C’est la fée bleue ! Répond Sonia sur un ton enjoué comme pour entamer un jeu
complice.
La porte de chêne massif s’ouvre d’un coup faisant apparaître l’imposante silhouette de
Lionel. Entre une photographie et la réalité il y a une marge : une œuvre d’art est toujours plus belle
en vrai. Sonia en reste bouche bée...
— La fée bleue ? Pourquoi pas. Vous n’avez donc plus assez de clientèle en ville pour
vendre vos… vos quoi d’ailleurs ? L’interpelle Lionel sur la défensive.
— Je ne vends rien du tout Monsieur Lionel Rochant. Au contraire. Je me présente. Je
suis Madame Sonia Brault, rédactrice en chef du magazine « la Louve » pour lequel vous avez ré-
cemment consenti une interview. Je suis venue jusqu’à vous pour vous remercier en personne tandis
que je passais dans les environs pour un repérage. J’avoue que vous avez piqué ma curiosité et
j’avais hâte de voir de mes propres yeux votre lieu de vie dont vous parlez si bien.
— Désolé pour l’accueil un peu abrupt. À la campagne, on se méfie des étrangers. Sans
doute un peu trop… Entrez donc et mettez-vous à l’aise près de l’âtre pour vous réchauffer.
— Avec grand plaisir.
Sonia se débarrasse de son long manteau en laine noire, avec une élégance un tantinet
théâtrale, qu’elle dépose sur le dossier d’un joli petit divan rétro. Le sol est constitué de dalles
noires de granit sur lequel quelques tapis redonnent une chaleur intime. Elle reprend la parole :
— Avant d’arriver jusqu’à vous, j’ai pris le temps de parcourir un peu votre village.
Quel endroit magique ! On le croirait sorti tout droit d’un livre de contes. Il est quasiment hors du
temps ?
— C’est un peu vrai et nous tenons tous à ce que cela reste ainsi. Nous sommes une pe-
tite communauté solidaire qui raffole des anciennes choses authentiques. Lui répond Lionel resté
debout.
— Comme les jeux de société dont vous parlez dans votre interview ?
— Effectivement. J’en ai dit quelques mots à votre journaliste. Mais notre engouement
ne s’arrête pas là. Nous construisons et restaurons également des maisons et fermettes avec unique-
ment des matériaux d’origine. D’ailleurs nous avons fait une demande officielle de classement au
patrimoine national pour obtenir quelque aide financière. Nous attendons toujours la réponse…
— C’est vrai que l’administration brille par sa lenteur. Si je suis venue en personne,
c’est non seulement pour vous remercier de vive voix (dit-elle tout en sortant de son petit sac une
boîte enveloppée d’un somptueux emballage de soie bleue et d’un ruban rouge à la cocarde flam-
boyante.), mais aussi pour vous offrir ce petit cadeau en signe de reconnaissance pour votre sincère
implication. Tenez. Je pense qu’un homme tel que vous saura apprécier… Et aussi pour une autre-
raison.
— Il ne fallait pas… Dit-il en rougissant un peu ce qui ne fait qu’attiser l’intérêt de So-
nia. J’ai parlé avec sincérité et cette publication ne pourra que faire du bien à notre communauté.
Votre présent est vraiment très joli et on n’ose ouvrir la boîte tant l’emballage est… somptueux.
Grand merci ! Dit-il tout en posant l’offrande de côté.
— Vous ne l’ouvrez pas ? Vous n’êtes pas curieux ?
— Si si. Je le ferai après, en toute intimité. Vous disiez donc que vous êtes venue jus-
qu’ici pour une autre raison ?
— Voici une copie de l’article tel qu’il peut être publié la semaine prochaine. Mais
avant tout, nous mettons un point d’honneur à recueillir l’aval de nos partenaires avant d’aller plus
avant. Ce qui me semble bien normal étant donné que, une fois publié, vous deviendrez en quelque
sorte un personnage un tantinet public. Je voulais donc m’assurer que vous en étiez bien conscient
ainsi que des conséquences probables pour le meilleur et pour le pire. Ceci dit, notre magazine, bien
qu’assez populaire, ne représente qu’un tirage à 1 500 000 exemplaires.
— Ah oui. Tout de même. Vous avez bien fait, car je n’y avais pas pensé.
Lionel parcourt attentivement l’article et sursaute sur la photo le représentant.
— Dites donc. Quel beau gosse ! On peut dire que votre photographe a du talent. Je ne
pense pas être aussi bien dans la réalité.
Sonia rougit à cette déclaration teintée de réelle modestie.
— C’est bon. Vous avez mon accord. Aucun de mes propos n’a été déformé. Formi-
dables vues de la région également. Ça s’arrose ! Finalement je vais tout de même ouvrir votre ca-
deau. Je crois deviner à sa forme qu’il s’agit d’une bouteille ?
— Vous avez deviné.
Il défait avec une assurance délicate et très séduisante le tissu, puis le ruban, pour dé-
couvrir en effet un coffret de bois précieux imprimé en relief et contenant une bouteille de vin bou-
chonné à la cire.
Sonia fantasme intérieurement sur un déshabillage de sa personne par ces mains viriles.
— Un Mouton Rothschild 2042 ! Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère quand
vous remerciez vos interviewés ! Mais est-il à 100 % bio ?
— 100 % bio ? S’étonne Sonia. À ce prix-là, j’espère bien qu’il l’est !
— Donc vous n’en êtes pas certaine ?
— J’avoue que je n’ai pas pensé à le demander au caviste. Est-ce si important pour
vous ?
— Si c’est important ? Mais c’est vital vous voulez dire ! S’énerve brusquement Lionel.
Je ferai mes recherches avant d’y goûter. En attendant, vous allez me donner votre avis sur ce petit
nectar de noix que nous produisons localement. Vous n’en trouverez nulle part au monde d’autres
exemplaires !
Lionel extrait d’un buffet de grand-mère, dont les battants vitrés sont ornés de très jolis
vitraux aux motifs floraux, une carafe de cristal surmonté de son énorme bouchon en argent ciselé
qu’il ôte dans un bruit sec. Il en verse une quantité raisonnable dans deux adorables petits verres à
liqueur, de véritables antiquités au style original. Lionel tend avec précaution l’un d’eux à Sonia
tout en s’asseyant face à elle dans un canapé jumeau datant de Mathusalem. Entre eux, une table
basse en bouleau verni ajoute au rustique de la scène.
— Santé et fertilité ! Comme on dit par chez nous. Humez-moi donc d’abord ce parfum.
— Santé et fertilité ! Comme vous dîtes. Répond Sonia en portant son verre à ses na-
rines. En effet, le breuvage dégage comme une note boisée qui n’est pas désagréable.
Intérieurement, Sonia s’est sentie un peu gênée par le seul mot de « fertilité » tout à fait
inhabituel lorsque l’on porte un toast en ville. En effet, elle ne voit pas bien comment il faut l’inter-
préter. « Est-ce là une prière pour que la terre soit plus riche dans une région qui fut très agricole
avant l’invasion des industries agroalimentaires ? Ou pour souhaiter une bonne reproduction ani-
male des élevages ? Ça ne peut tout de même pas concerner la procréation humaine ? » Se de-
mande-t-elle tout en avalant cul-sec sa liqueur, imitant ainsi son hôte. Les petits verres ne restent
pas bien longtemps vides. Lionel ressert une tournée.
— Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ?
— C’est fameux ! Un peu fort, mais très bon. Répond-elle par courtoisie tout en se ra-
clant discrètement la gorge.
— Ce n’est pas du jus de grenouille ! C’est du 44° ! Vous sentez ce goût de noix avec
ses senteurs d’écorces ?
En réalité, Sonia en a le palais brûlé par la teneur en alcool et son œsophage s’en trouve
également bien irrité. Elle n’a pas senti grand-chose sinon l’impression d’avoir avalé du désinfec-
tant. Mais il faut rester courtois en toutes circonstances et complimente à nouveau son hôte.
— Je vous en offrirai une bouteille avant que vous ne rentriez en ville. Vous pourrez la
partager avec vos amis.
— Oh ce n’est pas la peine. Je ne voudrais pas vous priver…
— Vous allez finir par me vexer.
— Eh bien c’est d’accord. « Ça servira bien à quelque chose dans l’appartement comme
pour déboucher un évier. » Pense-t-elle sans changer d’expression de joie feinte. On a l’habitude de
masquer ses émotions dans le milieu des médias.
— Bon. Revenons à nos moutons. Relance Lionel. Je suis parfaitement conscient des ef-
fets que pourraient produire la publication de mon interview. À vrai dire, ça nous arrangerait tous
ici. Si ça peut attirer un peu de monde… Nous manquons furieusement de touristes ! Le coin est
magnifique, comme vous l’avez constaté par vous-même. L’hôtel est pourtant toujours quasiment
vide et nous disposons de nombreuses jolies fermettes à louer. On pourrait même faire, comme
disent les « angliches », des « bad end brekfeust ». Par ailleurs, il y a le lac où on peut se baigner, le
gouffre avec sa rivière souterraine, plusieurs grottes où l’on peut admirer les peintures pariétales et
des tas de chouettes coins où se perdre pour pique-niquer tranquillement. Sans compter la bio-diver-
sité riche en oiseaux à observer. D’ailleurs, et j’insiste, vous allez me faire le plaisir de rester pour le
week-end. Cela nous permettra de partir en balade. À la suite de quoi, vous aurez peut-être à cœur
de publier un nouvel article sur notre beau pays ? Qu’en dites-vous ?
— C’est tentant… mais je n’ai rien prévu pour cela. Je manque de vêtements de re-
change et encore plus de randonnée. De plus, je n’ai prévenu personne de mon absence prolongée.
On risque de s’inquiéter.
Ce qui est un gros mensonge, car Sonia vit seule et sans attaches. C’est, sans doute, la
pudeur et la peur de ses propres émotions qui l’obligent à trahir ainsi sa furieuse envie d’accepter
d’emblée.
— Envoyez donc un texto à votre famille avec votre satané machin… le « Smartiz-
fone » ?
— Le SmartPhone. C’est dépassé depuis longtemps vous savez. La plupart des citadins
disposent désormais d’un implant dans le poignet qui permet de gérer les communications simple-
ment en bougeant les doigts d’une certaine façon.
— Extraordinaire ! Commente Lionel. Alors Sonia tente d’activer son communicateur
mais rien ne fonctionne. Après plusieurs tentatives elle déclare forfait.
— Suis-je bête… Nous sommes dans une zone blanche. En effet, personne ici n’utilise
de ces engins-là et j’avais complètement zappé ce problème. Mais ne vous inquiétez pas, vous êtes
entre deux bonnes mains ! S’exclame-t-il avec enthousiasme tout en exhibant ses paumes burinées
par le labeur, contrastant avec les petites mains doucereuses de ces petits messieurs de la ville.
À cette seule vue, Sonia ressent un frisson en imaginant que ces belles paluches pour-
raient se balader sur tout son corps… Du coup, l’instinct de Sonia la fait acquiescer. Car au fond
d’elle-même, elle n’en espérait pas tant dans ses plus ardents fantasmes. Passer deux jours en com-
pagnie d’un Apollon des terres sauvages s’avère représenter une aubaine qui ne se reproduira pas de
sitôt… Elle perçoit en son ventre une montée de chaleur inexplicable et inconnue qui augmente son
impatience d’en arriver à la chose… Elle ne se reconnaît plus introspectivement. C’est tout un cor-
tège d’émotions qui refait surface en elle : « Comment avons-nous pu renoncer si facilement au
sexe ? » se questionne-t-elle. « Ce ne sont pas les hommes qui ne sont pas à la hauteur ! Je le sais.
J’en étais un ! Ce sont les femmes qui s’étiolent petit à petit faute de « prédateurs sexuels » apétis-
sants. ». Sur cette pensée, elle ne peut étouffer un gloussement de rire ironique.
— Ça va ? S’inquiète Lionel.
— PAR-FAI-TE-MENT bien ! Confirme-t-elle en sifflant son quatrième verre. Mainte-
nant, elle commence à apprécier ce jus de noix.
— Vous allez voir, cette liqueur va vous nettoyer toute la tuyauterie de leurs saloperies
chimiques qui envahissent tout l’environnement, à commencer par la bouffe ! Ça vous dirait un bon
petit poulet 100 % bio aux petits oignons blancs vinaigrés et aux jeunes pousses de carottes ?
— J’en ai déjà l’eau à la bouche. Avec grand plaisir ! S’exclame Sonia un peu fort, car
l’ivresse commence à lui déboucher les inhibitions.
— Par contre, on va arrêter là la liqueur sinon on va finir sous la table sans même avoir
avalé une seule bouchée. En attendant, goûtez-moi ce petit rouge de nos jardins. C’est une produc-
tion tout aussi très limitée ! Le raisin pousse sur nos murs pourvus de treillis dans chacune de nos
maisons. On n’en fabrique à peine que 450 bouteilles par an et c’est chaque fois l’occasion de faire
une belle fête. Vous m’en direz des nouvelles. Garanti sans glyphosate !
Au point où elle en est, Sonia se laisse faire. Elle aide un peu à la cuisine en tâchant de
ne pas trop tituber. Ils déjeunent face-à-face sur une longue table en bois chenu. Des regards hauts
en couleurs s’échangent… Des frôlements surviennent ici et là. Ils traînent à table en discutant et
deux heures passent ainsi délicieusement. Puis ils rejoignent le salon pour la chicorée (puisque le
café ne pousse pas dans la contrée) et le cognac bio, bien entendu. Quelques fruits de saison du coin
sont disposés dans un magnifique saladier de faïence d’origine flamande. Quel festin. Lionel vient
s’asseoir à côté d’elle, un abricot en bouche. Et d’un coup, sans prévenir, Lionel ôte sa chemise !
Pour Sonia, c’est l’apothéose ! La toison poitrinaire ressemble à celle d’un lion en rut. Sans lui lais-
ser l’initiative, elle se jette sur sa bouche pour croquer dans le fruit telle une affamée. Les lèvres et
les langues dansent en même temps que les mains sur les visages. Sonia gémit de désir tout en ôtant
ses vêtements pour laisser la place au grand « crac boum hue » tant attendu. Une sauvage bataille
sexuelle explose sur le canapé plusieurs fois de suite jusqu’au crépuscule. La nuit étoilée fait alors
son apparition captivant toute la curiosité de la jeune femme : avec la pollution, de tels cieux
n’existent pas en ville.

Le lendemain matin, Sonia s’éveille dans un grand lit de bois sculpté, couverte d’un
énorme édredon d’antan, soyeux et rembourré de plumes d’oie. « Décidément, ces gens savent vrai-
ment vivre. Dans tous les détails du quotidien. ». Pense Sonia dans un long soupir de pur bonheur
du plus profond de ses poumons. Elle étend le bras sur le côté pour s’apercevoir de la disparition de
son amant. Vite rassurée par ce faux abandon, elle perçoit l’odeur de la bonne chicorée et des tar-
tines grillées. S’il n’y avait pas cette satanée gueule de bois, la situation serait absolument parfaite.
Mais Lionel a pensé à tout. Il passe la porte de la chambre munie d’un grand plateau d’argent cou-
vert de délices avec, trônant au centre dans un verre, un cachet d’aspirine en ébullition. Il le lui tend
en tout premier lieu.
— Tu es vraiment adorable ! Quelle nuit tu m’as offerte… Je t’avoue que je n’en ai pas
connu de telle dans toute mon existence. D’ailleurs, je n’aurais jamais imaginé que cela pouvait
vraiment exister. J’ai même abandonné tout espoir de tomber amoureuse depuis longtemps. Lionel
lui sourit avec un haussement de sourcils dénotant une certaine fierté que les hommes assumés ne
peuvent s’empêcher d’afficher.
— Je te remercie du compliment. Mais tu sais, c’est parce que tu viens d’un autre
monde, infesté de drogués empoisonnés par toutes sortes de substances chimiques si tu veux mon
avis. Il serait grand temps de remédier à tout cela. Mais ici, tu vas revivre, ma douce ! Tu verras.
Béate, Sonia écarte l’édredon pour dévoiler en plein soleil son beau corps voluptueux à
la peau dorée, incitant à la gourmandise. Alors Lionel pose le plateau à l’écart, s’empare du pot de
confiture de fraise pour l’en barbouiller délicatement depuis son mont de Vénus jusqu’à sa four-
chette des lèvres en insistant passablement sur le clitoris. Puis il s’agenouille au bord du lit, s’étalant
entre ses cuisses pour la lécher longuement jusqu’à l’orgasme. Sonia, tête renversée et yeux révul-
sés, ne sait plus sur quelle planète elle se trouve… Puis, il la caresse longuement pour la pénétrer vi-
goureusement. Il joue avec son bassin prolongé d’un phallus tendu et gonflé pour la faire vibrer jus-
qu’au second orgasme, mutuel cette fois. Épuisés, rassasiés, ils se rendorment enlacés. Belle image
d’Épinal érotique s’il en est…

Ils passent ainsi une bonne partie de la matinée à l’écart du monde comme s’ils s’étaient
échoués sur une île déserte en forme de lit. Sonia est à la fois aux anges et bouleversée par une mul-
titude de questions introspectives sur son mode de vie qu’elle commence à remettre en question.
Lionel n’est pas un bavard. C’est plutôt un homme d’action dans tous les sens du terme bien que
son comportement ne manque jamais d’une certaine délicatesse. Après le déjeuner, bio encore, il lui
propose d’aller rencontrer ses amis les villageois. Sonia enfile une tenue plus adaptée à la simplicité
ambiante en empruntant à son amant quelques vêtements qu’elle recouvre d’une veste en pure laine
tissée par les femmes du village, pittoresque, rustique, charmante. Ne dit-on pas que « l’amour rend
aveugle », même sur la question de la mode ?
Ils s’en vont donc dans le seul bistro du patelin pour prendre un vin chaud à la canelle.
Il y a là de nombreux octogénaires, pour les plus jeunes ! Sonia se dit que ce n’est guère surprenant
lorsque l’on jouit d’un cadre aussi sain au sein d’une nature non polluée par les pesticides et autres
rejets atmosphériques. Il faut savoir qu’en 2070, malgré de nombreux efforts, le climat et le ré-
chauffement restent un problème parmi d’autres nuisances qui font de la santé publique un souci
majeur pour la société. Les énergies vertes se sont considérablement développées, mais la tendance
humaine, sous le joug de son striatum incontrôlable, persiste à entretenir la sur-consommation de
tout et de n’importe quoi. Tout ceci participerait-il de l’évanouissement du désir sexuel ? Peu im-
porte. Sonia s’en fiche bien dans l’instant. Le déni l’emporte.
Timidement, elle s’attable tout en saluant du chef, à droite et à gauche, les âmes pré-
sentes, souvent occupées à jouer avec ces fameux jeux de société des temps passés. Au centre de la
salle, trône un ancien billard à bouchons ; dans un coin, un ancêtre du flipper où il faut lancer une
bille, dans la gueule ouverte d’une grenouille de métal, qui s’en va au hasard marquer des points en
tombant dans des trous. Sur toutes les tables, il y a toujours un jeu à disposition, prêt à être utilisé
par les clients, jeux dont elle ne connaît les règles qui ne manquent pas d’attirer sa curiosité. Tout
cela forme une ambiance chaleureuse et conviviale à laquelle Sonia n’a jamais vraiment goûté. Ses
parents n’ont pas eu ces attentions de partage joueur avec leur progéniture, là où les relations entre
parents et enfants forment les bons souvenirs. Le vin chaud est délicieux. Ça fait beaucoup d’alcool
sur un seul week-end… Au diable le régime !
Lionel se lève pour faire le tour des tables afin de glisser un mot à l’oreille de chacun et
chacune. Des regards curieux se tournent tout naturellement vers la belle inconnue ce qui, au
contraire de la mettre mal à l’aise, lui procurent le sentiment de faire partie de quelque chose de
plus humain à l’opposé de sa solitude ordinaire.
De retour à la table où Sonia l’attend avec impatience, Lionel lui propose de visiter le
village. Elle le suit comme une fiancée obéissante bien qu’elle aurait aimé qu’il la prenne par la
main. Mais de toute évidence, Lionel n’est pas du genre à exhiber des signes extérieurs d’affection.
Et puis, c’est sans doute encore un peu tôt. Ils passent devant l’école, vide parce qu’on est di-
manche. À travers les vitres on peut voir de nombreux dessins orner les murs, signifiant par là que
l’activité y semble foisonnante. Sonia s’attend donc à croiser des gosses jouant au ballon ou faisant
des courses à vélo. Pourtant, tout au long de la balade, les rues restent désertes.
— Où sont donc passés les gens Lionel ?
— Oh, ils se reposent de leur semaine de labeur. Ici nous fabriquons tout par nous-
mêmes et cela demande beaucoup d’énergie. C’est un gros travail pour nous permettre de vivre en
autarcie !
— Pourquoi donc en autarcie ?
— Parce que nous rejetons formellement toutes les sources industrielles venant de l’ex-
térieur. Elles sont remplies de cochonneries dont nous ne nous voulons pas ; et pas plus de leurs
technologies aliénantes comme les médias altérant sans cesse les esprits. Tu vas vite comprendre
que notre objectif communautaire est de vivre dans la plus grande simplicité et dans la pureté du
corps comme dans celle de l’esprit. C’est bien la première fois que Sonia entend Lionel parler
d’idéologie :
— Pourquoi donc avoir accepté l’interview dans ce cas ? Vous risquez des intrusions qui
viendront à l’encontre de votre objectif… je ne pige pas. Il y a là comme une contradiction. Non ?
— Il n’y a pas de contradiction. Nous ne nous mêlerons simplement pas de trop près à
d’éventuels visiteurs.
— Pourtant en termes de « mélange », tu ne t’es pas gêné avec moi. Affirme-t-elle avec
espièglerie.
— Coquine ! Tu vas comprendre tout de suite. Allons à « la grange ».
Un peu à l’écart du village, nichée au centre d’un bosquet, une grande bâtisse en pierres
taillées et aux fenêtres opaques, se dresse telle une forteresse. Un grand huis fermé est gardé par
deux paysans munis de fusil de chasse. Sonia en frémit et fait un pas en arrière.
— C’est cela la « grange » ? Pourquoi ces hommes sont-ils armés ?
— Ne t’inquiète pas ma douce. Ils protègent notre grand trésor et les sangliers pullulent
dans le coin. Il faut s’en méfier, car ces pauvres bêtes manquent de nourriture. Les bois sont de plus
en plus étriqués.
Reconnaissant Lionel, les gardes ouvrent grand les portes. Le couple pénètre le hall
d’entrée, vaste et froid, ressemblant un peu à un de ces anciens pensionnats de jeunes filles d’antan,
encadrés par des religieuses plus ou moins compatissantes. Sans la légalisation de l’IVG, nombre de
filles-mères y trouvaient un refuge, quitte à subir des règlements très stricts. Ils s’enfoncent alors
dans un corridor où Sonia entend nettement les bruits que font la préparation d’un repas collectif
ainsi que ceux du dressage de nombreuses tables. En effet, ils pénètrent dans un grand réfectoire où
de vieilles femmes en blouse grise sont affairées à disposer assiettes et couverts pour au moins
soixante personnes. Ça sent bon la pomme de terre rissolée, le poireau et le poulet grillé.
— Vous attendez des invités ?
— Non. Lui répond Lionel sans plus d’éclaircissements.
Puis il la prend par la main (enfin !) pour l’entraîner au premier étage. Les escaliers de
tuffeau n’en finissent pas tant la hauteur des plafonds est imposante. Ils longent ensuite un autre
corridor puis pénètrent dans une immense salle où Sonia découvre une ribambelle d’enfants : des
bébés sont chouchoutés par des jeunes femmes en blouse blanche ; les plus âgés des gamins et ga-
mines sont aux jeux ou à la lecture. Des jouets de bois jonchent les sols couverts de tapis aux motifs
floraux finement brodés. Tout autour, des lits de toutes tailles sont disposés en bon ordre. Sonia ne
peut s’empêcher de s’attarder sur chacun des visages.
— Ils sont si beaux ! Qu’ils sont joyeux et vifs ! C’est bien la première fois que je vois
autant d’enfants en une seule fois. Ils ont l’air d’être en pleine santé ! En ville, nos écoles sont qua-
siment désertes à cause du déclin de la natalité faute de sexualité partagée.
— C’est beau à voir, n’est-ce pas ? Je te présente la future génération qui, un jour nous
l’espérons, fera le renouveau de l’humanité.
— Il vous en faudra encore beaucoup. Relance Sonia en riant. Rires qui ont l’air d’as-
sombrir l’humeur de Lionel.
— Détrompe-toi ! Tout ceci n’est que le sommet d’un iceberg dont personne ne se doute
de l’existence.
— Comment cela ?
— Je n’ai pas l’autorisation de t’en parler. On verra ça plus tard.
— Mais où sont les vraies mamans ?
— Celles-ci sont des nourrices et certaines d’entre elles ont déjà eu plusieurs enfants.
Des enfants qui sont des adultes maintenant.
— Elles me paraissent pourtant bien jeunes…
— Certes. Mais plus vite les filles tombent enceintes, moins leur corps est pollué, ce qui
augmente les chances de mettre au monde des enfants en pleine santé. Allons voir les futures ma-
mans.
De nouveau, il l’entraîne à l’étage supérieur tout aussi éloigné du précédent par le
nombre de marches. Dans une autre grande salle, Sonia découvre une bonne douzaine de jeunes
femmes alitées et couvertes d’un drap qui, malgré tout, dévoile les divers avancements de leur gros-
sesse en fonction du volume des ventres en gestation. Au premier coup d’œil, elle constate que cer-
taines sont mineures. Les autres ne dépassent pas les 22 ans. À l’apparition de la visiteuse étrangère,
elles tournent toutes la tête dans sa direction. Contrastant avec l’humeur joyeuse des enfants, elles
ont la mine triste et le regard quelque peu implorant. Sonia remarque aussi qu’aucun bras ne dé-
passe des draps. Elle s’en inquiète.
— Seraient-elles attachées à leur lit?
— C’est juste pour leur sécurité. Nous redoutons toujours une chute qui pourrait grave-
ment compromettre la santé du bébé.
— Mais personne ne tombe de son lit comme ça…
— Détrompe-toi. C’est déjà arrivé. Nous prenons toutes les précautions possibles.
— Lionel ! Arrête de me prendre pour une imbécile. Dis-moi la vérité !
À cette injonction sonore, plusieurs matrones en blouse bleue font irruption dans l’enca-
drement des portes de sortie, toutes armées d’un regard farouche et d’un rouleau à pâtisserie. Lionel
fait quelques pas en arrière sans quitter Sonia des yeux.
— Toutes ces femmes sont des volontaires ! Elles veulent absolument enfanter. Crois-
moi ! Nous sommes juste très attentifs pour de simples raisons d’efficacité et de discrétion.
— Pourtant elles ont l’air de regretter leur choix… rétorque Sonia.
— Détrompe-toi encore. Dès qu’elles auront accouché, nous les libérerons dans le vil-
lage où elles prendront la place de leur choix avec leur enfant dans les bras jusqu’au seuvrage. Puis,
nous les reprenons en charge pour leur fournir une parfaite éducation. Les mères peuvent participer
ou non, selon leur choix.
— Leur choix ? J’ai plutôt l’impression que ce sont des prisonnières…
— Nos objectifs doivent rester secrets. Ceci dit, nous leur offrirons un mode de vie idyl-
lique qu’elles ne regretteront jamais. Nous n’avons quasiment pas eu à déplorer de rébellion insen-
sée.
— Pas de rébellion… ? Personne ne quitte le village… Elles gardent leur nom au
moins ? Pas de numéro à la place ni de « bonjour chez vous » ?
— Quoi ? De quoi parles-tu ?
— Rien. Juste un clin d’oeil. Si tout ça reste absolument secret, que vas-tu faire de moi
dans ce cas ? Je pourrais vous dénoncer…
— Je t’ai déjà fécondé. Donc… tu peux déjà choisir un lit. Il y a encore plein de dispo-
nibles. Tu seras bien ici !
— Alors l’interview n’était qu’un prétexte pour attirer plus de candidates à votre « éle-
vage » ?
— Tu deviens grossière, mais tu es maligne. En fait, c’est Wanda qui en a eu l’idée.
— Wanda? Elle des vôtres ?
— Mieux ! Elle est née ici.
— Il y a juste un petit « hic » dans ton plan, numéro 1.
— Ah bon ? Lequel ?
— Je suis une femme transsexuelle et donc stérile. Ça te la coupe ? Quelque part tu as
couché avec un homme… Alors, heureuse ?
Alors Lionel hurle de fureur et se jette sur Sonia prêt à l’étrangler. Mais les gardiennes
le retiennent in extrémis. C’est alors que résonne haut et fort une voix de vieille femme au timbre
grave et impétueux.
— Lionel ! ! On ne tue personne chez nous ! La vie est trop sacrée ! Ce n’est pas parce
que tu es l’un de nos meilleurs étalons que tu dois te croire tout permis ! Pour cette faute grave tu
feras une semaine de cachot à l’eau et au pain noir. Emmenez-le ! Je ne veux plus le voir pour le
moment... et remets-toi un peu en question mon petit-fils !
Alors, sans esquisser la moindre résistance, Lionel se laisse emporter par les gardes
masculins vers sa destination punitive. Puis, la vieille femme s’avance vers Sonia.
— Je suis vraiment navrée ma chère. C’est tout à votre honneur d’avoir voulu devenir
une femme bien que factice à nos yeux. Je suis la doyenne et la matriarche de cette communauté
aux ambitions quelque peu idéalistes, certes, mais ô combien nécessaires par ces temps où l’avenir
de l’humanité est bien compromis. On m’appelle Nout, comme la déesse égyptienne qui recouvrait
le monde de sa nuit protectrice. Je vais bientôt fêter mes 120 ans, ce qui vous donne un aperçu de
l’efficacité de nos méthodes d’hygiène corporelle. J’ai bien conscience que ces révélations doivent
vous choquer, mais que pensez-vous de tout cela ? Vous qui êtes une femme de pouvoir ?
« Voilà le véritable numéro 1. Lionel n’est qu’un numéro 2 » pense Sonia.
— De pouvoir ? C’est un peu exagéré. J’avoue être à la fois choquée et confuse. Ce qui
me gêne le plus, ce sont évidemment les conditions de rétention de ces femmes. Sont-elles vérita-
blement volontaires ?
— Elles le sont corps et âme. Les conditions sont un peu rudes, j’en conviens. Mais
elles s’en remettent toujours. Vous comprendrez que notre initiative est assez originale et nous de-
vons absolument agir en secret pour couper court à toute fuite d’information. Le monde n’est pas
encore prêt à changer d’optique sur la question de la natalité conditionnée. Nous agissons dans
l’ombre pour le moment, mais vous verrez que bientôt notre système finira par se généraliser.
D’ailleurs, il existe dans le pays de nombreux centres comme celui-ci.
— Je peux comprendre votre logique, jusqu’à un certain point. Ceci dit, je suis désor-
mais une intruse. Qu’allez-vous faire de moi ? Je ne peux ni procréer ni retourner chez moi, je sup-
pose…
— Vous supposez bien, mais nous ne sommes pas des monstres. Par le passé, certains
vous auraient balancé au fond du lac purement et simplement. C’était des trouillards misogynes que
nous avons éliminés de notre communauté par le fer.
— Vous ne tuez jamais personne, avez-vous dit ?
— C’est parfois nécessaire, mais rare. Je vais être franche avec vous. Voici vos options :
en premier choix, vous restez de votre plein gré parmi nous pour travailler de conserve avec les
autres femmes stériles qui partagent nos convictions. En second choix, à l’instar de Wanda, et après
quelques mises à l’épreuve, vous devenez l’un de nos agents de l’extérieur pour nous amener ici
même des candidates volontaires.
— Une sorte de Mata Hari de l’accouchement sans douleur ?
— Vous avez de l’humour… J’aime ça.
— Je vais en avoir besoin, je pense.
— C’est à vous de choisir. Mais en aucun cas nous n’attenterons à vos jours. Par contre,
et j’en serais très navrée, si vous n’optez pour aucun de ces deux choix, nous serons contraints de
vous enfermer pour très longtemps jusqu’à ce que vous changiez d’avis. J’ai conscience de la situa-
tion dans laquelle vous vous trouvez, mais avouez que vous êtes venue ici dans un esprit quelque
peu lubrique… et sans invitation ?
— Je le confesse.
— Dans tous les cas de figure, c’est à vous de voir. Quant aux rapports sexuels, vous
pouvez faire une croix dessus à l’avenir. Ils ne sont autorisés que dans la perspective de la reproduc-
tion saine et consentie. Nous vous laissons 24 heures pour vous décider. Nous avons beaucoup de
relations complices au-dehors… Tous les politiques ne sont pas complètement idiots !

Sur ces mots, la matriarche tourne les talons pour regagner son antre tandis que deux
gardiennes s’approchent de Sonia d’un pas ferme.

Choquée, désemparée, le cerveau en fusion, Sonia éclate d’un rire dément, puis s’ef-
fondre en larmes et s’évanouit. Adieu les belles amours.

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