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«Mettre fin à la pornographie est

un impératif de société»
le 10/02/2022 à 14:55

Ce 8 février 2022 avait lieu la 19e édition du «Safer Internet Day», la journée internationale pour un
Internet plus sûr, intitulée. Adobe Stock

Rémy Verlyck est le directeur général du think tank Familles


Durables , fondé au cœur de la crise sanitaire en 2021, dont le but
est de penser les défis quotidiens des 19 millions de familles en
France pour mieux les soutenir.

Qu'est-ce qui pourrait sauver l'amour ? La chanteuse Billie Eilish a


récemment fait l'objet de nombreux articles après avoir déclaré avoir
développé une addiction à la pornographie dès l'âge de 11 ans. «Je
pense que cela a vraiment détruit mon cerveau et je me sens
:
incroyablement dévastée d'avoir été exposée à autant de porno».
Désormais âgée de 20 ans, elle affirme avoir souffert de cauchemars
liés à la violence des vidéos qu'elle a visionnées. Selon le baromètre
OpinionWay pour Familles Durables, 73% des Français estiment que
les mineurs sont mal protégés contre les problèmes affectifs liés à la
porno-dépendance, et 75% estiment que les mineurs ne sont pas
protégés contre l'exposition aux images pornographiques. Une
analyse sur les effets de la pornographie, raisonnable, holistique,
dénuée de moralisme et inclusive de la réalité vécue par les
personnes, s'impose.

Le numérique émet aujourd'hui 4% des gaz à effet de serre du


monde, et sa consommation énergétique s'accroît de 9% par an,
révèle The Shift Project qui a publié en octobre 2018 le rapport Lean
ICT, Pour une sobriété numérique. À elles seules, les vidéos
pornographiques ont généré environ 80 millions de tonnes de CO2
en 2018. Selon Global Carbon Atlas, c'est autant que tout le CO2
émis dans un pays comme la Roumanie en une année et presque
deux fois plus que la Suède. «En dix ans, l'humanité a regardé
l'équivalent de 1,2 million d'années de porno» commente la
réalisatrice Ovidie dans Pornocratie, son documentaire sorti en 2017.
Chaque seconde, 372 personnes recherchent des contenus dits
pour adultes sur les moteurs de recherche, 28 258 internautes en
visionnent et 3 075 dollars y sont ainsi dépensés. Cette industrie
représenterait aujourd'hui un marché mondial de 100 milliards de
dollars alors qu'elle était estimée à 60 milliards de dollars en 2015.

À lire aussiLes enfants face à une alarmante «pornopandémie»

Puisqu'il est question d'empreinte carbone, il doit être fait mention


d'un ancêtre de la pornographie par internet, la radio libre Carbone
14, fondée en 1981. Un ami me confia : «C'était de la pornographie
par la radio, sur laquelle on tombait sans faire attention en
:
parcourant la bande FM.» Le parallèle est saisissant. La ligne
éditoriale de la radio ne collant pas aux exigences de la Haute
Autorité de la Communication Audiovisuelle, son autorisation
d'émettre fut retirée. Malgré tout, la station continua d'émettre
jusqu'à la saisie du matériel par les autorités en 1983.

Que des enfants de 11 ans comme la petite Billie Eilish cherchent


à, dixit « se sentir comme un gars » en consommant des
contenus destinés à créer des addictions lucratives chez les
adultes nous questionne sur le monde dans lequel ils vivent.

Rémy Verlycknone

Que des enfants de 11 ans comme la petite Billie Eilish cherchent à,


dixit «se sentir comme un gars» en consommant des contenus
destinés à créer des addictions lucratives chez les adultes nous
questionne sur le monde dans lequel ils vivent. Selon le
gouvernement français, 1 jeune sur 2 affirme être tombé sur de la
pornographie par hasard, et plus de la moitié estime avoir vu ses
premières images pornographiques trop jeunes. Près d'un quart des
jeunes déclare que la pornographie a eu un impact négatif sur leur
sexualité en leur donnant des complexes et 44% des jeunes ayant
des rapports sexuels déclarent reproduire des pratiques qu'ils ont
vues dans des vidéos. Parallèlement, seulement 7% des parents
estiment que leurs enfants regardent de la pornographie au moins
une fois par semaine. La situation semble pourtant alarmante : un
article publié dans les colonnes du Figaro a récemment donné la
parole à une infirmière scolaire faisant état de la croissance de viols
entre des enfants et adolescents sous l'emprise de la pornographie.
Un rapport de l'UNAF datant de 2017 explique qu'il existe une
corrélation entre le visionnage de pornographie et la diminution de la
sensibilité à la souffrance des autres, l'anxiété, l'accroissement de
l'agressivité relationnelle, attestant d'une transformation des
:
comportements, d'une objectivisation et de l'accroissement de
l'insatisfaction sexuelle.

À lire aussiEnfants, adolescents: quand les écrans les intoxiquent

Une étude anglaise publiée en 2012 met en lumière le


développement du harcèlement des jeunes filles de 12 ans par
smartphone et du chantage aux photos nues. Verdict, une pression
quasiment quotidienne s'accompagnant d'une appropriation de leurs
corps par de nombreux jeunes garçons qui partagent les collections
de «nudes» accumulées, occasions de chantage. Une autre enquête
française démontre la permanence des moqueries, menaces,
insultes et des agressions sexuelles dans l'enceinte des
établissements scolaires. 86% des Françaises ont au moins une fois
dans leur vie été victimes d'une forme d'atteinte ou d'agression
sexuelle dans la rue, rapportait la fondation Jean-Jaurès en 2018.
Aux USA, 70% des femmes auraient reçu des «dick pics» (photos de
pénis) non sollicitées. Notre société devient donc plus dangereuse
pour les femmes et de plus en plus néfaste à l'épanouissement, au
bien être, à la santé physique et mentale des deux sexes. On ne peut
plus faire l'économie d'un lien entre l'insécurité grandissante et le
harcèlement dans les espaces publics et l'omniprésence de la
pornographie non régulée.

Le visionnage de contenus pornographiques génère de


l'addiction tout comme les drogues en activant les mêmes zones
du cerveau.

Rémy Verlycknone

Le visionnage de contenus pornographiques génère de l'addiction


tout comme les drogues en activant les mêmes zones du cerveau.
L'exposition accrue à la pornographie semble impacter les attitudes
sexuelles des individus et plus spécifiquement des adolescents qui
:
adoptent des comportements plus risqués comme l'absence de
moyens de protection aux maladies sexuellement transmissibles.
Spécialisée dans ce sujet, la doctorante canadienne Rachel Anne
Barr est sans équivoque. Se fondant entre autres sur la grande étude
surnommée «The Brain on Porn» publiée dans JAMA Psychiatry en
2014 et sur une étude publiée dans Behavioral Sciences en 2016,
elle confirme que si le monde scientifique commence tout juste à
comprendre les implications neurologiques de la consommation de
la pornographie, il est clair que ses effets sur la santé mentale et
physique sont catastrophiques, avec des conséquences graves : «La
pornographie semble transformer notre câblage neuronal» déclare-
t-elle, expliquant que les consommateurs sont sujets à des
symptômes dépressifs et anxieux plus graves. Rappelons que 25%
des personnes souffrent de dépression chaque année en Europe,
selon l'OMS, qui chiffre le coût social de ce phénomène à 170
milliards par an. Un parallèle semble ici intéressant. Publié dans la
revue Brain en août 2021, un article relate une explosion du nombre
d'adolescents souffrants de troubles obsessionnels compulsifs dû
au succès de profils médiatisant le syndrome de Gilles de La
Tourette sur la plateforme TikTok. L'ampleur de ce nouveau
phénomène a poussé les chercheurs à proposer la nouvelle
appellation de «maladie sociogénique de masse induite par les
médias sociaux» pour décrire la propagation de troubles par le
visionnage. L'étude des neurones miroirs, démocratisée sous nos
latitudes par le neuropsychiatre et psychologue Jean-Michel
Oughourlian, le confirme : ce que l'on observe aurait un effet
indiscutable sur l'évolution continuelle de notre cerveau, et affecte le
désir mimétique.

Outre l'accès facilité par les technologies, ces dérives semblent


favorisées par la culture publicitaire occidentale, décrit Eva Illouz,
sociologue et universitaire franco-israélienne spécialiste de la
:
sociologie des sentiments et de la culture, parfois évoquée comme
l'une des intellectuelles les plus influentes du monde. L'auteur de
«Pourquoi l'amour fait mal : L'expérience amoureuse dans la
modernité» et de «La Fin de l'amour : Enquête sur un désarroi
contemporain» déclare que «la liberté sexuelle a été récupérée par
des industries capitalistes. La sexualisation du corps de la femme a
été récupérée par les industries de la pornographie, du film de la
publicité… pour vendre encore plus de marchandises».

À lire aussi«La pornographie est tellement puissante qu'elle a


phagocyté l'érotisme»

Jamais n'avons-nous eu autant de disponibilité mentale par le passé.


8 fois plus qu'au début du XIXe siècle, nous dit Gérald Bronner dans
«Apocalypse cognitive». Une aubaine pour le marché de la
communication totalement dérégulé. Chaque jour, nos écrans sont
inondés par des millions de messages dont l'objectif est d'orienter
nos choix et pensées. Omniprésents, ils façonnent notre vision du
monde. C'est la fabrique du consentement analysée par Edward
Herman et Noam Chomsky. Edward Bernays, père assumé de la
propagande politique moderne et neveu de Sigmund Freud avait
compris que si les humains pensaient être gouvernés par leur raison,
ils sont en fait à leur insu gouvernés par un subconscient hautement
et facilement influençable par l'image. Le cocktail de la puissance de
l'image et des contenus naturellement addictogènes nous rendrait-il
totalement démunis ? Amenuiserait-il notre capacité d'analyse
rationnelle et libre face à l'omniprésence de la pornographie ?

La solitude n'a jamais été aussi importante : dans l'hexagone, il


s'agit d'un Français sur cinq et cette situation est subie pour une
majorité d'entre eux.

Rémy Verlycknone
:
Paradoxalement, malgré la prégnance des applications de
rencontres et la disparition des injonctions morales d'antan, les
jeunes générations ont de moins en moins de rapports sexuels. Ce
phénomène baptisé «Sex recession» fut introduit par Kate Julian
dans Atlantic en 2019. La solitude n'a jamais été aussi importante :
dans l'hexagone, il s'agit d'un Français sur cinq et cette situation est
subie pour une majorité d'entre eux.

La pornographie semble bien transformer notre câblage neuronal et


donc, par effet domino, notre câblage sociétal. Billie Eilish a raison de
penser que son cerveau a été endommagé par la pornographie; elle
n'en est pas la seule victime. Le regard masculin sur les corps
féminins, le body shaming qu'elle dénonce sont l'expression d'une
culture pornocrate. Si la pornographie existe depuis les débuts de
l'humanité, jamais sa disponibilité n'a eu autant d'effets sur ce qui
fait notre humanité, notre capacité à vivre ensemble et à aimer.
Touchant au plus intime pour générer des addictions réifiantes, elle
rend la société plus violente, pathologique et est source de
délitement social. La perspective que le monde de demain soit
constitué d'une majorité de personnes touchées par ces addictions
doit nous inquiéter. Le pays de l'amour courtois peut-il se satisfaire
de baisser les bras face à la puissance de la culture de la violence
sexuelle ? Prenons garde à, tel l'apprenti sorcier, ne pas être des
victimes dépassées par le monde que nous créons.

La protection contre l'asservissement pornographique [...] doit en


être un droit inaliénable et sacré. Se libérer de l'emprise de
l'image par une éducation respectueuse et positive de la
corporéité, de l'affectivité, et la sexualité, semble être un impératif
humaniste de justice, d'égalité des sexes et d'épanouissement.

Rémy Verlycknone
:
«On asservit les peuples plus facilement avec la pornographie
qu'avec des miradors», disait Soljenitsyne. Rappelons-nous le
premier article du préambule de notre Constitution : «Au lendemain
de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui
ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple
français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction
de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables
et sacrés.» La protection contre l'asservissement pornographique
des enfants, les amoureux ou parents de demain, doit en être un
droit inaliénable et sacré. Se libérer de l'emprise de l'image par une
éducation respectueuse et positive de la corporéité, de l'affectivité,
et la sexualité, semble être un impératif humaniste de justice,
d'égalité des sexes et d'épanouissement. La priorité pour les
familles, pépinières à humains, est de se former à éduquer leurs
enfants avant que la pornographie ne s'impose à eux, avec des
conséquences dramatiques, mais cela ne dispense pas la puissance
publique de travailler sur les défis éducatifs, sanitaires, sécuritaires
et anthropologiques qui n'iront qu'en s'accroissant. À Chrétien de
Troyes, chantre de l'amour courtois, le mot de la fin : «Nul, s'il n'est
courtois et sage, ne peut rien apprendre de l'amour».
:

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