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ENSEIGNER

LA PHILOSOPHIE
Guide pratique
ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE
ISBN : 978-2-9578996-0-9
Dépôt légal : juillet 2021

Mise en page : Atelier 7F – www.atelier7f.com


ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE
Guide pratique
Préface
Guillaume Durieux

Depuis plus de vingt ans, l’Association pour la création d’instituts de


recherche sur l’enseignement de la philosophie (ACIREPh) milite pour une
réforme ambitieuse de l’enseignement de la philosophie en France. Elle est
née du constat que l’affirmation de la vocation authentiquement universelle et
démocratique de l’enseignement de la philosophie est au mieux inconséquente
et au pire hypocrite, si elle ne s’accompagne d’une réflexion rigoureuse sur ce
qu’implique concrètement cet enseignement dans un contexte de massifica-
tion scolaire où l’accession au baccalauréat et à un enseignement de philoso-
phie n’est plus le privilège d’une minorité d’élèves.
Il ne s’agit pas de faire ici la liste des revendications de l’ACIREPh. On ne
peut que renvoyer au manifeste de l’association, repris en annexe de ce Guide
et disponible en ligne. Mais il faut néanmoins insister sur le fait qu’un tel
engagement démocratique implique nécessairement la mise en œuvre d’une
réflexion proprement pédagogique et didactique. Si l’enseignement de la philo-
sophie s’adresse en droit à tous les esprits, si donc il n’y a pas de raison de trier
a priori entre ceux qui en sont dignes et ceux qui n’en sont pas, alors il n’est
pas possible, en pratique, de faire l’économie d’une réflexion sur les condi-
tions de réception et d’efficacité de cet enseignement pour tous et pour cha-
cun. Qui veut la fin, veut les moyens.
Avant que la massification scolaire n’atteigne les classes de terminale, il a
pu paraître possible à de nombreux enseignants de philosophie de faire l’éco-
nomie d’une telle réflexion. Ils intervenaient lors de la dernière année de

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l’enseignement secondaire face à des élèves que le système scolaire avait déjà
largement triés en amont1 et qui étaient souvent dotés d’une connivence suffi-
sante avec les attentes implicites des exercices et des programmes. Par ailleurs,
la culture philosophique et professionnelle des professeurs était encore relati-
vement homogène. Ceci explique suffisamment pourquoi tant de professeurs
de philosophie ont réagi négativement à la massification scolaire, c’est-à-dire
à l’accession de nombreux élèves à un niveau d’éducation et de qualification
dont ils étaient jusqu’alors largement tenus éloignés : cette massification ne
pouvait pas aller sans un bouleversement profond de leurs conditions d’en-
seignement. Mais cette attitude réactive a eu aussi pour conséquence de dis-
qualifier a priori toute réflexion pédagogique et didactique qui entreprendrait,
au contraire, de prendre acte de cette massification pour tâcher d’en faire une
authentique démocratisation2 .
Le contexte de l’enseignement de la philosophie aujourd’hui est bien diffé-
rent. Si la thèse selon laquelle la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie
n’a probablement jamais bénéficié d’une justification pleinement satisfaisante,
elle est désormais contrainte de s’avouer pour ce qu’elle est : un refus pur et
simple de toute pédagogie, c’est-à-dire de toute réflexion sur l’ajustement entre
un enseignement, ses objectifs et ses conditions de réussite. Une situation d’ap-
prentissage se construit et ne résulte pas de la simple coïncidence entre un dis-
cours philosophant et un esprit bien disposé. L’ambition de permettre des
progrès réels des tous les élèves – et non des quelques-uns qui sont le mieux
disposés – requiert de s’interroger à la fois sur ce qu’il est légitime d’attendre
des élèves, tant en termes de connaissances que de compétences, et sur la meil-
leure manière de le leur faire acquérir. Comment faire en sorte que les élèves
parviennent à bien distinguer entre une opinion et une thèse justifiée par un
argument ? Comment aider les élèves à transposer des arguments vus en cours
dans un contexte différent, c’est-à-dire comment les aider à « s’approprier »
le cours ? On pourrait multiplier ce genre de questions dont on voit bien que
la réponse n’est pas triviale.
Il n’existe pas de « truc » qu’il suffirait d’appliquer en classe et qui marche-
rait à tous les coups. Ce sont là d’authentiques difficultés auxquelles tous les
professeurs sont confrontés et qu’il convient de thématiser pour elles-mêmes
plutôt que de les taire comme si elles étaient la partie honteuse du métier ou la
conséquence d’insuffisances individuelles. À cet égard, force est de constater

1 Rappelons qu’on ne compte que 20 % d’une classe d’âge au bac en 1970.
2 Pour plus de détails sur les résistances à la démocratisation de l’enseignement de la phi-
losophie d’une partie des professeurs, on pourra lire Serge Cospérec, La guerre des pro-
grammes (1975-2020). L’enseignement de la philosophie, une réforme impossible ?,
Lambert-Lucas, « Didac-philo », 2019.

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que la formation initiale des professeurs de philosophie ne les prépare qu’im-
parfaitement à la prise en charge de ces difficultés1. Catapulté en classe avec
peu ou pas de formation pédagogique et didactique, chacun élaborera quelques
solutions ou stratégies au coup par coup dont il est toujours difficile d’éva-
luer finement l’efficacité. Il échangera avec quelques collègues, son tuteur ou
sa tutrice, ou sur les réseaux sociaux2 , etc., autant de solutions empiriques, par-
fois bonnes, parfois moins bonnes, mais qui restent souvent dépendantes d’un
contexte spécifique et qui ne permettent donc pas toujours la prise de recul
nécessaire à l’élaboration d’une approche pédagogique plus générale.
L’ambition de ce Guide est donc de proposer des pistes pour une telle éla-
boration. Il s’agit bien de propositions et de pistes : on ne trouvera aucune
doctrine pédagogique complète, aucun dogme, dans les pages qui suivent.
Les autrices et les auteurs des articles qui suivent partagent la conviction que
l’enseignement de la philosophie ne saurait se passer d’une réflexion pédago-
gique et didactique qui tienne compte à la fois des spécificités du public auquel
il s’adresse et des contraintes inhérentes à la discipline et à son contexte d’en-
seignement. Cette conviction implique certaines revendications portées de
longue date par l’ACIREPh (critique des exercices canoniques, de l’indéter-
mination des programmes, de l’absence de progressivité de l’enseignement de
la philosophie, etc.). Mais au-delà de ces revendications qui sont constitutives
de son engagement, l’ACIREPh reste foncièrement pluraliste. Ce qu’ont en
commun les membres de cette association, c’est un souci réformiste et progres-
siste, non une tradition philosophique ou une doctrine pédagogique particu-
lière. Loin de toute démarche dogmatique, on trouvera donc exprimées dans
les pages qui suivent des sensibilités différentes, souvent complémentaires mais
irréductiblement diverses. Un texte écrit à plusieurs mains propose même une
discussion argumentée témoignant d’un authentique désaccord sur la ques-
tion des devoirs à la maison. Cette diversité d’ailleurs ne saurait apparaître
comme une insuffisance dès lors qu’on défend la nécessité d’une démarche de
recherche – nécessairement pluraliste – sur l’enseignement de la philosophie.
Cette diversité est redoublée par le choix qui a présidé à la rédaction et à la
sélection des textes de ce Guide. Il nous a en effet semblé qu’un Guide d’en-
trée dans le métier se devait d’adopter une orientation résolument pratique.

1 Et il est loin d’être certain que la réforme du CAPES qui entrera en vigueur pour le
concours 2022 change quoi que ce soit, malgré la volonté affichée de « professionnaliser »
le concours. Sur ce point, voir par exemple l’excellente mise au point de Pierre Merle,
« La réforme de la formation des professeurs », 15 septembre 2020 (accessible en ligne).
2 Pour celles et ceux qui sont inscrits sur Facebook, les groupes Facebook « Enseigner la

philosophie », « Enseigner la philosophie avec le cinéma et les séries télévisées » et


« Enseigner HLP (Humanités, littérature, philosophie) » sont des plateformes d’échange
de pratiques très actives.

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On trouvera donc dans les pages qui suivent des textes qui, pour la plupart,
portent sur des objets très circonscrits. Point de propos lénifiants sur l’unité,
l’indivisibilité ou sur le caractère essentiellement émancipatoire de l’ensei-
gnement de la philosophie, point de généralités convenues sur l’importance
de penser par soi-même et sur l’autonomie intellectuelle, mais la volonté d’ac-
compagner utilement les collègues dans leur entrée dans un métier qui, comme
tous les métiers, implique dilemmes, hésitations et tâtonnements.
Trop souvent, l’enseignement est un métier dont l’exercice est solitaire.
Les échanges avec les collègues et l’équipe pédagogique ne permettent que
rarement le développement d’une authentique réflexion collective, mobili-
sant l’expérience accumulée de chacun et chacune, permettant le partage de
pratiques professionnelles originales, la discussion de leurs enjeux, des béné-
fices qu’on peut en attendre ainsi que des apories qu’elles rencontrent possi-
blement. Depuis plus de vingt ans, l’ACIREPh s’efforce de constituer un tel
espace d’échange pour les professeurs de philosophie. Il allait de soi que ce
Guide reflète cet aspect de son engagement.
Les textes proposés ont été réunis en cinq grandes parties. Dans la pre-
mière, « préparer aux exercices du baccalauréat », il s’agit de se demander com-
ment préparer au mieux les élèves à la réalisation d’exercices difficiles qu’ils
découvrent souvent en terminale. Ici, les auteurs ont rencontré une difficulté
particulière. En effet, l’ACIREPh porte depuis longtemps une critique des
exercices canoniques de l’enseignement de la philosophie et, tout particuliè-
rement, de la dissertation. Fallait-il donner des conseils à propos d’exercices
dont on conteste la légitimité ? Un Guide qui n’aurait pas abordé la question
de ces exercices aurait été incomplet. À l’inverse, un propos se contentant de
rappeler les critiques adressées aux exercices canoniques n’aurait pas corres-
pondu à ce qu’on attend d’un tel Guide1. Il nous a donc paru justifié, malgré
ces réserves, de proposer des conseils aussi utiles que possible, renvoyant l’ex-
posé de ces réserves à d’autres lieux.
La deuxième partie porte sur « les défis de l’enseignement de la philoso-
phie ». À partir de l’identification de problèmes que rencontrent souvent les
professeurs de philosophie dans leur pratique, les textes réunis sont autant de
suggestions, inspirées des pratiques des uns et des autres, de leurs expérimenta-
tions, de leurs réussites et de leurs échecs. Il ne s’agit pas de proposer une sorte
de kit de solutions prêtes à l’emploi mais de servir de matériau de base permet-
tant d’alimenter les réflexions et les pratiques de chacune et chacun. Aucun
souci d’exhaustivité n’a présidé au choix des thèmes abordés dans cette partie

1 On trouvera néanmoins les linéaments de cette critique dans le texte de Jean-Jacques


Rosat, repris dans la quatrième partie de ce Guide, « Penser et disserter ».

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si bien qu’on pourra sans doute regretter que certaines questions ne soient pas
abordées. À l’inverse, on verra que plusieurs textes portent sur le thème de l’éva-
luation. Cependant, loin de constituer une répétition, cette pluralité de textes
portant sur l’évaluation – selon des perspectives différentes – nous a semblé
refléter correctement le fait que celle-ci constitue l’une des préoccupations
les plus importantes des professeurs – et plus largement l’un des principaux
enjeux de toute réflexion pédagogique sur l’enseignement de la philosophie.
Une troisième partie sur les « perspectives pédagogiques » réunit des
textes invitant à explorer des manières d’enseigner qui s’éloignent des façons
les plus traditionnelles de faire cours – le cours magistral et le cours dialogué.
Ici encore, il ne s’agit pas d’imposer des manières de faire qui seraient manifes-
tement les meilleures mais de fournir à toutes et à tous les moyens de réfléchir
et d’élaborer une approche qui leur soit propre, c’est-à-dire qui corresponde à
leurs propres convictions concernant l’enseignement de la philosophie. Trop
souvent, en effet, les professeurs endossent et reproduisent des manières tra-
ditionnelles d’enseigner non pas parce qu’ils ou elles sont convaincus de leur
supériorité intrinsèque mais simplement parce qu’ils ou elles peinent à ima-
giner d’autres manières d’enseigner que celles qu’ils et elles ont connues lors
de leurs études. Nous espérons que ces propositions contribueront au dévelop-
pement d’une telle imagination pédagogique et didactique.
Selon une perspective plus immédiatement pratique, la quatrième partie
comprend des « propositions de séances et d’activités ». Il peut en effet sem-
bler y avoir un fossé entre des réflexions pédagogiques ambitieuses mais géné-
rales et leur mise en œuvre pratique et concrète en classe. Ces textes cherchent
à rendre moins vertigineux ce passage en mettant à disposition de toutes et de
tous des séances à la fois originales et très concrètes. Ce Guide se veut aussi l’oc-
casion d’échanges de pratiques sans lesquels aucune réflexion didactique infor-
mée n’est possible. Il s’agit donc de contribuer modestement à la constitution
d’un fonds commun de ressources. Libre à chacun et à chacune de les reprendre
comme telles, de les modifier, de s’en inspirer ou d’en faire tout autre chose.
Les textes réunis dans la dernière partie, « réfléchir l’enseignement de la
philosophie », s’autorisent à prendre plus de recul par rapport à la pratique
concrète de l’enseignement de la philosophie afin de jeter les bases de ques-
tions plus générales que celle-ci soulève. Cette partie est l’occasion d’abor-
der plus directement des analyses qui sont portées par l’ACIREPh depuis sa
création. C’est dans ces textes que les convictions et les revendications consti-
tutives de l’engagement de l’association sont le plus explicitement exprimées.
Nous n’avons pas voulu, pour autant, faire de ce Guide un second manifeste.
Aussi, si nous espérons évidemment qu’il suscitera de la curiosité pour les acti-
vités et les revendications de l’ACIREPh, nous n’avons pas voulu que les textes

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réunis dans cette partie soient trop éloignés des questions que se posent les
professeurs qui débutent et découvrent l’enseignement. Les textes abordent
ainsi, entre autres, des questions aussi diverses que l’enseignement de la phi-
losophie dans les filières technologiques et professionnelles, la spécificité des
compétences impliquées dans l’enseignement de la philosophie ou la question
de la progressivité de cet enseignement.
On trouvera enfin en annexe une courte présentation des raisons qui
expliquent la création de l’ACIREPh et ses principales revendications ainsi
que le Manifeste de l’association dans lequel ces revendications sont détail-
lées et justifiées.
Il convient de dire un mot sur l’origine des textes qui se trouvent réunis
dans ce Guide. La plupart ont été écrits pour l’occasion par des membres de
l’association. Certains ont été repris d’interventions lors d’anciennes journées
d’étude organisées par l’ACIREPh ou d’articles publiés dans la revue de l’as-
sociation, Côté philo, ou dans celle du GFEN, Dialogue. Que les autrices et les
auteurs qui ont bien voulu participer bénévolement à l’écriture de ce Guide
soient ici chaleureusement remerciés.
Le 9 mai 2021, alors que la rédaction de ce Guide était sur le point de s’ache-
ver, Jacques Bouveresse est décédé. En 1989, il cosigna avec Jacques Derrida
le rapport qui est à l’origine de la création de l’ACIREPh. Ses engagements
en faveur de la démocratisation de l’enseignement de la philosophie, de son
ancrage dans des problèmes concrets et de son ouverture sur les autres disci-
plines sont aussi ceux de l’ACIREPh. Ce Guide est dédié à sa mémoire.

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Préparer aux exercices
du baccalauréat

Du fait de sa limitation à la seule classe de Terminale (hormis HLP), la pré-


paration du baccalauréat occupe une place centrale dans l’enseignement de
la philosophie au lycée. Forts de ce constat, les auteurs des textes réunis dans
cette partie entreprennent donc d’identifier les principales difficultés qu’en-
traîne cette situation et proposent des réponses adaptées et pertinentes.
Les deux premiers textes prennent en charge le problème de l’apprentissage
du cours. François Meyer insiste sur l’importance de lier fortement apprentis-
sage et tests réguliers : c’est par la répétition de tests variés que les élèves peuvent
comprendre ce qu’il y a à apprendre et situer leur propre niveau de maîtrise
des connaissances attendues. Jean-Jacques Guinchard s’intéresse pour sa part à
une question que posent souvent les élèves : comment apprendre efficacement
son cours ? Il défend l’intérêt de l’élaboration de fiches intelligentes dont la
conception par les élèves pourra être partiellement guidée par le professeur.
Les six textes suivants abordent la question des exercices canoniques : l’ex-
plication de texte et la dissertation. Jean-Jacques Guinchard essaie d’expliciter
ce qu’on est en droit de demander et d’attendre des élèves dans une explication
de texte, tandis qu’André Sénik rappelle, dans un additif à ce texte, la priorité
qu’il convient de maintenir à la compréhension de l’argumentation du texte
même. Dans un autre texte, Jean-Jacques Guichard établit une typologie raison-
née des manières d’enseigner la dissertation et défend l’idée d’un apprentissage

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fractionné des diverses opérations impliquées dans la réalisation de cet exer-
cice. Malik Hamila, pour sa part, s’intéresse à la question, souvent posée par
les élèves, de savoir s’il convient de dire ce qu’on pense dans une dissertation
et invite à dédramatiser l’enjeu que peut représenter l’engagement personnel
de l’élève dans cet exercice qui reste profondément rhétorique. François Meyer
propose dans un quatrième texte quelques outils d’analyse faciles à enseigner
aux élèves, afin de les aider à comprendre ce qu’un sujet de dissertation attend,
en quelque sorte, d’eux. Joël Dolbeault, enfin, essaie de formuler les conseils
qu’on peut donner aux élèves à partir des attendus des programmes et propose
quelques perspectives pour accompagner les élèves dans l’exercice de la disser-
tation. De manière transversale aux deux exercices canoniques, J­ ean-Jacques
Guinchard développe quelques réflexions sur la difficulté que représente la
définition des concepts-clés en philosophie et propose des exercices pour per-
mettre aux élèves de progresser dans la réalisation de cette opération.
Dans le dernier texte de cette partie, enfin, Frédéric Le Plaine relève les
principales difficultés que pose l’enseignement de l’œuvre suivie en Terminale
et propose des pistes concernant le choix de l’œuvre, son intégration dans la
progression du cours et les conséquences qu’il convient d’en tirer lorsqu’on
est examinateur à l’oral du baccalauréat.

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Comment apprendre son cours ?
François Meyer

Faut-il conseiller aux élèves d’apprendre le cours ? Si oui comment ?


La réponse à cette question est évidemment : oui.
D’ailleurs, les programmes officiels précisent que l’acquisition d’une « culture
philosophique initiale » est un des objectifs de l’année de philosophie.
Si on la pose parfois, c’est d’une part parce que certains élèves arrivent en
début d’année avec le préjugé selon lequel il n’y a rien à apprendre en philo-
sophie, d’autre part parce que les enseignants de philosophie craignent que la
pratique philosophique ne soit réduite à la récitation de doctrines.
Le préjugé selon lequel il n’y a rien à apprendre relève d’une sorte d’argu-
ment paresseux : « philosopher, c’est penser par soi-même, or pour penser par
soi-même il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances, donc… ». La deu-
xième prémisse est évidemment fausse, car en terminale, on philosophe sou-
vent sur des objets tels que le langage, la démonstration, la conscience, etc., que
l’élève arrivant en terminale ne connaît pas (on parle là d’une connaissance
réfléchie, non pas immédiate). Or il est impossible de philosopher sur quelque
chose que l’on ne connaît pas.
Quant à la crainte de voir la philosophie réduite à la récitation de doctrines,
elle n’implique pas qu’il ne faille pas connaître ces doctrines. Elle oblige cepen-
dant à préciser de quelle manière on doit utiliser ces doctrines pour philosopher.
Deux questions se posent alors :
- Quelle est la bonne manière d’utiliser le cours de philosophie ?
- Quelle est la bonne manière d’apprendre le cours de philosophie ?

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Pourquoi apprendre ?
Il existe plusieurs bonnes manières d’utiliser le cours de philosophie. En voici
deux, sans préjuger d’autres possibilités.
Pour problématiser : à quelques exceptions près, les questions de philosophie
n’ont pas un sens naturel en-dehors des concepts propres à la philosophie. Sans
connaissance du cours, l’élève n’a pratiquement aucune chance de pouvoir com-
prendre le problème qui se cache derrière un sujet ou un texte d’examen, ni le genre
de considérations qu’un correcteur de philosophie attend la plupart du temps.
Pour argumenter : prenons un exemple : la liberté peut-elle être un fardeau ?
(bac 2013). Supposons que l’enseignant·e a donné dans son cours une définition
de la liberté et en a déduit que si une personne est libre alors elle est responsable
(moralement) de ses choix. Dans sa copie l’élève explique, à son tour, cette idée,
ainsi qu’une autre, qui lui semblerait vraisemblable, à savoir que la responsa-
bilité peut être un fardeau. Et il conclut : oui, la liberté peut être un fardeau.
On voit dans cet exemple qu’il faut, mais qu’il ne suffit pas, de savoir son
cours. Il y a au moins deux raisons à cela :
- L’application de connaissances apprises dans un contexte donné à un
autre contexte ne va pas de soi et devrait faire l’objet d’un apprentis-
sage. En général, l’enseignant·e expose un élément théorique dans le
contexte d’une problématique donnée (souvent un sujet de disserta-
tion). On recommande parfois de proposer le plus souvent possible une
application à une ou plusieurs autre·s problématique·s, sous la forme
d’exercice corrigé en classe (« utilisez le dernier paragraphe du cours
pour répondre au sujet : … »).
- Dans cet exemple comme dans d’autres, pour relier au sujet ses connais-
sances philosophiques, il est nécessaire d’en maîtriser d’autres qui n’ont
pas forcément été apprises en classe. Ainsi, l’idée que la responsabilité
puisse être un fardeau n’a peut-être jamais été enseignée, puisque ni la
notion de responsabilité ni celle de fardeau ne figurent au programme.
Et l’on trouvera des élèves pour lesquels le mot de fardeau n’a pas une
signification bien claire.

Comment apprendre
Parfois, certains élèves croient qu’il suffit de lire en comprenant, de relire,
pour mémoriser. Ce n’est pas le cas. Il faut certes avoir compris pour retenir,
mais avoir compris ne suffit pas.
Pour s’assurer que les élèves ont compris, il est inutile de demander à la can-
tonade « vous avez compris ? ». On ne peut pas non plus se contenter d’une ou

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deux réponses satisfaisantes qui montrent seulement que quelques élèves ont
compris. Chaque introduction d’une notion nouvelle devrait être suivie d’un
test, qui permet à la fois de vérifier la compréhension et d’entamer le proces-
sus de mémorisation. Comme il est impossible de corriger 35 copies à chaque
heure de cours, on en ramasse 5 au hasard, ou bien, on demande des travaux
de groupes, ou encore, on donne un QCM, par exemple avec une application
comme QCMCam qui permet d’avoir les résultats en direct1. Si trop de ques-
tionnaires sont faux, le professeur sait qu’il n’a plus qu’à recommencer (trou-
ver d’autres exemples, d’autres mots…) et qu’il est inutile d’aller plus loin. Pour
construire de bons QCM, il faut anticiper les contresens. Par exemple, après
un cours sur la première Méditation Métaphysique, on peut demander si c’est
parce qu’il est sceptique que Descartes doute de tout, ou bien s’il est certain
de rêver, etc. Après l’étude d’un extrait, on peut le donner avec des trous (mots
enlevés) à compléter de mémoire.
Parmi les méthodes permettant de vérifier le degré de compréhension des
élèves, on pourrait aussi citer le fait de faire reformuler par les élèves avec leurs
propres mots un argument qui vient d’être étudié, le but étant de l’expliquer
aux camarades.
On n’apprend pas durablement sans se tester régulièrement. Si on en dou-
tait encore, il suffit de regarder les travaux des psychologues2 , qui ont bien
étudié la mémorisation et ses lois. Ce travail de mémorisation n’est pas spéci-
fique à la philosophie et peut prendre plusieurs formes, comme de répondre
de mémoire à des questions posées par un tiers (amis, parents…) ou préparées
par le professeur, rédiger une synthèse sur une feuille blanche.
On peut procéder à cette épreuve en classe, dans une version aimable du
« contrôle surprise ». En petits groupes (3 élèves) pour rendre l’épreuve moins
intimidante, après avoir déposé leurs cahiers dans un coin de la salle, les élèves
produisent une synthèse de la séance précédente. Avec des ordinateurs, on faci-
lite le travail de réécriture. Une fois les synthèses produites par chaque groupe,
on peut prolonger le travail, par exemple en autorisant cette fois l’ouverture
des cahiers, ce qui permet de corriger (ou pas) le travail déjà produit. Ou bien,
on peut procéder à l’élection de la meilleure synthèse.

1 Pour plus de développement, voir dans ce Guide l’article de François Meyer, « Des
Q.C.M en philosophie ? ».
2 Voir par exemple Retrieval Practice Produces More Learning than Elaborative Studying
with Concept Mapping, J. Karpicke et al., Science, 2011.

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Apprendre en philosophie
Jean-Jacques Guinchard

— Madame, Monsieur, comment on fait pour apprendre en philosophie ? Lire


et relire son cours, surligner des passages, fermer son classeur et dire à voix
basse ce qu’on a retenu ? C’est-à-dire faire ce qu’on pense devoir faire en géné-
ral ? Est-ce que ça marche en philosophie ? Une grosse difficulté de la philo-
sophie, n’est-ce pas le hiatus entre le cours et la dissertation ou l’explication
de texte ? L’élève sérieux apprend son cours ; il aborde ensuite le sujet et se dit
que le but du jeu est de livrer ses connaissances. Et puis ça ne va pas : à l’arri-
vée on lui reproche de « plaquer ses connaissances ».
Alors ?
Alors se répand le sentiment qu’il n’y a pas lieu d’apprendre le cours, voire
de l’écouter vraiment, que la réussite tient plutôt à un génie particulier pré-
sent ou pas.
Même un(e) professeur(e) de bonne volonté peut alimenter sans le faire
exprès cette dissociation en faisant d’une part des cours, de l’autre de la méthode.
L’idée serait plutôt ici qu’en apprenant activement son cours on améliore
de fait ses performances réflexives et rédactionnelles, « mine de rien ».
Point de départ : considérer la philosophie comme une matière beaucoup
plus qu’une discipline. Une discipline implique des règles à respecter, l’obéis-
sance, la conformation à un ordre, devenir un disciple, faire comme le profes-
seur, le maître. Une matière implique un matériau, réalité bien présente et livrée
sous des formes certes influentes, telles que le rangement par notions et les dif-
férentes doctrines, mais qui ne sont pas immuables, exclusives, sacrées, matériau
qu’on va manipuler, réorganiser d’une autre façon, ne serait-ce que pour voir ce
que ça donne. L’objectif est certes de bien maîtriser un contenu qui est le cours

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du professeur, cette maîtrise étant attestée par la réussite scolaire. Le professeur
est juge et partie : c’est lui qui évalue l’assimilation de ce qu’il donne par ail-
leurs ! Mais il est difficile : la reproduction ne lui convient pas. Donc il désire
voir réapparaître ce qu’il a enseigné, mais sous une autre forme ; il veut recon-
naître ce qu’il a donné, mais autrement, voire repérer quelque chose en plus.
Pour que l’élève y arrive, et si possible trouve un certain plaisir dans le
travail, il faut qu’il manipule, transvase comme un enfant du sable ou des
haricots, découpe autrement et reconstruise autrement, manie, regarde sous
d’autres angles, effectue des rapprochements et des oppositions qui n’ont pas
forcément été signalés. Donc pratique un apprentissage actif. Je le compare-
rais à celui d’une langue ou d’un art, c’est-à-dire des matières où il faut aussi
se débarrasser du mythe enthousiasmant ou décourageant du don, et où une
pratique autonome fait la différence.

Une technique intéressante : faire des fiches


Les élèves ont peut-être déjà été invités à faire des fiches dans d’autres
matières : en français, en histoire-géographie notamment. Mais ces fiches-là
sont en général des résumés du cours, donc n’impliquent pas un remodelage et
une répartition différente du contenu, et, souvent, sont en fait des paquets de
fiches (un seul cours couvre plusieurs feuillets). D’ailleurs, les ouvrages parasco-
laires sont conçus sur ce modèle, ils se présentent comme des condensés du
cours standard pour favoriser la mémorisation ou pallier l’insuffisante maî-
trise de ce cours (ou les insuffisances du cours lui-même), et en fait, ils pour-
raient plutôt servir de point de départ à développer. Ici, on vise quelque chose
de différent dans sa conception et son allure.
Le principe : Les fiches seront conceptuelles. Elles seront structurées identi-
quement : format A5, en mode portrait, sur papier ordinaire. Contenu : en haut
à droite et en majuscules, le concept retenu. En dessous quatre rubriques :
1) définition, 2) thèse principale, 3) question(s), 4) en bas à droite, corrélats.
Elles seront rangées par ordre alphabétique. L’ensemble constitue un lexique
de mots évolutif.
Détaillons. Le concept de la fiche peut être : une notion du programme,
une notion qui est apparue dans le cours et jugée intéressante, pourquoi pas
une notion dont on se dit soi-même qu’elle mérite une fiche. 1) La définition
est issue du cours ou, s’il n’y en a pas eu, formulée par soi-même, éventuel-
lement comme hypothèse à vérifier : on passe du c’est implicite à un ce serait.
2) La thèse principale, c’est la formule qu’on a entendue en cours (en tout cas
au début) et qu’on juge importante : elle est signalée comme due à tel philo-
sophe (son nom entre parenthèses) ou non. 3) Une question qu’on se pose,

22
personnellement. 4) Corrélats : les mots-clefs qui feront l’objet d’une ou de
plusieurs autres fiches auxquelles celle-ci renverra et inversement. Il y aura un
corrélat positif, au sens large : un concept associé par nécessité conceptuelle ou
relation d’appartenance, et un corrélat négatif, la relation étant une opposition.
NB 1 : il faut retenir l’esprit ou la fonction de chaque rubrique et non écrire
son nom à chaque fois, pour gagner de la place. NB 2 : faut-il se cantonner
au papier ? Si on s’en tient à une page, le traitement de texte est peut-être très
intéressant parce que plus aisément transformable et communicable à d’autres
(élèves, professeur). Si on maîtrise suffisamment l’outil, on peut afficher plu-
sieurs fiches sur l’écran : comparer et refondre se fera comme sur le papier.
Les erreurs à ne pas commettre :
- Choisir un support trop « joli » (bristol de couleur, etc.) qu’on ne vou-
drait pas gâcher : le principe est que le fichier soit évolutif, donc que
je puisse réorganiser le contenu d’une fiche, décider qu’il sera mieux
réparti sur deux nouvelles fiches, ou joint à une autre qui existe déjà,
donc que je puisse jeter ce qui n’est plus opératoire.
- Trop programmer à l’avance : il faut que les fiches soient appelées par
ce qu’on entend en classe ou ce qu’on rencontre intellectuellement
en dehors. Cela ne sert à rien et c’est éventuellement décourageant
de préparer 17 fiches vides. Même s’il est vraisemblable qu’on termi-
nera l’année avec au moins un paquet de 17, une par notion. Mais ce
ne serait pas dramatique que certaines notions du programme ne se
soient pas traduites en fiches.
- Recopier des articles de dictionnaire, lexique de philosophie : si on ne
produit pas soi-même, l’effet intellectuel n’a pas lieu (voir ci-dessous).
- Trop écrire : idéalement, le recto doit suffire. Il faut que ça reste une fiche.
L’efficacité du procédé : fonction synthétique et fonction heuristique, adap-
tation au type d’investissement personnel de l’élève. C’est évidemment sché-
matique, mais il faut donner à manger à tout le monde ! – Pour les élèves qui
donnent la priorité à l’efficacité scolaire, les fiches servent à organiser les connais-
sances et les mémoriser de façon active : on fait des liens, on s’exerce sans trop
de douleur aux opérations typiques (compétences diront certains) du travail
philosophique, telles que formuler une caractérisation globale, identifier et
condenser une position philosophique possible, etc. – Pour les élèves qui ont
un besoin d’explorer et de mettre leur grain de sel, la possibilité de poser une
question personnelle, et celle de faire des fiches autonomes favorise la décou-
verte. Les deux types d’investissement ne s’excluent bien sûr pas.
On remarque que les questions qu’on se pose prennent la tournure de sujets
de dissertation intelligents et intelligibles : on peut le signaler aux élèves, mais

23
pas prématurément, quand ils seront suffisamment à l’aise. Cette « révéla-
tion » pourrait être intimidante, alors qu’elle sera une surprise agréable et
encourageante le moment venu.
Comment accompagner les élèves ? À condition d’y croire soi-même : si le
procédé ne fait pas déjà partie de son atelier personnel, il faut l’essayer d’abord
pour voir si on s’y retrouve. On explique le principe concrètement, mais il
faut éviter de fournir des modèles de fiches déjà toutes faites. En revanche,
on peut signaler à un moment donné qu’une certaine fiche serait possible :
par exemple, on fait un cours sur la justice, on dit « tiens, on pourrait faire
une fiche LOI, non ? On se poserait quelle(s) question(s) ? Et comme corré-
lats il y aurait quoi ? ». Toujours à condition d’y croire, on peut faire réguliè-
rement des suggestions. Conseiller vivement mais ne pas imposer. Ne pas en
faire une catégorie de devoir. On ne peut pas évaluer une fiche comme une
production sommative mais comme un instrument perfectible.
En pratique, on peut donner aux élèves le conseil de choisir un moment
dans la semaine, de préférence toujours le même, qui sera celui de la relec-
ture du cours de la semaine précédente et en même temps de la mise à jour du
fichier, donc aussi de coups de sonde dans les cours plus anciens, et suggérer
que ce travail peut se faire agréablement à deux ou trois si on s’entend bien.
Exemples qui se veulent représentatifs de situations effectives :
- Fiche « majeure », « de base » : LIBERTÉ. Définition générale : ?
je ne sais pas, apparemment le professeur n’en a pas donné. Je lui
demande ? Thèse : la connaissance des causes qui font agir (Spinoza),
ça, ça a été dit. Question(s) : qu’est-ce que le temps libre ? En tout cas,
c’est quand on ne travaille pas. Corrélats : → humanité, opposition (≠)
travail. Donc je ferai une fiche TRAVAIL : ou bien j’ai déjà les élé-
ments, ou bien j’attends de les avoir. Mais je peux me dire que j’ai déjà
de quoi remplir la rubrique question de cette nouvelle fiche : peut-on
dire que le travail n’est jamais libre ?
- Fiche « mineure », à partir du cours néanmoins : VERTU. Le mot
est apparu dans un cours, je l’ai trouvé intéressant. Je fais une fiche
dont toutes les rubriques ne seront peut-être pas encore remplissables,
mais en tout cas j’ai des corrélats à écrire en bas : → BONHEUR (le
mot est apparu dans un cours sur le bonheur), ≠ VICE.
- Fiche personnelle : MODE : ça m’intéresse. 1) Je ne sais pas si un phi-
losophe ou un autre s’en est occupé, mais je peux essayer une défi-
nition : c’est le fait de… 2) Thèse(s) ? 3) Pourquoi suit-on la mode ?
4) Corrélats : → SOCIÉTÉ, je vois un lien avec la fiche LIBERTÉ,
mais → ou ≠ ? Je mets les deux et j’y réfléchirai.

24
L’explication de texte
Jean-Jacques Guinchard et André Sénik pour l’additif

Que demande-t-on aux élèves ?


Résumons les éléments disponibles de la doctrine officielle ou officieuse :
le texte doit être bref mais pas trop ; être emprunté à un des philosophes cano-
niques (plus de 80 !) mais ne pas figurer parmi les extraits les plus fréquem-
ment étudiés en classe ; enfin la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est
pas requise, mais souvent une erreur d’interprétation due à un anachronisme
par exemple risque d’être sanctionnée. Autre chose, ce n’est pas une disserta-
tion mais ça y ressemble…
Pourquoi l’épreuve est-elle bizarre ? Que peut-on recommander aux élèves ?
Comment le leur enseigner ?
Tel l’anonyme de l’Arc de Triomphe, l’auteur du texte est au fond le philo-
sophe inconnu. En effet si Malebranche ou Hume ne disent rien à l’élève, ce qui
est parfaitement « légal », leur nom peut être remplacé par « un philosophe ».
En outre, le prélèvement d’un extrait sur une totalité d’origine (un chapitre,
un livre) crée un effet d’aphorisme artificiel. Donc en fait le sujet texte est un
sujet qui tiendrait souvent en une phrase, éventuellement à la forme interro-
gative, mais emballé dans un petit développement qui aurait pu être écrit pour
l’occasion par un virtuose obéissant à la consigne : écrivez quinze lignes de
tonalité matérialiste sur l’idée que le travail n’est pas un devoir, si possible dans
une langue ressemblant à celle de Descartes. Ou n’importe quel autre pastiche.
Bref. Comme il faut toujours dire aux élèves ce qu’on attend d’eux, la com-
mande qui leur est passée, on peut s’exprimer ainsi : « quand moi, le profes-
seur, je vous explique un texte, c’est pour vous le faire comprendre (en principe,

25
moi je le comprends déjà) ; tandis que si je vous demande de me l’expliquer,
ce n’est pas pour me le faire comprendre (puisque, etc.) mais pour me faire
comprendre (me démontrer) que vous le comprenez ».

Quels conseils donner aux élèves ?


Il me semble dès lors que l’introduction de l’explication doit me renseigner
sans traîner : A) Sur le sens du texte, c’est-à-dire le domaine abordé (une grande
activité humaine, le temps, la morale…). B) Le problème posé ou la thèse défen-
due (aucune limitation de la liberté n’est acceptable à moins que la sécurité d’au-
trui soit en jeu, par exemple). C) Peut-être une catégorisation du style ou du
mode de raisonnement (texte ironique, remise en question d’une idée répan-
due…). D) La question que l’élève a l’intention de développer pour son compte.
Ainsi les cinq ou dix premières lignes initiales passent un contrat en quelque
sorte avec le lecteur et lui donnent une impression du degré de compréhension,
à vérifier bien sûr par la suite.
Se pose alors la question assez byzantine de la différence entre une explica-
tion et un commentaire. Je crois qu’il s’agit d’une alternative entre le dehors
et le dedans. D’aucuns prônent le strict enfermement dans le texte : surtout
pas de mention d’un ailleurs philosophique, comme les positions d’autres pen-
seurs ou un développement plus ou moins libre. En fait, la situation de l’exa-
men fournit une réponse : quand nous sommes correcteurs, désirons-nous
repérer un degré d’habileté chirurgical et herméneutique, ou bien aussi, voire
surtout le sérieux du travail effectué pendant l’année ?
Dans ce dernier cas, la capacité de « rebondir » sur le sens du texte, et pas
dans le vague, mais en montrant des connaissances principalement philoso-
phiques, mais peut-être pas seulement, doit apparaître. Autrement dit, on peut
se représenter le travail à faire comme une petite série de cercles concentriques :
1) le sens du texte, 2) ce qu’il implique en amont et en aval (= présuppose et a
pour conséquence), 3) un contexte philosophique : conception de l’homme,
courant moral, débat ayant une certaine permanence historique.
Comment peut-on rater une explication de texte ? Au moins de deux ou trois
manières : le contresens central, l’attaque injuste, enfin selon une formule assez
classique, « la prise du texte comme prétexte », sous-entendu sa liquidation
rapide pour se lancer dans un développement « ayant un rapport », sans plus.
Cela dit, que penser du reproche de paraphrase ? Répétition, simple infla-
tion définitionnelle, qui peut d’ailleurs s’expliquer par la simplicité du texte
parfois : « oui c’est vrai, se dit l’élève, qu’est-ce qu’on pourrait dire de plus ? »
D’autant plus qu’il nous arrive de le faire en classe, de gloser sur un texte en
soufflant dedans !

26
On peut semble-t-il montrer aux élèves en quoi consistent des reformulations
explicatives. Il y a une différence entre reformuler et paraphraser. « Autrement
dit, pour Z, la liberté serait plutôt… ». L’illustration peut aussi éviter la répé-
tition. L’objection à laquelle on confronte la thèse aussi. On peut pratiquer
l’exemple d’objection, en combinant les deux, etc.
Ensuite, si on admet que l’ajout ou le prolongement du texte par l’écrit de
l’élève s’impose (position adoptée ici), autre question traditionnelle : faut-il
faire se succéder explication stricto sensu (je montre que je l’ai compris) et
réflexion critique au sens large (on n’est pas tenu d’être « pour ou contre »,
mais on peut l’être, etc.) ? Ou bien faut-il les combiner dans un mouvement
unique, produire une sorte de dialogue ?
Si les deux stratégies peuvent se défendre, l’inspection et la pratique ont
tranché en faveur de la deuxième solution. Il faut alors veiller à ce qu’au sein
même de chaque paragraphe, les deux opérations soient clairement distinguées.
Cette approche ressemble plus à la pratique effective des philosophes quand ils
se commentent et critiquent les uns les autres. Elle demande cependant une
certaine habileté rédactionnelle et fait courir le risque de déformer le sens du
texte, d’en oublier un aspect important. Il convient donc de travailler ces opé-
rations séparément avant d’exercer les élèves à les articuler.
On peut remarquer ici que l’option n°1 de l’explication de texte destinée aux
séries technologiques dissocie très clairement les deux opérations, ce qui a le
mérite de suggérer que deux choses ou compétences distinctes sont à évaluer :
la compréhension et la capacité d’argumenter par soi-même. Malheureusement
les questions sont rarement réussies, mais la formule elle-même est assez maniable.

L’enseignement de l’explication de texte


Pour enseigner l’explication de texte, il ne sert pas à grand-chose de se lan-
cer dans un tunnel de règles méthodologiques, ni de fournir des modèles de
réalisation. Ensuite, chacun(e) se doit de bricoler et d’expérimenter. Je retien-
drais quelques suggestions :
- Choisir au début des textes bien engagés dans un sens ou un autre,
donc discutables dans le bon sens du mot.
- Parfois en prendre un dont soi-même on désapprouve le contenu !
- Intégrer la lecture active, crayon en main, à un moment du cours :
je vous ai expliqué que…, voyons si Y pense la même chose.
- Photocopier le texte au milieu d’une feuille A3, de sorte que les élèves
notent à gauche du texte ce qu’ils comprennent et à droite ce qu’ils en
pensent ou les réactions qu’ils ont. Souvent il n’est même pas néces-
saire de préciser la bipartition, ils y viennent spontanément.

27
- Proposition aciréphienne historique et déjà présente dans des antho­
logies conçues par certain(e)s d’entre nous : juxtaposer deux textes (trois
serait un peu trop, mais…) abordant le même thème mais divergents ;
ensuite, demander, selon le moment de l’apprentissage, un tableau com-
paratif ou bien une explication de celui des deux textes qu’on préfère
en expliquant pourquoi, voire, perfectionnement intéressant, l’inté-
gration d’éléments du texte rejeté comme objections à surmonter dans
l’explication du texte choisi.
Enfin, admettons que le corrigé développé oralement, « ce qu’il fallait
faire », provoque un ennui compréhensible. À la place, on peut par exemple
rendre les devoirs corrigés en fin de séance et laisser les élèves lire les annota-
tions (s’ils le font…), puis, le lendemain, proposer un compte rendu un peu mis
en scène : Voyons ce qui est important dans ce texte. Vous avez été plusieurs à
vous demander pourquoi, ou si… J’ai lu n fois l’exemple de…, voyez-vous pour-
quoi ça ne va pas bien ? Qu’est-ce qu’on aurait pu faire à la place ? etc. Ceci est
aussi valable pour la dissertation.
Il s’agit de donner envie de s’attaquer aux textes et de distribuer des outils
maniables. De montrer que le traitement écrit actif permet de mieux saisir les
idées qu’une écoute trop passive.

Un additif aciréphien
Une remarque acirephienne s’impose : le ministère n’indique pas du tout
ce qui est attendu de cet exercice philosophique.
Cette lacune est inadmissible, car les élèves de terminale ont eu dans le passé
à pratiquer des études de textes et des commentaires sur des textes d’histoire
et de littérature, entre autres, c’est-à-dire sur des textes qui ne sont pas censés
exposer une position argumentée sur un problème philosophique.
Ne conviennent à cet exercice ni l’intitulé « commentaire de texte » ni
l’intitulé « explication de texte », car il ne s’agit en philosophie ni de « com-
menter », c’est-à-dire d’exposer les remarques qu’un texte nous inspire, ni
d’« expliquer », c’est-à-dire de tirer au clair les points problématiques d’un texte.
Nous qui sommes favorables à un programme portant sur des problèmes
bien circonscrits, nous pouvons en toute logique considérer qu’un texte de phi-
losophie donné au bac est à aborder comme une intervention argumentée sur
un problème philosophique bien circonscrit.
Il en résulte que l’élève doit montrer qu’il a su lire et tirer profit de ce texte,
en indiquant d’abord sur quel problème il porte, quelle est sa thèse, et quelle
est l’argumentation suivie par laquelle il soutient cette thèse.

28
Nous conseillons donc aux élèves, avant de choisir cet exercice, de lire le texte
jusqu’au moment où ils aperçoivent clairement l’idée qu’il défend, que cette
idée soit ou ne soit pas explicitement énoncée dans le texte en forme de thèse.
Une fois aperçue l’idée que le texte défend, l’élève doit repérer les argu-
ments qui soutiennent cette argumentation. Car en philosophie, le texte est
avant tout le support écrit d’une argumentation logique.
On ne peut rien exiger de plus d’un élève.
Si toutefois, l’élève connait un argument philosophique susceptible de
contester le texte, il sera félicité pour avoir relancé le débat philosophique sur
cette question.
Comme rien de cela n’est contenu dans les expressions « commentaire
de texte » et « explication de texte », je propose de voir dans cet exercice un
« compte rendu philosophique de texte », à l’image de ce que ferait un jour-
naliste qui ferait connaitre un nouveau texte de philosophie à ses lecteurs.
Il devrait exposer le problème en lui-même, puis la thèse originale apportée
par ce nouveau texte, puis les arguments principaux qui la justifient, et éven-
tuellement, une objection pouvant relancer l’interrogation.
J’ajoute qu’il peut être utile d’énoncer la thèse qui est habituellement reçue
sur cette question et à laquelle le texte oppose une thèse différente, et donc un
nouvel éclairage précieux.

29
Quatre manières
d’enseigner la dissertation1
Jean-Jacques Guinchard

Un élève qui doit apprendre à « disserter » se trouvera à peu près néces-


sairement soumis à l’un des quatre traitements suivants :
- Immersion totale sans explication
- Une longue méthodologie + premier sujet
- Commande d’un premier produit « spontané », ramassage et retouches
- Apprentissage fractionné des diverses opérations constitutives, exer-
cices partiels, puis mise en application globale
Chaque façon de faire implique une philosophie de la philosophie et de
la dissertation.
La n°1 est initiatique. On postule une disposition innée à faire découvrir
au sujet philosophant… Les dégâts sont prévisibles : le premier devoir est for-
cément faible ou nul, il a été conçu dans la perplexité sinon l’angoisse, le mys-
tère reste plus ou moins entier pour les réprouvés comme pour les élus. C’est
la méthode la pire. Choisie en priorité par des gardiens du temple chenus ou
des débutants qui sont encore totalement sous le charme de leur propre initia-
tion. On ne peut pas du tout corriger les premiers devoirs, c’est-à-dire au vrai
sens du terme proposer des améliorations, on ne peut que les juger.
La n°2 traduit une louable conscience professionnelle, ainsi qu’une grande
assurance quant à la nature et aux moindres détails de l’objet dissertation.
Elle peut déboucher sur l’application d’une grille d’évaluation pointilleuse.

1 Cet article est repris de Côté philo n°10 (accessible en ligne).

31
Mais les élèves vont-ils s’y retrouver ? Ne risque-t-on pas de confondre corriger
et comptabiliser les convergences et divergences à l’égard de « la norme » ?
La n°3 part du principe que les élèves réfléchissent déjà avec les moyens du
bord. Si elle est pratiquée avec humanité (pas en se plaçant en embuscade pour
descendre en flammes le « sens commun » !) elle peut faire faire l’expérience
des améliorations possibles, si toutefois l’enseignant a les idées suffisamment
claires sur les principes et les buts à viser.
La n°4 comporte deux variantes selon la nature des « morceaux » détail-
lés : ou bien des parties de la dissertation finale complète (apprendre à faire
une introduction, etc.), ou bien des compétences qui se succèdent ou se com-
binent dans la pratique de la dissertation (bien comprendre le sujet, l’analyser,
« trouver des idées », etc.). La première variante paraît logique, mais elle ne
donne pas grand-chose, parce que la nature de ces différents morceaux dépend
en réalité de leur fonction dans l’ensemble : il n’est donc pas possible de les
faire concevoir sans une vue globale. La deuxième est plus efficace : on peut
mettre au point des exercices spécifiques pour chaque compétence.
À cette typologie, il faut articuler une autre dimension : verbale, collective,
pratiquée en classe. Que dit-on à propos des produits des élèves ? Quand le
dit-on ? Le partisan de la façon de faire n°1 est, selon toute vraisemblance, muet
en amont et prolixe en aval : absent au moment de dire ce qu’il attend, adepte
du corrigé-fleuve où le concept s’auto-déploie, etc. Le pratiquant de la n°2 parle
longuement tout seul en amont ; peut-être pense-t-il ne pas avoir grand-chose
à dire ensuite, au retour des copies ? N°3 et n°4 sont sans doute plus interac-
tifs. Leur façon de travailler implique qu’ils passent du temps avec la classe
à décortiquer des sujets, en tout cas un ou deux pour commencer. Le risque
qu’ils doivent alors assumer : la déception de part et d’autre lors du passage à
la pratique, parce qu’entre l’intellectuel collectif bien, voire trop bien guidé,
et l’élève tout seul devant le papier, il y a une distance. Ce qui semblait stimu-
lant et riche devient ingrat et limité…
La quatrième manière de procéder n’est-elle pas au fond la moins mauvaise ?
On pourrait lui reconnaître plusieurs qualités : elle est progressive, elle intro-
duit des normes explicitement mais sans trop les figer, elle implique aussi une
certaine transversalité, au sens où les procédés intellectuels appris pourront
peut-être servir ailleurs que dans le cadre de la seule dissertation, voire ailleurs
qu’en philosophie. Or il y a une vie non seulement après la dissertation, mais
après la philosophie…

32
Faut-il dire ce qu’on pense
dans une dissertation ?
Malik Hamila

À une telle question, il serait non seulement tentant, en s’autorisant des


orientations définies par le bulletin officiel, de répondre par la positive, mais
on pourrait au surplus s’empresser d’ajouter que notre enseignement tient sa
spécificité de ce qu’il est précisément un espace où l’élève est appelé à élaborer
et à formuler une pensée personnelle (qu’on l’appelle autonomie du jugement
ou émancipation intellectuelle, comme on voudra). Et s’il est un lieu consacré
où cette liberté est réputée avoir vocation à se déployer c’est bien dans l’exer-
cice de la dissertation, conçue comme forme discursive originale qui exige de
son auteur-élève qu’il assume personnellement l’élaboration et l’énonciation
d’un propos argumenté et problématisé1.
Or force est de constater, lorsque l’on prête l’oreille à ce que les élèves disent
de cet exercice, que l’expérience de cette liberté leur demeure pour l’essentiel
étrangère. Et il y a d’autant plus lieu de s’en étonner que ces mêmes élèves sont
nombreux à réclamer de la philosophie qu’elle leur donne l’occasion d’expri-
mer leur pensée.
On rétorquera – et à bon droit – qu’il n’y a là qu’apparence de paradoxe et que
l’étonnement est aisé à dissiper pour qui veut bien admettre qu’il y a malentendu

1 Bulletin officiel, Programme de philosophie en classe terminale des séries générales :


« Explication de texte et dissertation sont deux exercices complets qui reposent sur le
respect d’exigences intellectuelles élémentaires : exprimer ses idées de manière simple et
nuancée, faire un usage pertinent et justifié des termes qui ne sont pas couramment
usités, indiquer les sens d’un mot et préciser celui que l’on retient pour construire un
raisonnement, etc. » (je souligne).

33
sur ce qu’on entend ici par « liberté » et par « pensée personnelle ». Cette
mécompréhension serait l’inévitable conséquence de la rencontre avec la phi-
losophie d’élèves encore prisonniers de la doxa et incapables de faire le départ
entre publicité de leurs opinions subjectives et usage réfléchi et critique du juge-
ment. On assignera alors à notre enseignement la tâche de faire naître, en plus des
contenus spécifiques qu’il dispense, la conscience de cette différence qui existe
entre subjectivité conditionnée et hétéronome et subjectivité libre et autonome.

« Justifier » l’exercice
Mais l’atteinte d’un tel objectif suppose de notre enseignement qu’il consente
à prendre en charge cette mécompréhension en s’efforçant d’apporter des
réponses aux interrogations implicites (et légitimes) qu’elle semble traduire
et qu’on pourrait ramener, s’agissant de la dissertation, aux quatre questions
suivantes :
- Dans quelle mesure les règles formelles qui encadrent l’exercice ne s’ap-
parentent-elles pas à une normalisation de la pensée ?
- S’appuyer sur la pensée d’un autre ne revient-il pas à abdiquer sa posi-
tion d’autonomie ?
- Dans quelle mesure l’élaboration d’une réflexion progressive exami-
nant des solutions distinctes et concurrentes à un problème ne corres-
pond-elle pas à une mise en contradiction avec soi ou à une juxtaposition
d’opinions diverses ?
- Problématiser n’est-ce pas construire artificiellement une question
dont la réponse pourrait, en droit, se passer et qui n’informe en rien
la forme qu’elle pourra revêtir ?
Pour convaincre les élèves qu’une réponse négative doit être apportée à cha-
cune de ces questions, il ne suffit cependant pas de leur montrer que la nor-
malisation habite leur pensée sous le visage de l’opinion, que l’altérité y est
constamment présente sous la forme voilée du préjugé hérité, que la contradic-
tion s’y glisse souvent subrepticement ou encore que leurs convictions person-
nelles s’adossent elles-mêmes à une mauvaise problématisation implicite. Il est
nécessaire de concevoir des dispositifs pédagogiques qui aient pour finalité
expresse de lever l’apparence d’arbitraire qui entoure l’observation de ces normes
et ménage les conditions d’une expérience concrète d’autonomie à travers elles1.

1 Expérience d’autonomie dont il est du reste douteux qu’elle puisse, à la faveur d’une
seule année de philosophie, être éprouvée autrement que sous une forme inchoative
pertinente pour apprécier leur propre expérience d’écriture et juger de sa conformité
aux attendus scolaires.

34
Le « colloque des philosophes1 » constitue l’un de ces dispositifs auquel il
est possible de faire jouer le rôle de propédeutique à l’exercice dissertatif, et ce
pour au moins trois raisons :
- L’exercice instaure une certaine continuité entre la forme-débat (sou-
vent perçue par les élèves comme lieu de l’expression de « l’authen-
tique » et du « personnel ») et la forme-dissertation (conçue au
contraire comme un lieu d’étouffement de la composante personnelle).
- En se donnant comme une manière de « jeu de rôle » dans lequel
l’élève est invité à « incarner » la pensée d’un philosophe, il encou-
rage une redéfinition de ce que l’élève tient spontanément pour propre
et personnel précisément parce qu’il lui donne l’occasion de décou-
vrir que la pensée d’un autre pourrait être la sienne à travers ce tra-
vail d’identification fictive et cet effort pour deviner, dans ses silences,
quelle aurait pu être la pensée de cet autre.
- Il permet de faire émerger le geste de problématisation et les opérations
de conceptualisation d’une nécessité pragmatiquement éprouvée à tra-
vers l’expérience de la discussion critique, des obstacles et questionne-
ments qu’elle ne manque pas de rencontrer sur son chemin.
Mais ici l’imagination pédagogique a bien sûr toute sa place pour conce-
voir d’autres exercices préparatoires susceptibles de produire des effets
d’appropriation similaires.

« Dépersonnaliser » l’exercice
Il y a cependant un risque auquel s’expose cet effort, pourtant nécessaire,
pour « justifier » l’exercice. En tâchant notamment de faire apparaître la dis-
sertation comme une forme discursive qui engage la responsabilité intellectuelle
de son auteur et le constitue en subjectivité autonome on court non seulement
le risque de conforter les élèves dans l’idée (avec le malentendu – évoqué plus
haut – qui l’entoure) qu’il faudrait donner son « opinion personnelle » mais
aussi et surtout celui de leur suggérer que l’adhésion subjective au contenu de
son argumentation constituerait une norme d’autoévaluation.
Or s’il est vrai que la forme-dissertation n’exclut pas l’adhésion de son
auteur à la démonstration avancée il s’en faut de beaucoup qu’une telle adhé-
sion soit requise pour la réussite de l’exercice. On pourrait tout à fait imaginer
un élève qui, comprenant qu’il suffit simplement de donner l’impression au
lecteur d’assumer une position en première personne, par des artifices rhéto-
riques et une bonne maîtrise de certaines références philosophiques, produirait

1 Voir plus loin l’article de Nicole Grataloup sur ce dispositif.

35
une dissertation pleinement conforme aux attentes. À l’inverse la recherche
trop scrupuleuse d’une certaine sincérité dans l’écriture ou d’une adhésion
aux doctrines convoquées peut entrer en contradiction avec la nécessité – au
vu notamment des contraintes de temps qui s’imposent – d’opter pour une
construction ayant d’abord en vue l’efficacité argumentative, abstraction faite
de l’effet d’adhésion qui peut l’accompagner.
Il convient donc d’être attentif aux effets d’inhibition que peut induire
une dramatisation de l’enjeu de l’engagement personnel et une emphatisation
excessive de cette rhétorique de la responsabilité intellectuelle, trop impatiente
de faire d’un exercice scolaire, un moment de philosophie authentique qui ne
se distinguerait qu’en degré de sa pratique savante.

36
Comment comprendre
un sujet de dissertation ?
François Meyer

L’incompréhension du sujet est une cause d’échec fréquente en disserta-


tion, mais difficile à traiter, car il n’existe pas de méthode universelle pour
comprendre un sujet.
Le critère « avoir compris et traité la question » est de ceux qui font le
plus faire débat au sein des professeurs, contrairement à d’autres tels que la
rigueur des raisonnements ou la présence de doctrines philosophiques, qui
peuvent réunir un relatif consensus. Cette difficulté vient de différentes causes
qui ont été amplement discutées dans les analyses de l’ACIREPh. Signalons,
parmi ces causes d’incompréhension des sujets, le caractère contre-intuitif des
formulations (« Suis-je le sujet de mon désir ? », « Peut-on ne pas être soi-
même ? ») sous lesquelles il peut être difficile de déceler une question claire,
ou leur caractère ésotérique (quand la question ne se comprend que dans le
cadre d’une doctrine philosophique particulière, éventuellement inconnue
de l’élève) comme dans « Prendre conscience de soi est-ce devenir étranger à
soi ? », ou « La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet de la société
à laquelle il appartient ? ».
Du côté des élèves, la crainte du « hors-sujet » est paralysante et les empêche
d’approfondir leurs idées.
Il existe pourtant des moyens de répondre à cette difficile exigence.

37
Identifier l’originalité du sujet par rapport au cours
Un sujet comprend presque toujours :
- Un ou plusieurs termes qui sont des notions du programme (le bon-
heur, la vérité…).
- Un ou plusieurs autres termes, qui servent à construire le problème
posé sur cette(ces) notion(s), et qui ne sont pas dans le programme.
Par exemple, ces trois sujets de bac qui portent respectivement sur les notions
de liberté, art, bonheur : dans « la liberté est-elle un fardeau ? », le terme de
­fardeau n’est pas dans le programme et sert à construire le problème, dans
« L’artiste ne cherche-t-il qu’ à divertir ? », c’est le verbe divertir, et dans
« Le ­bonheur est-il une affaire privée ? », le terme affaire privée.
Ces autres termes sont essentiels pour comprendre le sujet.
Pourtant, la plupart du temps, ils n’ont fait l’objet d’aucun enseignement
pendant l’année. Or ils sont loin d’être clairement compris par tous les élèves :
par exemple, les termes de divertissement, ou d’affaire privée peuvent n’évo-
quer que des idées fort vagues voire des contresens. C’est une des raisons qui
motive le reproche, souvent fait à notre discipline, d’évaluer les élèves sur des
connaissances qu’elle n’enseigne pas.
L’écueil qui guette l’élève consiste alors à remplacer la question du sujet :
- Par une question apparemment proche et traitée dans son cours sur
la(les) notion(s) : par exemple le sujet « Le bonheur est-il une affaire
privée ? » sera remplacé par « le bonheur dépend-il de nous ? », ce qui
est un contresens.
- Par une question où l’autre terme est remplacé par un terme plus ou
moins proche : par exemple « la liberté est-elle un fardeau ? » sera rem-
placé par « la liberté a-t-elle des inconvénients ? », ce qui donnera dans
le pire des cas un travail en deux parties « pour ou contre la liberté ? »
très éloigné de l’enjeu du sujet.
Cet écueil est rendu encore plus tentant par la légende qui consiste à croire
qu’à chaque sujet correspond une problématique, question différente du sujet
et ayant avec lui une relation mystérieuse.
Je conseille donc toujours à mes élèves de prêter la plus grande attention à
ces autres termes présents dans les sujets de dissertation, en procédant à diverses
recherches comme, par exemple :
- Expressions où ces termes apparaissent (par exemple : « ma vie de
famille est une affaire privée », « le fardeau de la dette »).

38
- Termes proches, en cherchant bien la différence (par exemple : diver-
tir n’est pas exactement la même chose qu’amuser).
- Chapitres de l’année où ce terme a pu apparaître, par exemple « diver-
tissement » dans le cours sur le désir (dans les Pensées de Pascal) ou bien
« affaire privée » dans le cours sur la loi (définition du privé comme ce
sur quoi la loi reste silencieuse). Un sujet portant sur la notion A peut
demander des connaissances sur une notion B.
Une fois le sujet identifié, il faut montrer au lecteur qu’on le traite fidèlement.

Adapter ses réponses aux sujets


Une règle simple à suivre consiste à réutiliser systématiquement les termes
mêmes du sujet dans ses conclusions partielles, transitions, bref, à tous les
moments de la copie où l’on attend un bilan d’étape sur l’avancée du travail.
On sait bien qu’il y a un nécessaire « bricolage » dans la dissertation, étant
donnée la dissymétrie entre l’éventail énorme des sujets possibles et le nombre
d’heures dans l’année pour traiter les notions : on réutilise des théories faites
pour répondre à une autre question. Ce bricolage, pour ne pas tomber dans le
hors-sujet, doit être fait avec soin.
Par exemple sur le sujet « la recherche de la vérité peut-elle se passer du
doute ? », imaginons que l’élève souhaite utiliser le concept de démonstra-
tion, et montrer que la conclusion d’une démonstration ne peut être douteuse
(à cause de la nécessité logique, etc.). Ainsi présenté, l’argument montre seule-
ment que « la démonstration d’une proposition la rend vraie et empêche d’en
douter ». Le terme de recherche a disparu. Un lecteur pourrait trouver le pas-
sage non pertinent.
Il lui manque seulement d’avoir montré que la démonstration est une forme
de recherche de la vérité (ce qui n’est nullement évident puisqu’en mathéma-
tiques, par exemple, les démonstrations sont plus une forme d’exposition que
de recherche). Une fois cette explication donnée, le thème de la démonstra-
tion devient tout à fait pertinent.

L’analyse logique du sujet


L’analyse logique des sujets de dissertation est souvent difficile, du fait que
la langue naturelle possède des formulations très variées qui ne correspondent
pas de manière univoque aux formes de proposition. Il existe quelques pièges
courants qu’on peut mettre en évidence. Ainsi, de nombreux sujets prennent
la forme suivante :

39
Tout A est-il B ?1
Par exemple : « Toute vérité est-elle démontrable ? ». Le risque est ici d’in-
verser le sens de l’implication. Ainsi, répondre que tout ce qui est démontrable
est vrai, ce n’est pas répondre à la question du sujet.
Une formulation alternative de ces sujets est la suivante :
A est-il une condition suffisante de B / suffit-il que A pour que B ?
Par exemple : « suffit-il d’observer pour connaître ? », « suffit-il d’avoir le
choix pour être libre ? ». Les réponses affirmatives sont respectivement toute
observation est une connaissance, tout choix est un choix libre, les négatives il
existe au moins une observation qui n’est pas une connaissance, il existe au moins
un choix qui n’est pas un choix libre. L’élève qui s’obstinerait à montrer que la
connaissance implique l’observation ou que la liberté implique le choix risque
de se trouver hors du sujet.
Comment protéger les élèves de ces contresens ? J’avoue ne pas être cer-
tain qu’une initiation à la logique, telle qu’on pourrait la faire en classe, soit
un bon remède.

Éviter la mauvaise abstraction
Les sujets de philosophie posent des questions très abstraites. Parfois, cette
abstraction est insurmontable pour l’élève et le fait tomber dans un propos
obscur et confus. Il est bon alors de revenir aux exemples concrets. Ainsi,
je demande souvent aux élèves, sur un sujet donné, au moins un exemple où la
réponse serait positive, au moins un exemple où elle serait négative. Par exemple,
dans le sujet : « Désirer, est-ce nécessairement souffrir ? », les exemples oppo-
sés de la souffrance du jaloux et de l’impatience joyeuse de l’amant qui attend
sa bien-aimée.

1 Dans le symbolisme usuel : ∀x A(x) → B(x)

40
La dissertation :
quels conseils donner aux élèves ?
Joël Dolbeault

Que demande-t-on aux élèves ?


La dissertation se présente comme une simple question. En s’appuyant sur
les textes officiels (les BO de 2003, 2005, 2013, 2019) et sur la pratique des
professeurs, on peut dire que l’exercice demande principalement deux choses :
A) comprendre la question, c’est-à-dire mettre en évidence le ou les problèmes
qui s’y trouvent impliqués ; B) répondre à la question de manière raisonnée,
c’est-à-dire en produisant des arguments. En bref : A) problématiser et B) argu-
menter. Notons cependant que ces deux choses ne sont pas totalement sépa-
rables. D’abord parce que poser un problème revient finalement à montrer que,
pour une question donnée, plusieurs réponses sont possibles, avec pour chaque
réponse certaines raisons au moins apparentes. Si un problème est plus qu’une
simple question, c’est parce qu’un problème renvoie finalement à une diversité
de réponses et de raisons au moins apparentes. Ensuite parce que produire des
arguments suppose souvent d’opérer des distinctions conceptuelles, et que ces
distinctions peuvent servir à donner divers sens à la question. D’un point de
vue pratique, cela veut dire qu’il est difficile de séparer totalement le travail
de problématisation et celui d’argumentation.
Maintenant, A) qu’est-ce qu’un problème philosophique ? B) Et qu’est-ce
qu’un argument philosophique, c’est-à-dire digne d’intérêt en philosophie
(i.e. digne d’être formulé et examiné, ce qui ne veut pas dire nécessairement
valable) ? Les textes officiels ne répondent pas à ces deux questions, et c’est bien

41
normal, car il y a de nombreuses approches en philosophie : empiriste (Locke,
Hume), transcendantale (Kant, Husserl), analytique (Russell), intuitionniste
(Bergson), généalogique (Nietzsche), etc. Et toutes ces approches correspondent
à des conceptions différentes de la philosophie, de ses objets ou problèmes, de sa
méthode, de sa finalité, etc. Cependant, les textes officiels sous-entendent une
réponse de bon sens, en proposant une liste éclectique d’auteurs :
- Un problème philosophique est un problème posé par un ou plusieurs
philosophes, c’est-à-dire par un ou plusieurs auteurs reconnus par la
profession comme philosophes (et qui excèdent évidemment la liste
donnée dans les programmes).
- Et un argument digne d’intérêt en philosophie est un argument avancé
par un ou plusieurs philosophes, du moins qui respecte une méthode
ou un style rencontré chez un ou plusieurs philosophes.
Par ailleurs, que les textes officiels sous-entendent ou non cette réponse,
il semble important pour nous, professeurs de philosophie, de bien l’avoir à
l’esprit, car elle semble constituer le seul cadre possible pour notre enseigne-
ment. Ce cadre ne peut pas être plus large : tout n’est pas acceptable en philoso-
phie ! Cependant, il peut difficilement être plus étroit, car il ne nous appartient
pas de déterminer personnellement ce qu’est un problème véritablement phi-
losophique, ou un argument véritablement philosophique : au mieux, nous ne
ferions que défendre une école ou un style philosophique, au pire un avis stric-
tement personnel. Les philosophes ont des désaccords sur leur propre discipline,
et en France où plusieurs traditions philosophiques sont vivantes, nous devons
en avoir conscience. Dans cette situation, nous n’avons pas d’autre choix que
d’accepter comme digne d’intérêt l’ensemble de la philosophie.
Ce point a des conséquences sur ce qu’il faut attendre des élèves en disser-
tation : A) Au fond, problématiser revient à montrer qu’une question permet
de poser un problème philosophique, i.e. posé par un ou plusieurs philosophes.
B) Et argumenter revient à produire des arguments philosophiques, i.e. produits
par un ou plusieurs philosophes, sinon semblables dans la méthode ou le style
à des arguments produits par un ou plusieurs philosophes. C’est pourquoi la
dissertation n’est que très partiellement un exercice d’invention : A) La ques-
tion posée renvoie à un ou plusieurs problèmes présents dans la culture phi-
losophique. Pour bien saisir ce ou ces problèmes, il est utile, voire nécessaire,
de les connaître déjà. B) De même, les arguments philosophiques renvoient à
la culture philosophique, et il est utile, voire nécessaire, de connaître déjà ces
arguments pour les produire. L’invention de l’élève n’est pas nulle, mais elle
se limite, semble-t-il, à certains aspects : principalement dans le fait de privi-
légier tel ou tel argument par rapport à tel autre, donc dans l’organisation du
devoir (le plan) et sa conclusion ; sinon dans le fait de produire des arguments

42
semblables seulement à des arguments formulés par les philosophes (dans la
méthode ou le style).

Quels conseils donner aux élèves ?


Compte tenu de ce qui est demandé aux élèves, il semble souhaitable de
leur donner les conseils suivants :
Expliquer que la dissertation n’est que très partiellement un exercice d’inven-
tion ou d’expression personnelle. Encore une fois, un sujet de dissertation renvoie
à une culture philosophique, qu’il s’agisse de poser un problème ou d’argumen-
ter. Et l’invention, le côté personnel de la dissertation, se limite à certains aspects.
Expliquer que la dissertation n’est pas qu’une question de méthode, mais
aussi et surtout de connaissance. Car il est difficile de traiter sérieusement les
sujets sans avoir des connaissances philosophiques.
En profiter pour expliquer que ce qui compte n’est pas la référence nomi-
native à un philosophe, ni même une citation, mais l’exposition claire et maî-
trisée d’un problème ou d’un argument présent dans la culture philosophique.
Une bonne copie peut ignorer les noms des philosophes, mais elle ne peut pas
ignorer leurs idées.
Quand il y a un choix de sujets, au Bac notamment, conseiller de choisir le
sujet pour lequel on parvient le mieux à identifier le ou les problèmes, et pour
lequel on connaît déjà des arguments. Une remarque supplémentaire sur ce
point : compte tenu de l’imprécision des programmes, il est possible qu’un
élève connaisse très mal les problèmes évoqués par les sujets au Bac. Dans ce
cas, il semble judicieux de conseiller aux bons élèves de choisir l’explication
de texte, car leur maîtrise de la langue et leur culture générale leur permettra
au minimum d’avoir une note convenable (ce qui ne revient pas du tout à dire
que, dans l’absolu, l’explication de texte serait plus facile que la dissertation).
Conseiller un certain ordre de travail. Par exemple : problématiser, argu-
menter, faire un plan. Mais expliquer aussi que cet ordre est relatif. Pour bien
problématiser, il faut déjà argumenter. Et faire un plan peut permettre de retra-
vailler certains arguments ou d’en trouver d’autres.

Quelques pratiques pour aider les élèves


Donner aux élèves une fiche méthode qui récapitule ce qui est demandé,
ainsi que les conseils pour le travail au brouillon et la rédaction. Par exemple
pour rédiger une introduction, faire un plan, etc.
Traiter avec les élèves, en classe, un sujet de dissertation (ce qui est diffé-
rent de faire une leçon dont le contenu excède en quantité ce qui peut être fait

43
en quatre heures). L’idée est tout simplement que les élèves voient concrète-
ment comment on procède.
Donner aux élèves un corrigé intégralement rédigé, si possible du sujet
traité en classe. À nouveau, l’idée est que les élèves voient concrètement ce
qu’est une dissertation.
Proposer régulièrement aux élèves des exercices de problématisation et d’ar-
gumentation (en plus des exercices de dissertation complète)1.

1 Voir, par exemple, dans ce Guide l’article de François Meyer sur l’usage des QCM ou
celui de Gérard Chomienne sur les schémas en arbre.

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Qu’est-ce que définir ?1
Jean-Jacques Guinchard

— Monsieur, faut-il définir les termes du sujet ? Nous connaissons tous


ces débuts de dissertation patauds où l’élève se met en règle avec ce qui lui
semble être une exigence de rigueur et « accroche » à chaque mot du sujet
une phrase d’éclaircissement qui n’éclaircit pas grand-chose, puis passe à la
suite, la conscience tranquille. Le résultat évoque souvent la « Littérature
Sémo-Définitionnelle », ce jeu lancé par les membres de l’Oulipo : on rem-
place dans une phrase anodine chaque mot par sa définition dans un diction-
naire de la langue courante, puis on recommence l’opération sur la phrase
obtenue, et ainsi de suite, jusqu’à obtention d’un buisson textuel parfois pit-
toresque (pédant, surréaliste).
En un certain sens, non, il ne faut pas commencer par définir les mots du
sujet, mais au contraire finir en le faisant. Ou bien considérer que la disserta-
tion tout entière nous permettra de dire si oui ou non les animaux travaillent,
parce que nous saurons finalement ce qu’est un animal et ce qu’est le travail,
par exemple.
D’autre part, ne peut-on pas, en moins en partie, définir la philosophie
comme un travail de définition ? Les définitions y tiennent en tout cas une place
importante et typique. Il faut bien assumer ce constat, en outre, que les philo-
sophes s’opposent sur des systèmes, sur des thèses, mais même sur les définitions
qu’ils donnent de l’homme, de la vérité, de la philosophie évidemment, etc.
Ces raisons m’ont conduit à passer du temps en classe, régulièrement, sur
cette question des définitions, en général en début d’année. Les procédés que

1 Cet article est repris de Côté philo n°10 (accessible en ligne).

45
je présente ici sont assez souples. Selon le temps dont on dispose, le degré de
développement conceptuel qu’on pense possible et souhaitable avec les élèves,
on peut se fixer tel ou tel degré intermédiaire entre deux extrêmes : au mini-
mum, un exercice de sensibilisation en deux heures à la reconnaissance puis
à la production de définitions, au maximum, un cours sur le problème des
rapports entre réalité, pensée et langage qui permet notamment de poser les
grandes attitudes alternatives en la matière, réalisme (platonicien) versus nomi-
nalisme (une définition est-elle la capture de l’essence ou une décision verbale
de compromis ?).
Je ne demande pas aux élèves de produire une définition de la définition,
mais leur propose plutôt pour commencer de réfléchir au pourquoi et au
comment de l’opération. Pourquoi définir ? Pour lutter contre l’incertitude,
les limites de notre maîtrise du monde, en identifiant. Entre les hommes, lut-
ter contre les malentendus, les faux problèmes, les conflits inutiles. Pour savoir
de quoi on parle. Comment définir ? En décrivant : cela permet l’identifica-
tion. En classant : par inscriptions emboîtées dans des catégories. En disant
ce que cela n’est pas : par différenciation négative.
Exercice n°1 : définissez par écrit ce qu’est un tabouret (ou tel autre objet
artificiel très courant). Constatations : en général, le classement précède la
description. La fonction apparaît rapidement : s’asseoir est une « technique
du corps », donc il faut aussi donner des informations dans cette direction.
Le matériau ou la couleur sont-ils décisifs ? Non : c’est le concept de tabou-
ret qui nous importe, non tel objet individuel homonyme. Donc, que défi-
nit-on ? Un objet mental ou verbal, prototypique. Éventuellement, à ce stade
apparaît déjà chez les élèves l’interrogation sur l’ordre d’apparition des élé-
ments : d’abord la chose puis le mot, ou d’abord le mot (l’idée) puis la chose ?
Il est probablement prématuré de fournir la formulation platonicienne ou
­anti-platonicienne de la question, mais on peut « fixer » déjà la réflexion en
demandant aux élèves de trouver des exemples où il serait clair que la chose
précède l’idée et d’autres où l’inverse se produirait (à première vue, dans le
premier cas, les éléments naturels, dans le deuxième, artificiels ?). On prend
l’habitude de noter les acquis de chaque stade : un élève ou deux doivent for-
muler les constatations et, après retouches si nécessaire, tous doivent les écrire.
J’introduis maintenant une typologie schématique, fondée sur les inten-
tions de celui qui définit et les contextes où on trouvera les définitions :
- Définition courante, de reconnaissance, descriptive, destinée à tous les
utilisateurs d’une même langue (non spécialistes d’un certain domaine),
telle qu’elle est présente dans les dictionnaires unilingues. Exemple :
l’être humain, vivant, bipède, parlant, avec qui je me sens ou me sais
des points communs essentiels.

46
- Définition scientifique, plus classificatrice que descriptive, surtout quand
il y a néologisme, la plus rigoureuse possible, pas dans l’optique pra-
tique, plutôt dans celle de la certitude théorique. Même exemple : homo
sapiens sapiens, la seule espèce actuelle du genre homo.
- Définition philosophique : elle non plus n’est pas d’abord pratique.
Est-ce l’essence qui intéresse le philosophe ? En tout cas, la définition
débouche souvent sur l’idée d’un modèle à atteindre ou à viser, donc
elle est aussi normative : un « animal politique », un être duquel on
peut s’attendre à tout (le meilleur comme le pire), un corps mais avec
une âme, etc.

Une définition dit-elle ce qu’est la chose, ou ce qu’elle doit être ?


D’autre part, avons-nous toujours affaire à de véritables définitions ? Certaines
formules ont une allure de définition, mais reste à savoir si elles en sont vraiment.
Y a-t-il un critère de la véritable définition ? Oui, empiriquement : la phrase
que j’examine me donne-t-elle accès par elle-même, à elle seule, à son objet ?
Ou bien ne faut-il pas que je sache déjà ce que c’est pour la comprendre ?
Appliquer la typologie ci-dessus et statuer sur la qualité de véritable défini-
tion est le double objectif de l’exercice n°2 :
Voici une douzaine de formules qui se présentent toutes comme
des définitions. Consignes : a) repérer les pseudo-définitions : que
sont-elles en réalité si ce ne sont pas des définitions authentiques ? ;
b) isoler les véritables définitions et les caractériser : description,
classement, convention… ? ; c) dans le cas où plusieurs définitions
sont données, pourquoi cette pluralité ? – En pratique, dans un pre-
mier temps, écrivez en face de chaque formule « V » si vous esti-
mez avoir affaire à une vraie définition, « F » si ce n’est pas le cas,
ou « ? » si vous ne savez pas.
Liste :
1) Chien : (mammifère, carnivore, canidés) issu du loup, dont
l’homme a domestiqué et sélectionné par hybridation de nom-
breuses races (Robert).
2) « La sociologie est un sport de combat » (titre d’un documen-
taire sur Pierre Bourdieu).
3) « Happiness is lying in the sun » (dit Snoopy allongé sur le toit
de sa niche).
4) Mode : n.f. (…) 3° [sens] moderne : goûts collectifs, manières
passagères de sentir, de vivre, qui paraissent de bon ton dans une
société déterminée (Robert).

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5) « La mode est une tradition momentanée » (Goethe, cité dans
le Robert).
6) La sphère est le solide engendré par la rotation d’un arc de cercle
autour de sa corde.
7) « Le bonheur est une idée neuve en Europe » (Saint-Just,
révolutionnaire français).
8) « Moi, je ne suis pas marxiste » (Marx, dans une lettre de la
fin de sa vie).
9) Mètre : unité principale de longueur, base du système métrique.
Le mètre, d’abord définir par rapport à la longueur du méridien
(10 millionième partie du quart) a été concrétisé par un étalon
(1799) ; sa longueur est vérifiée par la longueur d’onde de la radia-
tion rouge du cadmium (Robert).
10) Sirène : animal fabuleux, à tête et à torse de femme et à queue
de poisson, qui passait pour attirer, par la douceur de son chant,
les navigateurs sur les écueils (Robert).
11) Truelle : outil de maçon, formé d’une lame à bout arrondi ou en
trapèze, reliée à un manche par une tige coudée (Robert).
12) Truelle, bis : outil de maçon pour étendre le mortier sur
les joints ou pour faire les enduits de plâtre, constitué en géné-
ral d’une lame d’acier large reliée à un manche par une partie
contrecoudée (Larousse).
13) « La vie est un long fleuve tranquille » (titre d’un film de fic-
tion d’Étienne Chatiliez).
14) Crime : 1° sens large : manquement très grave à la loi. 2° spécia-
lement, droit : infraction que les lois punissent d’une peine afflic-
tive ou infamante (opposée à contravention ou délit). Les crimes
sont jugés par la cour d’assises (Robert).
15) Crime bis : sociologie : violation des règles considérées par la
société comme indispensables à son existence : « Un acte est cri-
minel s’il offense les états forts et définis de la conscience collec-
tive », Durkheim (Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des
sciences humaines).

Par pur acquit de conscience, voici le « corrigé » : V, F, F, V, ?, V, F, F, V,


V, V, V, F, V, V/ ?. Il n’est pas question de développer ici les nombreuses (et sti-
mulantes) observations ou les interrogations que suscitent ces exemples, mais
on peut en esquisser une synthèse :
- Il y a des phrases qui font un « effet de définition » par l’utilisation
de la copule être, c’est un procédé rhétorique qui permet de donner de
l’importance à un jugement de valeur ou à une opinion, un goût (ce

48
que souvent les élèves, sous l’influence du cours de français, appellent
des « vérités générales »).
- Certaines définitions produisent leur objet (elles sont « génétiques »),
ou le fixent (définitions conventionnelles).
- On peut définir quelque chose qui n’existe pas (définition nominale
par opposition à la définition réelle).
- Parfois une définition est plutôt une explication, etc.1
Le proposition n° 8, mise au point paradoxale de Marx (« Je ne me reconnais
pas dans le marxisme en bois de certains de mes épigones, donc je le désavoue »)
peut introduire un exercice n°3, qui est implicitement une petite dissertation :
Peut-on se définir soi-même ? Développez cette question de façon
argumentée et faites l’essai sur vous-même. Quelles constatations
faites-vous alors ? Consigne : après réflexion, écrivez trois para-
graphes ou trois pages successifs.

Les dimensions intéressantes de la question apparaissent assez bien :


- En fait, que signifie vraiment « définir » ici ? Dans une perspective
aristotélicienne, un individu ne peut pas être défini stricto sensu : c’est
sa catégorie de rattachement qui pourra l’être, lui pourra être classé
ou décrit, ce qui n’est pas la même opération.
- Si on admet d’utiliser le verbe « définir », quels sont les traits les plus
pertinents à retenir : appartenance(s) effective(s), désirée(s), traits phy-
siques, psychologiques, etc. ?
- N’est-ce pas plutôt quelqu’un d’autre qui peut me définir, de l’extérieur ?
- L’enjeu de la question n’est-il pas celui de l’authenticité, c’est-à-dire de
la justice et de la justesse dans l’identité qu’on m’attribue ?
Enfin, si l’on décide de prolonger ce travail par un cours, on peut consti-
tuer un « dossier-problème » (formulation que j’emploie) ou peut-être un

1 Remarques : cet exercice n’est pas sans ressemblance avec l’exercice sur la vérité pré-
senté par Serge Cospérec, « Qu’est-ce qui autorise à dire que… ? » (repris dans ce
Guide) et une combinaison des deux pourrait être envisagée. On peut raccourcir la
liste en veillant à ce que les différentes possibilités restent présentes : quinze cas est cer-
tainement un maximum, d’autant que certaines de celles qui sont proposées ici
impliquent la maîtrise d’un vocabulaire difficile. On peut aussi souhaiter préparer le
terrain pour la suite de l’année, en introduisant dans la liste des formules dont on
entend tirer parti ultérieurement. Enfin, si l’exercice plaît aux élèves, on peut les lan-
cer à la chasse aux définitions ou pseudo-définitions, dans leurs lectures personnelles,
les discours politiques, etc., et examiner ensuite leur butin en classe. Les slogans publi-
citaires sont une mine parmi d’autres.

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« colloque des philosophes » (formule GFEN1), qui peut rassembler des textes
dans des débats précis (là encore, des formats, des successions et des durées
différents sont possibles).
Pour terminer ce développement, je voudrais esquisser plus particulière-
ment les enjeux philosophiques généraux de cette question de la définition,
en me limitant à certaines des ressources philosophiques les plus classiques,
sans méconnaître les contributions de la philosophie contemporaine, mais en
les laissant de côté faute d’une compétence suffisante. Je retiens deux ques-
tions qui sont à mon avis abordables en classe et utiles pour la formation des
élèves : qu’est-ce que l’opération de définition, en quoi consiste-t-elle précisé-
ment ? Et peut-on tout définir ?
La première question renvoie à une alternative bien connue de philosophie
de la connaissance : s’agit-il de postuler un au-delà des choses et des mots, c’est-
à-dire un niveau des essences, qui doit fournir la référence qui permet de penser
avec justesse, en déterminant le bon mot et le bon usage de ce mot ? Ou bien
ce niveau des essences n’est-il, c’est le cas de le dire, qu’une « vue de l’esprit »,
qui doit s’abstenir de le postuler, et donc faut-il alors se dire que la justesse de la
pensée réside dans le rapport le plus adéquat possible entre le mot et la chose ?
Dans la première perspective, platonicienne, définir c’est rechercher l’es-
sence. Qu’est-ce que le courage, qu’est-ce que la vertu, mais aussi qu’est-ce qu’un
sophiste, une table, etc. ? On cherche le vrai courage ou la vraie table : donc la
conduite ou l’objet authentifiés par la référence idéale. Dans la deuxième pers-
pective, on peut signaler l’approche linguistique saussurienne : pour utiliser
justement le mot table, on appliquera le couple signifiant/signifié, pour préciser
ce qui est entendu par les locuteurs d’une langue qui emploie ce mot quand ils
ne veulent pas parler d’une chaise, ni d’un guéridon, ni d’un autel, etc. Un pas-
sage des Problèmes linguistiques de la traduction2 de Georges Mounin illustre
la différence entre les deux conceptions. Pourquoi telle chose s’appelle-t-elle
ainsi et pas autrement ? Mounin oppose une théorie de la nomination absolue,
verticale pour, comme celle de la Bible où Dieu nomme les choses, à la théorie
saussurienne, qui est relative et horizontale, où chaque mot est comme une
maille d’un filet pour capturer les choses : si vous avez pour désigner les élé-
ments d’un domaine de la réalité un filet à deux grandes mailles seulement,
par exemple en regardant les plantes : herbe(s) / arbre(s) vous laisserez pas-
ser énormément de distinctions, en revanche si en étant botaniste, forestier,
etc., vous disposez d’un filet aux mailles nombreuses et petites, vous distin-
guerez de très nombreuses réalités végétales. Donc nommer est-ce baptiser les

1 Voir sur ce dispositif l’article de Nicole Grataloup dans ce Guide.


2 Georges Mounin, Problèmes linguistiques de la traduction, Gallimard, « Tel », Paris,
pp. 23-25.

50
choses et les êtres comme on distribue les noms propres ou bien dire que X est
X parce qu’il n’est pas Y ? On pourrait montrer que la critique du platonisme
par Aristote, puis la pratique de la définition par genre prochain et différence
spécifique s’inscrit dans ce débat, mais on pourrait aussi, et cela peut être très
stimulant pour les élèves, explorer le procédé dichotomique, par exemple appli-
qué au sophiste, en le résumant, montrer que même l’essentialiste en chef ne
peut pas éliminer la définition par la différence.
Deuxième débat : la possibilité (et la souhaitabilité) de tout définir. Pour
Hobbes (Léviathan) il faut éliminer une source importante d’erreurs en défi-
nissant tous les mots qu’on emploie, à la manière des géomètres. « Les erreurs
de définition se multiplient d’elles-mêmes à mesure que le calcul avance »,
donc de même que pour corriger un calcul il faut reprendre les opérations au
tout début, il faut redéfinir justement tous les mots que les hommes utilisent
confusément. Mais on connaît l’objection de Pascal dans l’Opuscule sur l’es-
prit de géométrie : y compris dans la pourtant exemplaire géométrie, il y a un
niveau où la définition n’est plus possible : mouvement, nombre, espace, pour
lesquels « le manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut,
parce qu’il ne vient pas de leur obscurité mais au contraire de leur extrême
évidence », si bien que l’indéfinissabilité est une sorte de privilège : tout le
monde sait parfaitement bien ce que c’est que c’est. Une comparaison intéres-
sante peut être envisagée avec Bergson selon qui la fonction regrettablement
utilitaire du langage fait des mots des sortes de portraits-robots des choses
mais aussi des sentiments et des états d’âme : pas de problème pour que le
marteau ou la scie soit défini, mais si je dis que j’aime ou que j’ai peur, je tra-
his la singularité de mon amour ou de ma peur pour les besoins et les habitu-
des de la communication (voir Le Rire notamment). Tout cela étant esquissé,
on peut développer le problème vers une issue assez positive en tenant compte
de l’expérience de l’écrivain : « J’ai fait cent fois réflexion, en écrivant, qu’il
est impossible, dans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux
mêmes mots » (Émile). Mais il y aura quand même un air de famille (pour
parler comme Wittgenstein) entre les différentes apparitions du même mot
dans des contextes qui le différencient.
Je finis sur une phrase de Samuel Butler glissée par Gérard Chomienne
dans la première édition de Lire les Philosophes1 pour introduire un choix
de Définitions d’Alain : « Définir, c’est dresser un mur de mots sur le ter-
rain vague de la pensée ». D’un côté, on est floué : ce n’est pas une définition
de la définition, malgré la formulation qui en donne l’impression, car si vous
n’avez jamais lu ou entendu de définition, cette phrase ne vous permettra pas
de la reconnaître. Pour l’apprécier, il faut déjà savoir ce que c’est. De l’autre
1 Gérard Chomienne, Lire les philosophes, Hachette, Paris, 2001, p. 472.

51
elle nous propose une réponse à la question : pourquoi définir ? Seulement, à la
réflexion, elle suscite une nouvelle difficulté, culturelle et historique : de quelle
pensée s’agit-il ici, et même qu’est-ce qu’un terrain vague ? En 2021, la réalité
d’un espace urbain ni construit ni cultivé, ni même aménagé, est-elle encore
parlante pour tous ? etc. !

52
La lecture suivie d’une œuvre
Frédéric Le Plaine

Le programme en vigueur impose l’étude suivie d’une œuvre pour les


Terminales de la voie générale :
En classe terminale générale, l’étude suivie d’une œuvre est obliga-
toire. Elle n’est pas séparée du cours dont elle accompagne le déve-
loppement selon des modalités que le professeur détermine à partir
des besoins de ses élèves. L’étude suivie d’une œuvre ne signifie pas
nécessairement son étude intégrale. Il convient cependant de déve-
lopper toujours une analyse précise d’œuvres ou de parties choisies
qui présentent une ampleur suffisante, une unité et une continuité.
Le professeur veille à ce que le choix de l’œuvre ou des parties qu’il
retient soit propre à en favoriser la compréhension par tous les élèves.

Telle que formulée dans le programme aussi bien que dans le discours de
l’Inspection, la lecture suivie d’une œuvre est une part essentielle de notre tra-
vail en classe avec les élèves, et n’est que secondairement liée à l’épreuve orale
de contrôle, dite « oral de rattrapage » pour les candidats du baccalauréat
dont la moyenne se situe entre 8 et 10/20.
Il est donc tout à fait possible, et même souhaitable du point de vue de l’Ins-
pection, de choisir une œuvre assez conséquente (on se voit ainsi régulièrement
conseiller la République) et de l’associer à plusieurs problèmes et plusieurs cha-
pitres de votre progression, au fur et à mesure de l’année. La correspondance d’un
philosophe, en ce sens, peut aussi être mobilisée à différents moments de l’an-
née. L’avantage d’une telle démarche est de permettre aux élèves d’entrer dans la
logique d’une philosophie en comprenant comment elle se déploie dans des direc-
tions différentes à partir des mêmes principes : voilà qui peut être très stimulant.

53
L’inconvénient de cette méthode est qu’elle peut lasser certains élèves,
en particulier ceux qui seraient susceptibles d’aller à l’oral de rattrapage et
qui n’auront pas nécessairement été les plus attentifs durant l’année scolaire.
Il est aussi possible de choisir une œuvre courte (ou un extrait) et de ne
l’intégrer qu’à un seul chapitre : La Lettre à Ménécée d’Épicure ou le Manuel
d’Épictète dans un cours sur le bonheur, Travail salarié et capital de Marx ou
l’Éloge de l’oisiveté de Russell dans un cours sur le travail, l’Essai sur la norme
du goût de Hume dans un cours sur l’art, l’appendice du livre I de l’Éthique
de Spinoza dans un cours sur la religion, un chapitre du De la liberté de Mill
dans un cours sur la liberté, un chapitre du Léviathan de Hobbes dans un
cours sur la politique, De l’assujettissement des femmes de Mill dans un cours
sur la justice, Défense de la liberté sexuelle de Bentham dans un cours sur la
morale, La volonté de croire de James dans un cours sur la raison ou la religion
L’examen détermine très largement à la fois les attentes des élèves et nos
propres obligations à leur égard. C’est donc clairement dans la perspective de
l’oral de rattrapage qu’il faut concevoir la lecture suivie d’une œuvre, ce qui
implique quelques précautions :
- Choisir une œuvre ou un extrait d’œuvre d’une longueur suffisamment
modeste et dans une langue suffisamment accessible, car ce sont les
élèves les plus fragiles qui devront se l’approprier et pouvoir l’expliquer.
- Anticiper dès le début de l’année le ou les moment(s) de votre pro-
gression annuelle où vous étudierez cette œuvre, afin d’éviter de vous
retrouver acculé au mois de mai à choisir par défaut une œuvre que
vous n’aurez pas le temps de traiter correctement.
- Anticiper l’accès des élèves au support matériel de l’œuvre choisie : s’ils
doivent se procurer un livre, l’idéal est de le faire acheter par le lycée
ou bien, si c’est impossible, de choisir un livre à un prix modique. Il est
parfois possible d’obtenir une réduction auprès d’un libraire en fai-
sant acheter tous les exemplaires par votre lycée, puis en faisant béné-
ficier les élèves de ce tarif préférentiel. Il est aussi possible de réaliser
une édition imprimée par nos propres moyens.
- Prendre le temps d’étudier en classe au moins les passages les plus
importants de l’œuvre choisie, et de vérifier la justesse de leur compré-
hension par tous les élèves, surtout les plus fragiles. Il est rare, en pra-
tique, que l’on ait le temps d’aborder l’intégralité de l’œuvre « from
cover to cover ».
- Préparer une liste précisant l’œuvre étudiée et indiquant les extraits
travaillés pendant l’année. Cette liste sera visée et signée par votre
chef d’établissement, et transmise par les candidats à l’examinateur
de l’oral de rattrapage. On évitera les listes indiquant simplement

54
« La République » ou « Le Contrat social », au profit de passages
assez courts, indiqués précisément par leur pagination, qui aiguille-
ront l’examinateur et faciliteront le travail de révision de vos élèves.
- Si vos élèves considèrent que l’oral de rattrapage ne les concernera pas,
précisez-leur qu’ils n’auront peut-être pas le choix : lorsqu’un candi-
dat a eu une note très basse en philosophie à l’écrit, la meilleure stra-
tégie qui s’offre à lui pour « récupérer » des points est d’opter pour
la philosophie à l’oral.
Remarque : L’auteur de l’œuvre étudiée doit être choisi parmi ceux de la liste
des auteurs au programme. C’est la seule fonction déterminante pour les pro-
fesseurs de cette liste, qui par ailleurs ne restreint en rien les auteurs que vous
avez le droit d’étudier dans vos cours en dehors du cadre de cette lecture suivie.
Pour les classes de la voie technologique, la lecture suivie d’une œuvre n’est
pas obligatoire. Pour l’oral de rattrapage, la liste qui est fournie aux candidats
du baccalauréat technologique peut être constituée des extraits de textes tra-
vaillés pendant l’année.

Remarques complémentaires
sur le rôle d’examinateur à l’oral de rattrapage
Davantage encore qu’à l’écrit, l’évaluation de cette épreuve orale reste des
plus énigmatiques : le barème étant anti-philosophique par essence d’après
l’idéologie dominante de notre profession, il ne nous reste qu’à tâcher de véri-
fier le plus précisément possible que l’élève a véritablement compris le texte qu’il
devait expliquer, et ne s’est pas contenté de répéter un contenu appris par cœur.
Après l’explication du candidat, parfois très rapide, vous pouvez poser des
questions durant l’entretien, en faisant varier leur niveau de difficulté afin
d’évaluer au mieux le degré de compréhension et les connaissances complé-
mentaires de l’élève, ce qui peut vous permettre d’augmenter sa note.
Soyons honnêtes : en l’absence de cadrage institutionnel digne de ce nom,
l’évaluation de cet oral de rattrapage reste délicate. C’est la raison pour laquelle
l’ACIREPh demande que cet oral de contrôle consiste à l’avenir dans l’exposi-
tion d’un dossier centré sur un problème philosophique préparé tout au long
de l’année par l’élève.

55
Les défis de l’enseignement
de la philosophie

Les professeurs de philosophie sont confrontés à un certain nombre de défis


dans le cadre de leur enseignement. Ces défis relèvent aussi bien du quotidien
de la vie au lycée que de problèmes concrets qu’ils rencontrent dans l’organi-
sation et la pratique de leur enseignement. Les textes de cette partie ont l’am-
bition de fournir quelques pistes pour permettre d’affronter au mieux ces défis.
Frédéric Le Plaine rappelle les principales questions très concrètes qui se posent
lorsqu’on commence à enseigner : l’articulation de la vie personnelle et profession-
nelle, les revendications légitimes et les droits des professeurs, souvent méconnus.
Lisa Tierny expose les conditions de précarité dans lesquelles sont contraints de
travailler de trop nombreux collègues contractuels et insiste sur l’importance de
connaître et de défendre les droits auxquels ouvre malgré tout ce statut.
Dans les cinq textes suivants, les auteurs et autrices ont abordé les pro-
blèmes que posent, pour l’enseignement, les programmes de philosophie.
Joël Dolbeault revient ainsi sur les difficultés spécifiques que pose l’enseigne-
ment d’un programme qui est de fait illimité et propose quelques conseils
et pistes pratiques pour accompagner les élèves qu’un tel programme peut
légitimement inquiéter. Frédéric Le Plaine insiste pour sa part sur l’impor-
tance de « rythmer » sa progression dans l’année et propose un exemple de
progression possible. Frédéric Le Plaine, Lisa Tierny et Guillaume Durieux
formulent ensuite 10 conseils pour préparer ses cours. Dans un autre texte,

57
Frédéric Le Plaine propose quelques pistes pour faire un usage pédagogique-
ment fructueux de la liste des repères inscrits au programme. Fanny Bernard
et Cécile Victorri, pour leur part, reviennent sur leur expérience d’enseigne-
ment de la spécialité HLP et insistent sur l’intérêt qu’un tel enseignement,
relevant de deux disciplines différentes, peut avoir dès lors qu’une réelle coo-
pération existe entre les professeurs.
Suivent trois textes qui abordent les défis qui se posent concrètement au sein
de la classe. Guillaume Durieux s’interroge sur la manière dont il convient de
répondre à la question, souvent posée par les élèves, de l’utilité de la philosophie
et propose d’insister sur l’utilité de l’enseignement de la philosophie. Aloïce
Schrouf, pour sa part, s’attarde sur les difficultés qu’implique le fait de devoir
enseigner à un groupe-classe et non à une somme d’individus sans relation
les uns avec les autres et en tire des conclusions quant à la posture que l’ensei-
gnant se doit d’adopter. Dans le prolongement de cette réflexion, Christiane
Vollaire insiste sur l’interdépendance des droits et des devoirs en classe et sur
la manière dont l’autorité de l’enseignant est corrélative de son exigence.
Convaincus que l’évaluation est l’un des principaux défis que rencontrent les
enseignants de philosophie, nous avons fait le choix de réunir plusieurs textes
traitant de cette question selon des perspectives différentes. Cécile Victorri
insiste sur les problèmes que l’évaluation pose notamment lorsqu’on prétend
en faire un instrument authentiquement formatif. Prolongeant cette analyse,
Rémy David se propose de baliser les principaux dilemmes auxquels les pro-
fesseurs sont nécessairement confrontés lorsqu’il s’agit d’évaluer. Christelle
Nélaton analyse de manière critique l’usage que l’on peut faire des grilles
d’évaluation en philosophie. Eliette Pinel propose des pistes pour éviter de
donner aux élèves des devoirs à la maison, devenus inutiles à l’heure d’inter-
net. Stéphane Dunand et Sylvain Theulle discutent son texte et défendent, au
contraire, l’intérêt de devoirs à la maison bien conçus. Lisa Tierny décrit la
manière dont peut être mise en place une pratique originale de la co-évalua-
tion. Il s’agit de faire corriger les devoirs par les élèves eux-mêmes, accompa-
gnés par le professeur. Ainsi les élèves progressent dans leur compréhension
et leur appropriation des attendus des exercices. Enfin, l’évaluation des élèves
appelant le corrigé du professeur, Charlie Renard revient sur les difficultés à
élaborer un temps de correction en cours qui soit pédagogiquement utile pour
tous les élèves et propose plusieurs pistes originales.
Dans un dernier texte humoristique, Frédéric Le Plaine revient sur les réu-
nions d’harmonisation au moment du baccalauréat : il convient de s’y rendre
préparé mais sans illusion.

58
La vie au lycée
Frédéric Le Plaine

L’existence du professeur de philosophie, comme de tout travailleur, est


déterminée par ses conditions matérielles. Il ne faut pas les négliger. La dernière
réforme du lycée a accru les difficultés de notre enseignement ; c’est pourquoi
il faut être attentif, dès le début de l’année scolaire, voire dès l’année précé-
dente, à se ménager les meilleures conditions possibles pour prendre du plai-
sir et trouver du sens à son métier.
Avoir des classes dédoublées ou à effectif réduit, prendre en charge l’Ensei-
gnement moral et civique (EMC), peut produire une différence sensible sur la
qualité de votre service : une ou deux classes en moins, c’est autant d’élèves et
de copies soustraits à votre temps de travail.
Même une fois la rentrée de septembre passée, il ne faut jamais se résigner :
des aménagements sont toujours possibles et les proviseurs conservent une
marge de manœuvre. Ce que vous parviendrez à obtenir ne dépendra certes
pas totalement de vous, mais votre ténacité, vos arguments et la fermeté de
votre diplomatie auront leur importance.

Organiser son temps entre travail et vie privée


Le métier d’enseignant s’exerce en classe, mais surtout chez soi : prépara-
tions de cours, échanges de mails, cahier de texte, correction des copies. Chacun
connaît ses ressources et ses capacités d’organisation, mais il faut rester atten-
tif à ce que notre métier n’empiète pas sur notre vie privée.
Bien que les fonctionnaires ne soient pas soumis au Code du travail, le droit
à la déconnexion y est inscrit depuis 2017 (article 2242-17) et les professeurs

59
de philosophie peuvent considérer qu’ils n’ont aucune obligation de consulter
leurs messages professionnels ou des applications comme Pronote en dehors
de leurs horaires de travail normaux.

Demander des effectifs réduits dans la voie technologique


L’ACIREPh n’a eu de cesse de renouveler cette exigence d’effectifs réduits
dans la voie technologique depuis la suppression de leur caractère obligatoire
en 2010 (réforme Châtel). Cette demande fait d’ailleurs l’unanimité parmi
les syndicats et associations de professeurs de philosophie.
Malheureusement les textes réglementaires publiés au Bulletin officiel (BO)
ne nous donnent aucune arme juridique pour exiger des effectifs réduits dans
la voie technologique ; on ne pourra donc que les demander, en nous appuyant
éventuellement, si notre chef d’établissement daigne y accorder la moindre
considération, sur les Recommandations de l’Inspection générale concernant
le travail dans les classes de philosophie1 : « Dans la voie technologique en
particulier, l’expérience montre combien le travail en effectif réduit est une
condition bénéfique à la réussite des élèves. Il requiert des horaires abondés
dans le cadre des projets spécifiques d’établissement. »
La faiblesse de ce soutien « du bout des lèvres » de l’institution, relégué
dans des « recommandations » qui n’ont aucune force normative, est qu’il
nous renvoie à « l’autonomie » de notre établissement. C’est donc un com-
bat qu’il faut mener chaque année, dans une ambiance de concurrence entre
les disciplines et les collègues : autant d’énergie gaspillée.
L’Inspection générale jouissant néanmoins d’une certaine autorité morale
sur les Inspecteurs pédagogiques régionaux, il ne faut pas hésiter à solliciter
ceux-ci pour qu’ils appuient votre demande auprès de votre chef d’établissement.
Deux solutions peuvent être proposées :
- La solution « classique », obligatoire avant 2010, d’une heure heb-
domadaire en classe dédoublée, qui permet d’alterner entre classe
entière et demi-groupe, avec les contraintes que cela entraîne sur la
progression en fonction de la position des heures dédoublées dans
l’emploi du temps.
- Une solution de plus en plus adoptée, bien qu’elle demeure une excep-
tion, calquée sur le fonctionnement des groupes de langues à effectifs
réduits : constituer des groupes de 20 élèves parmi les classes exis-
tantes (par exemple, avec 3 classes de STMG à 35, constituer 5 groupes
de philosophie).

1 Voir sur notre site acireph.org la rubrique « Textes officiels ».

60
Si vous exercez sur un poste fixe, la négociation sera facilitée par la possi-
bilité de la mener au moment de la répartition de la dotation horaire globale
de votre lycée, puis au moment de la répartition du service de philosophie au
sein de l’équipe, avec éventuellement une piqûre de rappel début juillet, avant
que l’équipe de direction ne prépare la rentrée suivante.

Demander des créneaux pour les devoirs type bac


Là encore, vous ne pourrez vous appuyer sur aucun texte ayant valeur régle-
mentaire. Les recommandations de l’Inspection générale déjà mentionnées
préconisent pas moins de 8 devoirs type bac pour les classes de la voie générale,
dont 3 au minimum en temps limité, et 6 pour la voie technologique dont 2
au minimum en temps limité.
Pour autant, quelques arguments plaident en votre faveur, à même de
convaincre n’importe quel proviseur soucieux des résultats de son lycée à
l’examen :
- La situation particulière de la philosophie au lycée, qui n’est enseignée
qu’en année d’examen.
- La nécessité pour les élèves de s’entraîner pour progresser dans leur
appropriation de la méthode de la dissertation et de l’explication de texte.
- Le risque avéré de plagiat dans les devoirs type bac réalisés en « devoirs
maison ».
- La complexité des emplois du temps depuis la réforme du lycée
« Blanquer » et la difficulté qui s’ensuit de dégager des créneaux de
4 heures.
Là encore, votre demande aura d’autant plus de chances d’être satisfaite si
vous la formulez dès l’année précédente.
N’hésitez pas à proposer plusieurs solutions :
- Une demi-journée bloquée dans l’emploi du temps de chaque classe
pour les DS des différentes disciplines ; c’est la solution la plus efficace,
celle qui offre le meilleur rythme d’entraînement pour les élèves, et qui
vous permet de conserver vos heures de cours.
- Des cours prévus pour permettre des échanges ponctuels d’heures
entre collègues : par exemple, 2 heures de philosophie enchaînées
avec 2 heures d’histoire-géographie ; ainsi, des DS de 4 heures pour-
ront être organisés dans l’une et l’autre discipline, mais cette solution
a l’inconvénient de sacrifier des heures de cours de plus en précieuses.

61
Demander l’Enseignement Moral et Civique
Dans la plupart des lycées, l’EMC reste le monopole des professeurs
d’histoire-géographie. On observe même des manuels scolaires à destination
des élèves de la voie technologique qui intègrent d’emblée l’EMC
à l’histoire-géographie.
Aucun texte officiel ne soutient pourtant cet état de fait, qui n’est dû qu’à
l’inertie des habitudes et qui bien souvent ne bénéficie guère à la formation
« morale et civique » des élèves, leur professeur utilisant ses heures d’EMC
pour « boucler » son programme d’histoire-géographie.
Certains établissements ont fait le choix d’attribuer l’EMC aux pro-
fesseurs d’histoire-géographie en classe de Seconde, aux professeurs de
sciences économiques et sociales en Première et aux professeurs de philo-
sophie en Terminale.
Quelle que soit la situation de votre établissement, vous avez tout intérêt à
demander à avoir en charge l’EMC, au moins pour vos classes de Terminale :
cela vous permettra d’améliorer votre relation pédagogique avec elles, en variant
vos manières d’enseigner. Le programme d’EMC en vigueur depuis la ren-
trée 2020, centré sur la démocratie, pourra facilement être articulé avec votre
cours de philosophie, tout en proposant aux élèves une approche plus empi-
rique, documentée et centrée sur les débats.
Obtenir l’EMC dans un lycée où il est de longue date l’apanage des pro-
fesseurs d’histoire-géographie suppose une bonne dose de diplomatie, en pre-
mier lieu avec lesdits collègues. Il ne s’agit pas de revendiquer la supériorité de
notre discipline pour prendre en charge cet enseignement, mais de faire valoir
des principes d’équilibre et d’équité.

Travailler en interdisciplinarité
Nos collègues n’enseignent pas des sous-matières qui ne jouiraient pas des
mêmes prérogatives intellectuelles que notre noble philosophie.
Pour nos élèves, des séances de cours coorganisées par des professeurs de
disciplines différentes peuvent être très enrichissantes ; pour nous aussi.
N’hésitez donc pas à solliciter vos collègues, pour susciter des affinités et
des projets communs : sciences économiques et sociales (sur la justice), sciences
et vie de la Terre (sur l’épistémologie ou sur l’animal), histoire-géographie (sur
le temps, l’épistémologie de l’histoire), mathématiques (sur les statistiques et
l’esprit critique), physique (sur le temps), lettres (sur l’art).

62
Connaître ses droits
Que vous exerciez sous un statut contractuel ou de fonctionnaire (sta-
giaire ou titulaire), il est primordial de vous informer sur vos droits, avant
de répondre favorablement à une demande émanant par exemple de votre
chef d’établissement.
Les syndicats sont les interlocuteurs privilégiés pour vos informer sur ces
aspects statutaires et juridiques : sans nécessairement y adhérer, bien que cela
soit indispensable à leur fonctionnement, vous pouvez leur faire part de vos
doutes et leur demander du soutien.
Les associations professionnelles, dont l’ACIREPh, peuvent également vous
informer et vous soutenir. Entièrement indépendantes, elles ont besoin de leurs
adhérents pour vivre et agir pour l’avenir de l’enseignement de la philosophie.
Voici quelques exemples :
- Répartition égale des heures de la spécialité HLP entre philosophie
et lettres
Ce point est très clairement affirmé dans le texte officiel, publié au BO,
du programme de la spécialité HLP : « Aucune de ces entrées n’est
spécifiquement “littéraire” ou “philosophique”. Chacune d’entre elles
se prête à une approche croisée, impliquant une concertation et une
coopération effectives entre les professeurs en charge de cet enseigne-
ment qui doit être assuré à parts égales sur chaque année du cycle. »1
- Pondérations et heures supplémentaires
Sous réserve d’évolutions nouvelles, les enseignants peuvent se voir
imposer deux heures supplémentaires au-delà de leur obligation de
service, une fois celle-ci diminuée des pondérations en vigueur (une
heure en moins pour au moins 10 heures enseignées en Terminale).
Par exemple, un professeur certifié ayant au moins 10 heures de cours
en Terminale doit 17 h ; il ne peut pas refuser 2 heures supplémen-
taires, ce qui portera son service à 19 h. Au-delà, il a le droit de refu-
ser d’autres heures supplémentaires.
Une solution pour éviter ces heures supplémentaires obligatoires
consiste à solliciter un temps partiel sur autorisation, suffisamment
proche de votre quotité normale pour ne pas entraîner une baisse de
salaire trop sensible. En effet, un enseignant exerçant à temps partiel
n’a pas le droit d’avoir des heures supplémentaires. Ainsi, en travail-
lant à 80 % ou à 85 %, vous bénéficierez quasiment de votre salaire de
temps plein (85 % ou 90 %).

1 Voir sur notre site acireph.org la rubrique « Textes officiels ».

63
- Dispense de surveillance après l’épreuve de philosophie du bac
Chaque année, le Ministre publie une note de service sur l’organisa-
tion du baccalauréat. On y retrouve une formule destinée à garantir les
professeurs de philosophie des demandes excessives de leur établisse-
ment pendant la période de correction des copies : « Les enseignants
chargés de la correction des épreuves de philosophie sont dispensés
de toute surveillance d’autres épreuves écrites, dès la remise de leur
lot de copies à corriger. »

64
De la précarité
dans l’Éducation Nationale :
le statut et les droits
de l’enseignant contractuel
Lisa Tierny

Chaque année, d’heureux lauréats se réjouissent de l’obtention du concours,


mais surtout du statut qui lui est associé : la certitude d’une qualification et
d’un salaire à vie, ce n’est pas rien ! Et puis il y a les autres : celles et ceux que
la logique impitoyable du concours a laissés sur la touche ou qui n’ont pas les
moyens matériels de consacrer une année à la quête du « Graal ».
De quelle solution disposent-ils pour enseigner malgré tout ? En dehors
de la voie « royale », on peut exercer le métier d’enseignant en étant profes-
seur contractuel. L’agent n’est alors pas lié à l’institution par la reconnaissance
d’une qualification, mais par une relation contractuelle à durée déterminée.
Par sa nature même, ce dispositif place nécessairement l’agent dans un rapport
de domination défavorable et le contraint à la précarité. Pour autant, l’ensei-
gnant contractuel n’est pas corvéable à merci et il est important de connaître
les droits, qu’il ne doit pas hésiter à (ni craindre de) faire valoir.
Pour devenir prof contractuel, il suffit d’envoyer un dossier de candidature
(les informations relatives à sa constitution sont disponibles sur les sites des
rectorats) avec une lettre de motivation qui sent bon la République et, quand
c’est possible, une lettre de recommandation (du chef d’établissement si vous
avez par exemple été assistant d’éducation). Aveuglément confiants, les ser-
vices du rectorat valident les candidatures sans prendre la peine de rencontrer

65
les aspirants professeurs, vérifier leurs aptitudes pédagogiques ou leur maîtrise
des contenus disciplinaires.
Il peut s’écouler pas mal de temps entre l’envoi du dossier de candidature
et le premier signe de vie du rectorat. Il faut donc apprendre à faire preuve de
patience et de sagesse face à l’incertitude, mais il ne faut cependant pas hésiter
à relancer le rectorat pour se rappeler à leur bon souvenir quand une réponse
tarde à arriver ou qu’on ne vous propose rien.
Après quelques semaines (ou mois), voilà donc qu’il se manifeste et vous fait
enfin une proposition de poste ! Il y a malheureusement peu de chances que ce
que l’on vous propose soit le poste de vos rêves. Pour bien s’y repérer, il faut com-
prendre comment fonctionne l’attribution des postes : au mois de juin, ce sont
d’abord les titulaires qui sont affectés selon la hiérarchie des vœux qu’ils ont
formulés à l’occasion de la phase de mouvement ; ensuite, de la mi-juillet à la
rentrée de septembre, les TZR se voient attribuer les postes et les services qui
n’ont pas été pourvus ; enfin, on appelle les contractuels pour combler les trous.
Les services qui restent ne se trouvent donc, a priori, pas dans des lycées de centre-
ville à deux minutes de chez vous. Quand on est contractuel, on se balade pas
mal à travers l’académie et on finit par connaître par cœur le réseau TER de sa
région ! Mais, même au sein du vivier des contractuels, une hiérarchie opère :
ce sont les agents avec la plus grande ancienneté qui se voient d’abord propo-
ser les postes : ils ont alors le luxe de pouvoir choisir entre plusieurs options.
En effet, si, à bien des égards, le statut de contractuel est bien moins dési-
rable que celui de fonctionnaire, il présente néanmoins un avantage (le seul) :
contrairement au titulaire qui ne peut refuser son affectation, l’enseignant
contractuel peut décliner une proposition de poste. En un sens, on peut dire
qu’il a une plus grande liberté ; en tout cas, il peut choisir. Dès que vous
entrez en contact avec la personne du rectorat en charge des contractuels de
philosophie (votre gestionnaire), faites-lui connaître vos préférences (quotité
horaire, zone géographique, moyen de transport, etc.). Si le service n’est pas
suffisant, si vous n’êtes pas véhiculé et que l’établissement n’est pas accessible
en train, etc. vous ne devez pas craindre de refuser une offre de poste qui ne
vous convient pas. De même, si vous avez eu vent d’heures disponibles dans
un établissement qui vous intéresse, ou que vous voulez continuer à occuper
le BMP (bloc de moyens provisoires) sur lequel vous êtes déjà affecté, vous
pouvez aussi être pro-actif et demander à être affecté sur ces postes. Vous
pouvez demander au chef d’établissement ou à l’IPR (inspecteur pédago-
gique régional) d’appuyer votre demande auprès du rectorat : contrairement
au mouvement des titulaires soumis à un barème strict, l’affectation des profs
contractuels est affaire de décisions humaines, que l’on peut tenter d’influen-
cer en notre faveur.

66
Il n’est pas question, sous prétexte d’un statut inférieur, de vous laisser impo-
ser une affectation qui ne vous convient pas. Cependant, il faut être honnête :
le luxe de se voir proposer plusieurs options et pouvoir choisir s’obtient en
étant connu du rectorat, c’est-à-dire en faisant partie de leur vivier de contrac-
tuels actifs et opérationnels. Il est donc stratégique d’accepter la première fois
la proposition qui vous est faite, même si celle-ci est peu réjouissante, afin de
rentrer le plus vite possible dans leur « base de données ».
Le calendrier des affectations ne suit pas une chronologie établie à l’avance,
mais dépend de l’évolution constante, et difficile à anticiper, des besoins des
établissements. Et c’est en cela que l’enseignant contractuel fait l’expérience
de la précarité : à la fin de l’année scolaire et au terme de son contrat, il ne sait
pas ce qu’il adviendra de lui à la rentrée prochaine et il n’est même pas assuré
d’avoir un poste. La plupart du temps, il part en vacances sans connaître les
modalités de sa rentrée en septembre. Les plus chanceux (comprenez les plus
anciens) sont appelés jusqu’à la mi-juillet ; le deuxième round des affectations
commence à la fin août et continue en septembre, à mesure que le rectorat a
de la visibilité sur les postes qui ne sont pas pourvus après l’été. Les recrute-
ments se poursuivent ainsi tout au long de l’année afin de remplacer au pied
levé les professeurs absents. En gros, vous pouvez être appelé à n’importe quel
moment de l’année. Et il faut réagir vite, car on peut vous demander d’inter-
venir en classe dès le lendemain ; encore une fois, n’hésitez pas non plus à négo-
cier quelques jours afin de vous organiser si vous avez des enfants par exemple.
Si votre contrat couvre la totalité de l’année scolaire, exigez du rectorat
qu’il vous engage jusqu’au 31 août, conformément à ce qui est prévu par l’ar-
ticle 4 du décret n°2016-1171 du 29 août 2016 relatif aux agents contractuels,
et vous permette ainsi d’être payé pendant les vacances. S’il est de plus courte
durée, insistez pour qu’il couvre les vacances qui suivent la fin de votre mis-
sion. Vraiment, quand on est contractuel, il ne faut pas hésiter à exiger et faire
preuve de pugnacité ; sollicitez si besoin votre IPR, souvent sensible au sort
des profs contractuels.
Avant la signature, soyez vigilant et vérifiez bien les termes du contrat :
durée et temps de travail, rémunération, indemnités, congés payés et accès au
CDI (obligatoirement proposé à un agent après six ans de contrat). Vous pou-
vez toutefois modifier la quotité horaire de votre contrat si vous acceptez des
heures sup’ au cours de l’année par un avenant.
Quelles que soient vos affinités politiques, il est bienvenu de vous syndiquer
(la cotisation est moindre pour les agents contractuels) : pas seulement pour
faire la révolution, mais aussi pour vous défendre en cas de manquement à vos
droits ou de maltraitance administrative. Par exemple, il n’est pas rare d’obser-
ver des retards ou des irrégularités de paiement (surtout au début). Vous aurez

67
beau harceler le service des payes tous les jours, en leur expliquant que vous
ne pouvez décemment pas vivre pendant trois mois avec 700 euros, on vous
répondra qu’on ne peut rien y faire et qu’« on n’a pas la main sur le logiciel ».
Un coup de fil de votre syndicat au rectorat et hop ! c’est réglé dans l’heure !
Concernant justement la rémunération, celle-ci est strictement encadrée par
une grille indiciaire qui définit le salaire en fonction de l’échelon de l’agent :
les échelons sont propres au corps des contractuels et ne correspondent pas à
ceux des titulaires. L’agent contractuel peut prétendre à un changement d’éche-
lon et une revalorisation salariale tous les trois ans, à l’issue d’une commission
qui prend connaissance des différents rapports d’inspection et d’évaluation
de l’agent (à chaque fin de contrat ou d’année scolaire, le chef d’établisse-
ment remplit une fiche d’évaluation très sommaire) et statue sur son passage
à l’échelon supérieur. Ces commissions se réunissent automatiquement, vous
n’en faites pas la demande.
Comme n’importe quel autre professeur, l’enseignant contractuel a égale-
ment droit à l’heure de pondération relative aux classes terminale, à l’ISOE
(indemnité de suivi et d’orientation des élèves) s’il est professeur principal,
à la prime « établissement sensible », et peut également prétendre à des HSA
(heures supplémentaires annuelles) ou des HSE (heures supplémentaires
effectives). Il est cependant préférable de ne pas cumuler trop d’heures sup’ :
une quotité horaire trop élevée nuit à la qualité du travail de l’enseignant et
empêche une répartition équitable du travail et la création de nouveaux postes.
Le chef d’établissement peut vous imposer deux HSA ; au-delà, vous avez le
droit de les refuser. On profite souvent du statut fragile des contractuels pour
leur imposer les heures dont personne ne veut : rien, dans la loi, ne vous oblige
à les accepter. Les contractuels sont concernés, comme les autres professeurs,
par l’article 4 du décret n°2014-940 du 20 août 2014 relatif aux obligations de
service et aux missions des personnels enseignants et, à ce titre, peuvent faire
valoir leur droit à refuser plus de deux heures sup’. N’hésitez pas pour cela à
vous rapprocher des représentants syndicaux de votre établissement ou de l’IPR.
« Tout travail mérite salaire » est un principe qui vaut aussi dans l’Éduc’
Nat’ : il faut bien déclarer en HSE toutes les heures que vous réalisez en plus
de votre service : soutien, séances ponctuelles d’orientation, surveillance de
devoirs, etc.
Contractuel, vous êtes souvent amené à travailler loin de chez vous : comme
les autres professeurs, vous avez le droit à une prise en charge partielle (à hauteur
de 50 %) de vos frais de transport (fixée par le décret n°2010-676 du 21 juin
2010 relatif à la prise en charge des déplacements), quand ceux-là impliquent un
abonnement à un réseau public de transports (métro, RER, SNCF, vélo, etc.).
Aussi, les déplacements en voiture ne sont pas pris en charge mais vous pouvez

68
cependant les déduire en frais réels lors de votre déclaration de revenus ; à vous
de faire le calcul pour savoir quelle option est la plus avantageuse.
Les enseignants contractuels ont les mêmes droits que les autres collègues
en matière de formation et de congés : vous pouvez assister au PAF (plan aca-
démique de formation), vous absenter pour un stage syndical, une formation
pour le concours, pour passer les épreuves, etc., demander un congé parental ;
etc. Certains de ces congés sont cependant conditionnés par l’ancienneté et
ne donnent pas toujours lieu à une rémunération.
Si le statut de l’agent contractuel ne garantit pas les mêmes protections que
celui d’agent titulaire, il donne néanmoins à l’enseignant les mêmes droits,
qu’il peut et doit faire valoir. Mais, surtout, la nature de leur activité est la
même. S’il existe encore des différences symboliques entre les agrégés, les cer-
tifiés et les contractuels, celles-ci relèvent essentiellement de représentations :
tous, dans les faits, pratiquent exactement le même métier. Il est probablement
plus difficile encore pour un contractuel qui ne peut pas faire valoir de temps
partiel et qui accumule ainsi les classes, les élèves et les paquets de copies. Vous
êtes tout aussi légitime que n’importe quel autre collègue et votre statut pré-
caire ne fait pas de vous un moins bon enseignant ou un prof au rabais. Sentez-
vous légitime comme enseignant, et légitime à faire valoir vos droits, exiger
de bonnes conditions de travail et d’enseignement, défendre un point de vue
face à un collègue ou un supérieur hiérarchique, prendre position, dénoncer
des situations injustes, faire grève, etc.
Après six années pleines de contrat, le rectorat a, par la loi n°2012-347 du
12 mars 2012 relative à l’accès à l’emploi titulaire des agents contractuels, l’obli-
gation de vous proposer un CDI. À première vue, cela peut paraître désirable
parce que le CDI met fin à l’incertitude de la rentrée suivante ; mais il ne faut
pas s’y tromper : le CDI ne protège pas du licenciement, ne garantit pas un
temps-plein tous les ans, ni la prise en charge des frais de déplacement, n’assure
pas l’égalité des contractuels devant la rémunération ni la stabilité de la rému-
nération. Le CDI ne donne pas lieu à une titularisation ; seule la réussite à un
concours de l’Éducation Nationale permet d’accéder à ce statut. Pour cette
raison, il est important de parvenir à se ménager du temps, dans sa semaine
souvent chargée, pour préparer le concours. Votre expérience du terrain vous
avantage sur le plan pédagogique, mais elle ne vous prépare pas au format des
épreuves de concours ; seul un entraînement assidu vous rôdera aux exigences
académiques. Faites-vous violence et imposez-vous des séances hebdoma-
daires et régulières de travail. Quand on est prof, et à plus forte raison quand
on cumule les classes, on est vite pris par le tourbillon des affaires courantes
et on se laisse facilement déborder par le rythme effréné de la préparation des
cours, des conseils de classe, de la correction des copies, etc. Il faut résister au

69
rouleau compresseur du calendrier et des échéances scolaires et ne pas perdre
de vue l’essentiel : tout mettre en œuvre pour obtenir le concours qui vous
permettra d’exercer votre métier dans de meilleures conditions et protégé par
un statut. N’hésitez pas à négocier avec le chef d’établissement votre emploi
du temps, de manière à vous libérer des plages horaires suffisamment consé-
quentes pour vous permettre de travailler le concours. Acceptez par exemple
d’être PP en échange d’une journée ou d’une après-midi libre.
Vous pouvez vous présenter au concours externe, ainsi qu’au concours interne
si vous justifiez de trois années d’ancienneté dans l’Éducation nationale (les
services en tant qu’AED sont pris en compte pour le calcul). Si vous êtes lau-
réat à l’interne, n’oubliez surtout pas de faire votre demande de classement
avant la mi-septembre afin que vos services antérieurs soient pris en compte
dans le calcul de votre nouvel échelon dans le corps des titulaires. Si vous ne le
faites pas à ce moment-là, vous n’aurez plus la possibilité de faire valoir votre
ancienneté dans le calcul de votre rémunération.
On se sent un peu seul quand on est contractuel : contrairement aux lau-
réats qui entrent dans le métier avec un tuteur, le prof contractuel est livré
à lui-même. Aucun dispositif ni personne référente ne l’accompagne dans
la découverte du métier, de la préparation des cours, de la gestion de classe,
de l’évaluation, etc. Il se peut que l’inspecteur vous visite pour une inspec-
tion « conseil », mais c’est bien la seule fois que l’institution se souciera de
savoir ce qui se passe ou se dit dans votre salle de classe. Vous avez tout inté-
rêt à vous rapprocher de vos collègues pour leur demander conseil, mutualiser
des documents de travail, etc. Il est bienvenu également d’assister réciproque-
ment à vos cours : assister aux cours de ses collègues peut être inspirant, et leur
venue dans votre classe vous offre un regard critique. Face à l’absence de prise
en charge de la formation des contractuels par l’institution, c’est auprès de vos
pairs que vous trouverez le plus d’aide.
La lutte pour l’amélioration des conditions de travail des agents contrac-
tuels est menée depuis longtemps par les syndicats qui ont permis de garan-
tir un certain nombre de droits, que vous ne devez pas hésiter à revendiquer.
L’enseignant contractuel ne doit pas tout accepter sous prétexte qu’il ne par-
tage pas le même statut que ses collègues titulaires ; il a le droit de refuser ce
qu’on ne peut légalement pas lui imposer. Contractuel, vous êtes tout aussi
légitime à enseigner et à faire valoir vos droits.

70
Comment enseigner
un programme illimité ?
Joël Dolbeault

Pour chaque série, le programme de philosophie comporte en puissance


un nombre de problèmes beaucoup plus grand que ceux qui peuvent effective-
ment être abordés en un an. Ainsi, un élève capable (i.e. sans lacunes scolaires
particulières) et sérieux (i.e. qui maîtrise le cours de philosophie enseigné pen-
dant l’année) peut se trouver démuni devant certains sujets, au Bac, si ces der-
niers font allusion à des problèmes non abordés pendant l’année. En ce sens,
les programmes ne sont pas à la mesure des capacités des élèves : ils sont déme-
surés. Cette idée ne fait pas consensus dans la profession, nombre de collègues
contestant l’une ou/et l’autre des raisons données : d’une part, il ne faudrait
pas surestimer le nombre de problèmes permis par les programmes actuels, sur-
tout que ceux-ci précisent que les problèmes abordés doivent avoir « un carac-
tère élémentaire » ; d’autre part, il ne faudrait pas sous-estimer la capacité des
élèves d’utiliser certains éléments acquis pendant l’année pour réfléchir sur
un problème qu’ils ne connaissent pas. Cependant, un test assez simple per-
met de montrer qu’il y a réellement une démesure des programmes : à la fin
de son année d’enseignement, chaque professeur peut facilement trouver trois
sujets déjà donnés au Bac (deux dissertations et un texte, qui constitueraient
donc une épreuve complète) pour lesquels ses élèves seraient plutôt démunis.
Il est donc possible que cela arrive au Bac. D’où, chaque année, l’inquiétude de
nombreux collègues à la découverte des sujets. Et le reproche récurrent contre
le fait que certains sujets ne sont pas assez « classiques » (« élémentaires »,
pour reprendre ce mot des programmes). Mais ce qui est « classique » pour
les uns l’est-il pour les autres ? Rien n’est moins sûr.

71
Ce caractère démesuré des programmes de philosophie peut étonner le pro-
fesseur débutant. Mais, d’un point de vue historique, il faut savoir que cette
démesure ne commence qu’avec les programmes de 1973 (modifiés en 2003 et
2005, puis en 2019). Dans les programmes précédents, les problèmes à abor-
der en priorité sont mieux indiqués. Surtout, cette démesure est la contrepar-
tie d’une demande de liberté individuelle d’une partie des professeurs : l’idée
est qu’il ne revient pas aux professeurs pris collectivement de s’entendre sur un
certain nombre de problèmes à aborder en priorité (qui seraient alors les pro-
blèmes reconnus comme « élémentaires » par la profession), mais que, à l’in-
térieur d’un cadre suffisamment vaste et indéterminé, chaque professeur doit
pouvoir choisir individuellement les problèmes à aborder en priorité.
Depuis longtemps, l’ACIREPh défend la nécessité de corriger cette déme-
sure. La dernière réforme n’a produit qu’une correction très partielle, en dimi-
nuant légèrement le nombre de notions à aborder dans l’année – chacune
renvoyant toujours à un nombre illimité de problèmes. La question purement
pratique est donc de savoir comment gérer cette démesure pendant l’année.
Pour cette question, la lecture des programmes apparaît comme inutile
car ces derniers ne reconnaissent pas la démesure. Ironiquement, ils semblent
même la nier : « Le nombre et le choix des notions sont nécessairement liés
aux conditions de l’enseignement de la philosophie dans les classes terminales.
La cohérence et l’homogénéité de notions choisies en nombre adapté à l’ho-
raire qui lui est dévolu assurent la limitation du programme. » (BO 2019). S’il
y a réellement une cohérence et une homogénéité des notions, le plus simple
n’est-il pas de l’indiquer explicitement et d’en faire le programme ? Par ail-
leurs, l’affirmation que le professeur peut explorer n’importe quelle associa-
tion de notions, afin de poser un problème philosophique (BO 2019), revient
implicitement à assumer la démesure.
Interrogés sur la difficulté à boucler le programme, certains inspecteurs
donnent les deux conseils suivants : d’une part, faire des leçons qui groupent
plusieurs notions, et éviter ainsi d’avoir à faire autant de leçons que de notions ;
d’autre part, consacrer une partie importante de l’année (par exemple une
heure par semaine toute l’année ou presque dans une série générale) à l’étude
d’une œuvre, avec comme objectif de couvrir un nombre important de notions.
Le premier conseil nous laisse dubitatifs : il est sans doute opportun de faire
des leçons qui groupent plusieurs notions, pour différentes raisons, mais on
comprend mal en quoi ce groupement permettrait d’aborder plus de problèmes
en moins de temps : grouper des notions est une manière de sélectionner cer-
tains problèmes parmi beaucoup d’autres possibles. Le second conseil pose un
problème similaire : il paraît difficile de trouver une œuvre qui couvrirait l’en-
semble des sujets donnés au Bac sur telle ou telle notion, probablement parce que
les rédacteurs de sujets s’inspirent de l’ensemble du patrimoine philosophique,

72
et non d’un seul philosophe. Par ailleurs, l’étude longue d’une œuvre n’est
pas forcément ce qui recueille le plus d’intérêt en philosophie chez les élèves.
Un conseil plus utile pour le professeur débutant est de consulter les listes
de sujets donnés au Bac, et de chercher à discerner les problèmes les plus récur-
rents – les problèmes considérés de fait comme « élémentaires » par la profes-
sion (qui fait les sujets), et donc à étudier en priorité. La lecture des manuels
peut aussi l’aider à cerner ces problèmes « élémentaires », à condition d’en
consulter un certain nombre. Mais évidemment, quel que soit son intérêt, cette
démarche ne peut permettre de couvrir l’ensemble des problèmes contenus en
puissance dans les programmes. Elle fait pour le mieux, si l’on peut dire, et à
l’impossible nul n’est tenu.
Le professeur convaincu que la philosophie est principalement une affaire
de méthode aura moins d’inquiétude : il se contentera d’aborder un nombre
suffisant de problèmes, peu importe lesquels, en considérant que ce travail per-
met l’acquisition de techniques permettant de traiter l’ensemble des sujets du
Bac. Pour les raisons esquissées plus haut, il nous semble que cette approche
est globalement illusoire.
Restent deux questions : que dire aux élèves à propos des programmes ? Et,
pendant l’année, quel rapport établir entre le cours et les devoirs type Bac ?
Dans l’intérêt même des élèves (et pas seulement moralement), il vaut mieux
leur dire la vérité, en évitant évidemment la critique des programmes (car tel
n’est pas le lieu devant les élèves), et en prenant soin de ne pas les apeurer :
les sujets de Bac pourront porter sur des problèmes peu ou pas étudiés pen-
dant l’année ; et cette capacité de faire face à un problème plus ou moins nou-
veau fait partie des exigences de l’épreuve. Cet avertissement a au moins deux
utilités : d’une part, sensibiliser les élèves à l’importance du choix du sujet (sur
les trois possibles), l’idée étant de privilégier le sujet le plus en rapport aux pro-
blèmes étudiés pendant l’année. D’autre part, encourager les élèves à utiliser
des éléments de cours hors du contexte où ils sont apparus, quelles que soient
les limites et les difficultés de cette opération.
Cependant, pendant l’année, le professeur convaincu de la démesure des
programmes peut difficilement proposer des sujets dans les conditions du
Bac (du moins ne faire que cela). Certes, cette méthode peut avoir l’intérêt
d’habituer les élèves à ces conditions problématiques. Mais, d’un autre côté,
il semble évident que les dossiers de poursuite d’études ont plus d’importance
que le Bac lui-même pour les élèves. C’est encore plus le cas avec la réforme
Parcoursup. Le mieux semble donc d’aller jusqu’au bout de la logique de pro-
grammes fondés sur l’idée de liberté individuelle : proposer des sujets ayant
un rapport étroit à son cours, c’est-à-dire à ses choix de problèmes, permettant
ainsi de valoriser assurément les élèves capables et sérieux.

73
Donnez du rythme à vos cours !
Frédéric Le Plaine

Les programmes ne définissent pas d’ordre pour concevoir sa progression ;


il est donc loisible à l’enseignant d’amorcer et d’organiser son année comme
il l’entend.
Faut-il d’abord présenter la philosophie aux élèves ? Bien qu’il soit utile
et même nécessaire que les élèves comprennent en quoi peut consister une
démarche philosophique, on peut s’en remettre pour cela au travail fait sur
chacun des problèmes abordés avec eux au cours de l’année. Une méditation
abstraite méta-réflexive sur ce qu’est la philosophie, ce qu’elle pourrait être,
ce qu’elle n’est pas… risque de perdre les élèves et de retarder leur compréhen-
sion pratique, en acte, des spécificités de notre discipline.
Pour autant, il peut être utile de commencer par poser le cadre de travail
avec la classe (soit qu’on l’impose, soit qu’on en décide avec elle) : expliciter les
« règles du jeu » scolaire, la façon dont on organisera son cours sur la semaine
ou le trimestre, comment le temps sera partagé entre cours, exercices, entraî-
nements aux devoirs type bac, quelle place sera consacrée à leur parole, à leurs
questionnements, comment sera valorisée leur participation en classe, com-
ment seront sanctionnés les bavardages ou l’utilisation de leur téléphone, com-
ment seront coefficientés les différents types d’exercices, etc.
L’ACIREPh conteste toute naturalité de la pensée philosophique : contre
la mythologie traditionnelle de la profession qui croit volontiers qu’il suffit de
parler clairement et de manière argumentée pour être compris des élèves, il faut
garder à l’esprit l’étrangeté de la langue philosophique pour les novices. La phi-
losophie n’est pas à elle-même sa propre pédagogie et l’année de Terminale
n’est pas une immersion-conversion pendant laquelle il suffirait de plonger les
élèves dans la profondeur des concepts pour en faire des apprentis philosophes.

75
L’essentiel est peut-être de ne jamais sous-estimer le poids des connais-
sances devenues évidentes pour le professeur, évidences qui risquent de res-
ter implicites et inaccessibles à la plupart des élèves si elles ne sont pas l’objet
d’un enseignement explicite. Par exemple, donner aux élèves, entre le début de
l’année et les vacances d’automne, des exercices simples, comme repérer dif-
férents arguments (dont les sophismes) ou même résumer un extrait de texte
(pas nécessairement philosophique), peut permettre à la fois de les mettre en
confiance et d’apprécier leurs acquis et leurs capacités, très variables selon les
années, les lycées et les classes.
Pour ce qui est de l’ordre des notions abordées au cours de la progression
annuelle, il n’existe aucune logique dictée par les listes de notions qui tiennent
lieu de programmes. Si un conseil peut être donné sur ce point, c’est de com-
mencer par un problème qu’on aime particulièrement, et avec lequel on se sent
à l’aise : on aura toutes les chances alors d’intéresser les élèves.
Quant à l’organisation du cours sur l’année, il est bon de la prévoir, pour
ne pas être trop gourmand quant au temps passé sur chaque problème abordé :
une année scolaire ne compte réellement qu’une trentaine de semaines : c’est
peu pour traiter nos « programmes » quasi-illimités. Les programmes pré-
cisent, et les inspecteurs le rappellent souvent, que les notions ne doivent pas
constituer des titres de chapitres – comme c’est le cas dans les Annabac et la
plupart des manuels.
La solution qui s’impose donc consiste à regrouper quelques notions au
sein d’un problème qui sera traité par une séquence de cours. En fonction des
classes, il peut être idoine de privilégier des chapitres qui ne s’étendent pas
trop longtemps, au risque de les perdre ou de les lasser. Par ailleurs, il est tout
à fait possible de croiser une notion plusieurs fois dans l’année.
Des chapitres relativement rapides permettent ainsi de donner du rythme
à votre progression. Avec un premier chapitre terminé avant les vacances d’au-
tomne, les élèves se repèrent, perçoivent qu’on avance et qu’on peut déjà enta-
mer un travail de révisions ou de méthode.
Du rythme dans l’année et du rythme dans la semaine : en l’absence de
culture pédagogique commune, l’un des risques du métier est de ne consacrer
ses heures en classe qu’aux cours en délaissant les exercices, les pratiques et
l’activité des élèves. Aussi, il peut être intéressant de prévoir une organisation
de la semaine où le temps se partage, entre les heures et au sein d’une même
heure, entre le cours à proprement parler et les exercices d’application (ana-
lyse d’un problème, construction d’arguments ou d’objections, travail sur la
logique de l’argumentation, recherche d’exemples, mise en œuvre de repères
conceptuels, travail sur un extrait de film ou de série, préparation d’un débat,
etc.). Alterner régulièrement entre différentes modalités d’enseignement, y

76
compris entre la classe entière et les travaux par petits groupes, c’est favoriser
l’attention des élèves, qui peut vite s’émousser…
Voici un exemple de progression annuelle en Terminale générale, telle que
distribuée en début d’année aux élèves. Cette pratique peut être critiquée par
la rigidité qu’elle implique, mais elle peut aussi être rassurante pour les élèves.
Elle est également un garde-fou pour l’enseignant, car il s’oblige ainsi à ne
pas prendre trop de retard… Il convient d’évaluer sa pertinence pour soi ou
pour les élèves, voire de la remanier au fur et à mesure de l’avancement réel
pendant l’année.

Enquêtes Notions

Enquête 1 : Choisissons-nous d’être qui nous sommes ? La liberté, la conscience, l’inconscient, le temps

Apprendre à argumenter : logique et méthode

VACANCES D’AUTOMNE

Enquête 2 : Dépend-il de nous d’être heureux ? Le bonheur, la liberté

Enquête 3 : Les lois visent-elles à instaurer la justice ? L’État, la justice, la liberté

VACANCES DE NOËL

Enquête 4 : Un État démocratique est-il possible ? L’État, la justice, la liberté

Enquête 5 : Le travail nous vole-t-il notre temps ? Le travail, la liberté, le temps

VACANCES D’HIVER

Enquête 6 : Faut-il avoir confiance en la science ? La science, la raison, la vérité

Enquête 7 : D’où vient Dieu ? La religion, la vérité

VACANCES DE PRINTEMPS

Enquête 8 : L’humanité est-elle supérieure à la nature ? Le langage, la nature, le devoir

Enquête 9 : L’art n’est-il qu’une technique ? L’art, la technique

77
Dix conseils
pour préparer ses cours
Frédéric Le Plaine, Lisa Tierny et Guillaume Durieux

Vous voilà enfin prof : vous êtes excité et curieux ! Mais vous êtes aussi pani-
qué : si vos connaissances philosophiques sont solides, on ne vous a cependant
pas appris à faire cours ! Si vous n’y avez pas été formé pendant vos études, vous
ne le serez pas davantage avant votre première rentrée. Si vous êtes convoqué à
l’INSPE une semaine avant le début des cours, ce sera très probablement pour
entendre des collègues de classes préparatoires s’écouter disserter sur d’obscurs
points de doctrine, comme l’analytique des principes chez Kant, que vous n’au-
rez vraisemblablement jamais l’occasion d’aborder avec des élèves de Terminale.
La préparation des premiers cours est une étape importante mais difficile,
car elle suppose que nous désapprenions ce que nous avons appris, et nous libé-
rions de nos habitudes universitaires. Fraîchement sorti des études ou de la
préparation du concours, il est difficile de savoir ce que l’on est en mesure d’at-
tendre d’un élève de Terminale. Surtout, quand on est rôdé aux dissertations
érudites, on ne sait pas réaliser une leçon à destination d’un public néophyte,
qui attend de nous que nous lui transmettions des contenus disciplinaires et
des savoir-faire. Comment préparer un cours de philosophie ?

1. Ne prenez pas les notions pour des chapitres


On n’étudie pas « La liberté », ou « l’État », mais on se demandera
plutôt « L’État nous prive-t-il de notre liberté ? ». Pour nourrir une pensée
philosophique, il est fondamental que la réflexion s’articule autour d’un pro-
blème, qui sera son point de départ, son fil conducteur et son point d’arrivée.

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En procédant par notion, vous prenez le risque de tomber dans l’écueil du
« catalogue » de philosophes et de concepts. Poser un problème permet d’ex-
pliciter et rendre visible la démarche philosophique qui consiste à question-
ner, formuler des hypothèses, des objections, etc.

2. Posez le problème avec les élèves


Les questionnements philosophiques sont souvent perçus par les élèves
comme arbitrairement tombés du ciel. Pour lancer votre séquence ou votre
chapitre, introduisez le problème avec les élèves par une activité ou une dis-
cussion qui leur rende sensibles ses enjeux et ses implications dans la « vraie
vie ». On trouve de plus en plus fréquemment dans certains manuels des
documents statistiques ou des études de cas qui permettent de faciliter ce tra-
vail de problématisation. On peut faire travailler les élèves par petits groupes
pour analyser le problème, en les guidant pour qu’ils prennent peu à peu les
bonnes habitudes. Les manières de faire sont nombreuses : ne vous privez pas
d’en essayer plusieurs.

3. Soyez à la fois modeste et exigeant


Vous enseignez au lycée, pas en classe prépa. Vos élèves auront un rapport
à la langue, au vocabulaire, à l’abstraction, à la culture écrite, très disparate en
fonction des classes et au sein d’une même classe. On est parfois surpris de cer-
tains mots ou expressions dont ils ignorent la signification. Ne leur en veuil-
lez pas : les élèves sont tels que notre système éducatif les a faits. Maintenant,
ils sont devant vous, et il faut faire avec. Pour ce qui concerne le contenu de
vos cours, une conséquence s’ensuit : même si vous avez envie de les emmener
très loin dans certaines subtilités doctrinales ou conceptuelles, il ne faudra pas
brûler les étapes, mais commencer par les premières briques et s’assurer qu’ils
digèrent bien votre cours, à mesure que vous avancez.

4. Clarifiez le cadre
Pour que les élèves s’approprient au mieux votre cours, il faut leur en don-
ner les moyens : qu’ils sachent d’où l’on part, où l’on en est et où l’on va. Une
fois le problème du chapitre posé, il faut que les élèves se repèrent dans le che-
minement du cours : qu’ils en aient un plan détaillé, par exemple, et qu’ils
comprennent en quoi ce qu’on aborde est relié au problème de départ et néces-
saire pour avancer dans la réflexion. À chaque fois qu’un texte, un document
ou un film est étudié, son rapport avec le problème ne doit pas être un mystère.
Si ce rapport est évident pour vous, il ne l’est pas forcément pour les élèves :

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explicitez-le ! Des bilans d’étape réguliers peuvent à cet égard être utiles, à la
fois pour justifier l’intérêt de ce qui vient d’être compris dans la progression
du questionnement, et pour bien marquer ce qu’il faut en retenir. C’est aussi
une façon de leur faire comprendre que dans leurs dissertations, ils devront
eux aussi ne jamais perdre de vue le sujet et y revenir dans chaque paragraphe.

5. N’ayez pas peur d’être « scolaire »


N’hésitez pas à matérialiser de façon ostensible, par un rituel au tableau,
les éléments du cours qui doivent particulièrement retenir leur attention et
mériter leurs efforts de mémorisation : les différents sens des concepts, les dis-
tinctions importantes (les « repères »), des formalisations ou des schémas pour
certains arguments, les exemples qui y sont associés, etc. Ainsi, votre prépa-
ration de cours ne doit pas être focalisée sur son seul contenu philosophique,
mais doit aussi faire un sort aux méthodes très concrètes que vous comptez
mettre en œuvre pour que ce cours soit compris et assimilé par tous vos élèves.
Certains de ces éléments importants du cours pourront d’ailleurs faire l’ob-
jet de petites interrogations de connaissances, d’autant plus efficaces qu’elles
seront régulières.

6. Structurez et faites-les structurer
On peut faire de très bons cours en suivant un plan de dissertation mais cela
ne va pas de soi. Peu importe la trame que vous choisissez, il importe avant tout
de confronter les élèves à différents angles à partir desquels on peut approfon-
dir un problème. S’il est plus classique, le plan de cours structuré tel une dis-
sertation a le mérite de renforcer l’apprentissage de la méthode que les élèves
auront à pratiquer à l’examen. On peut même imaginer un chapitre qui démarre
par un colloque des philosophes1 et où les élèves ont ensuite à construire eux-
mêmes leur plan du cours, en fonction de leurs propres affinités et des argu-
ments qui leur paraissent devoir l’emporter. Si vous choisissez cette manière
de faire, veillez toutefois à éviter l’effet d’identification, souvent observé, avec
le philosophe qu’ils ont incarné pendant le colloque ; et prenez le temps de
les accompagner, surtout en début d’année, à chaque étape de l’élaboration
de leur plan, qui peut se dérouler sous la forme d’un devoir fait en partie en
classe et en partie à la maison.

1 Sur ce dispositif, voir l’article de Nicole Grataloup repris dans ce Guide.

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7. Composez avec le réel
Acceptez et faites-vous à l’idée que votre cours ne se passera pas comme
vous l’avez prévu. Vous passerez probablement votre week-end à préparer une
séance de deux heures pour finalement n’en faire qu’un tiers ! Au début, on pré-
pare souvent des séances ambitieuses et millimétrées, mais on découvre vite
qu’on n’est absolument pas maître de leur réception par les élèves. On n’anti-
cipe jamais suffisamment les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, leurs incom-
préhensions ou leurs objections ; il faut construire votre cours de manière à ce
qu’il puisse accueillir les réactions des élèves et leurs blocages. Il faut donc faire
preuve de souplesse face à l’imprévu, et accepter de ne pas toujours atteindre
vos objectifs.

8. Interrogez-vous sur la trace écrite


Les bons élèves qu’ont souvent été les professeurs (à plus forte raison s’ils
sont passés par une prépa) ont l’habitude des cours magistraux verticaux dans
lequel l’enseignant pérore seul et les étudiants notent doctement ce qu’il pro-
fesse. Mais cette manière de faire ne va pas de soi, et ce serait une erreur de
reproduire le modèle dans lequel vous avez été formé. Certains collègues aiment
dicter, d’autres projeter le cours ou le distribuer en polycopiés ou encore inciter
les élèves à prendre des notes. Si vous optez pour la prise de notes, instaurez-la
progressivement, car les élèves sont souvent loin d’être autonomes. Il ne faut
pas les présupposer capables, mais les rendre capables. On peut par exemple
expliquer un argument à l’oral, puis laisser quelques minutes aux élèves pour
le restituer dans leur cours : les meilleures productions pourront être valori-
sées devant la classe.

9. Pensez aux savoir-faire : apprendre, c’est appliquer


Vous aurez sûrement tendance à bâtir vos cours en pensant en priorité aux
raisonnements, aux doctrines philosophiques, aux grandes oppositions dont
la maîtrise vous semble incontournable, etc. Pour autant, n’oubliez pas de vous
demander ce que vos élèves doivent savoir faire. On objectera que les contenus
sont inséparables des démarches intellectuelles. Il n’est pourtant pas vain de
vous demander quels sont les savoir-faire, ou les compétences, qui sont au cœur
du travail philosophique de cette séance-là, et comment vous comptez vous y
prendre pour que les élèves les identifient et apprennent effectivement, pas seu-
lement à les comprendre, mais à les mettre en œuvre. S’agit-il d’apprendre à
distinguer deux concepts proches ? À reconnaître un sophisme ? À utiliser un
certain type de raisonnement ? À dégager les présupposés ou les implications

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d’un argument ? À confronter des points de vue divergents ? À prendre en
compte des objections jugées pertinentes dans l’élaboration d’une réponse ?
À reconstruire la logique de l’argumentation d’un texte ? À éviter des contre-
sens en tenant compte du contexte ? Si nous n’y prêtons pas attention, si nous
ne les explicitons pas, ces savoir-faire resteront invisibles, en particulier pour
les élèves les plus éloignés de la culture scolaire. Votre cours n’est pas une visite
touristique de neuf mois parmi les plus belles doctrines de l’histoire de la phi-
losophie, ni une ribambelle de brillantes dissertations : c’est un lieu d’appren-
tissage où les élèves doivent pratiquer et appliquer. C’est pourquoi il peut être
intéressant de consacrer le quart, voire la moitié de vos heures de la semaine
avec une classe aux exercices d’application et d’entraînement.

10. Individualisez vos séances


Un enseignement efficace ne repose pas essentiellement sur les qualités
innées ou sur l’érudition de l’enseignant. Il repose aussi sur l’expérience accu-
mulée et sur la formation continue, formelle (dans le cadre de la formation
initiale ou continue) ou informelle (dans le cadre d’échanges avec des collè-
gues). Il repose enfin sur la capacité à concevoir ses cours, sa progression et sa
démarche pédagogique en fonction d’objectifs clairs et explicites et à déployer
les moyens permettant le mieux de réaliser ses objectifs.
De ce fait, au moment de préparer son cours, il importe de ne pas élaborer
son cours seulement en réfléchissant à la structure et à la progression du cha-
pitre entier. Il importe aussi que chaque séance ait son unité propre. Pour ce
faire, il convient de se fixer un objectif d’apprentissage pour chaque séance.
Par exemple : à la fin de cette séance, il faut que les élèves sachent expliquer la
critique rousseauiste du droit du plus fort, distinguer entre déduction, induc-
tion et abduction, savoir utiliser les expressions « condition nécessaire » et
« condition suffisante » pour structurer leurs raisonnements, etc. Il est très
utile d’annoncer aux élèves cet objectif aux élèves en début de séance.
Ces objectifs peuvent consister soit en connaissances philosophiques subs-
tantielles (tel ou tel point de doctrine, telle ou telle distinction, etc.), soit en
connaissances procédurales (formaliser un argument, analyser un exemple,
etc.), soit les deux.
Il importe de concevoir la séance en vue de cet objectif : une séance dont l’ob-
jectif est l’explication d’un point de doctrine peut appeler la mise en place d’un
moment relativement long de cours magistral, par exemple conclu par un QCM1
ou un petit écrit visant à vérifier la compréhension des élèves, tandis qu’une autre

1 Voir l’article de François Meyer sur les QCM en philosophie dans ce Guide.

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dont l’objectif est de travailler sur les procédures à déployer lors de la phase de
problématisation pourra justifier de mettre en place un colloque des philosophes.
Se fixer un objectif pédagogique clair et explicite pour chaque séance a plu-
sieurs avantages :
- Premièrement, cela permet de garder la maîtrise de son temps. Il arrive
souvent, lorsqu’on ne pense son cours que comme une sorte de longue
dissertation, qu’il finisse par traîner en longueur : la sous-partie sur
Kant finit par durer un mois et, arrivé aux vacances d’hiver, on n’a
traité qu’un chapitre. Se fixer des objectifs explicites pour chaque
séance permet de maîtriser son temps tout en mettant en place une
réelle progressivité sur la période ou sur l’année en réfléchissant en
amont à l’ordre des apprentissages.
- Deuxièmement, cela permet de varier souvent les modalités et les dis-
positifs. Il ne s’agit pas de valoriser le changement pour le changement.
Mais en s’imposant d’expliciter pour chaque séance des objectifs spé-
cifiques, on se rend conscient de la diversité et de la complexité de nos
attentes et on se met en situation de développer une réelle imagina-
tion pédagogique : comment s’assurer aux mieux que les élèves com-
prennent et maîtrisent ce que je veux qu’ils comprennent et maîtrisent ?
- Troisièmement, cela favorise le travail d’évaluation. On sait très exac-
tement ce que les élèves sont censés savoir et la manière dont on l’a
travaillé avec eux. On peut ainsi multiplier les évaluations, sous forme
de petits exercices, soit en fin de séance pour vérifier le degré de com-
préhension des élèves, soit en fin de séquence. Cela permet, pour les
élèves, d’ancrer les apprentissages et, pour les professeurs, d’avoir des
retours réguliers sur le degré de maîtrise des élèves.
- Quatrièmement, cela améliore le climat de classe et la motivation des
élèves à s’investir dans les apprentissages. Les élèves ont souvent des
difficultés à comprendre quoi réviser en philosophie. Si des objectifs
clairs en termes d’apprentissages sont explicitement indiqués aux élèves
à chaque séance, ceux-ci peuvent organiser leur travail en fonction de ces
objectifs et évaluer leur propre niveau de compréhension et de maîtrise.
En somme, il importe particulièrement, lorsque l’on prépare un cours, d’in-
dividualiser chaque séance en identifiant l’objectif qu’on se donne et en spé-
cifiant le dispositif qui permet de le réaliser. Les élèves sont plus investis dans
leurs apprentissages quand ils sont capables d’en saisir la finalité et de com-
prendre comment chaque étape y conduit. Et les professeurs y gagnent en maî-
trise sur leur pratique. Cela permet aussi le développement d’une inventivité
pédagogique stimulante.

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Que faire avec les repères ?
Frédéric Le Plaine

Les repères furent la seule innovation un peu déterminante de la réforme


des programmes de 2003, reprise dans celle de 2019.
Ceux-ci sont en effet constitués par une liste de mots (les notions) accom-
pagnés d’une autre liste de mots associés entre eux (les repères). Les repères
sont définis comme des distinctions conceptuelles opératoires, relativement
transversales, et devant être étudiées progressivement tout au long de l’année
scolaire. Le texte des programmes précise que les repères ne doivent pas être
enseignés pour eux-mêmes, isolément des notions. C’est dans l’analyse et la
réflexion sur les notions que les repères doivent être mobilisés, mais ils doivent
être « formulés explicitement ». Autrement dit, sans les enseigner à part, il faut
bien leur faire un sort particulier. D’ailleurs, le texte officiel, tout en indiquant
que les sujets du baccalauréat ne pourront porter que sur des notions et jamais
directement sur des repères, précise également que ces derniers « soutiennent
la réflexion que l’élève construit pour traiter un problème ». Bref : l’apprentis-
sage des repères semble être une approche efficace pour s’approprier, non seu-
lement des outils pouvant servir à analyser et « problématiser » un sujet de
dissertation ou un texte, mais également et du même coup, les ingrédients pos-
sibles de l’armature du plan d’une dissertation ou d’une explication de texte.
Les recommandations de l’Inspection générale donnent une série d’exemples
d’interrogations adossées à des repères que l’on peut introduire en classe pour
traiter telle ou telle notion : « L’art : qu’est-ce que l’art abstrait ? Y a-t-il de l’es-
sentiel dans l’art ? L’art est-il simple intuition ? Qu’est-ce qu’un idéal de l’art ?
Quels sont le principe et la fin de l’art ? Le goût est-il subjectif, objectif, intersub-
jectif ? La raison : quels sont les rôles de l’analyse et de la synthèse dans les proces-
sus démonstratifs ? Raisonne-t-on sur des exemples ou sur des preuves ? Qu’est-ce

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qui distingue raison théorique et raison pratique ? Le temps : le temps est-il absolu
ou relatif ? Est-il intuitif ou discursif ? Idéal ou réel ? Subjectif ou objectif ? »1.
Les repères sont donc incontournables. Ils sont intéressants d’un point de
vue pédagogique, en ce qu’ils donnent aux élèves quelque chose de tangible
sur quoi faire porter leurs efforts d’apprentissage et de mémorisation. Ils leur
permettent d’enrichir leur culture philosophique, en prenant les choses par
une facette apparemment modeste, celle du vocabulaire.
C’est pourquoi, sans déroger aux textes officiels, il peut être intéressant, non
pas d’étudier les repères isolément, mais de souligner leur importance dans le
déroulement du cours. On peut imaginer différents moyens, comme les enca-
drer au tableau, leur attribuer une couleur spécifique dans le cahier des élèves
(en fonction de leur degré d’autonomie dans la prise de notes), voire en exiger
la réécriture dans un petit carnet (de type lexique) de vocabulaire.
Pour marquer encore leur importance, on peut demander aux élèves,
par binômes ou par petits groupes, d’imaginer une saynète qui fasse inter-
venir un repère dans une situation concrète qui leur rendra plus sensible la
signification de la distinction ou de l’opposition. Par exemple, sur le repère
« absolu / relatif », les élèves pourront imaginer un dialogue autour des cri-
tères de beauté d’une œuvre d’art à l’occasion de leur visite d’un musée, ou
bien débattre sur la dimension culturelle d’une règle morale.
Des interrogations spécifiquement consacrées aux repères peuvent égale-
ment jalonner l’année. Sans se limiter à de pures restitutions des définitions,
elles sont plus efficaces à intégrer à des entraînements à certains aspects de
méthode, comme l’analyse d’un sujet, l’élaboration d’une problématique, d’un
argument, ou encore l’explication d’un texte.

Exemples
En utilisant la distinction absolu/relatif, écrire une problématique où apparaisse
une difficulté ou un paradoxe sur le sujet : « Nos convictions morales sont-elles
fondées sur l’expérience ? »
En utilisant la distinction légal/légitime, écrire une problématique où apparaisse
une difficulté ou un paradoxe sur le sujet : « Suffit-il d’obéir aux lois pour être
juste ? »
En utilisant la distinction obligation/contrainte, écrire une problématique où
apparaisse une difficulté ou un paradoxe sur le sujet : « Travailler, est-ce accom-
plir son humanité ? »
En utilisant la critique que fait Socrate des « preuves d’avocat » et la distinction
entre persuader et convaincre, montrer qu’on peut avoir raison seul contre tous.

1 Voir sur Eduscol la fiche de philosophie « Construction des cours : notions, auteurs,
repères ».

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On peut donc préciser quelques usages possibles des repères :
- Pour conceptualiser les termes d’un sujet de dissertation ou d’un cha-
pitre du cours, en abordant leurs différents sens possibles, ou bien pour
préciser et limiter un sens pertinent.
- Pour problématiser un sujet de dissertation, en clarifiant les termes
d’une alternative ou d’un paradoxe.
- Pour clarifier l’analyse d’un argument dans l’explication d’un texte,
en précisant ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas, ou bien ce à quoi il s’oppose.
- Pour construire une objection à l’argument d’un texte, puis la réponse
que ferait l’auteur à cette objection.
- Pour problématiser l’explication d’un texte.
D’une manière générale, les repères permettent d’inscrire dans notre ensei-
gnement la nécessité d’aborder la philosophie comme une nouvelle langue
étrangère à conquérir ; et d’insister sur la maîtrise du vocabulaire, en présen-
tant celui-ci comme une boîte à outils permettant de s’approprier les problèmes
philosophiques. On gagne ainsi à présenter les repères aux élèves comme des
outils méthodologiques sur lesquels s’appuyer pour problématiser au-delà de la
reformulation (pour la dissertation et l’explication de texte) et analyser au-delà
de la paraphrase (pour l’explication de texte).
Parmi les ressources intéressantes sur les repères, citons :
- Sur le site de Guillaume Lequien, des repères expliqués avec des exercices
d’entraînement : https://microphilo.wordpress.com/category/reperes/
- Des exercices sur certains repères : http://philosophie.ac-amiens.fr/051-
exercices.html
- Les pages « Repères » du Manuel Bordas pour la voie générale
(édition 2020)
- Le Cahier d’exercices de philosophie pour la voie technologique édité
chez Bordas en 2021.

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L’enseignement de HLP :
un programme, deux disciplines
Fanny Bernard et Cécile Victorri

La spécialité Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) a la particula-


rité d’être une spécialité comportant plusieurs disciplines. Cependant, ce n’est
pas une spécialité conçue comme étant transdisciplinaire, mais bidisciplinaire.
Il y a deux professeur·e·s qui se partagent l’horaire. La question pour l’ensei-
gnant·e de philosophie n’est donc pas seulement de savoir comment traiter le
programme, mais comment articuler son cours avec le cours de lettres réalisé
en parallèle par un·e autre collègue. Nous proposons une présentation rapide
de la spécialité, de son intérêt et de ses difficultés. Nous proposons dans un
autre article1 quelques pistes que nous avons explorées, autant en Première
qu’en Terminale, entre 2019 et 2021.
En effet, il y a un programme pour deux disciplines différentes et, à la fin
de la première pour les élèves qui abandonnent la spécialité (ou à la fin de la
terminale pour tous les autres élèves), une épreuve qui articule les deux disci-
plines. Les différences entre ce programme et celui de l’enseignement de la phi-
losophie en Terminale sont, d’une part, son ancrage chronologique (à chaque
thème correspond une période de référence) et, d’autre part, son approche thé-
matique et non pas notionnelle. Par exemple, on n’y trouvera pas « le langage »
ou « la culture » mais « les expressions de la sensibilité » ou « les représen-
tations du monde » et, à chaque fois, ces thématiques sont précisées et décli-
nées et rattachées à une « période de référence », depuis l’Antiquité au premier
semestre de la Première jusqu’à nos jours, au dernier semestre de la Terminale.

1 Voir l’article des mêmes autrices, « Exemples de pratiques en HLP », dans ce Guide.

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Bien que cet ancrage chronologique soit indicatif, il a été perçu par beaucoup
comme « contraignant ». Mais il est parfaitement possible, voire souhaitable,
de partir de questions contemporaines et de les mettre en perspective, d’en mon-
trer la profondeur en remontant aux périodes de l’histoire qui les ont vu naître.
Et c’est un exercice particulièrement formateur pour les élèves que de percevoir
dans les phénomènes les plus contemporains (plaidoiries judiciaires, discours
politiques, publicités ou story telling), l’écho des débats qui opposent Socrate
et Gorgias, pour ne donner que cet exemple. Ainsi nous avons fait le choix de
respecter cet ancrage chronologique, sans pour autant nous interdire d’aborder
des questions contemporaines et de nous référer à des textes d’autres périodes.
Les thématiques du programme d’HLP sont formulées de telle sorte
qu’elles peuvent être l’objet d’un traitement littéraire aussi bien que philoso-
phique. De ce fait, les professeurs de ces disciplines n’y trouvent pas tout de
suite leurs repères et peuvent se demander comment articuler l’enseignement
des lettres et celui de la philosophie sans se répéter ni s’éloigner ? En tant que
prof de philosophie, on peut trouver parfois quelques intitulés fort peu phi-
losophiques et beaucoup trop littéraires… mais il faut savoir que les profs de
lettres considèrent à l’inverse que c’est un programme pour philosophes ! Il faut
sans doute en déduire que c’est le signe d’un programme inédit pour les deux
disciplines, dans lequel on ne pourra pas se contenter de recycler son cours de
Terminale… Tant mieux ?

Textes, compétences et méthodes : points communs et différences


La difficulté de l’enseignement de HLP consiste à faire comprendre aux
élèves à la fois les points communs entre la littérature et la philosophie mais aussi
leurs différences afin qu’ils ne confondent pas les méthodes le jour de l’examen.
Dès qu’on essaie d’identifier concrètement les différences entre les disci-
plines, on s’aperçoit que l’on a vite fait de caricaturer : l’argumentation serait
le propre de la philosophie ? Que dire alors des textes argumentatifs étudiés
depuis le collège en français ? Et du nombre de textes littéraires à portée phi-
losophique ? De l’usage des mythes dans les discours philosophiques ? La litté-
rature serait caractérisée par l’étude des figures de styles d’après beaucoup de
professeurs de philosophie qui se plaignent des habitudes prises par les élèves
de relever les « champs lexicaux »… C’est évidemment aussi absurde que de
prétendre que la philosophie se réduit aux propos verbeux qu’on trouve par-
fois dans les copies de nos élèves. Encore faut-il travailler ensemble pour s’en
apercevoir. L’analyse des termes du sujet, la problématisation, la clarté de l’ex-
pression et le développement structuré sont clairement attendus dans les deux
disciplines. Alors qu’est-ce qui les distingue ?

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Sans entrer dans la question de savoir quelle est le propre de l’activité phi-
losophique, on peut faire le point sur ce qui sera attendu dans chaque disci-
pline au moment de l’évaluation. Bien qu’à ce jour les épreuves de spécialité
n’aient encore jamais eu lieu, on en connait la forme : un texte (« philoso-
phique » ou « littéraire »), et deux questions dont une dite « d’interpréta-
tion » et une autre dite de « réflexion », l’une à tendance philosophique et
l’autre littéraire selon la nature du texte. Pour la question de réflexion phi-
losophique, on attendra des références à d’autres théories tandis que pour la
question de réflexion littéraire, on attendra des analyses d’exemples d’œuvres
littéraires. Pour les questions d’interprétation, la question littéraire portera
souvent sur le style et les procédés employés par l’auteur, tandis que la ques-
tion philosophique cherchera à élucider la thèse ou un argument de l’extrait.
En travaillant avec des collègues de lettres, on se rend compte qu’il est pri-
mordial pour un élève d’avoir lu les œuvres littéraires qu’il mentionne, tan-
dis qu’en philosophie, la connaissance des théories philosophiques peut passer
par d’autres ressources que le texte source. Ainsi c’est dans la manière dont la
question va être traitée qu’on identifiera les spécificités de chaque discipline,
plus que dans le type de texte ou la nature du sujet.
Toute la difficulté alors est de faire en sorte que ces attendus ne restent
pas dans l’implicite et que les élèves puissent les identifier, sans pour autant
renoncer à la convergence des deux disciplines dans un programme commun.
Pour éviter de se noyer dans de fausses contradictions, il semble qu’on puisse
simplement considérer que la spécialité HLP a pour finalité de donner une
culture générale aux élèves, des repères dans l’histoire de la pensée, des com-
pétences approfondies pour lire, écrire et parler. Finalement, cela ne consti-
tuerait-il pas une excellente base pour aborder la philosophie en Terminale ?

Travailler en binôme : complémentarité/parallélisme/fusion ?


Le professeur de philosophie a l’habitude de travailler seul, de construire son
cours (dont il est convenu de dire qu’il en est « l’auteur ») et d’avoir la main
sur sa progression. Comme tous les autres professeurs, il dispose d’une liberté
pédagogique et plus encore que les autres dans la mesure où il n’est finalement
contraint par aucun véritable programme. Autant dire que cela ne favorise pas
le travail en équipe. L’enseignement de HLP est une occasion de découvrir
l’intérêt qu’il y a à croiser les regards sur une thématique commune, à mesu-
rer les écarts d’interprétation ou de lecture d’un programme. Par exemple, là
où un professeur de philosophie verra Montaigne ou Descartes et les débats
sur l’animal machine ou la hiérarchie des êtres vivants, pour aborder la ques-
tion du rapport entre l’homme et l’animal, un professeur de lettres pensera

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à La Fontaine ou à la manière dont l’animal symbolise le statut social ou les
traits de caractère… Par ailleurs, les professeurs de lettres ont l’habitude de faire
écrire leurs élèves de différentes manières, souvent, et en reprenant les textes.
Cette pratique est précieuse, et nous avons beaucoup à en apprendre. À la fois
pour nous permettre de varier les types d’exercices, et les types de textes, mais
aussi pour apprendre aux élèves à améliorer un texte.
Voici un exemple :
Il s’agit d’un exercice fait en terminale sur « les expressions de la sensibi-
lité » : j’ai demandé aux élèves d’écrire en première personne et de façon ano-
nyme une situation vécue dans laquelle l’élève n’arrivait pas à exprimer par
des mots ses sentiments. On a ensuite lu devant la classe les textes des uns et
des autres pour faire surgir le problème des possibilités et limites de l’expres-
sion des sentiments par le langage. C’est le fait de travailler avec une prof de
lettres qui m’a fait créer cet exercice que je n’aurais pas osé faire en tronc com-
mun. En effet, en lettres, les professeurs font beaucoup plus souvent qu’en phi-
losophie des petits exercices d’écriture non notés en classe, alors que je n’avais
jamais pensé à faire travailler la rédaction en dehors d’un contexte d’évalua-
tion (paragraphe, intro, devoir complet…). De plus, le fait d’être en HLP nous
pousse à travailler l’expression écrite autrement que sous la forme de la dis-
sertation ou de l’explication de texte, du fait de l’épreuve et de la potentielle
poursuite d’études des élèves dans des formations littéraires. En cours de
tronc commun, je me serais contentée d’analyser des expressions comme « je
manque de mots ». L’écriture pratiquée en lettres m’a permis de partir d’une
véritable expérience vécue singulière des élèves pour problématiser et de tra-
vailler en même temps la rédaction.
Travailler en binôme, quand cela est possible, permet de s’apercevoir que les
routes de la littérature et de la philosophie se croisent, s’éloignent et se rejoignent.
Si les deux disciplines s’ignorent, les élèves ont alors beaucoup à perdre : soit
les professeurs se répéteront, soit ils aborderont le programme d’une manière si
différente qu’on pourra à peine comprendre que c’est le même ! Tous les retours
d’expérience de binômes qui « fonctionnent » confirment que chaque disci-
pline s’enrichit de sa fréquentation de l’autre, et que nous avons plus en com-
mun qu’il n’y paraît d’abord.
Reste que le temps de concertation entre les disciplines n’est pas prévu
dans les services et que l’attribution de cette spécialité dépend parfois plus
des contraintes horaires des répartitions de service que d’un projet commun.
Choisir d’enseigner HLP, c’est malgré tout choisir d’enseigner à deux.

92
L’approche disciplinaire et ses limites :
faut-il construire une progression commune ? Comment ?
Quand ils arrivent en Première, les élèves n’ont jamais fait de philoso-
phie : ils vont découvrir la discipline avec la spécialité (qu’ils nomment d’ail-
leurs souvent « philo »). Pour le professeur de philosophie, il y a donc une
double difficulté : faire découvrir la philosophie, comme discipline scolaire
et entrer dans un programme qui n’est pas spécifiquement philosophique.
Cette difficulté a donné lieu à des débats interminables mais elle disparaît
assez rapidement dans la pratique. En effet, le premier semestre est consacré
à un thème qui convient parfaitement à l’introduction à la discipline : « le
pouvoir de la parole ». Les enjeux de ce thème à la fois épistémiques et poli-
tiques, avec son ancrage chronologique (l’Antiquité), constituent de fait une
porte d’entrée évidente.
Il n’en reste pas moins que plus la collaboration est étroite avec le profes-
seur de Lettres, plus le risque de laisser dans l’ombre la question de la nature
et de l’objet de la philosophie est grand. Nous avons longuement échangé avec
notre collègue pour nous mettre nous-mêmes au clair sur ce que nous ensei-
gnons respectivement. Certaines lignes de démarcations sont apparues, mais
sans dessiner des frontières étanches : le rapport au concept, la généralité des
questions, le rapport aux textes et aux auteurs… Il est important pour nous,
enseignants, d’explorer ces frontières. Mais que faut-il en dire aux élèves ? Ne
risque-t-on pas de figer les choses en séparant artificiellement ce qui en réalité
est tissé ensemble quand on écrit, quand on lit et quand on parle ? L’expérience
montre qu’annoncer aux élèves les objectifs des séquences, leur dire explicite-
ment sur quoi on travaille, dans quel but et pour développer quel type de com-
pétences, suffit pour que la fameuse question « à quoi ça sert la philosophie ? »
ou encore « qu’est-ce que c’est ? » ne se pose jamais (alors qu’en Terminale,
en cours de philo, cette question vient souvent, et fait parfois obstacle au tra-
vail1…). En première, c’est progressivement et avec la pratique que les diffé-
rences entre les deux disciplines se font sentir.
Pour y sensibiliser les élèves nous avons en Première mis en place un carnet
de lecture à deux entrées : lecture philosophique et lecture littéraires. L’idée
est de demander aux élèves de choisir une œuvre par période en philosophie
et de noter toutes ses impressions de lectures, quelles qu’elles soient. Pratique
courante en lettres, moins en philosophie. La fréquentation d’œuvres ainsi
distinguées dans leur carnet sur lequel un travail peut être fait en classe (soit
d’échanges et de discussions sur les œuvres lues, soit d’écriture personnelle)

1 Voir sur la question l’article de Guillaume Durieux, « La philosophie, ça sert à quoi ? »,
dans ce Guide.

93
peut favoriser l’identification des spécificités de chaque discipline, sans ris-
quer des simplifications trop caricaturales.
Selon les contextes et les binômes, on peut choisir de construire une pro-
gression commune aux deux disciplines ou de conduire deux progressions dis-
tinctes mais complémentaires.

94
« La philosophie, ça sert à quoi ? »
Guillaume Durieux

Une main se lève. Le professeur donne la parole à l’élève qui demande,


ingénument ou un peu provocant : « Mais, au fond, à quoi ça sert ? Pourquoi
est-ce qu’on doit faire de la philosophie ? ». Tous les professeurs de philosophie
ont dû affronter cette question. Ils savent qu’ils devront l’affronter à nouveau.
Ce n’est plus une surprise. Cela ne l’a jamais été d’ailleurs : dès la première
année, la plupart s’y étaient préparés. Et pourtant, malgré cette préparation,
aucune des défenses de la philosophie auxquelles on peut penser spontané-
ment ne semble vraiment satisfaisante. On peut en citer quelques-unes sans
souci d’exhaustivité :
- Celle de l’esthète : « La philosophie, ce n’est pas quelque chose d’uti-
litaire. Ça ne sert à rien parce que la dignité de la pensée dépasse le
rapport utilitaire aux choses. »
- Celle de l’émancipateur : « La philosophie, ça sert à penser par soi-
même. C’est un apprentissage de l’autonomie intellectuelle. »
- Celle de l’analytique : « La philosophie, ça sert à résoudre des pro-
blèmes conceptuels. Ça sert à clarifier la pensée. »
- Celle du conservateur : « La philosophie, ça sert à se familiariser avec
notre tradition intellectuelle. C’est un élément de notre patrimoine
culturel. »
- Celle du sage : « La philosophie, ça sert à mener une existence accom-
plie. C’est apprendre à mener une vie digne d’être vécue. »
- Celle de l’existentialiste : « La philosophie, ça sert à prendre en charge
la question du sens qui ne peut trouver de réponse dans une autre
discipline. »

95
Ces affirmations sont peu satisfaisantes, parce qu’il est peu probable qu’elles
répondent vraiment aux attentes de l’élève qui pose la question de l’utilité de
l’enseignement de la philosophie. Il faudrait sans doute beaucoup plus de fami-
liarité avec la philosophie que n’en a un élève de terminale moyen pour simple-
ment apprécier la valeur de ce genre de réponses. Ces réponses ne sont audibles
que pour des personnes qui s’y connaissent déjà un peu en philosophie et se
font déjà une idée de ce qu’est ou doit être la philosophie. Ces réponses ne sont
peut-être audibles, finalement, que pour des personnes qui goûtent déjà un peu
la philosophie sans réussir à bien s’expliquer ce goût bizarre.
Or, justement, le défi lancé par cette question met en demeure le profes-
seur d’exposer le principe qui justifie que des élèves consacrent du temps et
des efforts à l’apprentissage de la philosophie. Ce défi exige une justification
accessible à des personnes qui n’y connaissent encore rien et ne qui ne goûtent
pas encore la chose.
Ce défi est si difficile parce que la forme même de la question présuppose
l’existence d’un principe de légitimité de la philosophie qu’il suffirait au pro-
fesseur d’exposer publiquement. Or il me semble que le caractère insatisfaisant
de ces différentes réponses témoigne de la quasi-impossibilité dans laquelle se
trouve le professeur de formuler une réponse satisfaisante dans ces termes-là.
Évitons les malentendus. Je ne dis pas que l’enseignement de la philosophie
au lycée n’est pas légitime. Je dis que cette légitimité n’est pas susceptible d’être
exposée sous la forme d’une sorte d’apologie de la philosophie pour non-phi-
losophes. Je ne dis pas non plus que ce genre de défi ne se pose que pour l’en-
seignement de la philosophie. Sans doute n’existe-t-il pas une seule discipline
qui y échappe. C’est probablement un caractère essentiel des sociétés démo-
cratiques que la légitimité de ce qui est enseigné puisse être contestée par les
destinataires de cet enseignement. Ce que je dis, en revanche, c’est que la stra-
tégie adéquate de réponse à ce défi ne peut pas être tout à fait la même en phi-
losophie et dans les autres disciplines.
En effet, il est un point sur lequel l’enseignement de la philosophie diffère
de celui des autres disciplines : il ne peut faire fond sur aucun consensus de la
communauté scientifique sur aucune question1. Les autres disciplines peuvent
mettre au crédit de leur propre légitimité le fait qu’elles enseignent ce qui est le
cas (ou du moins ce dont on a les meilleures raisons de penser que c’est le cas).
On peut contester la légitimité d’enseigner l’histoire ou la physique au lycée,

1 La suite de cet article s’inspire largement mais librement de l’intervention de Pascal


Ludwig du 8 novembre 2019, lors des journées d’étude de l’ACIREPh : « Faut-il ensei-
gner les croyances des philosophes réfutées par les connaissances empiriques
contemporaines ?  ».

96
mais on ne conteste pas, néanmoins, que ces disciplines sont pourvoyeuses de
connaissances authentiques.
La situation est différente pour ce qui est de l’enseignement de la philoso-
phie. Certes, il y a des connaissances (et même énormément !) qui sont impli-
quées dans cet enseignement. Kant a ou n’a pas soutenu que le temps et l’espace
sont des formes a priori de l’intuition sensible. C’est quelque chose qui peut
être connu et qui est l’objet d’un consensus. Mais la connaissance porte alors
prioritairement sur les thèses et non sur ce sur quoi portent ces thèses : un empi-
riste n’aura pas de mal à reconnaître que Kant a bien soutenu cette thèse ; mais
il ajoutera qu’elle est fausse. L’enseignement de la philosophie a donc cette spé-
cificité que le contenu des connaissances qu’il transmet porte prioritairement
sur des désaccords théoriques sur ce qui est ou non le cas.
Mais alors la question se pose : à quoi tout cela sert-il ? N’est-ce pas de la
vaine érudition ? Il est fort possible que savoir comment résoudre une équation
polynomiale ne paraisse pas plus « utile » à beaucoup d’élèves que la connais-
sance de la doctrine de Kant, mais il n’en demeure pas moins que cette com-
pétence aura pour elle la légitimité d’être fondée objectivement.
C’est aussi pourquoi ces réponses spontanées que j’évoquais plus haut sont
si insatisfaisantes : elles engagent toutes une certaine conception philosophique
de ce qu’est la philosophie. Elles sont donc nécessairement en décalage avec une
interrogation qui porte sur l’intérêt qu’il y a à connaître des conceptions phi-
losophiques tout court. Autrement dit, une question qui porte sur la légitimité
de l’enseignement de la philosophie (et des contraintes qui vont avec) n’est pas
la même chose qu’une question qui porte sur la nature et la valeur de la philo-
sophie. Peut-être que se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher.
Mais ici la question est moins celle de la moquerie que celle de l’indifférence.
Pourquoi s’y intéresser tout simplement ? Et, pour les élèves, qu’est-ce qui jus-
tifie de s’y consacrer ? À quoi bon apprendre que tout un tas de gens n’ont été
d’accord sur à peu près rien, même sur le sens et la valeur de la philosophie ?
Il ne s’agit pas de le regretter ou de céder à la misologie. Il s’agit d’en prendre
acte pour formuler une réponse moins insatisfaisante. Il me semble en particu-
lier que, plutôt que de se livrer à une apologie réaffirmant la valeur manifeste
de ce qui est en question, la philosophie, une stratégie moins insatisfaisante
consiste à partir des vertus épistémiques et pédagogiques du désaccord.
Si l’enseignement de la philosophie peut être « utile » à quelque chose,
c’est parce qu’il est une épreuve du désaccord. Il montre que, sur de très nom-
breux problèmes relevant de champs tout à fait différents, il existe plusieurs
réponses concurrentes plausibles sans qu’il soit possible de trancher définitive-
ment entre elles, souvent sans même que l’on puisse voir ce que voudrait dire
« trancher définitivement entre elles ». Pourtant, il est impossible d’endosser

97
toutes ces thèses en même temps et il faut bien choisir et, pour cela, peser les
raisons, évaluer les thèses en présence, etc.
Cette approche consiste donc à laisser tomber toute réponse qui porterait
sur ce qu’est la philosophie, sa valeur ou son utilité, pour se concentrer sur les
vertus et les compétences intellectuelles que son enseignement permet de culti-
ver : pondération, prudence, tolérance, attention, rigueur argumentative, cha-
rité herméneutique, etc. Ces vertus ne sont pas proprement philosophiques.
Elles sont d’ailleurs cultivées autrement dans d’autres disciplines que la phi-
losophie. Cependant, dans la mesure où l’enseignement de la philosophie
exhibe le désaccord comme tel, il les cultive sans doute de manière originale.
Cette réponse, en somme, consiste à renoncer à toute justification philoso-
phique de la philosophie et à privilégier l’explicitation des vertus et des compé-
tences (en soi non proprement philosophiques) que les élèves peuvent espérer
cultiver par l’apprentissage et la pratique du désaccord des philosophes.
Cette stratégie peut sembler avoir des affinités électives avec le scepticisme.
Encore faut-il voir qu’il s’agit d’une stratégie pédagogique et non d’une thèse
métaphilosophique sur l’essence de la philosophie. Il s’agit de dire que, face
à des élèves pour qui la légitimité de l’enseignement de la philosophie ne va
pas de soi, entreprendre d’exhiber la valeur intrinsèque de la philosophie n’est
peut-être pas la stratégie la plus efficace et n’est, en tout cas, pas la seule possible.
Une réponse qui insiste sur l’épreuve du désaccord permet d’expliciter les
enjeux et les attentes des exercices auxquels les élèves sont soumis durant l’an-
née. Qu’il s’agisse de formuler un problème, d’exposer la structure d’un argu-
ment ou de développer un exemple pertinent, il s’agit chaque fois de mettre
en œuvre des vertus qui sont requises pour comprendre et prendre position
par rapport à des options concurrentes. La culture de ce genre de vertus peut
être hautement désirable pour les élèves1, indépendamment de l’intérêt qu’ils
portent à la philosophie comme telle. L’acquisition de ces vertus est impliquée
par le « pluralisme raisonnable » sur lequel repose nécessairement les socié-
tés démocratiques. L’enseignement des humanités en général et de la philoso-
phie en particulier peut être présenté comme une préparation à cette épreuve
du désaccord raisonnable.
On pourra soupçonner cette réponse de jeter, pour ainsi dire, le bébé avec
l’eau du bain : n’est-ce pas réduire la philosophie à l’éristique ? Cette réponse
laisse en effet en suspens la question de savoir pourquoi ce sont des désaccords

1 Il convient d’insister sur le modalisateur « peut » : cette stratégie repose évidemment


sur l’hypothèse que l’élève est réellement disposé à s’impliquer, ce qui n’est pas tou-
jours le cas. Il est vrai que l’implication des élèves n’est pas une donnée brute et est
elle-même susceptible d’être affectée par différentes stratégies pédagogiques, mais c’est
une autre question.

98
philosophiques que l’on enseigne et pas d’autres. À trop insister sur les vertus
et les compétences que l’on peut espérer cultiver dans l’épreuve du dissensus,
ne perd-on pas de vue la spécificité de la philosophie ? Sans doute pas si l’on
reconnaît que les désaccords philosophiques ont cette caractéristique d’être
extrêmement robustes et d’exiger particulièrement la mise en œuvre de ces
vertus et compétences intellectuelles. Sans doute aussi, les désaccords philoso-
phiques, s’ils sont pris au sérieux, laissent-ils moins place à l’indifférence que
d’autres genres de désaccords.
On dira qu’il s’agit encore d’une justification instrumentale de l’enseigne-
ment de la philosophie. C’est vrai. Mais est-ce si grave ? Il ne s’agit pas de dire
que la philosophie se réduit à la culture de ces compétences et vertus ; mais
que la culture de ces compétences et vertus est une raison suffisante d’en-
seigner la philosophie au lycée, même si elles ne sont pas essentiellement ou
intrinsèquement philosophiques.
Il y a un autre soupçon qu’une telle réponse peut soulever : celui de la tri-
vialité. N’est-ce pas finalement ce que font d’eux-mêmes tous les professeurs
sans qu’il soit nécessaire de leur dire quoi faire ? Là encore, sans doute. Cette
réponse ne prétend pas être originale. Il est évident qu’aucun professeur ne se
lance héroïquement dans une défense et illustration de la philosophie, en espé-
rant provoquer la conversion subite d’élèves jusqu’alors sceptiques et blasés.
Pour autant, la remise en question de la légitimité de l’enseignement de la phi-
losophie ne laisse pas d’être un défi auquel les professeurs sont régulièrement
soumis et auquel il n’est jamais facile de répondre.
Ce défi est avant tout celui de formuler une justification qui soit acces-
sible pour des élèves qui ne sont pas spécialistes de philosophie et satisfaisante
pour des professeurs qui le sont. La solution « déflationniste » proposée ici
me semble pouvoir satisfaire cette double contrainte. Elle n’épuise sans aucun
doute pas l’essence et la valeur de la philosophie. Elle s’en tient finalement à
prendre au sérieux l’injonction des programmes à « former le jugement cri-
tique des élèves ». Mais il ne faut pas oublier que ce genre de justification
s’adresse à des élèves qui ne sont pas spécialistes de philosophie et qui, dans
leur immense majorité, ne le deviendront pas. Certains verront heureusement
que la philosophie est plus et autre chose que cela. Mais ce ne sont pas ceux-là
qui doutent de la légitimité de l’enseignement de la philosophie !

99
Dynamiques de groupe
et enseignement philosophique
Aloïce Schrouf

Lorsque j’ai commencé le métier de professeur de philosophie, je suis arri-


vée en classe avec un rêve : celui d’être comme Socrate, accoucheuse d’idées
et de vérité. Comme Socrate : ce que je voulais, c’était accompagner les élèves
dans leur réflexion propre et non défendre une doctrine. Nous allions discu-
ter de choses et d’autres, j’allais souligner les implications de tel ou tel raison-
nement, corriger telle ou telle faute de raisonnement. Le présupposé de cette
conception du métier est que l’on parle à des individus prêts à se prêter à l’exer-
cice philosophique, individus raisonnables et rationnels. C’est la partie « indi-
vidus » qui m’intéresse ici.
Car lorsque je me suis retrouvée face à une classe, je me suis retrouvée face
à un groupe. Et un groupe, ce n’est pas un agrégat d’individus, mais c’est
un ensemble d’individus qui sont unis par un lien social, qui participent au
même système d’activités, et surtout qui sont dans un vaste réseau de rela-
tions interpersonnelles ; le tout produit un certain nombre de phénomènes
qui sont propres au groupe.
Il m’a fallu du temps pour comprendre que c’était ma fausse croyance
(selon laquelle je ne parlais qu’à des individus qui se trouvaient assis dans la
même pièce) qui entrait en contradiction avec la réalité (un groupe a des phé-
nomènes qui lui sont propres, c’est-à-dire qu’il est plus que la somme des indi-
vidus qui le composent) et que c’est cette contradiction qui était un obstacle
à ma gestion de classe. Lorsqu’il y avait un bavardage général, j’en appelais à
la responsabilité de chacun, appel parfaitement inefficace ; lorsque je recueil-
lais un feedback de la classe sur le premier semestre, j’avais des observations du

101
type : « cours intéressant mais ambiance de classe qui empêche de bien tra-
vailler ». Et ce problème d’ambiance de classe était relevé par presque tout le
monde, comme si tout le monde était victime de quelque chose qui les dépas-
sait. Mais il leur suffisait, leur disais-je, de rendre cette ambiance meilleure ;
que chacun se mette au travail, et voilà !
C’était ignorer la dynamique des groupes, ainsi que tout ce qui se joue dans
un groupe : des luttes de pouvoir, une distribution de rôles, plus ou moins enfer-
mants, l’identité personnelle face au miroir renvoyé par le groupe…
Le problème se pose alors ainsi : d’un côté, j’ai besoin de parler à des indi-
vidus pour faire cours, et je préfère avoir une parole raisonnable et convaincre,
plutôt que faire preuve d’autorité ; d’un autre côté, je suis placée face à un
groupe qui a sa dynamique propre, composé d’individus qui se meuvent avant
tout au sein de ces dynamiques, groupe pour lequel la première mise en rela-
tion se fait sur le mode du test de mon autorité et qui ne se désagrège que très
difficilement en individus raisonnables. Comment concilier l’exigence de la
pensée philosophique, qui ne peut se faire sans un individu, et la dynamique
de groupe à l’œuvre dans une classe ?
Les enjeux sont à la fois pratiques : il s’agit de gérer sa classe, tout simple-
ment. Ils sont aussi philosophiques : quelle autorité est souhaitable, quel rap-
port à autrui est souhaitable ? Ils sont pédagogiques : quelles sont les conditions
nécessaires pour la mise en place d’un enseignement de philosophie ? Et enfin,
humains : comment incarner la pensée philosophique que je défends et qui
cherche, tout de même, une forme de liberté de la pensée et de l’être humain,
tout en imposant un cadre nécessaire ; bref, comment faire preuve d’autorité
sans être un despote ?

Quelques prérequis pour comprendre le problème :


les rôles dans un groupe
Je commence par présenter rapidement les rôles que l’on retrouve dans un
groupe et je me réfère ici à un article de Yves Bodart en psychologie sociale1.
Schématiquement, on retrouve un ou plusieurs leaders ; des membres loyaux,
des opposants à ces leaders et des membres présents physiquement mais abso-
lument pas actifs. On trouve aussi ce qu’on appelle des émetteurs, c’est-à-dire
des élèves qui parlent beaucoup et participent activement ; des récepteurs, élèves
qui participent peu mais qui sont très présents ; des boucs-émissaires. On peut
ajouter à tout ça toutes sortes de rôles, comme celui de clown. Le point essen-
tiel est que tout est en interaction constante, ce qui signifie que tout est en
1 Yves Bodart, « Les phénomènes de groupe », Les cahiers internationaux de psychologie
sociale, Presses Universitaires Liège, 2018.

102
mouvement constant. Ainsi le leader n’est pas toujours nécessairement la même
personne. Ainsi, il arrive que deux leaders soient en conflit, ce qui pourrait
expliquer partiellement pourquoi une classe est tant en conflit : deux groupes
s’y opposent. Enfin, le leader n’est pas nécessairement celui qui est censé déte-
nir l’autorité institutionnellement ; il est celui dont le groupe reconnaît l’au-
torité, pour toutes sortes de raisons possibles.
J’ajoute que lorsque nous rencontrons nos classes de terminales, la plupart
d’entre elles font leur deuxième année ensemble, ce qui signifie qu’elles sont
une histoire de ces dynamiques mêmes ; ainsi, on apprend qu’un tel, bouc-émis-
saire de la classe, a passé l’année précédente à insulter tous les autres ; qu’une
telle se jette sur un autre avec une violence qui semble dépasser l’événement
somme toute anodin, mais que cela fait un an qu’elle se fait harceler ; etc. Il n’est
pas inutile de se renseigner sur la classe auprès des professeurs qu’ils ont eu
en première. Dans les classes technologiques notamment, les professeurs de
spécialité les connaissent souvent très bien. Il faudrait voir, mais le recul me
manque, si la réforme qui déconstruit le groupe classe aura des incidences sur
ces dynamiques de groupe.
Comment s’insérer, en tant que prof, dans ce bazar des relations humaines ?
Il s’agit à la fois de prendre en compte la réalité du groupe que l’on a face à
soi, de s’insérer dans ce groupe, avec lucidité, tout en ne se mettant pas sur un
pied d’égalité avec les élèves pour conserver une relation hiérarchique – et de
les rappeler à leur individualité.

Le professeur : un leader ?
Le prof est le leader de la classe, dans l’espace classe. J’emploie ce terme de
leader pour signifier qu’il est celui qui détient l’autorité de fait, dans le cadre
de l’institution, mais que cette autorité doit aussi être reconnue par la classe ;
et pour cela, l’institution ne suffit pas.
Quand j’ai commencé à enseigner, j’ai fini par me rendre compte que mes
élèves, en me testant, me posaient cette question primaire : qui est le chef ?
Et que la seule réponse qu’ils attendaient, c’était que je défende mon territoire,
à savoir la classe. Pour des raisons philosophiques, je refusais d’entrer dans leur
jeu. Ma classe n’est pas un état de nature, où c’est le plus fort qui détient le
territoire, en attendant qu’un plus fort vienne un jour le renverser. Ma classe
est un espace social, organisé, ordonné, où l’on peut discuter plutôt qu’im-
poser. Faut-il préciser que cette classe idéale ne s’est jamais installée ? Certes,
les élèves « m’aimaient bien » ; peut-être même me respectaient-ils ; mais je ne
parvenais pas à faire cours comme je l’entendais. C’est quand, poussée à bout,
j’ai exclu un élève qui avait fait preuve d’insolence à répétition, que j’ai repris

103
tous ceux qui bavardaient, que j’ai un peu élevé la voix, bref, que j’ai montré
les dents et défendu mon territoire, affirmant qu’ici et maintenant, c’est moi
le chef, que je suis parvenue à mettre ma classe au travail.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je ne l’ai pas du tout vécu comme
un triomphe, mais comme un échec. Échec de l’état social ; triomphe de l’état
de nature ; il y a de quoi désespérer.
Mais c’était oublier qu’il ne peut y avoir de liberté s’il n’y a un véritable
cadre posé au préalable ; ce n’est peut-être pas vrai en général, mais c’est cer-
tainement vrai en classe.
Si je ne me pose pas en leader incontestable de la classe (je le répète, dans
l’espace-temps classe seulement), un autre élève (ou plusieurs autres) prendra
ce rôle ; et cela n’est pas souhaitable. N’est pas souhaitable non plus, à mon avis,
de reconnaître ce leader, puis de faire œuvre de connivence avec lui ; c’est lui don-
ner une légitimité qui n’a pas lieu d’être, et c’est abdiquer son rôle de professeur.
Une fois qu’il est bien clair que c’est moi qui décide, alors je peux décider
des règles ; et ces règles, je peux faire en sorte qu’elles soient les plus conformes
possibles à mon idéal de classe : pas d’humiliation possible, ni par moi, ni par
les autres élèves ; un temps de parole donné à chacun ; l’éviction de l’arbitraire ;
bref, un espace suffisamment sécurisé pour que les élèves puissent se détendre,
suffisamment pour qu’ils puissent ensuite penser. Un être sur la défensive ne
peut pas penser.
C’est une fois que cette dynamique de groupe est actée, prise en compte,
que mon rôle est bien compris et bien reçu, que je peux ensuite donner des
moyens aux élèves pour qu’ils se retrouvent comme individus, et pas seulement
comme individus membres d’un groupe. Le collectif peut avoir une émulation
extraordinaire en philosophie ; mais il faut bien, à un moment ou un autre,
que l’élève puisse se retrouver face avec lui-même, pour penser ce qui est dit.

Comment gérer un groupe classe et rappeler à lui-même l’individu ?


Comment gérer un groupe qui ne fonctionne pas bien, quand bien même
je suis reconnue comme leader ? Quelques pistes, mais rien de magique, ni
rien d’exhaustif.
Je trouve très efficace de prendre un élève à la fin de l’heure pour lui par-
ler ; c’est une manière de l’extraire du groupe et de remanier les dynamiques.
Il m’est arrivé, par exemple, de demander à un élève trop bavard de s’asseoir
seul et devant au prochain cours. Au prochain cours, alors qu’il allait s’as-
seoir au fond de la classe, je lui ai redemandé de venir s’installer devant ;
comme j’en avais parlé avec lui au cours précédent, il n’a pas fait de résistance
et s’est déplacé. Le cours a été mieux suivi, et les cours suivants, il a continué

104
à s’asseoir seul spontanément. Je lui ai alors demandé de venir me voir à la fin
de l’heure ; il était tremblant (un immense bonhomme, devant une minus-
cule prof, de quoi sourire), et je lui ai dit que j’avais bien vu l’effort qu’il fai-
sait pour suivre le cours, que j’en étais très contente, et que je l’encourageais à
continuer ainsi. Il est ressorti de la classe rouge et souriant.
Prendre un élève à la fin d’un cours est aussi une manière d’éviter la confron-
tation devant tout le groupe et de désamorcer certains conflits. Un élève repris
devant les autres peut le prendre très vite comme une humiliation et agir en
conséquence. Il m’est arrivé, par exemple, de voir un élève vérifier régulière-
ment son téléphone en classe. Plutôt que de le reprendre en plein cours, ce qui
m’aurait fait perdre un temps précieux, et m’aurait fait courir le risque d’une
confrontation devant tout le groupe, avec la fameuse face qu’il ne faut pas
perdre, j’ai choisi de le voir à la fin de l’heure, seul, en lui disant que la pro-
chaine fois que je le voyais sur son téléphone, je le confisquais ; et que j’espérais
que c’était exceptionnel ; l’élève a rangé son téléphone le cours suivant (pas
complètement, il ne faut pas rêver). Mais surtout, quand je l’ai repris en cours,
l’élève n’a pas bronché, car je l’avais prévenu.

Conclusion
Comment concilier l’exigence de la pensée philosophique, qui ne peut se
faire sans un individu, et la dynamique de groupe à l’œuvre dans une classe ?
Il s’agit d’abord et avant tout de reconnaître ces phénomènes de groupe et
d’être lucide sur son rôle à jouer dans ces phénomènes. Il me semble que se
poser en chef, loin d’être despotique, est la seule manière, dans l’institution
telle quelle en tout cas, de permettre de créer un espace de sécurité suffisant
pour désamorcer certaines dynamiques du groupe, et pour permettre aux élèves
de prendre un peu plus de place en tant qu’individus, par exemple, en ne les
enfermant pas dans des rôles prédéfinis ; ce n’est pas parce que Charles est un
clown qu’il ne peut jamais être pris au sérieux. Puis d’essayer de construire le
mieux possible ce que l’on recherche dans l’enseignement de la philosophie,
à savoir un espace de liberté. Je n’ai ici proposé que quelques pistes pratiques,
mais j’ai surtout voulu formuler un problème que j’ai mis du temps à com-
prendre, en espérant que cette formulation pourra être utile et permettre de
mieux comprendre et de comprendre plus vite certains phénomènes en classe
qui mettent à mal l’enseignement de philosophie.

105
Autorité et temporalité
au sein d’une classe
Christiane Vollaire

Une des formules qui revient le plus souvent dans la bouche des enseignants
ou de l’administration est : « les élèves sont ceci ou sont cela ». Il me semble
que la fonction d’un enseignant est de croire au devenir plutôt qu’à l’être.
Et que son rôle est d’abord d’être convaincu des possibles d’un élève et de sa
faculté de mutation. Pour ma part, je les vois tout au long de l’année se méta-
morphoser physiquement, sous l’effet en particulier de la pratique du sport
ou de la musculation. Et je leur suggère de faire muter de la même manière
leur intellect, sous l’effet de l’exercice de la philosophie. Je les prends claire-
ment au départ au niveau où ils sont ; mais j’exige que, de semaine en semaine,
ils puissent devenir autres. Et la chance que nous avons d’enseigner la philo est
précisément que nous pouvons tenir les fils pédagogiques de ce devenir, sans
avoir à présupposer un enseignement antérieur de notre discipline. C’est un
dispositif critiquable au niveau de ses présupposés, puisqu’on pourrait envi-
sager comme bénéfique un enseignement en amont ; mais il permet au moins
d’évaluer un niveau d’acquis à égalité de départ (hors, bien sûr, du capital
culturel antérieur, dont l’impact demeure).
En tout état de cause, enseigner présuppose la perfectibilité ; mais pré-
suppose aussi des moyens déterminés de la mettre en œuvre. C’est ce qu’on
ne doit pas cesser de dire aux élèves, et qui doit commencer le premier jour
de l’année : « À la sortie de ce cours, vous devrez en savoir davantage qu’en
entrant ». Cela suppose aussi l’exigence de la trace écrite : prise de notes
en terminales générales ; dictée d’un quart d’heure récapitulant le cours en
terminale technologique.

107
L’ensemble du dispositif pédagogique repose à mes yeux sur le fait que les
progrès doivent être sensibles de jour en jour. Et cette conviction, chez l’élève,
d’avancer, est aussi indispensable pour asseoir l’autorité de l’enseignant. C’est
par cette conviction que s’impose aussi la concentration : le fait d’éprouver son
propre savoir dans les prérequis qu’on acquiert au fur et à mesure de l’avan-
cée du cours. Épreuve qui crée aussi une émulation entre les élèves. Cette
conviction d’avoir progressé participe d’une estime de soi qui contrevient au
découragement et à ce que la novlangue technocratique a décidé de nommer
« décrochage ».
De fait, la philosophie est par excellence la discipline que même des élèves
prévenus contre elle au départ seront le plus fiers de maîtriser.

Les premières heures de cours


Les premières heures de cours sont très clairement procédurales.
La première heure de cours de philo consiste donc tout simplement à poser
un certain nombre d’évidences et d’abord celle de ce qui va occuper cette
année : l’accomplissement d’un programme en vue de l’obtention du bacca-
lauréat. Celui-ci est présenté de la façon la plus formelle, par deux polys sans
la moindre originalité :
- Un certain nombre de notions, dont toutes devront avoir été vues en
neuf mois.
- Un certain nombre d’auteurs, dont la connaissance permettra de sou-
tenir ce programme par des textes outils de réflexion.
Tout cela suppose l’acquisition d’une culture, dont il est normal que pour
l’instant ils ne sachent rien, mais dont, dans neuf mois, ils devront avoir acquis
les fondamentaux. Et cette acquisition, progressive, nécessite une temporalité
que mon métier est d’organiser. Avec cet objectif que je leur donne très clai-
rement : ne laisser personne en route. Le cours est un travail collectif. S’il y
a la moindre objection à ce que je viens de dire, il faut la formuler clairement
et l’argumenter en face. Un cours n’est pas une affaire privée, mais une part
de l’espace public.

Culture générale et esprit critique


Il faut favoriser l’accès de tous non pas simplement à un diplôme, mais
aux connaissances et aux compétences réelles que ce diplôme sanctionne. Au
nombre de ces compétences figure l’esprit critique, qui n’a rien d’inné, mais
nécessite au contraire un véritable travail pour se former.

108
Penser se fait avec la langue qui nous a été apprise et les outils qui nous sont
donnés. Si notre unique source d’information est ce qui traîne à la télé, sur
internet, sur les réseaux sociaux, dans les discussions avec les potes ou dans le
discours de l’éducation parentale, la pensée sera à la hauteur standardisée de
ces sources. La philosophie offre une chance, tout simplement, déjà, de varier
les sources. Mais elle offre une autre chance : celle de s’affronter à la difficulté.
Aucun texte ne se donne d’emblée, et chacun suppose l’effort pour y entrer
et la tentative de résoudre l’énigme que constitue son interprétation. Aucun
n’est issu non plus du cerveau autarcique ou génial de son auteur, mais bien
plutôt de l’antériorité de sa confrontation à d’autres auteurs, et de la néces-
sité tout autant de s’y heurter que de s’en nourrir et de les contester, dans des
formes idéologiques qui sont nécessairement collectives.
La pensée la plus originale est celle qui a pris le temps de sa propre for-
mation et de l’effort qu’elle suppose. Et, quelle qu’elle soit, elle s’inscrit elle-
même dans le contexte de son époque, qui en est la matrice. Ignorer l’époque
à laquelle écrit un auteur, c’est ignorer les enjeux fondamentaux de société,
inscrits dans une histoire de la philosophie qui n’a rien de linéaire, mais se
construit incessamment sur des conflits de pouvoir passant par la décision
intellectuelle et l’interprétation.
Par exemple, on ne peut pas ignorer le déficit de culture historique dont
attestent nombre d’élèves arrivant en terminale, provoquant une véritable
désorientation intellectuelle. La solution que j’ai adoptée est, le second jour de
l’année, après la distribution des polycopiés du premier jour sur programme et
auteurs, celle d’un polycopié de « repères historiques ». Une sorte d’« histoire
universelle pour les nuls » en… une page, du IIIe millénaire av. JC au xxie siècle,
ce dernier étant rapidement caractérisé par les processus économiques de glo-
balisation (impactant en particulier les modes de socialisation, de travail et de
gouvernementalité) et par l’ampleur des mouvements migratoires.
Ce polycopié, divisé entre Antiquité, Moyen-Âge et modernité, inclut la
naissance des trois grands systèmes monothéistes et du bouddhisme ; ainsi
qu’au sein de l’Antiquité la division entre périodes archaïque, classique, hel-
lénistique et romaine, qui permettra de mesurer les enjeux originels du rap-
port entre philosophie morale et philosophie politique. Il comprend aussi,
du Moyen-Âge à la modernité, les enjeux des différents modes de conquête,
de colonisation et de décolonisation, qui ont eu autant d’impact sur les deve-
nirs économiques planétaires que sur les devenirs politiques nationaux et les
systèmes idéologiques qu’ils ont contribué à forger.
Il sera commenté pendant deux heures, en relation avec le polycopié sur les
auteurs, permettant de replacer auteurs et grands courants philosophiques dans
l’actualité de leur émergence. Et il devra être, tout simplement, appris, parce

109
que c’est le premier moyen, pour les élèves, de se repérer dans le discours de
la pensée. Je partage pleinement, sur ce point, l’idée de Serge Cospérec selon
laquelle il est absurde, au niveau de l’épreuve d’explication de texte, qu’aucune
connaissance préalable de l’auteur de ne soit requise, de la part d’élèves qui ont
eu neuf mois pour acquérir un minimum de culture philosophique.

Donner les règles de la dissertation et de l’explication de texte


Dans cette perspective, les contraintes du cursus scolaire vont permettre
aussi la progressivité de l’acquisition des méthodes. C’est dans cette perspec-
tive que j’ai pris la décision délibérée non pas de jouer l’inventivité des exercices
(qui a bien évidemment son intérêt, mais nécessite à mes yeux un plus grand
investissement en énergie), mais au contraire de me concentrer sur la prépa-
ration exclusive des deux épreuves du baccalauréat : dissertation et commen-
taire de texte. Ayant été formée moi-même à la dialectique quasi-militaire de
la dissertation en classe prépa, j’ai décidé d’en simplifier le processus pour le
réduire à une méthode très élémentaire, qui permet d’en maintenir trois par-
ties pour donner l’occasion, à l’intérieur de chacune, d’élaborer successivement
deux arguments. Partant du principe que plus la méthode est stricte et cadrée,
plus l’élève peut se concentrer sur le contenu en ajustant à ce cadre la culture
acquise. Et j’ai noté que pour les élèves, il est notablement rassurant de savoir
exactement ce qu’on attend d’eux, sans avoir l’impression de devoir improvi-
ser des discours truffés de questions rhétoriques sans réponse.
Il s’agira donc dans l’intro de transformer la question du sujet en une pro-
blématique alternative, et dans la conclusion de récapituler la troisième partie,
qui fournit une solution à cette alternative. Le procédé est rhétorique, mais
il donne, pour cette raison même, l’occasion de se reposer sur sa mécanique
pour construire des concepts et réfléchir des arguments. Et le fond de ces argu-
ments est donné dans les éléments du cours, construit lui-même comme une
dissertation pour que les élèves aient l’occasion en même temps d’en éprou-
ver la méthode. Cette demande incessante de méthode émane bien des élèves,
parce qu’elle est tout simplement le moyen pour eux de ne pas se sentir soumis
à l’arbitraire d’une correction sans critère. Ainsi le cours est-il étroitement lié
aux référents possibles d’une docimologie qui, donnant un sentiment mini-
mal de justice, contribue au respect de l’autorité.
Il en sera de même pour l’explication de texte, dont la méthode sera don-
née en même temps que l’exercice, et sur lequel repose en même temps le cours
sur chaque notion, organisé à partir d’une problématique, mais partant pour
chaque partie de l’étude d’un texte. Un texte, dans cette perspective, sera
donné chaque semaine à préparer à la maison. La préparation n’est pas notée,
mais lue et annotée d’un signe positif ou négatif en début de copie.

110
Mais la possibilité sera aussi donnée aux élèves d’évaluer l’enseignement
qui leur est donné, à la fin de chaque trimestre. Et les remarques qu’ils font
sur cette fiche me permettront de réajuster le tir.

Un programme d’évaluation posé en début d’année


Dès le premier jour de l’année, le programme des évaluations est donné :
une interro de vingt-cinq minutes toutes les trois semaines ; un devoir surveillé
de quatre heures tous les mois et demi. L’interro sera à chaque fois rendue la
semaine suivante, et les devoirs surveillés deux semaines plus tard. La rectitude
dans le rendu des copies aux élèves est indispensable pour justifier ma propre
exigence de ponctualité dans le rendu de leurs copies. Car la relation d’auto-
rité, si elle veut conserver sa légitimité, doit reposer précisément sur une réci-
procité des droits et des devoirs.
C’est en ces termes aussi que je peux exiger le silence en cours : je me tais
pour écouter leurs questions, leurs remarques, leurs objections ou leurs réponses ;
ils doivent se taire à leur tour pour écouter le cours, mais peuvent l’interrompre
à tout moment pour demander la parole. L’intolérance est en revanche totale
pour les bavardages, qui ne constituent rien d’autre qu’une obstruction à la
transmission et une perturbation de la qualité de concentration nécessaire à
un travail commun.
Le planning donné en début d’année sera respecté : il n’y aura ni la mau-
vaise surprise d’une interro non prévue, ni la bonne surprise d’une annula-
tion de devoir. Et plus généralement, c’est du respect des engagements pris
que procèdera le déroulement de l’année scolaire. Dans un système d’ensei-
gnement qui ne cesse de s’autodétruire par les réformes technocratiques qui y
sont imposées, cette rigueur m’apparaît à vrai dire comme salutaire et indis-
pensable, aussi bien pour les différentes classes que pour moi.
Ce cadrage évite en particulier toutes les formes délétères de négociation,
qui finissent par mettre les élèves en position d’imaginer que tout se négocie
et que les décisions enseignantes ne sont rien d’autre que des variables d’ajus-
tement, soumises aux aléas de leur bon vouloir, de celui des élèves ou de celui
de l’administration.

L’autorité du professeur
Mais, à un moment ou à un autre, le recours à la contrainte, quelle que soit
la clarté des motifs exposés, deviendra pour certains nécessaire. Toute position
hostile d’un élève, refusant le travail ou manifestant sa rétivité, son indolence,
sa mauvaise humeur ou sa grossièreté sera d’abord réglée dans le cadre du cours ;
ensuite, si elle n’est toujours pas réglée, ce sera dans le cadre inter-individuel

111
de la sortie du cours. Et si elle ne se règle pas à ce moment-là, un rapport sera
nécessaire pour établir clairement les faits et mettre les CPE et l’administra-
tion devant la réalité du comportement. Mais en aucun cas cela ne sera consi-
déré comme « un conflit entre l’enseignant et l’élève », comme si les deux
devaient être considérés à égalité, sans rapport initial d’autorité. Car à aucun
moment ce rapport d’autorité ne pourra être mis en cause sans faire sauter
toute la crédibilité du dispositif de transmission.
La conviction qui, me semble-t-il, doit nous animer, est que le combat que
nous menons pour un enseignement de la philosophie digne de ce nom est un
combat que nous devons clairement partager avec les élèves que nous avons en
charge, et qui doivent y être nos partenaires plutôt que les ennemis qu’ils ima-
ginent souvent être au départ. Mais ce partenariat doit être reconnu comme
asymétrique, et pleinement assumé comme tel.
Car la reconnaissance d’une autorité légitime de l’enseignant est la condi-
tion pour que lui-même puisse affirmer une position critique à l’égard d’un
dispositif d’éducation publique devenu, par sa soumission à ce que le phi-
losophe Grégoire Chamayou analyse comme « libéralisme autoritaire »,
profondément discriminant.
Affirmer la légitimité d’une autorité enseignante, c’est en ce sens bel et
bien combattre les formes de déréliction qui attaquent une école soumise à
l’autoritarisme libéral.

112
L’évaluation en philosophie :
quels problèmes ?1
Cécile Victorri

L’évaluation comme problème
La philosophie semble être la seule matière qui échappe aux problèmes
posés par l’évaluation : partout on remet en question les modalités d’éva-
luation, on multiplie les exercices, on tente de définir les compétences que les
élèves doivent acquérir. Tout se passe comme si en philosophie la question ne
se posait pas… sauf évidemment pour chacun d’entre nous, isolément, quand
il s’agit précisément d’évaluer nos élèves, ou de noter les copies du bac.
Dans ce qu’il faut bien appeler cette épreuve de l’évaluation, les profes-
seurs de philosophie sont particulièrement démunis. Et ce ne sont pas les com-
missions d’harmonisation du bac qui ne peuvent ni les aider, ni les rassurer2 !
Pourtant nous devons évaluer nos élèves : pour des raisons institutionnelles,
parce que la philosophie est une discipline scolaire, mais aussi parce que c’est
le seul moyen de sortir des fantasmes et des représentations et de se confronter,
tant pour les élèves que pour les professeurs, à une norme extérieure et à la réalité
d’un travail. En effet, tant que nous n’évaluons pas ce que les élèves peuvent pro-
duire, nous pouvons à loisir imaginer que nous transmettons réellement ce que
nous espérons transmettre ; pendant les quelques semaines bénies de la rentrée
où l’on travaille avec les élèves sans avoir à corriger leur copie, on ignore ce qu’ils

1 Cet article est repris (et légèrement modifié) de Côté philo n°14 (accessible en ligne).
2 Voir l’article de Frédéric Le Plaine sur la question dans ce Guide.

113
retiennent exactement des cours et ce qu’ils en comprennent. Plus le moment de
l’évaluation est retardé, plus la désillusion risque d’être grande. C’est seulement
par l’évaluation des travaux des élèves que l’on peut se donner des repères objec-
tifs de leurs progrès et de la distance qui les sépare du but visé. C’est peut-être le
rôle premier d’une évaluation formative : donner des repères pour l’apprentis-
sage. Sans doute… si ce n’est que ces repères objectifs sont rarement fournis par
l’évaluation telle qu’on la pratique. Et on peut se demander si en philosophie,
dans cette discipline institutionnalisée au point de faire partie des épreuves du
bac, nous ne sommes pas privés de ces outils ou instruments les plus élémentaires
d’une évaluation un peu fine et fiable du travail et des progrès des élèves.

L’évaluation en philosophie et selon les textes officiels


Il n’y a pas qu’en philosophie, bien sûr, que l’évaluation fait problème ;
les critiques de la docimologie à l’encontre de la notation, des biais d’évalua-
tion, etc., ne sont pas nouvelles1 et cela dans toutes les disciplines et non pour
la seule philosophie ou les seules les disciplines dites littéraires contrairement
à des représentations tenaces.
En revanche, le silence institutionnel sur la question, pour ne pas dire le
déni pur et simple du problème, est bien propre à la philosophie2 . Les instruc-
tions officielles ne contiennent aucune information précise concernant l’éva-
luation elle-même ou ses modalités (à part le vague rappel sur le nombre de
dissertations à faire par trimestre !). Certes, le programme précise les objectifs
de l’enseignement de la philosophie en fonction desquels il faudrait sans doute
pouvoir évaluer nos élèves, quels sont-ils ? Le programme actuel en indique
deux : « former le jugement critique des élèves et […] les instruire par l’acqui-
sition d’une culture philosophique initiale » et il ajoute que ces « deux objec-
tifs sont étroitement liés ». Seulement, comment évaluer si ces objectifs sont
atteints alors que, dans le même temps, on ignore :
- Le contenu un tant soit peu précis de cette fameuse culture philoso-
phique initiale.
- Ce qu’il faut entendre exactement par « former le jugement critique »,
en quoi il se distingue en philosophie de ce qu’il peut aussi bien être
dans les autres disciplines, quels sont les critères – autres qu’impres-
sionnistes – qui le définissent, etc.

1 Voir sur la question l’article de Pierre Merle dans ce même numéro de Côté philo.
2 L’illustration probablement la plus parfaite de ce déni est le Rapport sur les notes et les
sujets de philosophie au baccalauréat (1999) de Christiane Menasseyre, alors doyenne de
l’Inspection Générale de philosophie et qui sert encore de référence aux propagandes
défensives dès qu’on aborde cette question épineuse.

114
On retrouve ici le problème de la détermination des programmes : com-
ment parler de l’évaluation sans dire ce qu’on évalue ? Si les élèves doivent être
évalués à partir de l’enseignement reçu alors il faut bien savoir ce qui doit être
enseigné et ce que l’on attend des élèves… pour pouvoir l’évaluer ; c’est presque
une lapalissade. L’indétermination des programmes de « notions » rend dif-
ficile voire impossible toute forme d’évaluation un peu sérieuse. Cette situa-
tion – refus de la détermination, absolutisation de la dissertation, etc. – résulte
de ce que l’ACIREPh appelle, dans son Manifeste, la « doctrine officieuse »
imposée depuis les années 80 comme norme régulatrice de l’enseignement
de philosophie1.
Mais revenons aux programmes. Est-il vrai qu’ils ne donnent aucune pré-
cision sur les objectifs d’une formation philosophique initiale ? Pas tout à fait,
puisqu’on trouve ceci : « l’enseignement de la philosophie vise à développer chez
les élèves le souci de l’interrogation et de la vérité, l’aptitude à l’analyse et l’au-
tonomie de la pensée sans lesquels ils ne sauraient appréhender la complexité du
réel »… autant de choses qu’on est encore bien en peine d’évaluer ! Le « souci
de l’interrogation et de la vérité », à quoi et comment se mesure-t-il ? L’« auto-
nomie de la pensée » paraît encore plus extraordinaire, comment se manifeste-
t-elle ? Que peut signifier cet appel à l’« autonomie de la pensée » quand il
s’agit d’évaluer le travail d’un élève de lycée ?
On peut se demander si ces dispositions ne sont pas davantage supposées,
désirées, ou simplement requises, qu’enseignées… et si de tels « critères » ne
reviennent pas à faire reposer l’évaluation sur la connivence socioculturelle
entre l’enseignant et certains de ses élèves, plutôt que sur des critères fiables et
explicites. Au-delà de la stricte question de l’évaluation, c’est la question de
la forme possible et des conditions d’un enseignement résolument démocra-
tique de philosophie qui est aussi en jeu.
Si « l’aptitude à l’analyse » n’est pas un don mais une compétence à déve-
lopper, on peut s’étonner qu’elle soit la seule mentionnée au titre de finalité,
comme si les autres compétences n’en étaient que les moyens. Le programme les
aborde un peu plus loin sous le titre « exercices et apprentissage de la réflexion
philosophique », mais qu’en dit-il ? On ne sera pas surpris, ces moyens de « for-
mer le jugement critique » ou « l’aptitude à l’analyse » sont les deux exercices
canoniques bien connus : la dissertation et le commentaire de texte. On peut
discuter de la nature de ces exercices tels qu’ils sont réellement pratiqués et,
en particulier, tels que les élèves les comprennent et parviennent effectivement

1 Voir l’éclairage historique précieux sur la genèse de cette doctrine et les enjeux idéolo-
giques de son élaboration que propose Hervé Boillot, « La démocratisation de l’ensei-
gnement et ses enjeux dans l’enseignement philosophique : une perspective historique »
(accessible en ligne sur le site de l’ACIREPh).

115
à les faire ; et non pas selon l’idée qu’on s’en fait puisque l’une des difficultés
de l’évaluation est justement l’abîme qui sépare la (re-)présentation officielle
de l’exercice (celle que nous avons tous plus ou moins de la copie idéale) et la
réalité parfois douloureuse des copies d’élèves.
Mais il y a quelque chose d’encore plus étonnant. Les conditions de possi-
bilités des exercices canoniques, tout ce que l’on pourrait considérer comme
les compétences nécessaires à la réalisation même d’une dissertation ou d’une
explication de texte (elles-mêmes simples moyens d’apprentissage de la réflexion
et non fin en soi) sont considérées comme des prérequis et non pas comme ce
que nous devons enseigner. Citons le texte : « Explication de texte et dissertation
sont deux exercices complets qui reposent sur le respect d’exigences intellectuelles
élémentaires : exprimer ses idées de manière simple et nuancée, faire un usage per-
tinent et justifié des termes qui ne sont pas couramment usités, indiquer les sens
d’un mot et préciser celui que l’on retient pour construire un raisonnement, etc. »
Il est quand-même extraordinaire d’affirmer que toutes les compétences
nécessaires à l’apprentissage de la réflexion philosophique sont des « exigences
intellectuelles élémentaires » qui n’exigent donc pas d’apprentissage spécifique.
Cela règle par avance et très confortablement le problème de l’évaluation qui
est en vérité très simple : nos élèves ne remplissent pas les conditions requises
pour pouvoir apprendre la réflexion philosophique par le seul moyen possible
la dissertation et l’explication. Argument à la Ponce-Pilate.
C’est pourquoi l’ACIREPh juge nécessaire que les programmes et instruc-
tions tiennent véritablement compte des exigences de l’évaluation (et donc de la
formation), de la diversité de ses modalités ; que l’on s’interroge sur les objectifs
et compétences prioritaires de notre enseignement, leur prise en charge dans
l’enseignement même (et non comme un vague appendice méthodologique).

Dans les classes
Si on met de côté les contraintes et paradoxes institutionnels, comment le
problème de l’évaluation se pose-t-il dans la classe avec les élèves ?
Au premier abord, l’évaluation paraît moins difficile qu’au baccalauréat par
exemple. En effet, quand nous évaluons nos élèves, nous savons ce qu’ils doivent
avoir appris, ce dont ils sont à peu près capables, nous avons une idée précise
des acquis exigibles et nous choisissons nous-mêmes les contenus, les sujets,
les exercices supports de l’évaluation. Nous devrions alors être en mesure de
les évaluer de manière assez satisfaisante. Or, c’est loin d’être le cas1.
1 Voir de Pierre Merle dans Côté philo n°14 (accessible en ligne) et l’étude de Patrick
Rayou, La « Dissert de philo ». Sociologie d’une épreuve scolaire (Presses universitaires
de Rennes, 2002) et les articles le site de l’ACIREPh (rubrique dissertation).

116
Là encore, ces difficultés ne sont pas toutes spécifiques à la philosophie, seu-
lement nous les rencontrons aussi. Je n’en développerai rapidement qu’une seule
et qui part du principe suivant : « ce que nous exigeons de nos élèves, ils doivent
en être capables ». Si ce principe est vrai, sa mise en œuvre obligerait à s’assu-
rer d’un certain nombre de choses. Par exemple, il paraîtrait raisonnable de
commencer par faire le point sur ce que les élèves sont capables de faire afin
de déterminer ce que nous pouvons exiger d’abord et en premier lieu, un peu
selon le modèle de l’escalier qui veut que la première marche soit accessible !
Voir, ensuite, quels seront les marches ou degrés suivants.
Mais une série d’obstacles se présente aussitôt :
- Comment penser une réelle progressivité en philosophie et sur une
seule année ? Qu’est-ce qui est premier ? Que peut-on demander qui
serait l’équivalent d’une « étape » ? Est-ce qu’une étape de la phi-
losophie est encore de la philosophie ? On connaît l’objection selon
laquelle la philosophie on s’y jette comme dans l’eau, d’un seul coup
ou pas du tout. Même si on conteste la pertinence du modèle de l’im-
mersion brutale dans l’élément philosophique, encore faut-il conce-
voir ce que seraient ces étapes possibles et ici la question de l’évaluation
et de la formation rencontre celle de la philosophie en première et de
la progressivité.
- Deuxième obstacle : le risque de régresser, sinon à l’infini, du moins
fort loin ! Si on se demande ce dont les élèves arrivant en terminale
sont capables, il est évident que les compétences supposées antérieure-
ment acquises par le programme existent trop peu ou pas du tout. Il est
alors tentant de segmenter le travail des élèves en une série de compé-
tences partielles dont on pense qu’ils doivent les maîtriser avant d’aller
plus loin. Mais quelles compétences partielles ? Pour apprendre à ana-
lyser un raisonnement par exemple, il faut des compétences logiques (et
déjà savoir reconnaître un connecteur logique, le distinguer éventuel-
lement de sa forme linguistique variable) et on peut concevoir des exer-
cices spécifiques. Certaines disciplines ont fait ce choix mais en butant,
souvent, sur un autre obstacle : le problème posé par une technicisa-
tion ou formalisation excessive, les élèves devenant des spécialistes de
compétences partielles très précises – trouver les déictiques dans un
texte ou repérer un champ lexical mais sans en comprendre le sens ni
l’utilité. Entre l’impressionnisme d’injonctions vagues et formelles
(« faites une introduction », « problématisez », « osez penser ») et la
division sans bénéfice des objectifs et compétences en une myriade
de sous-objectifs et sous-compétences n’y a-t-il aucun moyen terme ?

117
- Un effort de définition des attentes conduit à parfois préciser les
« consignes », un peu comme lorsque nous souhaitons guider la lecture
ou l’analyse d’un texte par une série de questions. Or, des consignes
ainsi précisées ne sont pas toujours mieux comprises et peuvent invo-
lontairement mettre les élèves en échec devant un exercice qu’ils étaient
pourtant capables de réussir. Cela est dû, on le sait, au fait que des
questions apparemment claires pour l’enseignant (qui a une idée pré-
cise LUI de la réponse possible) ne le sont pas nécessairement pour les
élèves ; ou encore à la part d’implicite, sans doute irréductible, qu’il y
a dans l’énoncé d’une consigne, la part aussi de convention et d’assi-
milation plus ou moins fine des codes scolaires eux-mêmes.
- Enfin, il est probablement très difficile de distinguer et d’expliciter
pour nous-mêmes et a fortiori pour les élèves ce qui doit être acquis
seulement comme un moyen et ce qui est une fin. Quand, par exemple,
nous évaluons l’acquisition du vocabulaire (ou des « repères ») phi-
losophiques, exigeons que les élèves connaissent certaines définitions,
cette connaissance devient pour eux une fin en soi alors que l’utilisa-
tion de ces outils pour la réflexion est la fin réelle mais souvent impli-
cite de l’exercice. Et d’un autre côté, dans une dissertation, l’utilisation
de tel ou tel repère, de telle distinction conceptuelle, n’est jamais un
critère explicite d’évaluation et on ne suggère même pas aux élèves,
avant l’exercice, la possibilité d’utiliser ces distinctions… Cet obsta-
cle est-il insurmontable ?

118
Évaluer, entre malentendus
et ambivalences
Rémy David

Évaluer est une activité centrale de l’enseignement scolaire. En donnant de


la valeur, elle légitime le travail qui s’effectue au sein de l’institution et permet
de contrôler le travail de ses agents comme de ses bénéficiaires ; elle permet de
valoriser le travail de l’enseignant, et en ce sens, toute évaluation n’est peut-être
jamais rien d’autre que l’évaluation du travail de l’enseignant : qu’a-t-il réussi
à faire comprendre et apprendre aux élèves, en quoi les a-t-il formés (ou pas) ?
Pour les élèves, l’évaluation constitue le système de contrainte intériorisé, qui
les hiérarchise, permet de les orienter, au nom d’une « idéologie » de l’éga-
lité des chances : elle est ce à quoi l’on se soumet, mais ce que l’on exige pour
donner de la valeur à son travail (en fonction d’une conception q­ uasi-salariale
du travail scolaire : tout travail mérite « salaire »).
Quand et où apprend-on à évaluer ? Qu’est-ce qui garantit, « certifie »
la valeur de notre jugement de valeur ? Que va-t-on évaluer ? L’évaluation en
philosophie n’est-elle pas particulièrement perverse, à porter toujours sur des
éléments non appris, sur une capacité à faire face à l’inconnu pour le penser,
du baccalauréat jusqu’à l’agrégation ? Comment sortir des habitus que nous
avons incorporés, pour inventer d’autres formes d’établissement de la valeur
que la reproduction de ce que nous avons subi lors de notre formation, et inté-
riorisé car nous avons, tant bien que mal, « réussi » ?
Faut-il se passer d’évaluer ? Comment éviter l’effet de contrôle du tout éva-
luatif, la comparaison généralisée et les effets normalisateurs de ces pratiques
qui tendent à se standardiser ?

119
Au bac (blanc) de philo, c’est comme à Mc Do, on vient comme on est :
inutile d’apprendre et de se préparer, on fait avec ce qu’on est – en oubliant
ce qu’on sait ? Comment permettre aux élèves d’identifier ce qu’ils doivent
apprendre, et ce sur quoi ils seront évalués ? La plupart des élèves l’ignorent,
et la plupart des enseignants également, ce qui pourrait paraître scandaleux.
Y compris lorsque l’on veut y réfléchir, la question semble vertigineuse, tant
l’évaluation intègre les différents aspects du métier, et les dramatise autour
de ses enjeux d’image de soi, de classement social, de risque de dévalorisation,
de doute sur sa propre valeur. Mais sommes-nous capables collectivement
d’identifier et d’expliciter les critères selon lesquels l’évaluation sera effectuée ?

Comment fonctionne l’évaluation ?


Évaluer, c’est produire une appréciation d’un travail et une appréciation
sur l’apprentissage et le travail d’une personne apprenante. Cette apprécia-
tion engage deux pôles : elle consiste à exercer un pouvoir, à sanctionner la
qualité d’un apprentissage ou d’une mise en pratique de ce qu’il faut savoir
faire, mais également à restituer la puissance d’un devenir, comment le travail
et l’apprentissage pourraient être améliorés.
Lorsque l’on réussit les concours d’enseignement, on a traversé toute une
série d’évaluations dont on a incorporé les normes, et une certaine violence.
Devenir professeur, c’est d’une certaine manière, et sous l’angle de l’évalua-
tion, désapprendre ce que l’on a dû intégrer pour réussir : ce n’est plus chercher
à repérer les marques d’incompétence ou d’insuffisance, mais chercher à per-
mettre de comprendre et de réussir, c’est rassurer et accompagner, contribuer
à rendre possible ce qui ne l’était pas. Ce travail autour de la fonction d’éva-
luation dévolue au professeur ne va pas de soi : il est à construire en lien avec
le sens que l’on donne à son enseignement, en conciliant certaines exigences
de la discipline, du rapport au travail intellectuel, des attentes des familles,
des élèves et de l’institution.
Cela fait près de 23 ans que j’enseigne, et l’on ne m’a jamais appris à éva-
luer. Pas de formation, pas d’accompagnement, pas de réflexion collective ou de
métier, simplement une pratique. Comment accompagner ceux qui débutent,
et n’ont précisément pas de pratique, autrement dit pas d’expérience pratique
à faire valoir ?
Comment m’y prendre concrètement pour établir la valeur des travaux de mes
élèves de terminale, et les préparer à l’examen final ? Confronté à cette aporie
professionnelle, on a estimé que puisque le concours de recrutement et ma titu-
larisation suffisaient à le certifier, je savais évaluer dans ma discipline. Y aurait-il
un « effet Jourdain » de l’évaluation : tout le monde évaluerait sans le savoir ?

120
La question est donc comment s’y prend-on pour évaluer : si l’on ne me le
demande pas, je sais le faire ; si l’on me demande comment je procède, je ne sais
plus. Sans doute l’évaluation est-elle une activité où se concentre un savoir-faire
non conscientisé mais mobilisé : déplier cette disposition acquise, déployer ses
enjeux me semble nécessaire si l’on veut chercher à construire le sens, à pro-
céder de manière plus explicite et partageable, et si l’on aspire à devenir plus
juste que ce l’on est « spontanément ».

Évaluer, vous avez dit évaluer ? Enjeu


L’évaluation, comme de nombreux concepts processuels, peut s’entendre en
deux sens : le processus et son déploiement d’une part, et son résultat, attendu
ou effectif d’autre part. Ce double usage du terme produit de nombreux malen-
tendus entre « commanditaires » et « bénéficiaires » de l’évaluation. Là où
les uns voient la vertu formatrice du processus, les autres craignent le poids du
jugement et de la certification qui pèserait sur eux. Ces malentendus génèrent
frustrations, incompréhension, négociations sempiternelles et, souvent, un sen-
timent d’injustice : l’évaluation est un haut-lieu des tensions de la relation
entre enseignants et élèves. Travailler à lever ces malentendus est une dimen-
sion essentielle du rapport à l’évaluation.
Évaluer est l’acte d’attribuer une valeur. Dans le domaine éducatif, l’éva-
luation constitue un processus central qui contribue au processus formatif
dans son ensemble. En un sens, éduquer c’est créer de la valeur. Cette valeur
constitue le cœur du processus de formation qui consiste à permettre à ceux
qui apprennent de s’élever, de se construire, de s’émanciper même. Les pre-
miers destinataires de l’évaluation sont les élèves eux-mêmes qui doivent esti-
mer leur travail, pour identifier ce qui reste à accomplir, comment progresser à
partir de là où ils en sont actuellement. L’évaluation est avant tout un proces-
sus de régulation de la formation comme de toute activité humaine. Ce pro-
cessus d’appréciation est essentiel pour que les apprenants puissent se situer.
L’évaluation est donc moins un geste technique d’une professionnalité ensei-
gnante, qu’une part intrinsèque du processus formatif qui consiste à construire
de la valeur humaine, en visant l’autre comme une fin qu’il s’agit d’encapaci-
ter, à travers un procès éducatif et formatif bien plus large que la transmission
et la construction de savoir.

121
Quel rapport à l’évaluation l’institution construit-elle
pour les enseignants ? Entre sur-contrôle et lâcher-prise :
l’expérience enseignante problématique
Les enseignants ont, le plus souvent, été soumis à une culture de l’évalua-
tion qu’ils ont appris à supporter, intégrée et faite leur. Ils ont construit des
habitus, plus ou moins heureux, d’évalués permanents. Quelle distance et
quelle culture professionnelle construisent-ils à l’égard de cette expérience,
heureuse ou malheureuse ?
Ce rapport construit en formation initiale, puis au sein de la pratique, est
fondamentalement ambivalent : la nécessité de l’évaluation est reconnue et
affirmée, d’autant plus qu’elle constitue l’une des seules autorités qui ne soit
pas contestée, mais elle parasite, oriente, empêche parfois, l’activité d’ensei-
gnement et celle d’apprentissage, le souci de laisser le temps aux élèves de se
construire avec les savoirs et par les compétences.
Évaluer constitue un retour sur l’activité enseignante : l’enseignant un tant
soit peu conséquent est prisonnier du dilemme entre évaluer ses élèves et éva-
luer la qualité et l’effectivité ou l’efficacité de son propre travail à travers celui
de ses élèves ou étudiants. Qui donc est évalué dans l’évaluation : l’enseignant
ou l’étudiant/apprenant ?
Enseigner est une activité sur, avec et pour autrui1, donc une activité qui
ne trouve son sens et sa finalité que parce qu’elle se réalise dans et par l’autre.
L’enseignant a pour travail de faire en sorte de déployer les stratégies pour que
l’autre apprenne ; mais souvent cet autre y résiste, il n’est pas du tout certain
de partager ce goût immodéré pour les savoirs, pour « s’élever » et « s’éman-
ciper » conformément à ce que l’institution ou l’altérité du/des professeurs a
comme projet pour lui. Si l’activité du professeur ne se réalise que dans l’autre,
lorsqu’il apprend, si « le prof gagne quand l’élève gagne »2 , comment pen-
ser la place de l’évaluation dans ce champ ? L’activité sur, avec et pour autrui
est l’expérience d’une déprise dans la maîtrise, l’expérience malheureuse d’un
« métier impossible » comme le disait Freud.

1 Barbier, J.-M., Thievenaz, J. (2017). Agir pour, sur et avec autrui. Les couplages ­d ’activités.
Paris : L’Harmattan.
2 Gérard Sensevy, « Le travail du professeur pour la théorie de l’action conjointe en
didactique », Recherche et formation n°57 (2008) Pages 39-50 (accessible en ligne) dans
lequel il écrit : « Pour le dire autrement, le Professeur (le joueur B) gagne si et seule-
ment si l’Élève (le joueur A) gagne ».

122
Quelle spécificité de l’enseignement de la philosophie ?
Évaluer, un métier impossible ?
Compétences et connaissances : qu’apprendre en philo ?
Pratiquement, les professeurs de philosophie sont le plus souvent haras-
sés de copies : ils ont entre 4 et 6 classes de terminale en moyenne, soit entre
140 et 200 élèves, à évaluer trois fois par trimestre. De fin septembre à fin mai,
un professeur a sans cesse deux ou trois paquets de copies « de retard » à cor-
riger. Cela transforme le rapport aux évaluations des élèves, en une tâche infi-
nie, dont il faut se débarrasser pour se soulager, mais qui confère un sentiment
de saturation : le temps de lecture disponible se réduit à un long tunnel de
copies à lire, de correction à effectuer. Comment prendre alors le temps de la
disponibilité à la lecture, du dialogue de l’annotation pour rectifier, conseiller,
penser avec chacun de ses élèves à partir de là où il en est, si la correction de
copie tourne à la course de vitesse, obéit au seul critère d’efficacité ? Comment
évaluer sereinement une copie si pour gagner du temps on y cherche ce que
l’on veut y trouver au lieu de prendre le temps de s’altériser en parcourant la
pensée de l’autre pour l’accompagner dans la manière dont elle prend forme ?
On risque alors de valider des conformités au professeur et à sa doxa philoso-
phique, au lieu de favoriser le déploiement d’une pensée critique qui s’autorise
à ne pas être conforme. En outre, ceci se trouve renforcé par l’effet de réitéra-
tion, de saturation, d’épuisement qui amène à douter de sa lucidité de lecteur.
Techniquement, l’enseignant de philosophie est confronté à plusieurs
dilemmes, qu’il devra trancher ou conduire dans une perspective formative
pour les élèves qui lui sont confiés :
- évaluer ce qui a été appris, y compris par des « contrôles de connais-
sance », ou la réflexion critique sur des savoirs ? Philosopher est-ce
réfléchir sur du savoir, ou savoir ce que l’histoire de la philosophie, ou
surtout les philosophes, peuvent nous enseigner ?
- évaluer des connaissances (de la philosophie) ou des compétences (du
philosopher) ?
- juger un niveau atteint ou des compétences acquises, ou bien faire
progresser ?
- dans la perspective d’une Évaluation Par Contrat de Confiance (EPCC
suivant les propositions d’André Antibi), ne proposer que des évalua-
tions portant sur des contenus (savoirs et compétences) que les élèves
ont déjà expérimentés, ou bien en vertu d’une dynamique formative de
l’évaluation, les confronter à des évaluations qui les amènent à affron-
ter de nouvelles difficultés, des formes logiques nouvelles (par exemple
la controverse, le raisonnement par l’absurde, l’expérience de pensée,

123
la réfutation), des concepts secondaires que le cours n’aura pas frayés,
mais qu’ils rencontreront aux épreuves du baccalauréat ? Faut-il les ras-
surer sur leur capacité à mobiliser leur cours pour réfléchir à un sujet
nouveau, ou les habituer à l’incertitude de la recherche ? Penser est-ce
être (r)assuré de savoir, ou chercher, douter ?
- rassurer par un discours sur la méthode qui normalise, ou les contraindre
à penser la forme et le cheminement de leur réflexion ?
- évaluer le mouvement global de pensée (approche synthétique), ou les
étapes de sa construction (approche analytique), au risque de diluer ou
perdre le sens dans la validation d’une série d’items qui ne construi-
rait pas un tout ? Et conséquemment, faut-il critérier un barème de
lecture des copies, validant les éléments ou les étapes, ou une appré-
ciation globale, au risque de la « subjectivité » (forcément partiale ?)
du correcteur ?
- s’entraîner exclusivement aux exercices du baccalauréat, ou bien ouvrir
à d’autres objets, d’autres opérations intellectuelles que celles requises
à l’examen, afin de varier les expériences de philosopher ?
Au final, apprendre à philosopher, pour les élèves, n’est-ce pas prendre le
risque de penser ? Comment est-ce évaluable ? Évalue-t-on ce risque, ou sa réus-
site (avoir surmonté le risque) ? Si le risque est assumé, mais que la pensée tré-
buche, dérape, procède par faux pas, comment évaluer ?

Comment valoriser ce que les élèves apprennent à réaliser ?


Comment sortir du jugement incapacitant de l’enseignant qui constate
que l’élève ne sait pas, sans toujours l’aider à identifier comment il pourrait
apprendre, pour générer un jugement encapacitant ? Comment créer des dis-
positifs de mise en valeur, de réussite sans tomber dans la démagogie : en ten-
sion entre exigence intellectuelle et construction d’une confiance en soi ?
L’évaluation, par sa répétition, crée une image de l’élève pour lui-même et
pour l’enseignant, qui peut atteindre l’estime de soi de l’apprenant, qui se
sent invalidé dans sa capacité, et préfère parfois désinvestir, voire invalider ce
rapport à soi pour ne pas se confronter à une mésestime de soi trop doulou-
reuse. L’évaluation est ainsi l’un des nœuds de la réussite ou de la non-réus-
site, voire du décrochage scolaire ; il est impératif de chercher à l’apaiser, à en
relativiser les enjeux et de les accompagner. Recourir à des processus de remé-
diations, à un droit à l’erreur, essentiel pour se risquer à penser et apprendre,
semble difficilement contournable.

124
Quels usages des évaluations valoriser pour qu’ils apprennent ?
Comment leur permettre d’y revenir, d’élaborer à partir de leur expé-
rience de production ? Comment être juste dans son évaluation, et cependant
les faire progresser ?
Le travail de sélection est donc une évaluation portant sur la qualité des
textes, en élaborant ensemble les critères de qualité. Les élèves expérimentent
ainsi la fierté de ce qu’ils ont écrit et offert au collectif, le caractère jubilatoire
de voir leur texte captiver l’auditoire, ou émouvoir. Ils débattent des critères
qui leur permettent de juger, dans l’objectif de leur permettre de s’approprier
ce qui fait qu’un texte est bon. C’est une expérience intense et puissante que
de partager avec eux qu’ils ont produit des textes de valeur, dont ils sont les
seuls juges (ils décident seuls quels textes seront publiés, je ne me prononce
pas). Ce type d’expérience cherche à bousculer leur rapport souvent instrumen-
tal à l’évaluation, pour leur prouver qu’ils valent mieux que cela. On atteint
dans ces recoins-là, les perspectives de co-évaluation et d’auto-évaluation qui
devraient devenir bien davantage la norme, si nous réussissions à nous éman-
ciper quelque peu de la seule perspective certificative.
Enfin, une manière de contourner l’effet délétère de la notation et de la
moyenne – car à quoi bon continuer à travailler si l’on expérimente que l’on
ne dépasse pas aisément le 8 de moyenne, et qu’on peut l’obtenir sans travail-
ler réellement ni efficacement ? – est de multiplier les évaluations, pour ne rete-
nir dans une moyenne que les notes des meilleurs travaux, ceux où ils se sont
trouvés en réussite. Cela présente l’avantage de les autoriser à tâtonner, à cher-
cher, et sans obligation de résultat. Ainsi, cela leur montre qu’ils ne se réduisent
pas à une note, et que tout travail ne risque pas d’être retenu « contre eux »
(en faisant baisser la moyenne). Cela leur offre un droit à l’erreur, à la contre-­
performance, à avoir moins bien appris ou compris. Cela contribue à un contrat
de confiance, où ce qui importe à l’enseignant est qu’ils réussissent à philo-
sopher, et non pas de leur démontrer qu’ils en sont incapables, sans renoncer
pour autant à des évaluations exigeantes.

125
Les grilles d’évaluation
en philosophie : contenu,
enjeux et limites1
Christelle Nélaton

Réfléchir sur l’évaluation en philosophie en France conduit à mesurer les


enjeux historiques, sociologiques, psychologiques et institutionnels d’une telle
pratique. Cependant, cette réflexion ne peut faire tout à fait l’économie d’une
réflexion plus focalisée sur nos pratiques de classe dans ce domaine. Si l’évalua-
tion demeure un besoin social et institutionnel fort, l’acceptation de la note
par l’élève, sa justification par le professeur et l’utilisation de cette dernière
pour amorcer un véritable progrès soulèvent dans notre discipline un écheveau
de problèmes pour lesquels la discussion et l’échange semblent les bienvenus.
Nous sommes souvent confrontés à des élèves qui, tout en étant en difficul-
tés dans la réalisation des exercices proposés, manifestent un certain intérêt
pour nos propos. Mais comment maintenir cet intérêt lorsque la note chiffrée
et sa non-justification sont perçues comme des injustices ? Pour parler comme
Socrate, si l’élève peut parvenir à la nescience et reconnaître progressivement
son ignorance avec la volonté d’y remédier, quels moyens lui donnons-nous,
de notre côté, pour cerner ses défauts et progresser ? Dans cette perspective,
l’élaboration de grilles d’évaluation est-elle une solution satisfaisante ? Quels
en sont les contenus, les enjeux, mais aussi les limites dans notre discipline ?
Tels sont les problèmes sur lesquels nous avons souhaité réfléchir.

1 Cet article est repris de Côté philo n°14 (accessible en ligne).

127
Se pencher sur cet outil nous a conduits à apprécier la variété des modèles
proposés. Nous avons pu alors travailler sur un certain nombre de ressources :
en premier lieu, nous nous sommes penchés sur des grilles d’évaluation de
collègues de philosophie données en classes générales et en classes techniques
(pour les deux exercices proposés au baccalauréat). Certaines présentaient la
spécificité d’être données à l’élève dès le début de l’année et d’être jointes à
chaque copie afin de rendre visible la progression annuelle de l’élève, tant au
niveau de ses notes chiffrées, qu’au niveau des détails évalués dans ses copies
(présence d’une analyse du sujet, d’une problématique, d’une connaissance
du cours…). D’autres proposaient même à l’élève une auto-évaluation avant la
remise de sa copie. Nous avons également pu consulter des matrices de corrigé
du baccalauréat, ainsi que des listes de critères d’évaluation (proposées par un
lycée du Québec et pour le concours international de philosophie).
C’est un retour au sens et aux fins de cet outil que nous avons d’abord opéré.
L’utilisation de telles grilles se présente à nos yeux davantage comme un outil
permettant de se fixer ensemble (professeur et élève) un programme de tra-
vail que comme un outil d’évaluation à proprement parler. Ainsi, même si son
nom peut conduire sur cette voie réductrice, la grille d’évaluation ne sert pas
qu’à noter, mais bien à élucider un certain nombre d’acquis et de défauts que
l’élève doit cerner et sur lesquels il lui reste à travailler avec notre aide. En effet,
par l’utilisation de telles grilles, nous pouvons percevoir la façon dont l’élève
comprend les conseils que nous pouvons lui donner, souvent sous forme de pré-
ceptes généraux qu’il lui reste ensuite à maîtriser progressivement. De même,
la façon dont il s’en sert pour progresser tout au long de l’année, ou encore la
façon dont il évalue lui-même son travail deviennent par-là perceptibles. La dif-
ficile question de l’articulation entre un contenu et une méthode à maîtriser
se retrouve bien dans l’usage de cet outil.
Une fois précisées ces fins, nous avons pu constater que cet outil répondait
à un véritable besoin et à plusieurs nécessités. D’abord, une nécessité informa-
tive : il s’agit bien par de tels usages d’élucider un contrat didactique entre
l’élève et le professeur. N’avons-nous pas tendance à évaluer ce que nous
n’enseignons pas ? Par cet outil, nous pouvons ainsi remédier aux préjugés
fréquents des élèves pour lesquels la philosophie serait une évaluation d’opi-
nions et la source de notations arbitraires. Par ce biais, sont précisés à l’élève
les critères précis dont nous tenons compte lors de nos évaluations. De plus,
le présent outil répond à une nécessité formative. En justifiant la note, il intro-
duit un dialogue avec l’élève : il justifie et explique. L’élève peut ainsi devenir
sujet au sens plein : non plus seulement au sens passif du terme selon lequel il
serait récepteur d’une note qu’il devrait subir, mais au sens où il peut devenir
législateur autonome de ses prochaines évaluations. De notre côté, il est alors

128
envisageable de travailler de façon plus ciblée avec les élèves en nous appuyant
sur cet outil, c’est-à-dire en proposant des exercices de nature différente selon
les problèmes rencontrés. En effet, n’est-ce pas là l’occasion d’en finir avec cette
pratique consistant à faire rédiger à nos élèves des dissertations et explications
de texte complètes au moment où les fondements de l’exercice ne sont pas maî-
trisés ? Nul ne trouve cela jouissif et au fond profitable : l’effort est coûteux et
peu rentable pour l’élève, la lecture de l’exercice non maîtrisé pesante et déce-
vante pour le correcteur. Sans constituer pour nous une surcharge de travail,
mais bien souvent même un gain de temps, les grilles d’évaluation répondent
ainsi à bien des besoins : clarté, légitimation et efficacité de la notation tant
du côté de l’élève que du côté du correcteur. Il serait cependant illusoire de
prétendre avoir trouvé là le principe d’une notation absolument équitable :
pour cette raison, nous avons souhaité insister également sur les limites et pro-
blèmes de la dite pratique.
En effet, si cela semble simple en théorie, l’utilisation pratique des grilles
peut présenter quelques inconvénients. Dans cette perspective, chaque col-
lègue aura à mesurer les qualités et défauts de cet outil pour son emploi dans
sa propre pratique. Dès lors que nous usons de ces grilles, nous pouvons res-
sentir un effet d’auto-contrainte dû à un écart parfois gênant et surprenant
entre l’évaluation des critères de la grille et la note chiffrée que nous souhai-
tons mettre finalement à une copie. Ne risquons-nous pas d’être nous-mêmes
prisonniers d’une grille trop contraignante pour l’évaluation ? Ne nous pousse-
t-elle pas parfois à évaluer d’une façon qui ne nous convient pas tout à fait ?
En effet, certains élèves semblent répondre aux exigences demandées et pour-
tant ne pas mériter à nos yeux une note excellente ; de même, certains se voient
attribuer des notes tout à fait correctes en empruntant un chemin qui est
loin d’être l’itinéraire convenu. Un problème très pratique se pose alors sou-
vent à nous : faut-il remplir d’abord la grille d’évaluation et noter ensuite, ou
procéder à l’inverse ? Le problème reste entier et n’est pas sans lien avec celui
de l’articulation entre la méthode et le contenu que nous évaluons (souligné
plus haut). Il est clair que nous évaluons la réalisation d’une tâche globale de
nature plutôt « holiste » qui ne peut se résoudre en l’accomplissement réussi
de tâches parcellaires : la dissertation, comme l’explication, est un tout qui
ne se résout pas en la somme de ses parties, qui n’est pas une suite de tâches
partielles maîtrisées, mais bien un ensemble cohérent et autonome qui reste
l’objet de notre évaluation. D’autre part, afin que cet outil soit le plus efficace
possible, il est nécessaire que les critères soient saisis et compris par les élèves,
sans les inhiber pour autant. Ainsi, tout en leur laissant une certaine liberté,
les grilles doivent préciser les exigences et ces dernières doivent être saisies par
les élèves : un mariage souvent difficile à réaliser. Enfin, elles restent des outils
qui ne sauraient avoir de valeur s’ils ne sont prolongés par un travail annuel,

129
et peut être même sur deux ans. Elles peuvent en effet donner lieu à la réali-
sation d’exercices en amont et en aval pour la préparation et le progrès dans
les exercices proposés au baccalauréat. En ce sens, l’introduction en première
de la philosophie permettrait sans aucun doute une réflexion plus approfon-
die sur l’usage de telles grilles et un usage prolifique de celles-ci sur deux ans.
Peut-être pourrions-nous ainsi mettre les élèves dans une situation ne consis-
tant plus à être évalués dans l’apprentissage d’un langage qu’ils n’ont pas appris
et dont ils ne maîtrisent pas les signes ?

130
Comment évaluer
les devoirs-maison
à l’heure d’internet
Eliette Pinel pour le texte initial
et Stéphane Dunand et Sylvain Theulle pour la discussion

Problème(s)
Étant donné le peu d’heures de philosophie, surtout en séries technolo-
giques, le devoir-maison a l’intérêt de pouvoir demander aux élèves une dis-
sertation ou une explication de texte complète sans empiéter sur les heures de
cours, de leur laisser le temps de travailler et pourquoi pas, de permettre des
recherches hors du cours.
Mais, avant même la question d’internet, le devoir-maison soulève beau-
coup de difficultés : beaucoup d’élèves ne le rendent pas et la menace du zéro
émeut finalement assez peu ; il est parfois fait à la dernière minute ou encore
vite recopié à partir du travail d’un seul élève. On se dit alors qu’une heure de
travail sur table aurait été plus profitable.
Internet ajoute à ces questions, celle bien sûr, de tous ces sujets déjà trai-
tés en ligne.
La situation est pénible pour tout le monde : les élèves savent que leur
sujet est sur internet, mais que s’ils recopient ils seront sanctionnés – et en
même temps comment ne pas aller jeter un petit coup d’œil ? – et les profs,
au lieu de corriger, passent du temps à vérifier que la copie n’est pas un reco-
piage. On peut comprendre la stratégie des élèves : à savoir pour les moins

131
bons copier directement et pour les meilleurs, s’inspirer subtilement du texte
en ligne pour échapper à l’accusation de plagiat. La solution punitive paraît
donc peu souhaitable.

Solution(s) ?
L’idéal, c’est un lycée qui prévoit une plage hebdomadaire pour les devoirs
sur table. Mais quand bien même ces demi-journées existent, le nombre d’exer-
cices dans l’année demeure insuffisant. Il faut partager avec les autres matières…
- Première solution : inventer un sujet qui ne serait pas (encore) sur inter-
net. Cela devient difficile et toute formulation approchante sera rap-
prochée d’une correction déjà en ligne. Ou alors il faut devenir maître
dans les formulations alambiquées.
- Deuxième solution, plus efficace : garder les sujets de dissertation pour
les devoirs sur table (quitte à n’avoir que deux heures et demander
une introduction et une première partie entièrement rédigée) et don-
ner les sujets d’explication à faire à la maison. Il y a bien sûr des expli-
cations corrigées sur internet, mais le nombre de textes est tellement
faramineux en philosophie que l’on peut toujours trouver un devoir
intéressant à donner. Si l’on veut donner des questions sur un texte
en début d’année plutôt que de donner directement le sujet d’expli-
cation, que ce soit pour les séries générales ou technologiques, on peut
faire la même chose : préparer une série de questions sur un texte qui
n’est pas une annale de bac.
- Troisième solution, qui se discute d’un point de vue pédagogique :
donner un sujet de dissertation en obligeant les élèves à n’utiliser que
les arguments et les textes vus en cours. Dans l’ensemble, cela permet
d’éviter internet et a le mérite supplémentaire de faire apprendre aux
élèves leur cours. Mais cela contraint d’une part à donner un sujet
qui colle au cours. Or on sait bien que cela est loin d’être le cas au bac.

Discussion : arguments en faveur des devoirs à la maison


Comme l’indique Eliette Pinel, la principale objection aux devoirs mai-
son est le plagiat.
Contre cette objection, nous aimerions défendre les devoirs type bac à la
maison et le recours à la troisième solution pratique qu’elle présente pour faire
barrière au plagiat, à savoir faire des devoirs en continuité avec les cours, pour
encourager les élèves à utiliser ces derniers plutôt que d’aller voir des corrigés
ou des sources extérieures.

132
On trouve deux objections contre cette solution. D’une part, de tels devoirs
ne permettraient pas de développer cette intelligence générale, que certains
semblent tenir pour le résultat d’un enseignement philosophique réussi et
qui permettrait aux élèves de traiter tous les sujets, y compris ceux qui n’au-
ront fait l’objet d’aucun cours. Sur ce dernier point, il faut distinguer deux
cas : a) un sujet peut ne pas avoir été traité du tout, compte tenu de la taille des
programmes, mais b) il peut aussi ne pas avoir été traité directement, même si
i) des parties du cours ou ii) une réflexion sur le contenu du cours permettrait
de le traiter. D’autre part, ils ne prépareraient pas à réaliser l’exercice dans le
temps imparti lors de l’épreuve finale.
Commençons par répondre à la deuxième objection. Exécuter rapidement
une tâche, par exemple réaliser une dissertation ou une explication suppose
de l’avoir réalisée plus lentement auparavant. S’il n’est sans doute pas inutile
de faire des devoirs en quatre heures, il faut s’y être préparé. Et il nous semble,
par expérience, que le travail à la maison soit formateur. Faire un devoir de phi-
losophie, cela suppose de comprendre le contenu du cours (ce qui implique à la
fois de simplement comprendre le contenu du cours, mais aussi de pouvoir en
tirer les conséquences, en relever les présupposés, le rattacher à sa propre expé-
rience, etc.), mais aussi de parvenir à prendre position sur un problème en ne se
contentant pas de restituer ce contenu, de maîtriser une méthode d’exposition
spécifique, d’examiner sérieusement les objections et les arguments, d’envisa-
ger plusieurs hypothèses, de travailler des exemples. Cela n’a rien de naturel.
Quant à la première objection, nous répondons que rien n’indique que les
élèves réussissent mieux au bac du seul fait qu’on ait donné des sujets sans rap-
port avec le cours pendant l’année. Cela supposerait qu’on puisse vraiment
progresser à partir de rien. Bien sûr, nous ne proposons pas simplement de
donner des sujets de dissertation ou d’explication vus en cours, en appelant à
une simple restitution. Nous suggérons simplement de donner des sujets qu’ils
peuvent traiter avec un ou plusieurs cours. Au début de l’année, on travaillera
sur des sujets de cours ou des sujets qui mobilisent un seul cours, avant de trai-
ter des sujets qui croisent plusieurs cours. Travailler sur un sujet non traité est
impossible et le fait que cela soit possible au bac est une absurdité. Trois types
de sujets semblent à la portée des élèves : a) les sujets qui portent sur l’inté-
gralité d’un cours, b) ceux qui portent sur une partie d’un cours, c) ceux qui
croisent plusieurs cours. Si nous ne maîtrisons pas les sujets du bac, nous avons
les moyens de donner des sujets à la portée de nos élèves, mais restera un travail
pédagogique à effectuer : le passage du cours au devoir, du cours à son usage
personnel n’a rien de naturel ni d’évident.
Du point de vue pratique, il est extrêmement facile de doser le niveau de
difficulté, et d’établir une progressivité en donnant aux élèves des éléments

133
pour traiter ces exercices. Voici quelques exemples, non exhaustifs, de procé-
dures possibles :
- En début d’année, on pourra donner des éléments très précis, comme
une ou plusieurs corrections ou plans détaillés pour guider leur rédac-
tion, qu’on aura élaborés à partir du cours1. Il s’agit de leur montrer
comment utiliser le cours, en les aidant à repérer les éléments impor-
tants du cours et à les mettre en œuvre dans un devoir. L’exercice, qui
est avant tout un exercice de réécriture, peut paraître trop élémentaire,
mais en réalité, on suppose toujours que les élèves réussiraient par-
faitement l’exercice qu’on leur a donné, et que celui-ci perdrait tout
intérêt, si la correction avait été vue avant. Mais c’est loin d’être le
cas, les élèves devant identifier et reconstituer par eux-mêmes un cer-
tain nombre d’opérations qui ne sont pas du tout évidentes pour eux.
De manière générale, il ne faut jamais sous-estimer la difficulté des
tâches qu’on leur propose.
- On peut leur donner des indications pour utiliser le cours en réponse
à un problème : a) comment mobiliser le cours pour traiter ce pro-
blème en identifiant les sections du cours pertinentes ; b) comment
tirer des conséquences de positions vues en cours ; c) en dissertation,
comment parler en son nom propre, par exemple en expliquant qu’il
ne s’agit pas d’exposer des positions, mais de les rejeter ou de les assu-
mer sur la base d’arguments rationnels pour construire une position
personnelle qui ne soit pas une simple opinion injustifiée ; d) en expli-
cation, comment comparer des thèses en réponse à un problème, etc.
- On peut préparer ce travail par un cours, qu’il soit classique ou bien
organisé sous forme de débat ou de colloque2 , dans lequel des thèses
philosophiques ont été discutées, qui seront reprises à la maison par
les élèves pour élaborer leur position personnelle.
- On peut travailler en classe un texte qui présente l’hypothèse d’un
auteur en réponse à une question. Après voir fait la synthèse de ce texte,
on leur demandera de prendre position sur son hypothèse. Un dossier
complémentaire qui peut être volumineux leur est distribué et, en fonc-
tion de leur position, ils sont orientés vers tels ou tels textes qui leur per-
mettront de construire leur devoir ; ils ne sont pas obligés de tout lire
ni de tout utiliser et on peut le travailler en classe. À la fin, ils doivent
rendre un devoir où certaines choses leur sont imposées, comme la
reprise de leur synthèse, l’usage du dossier. En bref, la thèse travaillée

1 Donner plusieurs corrigés ou plans permet à l’élève de comprendre qu’il est possible de
traiter le sujet de différentes façons, dont certaines peuvent lui paraître plus correctes.
2 Ou sous toute autre forme pertinente.

134
au départ peut aussi bien être endossée et défendue contre des objec-
tions que rejetée au profit d’une autre thèse qui paraitra plus justifiée.
- Ajoutons que si on a des exigences formelles fortes, tant sur la forme
que doit prendre le devoir (par exemple, si on demande un certain
nombre de paragraphes dans l’introduction), que dans la forme qu’il
doit prendre (utiliser systématiquement une forme très argumenta-
tive), on écarte également beaucoup de plagiat, puisque bon nombre
de copies disponibles en ligne ont un style et une forme qui rentrent
souvent assez mal dans le cadre de contraintes formelles fortes.
- On peut aussi les aider au cours de l’élaboration de ce devoir, en fai-
sant des points en classe ou en pré-corrigeant leurs devoirs, par exemple.
Nous pouvons maintenant résumer notre argument à l’objection du pla-
giat : moins les élèves se sentent préparés, plus ils vont copier sur internet, donc
il faut qu’ils puissent utiliser leur cours et que nous spécifiions très fortement
les attentes de l’exercice. Dès lors, ils ne copient pas autant, voire pas du tout,
d’autant plus si on a spécifié clairement dès le début de l’année qu’on n’accep-
tera aucun plagiat, partiel ou exhaustif et qu’il sera sanctionné très durement.
Le principal avantage de cette façon de procéder est qu’en donnant des élé-
ments aux élèves, la qualité des travaux est substantiellement meilleure, ren-
dant la correction plus agréable. En outre, les élèves obtiennent de bonnes
notes sans qu’on ait à surnoter. Cela permet aussi d’identifier plus facilement
des critères de notation. Y a-t-il un risque d’ennui face à la correction ? Il nous
semble largement compensé par la qualité des copies et le fait que les élèves
progressent. Cela permet aussi de vérifier le travail effectif des élèves, de dis-
tinguer plus finement les copies par des qualités objectives, etc. En outre, cela
n’empêche pas d’avoir des copies originales par leur approche, leur engagement,
leur façon d’utiliser ce qui a été vu en cours. Les élèves font un véritable usage
du cours, sans se contenter d’une restitution mécanique. C’est une véritable
occasion de construire un style personnel. Et c’est aussi une façon de s’en sor-
tir quand notre lycée ne nous offre pas la possibilité de faire autant de devoirs
en quatre heures que nous le voudrions.

135
Ne plus corriger ses copies
et faire progresser ses élèves ?!
C’est possible !
Lisa Tierny

Dans certains établissements, les collègues disposent de plages horaires


hebdomadaires consacrées aux devoirs surveillés. D’un point de vue pédago-
gique, c’est une véritable chance. Cela permet aux élèves de s’exercer plusieurs
fois au format de l’épreuve finale ; mais pour le professeur qui se récupère des
paquets de copies type-bac tous les deux ou trois mois, c’est un véritable cal-
vaire. La correction de copies est chronophage (souvent même anxiogène quand
elles s’accumulent en plus des affaires courantes) et pédagogiquement peu ren-
table : les élèves, essentiellement intéressés par leur note, prennent rarement la
peine de lire les nombreux annotations et conseils de méthode auxquels nous
avons pourtant consacré du temps et reproduisent ainsi les mêmes erreurs au
devoir suivant. La correction, telle que nous la pratiquons généralement, rend
les élèves passifs, et les empêche de véritablement progresser. Petit « tip » pour
se libérer du temps de correction et faire progresser les élèves.

L’exercice de la co-évaluation
Pas de recette miracle : il faut tout de même corriger soi-même les premiers
devoirs de l’année ! On ne peut pas attendre des élèves fraîchement arrivés en
terminale qu’ils sachent ce qui est attendu dans une dissertation ou une expli-
cation de texte de philosophie. Les deux ou trois premiers devoirs type-bac
doivent donc être corrigés par le professeur à l’aide d’une grille d’évaluation

137
(elle peut même être fournie en amont afin que les élèves s’auto-évaluent pendant
le devoir) qui détaille les critères sur lesquels porte la correction1. Les annota-
tions doivent être fournies et précises, de même qu’il est bienvenu d’expliciter
(à l’oral ou dans une fiche) les symboles que nous utilisons mécaniquement
(lien logique, rapport avec le sujet, etc.).
Mais quand les élèves sont enfin familiarisés avec le système de correction
et d’évaluation, au deuxième ou troisième trimestre (cela dépend du nombre
de devoirs), on peut enfin se libérer de ce fardeau ! On peut se décharger, sans
culpabiliser, de la charge de correction sur les élèves. Pour ce premier devoir
co-évalué les copies doivent être anonymisées, puis distribuées aux élèves (d’une
autre classe, de préférence), ainsi que la fiche d’évaluation habituellement uti-
lisée par le professeur, mais quelque peu modifiée pour l’occasion. En classe,
pendant une ou deux heures, ils corrigent donc les devoirs de leurs camarades :
ils relèvent les fautes de langue et annotent eux-mêmes dans la marge à l’aide
des symboles que le professeur utilise habituellement. Ils remplissent progressi-
vement la fiche en y indiquant pour chacun des critères s’il est maîtrisé ou non
par le « candidat » grâce à une lettre (A à D). À partir de ces lettres, ils notent
chacun des « pôles » (intro, structure, contenu, etc.) selon un barème défini
par le professeur. Après qu’ils ont fini de corriger et remplir la fiche, ils pro-
cèdent à un bilan de la copie qui les invite à être attentifs à des points fonda-
mentaux (rapport avec le sujet, structure logique, etc.), et à dresser les grandes
lignes du devoir. Au terme de ce bilan, ils mettent une note, calculée à partir
du barème, puis rédigent l’appréciation de la copie qui doit reprendre les prin-
cipaux défauts et qualités, ainsi que des conseils de méthode.
Il ne s’agit pas de laisser le sort de ces copies entre les seules mains des élèves :
pendant leur travail de correction, ils interpellent et sollicitent le professeur
aussi souvent que possible s’ils ne comprennent pas, s’ils ont des doutes, etc.
Au terme de leur exercice, quand ils ont rempli la fiche, dressé le bilan, noté
et apprécié la copie, ils doivent nécessairement faire vérifier leur correction et
leur notation par le professeur, qui l’ajuste en cas de besoin. C’est l’occasion
pour l’enseignant de révéler et d’expliciter, en acte, son processus de correc-
tion et d’évaluation. Il s’agit alors de faire une reprise avec l’élève correcteur
de la copie et de son travail d’évaluation ; ils relisent ensemble la copie et en
commentent les qualités et les défauts. S’il manque des éléments de correction,
si l’appréciation est incomplète ou si la note est mal évaluée, ils reprennent leur
travail jusqu’à ce qu’il soit définitivement validé par le professeur. Le tour est
joué : voilà que votre paquet de copies est corrigé en deux heures, prêt à être
rendu à ses auteurs !

1 Sur la question des grilles d’évaluation, voir le texte de Christelle Nélaton repris dans
ce Guide.

138
Les vertus pédagogiques
Au-delà de l’effet volontairement racoleur de la diminution du temps de
correction pour l’enseignant, la co-évaluation présente une plus-value péda-
gogique : en pratiquant eux-mêmes la correction à partir d’une indication pré-
cise des attendus, les élèves s’approprient bien davantage la méthode qu’en se
contentant de lire (à peine dès qu’ils obtiennent leur note) des lignes de com-
mentaires. La grille d’évaluation ainsi que l’explicitation et l’objectivation des
critères d’évaluation les invitent à être attentifs aux moyens et aux fins mis en
œuvre dans l’explication de texte ou la dissertation, plus redoutée par les élèves.
Ils ont souvent peu de recul à l’égard de leurs propres travaux. Ils ne perçoivent
pas leurs erreurs et ne les comprennent pas. L’évaluation d’un pair les pousse
à adopter une posture critique et réflexive : beaucoup d’entre eux comparent
la copie qu’ils évaluent avec ce qu’ils se souviennent avoir eux-mêmes produit.
Les élèves jouent vraiment le jeu et fournissent, à de rares exceptions, un tra-
vail sérieux. Parce qu’ils savent que leur propre copie sera également jugée par
leurs pairs, ils mènent leur travail de correction aussi justement qu’ils espèrent
que leur devoir sera traité. Ils ont également à cœur de bien faire. Ils se sentent
valorisés par cette nouvelle responsabilité et se plaisent à jouer le rôle du pro-
fesseur. Certains parcourent même leur cours pour vérifier une référence, une
définition, etc. Ils s’aident les uns les autres, se montrent leurs copies, les com-
mentent, de manière bienveillante. Tous, cependant, peinent à mettre une
note. Ils ont quelques difficultés, en début d’exercice, pour noter, que ce soit
avec des lettres ou des chiffres. Ils sollicitent plusieurs fois le professeur qui
les guide et ils finissent par être autonomes. Mais lorsqu’il s’agit de mettre LA
note du devoir, ils éprouvent finalement la même difficulté que nous face à
nos copies. Cet obstacle est bénéfique à plus d’un titre : il permet d’échanger
avec les élèves sur les enjeux de la notation, ses difficultés, et l’expérience que
nous en avons. Et il lève le voile sur la fabrique de la note, sacro-saint pilier de
l’institution scolaire. La lecture successive de plusieurs copies nous conduit
par exemple souvent à ré-évaluer la note d’une copie antérieure. Les élèves le
découvrent puisqu’après avoir lu l’ensemble du paquet avec eux, on réajuste
devant eux certaines notes qu’ils avait pourtant déjà validées.

Le problème épineux du barème


Le barème a mauvaise réputation. Il serait « anti-philosophique ». Pourtant
il a le mérite de montrer que la note mise par le professeur n’est pas arbitraire :
nous ne notons pas « à la tête du client » ou selon les affects que nous causent
les copies. L’évaluation et la correction valorisent et sanctionnent des savoir-
faire objectifs que le barème révèle et explicite. L’utilisation d’un barème permet

139
donc aux élèves correcteurs et corrigés de comprendre que l’évaluation suit
une méthode, qu’elle est une démarche fondée sur des normes identifiables.
Par ailleurs les élèves, depuis leur entrée dans le système scolaire, ont pris le pli
de la note : ils ne pensent pas en termes de compétences à acquérir mais plutôt
de classement numérique. Leur signifier, dans nos annotations, que l’analyse
du sujet est incomplète et que l’introduction ne pose pas de problème ne suf-
fit pas : en revanche, noter 2/5 leur introduction leur permet de comprendre
qu’elle est insuffisante. Le barème leur permet davantage de se situer et de
mesurer l’écart qui sépare leur production d’un bon devoir. Certes, le barème
entretient le système de notation et nourrit le rapport problématique des élèves
à la note. Mais il est, dans l’état actuel du format de l’épreuve finale, ce qu’il
y a de plus efficace pour permettre aux élèves de s’approprier les codes impli-
cites de la culture scolaire écrite.

140
Exemple de grille d’évaluation

141
Pourquoi et comment
corriger un devoir en classe ?
Charlie Renard

Étrange question ! N’est-il pas évident pour tout professeur, y compris de


philosophie, d’accompagner la distribution des copies, d’une correction, com-
plète ou partielle en classe ? Autrement dit, de proposer une correction indi-
viduelle et collective ?
Et à juste titre. La correction individuelle pointe les défauts et qualités de
la copie mais n’indique pas ce qu’il aurait fallu faire de manière globale. C’est
pourquoi le professeur de philosophie est censé évaluer et annoter chaque
copie mais aussi donner des modèles de devoirs afin d’expliciter et montrer
« en contexte » les attendus de ces exercices.
Mais comment faire ? Force est de constater que ces moments de correction
collective sont rarement aussi productifs et constructifs qu’on le souhaiterait.
En plus de l’impact émotionnel sur les élèves de la remise des copies (impa-
tience, enthousiasme, déception, frustration…), le professeur a bien souvent à
gérer leur indifférence à l’égard du corrigé proposé à tous. C’est ce qui conduit
certains collègues à distribuer aux élèves un corrigé polycopié et à compter sur
leur bonne volonté pour le lire et en tirer les bénéfices de manière autonome.
Alors faut-il corriger un devoir en classe ? Si oui comment rendre cet exer-
cice efficace ?

Une activité chronophage
La question ne se poserait pas, ou pas de la même manière, si le temps dis-
ponible consacré à l’enseignement de la philosophie était extensible. Huit mois

143
de cours pour préparer de « grands débutants » en philosophie à des épreuves
exigeantes qui portent sur un programme indéfini, c’est peu. C’est un euphé-
misme. L’enseignement est donc soumis de facto à un critère de rentabilité,
d’efficacité. Pas question de « perdre du temps » dans des activités inutiles.
La productivité est le maître-mot, ce qui n’est pas sans poser problème tant
la pensée nécessite du temps pour s’élaborer. Dans ces conditions de pénurie
d’heures en classe, la correction des exercices type-bac (dissertation et expli-
cation de texte) entre en compétition avec d’autres activités, notamment celle
de transmettre des connaissances, de travailler les notions. Le souci d’écono-
mie se fait d’autant plus sentir pour les évaluations sommatives puisqu’il s’agit
d’interroger l’élève sur ce qu’il est censé avoir appris au terme d’une période.
Corriger ici ne consiste pas à enseigner un contenu nouveau mais à indiquer
comment les connaissances auraient dû être investies. La tentation est alors
grande de renvoyer simplement les élèves aux parties du cours, aux chapitres en
question afin d’éviter d’avoir à se répéter. Si la peur de manquer de temps n’est
pas l’apanage des professeurs de philosophie, le fait que les élèves découvrent
la discipline l’année de l’examen renforce la difficulté de leur faire assimiler
la méthode et le contenu du cours. À ces contraintes matérielles et curricu-
laires, s’ajoutent les ambiguïtés inhérentes à la philosophie et son enseignement.

Une bonne correction ?


Quand le professeur de philosophie distribue un corrigé complet, il précise
en même temps qu’il n’est pas le corrigé mais un corrigé possible du devoir,
en particulier pour la dissertation, qui n’a pas, contrairement à l’explication
de texte, la possibilité de s’appuyer sur un texte. Alors que le professeur de
mathématiques peut donner la façon de résoudre le problème telle qu’elle a
été enseignée (formalisme, exactitude du théorème et du résultat), le profes-
seur de philosophie offre un modèle qui n’est qu’un exemple, puisque le devoir
pourrait être réalisé de mille manières. C’est toute l’ambiguïté d’un produit
fini qui doit répondre à des exigences formelles et intellectuelles mais ne sau-
rait se réduire à une fabrication technique.
Proposer un corrigé type en philosophie, c’est normer pour permettre,
de mesurer les écarts, de comparer, et in fine d’imiter mais avec le risque de
dénaturer la démarche qui se veut être le fruit d’une réflexion personnelle et
autonome dans lequel l’élève « met en œuvre une pensée propre, déployée en
un discours continu dont il prend la pleine responsabilité ».
En un mot, « imitez-moi mais pas trop ». C’est le paradoxe de l’apprentis-
sage de l’autonomie : apprendre à ses élèves à produire un travail personnel en
leur montrant comment faire. Le professeur est d’ailleurs bien embêté devant
les copies des élèves besogneux qui récitent des pans entiers du cours. Ce n’est

144
pas ce qui est attendu et pourtant en donnant un corrigé, n’entretient-on pas
cette culture du modèle ?
On pourrait rétorquer que ces exemples de traitement sont produits afin
d’aider les élèves à saisir les démarches du professeur dans l’élaboration de sa
pensée. Encore faut-il qu’ils les perçoivent et le cas échéant qu’ils réussissent à se
les approprier. Les élèves qui réussissent à lire, derrière le contenu, la méthode,
le processus ou la logique, sont en général les meilleurs, donc pas ceux qui en
auraient le plus besoin. Ces derniers ont besoin d’apprendre à le faire. Mesurer
l’écart entre la correction du professeur et son propre travail est une compé-
tence à part entière, savoir tirer profit de cet écart pour progresser en est une
autre. Par conséquent, en distribuant un corrigé complet, il faut s’assurer que
les plus faibles puissent en tirer profit donc a minima le comprennent (en fai-
sant une lecture expliquée en classe par exemple).
Cependant ce n’est pas la panacée : premièrement cela prend au moins
autant de temps qu’un autre type de correction ; deuxièmement un élève qui
a l’impression qu’il est face à un idéal impossible à réaliser, qui se sent inca-
pable de produire lui-même ce qu’on lui demande, se décourage, se démotive
et se désintéresse ; troisièmement, cela renforce la posture consommatrice et
passive de certains élèves puisque la parole sera monopolisée par le professeur
(qui donne son corrigé).
Peut-on faire de la correction autre chose qu’une activité pour les bons élèves ?
Autre chose que l’expression narcissique du professeur qui s’écoute parler ?

Pourquoi corriger en classe plutôt que rien ?


On pourrait questionner le présupposé de départ : pourquoi une correction
collective en plus d’une individuelle ? Même si certaines remarques peuvent
concerner tout ou partie des élèves (erreurs récurrentes, problèmes de métho-
dologie, gestion du temps…), ce n’est pas un argument suffisant pour y consa-
crer une séance voire plus. « Sacrifier » des heures de cours pour corriger un
devoir en classe ne peut se justifier que si on prête à cette activité des vertus (éva-
luer ce qu’on sait ou pas faire, corriger ses lacunes…). Mais s’il ne suffit pas de
distribuer un corrigé pour les voir s’actualiser, il faudrait penser les conditions
qui permettent de les rendre possibles. Compte tenu des contraintes propres
à l’enseignement mentionnées au début de l’article, les solutions trouvées par
les professeurs sont de fait toujours malheureusement de l’ordre du compro-
mis. Nous n’avons pas non plus la prétention de faire une analyse exhaustive
des dilemmes liés à la correction en classe. Il s’agit plutôt de proposer quelques
réflexions possibles sur les paramètres dont on peut tenir compte et qu’on peut
faire varier dans sa façon d’enseigner en corrigeant.

145
Pour justifier le choix de corriger en classe et pour que cette activité ait du
sens dans l’enseignement de la philosophie, il faudrait :
- Que cette activité soit utile pédagogiquement, qu’elle permette aux élèves
d’apprendre quelque chose, de progresser, de lever les obstacles à la
compréhension et à la réflexion. Il faut évidemment que les élèves per-
çoivent cette utilité (ce qui ne va pas de soi). L’évaluation vient sanc-
tionner un produit fini. Elle est donc pour l’élève révélatrice de son
niveau à l’instant-t. Prendre la correction pour lui n’a de sens que s’il
est susceptible de tomber à nouveau sur le même problème et refaire
ou pas ces erreurs. Or il faut avouer que la probabilité pour qu’un sujet
de philosophie étudié dans l’année tombe le jour du bac est très faible
tant les notions et leurs combinaisons sont multiples. Il faut donc que
l’élève mesure ce que ce sujet peut lui apprendre de la démarche philo-
sophique en général et la manière dont il pourra transposer ces savoirs
et savoir-faire dans d’autres sujets. Comment leur permettre de com-
prendre l’intérêt de l’exercice ?
- Que cette activité ne soit pas redondante, c’est-à-dire qu’elle ne répète
pas ce qui est fait sous une autre forme. Une correction qui se contente
de lire les annotations écrites sur les copies est au mieux une perte de
temps, au pire n’a comme effet que de stigmatiser les erreurs de cer-
tains et les qualités des autres. Certains parleront d’émulation. Si c’est
l’effet recherché, il y a des moyens moins chronophages pour le faire.
Comment proposer quelque chose en plus ?
- Que cette activité soit faite à destination de tous et par tous les élèves de
la classe, c’est-à-dire qu’elle ne privilégie pas les élèves les plus forts et
laissent de côté les plus faibles. Comment faire pour qu’elle soit béné-
fique à tous ?
- Que cette activité justifie la présence de tous, autrement dit qu’on justi-
fie que le groupe est un avantage ou une plus-value pour la correction,
et qu’il participe activement à la correction plutôt que de la recevoir
passivement. Comment rendre tous les élèves acteurs de la correction ?
- Que la salle de classe soit un lieu propice pour la correction et que celle-ci
ait lieu à un moment approprié à l’apprentissage, cohérent dans la pro-
gression du cours. Quand et où le faire ?
- Que cette activité soit une façon comme une autre d’enseigner, ce qui pose
la question de ce qu’on enseigne en corrigeant et les gestes profession-
nels qui y sont associés. Que signifie corriger en classe ? Quels types de
gestes, de démarches cela implique-t-il pour le professeur ?

146
Des pistes
Les propositions qui vont suivre peuvent paraître triviales, nombre de collè-
gues s’efforcent de rendre leur correction en classe plus efficace. Pas de recette
miracle donc mais des pistes afin de faire de cette activité une véritable oppor-
tunité, parce que c’en est une : toute une classe qui a travaillé sur un sujet de
dissertation ou un texte, au moins pendant une heure, dans le meilleur des
cas quatre !
- Permettre à l’élève de s’identifier et de s’impliquer : Plutôt qu’une leçon
parfaite réalisée par le professeur, il peut être intéressant de construire
un corrigé avec des extraits de copies d’élèves de la classe. Cela per-
mettra à la fois que les élèves se reconnaissent tous dans les qualités
et défauts (linguistiques, syntaxiques, style…) et ne soient pas passifs
pendant la correction. Vous pouvez par exemple mettre des repères sur
les passages des copies afin de proposer aux élèves de les lire en classe.
- Profitez du collectif pour corriger différemment : corriger un exercice de
la même manière qu’on l’a enseigné est rarement efficace. De la même
manière, pour les élèves qui ont des fragilités à l’écrit, c’est la double
peine : d’une part, ils ont plus de difficultés à réaliser les exercices type
bac demandés, d’autre part, la correction qui en est donnée est bien
souvent encore écrite (au tableau ou polycopié). C’est pourquoi il est
vraiment intéressant de varier les formats de correction. Sortir de l’es-
pace de la classe, se mettre en cercle et discuter autour des sujets est
une alternative intéressante à la correction magistrale. On peut par
exemple organiser cela de la manière suivante : demander aux élèves de
lire une phrase du texte puis tour à tour d’en proposer une explication.
On demande ensuite aux autres s’ils sont d’accord, s’ils souhaitent la
reformuler avec leurs mots ou s’ils veulent nuancer ou proposer autre
chose. L’idée est de confronter les différentes interprétations, sentir
que les autres ne comprennent pas le texte de la même manière, que
le texte résiste, en un mot vivre des conflits socio-cognitifs. C’est un
moyen pour l’élève de comprendre grâce à ses pairs (ce) qu’il n’a pas
compris ou pas complètement et de saisir peu à peu ce que signifie
lire un texte philosophique. Prévoir si besoin un temps de synthèse
où le professeur nuance ou ajoute des choses qui auraient échappé à
l’intelligence collective.
- Rendre possible la remédiation : on peut donner des outils qui aident
l’élève à prendre conscience de ce qu’il a réussi ou échoué et lui offrent
la possibilité d’améliorer son travail (ne plus le considérer comme un
produit fini). Ainsi on peut mettre en place dès le début d’année une

147
fiche de suivi que l’élève complète à partir des annotations et corrections
de chacun de ses devoirs et proposer ensuite des réécritures de passages.
- Varier les approches : Offrir une diversité de façons de corriger permet
de favoriser tous les profils d’apprentissage. On peut par exemple :
· Choisir de se concentrer sur un point du devoir qui a été particu-
lièrement raté (ce n’est pas nécessaire de chercher l’exhaustivité),
· Leur proposer un corrigé entièrement rédigé mais par paragraphes
découpés et donnés dans le désordre ce qui suppose de repérer la
logique de l’argumentation, les références et les exemples qui vont
avec (ce peut être fait en groupe),
· Projeter des extraits de corrigé avec les étapes de la méthodologie
dans la marge et en couleur,
· Corriger immédiatement après le devoir (quand les élèves l’ont
encore en tête) plutôt qu’au moment de la remise des copies (sou-
vent plusieurs semaines après),
· Faire un corrigé audio ou vidéo qu’ils pourront (ré)écouter ou
(re)visionner en autonomie…
L’objectif de cet article est de donner des outils pour penser la correction
en classe comme un véritable moment d’enseignement et d’apprentissage qui
s’inscrit dans la progression de l’année et dans lequel on peut impliquer les
élèves. En cours de philosophie comme ailleurs, prendre du temps peut per-
mettre d’en gagner.

148
Petit guide de survie
pour les réunions d’harmonisation
Frédéric Le Plaine

La fin de l’année approche, vous êtes convoqué pour corriger les copies
du baccalauréat.
Prenez une grande inspiration, munissez-vous des copies-test que votre ins-
pection vous a normalement envoyées, et corrigez-les en tâchant d’y reconnaître
quelques preuves objectives de travail, quelques traces d’analyse conceptuelle,
quelques questionnements pertinents, une ébauche de structure et de progres-
sion logique dans l’argumentation. Souvenez-vous que l’auteur de cette copie
a dû, le jour de l’épreuve, farfouiller dans ses connaissances pour tenter d’en
raccrocher certaines, plus ou moins heureusement, à un sujet probablement
assez éloigné de son cours. Évaluez le résultat plus ou moins approximative-
ment – un intervalle de 2 à 3 points fera l’affaire.
Vos copies-test sous le bras, vous êtes conviés à une réunion dite « d’har-
monisation ». C’est là que commence la véritable aventure. Les premières fois,
la situation a de quoi décontenancer. Mais soyez valeureux, et observez ces
quelques recommandations :

Aiguisez vos armes
Parmi vos collègues, comme dans tout collectif, certains prendront la parole
plus facilement que d’autres – pas nécessairement pour dire des choses plus
sensées que vous. Aussi, n’arrivez pas les mains dans les poches : préparez vos
arguments pour défendre votre évaluation des copies-test et pour faire valoir
les éléments d’analyse qui vous semblent raisonnablement pouvoir être atten-
dus sur les différents sujets.

149
N’en attendez rien, ces réunions sont des mascarades
Il faut pourtant s’y rendre, car c’est la seule once de garantie de justice sco-
laire offerte aux candidats. Il faut donc, malgré tout, défendre ces réunions et
y consacrer des forces pour tenter de leur faire produire quelques effets, même
si, comme elles n’ont aucun caractère contraignant, chaque correcteur en res-
sortira avec ses certitudes, ses nobles intolérances et pourra continuer de noter
ses copies comme bon lui semble.
Une nuance cependant : lors de la seconde réunion, qui intervient à la fin
de la période de correction, les copies notées entre 0 et 5/20 doivent faire l’ob-
jet d’une double correction. Si ce dispositif n’est pas mis en place dans votre
académie, rapprochez-vous de votre IPR pour le demander. Bien que cela ne
concerne que peu de copies, c’est l’un des maigres garde-fous qui existent et qui
méritent d’être soutenus. Chaque année, plusieurs copies pleines de connais-
sances maîtrisées et témoignant d’un travail sérieux sont ainsi sauvées d’une
note infamante et arbitraire. Tant pis pour toutes celles, notées 6 ou 8/20, qui
n’auront pas cette chance.

Des critères d’évaluation ? N’y pensez pas.


Une épreuve nationale d’examen sans le moindre barème : tel est le monde
étrange dans lequel vous entrez. Le barème est anti-philosophique par nature,
paraît-il. Le discours de l’inspection, qui s’exprimera en ouverture de la réu-
nion, aura peut-être même l’audace de vous apprendre que l’évaluation d’une
copie est un « jugement synthétique » ; une chance qu’il ne soit pas a priori.
Évidemment, certains collègues tenteront de prononcer quelques mots fétiches,
comme « problématique », mais vous en trouverez autant de définitions que
de professeurs. Sachez toutefois qu’une copie sans « problématique » pourra
sans autre forme de procès être notée 8/20 avec l’approbation de l’assemblée.
Il vous faudra donc évaluer dans le flou, tâchant de valoriser des « qualités de
réflexion », des « efforts de méthode », et autres « connaissances » issues
de cours dont vous ignorez tout. Tous les croisements entre toutes les notions
étant possibles, les sujets proposés aux candidats auront fort peu de chances de
correspondre aux problèmes qu’ils auront travaillés dans leur cours. Ne l’ou-
bliez pas : ce que nous demandons aux élèves favorise les mieux dotés, ceux
qui sauront s’en sortir par des artifices rhétoriques et une culture extra-phi-
losophique (ce que vous ne manquerez pas d’observer, en particulier dans les
sujets sur l’art).

150
Travaillez votre souplesse. Préparez-vous aux grands écarts.
Après un vote à bulletin secret, les notes attribuées par les différents correc-
teurs aux copies-test sont inscrites au tableau. La discussion s’engage autour
des notes extrêmes. Ne vous étonnez pas : la même copie sera systématique-
ment notée 5 par l’un, 15 par l’autre. Tel est le charme de notre discipline.
Dans le pire des cas, un adepte de Kant prétendra qu’on ne pouvait pas ne pas
s’y référer pour traiter ce sujet ; une autre collègue déclarera que si on met la
moyenne à cette copie qu’elle juge « hors-sujet », on signera la mort de toute
pensée authentiquement philosophique. Vous n’aurez plus qu’à espérer que
vos élèves ne soient pas corrigés par ceux-là. Dans le meilleur des cas, on fera
semblant de s’accorder sur quelques vagues critères communs, de s’entendre
sur une fourchette de 2 ou 3 points, mais personne n’aura l’obligation de cali-
brer ses notes sur cet accord, une fois « l’harmonisation » terminée.

Cherchez des alliés. Raccrochez-vous aux branches.


Si vous partagez l’idée qu’une épreuve scolaire doit évaluer le travail et les
progrès accomplis par les élèves, et non leurs talents rhétoriques ou leur capital
culturel, sachez que vous n’êtes pas seul. Tâchez de reconnaître celles et ceux
qui partagent votre scepticisme face aux élèves « brillants » qui manifestement
l’étaient déjà à la rentrée de septembre, et votre désir de valoriser les copies méri-
tantes qui n’ont pas autant de style mais qui témoignent d’un apprentissage.
Soyez à l’écoute des arguments de vos collègues : vous pourrez en trou-
ver auxquels vous n’aviez pas songé, les appuyer, et ainsi faire pencher la
balance collégiale.
Pour dénicher les preuves de sérieux et de travail, nos « programmes » ne
nous donnent presque rien : aucun problème précis ni même de définitions
des différentes notions. Il ne vous reste que les repères, ces distinctions concep-
tuelles qui figurent au programme. N’hésitez pas à vous appuyer sur ces repères,
ce sont les seules ébauches de détermination ayant une valeur normative.
Pour le reste, valorisez des qualités relativement consensuelles :
- Des arguments bien construits, une clarté dans la logique,
- Des exemples pertinents et bien analysés,
- Des objections, des problèmes soulevés, des évidences questionnées,
- Des efforts de reformulation, d’explicitation,
- etc.

151
Jouez collectif
Si vous avez trouvé quelques alliés, voire des amis, pour corriger vos copies
ensemble, la justesse de vos notes s’en trouvera sûrement renforcée. Car, une
fois sorti de ces réunions d’harmonisation, la meilleure prévention contre l’ar-
bitraire reste la sortie de l’isolement. C’est le début de l’été, profitez-en : cor-
rigez entre amis, dans un jardin ou à la campagne, ponctuez vos journées de
petites séances d’harmonisation, partagez vos doutes : la collégialité est notre
dernier rempart contre les notes injustes.

152
Perspectives pédagogiques

L’enseignement de la philosophie ne se limite ni à préparer le baccalauréat ni


à répondre à des défis plus ou moins difficiles. Il appelle aussi une authentique
réflexion pédagogique qui porte à la fois sur les objectifs et sur les manières
d’enseigner. Les textes réunis dans cette partie invitent à une telle réflexion.
Les quatre premiers textes interrogent le type d’approche pédagogique qui
convient à l’enseignement de la philosophie. Dans le premier, Rémy David cri-
tique l’« illusion méthodologiste » qui consiste à croire que l’on peut remédier
aux difficultés persistantes des élèves par un surcroît de méthode et soutient
qu’il convient d’accorder une priorité à une pédagogie de l’activité. Opérant
un retour réflexif sur ses premières années d’enseignement en milieu popu-
laire, Lisa Tierny invite pour sa part à se défaire du préjugé « déficitariste »
qui conduit à abaisser les exigences vis-à-vis des élèves les plus faibles scolaire-
ment. Dans la même lignée, Guillaume Durieux insiste sur l’importance de
l’explicitation des attentes en philosophie, un grand nombre des difficultés
persistantes des élèves étant liées justement à des malentendus concernant ces
attentes. Lucie Chanu propose quant à elle de s’inspirer des pédagogies coopé-
ratives pour répondre adéquatement aux difficultés des élèves les plus faibles
scolairement et esquisse des dispositifs qui vont dans ce sens.
Suivent trois textes qui posent la question de l’enseignement de l’argumen-
tation en classe de philosophie. François Meyer, exemples à l’appui, défend
l’importance d’initier les élèves à la formalisation de l’argumentation. Cette
initiation est susceptible de favoriser des progrès dans la compréhension et le

153
traitement des sujets de dissertation. Gérard Chomienne expose rapidement
le fonctionnement des schémas en arbre et soutient qu’il est utile de deman-
der aux élèves de réaliser de tels schémas à partir de courts textes argumenta-
tifs. François Meyer montre dans un autre texte comment des QCM peuvent
être pédagogiquement pertinents dès lors qu’ils ne sont pas conçus comme de
simples contrôles des connaissances.
Les huit textes suivants présentent de manière plus concrète différentes
pratiques qui s’éloignent du cours « traditionnel ». Fanny Bernard et Cécile
Victorri évoquent dans leur texte les pratiques qu’elles ont expérimentées
dans le cadre de leur enseignement de HLP. C’est pour elles l’occasion de
montrer comment des séquences, des progressions et des évaluations com-
munes peuvent être élaborées en partenariat avec les collègues de lettres. Joël
Dolbeault défend la mise en œuvre de TP philosophiques centrés sur l’acti-
vité de l’élève et non sur le discours du professeur et donne quelques exemples
pratiques. Nicole Grataloup présente une forme originale et bien structurée de
débat philosophique en classe : le colloque des philosophes. Les élèves, orga-
nisés en groupes, doivent endosser au cours d’un débat la position d’un phi-
losophe qu’ils ont étudiée en amont. Loin du « café du commerce », ce genre
de débat permet une compréhension active des principaux arguments sur une
question donnée. Rémy David entreprend, dans un premier texte, de dégager
les principales questions que posent les usages du cinéma en classe de philoso-
phie avant, dans un second texte, de développer la démarche de « cinéphilo-
sophie » consistant à faire du film lui-même, pris dans son intégralité (et non
d’extraits), l’objet d’une analyse philosophique. Fanny Bernard décrit pour sa
part la manière dont elle a entrepris de faire « jouer » Platon pour aider les
élèves à le comprendre. Là aussi, le passage par le jeu théâtral permet une réap-
propriation des textes. Michel Tozzi explique dans un autre texte comment
organiser une discussion à visée philosophique qui demande à être bien cadrée
si on veut qu’elle soit pédagogiquement utile. Benjamin Bobée, enfin, s’inter-
roge sur les manières d’initier les élèves à l’esprit critique et esquisse quelques
pistes pratiques dans cette direction.
Dans le dernier texte de cette partie, Stéphane Dunand et Sylvain Theulle
ont réuni quelques ressources qui peuvent être pédagogiquement utiles.

154
Pour une pédagogie plus active
en philosophie1 ?
Rémy David

L’enseignement de la philosophie est traditionnellement un enseignement


magistral dans lequel le professeur transmet des éléments de doctrine et de
réflexion à ses élèves, qui sont supposés comprendre par eux-mêmes comment
les mettre en œuvre dans leur réflexion personnelle/impersonnelle (ne jamais
dire « je » pense, mais parler depuis l’objectivité : une sorte de « il faut pen-
ser »). Opération magique d’une pensée sans penseur, qui devrait déjà connaître
la normativité de la pensée académique, sans l’avoir pu pratiquer. La leçon de
philosophie fonctionne comme un exemple, un modèle de la pensée que les
élèves devraient pratiquer, sans toujours parvenir à leur expliquer comment.
Quelle est donc l’activité des élèves dans cette pédagogie spécifique de
la philosophie ? La majorité des enseignants de philosophie considère que
la « philosophie est à elle-même sa propre pédagogie », et qu’aucune péda-
gogie venue de l’extérieur, ni aucune mode pédagogique ne devrait lui indi-
quer comment enseigner. La réflexion sur l’enseignement de la philosophie
serait à la charge de la philosophie, ce qui alimente allègrement le refus des
sciences de l’éducation. L’activité des élèves se réduit à une passivité docile
de l’écoute et de la prise de note. Elle consiste à suivre la pensée virevoltante
de l’enseignant professant un problème, un raisonnement ou une explication
d’un grand auteur. La reproduction de l’activité du maître cache la difficulté
pour les élèves de construire un discours à partir de fragments non pertinents :

1 Cet article est une version modifiée d’un texte paru dans la revue Dialogue, n° 172,
« L’enseignement de la philosophie peut-il s’inscrire dans les pédagogies actives ? ».

155
l’élève est condamné au palimpseste professoral à partir de fragments du dis-
cours enseignant. Étrange activité centrée sur une mimesis improbable, réser-
vée aux « happy few », forme de délit d’initié que dénonçaient Bourdieu et
Passeron dans La reproduction.
On pourrait toutefois objecter à ce constat critique que la philosophie
n’est pas n’importe quelle discipline et qu’elle a ses spécificités, ses exigences
en termes de réflexivité et de savoir à mobiliser. L’argument serait alors d’op-
poser une didactique disciplinaire à une pédagogie transversale qui promeut
l’activité des élèves indépendamment des savoirs à transmettre, à apprendre.
Deuxième objection possible : pourquoi céder à une mode pédagogique ou à
un courant pédagogique alors que la philosophie traverse les siècles sans se sou-
cier de modes pédagogiques ? La philosophie ne risque-t-elle pas de se dégrader
à se confronter à des questions de transmission qui la dévaluent, la vulga-
risent ? Ne risque-t-elle pas de se dégrader en opinion à se soucier de ce dont
sont capables ses récepteurs – par exemple les élèves – plutôt que de chercher
à les élever à son niveau de problématisation et de réflexion ?
Pourtant les enseignants savent que la question n’est pas celle de l’enseigne-
ment mais de l’apprentissage des élèves. Or celui-ci ne va pas de soi. Les profes-
seurs rencontrent une série de problèmes qui se résument au fait que les élèves
sont généralement déçus des attentes qu’ils plaçaient dans la découverte de
la discipline. L’expérience des enseignants est donc que les élèves rencontrent
l’échec et le désamour, qui mènent au renoncement. Cet état de fait rend leur
travail difficile et parfois pénible, les amène néanmoins à se soucier de com-
ment apprennent leurs élèves, à questionner la manière dont on pourrait leur
enseigner pour réduire ce sentiment de gâchis.

Obstacles et résistances
L’enseignement en terminale est-il un enseignement à la Philosophie ou au
philosopher ? Les professeurs de philosophie ont construit un habitus réflexif
qui participe de leur identité professionnelle et personnelle, de leur amour
propre, ils se sont rencontrés en choisissant de se livrer à des études de philo-
sophie, comme on s’engage dans les ordres. Or les élèves n’ont pas spontané-
ment ce rapport à la réflexion que postulent les enseignants : il est à construire
par une pratique qui donne envie, qui laisse percevoir les bénéfices d’un effort
intellectuel coûteux et incertain.
Or l’activité magistrale traditionnelle et le cours dialogué souvent pratiqués
en philosophie exigent certaines activités des élèves, mais sans se soucier de les
leur apprendre, de leur permettre de les construire. Des activités traditionnelles :
sous l’apparente passivité des élèves durant le cours magistral, se déroule une

156
série de gestes qui se sont construits, ou pas, au cours de la scolarité antérieure.
Écouter et comprendre sont les premiers gestes requis, qui supposent de savoir
distinguer l’essentiel de l’accessoire ou l’anecdotique, de pouvoir suivre la logique
d’un raisonnement, en analyser ou reproduire les arguments. Cela suppose éga-
lement de pouvoir organiser les raisons d’une pensée, et de ce fait, d’être capable
de mener analyse et synthèse de l’argumentaire, contraction ou déploiement du
raisonnement. Enfin, se joue toute une articulation entre l’entendu, le compris,
la trace écrite construite, la mémorisation, la possibilité de restitution, et celle
de transfert à d’autres pensées élaborées dans d’autres contextes. Autant d’ac-
tivités, mais où ont-elles été travaillées pour ceux qui ne les ont pas construites
auparavant ? Doivent-elles faire obstacle à leur entrée dans le philosopher ?
Une des difficultés importantes de cet enseignement réside dans sa « décou-
verte interdite » : le temps de l’errance est empêché, car il faut dès septembre
produire des évaluations. L’exigence de la découverte d’une discipline dont la
conceptualité et la problématisation sont inédites dans le secondaire confronte
les élèves au sentiment de leur incompétence et à un certain découragement pour
ceux que la pensée réflexive effraie. Comprendre ce qui est attendu, alors que
toute évaluation sera comptabilisée dans ce parcours qui les mène vers le supé-
rieur, voilà un paradoxe propice à générer de belles résistances à entrer dans les
apprentissages. À cela s’ajoute la déstabilisation de ce qu’est apprendre pour les
élèves, de ce qu’il « faut apprendre » en philosophie, si tant est que ce soit iden-
tifiable1, d’où un discours défensif qui apparaît souvent au milieu du deuxième
trimestre, à l’approche du Bac blanc : « en philo, il n’y a rien à apprendre, rien
à réviser », qui sonne davantage comme une question que comme une affirma-
tion assurée : mais que faudrait-il apprendre dans cette discipline centrée sur
la réflexion, qui nous permette de nous assurer que nous saurons à l’examen ?
On le voit, les malentendus sont nombreux qui poussent à résister à s’inves-
tir dans l’activité de philosopher… Face à ces résistances diverses, quelle expé-
rience d’entrée dans le philosopher produisent nos cours, notre enseignement ?
S’agit-il de reproduire un système inefficace par bien des aspects ? Faut-il à l’in-
verse s’activer, basculer dans l’activisme des élèves dans lequel l’accomplisse-
ment de la tâche risque de recouvrir, voire de remplacer le temps nécessaire à
la réflexion, à la recherche et à l’enquête, à l’errance et aux erreurs ?
Face aux difficultés, de nombreux collègues cèdent à l’illusion méthodo-
logiste, qui présuppose que c’est parce qu’ils n’ont pas de méthode qu’ils ne
parviennent pas à surmonter la difficulté, et parce qu’ils ne parviennent pas
à la surmonter qu’ils cessent d’essayer. L’activité des élèves consisterait alors à

1 Voir, sur cette question, les articles de François Meyer et Jean-Jacques Guinchard dans
ce Guide.

157
suivre les bons chemins, les bonnes étapes, celles que l’enseignant valide en les
guidant dans la dissociation des gestes, afin de résoudre une complexité en la
simplifiant. Or l’activité n’est-ce pas précisément l’entrée dans la complexité,
y compris celle de la réflexion ? Réduire la philosophie à une méthode pour
bien penser, n’est-ce pas en manquer le sens, et la perception, ou l’expérience
de ce qui fait problème, et qui permet de le penser y compris dans un contexte
imprévu, incertain ? Aucune méthode ne garantit notamment la pertinence
d’un raisonnement, d’une démonstration : c’est l’expérience de sens qui per-
met de savoir si le discours produit ses effets. Cela suppose donc une pratique
critique, réflexive, et non pas l’application d’une procédure.
Le méthodologisme rassure peut-être l’enseignant anxieux d’avoir bien
préparé ses élèves, mais ne règle pas le problème de la construction des savoirs
par les élèves, car ce sont bien eux qui apprennent. C’est pourquoi une part de
plus en plus grande de collègues se sont engagés dans la construction d’exer-
cices pour les élèves, se dégageant ainsi de ce qu’ils avaient appris lors de leur
formation initiale, pour entrer de fait dans une démarche de mise en activité
des élèves. Pourtant, il reste à savoir si ces activités donnent davantage accès
au philosopher pour les élèves.

Spectrographe des activités
On trouve un large spectre de perspectives pratiques, qui cherchent à
donner accès à la spécificité du philosopher, en le faisant expériencier par les
élèves, et non pas sur la base d’une approche déclarative normative, mais par
la construction d’une expérience collective de sens commun. Ce rapport à l’ef-
fort intellectuel, si décourageant pour bon nombre de nos élèves en quête de
savoir rentables (« que faut-il savoir pour réussir ? » et non pas « que faut-il
apprendre ? »), se trouve sans doute rejoué dans les pédagogies actives. Apprendre
par et dans l’activité parvient souvent à opérer ce que le cours magistral obli-
tère : la conversion de l’effort en plaisir. L’effort y est mis au service de l’ex-
citation de l’enquête, se convertit en plaisir, et fait sens, étayé sur la curiosité.
On peut évoquer certaines perspectives qui peuvent jalonner l’expérience
pédagogique des élèves, qui visent à leur permettre de faire expérience de leur
puissance de penser, ensemble et seuls, afin de s’autoriser à s’y risquer.
- Certains collègues investissent le courant nommé « classe inversée »,
qui cherche à minimiser le temps de confrontation des élèves aux
contenus d’apprentissage, dans un temps d’exposition magistral iden-
tifié comme passif et démobilisant. Il articule le souci de concevoir des
supports de savoir aisément appropriables mais exigeants, et certaines
activités de compréhension à pratiquer chez soi ou en classe, afin de

158
vérifier la compréhension et le réinvestissement en situations com-
plexes. Le site de Guillaume Lequien1 en donne un exemple intéres-
sant : il a produit une série de diaporamas commentés, des capsules
qui durent entre cinq et dix minutes, qu’il accompagne le plus souvent
d’exercices de vérification de la compréhension et de mise en situation.
Les capsules articulent dévoilement d’une schématisation de la pen-
sée d’un discours oral, et séquences de films illustrant le problème ou
le concept en question. Les exercices peuvent ainsi être pratiqués par
les élèves à leur domicile, en anticipant le cours et afin de le préparer.
Mais on peut également imaginer un usage dynamisant, « activant »
du numérique, qui fasse entrer les élèves dans un travail de compré-
hension d’arguments complexes, au moyen d’un média davantage
attractif, en classe. On peut alors les amener à se positionner sur les
questionnaires proposés, en leur demandant systématiquement de pré-
ciser leurs arguments, en les clarifiant, ce qui permet reformulations et
appropriations. Les élèves plébiscitent ces activités où leur professeur
se tait la majeure partie du temps, et où ils ont le sentiment d’avoir
saisi et partagé ce qui était en jeu, car tous les arguments ont été dis-
cutés. La mobilisation est généralement partagée, joyeuse, et très peu
d’élèves s’excluent de la discussion et de l’excitation qu’elle génère.
Cette mobilisation est orientée vers le travail d’argumentation, d’ex-
plicitation, qui les oblige à sortir de l’exemple pour conceptualiser dans
certaines des questions posées.
- L’usage du cinéma peut également constituer une mise en activité
qui vise à incarner en philosophie les situations problèmes, chères à
la didactique2 .
- L’activité d’élaboration écrite, hautement valorisée à l’école, puis dans
le supérieur, semble de plus en plus difficile pour un grand nombre
d’élèves. Certains collègues ont donc conçu une pratique d’ateliers
d’écriture sous la forme d’un Journal de Philosophie que vient compléter
une activité pédagogique d’animation d’un comité de rédaction. Ainsi
les élèves sont confrontés à l’obligation d’une écriture dont ils fixent eux-
mêmes les exigences, celle de la fierté de la publication, écriture qui se
refuse à être évaluée, afin de générer un rapport à l’écrit et à la lecture
déscolarisé (tout en étant dans le cadre scolaire), et surtout non évalué,
sinon par la qualité et le plaisir des articles partagés. Écrire pour être
lu par d’autres provoque des découvertes sur leur potentiel d’auteur,

1 Site du cours de Guillaume Lequien : www.atelierphilo.fr/category/video/micro-


philo/ et à l’attention des collègues de philosophie : www.enseignerlaphilosophie.fr
2 Voir les articles de Rémy David, dans ce Guide, sur l’usage du cinéma.

159
les autorise à s’imaginer poètes, polémistes, essayistes, conteurs, etc.
C’est pour eux, pour le lycée, pour leurs parents qu’ils écrivent, puis
recommencent à écrire – puisque l’enjeu est de créer une récurrence,
pour construire des compétences, de lecteur/lectrice, d’auteur/autrice,
de plaisir partagé, et de fierté et de découverte mutuelle. L’activité
solitaire de l’écriture devient un moment de construction d’un com-
mun, dans la classe, et d’un partage du sensible littéraire avec la com-
munauté lycéenne, et avec leurs parents. Les élèves sont soumis à la
contrainte d’écrire, mais aucune contrainte de contenu, ni de forme,
ni de format minimal ou maximal à respecter : les élèves ne sont pas
libres de ne pas écrire, mais libres d’écrire ce qu’ils veulent, puisque
l’enjeu éducatif est par l’activité scripturaire, de leur faire construire
et s’approprier les exigences d’un écrit élaboré. Ainsi le comité de
rédaction fonctionne comme une instance de discussion des critères
de publication, qui permettent de réfléchir à ce qui s’apprécie dans un
écrit, ce qui ne se publie pas. Les élèves construisent ainsi les critères de
l’évaluation de leurs propres écrits, sans intervention de l’enseignant,
qui ne fait que garantir le bon conventionnement du dispositif, et ne
participe pas à l’élection/sélection des textes. Les séances de lecture
des textes, avec une égale dignité que celle accordée aux grands phi-
losophes travaillés en classe sont parmi les plus attentives de l’année :
l’excitation et le plaisir de la découverte y sont palpables. Ainsi par ce
dispositif, les élèves renouent avec le plaisir d’écrire qu’ils n’éprouvent
pas à l’école, et font parfois la découverte de leur puissance d’écrivain,
d’humoriste ou de poète, qui ne trouvait pas à s’exprimer dans sa forme
scolaire. La contrainte professorale laisse partiellement la place au plai-
sir du rendez-vous régulier, à l’émulation de pouvoir être choisi par ses
pairs et à l’exigence d’une écriture de qualité, étant reconnue la mul-
tiplicité des qualités d’écriture possibles.
- Parmi toutes les productions de groupe et d’activité pédagogique pro-
posées aux élèves, on pourrait s’arrêter sur une autre ressource que
proposent les technologies du numérique (même si elles s’inspirent
d’anciens médias) : la web radio, développée par Guillaume Lequien.
Dans le cadre de l’étude suivie d’une œuvre pour la préparation des
oraux de second groupe du Baccalauréat, il fait produire par ses élèves,
le cours et une fiche de révision sous forme d’oraux, qui plutôt que de
donner lieu à un exposé que seul l’enseignant écoute, fait l’objet d’un
enregistrement de quelques minutes. Les exposés répondent à des exi-
gences philosophiques et orales : ils doivent dégager le problème, mon-
trer le traitement qu’en fait l’auteur, être synthétiques, concis et clairs
pour l’auditeur, et pertinents au regard de l’œuvre. Ces chapitres sont

160
ensuite montés, afin de constituer une fiche de révision collective sur
l’œuvre étudiée, le Livre I de Du contrat social de Rousseau. Ainsi les
compétences orales sont dynamisées par la publication, et l’exigence phi-
losophique intégrée à une forme attrayante. Par la suite, le professeur
a proposé un prolongement dans une autre activité, en faisant travail-
ler un extrait de L’homme qui tua Liberty Valence, de John Ford, tou-
jours sous la forme d’une webradio, en distribuant une série d’exposés
(« I’ll teach you the law » ; le triangle amoureux, etc.). Les élèves ont
construit eux-mêmes la résonance entre les deux œuvres, éclairant le
contrat social de situations problématiques venues du western, articulant
la réflexion sur une œuvre intellectuelle, au visionnement d’une œuvre
de culture populaire appartenant à l’histoire du cinéma, à une produc-
tion collective intellectuelle qui permet de préparer et réviser ensemble
une épreuve de Baccalauréat. Ainsi la culture de spectateur s’enrichit du
rapport aux œuvres classiques, et la culture populaire devient occasion
de penser, seul ou collectivement, pour soi ou dans un contexte scolaire.

Conclusion
Nous manquons d’une philosophie de l’expérience scolaire des élèves, qui
étudierait l’activité pratique des élèves en lien avec l’émergence du sens du phi-
losopher et de l’effort intellectuel qui vise à s’interroger dans l’incertitude de
la pensée. L’objet de savoir à construire en philosophie est particulièrement
difficile à appréhender pour les élèves, dans la mesure où il exige la réflexi-
vité, tout en cherchant à la construire comme pratique. Or d’où vient l’inté-
rêt intellectuel pour une telle pratique ouverte de recherche, sans garantie de
résultat, comme risque de penser un objet à construire, sinon en construisant
le sens de cette expérience de pensée problématisante, en la pratiquant libre-
ment dans la contrainte de la rationalité, et de ce qui fait sens ?
En ce sens, les pédagogies actives constituent bien un horizon heuristique
légitime de la recherche pratique qu’incarne l’enseignement de la philoso-
phie, puisque l’activité des élèves est ce qui produit une expérience commune
de penser, de philosopher, qui au-delà des attentes de la préparation à l’exa-
men, traduit bien une exigence éducative centrale pour se construire comme
êtres humains capables de problématiser un monde complexe et incertain et
de tenter d’y vivre de manière responsable et engagée.
L’activité des élèves apparaît comme une nécessité. Reste à en penser col-
lectivement les enjeux, les difficultés, voire certaines de ses impasses, afin de
construire une culture commune de métier, de ses potentialités et virtualités
qui restent à inventer et frayer, dans une expérience professionnelle partagée.

161
Enseigner en milieu populaire,
le défi de la démocratisation
Lisa Tierny

Le hasard des affectations m’a souvent amenée à enseigner en milieu popu-


laire ; ça m’allait très bien puisque c’est cohérent avec mes principes pédago-
giques et politiques. Toutes et tous méritent de recevoir un enseignement de
qualité et à plus forte raison celles et ceux qui seraient privés d’une culture
académique au sein de leur famille. Pleine d’ambition et de convictions, j’ai
tenté d’œuvrer à la démocratisation de l’enseignement de la philosophie. Face
à des élèves a priori éloignés de la culture scolaire, j’ai à cœur de rendre la phi-
losophie accessible et encapacitante ; je veux qu’ils se sentent légitimes à pra-
tiquer l’activité philosophique et qu’ils y prennent du plaisir.
Après six années d’enseignement, force est de constater que j’ai adopté une
posture et une pratique pédagogiques qui m’ont empêchée d’atteindre mes
objectifs et dont j’ai réalisé que les fondements défavorisaient en réalité mes
élèves, déjà défavorisés. Retour d’expérience.

Enseigner en milieu populaire : le préjugé « déficitariste »


Face aux élèves des milieux populaires :
la bienveillance au détriment de l’exigence
J’ai tôt fait de constater la faiblesse du capital linguistique et culturel de
mes élèves : j’ai été déconcertée par les très nombreuses questions de vocabu-
laire lorsque nous travaillions un texte, alors que je pensais pourtant ces termes
connus de toutes et tous ; mes tentatives de clarification par des exemples his-
toriques, politiques, culturels ou d’actualité trouvaient rarement un écho chez

163
mes élèves. Ces premières déconvenues ont forgé chez moi la conviction qu’en
raison de ce que je percevais comme un « handicap » socio-culturel, ils seraient
nécessairement mis en échec si je n’adaptais pas mon enseignement de manière
à le leur rendre accessible. J’ai ainsi adopté une démarche très bienveillante,
qui se caractérise par une tendance à alléger, voire simplifier les compétences
et les attendus. Cela se manifeste notamment par ma notation indulgente
et favorable (les fautes de langues ne sont pas pénalisées ; les devoirs et exer-
cices ne sont pas coefficientés) ou ma « traduction » des textes. Globalement,
je contournais les difficultés dès que je les pressentais et me réjouissais de l’effet
qu’une telle pratique provoquait chez mes élèves. Ils se sentaient en confiance
et s’imaginaient même être des « boss » ou des « génies » de la philo, quand
ils parvenaient enfin à trouver la réponse à une question pourtant simple. Leur
illusion de réussite fonctionnait comme le moteur de leur désir et de leur inves-
tissement. J’ai donc adopté une démarche bienveillante, voire complaisante, au
détriment d’une pratique exigeante qui imposerait aux élèves de se confron-
ter à leurs difficultés.

Le fondement théorique de ma posture : le « paradigme déficitariste »


En réalité, la problématique pédagogique à laquelle je me suis retrouvée
confrontée est loin d’être originale. Elle s’inscrit dans la continuité des inter-
rogations qui ont accompagné le mouvement de massification scolaire. C’est
notamment la découverte des travaux du sociologue Jean-Pierre Terrail qui
m’a permis de comprendre l’ancrage de ma posture et de ma pratique. Afin
de mettre fin à une logique de sélection des élites et d’œuvrer à la démocra-
tisation de l’accès à l’école, l’institution scolaire a progressivement adopté
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ce que Terrail qualifie de « para-
digme déficitariste » : la volonté d’augmenter les effectifs et celle de promou-
voir « l’égalité des chances » repose en effet sur le présupposé qu’il existe un
« déficit socio-culturel » chez les enfants issus des classes populaires. Ce pré-
jugé déficitariste repose sur « la conviction (…) qu’une confrontation trop
brutale aux savoirs abstraits et “cultivés” condamnerait [les jeunes issus des
classes populaires] à l’échec1 » ; ce nouveau paradigme a ainsi conduit à bais-
ser les exigences intellectuelles, à plus forte raison auprès des enfants considé-
rés a priori comme privés de capital culturel.

1 J-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, 2016, p. 15.

164
Le « déficitarisme bienveillant » renforce en réalité
les inégalités socio-culturelles
Le « préjugé déficitariste » s’oppose à l’égalité des intelligences
J’ai progressivement pris conscience que mon pari n’est qu’à moitié réussi :
mes élèves se sentent effectivement en confiance, légitimes, et je crois pouvoir
dire qu’ils apprécient en effet cette discipline dans laquelle ils rencontrent
finalement peu d’obstacles. Mais leur réussite n’est en réalité qu’apparente
et illusoire. Ils ne dépassent finalement pas toujours leurs difficultés, que j’ai
contournées, voire masquées. En « re-traduisant » par exemple certains textes,
je ne leur permets pas d’accéder à un vocabulaire précis et soutenu et échoue
à augmenter leur capital culturel. Ainsi, je ne parviens pas à combler le déficit
à partir duquel j’ai pourtant construit ma pratique pédagogique.
C’est là mon erreur : ma posture « déficitariste » s’appuie non pas sur
ce dont ils sont capables, mais sur ce dont ils manquent. Ne pas dispenser le
même enseignement à toutes et tous les élèves, c’est postuler que seuls ceux
qui possèdent des capitaux linguistique et culturel plus conséquents peuvent
davantage et sont capables de se confronter à des savoirs et des compétences
exigeants ; c’est transformer un capital acquis en une capacité innée ; c’est natu-
raliser et essentialiser une disposition acquise. En construisant mon enseigne-
ment à partir du « déficit » de mes élèves, je n’ai pas distingué leur capacité à
mener des opérations intellectuelles du matériau par lequel ils peuvent actua-
liser cette capacité. En droit, pourtant, tous sont capables à condition de leur
permettre d’exercer leur intelligence. Je crois à l’égalité des intelligences.
Faisant, dans Le Maître ignorant, le récit de l’expérience pédagogique de
Joseph Jacotot, Rancière affirme que l’enseignant doit croire en l’égale intelli-
gence de ses élèves afin de leur permettre de prendre confiance en leur propre
capacité intellectuelle. Son rôle consiste à mettre l’élève en situation de déployer
et actualiser son intelligence. Mais en construisant mon enseignement à par-
tir du déficit de mes élèves, je n’ai finalement pas mis en pratique ce principe
auquel je suis pourtant attachée. En voulant faire preuve de bienveillance pour
encapaciter mes élèves, j’ai donc finalement renoncé à les rendre véritablement
capables, à actualiser et augmenter leur puissance.

Une pratique qui empêche la démocratisation de l’enseignement


de la philosophie
Cette pédagogie « différenciée » pose un autre problème : en ne leur dis-
pensant pas le même enseignement qu’aux élèves des bons lycées de centre-
ville, je ne traite pas tous les élèves de manière égale. En adaptant les exigences
de mon enseignement à mon public, j’accentue et reproduis au contraire les

165
inégalités d’apprentissage et socio-culturelles, quand l’École prétend justement
les réduire. Le « déficitarisme bienveillant » s’avère être une pratique inéga-
litaire. Il réserve l’enseignement exigeant aux élèves les mieux dotés culturel-
lement. C’est un aveu d’échec : une telle pratique pédagogique empêche une
véritable démocratisation de l’enseignement de la philosophie.

Dépasser l’opposition entre exigence et bienveillance


Il semble donc que l’opposition établie entre la bienveillance et l’exigence
s’avère inopérante, puisqu’elle échoue à encapaciter les élèves. En réalité, je n’avais
pas saisi l’encapacitement dans son double sens : encapaciter, ce n’est pas seule-
ment créer la confiance propice à la réussite ; c’est aussi, et peut-être surtout, per-
mettre le déploiement réel de la puissance. En envisageant donc l’encapacitement
dans sa double signification, il est alors possible de dépasser l’opposition entre
l’exigence et la bienveillance et de les faire coexister dans une même démarche.
L’une et l’autre ne doivent pas être à elles-mêmes leur propre fin, mais doivent
être envisagées comme des moyens au service de l’actualisation et l’augmentation
de la puissance des élèves. Il ne faut donc pas renoncer à l’exigence intellectuelle
si l’on veut permettre aux élèves de déployer leur intelligence ; et il est nécessaire
de la maintenir afin de ne pas creuser davantage les inégalités socio-culturelles.

Sortir de l’implicite et de l’invisible


La culture scolaire implicite
De manière inattendue, alors que je rendais à mes élèves leur première dis-
sertation (largement ratée), j’ai commencé à entrevoir le ressort défectueux de
ma pratique. Sérieux et pleins de bonne volonté, la plupart ne comprenaient
pas leur note malgré mes nombreuses annotations. Après quelques échanges,
ils m’ont expliqué, très sincèrement et sans reproche, qu’ils n’avaient pas véri-
tablement compris ce qu’il fallait faire et ce malgré plusieurs séances consa-
crées à la méthodologie de la dissertation et un plan détaillé réalisé en classe.
Ce retour critique m’a permis de me confronter aux limites de mon enseigne-
ment. J’ai compris que les obstacles à une véritable progression des élèves ne
relèvent pas tant d’un « handicap » ou d’un déficit socio-culturel que d’un
malentendu pédagogique entre ma formulation des consignes et leur com-
préhension par les élèves. J’ai toujours eu un grand souci de la réception et de
l’accessibilité des contenus de mon enseignement ; mais j’avais sous-estimé le
poids de l’implicite dans les consignes et les attendus1.

1 Voir, dans ce Guide, l’article de Guillaume Durieux sur l’explicitation des attentes
en philosophie.

166
La maîtrise de la culture scolaire permet d’appréhender et de s’approprier
l’ensemble des codes (dits ou non-dits) et fonctionnements propres à l’école.
Or cette culture est bien souvent acquise au sein de la famille. C’est en dehors
de l’institution que l’on apprend comment y réussir. Il incombe donc à l’en-
seignant de « lever le voile » sur ce monde opaque des règles scolaires. Mais il
doit pour cela prendre conscience de l’écart culturel qui le sépare de ses élèves.
Souvent, le professeur est un pur produit de l’institution académique, rarement
sorti du milieu scolaire ou universitaire, et qui a peu éprouvé l’opacité du sys-
tème éducatif. Face à d’autres publics, cette transparence n’apparaît pas néces-
saire dans la mesure où l’on a davantage affaire à des « élèves connivents ». Il est
plus facile de partager une connivence scolaire et culturelle avec de bons élèves
dont l’expérience et le parcours résonnent davantage avec ce qu’il a lui-même
connu. L’enseignant doit donc se décentrer de son vécu subjectif, de son expé-
rience, et ainsi sortir de ce que Bourdieu qualifie d’« ethnocentrisme de classe ».

Les pédagogies invisibles renforcent les inégalités d’apprentissage


Quand mes élèves ont exprimé leur incompréhension face aux consignes de
la dissertation, j’ai pris la mesure de la dimension implicite et invisible de ma
pratique. En leur masquant leurs difficultés, les obstacles et l’écart qui les sépare
de la culture académique et légitime, j’ai malgré moi entretenu une « pédago-
gie invisible » selon la distinction établie par Bernstein. Il distingue, d’une part,
les pédagogies qui explicitent auprès des élèves les objectifs à atteindre et les
moyens à mettre en œuvre pour y parvenir qu’il qualifie de « visibles » dans
la mesure où elles sont perceptibles par les élèves et, d’autre part, les pratiques
pédagogiques qui laissent dans l’ombre ces objectifs et méthodes, les rendant
implicites. En pratiquant une pédagogie invisible, j’ai inscrit ma démarche
dans ce que Bernstein qualifie de « populisme pédagogique ». Les pédago-
gies invisibles procèdent à une faible classification des savoirs, ne distinguant
pas les savoirs d’expérience des savoirs académiques. Les élèves, en mobilisant
leurs vécus et opinions se sentent valorisés et en confiance mais ne perçoivent
pas le processus d’élaboration d’une connaissance. De même qu’elles recourent
à un langage mixte, davantage spontané qu’institutionnel.
Or Bernstein soulignait déjà la dimension inégalitaire d’une telle démarche.
Les différents travaux en sociologie de l’éducation s’accordent à faire le même
bilan : les inégalités sociales d’apprentissage sont accrues par de tels modèles
pédagogiques ; le niveau, en particulier celui des élèves faibles, baisse ; et la
France est le pays de l’OCDE dans lequel l’origine sociale détermine le plus
la réussite scolaire des élèves. Roger Establet affirme que la pédagogie invisible
favorise les classes supérieures et les classes moyennes cultivées (qui acquièrent
donc la culture scolaire implicite en dehors de l’institution scolaire), mais nuit

167
au contraire aux élèves des classes populaires. En revanche, les pédagogies expli-
cites et visibles sont qualitativement plus efficaces : « Tous les résultats sont
convergents. Ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement les
savoirs pertinents (classification) et qui font connaître le plus explicitement
les performances attendues de l’élève (cadrage) qui permettent aux enfants
des classes défavorisées de réussir.1 ».

Quels changements cette prise de conscience doit-elle entraîner ?


Ayant ainsi constaté que ma démarche pédagogique ne me permet pas
d’atteindre mes objectifs, il m’a semblé nécessaire d’adapter ma pratique afin
de pouvoir, effectivement, encapaciter mes élèves. J’ai commencé à mettre en
place certains outils et j’explore encore de nombreuses pistes afin de mettre en
œuvre une pédagogie visible et explicite, à même de permettre à toutes et tous
de réussir. Il ne s’agit plus d’abaisser les exigences ou masquer les déficits et les
difficultés, mais au contraire d’augmenter les moyens qui leur permettent de
« se hisser » au niveau qui est attendu.
- Expliciter les consignes, les critères d’évaluation, les attendus, les fins
et les moyens :
J’ai par exemple produit des grilles d’autoévaluation qui expli-
citent et précisent, en fonction de la nature du devoir, les critères
que je prends en compte lors de mon évaluation. Les élèves rem-
plissant dans un premier temps eux-mêmes cette grille, ils sont
attentifs à ce qui est attendu d’eux. De même, pour chaque exer-
cice (lecture d’un texte, rédaction d’un paragraphe de disserta-
tion…), je leur indique quels en sont les fins et les moyens. Ils sont
en réalité bien plus efficaces quand ils savent et comprennent
ce qui est attendu d’eux et comment ils peuvent y parvenir.
Ils sont d’autant plus satisfaits quand ils constatent qu’ils pro-
gressent et acquièrent la compétence visée. Afin qu’ils prennent
la mesure de cette progression, j’ai également distribué à chacun
une fiche de suivi des devoirs, sur laquelle ils doivent indiquer,
après avoir lu mes annotations et la grille d’évaluation que j’ai
remplie, quels sont les défauts de leurs travaux, et quels sont les
points positifs. Pour chaque nouveau devoir, ils doivent indi-
quer s’ils ont reproduit ou non ces éléments. Ainsi, ils ont une
visibilité sur leur progression.

1 R. Establet, « La présence très actuelle de Basil Bernstein dans la sociologie française
de l’éducation » in D. Frandji et P. Vitale, Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédago-
gie et société. Presses Universitaires de Rennes, Coll. Le sens social, 2008, p. 48.

168
- Expliciter les opérations logiques nécessaires à la pratique de la
philosophie :
J’avais l’habitude de commencer l’année par une première séance
d’introduction à la philosophie puis de passer très vite à mon
premier chapitre. J’ai maintenant conscience qu’il manque une
étape : je leur présente les fins de mon enseignement sans en
indiquer les moyens et sans donner les outils pour y parvenir.
J’ai modifié cet ordre en introduisant, avant de commencer ma
progression annuelle, des séances consacrées à la logique. Il me
paraît nécessaire d’expliciter et clarifier la nature des opérations
intellectuelles qui sont attendues des élèves dans l’élaboration
d’un plan détaillé, de la rédaction d’un paragraphe argumenté
ou d’une transition, la construction d’un raisonnement, d’une
démonstration, d’une opposition, etc. Il faut aussi leur présen-
ter les différents types d’arguments et leur apprendre à distin-
guer les raisonnements valides et fallacieux. Il s’agit d’expliquer
ce qui est logiquement nécessaire dans le déploiement de leur
réflexion et donc de nécessiter les exigences. Il est aussi néces-
saire d’expliciter le sens des mots et des moyens qui sont au cœur
de la pratique philosophique : lire, expliquer, démontrer, oppo-
ser, etc. sont des termes qu’ils connaissent et utilisent mais qui
ne font en réalité pas toujours sens pour eux. Je leur distribue
maintenant en début d’année un « lexique » des opérations
philosophiques et des compétences qui seront mobilisées.
- Encapaciter pour émanciper :
Il me semble important d’expliciter et clarifier auprès des
élèves les enjeux politiques de l’enseignement et à plus forte
raison celui de la philosophie qui sollicite davantage la culture
écrite. Ils doivent savoir qu’il existe des inégalités territoriales
et socio-économiques qui interfèrent dans leur scolarité ; qu’au
moment du traitement des vœux par Parcoursup, ils seront en
concurrence avec des élèves issus des classes dominantes et favo-
risées, mieux dotés qu’eux d’un point de vue culturel et sco-
laire. Il importe qu’ils aient conscience et mesurent l’écart qui
les sépare de ces autres prétendants à l’enseignement supérieur.
Ainsi, ils peuvent comprendre la nécessité politique d’acquérir
les compétences scolaires attendues, principal levier d’émanci-
pation. Encapaciter les élèves, c’est leur donner les moyens de
s’émanciper et de s’extraire de leur condition. Il faut leur tenir
un discours honnête sur le système éducatif, ses enjeux et sur la
place qu’ils y tiennent. Ainsi, je les incite à s’investir dans leur

169
travail et dans l’acquisition des savoir-faire attendus afin de réus-
sir dans l’enseignement supérieur.

Si la démocratisation de l’enseignement de la philosophie a eu lieu d’un


point de vue quantitatif, elle ne sera pas qualitativement effective tant que
nous adopterons une approche « déficitariste » à l’égard de nos élèves issus
des classes populaires. Tous sont capables, à condition que le professeur ne
joue pas le jeu de la reproduction et de la sélection sociales en entretenant une
pédagogie implicite et invisible. Rendre accessible, ce n’est pas contourner ou
simplifier ; c’est révéler les enjeux, les moyens et les fins et permettre aux élèves
de se saisir de la culture scolaire.

170
Expliciter les attentes
en philosophie
Guillaume Durieux

Le professeur de philosophie est souvent confronté aux interrogations récur-


rentes des élèves sur « ce qu’il faut faire » en philosophie : comment travailler
son cours de manière efficace ? Quels sont les critères d’évaluation des devoirs ?
Faut-il dire ce qu’on pense dans une dissertation ? etc.
Un peu désarçonné, il sait que ses réponses ne satisfont pas tout à fait les
élèves. Il dira qu’il ne faut pas « réciter le cours » mais se le « réapproprier »,
mais le sens exact qu’il faut donner à l’expression « se réapproprier son cours »
semblera énigmatique à de nombreux élèves. De même, s’il insiste sur le fait
que la notation tient compte de critères objectifs, la suspicion d’arbitraire
demeure et peut entraîner un désinvestissement.
Les causes de ces difficultés sont nombreuses et il serait naïf d’espérer pou-
voir les supprimer complètement au moyen de « trucs » pédagogiques. Il vaut
cependant la peine de s’arrêter sur l’une d’entre elles : le caractère souvent impli-
cite des attentes du professeur et, plus largement, de la philosophie considérée
comme discipline scolaire.
Cet implicite apparaît dès que l’on réfléchit aux différents aspects qui
retiennent notre attention quand nous évaluons une copie. Certes, on indi-
quera dans la marge que la problématisation est insuffisante, que tel passage
est confus, que l’argument n’est pas concluant, etc. Mais qu’est-ce qui explique
que cette copie-ci « vaut » 8 quand cette copie-là « vaut » 14 ? Il semble tou-
jours y avoir un « saut » entre ces remarques – et les critères plus ou moins
cachés sur lesquels elles reposent – et la note finale attribuée à la copie. Il n’est

171
dès lors pas surprenant que, du point de vue des élèves, le professeur de phi-
losophie semble noter, au mieux, au doigt mouillé, au pire, à la tête du client.
Il ne s’agit pas de dire que la notation en philosophie est nécessairement arbi-
traire. Mais elle peut difficilement ne pas paraître telle aux yeux des élèves tant
que les critères sur lesquels elle repose ne sont pas explicités. En effet, tant qu’ils
restent implicites, il est impossible pour les élèves de comprendre ce que peut
vouloir dire « réussir » l’exercice et donc de mesurer ce qui sépare leurs pro-
ductions des exigences auxquelles elles devraient satisfaire et d’après lesquelles
elles sont évaluées. Les élèves peuvent réagir à cette incertitude de deux manières
opposées : la tentation de la récitation pour prouver le sérieux de leur travail et de
leur apprentissage ; l’abandon des efforts jugés « non payants » au profit d’une
tentative pour dire simplement « ce qu’on pense » ou le refuge dans une pru-
dente dialectique normande : « peut-être bien que oui, peut-être bien que non ».

Importance de l’explicitation des attentes


La difficulté à expliciter les critères de notation n’est que la face visible de
l’iceberg. On peut certes envisager des dispositifs qui permettent d’objecti-
ver certaines attentes, par exemple en mettant en place des barèmes pédago-
giques1 et des contrats de progression (indiquer sur une copie un point précis
sur lequel l’élève doit travailler prioritairement – orthographe, exemples, réfé-
rences, argumentation, etc. –, l’élève pouvant bénéficier d’un bonus sur son
prochain devoir s’il atteint l’objectif qui a été fixé).
Mais, plus fondamentalement, la difficulté est d’expliciter les procédures
cognitives que nous mettons « spontanément » en œuvre quand nous faisons
cours et qui sont celles que les élèves sont censés eux aussi mettre en œuvre
dans les différents exercices scolaires et plus généralement dans leur manière
de penser et de s’exprimer.
L’enseignement de la philosophie n’est évidemment pas le seul à rencontrer
cette difficulté. On sait que la métacognition, c’est-à-dire l’attention réflexive
aux procédures, méthodes et heuristiques mobilisées dans une activité don-
née, contribue essentiellement à la réussite des apprentissages. L’activité méta-
cognitive produit des connaissances sur la manière dont nous produisons et
pouvons produire des connaissances. La prise de conscience des procédures
est ce qui permet le contrôle et la régulation de ces activités2 .

1 Sur la question des grilles d’évaluation en philosophie on pourra lire l’article de


Christelle Nélaton repris dans ce Guide.
2 Voir par exemple Bautier E. et Rayou P., Les inégalités d’apprentissage. Programmes,
pratiques et malentendus scolaires, Paris, PUF, 2009.

172
Pour vraiment maîtriser la technique de la soustraction posée, il ne suffit
pas d’apprendre par cœur un ensemble de règles de manipulation des signes
mathématiques, il faut aussi comprendre à quelles procédures cognitives cor-
respondent ces règles de manipulation, par exemple à quoi correspondent les
retenues qu’on ajoute pour permettre la résolution, c’est-à-dire comprendre ce
qu’on fait pendant qu’on le fait.
Il n’en va pas autrement pour la philosophie. La réussite des exercices de dis-
sertation et d’explication de texte et, plus largement, de toute expression phi-
losophique structurée requiert la compréhension des différentes procédures
cognitives dont ces formes de discours supposent la mise en œuvre simultanée.
Cela étant, l’enseignement de la philosophie rencontre aussi des difficultés
spécifiques à cet égard. Il est probablement plus difficile d’expliciter les pro-
cédures mises en œuvre pour mener un raisonnement philosophique rigou-
reux que celles qui permettent de poser et résoudre une soustraction. En effet,
le raisonnement philosophique suppose la mobilisation simultanée de plu-
sieurs opérations intellectuelles complexes qu’il est difficile d’isoler complè-
tement. Ainsi l’écriture d’un paragraphe argumenté pourra-t-elle supposer de
formuler une définition abstraite d’un concept permettant son application à
des contextes différents, de distinguer strictement le sens de deux concepts
dont les frontières sont floues dans le langage courant ou, à l’inverse, de sub-
sumer deux termes différents sous un même concept, d’avancer un argument
formellement valide en s’assurant que la conclusion suive des prémisses, d’ex-
poser de manière synthétique une référence philosophique abordée en cours
en ajustant cette présentation au problème spécifique traité, de développer un
exemple qui ne soit pas qu’une pure illustration mais enrichisse réellement le
travail de conceptualisation, de formuler une expérience de pensée bizarre
mais permettant de tester nos intuitions, etc.
Il est d’autant plus difficile d’expliciter clairement ces procédures que nous,
professeurs de philosophie, les mettons nous-mêmes en œuvre assez naturel-
lement et, pour ainsi dire, sans y penser. Nous ne serions pas devenus profes-
seurs à moins d’une longue fréquentation des œuvres philosophiques et d’une
multiplication des exercices canoniques au cours de plusieurs années qui a
fini par rendre ceux-ci naturels ou du moins largement plus faciles pour nous.
On dira peut-être que l’on n’attend pas des élèves ce que l’on attendrait d’un
collègue ou même d’un étudiant de philosophie. C’est juste mais ce n’est pas
vraiment le problème. Le problème tient plutôt à ce que, à moins de faire un
effort pour expliciter clairement les attentes auxquelles nous soumettons les
élèves, nous risquons dans notre évaluation et dans notre attitude d’avanta-
ger ceux de nos élèves dont la maîtrise linguistique et spécifiquement des tech-
niques littéraciennes, c’est-à-dire les techniques d’exploitation de l’écrit pour

173
fixer, objectiver et réfléchir les savoirs, sont déjà les plus développées du fait
de leur scolarité antérieure et de leur origine sociale. Ce serait en fait s’ados-
ser tacitement (sans doute inconsciemment) aux inégalités scolaires héritées
et, par là-même, courir le risque de les renforcer.
Les sociologues de l’éducation s’accordent pour reconnaître un effet signi-
ficatif des choix pédagogiques des professeurs sur la réussite des élèves et sur
le renforcement ou, au contraire, l’atténuation des inégalités scolaires héri-
tées. Contrairement à un mythe tenace, l’origine sociale des élèves ne décide
pas tout1. En particulier, on sait qu’une pratique pédagogique qui s’efforce
d’expliciter les stratégies cognitives qui doivent être mises en œuvre ainsi que
les critères à satisfaire pour accomplir une tâche donnée permet une meilleure
réussite de tous les élèves.

Comment expliciter les attentes en philosophie ?


Si on prend au sérieux la question des inégalités scolaires, si on est attaché
à la démocratisation de l’enseignement, quelles implications pouvons-nous
tirer de ce qui précède ?
Pour répondre, il faut sans doute préciser un peu plus ce que peut vouloir dire
« expliciter les attentes » dans le contexte du cours de philosophie. Expliciter
les attentes pourra d’abord consister à élaborer une liste des compétences dont
on attend plus ou moins que les élèves les mettent en œuvre. Nicolas Laurens2
propose par exemple une liste de quatre compétences centrales : argumenter,
conceptualiser, mobiliser des connaissances et problématiser.
L’explicitation des attentes pourra commencer par un travail sur ces opéra-
tions. Pour aider les élèves, on pourra leur distribuer cette liste en début d’année
et l’agrafer sur chaque devoir rendu sous forme d’un tableau à quatre entrées
signalant pour chaque compétence si elle est acquise (A), presque acquise (PA),
en cours d’acquisition (ECA) ou non acquise (NA). On ajoutera un commen-
taire ciblant cette compétence spécifique indiquant des pistes de progression
pour que les élèves sachent sur quoi porter leurs efforts pour mieux répondre
aux attentes de l’exercice.
Mais évidemment, il ne suffit pas de dresser une liste de compétences. Il faut
aussi et surtout travailler ces compétences avec les élèves. On peut le faire par
des exercices dédiés. Acquérir une compétence, c’est en effet devenir capable
de performances pertinentes dans des contextes appropriés. À cet égard, il faut

1 Pour une courte vue d’ensemble critique de l’état de l’art sur la question, on pourra se
reporter à Rayou P. (dir.), L’origine sociale des élèves, Retz, Paris, 2019.
2 Voir l’article de Nicolas Laurens, « Les quatre gestes de la philosophie » repris dans
ce Guide.

174
prêter une attention particulière à la passation de la consigne, annoncer expli-
citement la compétence travaillée, l’objectif spécifique de l’activité, la manière
dont celle-ci est censée contribuer à l’acquisition de celle-là, exhiber les critères
de réussite, etc. Trop souvent, en effet, les élèves échouent à mettre en rapport
les activités que l’enseignant leur propose avec les savoirs qu’ils sont censés maî-
triser et les attentes de la discipline. Ce n’est pas parce que l’objectif pédago-
gique est clair pour le professeur qu’il l’est aussi pour les élèves et s’il ne l’est
pas pour eux, ils risquent de ne pas bien identifier le type d’investissement
cognitif qui est attendu d’eux, ce qui ne peut qu’entraîner des malentendus1.
La diversification de ces exercices tout au long de l’année s’inscrit dans la
logique d’une réelle progressivité en philosophie2. Proposer des exercices dédiés
permet de segmenter les difficultés. Si les objectifs sont explicités et portent
sur des procédures identifiables, les élèves peuvent progresser dans l’élabora-
tion de stratégies de résolution et de rédaction efficaces.
La segmentation des difficultés par la spécialisation des exercices est en fait
une réponse à une difficulté inhérente à tout apprentissage. Les êtres humains
ont une capacité d’attention limitée. Lors d’une tâche complexe qui n’est pas
encore maîtrisée, il est difficile de prêter attention à chacune des dimensions
de celle-ci à la fois. Travailler séparément sur l’argumentation, la probléma-
tisation, la définition, etc., permet d’identifier et de d’intérioriser ces opéra-
tions. Par la suite, elles requerront moins d’attention pour être effectuées et
pourront être mieux intégrées dans un unique discours complexe.
De plus, cela permet de multiplier les évaluations diagnostiques – permet-
tant au professeur de prendre connaissance des performances réelles des élèves
et de mettre en place des dispositifs de remédiation ajustés – et formatives
– permettant aux élèves de progresser dans la réalisation d’une tâche spécifique3.

1 La notion de malentendu socio-cognitif dans les recherches sur les difficultés scolaires
cherche à rompre avec les approches déficitaristes. Elle permet l’analyse de la
co-construction de ces difficultés en mettant en évidence un phénomène de double illu-
sion : de l’élève qui croit avoir compris ce qu’on attend et de l’enseignant qui croit avoir
été suffisamment clair et explicite. Voir à ce propos Bautier E. et Rayou P., Les inéga-
lités d’apprentissage, op. cit.
2 Voir à ce propos l’article de Serge Cospérec sur la progressivité des exercices en philo-
sophie repris dans ce Guide.
3 On distingue traditionnellement entre évaluations diagnostique, formative et somma-
tive. L’évaluation diagnostique vise à connaître le niveau de compétences des élèves en
début d’année ou de séquence. L’évaluation formative est un processus continu qui vise
à faire progresser l’élève dans ses apprentissages. L’évaluation sommative vise à vérifier
et à attester les acquis des élèves au terme de leur apprentissage. La réussite aux évalua-
tions sommatives (la dissertation et l’explication de texte en fin de chapitre) est facilitée
par la multiplication d’évaluations diagnostiques et surtout formatives en amont qui
permettent d’accompagner les élèves dans l’acquisition des connaissances et des

175
Il vaut la peine, d’ailleurs, d’indiquer explicitement aux élèves qu’il existe
différentes sortes d’évaluation répondant à des objectifs différents et de pré-
ciser, pour chaque exercice, sa finalité et son mode d’évaluation, c’est-à-dire ce
qui le justifie d’un point de vue pédagogique. Cela leur permet de comprendre
que les pratiques d’évaluation ne visent pas nécessairement à les noter, à les
sanctionner et à les classer mais visent surtout à leur permettre de progres-
ser dans leurs apprentissages. Ils sont alors plus disposés à se prêter aux exer-
cices qui leur sont demandés quand ils comprennent qu’il ne s’agit pas de les
prendre au piège.
De plus, en proposant une variété d’exercices ciblés, on peut espérer sur-
monter quelques écueils inhérents à l’enseignement « traditionnel » de la
philosophie. Ainsi, la grande familiarité du professeur avec le régime du dis-
cours philosophique et les exercices canoniques le rend souvent insensible au
caractère implicite de ses propres attentes, si évidentes à ses yeux qu’il peine à
comprendre les difficultés que les élèves rencontrent et à trouver le moyen de
les aider. Par ailleurs, l’immensité du programme de philosophie – du fait de
son indétermination, rien n’est en rigueur hors programme – pousse le pro-
fesseur à transmettre en urgence un contenu aussi synoptique et exhaustif que
possible, qui ne laisse quasiment aucune place à l’apprentissage patient des
modes de pensée et d’écriture en philosophie, occultant la nécessité d’un tra-
vail spécifique sur les compétences sans lesquelles les élèves restent pourtant
incapables d’utiliser ces connaissances de manière pertinente.
À titre d’exemple, on pourra faire travailler les élèves sur la formalisation des
arguments, par exemple au moyen de schémas en arbre1. On pourra à un autre
moment demander aux élèves de justifier l’attitude qu’ils pensent devoir adop-
ter face à des expériences de pensée comme le dilemme du tramway, mais sans
exiger d’eux, dans un premier temps au moins, qu’ils se réfèrent à des théo-
ries philosophiques vues en cours2 . Ou bien encore, demander aux élèves, après
lecture silencieuse d’un texte, de répondre à un QCM permettant de tester la
compréhension fine du texte3. Pour travailler la compréhension des textes phi-
losophiques, souvent résistants à la première lecture, on pourra aussi mettre en

compétences que l’accomplissement des exercices canoniques requiert. Pour une syn-
thèse sur ces questions, voir Pierre Merle, Les pratiques d’ évaluation scolaire, PUF, 2018.
1 Voir l’article de Gérard Chomienne sur les schémas en arbre de Pierre Blackburn repris

dans cet ouvrage.
2 On trouvera dans cet ouvrage, sur le site de l’ACIREPh ou du GFEN de nombreuses

propositions d’exercices pédagogiques.
3 Sur ce type d’exercice, on pourra consulter dans ce Guide le texte de François Meyer

« Des QCM en philosophie ? ».

176
place une activité de « recréation de texte1 ». On pourra enfin exercer les élèves
à repérer les diverses modalités de l’énonciation dans un texte philosophique
pour comprendre comment s’organise l’exposition de la pensée, la répartition
de la parole et des divers points de vue dans des textes souvent complexes car
dialogiques (les diverses fonctions du « je », du « on », du « nous », etc. et le
sens du passage de l’un à l’autre2).
Bien sûr, un cours de philosophie ne peut s’en tenir à cela. Les exercices
canoniques supposent la mise en œuvre simultanée de nombreuses compé-
tences et de nombreux savoirs. Des exercices ciblant séparément telle ou telle
compétence ne sauraient donc suffire à l’entraînement à la dissertation et à
l’explication de texte. Il faut aussi montrer comment ces différentes compé-
tences s’intègrent dans un propos unique. Il faut évidemment se garder de l’ex-
cès qui consisterait à désarticuler le propos philosophique en une sommation
informe d’opérations discrètes et hétérogènes. Il suffit de penser à ces intro-
ductions qui enchaînent mécaniquement les étapes – accroche, définition des
termes du sujet, problème-question, plan – sans que cet ordre paraisse avoir
la moindre signification pour l’élève. Ici encore, il est essentiel d’expliciter les
procédures cognitives sous-jacentes à ces opérations ainsi que la finalité que
vise leur mise en œuvre, qui constituent l’objet réel de l’attention du correcteur.
Évitons, pour finir, les malentendus : il ne s’agit évidemment pas de dire
qu’un cours de philosophie pourrait se passer d’un contenu philosophique
substantiel. Il y a des connaissances proprement philosophiques qu’un cours
de philosophie doit transmettre. Il s’agit simplement d’insister sur le fait que
la philosophie n’est pas « à elle-même sa propre pédagogie » : la simple expo-
sition au discours philosophant du professeur ne suffit pas à rendre les élèves
compétents pour produire un tel discours. Et s’il est juste de n’évaluer les élèves
que sur ce à quoi ils ont été effectivement préparés en classe, il est alors impos-
sible de faire l’économie d’une réflexion sur nos attentes lorsque nous les éva-
luons et sur la manière dont nous pouvons les rendre à même de les satisfaire.

1 Le texte recréé est une activité inventée par le GFEN consistant à faire réécrire collective-
ment aux élèves un texte dont ils n’ont entendu la lecture que deux ou trois fois. La réus-
site de l’activité suppose la coopération de tous les élèves et le guidage par l’enseignant. Du
point de vue de l’enseignement de la philosophie, cette activité permet de travailler la
compréhension fine du texte puisqu’on ne peut réussir à le réécrire « au mot près » qu’à la
condition de comprendre la stratégie argumentative qu’il met en œuvre. Pour une présen-
tation détaillée de l’activité, voir Nicolas Léchoppier et Mathieu Triclot, « La recréation de
texte », dans GFEN secteur philo (ed.), Philosopher, tous capables (aussi accessible en ligne).
2 Frédéric Cossutta, Éléments pour la lecture des textes philosophiques, Bordas, 1993. Voir
aussi les travaux de Nicole Grataloup, en particulier « La question de l’écriture en phi-
losophie » dans Philosopher, tous capables, Chronique Sociale, 2005 (aussi accessible en
ligne) et « Des ateliers d’écriture en philosophie ? » dans la revue du GFEN Dialogues,
n°49, 1998 (aussi accessible en ligne).

177
Pédagogies coopératives
en philosophie
Lucie Chanu

Les méthodes d’enseignement les plus répandues en philosophie comme le


cours dialogué ou la correction magistrale d’exercices type bac faits en classe
ou à la maison mettent en échec une grande partie des élèves notamment des
milieux populaires (dans les classes technologiques notamment) et c’est la rai-
son pour laquelle les pédagogies coopératives peuvent être un recours.
Je propose dans ce texte quelques exemples de mise en œuvre d’approches
coopératives en philosophie.

Coopérer : apprendre de l’autre par le débat


Format : 1 heure par semaine (25 minutes de débat, 20 minutes de cours,
5 minutes de quizz)
Si cet échec est si fréquent c’est principalement en raison du rapport au lan-
gage que la philosophie présuppose : le langage philosophique comme tout lan-
gage scolaire, mais de manière exacerbée, est très loin du langage courant car
on demande sans cesse aux élèves d’avoir une posture réflexive sur la manière
dont ils s’expriment. On leur demande aussi d’être capable d’écrire tout en
se décentrant pour adopter un point de vue tiers. Or le débat philosophique
permet de travailler ces compétences de manière directe, à l’oral, en ayant des
feedbacks immédiats sur les compétences demandées. Aussi le débat philoso-
phique tient une place centrale dans mon dispositif car il crée une motivation
forte chez les adolescents notamment ceux qui sont en difficulté. C’est aussi
un véritable levier d’apprentissage dans le sens où chaque élève dans le débat

179
doit clarifier quelle est sa représentation première. La multitude des opinions
le place ensuite devant un conflit socio-cognitif : « mon opinion est-elle bien
la bonne ? » « Que faut-il penser ? » Les connaissances sont amenées ensuite
par le professeur comme autant de façon de résoudre le conflit.
Organisation (inspirée de Michel Tozzi1) : chacun est discutant et observa-
teur d’un camarade. Chacun remplit donc une fiche d’observation où les cri-
tères de l’argumentation philosophique sont rappelés. Le président de séance
donne la parole à ceux qui la demandent en privilégiant les petits parleurs et
en sollicitant ceux qui ne la prennent pas spontanément. Les objecteurs inter-
viennent pour amener un esprit critique lorsque le débat est trop consensuel.
Je reste l’animatrice du débat pour introduire les exigences propres à la philo-
sophie que sont l’argumentation, la conceptualisation et la problématisation.
Deux élèves chargés de la synthèse prennent des notes.
Déroulement : choix de la question (5 minutes) : Pour chaque notion ou
regroupement de notions du programme, les élèves dressent la liste des ques-
tions que l’on pourrait se poser. Par le vote, on décide collectivement de la
question à traiter.
Après une première phase individuelle (5 minutes) où les élèves sont invités à
mettre leurs arguments par écrit, le débat peut commencer (20 minutes de col-
lectif ), s’alternent des phases où je les laisse discuter et des phases d’interven-
tion. Le débat crée en lui-même une confrontation des opinions mais aucun
débat n’est philosophique spontanément et c’est donc au professeur d’ame-
ner aux exigences de la philosophie. Il s’agit notamment de faire chercher aux
élèves les arguments qui se cachent derrière leurs exemples, de leur faire pré-
ciser le sens des termes, de montrer quels sont les points d’accord et de désac-
cord et les questions qui restent à traiter pour aller plus loin.
Dans les 20 minutes restantes, l’élève fait la synthèse aidé par le professeur
de telle sorte que l’on prenne en note les principaux arguments mais surtout
les définitions et références qui permettent d’approfondir les arguments :
les distinctions conceptuelles majeures qui structurent les désaccords et trois
ou quatre résumés de thèses d’auteur que je choisis pour leur proximité ou au
contraire leur opposition directe à un des propos énoncés dans le débat, c’est ce
qui constitue la part du maître. Le cours se clôt par un quizz pour que l’élève
ancre dans sa mémoire les connaissances majeures.
La principale difficulté pour les professeurs de philosophie est d’accepter de
modifier leur place, d’accepter de se décentrer pour valoriser l’opinion des élèves.
En effet, le professeur de philosophie a souvent intégré sans s’en apercevoir un

1 Voir l’article de Michel Tozzi dans ce Guide : « Comment organiser une discussion en
classe de philosophie ? ».

180
positionnement socratique qui lui fait mépriser l’opinion en général et donc
celle des élèves pour se positionner en maître à penser. L’enjeu du débat est de
permettre aux élèves d’élaborer leur opinion intellectuellement grâce au plu-
ralisme : penser ensemble, à plusieurs.

Plan de travail et ceinture de compétence : entraide et tutorat


Pour beaucoup d’élèves, la philosophie est une discipline qui n’est pas vrai-
ment pour eux car elle ne sert à rien ou bien est réservée aux « littéraires »
et les exigences des épreuves du baccalauréat sont si élevées, les critères d’éva-
luation si confus que très vite beaucoup d’élèves intègrent un sentiment d’in-
compétence contraire aux (qui empêche les) apprentissages.
Le plan de travail permet d’expliciter ce qui est réellement requis pour réus-
sir les épreuves, d’adapter les entraînements au niveau des élèves et de créer des
systèmes d’entraide pour que les plus faibles ne restent pas dans des blocages
et que chacun puisse progresser à son niveau. Comme les élèves découvrent
la philosophie en terminale, ils ont l’impression que cette méthode est celle
requise par la philosophie.
Le plan de travail comprend donc trois phases :
- D’abord l’élève s’entraîne sur une des compétences attendues au bac
par exemple celle de rechercher des arguments ou de problématiser
donc de rédiger une introduction. Ce travail peut faire l’objet d’un
travail en groupe ou individuel (la rédaction).
- Ensuite l’élève va passer une ceinture de compétence pour valider
sa compétence.
- Puis une phase de remédiation se met en place où ceux qui ont validé
la ceinture peuvent être des ressources pour les autres qui repasseront
ensuite la ceinture.
Après avoir formé tous les élèves à la coopération, j’ai choisi ces dernières
années de ne pas trop formaliser le rôle de tuteur pour que tous les élèves
puissent s’en emparer. J’ai en revanche institué pendant le plan de travail des
moments individuels en silence et des moments d’entraide (brefs) notamment
pour que les 36 élèves présents dans quasiment toutes mes classes puissent tra-
vailler dans un calme relatif.

Coopérer en étant auteur pour sa classe (activité du plan de travail)


La réflexion de Freinet sur le caractère scolastique de l’école est particulière-
ment pertinente en philosophie : les exercices du baccalauréat sont très formatés,
codifiés et très éloignés des besoins et des intérêts philosophiques qui existent

181
pourtant chez les adolescents. Depuis 10 ans, j’expérimente donc d’autres
façons de faire de la philosophie comme Le Travail Personnel Philosophique
Encadré : il consiste à partir d’un intérêt propre à l’élève, un film, un thème,
une question, un métier ; à faire des recherches sur les thèses philosophiques qui
ont été défendues sur la question pour ensuite faire un court exposé devant la
classe suivi de questions. Ce travail pourra être revisité dans le cadre du Grand
Oral que vont passer les élèves pour le bac 2021. Ces travaux permettent aux
élèves eux-mêmes d’être source d’apprentissage pour les autres.

182
Apprendre à argumenter
en classe de philosophie
François Meyer

L’argumentation et le raisonnement :
plaidoyer pour un peu de formalisme
Il faut apprendre à argumenter
C’est le moment de discuter deux préjugés qu’on entend souvent sur ce point :
- « Lire de la philosophie et écouter le professeur de philosophie, suffit
pour apprendre à raisonner ». Cette idée ressemble à la croyance naïve
selon laquelle « Parler et lire dans une langue suffit pour apprendre
sa grammaire ». Or cette dernière idée est loin d’être exacte (qu’on
interroge les professeurs de langues à ce sujet !). De plus, qu’on lise un
manuel de philosophie pris au hasard, et l’on y trouvera nombre d’af-
firmations non justifiées, de termes complexes non définis1 : le dis-
cours enseignant n’est pas toujours un bon modèle.
- « On apprend à raisonner dans les autres disciplines. Donc, l’élève
doit savoir raisonner en philosophie ». La prémisse est vraie, mais pas
la conclusion, car les raisonnements appris dans les autres disciplines
leur sont spécifiques et par conséquent peu ou pas du tout transfé-
rables en philosophie.

1 Dans un manuel très recommandable, je trouve que la culture est l’état de civilisation,
opposé à l’état de nature : ces deux dernières notions n’étant nulle part définies bien
qu’elles ne soient nullement évidentes ou élémentaires.

183
Il n’est donc pas impertinent de consacrer un travail spécifique à l’appren-
tissage du raisonnement philosophique, sans oublier que cet apprentissage
sera lui-même philosophique, c’est-à-dire, n’omettra pas une réflexion sur le
raisonnement lui-même.

Argumentation et définition
Dans la plupart des disciplines, le raisonnement part des définitions, ou au
moins, de conditions suffisantes. C’est le cas en mathématiques notamment,
où la définition d’une propriété indique la route à suivre pour prouver qu’un
objet possède cette propriété. Il n’en est pas du tout ainsi en philosophie où
une grande partie (sinon la totalité) du travail consiste justement à définir les
notions, ou au moins, à les distinguer entre elles (voisines ou pas). Or les pro-
cédures pour argumenter une définition sont assez incertaines puisque dans la
tradition logique, on considère que les définitions sont arbitraires (Pascal), ou
n’obéissent qu’à des critères de pertinence bien difficiles à expliciter en géné-
ral. De là, deux écueils majeurs :
- Le relativisme : chaque philosophe définit les notions comme il l’entend
pour en déduire les conséquences qui l’arrangent, tout est donc vrai, ce
qui tue la discussion et réduit la vérité philosophique à la cohérence
logique avec des définitions-axiomes posées au préalable1.
- Le recours à l’implicite, à l’étymologie, voire à l’autorité. Par exemple
religion viendrait du latin religare (je crois que cette étymologie est
contestée), signifiant relier, donc la religion constituerait un lien entre
les Hommes.
Quel est donc le mode de raisonnement pertinent pour argumenter une
définition, une distinction conceptuelle ?

Le raisonnement par l’absurde
Une partie du travail philosophique consiste à trouver des contradictions
(paradoxes, apories, etc.) dans les définitions proposées par d’autres. C’est d’ail-
leurs ce que font régulièrement nombre de professeurs de philosophie lors-
qu’ils partent des définitions « du sens commun », ou « de la doxa » pour
les critiquer et les dépasser. Le raisonnement qui semble adapté à cette tâche
est donc une forme de raisonnement par l’absurde. Il s’agit de prendre pour
hypothèse une certaine définition (ou élément d’une définition) et d’en tirer
1 Je ne veux pas dire ici que la cohérence logique n’est pas une exigence importante ni
digne d’être étudiée en classe, en ayant recours aux formes traditionnelles du raison-
nement hypothético-déductif comme le syllogisme, simplement qu’il serait regrettable
de s’y limiter.

184
des conséquences contradictoires. La conclusion est alors que la définition est
mauvaise, ce qui relance la recherche. On trouve cette procédure dans nombre
de textes de Platon. Par exemple, dans Gorgias :
Si on satisfait ses désirs, alors on est heureux1 (hypothèse de Calliclès)
Pour satisfaire ses désirs, il faut désirer2 (Calliclès)
Si on désire, alors on manque de ce qu’on désire (Socrate)
Si on manque de quelque chose, on en souffre3 (Socrate)
Donc, si  l’on satisfait ses désirs, on  souffre et on est  heureux4
= Contradiction
Ce raisonnement permet de réfuter la définition le bonheur consiste dans
l’action de réaliser tous ses désirs.
Le raisonnement par l’absurde ne sert pas seulement à discuter les défini-
tions. Il est aussi utile pour argumenter des thèses négatives. Par exemple, sur
le sujet : « Est-ce à la loi de faire notre bonheur ? », l’élève pourrait commen-
cer avec le raisonnement suivant, inspiré du stoïcisme :
Le bonheur dépend des conditions extérieures (hypothèse à réfuter)
Les conditions extérieures varient
Donc le bonheur varie
Or le bonheur est un état stable (condition posée en introduction)
Donc le bonheur varie et est un état stable = Contradiction
Et il en conclura : le bonheur ne dépend pas des conditions extérieures.
Ceci étant posé, il pourra continuer ainsi : si le bonheur dépendait de la
loi, il dépendrait de conditions extérieures (car la loi fait partie des conditions
extérieures), donc la loi ne peut faire le bonheur des sujets, or à l’impossible
nul n’est tenu, donc ce n’est pas à la loi de faire notre bonheur.

Le syllogisme
Pour rappel, les deux formes les plus usitées de syllogisme sont :
- Le modus ponens : si P alors Q, or P est vrai, donc Q est vrai. Forme
qui apparaît aussi dans : tous les A sont B, or x est un A, donc x est B.

1 494c « Calliclès : ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes
les formes de désirs et de les assouvir – voilà, c’est cela la vie heureuse ! ».
2 493a « Socrate : il est donc inexact de dire que les hommes qui n’ont besoin de rien
sont heureux ? Calliclès : Oui, parce que si c’était le cas, les pierres et même les cadavres
seraient tout à fait heureux ! ».
3 496d « Socrate : Désir et besoin sont des états pénibles ».
4 496e « Socrate : On jouit en même temps qu’on souffre – c’est ce que tu dis ! ».

185
- Le modus tollens : si P alors Q, or Q est faux, donc P est faux. Forme
qui apparaît aussi dans : tous les A sont B, or x n’est pas B, donc x
n’est pas A.
Le fait qu’il n’y ait que deux prémisses rend cette forme de raisonnement
assez élémentaire. De plus, il est relativement aisé de faire apparaître des syl-
logismes dans les argumentations des philosophes, dans nos propres exposés,
ou dans les copies des élèves, lorsqu’ils sont implicites ou inchoatifs.
Quel est l’intérêt du syllogisme ? Il ne s’agit pas de mécaniser à l’excès un
discours philosophique qui doit rester vivant et fluide. Une petite dose de
formalisme peut cependant rendre bien des services. D’abord, cela permet à
l’élève de distinguer un « bon » d’un « mauvais » raisonnement. Ensuite,
c’est un bon moyen de construire le propos. Le syllogisme peut constituer le
plan d’un paragraphe, et même d’une dissertation. Par exemple, supposons
qu’on ait à traiter « Obéir à la loi, est-ce une privation de liberté ? ». L’élève
qui commence par le raisonnement suivant :
Être libre, c’est faire ce que je désire.
Or la loi empêche de faire de que je désire.
Donc, la loi me prive de liberté.
On reconnaîtra le modus tollens. Cet élève pourra facilement relancer son
propos en contestant les prémisses : la liberté se réduit-elle à « faire ce que je
désire » ? La loi empêche-t-elle vraiment de faire ce que l’on désire ?
On trouvera aussi souvent l’argument suivant (reposant sur la notion du
contrat social), mais pas toujours sous une forme aussi claire.
Respecter sa promesse est un acte libre.
Or, (selon la théorie du contrat social) chacun a promis d’obéir aux lois.
Donc, obéir aux lois est un acte libre.
L’élève pourra alors relancer sa réflexion par une critique de la théorie du
contrat social.

Travail de l’élève
Il faut considérer la formalisation comme une étape et un accompagne-
ment dans l’apprentissage de la philosophie. Elle permet à l’élève de prendre
pied dans l’art de l’argumentation philosophique, mais aussi, une fois qu’il
la maîtrise mieux, de vérifier la rigueur de son propos (ou de celle de son pro-
fesseur, car c’est un plaisir de voir ses élèves formés à la logique nous prendre
en flagrant délit de manque de logique !). La rédaction aura nécessairement,

186
du moins au début, une certaine lourdeur, mais cet inconvénient est largement
compensé par le plaisir de lire des copies qui ont du corps.

Les exemples
Les exemples ont mauvaise réputation en philosophie. Il est vrai qu’une
simple suite d’exemples ne prouve rien et que certaines copies ont tendance à
traiter les questions sous cette forme. Cependant, les exemples peuvent avoir
valeur d’argument dans certains cas.

L’induction
Un exemple est un argument, certes seulement probable, lorsqu’il permet
de raisonner par induction. Les philosophes et professeurs utilisent très sou-
vent et de manière implicite ce raisonnement. Ainsi, Rousseau pour prouver
contre Montaigne le caractère universel de la conscience morale1. C’est le cas
notamment lorsqu’ils font des incursions dans le domaine des sciences posi-
tives comme la psychologie (ainsi Merleau-Ponty « le Japonais en colère rit2 »
ou bien dans un manuel très recommandable « un enfant désire toujours jouer
avec le jouet qu’un autre enfant tient entre les mains », généralité factuelle ser-
vant d’argument à l’affirmation non moins générale « le désir est toujours le
désir d’un autre désir »).
Il est difficile pour un élève d’exposer une assez grande quantité d’exemples
favorables pour justifier un raisonnement par induction et il encourrait le
risque de se voir reprocher une approche trop factuelle. Le plus souvent, il se
contentera d’y faire référence chez un philosophe ou dans une étude scienti-
fique. On sent ici la présence de l’argument d’autorité : l’exemple généralisé
est acceptable lorsqu’il vient du professeur ou du philosophe, mais pas quand
il vient de l’élève !

Le cas du contre-exemple
Les sujets de la forme Suffit-il que A pour que B ? sont très fréquents. Or,
en bonne logique, un seul contre-exemple suffit à réfuter une affirmation géné-
rale. Ainsi, dans le sujet Suffit-il d’avoir le choix pour être libre ?, un exemple de
choix dans lequel les alternatives sont en apparence différentes mais en réalité

1 « Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales qui nous sont
inconnues, détruiront-ils l’induction générale tirée du concours de tous les peuples ? »,
Émile ou de l’Éducation, IVe livre, 1762.
2 Phénoménologie de la perception, 1945, pp 220-221 de l’édition Gallimard.

187
équivalentes (il est, malheureusement, facile d’en trouver !) donc de choix non
libre, constitue un excellent argument pour une réponse négative.

Le possible et le probable
Certains sujets prennent la forme A est-il possible sans B ?. Or, il suffit d’un
exemple favorable pour prouver que quelque chose est possible, même si ce
n’est pas la seule manière de le prouver. Par exemple, pour Peut-on vivre sans
religion ? un exemple de vie athée (celle de Spinoza ?) constitue un très bon
argument pour une réponse affirmative. De même pour Peut-on désirer sans
souffrir ? ou Peut-on agir moralement sans s’intéresser à la politique ?.

Interprétation de l’exemple
En l’occurrence, on voit qu’un tel exemple ne ferme pas définitivement le
débat, car l’interprétation est sujette à discussion : avons-nous là vraiment un
exemple de vie sans religion ? La religion ne réapparaît-t-elle pas sous une autre
forme ? Et dans le cas de l’exemple d’un choix sans liberté, il faudra expliquer
pourquoi la notion de liberté ne s’y applique pas, et cela suppose un minimum
d’analyse théorique. C’est la limite de l’exemple : il est inutile sans interpré-
tation générale. Mais cette interprétation permet de relancer la discussion sur
la notion visée.

Qu’est-ce qu’un exemple ?


On le définit généralement comme un fait particulier, situé dans le temps
et dans l’espace, faisant mention de préférence de noms propres. C’est le cas
d’un exemple historique : ainsi, l’exemple de la Shoah, souvent utilisé comme
contre-exemple de l’affirmation selon laquelle la culture rend les Hommes meil-
leurs. Mais les exemples tirés d’œuvres littéraires sont aussi très appréciés, bien
qu’ils soient le plus souvent fictifs. Ainsi dans le sujet Peut-on se libérer de sa
culture ?, l’exemple de Robinson Crusoë, en particulier dans sa réécriture par
M. Tournier, bien que fictif, montre très bien les difficultés de se libérer de sa
culture d’origine (la propension à reconstituer un modèle réduit de société
britannique sur l’île de Speranza) mais aussi les conditions d’une libération
(la rencontre et l’amitié avec Vendredi). Enfin, il s’agit parfois d’expériences
de pensée : la situation présentée n’a alors pas forcément besoin d’être un fait
réel et avéré, mais il faut qu’elle donne une certaine vraisemblance concrète à
l’idée. Ainsi, dans une copie sur ce sujet l’affirmation « oui, car par exemple
quelqu’un qui émigre dans un autre pays change de culture, donc se libère de
sa culture d’origine » ne suffit pas : encore faudrait-il montrer comment ce
personnage fictif se libère de sa culture d’origine.

188
Les schémas en arbre
de Pierre Blackburn1
Gérard Chomienne

Nous rendons compte ici d’un atelier consacré à l’examen d’un instrument
d’analyse de la structure argumentative des textes, conçu par Pierre Blackburn
et exposé dans l’un de ses manuels, La Logique de l’argumentation2 . Cette
méthode, appelée « méthode des schémas en arbre » vise à mettre en évidence,
sous la forme d’une figure graphique, l’ossature logique de tout texte argu-
mentatif, entendons de tout texte comportant au moins une assertion conclu-
sive reposant sur une ou plusieurs prémisses. Nous verrons d’abord comment
P. Blackburn propose de construire les schémas en arbre et nous montrerons
ensuite l’intérêt pédagogique de cette méthode.

Comment construire le schéma en arbre d’un texte ?


La marche à suivre :
- On numérote les assertions contenues dans le texte.
- On identifie celle qui a la valeur d’une conclusion.
- On identifie les assertions qui ont valeur de prémisses.
- On représente par un schéma, les relations d’inférence qui relient les
prémisses à la conclusion.

1 Cet article est repris de Côté philo n°6 (accessible en ligne).


2 Pierre Blackburn, Logique de l’argumentation, ERPI, Montréal, 1994.

189
Premier exemple : le cas de prémisses liées
Soit le texte suivant.
Si le destin d’un homme est causé par l’étoile sous laquelle il est né,
alors tous les hommes nés sous cette même étoile devraient avoir le
même avenir. Mais des maîtres et des esclaves, des rois et des men-
diants (qui ont des sorts très différents !) sont nés sous la même
étoile et la même année. Donc l’astrologie, qui prétend que le des-
tin d’un homme est déterminé par l’étoile sous laquelle il est né,
est certainement fausse.
Pline l’Ancien

Dans ce texte, on dénombre trois assertions :


(1) « Si le destin d’un homme est causé par l’étoile sous laquelle il est né,
alors tous les hommes nés sous cette même étoile devraient avoir le même
avenir ».
(2) « Mais des maîtres et des esclaves, des rois et des mendiants (qui ont des
sorts très différents !) sont nés sous la même étoile et la même année. »
Ces deux propositions sont évidemment les prémisses sur quoi repose la
conclusion :
(C) « Donc l’astrologie, qui prétend que le destin d’un homme est déter-
miné par l’étoile sous laquelle il est né, est certainement fausse. »
Qu’est-ce qui est affirmé par la prémisse (1) ? Non pas (a) que le destin
d’un homme est causé par l’étoile sous laquelle il est né (c’est-à-dire ce qu’af-
firme l’astrologie), ni (b) que tous les hommes nés sous cette même étoile ont
le même avenir. Ce qui est affirmé par la prémisse (1), c’est que si (a) est vrai,
alors (b) est forcément vrai.
Que contient la prémisse (2) ? La constatation d’un fait : des hommes aux
sorts différents sont nés sous la même étoile, la même année.
On peut donc tirer la conclusion (C) : ce qu’affirme l’astrologie est faux.
Dans ce type de structure argumentative, la conclusion repose sur des
« prémisses liées », selon le terme de P. Blackburn. En effet, est-ce que cha-
cune des deux prémisses (1) ou (2), prise séparément, permettrait de conclure
que l’astrologie est fausse ? On voit que non. C’est, à la fois, parce que l’astro-
logie affirme une corrélation nécessaire entre les astres et le sort des hommes
(prémisse 1), et parce que les faits contredisent cette corrélation (prémisse 2),
que Pline peut réfuter la théorie astrologique.
On peut donc tracer ainsi le schéma en arbre de ce texte :

190
1 +   2

Cette convention graphique indique clairement que la conclusion n’est


acceptable que si les deux prémisses sont acceptables. Si l’on a à discuter la
solidité de cette argumentation, on montrera qu’il suffit que l’une des pré-
misses soit récusée pour que la conclusion soit invalidée. Ce n’est pas le cas
dans le texte qui suit.

Deuxième exemple : le cas de prémisses indépendantes


C’est le soleil, pas la terre qui semble tourner. Si la terre tournait,
cela donnerait naissance à des vents violents. Or, ces vents n’existent
pas. De plus dans la Bible, on dit que Dieu a ordonné au soleil d’ar-
rêter sa course. Puisqu’il faut interpréter la Bible à la lettre et que
tout ce qui est écrit dans le Bible est vrai, il s’ensuit que c’est le soleil
qui tourne, pas la terre.
Nicolas Oresme

On établit le relevé des assertions du texte.


(1) C’est le soleil, pas la terre qui semble tourner.
(2) Si la terre tournait, cela donnerait naissance à des vents violents.
(3) Or, ces vents n’existent pas.
(4) De plus dans la Bible, on dit que Dieu a ordonné au soleil d’arrêter
sa course.
(5) Puisqu’il faut interpréter la Bible à la lettre
(6) et que tout ce qui est écrit dans le Bible est vrai,
(C) il s’ensuit que c’est le soleil qui tourne, pas la terre.
Dans ce texte, la conclusion repose sur trois mouvements argumentatifs :
Le premier mouvement pose que l’immobilité de la Terre est prouvée par
l’apparence visuelle : le soleil « semble » tourner (prémisse 1).
Le second s’appuie sur la conjonction nécessaire de deux prémisses liées,
d’une affirmation conditionnelle et d’une donnée empirique (prémisses 2 et 3).
Le troisième repose sur la conjonction de trois prémisses liées : (4) l’allu-
sion à un épisode du texte biblique, (5) le principe d’interprétation littérale et
(6) l’affirmation de la véracité de la Bible.
Mais chacun de ces trois arguments prouve à lui seul la conclusion.
Ce type d’argumentation repose sur des prémisses (ou des groupes de pré-
misses) indépendantes. Ici, si l’on veut contester la conclusion il faut réfuter

191
les trois arguments pour remettre en cause la conclusion. L’argumentation est
donc plus solide.
1 2 +   3 4 + 5 +   6

Naturellement, l’application de cette méthode à l’analyse de textes plus


longs que les extraits ci-dessus donnera lieu à des schémas plus complexes, mais
qu’on peut construire avec ces deux seules conventions graphiques.

L’intérêt pédagogique de cette méthode


Donner à l’élève un objectif clair
On a en mémoire la formule qui accompagne généralement le texte donné
dans les séries technologiques : « dégagez l’idée principale et les articulations
du texte ». L’idée principale ? Cela peut être la conclusion, mais aussi bien la
ou les prémisses cruciales. Les articulations ? Ce terme incite malencontreuse-
ment l’élève à se borner à un découpage du texte en « parties ». Au contraire,
la construction du schéma en arbre lui permet de mettre en évidence la struc-
ture argumentative sous-jacente.

Éviter l’écueil de la paraphrase


P. Blackburn recommande à l’élève, une fois le schéma en arbre tracé,
de reconstruire l’argumentation à l’envers. Partant de la conclusion il se deman-
dera : pour quelles raisons faut-il accepter cette proposition ? et il remontera
ainsi dans l’arborescence de prémisses en prémisses. L’élève pourra ainsi rendre
compte de la logique du texte tout en évitant d’en faire une simple paraphrase.

Repérer les présupposés
L’examen du schéma en arbre peut faire apparaître que certaines prémisses,
nécessaires à la solidité de l’argumentation, ne figurent pas explicitement dans
le texte analysé. La formulation de prémisses implicites permet de saisir et de
discuter les présupposés de l’argumentation.

192
Un exercice objectivement évaluable
La construction de schémas en arbre peut donner lieu à un exercice dont
l’évaluation présente des critères d’objectivité que l’élève peut aisément per-
cevoir. On peut à cet effet proposer aux élèves, en marge du texte à étudier
plusieurs schémas en arbres dont un seul traduit la structure argumentative :
à l’élève de l’identifier et de dire pourquoi les autres ne conviennent pas.

Un outil d’autocorrection
Enfin, lorsque l’élève rédige son propre texte, il peut en vérifier la cohérence
logique et lui apporter au besoin les corrections nécessaires.
En résumé : il se dégage du travail de notre atelier que la vertu essentielle
de cette méthode d’analyse est de faire comprendre le sens d’une démarche
argumentée en faisant apparaître en un coup d’œil synoptique une structure
logique que la linéarité d’un texte ne laisse pas immédiatement percevoir.
Ajoutons pour conclure que si le lecteur se reporte au livre de Pierre Blackburn,
il constatera que celui-ci, avant de proposer à l’analyse des textes philosophiques,
prend comme exemple des textes empruntés à tous les registres de la discus-
sion courante. Ce parti pourrait faire dire à certains que l’analyse argumenta-
tive n’est « pas philosophique » si les exemples auxquels on l’applique relèvent
de domaines triviaux. L’auteur fournit un argument en réplique à cette objec-
tion en donnant à lire ce court texte de Comenius :
Il est incorrect d’enseigner ce qui est inconnu des étudiants au
moyen de choses qui sont elles aussi inconnues (…) Il s’ensuit que
la matière enseignée doit être organisée de manière à ce que les
étudiants s’approprient en premier lieu ce qui est plus proche de
leur vision mentale, puis ce qui en est plus éloigné. Par conséquent,
si des étudiants se font enseigner une matière pour la première fois
(comme, par exemple, la logique ou la rhétorique) les illustrations
utilisées par le professeur ne devraient pas être tirées de domaines
qui ne peuvent être saisis par les étudiants comme la théologie,
la politique ou la poésie, mais devraient plutôt être tirées des évé-
nements de la vie quotidienne.

Afin que le lecteur se fasse juge de la pertinence de la position pédagogique


défendue dans ce texte, nous l’invitons à s’essayer lui-même à la construction
du schéma en arbre correspondant.

193
Des QCM en philosophie ?
François Meyer

Commençons par quelques objections courantes :


- « Les QCM ne font pas réfléchir ».
- « Les QCM ne demandent pas de rédaction ».
- « En philosophie, aucune réponse n’est vraie ou fausse, tout est
discutable. »
« Les QCM ne font pas réfléchir ». C’est faux. Il serait certes possible
de construire des QCM qui ne demandent qu’un simple rappel de connais-
sances, mais il est possible aussi d’en construire qui exigent de la déduction et
de la finesse. Ainsi, par exemple, une des questions du concours Kangourou,
un concours scolaire de mathématiques1, tombée en 1997 pour les collèges :
Cinq personnes sont assises autour d’une table ronde. Chacune
affirme à son tour : « Mes deux voisins, de droite et de gauche,
sont des menteurs ». On sait que les menteurs mentent toujours et
que quelqu’un qui n’est pas menteur dit toujours la vérité. De plus
tout le monde connaît la vérité en ce qui concerne ses deux voisins.
Combien y a-t-il de menteurs à cette table ?
A) 2 B) 3 C) 4 D) 5 E) On ne peut pas le savoir

Nous verrons que, mutatis mutandis, de telles questions sont envisageables


en philosophie.
« Les QCM ne demandent pas de rédaction ». C’est évidemment vrai.
Reste à savoir à quel point c’est une objection. Devons-nous admettre qu’il

1 http://www.mathkang.org/default.html

195
n’est pas d’activité philosophique sans rédaction ? Si oui, les QCM ne peuvent
avoir qu’un rôle auxiliaire en philosophie. Ce n’est pas une raison pour en
bannir l’utilisation. Par ailleurs, il est peut-être regrettable que la réussite en
philosophie repose en si grande partie sur l’habileté à rédiger. La rédaction se
prête aussi au bavardage stérile comme à la simple restitution non réfléchie de
connaissances, nous le savons bien. Tout en reconnaissant que la rédaction est
une dimension essentielle de l’activité philosophique, nous pouvons admettre
que d’autres exercices et donc d’autres compétences puissent y trouver leur place.
« En philosophie, aucune réponse n’est vraie ou fausse, tout est discutable »
Cette troisième objection est discutable, comme elle l’indique elle-même. Tout
dépend des questions. Par exemple, est-il cohérent avec la philosophie morale
de Kant, d’autoriser le mensonge s’il peut améliorer le bonheur de la majo-
rité ? Non. Il existe un certain consensus des spécialistes de cet auteur pour
affirmer que non, et c’est ce consensus qui est enseigné à l’université. Il est
donc possible de proposer des réponses vraies et fausses sur ce genre de ques-
tion. Passons maintenant aux questions discutables.
J’utilise beaucoup les QCM pour l’analyse d’extraits de texte, en propo-
sant différentes phrases plus ou moins cohérentes avec le texte. Même dans le
cas où au moins deux phrases (donc deux choix possibles) seraient admissibles,
le simple fait, pour l’élève, de devoir choisir entre elles, éventuellement en dis-
cutant ses hypothèses de lecture avec un·e camarade, constitue déjà un exercice
passionnant et très formateur. La discussion peut ensuite être menée collecti-
vement en justifiant les choix préférables et en expliquant les contresens éven-
tuels. Nul besoin d’affirmer qu’une seule réponse est correcte et les autres fausses.
Il suffit d’indiquer un classement des phrases selon leur cohérence avec le texte.

Les avantages généraux des QCM


- Comme les QCM sont rapides à corriger, surtout en version numé-
rique1, on peut en donner beaucoup et proposer rapidement les bonnes
réponses. Or on sait2 que les tests sont un moyen très efficace d’ap-
prendre, surtout s’ils sont corrigés rapidement.
- La nécessité de distinguer et de choisir entre plusieurs propositions
souvent proches est susceptible de développer l’esprit de finesse.

1 J’utilise plickers, qui permet de réaliser des QCM en classe en scannant des cartes-­
réponses, mais il existe une multitude d’autres systèmes. Plickers n’est cependant pas
conforme à la RGPD. On peut aussi utiliser QCMCam.
2 C’est une des lois les mieux vérifiées de la littérature scientifique sur l’apprentissage :

voir par ex Roediger & Karpicke, 2006 Test-Enhanced Learning Taking Memory Tests
Improves Long-Term Retention.

196
- L’évaluation d’un QCM, lorsqu’elle est pertinente (ce n’est pas tou-
jours le cas), n’est pas aussi subjective que l’évaluation d’un texte écrit.
- Dans certaines conditions, les QCM suscitent une implication extraor-
dinaire des élèves. Il arrive de voir des élèves, qui semblaient aupara-
vant peu intéressés, se passionner pour la défense de « leur » réponse
à un QCM.

Les limites générales et les points à surveiller


En philosophie, il me semble rarement pertinent d’utiliser les QCM comme
simple outil d’évaluation. Dans tous les cas, il faut commencer par des ques-
tions très faciles pour que les élèves soient mis en confiance. Les QCM peuvent
effrayer certains élèves habitués à tâtonner dans leurs écrits. Les résultats à un
QCM suscitent une impression de vérité qui rendent les échecs encore plus dif-
ficiles à accepter. Il est important d’indiquer les mauvaises réponses, quand il
y en a, rapidement, afin d’éviter de les ancrer en mémoire.
La construction d’un QCM est une tâche difficile pour laquelle l’expé-
rience est indispensable. Il faut tester les questions à plusieurs reprises pour
détecter celles qui sont ambiguës ou qui prêtent à confusion, et bien choisir
les « distracteurs » (mauvaises réponses).

Une première utilisation des QCM en philosophie : l’analyse d’extraits


de textes
Un premier exemple
Dans la pratique, on peut donner un tel QCM après la découverte du texte
par les élèves, texte caché si l’on veut solliciter en plus la mémoire. Cela per-
mettrait de préparer une explication de texte. Mais donner les questions après
la rédaction d’une explication peut aussi être intéressant pourvu que les élèves
aient la possibilité de revenir sur leur travail.
On pose la question de savoir si l’homme est par nature morale-
ment bon ou mauvais. Il n’est ni l’un ni l’autre, car l’homme par
nature n’est pas du tout un être moral, il ne devient un être moral
que lorsque sa raison s’élève jusqu’aux concepts du devoir et de la loi.
On peut cependant dire qu’il contient en lui-même à l’origine des
impulsions menant à tous les vices, car il possède des penchants et
des instincts qui le poussent d’un côté, bien que la raison le pousse
du côté opposé.
Kant, Traité de Pédagogie

197
Question possible : Une des phrases suivantes est en accord avec le texte.
Laquelle ?
1. L’Homme par nature est moralement mauvais.
2. L’Homme par nature est moralement bon.
3. L’Homme par nature n’est pas moralement mauvais.
4. L’Homme par nature ne possède pas la Raison.
La discussion avec la classe fera voir que :
- « Il n’est ni l’un ni l’autre » élimine les choix 1 et 2.
- Le choix 1 est souvent fait et correspond à un contresens fréquent dans
les explications de texte, qui s’explique par une lecture hâtive du texte.
- Les deux occurrences du mot raison indiquent que la raison est bien pré-
sente dès l’origine donc vraisemblablement dans l’Homme par nature.
Mais la discussion soulignera que cette raison a besoin de « s’élever »,
ce qui constituera un sujet de réflexion pour l’explication de texte.
- Le choix 3 est correct, mais on aurait pu y remplacer « mauvais » par
« bon ».
Cet exemple montre une manière simple de construire les questions : il faut
proposer des contresens possibles, et mettre en relation des expressions diffé-
rentes du texte (ici : « par nature » et « à l’origine »).

Un deuxième exemple
Voici en quoi nous différons des Mégariques : notre sage est invin-
cible à toutes les disgrâces, mais il n’y est pas insensible, le leur ne les
sent même pas. Le point commun entre eux et nous, c’est que le sage
se suffit : toutefois il désire en outre les douceurs de l’amitié, du voi-
sinage, du même toit, bien qu’il trouve en soi assez de ressources. Il se
suffit si bien à lui-même, que souvent une partie de lui-même lui suffit,
s’il perd une main par la maladie ou sous le fer de l’ennemi. Qu’un
accident le prive d’un œil, il est satisfait de ce qui lui reste : mutilez,
retranchez ses membres, il demeurera aussi serein que quand il les
avait intacts. Les choses qui lui manquent, il ne les regrette pas ; mais
il préfère n’en pas être privé. Sénèque, Lettre IX à Lucilius

Le sage que décrit Sénèque (« notre sage ») regretterait-t-il la perte d’un ami ?
1. Oui, car il « il désire (…) les douceurs de l’amitié ».
2. Oui, car il a besoin des « douceurs de l’amitié ».
3. Non, car il est « insensible » « à toutes les disgrâces ».
4. Non, car « les choses qui lui manquent, il ne les regrette pas ».

198
Dans cette question, la difficulté me semble être de généraliser l’exemple
des membres mutilés à tout ce qui peut manquer au sage, y compris les amis,
alors que le terme « choses » peut sembler exclure les personnes.
Le QCM est construit en croisant une proposition et ses justifications pos-
sibles. Il permet de souligner auprès des élèves qu’en philosophie, les raisons
pour lesquelles on soutient une proposition sont parfois aussi importantes que
la proposition elle-même.

Un troisième exemple : lecture de texte ou contrôle de connaissances


Ces questions suivraient la lecture des Méditations Métaphysiques 1 et 2
de Descartes. Elles pourraient aussi arriver après un cours sur ce même texte.
Question 1 : Dans ce texte, Descartes raconte qu’il avait décidé de douter de
tout car :
1. Il pensait que la vérité n’existait pas.
2. Il voulait éviter l’erreur.
3. Il était certain qu’il était en train de rêver.
4. Il était devenu fou.
Question 2 : Même s’il doute de tout, Descartes reconnaît que :
1. Forcément il est un être humain.
2. Forcément il a un corps qui existe.
3. Forcément il pense.

Les QCM comme contrôle de connaissances


Les exemples précédents peuvent être convertis en contrôle de connais-
sances, par exemple, la séance suivante, ou même pendant une séance, pour
réactiver les notions étudiées auparavant.
Un exemple simple peut être celui-ci :
Question : Dans la phrase : « J’ai envie d’aller me promener, donc je veux
trouver mes baskets » ?
1. Trouver mes baskets est une fin subordonnée et aller me promener est
une fin souveraine.
2. Aller me promener est une fin subordonnée et trouver mes baskets est
une fin souveraine.
Certains des repères du programme se prêtent assez bien à de pareilles questions.
Les questions peuvent porter sur des sujets qui ne sont pas directement phi-
losophiques, comme la logique. Par exemple :

199
Question : Le raisonnement suivant est-il valide ?
Tout nombre divisible par 4 est divisible par 2
Or 13 n’est pas divisible par 4
Donc 13 n’est pas divisible par 2
1. Oui.
2. Non.
J’espère avoir convaincu le lecteur que les QCM ne méritent pas le mépris
dans lequel certains esprits, par manque d’imagination, les tiennent.

200
Exemples de pratiques en HLP
Fanny Bernard et Cécile Victorri

Dans ce texte, nous proposons quelques exemples de pratiques en HLP


issus de l’expérience de deux années d’enseignement en HLP au lycée Jean-
Jacques Rousseau de Sarcelles. Ils illustrent les deux possibilités d’une pro-
gression commune aux deux disciplines et de deux progressions distinctes
mais complémentaires.

Des séquences communes autour d’un objet ou d’une


question commune
Nous avons décidé de proposer des séquences communes. Pour ce faire,
nous avons choisi des objets communs (un personnage, un auteur, une œuvre,
par exemple) ou plus rarement une seule question pour les deux disciplines.
Le fait qu’il y ait un programme commun n’implique pas nécessairement ce
choix : le programme est suffisamment ouvert pour permettre plusieurs trai-
tements possibles. C’est donc une décision à prendre. Nous avons exploré à
partir de là plusieurs possibilités, depuis la fusion complète, jusqu’à un trai-
tement parallèle. Par exemple, tenter de proposer un seul cours, à deux dis-
ciplines : séance 1 en philo, séance 2 en lettres (qui prend la suite), séance 3
philo, etc. Ce qui permettait de mobiliser les quatre heures par semaine sur
une séquence, et non pas deux heures de littérature + deux heures de phi-
losophie. C’est très contraignant bien sûr, mais cela a eu l’avantage de faire
prendre conscience aux élèves qu’il s’agissait d’une seule spécialité et que tous
les savoirs et les exercices qu’on y travaillait convergeaient vers un même but.
Cela a d’autant mieux fonctionné quand ce but était concrétisé par un projet
final, comme on le verra plus loin.

201
Le personnage d’Ulysse
Sur le pouvoir de la parole, nous avons choisi ce personnage de la mytholo-
gie grecque. Ulysse est un personnage sophistique par excellence, qui permet
d’interroger le rapport entre la parole et le réel, le rôle de la fiction, de la ruse
et du mensonge. En littérature, les élèves étudiaient des passages de ­l’Odyssée,
ainsi que des réécritures d’Ulysse, et en philosophie nous interrogions les enjeux
de la parole d’Ulysse et de ses effets (le Petit Hippias de Platon, les fonctions
du langage chez Austin).

Une question commune
Sur l’expression de la sensibilité, en Terminale cette fois, nous avons fait
un cours commun au sens où nous sommes parties de la même question clas-
sique : l’être humain est-il capable d’exprimer tout ce qu’il ressent ? En lettres,
les élèves ont étudié des textes littéraires ou œuvres artistiques et, en philo-
sophie, nous avons étudié des extraits de philosophes. À la fin de la séquence,
nous avons demandé aux élèves de faire un plan pour répondre à la question
de la séquence à partir des contenus vus en cours de philo et de lettres : tout
se correspondait pour construire une réponse cohérente, les arguments étant
plutôt tirés du cours de philosophie et les exemples du cours de lettres.

Objet commun : le procès Eichmann


En terminale, le chapitre « histoire et violence » permet d’aborder de nom-
breux moments historiques importants, qui ont été pensés par les philosophes
et décrits par des écrivains. Le procès Eichmann est un bon exemple. Autour
de ce même exemple, peut se construire en philosophie l’analyse d’extrait de
Hannah Arendt bien sûr, mais aussi J. Chapoutot qui critique les thèses de Arendt
ainsi que les théories de Sartre et Milgram sur la responsabilité. En littérature,
c’est l’occasion de travailler l’écriture de témoignage (P. Levi, C. Delbo, …) et
de questionner le recours à la fiction (R. Merle). Victor Klemperer et ses ana-
lyses de la langue du IIIe Reich se situe à l’intersection des deux disciplines :
on voit donc ici l’intérêt de mener la même séquence en littérature et philo-
sophie afin de ne pas se répéter. On peut organiser un débat oral autour du
procès, ce qui permet de travailler également les compétences orales en vue de
l’épreuve finale. L’intérêt de travailler une séquence en partant d’un exemple
et non d’une question est qu’elle ouvre à de nombreuses problématiques dif-
férentes. Ainsi, à la fin de la séquence on peut faire écrire aux élèves toutes les
questions qu’ils se sont posées afin de constituer une banque de données de
sujets pour le grand oral.

202
Des projets communs
Pour articuler les deux disciplines et créer une dynamique dans l’appro-
priation des savoirs et dans la mise en œuvre des compétences, en particulier
orale, nous avons choisi, tant en Première qu’en Terminale, à chaque fois que
c’était possible, de conduire des « projets ». Précisons le sens que nous don-
nons à ce terme si passe-partout aujourd’hui : il s’agissait pour nous de faire
en sorte que les élèves parviennent à une réalisation finale : une performance
théâtrale, un livre, une émission de radio, dans laquelle ils pourraient mobi-
liser l’ensemble de ce qu’ils auraient appris pendant la période. On peut don-
ner quelques exemples.

Une Émission de webradio sur Beauvoir


La webradio permet de travailler les compétences orales grâce à la possibilité
de l’écoute et du réenregistrement. Ainsi, nous avons choisi un objet commun :
une autrice, Simone de Beauvoir. Et un objectif commun à notre séquence :
enregistrer une émission de radio sur Beauvoir. À partir de cela, en cours de
philosophie, nous avons travaillé des extraits du Deuxième sexe et en littéra-
ture, des Mémoires d’une jeune fille rangée. Ces textes permettent en effet de
traiter les thématiques de « la recherche de soi » mais aussi de « l’éducation,
transmission, émancipation », au programme du premier semestre en termi-
nale. Avoir un objet et un projet commun donne du sens à l’enseignement et
montre aux élèves comment la philosophie et la littérature peuvent s’articu-
ler tout en se distinguant. À ce titre, on peut penser HLP comme un ensei-
gnement sur six heures par semaine en terminale et non sur trois heures : cela
permet d’avoir le temps de mener de tels projets.

Raconter une histoire : spectacle autour des 1 001 nuits


En Première, pour travailler l’oral et la question du pouvoir de la parole,
on peut, outre la préparation de discours argumentatifs, passer par le récit.
Un projet autour des 1 001 nuits nous a permis de faire comprendre aux élèves
combien l’oral suppose un engagement physique : avec des acteurs de l’Odéon,
nos élèves ont préparé un petit spectacle dans lequel ils racontent des histoires
extraites des 1 001 nuits. À première vue cela peut paraître très éloigné de la
philosophie. Or ce projet de spectacle n’a pas été conçu comme un projet de
littérature dont la philosophie pouvait se saisir à la marge, mais comme un pro-
jet d’HLP, dans lequel il ne s’agissait plus de savoir si on faisait de la philoso-
phie ou de la littérature : les compétences qui y ont été travaillées sont utiles
aux deux disciplines (lecture, improvisation dans la cohérence de l’histoire,
engagement dans la prise de parole, adresse à l’auditoire, etc.). Par ailleurs, il a

203
été l’occasion de réfléchir au pouvoir du récit, à sa fonction anthropologique,
et à la manière dont le langage permet de faire surgir des représentations, de se
projeter dans le temps et dans l’espace. Autant de sujets sur lesquels la philo-
sophie avait bien sûr son mot à dire.

Une évaluation commune
Plusieurs professeurs se posent la question de la visibilité de la spécialité
dans le bulletin. Faut-il une seule case comme il s’agit d’une même spécialité
ou deux cases comme il s’agit de deux matières différentes ? Il semble que les
lycées laissent le choix au professeur. Il engage aussi celui de l’évaluation et
de la notation.

Les épreuves écrites
Pour l’épreuve écrite de la fin d’année de première ou terminale, la réparti-
tion de la notation est claire dans les consignes officielles. Cependant, les cri-
tères de notation ne le sont pas. En absence de correction d’épreuves vécues,
il est impossible de se prononcer sur les attendus implicites. On peut rendre
compte à partir de l’expérience de préparation des élèves en terminale de ce
que peut faire un élève en quatre heures. On peut attendre sur les deux types
de question une réponse organisée en plusieurs parties. Cependant, on ne peut
pas formaliser autant qu’en dissertation ou en explication de texte classique.
Il est clair que l’élève a le temps d’analyser la question, d’y donner plusieurs
réponses différentes argumentées, mais on ne peut pas attendre les sacro-
saintes trois parties dialectiques sur une question de réflexion. Cela ne signi-
fie pas pour autant qu’il ne faut donner aucun « truc » de méthode à l’élève
(des raisonnements du type « certes, mais, donc… » ou « c’est une condition
nécessaire mais non suffisante… », etc.). Cela a l’avantage de passer moins de
temps qu’en tronc commun sur la méthodologie. Sur une question d’interpré-
tation, la compréhension du texte, argumentée à partir d’un appui sur le texte,
est ce qui est évalué. La différence avec l’explication de texte est plus nette que
pour la question de réflexion puisqu’il s’agit de répondre à une question pré-
cise sur le texte et non d’expliquer dans son entièreté le texte.

Le grand oral
L’épreuve du grand oral est un exercice de plus auquel il faut préparer les
élèves dans cet enseignement de HLP. On a montré comment on pouvait tra-
vailler les compétences orales dans le cadre du cours. Mais le problème prin-
cipal qui se pose est : comment travailler toute l’année sur le sujet de grand
oral ? On peut faire faire à l’élève des recherches personnelles en lien avec son

204
orientation et ses goûts sur quelques séances dès la première, mais ses sujets
doivent aussi être en lien avec le programme : il est donc impossible de trouver
son sujet au début de l’année de première ou terminale car le programme n’a
pas été vu dans son entièreté. En effet, les élèves ne comprennent pas l’exten-
sion des items du programme sans avoir travaillé dessus en classe. Mais faire
rechercher un sujet aux élèves seulement à partir du mois d’avril ou mai de la
terminale, comme cela a été le cas l’année 2020-2021 pour la plupart d’entre
nous, met les élèves dans l’embarras.
Une des solutions, que nous n’avons pas pu tester cette année, peut être de
tenir un carnet de bord tout au long de l’année en parallèle des différents cha-
pitres vus afin de noter à la fin de chaque séquence toutes les questions qui ont
été soulevées pendant la séquence et qui pourraient faire l’objet d’un grand oral.
La formulation du sujet pose aussi un problème de méthodologie : l’élève
doit-il formuler sa question pour ensuite faire des recherches ou faire des lec-
tures et ensuite formuler sa question ? Cette première année, pressés par la fin
d’année, les élèves ont voulu à tout prix formuler une question sans prendre le
temps d’explorer leur thématique. On se rend alors compte qu’il est bien dif-
ficile pour un élève de formuler une question précise et pertinente, aussi diffi-
cile que cela peut être, pour nous, de trouver un sujet de DM ou DST.

205
Les T.P. philosophiques
Joël Dolbeault

Principe général et intérêt


Il est évident que l’enseignement de la philosophie repose sur une certaine
imitation du professeur par l’élève : pour apprendre à faire une dissertation
philosophique, il faut d’abord voir ce qu’est une dissertation philosophique,
écrite (un corrigé complet, distribué par le professeur) ou orale (la leçon du
professeur). Idem pour l’explication de texte. Mais il est aussi évident qu’imi-
ter est bien plus qu’observer : c’est aussi faire par soi-même. D’où l’idée d’un
type de cours où le faire de l’élève serait central : le T.P. philosophique.
Lors d’un cours magistral, le faire de l’élève est quasi-nul : il tend à se réduire
à l’écriture de la dissertation orale faite par le professeur. Lors d’un cours socra-
tique, avec questions adressées aux élèves, le faire de l’élève est plus important,
mais il est sporadique : les élèves participent à une réflexion commune, mais
celle-ci est principalement menée par le professeur, ce qui ne correspond pas
du tout à la situation où l’élève fait une dissertation ou une explication de
texte. Par opposition, lors d’un T.P. philosophique, le faire de l’élève est maxi-
mal, puisqu’il s’agit essentiellement de faire travailler les élèves sur des sujets
de Bac, ou sur des exercices préparatoires aux sujets de Bac, et d’intervenir de
temps en temps pour aider les élèves bloqués par une difficulté.
Certes, le faire de l’élève est sollicité lors des devoirs surveillés ou à la mai-
son. Mais cela représente finalement peu de temps sur l’ensemble de l’année.
De plus, lors de ce faire, l’élève est abandonné à lui-même, alors qu’un véri-
table apprentissage de la philosophie, comme d’autres disciplines, semble plutôt
réclamer un faire en présence du professeur, observé et corrigé par ce dernier.

207
Cette méthode a d’ailleurs un double intérêt. D’une part, par la répétition
fréquente d’exercices, elle permet de développer un véritable savoir-faire philo-
sophique chez l’élève. D’autre part, en rendant celui-ci pleinement actif pen-
dant le cours, elle stimule son intérêt. Au fond, il est plus agréable de faire que
d’écouter, et cet agrément profite à l’apprentissage.
Au lycée, les matières scientifiques (mathématique, physique, S.V.T) utilisent
largement ce type de cours. Interrogez vos collègues dans ces matières, et vous
constaterez que plus de la moitié de leur temps de cours est consacré à un tra-
vail autonome des élèves (exercices en classe, T.P., etc.). Les matières littéraires,
et la philosophie notamment, devraient s’en inspirer, autant qu’il est possible.

Mise en œuvre
Pour la mise en œuvre, une grand diversité est possible, sachant qu’il est
possible de jouer sur plusieurs choses :
- Le travail demandé en classe peut être plus ou moins long. Par exemple,
il peut s’agir d’un simple exercice pendant 15 minutes (par exemple,
expliquer une question de dissertation ou bien expliquer une ou deux
phrases d’un texte), ou d’un exercice type Bac quasi-complet pendant
2 ou 3 heures (par exemple, faire un plan détaillé de dissertation ou
faire une analyse d’un texte phrase par phrase).
- Il peut être évalué ou non. Le fait d’évaluer joue sur l’investissement
des élèves. Par ailleurs, les exercices longs appellent une évaluation.
Quand un travail n’est pas évalué, il doit quand même être corrigé en
classe pour que l’élève puisse estimer son propre travail.
- Il peut être fait individuellement ou en groupe. Pour les travaux évalués,
l’intérêt du travail en groupe est qu’il diminue le nombre de travaux
à corriger (on ne ramasse qu’une copie par groupe). D’autres avan-
tages apparaissent : en groupe, les élèves peuvent s’entraider ; de plus,
la nécessité de s’accorder sur les idées à développer oblige chaque élève
à affiner son point de vue (en prenant en compte la position des autres,
en produisant des éléments convaincants pour les autres, etc.). Mais
ces avantages ont un revers : certains élèves peuvent s’appuyer sur les
autres membres du groupe et faire finalement peu d’effort.
- Le travail demandé peut s’intégrer dans un cours plus magistral (notam-
ment s’il s’agit d’un exercice court), faire suite à un cours plus magis-
tral (par exemple une dissertation ou une étude de texte sur le thème
du cours), ou bien encore constituer une manière d’apprendre un cours.
Dans ce dernier cas, il s’agit de fournir à l’élève un polycopié de tout ou
partie du cours (ou d’utiliser la leçon d’un manuel), de lui demander

208
de l’étudier (chez lui ou en classe), puis de faire l’exercice demandé,
ce qui est une manière de voir si l’élève a bien assimilé le cours.

Un exemple
Il s’agit de demander aux élèves un travail proche d’une épreuve de Bac et de
l’évaluer. Pour éviter trop de corrections, on fait travailler les élèves en groupes :
des groupes de trois élèves maximum, pour que tout membre du groupe soit
incité à travailler ; des groupes que les élèves constituent librement (certains
élèves préférant travailler avec leurs camarades) ou que l’on impose pour un
objectif donné (par exemple pour obtenir une certaine hétérogénéité au sein
des groupes). Et pour que les élèves assimilent un cours tout en faisant ce tra-
vail, on fournit à l’élève un polycopié du cours.
Un exercice qui prend une à deux heures peut alors consister à demander
comment un philosophe ou une école philosophique répondrait à une ques-
tion de dissertation. Par exemple, comment Kant ou Nietzsche répondrait à
la question : N’est-on moral que par intérêt ? Ou : L’obligation morale n’est-
elle qu’une obligation sociale ? Pour ce faire, on aura d’abord fourni aux élèves
une partie de cours qui présente l’approche du philosophe ou de l’école phi-
losophique sur le thème en question (pas sur la question posée, car ça c’est le
travail de l’élève). Dans l’exemple : la morale.
Un autre exercice qui prend une à deux heures peut consister à demander
de répondre à un ensemble de questions sur un texte (plutôt des questions qui
suivent l’ordre du texte), ou à demander une explication phrase par phrase.
Pour ce faire, on aura d’abord fourni aux élèves une partie de cours avec le
texte, plus d’autres éléments : qui expliquent notamment l’intérêt d’abor-
der le texte, éventuellement qui le complètent (si ce texte s’inscrit dans une
partie de cours consacrée à l’approche d’un thème par un philosophe ou une
école philosophique). À noter : dans une perspective de progression, on peut
présenter le texte de différentes façons ; en début d’année par exemple, il est
possible de numéroter les phrases ou parties de phrase du texte (pour inciter
les élèves à une vraie analyse), de noircir les mots à expliquer précisément, etc.
Une fois que les élèves ont assimilé l’ensemble d’un cours, par cette méthode
de T.P. ou une autre d’ailleurs, il est possible de leur demander un exercice
plus long (au moins deux heures), comme faire un plan détaillé sur un sujet
de dissertation.
Pour les exercices qui durent plus d’une heure, il est conseillé de ramasser
le travail des groupes à chaque fin d’heure, pour mesurer l’avancée du travail,
mais aussi tout simplement pour être sûr que chaque groupe dispose bien de

209
son travail le cours d’après (l’élève qui garderait le travail peut être absent le
cours d’après).
La correction des exercices peut être faite à l’oral en classe, type cours magis-
tral. Elle peut aussi être donnée sous forme de polycopié, lu en classe, avec
réponse aux questions et discussion.
Dans certains cas au moins, cette manière de travailler est bénéfique, à plu-
sieurs niveaux. D’un, pendant l’heure de cours, la plupart des élèves sont moti-
vés et ne voient pas le temps passer. De deux, ils étudient attentivement le
cours (sur le polycopié), sans doute mieux que dans le cadre d’un cours magis-
tral, car ils l’étudient dans un objectif immédiat d’exercice évalué. De trois,
grâce à la répétition de ces exercices, ils acquièrent un savoir-faire en matière
de dissertation et d’explication de texte (un savoir-faire qu’il est compliqué
d’acquérir autrement, c’est-à-dire sans les conseils personnalisés du professeur
qui vient en aide aux groupes en difficulté). De quatre, dans les séries techno-
logiques spécialement, en demi-classe ou en classe peu nombreuse, et à condi-
tion d’adapter le niveau du cours et des exercices, cette manière de travailler
peut bien mieux marcher que les manières plus classiques.
Cela ne veut pas dire que cette manière de travailler ne rencontre pas des pro-
blèmes. Parmi ceux-ci, il y a le fait que certains élèves s’appuient sur les autres
membres du groupe et font au final peu d’effort ; on peut tenter de remédier à
cela en intervenant dans la constitution des groupes, ou encore en demandant
à chaque élève de rendre une copie (tout en ne corrigeant qu’une copie sur trois
par groupe). Un autre problème peut être le bruit, surtout dans une classe nom-
breuse, dû au fait que les élèves échangent au sein des groupes ; on peut tenter
de remédier à cela en imposant de parler tout bas (ce qui ne marche que pen-
dant un certain temps !), ou encore en imposant le silence pendant le temps
où les élèves lisent la partie de cours sur laquelle porte l’exercice. Un autre pro-
blème encore est le fait que des groupes peuvent échanger entre eux, ce qui
tend d’ailleurs à accroître le niveau sonore ; on peut tenter de remédier à cela
en utilisant bien l’ensemble de la salle de classe pour isoler les groupes, sinon
en donnant des travaux différents aux groupes (ce qui tend cependant à com-
pliquer la correction). Globalement, pour ces raisons et d’autres, la méthode
marche mieux pour des classes peu nombreuses (moins de 25 élèves).
Dans tous les cas, c’est évidemment au professeur d’adapter cette méthode
aux conditions concrètes de son enseignement. Par ailleurs, cette méthode
peut être utilisée de manière régulière, mais aussi de manière épisodique, avec
comme effet de créer une certaine émulation par le simple fait de changer la
manière habituelle de travailler.
Une dernière remarque, sur le travail du professeur : globalement, il est
peut-être plus important en quantité, compte tenu des corrections notamment,

210
mais il est surtout très différent qualitativement. Principalement parce que ce
travail n’est plus axé sur la « performance » en cours, c’est-à-dire sur la capa-
cité à capter l’attention et à emporter le jugement des élèves, mais sur l’appren-
tissage de la réflexion philosophique par les élèves. L’expertise du professeur
intervient alors à d’autres niveaux : dans sa capacité à rédiger un cours clair et
concis, c’est-à-dire qui permet aux élèves de travailler de manière autonome ;
et dans sa capacité à comprendre les difficultés personnelles des élèves et à y
remédier. S’agissant des corrections, cette méthode tend à les augmenter, mais
elles sont aussi plus rapides que pour des devoirs classiques car les exercices sont
cadrés, et l’accent n’est pas mis sur la rédaction (un plan détaillé par exemple
est plus rapide à corriger qu’une dissertation totalement rédigée).

211
Une forme de débat oral en classe :
le colloque des philosophes1
Nicole Grataloup
et Frédéric Le Plaine pour les compléments pratiques

Comment faire débattre les élèves en classe ? Nous savons tous que les
élèves ont, pour la plupart, une grande avidité pour le débat, la discussion,
et on pourrait même dire que, à leur entrée en Terminale, l’idée qu’ils se font
de la philosophie est que c’est une matière où on peut « s’exprimer et refaire
le monde ». Le risque est bien évidemment que cela tourne vite au « Café
du Commerce » ! Le problème est alors de trouver des formes de débat qui
évitent ce risque et permettent de tirer un parti positif de cette envie de « dis-
cuter ». Une voie est ouverte par la réflexion de Michel Tozzi sur la « discus-
sion philosophique ». Pourtant, à mon sens, discuter et débattre ne sont pas
synonymes (j’en dirai quelques mots pour finir), et c’est pourquoi je voudrais
présenter ici une forme de débat oral qui a été souvent expérimentée en classe
et dans les stages du GFEN : le « colloque des philosophes ».
J’expliquerai aussi en quoi cette forme de travail oral peut en outre être d’un
apport précieux pour l’apprentissage de la dissertation. C’est en effet une évi-
dence partagée par la plupart des professeurs de philosophie que tout le travail
mené en classe, le travail commun de l’enseignant et de ses élèves constitue en
soi un apprentissage de la dissertation. Cependant cela ne va pas toujours de
soi pour les élèves, et cela doit être l’objet d’un travail spécifique qui me semble
possible grâce au colloque2 .

1 Cet article est repris de Côté philo n°6 (accessible en ligne).


2 Et au procès, laissé ici de côté.

213
Voici le principe du colloque des philosophes. Les élèves sont répartis en
groupes de quatre ou cinq, qui reçoivent chacun un texte d’un auteur. Les textes
portent tous sur le même problème, disons plutôt sur le même thème, la ques-
tion du problème faisant justement problème, comme on le verra par la suite ;
ils présentent des approches différentes, voire contradictoires, de ce thème.
Quelques exemples de ces thèmes : quelles sont la nature et les fonctions de la
philosophie ? Avons-nous un libre-arbitre ou bien sommes-nous déterminés ?
Quel est le rapport entre pensée et langage ? Quelle est la valeur de la passion ?
Valeur et signification du travail… Après avoir lu et étudié leur texte, les élèves
doivent représenter leur philosophe dans un « colloque » qui les réunit pour
débattre du problème posé. Ils doivent argumenter pour défendre la posi-
tion de leur auteur, répondre aux objections que les autres auteurs lui feront,
faire eux-mêmes des objections. Les textes peuvent être distribués à l’avance
aux élèves pour une première lecture à la maison, de façon que tous aient pris
connaissance de tous les textes, pour pouvoir anticiper sur les arguments qui
pourront leur être opposés, et penser aux objections qu’ils pourront faire aux
autres auteurs. Une fois que les groupes ont terminé leur travail, on « joue »
le colloque, chacun parlant au nom de « son » philosophe. Ce « jeu » peut
durer une heure, parfois deux si nécessaire.
Ce travail, dans ces deux phases, développe une lecture active et critique
des textes, une appropriation rapide des problématiques et des concepts à
l’œuvre dans les textes (même si une reprise par l’enseignant est nécessaire
par la suite pour rectifier certaines erreurs de compréhension), et surtout une
capacité à trouver soi-même une argumentation conforme à la thèse de l’au-
teur, puisque aussi bien les objections des autres peuvent être inattendues et
qu’il faut y répondre « dans le feu de l’action ». Je suis toujours frappée, pen-
dant la phase de préparation du colloque en classe, par l’attention scrupuleuse
que les élèves portent au texte, par l’effort de compréhension qu’ils font collec-
tivement, mettant en commun leurs lectures, leurs reformulations, leurs per-
plexités, leurs compréhensions partielles, et construisant ensemble, toujours
par une lecture attentive, une intelligence du texte stimulée par la perspective
du débat avec les autres auteurs et nourrie par les confrontations qu’ils peuvent
déjà esquisser et anticiper. Durant cette phase, je n’interviens qu’à la demande
des groupes, pour les aider à résoudre les difficultés de compréhension : non
pas en leur expliquant le texte, ce qui court-circuiterait leur recherche, mais
en leur demandant de m’exposer la difficulté qu’ils rencontrent et en tentant
de trouver la « clé » minimale qui leur permettra de continuer. Je veille aussi
à ce que le groupe ne se fourvoie pas dans un faux problème ou un contresens
trop grossier ; cependant il peut être utile de laisser un groupe aller au bout
d’une erreur pour que ses membres s’en rendent compte et la rectifient par eux-
mêmes. Dans la phase du colloque lui-même, mon rôle se limite à organiser

214
le débat, éventuellement à le relancer s’il s’enlise ou à le recentrer s’il s’égare
hors du sujet, à apporter des précisions si elles sont nécessaires à l’avancée du
débat. On s’aperçoit dans cette phase que plus le travail de préparation a été
minutieux et précis, plus il permet le surgissement de nouveaux arguments,
qui ne sont pas dans le texte mais en sont des prolongements : des implica-
tions, des présupposés qui n’avaient pas été vraiment formulés lors de l’étude
des textes, mais témoignent d’une véritable appropriation du sens de la pen-
sée de l’auteur, qui est rendue féconde par (trouve à se déployer dans) la situa-
tion d’interlocution avec les autres auteurs.
Ensuite on mène, après le colloque, une analyse réflexive qui portera sur la
problématisation et sur la clarification des concepts. On travaillera alors sur
les questions suivantes, autant que possible par écrit : les auteurs posent-ils le
problème de la même façon ? À l’aide de quels concepts les posent-ils ? Quelles
conceptions de l’homme sont présupposées par ces différentes manières de
poser le problème et de le conceptualiser ? Y a-t-il un niveau de généralité où
l’on puisse concilier ces conceptions de l’homme, ou bien sont-elles irréduc-
tibles ? On dépasse ainsi le plan de la simple confrontation de thèses d’auteurs,
et on peut alors analyser le problème pour lui-même, et tenter de bâtir un rai-
sonnement qui ait son autonomie par rapport aux auteurs, sans se priver pour
autant de les faire intervenir dans la résolution du problème. En cela, c’est déjà
une préparation à la dissertation.
Cela l’est aussi d’un autre point de vue, celui de la difficulté éprouvée par
les élèves à « utiliser les connaissances », c’est-à-dire à savoir comment articu-
ler leur propre réflexion et celles qu’ils peuvent trouver dans les textes ou dans
le cours. Le passage par le colloque et le travail que je viens de décrire peut les
aider en ce sens : le colloque oblige à se décentrer, à se « plier » à la pensée des
auteurs (dont on doit défendre la thèse même si on est en désaccord avec elle),
mais aussi à la soumettre à la critique des autres auteurs ; le travail réflexif qui
suit oblige à « reprendre la main », à élaborer vraiment le problème pour soi-
même, à penser les moyens de sa résolution. Donc à accéder à un « penser par
soi-même » qui est nourri par le travail sur les textes.
Mais ce rôle de préparation à la dissertation est aussi, et peut-être surtout,
présent dans le fait qu’un tel « exercice » (mais à mes yeux, c’est bien plus
qu’un exercice), permet de dépasser l’opposition du relativisme et du dogma-
tisme, et permet d’affronter, au lieu de la fuir, la question de la diversité des
points de vue et des thèses philosophiques avec les élèves. En effet, je pense
que les élèves ont le droit de savoir que les philosophes ont débattu entre eux,
qu’ils n’ont pas été d’accord et même se sont affrontés avec véhémence sur
certains problèmes. Je pense même qu’il est de notre devoir de leur donner
connaissance de cela, si nous voulons former leur esprit critique et leur donner

215
les moyens de « s’orienter dans la pensée », et dans les débats contemporains,
et donc aussi les moyens de disserter.
En quoi, donc, le « colloque des philosophes » permet-il d’affronter la
diversité des points de vue et des thèses philosophiques sans tomber dans le
relativisme ?
Première raison : d’abord parce que c’est une démarche active des élèves,
qui ne reçoivent pas passivement l’énoncé de telle ou telle thèse, mais doivent,
par la contrainte du débat, se l’approprier de façon à pouvoir trouver les argu-
ments pour la défendre, et y puiser des arguments pour interroger ou réfu-
ter les autres thèses. La question de savoir qui a raison, où se trouve la vérité,
est nécessairement posée, mais cette vérité se découvre comme devant être
construite, élaborée dans le débat, comme devant non pas venir d’une auto-
rité qui dirait le vrai (ce qui restaurerait un dogmatisme), mais résulter d’une
recherche commune dans la confrontation des points de vue, des thèses et des
arguments. Ceci me paraît d’une importance fondamentale dans l’apprentis-
sage de la dissertation.
Deuxième raison : on nous fait souvent l’objection, lorsque nous parlons
de cette démarche, qu’il est illusoire de vouloir faire dialoguer les textes entre
eux, parce qu’ils n’auraient pas le même objet, parce qu’ils ne traiteraient pas
le même problème. Cette objection est pertinente. Mais justement, le colloque
permet d’affronter cette question : les élèves en arrivent assez vite à recon-
naître que les auteurs en présence ne donnent pas tout à fait le même sens à un
mot, et qu’en réalité ils ne parlent pas tout à fait de la même chose. Mais cela
les oblige alors, avec l’aide du professeur, à faire, non pas un simple travail de
définition, mais ce qui sera un véritable travail de conceptualisation parce que
chaque concept sera indissociable de la problématique et du corps de concepts
mis en place par chaque auteur. Ainsi, par exemple, dans un colloque sur le
travail mené dans une classe de ES, les élèves ont pu distinguer le travail au
sens anthropologique (identifié dans un extrait de l’Idée d’une Histoire uni-
verselle du point de vue cosmopolitique de Kant, mais aussi dans le passage de
« l’abeille et l’architecte » du Capital de Marx), le travail envisagé sous l’angle
des conditions socio-économiques (dans un autre texte de Marx sur l’aliéna-
tion du travail ouvrier), le travail envisagé comme valeur morale (dans un texte
de Weber sur le protestantisme), etc. Cette reconnaissance du concept sous le
mot, et du concept comme inséparable d’un problème (car si les philosophes
utilisent le même mot en des sens différents, c’est bien parce qu’ils posent des
problèmes différents, parce qu’ils déplacent le problème posé par les philosophes
antérieurs, le « revisitent » avec d’autres concepts) me paraît être une com-
pétence indispensable à faire acquérir aux élèves pour qu’ils puissent disserter
(que ce soit sur un sujet ou sur un texte). Comment, en effet, leur demander de

216
problématiser sans cela ? Bien sûr on peut le leur dire, le leur expliquer, mais
cela ne suffit pas à faire qu’ils le comprennent et que cela devienne un outil
de pensée et d’écriture pour eux. Il faut qu’ils en fassent l’expérience, qu’ils
rencontrent cela comme obstacle au débat et qu’on surmonte ensemble cet
obstacle, pour qu’ils puissent mettre en œuvre la compétence de problémati-
sation. C’est pour cela d’ailleurs que je dis que le colloque est plus qu’un exer-
cice : c’est une expérience de pensée. Et ce colloque permet, à mon sens, aussi
de traiter le problème du relativisme, car on cesse alors de voir la diversité des
thèses philosophiques comme une diversité d’opinions, mais on la voit comme
une diversité d’approches problématiques d’un objet qui n’est le même qu’en
apparence, approches qui ne s’excluent pas forcément, mais dont il faut penser
l’articulation. Le sens du travail philosophique (à la fois le leur, celui qu’on leur
demande, et celui des philosophes dans l’histoire) est alors, je crois, beaucoup
plus clair pour les élèves. Pour reprendre l’exemple du colloque sur la valeur
et les significations du travail, au départ, mes élèves de cette classe de ES pen-
saient que Marx se contredisait, puisqu’il affirmait dans un texte que le tra-
vail permet de développer les facultés humaines, et dans un autre, que le travail
aliène et détruit les facultés du travailleur, jusqu’à ce qu’ils découvrent la dis-
tinction conceptuelle dont j’ai parlé plus haut entre le travail au sens anthro-
pologique et les conditions de travail historiquement déterminées. Ils ont alors
compris que la critique marxiste de l’exploitation et de l’aliénation n’annu-
lait pas, bien au contraire, son analyse de la valeur anthropologique du travail,
et qu’au contraire, celle-ci pouvait venir renforcer celle-là.
Il me semble donc que cette forme de débat en classe – débat fortement
contraint par des consignes strictes et par les exigences de sa forme, précisé-
ment – vaut bien au-delà du plaisir ludique qu’elle procure (ce qui ne serait déjà
pas négligeable !). Elle vaut comme mode d’appropriation de contenus com-
plexes, comme exercice d’argumentation, et, à condition qu’on la travaille en
ce sens, comme apprentissage de quelques-unes des compétences nécessaires
à l’écriture de la dissertation.
Je conclurai, comme je l’ai annoncé, par la confrontation de ce type de débat
avec la discussion philosophique. J’ai cru comprendre, au cours de plusieurs
discussions avec Michel Tozzi, que l’axe de son travail consiste à cerner une
définition a priori de la discussion philosophique, les conditions de la « phi-
losophicité » de la discussion, conditions qui me semblent s’exprimer de son
point de vue sous forme de « règles » : il s’agirait d’instituer des règles for-
melles qui suffiraient à rendre possible une discussion philosophique. Cela ne
semble pas suffisant. Pourtant, j’emploie moi aussi le mot forme puisque je parle
de « forme colloque » (et de « forme procès »). Mais je crois que c’est en un
autre sens : c’est une forme qui est contraignante, non par ses règles, mais par

217
son contenu (les textes des philosophes, qui ne sont pas choisis au hasard) et
par l’activité intellectuelle, je dirais même la posture épistémique qu’elle exige
de l’élève. C’est la posture du décentrement, de penser au lieu de l’autre, d’as-
sumer la parole d’un autre énonciateur ; c’est l’exigence d’argumenter, d’ob-
jecter et de répondre aux objections, de conceptualiser. Je crois que j’entends
« forme » en un sens plus fort de forme d’activité contrainte par un contenu et
une situation d’interlocution qui sont en eux-mêmes des matériaux probléma-
tiques, et que c’est cette contrainte qui libère vraiment la pensée, plus qu’une
discussion « libre » simplement « tenue » par des règles. Il me semble que
le mot débat dit mieux cela que le mot discussion. Et puis, il y a une formule
de Canguilhem que j’aime bien : « la philosophie n’est pas un temple, mais
un chantier1 ». Le débat me semble être plutôt du côté du chantier, même s’il
n’est pas certain que la discussion soit tout entière du côté du temple !

Compléments pratiques sur le colloque des philosophes


Après plusieurs années de pratique, force est de reconnaître que c’est un suc-
cès jamais démenti, en séries technologiques comme en voie générale. Lorsque
les élèves ont à s’exprimer sur les formes de cours qui furent pour eux les plus
formatrices, le colloque des philosophes arrive systématiquement en tête. Dans
leurs copies, les philosophes qu’ils ont incarnés dans un colloque sont les mieux
compris, les mieux restitués.
Il ne faut donc pas céder à l’impression d’une perte de temps. Même dans
les séries où peu d’heures sont affectées à la philosophie, le colloque des philo-
sophes est une démarche hautement rentable, non seulement en termes d’ap-
propriation de la culture philosophique, mais surtout pour ce qui est de la
compréhension des rapports entre les perspectives philosophiques, entre les
différents sens que peut revêtir un concept, entre les diverses facettes d’un pro-
blème apparemment unique, etc. Le colloque conforte la maxime rousseauiste :
perdre du temps, c’est en gagner !
Quelques variations peuvent être imaginées par rapport à la démarche ini-
tialement présentée :
La diversité des textes et des philosophes en présence doit bien sûr être
adaptée à l’effectif de la classe. D’une manière générale, l’expérience montre
que des groupes de 3 ou 4 élèves maximum travaillent efficacement, sensible-
ment moins au-delà. Aussi, on peut ajouter ou retirer des textes, selon les pos-
sibilités de la classe et les points de vue que l’on souhaite approfondir ensuite
dans la reprise en cours.
1 G. Canguilhem : « Qu’est-ce qu’un philosophe en France aujourd’hui ? », conférence
du 10 mars 1990 à la Société des Amis de Jean Cavaillès, texte ronéoté.

218
Pour guider les élèves pendant le travail de préparation en petits groupes,
on peut distinguer plusieurs étapes : 1) reformulation de la thèse, 2) des argu-
ments, 3) imagination d’exemples, 4) élaboration d’objections et de réponses
par rapport à un « adversaire » que le prof leur indique et qu’ils doivent donc
comprendre en plus de leur propre philosophe, 5) écriture collective d’un dia-
logue entre leur philosophe et leur adversaire. L’ensemble de cette phase pré-
paratoire nécessite entre 2 et 4 heures.
Le colloque des philosophes peut donner lieu à une note collective, par petit
groupe, comprenant une prise en compte du sérieux de la préparation, une
évaluation de la qualité de la prestation pendant le débat oral, et de la fidé-
lité des arguments exprimés par rapport au philosophe que les porte-parole
ont à incarner.
Pour le débat en lui-même, si les élèves sont nombreux, on peut distinguer,
au sein de chaque groupe, ceux qui joueront le rôle de porte-parole (qui incar-
neront effectivement leur philosophe) et ceux qui seront dans le public. Dans
ce cas, le privilège du « public » est de pouvoir intervenir dans n’importe
quel sens, y compris pour soutenir une position qui n’est pas celle du philo-
sophe qu’ils ont travaillé. Mais les élèves du « public » restent obligés d’être
attentifs aux arguments et de participer activement aux échanges (si l’exer-
cice est noté, la note collective de chaque groupe comprendra la pertinence
des interventions de ses membres appartenant au public, aussi bien que celles
des porte-parole).
Le débat oral peut être enregistré (à l’aide d’un téléphone, par exemple),
puis retranscrit, soit par le professeur, soit par les élèves en leur transmettant
le fichier audio et un document partagé auquel ils ont accès en écriture : cela
permet aux élèves de conserver une trace de leurs propres interventions et des
échanges d’une manière générale. Cette retranscription, très valorisante pour
les élèves, permet une reprise active en classe où l’on peut insister sur les dis-
tinctions importantes, les objections pertinentes, etc.

Où trouver des corpus de textes


pour organiser des colloques des philosophes ?
Sur le site de l’ACIREPh, plusieurs corpus de colloques sont disponibles
en libre accès : https://acireph.org/les-pratiques/echanges-de-pratiques/article/
le-colloque-des-philosophes-une-forme-de-debat-oral-en-classe
Vous y trouverez notamment :
Les colloques proposés dans le manuel à destination des séries technolo-
giques publié par Nicole Grataloup et Michel Vignard aux éditions Bréal
en 2006 :

219
- Peut-on concevoir l’homme sans la culture ?
- Est-ce le même type de vérité qui est en jeu dans la science et dans la
religion ?
- Quel est le sens et quelle est la valeur des droits de l’homme ?
Les colloques proposés dans le supplément à ce manuel spécialement dédié
à cette démarche :
- Que peut exprimer une œuvre d’art ?
- Le progrès technique menace-t-il de dénaturer l’homme ?
- Les croyances sont-elles nécessaires ?
- D’où nous vient le goût de la vérité ?
- La loi visent-elle à instaurer la justice sociale ?
- La vie en société permet-elle la liberté et le bonheur ?
Des colloques construits ou reconstruits au fil des années :
- Notre volonté est-elle libre ?
- Les lois visent-elles à instaurer la justice ?
Des exemples de retranscription du débat oral en classe
- Dans les documents collaboratifs du groupe Facebook « Enseigner la
philosophie », vous trouverez également des recueils de textes et des
propositions de colloques.
- Dans le manuel Bordas 2020 pour la voie générale, dirigé par Fanny
Bernard et Guillaume Lequien, les pages « Penser avec les philosophes »
sont prévues pour permettre aux élèves de confronter les textes de dif-
férents philosophes sur un problème donné, notamment en organi-
sant un colloque des philosophes.

220
Théâtre : jouer Platon
pour le comprendre
Fanny Bernard

Pourquoi et comment enseigner la philosophie par le théâtre ? Les pratiques


de classe accordent de plus en plus de place au cinéma, cependant le théâtre
est peu utilisé par les professeurs de philosophie, bien qu’il constitue une
grande ressource pour développer les compétences d’argumentation, de pro-
blématisation et d’expression orale comme écrite. On peut évidemment faire
un usage illustratif des pièces de théâtre, comme de n’importe quelle œuvre
artistique. Shakespeare et Molière sont des ressources incroyables pour problé-
matiser de nombreuses questions philosophiques du programme de terminale.
Cependant, je voudrai ici m’intéresser au théâtre non pas seulement comme
répertoire de pièces ou spectacles mais comme pratique artistique utile à l’en-
seignement de la philosophie.

Le jeu théâtral, une ressource riche pour notre enseignement


En effet, l’incarnation de personnages philosophiques mais aussi d’argumen-
taires, de concepts et de problèmes permet aux élèves une meilleure compré-
hension de ceux-ci et surtout une appropriation qui leur donnent la possibilité
de mieux développer leur pensée propre qu’ils n’ont généralement tendance à
le faire dans le cadre de cours magistraux classiques.
Jouer la philosophie plutôt que de simplement la lire ou l’écouter permet
de rendre la philosophie vivante et actuelle aux élèves qui ont souvent ten-
dance à se la représenter comme une activité historiquement dépassée, trop
difficile ou étrangère (socialement et intellectuellement). Le programme de

221
terminale ne leur propose en effet que des philosophes morts, et à travers la
plupart des textes présentés dans le cours de philosophie, ils ont affaire à une
langue ancienne. Jouer un argumentaire leur permet de se rendre compte de
sa pertinence et de ses enjeux contemporains car cela les oblige à l’ancrer dans
une situation concrète. L’art dramatique est fondé sur un drama, une action
qu’il faut inventer pour pouvoir jouer. De plus, cela amène les élèves à refor-
muler dans leur langue une pensée.
Certaines pratiques pédagogiques inventées et développées par le secteur
philosophique du G.F.E.N.1 proposent ce type d’activité. Le colloque des phi-
losophes inventé par Nicole Grataloup propose de mettre les élèves en situa-
tion de restitution d’un argumentaire d’un extrait philosophique sur une
problématique précise en confrontation avec d’autres extraits d’autres auteurs2 .
À partir de l’exercice du colloque des philosophes, on peut proposer aux élèves
une écriture, seul·e ou à plusieurs de l’échange d’arguments et d’objections de
plusieurs philosophes sur une même question. J’ai ainsi fait écrire à une classe
de terminale littéraire une scène sur « Y a-t-il de justes inégalités ? » à partir
d’un travail où la classe était divisée en groupes pour étudier les textes d’Aris-
tote, Delphy, Badinter, De Gouges, Beauvoir et Fouque sur cette question.
Mais la démarche a pris la forme de ce qu’on appelle dans le théâtre contem-
porain « une écriture de plateau » : il s’agit d’écrire à partir d’improvisations
sur scène. Ainsi, j’ai demandé aux élèves d’improviser le rôle de chaque phi-
losophe, à partir d’un espace que j’avais délimité. Les élèves « spectateurs »
commentaient en faisant des propositions de mises en scène, d’entrée et de sor-
tie des personnages. Cela a permis de réfléchir aux différentes relations imagi-
nables entre les philosophes, et donc aux arguments et objections qui peuvent
se tisser entre les différentes positions philosophiques. Sans aller jusqu’à une
scène à plusieurs voix, l’écriture d’un dialogue entre deux philosophes permet
aux élèves de mieux appréhender la dialectique à l’œuvre dans la dissertation,
dans un premier temps d’apprentissage de l’exercice, sans se substituer à elle.
Une autre forme, celle du procès, invite à développer une argumentation
d’accusateur, de juge ou de défenseur3. En classes technologiques, ce type d’ac-
tivité permet de donner une dimension ludique au cours de philosophique
et donc d’intéresser les élèves par un biais non philosophique. J’ai ainsi fait
jouer le procès imaginaire de Edward Snowden en TSTMG. Paradoxalement,

1 Le Groupe Français d’Éducation Nouvelle est un mouvement de recherche et de for-


mation en éducation, fondé sur l’idée d’auto-socio-construction des savoirs.
2 Sur ce sujet, voir le texte de Nicole Grataloup, « Une forme de débat oral en classe :

le colloque des philosophes » repris dans ce Guide.


3 Voir à ce sujet, le texte de Nicole Grataloup, « Le procès d’Antigone », repris dans ce

Guide.

222
le meilleur discours lors du procès fut celui d’un personnage inventé : la femme
d’Edward Snowden, témoin à la barre. On voit donc que la dimension ima-
ginaire de la théâtralisation dans ce type de dispositif est un ressort utile et
efficace au développement des compétences d’argumentation et de problé-
matisation des élèves. En effet, les procureurs et avocats dans ce dispositif ont
bien su échanger objections et réponses sur la question de la surveillance et de
la Raison d’État, tandis que les mêmes élèves sur le même sujet face à un sujet
de dissertation n’y auraient pas réussi. L’ancrage dans une situation concrète
permet donc un engagement philosophique : le fait de jouer un rôle et pas un
autre pousse les élèves à s’investir dans une position philosophique. La dimen-
sion agonistique du dispositif de procès produit une excitation favorable à la
réflexion philosophique si on l’encadre par des règles de vie de classe.
Enfin, si l’on envisage le jeu théâtral non comme une nouvelle production
d’une pensée mais comme une interprétation des textes existants, l’activité
théâtrale permet aux élèves d’entrer plus directement dans la langue philo-
sophique qu’ils ne le font quand ils lisent le texte silencieusement ou à haute
voix en classe. Incarner le texte philosophique sur une scène leur permet de
mieux articuler ce texte. On sait que dire un texte sur scène à un public pour
que celui-ci le reçoive véritablement, c’est en un sens, le réécrire. Ainsi cet
exercice, qui peut apparaître comme simple jeu, serait en fait aussi un exer-
cice d’écriture philosophique. C’est le projet que j’ai mené pendant trois ans
au lycée Rousseau de Sarcelles et que Diane Luttway a mené plusieurs années
avec la « Platon Academy ».

Récit d’expérience : « jouer Platon pour le comprendre »


Deux comédiens de la compagnie « Moukden Théâtre » sont intervenus
dans ma classe de terminale littéraire pour treize heures de stage étalées sur
trois semaines, grâce aux financements de la région Île-de-France et à la par-
ticipation du lycée dans lequel j’enseigne.
Les ateliers se sont basés chaque année sur une œuvre philosophique entière,
dans le cadre de la lecture suivie, obligatoire pour l’oral de rattrapage en phi-
losophie. De concert avec les comédiens, nous avons choisi des dialogues de
Platon car les comédiens avaient travaillé sur cet auteur et la forme dialogique
prend chez Platon une dimension agonistique qui recèle déjà entre ses lignes
une certaine théâtralité. Le Gorgias n’est pas une œuvre facile pour les élèves :
le travail théâtral a alors permis une meilleure compréhension du texte. La deu-
xième année du projet, nous nous sommes attelés au Criton qui est plus aisé
à comprendre à la première lecture : la mise en jeu a permis d’en approfondir
les enjeux existentiel et métaphysique. En complément de la lecture du Criton,

223
nous avons travaillé aussi pendant le projet théâtre sur L’Apologie de Socrate
qui est un texte plutôt monologique : le travail des élèves a consisté à rendre
ce texte dialogique et théâtral en imaginant ce qu’avait pu être le procès de
Socrate en 399 avant J.-C. La troisième année, j’avais décidé de travail sur un
texte court, mais difficile en raison de son fort ancrage dans le contexte histo-
rique de la Grèce de Platon : l’Ion. Les élèves ont alors bien compris en don-
nant de la consistance au personnage d’Ion, que le rhapsode ferait aujourd’hui
partie du star system.
J’ai sélectionné dans le texte de Platon des extraits que l’on pourrait assimi-
ler à des scènes de théâtre. Deux comédiens ont chacun pris un groupe d’en-
viron seize élèves afin de faire travailler les scènes par un duo ou un trio la
première année. La deuxième année, un groupe a travaillé sur une scène col-
lective : la reconstitution du procès de Socrate, avec ses juges, ses accusateurs et
ses témoins à partir de l’Apologie de Socrate et Vies et doctrines des philosophes
illustres. Et le deuxième groupe s’est concentré sur des scènes à deux, tirées du
Criton. La troisième année, nous avons pu jouer tout le texte de Platon, avec
un Socrate et un Ion pour chaque extrait. Les interventions des comédiens ont
été conçues comme un stage intensif resserré dans le temps afin que les acquis
se consolident d’une séance à l’autre car lors des premières séances, les élèves
n’étaient pas à l’aise avec les exercices de jeu. Une restitution du travail mené
pendant le stage a eu lieu chaque année devant une classe de première litté-
raire, ce qui a permis de transmettre l’intérêt pour une philosophie vivante
et un théâtre conceptuel aux élèves de section littéraire, les préparant à leur
année de terminale.
Avant ces interventions artistiques, les élèves étaient censés avoir lu le texte
de Platon et j’avais commencé à l’introduire en classe. L’étude proprement phi-
losophique du dialogue s’est poursuivie en parallèle des ateliers théâtre. Lors
du travail sur le plateau, nous laissions rapidement de côté la lettre du texte pla-
tonicien pour en comprendre, incarné dans un personnage, une émotion ou
une attitude, la véritable portée philosophique. Il fut intéressant de voir com-
ment au moment du jeu en public face à un autre acteur, les élèves sont plus à
même d’improviser des arguments et des exemples justifiant une thèse, que
lorsqu’ils sont face à une feuille blanche pour écrire une dissertation. Il me
semble que c’est la dimension corporelle et sensible du théâtre, le fait d’in-
carner un personnage dans une situation, qui permet ce déblocage. C’est là
l’apport vraiment spécifique des comédiens professionnels : ils peuvent très
rapidement mettre en jeu les élèves, en insistant sur quelques règles basiques
à connaître sur un plateau pour développer un personnage et une situation.
Au milieu du stage, j’ai demandé aux élèves de réécrire leur scène avec
leurs propres mots et leurs propres exemples, tout en étant fidèle aux idées et

224
concepts de Platon et en conservant la forme du dialogue. Cet exercice d’écri-
ture théâtrale, original en classe de philosophie, a permis aux élèves de saisir
la dynamique de la pensée rationnelle qui avance par arguments et objections
alors qu’elle reste parfois trop abstraite dans le cadre de la dissertation. Une
élève comprend sur le plateau l’exemple du tyran Archélaos en l’adaptant à
un exemple d’actualité. Lorsqu’ils ont dû incarner le refus de l’exil et la pré-
férence de Socrate pour la mort, quelques mois avant son exécution, les élèves
ont mieux saisi la conception socratique de la mort. Ion s’est révélé être aussi
prétentieux que Beyoncé, et les citations d’Homère ont trouvé leur équivalent
dans les topoï connus des élèves : l’actualisation nécessaire au jeu théâtral a
permis de donner du sens à un texte qui paraît poussiéreux. Aussi, les longues
analogies du raisonnement platonicien devaient être claires pour les élèves
pour pouvoir être mises en tête et en bouche.
Le but du stage était à la fois de prolonger l’étude de l’œuvre suivie, mais
aussi de faire en sorte que les élèves s’approprient mieux les idées et les concepts
platoniciens. Les résultats à l’oral de rattrapage en philosophie sur le Gorgias
témoignent en partie de l’efficacité de cette pédagogie par le théâtre.
Outre cet objectif scolaire propre à la discipline philosophique, le temps
pour une activité artistique à part entière pendant le cours de philosophie avait
aussi pour fin un travail sur l’expression orale, l’aisance corporelle, la créativité
et l’imagination. Les moments de jeu ont permis de révéler les capacités des
élèves dans la prise de parole en public, alors que ceux-ci se cachaient lors des
cours traditionnels. Ainsi, tous les élèves ont appris les rudiments de l’expres-
sion scénique : porter sa voix, soutenir le regard, assumer son corps, ce que je
n’aurais pas pu faire seule lors d’un cours traditionnel. De plus, certains ont
largement valorisé leurs compétences oratoires pendant ce stage alors qu’il est
plus difficile de le faire dans le cadre scolaire habituel. Les élèves ont pris du
plaisir à travailler sur ce texte par l’approche théâtrale. La première approche,
celle de la lecture solitaire, avait été plus difficile et moins agréable.
Enfin, le passage par le plateau oblige les élèves à faire travailler leur ima-
gination : comment incarner Socrate ? Cet exercice de créativité fut très riche
et intéressant à observer pour moi, car je me suis rendu compte que les exer-
cices de philosophie du bac font finalement peu appel à la créativité des élèves.
Je tiens à distinguer ici ce projet théâtre de tout projet de rhétorique ou de
concours d’éloquence. Certes, un projet théâtre permet de travailler des com-
pétences orales, même ce n’est pas une fin en soi. Le théâtre nécessite la créa-
tion d’un personnage distinct de l’acteur qui le joue : il y a une mise à distance
du texte prononcé et un travail de fictionnalisation, à la différence de la rhé-
torique où l’on parle en première personne. De plus, le théâtre est un art col-
lectif : Socrate doit jouer avec son partenaire, contrairement à l’éloquence où

225
l’élève est seul face à un autre élève ou un public. En tant qu’art non utilitaire,
le théâtre me semble plus riche que l’éloquence.
Cependant, on peut aussi noter une limite à cette entrée ludique : parfois le
jeu l’a emporté sur le texte puisque dans l’improvisation, la parole n’était par-
fois plus fidèle à Platon. Ainsi, les sophistes ont parfois été caricaturés. Il n’est
ainsi pas évident de mettre une limite au « jeu » dans tous les sens du terme
pour faire véritablement progresser les élèves en philosophie. Il est aussi diffi-
cile d’évaluer objectivement la progression des élèves dans les exercices cano-
niques après un tel projet. De plus, la restitution publique devant une classe
et des professeurs du lycée a contraint les élèves à se confronter à la gestion du
stress. Ce fut un moment difficile à appréhender car le stage et la restitution
étaient imposés à tous les élèves. Deux élèves, trop inhibés, n’ont pas accepté
le jeu du stage, malgré tous les efforts des intervenants comédiens pour s’adap-
ter aux difficultés des élèves. Ils n’ont pas pu profiter de l’exercice. L’effectif
élevé d’une classe de terminale ne permet pas un travail théâtral personna-
lisé et précis pour chaque élève. Cependant, après la confrontation au public,
la majorité des élèves étaient fiers du travail accompli et reconnaissants de
l’apport d’un tel stage. Le goût pour l’art théâtral s’est clairement développé
avec ce projet puisqu’une dizaine d’élèves a désiré en fin d’année rejouer une
scène écrite par eux-mêmes sur la possibilité de la destruction de la nature par
la technique face à des collégiens, des camarades et des professeurs dans le
cadre d’une journée de projets éco-responsables au lycée.
Je tenais à mettre en avant dans cet article l’importance d’une pratique
théâtrale pour l’apprentissage de la philosophie mais on peut noter qu’un tel
projet doit aussi être complété par une sortie théâtre pour être le plus riche
possible pour les élèves. La première fois que j’ai mené ce projet, nous sommes
donc allés voir au théâtre (L’échangeur de Bagnolet) le spectacle Trois songes,
inspiré de l’Alcibiade, l’Apologie de Socrate et l’Euthyphron de Platon, mis en
scène par Olivier Coulon-Jablonka et joué par les comédiens intervenant en
classe. Outre la fréquentation d’une œuvre contemporaine, cette sortie a per-
mis aux élèves de se rendre compte que la philosophie ne se cantonne pas aux
murs de la classe ni aux élèves de terminale.
Malgré les difficultés pratiques (financements, heures de cours limitées, pro-
gramme infini, etc.) que peut rencontrer ce type de projet théâtre, je pense qu’il
ne faut pas se laisser effrayer et tenter tout ce qui est possible avec les moyens
du bord afin de tirer parti de la richesse de la pratique théâtrale pour ensei-
gner la philosophie. Les projets théâtre ont d’autant plus de sens pour les élèves
que nous sommes maintenant liés à l’enseignement de la littérature en HLP :
ils peuvent être le moment d’un véritable travail interdisciplinaire à un moment
de l’année pour donner de la cohérence à cet enseignement bi-disciplinaire.

226
Quels usages du cinéma
en cours de philosophie ?
Rémy David

L’objectif est d’indiquer des perspectives de réflexion concernant un ensemble


de pratiques qui ont pris une importance croissante depuis deux décennies.
Il s’agit de permettre aux collègues de disposer de quelques repères pour se poser
certaines des questions qui ont traversé les collègues plus expérimentés, afin
qu’ils gagnent du temps et de l’énergie et puissent chercher les ressources qui
leur permettront de construire et d’expérimenter les pratiques qui leur semble-
ront pertinentes et intéressantes, de chercher leur style et de former leur public.
L’introduction d’usages de films ou de séries dans un cours de philoso-
phie ne tourne pas le dos à une culture populaire pour ne glorifier qu’une
culture livresque – jugée parfois trop exigeante et élitiste par ses bénéficiaires.
Elle cherche au contraire à conjuguer la culture des élèves des classes les plus
populaires avec une culture scolaire supposée les élever. Or tous les élèves
pratiquent le visionnage de séries et de films. Leur apprendre à les regarder,
les décoder, les analyser, leur montrer que ce sont des matières pensées qui
offrent matière à penser pour leurs récepteurs, constitue un intérêt évident de
certains de ces usages. En outre, ils montrent qu’on ne philosophe pas unique-
ment à partir de situations très abstraites et de problèmes inaccessibles, mais
aussi de situations concrètes, quotidiennes ou hors-normes, mais auxquelles
l’on pourrait s’identifier, si l’on prenait la fiction pour un « comme si » c’était
vrai. Les usages du cinéma en philosophie ont pour immense mérite de mon-
trer que l’on peut philosopher de tout ou presque, et donc que philosopher est
accessible, et intéressant pour tous les élèves, et non pas seulement pour ceux
qui « se destinent » aux classes préparatoires ou aux études de philosophie.

227
Des usages ? Pourquoi ? Comment ?
Une approche du cinéma en cours soulève inévitablement un certain nombre
de questions, pour lesquelles la réponse ne va pas de soi, ouvre à réflexion et
discussion au sein du métier.
Pour quelles raisons se servir du cinéma dans les cours de philosophie ?
Qu’est-ce qui légitime un tel usage, quels sont les risques et les limites de ces
pratiques ? Peut-on s’autoriser à utiliser des films ou des séries télévisées sans
culture solide de l’analyse d’image ou de l’analyse filmique, sans connaissance
de l’histoire du cinéma (comme art, ou comme industrie), sans connaissance
de ses conceptions ou même de ses théorisations, de ses genres, de ses courants
esthétiques, de ses révolutions techniques… ?
Peut-on s’y aventurer sans avoir, pour autant, conceptualisé ou théorisé le
rapport du concept à l’image animée, la pensée visuelle spécifique qui est à
l’œuvre dans le cinéma ?
L’usage du cinéma en classe de philosophie, pour séduisant qu’il puisse
paraître, ne génère-t-il pas ses propres illusions et ses propres obstacles au
philosopher ?
Le cours de philosophie ne répond pas qu’à des finalités générales à moyen
et long termes, ou à des objectifs de séance ou de séquence pédagogique, il doit
également se poser la question des moyens adaptés pour réaliser ces buts.
Dans un cours de philosophie, il faut se demander comment s’y prendre
pour introduire le cinéma, et quel équilibre trouver avec les autres compo-
santes du cours, d’un point de vue didactique. Le film, l’épisode ou l’extrait
est-il une distraction, un divertissement, une illustration d’une situation phi-
losophique ou est-il susceptible de faire philosopher (réfléchir, problématiser,
conceptualiser) ? Le film est-il une œuvre culturelle à étudier, non seulement
dans une perspective instrumentale disciplinaire (qu’invite-t-il à penser phi-
losophiquement ?) mais aussi dans une perspective esthétique, comme œuvre
monde, complexe et transversale ?
Faut-il être formé à une telle approche, pour ne pas « faire n’importe
quoi » avec les élèves – étant entendu qu’il existe une « spécialité » cinéma-­
audiovisuel au lycée, ne risque-t-on pas le mélange des genres, ou de prendre
ses propres opinions pour des discours « savants » ? Et à quoi faut-il se for-
mer ? Aux théories du cinéma, à l’esthétique « philosophique » du cinéma,
à l’analyse de films, à pratiquer l’enseignement avec ce type d’artefact tech-
nologique ou de médiation ?

228
Des approches variées et instrumentales
- Légitimation ? Faut-il légitimer l’usage, les usages, du cinéma, ou des
séries, comme si ces formes récréatives avaient encore à gagner leurs
lettres de noblesse intellectuelles et esthétiques ?
- Le cinéma comme machine à notioner : un film / une série, une notion / un
concept, un texte (œuvre ou extrait scolaire). Le cinéma est instrumen-
talisé pour rendre la philosophie accessible, pour imager la pensée abs-
traite. Ce fut le pari des premiers ouvrages de Cinéphilo. Le risque est
de ne faire de l’œuvre qu’un prétexte à philosopher.
- Extraire pour introduire, illustrer, problématiser, conceptualiser : une
approche économe, qui reste philosophico-centrée, focalisée sur un objet
partiel dépendant du regard philosophique posé sur lui. L’approche
est plus précise que pour la machine à notioner, mais obéit à la même
logique instrumentale. L’approche philosophique souvent abstraite est
incarnée, figurée, et partagée, ce qui est déjà intéressant.
- L’approche de l’œuvre. C’est une approche plus complète et coûteuse.
Le risque de la dépense (de temps et de moyen, notamment énergie et
concentration), dans une approche transversale, complexe. Elle pro-
pose une analytique, et encourage souvent les élèves à effectuer une
synthèse de l’œuvre1.
- (S’)exercer et faire apprendre : que demander aux élèves ? Que ­doivent-ils
réaliser comme travail, et comment les évaluer ? Le travail sur le film
est-il l’œuvre de l’enseignant, ou des élèves, ou des deux conjointe-
ment ? Chaque approche est possible, et sans doute à expérimenter.

Des tensions
Des questions et des tensions de professeurs
- Quel statut donner au film : un instrument, un prétexte, ou une œuvre ?
Comment l’usage du film s’inscrit-il dans le cours de philosophie ?
Est-ce une référence évoquée, supposée connue ? L’expérience montre
très rapidement que cette culture postulée commune ne l’est pas, et que
très peu d’élèves ont une approche cinéphilique. Le film fait varier tout
d’abord les habitudes et les places : on n’est plus face à face (élèves et
prof) mais côte à côte vers cet objet.
- Quelle technicité, quelle rigueur ou exigence intellectuelle ? On peut
chercher à armer son discours techniquement (ou plus largement
1 Voir, dans ce Guide, le texte de Rémy David sur la démarche du cinéphilosopher qui
développe ce point.

229
culturellement), mais l’on peut très bien s’autoriser à parler depuis sa
propre expérience de spectateur s’il s’agit de partager cette sensibilité,
et de se faire confiance. C’est l’exigence de pensée qu’il faut partager,
mais sans se précipiter, car le langage cinématographique pas plus que
la philosophie ne sont immédiatement accessibles aux élèves.
- Regarder (voir et revoir) et comprendre ce qui est vu : le film n’est pas ce
que l’on y projette, mais le sens que l’on construit à partir de ce qui est
montré et entendu, et de ce qui est caché (hors-champ, silence, bande
son et bruitages). Quelle économie de l’attention filmique ?
- Interrompre ou continuer ? Faut-il segmenter le film, en extraire des
passages, ou bien le regarder comme une œuvre, dans son intégralité
car c’est cette totalité qui fait sens ? Les deux écoles ont des avantages,
et des inconvénients ou limites, culturels et pédagogiques. L’interruption
ouvre l’espace de la pensée, et révèle la pensée non consciente mais bien
à l’œuvre : elle autorise l’explicitation. La continuité respecte l’usage
cinéphilique de respect de l’œuvre, mais risque d’écraser le détail sous
le regard global : elle privilégie la synthèse sur l’analyse.
- Comprendre et interpréter ; faire sens, quelle part de subjectivité s’in-
troduit dans ce qui est signifiant ? Le sens peut-il être objectif ? Ce qui
est pensé du film, est-ce la pensée du film, ou une pensée à partir du
film ? Qu’y investissent les « regardeurs » ? Le film ne s’achève-t-il
que dans le regard qui est porté sur lui ?
- Quelle part du narrativo-descriptif (du littéraire) vis-à-vis de l’analy-
tique et du réflexif ? Philosopher n’est pas raconter des histoires, même
si le logos se truffe parfois de muthos : philosopher c’est tenter de sor-
tir du récit littéraire pour élaborer un discours rationnel sur un objet.
- Questionner et conceptualiser : un film, ça pense ; un spectateur, ça
pense. Il reste à penser cette pensée. L’activité philosophique se déploie
à travers une activité rationnelle qui, sans exclure le recours à la sen-
sibilité, questionne, problématise, et conceptualise, précise de quoi
elle parle. Comment cette activité problématisante et conceptuali-
sante s’articule-t-elle avec l’expérience sensible du film, et sa concep-
tion figurative et sonore ? Comment ce triple récit (scénario, tournage,
montage) est-il matériau pensé par le réalisateur, et matière à pen-
ser pour les récepteurs ? S’agit-il de problèmes ou de concepts mis en
scènes, ou bien d’idées mises en images, ou encore de situations pro-
blématiques, de figures ou de personnages qui incarnent des concepts,
des questionnements ?
- Un travail des percepts, mais aussi des affects, pour conceptualiser.
Travailler un film, c’est tout d’abord se rendre sensible à ce qui est

230
montré, c’est se rendre disponible pour un apparaître, s’extraire du
monde et de sa vie pour une phénoménologie fictionnée (par d’autres)
et à laquelle on s’abandonne. Travailler un film, c’est donc se livrer à
un partage du sensible. Mais au-delà du sensible, le cinéma ouvre à un
partage de l’affect. Le récit filmique est si puissant parce qu’il nour-
rit, tout autant que la littérature (mais que nombre de nos élèves ne
pratiquent que scolairement), l’imaginaire, entendu à la fois comme
réservoir d’images mobilisable, et comme structure ou matrice à
récits et fantasmes, à identifications et altérisations, et que ce faisant,
il concourt à ouvrir des vies possibles, des vies rêvées, des vies cathar-
tiques peut-être également, qui nous permettent de vivre mille et une
émotions par substitution, et de pouvoir bénéficier du recul pour en
parler, et les raisonner.
- Parlécrire : faut-il faire vivre la réflexion du film et sur le film à l’oral,
ou bien en (faire) inscrire les traces aux élèves, au risque d’en perdre
la dynamique associative, l’émulation de la discussion ? Faut-il rester
sur la spontanéité d’une parole à la volée, sous la prise de l’affect et du
regard à peine achevé ? Mais qu’y a-t-il alors de formateur ? Que vaut une
réflexion qui ne laisse aucune trace, qui n’opère aucune transformation
durable ? Les traces garantissent-elles la possibilité du retour à la dis-
cussion vive, à la réflexion se faisant ? Les traces engagent l’élaboration.
- L’usage du cinéma en cours de philosophie ouvre à une tension entre
détente récréative (mais recrée-t-elle quelque chose ?), un divertisse-
ment, et une exigence d’un ordre nouveau, qui demande d’autant plus
de rigueur qu’elle prend une forme divertissante. Comment réussir à
user de la puissance divertissante pour se focaliser, mettre au travail la
pensée, et apprendre davantage, y compris lors de pratiques récréatives ?

Tensions pour les élèves


- Un regard « blasé » mais pas formé : comment se rendre sensible ?
Pourquoi revoir, pourquoi compartimenter le film (pédagogiquement) ?
Si regarder un film ou une série est une pratique régulière personnelle
ou familiale, en quoi y aurait-il besoin d’en modifier les usages en
classe ? Quelle est la spécificité d’une pratique scolaire des supports fic-
tionnels grand public ? Chacun sait déjà comment voir, regarder, et ce
qu’il y cherche et trouve, même s’il attend toujours une certaine sur-
prise, un certain dépaysement ou extranéité (un déplacement ou pas
de côté). Or le regard scolaire recentre, généralise, homogénéise et pré-
tend « apprendre » aux élèves ce qu’ils savent déjà faire, ou autrement

231
dit, leur faire réapprendre ce qui ne relève pas d’un apprentissage, d’où
une certaine résistance.
- Vouloir accélérer mais avoir besoin de ralentir : principe de plaisir sco-
pique versus principe de réalité formatif. L’usage du cinéma en cours
de philosophie recouvre nécessairement une temporalité probléma-
tique. S’agit-il d’un one shot, d’une fenêtre imaginaire dans le cours
de philosophie, ou d’une pratique formalisée, récurrente, à visée for-
mative, avec des exercices réitératifs visant à générer des gestes intel-
lectuels et sensibles ? Comment laisser advenir ce qui doit advenir en
termes de philosopher, si l’on prévoit trop fermement le déroulement
d’un discours sur, d’une analyse professorale ? Quelle place la sensi-
bilité et l’affectivité tâtonnante des élèves peut-elle y prendre ? Quelle
emprise, maîtrise du cadre et du temps le professeur instaure-t-il, quelle
déprise autorise-t-il pour qu’il advienne quelque chose du côté des
élèves, qu’une performativité ait lieu ? Comment créer les conditions
d’un kaïros dans la chronique d’un cours annoncé ?
- Une difficulté à sortir du narratif pour réfléchir et questionner. Le film
raconte une histoire et propose des identifications qui touchent, qui
affectent les élèves, les émeuvent. Comment s’autoriser à en parler,
comment accepter d’exposer ce qui nous émeut, devant les autres
membres de la classe, devant le professeur ? Comment transformer ce
récit (des actions avec des personnages, dans des lieux et en des temps)
en réflexion philosophique, générale ou universelle, cherchant la vérité.
- Peut-on dépasser le relativisme du « regardeur » ? À chacun son regard,
et à chacun sa vérité ! Cela n’interdit-il pas la construction d’une
réflexion commune, et d’un jugement de goût collectif ? Un vision-
nage commun, une pensée ensemble, une réflexion collective est-elle
possible ? Comment, et peut-être même pourquoi, surmonter la robin-
sonnade du spectateur, pour s’ouvrir aux affects des autres ? Quel
voyeurisme se cache dans l’exposition scolaire de ce qui est ressenti ?
Ce ressenti ne relève-t-il pas de l’intime, qui n’a pas sa place dans la
classe ? Cinéphilosopher relèverait-il d’une logique de l’estime, d’une
forme de violence voyeuriste depuis l’autorité professorale ? C’est là
l’un des enjeux particulièrement puissants de l’usage du cinéma en
classe de philosophie : se donner accès aux affects, parfois très intimes,
pour en élaborer une pensée, ne serait-ce que par la mise en mots, en les
posant dans l’espace public, en s’en distanciant pour pouvoir y réfléchir.
- « Nous sommes condamnés au particularisme » : le risque d’enfer-
mement dans la particularité : comment parvenir à abstraire, à géné-
raliser un questionnement construit dans une situation particulière,

232
pour l’inscrire dans un raisonnement rationnel ou raisonnable ? Si la
situation est pensable, peut-elle permettre de penser, notamment
pour les élèves qui n’ont pas construit le recul suffisant, ni interrogé
la démarche déductive au regard de la démarche inductive ? Le cinéma
est une matrice à proposer des situations particulières problématiques,
à visée universelle.
- Complexifier la pensée dans la subtilité de ce qui est montré, et des
évolutions de personnages ou des situations : l’art du mouvement qui
donne son nom au cinématographe est également à penser comme
mouvement, transformation, tension, qui sont parfois seulement mon-
trées et non dites.
L’usage du cinéma n’a rien de simple, ni d’impossible. Il déplace les pro-
blèmes de l’enseignement et de l’apprentissage, mais ne résout rien. Il éclaire
les tensions et les dilemmes du professeur, comme ceux de la participation
active des élèves à leur propre formation (à laquelle ils résistent par ailleurs),
sans pour autant constituer une solution miraculeuse aux tensions et aux para-
doxes qui animent notre pratique. Il permet toutefois de montrer, comme nous
avons essayé de l’indiquer, une ressource précise pour permettre aux élèves de
prendre du pouvoir sur certaines de leurs pratiques culturelles quotidiennes,
en accédant à un niveau réflexif et analytique sur la forme filmique, et auto-
rise une mise en mots des affects et des tensions qui enrichit le matériau phi-
losophique au travail. Il procure par son écart divertissant, un appel d’air dans
le cours propre à enrôler les élèves.
Il ouvre notre enseignement à une pratique culturelle non scolaire extrê-
mement partagée, et montre que l’on peut philosopher à partir de ressources
extra textuelles et extra-scolaires, et que notre enseignement peut ouvrir à des
pratiques culturelles et intellectuelles personnelles, et non uniquement éru-
dites et réservées à une « élite » culturelle ou « professionnelle ». De cette
manière, elle donne réellement sens à un enseignement élitaire pour tous de la
philosophie, à une pratique « profane » de la philosophie, hors les murs, hors
institution, mais que l’école pourrait permettre de faire émerger. À chacune
et chacun de nous de s’en emparer, et de le vivre avec ses élèves.

233
Le Cinéphilosopher.
Quels potentiels et quelles limites ?
Rémy David

Cet article est conçu comme une réponse pratique possible aux questions
que pose l’usage du cinéma en philosophie. La proposition de Cinéphilosopher
cherche à éviter une approche instrumentale du cinéma en cours de philoso-
phie, pour lui préférer une démarche analytique qui envisage l’œuvre cinéma-
tographique comme une matière réfléchie, une œuvre de pensée, et comme
une matière à penser. Le film est ainsi envisagé intégralement, dans son mon-
tage, comme une proposition esthétique, réflexive et signifiante, qui offrira
des perspectives transversales sur des éclairages du programme de philosophie.
En quoi travailler une œuvre cinématographique permet-il d’apprendre à
philosopher ? Le récit filmique et la fascination pour l’image animée ne consti-
tuent-ils pas des obstacles pédagogiques à l’ascèse du concept ? Les émotions
suscitées n’empêchent-elles pas de réfléchir, de problématiser et de concep-
tualiser, bref de philosopher ? Le temps de travail consacré à analyser un film
est-il bien employé ? N’est-il pas du temps perdu, voire une manière quelque
peu démagogique de ne pas « faire cours » ? A contrario, le travail d’analyse
cinéphilosophique n’autorise-t-il pas à explorer d’autres dimensions du philo-
sopher que la leçon et l’explication de texte relèguent ou empêchent ?
Quelles sont les potentialités, la puissance de cette démarche, et quelles
sont ses obstacles, ses écueils, ses limites, philosophiques et pédagogiques ?
Travailler ainsi un film comme une œuvre revient à faire le choix d’une
approche transversale des notions et concepts, des repères et des éventuelles
références mobilisées. Le film est pensé comme une œuvre achevée. C’est à la

235
fois la simplicité de sa trame dramatique et la complexité des détails, des pro-
blèmes et des thématiques disséminés et mis en œuvre qui en font la richesse.
Les films choisis traversent le plus souvent les grands domaines de la philoso-
phie, l’existence et la culture, la philosophie pratique et, à l’occasion, les enjeux
de la connaissance et de la vérité. Contre la tendance à simplifier dans une
approche instrumentale (conceptuelle ou problématique), l’étude de l’œuvre
permet d’ouvrir à la complexité de la réflexion sans avoir à affronter les diffi-
cultés d’une langue classique ou excessivement intellectuelle. L’image soulage
dans la mesure où elle se lit « spontanément », ce qui n’exclut pas un appren-
tissage de sa construction, ni de ses montages, et donc une éducation à l’image.

Récit, personnage, fiction en philosophie


L’enseignement philosophique apparaît la plupart du temps désirable et
difficile du fait de son aridité conceptuelle : trop abstrait de situations ordi-
naires et concrètes à penser. Le recours au récit est très souvent nécessaire
pour permettre de comprendre, pour faire sens et donner prise sur le discours
logico-conceptuel. Le récit filmique permet d’éviter le recours à la littérature.
L’image capte immédiatement l’attention sans avoir à affronter mise en mots
et figures de styles dont les codes échappent souvent aux élèves, même en ter-
minale. Le film offre l’intérêt et l’avantage d’un abord immédiat, d’un attrait
sensible, et d’une culture partagée. Tout l’enjeu du travail cinéphilosophique
proposé est d’utiliser cette forme connue et appréciée pour l’accompagner
dans une transition d’un usage divertissant vers une pratique réflexive et for-
mative, vers une pratique philosophante.

Un récit à réfléchir
Le récit filmique offre l’avantage de proposer le plus souvent des situations
problématiques, qu’il s’agira ensuite de penser dans leur généralité et concep-
tuellement : la proposition filmique choisie doit donc se prêter à une élabora-
tion intellectuelle. Il permet d’accrocher l’attention des élèves dont l’économie
est très précaire et de mettre en œuvre, en images, des problèmes concrets qui
se posent aux personnages, des dilemmes moraux, existentiels, dramatiques et
des tensions qui traversent les spectateurs. L’image et le récit fixent l’attention
et offrent un objet de pensée. Surtout ils permettent aux spectateurs et spec-
tatrices de s’identifier, de s’imaginer être à la place de… et de considérer quasi
inconsciemment que les problèmes que traversent les personnages sont, pour-
raient être, les leurs. Cette fonction figurative du récit qui incarne des idées
dans des personnages est un ressort extrêmement puissant pour déclencher la
réflexion. Non seulement il permet de se représenter les drames, de quasiment

236
les vivre (l’identification amoureuse ou le sentiment d’injustice par exemple,
font partie des leviers les plus courants et les plus puissants du cinéma) mais
il autorise également, pour peu qu’on veille à en instituer le geste intellectuel,
une ressource de distanciation, de décentrement égoïque, de perspectivisme
choral précieux à la pensée, une relativisation du relativisme de l’immédiateté
(« à chacun sa vérité », « mes opinions me contentent tout à fait ») qui per-
met d’embrasser l’altérité des points de vue pour se construire une réflexion
enrichie d’autres points de vue que ceux qui nous sont trop « évidents ».

Du vrai et du faux en philosophie : (du bon) usage de la fiction


Le film nous propose une mise en récit dont nous savons tous qu’elle est fic-
tive, qu’elle n’est pas (la plupart du temps) avérée historiquement. Cela ques-
tionne les élèves sur le statut épistémique du film ou de ce que nous en faisons
en cours. Prenons-le comme une fiction avec son pacte de lecture, ou plutôt son
pacte fictionnel : « toi qui entres dans cette œuvre, tu sais fort bien qu’elle ne
raconte rien ayant réellement existé tel qu’il est décrit et raconté, mais si tu
l’acceptes, tu feras comme si cela était vrai ». Le pacte fictionnel définit un
« comme si » qui permet d’y réfléchir selon le même régime que celui de la
littérature et d’en dégager ce qu’il y a de pensable, de profond ou léger, mais
de profondément vrai, y compris dans le « faux ». Il suffit que la situation
soit suffisamment vraisemblable pour que l’on puisse s’y projeter, s’identifier
à ses personnages. Du faux peut émerger du vrai, pour peu qu’on en partage
les prémisses fictionnelles, puisque les fictions sont tissées de la sensibilité et
de la compréhension de ceux qui la forgent.

Un partage du sensible
Passer par un récit en image, non philosophique a priori, permet de mobili-
ser l’imaginaire d’une façon différente de l’exemplification usuelle en philoso-
phie ou de l’expérience de penser. La pensée philosophique est essentiellement
langagière, mais sollicite et mobilise, souvent pour l’expliciter et le critiquer
l’imaginaire social et individuel, pour le problématiser, le déconstruire ou
en rendre raison. Or le cinéma est une formidable machine à produire de
l’imaginaire, à conjuguer discours et images pour contribuer aux mytholo-
gies contemporaines. Il semble important d’aider les élèves à se construire un
regard critique, à se distancier des émotions mises en branle par le récit, pour
les mettre au travail, les réfléchir.
Jacques Rancière a forgé l’expression du partage du sensible pour montrer
comment s’articulent ou se distribuent le politique et l’esthétique : partager le
sensible, c’est le répartir entre le visible et l’invisible, le sensible et l’insensible ;

237
mais c’est également ce que nous avons en partage, ce qui nous est commun,
que nous avons éprouvé ensemble, dont nous avons une expérience commune.
Or le film est une expérience tout à la fois individuelle et collective. Et ciné-
philosopher c’est tenter de faire exister cette part commune, de lui donner ses
lettres de noblesse pour sortir d’un relativisme caricatural et spontané d’un
grand nombre d’élèves, pour montrer combien le film nous donne à éprou-
ver et à penser, y compris sur ce qui a été ressenti. Ce partage du sensible, c’est
donc également une manière de faire une place aux affects dans le cours de
philosophie, au lieu de les ignorer pour rationaliser le passionnel. L’enjeu est
de leur permettre de conceptualiser les affects qui les traversent, de faire une
place à ces affects des personnages ou de spectateur, pour les mettre au tra-
vail de la pensée et ainsi leur donner une prise dessus, à défaut d’une emprise.
Les affects ne sont pas uniquement décrits, regardés de manière surplombante
par le philosophe qui s’en excepte et les juge : la traversée de l’affect fait partie
de ce que nous partageons et que nous avons à réfléchir. De ce point de vue,
le cinéma, comme la musique ou la littérature, recèle d’une puissance inéga-
lable par la philosophie textuelle. Ces puissances affectives et mythologiques
peuvent-elles servir de tremplin pour accéder au philosophique pour des élèves
qui se sentent exclus de la réussite aux exercices académiques ? C’est ce que
permet de conclure l’expérience du cinéphilosopher.

Pratiquer le partage
Le dispositif du cinéphilosopher entreprend le film de manière contre-in-
tuitive. Au lieu de le visionner puis de le réfléchir, à la manière d’un cinéclub
introjeté dans la salle de classe, il propose, sur le mode de la lecture romanesque,
un dévoilement progressif de l’intrigue, en démembrant la narration du réali-
sateur-monteur, pour propo-imposer une analyse scène par scène. Le récit est
ainsi interrompu sans cesse, différé mais continué – quasiment au sens d’une
création continuée collective. Différer rend possible la distance nécessaire pour
réfléchir, introduit un coin dans la tension de l’attente, vers la suite du récit,
pour faire le point sur « qu’avons-nous vu ? », « qu’en avons-nous compris ? »,
« que nous invite à questionner, à réfléchir cette scène ? ». Le suspens devient
temps commun de réflexion. Certains auront saisi la trame narrative, d’autres
se seront rendus sensibles à certains détails, du champ ou du hors champ, de tel
son, de tel cadrage, d’autres auront été touchés par les failles, la position ou les
dilemmes de tel personnage, d’autres auront perçu des incohérences, ou qu’un
doute se dessine… Le travail d’analyse scène par scène restitue à chaque scène
sa fonction diégétique et dramatique, sa logique, mais également révèle pour
les spectateurs tout ce qu’ils doivent penser sans en prendre nécessairement
conscience : à quelles inférences me conduit la scène ou l’enchaînement des

238
scènes, quelles questions sont soulevées ou posées, s’agit-il d’une causalité pro-
posée, d’une ouverture que le regardeur doit achever sans être guidé par le réa-
lisateur et son œuvre ? C’est bien sûr la rigueur du montage, ce « troisième »
récit filmique qui devient ainsi visible mais également le tressage ou le tissage
des problématiques qui se dévoile dans le travail de l’ellipse, du montré et du
caché, des silences et des sons. L’analyse est à la fois sensible et réflexive, affec-
tive et conceptuelle, tressant ces différentes dimensions de l’expérience, pour
montrer dans ce faire, que nous pouvons philosopher de l’existence et non seu-
lement pour apprendre, savoir ou réussir à un examen qui peut leur paraître
très formel. Philosopher, c’est une activité qui peut s’inscrire dans le quotidien,
dans les pratiques culturelles des élèves, de telle sorte que certains terminent
l’année, en seconde comme en terminale, en disant « M’sieur, je ne peux plus
regarder un film sans réfléchir, vous m’avez changé ». Ils disent ainsi qu’ils ont
engagé leur formation philosophique, avec cet objet qui était le leur, et qui est
devenu un objet partagé, de regard mais aussi de penser.
Le film offre un matériau qui devient le commun : le film est le monde
que nous avons en commun, ce qui nous apparaît et auquel nous pouvons
nous référer, que nous pouvons comprendre ou pas, qui fait sens ou pas, mais
sur lequel le professeur n’a pas de savoir plus grand et approfondi : il est tout,
et uniquement, ce que nous regardons et entendons ensemble, et ce que cela
nous donne à penser. Le film est envisagé comme une œuvre-monde, tout en
faisant signe vers notre monde, notre réalité humaine et ses questionnements
problématiques, sa complexité et ses ambivalences. L’important est ici de par-
tager ce commun, de le verbaliser, de le formuler : ce qui est perçu, senti, res-
senti, imaginé, conclu, réfléchi, interrogé, suspendu ou troublé. Cette mise en
mots permet de partager et de relancer la réflexion à un autre niveau d’élabo-
ration, qui pense la particularité de la situation, pour ensuite questionner sa
généralisation possible, sa conceptualisation, sa logique, sa comparaison et ses
écarts avec d’autres situations, comme celles que traversent nos sociétés. Le film
devient une matrice à penser un monde fictif qui renvoie en miroir, au moyen
de l’explicitation du pacte fictionnel, à notre monde commun. Le philosopher
devient une médiation pour réfléchir le monde actuel que nous partageons à
partir de ce monde fictif. Ainsi, le travail sur le film permet ainsi de déployer
et d’articuler une esthétique de la création ou de la production, et une esthé-
tique de la réception, en permettant de mettre des mots sur ce qui se ressent.
Le dispositif de cinéphilosopher compte a minima quatre objectifs qui sont
explicités aux élèves, ainsi que les modalités d’évaluation.
- Apprendre à philosopher à partir de situations mises en scène : pro-
blématiser et conceptualiser notamment.

239
- Éduquer le regard : apprendre à regarder, à sentir, à discerner. Savoir
se rendre attentif aux différentes dimensions du film.
- Apprendre à analyser un film, une scène, un personnage : l’analyse
comme opération intellectuelle essentielle et son pendant, la synthèse.
- Apprendre à réfléchir ensemble, faire l’expérience d’une pensée collec-
tive, que l’on est plus intelligent ensemble que seul (ce qui est fort peu
développé dans les habitus scolaires et philosophiques en particulier).
Les évaluations se travaillent d’abord lors d’entraînement sur des scènes,
collectivement puis individuellement. En fin de cycle, un travail écrit de syn-
thèse est proposé, qui propose de faire le point sur une scène, sur des per-
sonnages, sur les problèmes traversés, les concepts élaborés, ainsi que sur la
dimension formative du travail analytique et de la dimension esthétique (ce
film vous a-t-il plu ou pas ? Expliquez pourquoi). En terminale, le travail s’en-
richit d’un positionnement sur les notions au programme, dans la perspective
de contribuer à une fiche de révision sur chaque notion (dont la trame est pro-
posée puis réélaborée avec les élèves).

Écueils et limites
Cinéphilosopher ne constitue toutefois pas une solution miraculeuse aux
difficultés de l’enseignement de la philosophie, ni aux difficultés des élèves
pour apprendre à philosopher.
- Prendre le temps nécessaire à une analyse cinéphilosophique peut sem-
bler à de nombreux collègues un risque de le perdre, au lieu de former
les élèves à expliquer des textes d’emblée élaborés philosophiquement
qui, de surcroît, les préparent à l’examen. Il me semble que cet écueil
relève d’un choix pédagogique qui consiste notamment à permettre
aux élèves de se former à philosopher sur des pratiques culturelles de
leur quotidien, lors de la seule année où ils se formeront à la philoso-
phie (pour l’écrasante majorité d’entre eux), afin qu’ils se convainquent
que philosopher est bien pour eux, et bon pour eux, dans leur exis-
tence, car cela enrichit leur vie réflexive. Pourquoi alors ne pas y consa-
crer un peu de temps ?
- « Quand le doigt montre la lune, l’élève regarde le doigt » : l’on doit
être particulièrement vigilant à former les élèves à partir de l’image
pour élaborer une réflexion, y compris sur leurs affects, et non sim-
plement raconter ou décrire. La tentation de l’image est d’en rester
prisonnier, ici et maintenant, au lieu de formuler le problème auquel
la situation ou le personnage renvoie, les concepts qui permettent de
le penser. La force identificatoire et d’incarnation de la démarche

240
inductive est également sa faiblesse : les élèves risquent d’en rester à
une pensée trop particulière, sans devenir capables de généraliser leur
questionnement ou de le transférer à d’autres contextes ou problèmes.
C’est donc une exigence à maintenir que de rappeler la démarche pro-
blématique et la rigueur conceptuelle de la pratique philosophique, y
compris si elle particulière. Conceptualiser et problématiser restent des
gestes intellectuels difficiles à prendre en charge et à mettre en œuvre.
- Bon nombre d’écrits sont souvent décevants, bien en deçà de la richesse
des échanges oraux collectifs, des discussions suscitées par les images
ou les prises de position réciproques (affectives, éthiques, politiques
notamment). Les élèves n’y réalisent pas la philosophie attendue et
déployée en cours, alors même qu’ils disposent de leurs notes pour
travailler une synthèse. Certes, dont acte, mais ce travail permet éga-
lement à un nombre non négligeable d’élèves de se réaliser philoso-
phiquement, autrement dit de philosopher pour la première fois, alors
qu’ils n’avaient pas réussi à le faire sur des écrits plus académiques.
Ce sont ces réussites qui me sont précieuses. À l’instar d’autres exer-
cices moins traditionnels, ils offrent une expérience réussie de phi-
losophie, un plaisir et une fierté qui leur permet de se savoir capable.
Et n’est-ce pas ce déclic que nous cherchons à produire chez nos élèves ?

241
Comment organiser une discussion
en classe de philosophie
Michel Tozzi

Objectif
Une discussion en classe de philosophie a pour objectif de mobiliser une
dynamique des échanges entre les élèves sous la conduite du maître, pour favo-
riser, par la confrontation rigoureuse à une altérité plurielle, l’élaboration de
leur propre pensée, à l’occasion de l’approche d’une question, d’une notion,
d’une distinction conceptuelle, d’un texte, d’un cours… Elle peut bien entendu
être mobilisée dans un cours d’EMC. Il faut dans ce cas être attentif à ne pas
instrumentaliser la philosophie, en lui gardant tout son caractère critique par
rapport aux pouvoirs.
Deux types de discussion en séance plénière
- Une discussion en début de séquence, plutôt spontanée, dite « de
débroussaillage », qui vise à permettre l’émergence des représentations
des élèves sur une notion ou une distinction conceptuelle, ou sur une
question posée pour formuler des thèses ou développer des arguments.
- Une discussion en fin de séquence, préparée, dite « d’approfondisse-
ment » ou « référencée », où après un cours ou une étude de texte(s),
les élèves consolident leur conceptualisation d’une notion ou/et leur
problématisation d’une question et la thèse argumentée qu’ils sou-
tiennent, en s’appuyant sur des éléments du cours ou/et d’auteurs.
- On peut utiliser aussi, pour préparer les séances plénières, le travail en
groupes, avec animateur et rapporteur.

243
Méthode
Il est nécessaire que les élèves puissent se voir pour discuter (favoriser la
structure en U). La discussion est menée par le professeur qui introduit le sujet,
rebondit sur les interventions des élèves, recadre la discussion lorsqu’on perd
de vue la question posée, et, pour assurer une progression, met leurs interven-
tions en relation entre elles et avec la question posée, fait des reformulations
ou des mini-synthèses. Il assure ainsi une exigence intellectuelle en veillant
particulièrement à la mise en œuvre par les élèves de processus de réflexivité
(problématisation, conceptualisation, argumentation). Il gère enfin, par un
climat de confiance et de sécurité la dynamique du groupe, et maintient une
éthique conversationnelle du respect de la pensée et de la personne de chacun.
Les écueils les plus fréquents sont de parler soi-même trop longtemps, et de
ne pas laisser assez de place à la parole des élèves, de donner ostensiblement son
point de vue ou de vouloir orienter la discussion dans son sens, ce qui casse la
dynamique des échanges entre élèves et l’élaboration personnelle de leur pen-
sée. En revanche, il est utile d’intervenir sur les processus de pensée pour que
les élèves développent des compétences philosophiques : faire formuler la ques-
tion, ses présupposés et conséquences, définir une notion ou une distinction
conceptuelle, faire préciser le contenu d’une thèse, produire des arguments et
des objections, analyser des exemples etc.

Variante
On peut déléguer certaines fonctions à des élèves, et se concentrer sur
l’animation du seul contenu : un élève peut être président de séance, chargé
de répartir démocratiquement la parole selon des règles (ordre d’inscrip-
tion, priorité aux moins-disants, perche tendue aux muets, mais droit de se
taire). Il apprend une compétence sociale, gérer démocratiquement un groupe.
Un autre peut être reformulateur de ce qui vient de se dire, pour s’entraîner à
écouter et comprendre ses camarades. Un autre secrétaire de séance, mémoire
collective qui rend compte de la discussion à chaud et apprend à faire la syn-
thèse écrite d’une discussion orale ; il peut y avoir aussi des observateurs sur
les rôles tenus, pour mieux s’y préparer, et sur les processus de pensée utilisés
(problématisation, conceptualisation, argumentation), pour bien comprendre
leur intérêt réflexif. C’est le dispositif dit DVDP (discussion à visées démo-
cratique et philosophique)1.

1 Pour plus de précision, voir le padlet PhiloTozzi (accessible en ligne).

244
Aiguiser l’esprit critique
en cours de philosophie1
Benjamin Bobée

Les prescriptions visant à former le jugement critique des élèves ont tou-
jours accompagné les programmes de philosophie, depuis 1809, ce qui n’est
pas le cas des autres programmes disciplinaires du second degré. Après s’être
naturellement penché sur les nouveaux programmes de philosophie qui réaf-
firment ces prescriptions, le professeur de philosophie débutant se demandera
donc quelle est la place de ses cours face à cette exigence consensuelle élargie
à toutes les disciplines.

Suffit-il de faire un cours de philosophie


pour développer l’esprit critique ?
Tout comme certains prétendent que la philosophie est sa propre pédagogie,
on pourrait penser que le cours de philosophie comporte intrinsèquement une
culture de l’esprit critique, c’est-à-dire une mise en valeur spontanée d’un tel esprit.
Selon nous, dans les deux cas, il n’en est rien. La philosophie et l’esprit cri-
tique ne ruissellent pas plus sur les lycéens attentifs que l’argent des riches sur
les pauvres travailleurs. Une telle conception, de la part d’un professeur de
philo­sophie, semblerait bien naïve pour ne pas dire prétentieuse : qui oserait
prétendre que son cours est tellement philosophique que les élèves n’ont qu’à

1 Cet article est développé plus précisément dans la revue Diotime (janvier 2021). Voir
aussi, « Expériences de soumission en classe, mises en garde et précision », à paraître
dans la même revue.

245
accepter d’être guidés vers la sortie de la caverne aux ombres changeantes ? Nous
pensons que doit se mettre en place une véritable réflexion didactique et péda-
gogique en philosophie, sur les moyens de développer l’esprit critique des élèves.
Rappelons une évidence : le cours de philosophie n’est pas la philosophie.
Il s’agit bien d’un cours, dispensé par un professeur dans un cadre scolaire, qui
a notamment pour finalité de préparer des élèves à une épreuve académique,
celle du baccalauréat. Qu’en est-il alors des exercices académiques que consti-
tuent la dissertation et l’explication de texte ? Certes, ils sont utiles dans la
mesure où ils permettent de travailler la conceptualisation, l’argumentation,
la problématisation et l’interprétation, dans la mesure où ils imprègnent les
élèves d’une pensée critique en acte et où ils les confrontent à des pensées nou-
velles. Mais selon nous ils ne suffisent pas et les pédagogues que nous sommes
doivent élaborer des dispositifs appropriés aux compétences critiques que nous
voulons développer. Cela suppose d’une part que nous mettions en évidence
pour nous-mêmes et pour les élèves ces compétences ; et d’autre part que nous
travaillions les compétences critiques de façon explicite. Sur ce dernier point,
les recherches ne manquent pas, de Matthew Lippman1 à Elena Pasquinelli et
Nicolas Gauvrit, de sorte que nous sommes amenés à considérer que de façon
générale, « expliciter les compétences mobilisées dans un cours améliore son
efficacité2 ». En effet, l’activité métacognitive, par laquelle l’élève réfléchit à
propos de sa propre réflexion, lui permet d’objectiver une démarche mentale
au moment où il la fait, d’en prendre conscience, de la décrire, de l’améliorer.
Il nous paraît donc indispensable de travailler explicitement les compétences
critiques avec les élèves et de favoriser ainsi cet aspect majeur de toute pensée
critique : sa rétroactivité.

Qu’entend-on par « esprit critique »


et quelles compétences critiques développer ?
Comme l’ont montré plusieurs études, des capacités cognitives (mémori-
sation, imagination, catégorisation, raisonnement, etc.) développées ne suf-
fisent pas à diminuer l’adhésion aux croyances non fondées3. Il ne suffit donc
pas de s’évertuer à renforcer les capacités cognitives des élèves pour dévelop-
per leur esprit critique. Il incombe bien sûr à l’enseignant, de façon générale,

1 Matthew Lippman, À l’ école de la pensée, enseigner une pensée holistique, De Boek, 2011.
2 Voir la présentation de l’étude de Elena Pasquinelli et Nicolas Gauvrit dans la Revue
Cerveau et psycho n° 91 de septembre 2017.
3 Par exemple, l’étude suivante s’intéresse à l’esprit critique des enseignants : Adam-

Troian J, Caroti D, Arciszewski T, Ståhl T. « Unfounded beliefs among teachers: The


interactive role of rationality priming and cognitive ability. », Appl Cognit Psychol.
2019 ;  1-8.

246
de substituer aux contrevérités des vérités fondées. Concernant le professeur
de philosophie, son rôle n’est pas d’offrir la vérité sur un plateau mais de libérer
les élèves de deux dérives : le scepticisme total et le dogmatisme. Nous parlons
bien de scepticisme total qui est la forme extrême et à la fois la plus superficielle
du scepticisme, celle dans laquelle nos élèves peuvent sombrer face à la décou-
verte des incertitudes de la science, de ses limites et des travestissements pos-
sibles de la vérité, intentionnelles ou non. Le risque pour les élèves est alors de
s’en remettre finalement à son contraire et de croire tout et n’importe quoi ou
n’importe qui, de croire ce qui nous arrange ou bien ce qui arrange ceux qui
nous influencent ou cherchent à nous manipuler. C’est alors que font surface
le complotisme, le climato-négationnisme, le sexisme, le fanatisme, le secta-
risme, etc. Le doute doit donc être guidé, il doit se doter des moyens rationnels
de s’exercer, sans quoi la pensée non critique, en croyant se libérer, s’asservirait
à la première idée reçue ou au premier dogme qui se présenterait. Nos élèves se
trouvent face à deux attitudes opposées qui représentent deux dangers : « dou-
ter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui
l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. »
Malheureusement, aucun passage des programmes ne nous fournit une défi-
nition de l’esprit critique, ni ne nous indique comment le travailler et encore
moins comment l’évaluer1. Dans La formation de la pensée critique, Jacques
Boisvert dresse un panorama des définitions de l’esprit critique2 . Trois conver-
gences apparaissent, parmi les diverses définitions étudiées :
- La pensée critique fait appel à plusieurs capacités.
- Elle requiert de l’information et des connaissances pour se mettre
en œuvre.
- Elle implique une dimension affective.
Voici la définition que nous proposons : être critique c’est savoir mobiliser
un ensemble de savoirs, de capacités et d’attitudes et les mettre à profit conjoin-
tement afin de déterminer de façon réflexive, autonome et rationnelle, ce qu’il
convient de penser ou de faire.
Quelles sont alors ces compétences critiques à développer (explicitement)
chez les élèves ? Voici une liste possible, probablement non exhaustive et cer-
tainement discutable :

1 La recherche « Éducation à l’esprit critique », financée en partie par l’Agence Nationale


de la Recherche, se déroulera de janvier 2019 à décembre 2022. Elle étudiera les
méthodes proposées par les différents acteurs de l’Éducation nationale et intéressera
en particulier au problème de l’évaluation de l’esprit critique.
2 Jacques Boisvert, La formation de la pensée critique – Théorie et pratique, Éditions du
Renouveau pédagogique, 1999, pp. 11-29.

247
Capacités (savoir-faire, habiletés de pensée) Attitudes (savoir-être, comportements)

Rechercher des informations ou des précisions Avoir tendance à rechercher les raisons
dans la mesure où le sujet le permet de phénomènes

Définir des termes de façon adaptée au contexte


Être ouvert d’esprit
et évaluer les définitions

Savoir remettre en question ses opinions


Distinguer hypothèse/conclusion/justification
ou son action

Formuler des hypothèses plausibles Faire preuve d’impartialité

Évaluer la crédibilité d’une source d’information Faire montre d’humilité (notamment intellectuelle)

Prendre une position dans une argumentation orale Savoir suspendre son jugement
ou écrite mais avec nuance (douter de soi, des autres)

Analyser ou évaluer des arguments,


Penser de façon autonome
des interprétations, des opinions ou des théories

Distinguer les informations pertinentes de celles Avoir le souci de l’exactitude dans ses
qui ne le sont pas raisonnements, observations et actions

Savoir résister au conformisme


Distinguer les faits prouvés des faits supposés
(ou pression du groupe)

Comparer des situations analogues : transférer Savoir résister à l’autorité, à l’ordre


ce qu’on a compris à de nouveaux contextes ou à la demande que nous jugeons illégitime

Nous le voyons, ces compétences critiques qui mériteraient d’être explici-


tées sont théoriques et pratiques. Ce dernier aspect que nous allons maintenant
préciser, est particulièrement manifeste avec les deux dernières compétences
que nous avons choisi d’ajouter à cette longue liste.

Quels sujets aborder avec les élèves ?


Pas plus qu’il ne faudrait réduire le développement de l’esprit critique à la
seule réflexion sur le complotisme, il ne faudrait négliger la valeur pratique de
l’esprit critique au profit de sa seule dimension théorique. Il ne s’agit donc pas
seulement d’avoir en ligne de mire les falsifications de la vérité et les dogma-
tismes de tout ordre. Il s’agit aussi de trouver les moyens de mettre les élèves
en garde contre les conséquences pratiques auxquelles risque de conduire une
absence d’esprit critique.
À titre d’exemple, il nous paraît utile de travailler avec les élèves sur l’idée
de propagande et ses différentes expressions (commerciales, étatiques, idéo-
logiques, etc.). Illustrer la réflexion par une analyse des propagandes com-
merciales de l’industrie de l’alcool dont nos élèves peuvent être victimes, est

248
très parlant pour eux. Sur ce sujet on peut par exemple se référer aux analyses
­d’Edward Bernays1 qui dévoile précisément les stratégies qu’il a utilisées afin
de faire fumer les femmes.
La dimension pratique de l’esprit critique renvoie à l’idée de responsabilité,
qu’elle soit individuelle ou collective. On peut l’aborder avec le traitement des
notions de Liberté et de Devoir. On pensera ici par exemple au risque de perdre
le sens de ses responsabilités en suivant des injonctions illégitimes, par confor-
misme (la pression du groupe) ou en étant placé dans ce que Milgram appelle
« l’état agentique2 ».
On se souviendra de la mise en situation de Ron Jones dans ses propres
cours d’histoire3, dans les années 60 et de l’École de psychologie de Palo Alto
(la systémique). De façon plus légère mais déjà bien efficace, nous mettons
nous-mêmes depuis quelques années les élèves en situation d’obéissance à des
injonctions illégitimes afin d’éveiller, à la fois, leur sens des responsabilités et
l’exigence d’un esprit critique toujours en alerte, face aux diverses autorités.
Nous développons ci-dessous un exemple de mise en situation qui permet de
travailler les deux dernières compétences critiques listées ci-dessus (la résis-
tance au conformisme et aux ordres que nous jugeons illégitimes).
De telles mises en situation déstabilisent et captivent les élèves. Elles les
plongent dans une remise en question qui est probablement plus formatrice
de leur esprit critique qu’un cours magistral brillant mais aseptisé. Certes,
le cours magistral a ses vertus mais il ne saurait porter à la vertu. Or selon
notre conception, l’esprit critique n’est pas seulement une qualité intellec-
tuelle et une valeur : être critique est une exigence morale et une disposition
d’esprit qui s’acquiert et qui doit s’incarner dans nos actes. De sorte que l’en-
seignant se doit aussi de réfléchir à des dispositifs qui permettent de dévelop-
per en eux cette vertu critique. Alors nous pourrons prétendre véritablement
conduire nos élèves à être critique et les porter à cette vertu qui est pour nous
non seulement une autre vertu cardinale mais également « une vertu com-
plète », au sens aristotélicien.

1 Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie.


2 Stanley Milgram, Soumission à l’autorité.
3 Bien relatée de façon romancée dans La vague de Todd Strasser. Sur ce sujet, les élèves
connaissent souvent le film allemand du même nom, de Dennis Gansel.

249
Comment aborder ces sujets ?
À titre d’exemple, voici le schéma du début de notre séquence de terminale
« Sommes-nous libres de désobéir à des ordres que nous jugeons illégitimes ? »
évoquée ci-dessus1 :

Étapes Type de travail

Mise en situation d’obéissance


1 Collectif par groupes de 4
à une injonction illégitime

Individuel écrit :
2 Retour critique sur ce qui vient d’être accompli
tenter d’expliquer son obéissance

Quel était votre devoir ? Idée de conflit des


3 devoirs (prendre conscience de l’absence Oral classe entière avec synthèse écrite
de contrainte ou de menace)

Première formulation du problème


de la responsabilité : Si cette enquête
4 Collectif oral
avait été réelle, qui aurait été responsable
de l’exclusion des élèves ?

Généralisation du problème : dans le cas d’une


Débat par 1/2 groupe avec observateurs
5 obéissance à une injonction illégitime, sans
(le 1er débat enrichit le 2e)
contrainte ni menace, qui est responsable ?

Par groupe mettre en évidence : problèmes /


Synthèse des problèmes idées / concepts utilisés / qu’est-ce qui
6
et des idées qui ont surgi a manqué pour résoudre le problème
(connaissances, concepts, etc.) ?

Synthèse collective.
Cela aboutit à la formulation du problème : Collectif avec trace écrite à élaborer
7
Sommes-nous libres de désobéir à des ordres avec les élèves
que nous jugeons illégitimes ?

Durant la mise en situation initiale qui dure une dizaine de minutes, nous
mettons les élèves en situation de dresser officiellement, pour le compte du
Rectorat, une liste d’élèves qui seront définitivement exclus des bibliothèques
publiques en raison de leur appartenance religieuse, de leur orientation sexuelle
ou de leur origine migratoire.
Je commence par informer les élèves d’une (soi-disant) demande du Rectorat
concernant une enquête sur l’ensemble des lycéens de notre Académie et qui
impliquerait les élèves eux-mêmes dans le dépouillement. Je précise que cela
se fait « sous la responsabilité du professeur ». Le dépouillement doit se faire

1 On trouvera le schéma général de la séquence dans le revue Diotime n°84. Le site de


l’ACIREPh propose des documents précisant le contenu de la première étape et des
écrits d’élèves.

250
par groupe de quatre élèves. Suivant les consignes, les élèves commencent par
des choses simples et agréables (se mettre en groupe, cocher dans les colonnes
les cases correspondant à certaines orientations sexuelles ou religions décla-
rées). Puis, de colonne en colonne, ils sont finalement conduits, par une esca-
lade d’engagements, à cocher des cases correspondant à l’exclusion de certaines
catégories d’élèves. Nombre d’entre eux expriment plus ou moins ouverte-
ment, mais toujours sans éclat, leur étonnement, leur incompréhension1 voire
leur indignation. Mais rapidement, les groupes me remettent l’étude qu’ils
ont signée. Leur obéissance (qui d’année en année est de l’ordre de 100 %)
repose sur l’enfermement des élèves dans une puissante structure d’autorité,
celle du professeur et de l’Institution scolaire. Elle repose aussi sur leur place-
ment dans un état agentique.
Précisons que tous les élèves qui s’expriment, par écrit (anonymement) ou
par oral, condamnent ce qu’ils accomplissaient pourtant. Il ne s’agit donc pas
pour l’enseignant d’exprimer une moraline inutile mais plutôt de les amener
à comprendre le paradoxe de la situation d’obéissance à des injonctions que
nous jugeons illégitimes et à se forger les armes permettant de ne plus s’y sou-
mettre. Nous ciblons alors dans notre réflexion la situation d’obéissance la plus
problématique, celle qui a lieu sans contrainte. Après avoir dévoilé la super-
cherie, les élèves s’engagent dans une réflexion sur leur responsabilité qui don-
nera lieu à un débat puis à la rédaction d’un dialogue.
Cette séquence marque beaucoup les esprits et modifie avantageusement l’at-
mosphère de classe. Elle permet à la fois d’engager les élèves dans une réflexion
philosophique et d’aiguiser leur esprit critique en développant les qualités cri-
tiques suivantes : savoir résister au conformisme ; savoir résister à des injonc-
tions que nous jugeons illégitimes ; analyser ou évaluer des arguments ; penser
de façon autonome ; savoir remettre en question ses opinions ou son action ;
être ouvert d’esprit ; prendre une position dans une argumentation orale ou
écrite mais avec nuance ; évaluer la crédibilité d’une source d’information ;
définir des termes de façon adaptée au contexte et évaluer les définitions.

1 Je prends soin, dans les semaines ou les mois qui précèdent, d’affirmer explicitement
des valeurs personnelles et institutionnelles en total désaccord avec ce qui leur est
demandé de faire ici (parfois même avec l’aide de la LICRA qui intervint, de façon
convaincante et appréciée par mes élèves, la veille de l’une de ces mises en situation).

251
Ressources pédagogiques utiles
Stéphane Dunand et Sylvain Theulle

Ce court article vise à présenter un certain nombre de ressources utiles


pour les professeurs de philosophie. La liste n’est bien entendu pas exhaustive.

Ouvrages de pédagogie
- Hendrick et MacPherson, What does this look like in the Classroom ?,
John Catt Educational Ltd., Melton, 2017 [Court et efficace, ce petit
livre présente, sous forme d’entretiens avec les meilleurs spécialistes,
des applications du meilleur de la recherche en science de l’éducation
dans la salle de classe (élaborer ses cours, gérer ses classes, évaluer ses
élèves, etc.). En français, on pourra aller voir du côté de la collection
Mythes et réalités, aux éditions Retz]
- Brauer M., Enseigner à l’université, Paris Armand Colin, 2011 [Un
ouvrage clair et efficace qui vous sera utile pour organiser votre tra-
vail et celui des élèves notamment pour construire des cours magis-
traux ou des activités, organiser son année et organiser son temps.]
- Brown P. C., Roediger H.L, McDaniel M. A, Mets-toi ça dans la tête !,
Genève, Markus Haller, 2016 [Ce livre présente l’état des recherches
sur l’apprentissage en sciences cognitives et montre comment les appli-
quer en classe. Le chapitre 8 est le plus directement utilisable et il peut
être lu indépendamment des chapitres précédents.]
- Farina M., Pasquinelli E., Zimmermann G., Esprit scientifique et
esprit critique, Paris, Le pommier, 2018 [Ce livre, qui s’inscrit dans le
programme La main à la pâte, comprend des activités liées à l’esprit

253
critique, souvent menées dans d’autres disciplines, mais transposables
en philosophie.]
- GFEN Secteur philosophie, Philosopher, Tous capables ?, Paris, Chronique
sociale, 2005 [Un livre important dans l’histoire de l’enseignement de la
philosophie. On y trouvera des activités, des réflexions pédagogiques et
une défense de la démocratisation de l’enseignement de la philosophie.]
- Tozzi M., Penser par soi-même, Paris, Chronique sociale, 2020 [Un petit
classique de didactique philosophique par un pionnier des recherches
sur l’enseignement de la philosophie en France.]

Réflexions pédagogiques
- Cospérec Serge, La guerre des programmes, Paris, Lambert-Lucas, 2020
[Un livre utile pour comprendre l’histoire récente du programme de
philosophie. Pourquoi un programme de notions et pas un programme
de problèmes ? Quelles sont les forces en présence dans le champ de
l’enseignement, leurs positions ?]
- Charbonnier Sébastien, Que peut la philosophie ?, Paris, Seuil, 2013
[Une critique radicale des présupposés de la conception traditionnelle
de la philosophie en France (de son élitisme, de sa conception pédago-
gique selon laquelle la philosophie est à elle-même sa propre pédago-
gie). Un plaidoyer en faveur de la démocratisation de l’enseignement
de la philosophie]
- Rapport Derrida Bouveresse [Publié en 1989. Il est à la fois un état des
lieux de l’enseignement de la philosophie en France et un manifeste pour
un renouvellement complet de l’enseignement de la philosophie, dont
les recommandations n’ont pourtant jamais été appliquées jusque-là.]
On trouvera des livres utiles chez divers éditeurs, notamment la collection
Didac Philo aux éditions Lambert-Lucas.

Revues
On lira avec profit les revues suivantes :
- Côté Philo (https://acireph.org/l-acireph-2/notre-revue-cote-philo/)
[La revue de l’ACIREPh, qui comprend à la fois des articles pratiques,
des exemples d’activités et des articles théoriques, sur les programmes
en philosophie, les exercices, etc.]
- Teaching Philosophy (https://www.pdcnet.org/teachphil) [Une revue
dont le titre indique le contenu.]

254
- Diotime (http://www.educ-revues.fr/diotime/) [Une revue consacrée
à l’enseignement de la philosophie au sens large. Chaque publication
comprend des articles pratiques, des articles de recherche, des dossiers]
- Pratiques de la philosophie (http://www.gfen.asso.fr/fr/pratiques_de_
la_philosophie) [La revue du GFEN, le Groupe Français d’Éducation
Nouvelle. Une mine d’activités et de réflexions.]

Sites
- https://eyssette.github.io/ [Site de Cédric Eyssette, rassemblant énor-
mément de documents, cours, textes, conseils pratiques sur l’usage
du numérique]
- https://eyssette.github.io/sujets-philosophie/ [base de données de
sujets de dissertation tombés au bac, avec un moteur de recherche]
- https://eyssette.github.io/sujets-philosophie-bac/explications.html
[base de données d’explications de texte tombés au bac]
- https://www.atelierphilo.fr/ [le site de Guillaume Lequien recueille à
la fois des cours, des activités et des réflexions pédagogiques. On y trou-
vera notamment une mise en œuvre de la pédagogie du cours inversé.]
- https://www.philotozzi.com/ [le site de Michel Tozzi recueille de
nombreuses ressources, théoriques et pratiques, liées à la didactique
de la philosophie.]

Réseaux sociaux
- Enseigner la philosophie [https://www.facebook.com/groups/ensei-
gnerlaphilosophie][le plus grand réseau social des professeurs de phi-
losophie : presque 3 000 collègues échangent des conseils, des cours,
des références]
- Enseigner HLP [https://www.facebook.com/groups/2364164770
521489][le groupe Facebook rassemblant collègues de lettres et de
philosophie, autour de l’enseignement de la spécialité Humanités,
Lettres, philosophie]
- Enseigner la philosophie avec le cinéma et les séries [https://www.face-
book.com/groups/enseignercinephilosophie] [groupe des collègues
de philosophie partageant leurs références cinéma, séries, etc. utili-
sables en cours]

255
Youtube
- Monsieur Phi [https://www.youtube.com/channel/UCqA8H22Fwg
BVcF3GJpp0MQw] [La première chaîne de vulgarisation philoso-
phique française sur Youtube, réalisée par Thibaut Giraud]
- META [https://www.youtube.com/channel/UCUOg Jaic4p3
kwuN7LDJ5ukA/featured] [Une chaîne aux thématiques variées,
orientée vers la préparation aux concours, notamment Science Po]
Il existe de nombreuses autres chaînes de philosophie en français, dont,
entre autres : Philoxime, La philo des écrans, Politikon, Le décodeur philoso-
phique, Le dieu de la philo, Trucs de philo, La bile philo…
- ACIREPh [https://www.youtube.com/channel/UCdMUPcKRrcH
UtDp_FYRo0HA] [chaîne youtube de l’association, qui retransmet
notamment les interventions des journées d’étude]

Jeux
- https://www.profweb.ca/publications/recits/la-caverne-un-jeu-peda-
gogique-pour-apprendre-l-argumentation-en-philosophie [Un jeu dans
lequel on incarne un personnage devant sortir de la caverne, en répon-
dant à diverses énigmes logiques.]
- https://ephiscience.org/jeu [Jeu vidéo coopératif dans lequel les joueurs
doivent répondre du mieux possible à des questions ouvertes mobili-
sant des connaissances philosophiques.]
- https://ayowel.github.io/trust/ [Une présentation interactive de la
théorie des jeux, librement inspirée du livre de Robert Axelrod, The
evolution of trust.]
- https://www.moralmachine.net/hl/fr [Ce site du MIT procède à des
expériences de philosophie expérimentale où vous rencontrerez des
dilemmes du même type que celui du tramway fou.]

Encyclopédies
- https://encyclo-philo.fr/ [Une encyclopédie francophone en cours
de constitution mais déjà très riche, avec des articles de niveau grand
public (GP) ou académique (A).]
- https://plato.stanford.edu/ [L’encyclopédie anglophone de référence,
d’une très grande richesse.]

256
Logiciels utiles
- https://eyssette.github.io/marp-slides/slides/Formation_num%C3%A-
9rique.html#1 [Une présentation d’un très grand nombre d’outils
numériques utiles pour l’enseignement de la philosophie : moteurs de
recherche, logiciels de découpe vidéo, de prise de note, etc.]

257
Propositions de séances
et d’activités

Il est parfois difficile d’avoir des idées pour organiser des activités ou des
séances originales et pédagogiquement bien conçues. De nombreux profes-
seurs sont tiraillés entre, d’un côté, la volonté d’innover, d’essayer de nouvelles
approches, d’impliquer davantage les élèves dans l’enseignement, et, de l’autre,
la peur de s’y risquer « sans filet de sécurité » et l’inertie des formes classiques
d’enseignement, le cours magistral et le cours dialogué. Dans cette partie,
nous avons donc voulu réunir quelques propositions de séances et d’activités
« clé en main ». Il ne s’agit pas d’en faire des modèles à imiter ou des notices
à appliquer mécaniquement mais de fournir des matériaux à partir desquels
l’imagination pédagogique de chacun peut se développer.
Julien Rodriguez présente une séquence sur le bonheur en série technolo-
gique. Bien que le bonheur ne soit plus inscrit au nouveau programme, cette
séquence est l’occasion de montrer comment articuler différentes questions
et modalités de travail.
Nicole Grataloup propose pour sa part de faire jouer le procès d’Antigone
aux élèves. En travaillant sur les discours de Créon et d’Antigone, les élèves
en viennent à construire d’eux-mêmes le problème du rapport entre droit
naturel et droit positif. Ce faisant, cette activité est une excellente manière
d’initier les élèves au travail de problématisation qui demande de construire
un problème.

259
Eva Lerat présente une activité, l’île déserte, qui sert à amorcer la réflexion
sur la politique : les élèves, répartis en groupes, arrivent sur une île déserte et
doivent s’accorder sur des institutions communes et régler des problèmes de
coopération. Quelles solutions vont-ils élaborer ?
Louise Mélin a conçu une activité consistant à soumettre les élèves, répar-
tis en plusieurs groupes, à une série de dilemmes moraux. Il s’agit de pousser
les élèves à expliciter les principes à partir desquels ils formulent leurs juge-
ments moraux afin de dégager les problèmes philosophiques inhérents au
discernement moral.
Gauvain Leconte-Chevillard partage, quant à lui, deux activités permettant
de concrétiser des questions, à première vue assez abstraites, liées à la déduc-
tion, au statut des axiomes en mathématiques et au problème de l’induction.
Serge Cospérec présente une séquence intitulée « qu’est-ce qui nous auto-
rise à dire que… ? ». Il s’agit d’amener les élèves à prendre conscience des dif-
férences de statut qui existent entre différents jugements et donc à distinguer
différents régimes de parole, permettant ainsi d’initier les élèves aux enjeux
de la justification.
Gérard Malkassian pose quant à lui la question de la justification de l’es-
clavage. En travaillant précisément sur des textes d’Aristote, de Hobbes et de
Rousseau, les élèves sont amenés à prendre conscience de la subtilité et de la
complexité des argumentations avancées : des arguments identiques peuvent
servir à démontrer deux thèses opposées et des arguments opposés peuvent
servir à démontrer la même thèse.
Thomas Crespo, enfin, propose deux activités qui reposent sur le visionnage
de courtes vidéos, l’une sur la « mesure » de l’homosexualité, qu’il a testée
dans la classe d’un collègue, Émile Petitjean, l’autre sur la question des biais
sexistes en archéologie. Dans les deux cas, il s’agit d’interroger les concepts
d’objectivité et de neutralité scientifiques et d’amener les élèves à prendre
conscience des liens complexes qui existent entre science et politique.

260
Un exemple de séquence
en enseignement technologique
inspirée d’un propos d’Alain
Julien Rodriguez

Corriger le baccalauréat en séries technologiques (ou lire les copies de ses


propres élèves le jour de l’examen) est une expérience intéressante et pertur-
bante. Perturbante, parce qu’elle donne l’impression que notre travail dans
l’année a été assez largement inutile. Intéressante, parce que cet échec doit être
un stimulant qui nous conduit à chercher des solutions.
Disons-le pour commencer : les copies de bac en séries technologiques sont
actuellement lamentables. Tellement lamentables que nous sommes contraints
de renoncer à nos exigences élémentaires. Une année, par exemple, j’ai cor-
rigé des dissertations sur : « La technique nous éloigne-t-elle de la nature ? ».
Les copies médianes affirmaient que le développement technique nous a coupés
de la nature, mais qu’aujourd’hui la nature se venge et ses tsunamis détruisent
nos usines. Puisque c’est la copie médiane, il faut bien mettre autour de 9 et
accepter une personnification de la nature, que les élèves présentent sans aucun
recul critique. D’une façon générale, on sur-valorise tout et n’importe quoi :
une reprise du cours même si c’est hors-sujet, une définition correcte même
si le candidat l’oublie aussitôt, s’exprimer clairement même si c’est pour dire
des bêtises, une citation d’auteur même si elle est utilisée comme un pur argu-
ment d’autorité, etc.
Certains collègues en viennent à dire que les élèves de séries technolo-
giques arrivent en terminale avec trop de lacunes et sont incapables de faire
une dissertation. Je n’y crois pas. L’expérience m’a convaincu au contraire que

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les élèves peuvent réussir à faire une dissertation, à condition qu’on prenne
le temps de leur fournir le matériau nécessaire et surtout d’assimiler ce maté-
riau. Toutefois, ce rythme patient est peu compatible avec nos programmes et
il faudrait, selon moi, réduire encore le nombre de notions à traiter dans l’an-
née, si l’on voulait former correctement nos élèves.

Un exemple de séquence
Dans l’un de ses Propos, intitulé « les cours et l’enseignement », Alain
explique que le professeur gagnerait à s’inspirer du modèle de l’instructeur
militaire, qui offre un modèle d’éducation vraiment démocratique. En effet,
l’école est prétendument démocratique, mais sert souvent plutôt à sélection-
ner une élite, en dispensant un enseignement qui ne convient vraiment qu’au
meilleurs, capables d’assimiler les connaissances à la volée. L’instructeur mili-
taire, au contraire, a besoin que tous sachent utiliser un fusil ; il ne présentera
donc pas, en langage fleuri, tous les types de fusil, mais s’assurera que chaque
élève soit capable de se servir d’un type de fusil, en le démontant et en le remon-
tant, patiemment et plusieurs fois. De même, les élèves devraient apprendre à
penser en démontant et remontant quelques arguments, au lieu de parcourir
en courant toute l’histoire des idées. Je voudrais raconter comment j’ai tenté
d’appliquer cette méthode pour élaborer un cours sur le bonheur, qui était
le cours préféré de mes élèves (environ 95 % de satisfaction selon une petite
enquête anonyme que je réalise chaque année en juin)1 et qui leur permettait
de progresser réellement.

Le cours sur Rousseau
Le cours s’appuie sur un texte de Rousseau tiré de l’Émile (Livre II) :
C’est l’imagination qui étend pour nous la mesure des possibles,
soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les
désirs par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paraissait d’abord
sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le poursuivre ; quand on
croit l’atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous.
Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ;
celui qui reste à parcourir s’agrandit, s’étend sans cesse. Ainsi l’on
s’épuise sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouis-
sance, plus le bonheur s’éloigne de nous.

1 Cet article a été publié (dans une forme un peu plus longue) alors que « le bonheur »
était encore au programme. Par ailleurs, le format de l’explication de texte était diffé-
rent de ce qui est en vigueur aujourd’hui (voir infra).

262
Au contraire, plus l’homme est resté près de sa condition naturelle,
plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins
par conséquent il est éloigné d’être heureux. Il n’est jamais moins
misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne
consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui
s’en fait sentir.

Tout d’abord nous lisons le texte, afin d’éclaircir le vocabulaire et de déga-


ger le plan et la thèse (1 h). Cela nous permet de faire la méthode de la ques-
tion de synthèse1 et de commencer à habituer les élèves à lire patiemment un
texte. En les interrogeant très souvent, on fait surgir faux-sens et contresens
et surtout on leur montre comment les rectifier en s’appuyant sur l’étymolo-
gie, les mots de la même famille, la structure grammaticale, les connecteurs
logiques et surtout les éléments de contexte. En début d’année, les élèves inter-
prètent tout trop vite et imprudemment. Les textes les plus simples font l’objet
de contresens grossiers, qu’un peu d’attention et de rigueur permettent d’évi-
ter. Mais il ne suffit pas de dire aux élèves de faire attention et vérifier leurs
interprétations, il faut le faire avec eux.
Au début de la séance suivante, comme au début de chaque séance pendant
toute l’année, un élève est tiré au sort et interrogé sur le cours précédent qu’il
devait relire en soulignant les points importants (il est évalué sur 10).
Puis nous faisons des exercices sur les questions d’analyse. Ici encore les élèves
vont au début trop vite et se contentent d’une ou deux lignes de paraphrase.
J’impose au contraire une réponse en quatre points : reformulation, exemple,
argument, conclusion (que j’appelle la méthode « RÉAC »). On applique cette
méthode à des phrases tirées de l’actualité, pour montrer l’utilité de chaque
étape et bien distinguer argument et exemple. Parallèlement, nous rédigeons
collectivement la réponse à la première question d’analyse : plusieurs élèves
reformulent, trouvent un exemple, etc. et nous notons dans le cahier les meil-
leures formules. Cette pratique, inspirée du cours imaginé par Alain (« les
meilleures [trouvailles des élèves] auront l’honneur du tableau noir »), flatte
les élèves, puisque le professeur dicte leurs propres phrases, et en incite cer-
tains à participer à l’oral.
Séance 3 : deuxième question d’analyse. Cette fois-ci, on utilise la méthode
décrite par Alain. Je les préviens que l’exercice sera noté et je fais personnelle-
ment l’explication d’un passage. Je parle assez vite, ceux qui veulent peuvent
prendre des notes. Puis ils ont quinze minutes pour rédiger leur version de la
réponse, s’inspirant de ma réponse mais avec leurs propres mots et en trouvant

1 À l’époque c’était la première question du sujet. Le nouveau format a inversé les choses,
en commençant par les questions d’analyse.

263
un exemple original (quelques copies tirées au sort sont ramassées). Puis nous
élaborons ensemble une correction dictée.
Les copies ramassées sont corrigées avant la séance suivante. Les meilleures
réponses sont tapées à l’ordinateur, légèrement amendées au besoin, photo­
copiées et distribuées au cours suivant en complément du cours.
Pour préparer la quatrième séance, les élèves doivent faire la troisième ques-
tion d’analyse à la maison1. L’idéal est qu’ils déposent leur travail sur Pronote
la veille du cours ; je peux ainsi vérifier sans peine que le travail est fait, corri-
ger à l’avance quelques exercices et en choisir certains qui seront ­vidéo-projetés
en classe. Pendant le cours, on commente ensemble quelques réponses, on les
note éventuellement et je dicte une correction qui pioche des passages dans
les exercices que l’on vient de corriger.
Ensuite nous passons à un cours de méthode sur l’argumentation qui pré-
sente et justifie les exigences de l’exercice (1 h), en lien avec la question 32 et la
méthode de la dissertation.
Concernant le texte de Rousseau, la question 3 demandait « Pour être heu-
reux, faut-il limiter ses désirs ? » et nous y répondions en suivant le plan sui-
vant : I) À première vue, limiter ses désirs apporterait le bonheur (rappel des
arguments tirés des questions d’analyse). II) Objections. III) Réponses à ces
objections. Une version rédigée de la première partie est distribuée aux élèves à
la fin de la séance de méthodologie ; ils doivent la lire en soulignant les points
importants pour la séance suivante.
La sixième séance est consacrée à la formulation d’objections contre la thèse
de Rousseau. Les élèves en trouvent (souvent avant cette étape on avait déjà mis
de côté des objections formulées spontanément lors des séances précédentes)
et, avec un peu d’aide du professeur, ces objections finissent par être d’assez
bonne qualité pour mériter d’être notées dans le cahier et être rapprochées
de ce que disent certains philosophes de la tradition. Le plus souvent ce sont
les deux suivantes : d’une part, limiter ses désirs est impossible, car l’homme
en veut nécessairement toujours plus. On peut décider de ne pas satisfaire un
désir, mais on ne peut pas décider de ne plus l’éprouver. D’autre part, limi-
ter ses désirs, si c’était possible, ne conduirait pas au bonheur, mais à une vie
monotone et ennuyeuse.
Enfin, la septième séance montre comment Rousseau répondrait aux objec-
tions trouvées par les élèves. D’une part, limiter ses désirs ne conduit pas à l’en-
nui, car limiter le désir, ce n’est pas le détruire. Rousseau ne nous recommande

1 À l’époque, il n’y avait que deux ou trois questions d’analyse.


2 Dans l’ancien format d’explication de texte, les élèves devaient terminer leur exercice
en faisant une « petite » dissertation qui reprenait, prolongeait et discutait le texte.

264
donc pas de ne rien désirer, mais d’apprendre à nous concentrer sur des désirs
accessibles et à les traiter un par un, sans nous presser, mais en nous investis-
sant pleinement dans nos actions, afin de tirer de chacune de nos satisfactions
un plaisir plein et entier. D’autre part, limiter ses désirs n’est pas impossible,
mais simplement difficile, car cela suppose une réorientation de nos désirs, qui
suppose elle-même une solide réflexion personnelle sur les impasses d’un désir
non maîtrisé et une capacité à faire abstraction du regard des autres.

Le DM sur Nietzsche
Parallèlement au cours, les élèves rédigent en DM, les questions 1 et 21 por-
tant sur un texte de Nietzsche, tiré de La Volonté de puissance, qui présente
une thèse opposée à celle de Rousseau. En effet, Nietzsche y explique que les
hommes supérieurs recherchent le plaisir comme victoire, alors que les fati-
gués de la vie cherchent leur plaisir dans le repos et le délassement. Les élèves
rendent ce travail au moment où l’on commence le cours sur le travail d’argu-
mentation à partir du texte de Rousseau et, dans l’idéal (ce qui n’est pas tou-
jours facile), ils récupèrent les copies corrigées à la fin du cours sur Rousseau.
On enchaîne alors avec deux heures consacrées à la correction du DM, qui
portent à la fois sur le fond et sur la méthode (séances 8 et 9).
Désormais le texte de Nietzsche est lui aussi compris et les élèves peuvent
faire le travail d’argumentation à la maison, tandis qu’on commence un autre
chapitre. Dans leur travail, ils doivent reprendre les principaux arguments de
Nietzsche en les confrontant avec les thèses de Rousseau vues en cours, afin
de construire leur propre thèse sur le bonheur.
La plupart des élèves jouent le jeu, les copies sont satisfaisantes et on atteint
une moyenne autour de 10 ou 11/20 sans avoir besoin de tricher sur le barème,
mais en exigeant au contraire argumentation, clarté et nuances. Par ailleurs,
on peut considérer que ces travaux représentent une réelle réflexion person-
nelle, dans la mesure où les réponses proposées sont diverses : certaines copies
sont clairement nietzschéennes, d’autres résolument rousseauistes et d’autres
proposent des synthèses plus ou moins habiles. Une dernière heure propose
une correction aux élèves (séance 10).

Le bac blanc
La question du bonheur est à nouveau abordée lors du bac blanc, où l’un
des sujets demande aux élèves de réutiliser les connaissances vues en classe
pour traiter un autre sujet (par exemple : « Le bonheur dépend-il de notre

1 Correspondant à peu près aux questions d’analyse et de synthèse dans le format actuel
de l’épreuve.

265
volonté ? »). Le sujet est choisi de telle sorte qu’on puisse le traiter convenable-
ment en utilisant uniquement les références données en classe. Ici c’est le cas,
puisque bien connaître les arguments de Rousseau et Nietzsche permettraient
de trouver les 8-9 idées attendues dans les meilleures dissertations.
Par ailleurs, faire un deuxième exercice sur la même notion permet de cor-
riger un défaut fréquent : les élèves sérieux ont tendance à faire du hors-sujet
en récitant le cours, au lieu de réutiliser le cours sur une question différente.
Le corrigé nécessite bien deux heures.

Conclusion
Que conclure de cette expérience ? Tout d’abord, que le lieu commun consis-
tant à dire que les élèves de séries technologiques seraient incapables de faire
de la philosophie est faux. Si on a pris le temps de vérifier l’acquisition des
connaissances et de la méthode et si le cours a fourni des arguments adaptés au
sujet, sans avoir fourni de réponse toute faite, les élèves de séries technologiques
sont capables de rendre des copies honorables et de développer une réflexion
personnelle et critique. Bien sûr, tous ne réussissent pas et seuls quelques-uns
réussissent très bien, mais le niveau moyen des copies est satisfaisant.
Le cours m’apporte donc satisfaction ; pourtant je ne pourrai pas réutili-
ser ce schéma le reste de l’année. En effet nous avons « dépensé » 12 heures
de cours + un des sujets du bac blanc sur un seul chapitre, ce qui est trop long.
Pourtant ce n’est pas encore suffisant, car les élèves pourraient encore être
totalement démunis face un sujet portant sur le bonheur. En effet, notre cours
ne dit rien sur les rapports entre bonheur et politique (« Est-ce à la loi de déci-
der de mon bonheur ? », « L’existence de règles communes est-elle un obstacle
au bonheur ? », etc.) ni sur les rapports entre morale et bonheur (« Peut-on être
heureux dans un monde injuste ? », etc.) ni sur des sujets comme « Suffit-il de
croire que l’on est heureux pour l’être ? », « Peut-on ne pas vouloir être heu-
reux ? », « Puis-je être heureux sans être libre ? », etc. Il nous faudrait donc
davantage de temps encore pour préparer correctement les élèves même sur
une seule notion, probablement une vingtaine d’heures par notion.
Le programme actuel a diminué le nombre de notions, les faisant passer
de 10 à 7 (pour 33 semaines de cours). C’est certes un progrès, mais cela ne
laisse que 9 heures sur chaque notion, méthodologie, devoirs et corrigés com-
pris. Il faudrait donc aller plus loin et limiter le programme à deux ou trois
notions. C’est seulement à ce prix qu’on aura le temps de permettre aux élèves
d’assimiler réellement les arguments des auteurs, de les soumettre à un exa-
men personnel et d’en tirer assez d’arguments pour construire de véritables
dissertations sur les sujets qui leur sont proposés à l’examen.

266
Le procès d’Antigone1
Nicole Grataloup

Comment mettre en débat, en classe ou avec des adultes, un ensemble de


questions aussi complexes que celles-ci : qu’est-ce qui est juste ? Est-ce ce que
dit le droit, ou la loi positive (celle qui est posée par l’autorité politique en
place) ? Est-ce ce que prescrit une norme supérieure de justice, norme divine
ou naturelle ? Où trouver cette norme ? A-t-on le droit de désobéir à la loi posi-
tive, et au nom de quoi ?
Nous avons expérimenté de nombreuses fois en classe et quelques fois avec
des adultes en stage une façon de le faire, qui est de jouer un procès d’Antigone.
Pourquoi ce choix ? Choix de la forme « procès » d’une part : une situation
concrète de désobéissance à la loi, et la nécessité d’avoir à trancher la question
de la culpabilité de l’auteur de cette désobéissance, en examinant les argu-
ments qui permettent de trancher cette question. C’est la multiplicité, la diver-
sité et le caractère contradictoire des arguments mis en œuvre dans le procès
« concret » qui permettent d’appréhender la complexité des questions « abs-
traites » sur le droit et la justice, et de penser les concepts que ces questions
mettent en jeu. Choix, d’autre part, d’un « cas » pris non pas dans l’actua-
lité immédiate, mais dans la mythologie : le mythe instaure une distance que
n’autoriserait pas un cas d’actualité, mais en même temps propose des person-
nages emblématiques, des figures dont la charge de signification est très forte.
Freud le disait déjà à propos d’Œdipe : « Si la destinée d’Œdipe nous émeut,
c’est parce qu’elle aurait pu être la nôtre, parce qu’à notre naissance l’oracle a
prononcé contre nous cette même malédiction ». Les mythes mettent en scène
les questions cruciales pour toute l’humanité, les allégorisent, les personnifient,

1 Ce texte est repris de la revue Dialogue, n°118, 2005 (accessible en ligne).

267
et nous les rendent sensibles et proches. C’est cette conjonction d’une distance
nécessaire à la réflexion et d’une proximité qui rend possible la prise en charge
d’une question qui nous a intéressés dans ce choix d’Antigone.

Le dispositif
Le point de départ est constitué de deux extraits de l’Antigone de Sophocle :
le discours dans lequel Créon justifie son interdit de donner une sépulture à
Polynice, et le dialogue entre Créon et Antigone dans lequel celle-ci explique
les raisons de sa décision de passer outre cet interdit. Tous les élèves reçoivent
ces deux extraits, et sont répartis en quatre groupes : les accusateurs ­d’Antigone,
ses défenseurs, les juges qui devront à la fin donner leur verdict, des observateurs
(on peut imaginer des journalistes, par exemple) qui devront ensuite rendre
compte du procès. Dans le temps de préparation (environ une heure), tous les
groupes doivent rechercher des arguments pour tenir leur rôle, anticiper sur
les arguments qui pourront être échangés, soit, dans le cas des accusateurs et
des défenseurs, pour pouvoir y répondre, soit, dans le cas des juges, pour pou-
voir interroger les deux parties, soit enfin, dans le cas des observateurs, pour
pouvoir évaluer la pertinence des débats et en rendre compte.
Le déroulement du procès (une heure) commence par l’énoncé du cas et
des chefs d’accusation par les juges, qui donnent ensuite la parole à l’accusa-
tion et à la défense, et dirigent le débat entre accusateurs et défenseurs, en les
incitant à pousser plus loin leur argumentation. Puis les juges donnent leur
verdict, et les observateurs présentent leur analyse de ce qu’ils viennent d’en-
tendre (ils peuvent aussi ne présenter leur rapport qu’au cours suivant, pour
avoir un temps d’élaboration suffisant), et une discussion s’engage dans la
classe sur cette base1.

Les éléments du débat


L’intérêt de cette forme de travail est d’abord qu’il s’agit d’élaborer un pro-
blème philosophique à partir d’une question concrète : Antigone est-elle cou-
pable ou non ? Le problème philosophique (celui du rapport entre droit positif
et droit naturel ou divin, celui de la désobéissance à la loi positive au nom d’un
idéal supérieur de justice) n’est pas donné, il est à construire. C’est ce qui se
passe lors du procès, puisque les débatteurs, ayant à trancher une question

1 Quand on a la chance d’avoir une heure dédoublée avec les classes technologiques,
il est intéressant de faire préparer le procès pendant l’heure de classe entière, et de le
faire jouer pendant l’heure en demi-classe, afin qu’un plus grand nombre d’élèves
puissent effectivement participer aux argumentations du procès.

268
concrète, doivent trouver les moyens conceptuels de la résoudre, s’interroger
sur les fondements philosophiques des arguments en présence. Ils sont ainsi
amenés à interroger, dans le discours d’Antigone, le fait qu’elle se réfère à la
fois à la loi divine, éternelle, universelle, et à la loi du sang, aux liens de famille
et aux sentiments qui l’unissent à son frère mort, à se demander, donc quelle
légitimité peut résulter de cette ambiguïté. De même, l’examen du discours
de Créon donne lieu à un questionnement sur la légitimité de son pouvoir,
au-delà de sa légalité ; sur les conditions de cette légitimité, avec ce paradoxe
que lui aussi a une double référence : à la fois à la raison d’État, au bien public
de la Cité, et à Zeus – « qui voit tout et à toute heure ». Si les dieux sont invo-
qués par les deux discours, comment trancher ?
Ainsi s’élaborent peu à peu les termes du problème : la distinction entre
l’ordre humain et l’ordre divin, et, dans l’ordre humain, entre la loi du sang et
la loi de la Cité ; la distinction entre légalité et légitimité, la distinction entre
morale et politique, à la fois du point de vue de la légitimité, mais aussi de
l’extension du domaine de la loi (Créon a-t-il le droit de légiférer sur la sépul-
ture ? à qui appartient le mort, à sa famille ou à la Cité ?) etc.

Les suites possibles et l’exploitation de la démarche


On peut d’abord mener un travail sur ces concepts par la lecture de textes
philosophiques : par exemple les textes de Hans Kelsen, théoricien du posi-
tivisme juridique, et de Léo Strauss qui défend l’idée d’un droit naturel (ces
textes se trouvent dans beaucoup de manuels de philosophie). La démarche
facilite la lecture des textes, puisque le problème a été clairement identifié et
formulé, et les élèves ne font plus les contre-sens qu’ils font habituellement
lorsque les textes leur sont présentés de but en blanc.
Ensuite, la démarche est un bon exercice d’argumentation puisqu’il faut
convaincre des juges et qu’une décision est en jeu. On peut donc l’exploiter
dans le cadre d’un apprentissage de la dissertation. D’une part, cela permet
d’apprendre à élaborer un problème : les élèves peuvent prendre conscience
par ce travail qu’un problème philosophique se construit, alors qu’ils sont plu-
tôt habitués, dans les autres disciplines, à résoudre des problèmes déjà posés,
et que c’est cette « habitude » qui fait le plus souvent obstacle à leur compré-
hension de ce que nous entendons par « problématisation ». Il faut alors ana-
lyser comment on l’a construit à partir de la question concrète de la culpabilité
d’Antigone : par la remise en question des évidences qui ne manquent pas d’ap-
paraître comme premiers arguments (la loi c’est la loi, donc elle est coupable
contre Créon n’est qu’un tyran, c’est Antigone qui a raison), donc par un tra-
vail de complexification, par l’analyse des présupposés de chacun des discours

269
ou des thèses en présence, donc par un travail de dévoilement, par les distinc-
tions conceptuelles, donc par un travail rigoureux de nomination, et d’élu-
cidation du sens des mots. Cette analyse doit être menée avec les élèves pour
qu’ils puissent ensuite transposer ces acquis sur d’autres sujets.
D’autre part, cette démarche peut montrer ce que signifie « travailler un
exemple », alors que souvent les élèves se contentent de « donner » un exemple,
laissant au lecteur-correcteur le soin d’en deviner la signification : ici, ils s’en
tiendraient à l’exposé des faits. Après avoir joué et analysé le procès, ils sau-
ront que cela ne suffit pas, que l’exemple ne vaut que si on dit de quoi il est
exemple et si l’on s’en sert pour progresser dans son argumentation ; mais sur-
tout, ils auront expérimenté une fois (mais nul doute qu’il faudra y revenir !)
comment on peut faire parler un exemple, et tout ce qu’on peut lui faire dire.
Enfin, sur le plan de la mise en forme de l’argumentation, le fait d’avoir vécu
le débat entre les défenseurs et les accusateurs, les uns répondant aux autres,
énonçant, explicitant, contestant des arguments permet aux élèves d’avoir
une vision moins schématique et moins simpliste du plan de la dissertation :
ils seront moins tentés de figer leur réflexion dans le schéma « thèse-antithèse »
(dont on a beaucoup de mal à les faire sortir) et pourront construire un raison-
nement où les arguments se répondent, donc un débat dont les étapes consti-
tuent un approfondissement progressif du problème.
Il me semble donc que cette forme de débat en classe – débat fortement
contraint par des consignes strictes et par les exigences de sa forme, précisé-
ment – vaut bien au-delà du plaisir ludique qu’il procure (ce qui ne serait déjà
pas négligeable !). Il vaut comme mode d’appropriation de contenus complexes,
comme exercice d’argumentation, et, à condition qu’on le travaille en ce sens,
comme apprentissage de quelques-unes des compétences nécessaires à l’écri-
ture de la dissertation.
Au-delà de cela, il vaut aussi comme travail sur les concepts qui permet
de lire autrement les questions politiques, les questions de société contempo-
raines : on n’est pas parti d’un problème d’actualité, mais on peut y revenir,
après la démarche, et les regarder en étant « outillés » par les concepts qu’on
y a construits. J’ai vu, par exemple, après le procès d’Antigone, des élèves dis-
cuter sur le problème d’une éventuelle loi sur l’euthanasie, d’une manière
particulièrement pertinente.

Textes utilisés
Discours de Créon
CRÉON : Est-il possible cependant de bien connaître l’âme, les sentiments,
les principes d’un homme quelconque, s’il ne s’est pas montré encore dans

270
l’exercice du pouvoir, gouvernant et dictant les lois ? Eh bien ! voici ce qu’il
en est pour moi. Celui qui, appelé à conduire un État, ne s’en tient pas tou-
jours au bon parti et qui demeure bouche close par crainte de qui que ce soit,
celui-là, aujourd’hui et toujours, est pour moi le dernier des hommes. Et de
même, qui s’imagine que l’on peut aimer quelqu’un plus que son pays, à mes
yeux, ne compte pas. Moi, au contraire – Zeus m’en soit témoin, Zeus qui voit
tout et à toute heure – moi, je ne puis me taire, quand, au lieu du salut, j’en-
trevois le malheur en marche vers ma ville ; pas plus que je ne puis tenir pour
mon ami un ennemi de mon pays. Ne sais-je pas que c’est ce pays qui assure
ma propre vie et que, pour moi, lui garantir une heureuse traversée constitue
le seul vrai moyen de me faire des amis ? Les voilà, les principes sur lesquels je
prétends fonder la grandeur de Thèbes. Et c’est pour leur être fidèle qu’en ce
qui concerne les deux fils d’Œdipe j’ai déjà proclamé ceci. Étéocle est tombé
en défendant sa ville, après s’être couvert de gloire à la bataille : on l’ensevelira
donc, lui, dans un tombeau ; on accomplira tous les rites qui doivent suivre un
héros sous la terre. Son frère, en revanche, ce Polynice qui n’est rentré d’exil
que pour mettre à feu et anéantir le pays de ses pères et les dieux de sa race,
pour s’abreuver du sang des siens, pour emmener les thébains en servage, j’ai
solennellement déjà personnellement interdit que personne ne lui accorde ni
tombeau ni chant de deuil. J’entends qu’on le laisse là, cadavre sans sépulture,
pâture et jouet des oiseaux ou des chiens. Mon sentiment est net : jamais des
malfaiteurs ne passeront dans mon estime avant les bons citoyens. Qui au
contraire se dévouera à ce pays, mort ou vivant, de moi recevra même hommage.

Discours d’Antigone
CRÉON : Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ?
ANTIGONE : Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! ce n’est pas
la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois
qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi
fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres
lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là,
ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là,
pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m’exposer à leur vengeance chez
les dieux ? Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand bien même
tu n’aurais rien défendu. Mais mourir avant l’heure, je le dis bien haut, pour
moi, c’est tout profit : lorsqu’on vit comme moi, au milieu de malheurs sans
nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort, pour moi
n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré que
le corps d’un fils de ma mère n’eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau.
De cela, oui, j’eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute

271
agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui me traite
de folle. (…) Tu me tiens dans tes mains : veux-tu plus que ma mort ?
CRÉON : Nullement : avec elle, j’ai tout ce que je veux.
ANTIGONE : Alors pourquoi tarder ? Pas un mot de toi qui me plaise, et j’es-
père qu’aucun ne me plaira jamais. Et, de même, ceux dont j’use sont-ils pas
faits pour te déplaire ? Pouvais-je cependant gagner plus noble gloire que celle
d’avoir mis mon frère au tombeau ? Et c’est bien ce à quoi tous ceux que tu vois
là applaudiraient aussi, si la peur ne devait leur fermer la bouche. Mais c’est
– entre beaucoup d’autres – l’avantage de la tyrannie qu’elle a le droit de dire
et faire absolument ce qu’elle veut.

272
L’île déserte,
amorcer la question politique
Eva Lerat

Il y a des choses que j’ai mis des années à comprendre ou à construire, en tant
que professeure de philosophie. Dans le but de faire gagner un petit peu de
temps, je voudrais d’abord partager deux principes :
- N’hésitez pas à aller chercher les élèves là où ils sont : c’est le seul moyen
de les amener quelque part avec vous – à défaut, ils resteront où ils
sont et vous partirez seul·e.
- N’hésitez pas à les mettre au travail.
On croit parfois, en tant que jeune professeur, qu’on doit travailler tout le
temps, et ça se traduit par un feu d’artifice de problématisations foisonnantes,
de connaissances précises, de discours et questionnements pointus. Mais notre
métier, notre travail, c’est d’abord de mettre les élèves au travail, de leur faire
expérimenter la réflexion philosophique. Certes, cela peut effectivement passer
par le « spectacle » d’un professeur qui fait de la philosophie devant eux, mais
cela passe aussi – et, je crois, surtout – par l’épreuve de leur propre réflexion.
C’est dans cette perspective que je voudrais proposer un exemple d’exer-
cice, de mise au travail des élèves.

Genèse
Il s’agit d’un exercice pour introduire à la question politique.
Ce que je cherchais à faire, c’était à trouver une manière d’amener mes
élèves à prendre conscience de l’importance capitale de la politique et du fait

273
que tout, dans nos vies d’êtres humains, d’êtres sociaux, est politique et est le
résultat donc de décisions, de choix, de conceptions du monde et de valeurs.
Mais comme je me méfiais de l’obstacle pédagogique que constituent les
préjugés à propos de la « politique politicienne » et notamment la croyance
en une extériorité de la politique par rapport à nos vies, je ne voulais pas leur
asséner cela de l’extérieur. C’est pourquoi j’ai tenté de concevoir un disposi-
tif leur permettant d’en faire une sorte d’expérience d’abord, mais aussi per-
mettant d’initier une réflexion de leur part.
C’est ainsi qu’est né le dispositif que j’appelle « l’île déserte ». Depuis, j’ai
appris que bien des professeurs avaient développé le même type d’exercice :
n’hésitez pas à aller regarder.

Le dispositif
Tout d’abord, on organise la classe en grands groupes : deux ou trois dans
une classe complète, c’est-à-dire des groupes de 7 à 12 élèves.
Cela fait beaucoup d’élèves et c’est une véritable difficulté, mais cela fait
justement partie de l’expérience : si on considère la politique comme l’organi-
sation de la vie en commun, alors plus on est nombreux et plus c’est complexe
et il peut être intéressant que les élèves en fassent l’expérience. Cette question
d’échelle sera justement un nœud de réflexion par la suite, durant le cours.
Ensuite, le travail se divise en quatre étapes :
1. La première est une ruse.
2. La deuxième demande aux groupes d’organiser la vie en commun et
de se poser les questions pour eux essentielles, ainsi que de mettre en
lumière les valeurs fondamentales pour le groupe.
3. La troisième amène une complication (une par groupe) qui pourrait
remettre en question l’organisation et/ou les valeurs du groupe.
4. La dernière consiste en un oral « public » de la part du groupe entier
qui répond aux questions et objections du professeur et des autres élèves.
La première ne donne lieu qu’à une mise en commun si possible très rapide ;
la deuxième donne lieu à un écrit commun et la troisième débouche sur l’oral
de la quatrième.

274
Première étape (12 minutes) : travail individuel

Scénario :
Votre avion a dû amerrir en catastrophe.
Vous êtes les seuls à avoir réussi à rejoindre le rivage, que ce soit en canot ou,
pour certains, emportés par les flots.
Vos possessions se résument à vos gilets de sauvetage (munis de sifflets) et aux
vêtements que vous aviez durant le vol, au canot pneumatique de sauvetage et
aux trois kits de survie qu’il contient (3 fusées éclairantes, une lampe de poche,
une trousse de premiers secours, un miroir, un couteau de survie, un kit de pêche,
30 rations de survie, une vingtaine de rations d’eau et un petit système de désa-
linisation d’eau). Tout le reste est perdu.
Sur la plage, vous apercevez quelques rescapés.
Questions
Quelles sont vos premières actions, vos premières décisions ?
Qu’est-ce qui vous paraît important, urgent ?
Quelles valeurs vous paraissent essentielles pour aborder les heures, les jours
et peut-être même les semaines ou les mois qui se profilent dans cette île, avec
les quelques rares survivants que vous apercevez sur la plage ?
Notez vos réponses individuellement.

La fonction de cette première étape est de dépasser ce que j’appellerais


« l’écueil Koh Lanta ».
Bien des élèves sont en effet enthousiastes à l’idée de se raconter mutuelle-
ment la manière dont ils feraient un feu, mangeraient des choses ignobles, etc.
Beaucoup adorent se représenter dans cette situation complètement fictive.
Mais le meilleur moyen d’échapper à « l’écueil Koh Lanta » est de leur pro-
poser cet exercice en fin d’heure. Ainsi, ils pourront échanger sur leurs idées
en dehors du cours et reviendront à la séance suivante avec une certaine appé-
tence et une grande curiosité.
Mais surtout, il est intéressant de voir s’esquisser durant cette étape les
valeurs individuelles des élèves : certains en effet, décident de chercher s’il y a
d’autres naufragés, viennent en aide aux blessés, etc., d’autres sont déjà en train
de s’imaginer faire un feu, s’approprier de la nourriture ou tenter de fuir. Cette
disparité entre eux sera parfois à l’origine de débats, lors des étapes suivantes.

275
Deuxième étape (entre 40 et 55 minutes) : travail de groupe

Scénario :
Au bout d’une quinzaine de jours et après exploration intense de l’île, il s’avère
que celle-ci est inhabitée. D’après vos observations du ciel et de la mer, il y a
peu de chances que votre canot survive à une excursion au-delà de la barrière
de corail : les vagues sont violentes et vous apercevez les ailerons d’un certain
nombre de requins. En revanche, il y a de l’eau potable et, en vous organisant
bien, vous ne devriez pas manquer de nourriture même s’il faut parfois aller la
chercher loin.
Il semblerait ainsi que vous allez devoir rester un certain temps sur cette île :
des semaines, des mois, peut-être même ne serez-vous jamais secourus.
Il va donc falloir vous organiser pour vivre ici.
→ Discussion de groupe sur la manière dont vous voulez vous organiser pour les
prochains mois, en attendant d’improbables secours.
Travail à faire et à rendre :
Notez sur la feuille A3 votre projet d’organisation de la vie du groupe dans l’île.
Vous diviserez la feuille en trois :
1. Une colonne organisation,
2. Une colonne recensant les désaccords et difficultés rencontrées entre
vous durant la discussion,
3. Et enfin une colonne indiquant les difficultés auxquelles vous pensez que
vous risquez d’être confrontés à plus long terme (et cherchez comment
vous allez chercher à les résoudre.)
Propositions de réflexion : la question de l’organisation du travail si vous pensez
travailler, de la vie collective, de l’intimité, de la sexualité, du partage éventuel
de la nourriture (est-on « propriétaire » de la nourriture qu’on a trouvée, cueillie,
chassée, pêchée, ou bien toute la nourriture doit-elle être commune ?) et des
fournitures que vous avez, la question des prises de décision (comment seront-
elles prises ? Par qui ?), etc.

Cette deuxième étape du travail donne donc lieu à un écrit : il s’agit pour
les élèves d’expliciter non seulement leur modèle de société mais de rendre
compte des discussions qui ont présidé à cette élaboration ainsi que des argu-
ments qui l’ont emporté et de la manière dont ils ont finalement tranché et
pris leur décision.
Ici, l’une des difficultés tient au fait qu’alors même qu’ils peuvent avoir des
échanges houleux et/ou passionnants, cela n’apparaît pas nécessairement sur
leur feuille. Ils ont tendance à aller vers les solutions, vers les résultats, effaçant
les difficultés et les problèmes.
Le professeur doit donc souvent passer parmi les groupes pour s’assurer que
ce qui importe est effectivement noté correctement sur les feuilles.

276
De manière générale, je ne saurais trop conseiller de passer de groupe en
groupe. Outre que cela permet de découvrir littéralement certains élèves, c’est
très réjouissant car leurs discussions sont souvent riches et intéressantes. De plus,
cela permet ici d’attirer leur attention sur une limite de leur raisonnement, là
sur un problème qu’ils n’auraient pas aperçu, ou simplement de les pousser à
chercher encore plus loin.
Selon les années, il arrive que je pré-corrige ces comptes-rendus et que je
leur demande de les compléter ensuite avant de les noter ; ou encore que je les
pré-corrige et que je leur demande d’en faire un compte-rendu oral.
Généralement, une fois cette première double étape passée, je commence
le cours.

277
Troisième étape (1 heure) : travail de groupe
Ce n’est qu’entre une et trois semaines plus tard que je reviens à l’île
déserte, en tant qu’exercice, même si, entre deux, il y a des rappels à leurs
réflexions initiales.
Nous reformons alors les (mêmes) groupes et je propose à chacun d’eux une
« complication » différente. En voici trois – celles qui fonctionnent le mieux
et donnent lieu aux discussions les plus intéressantes :

Scénario 1 :
Complication
Vous avez pris votre rythme de routine. Votre groupe est désormais bien orga-
nisé et vous vivez sur l’île depuis plusieurs mois.
Un nouveau groupe de rescapés d’un naufrage débarque sur votre île. Ils n’ont
pas du tout le même fonctionnement que vous. Ce groupe déjà constitué provient
d’une culture très différente où les rôles sociaux sont très marqués, le rapport
à la sexualité aussi, etc. Pour eux, la religion ou leur secte, doit être le fonde-
ment de la vie en communauté et l’on doit donc suivre strictement ses préceptes.
Et ils ne se contentent pas de vivre selon ces préceptes mais considèrent que
tout un chacun devrait s’y plier…
Travail en groupe :
Comment réagissez-vous à l’arrivée de ce groupe de personnes ?
Essayez-vous de leur imposer votre fonctionnement et vos décisions ? Tentez-
vous de les intégrer à votre groupe ? Et comment ? S’il y a des tensions, com-
ment pensez-vous pouvoir les résoudre ?
Quelles valeurs n’êtes-vous pas prêts à remettre en question ?
→ Présentation de la situation et de vos prises de décision à l’ensemble de la
classe, la séance suivante (quatrième partie)

Il arrive que je leur propose directement quelques « préceptes », histoire


de les mettre en difficulté et de les obliger à réfléchir à certaines choses, que
ce soit les habitudes/interdits culinaires, les rapports sexuels ou amoureux,
les rapports au travail, etc.

278
Scénario 2 :
Complication
Vous avez pris votre rythme de routine. Votre groupe est désormais bien orga-
nisé et vous vivez sur l’île depuis plusieurs mois.
Vous découvrez que l’un des membres du groupe qui prétend depuis le début n’être
pas capable de ramener beaucoup de nourriture a, en réalité, fait des réserves
personnelles. Il ramenait donc moins que les autres, obtenait autant du groupe
et gardait un peu plus pour son strict usage personnel.
Vous apprenez du même coup que deux autres étaient au courant mais n’ont rien
dit car il a « acheté » leur silence. Et ceux-ci ont peut-être commencé à mentir
eux aussi sur leur cueillette et à garder des choses pour eux seuls…
Travail en groupe :
Comment réagissez-vous à cette nouvelle ?
Laissez-vous faire ? Décidez-vous de vous débarrasser des égoïstes et men-
teurs ? De les garder ? De les punir ? Que trouvez-vous à faire face à cette injus-
tice ? Rien ? Qui prend les décisions, comment et pourquoi ? Comment faites-vous
pour les appliquer ?
→ Présentation de la situation et de vos prises de décision à l’ensemble de la
classe, la séance suivante (quatrième partie)

Scénario 3 :
Complication
Vous avez pris votre rythme de routine. Votre groupe est désormais bien orga-
nisé et vous vivez sur l’île depuis plusieurs mois.
Deux membres de votre groupe (choisissez lesquels) sont tombés, durant leur
exploration, sur une énorme caisse contenant des médicaments, des vêtements
et quelques objets bien pratiques (un rasoir, une paire de ciseaux, quelques cha-
peaux, une hache, des couvertures de survie, un parasol, deux tabourets pliants,
etc. – à vous d’imaginer ce que peut contenir cette « caverne d’Ali Baba » minia-
ture, à l’exception de produits périssables et de nourriture…).
Ils voient tout de suite les avantages qu’ils auraient à « monnayer » cette décou-
verte et refusent de dévoiler où se trouve la caisse aux autres membres du
groupe avec lesquels ils préféreraient faire commerce afin d’améliorer leur
situation individuelle.
Travail en groupe :
Imaginez le type d’échanges qui peuvent avoir lieu entre vous et surtout, com-
ment le groupe va tenter de gérer ce nouvel élément. Les deux heureux indivi-
dualistes vont-ils faire vaciller vos valeurs ? Allez-vous accepter de marchander
avec eux ? Si oui, qu’est-ce que cela risque d’entraîner ? Et si non, comment allez-
vous procéder ? Les laisserez-vous avec leur trésor ?
→ Présentation de la situation et de vos prises de décision à l’ensemble de la
classe, la séance suivante (quatrième partie)

279
Cette troisième étape donnera lieu à une quatrième qui consiste dans la
restitution orale, par tout le groupe, aux autres groupes. Là, les échanges sont
souvent très intéressants et les autres élèves n’hésitent généralement pas à poser
des questions, faire des objections, etc.
L’étape des complications est une étape très riche, tant dans l’activité de
réflexion des élèves eux-mêmes que par la reprise qui peut être faite ensuite
lors du cours, à de nombreuses occasions.
Comme vous l’aurez repéré, ces complications permettent aux élèves d’ex-
périmenter (mais sans le dire, car cela évite qu’ils soient immédiatement sur
des « rails ») un certain nombre de problèmes politiques, comme celui de la
justice et du règlement des conflits, le rapport à l’individualisme (souvent les
groupes ont plutôt un fonctionnement de type communiste vis à vis de la nour-
riture, des divers biens dont ils disposent ou bien qu’ils produisent), la gestion
des violations des règles, ou encore la question de l’intégration de l’étranger
ou l’acceptation de la différence ou l’organisation de la vie avec des différences
voire des divergences.
J’ai eu de multiples occasions d’organiser ce travail de groupes qui a toujours
un grand succès auprès des élèves, qui le vivent de manière très enthousiaste et
s’y engagent aussi avec sérieux. C’est une vraie joie de les voir s’investir aussi
passionnément et une grande satisfaction de pouvoir, bien souvent, les raccro-
cher à une réflexion plus austère grâce à des rappels de moments vécus durant
cet exercice.

280
Que dois-je faire ? À la recherche
du meilleur principe moral
Louise Mélin

Je partage une activité qui se déroule sur une séance de deux heures en groupe.
Il s’agit de soumettre les élèves à une série de dilemmes moraux pour les ame-
ner à expliciter les principes moraux à partir desquels ils formulent leurs juge-
ments puis, dans un deuxième temps, à les faire réfléchir sur la cohérence de
leurs réponses, à la compatibilité des principes mobilisés et à la priorité qu’il
convient d’établir entre eux.
Les élèves sont en général très investis. Ce qui est particulièrement intéres-
sant, c’est que certains groupes d’élèves parviennent par eux-mêmes à formuler
le principe d’utilité et à répondre aux dilemmes conformément à ce principe
(sans avoir jamais lu une ligne de Mill ou Bentham) ! D’autres groupes sont
très kantiens dans leurs réponses (ce qui force le respect, si j’ose dire). D’autres
enfin réalisent que certaines de leurs réponses sont contradictoires. Cela per-
met de voir ce qu’il faut entendre par « problème philosophique » et pour-
quoi une approche dogmatique ne fonctionne pas de toutes façons.

Préambule
Dans la plupart des situations de la vie ordinaire, nous savons ce qu’il est
juste de faire. Nous savons ce qui est bien ou mal, ce qui est condamnable ou au
contraire louable. Nous ne nous interrogeons pas vraiment sur les raisons qui
nous font qualifier tel acte de bon ou mauvais, précisément parce que ce jugement
est facile, intuitif. Nous « savons », sans avoir besoin d’y réfléchir longuement,
qu’il est mal de tromper une personne qui nous fait confiance, ou de torturer un

281
animal sans défense. Il existe en revanche des situations dans lesquelles la bonne
chose à faire ne va pas de soi. Ces situations nous forcent à nous interroger sur
les principes moraux sur lesquels nous basons nos jugements. C’est là le grand
mérite des dilemmes moraux : en poussant dans leurs ultimes retranchements
certains principes moraux, ils permettent d’en tester la validité. Nous pourrions
être amenés à réformer ces principes, voire à les abandonner, si nous découvrions
qu’ils mènent à des conséquences que nous ne sommes pas prêts à accepter.

Consigne
Votre mission, si vous l’acceptez, va consister à étudier attentivement les situa-
tions exposées ci-dessous. Ces situations sont parfois des expériences de pen-
sée, parfois des exemples issus de cas réels. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans ces
exemples, mais de s’en servir comme d’un levier pour formuler par vous-mêmes
ce qui pourrait constituer les fondements d’une bonne morale. Le but de cet exer-
cice n’est certainement pas d’essayer de faire « gagner » une vision particulière
de la morale, mais de s’interroger sincèrement sur ce que doit être cette morale.
Il s’agit, à la fin de l’exercice, de proposer une réponse claire à la question sui-
vante : Qu’est-ce qui fonde la moralité d’un acte ? Sur quel(s) principe(s) doit-on
s’appuyer pour dire qu’un acte est bon ou mauvais, juste ou injuste ? Gardez cet
objectif à l’esprit à mesure que vous passerez les situations suivantes en revue.

Situation n°1
Vous êtes conducteur de train. Un soir, alors que vous dirigez votre locomo-
tive vers une aire de remisage, vous vous apercevez que quatre ouvriers sont en
train de travailler sur les rails quelques dizaines de mètres plus loin. Le bruit de
leurs outils fait qu’ils ne vous entendent pas arriver. Vos freins ne fonctionnent
pas et vous ne pouvez éviter l’impact, mais vous pouvez toutefois dévier votre
locomotive sur une voie secondaire. Malheureusement, un ouvrier se trouve
également sur cette voie. Vous n’avez que deux options : soit vous poursui-
vez votre course sur votre voie actuelle, et tuez quatre ouvriers, soit vous vous
déportez sur la voie secondaire et tuez un ouvrier.
- Quelle est la bonne chose à faire ? (= Qu’est-il juste de faire ?)
- Pourquoi est-ce la bonne chose à faire ? Autrement dit, sur quels prin-
cipes peut-on s’appuyer pour affirmer que c’est la bonne chose à faire ?

Par « principe », on entend ici une norme universelle à laquelle doit se confor-
mer toute action pour être considérée comme bonne. Essayez de formuler le
principe qui justifie votre réponse à la précédente question (= « x est la bonne
chose à faire en vertu du principe y »)

282
Situation n°2
Vous êtes médecin urgentiste. À la suite d’un terrible accident, quatre per-
sonnes arrivent aux urgences, et les quatre ont besoin en urgence d’une greffe
d’organes. Il se trouve qu’au même moment, un patient parfaitement sain se
trouve aux urgences. Ses organes fonctionnent bien, et il est d’ailleurs sur le
point de quitter l’hôpital pour rejoindre sa famille et reprendre le cours de sa
vie. Il vous suffirait de le tuer, et de récupérer ses organes. Si vous ne le faites pas,
les quatre autres patients mourront. Vous n’avez que deux options : soit vous
assassinez le patient sain pour récupérer ses organes, et alors les quatre patients
accidentés survivront, soit vous laissez le patient sain quitter les urgences et
alors les quatre patients accidentés décéderont.
- Quelle est la bonne chose à faire ?
- Pourquoi est-ce la bonne chose à faire ?
- Quelle est la différence entre cette situation et la situation précédente ?

Situation n°3
La DGSE met la main sur un terroriste qu’elle suspecte fortement d’avoir
participé à la pose d’un engin explosif dans le centre d’une grande ville fran-
çaise. Pour être plus exact, la culpabilité de cette personne est avérée par de
nombreux enregistrements. Il est prévu que l’engin explose dans la journée,
or il faudrait des jours et des jours avant de pouvoir retracer l’endroit prévu
de l’explosion. La seule source d’information exploitable est ce terroriste que
détient la DGSE. Serait-il juste que les agents tentent d’exploiter cette source
en la torturant ? Si le terroriste n’avoue pas où se situe l’engin, il est extrême-
ment probable que les services de renseignements ne pourront pas prévenir
l’explosion. Le dilemme moral est le suivant : ou bien l’on torture un des res-
ponsables de l’attentat, et il est possible que des milliers de personnes soient
sauvées ; ou bien il faut renoncer à la torture et trouver d’autres moyens de
déceler l’endroit où se situe la bombe, et il est alors probable que des milliers
de personnes soient condamnées.
- Est-il juste de torturer le terroriste ?
- Sur quels principes moraux appuyez-vous votre réponse ?

Situation n°4
Prenons la même situation, et la même urgence de trouver l’endroit où a
été posée la bombe. Supposons que pour une raison x, il soit impossible de
faire pression physiquement sur le terroriste. En revanche, la DGSE détient
la fillette du terroriste. On sait que ce dernier est très attaché à sa petite fille,

283
et qu’il est donc vraisemblable qu’il cédera des informations pour éviter à son
enfant de souffrir.
- Sachant que le fait de torturer cette enfant sauvera probablement la
vie de plusieurs milliers de personnes, est-il juste de le faire ? Est-ce la
bonne chose à faire ?

Situation n°5
Cette situation est basée sur des faits qui se sont réellement produits.
En juin 2005, un détachement de forces spéciales des SEALs est envoyé
secrètement en Afghanistan pour une mission de reconnaissance. Le but était
de localiser un chef Taliban étroitement lié à Oussama Ben Laden. D’après
le service des renseignements, leur cible se situait dans un petit village mon-
tagnard, et était protégée par 140 à 150 combattants lourdement armés. Peu
de temps après que le détachement a pris position derrière une crête pour sur-
veiller le village et localiser leur cible, un troupeau de chèvres guidé par trois
bergers, dont un enfant, passe à proximité et les aperçoit. Il s’agissait de civils,
et ils n’étaient pas armés. L’officier Marcus Luttrell, en charge de la mission,
fait face à un terrible dilemme. S’ils laissent les bergers sains et saufs pour-
suivre leur route, il se peut qu’ils aillent prévenir le village de la présence de sol-
dats américains et fassent ainsi échouer l’opération, mettant en danger tout le
détachement. Mais s’ils veulent s’assurer qu’ils ne préviendront pas l’ennemi,
il faut les abattre. En effet, les soldats n’ont pas de corde sur eux pour attacher
et neutraliser les bergers le temps de l’opération, il faut donc soit les tuer, soit
les laisser partir. Cette situation, à l’inverse des précédentes, constitue un cas
de figure dans lequel il faut agir dans l’incertitude. Si l’on laisse partir les ber-
gers, il est possible qu’ils aillent prévenir les talibans, tout comme il est possible
qu’ils poursuivent leur route. Il faut prendre une décision sans savoir exacte-
ment ce qui en découlera.
- Quelle est la bonne chose à faire ?
- Pourquoi est-ce la bonne chose à faire ?
Comment les choses se sont-elles terminées ?
L’officier Luttrell n’a pu se résoudre à tuer de sang-froid des civils désarmés.
Il a donc décidé qu’il serait plus juste de les laisser partir. Une heure et demie
après que les bergers ont été relâchés, le détachement s’est trouvé encerclé par
80 combattants talibans armés d’AK-47 et de grenades. Tous les camarades de
Luttrell ont été tués. Un hélicoptère a été dépêché sur la zone en urgence pour
sauver le reste de l’équipe, mais il fut également abattu. Au final, ce sont une
vingtaine de soldats américains qui sont morts ce jour-là. Luttrell, grièvement

284
blessé, a survécu en se laissant glisser sur le flanc de la montagne et en rampant
jusqu’à un village Pachtoune. Il regretta amèrement son choix : « Cette décision
était la mienne, et elle me hantera jusqu’à ce que je repose dans une tombe ».

Situation n°6
Vous êtes ami avec un couple depuis de longues années. Vous avez traversé
bien des événements ensemble, et une complicité forte vous lie aux deux membres
du couple. Ces derniers sont heureux et épanouis, et la vie semble réellement
leur sourire. Vous apprenez un jour, tout à fait par hasard, que l’un des deux
trompe son partenaire… l’autre, qui commence à douter, vous interroge à ce
sujet. Si vous lui dites la vérité, vous ruinerez à coup sûr le bonheur des deux
partenaires, ainsi que l’équilibre serein qu’ils avaient atteint. Si vous lui cachez
la vérité et lui assurez qu’il n’a aucune tromperie à craindre, les choses rentrent
dans l’ordre et votre couple d’amis poursuit son chemin sans encombre.
- Quelle est la bonne chose à faire ?
- Pourquoi est-ce la bonne chose à faire ?

Situation n°7
Un ami vous indique une cachette dans laquelle il a mis à l’abri une impor-
tante somme d’argent. Il vous indique également qu’il souhaite, à sa mort, que
cet argent soit entièrement versé à son neveu, qui ignore tout de cette somme.
Vous lui promettez d’exaucer ce dernier vœu. Votre ami décède, et vous vous
trouvez donc en charge du trésor dont tout le monde ignore l’existence. Il se
trouve qu’à cette époque, vous êtes en grande difficulté financière et auriez
bien besoin d’autant d’argent… à l’inverse, le neveu de votre ami vit confor-
tablement et ne paraît pas avoir besoin d’un tel héritage.
- Quelle est la bonne chose à faire ?
- Pourquoi est-ce la bonne chose à faire ?

Bilan
- À la lumière des situations précédentes, estimez-vous que vos réponses
aux différents cas sont cohérentes ? (= qu’elles ne se contredisent pas).
- Si elles se contredisent, quel principe moral doit selon vous l’empor-
ter et pourquoi ?
- Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans l’évaluation des situa-
tions précédentes ?

285
De l’utilité des dindes
et des ours blancs pour enseigner
la philosophie des sciences
Gauvain Leconte-Chevillard

Les problématiques de la philosophie des sciences et de la connaissance


sont souvent perçues comme arides, aussi bien par les élèves qui ont été nom-
breuses1 à vivre les enseignements scientifiques sur le mode de l’incompré-
hension et de l’échec, que par certaines enseignantes de philosophie qui ont
parfois le même vécu. Les deux activités proposées ci-dessous permettent d’at-
ténuer un peu cette aridité en donnant aux élèves les moyens de découvrir par
elles-mêmes ces problématiques et les connaissances philosophiques qui y sont
liées. Elles peuvent être pratiquées aussi bien en filière générale que technolo-
gique et prennent chacune entre deux et trois heures de cours selon le rythme
de la classe. Elles peuvent s’intégrer à des cours sur la vérité, la raison (le rai-
sonnement) ou la science. Elles permettent d’aborder les mécanismes et les
limites des deux principales formes de raisonnement (déductif et inductif)
mais peuvent être réalisées indépendamment l’une de l’autre. Seule (petite)
contrainte : la seconde activité est plus efficace si elle a lieu après le mois d’oc-
tobre (vous allez vite comprendre pourquoi).

1 Ne voulant pas entrer dans les vives querelles qui entourent l’écriture inclusive, j’ai
choisi d’écrire ce texte intégralement au féminin pour éviter des paraphrases dont la
lourdeur pourrait gêner votre lecture.

287
Déduction, régression à l’infini et ours blanc
Étant donné la place qu’ont les mathématiques dans l’ordre des savoirs scien-
tifiques et dans les politiques éducatives, il est nécessaire tout autant que déli-
cat d’aborder le raisonnement démonstratif (compris comme une ou plusieurs
inférences déductives) en classe de philosophie. Comment faire pour que les
élèves puissent, par elles-mêmes, construire une définition de la déduction et
comprendre les limites de cette inférence ?
On peut commencer par mettre les élèves devant une démonstration à
faire elles-mêmes une proposition géométrique, ne serait-ce que pour briser les
craintes que le moindre symbole mathématique peut induire chez certaines.
Un bon cas (on verra pourquoi plus loin) est la proposition 32 du livre I des
Éléments d’Euclide : la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits
(c’est-à-dire vaut 180°). Pour aider les élèves à trouver la démonstration, il est
très utile de faire le schéma ci-dessous1 :
B
a c b

x y
A C

En indiquant que ce que l’on cherche à prouver est que x+y+c=180°, que
les angles a, c et b forment un angle plat de 180° et que le théorème des angles
correspondants nous dit que x=a et y=b, tous les élèves arrivent, après le temps
nécessaire et parfois l’aide de leurs camarades, à reconstruire la démonstra-
tion suivante :
On sait que a+b+c=180°
On sait aussi que a=x et b=y
Donc x+y+c=180°
Si des élèves ont un peu de mal à comprendre la démonstration, on peut
les aider en leur disant que la deuxième phrase est l’équivalent de lunettes qui
remplacent la lettre a par la lettre x, et la lettre b par la lettre y : en lisant la pre-
mière phrase, cela donne directement la phrase que l’on cherchait à prouver !
1 N’hésitez pas à demander à chaque élève de tracer un triangle différent de celui de sa
voisine : cela permettra à chacune de se rendre compte que le résultat de la démonstra-
tion est toujours le même. Contrairement à la procédure consistant à mesurer les
angles du triangle au rapporteur pour vérifier si leur somme vaut bien 180°, la démons-
tration ne dépend pas du triangle : elle est universelle (ce qui est, ô agréable surprise,
l’un des repères du programme).

288
On peut ensuite faire revenir les élèves sur la manière dont elles ont construit
cette démonstration : elles ont fait le dessin, indiquer ce qu’elles cherchaient à
démontrer (c’est ce que l’on appelle la conclusion) puis lister ce qu’elles savaient
(c’est ce que l’on appelle les prémisses). La barre que l’on trace avant la conclu-
sion dans une démonstration permet précisément de séparer les prémisses
de la conclusion. Avec ce vocabulaire en place, on peut demander aux élèves
(en groupe ou individuellement), de chercher une définition de ce qu’est une
démonstration, en attirant leur attention sur le rapport entre les prémisses et
la conclusion. Elles en arrivent fréquemment à formuler l’idée selon laquelle
quelqu’un qui accepterait les prémisses mais pas la conclusion serait quelqu’un
de mauvaise foi, ou quelqu’un de fou, bref quelqu’un qui se contredirait. C’est
ce qui est exprimé dans la définition classique de l’inférence déductive :
Déduction : raisonnement dont la conclusion est inévitable (néces-
saire) dès lors que l’on accepte les prémisses.

Cette définition est suffisante pour introduire des exercices sur les syllo-
gismes et pour distinguer la vérité (proposition adéquate à la réalité) de la vali-
dité (raisonnement qui respecte les règles de la logique). L’important est que
les élèves, à travers divers exemples, en viennent à bien voir que si le raisonne-
ment n’est pas valide, ou si l’une de ses prémisses est fausse, alors on ne peut
pas être certain que la conclusion d’une démonstration soit vraie.
On peut alors poser les deux questions suivantes :
- Peut-on démontrer que toutes les prémisses d’un raisonnement sont
vraies ?
- Si un ours marche 50 km vers le sud, puis 50 km vers l’est, puis 50 km
vers le nord et qu’il se retrouve à son point de départ, quelle est la cou-
leur de l’ours ? et surtout : pourquoi est-il de cette couleur ?
Nul doute que la deuxième question va bien plus intriguer et passionner les
élèves que la première. Mais il faut la laisser de côté pour l’instant, non sans
suggérer à celles qui ont déjà trouvé la réponse de mettre leurs camarades sur
de fausses pistes.
En cherchant à répondre à la première question, les élèves arrivent assez
rapidement, notamment si on les laisse réfléchir en groupe, à l’idée que l’on
ne peut pas démontrer que toutes les prémisses d’un raisonnement sont vraies,
parce que pour démontrer une prémisse il en faut d’autres, qu’il va falloir elles-
mêmes démontrer, etc. On peut ainsi introduire la notion de régression à l’in-
fini. Cette appellation étant un peu barbare, on peut donner comme exemple
une adulte qui chercherait à répondre à une enfant entre 4 et 7 ans lui posant
toujours et invariablement la même question : « pourquoi ? » Si elle veut

289
répondre à toutes ces questions, elle est entraînée dans une régression à l’in-
fini de l’effet à la cause.
Si on demande aux élèves de résoudre ce problème de la régression à l’in-
fini de la démonstration, elles proposent rapidement de s’arrêter à des propo-
sitions que l’on n’a pas besoin de prouver parce qu’elles sont évidentes. Cela
peut être l’occasion de les féliciter, parce qu’elles viennent de retrouver la thèse
de Blaise Pascal dans De l’Esprit géométrique, et que Pascal n’était pas le der-
nier des mathématiciens. C’est peut-être même l’occasion de lire ce texte que
je mets en appendice.
On peut à nouveau introduire un point de définition : une proposition qui
n’est pas démontrée mais dont on admet la vérité s’appelle un axiome ou un
postulat. Prenons l’exemple du 5e postulat du livre I d’Euclide : « par un point
extérieur à une droite passe une seule et unique parallèle ». Les élèves admettent
facilement que cela semble évident et qu’il n’y a pas besoin de le prouver.
C’est le moment de revenir à l’énigme de l’ours. L’ours ne peut être que
blanc, parce que le seul point sur Terre à partir duquel on peut faire 50 km vers
le sud, puis 50 km vers l’est, puis 50 km vers le nord et revenir à notre point
de départ est le pôle Nord. N’hésitez pas à projeter ou à dessiner au tableau
la figure ci-dessous :

Si vos élèves sont un tant soit peu concernées par la perspective du bacca-
lauréat, l’une d’entre elles vous demandera probablement quel est le rapport
de tout cela avec le cours de philosophie. C’est le moment de lui demander
quelle est la somme des angles du triangle formé par le trajet de l’ours. Puisqu’il

290
comprend au moins deux angles droits (quand l’ours a tourné vers l’est, puis
quand il a tourné vers le nord), cela signifie que la somme des angles de ce
triangle vaut nécessairement plus que 180°. Stupeur et tremblements ! Nous
aurait-on menti pendant toutes ces années ?!
Non, les élèves vont ordinairement vous faire remarquer qu’un triangle sur
une sphère n’est pas la même figure qu’un triangle sur un espace plat, comme
le tableau. Vous pouvez choisir ce moment pour leur demander si le 5e postulat
d’Euclide, le postulat des parallèles, est toujours vrai sur une sphère. Les élèves
pourront ainsi remarquer que, sur un espace sphérique (qu’elles peuvent appe-
ler « espace à courbure positive » ou « espace riemanien » si elles veulent
impressionner leur professeur de mathématiques ou leur correcteur au bac),
il n’y a aucune parallèle qui passe par un point extérieur à une droite1. C’est
pour cela que la proposition 32 du livre I des Éléments, dont la démonstration
repose sur ce postulat, n’est pas vraie non plus dans un tel espace2 .
Il ne reste plus qu’à conclure que les axiomes ou postulats ne sont pas des
vérités évidentes et intuitives (« par la lumière naturelle » comme auraient
dit Descartes ou Pascal) mais des conventions, des énoncés qu’on s’accorde à
tenir pour vrai, même si l’on peut en changer selon les situations (ici le type
d’espace que l’on aborde). On peut même aller plus loin en conclusion et
demander aux élèves si une convention peut être vraie ou fausse : non, elle ne
peut être qu’utile ou inutile, adaptée ou inadaptée. Il en découle que les fon-
dements des mathématiques, et donc toutes les propositions qui sont démon-
trées à partir d’eux, ne sont ni vrais ni faux, mais des outils utiles ou inutiles.
Cela permet d’introduire l’idée que les mathématiques (comme toute science
formelle) ne sont pas une connaissance mais un instrument de connaissance.
Les élèves trouvent souvent des objections à cette idée (par exemple que quand
on apprend un théorème en mathématiques, on a bien l’impression de décou-
vrir quelque chose de nouveau) qu’il peut être intéressant de noter.

La dinde de Russell, le dessin et le problème de l’induction


Parmi les vérités indéniables qui reviennent souvent comme exemple dans
la bouche des élèves, les intuitions sensibles sont souvent citées : « la table est
blanche », « je suis là en cours », etc. On peut s’engager dans un cours sur le

1 Il est parfois difficile de s’en convaincre parce que, sur un globe terrestre, on appelle
« parallèles » les lignes perpendiculaires aux méridiens. Mais en réalité ces lignes ne
sont pas des droites (à l’exception de l’équateur) parce qu’elles ne forment pas des
cercles dont le centre se confond avec celui de la sphère.
2 Cela peut être le moment d’introduire la notion de géométrie non-euclidienne, sur-

tout si vous prévoyez de parler un tant soit peu de relativité générale dans la suite du
cours.

291
doute hyperbolique de Descartes et le Malin Génie, mais il y a bien quelque
chose de vrai : quand je perçois une table blanche, même si ce n’est qu’une illu-
sion, je ne peux pas douter que je perçoive une table blanche.
Cependant, de telles intuitions sensibles ne sont pas suffisantes à elles seules
pour fonder une connaissance scientifique. On peut le montrer aux élèves en
prenant n’importe quel exemple de loi scientifique, en insistant bien sur le fait
que ce qui rapproche la loi scientifique de la loi juridique ou morale c’est son
universalité, alors que nos perceptions ne concernent jamais que des objets
en particulier. Les élèves en arrivent donc à formuler d’elles-mêmes qu’il faut
généraliser nos perceptions pour prouver une connaissance universelle. En leur
démontrant une nouvelle fois que l’apprentissage de la philosophie s’apparente
à l’apprentissage d’une langue étrangère, on peut alors leur dire que cette géné-
ralisation, nous l’appelons induction :
Induction : raisonnement dont les prémisses sont particulières et
la conclusion universelle1.

Tout comme la déduction, l’induction doit suivre un certain nombre de


règles pour être valide. On peut amener les élèves à cette idée en leur donnant
des cas de préjugés comme « les femmes conduisent mal » ou « les immigrés
sont tous des voleurs » qui sont des généralisations qui ne respectent pas ces
règles. Ainsi les élèves peuvent dégager par elles-mêmes les deux principales
règles de l’induction :
- Règle n°1 : il faut faire de nombreuses observations vérifiant les pré-
misses et aucune les réfutant.
- Règle n°2 : il faut que ces observations soient faites dans des circons-
tances variées pour s’assurer qu’il n’y ait aucun contre-exemple.
Si l’on respecte ces deux règles, il n’y a semble-t-il aucune raison de douter
de la vérité de la règle universelle que l’on a conclue. Pourtant les élèves ont
souvent un certain scepticisme envers l’inférence inductive, ce qui est l’occa-
sion de les faire chercher d’où vient ce doute. On peut les faire travailler sur ce
court extrait de la quatrième section de l’Enquête sur l’entendement humain
de Hume :
On peut accorder que l’expérience antérieure nous renseigne de
façon directe et certaine sur des objets précis, sur ce laps de temps
précis, et sur eux seulement. Mais pourquoi étendre cette expé-
rience aux temps à venir et à d’autres objets qui n’offrent peut-être

1 Par extension, la méthode inductive en est venue à désigner tout processus permettant
de prouver une hypothèse scientifique, même s’ils ne comportent aucune généralisa-
tion. Voir Blanché, L’Induction scientifique et les lois naturelles.

292
avec les précédents qu’une apparente similitude ? Le pain que j’ai
mangé autrefois m’a nourri : qu’est-ce à dire sinon qu’un corps
offrant certaines qualités sensibles était à ce moment pourvu d’un
certain pouvoir ? Mais s’ensuit-il de là que d’autres pains doivent
aussi me nourrir en un autre temps, et que les mêmes qualités sen-
sibles doivent toujours être liées au même pouvoir ? La conséquence
ne semble aucunement nécessaire.
David Hume, Enquête sur l’entendement humain,
section IV, 1748

Si vos élèves sont normalement constituées, après une seule lecture, à la ques-
tion « avez-vous compris quelque chose ? », elles vous répondront que sincè-
rement, non. C’est le moment d’utiliser le texte ci-dessous, tiré de Qu’est-ce
que la science ? d’Alan Chalmers, pour éclaircir le texte de Hume. Mais je vous
recommande quatre choses :
- Demandez aux élèves si la dinde respecte les règles de l’induction.
- Demandez-leur aussi si la dinde se fonde sur des prémisses vraies.
- Demandez-leur de deviner la fin de l’histoire.
- Dites-leur que pendant qu’ils répondent à ces questions, vous allez
dessiner la dinde au tableau.
Dès le matin de son arrivée dans la ferme pour dindes, une dinde
s’aperçut qu’on la nourrissait à 9 heures du matin. Toutefois,
en bonne inductiviste, elle ne s’empressa pas d’en conclure quoi
que ce soit. Elle attendit d’avoir observé de nombreuses fois qu’elle
était nourrie à 9 heures du matin, et elle recueillit ces observa-
tions dans des circonstances fort différentes, les mercredis et jeu-
dis, les jours chauds et les jours froids, les jours de pluie et les jours
sans pluie. Chaque jour, elle ajoutait un autre énoncé d’observa-
tion à sa liste. Sa conscience inductiviste fut enfin satisfaite et elle
recourut à une inférence inductive pour conclure : « Je suis tou-
jours nourrie à 9 heures du matin. »
Bertrand Russell, propos rapportés par Alan Chalmers
dans Qu’est-ce que la science ?, (1976)

Il est très important, pour que cette activité soit réussie, que vous ayez
pris soin, au long des mois de cours précédents, de dessiner extrêmement mal
au tableau dès que vous en aviez l’occasion (représentation de la caverne de
Platon, dessin de la pierre qui roule de Spinoza ou schéma du contrat social
de Rousseau), mais que vous réussissiez très bien ce dessin de dinde. Vous pou-
vez vous entraîner avec le dessin ci-dessous si besoin :

293
Une fois votre œuvre terminée, vous pouvez demander aux élèves de répondre
aux questions que vous leur avez posées, en résistant de faire aucun commen-
taire sur le dessin de votre dinde qui trône fièrement au tableau. Les élèves
trouvent aisément que la dinde a respecté les règles de l’induction, qu’elle s’est
fondée sur des observations vraies et que pourtant, elle ne sera pas nourrie tous
les jours à 9 h. Comme l’écrit Chalmers : « Or, cette conclusion se révéla fausse
quand, un jour de noël, à la même heure, on lui tordit le cou. »
Vous pouvez alors revenir sur le texte de Hume : le problème de l’induc-
tion est que ce que l’on observe ou perçoit ne concerne que le passé. Mais est-ce
que ces mêmes observations se révéleront vraies à l’avenir ? Cela n’est « aucu-
nement nécessaire » parce qu’il faudrait admettre que le futur sera identique
au passé. Or ce principe d’uniformité du cours de la nature ne peut pas être
prouvé par une déduction, et il ne peut pas l’être non plus par une induction,
car l’induction repose sur la prémisse que le futur sera semblable au passé, ce
qui serait une pétition de principe puisque c’est cela justement qu’il s’agit de
prouver. Cela montre qu’une induction ne peut pas être une déduction.
Vous pouvez alors faire remarquer que, comme la dinde, les élèves se sont
fait prendre au piège de l’induction. Se fondant sur leurs observations passées,
elles ont anticipé un dessin de dinde de piètre qualité de votre part. Leur rai-
sonnement inductif était valide, mais il a néanmoins mené à une conclusion
fausse, parce qu’il y a toujours la possibilité qu’un facteur de perturbation
insoupçonné vienne changer les résultats que l’on observait jusqu’à présent.
Vous pouvez les laisser chercher ce qui a fait dérailler leur induction : peut-être
que vous dessinez bien mais que vous l’avez caché jusque-là, peut-être que vous
vous êtes entraîné à dessiner des dindes, peut-être que vous êtes animé d’un
amour immodéré envers ces volatiles, peut-être que vous élevez des dindes pour
arrondir vos fins de mois, etc. L’important est qu’au travers de cette activité les
élèves en viennent à mettre en mots la principale différence entre l’induction
et la déduction : la déduction transfère la certitude des prémisses à la conclu-
sion mais elle ne dit rien de plus dans la conclusion que ce que disent déjà les
prémisses, tandis que l’induction n’est pas un raisonnement certain mais elle
permet de dire plus dans la conclusion que ce qu’il y a déjà dans les prémisses.

294
Conclusion
Au terme de ces deux activités, vous pouvez conclure qu’aucune forme de
raisonnement n’est une méthode infaillible pour justifier avec certitude une
vérité. Cela permet, si vous le souhaitez, d’aborder ensuite la notion de réfutabi-
lité comme critère de démarcation entre théorie scientifique et non-scientifique.

Appendice
Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu’on doit garder pour
rendre les démonstrations convaincantes, qu’en expliquant celle que
la géométrie observe. Mais il faut auparavant que je donne l’idée
d’une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où
les hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la géomé-
trie nous surpasse ; et néanmoins il est nécessaire d’en dire quelque
chose, quoiqu’il soit impossible de la pratiquer.
Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la
plus haute excellence, s’il était possible d’y arriver, consisterait en
deux choses principales : l’une, de n’employer aucun terme dont
on n’eût auparavant expliqué nettement le sens ; l’autre, de n’avan-
cer jamais aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités
déjà connues ; c’est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à
prouver toutes les propositions. […]
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument
impossible : car il est évident que les premiers termes qu’on vou-
drait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur expli-
cation, et que de même les premières propositions qu’on voudrait
prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent ; et ainsi il
est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive néces-
sairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des
principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage
pour servir à leur preuve. D’où il paraît que les hommes sont dans
une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science
que ce soit dans un ordre absolument accompli.
Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte
d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est infé-
rieur à l’ordre absolument accompli en ce qu’il est moins convain-
cant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas
tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne
suppose que des choses claires et constantes par la lumière natu-
relle. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas

295
à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à
ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point défi-
nir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir
toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues
des hommes, et de prouver toutes les autres.
Blaise Pascal, De l’Esprit Géométrique, (environ 1660)

- Cherchez à définir les termes suivants en utilisant votre cours, votre


tête et le texte : « propositions », « mots primitifs », « véritable
méthode ». (2 points)
- Est-ce que la « véritable méthode » est la méthode de la géométrie
(lisez attentivement le 2e et le 5e paragraphe) ? (1 point)
- Quel argument Pascal utilise-t-il dans le 3e paragraphe pour prou-
ver que cette « véritable méthode » est impossible pour les êtres
humains ? (1 point)
- En quoi consiste la méthode que suit la géométrie si ce n’est pas de
tout démontrer et de tout définir ? (1 point)
- Essayez de trouver un exemple de vérité « claire et constante par la
lumière naturelle ». (1 point)
- Est-ce que l’ordre (la méthode) que suit la géométrie est moins convain-
cant que la « véritable méthode » ? Est-il moins certain ? (1 point)
- Formulez le thème du texte (son sujet), le problème du texte (la ques-
tion à laquelle il cherche à répondre), la thèse du texte (ce qu’il répond
à cette question) et son plan (ses différentes parties et ce qu’il dit dans
chacune d’elle). (3 points)

296
Qu’est-ce qui nous autorise
à dire que… ?
Serge Cospérec

Les représentations premières des élèves forment des obstacles très résis-
tants. Celles concernant la vérité, banales dans leur contenu, sont ruineuses
pour la pensée. On sait que beaucoup d’élèves oscillent entre dogmatisme (la
science, et elle seule, dit la vérité) et relativisme (à chacun sa vérité). La philo-
sophie ne relevant ni de la preuve logico-mathématique ni de la preuve expéri-
mentale tombe naturellement à leurs yeux dans la sphère d’une libre opinion
échappant à toute norme cognitive.
Ces représentations premières n’ont en soi rien de scandaleux. Elles sont
prévisibles et les élèves ont de bonnes raisons – dans leur état de savoir – de pen-
ser ainsi. Mais le discours philosophique risque d’être sans grand effet si on les
ignore. Elles reviennent alors régulièrement, au grand dam du prof de philo
dont la tâche paraît semblable à celle de Sisyphe.
Pour cette raison, j’aborde dès la rentrée la question du discours et de son
rapport à la vérité. Cela peut se faire lors d’une séance d’introduction à la phi-
losophie, en consacrant le premier un cours à la vérité ou à l’occasion d’une
première dissertation (sur l’opinion par exemple). C’est une autre voie que
propose l’exercice1 qui suit. Il vise à faire prendre conscience des différences de
statut entre nos jugements les plus ordinaires, à distinguer différents régimes
de parole. Le but est d’introduire un peu de « jeu » dans la pensée, d’aider

1 Précisons une dette pédagogique : l’exercice est adapté d’une séquence didactique
exposée par Claudine Leleux dans Qu’est-ce que je tiens pour vrai ? (éd. Démopédie,
Bruxelles) même si l’usage que j’en présente ici est très différent.

297
les élèves à rompre avec une attitude crispée, à sortir de leur adhésion souvent
immédiate et massive aux idées qui leur sont chères ; et de rendre ainsi pos-
sible un discours philosophique, ou critique.

Descriptif
Exercice fait plutôt en début d’année, en toute série moyennant adaptation
(réduction du nombre d’items et simplification de la présentation du classe-
ment). Le nombre de séances dépend du degré d’approfondissement visé et du
questionnement des élèves (au moins deux séances de 2 heures).

Déroulement
Présentation de l’exercice aux élèves (volontairement succincte) :
Rechercher sincèrement la vérité oblige à s’interroger sur la fiabilité de
tout ce que nous pensons ou jugeons être vrai, à examiner ce qui fonde notre
confiance dans telle ou telle affirmation. L’exercice propose d’y réfléchir.

Première phase (Exercice A et B : questions 1 à 5)


1. Travail individuel. Nécessaire pour que la discussion implique l’en-
semble des élèves. Si on se lance directement dans le travail collectif…
beaucoup attendent une hypothétique « correction ».
2. En groupe (facultatif). Confrontation des réponses et élaboration d’une
réponse de groupe (prévoir une feuille pour le groupe). Il faut vraiment
laisser le temps de discuter et de confronter les idées. Indiquer, cepen-
dant, très clairement le délai imparti pour réaliser la feuille du groupe.
3. Synthèse collective (au tableau et transcrite sur les cahiers).
Pour chaque question, on interroge un élève (ou le rapporteur du groupe),
puis les autres (observations ? accords ? désaccords ?). Il peut, bien entendu, y
avoir des incertitudes ou des désaccords : on les note sous forme de questions
ou de réserves.

Deuxième phase (Exercice C. « Distinguer les types d’énoncés » : question 6)


Se fait à partir de la synthèse écrite ; en individuel, en groupe ou en classe ;
la question 6 peut aussi être donnée à la fin de la phase précédente comme
exercice de préparation de la séance suivante.
Cet exercice de catégorisation peut se faire : a) avec l’aide d’un diction-
naire : recommandé pour le travail à la maison et en groupe, si on peut dispo-
ser en classe de 5 à 6 dictionnaires ; b) avec l’aide du professeur qui donne des
catégories possibles mais puisque l’un des enjeux est de réfléchir aux critères

298
de classement et pour ne pas guider excessivement le classement il faut don-
ner une liste très ouverte1.
L’intérêt de l’exercice réside pour beaucoup dans la discussion que fait naître
la question de « la preuve » s’agissant de certains énoncés sensibles (qu’est-ce
qui est démontrable ou pas, et comment ?) et dans celle que provoque ensuite
la difficulté (réelle) à classer les énoncés : l’énoncé 13 (ou le 22) relève-t-il d’un
constat objectif, d’une argumentation morale ou d’une la croyance (person-
nelle ou collective) ? C’est loin d’être simple, surtout pour les élèves.
Mais c’est surtout l’occasion de les faire réfléchir sur les différents régimes
de discours et de placer des « pierres d’attentes » : qu’est-ce qui est savoir ?
qu’est-ce qui est croyance ? ou, parmi les croyances, convictions rationnelles,
superstitions, etc. ? Car si je puis bien dire que je sais que j’aime la tarte aux
pommes, que deux et deux font quatre, qu’il ne faut pas voler, que Dieu existe,
que Pierre viendra demain ou que la Chine est un grand pays, il est évident
que je ne le « sais » pas de la même manière, que, d’un point de vue objec-
tif, toutes ces assertions n’ont pas la même valeur c’est-à-dire n’offrent pas la
même garantie de vérité.

1 Concepts : idée, opinion, croyance, superstition, savoir, foi, vérité, affirmation, juge-
ment, constat, connaissance, préjugés + adjectifs : subjectif, objectif, démontrable,
indémontrable, rationnel, irrationnel, empirique, religieux, scientifique, moral, poli-
tique, historique, particulier, universel. Etc.

299
A. Qu’est-ce que je tiens pour vrai… ?

Énoncés V F I
Le Rhône se jette dans la Méditerranée
Si A est plus grand que B, et que B est plus grand que C, alors A est plus grand
que C
Je vais mourir un jour
La sécheresse est due au réchauffement de la planète
La Joconde de Léonard de Vinci est belle
Le chiffre « 13 » porte malheur
La vache est un animal herbivore
Il faut prier régulièrement
Un DVD est un disque permettant de stocker du son et des images
Avorter c’est un crime
Leonardo DiCaprio est beau
Dieu existe
Les femmes sont plus douées que les hommes pour s’occuper des enfants
L’art moderne, c’est souvent n’importe quoi
L’infinitif de « chantons » est « chanter »
Tous les multiples de deux sont divisibles par 2
Les « drogués » sont dangereux
Il ne faut pas voler
Mon âme est immortelle
Se découvrir la tête en entrant quelque part est poli
Charlemagne a été couronné empereur en l’an 800
Ce sont les députés qui votent les lois
Johnny Halliday est un bon chanteur
Le pape est le chef de l’Église catholique

1. Mettre une croix
- Dans la colonne « Vrai » si vous pensez que les énoncés qui suivent
sont vrais.
- Dans la colonne « Faux », si vous pensez qu’ils sont faux.
- Dans la colonne « Indéterminé » si vous pensez qu’ils ne sont ni
susceptibles d’être dits vrais ni susceptibles d’être dits faux (soit
parce qu’on n’a aucun moyen ni de les prouver, ni de les réfuter, soit
parce qu’il n’y pas de sens à les dire « vrais » ou « faux »).

B. Qu’est-ce qui autorise à dire que… ?


2. Parmi les énoncés que vous pensez vrais, indiquez le numéro de ceux qui
peuvent être validés (« vérifiés ») par l’expérience :
n°.................................................................................................................................
3. Parmi les énoncés que vous pensez faux, indiquez le numéro de ceux qui
peuvent être invalidés (« réfutés ») par l’expérience :
n°.................................................................................................................................

300
4. Parmi les énoncés que vous pensez vrais mais dont la validité ne peut être
établie par l’expérience, indiquez ceux qui vous paraissent malgré tout
démontrables ou vérifiables d’une autre manière.
n°.................................................................................................................................
5. Indiquez le numéro des énoncés dont la validité vous paraît impossible à éta-
blir (qui ne peuvent être ni « prouvés » ni « réfutés » d’aucune manière) :
n°.................................................................................................................................

C. Distinguer les types d’énoncé (1)


6. Classez les énoncés de l’exercice par grandes « catégories ». Faire des
colonnes (ou des ensembles) pour regrouper les énoncés qui vous paraissent
de même type (indiquer seulement le numéro) ; donner un titre à chaque
ensemble, un nom ou une expression le caractérisant ; indiquer pour chaque
grand type la caractéristique, le point commun (votre critère de classement).

D. Distinguer le statut des énoncés (2)


Exercice d’application repartant de la typologie élaborée précédemment1.
À adapter selon le classement effectué.
Pour les énoncés suivants, entourez le chiffre qui convient :
1. Si c’est un énoncé de type « scientifique » prétendant à la vérité, sus-
ceptible d’une preuve logique (démonstration), expérimentale ou
empirique quelconque.
2. Si c’est un énoncé régulateur prétendant à la justesse, exprimant un
jugement normatif ou un jugement de valeur
3. Si c’est un énoncé « expressif » prétendant à la « sincérité » OU un
jugement esthétique
1 2 3 Metallica est le meilleur groupe de rock
1 2 3 On n’a pas le droit de se faire justice soi-même
1 2 3 En France, il y a des chrétiens, des juifs, des musulmans, des athées
1 2 3 Porter des strings est indécent
1 2 3 Les dinosaures ont vécu bien avant l’apparition de l’homme

1 Certains énoncés sont suffisamment ambigus pour susciter une hésitation sur le clas-
sement (par ex : « M. “X” est un mauvais professeur » : est-ce de l’ordre du constat
objectif ou de l’expression du sentiment subjectif ? L’important est de savoir ce qui
SOUTIENT le jugement : car c’est bien la nature des raisons (et non le fait d’en avoir)
qui détermine le statut de l’énoncé (ou le genre de discours auquel il appartient).

301
1 2 3 La chambre de Fatiha est superbe
1 2 3 Un assassin doit être puni de la peine de mort
1 2 3 Le professeur d’histoire fait peur
1 2 3 Les chambres à gaz ont existé
1 2 3 Einstein est un génie
1 2 3 La lune est un satellite de la Terre
1 2 3 Un criminel est un être méprisable
1 2 3 L’euthanasie est un crime
1 2 3 Les mathématiques, ce n’est pas très passionnant
1 2 3 Les filles ne devraient pas porter des pantalons
1 2 3 M. « X » est un mauvais professeur
Autre exercice possible sur la même trame : distinguer les énoncés relevant
(1) d’un savoir théorique possible (2) d’un savoir pratique possible (3) exclusi-
vement d’une croyance, (4) exclusivement d’un ressenti subjectif. On ajoutera
alors des énoncés du type « Un chat noir porte malheur », « Nous nous réin-
carnerons après la mort », « Jésus est le fils de Dieu », « Le Coran est la parole
de Dieu » et les juxtaposant à des énoncés comme « Pour les chrétiens, Jésus
est le fils de Dieu » ou « Pour les musulmans, le Coran est la parole de Dieu »,
« Pour les athées, Dieu n’existe pas » pour vérifier si les élèves distinguent bien
l’énonciation d’une croyance qui se donne pour vérité de l’énonciation d’une
vérité factuelle (voire conceptuelle ou logique).

302
Peut-on justifier l’esclavage ?1
Gérard Malkassian

Je présente ici une séquence de cours portant sur la question de l’esclavage.


L’intérêt est double. Philosophique d’abord car cette question porte sur la
légitimité de la domination, elle appelle à s’interroger sur les limites morales
acceptables de cette domination. Le parcours amène aussi à se demander si la
reconnaissance de l’égalité de droits exclut tout risque d’asservissement. Il mobi-
lise les concepts de liberté politique, de pouvoir, de domination, les couples loi
naturelle/loi positive, droit/fait et convoque le naturalisme et le contractualisme.
L’intérêt est aussi méthodologique, du point de vue de l’apprentissage du
raisonnement. Aristote s’inscrit clairement dans un débat, il fait allusion à
des courants hostiles à l’esclavage. On peut montrer que ce qui importe n’est
pas tant qu’Aristote soit « esclavagiste », comme la plupart de ses contempo-
rains, mais qu’il avance des arguments pour le justifier. Cela permet d’intro-
duire aussi les notions de thèse et d’argument valide.
Nous sommes dans un cas où l’apprentissage du contenu s’accompagne de
celui de la discussion argumentée et critique.
La réussite de la séquence suppose quelques informations préalables : un rap-
pel historique de la situation de l’esclavage en Grèce antique, sa nature, ses
répercussions sociales et économiques considérables, son rapport au type de
citoyenneté en vigueur dans la démocratie athénienne. Cela avait été fait, dans
le cas qui me concerne, au cours de la lecture des premières pages de la Politique,
en particulier, à travers l’analyse serrée de la construction du concept d’esclave

1 Ce texte est une version légèrement modifiée de la séance proposée par Gérard
Malkassian aux journées d’étude de l’ACIREPh et repris dans Côté philo n°4 (2004)
dont on trouvera le texte original en ligne sur le site de l’ACIREPh.

303
opérée par Aristote dans le chapitre IV, et de la relation sociale élémentaire
dans laquelle il s’inscrit. Le livre I de la Politique était en effet l’œuvre étu-
diée dans l’année.
Le parcours s’est déroulé, devant une classe de niveau hétérogène, sans tête
de classe active. Il comprenait trois séances de deux heures, les deux dernières
se succédant mais une semaine après la première. Il a eu lieu en fin d’année
(mois de mai) quand j’ai abordé la philosophie politique.
J’ai présenté initialement les étapes du parcours, avec les textes. Au début
de chaque séance, je faisais une reprise des conclusions de la précédente, avec
indications au tableau.

Première séance
C’est moi qui conduis la lecture : le texte d’Aristote est dense, tortueux et se
réfère à une réalité et une méthode très étrangère aux habitudes intellectuelles
des élèves auxquels je m’adresse. Aristote mêle en effet une approche descriptive,
relevant de la sociologie, à une approche normative. Les élèves n’ont souvent
aucune expérience des sciences sociales et ceux que j’avais étaient des linguistes
au mieux habitués au commentaire littéraire et au court essai personnel.
Formulation du débat au début du chapitre V :
« Est-il meilleur et juste pour certains d’être esclaves, ou n’est-ce pas le cas,
tout esclavage étant alors contre nature ? »
Les élèves remarquent très vite que l’idée de légitimité, de « justice » est
reliée à celle de « nature ». On les amène alors à poser la question : la référence
à la nature est-elle un fondement de justification suffisant ? Elle est abstraite,
on peut la rendre plus accessible : avoir un handicap naturel justifie-t-il une iné-
galité de droits ? De multiples passages affirment la thèse d’Aristote, on peut
les faire chercher aux élèves. Mais l’accent est mis sur son argument principal :
« Car quand la réunion de plusieurs composantes produit une réalité unique,
que ces composantes soient d’un tout organique ou soient séparées, dans tous
les cas de ce genre se manifeste le commander et l’être commandé. »
Les élèves paraphrasent correctement la phrase : l’inégalité est légitime
si elle est naturelle, comme principe de cohésion d’un tout, nécessairement
hiérarchisé. Ils ont du mal en revanche à voir qu’il s’agit d’une proposition
générale, d’une « loi de la nature ». La suite du texte multiplie les exemples
confirmant cette loi, dont les relations d’inégalité hommes/femmes. Les élèves
font alors très vite remarquer qu’Aristote inscrit des inégalités sociales, cultu-
relles dans l’ordre naturel.
Insertion de la conclusion de l’argument :

304
« Car commander et être commandé sont non seulement nécessaires mais
utiles. » Chacun des deux partenaires inégaux, puisque l’un est l’instrument
actif de la volonté de l’autre, doit s’épanouir pleinement dans la fonction qui
correspond à sa nature et à ses capacités propres. Les élèves s’étonnent : pour
Aristote, les différences se ramènent toujours à des inégalités. J’ai utilisé l’exemple
de la relation parents/enfants. Cela dit, dans une séance antérieure, j’avais mon-
tré comment Aristote s’empêtre avec une théorie inégalitaire qui reconnaît
cependant une nature humaine universelle et une finalité unique : les esclaves
seraient des hommes à part entière, d’où le respect qu’on leur devrait ; toute-
fois, ils seraient dotés d’une raison passive qui leur permet d’obéir aux autres,
comme les animaux dressés mais en comprenant le sens et le bien-fondé de ces
ordres, de grands enfants en somme. La faiblesse de l’argument de l’inégalité
naturelle saute alors aux yeux, d’autant qu’il est systématiquement avancé par
tous les partisans « humanistes » de l’esclavage.
On peut s’arrêter là si les deux heures sont écoulées. Mais on court le risque
de voir le groupe s’insurger et mettre le problème et l’argumentation au second
plan pour rejeter purement et simplement la position d’Aristote. Il peut alors
être fructueux de leur faire lire un quatrième extrait tiré du chapitre VI : « en
aucun cas celui qui ne mérite pas la servitude ne peut être tenu pour esclave ».
Ce passage nécessite une explication : Aristote légitime l’esclavage quand il
sanctionne des inégalités naturelles d’intelligence, de maîtrise de soi intellec-
tuelle, mais non toute forme d’esclavage, même légale (prise de guerre, dettes
etc.). Les esclaves de fait sont jugés par rapport au concept d’un esclave de
droit, correspondant au « modèle que nous avons construit » (chapitre V).
Un exemple parlant : on peut se retrouver commerçant (ou prof !) sans être
fait pour cela. Je montre comment l’opposition nature/loi positive chevauche
celle entre droit et fait. Tout esclavage de fait, selon des procédures légales, ne
l’est pas de droit si cela ne correspond pas à la nature de l’individu, suffisam-
ment intelligent et éduqué pour se diriger tout seul, être maître et citoyen,
et inversement.

Deuxième séance
Je pars d’extraits du Citoyen (1642) de Thomas Hobbes.
Le premier : « … et nous trouverons ensuite qu’il n’y a que trois moyens
par lesquels on puisse acquérir domination sur une personne ».
Les élèves reconnaissent d’emblée le problème de la légitimité de la domina-
tion d’une personne par une autre. C’est une occasion pour mieux définir ce
concept : soumission non réversible de la volonté d’une personne à celle d’une

305
autre, en le distinguant de celui de pouvoir : influence, réversible, sur la volonté
ou le comportement d’autrui (distinction un peu foucaldienne sur les bords !).
Le second traite de l’asservissement ou du servage en indiquant le prin-
cipe de légitimité :
Je passe donc au deuxième, qui arrive lorsque quelqu’un, étant fait
prisonnier de guerre, ou vaincu par ses ennemis, ou se défiant de
ses forces, promet, pour sauver sa vie, de servir le vainqueur, c’est-
à-dire de faire tout ce que le plus fort lui commandera. En laquelle
convention, le bien que reçoit le vaincu, ou le plus faible, est la vie,
qui, par le droit de guerre, et en l’état naturel des hommes, pouvait
lui être ôtée ; et l’avantage qu’il promet au vainqueur est son ser-
vice et son obéissance. De sorte qu’en vertu de ce contrat, le vaincu
doit au vainqueur tous ses services et une obéissance absolue, si ce
n’est en ce qui répugne aux lois divines. (…) Or, je nomme serf ou
esclave celui qui est obligé de cette sorte, et seigneur ou maître celui
à qui on est obligé pareillement.

On peut maintenant procéder par questions orales :


- Hobbes aboutit-il à une conclusion différente d’Aristote ?
- Quelle est son argumentation ?
« En vertu d’un contrat », les élèves doivent repérer en quoi les conditions
diffèrent de l’argumentation d’Aristote, qu’elles sont même incompatibles
avec elle : non l’inégalité naturelle mais l’égale liberté des deux contrac-
tants d’une prestation réciproque : sûreté/obéissance absolue, et non une
complémentarité organique.
- N’y a-t-il pas des limites ?
Les « lois divines ». Les élèves peuvent citer le respect de la vie, condition
sous laquelle le vaincu a accepté d’être asservi.
Le texte suivant permet de confirmer que Hobbes insiste sur la perma-
nence du libre consentement comme fondement du caractère obligatoire de
la domination :
L’obligation d’un esclave envers son maître, ne vient donc pas de
cela simplement qu’il lui a donné la vie, mais de ce qu’il ne le tient
point lié, ni en prison ; (…) de sorte que si l’esclave n’était attaché
par l’obligation de ce tacite contrat, non seulement il pourrait s’en-
fuir, mais aussi ôter la vie à celui qui lui a conservé la sienne.

Les esclaves africains aux Amériques correspondaient-ils à ce cas, puisqu’ils


avaient été capturés afin d’être asservis, sans négociation préalable, et qu’ils
n’étaient pas pleinement libres de leurs mouvements ?

306
Je rebondis alors sur la notion de servitude volontaire : est-elle légitime même
si elle est consentie entre deux êtres égaux en droit ? Ne faut-il pas supposer
d’autres types d’inégalité qui contraignent l’engagement du dominé ? Le pri-
sonnier dispose-t-il d’un choix véritable, entre servitude et mort ?
Si la classe a bien suivi, on peut approfondir d’une strate. Le modèle du
contrat d’asservissement est en effet étendu à celui de la domination politique,
de la soumission des individus à un État tout-puissant :
Le premier [moyen d’acquérir domination sur une personne] est
lorsque quelqu’un, pour le bien de la paix et pour l’intérêt de la
défense commune, s’est mis de bon gré sous la puissance d’un cer-
tain homme, ou d’une certaine assemblée, après avoir convenu de
quelques articles qui doivent être observés réciproquement.

Les citoyens sont au fond les esclaves consentants du souverain en échange


d’une sûreté maximum. On peut interroger les élèves sur le caractère satisfai-
sant de ce concept de citoyenneté : de quels attributs essentiels est-il privé ?

Troisième séance
Je reviens à un classique dont la lecture devient quasi-évidente pour les élèves
qu’on a réussi à mener tout au long du parcours. Il s’agit de : Du Contrat social
(1762) de Jean-Jacques Rousseau, Livre I, chapitre IV :
Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits
de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement
possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est
incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité
à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une
convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une auto-
rité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas
clair qu’on est engagé à rien envers celui dont a droit de tout exiger,
et cette seule condition sans équivalent sans échange n’entraîne-t-
elle pas la nullité de l’acte ? (…) Dire qu’un homme se donne gra-
tuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte
est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans
son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est suppo-
ser un peuple de fous : la folie ne fait pas droit.

Cette fois encore, on procède par question, par écrit, pourquoi pas :


- Quelle est la position de Rousseau sur l’esclavage ?
- Sur quel argument s’appuie-t-il ? Lors du corrigé collectif, on peut poin-
ter le fait que Rousseau reprend un argument d’Aristote : l’homme

307
libre par nature ne peut être asservi, qu’il élargit, conformément à
Hobbes, à tout homme, dans un sens égalitariste.
- Quelle conséquence en tire-t-il ? Le contrat, même s’il était constaté de
fait et était légal, reconnu par une autorité politique n’aurait aucune
légitimité, tant pour la relation maître/esclave, qui n’a aucune justifi-
cation fondée sur le libre consentement, nul et non avenu, en général
illusoire, des personnes, que pour la fondation de l’État, qui ne relève
pas d’un contrat entraînant une servitude volontaire, car « la folie ne
fait pas droit » (formule exploitable : Rousseau suppose bien un usage
rationnel de sa liberté, qui ne peut se nier dans les faits).
Au terme de ce parcours, qui a très bien fonctionné durant les séances,
les élèves disposaient d’un problème déterminé, d’un ensemble d’outils concep-
tuels, de cadres argumentatifs et, surtout, prenaient conscience d’une chose :
en philosophie, l’intime conviction même la plus noble ne suffit pas si elle ne
s’appuie pas sur des arguments valides.
Ils réalisaient aussi la complexité des choses :
- Des arguments identiques peuvent servir à établir des conclusions
incompatibles.
- Des arguments incompatibles peuvent pourtant permettre d’établir
la même conclusion.
Une difficulté : l’ambivalence de la paire fait/droit dont on voit que son
acception et son application varient totalement d’un auteur à l’autre. Je me
suis rendu compte du caractère délicat de son emploi. Il faut absolument que
les élèves l’utilisent en précisant le cadre conceptuel dans lequel ils le font.
Le couple légal/légitime est sans doute plus adéquat car il permet d’opposer
Aristote et Rousseau à Hobbes, pour qui les deux concepts s’identifient comme
deux faces du concept de droit. Mais le contenu des concepts prend des sens
tout aussi différents selon le contexte : chez Aristote, le légitime correspond à
l’adéquation à une finalité naturelle que la légalité positive peut violer tandis
qu’il me semble que Rousseau le relie à l’expression d’une libre volonté ration-
nelle, qui ne peut se contredire. Cela m’amène d’ailleurs à m’interroger sur
l’efficacité de la détermination d’un programme par des repères conceptuels
non spécifiés par des domaines précis, tant le sens de ceux-ci varie en fonction
de leur usage dans telle ou telle problématique. Mais cela ouvre une discussion
de fond sur laquelle la perspective limitée de cet article ne peut pas s’engager.

308
L’évaluation
Je n’en ai pas fait, faute de temps. C’est une lacune majeure car on sait l’écart
fréquent qu’il y a entre la participation au cours et les productions écrites cen-
sées en valider les résultats. J’ai néanmoins imaginé ces exercices que je compte
bien tester un jour :
1. Exposer le point de vue d’Aristote sur l’esclavage et sa justification.
2. Imaginer les réponses de Rousseau.
a. Quels sont les différents arguments de légitimation de l’esclavage
que vous avez étudiés ?
b. Par quels autres arguments peut-on les réfuter ?
Tout pouvoir de certains sur les autres est-il domination ? À quelles condi-
tions ne l’est-il pas ?
Les prolongements sont nombreux : il est possible, par exemple, d’enchaî-
ner sur la problématique marxiste du travail salarié comme aliénation. J’ai
choisi, quant à moi, en EMC, d’aborder la question des émissions de télé du
type Loft story ou de la prostitution : l’humiliation est-elle acceptable si elle est
librement consentie sur la base d’un contrat que chacun est libre de dénoncer ?
Je tiens à préciser en conclusion que, bien que j’aie effectué ce travail dans
le cadre de la lecture suivie d’une œuvre, il serait au moins aussi productif de
procéder en partant du seul groupement de textes : la transversalité permet
de mettre en valeur la discussion argumentée d’un problème qui constitue un
dénominateur commun de toute démarche philosophique.

309
Deux activités sur l’objectivité
à partir de supports vidéo
Thomas Crespo et Émile Petitjean (pour la première activité)

Dans cet article, je présente deux activités que j’ai réalisées en classe de
Terminale. Elles s’appuient sur des supports vidéo disponibles sur YouTube.
On peut passer par un convertisseur YouTube vers mp4, cela permet d’éviter
les aléas du réseau.

Mesurer l’homosexualité ?
Cette activité s’appuie sur une vidéo support : Max Bird, « IDÉE REÇUE
#24 : L’homosexualité est contre-nature ? », 16 mai 2017.
La vidéo est intéressante (à mon avis fausse, mais intéressante de ce fait car
elle est réalisée avec les meilleures intentions du monde donc il y a quelque
chose à thématiser sur la question du rapport entre connaissance et normes
morales) et elle est courte. Donc l’activité est faisable sur une heure ou deux
(deux si on inclut les documents).
Cette activité avait été faite en réponse à une demande d’élèves chez un
collègue, quand il y avait des L. L’activité n’a pas été prévue pour les nouveaux
programmes. On pourrait sans doute l’adapter pour l’intégrer dans un cours
sur la nature et la science (voire sur la liberté) mais je ne l’ai pas fait. Elle a très
bien marché et elle a suscité des questions nombreuses et des réflexions éton-
nantes (de type : « Mais alors l’hétérosexualité ça n’existe pas ? »).
Voici comment se présente l’activité.

311
La vidéo de Max Bird que l’on va diffuser part d’une bonne intention : lut-
ter contre l’homophobie en montrant que l’homosexualité est naturelle. L’idée
est séduisante mais elle pose deux questions :
- Est-ce que c’est vrai ?
- Est-ce que ça a un sens ?
Pour comprendre la critique que je vais faire de la vidéo, il faut déjà s’as-
surer qu’on l’a bien comprise. C’est pourquoi vous allez répondre à quelques
questions pendant et après le visionnage.

Questions sur la vidéo : compréhension


1. Montrez que la motivation de Max Bird est de lutter contre l’homophobie.
2. D’après Max Bird, l’homosexualité est naturelle. Si elle ne l’était pas,
que pourrait-elle être ?
3. Reconstituez le syllogisme de Max Bird concluant qu’il est inutile
d’être homophobe.
4. Quel est le mécanisme expliquant, selon Max Bird, l’homosexualité ?

Questions sur la vidéo : critique


1. Quel est le problème avec l’argument « être élevé par des parents
homosexuels n’augmente pas les chances d’être homosexuel·les » ?
2. Quel est le problème avec l’argument « l’homosexualité c’est naturel
donc il ne sert à rien d’être homophobe » ?
3. Pourquoi l’argument « si c’était génétique, les homosexuel·les auraient
disparu, les homosexuel·les ne procréant pas » est-il faux ?
4. À votre avis, comment peut-on mesurer le taux de personnes homo-
sexuelles dans une population ? Quels problèmes rencontrerez-vous si
vous voulez mesurer le taux d’homosexuel·le·s en 1930 ?
5. Donnez des arguments contre l’idée qu’on peut passer facilement de
la sexualité des souris à la sexualité des humains.

Question pour préparer le débat suivant :


1. Comment définissez-vous « homosexualité » ?
2. S’il vous fallait mesurer le nombre d’homosexuel·les dans une popu-
lation quelconque, quel(s) critère(s) retiendriez-vous ?
3. Pour chaque critère, envisagez des limites à la mesure qui résultera.

312
4. À votre avis, aurez-vous les mêmes résultats quels que soient les cri-
tères que vous adoptez ? Que vous répondiez oui ou non, essayez d’en
tirer une conclusion.
NB : tous les documents qui suivent sont tirés de Jordan-Young Rebecca,
Hormones, sexe et cerveau, Odile Fillod (trad.), Paris, Belin, 2016. Les docu-
ments 1, 2 et 3 sont tirés respectivement des pages 301, 288 et 282-283

Document 1 : l’orientation dans la sexualité

Femmes Hommes

15 % (23) 24 % (34)


Désir Désir
59 % (88) 44 % (69)

13 % 1 % 6 % 1 %


(19) (1) (9) (2)

Comportements Identité Comportements Identité


13 % (19) 0 22 % (32) 2 % (3)

À gauche : Liens entre le désir pour les femmes, le comportement sexuel avec au moins
l’une d’elles à l’âge adulte et l’identité lesbienne ou bisexuelles chez les femelles
de la National Health and Social Life Survey (d’après Laumann et al. 1994, p. 298).
À droite : Même chose pour les hommes.

Document 2 : L’intérêt de faire attention aux critères de mesure


« Attirance sexuelle ? Comportement ? Amour ? Identité ? L’orientation
sexuelle est un bel exemple de concept relevant du “bon sens” qui semble assez
limpide, mais qui s’avère être compliqué et glissant lorsqu’on essaye de le saisir.
Et pour décider comment le saisir, il faut généralement savoir pourquoi on veut le
faire. Dans les travaux d’épidémiologie sur le VIH/sida, par exemple, il est sou-
vent plus important de savoir ce que les gens font concrètement sur le plan sexuel
que ce qu’ils préféreraient faire, mais ce n’est pas toujours le cas. Si l’objectif est
d’élaborer et de cibler des campagnes de santé publiques dans lesquelles les gens
pourront “se reconnaître”, le plus important pourra être de comprendre comment
les gens se voient eux-mêmes, mais si l’objectif est de pouvoir les aider à négo-
cier et conserver des comportements sans risques, ce pourra être de comprendre
quelles sont précisément les pratiques sexuelles qu’ils apprécient et valorisent »

313
Document 3 : Entretien d’un médecin à propos des questionnaires
sur l’homosexualité
« Fritz Klein avait une grille de détermination de l’orientation sexuelle
compliquée, et [Dr], qui faisait le plus gros de ces entretiens, a dit : “Tu sais,
tout ça c’est de la belle heuristique académique, mais 99 fois sur cent il suffit
d’écouter les sujets et ils te diront qui ils sont.” On a peu de chances de tom-
ber sur des hommes hétéros qui mentent et disent qu’ils sont homos. Tu peux
avoir des hommes homos qui te diront qu’ils sont hétérosexuels, mais pas s’ils
savent qu’un haut niveau de confidentialité est assuré sur le projet. Et on les
questionne, il y a des interactions, des échanges, ils remplissent des question-
naires, et s’ils sont cohérents on les garde dans l’étude. S’ils cochent des cases
hétéros et ensuite commencent à cocher des cases homos, puis te disent tan-
tôt des trucs d’hétéro tantôt des trucs d’homo, on se demande ce qui se passe.
On se demande si la personne est simplement en train de s’amuser ou si la per-
sonne ne sait pas elle-même qui elle est, et si ça arrive, on l’exclut de l’étude.
(Dr A, entretien du 21 janvier 1999) »

« Les erreurs sexistes de l’archéologie »


Cette activité s’appuie sur une vidéo de la chaîne YouTube C’est une autre
histoire.

Questions de compréhension :
1. Lorsque l’on tombe sur une sépulture richement ornée, avec un sque-
lette robuste, etc., quel genre attribue-t-on spontanément à la per-
sonne qui est enterrée ?
2. Comment s’est-on rendu compte qu’on se trompait sur une tombe ?
3. Comment s’est-on rendu compte qu’on se trompait sur toutes les
tombes du même type ?
4. Quel rôle attribue-t-on à la femme de Vix ? Pense-t-on que c’est une
guerrière ou une cheffe ?
5. Pourquoi, à la lecture de Jules César, se dit-on que les peuples antiques
étaient inégalitaires du point de vue du genre ?
6. La façon de différencier les hommes et les femmes est-elle univer-
selle ? Que montre Chloé Belard sur les tombes quant au sexe de la
personne enterrée ?
7. Quelle est la différence entre le « sexe » et le « genre » ?
8. D’après Chloé Belard, le genre est-il forcément binaire ?

314
9. D’après Chloé Belard, à l’âge de fer, représente-t-on toujours le sexe
des personnes ?
10. D’après Chloé Belard, le genre est-il toujours associé aux mêmes objets
en fonction des époques et en fonction des groupes sociaux ?
11. Ces préjugés ont-ils aussi des conséquences dans l’organisation de la
recherche ?

Questions de réflexion :
1. Montrez que l’interprétation des traces ne repose pas que sur l’observation.
2. Montrez que certaines idées reçues peuvent nous faire mal interpré-
ter les traces.
3. Pour la femme de Vix, quelle hypothèse a été faite au départ quand on
l’a découverte ? Quand on a su que c’était une femme, quel rôle lui a-t-on
attribué ? Montrez que c’est une manière de sauver la première hypothèse.
4. Si on se place dans le paradigme inductiviste : montrez qu’il y a là une
violation du principe selon lequel les observations contraires ne doivent
pas contredire la loi générale.
5. Montrez qu’une idée reçue peut biaiser l’interprétation des faits et que
cette interprétation biaisée peut alimenter cette idée reçue.
6. Dans ce cadre, à quoi servent les études de genre spécifiquement ?

315
Réfléchir l’enseignement
de la philosophie

Dans cette dernière partie, nous avons voulu réunir des textes plus réflexifs
sur l’enseignement de la philosophie. L’ACIREPh milite pour une réforme
ambitieuse de la manière dont cet enseignement est institutionnalisé et prati-
qué. Il était impensable de ne pas accorder un espace à des réflexions qui sont
constitutives de l’engagement de l’ACIREPh.
Les deux premiers textes questionnent la spécificité de l’enseignement de la
philosophie. Michel Tozzi défend ainsi que celui-ci se caractérise par la centra-
lité qu’il accorde à trois compétences : la conceptualisation, l’argumentation
et la problématisation. Nicolas Laurens prolonge cette perspective en identi-
fiant quatre gestes propres à la pratique de la philosophie, ajoutant l’instruc-
tion aux trois compétences précédentes, et avance que l’explicitation du lien
entre ces gestes et les exercices académiques permet aux élèves une meilleure
compréhension de ceux-ci et, donc, une meilleure réussite.
Les trois textes suivants abordent de manière plus polémique les principaux
problèmes que l’enseignement de la philosophie, tel qu’il se pratique actuelle-
ment, rencontre inévitablement. Jean-Jacques Rosat se livre ainsi à une critique
rigoureuse de la présomption selon laquelle la pensée philosophique s’expri-
merait naturellement et adéquatement sous la forme de la dissertation. Cette
présomption aboutit à une sacralisation des exercices académiques qui est péda-
gogiquement déplorable. Serge Cospérec, pour sa part, dénonce l’absence de

317
progressivité pédagogique qu’implique nécessairement la limitation de l’en-
seignement de la philosophie à la seule classe de Terminale et esquisse le plan
d’un enseignement de la philosophie réellement progressif. Gérard Malkassian
part de l’injonction à étudier une œuvre suivie durant l’année afin de poser
à nouveaux frais la question de la lecture des textes en classe de philosophie.
Il défend en particulier l’importance d’intégrer la lecture de ces textes à un
parcours problématique et conceptuel contre la tendance à une certaine patri-
monialisation des grands auteurs.
Suivent trois textes qui traitent de l’enseignement de la philosophie dans les
filières technologiques et professionnelles. Jean-Jacques Rosat défend l’impor-
tance de prendre au sérieux l’idéal de démocratisation de la philosophie. Cela
suppose de ne pas concevoir l’enseignement de la philosophie en voie technolo-
gique comme l’enseignement en voie générale, mais en moins exigeant. Il faut
au contraire partir des élèves et de leurs besoins. Loïc de Kérimel revient sur
les vingt-cinq années qu’il a passées à enseigner en séries technologiques et en
tire lui aussi la conclusion qu’il est impératif de réformer cet enseignement
pour qu’il soit réellement progressif et formatif. Emmanuelle Rozier revient
pour sa part sur des expériences d’enseignement de la philosophie dans un
lycée professionnel et auprès de la Mission de lutte contre le décrochage sco-
laire (MLDS). En décrivant le dispositif et les réactions des élèves, elle montre
comment un tel enseignement peut et doit être étendu à tous les lycées (et non
aux seuls lycées généraux et technologiques).
Dans un autre texte, Emmanuelle Rozier s’attarde sur la conception que
l’on peut avoir spontanément des élèves lorsqu’on enseigne et met en garde
contre la tendance à naturaliser les capacités des élèves.
Enfin, dans un dernier texte, Rémy David esquisse les linéaments de ce
que devraient être les missions d’un Institut de recherche sur l’enseignement
de la philosophie (IREPh), institut dont l’absence est à l’origine de la créa-
tion de l’ACIREPh.

318
Quelles compétences développer
en philosophie ?
Michel Tozzi

La question des compétences est importante pour l’enseignement de la


philosophie et l’apprentissage du philosopher. On peut donner une défini-
tion parmi d’autres de la compétence : « mobilisation de façon intégrée de
ressources internes et externes pour accomplir dans son activité un type de
tâche déterminé dans une situation complexe et nouvelle1 ».
Cette question n’est pas facile à aborder entre collègues. Certains cri-
tiquent toute approche par compétences de l’apprentissage du philosopher :
ce serait une démarche purement formelle déconnectée des contenus ; les com-
pétences évoquées seraient transversales, et pas spécifiquement philoso-
phiques ; la notion de compétence provoque une suspicion (didactique et
souvent idéologique) vis-à-vis d’un concept issu des sciences de l’éducation,
utilisé dans le monde de l’entreprise, de l’enseignement professionnel et des
référentiels pour l’emploi2…

1 « Une approche par compétences en philosophie ? », dans le padlet PhiloTozzi (acces-


sible en ligne). Voici aussi une définition du philosopher à partir de l’approche par
compétences : « tenter d’articuler, dans un rapport au sens et à la vérité, sur des ques-
tions fondamentales pour l’humain, des processus de problématisation, de conceptua-
lisation et d’argumentation ».
2 Voir la controverse dans le colloque : « Philosophie de l’enseignement et enseignement

de la philosophie : de la transmission des savoirs à la formation des compétences », in


Diotime n° 48, avril 2011.

319
D’autres pensent qu’elle est incontournable1 : d’une part pour que l’en-
seignant sache clairement ce qu’il doit enseigner, trouve les exercices perti-
nents pour faire apprendre et puisse évaluer ce qu’il a réellement enseigné et
ce que les élèves ont réellement appris. D’autre part pour que les élèves soient
au clair sur ce qu’on leur demande d’apprendre : expliciter les compétences à
acquérir favorise leurs apprentissages, surtout chez les moins connivents avec
la culture scolaire. Un élève repère une insuffisance aux annotations sur sa
copie (« Manque de problématisation ! », « Conceptualisation faible »…),
mais, sans explicitation de ces processus de pensée, il ne peut savoir en quoi
ils consistent, et donc s’améliorer.
Des questions didactiques fondamentales se posent, par exemple :
- De quelles compétences s’agit-il en philosophie (les nommer et les
définir) ?
- Ces compétences (et lesquelles ?) sont-elles transversales ou spécifi-
quement philosophiques ? Et dans ce dernier cas, en quoi consiste
leur spécificité ?
- Quel est le lien dans l’apprentissage du philosopher entre les compé-
tences à développer et les connaissances philosophiques ?
L’ancien programme de 2003 parlait de « capacités à mobiliser », et en
dressait une liste, dont on ne sait si elle illustre seulement le type de capa-
cité attendue ou constitue le noyau dur de l’activité philosophique : « elles
consistent principalement à introduire à un problème, à mener ou analyser un
raisonnement, à apprécier la valeur d’un argument, à exposer et discuter une
thèse pertinente par rapport à un problème bien défini, à rechercher un exemple
illustrant un concept ou une difficulté, à établir ou restituer une transition entre
deux idées, à élaborer une conclusion ». Ces capacités sont nommées, évoquées
comme allant de soi pour quiconque a eu une formation philosophique, mais
elles ne sont pas définies. Il faut donc (se) les clarifier, en tant qu’enseignant
et pour les élèves.
Dans le nouveau programme (BO du 25 juillet 2019), on ne parle pas de
compétences, on ne parle plus de capacités. On évoque en revanche « l’ap-
titude (à analyser) », et des « exigences intellectuelles ». On pourrait lon-
guement discuter de ces distinctions conceptuelles, sur les ressemblances et
différences entre compétence, capacité, aptitude et exigence intellectuelle…
Le programme en nomme explicitement un certain nombre.

1 Voir l’ouvrage coordonné par Michel Tozzi, Perspectives didactiques en philosophie –


Éclairages théoriques et historiques, pistes pratiques, Éditions Lambert-Lucas, 2019.

320
On pourrait regrouper la plupart de celles convoquées dans le programme
selon trois catégories :
- Celles qui touchent à la conceptualisation : « Analyser les notions,
les interroger, les distinguer les unes des autres… expliciter (dans un
texte) les concepts à l’œuvre… (faire des) analyses conceptuelles, faire
un usage pertinent de termes non couramment usités… préciser les
sens d’un mot et celui que l’on retient… ».
- Celles qui touchent à la problématisation : « Circonscrire les questions…
dégager les enjeux philosophiques d’un texte… expliciter le problème
posé, les propositions présentées… Construire un problème à partir de
l’analyse d’une question… (en donner) une formulation explicite… ».
- Celles qui touchent à l’argumentation : « Douter, examiner les objec-
tions, y répondre sur la base de justifications raisonnées… Confronter
différents points de vue sur un problème… Justifier ce qu’on affirme
ou nie en formulant des propositions construites et des arguments ins-
truits… (donner des) exemples pertinents… dégager (dans un texte) les
moments différenciés de l’argumentation… ».
D’autres sont aussi évoquées. Par exemple : « Exprimer des idées… formu-
ler des idées avec précision et exactitude » ou « mobiliser des connaissances…
(les arguments doivent être) instruits… (on doit produire des) références… ».
On peut s’étonner d’ailleurs de l’absence de l’interprétation comme compé-
tence1, en particulier à propos de l’étude des textes…
Le programme est destiné aux enseignants, non aux élèves. Les exigences
intellectuelles ou compétences requises semblent selon le programme aller de
soi pour qui a une formation philosophique et dans le corps des profession-
nels de la discipline. Mais dès que l’on en discute entre collègues, on s’aperçoit
que si l’argumentation ne donne pas lieu à trop d’écart, les représentations sur
ce que c’est que conceptualiser ou problématiser en philosophie sont parfois
très différentes, comme d’ailleurs chez les philosophes (par exemple : la défi-
nition fondamentale chez Aristote et Wittgenstein) ! Il faut donc que chaque
enseignant se clarifie bien ces notions et surtout les clarifie pour les élèves, pour
qu’ils comprennent bien ce que l’enseignant leur demande de faire.
On peut donner quatre exemples de clarifications nécessaires (mais il fau-
drait détailler pour chaque exigence citée) :
- On peut conceptualiser une notion soit en la définissant, à la façon
aristotélicienne, par son genre prochain et sa différence spécifique

1 Voir François Galichet, Philosopher à tout âge. Approche interprétative du philosopher,


Vrin, 2019.

321
(« Espérer, c’est désirer sans jouir, sans savoir, sans pouvoir » – Comte-
Sponville) ; soit, à la façon de Wittgenstein, par son emploi en contexte
(par exemple dans le cadre de la doctrine d’un philosophe : la durée
chez Bergson) ; soit à partir de distinctions/ressemblances avec des
notions opposées, proches ou corrélées (tisser sa trame notionnelle ou
son réseau conceptuel) ; soit en construisant une carte conceptuelle de
la notion, en convoquant puis en reliant les notions dont on a besoin
pour analyser cette notion ; soit en partant de sa représentation spon-
tanée de la notion (« la liberté, c’est faire ce qu’on veut ») et en la tra-
vaillant critiquement (par exemple : par l’analyse des présupposés ou
conséquences de cette définition) ; soit par une approche métapho-
rique qui enracine la notion dans l’imaginaire et engage une interpré-
tation, etc. Ce sont ces différentes voies de la conceptualisation que les
élèves doivent connaître comme processus de pensée pour les mettre
en œuvre lorsqu’ils traitent une notion…
- Sur la problématisation, une difficulté récurrente des élèves est de pas-
ser de la question formulée par le sujet proposé au(x) problème(s) phi-
losophique(s) qu’elle soulève, c’est-à-dire à formuler un problème en
problématisant une question. Mais qu’est-ce qu’un problème philo-
sophique ? Une question qui porte explicitement par l’énoncé de son
contenu sur un problème métaphysique (l’être, le sens de la vie, l’exis-
tence, la mort, la liberté…) ? Un énoncé qui fait appel à un registre épis-
témologique, éthique, politique… ? Une façon de traiter la question
qui pointe un enjeu et une difficulté sous-jacente ? Qu’est-ce qu’une
problématique ? L’entrée dans un problème par son explicitation et sa
formulation ? Ou plus complètement l’expression du problème et ses
différentes solutions possibles… ? Et qu’est-ce que problématiser ? Tout
cela reste (trop) implicite : s’agit-il de dégager les enjeux (par exemple :
épistémologiques, éthiques, politiques, esthétiques etc.) d’une ques-
tion posée ; de cerner pourquoi et en quoi elle fait problème (en soule-
vant une tension, un dilemme éthique…) ; de préciser pourquoi elle est
difficile à poser, à formuler, et surtout à résoudre (par exemple : parce
qu’elle soulève une contradiction) ? Doit-on questionner la question,
sa formulation, expliciter et interroger ses présupposés, la déplacer si
elle est mal posée ? Repérer dans le cours quel est ce problème déjà
traité par certains philosophes pour convoquer ce type de traitement ?…
- De même, que signifie « mobiliser ses connaissances » dans une dis-
sertation ? Les élèves pensent souvent que c’est reprendre telle par-
tie du cours à propos du traitement d’une notion ou d’un problème,
et plus précisément « citer des philosophes » pour montrer qu’on a
des connaissances. Et ils ne comprennent pas qu’on leur reproche des

322
connaissances « mal mobilisées », alors qu’ils ont appris et mémo-
risé leurs cours. Mais les correcteurs attendent que cette utilisation
soit appropriée, qu’elle ne soit pas récitée ou « plaquée », mais convo-
quée dans la perspective du sujet posé, du problème soulevé et dans
la dynamique du développement ordonné de l’élève. Qu’est-ce donc
qu’une mobilisation « appropriée » ou « inappropriée » des connais-
sances ? Cela demande explicitation, sinon on est dans le malentendu…
- On signale aussi dans le programme la nécessité de produire dans une
dissertation des « exemples pertinents » (dans la dissertation). Mais :
· Que peut-on considérer comme un exemple ? La référence à une
situation (fictionnelle, littéraire ou réelle, par exemple histo-
rique…), un fait scientifique, un vécu personnel, un courant philo-
sophique, une doctrine, un philosophe ? À quoi sert un exemple ?
Une typologie fonctionnelle peut être utile : un exemple peut
être un matériau concret d’analyse ; ou une illustration pédago-
gique d’un concept (le garçon de café de Sartre pour le person-
nage), d’une difficulté (par exemple : un dilemme moral précis)…
Mais il ne peut être tenu pour un argument, car on peut toujours
lui objecter un contre-exemple. En revanche, produire un contre-
exemple est intéressant, car il a statut épistémologique de preuve,
en constituant un argument contre toute affirmation générali-
satrice abusivement inductive (par exemple : « Tous les cygnes
sont blancs »).
· Quel type d’exemple est pertinent, quels sont les critères de la per-
tinence d’un exemple ? Par rapport à un concept, un problème,
une thèse, au contexte, dans l’évocation d’un philosophe etc. ?
Cela mérite d’être précisé et exemplifié !
Ce qui est clair dans l’esprit d’un enseignant concernant ces différentes
exigences intellectuelles – à supposer que ce le soit ! –, est la plupart du temps
confus dans celui d’un élève, car il est dans une situation d’apprentissage : il faut
donc expliciter, clarifier, préciser, exemplifier d’une part et penser des exercices
et dispositifs favorisant ses acquisitions. L’intérêt d’une logique d’apprentis-
sage est de se déplacer du point de vue de l’enseignant (que vais-je dire dans
mon cours ?) vers le point de vue de l’élève qui apprend (que devra-t-il « savoir-
faire » ?). Et comment l’accompagner pour qu’il surmonte les difficultés iné-
vitables à l’exercice d’une pensée rigoureuse ? D’où l’intérêt philosophique
d’être soi-même au clair sur les exigences de la pensée, et la nécessité didactique
de se demander comment on peut faciliter chez les élèves leur apprentissage.

323
Les quatre gestes
de la philosophie
Nicolas Laurens

Aborder l’enseignement de la philosophie selon l’approche par compétences,


telle qu’elle a pu être développée dans les autres disciplines scolaires, c’est envi-
sager la classe de philosophie comme un lieu où se travaillent, s’exercent et s’ac-
quièrent un certain nombre de démarches intellectuelles spécifiques. Identifier
de quelles démarches il s’agit ne va pas de soi et exige de se mettre au clair avec
l’essence même de la pratique philosophique. Cela revient en effet à repérer les
gestes de pensée constitutifs du philosophique, soit donc les opérations sans les-
quelles un propos paraît difficilement pouvoir être considéré comme tel. Pour
le dire autrement, cela revient à définir des critères généraux de reconnaissance
qui attestent de la présence de la philosophie au sein d’un discours, un peu à la
manière dont nous lisons une copie de baccalauréat en nous demandant « Où
y a-t-il philosophie ? », en nous efforçant de nous l’expliciter à nous-mêmes.
Dans une telle perspective, qui requiert un véritable dialogue interdiscipli-
naire, nous pouvons retenir quatre gestes clés, que la philosophie partage parfois
avec d’autres enseignements mais qu’elle modalise immédiatement de manière
spécifique. Il s’agit des gestes consistant à distinguer, caractériser et mettre à
l’épreuve du réel le sens des mots que l’on utilise en essayant de se placer au
niveau des essences, ce que nous appelons « conceptualiser » ; à justifier notre
propos et à construire un raisonnement en essayant de tracer le chemin le plus
conséquent possible, ce que nous appelons souvent « argumenter » ; à prendre
appui sur toutes les connaissances dont nous disposons pour enrichir notre pen-
sée, ce que nous appellerons « instruire » ; et enfin à porter un questionnement,
ce que nous appelons usuellement « problématiser ». Pour faciliter les choses et

325
permettre de bien distinguer ces gestes intellectuels les uns des autres, nous propo-
sons l’établissement d’un code couleur, aussi simple et intuitif que possible. Il est
à noter cependant que ce choix ne peut être que pédagogique, étant entendu que
ces quatre démarches philosophiques sont, d’un point de vue didactique, abso-
lument interdépendantes, co-extensives ou inséparables. De fait, l’exercice de la
philosophie présente une unité profonde et les articule à tout moment. Mettre
l’accent sur l’une d’entre elles en effet, c’est toujours d’une certaine manière
engager les trois autres, et il est alors simplement question d’une « majeure »
ou d’une « dominante » pourrait-on dire, que l’on pourrait exprimer ainsi :
Concernant la problématisation, la couleur rouge, pour signifier la crise,
l’embarras, l’inflammation ou l’impossibilité d’avancer.
Concernant la conceptualisation, la couleur bleue, pour signifier l’éléva-
tion vers les idées générales et abstraites, les essences, par opposition au terrain
de l’expérience qui donne à voir des exemples.
Pour l’argumentation, la couleur verte, signifiant tout à la fois l’autorisa-
tion d’avancer, l’apaisement issu de l’accord avec les autres que seule la raison
peut donner, et quelque chose comme une promesse d’avenir.
Enfin, concernant l’instruction, la couleur jaune, qui renvoie à l’or, à ce qui
a de la valeur, à ce qui est précieux et qui permet d’enrichir un propos.
On pourrait parvenir ainsi au schéma suivant :

De fait, si une telle présentation a le mérite de rendre explicite ce que l’on


attend des élèves, juxtaposés ainsi, ces gestes ne donnent pas à voir les liens
qui les unissent. Un tel découpage en effet, prête à confusion et ne rend pas
encore compte du principe organique qui les rend solidaires. Face à cette diffi-
culté, nous proposons de reconnaître dans la problématisation un tel principe
puisque, si on les considère un à un en les mettant en regard avec ces mêmes

326
compétences dans les autres champs disciplinaires, on peut se rendre compte
que c’est par elle que chacun des trois autres gestes acquiert sa spécificité phi-
losophique. Et c’est bien en ce sens que l’on peut parler de la problématisation
comme nœud essentiel ou « point nodal » de l’enseignement philosophique,
comme le spécifient les textes officiels :
- Vert : En philosophie la raison raisonne et argumente. Les exigences de
rigueur logique, de construction méthodique, de projet démonstratif
articulé, de pensée conséquente sont absolument incontournables, mais
il est aussi important de noter que la raison reste ici toujours examina-
trice, dans une sorte de recul critique qui laisse la pensée à distance d’elle-
même. Dans l’argumentation philosophique en effet, il y a toujours une
distance, une dialectique, un dédoublement de soi donnant à la démons-
tration, aussi valable soit-elle, un caractère non définitif. Comme le dit
Michel Fabre, philosophe, professeur en sciences de l’éducation et spécia-
liste de la pédagogie du problème, avec l’argumentation philosophique
on a affaire à « une pensée qui se surveille elle-même », ce qui implique,
au cœur de l’argumentation, la persistance et l’insistance d’un doute ou
d’un questionnement, autrement dit la tension vivante d’un problème.
- Bleu : Chaque discipline a ses concepts ou sa conceptualité propre, mais
en philosophie la langue du discours est la langue commune, et non pas
seulement une langue technique. C’est même en réalité la mise en ten-
sion des mots usuels eux-mêmes dans leur capacité à dire le réel qui est
en jeu. Avec la philosophie en effet les mots deviennent tout autant des
problèmes que des concepts, au point que l’on pourrait se demander si
la conceptualisation n’est pas rien d’autre que la démarche qui consiste
à interroger le sens des mots et leur opérativité. Tout semble indiquer en
tout cas qu’il ne peut y avoir de philosophie qu’à la condition de pas-
ser du mot au concept, lequel passage engage toujours un travail de la
pensée, une certaine conception du sens du mot, un effort de caractéri-
sation ou de construction intellectuelle. On peut alors parler d’une soli-
darité substantielle entre les concepts et les problèmes en philosophie.
- Jaune : On mobilise sa culture dans toutes les disciplines, cette apti-
tude à tisser librement des liens étant absolument centrale pour sortir
des couloirs, des chapitres, des années, des disciplines même, couloirs
intellectuels dont tous les enseignants déplorent l’existence. Si cette
aptitude est constamment sollicitée chez les élèves, et particulièrement
en philosophie où l’on a du mal à concevoir une copie de baccalauréat
sans qu’y apparaisse une certaine culture philosophique et extra-philo-
sophique, il est à noter que ces connaissances n’ont pas de valeur phi-
losophique en elles-mêmes si elles sont l’objet d’une simple récitation.

327
Pour cela il est indispensable qu’elles soient explicitement articulées
à un questionnement, soit donc aux problèmes qui les portent et aux-
quels elles sont censées répondre. Si ce n’est pas le cas, le propos risque
de basculer vers ce qui n’est plus de la philosophie, comme nous le dit
Jaspers dans son Introduction à la philosophie : « l’essence de la philo-
sophie, c’est la recherche de la vérité, non sa possession, même si elle se
trahit elle-même, comme il arrive souvent, jusqu’à dégénérer en dog-
matisme, en un savoir mis en formules, définitif, complet, transmis-
sible par l’enseignement. Faire de la philosophie, c’est être en route.
Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses,
et chaque réponse devient une nouvelle question. »
- Rouge : C’est ainsi qu’apparaît le caractère absolument central de la
mise en problème en philosophie, et que cette dernière doit bien être
reconnue comme le principe de la réflexion, au double sens de « ce qui
commence » et de « ce qui commande », le mot faisant problème, l’ar-
gument faisant problème, le texte faisant problème, le réel faisant pro-
blème. On retrouve alors cette idée ancienne d’un étonnement radical,
d’une aporie fondamentale, d’une impasse ou d’une crise profonde
devant le caractère indécidable de ce qu’il y a à penser comme expé-
rience fondatrice de la philosophie, laquelle semble bien naître de la
confrontation à une difficulté qui embarrasse la pensée et l’empêche
d’y voir clair. Notons que cette impossibilité d’apporter une réponse
complètement satisfaisante n’est pas qu’un point de départ comme en
sciences, mais semble irréductible et traverser de bout en bout le dis-
cours, en engageant qui plus est notre être dans toutes les dimensions
de son existence. Tout savoir en philosophie est en effet un savoir « en
creux », un savoir réflexif, toujours à distance de lui-même, lequel vaut
au moins autant pour le questionnement qui le sous-tend et qu’il sus-
cite que pour les réponses qu’il apporte. Ce qui le distingue du savoir
proprement scientifique c’est qu’il n’est jamais positif en quelque sorte,
c’est qu’il se vide de se constituer, ou qu’il se constitue de se creuser,
selon la formule que l’on préférera ; un paradoxe que les élèves ont du
mal à saisir d’emblée mais dont ils peuvent eux-mêmes faire l’expé-
rience au fur et à mesure de l’année scolaire.
C’est alors bien ce geste-là, lequel consiste à faire apparaître les problèmes
relatifs aux grands champs de l’expérience humaine, qu’il nous faut reconnaître
comme le noyau de la discipline, ce qui nous conduit à proposer le schéma sui-
vant en guise d’articulation des quatre gestes que nous avons identifiés plus
haut, schéma qui place la problématisation au centre et/ou cœur de la mise en
œuvre des trois autres :

328
.

L’intérêt que peut représenter une telle formalisation de l’exercice philoso-


phique pour les élèves et pour l’enseignant est non seulement d’essayer d’être
aussi explicite que possible vis-à-vis de nos attentes, mais encore de faire appa-
raître le dénominateur commun des exercices académiques de la dissertation et
de l’explication de texte. Dans le fond en effet, ce sont toujours ces démarches
que nous travaillons en classe et que nous apprenons à maîtriser, quels que
soient les exercices proposés. Plus encore, ce sont ces mêmes gestes intellec-
tuels que les philosophes que nous étudions mettent eux-mêmes en œuvre
dans leurs textes, ce qui constitue précisément la raison pour laquelle nous les
étudions, et la raison pour laquelle nous les appelons « philosophes ». Tout
texte de philosophie en effet, s’il est bien philosophique, relève de ces mêmes
démarches. Par voie de conséquence, si l’étude des auteurs est à ce point cen-
trale dans notre enseignement, ce n’est pas par pure idolâtrie et vénération,
mais bien parce que tout texte de philosophie les met en œuvre de manière
exemplaire et qu’à travers son étude, nous apprenons nous-mêmes à le faire et
en acquérons progressivement une maîtrise plus grande. N’est-ce pas en effet
cela qui s’appelle « faire » de la philosophie ?

329
Penser et disserter1
Jean-Jacques Rosat

L’actuel débat autour des programmes a fait apparaître un phénomène


qui ne laisse pas d’être fascinant : quand on montre, à partir des Annales,
que des notions comme l’histoire, l’art ou la liberté peuvent engendrer des
problèmes philosophiques si hétérogènes entre eux et en nombre si indéfini
qu’aucun cours, si bien fait soit-il, ne saurait en traiter le quart, beaucoup de
professeurs ne sont nullement impressionnés et répondent qu’un élève qui
a eu un bon cours (entendez : un cours authentiquement philosophique)
doit être capable de mettre en œuvre la notion concernée quel que soit l’in-
titulé du sujet où elle se rencontre, et quel que soit le contexte de problème
où elle se trouve impliquée. Or cette croyance est régulièrement démentie
par les faits : chaque année, au baccalauréat, l’immense majorité des copies
manifeste l’impossibilité pour les élèves d’opérer une telle transposition,
qui semble bien relever du tour de force réservé aux excellents. Pourtant la
croyance persiste. Pourquoi ?
Cette croyance repose sur une certaine représentation de la pensée. Pour
le dire rapidement, toute notion serait caractérisée ultimement par un unique
noyau de sens, un concept véritable qui se déclinerait et se déploierait sous des
modalités diverses selon le contexte dans lequel il est mis en œuvre. Penser,
ce serait parcourir, selon un ordre justifié par la structure interne du concept
lui-même, la totalité de ses significations : la pensée est l’auto-déploiement
du concept. On aura reconnu là, dans une version très grossière, un modèle
typiquement hégélien.

1 Cet article est repris de Côté philo n°9 (accessible en ligne).

331
D’où vient la prégnance de ce modèle ? Comment expliquer que des profes-
seurs qui ne se sentent pas particulièrement hégéliens mais se diront kantiens ou
nietzschéens ou deleuziens, voire marxistes, adhèrent à une telle conception ?
Ce qui fait de cette représentation une croyance si largement partagée et si
profondément enracinée dans notre profession, c’est la pratique de la disserta-
tion ou, plus exactement, la dissertation telle que sa pratique en khâgne ou à
l’agrégation en fournit le modèle. En quoi consiste cet art de la dissertation ?
À faire varier et jouer tous les sens d’un terme à propos d’une question donnée
et à faire apparaître, selon un enchaînement qui se justifie à mesure qu’il pro-
gresse, une série de perspectives et de facettes censées embrasser la totalité d’un
problème pour les faire converger vers une solution – perspectives et facettes
que le dissertant virtuose et compétent saura identifier, comme par hasard, avec
diverses idées et doctrines prélevées avec soin dans l’histoire de la philosophie.
Qu’appellent-ils penser ? Penser, c’est disserter selon ce modèle. Autrement
dit, dans notre profession, c’est la pratique académique de la dissertation telle
qu’elle s’exerce dans certains lieux institutionnels qui, au bout du compte, défi-
nit la nature et les normes de ce que l’on nomme « penser ». Ce sont les règles
et les usages de la dissertation qui déterminent une certaine représentation
de la pensée et du concept – représentation qui s’avère n’être pas autre chose
qu’une idéologie professionnelle.

Vertus et limites de la dissertation


Comme exercice scolaire, la dissertation – qu’elle soit littéraire, historique,
philosophique ou de culture générale – a de multiples vertus : on peut notam-
ment y apprendre à poser un problème, à en faire le tour, à occuper successive-
ment les diverses positions possibles en tentant de les justifier, et à construire
progressivement une réflexion ; et aussi : à rapporter les idées générales à des
exemples, à établir un lien jusqu’alors inaperçu entre deux chapitres d’un cours,
à nouer les fils de sa propre culture, etc. Assurément, tout cela n’est pas rien et l’on
comprend que beaucoup de collègues y soient, comme ils disent, « attachés ».
Mais la dissertation a aussi ses limites. D’abord, elle oblige à conclure, autre-
ment dit – Valéry avait raison – à la bêtise : elle conduit à tricher avec les exi-
gences de la pensée en faisant passer pour profondes des solutions qu’on sait
intenables ou des dépassements de carton-pâte. Ensuite, elle invite à glisser sans
cesse d’une facette à l’autre du problème, plutôt qu’à s’arrêter pour retourner le
sol sur place avec patience et obstination comme il sied à un philosophe ; elle est
l’art des transitions, des retournements, des simili-paradoxes et de la « crème
renversée » (vous savez bien, ce « truc » d’esbroufe par lequel on saute de « la
philosophie de la liberté » à « la liberté de la philosophie »). Enfin, elle n’est

332
excitante et formatrice que pour celui qui a déjà un minimum de culture à
faire valoir et assez d’aisance avec les mots pour trouver du plaisir et du sens à
la pratiquer ; pour les autres, elle n’est qu’un pensum dont les règles paraissent
si arbitraires et absurdes qu’ils y perdent leurs idées et leur jugement. Voyez le
désarroi des élèves de séries technologiques, que vous savez être vifs et pertinents
dans le débat, mais que la dissertation rend aphasiques, et finalement honteux
d’eux-mêmes, tant son code et sa visée leur échappent. La dissertation donne
à ceux qui ont déjà ; mais à ceux qui n’ont rien, elle enlève même ce qu’ils ont.
Bien entendu, tout autre exercice qu’on pourrait vouloir lui adjoindre ou lui
substituer aurait lui aussi ses défauts. Mais là n’est pas la question. Je demande
ici qu’on m’accorde simplement deux choses, qui me paraissent de bon sens.
Premièrement, comme tout exercice né de l’école et fait pour l’école, la dis-
sertation n’est qu’un jeu : un jeu à travers lequel peuvent s’apprendre certaines
techniques indispensables à l’exposition des idées et à la réflexion critique,
un jeu particulièrement intelligent et formateur ; mais, tout de même, rien
qu’un jeu. Nous qui savons comment elle se fabrique, nous qui en connais-
sons les ficelles et les coulisses (« je vais me servir de Nietzsche à la fin de la
seconde partie pour critiquer le sujet et démarrer ma troisième partie sous une
autre perspective », « je me garde les références à l’art pour la troisième partie :
cela me permettra de dépasser les antinomies du sujet », etc.), nous devrions
être les derniers à croire qu’elle est le paradigme de la pensée philosophique
en acte. Les bons prestidigitateurs ne croient pas qu’ils disposent de pouvoirs
magiques et sont satisfaits d’être des professionnels habiles.
Deuxièmement, rien n’approprie particulièrement la philosophie à la dis-
sertation ni la dissertation à la philosophie. La dissertation a été inventée
pour l’école, pas pour la philosophie. Et les grands philosophes n’ont jamais
pratiqué la dissertation, sauf pour certains d’entre eux quand ils étaient au
lycée. Mais quand ils sont devenus philosophes, Bergson, Sartre, Bachelard
ou Foucault ont cessé d’écrire des dissertations ! Il faut ne plus voir la philo-
sophie que par la lorgnette de l’école pour faire de la dissertation le paradigme
de la pensée en acte.

Héroïsation et sublimation
Les conséquences de cette confusion entre penser et disserter sont évidentes.
- L’attachement inconditionnel au principe d’un programme de notions,
totalement indéterminé et englobant toute la philosophie. Un pro-
gramme de problèmes obligerait à délimiter les significations des
termes, à reconnaître, par exemple, que la liberté politique est autre
chose que la liberté morale, lesquelles sont, toutes deux, autre chose

333
que la liberté métaphysique, et à admettre par conséquent qu’on peut
savoir traiter de l’une sans savoir traiter des autres. Si penser consiste à
déployer un concept de la liberté, par exemple, sous toutes ses facettes,
toute délimitation du programme sera immanquablement ressentie
comme une entrave au libre essor de la pensée. Le programme ne doit
surtout rien déterminer ni rien exclure qui fasse partie de l’encyclo-
pédie philosophique, c’est-à-dire de l’espace où la Pensée (de la liberté
ou de n’importe quel concept) peut se déployer : programme et phi-
losophie sont incompatibles.
- La valorisation de la virtuosité verbale au détriment du travail. Le meil-
leur élève est celui qui sait se mouvoir avec le plus d’aisance dans la mul-
tiplicité des sens d’un terme et jouer avec eux – aisance dont, par ailleurs,
on ne veut pas savoir qu’elle n’est pas la mieux socialement partagée.
- L’héroïsation et la sublimation d’une épreuve scolaire en aventure de la
pensée. Chaque fois qu’on rappelle que l’élève à l’examen ne devrait
pas avoir à inventer ce qu’on ne lui a pas appris – c’est-à-dire, au sens
strict, à être « génial » –, mais à restituer et réutiliser intelligem-
ment, on nous répond désormais que la pensée authentique ne va
pas sans risque, et on finit par faire comme si pendant quatre heures
à l’examen le candidat devait faire une sorte d’expérience métaphy-
sique ! Certes, quand « ça a bien marché » comme on dit, il arrive
qu’on sorte de l’épreuve avec la conscience d’avoir trouvé en cours de
route des idées auxquelles on n’avait jamais soi-même songé. Mais il
est un peu ridicule de transformer ce légitime sentiment de satisfac-
tion intellectuelle en preuve qu’une bonne dissertation se vit comme
une aventure. Souvenons-nous de nos années lycéennes et étudiantes,
et soyons un peu honnêtes : quand on passe un examen, on ne cherche
pas le risque de la pensée, mais à « assurer », à « assurer la note » !
La langue des potaches est ici plus juste que l’emphase philosophante.
Et s’il arrive qu’on prenne un risque, c’est qu’on est suffisamment bon
élève et sûr de son fait pour tenter de gagner quelques points en « ten-
tant un coup » : soutenir tel paradoxe ou citer tel auteur à contre-em-
ploi, parce qu’on estime que cela peut faire monter la note et que, si le
correcteur l’accepte mal, les dégâts ne seront pas trop lourds. À l’exa-
men, le risque est un calcul de bon élève qui maîtrise parfaitement les
règles du jeu. Tout le discours sur l’aventure et le risque de la pensée
dans la dissertation ne sert qu’à justifier qu’on évalue aujourd’hui les
candidats sur des sujets auxquels ils n’ont pu être préparés : à être irres-
ponsables avec bonne conscience.

334
Argumentation et démocratie
- Le discrédit et le rejet de l’argumentation. Depuis quelques années,
l’idée qu’argumenter n’est pas penser, que l’argumentation tue la pen-
sée, est devenue un lieu commun pour une bonne partie de la profes-
sion : toute argumentation, quelle qu’elle soit, ne chercherait au bout
du compte qu’à captiver l’auditoire, à plaire et à vaincre, au détriment
de la vérité, seule visée de la pensée. Cette réduction de toute argumen-
tation à la seule sophistique est trop évidemment absurde, au regard
de l’histoire de la philosophie (on est sidéré d’apprendre que Platon,
Aristote, Descartes ou Kant n’argumentaient pas), mais aussi au regard
de toutes les pratiques d’argumentation : tout débat juridique, moral,
politique ou esthétique n’aurait aucune sorte de rapport à la vérité,
et n’y triompherait toujours que le plus habile. (Notons au passage
qu’une pareille conception revient à considérer tout débat démocra-
tique comme une foire d’empoigne ou un jeu de dupe, ce qui ne laisse
pas d’inquiéter : manifestement beaucoup de professeurs de philoso-
phie en France partagent le mépris platonicien, ou heideggérien, pour
l’opinion et la démocratie. L’idée reçue dans notre pays selon laquelle
enseignement de la philosophie et démocratie iraient nécessairement
de pair est une idée fausse. Il y a là une question sérieuse et délicate
sur laquelle il faudra revenir une autre fois.) Cette conception mani-
chéenne, en vertu de laquelle on ne saurait être philosophe si on n’opte
pas pour une pensée libérée des contraintes de l’argumentation et des
exigences de la logique, n’est qu’une conséquence extrême et aberrante
du modèle de l’auto-déploiement du concept qu’on vient de décrire.
Le paradoxe est, bien évidemment, que derrière cette sublimation de la
Pensée, on ne trouve finalement rien d’autre que l’idéalisation d’une
pratique purement académique, historiquement et géographiquement.
- La liberté pédagogique devient un leurre. Le bon cours…, pardon,
la bonne « leçon » est celle qui se développe comme une dissertation.
Le cours est nécessairement magistral et le bon professeur un virtuose.
- Parmi les grands philosophes, certains sont « mieux pensants » que
d’autres. Les véritables philosophes sont ceux dont le style se caractérise
par cet auto-déploiement du concept (Hegel, Heidegger) ou ceux qui
peuvent être réexposés selon cette méthode, fût-ce au prix de quelques
trahisons (Descartes sans la mécanique et Kant sans Newton). Mais
les empiristes, pragmatistes, positivistes et autres analytiques, irréduc-
tibles à ce type de traitement ne seront jamais complètement légitimes.
La liberté philosophique du professeur a tout de même ses limites.

335
Apprendre à lire et à écrire
en philosophie.
Pour une progressivité des écrits.
Serge Cospérec

L’objet de cet article est de proposer de passer de deux à quatre exercices cano-
niques – et donc reconnaître la légitimité scolaire et philosophique des deux
nouveaux exercices proposés. Ce passage supposerait une extension de l’ensei-
gnement de la philosophie en tronc commun dès la Première.
Voici une proposition de progression générale :
- Classe de Première : essai d’analyse et essai d’argumentation philo­
sophiques.
- Classe de Terminale : essai de commentaire critique et essai de com-
position philosophique (« dissertation »).
On peut proposer une justification rapide de cette proposition (pour une
justification plus développée, on pourra se reporter aux textes de l’ACIREPh
et du GREPh sur la progressivité en philosophie).
Les élèves sont trop brutalement confrontés aux exercices philosophiques
canoniques alors qu’ils représentent un « saut cognitif » important par rap-
port aux exercices scolaires antérieurs avec lesquels ils sont en continuité et
en rupture.
L’identification des éléments de continuité n’est pas faite, beaucoup d’élèves
ont l’impression de devoir apprendre quelque chose d’entièrement nouveau
et pour lequel ils ne disposent d’aucune compétence acquise dans leur cursus
antérieur et les autres enseignements, ce qui est faux. L’absence de repérage

337
des éléments de continuité rend plus difficile ensuite l’identification des
attentes spécifiques à la philosophie que les élèves ont tendance à rabattre sur
le « déjà connu », par exemple l’argumentation et la notion de texte argu-
mentatif en français.
L’idée pédagogique est donc qu’il faut travailler explicitement ces tran-
sitions et construire progressivement les compétences qui sous-tendent les
exercices canoniques.
Plusieurs convictions sous-tendent cette proposition :
- L’essai d’analyse et l’essai d’argumentation philosophiques ont l’avan-
tage de pouvoir être courts sans que la qualité philosophique (les com-
pétences dont ils témoignent) soit diminuée.
- Si l’enseignement est dispensé en une seule année : a) c’est une folie de
l’institution b) on peut concevoir un pis-aller : jusque fin janvier, faire ce
qu’on aurait dû faire en Première et, ensuite, ce qu’on fait en terminale.
- Pour des élèves débutants et n’ayant que peu d’heures d’enseignement
on devrait se contenter – au moins pour l’évaluation scolaire – des exer-
cices proposés pour la Première, moins socialement discriminatoires
car reposant sur des critères plus objectifs et plus faciles à travailler.
- L’orientation proposée donne la priorité à l’apprentissage de la pensée
rationnelle et critique – l’apprentissage des éléments relatifs à l’argu-
mentation trouvera sa place naturellement, de façon graduelle au fur
et à mesure de la progression.
- L’apprentissage proposé constitue une base pour l’apprentissage des
exercices oraux d’argumentations en philosophie ; l’oral n’obéit pas à
des règles différentes en ce qui concerne les exigences « logiques » ou
argumentatives (les normes de l’argumentation) même si la forme de
l’exercice est différente et permet de travailler d’autres compétences.
Le genre de l’oral argumentatif comporte d’ailleurs lui-même plusieurs
modalités : présentation (type grand oral), débat deux à deux (deux
élèves ou deux groupes suivant le modèle sous-jacent de la disputatio,
de la controverse intellectuelle, ou aujourd’hui de la « debate society »
en lien avec l’apprentissage de l’éloquence), « colloque », « procès »,
recherche-discussion collective, etc.
Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, on peut imaginer un extrait d’une
présentation possible aux élèves de ces deux premiers exercices :
- Dans l’essai d’analyse d’un texte philosophique (ou essai de lecture phi-
losophique), vous restituez la pensée d’un auteur de la manière la plus
objective possible, sans y mêler vos idées, pour qu’un lecteur de votre
essai puisse se faire une idée juste du texte original. L’objectif est de

338
comprendre le raisonnement de l’auteur afin de pouvoir l’expliquer à
quelqu’un qui ne le connaîtrait pas. Il ne s’agit pas de répéter le texte ;
vous devez reformuler avec vos propres mots le raisonnement de l’au-
teur, la structure de son argumentation et ses arguments.
- Dans l’essai d’argumentation philosophique (ou essai philosophique),
vous répondez à une question philosophique. Vous devez exposer votre
position argumentée sur la question – ce qu’on appelle technique-
ment une thèse. L’objectif est d’établir la justesse de votre thèse grâce
à des arguments solides, pertinents, rationnels, pour qu’un lecteur de
votre essai soit convaincu que votre position mérite d’être considé-
rée, qu’elle est solide, intéressante, pertinente, que vos arguments ne
peuvent être ignorés. Pour cela, vous devrez souvent réfléchir aux argu-
ments des thèses (ou positions argumentées) concurrentes, c’est-à-dire
réfléchir aux objections possibles à votre position ­(contre-arguments)
et y répondre, c’est-à-dire montrer qu’ils sont plus faibles que les argu-
ments en faveur de votre position.
Un essai d’argumentation philosophique inclut des moments d’analyse
alors que dans l’essai d’analyse vous n’avez pas à argumenter contre
l’auteur, sauf si vous devez évaluer de manière critique sa pensée et son
raisonnement, mais c’est alors ce qu’on appelle un commentaire cri-
tique (exercice abordé ultérieurement).

Esquisse de progression
Cas des cursus spécifiques
et cas d’élèves en difficultés / de classes en difficultés
On commencera par l’écriture d’un Texte argumentatif ou Essai d’opinion.
On part d’un cran antérieur, le simple texte argumenté (que l’on aura intérêt
à appeler « Texte d’opinion ». Il faut alors faire attention à l’effet « Platon »
(doxa vs logos ; caverne vs lumière). Il ne faut pas dévaloriser ce genre de texte
et stigmatiser l’opinion – nous ne cessons nous-même d’ailleurs d’écrire ce
genre de texte et d’exprimer oralement des opinions.
On demande aux élèves d’écrire un texte argumentatif d’opinion sur une
question (philosophique, mais on n’est pas obligé de le dire) en rappelant la
structure de base à laquelle doit se conformer « le texte d’opinion ». Il s’agit
d’un exercice non noté (évaluation formative uniquement)
L’idée est de consacrer trois à cinq semaines exclusivement à la révision des
règles de l’essai argumentatif ordinaire (essai d’opinion). Cela permet d’arti-
culer (« tisser ») le travail de philosophie au travail dans les autres disciplines

339
et de repérer immédiatement certaines difficultés (sorte d’évaluation diagnos-
tique pour l’enseignant) du groupe ou de certains élèves.
L’essai d’opinion doit permettre de travailler plus particulièrement l’orga-
nisation logique générale d’un essai argumenté simple (sa structure élémen-
taire), ainsi que sur le plan du français les marqueurs de relation (connecteurs
logiques, grammaticaux, comme les marqueurs linguistiques de concession,
d’opposition), la fonction de la ponctuation dans une argumentation (princi-
palement l’usage du point-virgule, des deux-points, des parenthèses, du point
d’interrogation, voire du point d’exclamation).
L’écriture de ce genre de textes doit leur permettre de (re-)prendre confiance,
de façon qu’ils n’aient pas peur de faire des développements plus longs (on le
verra par exemple si on leur fait écrire trois essais d’opinions – dans une pers-
pective formative, en les encourageant à chaque fois et en leur indiquant les
points d’amélioration).
Les élèves aborderont ensuite l’essai d’argumentation philosophique dont la
nature est plus complexe puisque l’argumentation produite, le raisonnement
tenu, doit répondre à des critères de rationalité (logique) que les élèves vont
découvrir, identifier, et respecter (cohérence, force, pertinence, etc.).
Le premier essai d’argumentation philosophique qu’ils devront écrire
devrait leur permettre de mesurer plus facilement la différence avec le texte
d’opinion d’un niveau argumentatif inférieur et plus facilement réalisable ;
de découvrir, par exemple, que l’essai d’argumentation philosophique ne
tolère pas les sophismes, exige que les termes principaux soient définis, que
les objections soient présentées et intégrées dans le corps du développement
(réfutées), etc.

Donnons un exemple de rappel des règles de base pour l’essai d’opinion.

Consignes pour la rédaction d’un essai argumentatif simplifié


1. Vous devez prendre position sur le sujet et défendre votre opinion.
2. Rédiger un texte d’environ 2 pages (une feuille) où vous défendez votre posi-
tion sur le sujet.
3. Utilisez le plan de rédaction appris en français : une introduction, un déve-
loppement, et une conclusion.
4. Rappel : votre développement doit comporter deux paragraphes ; dans chaque
paragraphe vous présenterez un argument soutenant votre position. Votre
texte argumentatif comptera donc deux arguments pour défendre votre opi-
nion sur le sujet.

340
Critères d’évaluation
1. Plan de rédaction :
- Introduction : sujet amené ; sujet posé et opinion ; plan.
- Un développement : deux arguments.
- Une conclusion.
2. Arguments :
- Deux arguments différents, les meilleurs possibles, acceptables par tous.
3. Qualité de la langue écrite :
- Phrases intelligibles, claires, simples et choix de mots appropriés.
- Texte relu pour éliminer le plus possible d’erreurs d’orthographe.

Il est possible de présenter d’autres structurations assez proches, intégrant


par exemple, une illustration (un exemple) ou comportant une « séquence
explicative » d’un terme, d’un contexte, etc., pour les besoins de l’argumen-
tation mais à condition de rester avec un plan simple.

Progression formelle cursus standard première année


Les essais d’argumentation philosophique comporteront nécessairement une
progressivité puisque c’est à l’occasion de ces essais (mais aussi dans les essais
d’analyse) que seront apprises, petit à petit, les connaissances relatives à l’ar-
gumentation : les caractéristiques logiques d’une argumentation, les notions
de prémisses, raisons, conclusion, les sophismes et paralogismes usuels, etc.
Ils représentent un moment « méthodologique » si on veut, dans les faits,
un moment métacognitif où on réfléchit sur les règles d’une argumentation
rationnelle, qui devraient être notées dans une partie réservée du cahier afin
de pouvoir disposer à chaque fin de période d’une vue d’ensemble de ce qui
a été appris.
L’apprentissage de l’essai d’argumentation peut comporter deux temps :
Niveau 1 structure simplifiée (mais respect des normes de l’argumenta-
tion en philosophie) :
- Introduction (sujet amené, posé et thèse, plan)
- Développement (deux OU trois arguments AVEC ou SANS exemple
ou séquence explicative)
- Conclusion (répétition de la thèse avec synthèse des arguments)
Niveau 2 (on rajoute le traitement obligatoire de deux objections)
- Introduction (sujet amené ; question posée ; prise de position et de la
démonstration (le plan))
- Développement (justification rationnelle)
- Argument 1

341
- Argument 2 (éventuellement, argument 3)
- Première objection et réponse
- Deuxième objection et réponse
- Conclusion (synthèse : ce qu’on a essayé de montrer, brève synthèse
des arguments)

Note
L’essai de lecture analytique de textes philosophiques (essai d’analyse) est
également centré sur le raisonnement, l’argumentation, l’apprentissage de la
langue (marqueurs de relation, caractéristiques de l’énonciation, etc.) ; de sorte
que les deux types d’essai (d’analyse et d’argumentation) se renforcent mutuel-
lement. Les élèves apprennent en effet aussi à travers l’analyse des textes philo-
sophiques la manière d’argumenter et de rédiger une argumentation (travail à
la fois de la langue et de la pensée) ; les enseignements concernant l’argumen-
tation appris à l’occasion des textes seront également consignés dans la partie
du cahier réservée à effet.

342
La lecture des textes
philosophiques en classe
de terminale1
Gérard Malkassian

Rien n’est plus difficile que d’expliciter la place et la fonction de la lecture


des auteurs dans un cours élémentaire de philosophie comme prétend l’être
celui de terminale.
Cette difficulté est due à des obstacles didactiques mais aussi aux contraintes
imposées par le baccalauréat.
Dans l’épreuve écrite, dite troisième sujet, on propose au candidat un exer-
cice de lecture : Expliquer le texte suivant. [suit un texte d’une vingtaine de
lignes] La connaissance de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’ex-
plication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont
il est question2 .
Les ambiguïtés de cette formulation, pourtant amendée il y a quelques
années, sont connues : comment dégager le sens et le problème d’un texte
quand on n’a aucune connaissance de l’auteur, surtout à partir d’un extrait
de quelques lignes ? Une telle consigne repose sur quelques fausses évidences :
d’abord, n’importe quel énoncé de philosophie parlerait de lui-même, indé-
pendamment du contexte et de la pensée de l’auteur. Ensuite, il suffirait de
déployer une faculté innée de compréhension pour l’expliquer. Nulle part ne

1 Cet article est repris de Côté philo n°11 (accessible en ligne).


2 La formulation de cette consigne change avec le bac 2021 mais les problèmes posés par
l’exercice restent exactement les mêmes.

343
sont clairement stipulées les qualités et conditions nécessaires pour posséder
cette compétence. On se fie à une sorte de bon sens cartésien. L’attitude est
d’autant plus hypocrite que le correcteur, lui, évalue les copies en se référant
inévitablement à ce qu’il sait de l’auteur et de l’ouvrage, ce qui n’a rien de la
mise en œuvre d’une raison naturelle.
La notion de problème est également imprécise : qu’est-ce que « rendre
compte d’un problème » ? En général, un texte donné au bac ne « pose » pas
un problème, il propose une solution originale à un problème. S’agit-il alors
d’indiquer celui que traite l’auteur ? Le découpage ne permet souvent pas de le
faire. Ou bien faudrait-il soulever un problème présent dans le texte à l’insu de
l’auteur ? On se retrouverait alors face à une compétence hautement complexe
dont on peut se demander s’il est raisonnable de l’exiger de candidats n’ayant
que quelque mois de philosophie derrière eux, d’autant qu’aucun document
officiel ne mentionne les caractéristiques de cette capacité et les manières de
la faire acquérir par les élèves.
L’épreuve orale de contrôle (dite de rattrapage) ouverte aux candidats ayant
obtenu une moyenne générale comprise entre 8 et 10, porte sur une ou deux
œuvres philosophiques classiques choisies par le professeur, sans aucune autre
contrainte qu’une liste d’auteurs composée d’une cinquantaine de noms, allant
de Platon à Foucault1. Le niveau des élèves amenés à présenter cette épreuve,
les conditions de préparation, le degré inégal de maîtrise des textes par les
enseignants eux-mêmes, qui ne peuvent avoir parfaitement en tête le même
jour un éventail possible de centaines d’œuvres, ne permettent pas d’établir
qu’une formation efficace à la lecture d’œuvres philosophiques a pu être dis-
pensée au cours de l’année.
Les obstacles constatés dans la conception et le déroulement de l’examen
se répercutent sur la place des œuvres dans l’enseignement. Beaucoup de col-
lègues reconnaissent qu’ils ont de grandes difficultés à atteindre leurs objec-
tifs pédagogiques à travers la lecture des textes. Les élèves ont beaucoup de
mal à les comprendre, à proportion de la longueur de l’œuvre, par manque de
lexique, d’outillage conceptuel, des connaissances nécessaires, en histoire des
sciences, de la politique, des arts, par absence du temps indispensable pour
l’approfondissement, qui ne se mesure pas seulement en heures mais aussi en
mois : un an, c’est court.
Surtout, il règne un double discours plus ou moins implicite sur l’attitude
que l’enseignant doit adopter vis à vis des textes. D’un côté, la philosophie est
un ensemble restreint d’auteurs classiques. Pour se former, il faut et il suffit de
lire et de relire en profondeur Platon, Descartes, Kant. Beaucoup ont d’ailleurs

1 Plus de quatre-vingt dans les nouveaux programmes !

344
eu les concours en s’en contentant. D’un autre, le professeur étant l’« auteur
de son cours », c’est ce dernier qui constitue l’œuvre par excellence, et qui se
présente moins comme un parcours didactique d’apprentissage que comme
une création originale censée éveiller par inspiration la réflexion philosophique
chez les élèves, de la même façon que le professeur s’est formé en lisant les clas-
siques. On oublie qu’à l’université les futurs enseignants suivent beaucoup de
cours d’histoire de la philosophie et que leur connaissance de certains auteurs
et leur maîtrise de la démarche philosophique ne sortent pas de rien.
Ainsi, en classe, l’œuvre oscille souvent entre le statut d’interlocuteur pri-
vilégié, voire exclusif, du professeur, et celui de rival menaçant de réduire
l’« acte philosophique » à un contenu de doctrine. Que devient la relation
entre l’œuvre et les élèves ? Le point aveugle de la démarche.
J’en viens parfois à me demander si, du point de vue pédagogique, il ne faut
pas faire l’impasse sur la lecture systématique des classiques, du moins au lycée,
sans exclure bien entendu, le travail sur des extraits particulièrement significa-
tifs de leurs ouvrages dès lors qu’ils correspondront à la démarche didactique
mise en place par l’enseignant.
La question centrale est celle de ce qui est formateur en philosophie au
niveau de l’enseignement secondaire : est-ce que la lecture de n’importe quelle
œuvre du corpus classique philosophique est la fin en soi de cet enseignement ?
Si la connaissance et la maîtrise de problèmes sont l’essentiel, celles des doc-
trines, des procédés de conceptualisation, de raisonnement, d’argumentation
deviennent des axes majeurs de la formation commune. En ce cas, le travail sur
les œuvres perd de sa centralité et ne doit pas être l’unique moyen d’apprendre
à faire de la philosophie, même s’il reste utile. Évitons les deux extrêmes du
professeur qui fait tout son cours sur une œuvre dans l’année et celui qui n’en
introduit aucune durant la sienne.
Le rapport aux œuvres dépend de la nature du lien entre la philosophie
entendue comme pensée rationnelle, confrontation entre diverses positions,
dotées d’objectivité, par rapport à des problèmes, et leurs traitements discursifs
effectués par les auteurs, matérialisés dans des livres. Le lien est-il seulement
historique, inessentiel, l’auteur incarnant une position conceptuelle indépen-
dante, objective, éternelle ? Ou bien est-il essentiel ? Selon cette approche, il n’y
aurait pas d’objets philosophiques hors d’une littérature spécialisée et d’une
écriture proprement philosophique.
Recourir à la littérature philosophique est-il alors simplement une question
de stratégie d’apprentissage ou bien une question de principe ? On voit ça et là
des enseignants qui optent pour l’approche instrumentale et qui, se méfiant
de la lecture des textes hard, recherchent d’autres moyens pédagogiques pour
introduire, par exemple, à l’idéalisme : Matrix plutôt que Platon ou Berkeley.

345
Les mêmes ainsi que d’autres collègues utilisent des textes mais avec parci-
monie, dans une perspective didactique définie, préparée par un travail avec la
classe (cours, discussion orientée, exercices, etc.) : quelques lignes de tel auteur
pour saisir tel problème ou telle argumentation ; un extrait plus long pour voir
comment l’auteur développe le problème – Aristote sur le caractère naturel de
l’esclavage dans le livre I de la Politique –, et recherche des éléments de solu-
tion, comment il construit une expérience de pensée – Descartes et le malin
génie –, ou une image – la religion comme opium du peuple chez Marx – dont
la lecture peut servir à comprendre plus facilement une théorie peu accessible
à un niveau plus abstrait.
Quant à la question du choix des œuvres d’oral, elle reste ouverte : quelles
œuvres peuvent être données, que doit-on en attendre de la part des candi-
dats ? La réflexion manque cruellement, tant au niveau de l’évaluation de cette
épreuve qu’à propos des compétences nécessaires et des manières de les déve-
lopper chez les élèves, hormis les travaux déjà anciens de Frédéric Cossutta.
Notons néanmoins que, malgré le large spectre de l’histoire de la philosophie
à leur disposition, la majorité des enseignants opte, par réalisme, par habitude
ou par facilité, pour le même petit nombre d’auteurs ou d’œuvres : la lettre
à Ménécée d’Épicure, les Méditations I-III de Descartes, Du contrat social de
Rousseau, le Manifeste du Parti communiste de Marx ou un écrit de Freud.
Preuve que la prétendue liberté absolue censée consacrer l’originalité entraîne
souvent son contraire : la répétition, le conformisme intellectuel. Ce qui ne
signifie pas qu’il faille éliminer de notre enseignement de terminale tous ces
classiques de l’oral !
Il est simplement temps de désacraliser le texte philosophique, d’en faire
un outil ou un support pédagogique, si l’on veut l’exploiter efficacement au
profit de l’apprentissage des élèves. Le cours type prêt pour le jour d’une ins-
pection qui consiste à commenter ligne à ligne un extrait, commentaire dont
l’excellence, avec l’apparence de spontanéité et de nature dont elle est por-
teuse, impressionne les élèves mais les convainc qu’ils ne seront jamais capables
d’en faire autant et qu’il vaut mieux se fier à la parole charismatique ou her-
métique du professeur.
Le souci de rendre accessible l’œuvre implique son éclairage par le contexte
intellectuel, historique car il jette une lumière indispensable sur la portée, la moti-
vation de la position, des arguments de l’auteur. Comment expliquer le Traité
du Beau de Diderot sans opposer d’abord la théorie platonicienne du beau idéal
et celle du beau empirique, afin d’introduire à l’originalité de la position de
Diderot qui délimite un noyau de beauté objective constitué à partir de l’expé-
rience ? Comment taire la révolution des machines du xviiie siècle quand elle
inspire une bonne partie de la réflexion de Diderot sur la beauté et sur l’art ?

346
La lecture interne atteint vite ses limites : elle part d’un présupposé lui-même
philosophique, celui, d’origine hégélienne, qu’une théorie philosophique ne
se réfère qu’à elle-même et non à des faits positifs extérieurs ; en outre sa pra-
tique scolaire est extrêmement difficile d’accès car elle suppose la connaissance
préalable de tout le système de l’auteur, et elle est très contestable : elle ignore
que Hegel lui-même ne cesse d’user de stratégies d’écriture se rapportant à
d’autres théories.
Cela implique aussi d’exercer les élèves à lire de façon critique et non reli-
gieuse ces textes, en étant capables de pointer les faiblesses du propos de façon
argumentée et justifiée. La philosophie contribue certes à former le sens des
problèmes, la maîtrise des concepts et de l’argumentation mais aussi le sens cri-
tique vis-à-vis de toute prétention à la vérité absolue, particulièrement quant à
ses propres positions. Cela s’applique tant à soi-même qu’aux auteurs étudiés
dont aucun ne peut constituer une référence indiscutable.
On rejoint ici l’enjeu de la démocratisation. Celle-ci part d’un défi lancé par
la massification, l’accès d’un nombre considérable de jeunes, de tous milieux
sociaux et culturels, aux dernières années du lycée. Pour être une vraie démo-
cratisation, ce processus doit garantir l’égalité dans l’apprentissage et la réus-
site scolaire, malgré les inégalités qui distinguent toujours plus les élèves. Or,
les œuvres philosophiques appartiennent au patrimoine culturel des élites,
elles circulent entre elles, mais qu’arrive-t-il quand on y confronte des élèves
de lycées technologiques moins familiarisés avec la littérature classique, et qui
ne peuvent ni interroger leurs proches, ni téléphoner à un prof de philo ami
de la famille pour obtenir quelques réponses à leurs questions ?
Des solutions raisonnables sont envisageables : on pourrait associer des
œuvres d’importance à l’étude de problèmes précis – qu’est-ce qu’une personne,
le vrai dépend-il de l’histoire, le monde extérieur existe-t-il ? – en délimitant
des concepts adéquats et des options doctrinales stables dans le temps (scep-
ticisme, historicisme, contractualisme) : le Contrat social pour le contractua-
lisme, autour du problème de la légitimité de l’État ; ou bien les Problèmes de
Philosophie de Russell pour les questions d’épistémologie, autour des concepts
de vérité et de connaissance. La liste d’ouvrages pourrait être modulée d’une
année sur l’autre. Il faudrait définir également les diverses compétences exi-
gibles pour la maîtrise de l’œuvre et décrire précisément ces compétences (déga-
ger le problème, la logique argumentative, etc.) Ainsi la lecture de l’œuvre serait
intégrée à un parcours problématique et conceptuel qui encouragerait peut-
être son appropriation par le maximum d’élèves.
Car c’est de cela qu’il s’agit dans le secondaire : il ne s’agit pas de faire de
tous les élèves des philosophes créatifs, ni même des spécialistes, limités, d’his-
toire de la philosophie, mais de leur donner une culture philosophique utile

347
à leur réflexion et à leur esprit critique. Dans cette perspective la lecture des
œuvres ne peut plus être sacralisée, dans un dialogue initiatique de l’ensei-
gnant avec l’« expérience de pensée » qu’elle induirait : les logiques acadé-
mique, esthétique ou initiatique doivent laisser la place à celle de la formation.

348
Démocratisation :
le défi des séries technologiques1
Jean-Jacques Rosat

La philosophie est enseignée depuis 1969 dans les séries technologiques ter-
tiaires, et depuis 1983 dans les séries technologiques industrielles. Mais il aura
fallu attendre 2001 pour qu’un Colloque national soit organisé, qui fasse de
cet enseignement un objet de réflexion pour la communauté des professeurs de
philosophie. Aucun colloque de ce genre n’a jamais été organisé par ceux dont
ç’aurait dû pourtant être le rôle : ni par le Ministère, ni par l’Inspection, ni par
l’INRP, ni par l’association professionnelle (l’APPEP). Dans le Manifeste pour
l’enseignement de la philosophie, que nous avons publié au printemps dernier2 ,
nous écrivions : « L’enseignement dans les séries technologiques est un sujet
tabou : le cadavre dans le placard. Les difficultés y sont criantes. Mais jamais
on n’a pris la peine de réunir ceux qui y enseignent pour mesurer leurs succès
comme leurs échecs, et en tirer les conséquences. »
Pourquoi ce silence ? Pourquoi ce tabou ? Parce que, je crois, collectivement
les professeurs de philosophie n’assument pas vraiment cet enseignement.
Certes, individuellement, la plupart de ceux qui enseignent dans ces séries
essaient d’assumer, du mieux qu’ils peuvent et tant bien que mal, cette res-
ponsabilité. Certes, un certain nombre d’entre eux s’y investissent beaucoup
à titre personnel. Mais collectivement, en tant que profession, voulons-nous

1 Cet article reprend l’allocution d’ouverture de Jean-Jacques Rosat aux journées d’étude
de l’ACIREPh (2001) portant sur « Enseignement de la philosophie et démocratisa-
tion : le défi des séries technologiques » (accessible en ligne).
2 Voir le Manifeste pour l’enseignement de la philosophie repris en annexe de ce Guide.

349
vraiment cet enseignement ? Comme me l’a dit un jour le Doyen – c’était en
1984, à propos de l’extension aux séries technologiques –, « ce n’est pas nous
qui l’avons souhaitée ». Il parlait évidemment au nom de l’Inspection géné-
rale ; mais il parlait aussi au nom des enseignants. Tout se passe comme si la
profession n’avait jamais voulu vraiment cet enseignement, et comme si elle
continuait, des années après, de le subir comme une nécessité à laquelle il ne
lui est pas possible d’échapper.
Quelles sont les raisons qui nous forcent, nous professeurs de philosophie,
à accepter cet enseignement sans vraiment l’assumer ? J’en vois au moins deux :
l’une est noble, l’autre l’est moins ; mais toutes deux nous placent en porte-à-faux.
La raison noble est résumée dans le principe : « tous les élèves ont droit
à la philosophie ». Ce qui, depuis plus d’un siècle, légitime en France l’exis-
tence d’un enseignement de la philosophie dans le secondaire, c’est l’idée que
la raison est « la chose du monde la mieux partagée », que la philosophie est
par excellence l’exercice de la raison en acte et que par conséquent on ne sau-
rait être un humain accompli et un citoyen véritable sans avoir étudié la phi-
losophie. À partir du moment où d’autres élèves que ceux des séries générales
accèdent à la terminale, il devient difficile, au nom de l’humanité et de la
citoyenneté, de leur refuser le droit à la philosophie. Mais, si on s’en tient à ce
principe tout à fait abstrait, il laisse le professeur complètement démuni quand
il se heurte dans sa classe à la réalité, c’est-à-dire à tout un ensemble de diffi-
cultés qui sont d’ordre institutionnel, social, culturel, langagier, didactique et
pédagogique – difficultés que l’on pouvait prévoir mais que ce principe, dans
son abstraction, ne permet absolument pas de surmonter, voire, j’y reviendrai
dans un instant, qu’il contribue plutôt à aggraver.
La raison moins noble est évidemment corporative : si les effectifs de notre
profession ont à peu près doublé en 25 ans, c’est avant tout grâce aux séries tech-
nologiques ; et chacun est évidemment conscient que renoncer à enseigner dans
ces séries reviendrait à fermer les concours de recrutement pour une génération.
Il est donc, dans notre profession, extrêmement incorrect de remettre en
cause l’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques : ce serait
nous nier nous-mêmes, à la fois dans ce qui nous légitime et dans notre exis-
tence institutionnelle. Aussi aucun responsable ne le fait-il jamais publique-
ment. Et pourtant… ! Et pourtant, combien connaissons-nous d’enseignants,
voire d’inspecteurs ou même de membres du Groupe d’Experts (pourtant
chargé d’établir les nouveaux programmes de ces séries) qui en privé vous
glissent à l’oreille : « les élèves de ces séries étant ce qu’ils sont, il est impos-
sible d’y faire un enseignement authentiquement philosophique ; les malheu-
reux professeurs qui y enseignent ne peuvent, sauf exception, que faire un peu
d’alphabétisation, ou d’instruction civique, ou tout simplement de la garderie,

350
mais sûrement pas de la philosophie ; la philosophie, dans ces séries, ne devrait
être, au mieux, que facultative. Mais… »
Je vais peut-être vous choquer, mais je trouverais préférable que les auteurs
de tels propos les tiennent ouvertement et les proclament à haute voix. À mes
yeux, la conception élitaire de l’enseignement de la philosophie qui sous-tend
ces propos n’a rien de méprisable. Ce qui est déplorable, c’est d’avoir comme
nous l’avons aujourd’hui, des discours démocratiques et des pratiques élitistes,
c’est-à-dire des pratiques qui interdisent, à ceux-là même à qui nous recon-
naissons verbalement le droit à la philosophie, tout accès réel à une formation
philosophique. Mais on a tout à fait le droit, me semble-t-il, d’estimer que la
philosophie est par elle-même une discipline telle que, pour être profitable,
elle suppose un bagage culturel et des capacités intellectuelles qu’on ne sau-
rait exiger de tous les lycéens. Si la conception élitaire s’affichait ouvertement
et si ses défenseurs mettaient en cause la légitimité et la possibilité d’un ensei-
gnement de la philosophie dans les séries technologiques, alors tous ceux qui
continueraient de vouloir la démocratisation de la philosophie seraient mis au
pied du mur : ils devraient expliquer quelles formes peut prendre son ensei-
gnement s’il doit vraiment s’adresser à tous les lycéens.
Pour le dire autrement, il y a un point sur lequel nous devrions pouvoir
nous mettre d’accord entre élitaires et démocrates – et un accord sur ce point
serait un grand pas en avant pour la communauté des professeurs de philoso-
phie : si l’enseignement de la philosophie est indissociable de ses formes tra-
ditionnelles, si pour rester authentique un enseignement de philosophie doit
continuer de reposer sur ces deux piliers que sont la leçon du maître et la dis-
sertation de l’élève dans leurs formes canoniques actuelles, alors il est urgent
de cesser d’enseigner dans les séries technologiques, car ce modèle y est mani-
festement inapproprié. Inversement, si on tient que les élèves des séries tech-
nologiques, et même ceux des lycées professionnels, peuvent ou pourraient
bénéficier utilement d’un enseignement philosophique, alors on est tenu de
réfléchir sérieusement aux modalités de cet enseignement qui ne sauraient être
un simple décalque du modèle traditionnel.
En réalité, la question est un peu plus compliquée, car nous savons tous
que ce modèle est inapproprié également pour une bonne moitié au moins des
élèves des séries générales, et que les difficultés que nous rencontrons dans les
séries technologiques ne sont, pour un certain nombre d’entre elles tout au
moins, que le miroir grossissant de difficultés que nous rencontrons aussi ail-
leurs. Ceux qui ne veulent rien changer aux formes et aux modalités de l’ensei-
gnement de la philosophie dans les séries générales abandonneraient volontiers
les séries technologiques (dont en général ils ne se soucient guère) aux inno-
vations de ceux qu’ils appellent un peu sottement les « pédagogistes », s’ils

351
ne craignaient que ces innovations ne soient contagieuses et ne gagnent aussi
peu à peu les séries générales. C’est évidemment, au sein de notre profession,
une raison supplémentaire de ne pas évoquer les difficultés des séries techno-
logiques, et c’est un frein considérable à tout développement de l’expérimen-
tation pédagogique là où elle est pourtant la plus indispensable.
Au bout du compte, je suggérerais de schématiser la situation de la façon
suivante : les élitistes sont ceux qui estiment que tout enseignement philoso-
phique digne de ce nom ne peut qu’être réservé à une minorité, soit de par la
nature même de la philosophie, soit parce que son enseignement est insépa-
rable d’un cadre pédagogique déterminé qu’on ne saurait raisonnablement
imposer à tous les lycéens ; les démocrates sont ceux qui pensent que rien dans
la nature de la philosophie n’interdit qu’elle puisse être enseignée utilement à
tous, et que, si nous n’y parvenons pas aujourd’hui, c’est parce que nous refu-
sons d’admettre qu’on ne peut revendiquer la démocratisation de la philoso-
phie sans assumer la diversification des formes de son enseignement. Comme
nous l’écrivons dans notre Manifeste : « Dispenser un enseignement diversi-
fié, ce n’est pas mépriser les élèves en leur dispensant une philosophie au rabais.
C’est reconnaître que les capacités philosophiques qu’on rencontre chez tous
les élèves ne s’expriment pas chez tous de la même manière et ne peuvent pas
être cultivées chez tous selon les mêmes modalités. La manière dont des élèves
peuvent se former à la philosophie ne saurait être indépendante ni de leur par-
cours scolaire antérieur, ni des rapports qu’ils entretiennent avec le langage,
avec l’école ou avec les adultes, ni non plus de leur projet professionnel et de
la façon dont plus généralement ils envisagent leur avenir. » Quant à ceux
que j’appellerai les faux démocrates, démocrates en parole et élitistes en fait,
ce sont ceux qui croient, ou qui voudraient faire croire, qu’on pourrait réel-
lement former à la philosophie dans les séries technologiques sans faire l’ef-
fort de se demander qui sont les élèves, quels sont leurs besoins de formation,
et quels changements nous devons opérer dans nos manières de concevoir notre
enseignement si nous voulons essayer sérieusement de répondre à ces besoins.
On n’avancera donc pas dans le débat sur démocratisation et enseignement
de la philosophie si on ne se livre pas à une critique un peu sévère du slogan
« tous les élèves ont droit à la philosophie ».
Ce qui ne va pas, d’abord, dans ce slogan, c’est droit : le droit à la philoso-
phie serait une sorte de droit civique, comme le droit de vote, un droit faute
duquel il ne saurait y avoir de vraie démocratie, un droit qui non seulement
devrait être reconnu à chacun, mais que surtout chacun aurait le devoir d’exer-
cer, faute de quoi il ne serait pas un citoyen à part entière. Cette manière de lier
le destin de la démocratie à celui de l’enseignement philosophique a quelque
chose d’exorbitant, pour ne pas dire, d’un peu grotesque. On ne sache pas que

352
les pays latins, où la philosophie s’enseigne souvent au lycée, soient aujourd’hui
plus démocratiques que l’Allemagne, les pays scandinaves et les pays anglo-
saxons, où elle ne l’est pas ! On ne sache pas non plus qu’aux heures décisives
de l’occupation et de la résistance, les hommes et les femmes qui avaient fait
de la philo au lycée aient effectué de meilleurs choix que celles et ceux qui n’en
avaient jamais fait ! On améliorerait certainement la qualité du débat si on
s’abstenait de recourir à cette mythologie de l’inséparabilité entre enseigne-
ment de la philosophie et démocratie, mythologie qui fournit trop souvent à
notre enseignement une auto-légitimation à bon compte. Non seulement elle
empêche de s’interroger sur les vraies raisons qu’on peut avoir de penser qu’un
enseignement de philosophie à tous les élèves est ou serait une bonne chose
– une question qui ne va pas de soi. Mais surtout, elle empêche de reconnaître
qu’il ne suffit pas d’écrire « philosophie » sur la porte de la classe pour que
des effets intellectuellement libérateurs et démocratiques s’ensuivent aussitôt.
On peut même penser que, dans les séries technologiques notamment, c’est
souvent, l’inverse qui est vrai. On pourrait s’interroger par exemple sur ce qui
se passe quand on s’applique à humilier les élèves de STI en les mettant systé-
matiquement en échec, c’est-à-dire leur faisant faire des épreuves, des disser-
tations, qu’ils ne savent pas faire, et qu’ils savent très bien qu’ils ne savent pas
faire : est-ce pour les renforcer dans leur préjugé que la pensée et la culture,
ce n’est pas pour eux ? Est-ce pour développer chez eux les préjugés contre les
attitudes intellectuelles ou réflexives ?
Ce qui ne va pas non plus dans le slogan « tous les élèves ont droit à la phi-
losophie », c’est LA philosophie, comme s’il y avait une certaine chose, et une
même chose, qui devait être enseignée à tous. Cette chose, comme chacun
sait est totalement indéterminée : elle est à la fois, selon la doctrine officieuse,
toute l’encyclopédie philosophique et une capacité générale de penser indé-
pendante de tout contenu. Mais elle doit surtout être la même dans toutes les
séries : comme me l’a dit encore ce jour-là le Doyen que j’évoquais en com-
mençant – il y a décidément des séances de confessionnal où l’on s’instruit – :
« nous devons à nos élèves toute la philosophie ». On retrouve évidemment ici
l’obstacle pédagogique bien connu de l’indétermination du contenu du pro-
gramme et de l’année de philo, obstacle qui est encore plus insurmontable pour
les élèves des séries technologiques qui ont moins d’heure et encore moins de
bagage culturel à partir duquel ils pourraient réfléchir. Mais se manifeste sur-
tout ici, encore une fois, le refus de différencier les contenus et les démarches
selon les séries : le programme des séries technologiques n’est rien d’autre que
le programme des séries générales en miniature (à moins qu’il ne soit le noyau
essentiel de tout programme de philosophie dont le programme pour géné-
rales ne serait qu’une version expansée – peu importe, une égalité se lit dans

353
les deux sens) ; les sujets de bac glissent d’une année à l’autre des séries géné-
rales aux séries technologiques sans que personne ne s’en émeuve, etc.
Bref, le slogan « tous les élèves ont droit à la philosophie » relève d’un uni-
versalisme abstrait : il conduit à faire comme s’il existait un modèle unique et
universel de l’enseignement philosophique applicable à tous. En réalité, cha-
cun le sait, ce modèle a une histoire : il a été construit il y a plus d’un siècle
pour quelques milliers de lycéens issus de la bourgeoisie et destinés à constituer
l’élite de la nation. Tant que l’on prétendra démocratiser l’enseignement de la
philosophie en généralisant ce modèle et en se contentant de vouloir l’étendre
à toutes les filières et à toutes les populations lycéennes, on risque plutôt de
renforcer les discriminations sociales dans l’école et par l’école.
Alors, demandera-t-on, comment faire ? Comment prétendez-vous démo-
cratiser l’enseignement de la philosophie, dans les séries technologiques ?
Je répondrai – c’est tout le sens de notre Manifeste – : en inversant la démarche.
Premièrement, au lieu de partir de LA philosophie, nous proposons de
partir des élèves : qui sont-ils ? quels sont leurs besoins de formation ? et dans
quelle mesure et sous quels aspects, la philosophie, avec d’autres disciplines et
ni plus ni moins qu’elles, peut contribuer à les armer intellectuellement pour
leur existence à la fois professionnelle et personnelle ? qu’est-ce qui, dans l’hé-
ritage de 2 500 ans de philosophie comme dans la vie philosophique contem-
poraine pourrait se révéler bénéfique pour leur formation ? Quels outils (quels
concepts et distinctions conceptuelles, quels éléments de savoir et de culture)
pouvons-nous prétendre leur offrir ? Quelles démarches intellectuelles peuvent-
ils espérer acquérir auprès de nous ? Que pouvons-nous les aider à comprendre
et à faire ?
Deuxièmement, une fois définis ces besoins, objectifs et contenus de forma-
tion, nous aurons à nous demander : comment y parvenir ? comment repen-
ser et réorganiser notre enseignement pour qu’il devienne utile aux élèves des
séries technologiques ? C’est à dessein que j’emploie ici le mot « utile » qui
passe souvent chez nous pour un gros mot. Dire que notre enseignement doit
être utile aux élèves, c’est dire tout simplement qu’ils doivent pouvoir se l’ap-
proprier et en faire quelque chose, qu’il doit leur donner des outils au moyen
desquels se former.

354
25 ans d’enseignement
de la philosophie
dans les séries technologiques1
Loïc de Kérimel

Un bref état des lieux


Pour ne parler que des séries technologiques dont j’ai une pratique ininter-
rompue depuis 25 ans, je relève, parmi les multiples impressions que me laisse cet
enseignement, quelques traits que j’estime particulièrement symptomatiques :
Premier trait : un goût prononcé, surtout chez les garçons lorsque les pro-
blèmes de discipline ne la rendent pas impossible, pour ce que j’appellerai
la conversation, c’est-à-dire la discussion libre sans véritable enjeu autre que
celui de la controverse. D’une part parce que la conversation est une manière
agréable de passer le temps et d’autre part parce que, semble-t-il, peu d’oc-
casions leur sont données dans les autres cours de se livrer à cette conversa-
tion. Je me demande d’ailleurs si ce que nous rencontrons dans les copies de
bac n’est pas très souvent de cet ordre-là, avec ce que cela a de frustrant pour
nous, mais d’insistant, voire de touchant : une écriture qui est de l’ordre de la

1 Nous reproduisons ici une version abrégée de l’article dont la version intégrale est dis-
ponible sur le site de l’ACIREPh. Ce texte date de 2001. Si le propos reste pleinement
d’actualité (raison pour laquelle nous choisissons de le republier ici), les noms de cer-
taines filières ont changé depuis et ne correspondent plus à ce que nous connaissons.
Cependant, comme cela ne nuit pas à la compréhension du texte, nous avons choisi de
les conserver.

355
conversation. Les élèves de ces séries-là (et, je le répète surtout les garçons, parce
que moins policés, plus spontanés) aiment bien bavarder et considèrent sou-
vent le cours de philosophie comme le lieu où il est enfin fait droit à la parole
spontanée, libre et dont ils estiment qu’elle doit être respectée comme telle.
On peut s’en indigner, objecter que la philosophie n’est pas de cet ordre (l’opi-
nion !), l’expérience m’enseigne que la répression de ce bavardage, quelles que
soient ses motivations, se paie souvent très cher : une parole qui veut ne s’au-
toriser que d’elle-même (l’auto-fondation de la philosophie) et non pas de ce
lieu commun du bavardage et de la conversation (j’emploie à dessein l’expres-
sion de « lieu commun ») risque tout simplement de n’être pas entendue et
de se condamner elle-même à l’in-signifiance (dans tous les sens de ce mot).
De plus en plus il me paraît contre-productif de soutenir sans nuance qu’il n’y
a de philosophie que dans la rupture avec l’opinion quand l’opinion se conçoit
elle-même comme d’emblée philosophique : c’est la philosophie qui devient
alors une piètre croyance naïve et obscurantiste. Et l’on ne fait qu’ajouter le
malentendu à l’insignifiance.
Deuxième trait : plutôt chez les filles, une très forte demande scolaire.
« Scolaire » n’est heureusement plus une injure mais toujours une stigmati-
sation de ceux qui parce qu’ils font tout simplement, c’est-à-dire un peu bête-
ment ce qu’on leur demande, sont réputés finalement n’y rien entendre, à la
philosophie en particulier. Dans la demande scolaire il y a des motifs et des
mobiles : les mobiles ce sont les notes, l’examen et plus largement la prégnance
des codes sociaux (à 18 ans avoir la majorité, le bac, le permis de conduire, etc.) ;
les motifs ce sont le désir de réussir, de progresser, d’entretenir, celui d’amé-
liorer une image de soi souvent mise à mal dans ces séries, etc. Or en philo­
sophie dans ces séries, à moins de rompre délibérément ou par la force des
choses avec toute référence institutionnelle, par exemple en s’obstinant à frus-
trer la demande scolaire ou en prenant acte qu’elle n’existe tout simplement
pas ou plus, la poussée des mobiles et motifs de la demande scolaire ne trouve
institutionnellement à s’exercer que sur un seul objet : la dissertation (c’est
d’ailleurs parce que beaucoup réalisent que l’enjeu, sinon l’objet lui-même,
est microscopique, que leur demande scolaire s’en détourne, laissant place le
plus souvent à l’indifférence, quelquefois au mépris voire même à la révolte).
J’ai travaillé des années sur cette question, prenant le pari de réussir à initier
de A à Z à la dissertation philosophique mes élèves de Terminales technolo-
giques. Je dis « de A à Z », d’une part (« de A… ») parce qu’aucun élève n’est
un initié (un héritier) ; d’autre part (« … à Z ») parce qu’on n’a pas convena-
blement initié quand on s’est contenté de faire rédiger des introductions et
même des plans. Initier de A à Z cela veut dire : de la première opération à la
dernière, et donc, en particulier, de la première phrase d’introduction à la der-
nière phrase de conclusion, de la première à la dernière phrase de la première

356
partie, etc. Or chaque année un certain nombre d’élèves (je répète, en parti-
culier des filles) parviennent à faire assez exactement comme je leur ai dit de
faire (et de A à Z) : à ceux-là je mets naturellement de bonnes et de très bonnes
notes et à l’examen les meilleurs obtiennent aussi de bonnes et de très bonnes
notes. Mais les besogneux, les sans-grades, qui les reconnaît ? À l’examen ils
n’obtiennent pratiquement jamais 10 parce qu’« il n’y a rien ou pas grand-
chose de philosophique dans leur copie » : mais si dans leur copie il y a des
traces d’un effort pour faire comme on leur a dit de faire (et ils n’ont eu que
six mois pour apprendre ce que jamais personne ne leur a auparavant appris),
ou bien c’est à nous d’affiner notre regard, notre discours, notre définition de
la dissertation comme exercice canonique, nos méthodes d’évaluation de cet
exercice, pour parvenir à reconnaître ces traces, ou bien il nous faut admettre
que c’est peine perdue, renoncer à la dissertation et mettre en place d’autres
exercices dont les conditions d’apprentissage soient meilleures, plus efficaces,
permettant une évaluation plus fine, c’est-à-dire plus respectueuse du travail
fait pendant l’année, en particulier de la progression dans l’apprentissage de
cette discipline nouvelle qu’est pour nos élèves de Terminale la philosophie.
Il y a bien sûr une autre éventualité : renoncer tout simplement à la philo­sophie
dans ces classes, en tout cas à la philosophie en tant que conduisant inévita-
blement à l’échec une grande majorité d’élèves de ces classes.
Troisième trait : pédagogiquement parlant, l’incohérence de la situation de
la philosophie en Terminale. Nous recevons des élèves qui sortent de Première.
Après la Seconde (année charnière, découverte du lycée comme lieu de vie et
de liberté année sans examen et à grandes vacances), la Première est l’année
de l’épreuve anticipée de français : c’est le français qui incarne l’accès, initia-
tique et éprouvant en effet, à la galaxie bac et il l’incarne à travers des exercices
dont ce qui leur sera proposé en Terminale en philosophie n’est aux yeux des
élèves qu’un pâle, peu compréhensible et assez insignifiant décalque. Comme
en outre l’année de Terminale n’est qu’une année de transition vers une pour-
suite d’études en BTS ou IUT poursuite considérée comme allant de soi par
la grande majorité des élèves, des familles et des professeurs, et que les élèves
y ont à nouveau du français et des exercices (résumé, synthèse de documents)
qui n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils ont appris en philosophie en
Terminale, on n’aurait pas pu faire mieux si l’on avait voulu brouiller et rendre
impossible l’identification, la localisation, la pertinence de la philosophie dans
le parcours scolaire d’un élève des séries technologiques. Une nouvelle fois, cer-
tains verront là un indice supplémentaire du complot contre la philosophie,
l’école, la république, etc. Mais c’est la philosophie qui se rend insignifiante
et se suicide, dans l’amertume ou la douceur, c’est selon, en continuant à igno-
rer le contexte dans lequel elle a à intervenir sous prétexte d’attachement à la
figure du couronnement (l’année de Terminale), de la maîtrise (le professeur

357
de philosophie comme ayant par définition à faire œuvre, à faire école et à
n’admettre comme élèves dignes de lui que ceux qui consentent à se faire ses
disciples), de la supériorité (cette liberté souveraine que toute réforme des pro-
grammes est suspecte de menacer), etc.

Comment sortir de l’impasse ?


Là encore, toujours sur le mode rhapsodique, je fais état d’expériences,
de rencontres, de réflexions qui me paraissent porteuses d’espoir pour ceux qui
refusent l’amer suicide auquel me semble inévitablement mener le blocage actuel.
Premièrement : une façon d’échapper à la dialectique funeste supériorité/
marginalité que je viens d’évoquer (exceptionnalité, extra-territorialité de la
philosophie) me paraît être de penser l’enseignement de la philosophie dans
les séries technologiques (mais aussi dans les autres séries et filières des lycées)
en des termes communs (à l’époque de Rousseau on aurait dit : « vulgaires »).
Je reviendrai sur le problème épineux de la dissertation, mais comme je trouve
extrêmement nuisible l’extraterritorialité de la philosophie cantonnée en
Terminale et artificielle, parce qu’inopérante en l’état, la proposition d’étendre
son enseignement en amont tant que l’on ne se sera pas prononcé plus claire-
ment et en termes « communs » sur la définition et la localisation de cette
discipline dans le cadre de l’enseignement obligatoire en lycée, je me demande
si la définition d’un programme de culture générale commun à plusieurs dis-
ciplines (celles que dans ces séries on regroupe sous le nom d’« enseignement
général » distingué de l’« enseignement professionnel ») ne représenterait pas
une avancée intéressante. Je sais dans quel mépris est tenue par certains de nos
collègues l’idée même de culture générale, mais je ne vois pas pourquoi, à moins
d’une vision des choses étrangement aristocratique plutôt que de nous lamen-
ter sur l’absence de culture générale comme rendant difficile sinon impossible
un enseignement élémentaire de philosophie, nous ne contribuerions pas avec
d’autres à faire acquérir à nos élèves le minimum vital à cet égard.
Deuxièmement : la dissertation. Dans les concours d’entrée aux écoles de
commerce et de gestion, les élèves de classe préparatoire EC toutes options
confondues, ont une épreuve obligatoire de dissertation dont le sujet porte
sur le programme de culture générale, lequel est traité parallèlement par le
professeur de lettres et par le professeur de philosophie. Le jury de disserta-
tion est composé d’un nombre égal de professeur de lettres et de professeurs
de philosophie ; pas de double correction, chaque copie est corrigée soit par un
professeur de lettres soit par un professeur de philosophie ; le jury a une réu-
nion d’entente préalable à la remise des copies, réunion durant laquelle quatre
copies sont corrigées en commun. Aux distorsions dont nous, professeurs de

358
philosophie sommes habituellement témoins dans les commissions d’entente
et d’harmonisation du baccalauréat et que nous savons plus ou moins bien trai-
ter, s’ajoutent naturellement les distorsions dues à la différence des disciplines :
la principale provient du statut de la référence aux œuvres dans la dissertation
(à quoi s’ajoute évidemment le fait que bien des œuvres littéraires sont igno-
rées des professeurs de philosophie et bien des œuvres philosophiques par les
professeurs de lettres). Bref, je ne sais pas (ou plutôt je crains de savoir) ce que
donnerait un audit de la correction de la dissertation au concours EC. C’est
pourquoi l’argument selon lequel les difficultés qu’éprouvent nos élèves de
Terminale en philosophie proviennent essentiellement du fait qu’ils n’y sont pas
préparés par les professeurs de français dans les classes antérieures me semble
parfaitement hypocrite : quand préparation il y a, un problème demeure qui
ne vient pas des élèves mais principalement de ce que les professeurs de lettres
et ceux de philosophie désignent d’un même mot un exercice dont les réqui-
sits sont différents. Une solution minimale serait de travailler en commun
sur la rhétorique de la dissertation : il faudrait alors que cessent les manifes-
tations de ce mépris hautain dont la rhétorique est fréquemment l’objet de
la part de certains d’entre nous. Quoi qu’il en soit nos élèves des séries tech-
nologiques entendent parler de dissertation ailleurs qu’en philosophie ou en
français : en économie-droit pour les tertiaires, en histoire-géographie pour
tous. Notre responsabilité institutionnelle, avant d’entreprendre quoi que
ce soit, serait au minimum de faire un état commun des lieux (et un état des
lieux communs de chaque discipline) à ce sujet : là encore, se barricader dans
la citadelle philosophique en prétendant qu’elle est attaquée, est parfaitement
contre-productif. En attendant, je me demande si nous ne pourrions pas, plus
modestement, baser davantage l’apprentissage et l’évaluation des acquis sur
des œuvres communes, en entendant le substantif et l’adjectif à tous les sens :
« œuvres » au sens canonique et patrimonial, pas forcément philosophiques
mais aussi littéraires, pas forcément lettrées mais aussi, par exemple, cinéma-
tographiques ou théâtrales (j’ai par exemple travaillé 5 semaines, c’est-à-dire
10 heures avec des STI sur le film La Promesse, des frères Dardenne, que j’ai
utilisé comme support de la réflexion pour trois des notions du programme :
conscience, raison et vérité ; je pense à la Vie de Galilée de Brecht, à Œdipe
Roi et Antigone de Sophocle, etc.) ; œuvres au sens de réalisation personnelle
ou collective identifiable et durable : un dossier, un essai, écrit ou oral, etc.
(et pour nombre de nos élèves, la toute simple lecture est déjà à elle seule une
œuvre). « Communes » au sens de l’ancien « vulgaire » : ce qu’un public,
une culture considère comme des références (je pense aux Déclarations de
1789, de 1948, à certains grands mythes, etc.) ; au sens de ce qui est commun
à plusieurs disciplines (Galilée, Pascal, Voltaire, Primo Lévi, etc.) ; au sens de
ce qui n’est pas la réalisation d’un seul mais d’un groupe : la conception et la

359
réalisation d’un robot par des STL d’une exposition par des STT, etc. Il me
semble en tout cas indispensable, pour éviter l’absolue insignifiance de la plu-
part des copies produites au baccalauréat, de tenir compte d’une manière ou
d’une autre d’un travail concrètement fait durant l’année.
Troisièmement : le mode actuel d’intervention de la philosophie en Terminale
dans les séries technologiques (mais aussi, j’en suis convaincu, dans les séries
générales) me semblant inévitablement et à plus ou moins long terme voué à
l’échec, cet échec me paraissant dû principalement à l’abstraction de la philo-
sophie (à la fois son isolement et sa prétention à produire elle-même les objets
ou les thèmes de sa réflexion, prétention à l’auto-fondation ruineuse au niveau
d’un enseignement élémentaire de philosophie), la solution est de modifier ce
mode d’intervention en substituant l’horizontalité à la verticalité, la seconda-
rité à la primarité, la subsidiarité à la centralité. La subsidiarité au sens insti-
tutionnel : ne jamais traiter à l’échelon central ou national ce qui peut l’être
à l’échelon local ou régional. Or il y une réflexivité propre aux disciplines
régionales (en histoire, en droit, dans les sciences et les techniques, etc.) mais
aussi à l’opinion, à la littérature, à la religion, etc., qu’au lieu de négliger ou de
mépriser la philosophie gagnerait au contraire à précisément repérer, exploi-
ter et développer ; ce qui n’est possible que dans la collaboration et pas dans la
concurrence. La secondarité au sens que donne à ce terme Rémi Brague, dans
Europe, la voie romaine : l’Europe se constitue via Rome par la reprise, la tra-
duction, la transmission, le commentaire (second) d’un dépôt (premier) qui
provient d’ailleurs et dont elle conserve scrupuleusement l’original (l’Ancien
Testament en regard du Nouveau, les poètes et philosophes grecs en regard de
leurs héritiers et traducteurs latins). Or sa date et son lieu de naissance font que
la conception française de la philosophie (l’exception française) est davantage
primaire (la rupture avec l’opinion, la religion, la littérature, l’Ancien Régime,
le primat de Platon sur Aristote, de Descartes sur Montaigne ou Pascal etc. ;
cf. aussi, symptomatiquement, l’éloge récurrent de l’instituteur et de la répu-
blique, première et troisième, évidemment, surtout pas seconde ni quatrième !).
Or un enseignement secondaire de la philosophie me semble ne pouvoir se
concevoir et se développer que dans la conjonction et non dans la rupture avec
un quelque chose d’autre et de premier (les lettres, les sciences, les techniques,
le droit, l’histoire, bien sûr, mais aussi l’opinion, l’actualité, l’expérience de
chacun, etc.). L’horizontalité, enfin, parce qu’au lieu de la verticalité et de la
juxtaposition des différentes disciplines dans l’ignorance, l’indifférence et
quelquefois le mépris mutuels, seule une articulation et une harmonisation
horizontales des programmes des différentes disciplines et activités de chaque
série ou filière peuvent donner du sens à la réflexion philosophique. Au stade
de l’initiation et de l’élémentaire, le mode d’intervention du professeur de
philosophie devrait être aussi souvent que possible celui de la co-intervention.

360
Pour finir
La crise que connaît l’enseignement de la philosophie dans les séries tech-
nologiques me semble emblématique parce que décisive. Nous pouvons déci-
der de ne rien faire et laisser la philosophie mourir d’insignifiance (ce qui ne
va cependant pas sans douleur de la part de beaucoup de ceux, surtout les plus
jeunes, qui ont à l’enseigner dans la situation actuelle). Nous pouvons aussi en
profiter pour faire le diagnostic de ce qui est en jeu. Je dirais volontiers avec
Jean-Joseph Goux (Œdipe philosophe) que ce n’est rien de moins que l’origine
et le statut œdipiens de la philosophie qui sont en cause du fait de sa prétention
« individualiste et auto-didacte », auto-fondée, à la résolution des énigmes :
tout apprendre par soi-même et par les seules ressources de sa propre raison. Or
il est manifestement et performativement contradictoire de prétendre initier
de jeunes esprits à quoi que ce soit sur la base d’un tel principe. Prenons donc
acte de ce que si nous voulons continuer à pratiquer une discipline que nous
aimons, il nous faut impérativement sortir du superbe mais bientôt pitoyable
isolement dans lequel elle se tient en Terminale.

361
De l’introduction d’une initiation
au philosopher en bac pro
et avec la Mission de lutte contre
le décrochage scolaire (MLDS)
Emmanuelle Rozier

Tous les lycéens de France n’ont pas accès à la philosophie. Pourtant consi-
déré comme un savoir émancipateur qui couronne les études secondaires et
favorise l’entrée dans les études supérieures, cet enseignement n’est pas pro-
posé de manière systématique aux jeunes en France ; si une expérimentation à
grande échelle, proposant aux professeurs volontaires de s’investir auprès des
lycéens de baccalauréat professionnel, a été lancée à la rentrée 2021, elle n’a
encore rien de systématique. Pourquoi ?
Pourquoi, forts de cette universalité de la philosophie tant dans ses objets
(qui concernent la vie de chaque humain) que dans son accès (la possibilité en
résidant en chacun), nous ne proposons toujours pas de philosophie en bac
professionnel ? Les élèves de bac pro ne manquent pas l’occasion de réclamer
cet enseignement et nous sommes nombreux à déplorer cet état de fait.
Sensible à ce qui apparaît comme une injustice, le fruit d’une inégalité
scolaire encore à l’œuvre, et ne supportant plus la contradiction interne à la
philosophie qui prône l’universalisme et ne s’offre pas à tous, j’ai récemment
participé – en 2019-2020 – à l’introduction de quelques heures de philosophie
dans le cadre du projet « Philo pour Tous ». J’ai rencontré une professeure
de filière professionnelle, en Lettres-Histoire, très motivée pour renouveler

363
l’expérience d’initiation à la philosophie qui eut la gentillesse de m’accueillir
dans ses classes et de co-construire toutes nos séances.
Je n’ai pu intervenir qu’une petite dizaine d’heures, une année, ce n’est pas
suffisant. Je fais effectivement le choix de corréler ces heures avec mes dix ans
d’expérience au Collège Lycée Élitaire Pour Tous (CLEPT : établissement dédié
aux décrocheurs scolaires). Ainsi, ces quelques heures d’initiation au philo-
sopher en bac pro ne font que couronner une plus longue expérience de l’ini-
tiation et sont utilisées ici comme occasion de formuler la demande d’étendre
l’accès à la philosophie à tous les élèves du secondaire. En effet, si je m’auto-
rise dans ce texte à revendiquer leur développement, c’est au nom d’une autre
expérience, au long court celle-ci : l’initiation du collège à la Terminale pro-
posée au CLEPT de Grenoble (depuis septembre 2000). Ce que j’ai vécu en
bac pro ces derniers mois n’est que la confirmation qu’il est possible d’initier
à la philosophie tous les jeunes adolescents du secondaire, avec profit pour eux
comme pour le professeur.
Par ailleurs, recueillant la parole des jeunes décrocheurs, qui souvent ont
eu une orientation ou une expérience du bac professionnel, j’ai également pu
entendre leurs regrets de ne pas avoir eu accès à certains enseignements. En outre,
ces quelques heures permettent de cerner que les élèves sont en demande de
philosopher, qu’ils sont volontaires et disponibles pour cela et, s’il était besoin,
de démontrer qu’ils en sont tout à fait capables.

Le dispositif : initier au philosopher


Pour commencer, il nous faut expliquer cette dénomination : initier au phi-
losopher. Si nous reconnaissons l’intérêt de la Discussion à visée philosophique,
nous ne nous reconnaissons pas dans cette désignation pratique. Pourquoi ?
- D’abord parce qu’il semble plus porteur que soit assurée cette initia-
tion par des professeurs de philosophie « diplômés ». Pour des rai-
sons de symbole aux yeux des jeunes eux-mêmes, il est une vertu dans
le fait qu’un professeur de philosophie vienne les rencontrer, fort de
son aura, puisqu’il est normalement en charge des lycéens généraux
et techniques. Ensuite, parce qu’il vient d’un hors champ : il n’est
pas du lycée pro et vient à leur rencontre, ce que les jeunes respectent.
- Parce qu’initier au philosopher désigne la philosophie dans ce cadre
comme une activité porteuse de ses spécificités, de son corpus, de ses
techniques propres. Autrement dit, il ne s’agit pas d’initier à LA phi-
losophie, ce qui serait irréalisable en si peu de temps. L’essentiel est ici
de leur faire goûter la spécificité d’une démarche active, qui questionne,
qui a ses textes, ses auteurs, sa tradition et qui soulève des problèmes,

364
qui conceptualise. Autant d’actions intellectuelles qu’il est possible
de faire vivre aux jeunes.
Quel fut le dispositif ?

Description concrète : heures classe lieu


Trois classes ont été concernées : TVT (Terminale Bac pro vente), TCOM
(Terminale Bac pro commerce), MLDS (Mission de lutte contre le décrochage
scolaire) ; l’intervention s’est déroulée à deux avec le professeur de Lettres-
Histoire en demi-groupes de 15 élèves maximum.

Travail en équipe et sens d’être à deux


Nous sommes intervenus à deux professeures en filière professionnelle :
le professeur de la classe, en charge des Lettres et de l’Histoire-Géographie,
et moi-même.
En MLDS, nous étions 3 : la professeure de FLE en charge des jeunes et le
professeur de Lettres-Histoire.
Intervenir à deux professeurs est extrêmement porteur pour les élèves et le
déroulement de la séance. Quand l’un développe une idée, l’autre a un recul
pour compléter ce qui manque dans l’intervention (ce que nous ne voyons pas
toujours étant pris dans le feu de l’action quand nous sommes seuls). Par ail-
leurs, le fait d’être à deux permet une meilleure attention aux prises de parole
des jeunes : on passe moins à côté des envies de s’exprimer en étant deux. Enfin,
et surtout, la co-animation entre un professeur extérieur vécu comme un invité
et le professeur de la classe favorise la reprise en cours (ici de français) de ce qui
se vit en initiation au philosopher.

Moyens et modalités de la mise en œuvre


Les moyens financiers sont donnés par la DAAC et la chargée de mission
qui s’occupe de la mise en œuvre du projet : une dizaine d’heures sont allouées
au professeur de philosophie qui intervient là.
Par ailleurs, la rencontre en amont de la collègue avec laquelle on inter-
vient est indispensable et ne peut être pris que sur le temps personnel, même
si les 10 heures (HSE) payées impliquent chaque fois une heure de préparation.
Enfin, l’inscription dans le groupe Philo pour tous est un préalable pour
cadrer l’offre : il ne s’agit pas de faire cours, mais bien de penser une interven-
tion d’initiation, ce qui a pu rebuter certains collègues.

365
Contenu et déroulé : thèmes supports auteurs
Travaillant en amont pour décider de nos contenus, nous nous sommes
arrêtées sur deux thèmes :
- En bac pro : la liberté et la philosophie de Jean-Paul Sartre, celle-ci fai-
sant utilement écho à ce qui se travaillait alors en français : Les Justes
de Camus.
- Avec la MLDS, essentiellement constituée de réfugiés d’Afrique
sub-saharienne : la question de l’ethnocentrisme.
Il fut également décidé de tenir compte de leurs suggestions et réactions
pour préparer chaque fois la deuxième séance. L’idée n’était pas de proposer
un cours fermé, construit de manière complètement hermétique, mais bien de
faire des propositions ad hoc et opportunistes en fonction de ce qui émergeait
dans les échanges. C’est ainsi que nos séances 2 furent :
- Bac pro : la question du choix moral et l’examen des cas de conscience
via l’expérience de pensée du « tramway fou ».
- En MLDS : la question du rejet de l’autre étendue à l’homophobie.

Évaluation
Il nous faut établir les moyens de l’évaluation de notre expérience. Nous
proposons ici plusieurs critères. Leur examen, comme dans toute mise en
œuvre au sein d’une classe où il ne serait pas souhaitable d’être un trop grand
nombre d’adultes, souffre de notre position même : nous la mettons en œuvre
et l’évaluons. Il est difficile d’échapper à cela.

Critères et indicateurs
- Participation : les élèves n’ont pas tous participé. Il serait abusif de le
prétendre. Plusieurs sont même passés complètement à côté de la pro-
position en demeurant dans un silence de refus ou sur leur portable ;
cela leur a été systématiquement signifié, calmement, afin qu’ils aient
l’opportunité de rejoindre la classe en échange. Certains, grâce à cette
relance, ont fait le choix de « s’y mettre » et parfois très activement.
D’autres, disons 3 ou 4 par groupe (hors MLDS), sont totalement res-
tés docilement en dehors du moment, refusant d’y accorder temps et
énergie. La grande majorité de nos groupes d’élèves se sont prêtés au jeu,
soit en étant attentifs, soit en entrant très activement dans les échanges.
À la fois, j’ai pu cerner leur manque de pratique du débat contradictoire
sans filets scolaires, c’est-à-dire sur des sujets non directement irrigués

366
par des cours, thèmes de société, constructions conceptuelles à partir
d’une notion, discussion de la pensée d’un auteur. Non que ce qu’ils
exprimaient était maladroit ou hors de propos, mais bien plutôt leurs
hésitations à l’oral, par manque de pratique.
- Ambiance et vie de classe : si ce genre de temps hors programme, hors
évaluation sont porteurs pour la suite de la vie de la classe, créant une
expérience en forme de pas de côté qu’on peut réutiliser par la suite,
l’état de l’ambiance de classe a semblé tantôt un frein, tantôt un ter-
reau fertile. La classe de MLDS bénéficie d’une bonne entente et d’un
climat de confiance leur permettant des échanges à la fois très policés,
mais assumant des désaccords profonds. En revanche, une autre classe,
essentiellement masculine, n’a pas permis que certains se sortent du
cliché du « gars » qui ne s’adonne pas volontairement à une démarche
intellectuelle ; les jeunes expliquant leur manque d’implication par
l’absence de filles…
- Prise de parole argumentée et écoute de l’autre : je n’en doutais pas
en amont, mais peut-être que d’autres auront besoin de le vivre pour
être sûrs de leurs « capacités1 » à entrer en argumentation. S’ils n’en
ont pas l’habitude et si donner les raisons de leurs idées ne leur est pas
spontanément évident ni facile, ils entrent vite dans cette demande du
« pourquoi dis-tu cela ? ». Un élève me fit justement remarquer : « avec
vous madame il faut toujours dire pourquoi ». Oui, en philosophie il
s’agit de justifier ce que l’on pense, d’argumenter. Reconnaissons que
parfois, des échanges vifs entre eux ont eu lieu : des désaccords pro-
fonds sur le fait que nous sommes libres de nos actes, même quand la
famille ou la religion les désapprouve.
- Restitution des/dans les autres cours : les élèves réinvestissent leurs
échanges et analyses en cours de français. La collègue en charge de la
classe peut en témoigner : travaillant sur Camus, lors des échanges en
philo, les élèves faisaient déjà des liens : « c’est comme dans Les justes
quand ils doivent choisir de lancer la bombe ».

Effets constatés
- Acquis des élèves : argumentation, dépasser les certitudes et les évi-
dences premières, apprendre à s’écouter et à ne pas être d’accord.

1 L’emploi de ce terme est plus que problématique à mon sens, naturalisant indûment les
compétences en acte des élèves, ne permettant pas de tenir compte de conditions favo-
rables, renvoyant l’élève à son manquement individuel et définitif naturalisé.

367
- Estime de soi renforcée : plusieurs jeunes sont restés après la séance
pour échanger plus largement sur leur choix d’études, leur envie d’al-
ler plus loin sur une thématique.

Thèmes émergents traités ou quels sont les sujets chauds dont ils ont
besoin de parler ?
Des thèmes ont émergé et j’ai jugé pertinent de tenir compte de ce qui se
présentait, préférant m’adapter à des questions qui se présentaient que de suivre
un fil construit en amont. Ces thèmes sont les suivants :
- La laïcité : les élèves de la MLDS n’étaient pas très au fait de ce que
signifie la laïcité en France. Ils ont pu à la fois exprimer leur désappro-
bation de certaines mises en œuvre et apprendre à mieux comprendre
ce que dit la loi, grâce à l’éclairage de la collègue de Lettres-Histoire,
qui leur restitua les analyses de Catherine Kintzler. Cela permet de
préciser qu’il faut également savoir éclairer leur lanterne, quand on
perçoit qu’une chose aussi essentielle n’est en fait pas comprise.
- L’homophobie : plusieurs fois, le caractère étrange de l’acceptation
en France de l’affichage des préférences sexuelles (en ville, dans la rue,
dans les médias, au lycée) a été soulevé.
- La Françafrique : les jeunes de la MLDS ont témoigné à la fois d’une
immense colère envers « la domination blanche » sur l’Afrique et de
ressources informatives solides pour penser ce qu’il convient d’appeler la
Françafrique ou les suites du colonialisme tout à fait impressionnantes.
- La liberté : « que signifie être libre ? » a été à la fois un thème de départ
et une source d’interrogation qui les a percutés. Une jeune de bac pro
TVT a même réalisé : « Mais en fait je ne suis pas libre, je fais tout ce
que souhaite ma famille ».
- Le complotisme : évidemment la question du complot n’a pas été longue
à émerger, les jeunes se « documentant » pour l’essentiel via YouTube,
il a alors été possible de les alerter sur les risques de cette non-démarche
d’information. Seul un climat de confiance permet d’avoir de vrais
échanges où nous adultes, livrons notre avis sur ces questions.
Les échanges doivent d’emblée être cordiaux et structurés par une prise
de parole à tour de rôle et à main levée. Si besoin, il convient d’en clarifier les
conditions. Le deuxième professeur pouvant aider à ce que la parole circule
en repérant les jeunes qui aimeraient prendre la parole.
Le risque de laisser les échanges naître du public rencontré, public qu’on
ne connaît pas, avec lequel on n’a pas d’habitudes installées, consiste dans

368
le fait de ne pas parvenir à vraiment questionner avec les jeunes. Cependant,
ce risque me semble mesuré, atténué par le fait qu’un autre adulte connais-
sant bien les jeunes est à nos côtés et surtout, il est modulé par l’habitude de
conduire des échanges avec des jeunes.
Enfin, l’usage du tableau permet une structuration de ce qui se dit, en le
rendant visible et validé par le geste du professeur « maître du tableau ». Cela
permet aussi de tenir compte de ce qui est dit, tout en opérant un tri validant
ce qui mérite d’être retenu.

Préconisation / revendication ?
Ce qui précède l’a assez démontré, en droit comme en fait : la philosophie,
sous forme d’initiation, peut et doit être offerte à tous. Elle permet de grandir,
de s’élever, de s’émanciper et de devenir acteur d’une vie sociale essentielle-
ment faite de pensées et d’échanges. Elle permet d’avancer dans la construc-
tion d’une pensée, de dépasser certaines opinions ou du moins de découvrir
précisément qu’elles en sont et ne sont pas des vérités, mais souvent des préjugés.
Que les professeurs se rassurent, un jeune reste un jeune : curieux et désireux
d’apprendre, canalisable s’il voit du sens à ce qu’on lui propose. Les lycéens de
bac pro ne sont pas différents des autres élèves qui nous sont confiés.

369
Quelle conception des jeunes
qui nous sont confiés ?
Emmanuelle Rozier

Il peut nous arriver, quand on pénètre dans une salle des professeurs d’en-
tendre des propos comme : « il n’a pas les capacités requises pour progres-
ser », « il n’est pas capable de suivre », « il est limité », « il ne fera jamais
rien celui-là ». De même, à la fin de l’année lors de l’écriture des avis pour la
poursuite d’études supérieures, on peut s’entendre poser la question « a-t-il
des capacités celui-là ? ». Comment évaluer la capacité à apprendre d’un autre
être humain en formation et, de fait, « jeune » ? Comment déterminer sur
des éléments de notation aussi variés que les conditions d’enseignement reçues,
qu’un jeune, petit d’humain, a ou non des capacités ? Comment les définit-on
d’ailleurs ? Est-ce que les notes sont des repères fiables à ces capacités cogni-
tives profondes ? Comment évaluer une capacité sans évaluation du cadre de
sa détermination ?
J’ai eu l’impression que l’emploi de ce concept de capacité était le symp-
tôme d’autre chose qui ne disait pas son nom. Tout cela m’a incitée à me poser
la question : quelle est la conception agissante qui sourd de nos pratiques d’en-
seignants ? Comment pensons-nous nos élèves ? Comment concevons-nous
ce qu’ils sont ?
Car si nous affirmons que capacités il y a, et que nous sommes nous-mêmes
capables de les évaluer, c’est bien que nous agissons forts d’une certaine concep-
tion des élèves. À travers nos remarques, nos déceptions, nos manières d’être,
d’enseigner, de bâtir nos cours et nos contenus, de penser la relation pédago-
gique, de parler des élèves, etc., cette conception transparaît. N’est-elle pas
naturaliste ou naturalisante ? Ne renvoie-t-elle pas à l’idée que nous ne faisons

371
que constater ces capacités, n’interrogeant pas leurs modalités d’expression ?
Si nous pensons que l’expression de ces capacités ne sont pas tributaires du
cadre d’apprentissage que nous avons proposé, alors, c’est que nous faisons
comme si elles étaient innées et avaient eu les conditions idoines pour se révé-
ler. Or, est-ce bien le cas ?
Bien entendu nous pensons tous qu’il faut qu’ils travaillent pour y arriver,
et notre pédagogie et toutes ses procédures y réfléchissent et y travaillent :
mise en place d’une progressivité, exercices variés, séances méthodologiques,
etc. Mais l’absence d’interrogation systématique et profonde sur la struc-
ture même d’enseignement, l’institution, la collectivité éducative, le tra-
vail d’équipe (ou son absence), témoigne contre l’idée que les conditions
d’enseignement seraient premières dans nos têtes pour expliquer réussite
ou échec scolaire.
Ma réflexion entremêle donc deux constats : la récurrence de l’emploi du
terme de capacité comme symptôme d’une forme de naturalisme à l’œuvre
dans l’école couplé avec l’absence de questionnement sur le cadre scolaire
que nous proposons et dans lequel nous évoluons sans assez (jamais) l’évaluer.
J’aimerais mettre un peu à jour ce qu’il en est selon moi d’un naturalisme
à l’œuvre, d’une conception de l’élève comme être porteur de déterminations
plus ou moins figées, et plus ou moins déduites de ses attitudes scolaires.

« Ont-ils des capacités ? »


Cette question me dérange pour des raisons méthodologiques et scienti-
fiques : avons-nous les moyens de « scanner » l’élève afin de déterminer s’il
a des capacités, comme il aurait des mitochondries ? Non. Cependant, notre
système d’évaluation, de notation semble nous permettre d’évaluer ces capa-
cités : en notant des performances scolaires, le pas est mince de ces résultats à
l’individu dans ses possibilités profondes. Les jeunes ont tendance à déduire
ce qu’ils valent de ce que nous disons d’eux scolairement. Ce passage doit être
pensé, et prudemment balisé.
Or, cette précaution n’est pas toujours prise, ni rendue transparente, ni
même explicitée. Il me semble qu’il y a là une seconde erreur majeure : tout
scientifique sait que le système de mesure influe sur la mesure elle-même, et,
si le professeur n’est pas un scientifique et ne prétend pas l’être, pourquoi fait-il
comme s’il savait, comme s’il avait visité l’intériorité si complexe de l’appre-
nant pour en dire quelque chose de si certain qu’il va jusqu’à l’assigner dans
un futur qui lui serait destiné ?
Certes, nous devons évaluer les progrès de l’élève. Mais comment faire cela
sans remettre en question notre manière d’enseigner ? Si tout n’est qu’affaire

372
de capacités, alors il suffirait de détecter très tôt lesdites capacités et de placer,
orienter l’élève à la juste mesure de celles-ci. Mais cela pose un réel problème
ontologique et de conception de l’humain : comment enseigner à l’enseigné
s’il est en lui-même bridé, limité, figé dans un mode d’être, une nature qui lui
interdit l’accès à certains contenus ?
Ne jouons-nous pas, nous-mêmes, à la sélection des intelligences sans jamais
nous demander si l’instrument de mesure (le système scolaire) n’influence pas
nos résultats ?

D’une attitude scolaire à une interprétation naturelle


Souvent, d’une attitude pénible ou seulement gênante en classe, nous dédui-
sons bien plus : pauvreté morale, mauvaise éducation, absence de vertus, défauts
de caractère, violence, manque de respect, etc.
Faute de pouvoir changer une école qui produit ce que j’appelle avec affec-
tion des « bisons », des classes qui agissent parfois en meute, nous contraignent
au gardiennage et à la police montée, nous avons tendance à préférer penser
qu’ils sont ainsi fondamentalement et que rien ne peut y être changé. Or, ces
bisons ne sont-ils pas le produit de ce que l’école a fait d’eux ? Par le miséra-
bilisme des contenus, l’orientation par défaut ou un niveau trop faible pour
envisager autre chose, surcharge en classe, discours stigmatisant, manque de
co-construction avec les familles, etc.
Les avoir en petits groupes, revaloriser les contenus proposés, entretenir des
relations de confiance, permettre à la parole d’exister ne pourrait-il permettre
de changer les bisons en apprenants heureux d’apprendre ? N’est-ce pas trop
dire que nous leur postulons une nature spécifique ?

Tous capables : un principe régulateur


Parce que ce en quoi nous croyons a de l’effet sur les élèves, au CLEPT,
l’équipe soutient et fait vivre le fait qu’ils sont tous capables, par principe, et le
leur dit, malgré les difficultés objectives qu’ils rencontrent à progresser. Faire
de la philosophie avec chacun, du collège à la Terminale permet de faire vivre
ce principe. Ensuite, la tâche nous revient de penser un enseignement progres-
sif et non adapté. Adapter revenant encore à penser qu’ils sont déterminés à ce
que nous « adaptions » nos cours à ce qu’ils peuvent ; or, ce qu’ils peuvent ne
nous est pas accessible. Ce qu’ils peuvent dépend de comment nous les ame-
nons à pouvoir apprendre et penser et varie en fonction de leur désir.
Mais affirmer qu’ils sont tous capables ne peut valoir pétition de principe
ou bon sentiment, la fameuse bienveillance qu’on nous sert sans arrêt. Tous

373
capables est un principe régulateur qui implique d’ajuster, fort de ce principe,
nos procédures qui font partie de la boucle de l’apprendre.

Conclusion : d’une conception de l’élève à la construction d’un


autre cadre
La conception sous-jacente des élèves à l’œuvre admet que certains « ne
sont pas faits pour », et ne s’interroge pas sur le cadre qui est proposé et que
l’on fait vivre. L’école n’est jamais pensée autour de l’élève, mais toujours
autour du projet politique de trier une population à insérer, faisant du modèle
de l’élite le moteur, la finalité qui conditionne tout le reste de la chaîne de
production scolaire.
Le concept de nature n’est pas nommé tel quel, mais agissant si nous pen-
sons que certains peuvent, d’autres non et que nous professeurs et membre
actifs d’un système bien pensé, saurons trier au mieux.
J’ose ici proposer des pistes, plus que des remèdes, terme qui renvoie à des
mesures de remédiation, toujours adaptées à l’individu plutôt qu’au système
qui ne fait pas son asepsie.
- Faire de l’élève un « élève-sujet » (dans les pas de Philippe Meirieu) :
faire de sa parole la base de nos actions scolaires avec lui, plus que sur
lui comme population préconçue. Cela peut passer par une consulta-
tion plus systématique de leur vécu de nos cours, de leur analyse de ce
dont ils auraient besoin à un moment clé de l’année, etc. Sans faire
de leur parole une valeur sacro-sainte, le geste même de les consulter,
quitte à leur dire non, participe de cet élève-sujet en devenir que l’école
devrait contribuer plus à faire advenir.
- Être réflexifs dans nos pratiques : se questionner, se remettre en question,
en vue de progresser. Commencer par s’interroger sur notre conception
des jeunes qui nous sont confiés : comment les pensons-nous ? qu’en
attendons-nous ? Se penser comme co-responsable de ce qui échoue
dans la classe ou pour l’élève.
- Renouer avec la mission de l’apprendre, et refuser le projet de tri à
l’œuvre à tous les niveaux du système qu’il faut repenser, non réfor-
mer. Un autre projet politique en somme plutôt qu’une gestion mana-
gériale de notre institution. Cela passerait par la mise en œuvre plus
systématique du droit à la récurrence : qu’un jeune qui va en bac pro-
fessionnel ou en série technologique puisse rejouer les cartes de son
orientation. Cela implique un travail d’accompagnement plus serré
des élèves, pour analyser leur projet, le mettre en perspective avec leurs

374
résultats, la construction d’un engagement mutuel à « faire ce qu’im-
plique » ce revirement, etc.
- Développer le travail d’équipe, quasi inexistant au sein des lycées
ordinaires (du moins selon mon expérience) afin de construire un
accompagnement cohérent autour des élèves et non plus une forme
de juxtaposition de disciplines, toutes autonomes. Mieux orchestrer
les devoirs demandés (pour éviter le rush des dix jours avant le conseil
de classe), créer des demandes transversales que nous pourrions éva-
luer et suivre (lecture, écriture argumentée, analyse de documents
complexes, etc.).
En somme, mais voici la part dans doute utopique, qui sous-tend mon pro-
pos : faire de l’école un lieu qui favorise la vie, non une gare de triage où fina-
lement adultes comme élèves passent sans s’inscrire plus que le nécessite leurs
horaires obligatoires de présence. Paradoxe d’une utopie qui par définition est
sans lieu alors que sans doute il faudrait faire de l’école un lieu éminemment
vivant, plaisant, exigeant.

375
L’IREPh
Rémy David

L’ACIREPh porte dans son nom, à la suite du GREPh (Groupe de recherche
sur l’enseignement de philosophie), le projet d’institutions dédiées à la recherche
sur l’enseignement de la philosophie, sur le mode associatif et reposant sur la
participation des enseignants de philosophie.
Ce projet propose de mettre un Ireph en chantier, de l’instituer nous-mêmes.
C’est l’une des responsabilités des organisations associatives que de contri-
buer à faire émerger un débat public sur la question et d’inciter l’institution
Éducation nationale à s’en emparer. L’enjeu est de taille, car il consiste à inven-
ter un espace de réflexion et de production de savoir concernant les pratiques
et les questions des enseignants de philosophie, un espace collectif à l’intersec-
tion des pensées (sciences) sur l’éducation et sur l’école et de la philosophie. Cet
espace nécessaire, on ne le trouve nulle part. L’ACIREPh entend relever ce défi.
Le projet : instituer une recherche pratique sur l’enseignement de la philo-
sophie, effectuée de manière hybride et profane par les praticiens réflexifs que
sont les enseignants de philosophie, et des chercheurs volontaires en philoso-
phie et en sciences de l’éducation

Quelles pourraient-être la forme et les perspectives d’un Ireph ?


Il s’agit avant tout de créer des espaces de réflexion collectifs, hybrides entre
les enseignants et les chercheurs, le secondaire et le supérieur, et pourquoi pas le
primaire, et d’autres espaces de pratiques et d’ateliers de philosophie dans la Cité.
L’enjeu est de créer une culture commune de réflexion sur le métier étayée par des
démarches de recherche objectivant les pratiques enseignantes, le développement
des capacités philosophiques des élèves, autour de valeurs partagées et discutées.

377
Un Ireph reste à inventer collectivement, et en ce sens il renvoie à une dyna-
mique collective, à une politique de la professionnalisation du métier, qui
conjugue imaginaire commun et diversité des pratiques. Il pourrait s’articu-
ler autour de trois pôles :

1. Un observatoire des pratiques enseignantes en philosophie


Faire le bilan des recherches déjà faites en histoire, sociologie, didactique
de l’enseignement philosophique, et l’état des recherches actuelles (thèses en
cours, masters de recherche en didactique)… Cela pourrait donner lieu par
exemple à un master…
Créer des outils permettant d’établir un état des lieux des pratiques réelles.
- Cela pourrait passer par des questionnaires entre collègues comme ce
fut le cas d’un questionnaire sur « ce que signifie problématiser » ou
sur « le début d’année ». C’est une première démarche.
- Cela exige de constituer des outils de recueil de traces de l’activité.
Il peut s’agir de travailler sur la constitution de « carnets de bord
réflexif » qui nous permettraient d’analyser des manières de faire
variables, en les rendant comparables. Cela permettrait de travailler
le genre professionnel d’enseignant de la philosophie, les stylisations
de ce genre, les stratégies temporelles des enseignants, et de pointer
leurs dilemmes réflexifs, leurs questionnements et doutes.
- Une troisième méthode, si nous en avions le temps et les ressources,
serait d’organiser une enquête qualitative, auprès d’enseignants et
d’élèves, sur leurs représentations de la philosophie, sur les attendus
en classe, sur les pratiques, sous forme d’interviews écrites ou vidéos.

2. Un Ouvroir de pratiques potentielles en philosophie


Recenser les pratiques innovantes et les expérimentations que les collègues
inventent dans leurs classes :
- Effectuer l’inventaire des pratiques d’enseignement en amont de la ter-
minale, au lycée et au collège, afin de dégager leurs présupposés, leurs
modalités, leurs résultats. Quels bilans tirer de ces expériences d’en-
seignement de la philosophie sans programme ni examen ? Quels pro-
grammes se donnent les collègues ? Quelle progressivité imaginent-ils,
ou mettent-ils en œuvre ?
- Repérer les ateliers et démarches de développement du philosopher
et de la philosophie en dehors de l’institution. Comment ces initia-
tives peuvent-elles nourrir le questionnement sur l’enseignement de la

378
discipline ? Quelle est la demande de ces « exportations » de la phi-
losophie « hors les murs » ?
- Ouvrir des espaces de co-formations, d’auto-formation, qui permettent
de s’autoriser à enseigner autrement que selon la manière dont nous
avons été formés.
- Défricher des perspectives de recherches sur ces pratiques qui inter-
rogent les normes implicites de l’enseignement héritées des formes
élitistes des lycées de la République, afin de démocratiser l’enseigne-
ment de la philosophie.

3. Un volet formation
De quelle formation au métier d’enseignant bénéficient les collègues
aujourd’hui, en formation initiale et en formation continue ? Comment com-
prendre que ces formations soient quasi-exclusivement centrées sur la « mise à
jour des connaissances », sur la philosophie en train de se faire, et délaisse qua-
si-totalement les pratiques d’enseignement et l’apprentissage du philosopher ?
Un « Observatoire des formations en philosophie » pourrait objectiver cette
tendance, l’analyser et la problématiser, et suggérer des pistes d’évolution des
pratiques formatives dans la discipline. Fort de l’avancée des recherches sur
les pratiques (classiques et expérimentales) d’enseignement, un « Ouvroir de
formations potentielles » devrait travailler :
- À problématiser les imaginaires formatifs de la profession.
- À promouvoir des modalités formatives qui permettent de s’autoriser
à évoluer dans les manières de faire cours, ainsi que dans les position-
nements respectifs de l’apprentissage du philosopher, de l’enseigne-
ment de la philosophie et de la préparation académique aux examens,
en interrogeant les finalités de notre métier.

379
Annexes

Dans ces annexes, on trouvera une courte histoire de l’ACIREPh qui revient
sur les circonstances et les raisons de sa création. Le Manifeste de l’ACIREPh y
est aussi reproduit afin que tous ceux et toutes celles qui le voudraient puissent
prendre connaissance plus précisément des engagements de l’ACIREPh.

381
Très courte présentation
historique de l’ACIREPh1
Guillaume Durieux

En 1988, le ministère de l’Éducation nationale crée un groupe de travail


sur l’enseignement dont l’une des commissions, celle qui porte sur la philoso-
phie et l’épistémologie, est dirigée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida.
Les travaux de cette commission aboutissent à l’écriture du rapport Derrida-
Bouveresse en 19892 .
Ce rapport, pourtant prudent et mesuré dans ses suggestions, est très mal
reçu par une partie des professeurs de philosophie et, singulièrement, par l’As-
sociation des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP).
En particulier, la préconisation d’étendre l’enseignement de la philosophie en
amont de la classe de terminale, la critique de la centralité des exercices cano-
niques et l’appel à l’organisation de réseaux de réflexion portant sur la didac-
tique de la philosophie sont perçus comme menaçant le statut et la spécificité
de l’enseignement de la philosophie en France.
La réforme que ce rapport appelait de ses vœux n’a pas vu le jour et, à la suite
des vifs débats qu’il a occasionnés, le secteur philosophie du Groupe français
d’éducation nouvelle (GFEN) publie en 1997 un texte appelant à la création
d’Instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (IREPh) signé
par 200 personnes. L’objectif de ces IREPh serait de constituer une matrice
1 Pour plus de détails, on pourra consulter le livre de Serge Cospérec, La guerre des pro-
grammes (1975-2020). L’enseignement de la philosophie, une réforme impossible ?,
Lambert-Lucas, 2019.
2 Ce rapport est lisible en intégralité sur le site de l’ACIREPh et est offert par l’associa-
tion à tout nouvel adhérent.

383
d’observation et de réflexion sur les pratiques pédagogiques des enseignants
de philosophie. Un an plus tard, l’Association pour la création d’instituts
de recherche sur l’enseignement de la philosophie (ACIREPh) voyait le jour.
Depuis sa création, l’ACIREPh promeut une réforme ambitieuse de l’en-
seignement de la philosophie en France. Elle défend entre autres choses :
- La nécessité d’une détermination des programmes de philosophie qui
soit réellement contraignante, spécifiant précisément ce qu’on est en
droit d’exiger des élèves en termes de connaissances et de compétences.
- L’extension de l’enseignement de la philosophie en amont de la classe
de terminale sans laquelle aucune progressivité des apprentissages
n’est possible.
- Une authentique démocratisation de l’enseignement de la philoso-
phie qui requiert de tenir compte de la spécificité de l’enseignement
de la philosophie en voie technologique (ce qui n’implique en aucun
cas une baisse des exigences) et d’étendre cet enseignement à la voie
professionnelle.
- La nécessité d’une formation initiale et continue des professeurs de phi-
losophie qui prenne au sérieux les questions pédagogiques et didactiques.
On trouvera à la suite de ce texte le Manifeste de l’ACIREPh qui énonce
plus précisément les principaux engagements de l’association.

384
Manifeste pour l’enseignement
de la philosophie

L’enseignement de la philosophie au lycée est en panne. Certes, il n’a jamais


touché autant d’élèves qu’aujourd’hui et sa légitimité n’a jamais été mieux éta-
blie dans une société où la demande de philosophie, quelle que soit son ambi-
guïté, n’a jamais été aussi forte. Mais sa vitalité, sa capacité de renouvellement
sont atteintes et les symptômes d’un dépérissement de la philosophie scolaire
se multiplient.

Des symptômes de dépérissement


- Un grand nombre d’élèves – et pas seulement dans les séries technolo-
giques – ne parviennent pas à tirer un réel profit de l’enseignement de
philosophie tel qu’il leur est actuellement dispensé. Cela fait dire que
les élèves qui n’ont pas de philosophie en demandent, mais que ceux
qui en font s’y ennuient. La formule est sans doute excessive, mais les
constats que tout un chacun peut faire au moment du baccalauréat ne
sont guère encourageants : nombre de copies ne portent aucune trace
d’un an de philosophie, et malgré leur bonne volonté évidente la plupart
n’en contiennent que des bribes confuses ; seule une fraction d’entre
elles témoignent de l’acquisition des rudiments d’une culture et d’une
démarche philosophique. Les difficultés d’évaluation, si fréquemment
évoquées (et auxquelles la profession ne s’est jamais vraiment donné
les moyens de faire face, sauf à relever la notation d’une façon volon-
tariste qui élude le problème), ne sont qu’un symptôme : ce qu’enre-
gistre en définitive l’épreuve du baccalauréat – et qu’on constate au-delà
du bac dans toutes les formations supérieures – c’est l’incapacité de

385
l’enseignement de philosophie à former actuellement d’une manière
satisfaisante une grande partie des élèves qui lui sont confiés.
- Face à l’expression de nouvelles demandes et de nouveaux besoins, on enre-
gistre dans la profession des réactions de frilosité et de crispation.
Depuis trente ans, toutes les tentatives pour réformer les programmes ont
échoué. Plus globalement, la profession se montre incapable d’assurer une évolu-
tion régulière de la discipline qui tienne compte aussi bien de l’état des débats
philosophiques contemporains que des changements dans l’école.
Après quelques mois de philosophie en terminale, les élèves se plaignent
presque unanimement d’avoir une seule année pour assimiler la démarche et
la culture philosophique nécessaires et regrettent de n’avoir pas commencé
dès la classe de première. Mais il faut bien reconnaître que l’idée d’ensei-
gner la philosophie sur deux ans, voire trois (comme c’est le cas dans la plu-
part des pays d’Europe où existe un enseignement, obligatoire ou optionnel,
de philosophie) suscite encore aujourd’hui dans la profession des divergences
sensibles d’appréciation.
L’enseignement dans les séries technologiques reste un sujet tabou : le cadavre
dans le placard. Les difficultés y sont criantes. Mais jamais on n’a pris la peine
de réunir ceux qui y enseignent pour mesurer leurs succès comme leurs échecs,
et en tirer les conséquences. Si nombre de professeurs se passionnent pour cet
enseignement, et quelquefois y réussissent, beaucoup attendent impatiemment
la mutation qui les délivrera de ce qu’ils vivent comme un fardeau ; et plus
d’un dit désormais à mi-voix qu’après tout la philosophie n’a peut-être pas sa
place dans ces séries.
Dans ce contexte, est-il surprenant que l’hypothèse d’un enseignement de la
philosophie dans les lycées professionnels inquiète plus qu’elle n’enthousiasme ?
Sa mise en place poserait assurément d’énormes problèmes. Mais on peut se
demander si, par l’effet de ses craintes, la profession ne préfèrera pas plutôt
renoncer devant l’obstacle que se demander si ce ne serait pas pour elle l’occa-
sion d’innovations fécondes et de remises en cause salutaires.

La philosophie est-elle encore formatrice ?


Devant ces phénomènes de fragilisation, de sclérose et de désarroi, on peut
se demander combien de temps encore la philosophie sera en mesure de jus-
tifier et de conserver sa place si particulière dans l’enseignement secondaire
français. Et la question qui se pose est la suivante : À quelles conditions la
philosophie au lycée peut-elle rester ou redevenir une discipline vivante
et formatrice ? Cette question ne concerne pas seulement les enseignants de
philosophie, mais tous ceux qui, à des titres divers, s’intéressent à elle parce

386
qu’ils enseignent d’autres disciplines, parce qu’ils ont des responsabilités syn-
dicales ou politiques, parce qu’ils sont élèves, parents d’élèves, ou tout simple-
ment des citoyens à qui l’avenir de cet enseignement importe.
Pour leur part, les professeurs de philosophie du secondaire se retrouvent
extraordinairement démunis : il n’existe parmi eux aucune structure insti-
tutionnelle d’échange didactique et pédagogique. Chacun est seul dans ses
classes, aussi bien pour faire face à ses échecs et à ses besoins que pour soutenir
et poursuivre dans la durée ses propres innovations. La formation initiale des
professeurs de philosophie et leur formation continue restent presque exclusi-
vement théoriques. Pire : les expériences et les recherches didactiques et péda-
gogiques sont parfois accueillies avec méfiance ou mépris. Celui qui en exprime
le besoin est aussitôt soupçonné d’entretenir une conception techniciste ou for-
maliste de l’enseignement qui ferait perdre à la philosophie son âme : il passe
simplement pour un piètre professeur parce qu’il serait un mauvais philosophe.

La « doctrine officieuse » et ses conséquences


Plus généralement, pèse depuis 50 ans sur l’enseignement de philosophie
une doctrine officieuse qui imprègne et oriente de fait la profession. Elle est offi-
cieuse parce qu’elle ne figure comme telle dans aucune instruction officielle ni
aucun texte de programme. Mais c’est une doctrine parce qu’elle est explicite et
cohérente ; elle a été expressément formulée lors de colloques, de conférences
et dans divers articles ; elle est en permanence rappelée en filigrane dans les
rapports des jurys de concours ou certains rapports d’inspection.
Cette doctrine part d’un principe qui inspire l’enseignement de la philo-
sophie en France depuis plus d’un siècle : l’enseignement de la philosophie est
un enseignement philosophique. Sa finalité première n’est pas que l’élève sache
ce qu’ont dit Platon ou Descartes, mais qu’il apprenne à mener par lui-même
une réflexion philosophique et développe ainsi son esprit critique et l’autono-
mie de son jugement. C’est là un principe que personne ne conteste. Ce qui
est contestable en revanche, c’est la déformation que la doctrine officieuse lui
fait subir, et ce sont les normes et les représentations qu’elle prétend en tirer
pour l’enseignement de la philosophie.
Du principe qu’un enseignement de la philosophie doit être philosophique,
elle croit pouvoir en déduire deux autres :
- L’enseignement de la philosophie n’aurait à répondre qu’à des exi-
gences philosophiques, à l’exclusion de toute autre.
- Il lui suffirait de satisfaire à ces exigences pour être ce qu’il doit être.

387
Autrement dit, c’est à partir de la seule considération de l’essence de la philo-
sophie que devrait se régler son enseignement. Le sophisme est manifeste : que
l’enseignement de la philosophie doive répondre à des exigences philosophiques
n’implique évidemment pas qu’il doive, et puisse même, en ignorer d’autres,
celles qui découlent du fait qu’il est un enseignement et qu’il s’adresse, dans
un cadre scolaire précis, à des élèves déterminés : des exigences pédagogiques et
didactiques. Élaborer un programme qui soit formateur pour les élèves d’une
série déterminée, s’entendre sur des critères d’évaluation, concevoir un ensei-
gnement dans les lycées professionnels, etc. : aucun de ces problèmes ne peut être
résolu sans articuler ensemble exigences philosophiques, pédagogie et didactique.
Cette articulation, la doctrine officieuse la rend impossible : constituant
la philosophie en puissance régulatrice qui n’a de compte à rendre qu’à elle-
même, elle conduit à juger son enseignement en rapport avec des exigences
abstraites et idéales, jamais en rapport avec ses effets de formation sur ceux à
qui il s’adresse. L’enseignant de philosophie n’aurait à justifier ce qu’il dit et
fait qu’au regard d’une idée de la philosophie comme pensée qui se fonde en
permanence sur elle-même. Or cette idée relève d’une conception de la philo-
sophie ; elle est récusée dans d’autres.
Surtout, une telle doctrine conduit à ignorer ou mépriser les exigences péda-
gogiques propres à la situation scolaire : ou bien on prétend qu’elles sont magi-
quement satisfaites pourvu que celles de la philosophie le soient ; ou bien on les
renvoie à l’idiosyncrasie et à la « petite cuisine » de chaque enseignant. Cela
revient à entretenir la cécité sur les processus par lesquels les élèves s’appro-
prient peu à peu les compétences et les savoirs requis et sur les obstacles qu’ils
peuvent rencontrer dans ces apprentissages. Cela revient à la négation pure et
simple du métier d’enseignant et des pratiques diverses par lesquelles chacun
dans ses classes, de manière intuitive ou méthodique, s’efforce de conduire le
travail et la progression de ses élèves.
Mais le mythe d’une discipline « ascolaire » se paie cher. Au fil des années
s’est développée une scolarisation rampante et non assumée de la philosophie,
une mauvaise scolarisation : ce sont les sujets du bac et les manuels qui fixent
le programme réel et ce sont les fascicules de méthode qui codifient la disser-
tation. Et tant qu’on se contentera de déclarer que les candidats au baccalau-
réat doivent « prendre le risque de penser » et qu’une bonne copie est celle
qui « étonne le correcteur », il ne faudra pas s’étonner de voir les élèves cher-
cher à se rassurer, demander avec insistance ce qu’on attend d’eux et, faute de
réponse, se débrouiller avec l’aide en ligne sur l’Internet. Sous l’effet de cette
régulation par le mauvais bout, les contenus se normalisent et s’appauvrissent,
les exigences méthodologiques tournent à la caricature. Tout se passe comme
si la doctrine officieuse produisait exactement ce qu’elle prétend éviter.

388
Articuler philosophie et pédagogie
On ne sortira pas l’enseignement de la philosophie de l’impasse où il s’est
mis lui-même sans un réexamen collectif de ces idées reçues et de ces repré-
sentations qui gouvernent la profession depuis des décennies, la replient sur
elle-même et paralysent son évolution. Il ne s’agit pas de remplacer une doc-
trine par une autre, mais de lever les verrous et de libérer les initiatives et les
échanges. Il s’agit d’ouvrir un espace de débat et de réflexion où l’expérience
de chacun – qu’il enseigne en série technologique dans un lycée de zone sen-
sible ou dans un grand lycée parisien, qu’il soit agrégé ou maître-auxiliaire –
soit également reconnue et où la pluralité des démarches pédagogiques ne soit
plus considérée comme une menace pour le caractère philosophique de l’en-
seignement, mais comme l’expression normale et stimulante d’un enseigne-
ment vivant et formateur de philosophie.
C’est la création d’un tel espace, dans des conditions de reconnaissance
institutionnelle (les IREPH : Instituts de Recherche sur l’Enseignement de
la Philosophie), qui est la raison d’être de notre association. En 20 ans d’exis-
tence, nous nous sommes efforcés, avec les moyens limités qui sont les nôtres,
de le faire d’ores et déjà vivre : nous avons tenu des colloques et des journées
d’étude, nous avons mis en place des groupes de travail régionaux et théma-
tiques, nous avons participé aux débats sur les programmes et les épreuves du
baccalauréat en tentant d’y apporter des suggestions et des arguments. À par-
tir de ces vingt années d’expériences, de prises de conscience et de confronta-
tions, ce manifeste propose d’ouvrir dix chantiers pour l’enseignement de
la philosophie.
Ces chantiers doivent contribuer à faire vivre et étendre la philosophie au
lycée et à l’université. Ils relèvent évidemment de la responsabilité des profes-
seurs. Ce sont eux qui doivent opérer, dans le respect de leur tradition, le renou-
vellement nécessaire de leur enseignement : ils sont en effet les mieux placés et
les mieux armés (pour autant qu’ils s’en donnent et qu’on leur en donne les
moyens) pour réfléchir, expérimenter et échanger collectivement sur leurs pra-
tiques. Ces chantiers font concourir philosophie, pédagogie et didactique au
développement de l’esprit critique et de l’autonomie du jugement des élèves.
Parce qu’ils développent les moyens de favoriser l’appropriation et l’exercice
par le plus grand nombre du savoir et de la réflexion philosophique, ces chan-
tiers apportent par là même leur pierre à la difficile et nécessaire démocratisa-
tion de la philosophie et de son enseignement.

389
Dix chantiers pour l’enseignement de la philosophie
Premier chantier :
Reconnaître que la philosophie au lycée est une discipline scolaire
L’identification pure et simple de l’enseignement de la philosophie au lycée
à la philosophie tout court empêche de penser la spécificité de la philosophie
comme discipline scolaire.
La philosophie, en effet, existe préalablement à, et indépendamment de,
son enseignement au lycée. Elle vit d’abord ailleurs : dans les recherches,
les livres et les débats des philosophes et – plus ou moins – dans ce que tout
un chacun peut dire ou écrire quand il philosophe. Ce qui fait sa spécificité
comme discipline scolaire, c’est sa valeur formatrice, ce sont les finalités qui
lui sont assignées en tant qu’elle participe, avec les autres disciplines, à la for-
mation intellectuelle des élèves des lycées.
Dès lors, l’enseignement n’a pas à être conçu à partir d’une idée a priori de
ce qu’est la philosophie – il y en a d’ailleurs de multiples – mais à partir de la
question : qu’est-ce qui dans l’héritage de 2 500 ans de philosophie et dans la vie
philosophique contemporaine peut le mieux contribuer à permettre aux élèves de
se forger un esprit critique, de développer leurs capacités de réflexion et l’autono-
mie de leur jugement, de se construire une culture qui soit un instrument d’in-
telligibilité du monde qui les entoure ?
De cette question découle une série d’autres sur lesquelles doit porter la
réflexion collective des professeurs de philosophie. Quels sont les contenus de
connaissances et les outils intellectuels que, comme dans toutes les autres disci-
plines, les élèves doivent apprendre à maîtriser ? Quelles compétences doivent-
ils acquérir ? Que peut-on exiger d’un élève de terminale de telle ou telle série ?
À l’aune de quels critères son travail sera-t-il évalué ?
Cela ne signifie nullement que l’on réduise la philosophie au bachotage ou
la subordonne au baccalauréat, ni qu’on l’enferme dans une perspective étroi-
tement utilitaire ou techniciste, ni qu’on lui enlève son caractère de recherche
et de découverte intellectuelle. Cela signifie au contraire qu’on lui redonne,
contre la « mauvaise scolarisation par les manuels », son plein sens de disci-
pline scolaire. Étudier la philosophie au lycée, c’est se former à la philosophie
et se former par la philosophie.

390
Deuxième chantier :
Reconnaître qu’apprendre à philosopher est un apprentissage
et qu’enseigner la philosophie est un métier
On ne saurait sans dommage identifier purement et simplement le profes-
seur de philosophie à un philosophe. Celui qui fait le philosophe devant ses
élèves ne les forme pas puisqu’il les traite comme des disciples qu’ils ne seront
jamais. Et sa « philosophie » restera faible, répétitive, victime de cette confu-
sion des genres. Cette identification, avec les images de soi qui l’accompagnent,
reste pourtant fortement ancrée dans les esprits.
On la résume souvent dans la formule : « le professeur de philosophie est l’au-
teur de son cours ». Si on entend par là que chaque professeur organise comme
il le veut et sous sa pleine responsabilité son année et son approche des notions
et des textes avec telle ou telle classe, selon son propre style d’enseignement,
alors c’est trivial, et il n’est pas besoin d’en faire un dogme. Mais si cela veut
dire qu’un cours est un texte, faisant œuvre, que le professeur écrit et dit (ou
qu’il improvise sans l’avoir écrit) devant ses élèves, ou même avec eux, alors
cette formule est fausse et néfaste.
Elle est fausse, sur le plan intellectuel : lorsqu’un philosophe est l’auteur
d’une œuvre, il la publie, ce qui signifie qu’il prend le risque de la soumettre
à la critique de ses pairs. Or les élèves ne sont pas nos pairs, et leur critique,
si elle a lieu, ne nous fait pas courir grand risque.
Elle est néfaste, sur le plan pédagogique : elle fait l’impasse sur l’activité
des élèves, et empêche de se poser la question de ce que font les élèves lorsqu’ils
écoutent un tel texte. Ou plus précisément, elle présuppose acquise la capacité
d’une écoute active et critique de la parole de l’enseignant : la capacité de se
l’approprier pour son propre compte, d’en saisir la dimension problématique
et de s’en servir pour mettre en œuvre sa propre pensée, dans une dissertation
par exemple. Elle présuppose donc acquis ce qui, en réalité, ne l’est que par un
tout petit nombre à l’entrée en terminale, et doit au contraire être appris par
la grande majorité des élèves aujourd’hui.
Une autre formule exprime la même occultation de la dimension d’appren-
tissage : « la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie ». Si on veut sim-
plement signifier qu’en classe de philosophie on doit philosopher, personne ne
saurait la contester sérieusement. Mais si on entend par là que, pour apprendre
à philosopher, il suffirait d’entendre ou de lire de la philosophie et que le pro-
fesseur peut se passer de toute réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour
amener ses élèves à faire de la philosophie, alors elle est trompeuse et nocive.
Parler des conditions de l’apprentissage de la philosophie au lieu de parler
philosophie est encore trop souvent perçu comme une faiblesse ou un signe

391
d’insuffisance philosophique, ce qui a pour effet pervers d’instiller un senti-
ment de culpabilité ou d’échec chez l’enseignant qui, dans sa pratique, a besoin
d’outils pédagogiques, et de l’isoler : comment résoudre des difficultés d’ordre
pédagogique quand la seule discussion admise est la discussion philosophique ?
Concevoir l’enseignement de la philosophie comme un apprentissage, c’est
justement s’atteler à cette difficulté : comment faire entrer des élèves dans l’en-
semble des démarches intellectuelles qui constituent l’activité philosophique ?
Cela suppose de réfléchir à la façon dont les connaissances et les compétences
philosophiques acquises par l’enseignant au cours de ses études universitaires
– qui sont, rappelons-le, essentiellement des connaissances d’histoire de la phi-
losophie – vont pouvoir être mises au service de cette tâche de formation à l’ac-
tivité philosophique ; de clarifier les buts que l’on vise et d’ajuster au mieux les
moyens (quels concepts, quels textes, quelles démarches, quels exercices…) pour
atteindre ces buts avec les élèves ; de réorganiser en permanence, à l’épreuve
de l’expérience et au plus près de la réalité des classes, ce rapport entre compé-
tences philosophiques et compétences pédagogiques.
Ce travail, chacun certes l’effectue plus ou moins, même si c’est souvent
de manière intuitive ; mais il l’effectuera d’autant mieux qu’il en prendra une
claire conscience à travers le partage des expériences et la réflexion commune.
Cela suppose de reconnaître et d’assumer son métier de professeur.

Troisième chantier :
Assumer la diversification des formes d’enseignement de la philosophie
qu’entraîne sa démocratisation
Jusqu’ici le modèle philosophique français s’est étendu en généralisant l’en-
seignement de la classe de philosophie : les Instructions de 1925, texte de réfé-
rence d’une aristocratie intellectuelle, sont devenues, à la virgule près, la bible
d’un enseignement de masse. Mais en un siècle, la position d’exception de la
philosophie, « couronnement des humanités », est devenue par l’effet conju-
gué de l’extension de la philosophie et de la massification de l’enseignement
une position de repli sur soi.
L’introduction de la philosophie dans les séries technologiques en est
l’exemple flagrant : on a d’abord choisi de transplanter directement auprès
de publics nouveaux, sans aucun souci de leur cursus et de leurs spécificités,
le programme, la pédagogie et le mode d’évaluation de la « classe de philoso-
phie ». Puis on a fait le silence non seulement sur les difficultés pédagogiques
et les échecs caractérisés dans ces classes, souvent vécus dans la honte et la
solitude, mais aussi sur le trésor d’inventions que les professeurs y déploient
quotidiennement : on considère celles-ci comme de simples expédients, iné-
vitables de la part d’un enseignement à la dérive ou d’un enseignant en péril ;

392
elles appellent au mieux la sympathie, mais on leur refuse la reconnaissance
et la possibilité de circuler parmi les enseignants.
Pourtant, les professeurs qui se sont investis auprès des élèves des séries
technologiques sont nombreux à juger que le travail pour aller à ce qui est
philosophiquement essentiel et l’effort d’imagination pédagogique que cet
enseignement exige d’eux sont tout à fait salutaires. Ils sont une source de
renouvellement particulièrement féconde dont les effets s’étendent, avec béné-
fice, à leur enseignement dans toutes les autres séries. On peut enseigner dans
ces séries sans avoir le sentiment ni de « brader » la philosophie ni de déchoir,
mais bien au contraire d’y exercer pleinement son métier.
Cela suppose évidemment que la diversification des formes d’enseignement
de la philosophie qu’entraîne nécessairement sa démocratisation soit recon-
nue de plein droit et soit collectivement assumée, au lieu d’être laissée au bri-
colage individuel. Dispenser un enseignement diversifié, ce n’est pas mépriser
les élèves en leur dispensant une philosophie au rabais. C’est reconnaître que
les capacités philosophiques qu’on rencontre chez tous les élèves ne s’expriment
pas chez tous de la même manière et ne peuvent pas être cultivées chez tous selon
les mêmes modalités. La manière dont des élèves peuvent se former à la philo-
sophie ne saurait être indépendante ni de leur parcours scolaire antérieur, ni
de leur bagage culturel, ni des rapports qu’ils entretiennent avec le langage,
avec l’école ou avec les adultes, ni non plus de leur projet professionnel et de
la façon dont plus généralement ils envisagent leur avenir.
Si l’enseignement de la philosophie veut vraiment s’adresser à tous, il doit
s’interroger : qu’est-ce qui, dans ses formes d’enseignement, est inséparable
et constitutif de la discipline ? qu’est-ce qui relève d’une histoire contingente,
c’est-à-dire du rôle institutionnel, de la fonction sociale et du public que la dis-
cipline a pu avoir à telle ou telle époque ?

Quatrième chantier :
Reconnaître que faire de la philosophie
ne sert pas seulement à philosopher
La philosophie fait appel à un riche éventail de compétences : poser des pro-
blèmes ; analyser des concepts ; se décentrer de son propre point de vue et
prendre de la distance à l’égard de ses opinions ; exercer son esprit critique à
l’égard des idées reçues et des schèmes de pensée établis ; passer de l’expres-
sion immédiate et spontanée de son avis au développement argumenté et
nuancé d’une position ; pratiquer un va-et-vient permanent entre l’abstrait
et le concret, entre le particulier et l’universel ; tirer les leçons d’un exemple
et envisager les conséquences d’un principe ; faire évoluer le contenu et la for-
mulation de ses idées pour tenir compte d’objections dont on reconnaît la

393
légitimité ; conduire une réflexion depuis l’exposition d’une question jusqu’à
la formulation d’une réponse ; etc.
Dans le cours de philosophie, ces compétences sont des moyens au service
d’un seul but : le libre exercice de la pensée, pratiqué pour lui-même. Mais ces
compétences ont aussi une valeur en elles-mêmes. Elles constituent des éléments
indispensables de la formation de l’élève, quel que soit son avenir scolaire et
professionnel et quelles que soient les activités dans lesquelles il s’engagera au
cours de son existence future.
On dit souvent que la philosophie a d’autant plus de valeur qu’elle échappe
au souci de l’utile. Et c’est en un sens vrai : quand on se forme à la philoso-
phie, comme quand on se forme à la musique ou aux mathématiques, on vise
la philosophie pour elle-même. Mais dans le même temps, on se forme par la
philosophie, comme on se forme par la musique ou par les mathématiques ;
et en ce sens-là, la philosophie n’a pas à rougir d’être utile, et même de reven-
diquer son utilité.
L’enseignement de la philosophie ne saurait justifier la position qu’il occupe
aujourd’hui – et encore moins le renforcement de sa présence dans les cursus
scolaires et universitaires – s’il ne fait pas la preuve de son utilité dans la for-
mation intellectuelle et culturelle de tous les élèves et s’il ne s’interroge pas
sur son efficacité ainsi que sur les moyens de l’évaluer.

Cinquième chantier :
Redéfinir l’élémentaire
On entend souvent dire : « les élèves ont droit à toute la philosophie ». Si on
entend par là qu’il n’y a aucune raison de ne pas proposer aux élèves des séries
littéraires de réfléchir sur les sciences, à ceux des séries scientifiques de s’in-
terroger sur l’art et à ceux des séries technologiques de se poser des questions
métaphysiques, tout le monde sera d’accord. Mais prétendre que le programme
d’une année de philosophie, quelle que soit la série et quel que soit l’horaire,
doit avoir une visée encyclopédique et être aussi illimité dans son principe
qu’indéterminé dans son contenu puisque toute la philosophie en puissance
doit y être incluse, c’est une idée contestable et désastreuse dans la pratique.
Elle est dans son principe solidaire d’une conception initiatique de l’ensei-
gnement : il faudrait faire opérer à l’élève une sorte de conversion intellectuelle
par laquelle il accéderait en quelques mois à une nouvelle manière de considé-
rer toute chose et d’aborder tous les problèmes. C’est là simplement une doc-
trine pédagogique et nul n’a le droit de l’ériger en norme unique. Mais surtout
elle a, dans un cadre scolaire, des effets particulièrement néfastes : si toute la
philosophie est au programme, rien n’est au programme et rien n’est exigible.

394
Refuser ainsi d’indiquer à l’élève sur quoi il doit faire porter son effort, quels
problèmes il doit comprendre, quelles connaissances maîtriser et quelles com-
pétences acquérir, ne lui permet pas de s’engager dans un véritable travail de
formation de soi. C’est l’entretenir dans l’idée qu’on est « doué pour la philo »
ou pas et, à l’examen, favoriser l’habile ignorant au détriment de celui qui a
travaillé et appris. En outre, à refuser ainsi de délimiter et d’expliciter l’élé-
mentaire, la discipline perd sa consistance et la philosophie se transforme peu
à peu en une « matière d’éveil ».
On dira que l’élémentaire, en philosophie, c’est ce qui est premier, ce dont
tout découle. Mais c’est confondre deux sens du mot « élémentaire » : les élé-
ments premiers d’un système (philosophique) et les premiers pas d’une progres-
sion (pédagogique). La responsabilité collective des enseignants de philosophie
est, comme dans n’importe quelle autre discipline, de discerner et de prélever
ce qui, dans les démarches, les problèmes, les concepts et les doctrines majeures
de la tradition, peut être formateur pour des élèves débutants qui, dans leur
immense majorité, ne feront plus de philosophie ensuite. Refuser d’opérer une
telle sélection, mettre d’un coup les élèves devant « toute la philosophie »,
c’est en réalité démissionner. Bien entendu, ce choix n’est pas simple. Il ne
peut se faire qu’à partir de l’expérience et de la réflexion de toute la profession.
Fixer ainsi des exigences limitées et raisonnables, ce n’est ni renoncer ni bais-
ser le niveau. Le pire est d’avoir des exigences déraisonnables qu’on est inca-
pable de tenir et de faire respecter. Car on perd alors tout critère pour juger
des progrès ou des échecs. C’est une des raisons des inextricables problèmes
d’évaluation rencontrés au baccalauréat. Mieux vaut moins, mais mieux.

Sixième chantier :
Articuler l’apprentissage philosophique et les savoirs
Se former à la philosophie, c’est apprendre à penser à travers l’appropriation
de connaissances philosophiques et non-philosophiques. On a usé et abusé de
la formule de Kant selon laquelle on ne peut apprendre la philosophie mais seu-
lement à philosopher. Certes, on veut souligner par là que l’enseignement de la
philosophie au lycée ne saurait consister à étudier pour elles-mêmes des doc-
trines philosophiques, l’histoire de la philosophie ou celle des idées. Mais, sur
ce principe, l’accord des professeurs de philosophie est unanime. En revanche,
à durcir souvent jusqu’à la caricature les distinctions légitimes entre penser et
connaître, entre la philosophie et les savoirs positifs ou entre le mouvement
d’une pensée vivante et les idées des philosophes, on finit par s’interdire toute
réflexion sérieuse sur la manière de les articuler dans l’enseignement.
Par exemple : si le cours de philosophie s’organise autour de problèmes,
ceux-ci ne peuvent être sérieusement abordés par les élèves qu’à travers la

395
connaissance des principales options philosophiques qu’ils ont engendrées et
par la maîtrise progressive des distinctions conceptuelles qui permettent de
leur donner un sens. Ces options et ces distinctions n’ont rien de naturel ni
de spontané. C’est dans l’histoire de la philosophie qu’elles ont été produites
et c’est là seulement qu’on peut les rencontrer. On ne peut éluder la question :
qu’est-ce que des élèves débutants doivent savoir de l’histoire de la philosophie ?
Par exemple : la philosophie s’est toujours nourrie de ce qui n’est pas elle
et on ne saurait philosopher un tant soit peu sur les sciences, l’art ou la reli-
gion sans disposer d’éléments de connaissance solides et précis sur certains
épisodes fondamentaux de l’histoire des sciences, sur certains courants artis-
tiques et esthétiques, sur certains textes religieux. On ne peut éluder la question :
puisque ces connaissances indispensables ne sont pas fournies actuellement
par le lycée, quelle place l’enseignement de la philosophie doit-il leur donner
s’il veut être pertinent ?
Par exemple : assimiler une idée de tel ou tel grand philosophe et l’exposer
pour son propre compte, c’est une compétence philosophique fondamentale.
L’élève qui a compris les arguments justifiant l’idée de « contrat social » ou
celle d’« impératif catégorique » et qui est capable de l’exposer intelligem-
ment pense tout autant que celui qui pose un problème ou analyse un concept.
On a fini par faire de la question de cours un épouvantail, comme s’il n’y avait
pas de différence entre réciter des formules et s’approprier des idées. On ne
peut éluder la question : comment favoriser et valoriser ce travail par lequel
l’élève apprend à intérioriser et à faire siennes des idées qu’il n’a pas inventées ?

Septième chantier :
Articuler l’apprentissage philosophique
et l’apprentissage de nouveaux usages de la langue
Se former à la philosophie, c’est apprendre à faire un usage philosophique
de la langue orale et écrite. Chacun sait que la plupart des élèves ont d’énormes
difficultés à écrire, ou à articuler oralement, un discours un tant soit peu
construit, suivi et cohérent. On impute un peu trop facilement ces difficul-
tés à un défaut de la pensée, ou à ce qu’on a coutume d’appeler la « mauvaise
maîtrise de la langue ». Ce qui se passe est bien plutôt d’abord que les élèves
sont confrontés pour la première fois à cet usage particulier de la langue qui
consiste à réfléchir sur le sens des mots et des questions, sur le statut des pro-
positions et la logique des discours, et à faire de cette réflexion l’objet même
d’un discours.
Or c’est bien cet usage particulier de la langue qu’ils doivent apprendre.
À cet égard, l’idée selon laquelle « le modèle de la dissertation, c’est la leçon du
professeur » s’avère dramatiquement insuffisante, précisément parce qu’elle

396
fait l’impasse sur cet apprentissage. Et pire encore est l’idée que « pour faire
une dissertation, il suffit de penser ».
Faire de cet apprentissage un objet de réflexion, est-ce réduire la philoso-
phie à une « rhétorique argumentative » ou au « débat d’opinion » ? Cette
objection fait resurgir la traditionnelle prévention des philosophes à l’égard
de la rhétorique, et cette prévention n’est pas infondée : aucun de nous ne
veut transformer ses élèves en apprentis sophistes qui mettraient en œuvre de
manière mécanique des artifices de langage. Mais nous n’en sommes pas là.
Les élèves, dans leur grande majorité, sont très loin de courir le risque d’un
excès de rhétorique. Le problème est bien plutôt qu’ils manquent généralement
des outils de la rhétorique la plus élémentaire, la plus nécessaire et la plus légi-
time pour élaborer et développer leur pensée. Par exemple, ils ne savent pas
comment s’y prendre pour articuler un raisonnement et sa réfutation, pour
présenter une objection et y répondre, pour mener une analyse de notion ou
de problème ; ils ne savent ni comment écrire cela, ni comment le lire dans un
texte, ni non plus comment le parler et l’entendre dans une discussion orale.
Tout cela, les professeurs ont à le leur apprendre, à leur en faire découvrir les
normes, à leur en faire construire la compétence.
Là encore la question ne peut être éludée : comment conjuguer l’appren-
tissage de la pensée avec celui des outils langagiers et discursifs par lesquels
cette pensée, non seulement s’exprime, mais plus encore s’élabore, se forme,
s’affermit et s’affine ?

Huitième chantier :
Enseigner la philosophie vivante
Apprendre à philosopher, c’est être confronté à la fois à une tradition et à
la philosophie vivante.
L’absence d’un véritable programme et le poids des sujets de baccalauréat
sur une discipline qui n’existe qu’en année d’examen ont produit peu à peu
un rétrécissement des horizons de l’enseignement philosophique. Comme on
ignore ce que traitent les collègues, on fait ce qu’on croit qu’ils font (ce qui
figure dans les manuels) et on se replie non seulement sur les auteurs canoniques,
mais sur un tout petit nombre de textes et de doctrines qui ont acquis le sta-
tut de pont aux ânes. Évidemment on a le droit d’être original, mais c’est aux
risques et périls de l’élève : même si elle est médiocrement restituée, le correc-
teur reconnaîtra toujours l’Allégorie de la caverne ; une idée de Vico, de Carnap,
ou même de Locke, risque de n’être ni connue ni comprise et de s’attirer un
point d’interrogation, quand ce n’est pas une grande rature en rouge. En une
trentaine d’années, le programme de 1973 a été peu à peu écrêté de toutes ses
innovations : les questions au choix ont à peu près disparu ; on enseigne de

397
moins en moins « la formation d’un concept scientifique » (peu utile au bac
où les sujets de philosophie des sciences sont devenus de plus en plus géné-
raux) et « la constitution d’une science de l’homme » (le mépris des sciences
humaines instillé depuis 50 ans a fini par produire ses effets). L’enseignement
de philosophie tend à s’enfermer dans une « philosophie philosophante » et
à reprendre indéfiniment quelques épisodes de l’histoire de la philosophie.
Les programmes de la 1re moitié du xxe siècle nous paraissent sans doute
aujourd’hui poussiéreux ; mais on y trouvait un écho des débats philoso-
phiques qui avaient alors cours en France ; les programmes des années 60-70
ont intégré la présence dans la pensée contemporaine de Marx, de Nietzsche,
de Freud, de la tradition d’épistémologie et d’histoire des sciences française.
Mais aujourd’hui, la plupart des débats contemporains particulièrement
intenses en philosophie du langage, en philosophie de l’esprit ou en philo-
sophie politique n’ont à peu près aucune résonance dans la philosophie telle
qu’elle s’enseigne au lycée.
On dira que l’enseignement de la philosophie n’a pas à suivre les modes et
doit se tenir à l’écart de l’actualité. Sans doute. Mais peut-on parler des rap-
ports de l’âme et du corps dans les Méditations ou aborder le Contrat social sans
jamais se demander ce que Descartes et Rousseau ont à nous dire aujourd’hui,
par exemple au regard des questions soulevées par les penseurs cognitivistes ou
contractualistes contemporains ? On ne peut entretenir une relation vivante
avec les classiques que si on les lit en relation avec nos questions, qui sont pour
une bonne part celles de la philosophie d’aujourd’hui. Les élèves lisent des
journaux, des revues, regardent à la télévision des émissions scientifiques ou
des débats d’idées ; et ils posent des questions. Le professeur de philosophie a
sans doute à leur parler de Platon, mais Platon ne saurait suffire à leur curio-
sité ni leur donner tous les moyens de s’orienter dans la pensée d’aujourd’hui.
Discerner dans les travaux contemporains ce qui non seulement est impor-
tant, mais ce qui peut être formateur et utile aux élèves, ce devrait être un souci
collectif et permanent de notre profession.

Neuvième chantier :
Sortir l’enseignement de la philosophie de son enfermement en terminale
L’enseignement de la philosophie étouffe en terminale ; l’avenir de l’ensei-
gnement de la philosophie passe par son extension en amont et en aval.
Pour des raisons purement historiques, l’enseignement de la philoso-
phie occupe, dans l’institution scolaire française, une position d’exception :
installé en classe terminale et dans cette seule année, assuré par un ensei-
gnant qui restera à jamais, dans la plupart des cas, l’unique professeur de

398
philosophie rencontré par chacun dans sa vie, il est toujours conçu, même si
on n’ose plus guère employer cette expression, comme le « couronnement »
des études secondaires. Or cette position est loin d’avoir les effets bénéfiques
qu’on lui suppose. Au lieu d’être une année marquante et réellement for-
matrice, elle est en réalité le plus souvent une parenthèse dans le cursus des
élèves, parenthèse aussi vite refermée qu’elle a été ouverte : on se souvient
d’un professeur charismatique et du sujet tombé au bac, mais il ne reste le
plus souvent de la terminale ni culture ni savoir-faire philosophiques effec-
tifs. Les professeurs de philosophie du supérieur le savent bien, et ils ne pré-
supposent souvent aucun acquis déterminé chez leurs étudiants de classes
préparatoires ou d’université.
En réalité, l’enseignement de la philosophie souffre de son confinement dans
la classe de terminale. Il ne peut y avoir de vraie formation à la philosophie si
on ne reconnaît pas que, comme toutes les autres disciplines, son apprentis-
sage demande du temps et doit être conduit selon une progression.
L’avenir de l’enseignement de la philosophie passe par son extension en
dehors de la terminale. Extension en amont d’abord, c’est-à-dire au moins à
partir de la classe de première : les élèves le demandent fréquemment, ce qui
traduit l’inadéquation du modèle actuel d’une « éclosion soudaine » et le
besoin qu’ils ressentent d’avoir du temps devant eux pour se former effica-
cement. Extension en aval, c’est-à-dire dans toutes les branches des études
supérieures : l’enseignement en terminale prendrait ainsi un sens nouveau en
devenant la base d’une formation qui se continuerait de manière diversifiée
selon les études poursuivies. Concevoir et mettre en œuvre les modalités de
cette extension est sans doute l’un des chantiers les plus ambitieux et les plus
neufs pour l’enseignement de la philosophie.

Dixième chantier :
Remodeler la formation initiale et continue
des professeurs de philosophie
Les conditions et les modalités de la formation des enseignants de philo-
sophie n’apparaissent plus aujourd’hui satisfaisantes. On ne peut ici qu’indi-
quer quelques nœuds de difficultés.
Les cursus universitaires, de la 1re année de Licence au Master, sont rare-
ment cohérents. Les étudiants se voient proposer chaque année des contenus
d’enseignement souvent disparates qu’ils ont beaucoup de mal à relier entre
eux et à faire tenir ensemble. Au bout de quatre ans, il n’est pas rare qu’ils
n’aient jamais eu de cours sur des auteurs, des thèmes ou des courants de pen-
sée fondamentaux. C’est tout autant le cas pour les étudiants passés par les
classes préparatoires.

399
La préparation aux concours est de fait surtout assurée par les khâgnes, seul
lieu où les étudiants sont régulièrement entraînés à la dissertation et à la leçon
qui sont actuellement la base des épreuves de concours. L’université n’a pas
autant de moyens de le faire. Il y a là une inégalité grave et un dysfonctionne-
ment majeur (qui n’est certes pas propre à la philosophie).
Les concours, et tout particulièrement l’agrégation, sont conçus et vécus
comme des « brevets d’excellence philosophique » et des moyens de conti-
nuer d’« être philosophe » plutôt que comme la voie d’entrée dans le métier
de professeur de philosophie. Les épreuves privilégient simultanément la pos-
session de connaissances très précises, voire pointues, d’histoire de la philoso-
phie (auteurs de l’écrit à l’agrégation) et la capacité inévitablement rhétorique
à traiter de toute question possible (oral d’agrégation). Passer une année
entière à étudier des auteurs comme Fichte ou Plotin (qui ne figurent pas au
programme de terminale) et se voir proposer à l’oral de l’agrégation des sujets
comme « L’insouciance » ou « Qu’est-ce qu’un paysage ? », est-ce vraiment
la meilleure manière de se préparer à enseigner la philosophie ?
Les jeunes enseignants sont pour la plupart déçus de l’année qu’ils passent
à la fois en stage et en INSPE. Manifestement, la confrontation de l’expérience
qu’ils font dans leur classe avec l’indispensable réflexion pédagogique et didac-
tique ne se fait pas, ou très mal, ou trop peu.
De même la formation continue des enseignants de philosophie est presque
exclusivement érudite et ne fait pour ainsi dire aucune place à l’échange sur
les pratiques, à la réflexion sur les obstacles pédagogiques et à la mise en cir-
culation des innovations.
Sans une connaissance sérieuse et non mythologique de la tradition de
l’enseignement philosophique, il est difficile de la faire vivre et évoluer, et de
nourrir utilement le débat entre professeurs de philosophie. Il paraît néces-
saire d’intégrer à la formation des nouveaux professeurs un enseignement de
l’histoire de la discipline, en France et ailleurs.
Il y a là un ensemble de problèmes sérieux et délicats qu’on ne saurait traiter
en quelques lignes ni résoudre par quelques mesures rapides. C’est un chantier
de longue haleine qui suppose une analyse lucide, approfondie et non mani-
chéenne de la situation et qui conduira sans doute à un certain nombre de
remises en cause. Il est l’affaire de toute la profession : professeurs de terminale
et de classes préparatoires, universitaires et formateurs d’INSPE, inspecteurs.

400
Table des matières

Préface..............................................................................................................9

Préparer aux exercices du baccalauréat................................................ 15


Comment apprendre son cours ?....................................................................... 17
Apprendre en philosophie................................................................................. 21
L’explication de texte........................................................................................ 25
Quatre manières d’enseigner la dissertation...................................................... 31
Faut-il dire ce qu’on pense dans une dissertation ?............................................. 33
Comment comprendre un sujet de dissertation ?............................................... 37
La dissertation : quels conseils donner aux élèves ?........................................... 41
Qu’est-ce que définir ?....................................................................................... 45
La lecture suivie d’une œuvre............................................................................53

Les défis de l’enseignement de la philosophie....................................... 57


La vie au lycée.................................................................................................. 59
De la précarité dans l’Éducation Nationale :
le statut et les droits de l’enseignant contractuel............................................... 65
Comment enseigner un programme illimité ?..................................................... 71
Donnez du rythme à vos cours !......................................................................... 75
Dix conseils pour préparer ses cours................................................................. 79
Que faire avec les repères ?............................................................................... 85
L’enseignement de HLP : un programme, deux disciplines.................................. 89
« La philosophie, ça sert à quoi ? »..................................................................... 95
Dynamiques de groupe et enseignement philosophique....................................101
Autorité et temporalité au sein d’une classe..................................................... 107
L’évaluation en philosophie : quels problèmes ?............................................... 113
Évaluer, entre malentendus et ambivalences................................................... 119

401
Les grilles d’évaluation en philosophie : contenu, enjeux et limites................... 127
Comment évaluer les devoirs-maison à l’heure d’internet..................................131
Ne plus corriger ses copies et faire progresser ses élèves ?! C’est possible !..... 137
Pourquoi et comment corriger un devoir en classe ?........................................ 143
Petit guide de survie pour les réunions d’harmonisation................................... 149

Perspectives pédagogiques...............................................................153
Pour une pédagogie plus active en philosophie ?............................................. 155
Enseigner en milieu populaire, le défi de la démocratisation............................ 163
Expliciter les attentes en philosophie...............................................................171
Pédagogies coopératives en philosophie......................................................... 179
Apprendre à argumenter en classe de philosophie........................................... 183
Les schémas en arbre de Pierre Blackburn...................................................... 189
Des QCM en philosophie ?............................................................................... 195
Exemples de pratiques en HLP........................................................................ 201
Les T.P. philosophiques.................................................................................. 207
Une forme de débat oral en classe : le colloque des philosophes..................... 213
Théâtre : jouer Platon pour le comprendre....................................................... 221
Quels usages du cinéma en cours de philosophie ?.......................................... 227
Le Cinéphilosopher. Quels potentiels et quelles limites ?.................................. 235
Comment organiser une discussion en classe de philosophie.......................... 243
Aiguiser l’esprit critique en cours de philosophie............................................. 245
Ressources pédagogiques utiles..................................................................... 253

Propositions de séances et d’activités.................................................259


Un exemple de séquence en enseignement technologique
inspirée d’un propos d’Alain.............................................................................261
Le procès d’Antigone...................................................................................... 267
L’île déserte, amorcer la question politique...................................................... 273
Que dois-je faire ? À la recherche du meilleur principe moral............................ 281
De l’utilité des dindes et des ours blancs
pour enseigner la philosophie des sciences..................................................... 287
Qu’est-ce qui nous autorise à dire que… ?......................................................... 297
Peut-on justifier l’esclavage ?.......................................................................... 303
Deux activités sur l’objectivité à partir de supports vidéo..................................311

Réfléchir l’enseignement de la philosophie.......................................... 317


Quelles compétences développer en philosophie ?........................................... 319
Les quatre gestes de la philosophie................................................................ 325
Penser et disserter......................................................................................... 331
Apprendre à lire et à écrire en philosophie. Pour une progressivité des écrits... 337

402
La lecture des textes philosophiques en classe de terminale...........................343
Démocratisation : le défi des séries technologiques........................................ 349
25 ans d’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques......... 355
De l’introduction d’une initiation au philosopher en bac pro
et avec la Mission de lutte contre le décrochage scolaire (MLDS).................... 363
Quelle conception des jeunes qui nous sont confiés ?...................................... 371
L’IREPh........................................................................................................... 377

Annexes..........................................................................................381
Très courte présentation historique de l’ACIREPh............................................. 383
Manifeste pour l’enseignement de la philosophie............................................. 385

403
D epuis plus de vingt ans, l’Association pour la création d’instituts de
recherche sur l’enseignement de la philosophie (ACIREPh) milite pour
une réforme ambitieuse de l’enseignement de la philosophie en France
qui prenne au sérieux les enjeux de la démocratisation scolaire.

Si l’enseignement de la philosophie a bien une vocation universelle et


démocratique, un tel engagement démocratique implique nécessairement
la mise en œuvre d’une réflexion proprement pédagogique et didactique.
Si l’enseignement de la philosophie s’adresse en droit à tous les esprits,
si donc il n’y a pas de raison de trier a priori entre ceux qui en sont dignes
et ceux qui ne le sont pas, alors il n’est pas possible, en pratique, de faire
l’économie d’une réflexion sur les conditions de réception et d’efficacité
de cet enseignement pour tous et pour chacun.

En proposant ce Guide pratique à tous les nouveaux collègues et, plus


largement, à toutes celles et tous ceux qui prennent au sérieux la question
de la démocratisation de l’enseignement, l’ACIREPh espère contribuer à cette
réflexion collective et accompagner les professeurs dans l’exercice de leur
métier, avec ses dilemmes, ses questionnements et ses expérimentations.
Adoptant une approche résolument pluraliste, il se veut une invitation à la
réflexion et l’innovation pédagogiques.

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