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Yves Jeanne
Érès | « Reliance »
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Fernand Deligny :
liberté et compagnonnage
Yves Jeanne
Docteur en sciences de l’éducation
Chargé de cours université Lumière-Lyon 2
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seconde, tu auras fait plus de travail qu’en petit par hasard un dimanche parce qu’il avait
trente ans 4. » Il considère leurs contenus bavé sur son tablier 8. » Il a un dédain et une
inutiles à celui qui revendique une posture aversion profonde pour les nantis : ils sont les
d’éducateur : « Epileptoïde, déprimé, hypo- « partisans sournois d’un ordre social pourri
maniaque… Voilà qui regarde le médecin. Toi et qui s’écroule de partout, ils s’affairent
ton refrain doit être : fais-les jouer 5. » Il est autour des victimes les plus flagrantes des
proche en cela d’Anton Makarenko pour éboulements : les enfants misérables […] Ils
lequel l’éducateur « s’évertue alors à singer la se rassemblent comme des mouches et leur
médecine et ratiocine en prenant l’air intelli- activité bourdonnante et bienfaitrice
gent 6 » lorsqu’il s’adonne à l’anamnèse. Deli- camoufle un simple besoin de pondre dans
gny réfute l’axiome selon lequel la délin- cette viande à peine vivante leurs propres
quance est un trouble de la personnalité et désirs d’obéissance servile, de conformisme
substitue une approche phénoméno-logique avachi et de moralisme de pacotille 9 ».
et situationnelle aux interprétations person- Malgré cette révolte, une espérance s’incarne
nalistes. Il voit les adolescents délinquants dans l’ici et maintenant de la pratique éduca-
comme des êtres saisis dans les rets de l’ab- tive. Pour lui, éduquer c’est renouer avec
surdité et de la cruauté du monde. Il évoque ceux qui, tout au long de l’histoire, ont
constamment un monde proche de celui exploré les terra incognita de la fraternité :
d’Albert Camus par l’absurde qui le caracté- « Pestalozzi, Rimbaud,Van Gogh, vous dont le
rise, dans lequel les délinquants sont englués. déséquilibre a laissé une trace gigantesque.
Il conçoit l’acte délinquant comme l’ultime Pestalozzi, Rimbaud, Van Gogh […], je sou-
tentative pour rester vivant. La délinquance ligne comment ces trois vagabonds gran-
est pour lui l’échec d’une société, jamais celui dioses avaient été constamment les frères
de la personne. À partir d’une lecture poli- inquiets des jeunes délinquants. Fugues, arres-
tique, il reproche aux diverses psychologies tations, misère, crainte, révolte, asile, aucun
d’en chercher les causes dans le sujet, alors ne se serait plaint du voisinage 10. »
qu’elles sont dans le social. Que l’on ne se
méprenne pas toutefois, Deligny ne pèche ni Sa lecture politique des problèmes de la jeu-
par ignorance – il a été intégré au laboratoire nesse constitue une théorie pour penser
de recherche du psychiatre Henri Wallon – ni l’éducation qui fonctionne à plusieurs
par mépris des savoirs. À ses yeux, les savoirs niveaux. D’abord, elle donne sens à la réalité
psychologiques ne sont d’aucune utilité en observée, en l’occurrence les problèmes de
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que l’on peut obtenir autre chose que la sou- être question qu’ils te sautent dessus. Si ça
mission et l’humiliation par la contrainte. t’arrive change de métier 14. » Refuser d’exer-
Deligny plaide pour l’exercice d’une autorité cer un pouvoir sur autrui n’est possible que
fondée sur les qualités et les compétences de parce qu’on est en situation d’autorité. Et si
l’éducateur qui seules peuvent lui assurer une l’on ne fait pas autorité, le métier d’éducateur
reconnaissance. Il ne s’agit pas d’être autori- est tout simplement impossible. Cette
taire mais de faire autorité dans et par son conception est proche de celle qu’énonce le
action : « Si tu es attaqué, pratique à la philosophe Hans G. Gadamer : « Le fonde-
rigueur le jiu-jitsu qui est connaissance de ment de l’autorité réside dans un acte d’ac-
l’homme et manière de s’en servir. Je parle ceptation et de reconnaissance et non dans
par image : il ne peut être question qu’ils te un acte de soumission et d’abdication de la
sautent dessus. Si ça t’arrive, change de raison. Nous reconnaissons que l’autre est
métier 13. » supérieur en jugement et en perspicacité, que
son jugement nous devance, qu’il a préémi-
La question de l’autorité est omniprésente
nence sur le nôtre. De même l’autorité ne se
dans le débat éducatif contemporain, aussi
concède pas proprement mais s’acquiert et
est-il intéressant de s’arrêter sur la concep-
doit nécessairement être acquise par qui-
tion de l’autorité qu’il développe. Pour lui,
conque veut y prétendre. Non, l’autorité n’a
comme pour la presque totalité des grandes
aucune relation directe avec l’obéissance :
figures de l’éducation du XXe siècle, l’autorité
elle repose sur la reconnaissance 15. » Dans
est connotée de façon extrêmement négative.
cette optique, l’autorité est affaire de recon-
Elle est la source de tous les maux lorsqu’elle
naissance et seule la compétence lui assure la
s’identifie au pouvoir et à la domination. C’est légitimité. Elle se mérite, Elle se construit. Elle
elle qui, pour Neill comme pour Deligny, est à s’acquiert dans le faire plus que dans le dire.
l’origine de la haine du monde que cultive le C’est elle qui entraîne ouvriers et artistes,
délinquant et qui en même temps le ronge. dans le sillage de Deligny, à tenter l’aventure
C’est à elle, selon le pédagogue August Aich- de la Grande Cordée. Deligny a une immense
horn, qu’il importe de renoncer et à laquelle autorité, il fait autorité. Fort de cela, il se
il faut opposer une « bienveillance absolue » refuse à éduquer par l’obéissance servile, par
envers les adolescents violents.Aux yeux d’un la contrainte, c’est-à-dire à exercer un pou-
Janusz Korczak, elle doit s’incarner dans les voir.
règles démocratiques qui organisent la com-
munauté, les adultes n’en étant pas les déten- Nous pouvons nous demander, aujourd’hui, à
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révolte. Son œuvre est imprégnée par la nous chercherions aujourd’hui, dans le pay-
révolte contre la violence sociale qu’il traque sage éducatif, son équivalent. Cette dispari-
sans faillir jamais : la violence de la misère, la tion s’est faite en deux temps. D’abord les
violence sournoise de la compassion philan- figures d’éducateurs s’effacent. Bien que
thropique, la violence froide des institutions. souvent venus d’autres horizons, de la
Comparativement, celle des délinquants lui médecine ou de l’enseignement, tous se
semble bien anodine, elle est la seule res- revendiquaient comme éducateurs et prati-
source qui reste au sujet pour rester vivant à quaient l’éducation au quotidien. Les circon-
lui-même. Dès lors l’éducateur et le jeune volutions de l’histoire politique du siècle ont
partagent une révolte commune. Leurs réduit à néant la conviction d’un change-
conceptions de la violence ne sont pas anti- ment prochain du monde dont l’éducation
nomiques. Pour le jeune, sa violence est en était le moteur. Cette espérance était au
réaction à une violence qui lui est faite, et à cœur de leur engagement, de leur réflexion
ses yeux, elle est légitime. Pour l’éducateur, la et de leur action. Son amenuisement a modi-
violence du jeune est effectivement légitime fié la perception même des buts de l’éduca-
dans la situation d’oppression dans laquelle il tion. À l’éducation pour changer le monde
se trouve. L’enjeu n’est donc pas de l’extirper succède l’éducation pour s’intégrer au
du sujet, il est de modifier la situation. C’est à monde. Dès lors les troubles, les difficultés
partir de ce seul positionnement qu’un de l’enfant sont observés et décryptés à
accompagnement éducatif peut s’envisager, l’aune de sa « réalité psychique » et de son
peut être accepté par le jeune délinquant et histoire singulière. Aux grandes figures
tenté avec lui. Il se sent reconnu dans sa d’éducateurs se substituent des grandes
révolte avant que d’être aidé, étayé. figures de médecins. Dans ce contexte, les
difficultés d’adaptation de l’individu ne reflè-
La cohérence de sa conception éducative
tent plus le dérèglement du monde, elles
apparaît clairement. Deligny refuse de voir
trouvent leur origine dans son histoire per-
l’origine de l’acte délinquant dans le sujet : il
sonnelle et leur dénouement dans l’action
réside dans l’injustice qui lui est faite. De cela
psychothérapique. L’éducation se trouve
découle une éthique de la fraternité qui
tout entière soumise à l’ordre thérapeu-
conforte la théorie. S’y articule une pratique
tique, l’éducateur en devenant l’agent. Dès
de compagnonnage, de réseau, agissant pour
lors, il n’existe pratiquement plus de dis-
et dans la transformation des rapports
cours d’éducateur sur l’éducation. C’est une
humains, en congruence avec l’éthique et la
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