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INSTITUTION

Valentin Schaepelynck

Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque »

2013/2 n° 44 | pages 21 à 34
ISSN 1263-588X
ISBN 9782841334384
DOI 10.3917/tele.044.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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NOTION

Institution

Résumé : Après avoir rappelé l’existence ancienne du terme “institution” en sociologie (Durkheim,
Mauss), l’auteur note avec Boltanski le caractère étrange du concept, fondateur en sociologie,
mais flou dans ses usages et sa polysémie, et au statut épistémique incertain. L’article reconstruit
alors le concept à partir de la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles, Oury) pour penser
son écart d’avec la notion d’ “établissement”, et à partir de la pédagogie institutionnelle en
introduisant une série de notions : norme, discipline, violence symbolique, conflit, qui permettent
d’en décrire le champ et d’en caractériser les dynamiques. L’ “analyse institutionnelle” se définit
alors comme une psychosociologie critique des institutions (Lapassade), visant à en mettre
à jour le fonctionnement occulte, leurs enjeux de pouvoir, et susceptible d’intervenir dans le
champ pratique pour œuvrer à leur remise en cause sociale et politique.

La séquence des années 60-70 a connu le développement d’une pensée critique


des institutions, globalement partagée par des auteurs aux options théoriques
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différentes ou même divergentes, ainsi que par des mouvements sociaux portés
par des usagers et des professionnels de l’école, du travail social, de la psychiatrie
ou du milieu carcéral. Dans cette constellation fortement hétérogène peuvent être
inclus aussi bien les ouvrages de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron sur le
caractère socialement reproducteur de l’institution scolaire, les enquêtes d’Erwing
Goffman sur les « institutions totales », la critique radicale de l’école par Ivan Illitch,
les mouvements anti-psychiatriques en Grande-Bretagne et en Italie, ou encore le
travail mené par le Groupe d’informations sur les prisons (GIP) autour de Michel
Foucault. Des positions les plus réformistes aux plus révolutionnaires, ces différentes
formes de critique semblent en effet s’accorder autour de l’idée que les institutions
incarnent l’emprise, sur les acteurs sociaux, d’une domination symbolique ou d’une
rationalité oppressive et disciplinaire. Les lieux d’enfermement et de discipline,
reconnaissables nettement pour la plupart à des murs séparant physiquement un
dedans d’un dehors, dressant des barrières étanches face à qui voudrait les pénétrer
ou les abolir, tendent alors à offrir un modèle théorique général pour analyser la
nature des phénomènes institutionnels dans leur ensemble.
Toutefois, cette effervescence critique est aussi contemporaine de l’émergence
d’un ensemble d’expériences qui se proposent de transformer les institutions,
et non seulement de se libérer de leurs effets de contrainte et de contention. La
psychothérapie et la pédagogie institutionnelle, respectivement sur les terrains de
la psychiatrie et de l’école, proposent en ce sens d’aborder l’institution comme un
ensemble de normes et de pratiques qu’il est possible de transformer et de réinventer.

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013 – p. 21-34


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Au croisement de ce qu’elles sont parvenues à réaliser, l’analyse institutionnelle


a imaginé la possibilité de généraliser ces transformations locales à l’ensemble du
monde social, en problématisant celui-ci dans les termes d’une confrontation entre
forces instituantes et instituées, refusant de réduire les dynamiques institutionnelles
à des formes d’oppression et de répression inévitables des subjectivités.

Étranges institutions
En tant qu’il concerne des faits institués et non de nature, le domaine des sciences
sociales s’est historiquement présenté lui-même comme celui des institutions. En ce
sens, pour Émile Durkheim, la sociologie pouvait être définie comme « la science des
institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » 1. Cette définition conférait
à la notion d’institution et à la sociologie un domaine très large et même infini en
puissance, puisque celui-ci incluait en droit n’importe quelle réalité socialement
instituée, pour peu que l’on parvienne à l’objectiver. À la suite de Durkheim,
Mauss et Fauconnet ajoutaient quant à eux qu’« il n’y a aucune raison de réserver
exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements
sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et
les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les
organisations juridiques essentielles » 2. Mais ce que le concept gagnait alors en
extension, il semblait en même temps le perdre en précision heuristique, et certains
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ont pu en conséquence arguer, à l’instar de Georges Gurvitch, que sa polysémie et
son manque de clarté justifiaient que la sociologie s’en débarrasse au profit d’outils
théoriques plus précis et plus rigoureux 3.
Plus d’un siècle après Durkheim, un sociologue comme Luc Boltanski peut donc
constater la « position assez étrange » occupée par ce concept dans sa discipline, « l’un
des concepts fondateurs », « dont il est presque impossible de faire abstraction »,
et qui pourtant « fait assez rarement l’objet d’une tentative de définition ou même
de spécification » 4. S’attachant à cerner ce qui fait la singularité des sociologies
critiques, il remarque que celles-ci, lorsqu’elles sont de filiation durkheimienne et
structuraliste, reconnaissent l’existence de quelque chose comme des « institutions »,
qu’elles connotent négativement comme incarnant des formes de domination,
mais sans chercher pour autant à donner une signification plus précise à ce terme
pourtant excessivement polysémique. Le paradigme des sociologies pragmatiques,
dans leur opposition au structuralisme, aura quant à lui tendance aussi à connoter
négativement les institutions, mais en voyant avant tout dans cette « contrainte qui
s’impose de l’extérieur aux acteurs » une entrave « à leurs capacités à interpréter, à
négocier, à réparer les situations menacées de discrédit ou à mettre en œuvre leur

1. É. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1999, p. 22.


2. M. Mauss, P. Fauconnet, « La sociologie : objet et méthode », in M. Mauss, Essais de sociologie,
Paris, Seuil, 1971, p. 16.
3. G. Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950.
4. L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 85.
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sens commun pour trouver des solutions locales à des problèmes nouveaux » 5.
Que l’on associe « l’institué à ce qui est durable et nécessaire par opposition à ce
qui est labile et contingent », que « l’on mette au premier plan la contrainte » ou
que l’on conteste l’abstraction de la réalité institutionnelle au nom des interactions
concrètes et quotidiennes entre les acteurs sociaux 6, les institutions sont ainsi
d’abord envisagées comme des réalités positives, qui transcendent les acteurs
sociaux et constituent des cadres d’explication et d’analyse, adéquats ou non, de
leurs comportements et de leurs croyances.
Les bords de ces cadres sont particulièrement difficiles à délimiter, et on ne peut
espérer les « tirer à l’équerre et au compas » 7. Comme le fait remarquer Véronique
Tournay, il y a une « difficulté pratique et épistémologique » liée à « la grande plas-
ticité interprétative de ce qui compose la réalité institutionnelle », et qui fait que « la
grande majorité des cadres d’analyse évite de définir précisément où commence et
où finit l’institution » 8. Il semble alors qu’il suffit de s’entendre sur une définition
générale, qui place sous le terme d’institution des structures sociales pourvues d’une
certaine stabilité. On peut alors faire remarquer que le concept se sépare de ce que
nous enseigne l’étymologie du mot, celle-ci provenant du verbe latin instituo, qui
signifie « placer dans », « installer », « établir », « fonder », « régler », « enseigner à ».
Cette étymologie renvoie en effet à « une idée de mouvement […] qui tend vers
un équilibre plutôt qu’à la consolidation durablement acquise d’un ensemble
d’activités » 9. Elle se réfère donc davantage au processus d’institutionnalisation
qu’au résultat ou à l’aboutissement final de ce processus.
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On pourrait penser justement qu’il s’agit là seulement d’un constat étymologique
ne portant en lui-même aucune implication conceptuelle particulière. Pourtant,
ce constat s’est en quelque sorte retrouvé, en particulier à partir de la fin de la
Deuxième Guerre mondiale, au centre de pratiques et d’expérimentations qui se
sont pensées elles-mêmes dans l’horizon d’une contestation et d’une transformation
radicale des institutions. Les terrains de l’école et de la psychiatrie en ont constitué
l’un des points de départ.

De l’établissement à l’institution
L’expression « psychothérapie institutionnelle » apparaît pour la première fois en
1953 dans les Annales portugaises de psychiatrie, sous la plume de deux psychiatres
français, Georges Daumézon et Philippe Koechlin 10. Ceux-ci se proposent de

5. Ibid., p. 88.
6. Ibid., p. 86.
7. G. Renard, La théorie de l’institution. Essai d’ontologie juridique, Paris, Librairie du recueil Sirey,
1930, cité par V. Tournay, Sociologie des institutions, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2011, p. 4.
8. V. Tournay, Sociologie des institutions, p. 3.
9. Ibid.
10. G. Daumézon, P. Koechlin, « La psychothérapie institutionnelle française contemporaine », Anais
portugueses de psiquiatria, vol. 4, n° 4, décembre 1952, p. 271-312.

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013


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rassembler sous cette expression un ensemble d’expériences de contestation, de


refonte et de réorganisation de l’asile qui sont apparues dans les années 40 en
France pendant la guerre et l’occupation nazie. Durant cette période, la relégation
caractéristique de l’enfermement psychiatrique s’est doublée de la misère des asiles,
touchés très durement par les problèmes de ravitaillement qui touchaient par
ailleurs la population dans son ensemble. De très nombreux « malades » sont morts
de cet abandon, dans des lieux de misère. À l’hôpital de Saint-Alban, en Lozère,
des psychiatres comme le Catalan François Tosquelles, militant du POUM exilé
en France car condamné à mort par le régime de Franco, ou le communiste Lucien
Bonnafé, refusent la fatalité de cette relégation et se lancent dans une réorganisation
de l’asile qui puisse intégrer les malades eux-mêmes à la gestion quotidienne de
l’hôpital, faisant ainsi bouger les rapports conventionnels entre médecins et patients.
Après la guerre, cette expérience inspire celle de la clinique de La Borde, en
Sologne, qui naît sous l’impulsion d’un collectif emmené par Jean Oury et Félix
Guattari, et qui continue aujourd’hui d’accueillir des patients selon des principes
qui lui sont propres 11. Les espaces de relégation leur apparaissent d’autant plus
inacceptables qu’ils évoquent directement l’univers concentrationnaire, dont ils
prennent connaissance entre autres par les écrits de David Rousset 12. Les institutions
ont montré qu’elles pouvaient être pathogènes et même meurtrières, et Tosquelles
comme Oury vont considérer que leur première tâche, sur le plan thérapeutique, est
de soigner l’institution de soin, malade de ses cloisonnements, de sa bureaucratie,
des stéréotypes joués par le psychiatre, l’infirmier ou le patient.
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La psychothérapie institutionnelle entend tenir les deux bouts d’une clinique
de la psychose et d’une critique sociale de la relégation. Elle s’appuie pour cela sur
les « deux jambes » de la psychanalyse lacanienne et du marxisme, afin d’aborder
la double aliénation, sociale et psychique, du sujet. Chacune de ces aliénations doit
ainsi pouvoir être considérée pour elle-même, sans être rabattue sur l’autre. Il ne
s’agit pas de fonder une anti-psychiatrie, mais d’inventer une psychiatrie qui puisse
se repenser et se réagencer en permanence ; une psychiatrie qui prenne en compte
cette double aliénation, et qui suppose une certaine conception de l’institution,
dont la psychothérapie institutionnelle ne cherche pas à élaborer une théorie
sociologique générale, mais dont il est tout de même possible de dégager certaines
caractéristiques, au gré des écrits de ses protagonistes.
L’une d’entre elles, fondamentale, est que l’institution ne doit pas être confon-
due avec un établissement 13. Dans le langage courant, les deux termes sont parfois
synonymes et peuvent se référer au même objet, et un hôpital est communément

11. J. Aymé, « Essai sur l’histoire de la psychothérapie institutionnelle », in Actualités de la psycho-


thérapie institutionnelle, Vigneux, Matrices, 1985 ; C. Hess, V. Schaepelynck, « Résistances de la
folie », Revue des livres, n° 8, novembre-décembre 2012.
12. D. Rousset, Les jours de notre mort, Paris, Ramsay, 1946 ; L’univers concentrationnaire, Paris,
Éditions de Minuit, 1947.
13. J. Oury, M. Depussé, À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie, Paris, Calmann-Lévy,
2003 ; F. Tosquelles, « Entretien avec Ignacio Gárate Martínez », in I.G. Martínez, Conversations
psychanalytiques, Paris, Hermann, 2008.
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appelé aussi bien un établissement qu’une institution. Mais du point de vue de


la psychothérapie institutionnelle, ces deux réalités ne sont pas du même ordre.
Celle de l’établissement renvoie à un projet encadré juridiquement, que l’on peut
délimiter dans le temps et dans l’espace. Elle se trouve dans un certain lieu, elle
est pourvue d’un règlement intérieur, d’une administration et de fonctions offi-
cielles comme soigner, éduquer ou instruire, et elle mobilise pour cela des outils
organisationnels plus ou moins efficaces et appropriés. La réalité de l’institution,
en revanche, est plus difficile à cerner, à délimiter. Ses frontières sont plus floues,
car elle se rapporte aux normes et aux représentations de la folie, de l’enfance, du
soin ou de l’enseignement, aux stratégies que les professionnels mettent en œuvre
dans leurs pratiques.
Voir comme des institutions les règles administratives d’un établissement,
son organigramme, son règlement intérieur et les pratiques que revendiquent ses
professionnels, c’est voir du même coup en quoi celles-ci reposent sur des représen-
tations instituées. Ces représentations ont tendance à apparaître dans leur inertie,
dans la résistance qu’elles semblent systématiquement opposer à tout désir de les
transformer. L’accord, l’habitude et le consensus parfois spontanés dont elles font
l’objet ont tendance à leur conférer une objectivité, un sentiment d’universalité ou
même d’éternité aussi solide, imposant et contraignant que les murs d’une prison.
Pour Tosquelles et Oury, il faut précisément refuser de réduire l’institution à un tel
objet et un tel système de contraintes, car c’est la réduire à ce qui n’est que l’une de
ses dimensions, celle de l’institué. Il n’y a pas d’institution sans institué. Mais il n’y
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a pas d’institué sans la possibilité de pratiques et de stratégies capables de venir le
contester, de le subvertir ou de le transformer.
Jean Oury voit dans cette tension l’un des principaux critères permettant de
distinguer l’institution de l’établissement : « L’établissement, c’est un bâtiment et
un contrat passé avec l’État, un prix de journée. L’institution, quand ça existe, c’est
un travail, une stratégie pour éviter que le tas de gens fermente, comme un pot de
confiture dont le couvercle a été mal fermé » 14. La confusion entre institution et
établissement favorise ce type de fermentation. A contrario, distinguer ces deux
ordres de réalité doit permettre de maintenir une certaine conflictualité en éveil,
face à des règlements intérieurs et des pratiques présentées comme la seule voie
possible. La psychothérapie institutionnelle est hantée par la perspective d’une
fermeture de l’institution sur elle-même. Contre ce risque de chosification des
relations sociales, il ne s’agit pas seulement d’alimenter une « conscience critique »
vis-à-vis de l’institué, mais d’élaborer concrètement, là où l’on se trouve, des alter-
natives et des manières de pratiquer, des dispositifs permettant de transformer la
relation entre soignants et soignés.
Ces dispositifs sont eux-mêmes considérés comme des institutions. Ils sont
censés articuler à la fois la dynamique du projet qui les a portés et les maintient en
vie, et l’institué qu’ils deviennent en se transformant en un repère, en une référence

14. J. Oury, M. Depussé, À quelle heure passe le train…, p. 296.

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stabilisée. Et c’est finalement seulement dans la mesure où il s’appuie lui-même sur


la mise en place et l’agencement entre elles de ces dynamiques institutionnelles que
l’établissement devient véritablement une institution. Ces dynamiques instaurent des
lieux différenciés pour des tâches spécifiques, qui peuvent être aussi bien l’écriture
d’un journal, un atelier de couture ou l’élaboration d’une pièce théâtre. Elles sont
supervisées au niveau de l’institution régulatrice qu’est le club thérapeutique  15.
Constitué en association loi de 1901, celui-ci est un lieu où soignants et soignés
discutent collectivement de la gestion quotidienne de l’établissement et des activités
à mettre en place. Ce type de fonctionnement incarne bien le positionnement
égalitaire et démocratique de la psychothérapie institutionnelle sur le plan poli-
tique. Chacun, qu’il soit médecin, infirmier ou patient, doit avoir son mot à dire
sur les décisions qui concernent l’établissement. Ceux que l’on étiquette comme
« malades mentaux » n’en sont pas moins des citoyens. Quant aux professionnels,
ils doivent apprendre à s’émanciper des représentations que les autorités de tutelle
– ministère, administration – se font de leurs métiers. Cela suppose notamment
que les psychiatres se livrent à la critique du type d’autorité et de savoir codifié que
l’institution psychiatrique leur reconnaît a priori.

De l’asile à l’école
À la fin des années 50, les pratiques et les dispositifs de la psychothérapie insti-
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tutionnelle se déplacent sur le terrain de l’éducation. L’expression « pédagogie
institutionnelle » est alors proposée par Jean Oury à son frère instituteur Fernand,
lors d’un congrès de l’École nouvelle en 1958, au moment où, autour de ce dernier
et de Raymond Fonvieille, un groupe d’instituteurs rompt avec les orientations de
Célestin Freinet.
Pour Fernand Oury, ce que l’on prend habituellement à l’école pour des « pro-
blèmes de disciplines » correspond en réalité à des « problèmes d’organisation » et
de « régulation », dont les formes apparaissent dans l’emploi du temps, les horaires,
le programme, le devoir des élèves de rester assis et silencieux, le règlement inté-
rieur de l’établissement ou son architecture. Dénonçant les « écoles-caserne », les
« HLM pédagogiques » et les « bidonvilles scolaires », analysant « les conséquences
du gigantisme architectural sur la santé mentale des écoliers » 16, la pédagogie
institutionnelle dénonce la violence symbolique de la discipline scolaire exercée
sur les élèves, mais elle approfondit aussi le rôle que chacun de ces éléments archi-
tecturaux, bureaucratiques et normatifs joue dans la construction et la possible
transformation de la relation pédagogique et de son milieu. L’institution scolaire
n’est pas qu’un rouage dans la reproduction des inégalités sociales et de leur vio-
lence symbolique. Elle peut être parcourue dans d’autres sens que ceux qui ont

15. J. Oury, « Les clubs thérapeutiques : étude préliminaire », Revue pratique de psychologie de la vie
sociale et d’hygiène mentale, n° 4, 1959, p. 119-141.
16. F. Oury, J. Pain, Chronique de l’école caserne, Paris, Maspero, 1972.
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été fixés par l’État et son administration, et offrir une prise pour des manières de
faire déviantes par rapport aux représentations convenues de ce que doit être la
relation entre enseignants et élèves.
Une autre école est donc possible, qui mettrait les élèves dans la position non
de subir mais d’être pleinement acteurs de la relation pédagogique. Suivant une
pente analogue à celle de la psychothérapie institutionnelle, cette critique en acte
passe par la mise en place d’institutions, qui se proposent comme un ensemble de
tiers qui vient briser la relation duale entre maître et élève défendue par la plupart
des pédagogies dites traditionnelles. Leur définition est très large et leur liste doit
rester ouverte aux problèmes nouveaux qui peuvent se poser. Fernand Oury consi-
dère en effet que « la simple règle qui permet à des enfants d’utiliser le savon sans
se quereller est déjà une institution ». Il poursuit : « Nous appelons institutions ce
que nous instituons ensemble en fonction de réalités qui évoluent constamment :
définition des lieux et moments (emploi du temps), des fonctions (métiers), des
rôles (présidence, secrétariat), des statuts de chacun selon ses possibilités actuelles
(niveaux scolaires, comportement) ». 17
La pédagogie institutionnelle se présente ainsi comme une articulation mou-
vante d’institutions ouvertes. La source instituante en est le groupe-classe. C’est
notamment dans le cadre d’une institution, le conseil, que le collectif du groupe-
classe engage un enseignant et ses élèves dans l’élaboration des institutions, sur la
base d’une discussion collective de ce qui marche ou ne marche pas dans leur mise
en œuvre, de ce qu’il s’agit de transformer ou d’améliorer, comment et pourquoi. Par
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ailleurs, il faut souligner que dans la perspective psychanalytique de Fernand Oury
et de ses continuateurs, les institutions ne se présentent pas seulement comme des
techniques pédagogiques ou des formes sociales inventives. Elles doivent pouvoir
constituer aussi un espace de symbolisation, d’impression et de régulation d’une
classe mue et traversée par du désir inconscient, de la loi symbolique, du transfert
et du contre-transfert. Qu’elles s’apparentent à des modalités d’évaluation comme
les ceintures de comportement et les couleurs de compétences, de libération de la
parole comme le « Quoi de neuf ? », ou de participation à l’organisation de la classe
comme les métiers, elles s’inscrivent dans un horizon pédagogique pour lequel il
existe un rapport entre éducabilité et curabilité 18.
Ce qu’il y a de commun à l’éducation et à la thérapeutique est qu’elles doivent
pouvoir toutes deux s’appuyer sur des institutions capables de se mettre en mouve-
ment, et d’introduire des médiations permettant de problématiser l’entrée des élèves
dans le processus d’apprentissage. Revenant sur ce qu’il faut entendre derrière le
concept d’institution dans la psychothérapie institutionnelle, et situant sa propre
démarche dans ce sillage, Fernand Oury rappelle ainsi que « ce qui soigne n’est pas
l’institution » en tant que tel mais « l’institutionnalisation », et que celle-ci est non

17. F. Oury, « Institutions : de quoi parlons-nous ? », Institutions, n° 34, mars 2004, p. 12.


18. Cf. le lexique mis en ligne par le Groupe de pédagogie institutionnelle de la Gironde sur son site,
et qui répertorie les principales institutions de la pédagogie institutionnelle : http://pig.asso.free.
fr/ ; cf. également J.-P. Resweber, Les pédagogies nouvelles, Paris, PUF, 1986.

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seulement un « processus de création, mais aussi de destruction dès qu’apparaît un


risque de pétrification et d’hégémonie de telle ou telle institution » 19. Autrement dit,
il n’est pas de pire adversaire du soin et de la pédagogie que des formes sociales qui
nient leur fragilité et la précarité constitutives de leurs agencements, et qui érigent
ce qui relève seulement de l’institué en réponses hégémoniques et définitives.

Analyser les institutions


Dans les années 60, des tentatives de tirer des conséquences politiques plus générales
de ces expérimentations locales 20 voient le jour, sur la base de rencontres entre des
professionnels du champ social engagés sur le plan politique. C’est ainsi qu’en 1965,
la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles (FGERI) ras-
semble des groupes militants de différents milieux du travail social, des psychiatres,
des psychanalystes et des infirmiers du courant de psychothérapie institutionnelle,
des enseignants et éducateurs spécialisés dans la pédagogie institutionnelle, mais
aussi des architectes, des médecins, des chercheurs et des étudiants 21. Félix Guattari
se trouve alors à l’initiative de cette mise en réseau, qui se rassemble autour de
la revue Recherches, laquelle sera ensuite animée à partir de 1967 par le Centre
d’études, de recherche et de formation institutionnelle (CERFI). Psychologue à La
Borde mais aussi militant au sein de la Voie communiste, un courant qui pratique
l’entrisme au sein du PCF, il tente de montrer dans ses écrits, en partant de son
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implication de praticien et d’activiste politique, que ce qui se trouve expérimenté
dans le contexte d’une clinique psychiatrique ou d’une école concerne celui d’une
organisation politique, d’un syndicat et plus généralement l’ensemble du tissu
institutionnel qui traverse le champ social. Dans tous ces espaces se pose en effet
la question des agencements sociaux que l’on accepte ou rejette, qui favorisent la
« fermentation » ou au contraire l’invention de nouvelles formes de vie.
Il choisit alors d’appeler « analyse institutionnelle » cette remise en question
généralisée des institutions qu’il appelle de ses vœux, et auxquelles les expériences
de psychothérapie et de la pédagogie institutionnelle peuvent selon lui fournir
un modèle. À La Borde, l’expression renvoie déjà au travail de critique en acte
permanente du fonctionnement interne de la clinique, travail qui doit permettre
d’éviter la « fermentation » de l’institution et sa clôture. Ce travail de désaliénation
est incontournable selon Jean Oury, qui considère que « si on ne poursuit pas
constamment l’analyse institutionnelle, c’est-à-dire, entre autres, une analyse
concrète de l’aliénation sociale qui nous surdétermine, nous et notre champ de
travail, et qu’on prétend faire de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la psycho-

19. F. Oury, « Institutions : de quoi parlons nous ? », p. 22.


20. D. Lindenberg, « Une autre préhistoire de Mai 68 : les mouvements institutionnels », Esprit,
mai 2008, p. 94-100.
21. F. Fourquet, L’accumulation du pouvoir ou le désir d’État, Paris, Recherches, 1981.
Institution 29

thérapie institutionnelle, des traitements biologiques de toutes sortes, on est dans


l’imposture » 22.
Pour Guattari, ce rapport critique aux normes sociales, politiques, aux repré-
sentations établies qui viennent surdéterminer les modalités d’exercice d’une
profession, doit trouver à s’élargir et à se propager dans l’ensemble du champ social.
C’est pourquoi il propose une inflexion plus générale de l’analyse institutionnelle,
à partir d’un « élargissement virtuel des pratiques institutionnelles de production
de subjectivité », qui devait permettre de « remettre en cause non seulement la
psychiatrie mais aussi la pédagogie, […] ce à quoi s’employait la “pédagogie insti-
tutionnelle”, pratiquée et théorisée par un groupe d’instituteurs réunis autour de
Fernand Oury », et puis, « de proche en proche », « l’ensemble des segments sociaux
qui devaient être […] l’objet d’une véritable révolution moléculaire, c’est-à-dire
d’une réinvention permanente ». Et d’ajouter que « l’on se prend à rêver de ce que
pourraient devenir la vie dans des ensembles urbains, les écoles, les hôpitaux, les
prisons, etc., si, au lieu de les concevoir sur le mode de la répétition vide, on s’efforçait
de réorienter leur finalité dans le sens d’une re-création permanente interne » 23.
Si les institutions doivent être envisagées comme pouvant faire l’objet d’une
telle réinvention, c’est qu’elles ne sont réductibles ni à des structures stabilisées une
fois pour toutes de notre expérience et de notre perception du monde social, ni à
des formes de contraintes et d’oppression. La répression et la verticalité de l’orga-
nisation ne sont que l’un des deux versants possibles du phénomène institutionnel,
qui apparaît notamment dans ce que Guattari appelle les groupes assujettis. Ces
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groupes se reconnaissent à ce qu’ils se laissent déterminer de l’extérieur par les lois
qu’on leur impose, ne se posent à aucun moment la question de la précarité et de
la fragilité de leur existence, ni le problème de leurs limites intrinsèques. L’autre
versant est celui des groupes-sujets, qui parviennent à se fonder eux-mêmes pour
devenir les acteurs d’une créativité institutionnelle 24. Ces groupes sont aussi capables
de s’ouvrir sur leur dimension inconsciente, dans le sens d’une psychanalyse qui
prend en compte la dimension inconsciente du social comme la dimension sociale
de l’inconscient.
Dans sa préface à un ouvrage 25 dans lequel se trouvent rassemblés des textes
écrits par Guattari entre 1955 et 1970, Gilles Deleuze met en perspective cette
conceptualisation particulière de l’institution. La psychothérapie institutionnelle
propose selon lui une pensée de l’institution comme « modèle » de pensée et d’action,
qui se distingue tout autant du contrat libéral qui fonde la cure analytique, que de
la loi répressive de l’asile traditionnel dans la première phase historique de celui-ci,
lorsqu’il est apparu avec la loi de 1838 26. Reprenant la distinction entre groupes

22. J. Oury, « Les résistances », in Résistances et transferts, P. Chemla (dir.), Paris, Érès, 2004, p. 20.
23. F. Guattari, De Leros à La Borde, Paris, Éditions Lignes, 2012, p. 84.
24. F. Guattari, Psychanalyse et transversalité. Essai d’analyse institutionnelle, Paris, Maspero, 1972.
25. F. Guattari, Psychanalyse et transversalité…
26. G. Deleuze, « Trois problèmes de groupe », préface à F. Guattari, Psychanalyse et transversalité…,
p. X.

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013


30 Notion

sujets et assujettis, il problématise ainsi l’institution comme une création originale,


tendue entre émancipation et assujettissement. On retrouve là d’ailleurs une idée
exprimée dans son livre sur Hume, lorsqu’il affirme que pour le philosophe anglais,
dont il reprend volontiers les thèses, « la loi est une limitation des entreprises et des
actions, et ne retient de la société qu’un aspect négatif », alors que « l’institution
n’est pas une limitation comme la loi, mais au contraire un modèle d’actions, une
véritable entreprise, un système inventé de moyens positifs, une invention positive
de moyens indirects » 27. Les phénomènes institutionnels doivent nous inviter à
envisager le social à partir de son versant créateur, inventif et positif, et non à partir
du manque et de l’aliénation qui viennent l’interrompre ou le limiter.
Pour Guattari, pratiquer l’analyse institutionnelle consiste à affirmer cette
positivité à travers l’émergence de groupes-sujets à tous les niveaux du champ
social. Dans ce projet, il ne perd pas de vue la dimension inconsciente du social,
qui en garantit en quelque sorte l’imprévisibilité et l’ouverture permanente au-delà
des discours qui tendent à le réifier, une position qui rappelle son ancrage à La
Borde. Sa conception de l’analyse institutionnelle n’est toutefois pas la seule, et elle
se démarque d’une autre position, qui apparaît également au début des années 60,
mais sous la forme d’une sociologie d’intervention hétérodoxe et critique.
Les deux orientations ne sont pas sans rapport, puisque toutes deux naissent à
partir d’une réflexion sur les implications politiques de la psychothérapie et de la
pédagogie institutionnelle, et que leurs initiateurs respectifs fréquentent les mêmes
groupes de praticiens engagés. Celle qui se développe autour de Guattari entend se
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répandre seulement comme une exigence politique immanente aux pratiques du
champ social. L’autre, tout en partageant cette ambition immanentiste, se structure
en même temps au fur et à mesure en une approche hétérodoxe et subversive de
la sociologie d’intervention 28 et des sciences de l’éducation, dont les protagonistes
se retrouveront à l’université expérimentale de Vincennes après mai 68. Portée
par Georges Lapassade et René Lourau, elle naît au départ d’une politisation de la
psychosociologie des petits groupes, dont les méthodes se développent avec l’essor
de la formation pour adulte et de l’animation socioculturelle 29 dans les années 60.
La dynamique de groupe de Kurt Lewin, dont les dispositifs prétendent assurer une
meilleure compréhension des mécanismes de groupe par les acteurs, est proposée
à des publics aussi différents que des cadres, des professionnels du social, des
syndicalistes enseignants et étudiants. L’Union des étudiants communistes (UEC)
y trouve par exemple des outils de formation pour ses militants ou de contestation
des cours magistraux à l’université.

27. G. Deleuze, Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, PUF, 1953,
p. 35.
28. R. Hess, La sociologie d’intervention, Paris, PUF, 1981.
29. A. Prost, « Jalons pour une histoire de la formation des adultes (1920-1980) » et B. Aumont, « Les
orientations clés de la formation “d’animateurs de formation” au CEPREG (1958-1975) », Recherche
et formation, 53, 2006, p. 11-23 et 41-53.
Institution 31

C’est en tant qu’animateur de stages d’initiation à la dynamique de groupe, en


particulier dans le contexte des organisations politiques étudiantes, que Georges
Lapassade commence ainsi à développer l’analyse institutionnelle au début des
années 60, comme une psychosociologie critique des institutions. À partir de son
expérience de ce qui se passe lors de ces sessions de formation, il développe une
réflexion sur la nécessité de prendre en compte la dimension institutionnelle pour
analyser la nature des phénomènes sociaux. Il constate que dans les groupes, que
ceux-ci « soient réunis pour la formation des hommes ou pour l’expérimentation
et la recherche des lois, il y a une dimension cachée, non analysée et pourtant
déterminante : la dimension institutionnelle ». Par « analyse institutionnelle », il
faut alors entendre « la démarche visant à mettre à jour, dans les groupes, ce niveau
caché de leur vie et de leur fonctionnement ». Lapassade dit situer son approche
dans le sillage de la psychothérapie institutionnelle, entre autres, elle qui a montré
« que la thérapie […] pratiquée en collectivité hospitalière est sans effets décisifs
si l’on ne prend pas en compte la dimension institutionnelle de cette collectivité »,
prise en compte qui implique de « travailler l’institution elle-même – soigner
l’institution de soin » 30.
Toutefois, l’ambition de Lapassade n’est pas thérapeutique. Elle relève tout
à la fois d’une sociologie en acte et d’une intervention politique. L’analyse insti-
tutionnelle doit chercher à faire émerger ce qui se trouve refoulé derrière la vie
officielle et routinisée de l’institution, en poussant les acteurs à se la réapproprier,
à dissoudre toute confiscation bureaucratique dans la réalisation d’une démocratie
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directe et radicale. Lorsqu’il est appelé à intervenir auprès d’un groupe, que ce soit
une association ou une organisation politique, le psychosociologue doit s’interroger
sur le sens de la commande qui lui est adressée, et se demander sur ce que l’on
attend en réalité de son intervention. Plutôt que de répondre à la commande, il
doit chercher à la détourner, pour provoquer du dissensus et de la dispute, pour
permettre aux acteurs d’instaurer un espace-temps inhabituel de délibération
collective sur le sens de leur travail, de leur rôle, autrement dit de ce qu’ils font là.
Pour que l’analyse ait lieu, l’analyste doit favoriser l’émergence d’événements
analyseurs. L’analyseur est un événement qui doit permettre l’énonciation et la
compréhension, par les acteurs, des contradictions de l’institution. Il peut être
« construit » et dans ce cas, ce peut être le dispositif mis en place par le psychoso-
ciologue lors de son intervention. Ou bien il est dit « naturel » et prend la forme
d’un événement inattendu, inopportun, d’un acte de déviance, de dissidence ou de
provocation qui fait émerger, en dehors de tout dispositif construit, les significations
et les normes latentes qui régulent l’institution 31.
L’analyse institutionnelle ne se limite donc pas à une technique particulière de
consultation. Elle va certes se développer sous cette forme, en particulier dans les
années 70, dans le secteur des associations de travail social. René Lourau la définit

30. G. Lapassade, Groupes, organisations, institutions, Paris, Anthropos, 2006, p. 25.


31. R. Hess, A. Savoye, L’analyse institutionnelle, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1981.

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32 Notion

d’ailleurs dans sa thèse comme une « méthode d’intervention en situation, consistant


à analyser les rapports que les multiples parties en présence entretiennent avec le
système manifeste et caché des institutions », et où « l’analyste est impliqué dans le
réseau d’institutions qui lui donne la parole » 32. Mais rien ne dit que cet « analyste »
doit nécessairement être un professionnel ou un technicien de l’intervention. Au
contraire, le but est de faire émerger chez les acteurs sociaux une conscience de
leurs capacités à s’emparer eux-mêmes de cette fonction. Au-delà de situations
d’intervention construites, l’analyse institutionnelle s’intéresse donc de près aux
accidents, aux lapsus, à toute la cohorte des intervenants aléatoires qui s’invitent
comme analyseurs dans les situations sociales. Pour Lapassade, qui a participé
activement aux événements de mai 68, ceux-ci ont été un analyseur naturel à grande
échelle des contradictions du champ social dans son ensemble 33. René Lourau y
a vu quant à lui l’émergence soudaine et imprévisible de l’instituant contre l’ins-
titué 34. Il verra a contrario dans le devenir de la révolution portugaise de 1974 un
exemple parmi d’autres de la capacité de l’institué, en particulier lorsqu’il s’appuie
sur la puissance militaire et administrative de l’État, à étouffer progressivement
l’instituant radical de la contestation 35. Dans la plupart des mouvements sociaux,
il voit que le processus d’institutionnalisation prend le chemin d’un retournement
des forces instituantes en formes instituées, chemin qui indique que ces mouve-
ments ne parviennent pas à se soustraire à l’État comme principe d’équivalence
de l’ensemble des formes sociales 36. L’analyse institutionnelle consiste alors aussi à
proposer des outils d’autodéfense intellectuelle et pratique, pour se déprendre de la
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capture étatique et inventer des chemins de traverse. Cet effort pour désétatiser la
pensée et l’action peut devenir alors aussi une tâche que peut se fixer le chercheur
ou l’universitaire. En analysant ses propres implications institutionnelles, à savoir
la manière dont les institutions qui le traversent s’invitent dans le rapport qu’il
construit avec son objet de recherche 37, il ne s’agit pas pour lui de les penser comme
des cadres qui devraient expliquer ce rapport, mais comme des intervenants aux
effets aléatoires et imprévisibles sur la construction de sa démarche scientifique.
Cette démarche se trouve alors réinscrite non seulement dans un horizon social,
mais aussi politique, où des pratiques et des normes instituées peuvent révéler la
fragilité et l’arbitraire des agencements qu’elles garantissent.
De la psychiatrie et de l’école aux mouvements sociaux et aux révolutions,
une certaine analyse des institutions peut ainsi contribuer à montrer leur omni-
présence dans la vie sociale, non seulement sous la forme d’écoles, d’hôpitaux, de
prisons et de services œuvrant dans l’ambiguïté de l’assistance et du contrôle social,
mais aussi dans les tensions dont le social est lui-même continuellement traversé,

32. R. Lourau, L’analyse institutionnelle, Paris, Éditions de Minuit, 1970.


33. G. Lapassade, Groupes, organisations, institutions.
34. R. Lourau, L’instituant contre l’institué, Paris, Anthropos, 1969.
35. R. Lourau, L’État inconscient, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
36. Ibid.
37. R. Lourau, Implications, transductions, Paris, Anthropos, 1997.
Institution 33

entre instituant et institué, groupes sujets et groupes assujettis, pratiques sociales


émergentes et établies. Cette analyse a sans doute connu dans les années 60 et 70
un développement particulièrement intense, quand un certain nombre de profes-
sionnels du social s’impliquaient dans des mouvements sociaux qui apportaient
avec eux une très vive remise en question de leur position et de leur fonction. Les
événements de mai 68 en ont été, à leur manière, une expression.
Mais ce ne sont pas des questions historiques, mais bien conceptuelles et
politiques que de telles expériences continuent de poser. Et ce, non seulement
parce que La Borde existe encore, non seulement parce que des groupes de péda-
gogie institutionnelle œuvrent toujours ici et là aujourd’hui 38, même de manière
minoritaire, comme cela a toujours été le cas, mais parce que la question de savoir à
quelle condition une institution peut être tenue pour vivante ou morte, hospitalière
ou fermée, jusqu’à quel point il est possible de la réinventer sans la détruire, s’il
est souhaitable de la perpétuer ou s’il ne serait pas temps de la laisser mourir pour
en inventer d’autres ailleurs et dans d’autres conditions, parce que considérer ces
questions comme résolues serait peut-être, en définitive, une manière parmi d’autres
de signer la fin de toute perspective de transformation du monde.

Valentin Schaepelynck
Experice
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Universités de Paris 8 – Paris 13

38. C. Hess, V. Schaepelynck, « Résistance de la folie ».

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013

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