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Professeur en psychologie, élu Fellow de la « British Psychological

Society » en 1977, auteur d’une œuvre immense et originale, le


docteur Malik Badri est mort. Yannis Mahil qui l’a connu lui rend
un ultime hommage sur Mizane.info.
Un géant de la communauté musulmane vient de nous quitter. Un professeur, un
penseur et un témoin de l’Histoire qui aura marqué son temps, mais qui reste peu
connu dans le monde francophone. Malik Badri a rejoint Son Seigneur ce lundi 8
février 2021 en Malaisie, où il recevait des soins, 8 jours avant l’anniversaire de ses
89 ans. En effet, né le 16 février 1932 à Rufaa au Soudan, Malik Badri a vu et vécu des
époques différentes et des évènements historiques. Son père, Babikir Badri était lui
même un Cheikh respecté au Soudan qui avait été un pionnier dans la promotion de
l’éducation des femmes en créant l’école d’Al-Ahfad en 1907.

MALIK BADRI.

Étudiant brillant et passionné, il part au Liban où il obtient en 1956 une licence en


psychologie de l’Université Américaine de Beyrouth, puis en Angleterre, où il
obtiendra en 1958 un Master de l’Université de Leicester ainsi qu’un Doctorat en
1961. En 1966, il reçoit un postdoc du Département de Psychiatrie de l’hôpital de
Middlesex de l’Université de Londres. Ses compétences et travaux le font élire dès
1977 Fellow de la « British Psychological Society ».

Il occupera de très nombreuses fonctions professorales. Il a ainsi été professeur


assistant à l’Université Américaine de Beyrouth de 1962 à 1964, Directeur du
Département de Psychologie de l’Université de Jordanie en 1965, Professeur Associé
à l’Université Islamique d’Omdurman au Soudan de 1967 à 1971 puis Professeur à la
Chaire Ibn Khaldun de l’Université Islamique Internationale de Kuala Lumpur en
Malaisie où il restera plus de 20 ans. Il a aussi été aussi été le Doyen du Département
Éducation des Universités de Juba et de Khartoum au Soudan et a fondé de
nombreux départements de psychologie dans des universités de différents pays. De
plus, il a servi comme psychologue clinique dans de nombreux hôpitaux en Afrique et
en Asie, notamment au Maroc. Il me parla d’ailleurs souvent des bons moments qu’il
avait passé au Maroc et évoquait un couple d’amis marocains, d’une grande famille de
Rabat, Habiba Al-Khanboubi et Rabie Khalaf, pour qui il avait énormément d’estime.

Parmi d’autres fonctions, il sera nommé comme Expert par l’UNESCO dans le cadre
d’un programme en Ethiopie, et a été choisi par l’Organisation Mondiale de la Santé
comme membre d’un comité sur la médecine traditionnelle au début des années
1980.

Voyant les failles et limites de la psychologie occidentale, dominée par le logiciel


freudien, il développa une approche islamique de la psychologie, en associant
notamment les concepts de la spiritualité musulmane avec ceux de la psychologie
occidentale. En plus d’auteurs musulmans qui ont nourri sur le plan théorique son
approche concernant « l’islamisation du savoir », comme Mawdudi, des auteurs
occidentaux contestant les thèses freudiennes et leurs hégémonie, tels que Hans
Eysenck et Joseph Wolpe et leur promotion de la thérapie comportementale
« behaviourism », ont aussi influencé la pensée du professeur soudanais.

C’est d’ailleurs par l’intermédiaire du Prof. Eysenck que Malik Badri sera formé par le
Dr. Victor Meyer à Londres, ce dernier étant réputé à l’époque comme le meilleur en
matière de thérapie comportementale. La rapide assimilation théorique et pratique
par le Dr. Badri de la thérapie « behaviouriste » amena le Dr. Meyer a lui envoyer
certains de ses patients et il était heureux de voir qu’un bon nombre d’entre eux en
sortaient totalement guéris ou partiellement.

Critique sur certaines méthodes de la thérapie comportementale qu’il jugeait


extrêmes, Badri n’hésita pas a remettre cause l’approche qui transformait
pratiquement les patients en « chiens pavloviens » . Pour lui, cette approche devait
être « humanisée ». Il a ainsi remis en cause la méthode de désensibilisation
systématique en la combinant avec une prise en considération subjective du patient
par le dialogue et l’écoute ou même par des jeux de rôle. Ses travaux à ce sujet ont été
publiés à la fin des années 1960 par le prestigieux American Journal of Psychology et
ont fait de lui un précurseur du passage de la thérapie comportementale à la thérapie
cognitive. Cette nouvelle approche souhaitant humaniser la thérapie
comportementale et certains de ses paradigmes s’enracinait dans les références
musulmanes du Dr. Badri, qui voyait notamment leur contradiction avec la Fitra de
l’homme et sa nature spirituelle. Le temps donnera raison à Badri, car par la suite
l’approche cognitive, prenant en compte la conscience, la pensée et l’esprit du patient,
se substituera à l’ancienne approche de la thérapie comportementale « pavlovienne ».

Sa grande expérience comme thérapeute dans le monde musulman, comme au


Soudan, en Arabie Saoudite ou au Maroc, lui a permis d’appliquer ses méthodes
thérapeutiques à de nombreux patients musulmans. Ses thérapies étant adaptées au
contexte culturel islamique, ses résultats furent d’autant plus spectaculaires, et ces
expériences pratiques ont aussi nourries sa réflexion théorique.

Dans le même ordre, il réalisa un travail d’identification de données et d’approches


psychologiques dans l’histoire de la pensée musulmane. C’est ainsi par exemple qu’il
a écrit un ouvrage très riche sur le travail du physicien et polymath musulman du IXe
siècle Abu Zayd al-Balkhi, en dégageant de son livre « la nourriture des corps et des
âmes » des éléments d’une médecine psycho-spirituelle et une forme de méthode
thérapeutique permettant de promouvoir le bien être mental et physique. Des siècles
avant les européens, Balkhi distinguait déjà à son époque les psychoses des névroses
et avait classifié les désordres émotionnels selon une catégorisation très « moderne ».
Certains écrits de grands savants musulmans classiques comme Ghazali, Ibn Qayyim
Al-Jawziyah, Ibn Sina ou Razi pouvaient être considérés comme pionniers en matière
de thérapie comportementale cognitive.

Considérant que la psychologie était très liée à l’environnement culturel et


intellectuel, elle ne pouvait être fonctionnelle dans le monde musulman qu’en étant
enracinée dans les paradigmes de la tradition islamique. Il encourageait ainsi les
psychologues musulmans à étudier les auteurs musulmans classiques et regrettait
que les chercheurs occidentaux en psychologie fassent uniquement référence aux
philosophes grecs comme des pionniers en la matière, en ignorant complètement des
auteurs musulmans comme Al-Balkhi.

Sans parler de ses travaux et réflexions sur le sida, sur l’alcoolisme, sur l’éthique
médicale, sur sa critique de l’enseignement des sciences humaines dans le monde
musulman, sur la mort, sur des thérapies novatrices contre les phobies, l’anxiété, et
plein d’autres sujets, toujours à la lumière d’une approche « psycho-spirituelle
musulmane ».

Ce travail révolutionnaire lui vaudra le titre de « Père de la Psychologie islamique


moderne ».

Ses nombreux ouvrages sur le sujet témoignent de sa grande contribution à


l’émergence d’une « psychologie islamique », à l’instar de « Contemplation: An
Islamic Psychospiritual Study », « Islam and Analytical Psychology », « The AIDS
Crisis: an Islamic socio-cultural perspective », « The Dillema of Muslim
Psychologists », « Islamizing and Indigenizing Psychology » et bien d’autres.
Les travaux de Malik Badri étaient connus et reconnus dans de nombreux cercles à
travers le monde, notamment dans des pays comme la Malaisie, l’Indonésie, la
Turquie, le Pakistan, les Pays du Golfe, et évidemment au Soudan. Il était aussi
apprécié par beaucoup au sein des communautés musulmanes de pays occidentaux
anglophones. De nombreux auteurs et spécialistes occidentaux en sciences
psychologiques avaient aussi beaucoup d’estime pour son travail.

Il passera un certain temps aux États-Unis dans les années 1970, notamment à
Chicago, où il contribuera modestement à accompagner la transition d’anciens
membres de la Nation of Islam vers l’islam sunnite. Il rencontra notamment l’Imam
Warith Deen Muhammad et Louis Farrakhan. Il regrettait d’ailleurs à propos de ce
dernier qu’il n’ait pas utilisé son charisme et son influence pour promouvoir l’islam
authentique aux États-Unis.

Malik Badri a personnellement connu des leaders et penseurs musulmans qui ont
marqué le XXe siècle. Il a ainsi connu le pakistanais Abul Ala Maududi, dont il
admirait la rigueur morale, le mode de vie modeste, la profondeur intellectuelle et la
méthode éducative. Mawdudi était en « conflit » avec Abu Hasan Nadwi, mais Badri
considérait cette mésentente comme illégitime, car selon lui l’approche exotérique et
plus militante du premier était complémentaire avec l’approche plus spirituelle et
traditionnelle du deuxième. Il a aussi connu des personnalités comme le Dr. Ishaq
Farhan de Jordanie ou le Dr. Said Ramadan d’Egypte, dont il admirait le charisme en
langue arabe, mais la personnalité la plus importante avec qui il a noué une relation
d’amitié est certainement Malcolm X.

Alors qu’il était un éminent « Ministre » de la Nation of Islam, Malcolm X effectue en


1959 un voyage dans différents pays d’Afrique et du Moyen-Orient, dans l’optique de
nouer des liens pour son organisation. Mais ce voyage s’avérera être une initiation
fondamentale pour le célèbre leader afro-américain. Lorsqu’il arrive au Soudan
durant l’été 1959, c’est Malik Badri qui s’occupera de lui, lui faisant notamment
visiter Khartoum et Oumdurman. Malcolm avait d’ailleurs préféré Oumdurman à
Khartoum, car la ville avait mieux préservée son côté traditionnel. De manière
diplomatique, en ne s’attaquant pas frontalement à la théologie déviante d’Elijah
Muhammad, Malik Badri parla à Malcolm du Tawhid, du Prophète Muhammad
comme sceau des Prophètes ou encore de l’histoire des compagnons. Il se souvient
que Malcolm l’écouta attentivement et semblait méditer sur tout ce qu’il découvrait.
Malcolm était impressionné par le Soudan et les Soudanais, par leur histoire, leur
artisanat et leur raffinement culturel. Il prenait d’ailleurs beaucoup de photos sur
place dans l’optique d’expliquer à ses fidèles une fois de retour que l’Afrique est une
terre de civilisation contrairement à l’image promue aux États-Unis présentant
l’Afrique comme une jungle arriérée. Une vision de l’Afrique à laquelle beaucoup
d’Afro-Américains croyaient eux-mêmes et que Malcolm X s’est évertué à
déconstruire. Durant son célèbre pèlerinage à la Mecque en 1964, Malcolm X
rencontra des Soudanais qui l’informèrent que Malik Badri vivait désormais au Liban
où il était professeur à l’Université Américaine de Beyrouth. Malcolm X changea alors
son programme et s’envola pour Beyrouth revoir son « cher frère Malik » (Dear
brother Malik) comme il l’appelait.
MALCOLM X, AU MILIEU, ET MALIK BADRI (DEUXIÈME À DROITE).

Au Liban, il passa du temps avec Malik Badri et sa famille et rencontra aussi


différents leaders, militants et intellectuels musulmans. À défaut de pouvoir
organiser une conférence avec Malcolm X à l’Université Américaine de Beyrouth du
fait de pressions et de la lâcheté de certains, le Dr. Badri organisera finalement
l’évènement au Centre Culturel Soudanais de la capitale libanaise. Ce fut un succès
mémorable, la salle était pleine à craquer. Il se souvient du charisme et de la
prestance oratoire incroyables de Malcolm X « il arrivait a faire pleurer les gens et à
les faire rire tout de suite après » se souvient-il. Il n’avait jamais vu un homme aussi
charismatique et capable d’électriser le public avec tant d’habilité. Fraichement
revenu du Hajj, Malcolm fit part à Malik Badri de son intention de promouvoir le
« vrai islam » au sein de la communauté afro-américaine à travers sa nouvelle
organisation (Muslim Mosque Inc.) et de son envie d’utiliser de manière plus
importante son nom musulman « Malik El-Shabazz ».
Malcolm X lui avait aussi fait part des menaces qui pesait sur lui et du fait qu’il
risquait probablement d’être assassiné bientôt. Malik Badri restera dans l’Histoire
comme étant probablement le premier a avoir enseigné l’islam sunnite à Malcolm X,
a avoir semé les graines dans son esprit qui l’amèneront quelques années plus tard a
officiellement épouser l’islam « orthodoxe » et a abandonner la théologie déviante de
la Nation of Islam.

Alors que Malik Badri avait perdu toutes les lettres que Malcolm lui avait envoyé,
c’est avec beaucoup d’émotion et de reconnaissance qu’il me remercia de lui avoir
transmis des lettres que Malcolm X lui avait écrite, des notes de voyage le
mentionnant, ainsi qu’une photos des deux hommes. Je suis de mon côté très
heureux d’avoir pu, quelques années avant sa mort, procurer cette joie à Malik Badri
de voir ces documents.

Dans sa jeunesse, notamment lorsqu’il était au Liban, Malik Badri était en quête de
religiosité et voyait l’islam comme un rempart face à l’impérialisme culturel
occidental qui touchait le monde musulman. Dans ce contexte, il se rapprochera des
Frères musulmans qu’il fréquentera un certain nombre d’années avant de prendre
ensuite ses distances avec le mouvement, trouvant qu’il y avait chez eux un manque
de spiritualité et un excès de politisation, même s’il gardait du respect pour les
contributions positives de l’organisation et certains de ses membres. Ses critiques
visaient principalement la branche soudanaise du mouvement, notamment son
leader Hassan Tourabi, ainsi que les politiques menées au Soudan par l’alliance entre
les Frères musulmans et l’armée qui ont, selon lui, fini par devenir, pour beaucoup
d’entre eux, corrompus, en tentant d’utiliser l’islam pour couvrir leurs méfaits. Ces
critiques étaient d’ailleurs partagées par des Soudanais de cette tendance, comme son
ami Mahmoud Burrat. Malgré son regard très critique sur le régime d’Omar El
Béchir, il était contre toutes les manipulations extérieures, notamment de puissances
occidentales, qui ont tenté pendant des années de déstabiliser le Soudan et d’en
prendre le contrôle.

Très épris de spiritualité, Malik Badri se rapprochera du soufisme et était lié à une
confrérie au Soudan. Les gens qui le connaissaient peuvent d’ailleurs témoigner de la
profonde spiritualité de cet homme, de sa sagesse et de sa sérénité. Pour le penseur
soudanais le salut des musulmans de l’époque moderne passait par un retour et un
enracinement dans la tradition spirituelle de l’islam. Il a d’ailleurs souvent évoqué les
liens entre psychologie et soufisme.

Malik Badri vivait depuis 2017 à Istanbul en Turquie, avec son épouse, d’origine
malaisienne, et une de ses filles. Il enseignait à l’Université Sabahattin Zaim. Il
m’avait d’ailleurs dit à quel point il appréciait l’hospitalité des Turcs et la qualité des
institutions académiques du pays. Le seul point négatif était le froid en hiver auquel
cet enfant du Soudan n’était pas habitué. Il considérait aussi la Malaisie, pays de son
épouse dans lequel il a vécu plus de 20 ans, comme son second pays. Malgré son âge
avancé, il continuait a aller régulièrement au Soudan et en Malaisie, et donnait
toujours des cours et des conférences. Par exemple, en février 2020, il était encore au
Soudan pour recevoir une récompense et il avait en 2017 fondé l’Association
Internationale de la Psychologie Islamique (IAIP). Sa dernière conférence semble être
celle qu’il a donné en ligne pour le Khalil Center en juin 2020 sur l’histoire du
développement de la psychologie islamique. Ses livres ont été traduits dans de très
nombreuses langues et diffusés dans de nombreux pays. Son travail a notamment été
promu par l’Institut International de la Pensée Islamique (IIIT).
Je suis très reconnaissant envers le Très-Haut d’avoir pu connaitre cet homme,
bénéficier de son savoir, de sa sagesse et avoir pu être témoin de sa grande modestie
et de sa profondeur spirituelle. Je n’oublierai jamais mes rencontres avec lui à
Istanbul ainsi que nos nombreux échanges téléphoniques.

YANNIS MAHIL AU COURS D’UNE RENCONTRE AVEC MALIK BADRI.

Nos nombreuses discussions sur l’état du monde musulman, du monde arabe et de


l’Afrique, sur la pensée islamique contemporaine, sur la psychologie, la spiritualité,
sur Malcolm X, sur les défis politiques du monde musulman, sur l’histoire du Soudan,
sur l’islamophobie en Occident… J’étais aussi très touché par ses félicitations et
encouragements constants à mon égard, par rapport à mes travaux de recherche, à
mes engagements, mes interviews ou mes conférences, qu’il prenait le temps de
visionner. Durant mon dernier échange avec lui, début décembre 2020, il m’avait dit
qu’il était encore très malade. Peu de temps avant, j’avais discuté plus longuement
avec lui au téléphone et il me faisait part de sa joie d’avoir terminé son dernier livre,
sur lequel il travaillait depuis plusieurs années. Il voulait absolument pouvoir le
terminer et voyait cet écrit comme fondamental. Il nous a donc laissé, peu de temps
avant de nous quitter, une dernière « Sadaqa Jaria » qui sera sans aucun doute une
contribution essentielle à la science, au savoir et au patrimoine culturel islamique.

Yannis Mahil

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