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Le langage

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Tariq RAMADAN : Peut-être devrions-nous approfondir la question du langage ou, plus


exactement, celle de la rationalité et du langage. Quand on entre dans l’univers de l’art, de la
poésie, des métaphores, des analogies, des expressions imagées (ce fut le souci de Bergson, dont
j’ai beaucoup apprécié la limpidité de la langue et le souci du dépassement de la logique par la
sympathie ou l’empathie), on s’aperçoit que l’on peut dépasser les limites de la rationalité et de la
sémantique circonscrite de la langue, des mots. Le langage poétique permet de dépasser, par les
images, la rationalité du sens premier des mots.
Les débats n’ont pas manqué sur la qualification de la langue des Révélations monothéistes. Le
Coran est un texte nourri par les images, les paraboles, les histoires appelant le lecteur, le
croyant, à assumer sa subjectivité, sa capacité à interpréter et à pénétrer profondément le sens
des images. On comprend par la raison, puis on dépasse la raison par la parabole, le verbe imagé
au-delà de la rationalité. La spiritualité, me semble-t-il, passe par cette expérience.
Sur un autre plan, je pense que nos systèmes éducatifs ont vocation à nous réconcilier avec l’art,
l’imaginaire et la poésie d’un point de vue particulier. Les jeunes peuvent ainsi entrer en
communication avec les horizons les plus riches des cultures, des langues, des imaginaires et des
expériences mystiques. Il s’agit ainsi de dépasser le seul enseignement du religieux en ouvrant
les horizons au-delà des exigences de la seule rationalité. Cet enseignement permet à la raison
de ne pas s’enfermer sur elle-même et de se dépasser. C’est aussi pourquoi Pascal est un génie :
il a l’intelligence, l’intuition, la mystique, mais il maîtrise aussi la plume, l’image, la formule, la
poétique. Il était à la fois poète et rationnel. C’est ainsi qu’il a pu traduire sa propre expérience
mystique.

Claude-Henry DU BORD : À ceci près que nous sommes dans un monde où la puissance magico-
mythique de la langue s’est effondrée. Si l’on en croit Jan Patočka, notamment son « Fragment
sur le langage » (1942), nous vivions jusqu’à la fin du XVIIIe siècle dans un monde où la puissance
de désignation du langage convoquait en nous des puissances quasi divines : « Le langage était
envisagé dans le rapport le plus étroit à la personne de Dieu. Il continuait à vivre au début du
dernier siècle dans l’esprit des anges sécularisés qu’étaient les nations. Puis, il y eut un brusque
revirement : jusque-là le Verbe avait été Dieu, désormais Dieu devenait un mot. » Cette grande
puissance s’érode, s’effondre et le langage commence à se vider lentement de son contenu : «
Aujourd’hui, on considère ordinairement le langage comme une sorte d’image, quelque chose
d’entièrement passif et impuissant. L’homme qui ne domine plus les mots ne peut plus dominer
les choses par leur moyen . » Si on en croit Deleuze, qui parle d’« épuisement de la parole », nous
sommes dans une période où il sera encore plus difficile de transmettre, puisque la parole elle-
même est épuisée.

Tariq Ramadan: Vous touchez un point essentiel et, pourtant, je ne suis pas aussi pessimiste. Il
subsiste encore une puissance évocatrice de la parole, de la langue, qui n’est pas exploitée. Notre
univers de communication globale a transformé la langue en un instrument, un moyen strict
d’expression doté d’une fonctionnalité réduite, inversement proportionnelle à la globalisation de
la communication express. Il faut y résister et s’engager dans deux voies. La première consiste à
rappeler, avec Barthes ou Foucault, que le langage est pouvoir et que ce pouvoir est déterminant
dans l’action sur le réel – sur soi comme sur l’environnement. Pas de sujet sans langage. Malgré
le délitement de la parole dont vous parliez, il n’est pas trop tard. Le verbe reste porteur de la
puissance du sens, de l’expression, de la révélation autant que du mystère et du silence.
Il faut enfin revoir, ici encore, nos programmes d’enseignement : réconcilier les élèves et les
étudiants avec la langue, la beauté de la langue et ses pouvoirs artistiques autant que
sentimentaux et mystiques. Le langage du cœur n’est pas mort et il faut y donner accès, à l’école
même. Il faut résister! Comme disait Baudelaire, «la plus grande ruse du diable est de faire croire
qu’il n’existe pas », et l’une de ses ruses est peut-être de nous faire croire que nous avons perdu,
avec la langue, les moyens de sauver la langue, et donc de nous sauver…
— À nous élever ou à nous rassembler ?

Tariq Ramadan: Oui.

Edgar MORIN : On a cru aussi, me semble-t-il, que le propre de la connaissance scientifique était
d’éliminer le raisonnement par analogie. Or on s’est rendu compte que le raisonnement par
analogie ne fonctionne pas seulement dans la métaphore, la poésie ou dans la vie quotidienne, il
opère aussi dans les progrès des sciences. L’analogie est un instrument cognitif qui porte sa
richesse poétique. D’ailleurs, certains philosophes sont aussi très poètes, tel Hegel qui écrit dans
une langue où ne cessent de surgir des images poétiques qui l’aident à mieux exprimer la rigueur
de sa rationalité. La philosophie romantique a été très habitée par cette richesse poétique du
langage qui, par ailleurs, renaît sans cesse dans les divers argots, de banlieue ou d’ailleurs. Il y a
deux sources majeures de renouveau du langage : l’écrivain et le délinquant, grâce auxquels il se
régénère.

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