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Du même auteur
ISBN : 978-2-262-04907-2
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Sommaire
Couverture
Titre
Du même auteur
Copyright
Introduction. Pourquoi ce livre ?
La Fronde : Anne d’Autriche et Louis XIV contraints de fuir Paris (1648-décembre 1650)
Sans Mazarin, Anne d’Autriche doit s’imposer aux Frondeurs (1651)
L’habileté de Mazarin met un terme à la Fronde (1652-1653)
Mazarin réalise les souhaits d’Anne : la paix et la grandeur de Louis XIV (1653-1666)
Sources et bibliographie
Index
A Elle seule,
à elles toutes,
et, bien sûr, à eux.
INTRODUCTION
Pourquoi ce livre ?
En France, les rois détiennent le pouvoir souverain par hérédité, selon les
règles de la primogéniture masculine. Le fils aîné d’un monarque devient roi à
son tour au décès de son père. S’il n’y a pas de successeur légitime en ligne
directe, c’est le plus proche parent du défunt qui hérite de la couronne. Et, quel
que soit l’heureux élu, il gouverne au nom du droit divin, par la volonté de Dieu
exprimée par le sacre.
Rien de tel pour les reines. Après leur mariage royal, elles ont une mission
essentielle : assurer la survie de la dynastie en donnant un dauphin et des garçons
à leur époux. Elles ne peuvent devenir régentes que si deux conditions sont
réunies : le décès ou l’absence de leur mari, et la minorité de son héritier.
Parfois, elles se préparent à cette échéance et s’initient à leurs futures
responsabilités. Mais la mort échappe souvent aux diagnostics des médecins ou
aux dangers des champs de bataille… La future élue doit être prête à prendre la
tête du royaume à tout moment, même si elle est encore insuffisamment formée
à gouverner.
Et il lui faudra être forte, très forte. Car l’absence d’un maître puissant, la
faiblesse de l’enfant roi et celle, présumée, de sa mère provoquent l’agitation de
la haute noblesse qui n’aspire qu’à retrouver ses prérogatives d’antan et à revenir
à la direction des affaires publiques au détriment de l’intruse, toujours étrangère
de surcroît.
Du XIIIe au XVIIe siècle, cinq reines ont eu à affronter les dures responsabilités
de régences prolongées : Blanche de Castille, mère de Saint Louis, Isabeau de
Bavière, épouse du dément Charles VI, Catherine de Médicis, Marie de Médicis
et Anne d’Autriche, mère de Louis XIV.
Pour savoir si ces femmes étaient éprises de pouvoir et, dans tous les cas, si
elles l’ont correctement exercé, j’ai étudié leur enfance et leur éducation, la
façon dont elles ont cohabité avec leur époux pendant la minorité des dauphins,
leur manière d’affronter l’adversité pendant leur gouvernement et le résultat final
de leur action.
J’ai tenté de me livrer à une étude comparée des cinq règnes afin de dégager,
au-delà des personnalités, des caractères communs sur les femmes au pouvoir.
I
Blanche de Castille,
première femme d’Etat du royaume de France
(1188-1252)
L’heureuse élue
Il n’avait pas été précisé dans les négociations qui d’Urraque ou de Blanche
épouserait Louis, et il était hors de question de demander au principal intéressé
de choisir entre les deux partis, puisqu’il s’agissait d’une décision prise au plus
haut niveau.
Pour départager les deux prétendantes, Jean sans Terre fait appel à sa mère
chérie, Aliénor d’Aquitaine. Le roi de France n’intervient pas directement ; il se
contente d’envoyer au château de Palencia, lieu de résidence habituel de la
famille royale de Castille, des ambassadeurs avec consigne de ramener en France
l’heureuse élue. La reine Aliénor, presque octogénaire, accepte la mission qui lui
est confiée avec un zèle particulier. Elle veut retenir la jeune fille qui servira le
mieux les intérêts des Plantagenêts en France au détriment de ceux des
Capétiens, ses ennemis de toujours. Au cours de plusieurs entretiens, elle se rend
compte que Blanche présente de bonnes dispositions intellectuelles et semble
moins docile que son aînée. Personne de caractère, elle sera la mieux armée pour
s’imposer plus tard à Louis et, en digne héritière de sa grand-mère, défendre la
cause anglaise à la cour de France. Aliénor fait connaître son avis aux envoyés
de Philippe Auguste, qui l’acceptent sans discuter : ce sera Blanche qui épousera
Louis.
Sur celle-ci, sur son physique, les chroniqueurs – exception faite des
courtisans qui vantent sa grâce et sa beauté par des formules flatteuses – ne nous
ont laissé aucune description crédible. Pour eux, elle est essentiellement « la
Castillane », c’est-à-dire qu’elle devait avoir des cheveux bruns et la peau plutôt
mate.
Alphonse VIII, lui, ravi de pouvoir bénéficier à l’avenir du soutien du roi de
France, n’a que faire des considérations esthétiques. L’alliance française lui
paraissant assurée, il promet à présent de marier Urraque au prince Alphonse,
appelé à régner sur le Portugal. Dans le nord comme dans le sud, l’avenir
s’annonce très favorable pour lui.
Une fois passée la fin de l’hiver au château de Palencia, Aliénor d’Aquitaine
et Blanche de Castille franchissent les Pyrénées et gagnent Bordeaux le 9 avril
1200, jour de Pâques. Elles sont accueillies avec faste par l’archevêque du lieu,
Elie de Malemort, tout dévoué à la reine mère à laquelle il doit ses titres et
fonctions. Puis les trois personnalités, dûment escortées, se dirigent vers l’Anjou,
berceau des Plantagenêts. Comme Aliénor ne se sent pas bien après ce long
voyage, qu’elle sent sa fin prochaine, elle décide de s’arrêter à l’abbaye de
Fontevrault. Là, elle enjoint au prélat et à Blanche de continuer leur route sans
elle et de se rendre en Normandie, précisément à l’église de Portmort, dans la
vallée de la Seine, où l’archevêque célébrera le mariage de Louis et de Blanche.
Le choix d’une bourgade relevant d’un duché de Jean sans Terre peut
surprendre. Il s’explique aisément si l’on se souvient que Paris et le Domaine
royal sont frappés d’interdit et qu’il serait très risqué pour les futurs époux de s’y
donner leur consentement mutuel : ce serait pour eux encourir l’annulation de
leur union.
La veille de la cérémonie, le lundi 22 mai, Philippe Auguste et Jean sans
Terre signent le traité de paix dont ils étaient convenus l’année précédente. Les
dispositions de ce dernier sont arrêtées définitivement au Goulet, sur les bords de
la Seine, entre Gaillon et les Andelys. Elles ne modifient pas sensiblement les
rapports de force entre l’Anglais et le Français, malgré des concessions
mutuelles. En effet, Jean reconnaît la suzeraineté du Capétien sur ses fiefs
continentaux. De son côté Philippe considère le Plantagenêt comme l’héritier
légitime de Richard Cœur de Lion et doit renoncer à appuyer le duc Arthur de
Bretagne, adversaire du roi d’Angleterre. Désormais, Arthur devra jurer fidélité
à Jean et renoncer définitivement à l’Anjou, au Maine et à la Touraine que
Philippe Auguste lui avait promis. En compensation du préjudice diplomatique
subi, le souverain français reçoit de son nouvel allié les régions d’Evreux, de
Boulogne et du Ponthieu, dispositions de nature à renforcer sa stratégie de
défense au nord et au nord-ouest. Naturellement, pour sceller la paix retrouvée,
on convient, dans un bref article, du mariage de Louis et de Blanche, à qui Jean
concède en modeste dot le Berry occidental. Le couple n’est que le faire-valoir
d’une paix qui, à bien y réfléchir, ne peut pas durer longtemps puisqu’elle
instaure, en dépit de quelques dispositions, un équilibre précaire entre les deux
puissants royaumes.
C’est dans ces conditions qu’Elie de Malemort célèbre la cérémonie de
mariage, le 23 mai 1200. Beaucoup de dignitaires, de conseillers de Philippe
Auguste assistent à l’union du couple qui, dans quelque temps peut-être, dirigera
la France. Mais l’enthousiasme n’y est pas : contrairement à l’usage, la messe est
célébrée rapidement ; il n’y a aucune des réjouissances traditionnelles : ni
tournoi ni banquet. Bientôt les Français s’empressent de regagner Paris comme
s’ils étaient soulagés d’un poids. L’interdit pontifical a décidément
considérablement gêné la liberté de manœuvre du roi de France. Bien sûr, il a
obtenu la paix avec l’Angleterre, mais n’aurait-il pas pu obtenir davantage dans
d’autres circonstances ?
Et ces jeunes mariés-là… A douze ans chacun, à quoi pourront-ils lui servir ?
Ces noces d’enfants ne lui apporteront rien, si ce n’est l’arrivée d’une jeune
princesse qui, bientôt sans doute, poussera Louis à s’affranchir de la tutelle
paternelle…
Lueurs d’espoir
Reine, elle ne l’est pourtant pas, loin s’en faut ! Pour l’instant, le roi Philippe
se contente de lui faire donner, à elle et à son époux, une éducation soignée. Il
fait appel aux meilleurs maîtres parisiens dans les domaines de la théologie et de
la philosophie. Parmi eux, un professeur célèbre, Amaury de Bène, l’initie aux
savoirs fondamentaux, à une époque où la pensée connaît une phase de
bouillonnement intense qui remet en question les acquis intellectuels. Amaury
lui-même, qui paraissait se situer dans la plus pure orthodoxie, se laisse aller,
disent certains, à des déviances panthéistes…
Blanche ne peut se limiter au savoir qu’on lui inculque. Il lui faut bien
davantage : désireuse de fonder un centre de création littéraire semblable à ceux
du Midi, elle fait venir au palais de l’île de la Cité, avec l’appui de Louis, des
poètes réputés, comme le comte Thibaud IV de Champagne. Son but est de
s’introduire dans le mouvement de la littérature courtoise dont les thèmes
récurrents lui plaisent : l’homme de l’art déclare sa flamme à une dame de haute
naissance malgré une alliance impossible, la femme si désirée étant trop pure ou
déjà mariée. Ainsi s’ébauche une cour où les gens de talent s’inclinent avec
respect devant Blanche de Castille, lui rendant un hommage public.
L’admiration que portent les poètes à Blanche et à Louis est à l’origine de
difficultés pour le couple. Les conseillers du roi, dont le très influent frère
Guérin, le roi lui-même, pensent qu’il n’y a pas loin de la glorification de la
princesse et du prince à la propagande politique. Pour eux, le cercle littéraire sert
trop leur cause au détriment de la Couronne. Et si les jeunes mariés, qui
commencent à grandir et à s’enhardir, cherchaient à s’imposer aux gouvernants
de façon détournée ? On peut le craindre : les disciples d’Amaury de Bène, les
amauriciens, se répandent en déclarations inquiétantes. Louis, disent-ils, sera un
grand souverain dont la renommée sera beaucoup plus importante que celle de
Philippe Auguste. De plus, en 1206-1207, le peuple gronde contre le monarque
dont les représentants dans le royaume se livrent à des exactions et des
détournements de fonds. Les amauriciens s’éloignent encore plus de Philippe et
prennent le parti de Louis.
Celui-ci a-t-il voulu se servir des amauriciens pour se faire valoir et
s’imposer auprès de son père ? Probablement pas, car il n’existe aucune trace de
collusion entre lui et ses admirateurs. Il n’empêche : pour Guérin, qui se méfie
aussi des silences de Blanche, il peut faire figure de chef de l’opposition.
Alors, à défaut de pouvoir s’en prendre à l’héritier, le principal conseiller
frappe durement le clan des amauriciens. Il les fait accuser de répandre des
théories religieuses subversives – panthéisme et croyances proches parfois de
celles des cathares – et, après la mort d’Amaury de Bène, en 1206, en fait arrêter
un bon nombre trois ans plus tard. Le tribunal condamne neuf de ses disciples au
bûcher ; quatre autres sont emprisonnés à vie. Une telle violence de réaction
traduit bien la volonté de Philippe Auguste de rester seul maître à bord.
D’ailleurs, rompant avec la tradition royale, il n’associera jamais son fils à un
pouvoir qui, pour lui, ne se partage pas. Pas avec Louis ; encore moins avec son
épouse, dont l’attitude ambiguë ne cesse d’inquiéter.
La gloire enfin ?
Des années s’écoulent encore au palais de l’île de la Cité sans que rien ne
vienne perturber la quiétude du souverain. Pourtant, de 1213 à 1217, celui-ci est
aux prises avec quelques problèmes que lui posent tout ensemble la conjoncture
internationale et l’ambition du couple princier.
A la suite de graves différends avec la hiérarchie ecclésiastique anglaise, le
pape met l’île sous interdit et excommunie Jean sans Terre. Comme celui-ci
persiste dans son opposition aux prélats et au Saint-Siège, Innocent III, se
comportant en véritable maître du monde chrétien, demande en janvier 1213 que
Jean soit chassé du pouvoir et sollicite le roi de France pour lui trouver un
successeur de qualité.
Philippe hésite : à vingt-cinq ans, son fils et sa bru sont en pleine maturité et
ne demandent manifestement qu’à gouverner. Mais Guérin le met en garde : si
son maître accorde la couronne d’Angleterre à son héritier et que celui-ci
s’impose dans son pays d’adoption, il y aura grand danger : Louis se considérera
probablement comme l’alter ego de son père ou, pis encore, comme son rival en
Occident.
Il faut pourtant répondre favorablement à la demande pontificale et écarter la
menace Plantagenêt. On finit par trouver un compromis qui fera du futur
monarque un dirigeant redevable de son pouvoir à son père.
Philippe réunit à Soissons, le 8 avril 1213, une assemblée des grands où il
propose avec force que le prince Louis, devenu son obligé, conquière
l’Angleterre sur Jean sans Terre, ce qui est accepté.
Blanche de Castille est au comble du bonheur. Enfin, après treize années
d’attente dans la pénombre des palais, elle apparaîtra en pleine lumière. Reine,
elle sera reine d’Angleterre ! Enfin, elle régnera !
Rêve d’un moment… A la fin du mois d’avril, la flotte française est
rassemblée à Boulogne, prête à franchir la Manche. Mais une quinzaine de jours
plus tard, le 13 mai, le roi Jean, qui a bien compris le danger, se soumet au pape
et s’en déclare même le vassal. Satisfait d’avoir ramené l’ordre, Innocent III lève
l’interdit et l’excommunication, ce qui sauve in extremis le souverain
Plantagenêt. Désormais le pape est son protecteur qu’on ne saurait menacer sans
encourir ses foudres. Philippe Auguste ordonne donc à son fils d’arrêter les
opérations, ce qui du reste ne lui déplaît pas car il entend rester maître de la
situation. Comble de malheur pour Louis, les Anglais détruisent peu après une
partie de la flotte française. Non, cette année encore, Blanche ne verra pas la
réalisation de ses vœux.
Après une grande déception, une petite satisfaction pour elle : son époux est
sollicité par son père pour défendre le royaume à présent menacé. Redevenu
libre de ses mouvements, Jean sans Terre veut se venger de la décision prise par
le roi Philippe en 1202 de lui enlever tous ses fiefs continentaux. Depuis cette
année-là il lui a fallu se battre contre le Capétien et lui rétrocéder des territoires
importants : l’Anjou, le Maine, la Touraine et le Poitou. En cette année 1214,
Jean veut prendre sa revanche en envahissant la France : il l’attaquera par l’ouest
avant de se diriger vers Paris, tandis que de puissants alliés de l’Europe
occidentale écraseront les forces françaises dans le Nord. Philippe Auguste
charge Louis de faire échec au roi d’Angleterre. Celui-ci, débarqué à La
Rochelle, prend Ancenis, située dans les marches bretonnes, le 11 juin, Angers le
17. Désireux de s’emparer de La Roche-aux-Moines, située en couverture de
cette dernière ville, il est bientôt défié par le prince héritier. Le combat est à
peine engagé que les Poitevins battent en retraite et que Jean, apeuré, juge
prudent de s’enfuir et de se replier vers le Limousin. Cette victoire sans vraie
bataille auréole Louis d’un grand prestige : il l’a emporté sur le souverain
anglais ; sa seule présence a suffi à diviser ses adversaires et en dissuader
beaucoup de se battre. Pour Blanche, son mari a triomphé en ce 2 juillet 1214.
D’ailleurs, Philippe félicite chaleureusement son fils. Serait-ce, au terme d’une
longue attente, une promesse de renouveau et d’émergence politique pour lui,
pour elle ?
Malheureusement, le monarque français a d’autres soucis que l’avenir de ses
enfants. Dans le Nord, il doit affronter les alliés de Jean : l’empereur Otton IV, le
comte de Flandre, le comte de Boulogne, le duc de Brabant, d’autres encore de
moindre importance, comme les chefs des mercenaires anglais. A Bouvines, le
dimanche 27 juillet, le Capétien sort brillamment vainqueur d’un affrontement
de géants. Ayant mis un terme aux ambitions des plus grandes puissances
d’Europe occidentale, il est alors considéré comme le plus redoutable
gouvernant du moment. Pourquoi s’intéresserait-il à l’avenir du couple princier ?
Il n’a que quarante-neuf ans et se sent parfaitement bien dans l’exaltation de sa
victoire.
Alors, l’année suivante, Louis doit se contenter d’une expédition dans le
Midi albigeois, afin de soutenir le chef des croisés contre les cathares, Simon de
Montfort. Fait notable : il l’aide à s’emparer de Toulouse, pièce maîtresse du
Languedoc. Petit à petit, même s’il n’a pas de fonction de gouvernement, le
prince héritier montre ses capacités stratégiques. Son père à la Cour, son épouse
dans ses cercles littéraires l’ont éduqué l’un et l’autre mais, décidément, c’est
l’arme à la main qu’il est le meilleur et qu’il se réalise le mieux.
Il lui tarde de le prouver vraiment quand une occasion inespérée se présente
à lui. Les défaites de La Roche-aux-Moines et de Bouvines ont fini de ruiner la
triste réputation de Jean sans Terre, piètre stratège mais souverain redouté pour
ses accès d’autorité. En 1215, les barons anglais se révoltent contre lui et
demandent à leur tour au prince Louis de ceindre à sa place la couronne
d’Angleterre !
La proposition est moins surprenante qu’il y paraît : les rebelles tiennent à ce
que la couronne reste à la famille Plantagenêt, or Blanche de Castille est une
petite-fille du roi Henri II et de son épouse Aliénor. C’est donc tout
naturellement que l’on fait appel à son époux, guerrier accompli, lui, capable de
venir à bout de la résistance des hommes de Jean. On imagine aisément la joie de
la princesse, demain sans doute reine, et son empressement à persuader Louis
d’intervenir, s’il en était encore besoin.
Après avoir réglé les problèmes politiques et militaires, le prince quitte
Calais en mai 1216 à la tête d’une flotte puissante. Dès le 2 juin, les Londoniens
l’accueillent comme leur nouveau roi. Le lendemain, il reçoit l’hommage des
barons anglais dans l’abbaye de Westminster. Tout lui réussit : il est bientôt
maître de l’est de l’île.
La mort de Jean sans Terre le 19 octobre suivant aurait pu lui apporter la
consécration suprême. Mais le pape est inquiet d’une domination capétienne
redoutable qui s’étendrait à la France et à l’Angleterre. De plus il considère que
ce dernier royaume relève de son autorité depuis la soumission et l’hommage de
Jean sans Terre en 1213. Le Capétien n’est donc pour lui qu’un dangereux
usurpateur, un homme qui défie son autorité et menace ses droits, un homme
qu’il a même dû faire excommunier dans l’espoir de le ramener à la raison. Et
voilà qu’il s’acharne dans ses projets de conquête insensés, qu’il continue à le
provoquer !
Sous l’influence du légat pontifical, le jeune Henri, fils du roi défunt, est
couronné le 26 octobre 1216. Henri III n’a que neuf ans mais jouit de la
protection efficace de l’épiscopat anglais, qui se plaît à vanter sa légitimité
contre les prétentions de Louis, dont l’épouse Blanche occupe un rang
dynastique inférieur.
Le petit Henri III bénéficie alors des plus solides soutiens, dont ceux des
rebelles d’hier. Après avoir connu rapidement une période faste, Louis doit
déchanter : ses appuis se font rares, la tendance s’inverse nettement en faveur de
son rival. Comme il ne veut pas lâcher prise, il demande de l’aide et des renforts
à son père. Mais celui-ci reste de marbre : il ne veut pas encourir
l’excommunication lui aussi. Expérience faite, il sait qu’il est trop dangereux,
même pour un souverain puissant, de s’aliéner le Saint-Siège : il veut la paix
avec Rome. Il la veut aussi avec Louis : s’il lui envoyait des forces nouvelles,
celui-ci parviendrait peut-être à ses fins. Or il les sait, lui et son épouse,
orgueilleux, ambitieux. Peut-être même finiraient-ils par se retourner contre
lui…
Le refus catégorique d’envoyer des secours à son fils fait entrer Blanche de
Castille dans une violente colère. Elle a vingt-neuf ans et sa soumission à
Philippe Auguste n’a que trop duré depuis dix-sept ans. Elle se précipite chez
son beau-père, le supplie de répondre aux sollicitations de son mari. Comme elle
n’obtient pas satisfaction, elle l’avertit : elle mettra tous ses enfants en gage et
trouvera certainement des gens fortunés qui la paieront pour eux. Philippe
connaît sa belle-fille : s’il ne cède pas, elle mettra sa menace à exécution et
livrera à de grands féodaux les princes et princesses de la famille royale. Terrible
humiliation pour lui, doublée d’un danger certain pour la dynastie ! Vaincu, le
roi doit donner l’argent nécessaire. Une flotte de secours est envoyée en
Angleterre, mais elle est défaite dans un combat naval.
Les revers se succédant, les appuis militaires lui faisant défaut, Louis est
contraint par le traité de Lambeth, le 11 septembre 1217, de renoncer à la
conquête de la grande île et de revenir en France, où il subit les rebuffades de
son père.
Le couple princier se retrouve après une longue absence. Bien que dépité par
son échec, il ne peut que savourer une grande satisfaction morale : Blanche, pour
la première fois, a su tenir tête à Philippe Auguste et le faire plier.
Il doit encore attendre quatre longues années dans l’ombre du souverain pour
voir la réalisation de ses rêves. A la mort de son père, le 14 juillet 1223, il
devient enfin roi, à près de trente-six ans. Blanche de Castille, touchée par un
deuil plus apparent que réel, devient reine à l’âge déjà respectable de trente-cinq
ans, après vingt-trois années d’impatience mal dissimulée. Elle et son royal
époux goûtent avec délectation ces exquis moments de bonheur qui nourrissent
chez eux les rêves les plus fous.
Louis n’avait pas été sacré du vivant de Philippe Auguste, parce que celui-ci
voulait le tenir à l’écart des voies officielles, parce que aussi la dynastie
capétienne était alors solidement établie. On remédie vite à ce manque : dès le
6 août, l’archevêque de Reims, en présence d’une vaste assemblée de hauts
dignitaires, se charge de procéder à la cérémonie. Après la lecture de l’Evangile
au début de la messe solennelle, Louis VIII reçoit du prélat des onctions faites
avec le baume de la sainte ampoule qui, selon la tradition, avait été apportée par
la colombe du Saint-Esprit pour le baptême de Clovis. On le signe notamment à
la tête et aux épaules pour lui conférer l’intelligence et la force des grands
souverains. Devenu devant tous une personne sacrée tenant son pouvoir
directement de Dieu, il reçoit le sceptre et la couronne avant de gagner son trône.
L’archevêque se tourne alors vers la reine, qui doit partager la vie et la gloire du
roi. Il la sacre mais seulement avec de l’huile bénite ordinaire, la semi-
divinisation de Louis VIII ne pouvant être partagée. L’officiant procède à deux
séries d’onctions, dont une série sur la poitrine, qui doivent assurer
l’indispensable fertilité du mariage. Après avoir reçu un sceptre moins grand que
celui de son époux, on lui pose une couronne sur la tête. Unie à Louis dans la
sacralité et la célébrité, elle est pleinement reine !
Un banquet pour fêter l’heureux événement, puis Louis et Blanche regagnent
Paris. Mais le palais de l’île de la Cité, lieu officiel du pouvoir, est trop austère,
trop étranger à l’exaltation et à la fierté du couple royal. Comme celui-ci veut
que tout le monde partage sa joie, qu’une communion d’esprit se fasse entre les
populations, du comte au simple paysan, il décide d’aller au-devant de ses
administrés. Pendant près de cinq mois, de la fin août au mois de janvier suivant,
il entreprend des voyages qui célèbrent sa nouvelle puissance après une si longue
mise à l’écart. Il parcourt son domaine, situé pour l’essentiel dans le nord du
royaume, allant du Val de Loire et du Berry jusqu’à l’Artois et à la Flandre. Tout
un chacun peut saluer dans l’enthousiasme son nouveau roi et sa nouvelle reine.
Que de changement par rapport au vieux Philippe Auguste, décédé à cinquante-
huit ans, et à ses épouses et maîtresses si contestées, dont Ingeburge de
Danemark et Agnès de Méranie !
Envers son époux, le roi Louis VIII, Blanche se comporte de façon très
différente. Un moine bénédictin anglais, Mathieu Paris, nous le dit d’un trait :
« Louis fut si attaché à sa femme qu’il lui obéissait en tout », y compris
naturellement les affaires du royaume.
Les documents officiels semblent démentir cette affirmation catégorique : ils
ne mentionnent que fort peu Blanche de Castille, alors qu’ils évoquent, parfois
longuement, les décisions et les actions de son mari.
Au premier abord, cette seconde version paraît l’emporter. On exalte le
souverain qui détient l’autorité alors que la reine, elle, n’est officiellement que sa
femme, dont la vocation principale est de lui assurer une descendance. De plus,
Louis ne modifie guère la bonne orientation du gouvernement précédent : il
garde près de lui les mêmes conseillers que son père Philippe Auguste, Guérin et
Barthélemy de Roye, soucieux de continuer à diriger avec bonheur le pays.
En fait, des glissements peu perceptibles mais sensibles modifient
l’organisation du pouvoir. Frère Guérin est fait évêque de Senlis puis, à près de
quatre-vingts ans, chancelier, ce titre couronnant une brillante carrière d’homme
d’Etat. Mais les honneurs cachent sa mise à l’écart partielle au profit de Roye,
depuis longtemps son concurrent, aujourd’hui son rival, qui fait figure de favori
royal. Ce dernier est apprécié pour ses capacités et sa loyauté envers le
monarque ; ses origines sociales favorisent son ascension car, issu de la moyenne
noblesse, il exècre les barons, souvent remuants et infidèles à la Couronne.
La semi-retraite de Guérin qui avait tant bridé Louis et Blanche dans leur
jeunesse, la promotion de Roye sont l’œuvre du couple, et plus particulièrement
de la reine, qui, avec une habileté consommée, sait ménager le premier pour
éviter sa vengeance et pousser le second sans porter atteinte à l’autorité de Louis.
Non contente de ce premier succès, Blanche réussit à introduire dans le cercle
très étroit du pouvoir deux personnages qui l’estiment et la soutiennent : Jean de
Nesle, lui aussi issu de la moyenne noblesse, et le puissant envoyé du pape à
partir de 1206, le cardinal légat Romain de Saint-Ange.
Voilà les noms des tenants officiels du pouvoir sous la conduite du prince.
Mais, plus que tous ceux-ci, il y a une personne qui domine la pensée et l’action
du roi, son vrai conseiller – ou plutôt son unique conseillère – sur le fond :
Blanche de Castille elle-même. Et cela tout naturellement : dès l’âge de douze
ans, elle s’est unie à Louis et le couple s’est ardemment aimé dans une fidélité et
une complicité indéfectibles. La reine est la seule personne qui ait trébuché avec
Louis sur le chemin long et rocailleux qui mène à la puissance, la seule qui l’ait
inconditionnellement soutenu dans tous ses combats politiques infructueux.
Comment Louis VIII ne pourrait-il pas lui faire confiance à présent ? D’autant
que lui, si courageux, si intrépide sur les champs de bataille, au point d’être
surnommé plus tard le « Lion », n’a ni l’intelligence ni les aptitudes à gouverner
de son épouse, qualités amplifiées par sa folle envie de régner, de dominer, en
femme de tête qu’elle est. Dans l’intimité d’une chambre ou d’un cabinet,
Blanche prodigue des conseils qui ont souvent valeur d’ordres.
Elle se moque d’être ignorée des chroniqueurs de la Cour. Ils n’ont d’yeux
que pour leur souverain, c’est leur vocation. Elle, dans l’ombre, sait secrètement
que le vrai pouvoir est occulte.
Le luxe affiché par Blanche de Castille et par les siens en une période de
prospérité n’est pas seulement extérieur et démonstratif. Il est aussi le reflet du
plein succès d’une politique menée de main de maître depuis la mort de Philippe
Auguste.
Blanche, avec Louis VIII puis Saint Louis, y a grandement contribué,
indirectement ou directement, sans que les années aient altéré son discernement
ni ses capacités. En apparence du moins…
Les affaires de l’Etat, elle devra les régler seule à présent. A la suite de la
guérison d’une dysenterie qui a failli envoyer Saint Louis dans l’autre monde,
celui-ci fait vœu, à la fin décembre 1244, de partir en croisade pour délivrer la
Terre sainte des infidèles. Il reste encore quelques années avec sa mère puis
décide de partir outre-mer en 1248. En juin de cette année-là, il confie le
gouvernement du royaume, en son absence, à Blanche de Castille, avec pleins
pouvoirs. Ce faisant, il écarte son épouse, la reine Marguerite de Provence, de la
direction des affaires. Non pas parce qu’il se méfie d’elle ou qu’il ne l’aime pas
mais simplement parce que, en souverain pleinement responsable, il veut que la
France soit dirigée par une personnalité compétente et expérimentée, capable de
continuer l’œuvre remarquable accomplie jusqu’alors. Or Marguerite n’a guère
fait ses preuves que comme épouse fidèle…
Pendant plus de quatre années de cette seconde régence, Blanche s’entoure
de conseillers qui se situent dans la tradition gouvernementale de l’époque. Les
prélats de qualité ont toujours sa préférence : Guillaume d’Auvergne, évêque de
Paris, Henri Cornut, archevêque de Sens depuis la mort de son frère Gautier en
1241, sont ses favoris aux côtés de quelques seigneurs issus de la moyenne
noblesse. En l’absence du maître, le pouvoir appartient toujours à la même
maîtresse, selon les mêmes principes.
Mort de Blanche
Cependant le mal qui ronge la régente ne cesse d’empirer et le travail lui est
de plus en plus pénible, même dans les périodes où, sans être contrariée par qui
que ce soit, elle se trouve seule à décider. En janvier 1251, elle est frappée d’une
violente attaque cardiaque qui la laisse dans un état inquiétant.
Elle sait qu’elle va mourir et se prépare à la mort. A la fin de novembre
1252, alors qu’elle est au plus mal, elle demande à être revêtue de l’habit des
moniales cisterciennes et déclare vouloir finir sa vie comme religieuse même si
elle échappe au trépas. Peu après, elle reçoit les derniers sacrements et se fait
déposer par esprit d’humilité sur un lit de paille. Elle rend son âme à Dieu le
27 novembre, à l’âge de soixante-quatre ans. Elle a régné avec Louis VIII
pendant trois années et dirigé le royaume pendant vingt-six autres, dont douze
comme baillistre ou régente en titre.
Comme il s’agit d’une reine défunte, elle est transportée à l’abbatiale Saint-
Denis pour une veillée de prières suivie d’une messe des morts. Selon son vœu,
sa dépouille est transportée à l’abbaye de Maubuisson où elle avait fini ses jours.
Quand, au printemps 1253, Saint Louis, alors en Terre sainte, apprend la
nouvelle du décès de sa mère, il est saisi d’une grande douleur qui l’empêche de
s’entretenir avec ses conseillers pendant deux jours. Son épouse, qui est à ses
côtés, ne parvient pas à le consoler. Alors, devant son affliction et sa détresse,
elle tombe en pleurs, non pour la mort de sa belle-mère, mais par amour et
compassion envers son mari. On a ici l’illustration des liens affectifs qui unissent
les deux couples royaux : le souverain est indiscutablement très attaché, de deux
façons différentes, à la reine Blanche, sa mère, et à la reine Marguerite, qui lui
manifeste spontanément un attachement passionné.
Malgré son autoritarisme naturel et la détestation de sa bru, Blanche de
Castille a mené une vie très pieuse, pétrie de religion au point que l’Eglise a
envisagé pendant un temps sa béatification. La vérité est surtout qu’elle a su
faire de son fils un grand roi de paix et de justice, qualités qui apparaîtront
nettement après son retour de croisade. Non seulement elle a formé un monarque
qui restera une référence en Occident pendant toute la fin du Moyen Age et
même bien au-delà, mais elle a su développer en lui un esprit très vertueux. De
sorte que Louis IX est apparu comme un roi saint et exemplaire, au service tout à
la fois de Dieu et de son peuple, unis dans une cause commune.
Décidément, dans des domaines fondamentaux, Blanche de Castille a joué
sur le long terme un rôle déterminant. Comme son œuvre la plus remarquable
pour la postérité reste l’éducation de Saint Louis, il convient de souligner qu’elle
ne s’est pas attachée qu’à la personne de son fils. Elle a partagé avec lui son
intense besoin de spiritualité dont elle a gravé des témoignages dans la pierre.
Admiratrice fervente de l’ordre de Cîteaux, elle a fait commencer en 1236 les
travaux de la future abbaye cistercienne de Notre-Dame-la-Royale, appelée alors
abbaye de Maubuisson et située à Aulnay-sous-Bois, près du « palais » royal de
Pontoise. Plus tard, elle a donné la vie, d’accord avec Louis IX, à l’abbaye
Notre-Dame-du-Lys, située à l’est de Paris, près de Melun.
Communion dans le gouvernement, communion dans la religion… Mais
différences dans le rapport au temps. Saint Louis prend une part active au succès
de l’art gothique, rayonnant en ce XIIIe siècle. Il surveille, il conseille les maîtres
d’œuvre comme celui de la Sainte-Chapelle, édifiée de 1243 à 1248 pour servir
d’écrin aux reliques de la Passion du Christ. Blanche de Castille, elle, s’en remet
complètement à leur talent, sans chercher à les influencer. Louis s’inscrit déjà
dans un nouveau siècle, celui de l’innovation, artistique aussi bien que politique.
Sa mère, elle, méfiante envers les nouveautés naissantes, veille à sauvegarder les
méthodes qui ont fait le succès de la France depuis son beau-père Philippe
Auguste. Une fracture entre la mère et le fils ? Non, une évolution dans la
continuité.
*
Les reines de France qui ont exercé le pouvoir au Moyen Age n’ont pas
toujours laissé d’elles une image édifiante. Isabeau de Bavière, épouse de
Charles VI au tournant des XIVe et XVe siècles, est accusée vertement par Sade
d’avoir été une maîtresse éperdue, de s’être rendue coupable d’infanticide et
d’avoir commandité des meurtres. Plus tard, Michelet ne réservera pas un
meilleur sort à l’« infâme Isabeau de Bavière », l’accusant d’avoir par cupidité
renié son fils et vendu sa fille au pire ennemi du royaume de France.
Ces dernières condamnations méritent d’être reconsidérées à la lumière d’un
réexamen des textes anciens et de l’historiographie contemporaine. Isabeau,
plongée pendant longtemps dans les ténèbres d’une légende noire, devient alors
plus humaine, presque émouvante, éprouvée par la solitude et la détresse d’une
puissance politique qui lui échappe sans cesse.
Tout change en peu de temps. Isabeau, qui semblait devoir rester éloignée
des affaires publiques jusqu’à la fin de ses jours, apparaît bientôt au premier
plan, chargée de responsabilités importantes au sein de l’Etat.
Les années suivantes ne lui sont guère favorables. Pour régler des affaires
délicates et affermir son autorité, Charles convoque les princes du sang à Paris à
l’été 1405. Tous répondent à son appel mais Jean sans Peur, lui, arrive avec une
armée dans la capitale. Le duc d’Orléans et Isabeau prennent peur et s’enfuient
précipitamment le 17 août vers la province, la reine oubliant dans l’affolement
d’emmener ses enfants, dont le dauphin. Son frère, Louis de Bavière,
régulièrement à la cour de Paris pour seconder sa sœur, répare vite cette erreur.
Mais Bourgogne, qui s’est aperçu de l’absence des enfants royaux, réussit à
rejoindre Louis de Bavière et à les enlever. Revenu à Paris, il a alors sous son
contrôle le roi et le dauphin appelé à lui succéder. Disposant d’un avantage
certain, il peut espérer avoir enfin le pouvoir pour lui seul, le monarque étant de
nouveau atteint d’une crise de démence.
Isabeau et Orléans ont réussi à se réfugier à Melun. La première peut mettre
en avant l’autorité qui lui a été conférée par l’ordonnance de 1403 ; le second
espère retrouver grâce à elle la puissance gouvernementale momentanément
perdue. L’ambition des ducs ennemis, leur lutte effrénée pour la prééminence ne
peuvent que conduire à la guerre civile.
Après de nombreuses passes d’armes et le retour d’Isabeau à Paris, un
terrible coup du sort brise tous ses espoirs, met un terme à la politique
imprudente qu’elle avait menée depuis plusieurs années en faisant de Louis
d’Orléans son favori. En ce 23 novembre 1407, alors qu’en son hôtel Barbette
elle se remet difficilement de l’accouchement de son douzième et dernier enfant,
mort à peine né, elle reçoit en fin d’après-midi la visite de Louis, venu s’enquérir
de sa santé. Dans la soirée, un valet de la Maison du roi se présente et dit au duc
que le souverain le réclame. Sans se méfier, Louis obtempère, sort de l’hôtel
Barbette et se dirige vers l’hôtel Saint-Pol, dans les rues sombres de Paris à huit
heures du soir, accompagné seulement d’une petite escorte portant des torches
allumées. Soudain, vingt à trente hommes de main se ruent sur le petit groupe,
en particulier sur Louis, qui se défend énergiquement mais succombe bientôt
sous le nombre, la main coupée, le crâne fracassé, cervelle et dents restant sur le
pavé de Paris. Le duc d’Orléans n’est plus.
Informée de cette catastrophe, Isabeau, paniquée, craignant pour sa vie,
quitte sa demeure et gagne l’hôtel royal où elle se sent plus en sécurité. Elle se
doute déjà du nom de celui qui a commandité cet abominable assassinat.
On le lui confirme peu après, car Jean sans Peur s’empresse d’en
revendiquer avec fierté toute la responsabilité. Oui, il a fait exécuter son cousin
germain mais pour une cause noble : Louis n’était qu’un tyran accablant
d’impôts le pauvre peuple, souhaitant vivement la reprise de la guerre avec
l’Angleterre. Il s’est donc conduit, lui, Bourgogne, en libérateur d’un royaume
tombé depuis trop longtemps sous la coupe d’un despote. Maintenant, on pourra
parler grâce à lui de paix et de diminution de la pression fiscale. Pratiquant la
démagogie d’autant plus facilement qu’Orléans était détesté, il espère bien, la
voie étant dégagée après la suppression de son ennemi, jouer les premiers rôles
auprès du roi, c’est-à-dire le plus souvent de la reine.
Mais Isabeau a été profondément affectée par le meurtre de son favori.
Aussi, sans plus se poser de questions, prend-elle bientôt fait et cause pour le
parti orléanais contre celui de Jean sans Peur. Ce manque de lucidité va
l’entraîner vers de nouveaux déboires.
Aussi bien dans les périodes difficiles que dans des temps plus heureux,
Isabeau vit somptueusement ; c’est pour elle une façon de compenser l’échec de
sa destinée, de rendre son existence plus supportable que de s’étourdir dans le
faste et la grandeur.
Elle ne séjourne pas toujours dans la demeure royale. Dès qu’elle le peut,
elle préfère aller dans son château de la forêt de Vincennes ou à l’hôtel Barbette.
Là, avec son frère Louis de Bavière qui lui sert de confident, ses enfants, ses
conseillers pour la conduite des affaires du royaume, avec aussi une vingtaine de
dames et demoiselles d’honneur, pour la plupart allemandes, elle dirige la
France, tout en goûtant, détendue, aux plaisirs de la Cour. Elle donne des fêtes
splendides qui éblouissent ses invités et son entourage. En ces occasions, la reine
s’habille de vêtements luxueux, taillés le plus souvent dans des draps d’or et de
soie et, pour briller davantage, porte des bijoux magnifiques et s’embaume des
parfums les plus enivrants.
Se nourrir d’apparat ne lui suffit pas. Elle est friande de mets délicats,
qu’elle consomme en abondance ; du poisson surtout, qu’elle préfère à la viande,
des fromages, des fruits et du vin, dont elle raffole. A force de faire bonne chère,
Isabeau, déjà touchée par de nombreuses maternités, prend de l’embonpoint ;
tellement, qu’elle deviendra, à quarante-cinq ans, obèse et goutteuse et devra se
déplacer parfois chez elle en chaise roulante, et, sur les chemins, en litière. Son
état physique doit-il être mis en corrélation avec la préférence du roi pour Odette
de Champdivers dès 1405 ? C’est probable, car, comparée à elle, jeune et jolie, la
reine, déjà…
Toute cette débauche de luxe, à laquelle s’ajoute un goût marqué pour
l’argent versé par les contribuables, éloigne de plus en plus les populations de
celle qui devrait les sauver. Le train de vie de la Bavaroise provoque un rejet de
celle-ci par ses sujets français à un moment où ces derniers traversent une
période de grande misère. La magnificence est perçue par eux comme une
insulte et une provocation d’autant moins acceptable qu’Isabeau était censée les
conduire vers la paix et la prospérité.
Ignorant les vrais problèmes d’Isabeau, les raisons profondes de son désarroi
et de ses excès, le peuple retient seulement d’elle les apparences d’une vie
dépensière et dissolue et fête l’assassinat de son soutien, le duc Louis d’Orléans,
comme celui d’un oppresseur du peuple. Il espère que Jean sans Peur, qui a
commandité le crime, s’imposera rapidement à la reine et au gouvernement. Car
il est opposé à une fiscalité trop pesante et c’est un réformateur, lui !
L’entrée de Bourgogne dans la capitale avec des troupes sûres le 28 février
1408 donne beaucoup d’espoir aux Parisiens. D’autant que, peu après, Isabeau,
qui craint pour sa vie en raison de ses liens d’amitié avec le duc disparu, s’enfuit
de Paris. La peur la fait agir ainsi, mais aussi sa rancœur envers celui qui la ruine
politiquement. Pour plusieurs années, une lutte à mort s’engage entre la
présidente officielle du Conseil du roi et l’homme fort du moment qui tient la
réalité du pouvoir.
Pour l’instant, les deux ennemis s’observent, chacun essayant de renforcer
son parti pour pouvoir l’emporter plus facilement. Mais le 5 juillet, Jean sans
Peur doit partir en Flandre pour mettre fin à une rébellion. Profitant de cette
opportunité, Isabeau, qui s’était réfugiée à Melun, revient à l’hôtel Saint-Pol à la
fin du mois d’août. Décidée à en finir avec le duc de Bourgogne, elle préside en
l’absence du roi un tribunal qui prône la condamnation de Jean pour son
abominable crime et l’assigne à comparaître. Ce coup de force judiciaire déplaît
aux Parisiens, conquis par les idées généreuses de l’accusé et prêts à le défendre.
Il ne leur est pas nécessaire de manifester davantage : Jean, qui a rétabli l’ordre
dans le Nord, revient vers la capitale. Le retour de cet adversaire redoutable
provoque les mêmes effets que précédemment. Contenant son besoin impérieux
de justice vengeresse, la reine s’enfuit de Paris avec le dauphin au début de
novembre… et Bourgogne peut y rentrer en triomphateur le 28 du même mois.
Dès lors, Jean sans Peur et les siens, les « Bourguignons », peuvent
gouverner sans trop de difficulté pendant trois ans, de 1409 à 1412. Isabeau,
impuissante, est condamnée à l’inaction et à l’acceptation de sa défaite : on ne
prend plus l’avis du conseil qu’elle est censée présider depuis l’ordonnance de
1403.
Dans le même temps, l’opposition orléanaise s’organise. Puisqu’il n’est plus
possible de compter sur la reine, il lui faut prendre sa destinée en main. Le parti
des « Armagnacs », créé officiellement par la ligue de Gien le 15 avril 1410,
entend bien chasser le meurtrier du frère du roi et prendre sa place à la tête de
l’Etat. Comme le fils de Louis d’Orléans, Charles, est trop jeune pour venger son
père, son beau-père, le comte Bernard d’Armagnac, est choisi pour accomplir
cette mission expiatoire. Un véritable parti se constitue autour de sa personne : il
comprend le nouveau duc d’Orléans bien sûr, mais aussi ceux de Berry, de
Bourbon, de Bretagne, associés à un certain nombre de comtes d’importance.
Comme la mise en place d’une telle force demande du temps pour donner toute
sa mesure, Jean sans Peur n’est pas vraiment menacé. Toutefois, en 1412, il y a
des engagements militaires entre Armagnacs et Bourguignons, qui ne se soldent
par aucun succès probant. Toutes les négociations, les intrigues, les décisions
échappent à la reine. Complètement dépassée, elle ne règne plus que sur elle-
même.
A peine a-t-elle touché le pouvoir du bout des doigts que celui-ci lui échappe
de nouveau. Non par sa faute cette fois mais en raison d’un important événement
qui va changer assez durablement le cours des choses.
Le roi d’Angleterre Henri IV est décédé en mars 1413, laissant la place à son
fils Henri V, très différent de lui dans ses motivations et dans la conduite des
affaires. De son vivant, Henri IV s’était à plusieurs reprises laissé approcher par
les Armagnacs et les Bourguignons qui, tour à tour, l’avaient pressé d’intervenir
en France en leur faveur. Mais, n’étant pas d’humeur guerrière et se trouvant le
plus souvent à court d’argent, il ne s’était pas engagé activement dans la guerre
de Cent Ans.
Henri V, lui, rêve tout au contraire de reconquérir l’héritage français des
Plantagenêts, perdu depuis Jean sans Terre au début du XIIIe siècle. Animé par un
fort esprit de revanche, il n’aspire qu’à s’imposer, de toutes ses forces, à
Charles VI. Ce dernier est si fragile et depuis si longtemps… Comme il lui faut
un allié sur le continent, que Jean sans Peur est isolé à présent et à la recherche
de nouveaux soutiens, il décide de s’allier à lui en mai 1414 pour venir à bout de
leurs ennemis communs.
Une armée anglaise débarque sur les côtes françaises en août de l’année
suivante, provoquant la panique. Le 25 octobre 1415, la cavalerie française est
étrillée à Azincourt, en Picardie, entre Amiens et Calais. Forts de leur victoire,
les Anglais entreprennent à présent la conquête de la Normandie, dont ils
s’empareront bientôt, en 1417. Si Jean sans Peur a aidé Henri V à se rendre
maître de ce riche et beau duché, il n’est pas intervenu à Azincourt à ses côtés
pour une raison simple : son objectif à lui, immédiat et exclusif, c’est de
reprendre Paris, d’où l’on gouverne la France…
Pourtant, dès le début du règne d’Henri II, les affaires publiques semblent lui
échapper en partie. Le roi, toujours aussi épris de Diane de Poitiers, la laisse
gouverner avec la complicité de ses amis, le connétable Anne de Montmorency,
le duc François de Guise et son frère Charles, archevêque de Reims et bientôt
cardinal de Lorraine, le maréchal de Saint-André, depuis longtemps fidèle
d’ailleurs du nouveau souverain. C’est évidemment le monarque qui prend
officiellement les décisions mais celles-ci sont grandement influencées par sa
favorite.
D’ailleurs le pouvoir de Diane brille au grand jour : Henri lui donne le
château de Chenonceau dès juin 1547 ; peu après, le 8 octobre 1548, il la
promeut duchesse de Valentinois. Et lorsqu’il rentre dans les bonnes villes de
son royaume, il est heureux de voir, sur les tentures placées à l’entrée des cités,
« H » et « D » en lettres d’or entrelacées, signe manifeste de leur amour
réciproque. Même dans les châteaux que les amants fréquentent, tel
Fontainebleau, les courtisans peuvent lire sur les manteaux des cheminées ou sur
les encadrements des portes leurs deux initiales qui semblent reléguer à jamais
Catherine de Médicis au royaume des ombres.
Deux ans après son avènement, le 10 juin 1549, Henri II fait procéder au
sacre de Catherine à Saint-Denis. Ce faisant, il cède à un usage déjà ancien selon
lequel la reine, en tant que femme du roi et future génitrice de ses héritiers, doit
aussi recevoir la bénédiction de Dieu et de l’Eglise. Mais les vraies héroïnes du
jour sont Diane et ses filles, qui jouent un rôle important pendant toute la
cérémonie aux côtés de la reine.
Meurtrie, Catherine de Médicis continue le plus souvent à garder le silence
pour cacher sa déception et son désarroi. Quand les offenses sont trop fortes, une
altercation survient de temps en temps, qui ne change rien à la vie du couple
royal. Catherine aime son mari, qui l’aime bien du reste, elle et ses enfants, mais
lui préfère son ensorcelante rivale. Alors l’épouse s’efface derrière la favorite
pour ne pas perdre l’affection, même ténue, de l’être aimé. Ainsi se perpétue le
ménage à trois, Diane ordonnant toujours à Henri de faire chambre commune
avec sa femme pour renforcer encore son pouvoir sur lui en lui permettant
d’assurer sa descendance.
Cependant, le souverain ne s’y trompe pas : il connaît les réelles capacités de
sa conjointe. Lorsqu’il doit quitter pour quelque temps ses fonctions
gouvernementales, absorbé qu’il est par sa rivalité avec Charles Quint et par les
guerres d’Italie, c’est à Catherine de Médicis qu’il confie la gestion des affaires,
et à personne d’autre. Ayant confiance en elle, il lui donne la direction du
royaume en 1548, 1552, 1553 et 1554. Entourée il est vrai des membres du
Conseil, elle s’acquitte à merveille de sa tâche, à la grande satisfaction du
monarque. Même peu aimée de lui, elle lui est indispensable. Et cela crée des
liens forts entre eux, même s’ils ne sont pas sentimentaux.
Le traité du Cateau-Cambrésis met fin en avril 1559 aux guerres d’Italie,
dans des conditions peu avantageuses pour la France puisque, malgré des
expéditions militaires répétées depuis Charles VIII, sous Louis XII et
François Ier, Henri II est obligé de renoncer définitivement à toute prétention sur
la Péninsule.
Pour sceller la réconciliation entre les deux familles régnantes rivales, il est
aussi convenu que Philippe II, roi d’Espagne et héritier d’une bonne partie des
domaines de Charles Quint, épousera Elisabeth, fille aînée d’Henri et de
Catherine. Cette dernière est flattée de cette union, mais furieuse des dispositions
territoriales du traité de paix. Elle ne se prive pas de le faire savoir vertement à
Diane de Poitiers, qu’elle rend responsable d’avoir mal conseillé le roi pendant
trop d’années. Cette violente accusation, en grande partie fondée, la libère d’un
coup du poids des avanies subies.
Quand, en juin 1559, a lieu la cérémonie de mariage annoncé unissant un roi
de trente-deux ans à une princesse de quatorze ans, Paris se noie dans la fête.
Henri II se livre à des tournois. Le dernier, que lui avait déconseillé Catherine,
lui est fatal. La lance de son partenaire Montgomery lui ayant traversé un œil, il
décède peu après, le 10 juillet, à l’hôtel des Tournelles.
Bien qu’effondrée, la reine veuve se reprend vite : elle va sans doute devoir
gouverner. Dans la douleur, à la Cour et aux affaires elle a appris, à quarante ans
à présent, à diriger et à assumer des responsabilités. Elle aura besoin de tout son
savoir-faire car, après les guerres extérieures, des conflits internes menacent
dangereusement l’unité du royaume.
Le XVIe siècle est assombri, en France surtout, par des luttes religieuses qui
mettent aux prises catholiques et protestants. Les souverains français tentent
d’empêcher ces affrontements préjudiciables à l’intégrité du pays et à l’autorité
royale.
François Ier doit faire face le premier au protestantisme. Après une politique
modérée, il juge bon de sévir durement contre les réformés quand ceux-ci
menacent son pouvoir. Quand, au mois d’octobre 1534, a lieu l’« affaire des
Placards » qui sont affichés un peu partout en France et jusqu’au château
d’Amboise où il réside, il ordonne une répression terrible. Certes, ce sont surtout
le pape, le clergé, le sacrement de l’eucharistie et le culte des saints qui sont
violemment critiqués mais tout cela participe de la religion catholique dont il est,
en principe au moins, le fervent protecteur. A travers l’Eglise, c’est lui qui est
visé par ce nouveau mouvement de contestation, et cela, il ne peut le tolérer. Le
roi ordonne donc arrestations et exécutions ; une quarantaine de personnes
périssent sur le bûcher. Après avoir rapidement sévi, il adopte en juillet de
l’année suivante une politique plus conciliante, de façon à redevenir pour tous le
maître incontesté du royaume. En 1536, le Picard Jean Calvin publie à Bâle
L’Institution de la religion chrétienne, qu’il fait précéder d’une préface adressée
à François Ier, datée du 31 août 1535, dans l’espoir de convertir à sa doctrine un
souverain français dont il perçoit bien les hésitations. Mais le monarque ne
modifie pas sa position et continue à voir dans le calvinisme qu’il poursuit un
ennemi de l’ordre royal.
En 1547, son fils et successeur Henri II reprend le flambeau de la répression,
de façon beaucoup plus radicale. Dès le début de son règne, il institue au
parlement de Paris une « Chambre ardente » contre les hérétiques. Cette
chambre devra se prononcer sur les peines à appliquer contre ceux qui auront été
reconnus comme protestants par les tribunaux religieux. Elle prononce des
confiscations de biens, des bannissements, le bûcher pour certains. En 1557,
soucieux d’en finir, il ordonne par l’édit de Compiègne une seule peine contre
les hérétiques : la mort.
Ces persécutions n’empêchent pas la religion proscrite de prospérer, bien au
contraire : en mai 1559, les pasteurs des soixante-douze églises de France
jusque-là isolées, peuvent se réunir à Paris, rédiger une confession commune en
quarante articles et se donner une hiérarchie « démocratique » de consistoires
appelés à décider des affaires communes, en principe une fois par an. C’en est
trop pour Henri II : le 2 juin suivant, il réitère avec insistance ses ordres de
condamnation systématique des trublions politico-religieux. Le trépas met un
terme à sa vindicte meurtrière.
A la mort de son époux, Catherine de Médicis hérite donc d’une situation
difficile ; d’autant plus que les réformés représentent près de deux millions de
personnes, environ 10 % de la population française, et que certains occupent des
fonctions publiques importantes, jusqu’à la Cour. A l’inverse de François Ier et
d’Henri II, ce qu’elle veut – et qu’elle voudra jusqu’à la fin de ses jours –, c’est
renforcer le pouvoir du souverain par la paix, établir l’entente et l’unité de foi
par un dialogue interreligieux.
Vaste programme, qu’elle est dans l’incapacité de réaliser en 1559. Le
nouveau roi, son fils aîné François II, âgé de quinze ans et demi, est majeur ; il
peut donc gouverner comme il l’entend. En principe, car, marié l’année
précédente à Marie Stuart, de deux ans son aînée, faible de corps comme
d’esprit, il laisse à son épouse l’initiative du pouvoir. Légère et inconséquente,
celle-ci s’en remet entièrement à ses oncles par sa mère, née Marie de Lorraine-
Guise, le duc François de Guise, excellent stratège, et son frère le cardinal
Charles de Lorraine, aussi habile politique que mécène très fortuné. L’un et
l’autre sont des catholiques intransigeants qui ne pensent qu’à extirper l’hérésie.
Pour en venir à bout, ils veulent renforcer la violence voulue par Henri II. La
reine mère est dans l’incapacité de calmer leur ardeur répressive : elle ne peut
affronter impunément les favoris du couple royal, aveuglé par eux et prompt à
les défendre. Comme de surcroît les nouveaux gouvernants sont à la tête d’un
parti très influent en France, elle doit se contenter dans un premier temps de
chasser Diane de Poitiers du Conseil, de lui prendre le château de Chenonceau et
de lui concéder celui de Chaumont, plus éloigné de la Cour.
Les Guises se rendent rapidement odieux aux protestants, dont le chef est le
prince Louis de Condé. Aussi, dès le mois d’octobre, sans doute avec la
complicité du prince, un complot est-il échafaudé contre eux : on soustraira
François II à leur influence pour lui inspirer une meilleure conduite. Jean de la
Renaudie se charge d’organiser le coup de main. Mais les Guises, informés du
danger, vont chercher abri avec le roi et sa famille derrière les solides murailles
du château d’Amboise. Les séditieux attaquent le refuge royal le 17 mars
1560 mais sont repoussés. Plus de soixante d’entre eux sont pendus pour
l’exemple aux créneaux de la forteresse, ou encore noyés dans la Loire. La
Renaudie, capturé deux jours plus tard, est exécuté sur la place publique où ses
complices sont décapités.
Cette violence provoque la colère des protestants qui menacent de s’agiter un
peu partout en France. Alors, Catherine de Médicis, contrainte au silence ou à
l’approbation jusqu’alors, peut commencer à accomplir, malgré les Guises, son
œuvre de pacification.
Dès le mois de mai, par l’édit de Romorantin, pris à son initiative, elle offre
une certaine liberté de conscience aux réformés s’ils consentent à ne pas se
rebeller. Le mois suivant, elle réussit à faire entrer au gouvernement l’un des
siens, Michel de l’Hôpital. Promu chancelier de France, il gouvernera avec
Catherine jusqu’en 1567. L’un et l’autre sont persuadés que seul un pouvoir
royal puissant pourra ramener la tolérance et le calme chez les « guerriers de
Dieu ».
Mais la nouvelle politique tourne court : le 5 décembre 1560, François II
meurt à Orléans. Qui donc imposera sa loi demain ?
Le frère cadet du roi défunt, Charles-Maximilien, lui succède sous le nom de
Charles IX. Comme il n’a que dix ans, qu’il n’a pas atteint l’âge de la majorité,
fixée à treize ans pour les rois, une régence s’impose. Logiquement elle devrait
revenir au premier prince du sang, Antoine de Bourbon, déjà roi de Navarre par
son mariage avec Jeanne d’Albret, mais Catherine de Médicis fait valoir ses
prétentions. Comme mère du nouveau souverain, elle partage d’abord le
gouvernement avec son rival. Puis, avec une habileté consommée, elle l’écarte
de la direction des affaires. Comme Antoine de Bourbon ne s’entend pas avec le
duc de Guise, qui n’accepte pas de devoir renoncer à ses responsabilités, qu’une
violente dispute entre les deux hommes fait craindre une guerre civile, elle
confie à Navarre la haute autorité sur les armées en le nommant lieutenant
général du royaume ; en échange, elle se fait reconnaître par lui comme
« gouvernante de France », fonction qu’elle exerce dès février 1561. De la sorte,
sans en porter le titre, elle devient régente et domine tout à la fois Navarre et
François de Guise, chef militaire et conseiller tout-puissant sous le règne
précédent. Elle fait d’une pierre deux coups et elle s’impose à la tête d’un
royaume qu’elle dirigera pendant près de trente ans, quasiment jusqu’à sa mort.
Pour l’heure, à quarante et un ans, elle semble avoir toutes les qualités
requises pour s’imposer à la tête de l’Etat. Elle est déterminée ; elle sait ce
qu’elle veut mais elle est prête à composer avec ses adversaires pour écarter le
danger, avant de revenir au moment opportun sur ses propres positions. D’où des
doubles jeux, des louvoiements, des ruses qui ont fait croire à un profond
machiavélisme. En fait, obligée de se battre contre les meneurs de terribles
guerres, elle n’a fait que jouer une faction contre une autre pour éviter le pire.
Car Catherine a gouverné pendant l’une des périodes les plus troublées de
l’histoire de France. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, « papistes » et
protestants luttent les uns contre les autres dans une guerre sans merci, guidée
par la haute noblesse armée, aussi puissante à la Cour que dans les provinces.
Elle a des convictions religieuses, bien que certains l’aient prétendue
indifférente dans ce domaine. Elle est catholique, à n’en pas douter, mais ses
croyances sont teintées de superstitions : elle porte des talismans pour se
protéger du mauvais sort, boit des philtres, consulte alchimistes et astrologues.
Elle reçoit la visite de Michel de Nostre-Dame, célèbre sous le nom de
Nostradamus, à plusieurs reprises et jusqu’en 1566, quand meurt ce médecin
devenu devin réputé dans toute l’Europe. Le goût de Catherine pour l’astrologie
est partagé par de nombreux croyants de son époque. Tous sont persuadés que
les astres, créés par Dieu, ont reçu mission d’observer la conduite et la moralité
des humains. Soleil, Lune, étoiles sont attentifs à ce qui se passe sur terre, en
bien comme en mal. Si le péché vient à l’emporter au point d’être insupportable
et de provoquer la colère de Dieu, ils répandent sur la Terre les maux les plus
terribles : peste, épidémies, famine. Si le bien triomphe, le courroux divin
s’apaise et les astres répandent leurs bienfaits sur l’humanité devenue bénie. La
religion revêt donc en ces temps, aussi bien dans le peuple que parmi les princes,
un caractère singulier, plus syncrétique qu’orthodoxe.
Ce christianisme se prête peu aux recherches théologiques et à
l’approfondissement des dogmes. Et Catherine, bien que croyante sincère, n’a
qu’une connaissance limitée des données fondamentales du catholicisme et,
encore plus, du protestantisme. Elle peut observer facilement les désaccords
apparents, visibles, des deux religions : les calvinistes ne respectent pas ou
souillent des hosties consacrées, méprisent, voire brisent les statues de la Vierge
et des saints vénérés par les catholiques. Mais pour elle, ce ne sont là que des
problèmes reposant sur des divergences de vues et de pratiques qu’un débat de
fond entre les autorités des deux Églises pourra aplanir avant de trouver un
terrain d’entente religieuse.
Le manque de maîtrise dogmatique de Catherine, notamment dans le
domaine sacramentel, place dès le début la « gouvernante de la France », en
charge des problèmes religieux qui bouleversent son époque, devant une
difficulté redoutable : mettre d’accord des catholiques et des calvinistes que tout
oppose, sur la forme bien sûr, mais surtout sur le fond par deux approches très
différentes du christianisme. La Parole et l’autorité de l’Eglise pour les
premiers ; la Bible revisitée par les réformateurs Luther et Calvin pour les
seconds. Concilier l’inconciliable, telle est sa lourde tâche, dont elle n’a pas
vraiment conscience, à l’été 1561.
Bien décidée à rétablir la concorde par un heureux compromis, avec
l’arrière-pensée de rétablir à terme l’unité religieuse, la reine mère prend
l’initiative de réunir un colloque où catholiques et protestants pourront débattre
librement et s’accorder sur l’essentiel. Ce colloque se réunit dans le couvent des
dominicaines de Poissy le 9 septembre 1561. La délégation calviniste comprend
douze membres, nombre évocateur de celui des apôtres, et un porte-parole
talentueux, Théodore de Bèze, bras droit de Calvin à Genève. On compte parmi
les prélats des ecclésiastiques intransigeants comme le cardinal de Lorraine,
mais aussi des dignitaires de l’Eglise prêts à des concessions, comme les
cardinaux de Bourbon et de Châtillon, ce dernier ayant rallié le parti de la
Réforme. Comme il faut donner une réelle importance à cette réunion et exercer
une pression psychologique sur les théologiens appelés à débattre, il y a là le roi
Charles IX, Catherine de Médicis, le chancelier de France Michel de l’Hôpital et
les princes du sang. Alors que les catholiques modérés veulent commencer les
débats par des aspects secondaires du différend, les autorités, dont Catherine,
proposent aux protestants de se prononcer d’abord sur le problème de
l’eucharistie, c’est-à-dire d’aller au cœur de la polémique. On croit habile de leur
soumettre une formulation déjà adoptée par les luthériens allemands en 1530 et
acceptée par l’empereur Charles Quint en 1555. Pour l’essentiel, il y a présence
réelle du Christ mais les espèces sont tout à la fois pain, vin, corps et sang du
Sauveur (consubstantiation). Cette proposition a au moins l’avantage de
reconnaître la présence divine lors de la célébration religieuse, même si elle
diffère un peu de la version catholique qui, elle, prône la transformation totale
des espèces en corps et sang du Christ (transsubstantiation).
Mais les calvinistes ont des vues différentes de celles des luthériens. Et
Théodore de Bèze le fait savoir dès le 9 septembre avec beaucoup de fermeté :
dans la Cène, il n’y a pas de présence réelle du Christ dans les espèces, mais
seulement une présence spirituelle qui permet au croyant de communier en esprit
avec le Christ vivant. Sur l’essentiel, il n’y a aucun accord possible puisque lui,
Théodore de Bèze, détient la seule vérité que les Evangiles lui ont révélée.
Catherine de Médicis, désolée, entreprend encore de réunir une commission
mixte de dix membres, toujours sur le même sujet, avec les responsables
catholiques les plus ouverts au compromis. Rien n’y fait : cette fois-ci, ce sont
les prélats qui rejettent la nouvelle formulation, trop « protestante » pour eux.
Après ce dernier échec, il ne reste plus à la reine mère qu’à clore des débats
pourtant porteurs d’espoir pour elle, ce qu’elle fait vers la mi-octobre.
Avant de mettre un terme à ces échanges doctrinaux, elle fit preuve
d’autorité et d’habileté politique. Comme la dette de l’Etat ne cessait de se
creuser, qu’elle atteignait quarante millions de livres, elle obligea le clergé de
France, ordre privilégié et immensément riche, à payer une partie du déficit par
le contrat de Poissy, adopté le 21 septembre. Ce faisant, elle résorbait un peu le
déficit public. Surtout, elle espérait donner un sujet de satisfaction aux réformés,
ennemis jurés de l’Eglise traditionnelle : ils se montreraient plus compréhensifs,
plus ouverts au compromis… Hélas, malgré tout cela, les partisans des deux
religions demeuraient inflexibles.
Les profonds ressentiments des adeptes des deux religions ennemies peuvent
faire craindre une nouvelle guerre civile. Pourtant c’est un événement imprévu,
d’une effroyable violence, qui officialise la rupture définitive entre papistes et
huguenots : le massacre de la Saint-Barthélemy.
Ce drame national est bien connu du public pour ses atrocités mais les
historiens, faute de sources décisives, indiscutables, sont encore partagés sur
l’interprétation qu’il convient d’en faire. Janine Garrisson, Denis Crouzet, Jean-
Louis Bourgeon, Arlette Jouanna notamment donnent des versions parfois
discordantes mais toutes acceptables, à défaut de documentation irréfutable.
Force est de se contenter d’une approche plausible de ce qui reste encore en
partie une énigme.
On a quand même des certitudes sur les raisons de la tuerie. Cela fait
longtemps que les deux partis chrétiens s’affrontent dans des guerres civiles
meurtrières sans que le pouvoir royal puisse mettre un terme à leurs luttes
fratricides. Il serait heureux qu’après plus de dix ans d’affrontements divers la
royauté puisse enfin régler un différend religieux qui menace dangereusement
l’équilibre du royaume et l’autorité du roi.
Dans cette grisaille ambiante, une lueur d’espoir : Catherine de Médicis a
réussi à négocier le mariage de sa fille Marguerite avec le roi Henri de Navarre.
A présent c’en est fini des combats, voici enfin l’heure de la concorde
puisqu’une princesse catholique va épouser l’un des chefs huguenots les plus
réputés ! En ce 18 août 1572, les époux échangent leur consentement sur une
estrade dressée sur le parvis de Notre-Dame. Les voilà unis, même si Henri et les
siens refusent ensuite d’assister à la messe dans la cathédrale, laissant ce soin à
la seule jeune mariée, accompagnée de son frère Henri d’Anjou et de la Cour.
Les catholiques de Paris ne sont pas contents : cette comédie de mariage est une
insulte à Dieu ! Purement politique, il ne constitue pour eux qu’une provocation
supplémentaire. Mais la reine mère, devançant leur colère, ordonne quatre jours
de fêtes. La haine s’estompe avec les joutes, tournois et réjouissances populaires,
qui ont lieu du 18 au 21 août.
Le 22, un drame met un terme à l’euphorie d’un moment. Alors que l’amiral
de Coligny sort, vers 11 heures, du Louvre, où il a participé à un conseil
important, et qu’il s’achemine vers sa résidence, l’hôtel de Béthizy, un spadassin,
Louviers de Maurevert, tire sur lui avec son arquebuse et le blesse grièvement à
la main et au coude. Le roi se précipite au domicile de la victime et ordonne une
enquête, qui aboutit à la mise en accusation des Guises ; Catherine de Médicis,
un moment suspectée, assure son fils de son innocence. Dérobade de sa part ?
Probablement pas. Il est vrai qu’elle détestait Coligny, non pour son calvinisme
mais parce qu’il avait pris trop d’importance auprès de Charles IX et parce qu’il
voulait secourir les Pays-Bas révoltés contre les Espagnols depuis 1566. Or la
reine mère, parfaitement consciente des difficultés intérieures et de la supériorité
militaire de Philippe II, tenait absolument à maintenir la paix avec lui. Jalouse de
son pouvoir, elle supportait mal depuis quelque temps la place que l’amiral
prenait dans l’esprit du souverain. Mais entre détester et tuer… Même si l’idée
d’un meurtre lui a parcouru l’esprit, elle l’a rapidement chassée pour une raison
majeure : elle venait de rétablir une entente fragile par le mariage de sa fille et
elle ne voulait pas tout gâcher en faisant exécuter un chef huguenot. Plus que la
rancœur, la paix avant tout. Elle n’est donc pour rien dans la tentative de
Maurevert. Pour les responsabilités, il faut plutôt regarder du côté des Guises et
des Espagnols, catholiques intransigeants partageant des intérêts communs. Au
début de l’après-midi du 23 août, Catherine, rassérénée, est persuadée que,
l’épisode tragique terminé, tout va rentrer dans l’ordre à son profit.
Le massacre de la Saint-Barthélemy
La reine mère est persuadée que, privé de ses principaux chefs, le parti
huguenot décapité se tiendra tranquille et qu’elle pourra enfin entreprendre une
œuvre de pacification. Mais les tueries ont provoqué l’indignation et la fureur
des protestants qui, sous l’impulsion de leurs pasteurs et des nobles rescapés de
la tragédie, veulent plus que jamais faire respecter et reconnaître leur religion.
Bientôt, surtout dans le midi de la France, ils se révoltent contre le pouvoir
central, déclenchant d’octobre 1572 à juillet 1573 une quatrième guerre civile.
Catherine de Médicis, décontenancée par cette réaction imprévue, veut réagir
par une intervention militaire pour mater la rébellion. Mais elle est dans
l’impossibilité de mener une opération d’envergure : la guerre coûte cher,
environ 16 à 18 millions de livres par an, quand les recettes ne rapportent au
Trésor que 13 millions, et le montant de la dette publique est abyssal. Ne
pouvant conduire que des opérations limitées dans le Sud, elle décide de
concentrer ses principaux efforts sur la cité de La Rochelle, cœur de la
dissidence, où résident quelque vingt mille habitants défendus par une petite
mais vaillante armée de mille cinq cent hommes. Elle fait mettre le siège devant
la ville en novembre et le place, à partir de février 1573, sous la direction de son
fils Henri d’Anjou. Après un blocus par terre et par mer de huit mois, les
Rochelais, pourtant affamés, tiennent toujours bon et sont prêts à résister plus
longtemps quand, en juillet, Henri décide de quitter les lieux.
Sa décision ne résulte ni d’une lassitude ni d’une défaite mais d’une nouvelle
importante qui le touche personnellement : il a appris en juin que les nobles de la
Diète générale de Pologne l’ont élu le 11 mai roi de leur pays pour succéder au
dernier des souverains de la dynastie des Jagellons. Cette élévation à la dignité
royale n’est pas due au hasard. Pour compenser la médiocrité de la progression
des Français dans le Sud, Catherine a demandé à l’évêque de Valence, Jean de
Monluc, de se rendre en Pologne pour influencer les électeurs de la Diète en
faveur de son fils, au besoin contre argent sonnant, et lui faire obtenir là-bas le
pouvoir suprême.
Henri ne peut mener tout à la fois un combat en France et régner dans l’est
de l’Europe. Il négocie donc le 24 juin avec les Rochelais, ravis d’avoir tenu tête
aux troupes royales et de mettre un terme à leurs souffrances, et lève le camp le
6 juillet suivant.
L’accession du duc d’Anjou au trône de Pologne réjouit ses frères.
Charles IX est heureux de voir s’éloigner de lui un homme qu’il n’aime pas et
qui, par son intelligence et sa prestance, lui fait de l’ombre. Comme Charles est
tuberculeux et qu’il crache du sang, le dernier et le plus jeune des fils de
Catherine, François d’Alençon, ambitieux sans scrupules, caresse l’espoir de lui
succéder à la tête du royaume puisque son aîné doit prendre les rênes du
gouvernement polonais. La reine mère, inquiète pour la santé et la vie du
souverain, tient à protéger Henri, son enfant favori, contre les prétentions de
François. Aussi fait-elle prendre par Charles IX le 22 août une déclaration
établissant qu’au cas où ce dernier décéderait sans descendant mâle légitime, la
couronne de France reviendrait de droit à Henri, disposition d’ailleurs tout à fait
conforme aux règles traditionnelles de succession depuis les Capétiens.
Avant la signature de cet acte, la guerre s’enlisant, Catherine a jugé bon
d’établir la paix avec les huguenots et de régler leur sort le 11 juillet par l’édit de
Boulogne. La nouvelle loi restreint encore davantage la liberté de culte pour les
protestants puisque ce dernier est autorisé seulement dans quatre villes : La
Rochelle, Nîmes, Montauban puis, peu après, Sancerre. Elle provoque la colère
des protestants. Le 25 août, des représentants des réformés du Midi, excédés,
exigent la réhabilitation de l’amiral de Coligny et le libre exercice du culte
partout ; ils sollicitent même l’alliance des puissances protestantes voisines.
Catherine, très contrariée et inquiète, constate que la Saint-Barthélemy, non
seulement n’a pas permis d’atteindre les objectifs recherchés mais n’a fait
qu’exaspérer les rancœurs et accroître dangereusement les revendications.
Pour compenser leur faiblesse relative, les protestants s’allient à des princes
et des grands seigneurs partisans d’un catholicisme modéré et adeptes de la
tolérance religieuse. Ils rencontrent l’adhésion de cette haute noblesse car elle
tient à retrouver son rang au gouvernement dont son principal dirigeant, le duc
François d’Alençon, est soigneusement tenu à l’écart par la reine mère depuis
qu’elle l’a obligé à renoncer à la succession au trône. Voulant retrouver ses
prérogatives et ne pouvant pas y parvenir seuls, ces mécontents ou
« Malcontents » sont tout prêts, tant par nécessité que par conviction, à tendre la
main aux adversaires du pouvoir en place. Ainsi s’opère un rapprochement entre
Malcontents et huguenots dangereux pour la monarchie… à condition de libérer
les principaux responsables, Alençon et Navarre, de la tutelle de Charles IX et de
sa mère. On organise à cette fin des complots à la Cour en février et en avril
1574 mais ceux-ci échouent lamentablement. Le roi décide d’accorder son
pardon aux deux princes tout en les gardant près de lui mais d’envoyer à
l’échafaud leurs complices La Mole et Coconat, tous deux catholiques et
partisans d’une entente subversive avec les protestants. Ils sont décapités le
30 avril. Deux autres personnages de la même tendance, le duc François de
Montmorency et le maréchal de Cossé, suspects d’avoir participé au coup de
force, sont emprisonnés.
Catherine ayant rétabli le calme par la fermeté, tout danger semble écarté. Il
était temps : Charles IX, si malade depuis quelque temps, meurt à vingt-trois ans,
le 30 mai. Le souverain qui lui succède est, ainsi que cela a déjà été établi, son
frère cadet Henri III, jusqu’alors roi de Pologne. Mais Cracovie est loin de Paris
et la nouvelle de son élévation à la royauté ne lui parvient là-bas que le 15 juin.
Soucieux d’échapper aux dignitaires polonais avec lesquels il ne s’entend pas, il
quitte bientôt son ancienne capitale dans la nuit du 18 au 19 juin. Puis, sans plus
se presser, il séjourne en Autriche et en Italie où il est accueilli triomphalement.
Il sait que Catherine de Médicis, régente une nouvelle fois, dirige
convenablement le royaume de France. Mais, justement, elle lui demande de se
hâter : les tensions avec l’opposition sont de plus en plus vives et il y a danger
d’un nouveau soulèvement.
Henri III arrive à Lyon le 6 septembre et a l’occasion de s’entretenir avec la
reine des affaires publiques. Comme il y a risque de guerre, le plus urgent est de
constituer un gouvernement de combat efficace. Réduit à un petit nombre, le
Conseil du roi comprend désormais des hommes de confiance de Catherine et de
lui-même, aussi bien à la Chancellerie qu’à la surintendance des Finances ou aux
secrétariats d’Etat. Le monarque s’entoure aussi de compagnons qui ont su
gagner sa confiance en Pologne, comme le maréchal de Bellegarde ou Louis de
Gonzague, duc de Nevers. A vingt-trois ans, bien entouré de personnalités
compétentes et fidèles, il est décidé à s’imposer à tous.
Mais les Malcontents ne l’entendent pas ainsi. Bien que François d’Alençon
et Henri de Navarre soient toujours retenus à la Cour, que le maréchal de Cossé
et François de Montmorency soient embastillés, ils reprennent les hostilités à
l’initiative de l’un des leurs, Henri de Montmorency-Damville, gouverneur du
Languedoc. Catholiques modérés et huguenots déclenchent une nouvelle guerre
civile, la cinquième, espérant bien libérer le Sud des ambitions dominatrices du
nouveau roi, qui décide de répondre militairement à la rébellion dirigée par
Damville depuis novembre. Aucun des deux clans, royal et insoumis, ne parvient
à l’emporter de façon décisive mais les ennemis du pouvoir, soucieux de ne pas
perdre la partie, affirment haut et fort leurs intentions : le 10 janvier 1575, ils
proclament depuis Nîmes leur volonté de créer une république du Languedoc.
L’autorité d’Henri III étant gravement menacée par ces volontés
indépendantistes de nature révolutionnaire, Catherine de Médicis conseille à son
fils de cesser provisoirement les opérations, le temps de refaire ses forces et de
négocier quelque arrangement.
Mais le temps n’est ni à la pause ni au compromis. François d’Alençon
réussit à s’échapper de la Cour le 15 septembre et prend la direction des
opérations avec le concours d’Henri de Condé, qui s’est libéré lui aussi et a
réussi à réunir une armée de reîtres allemands et suisses. Pour parer à cette
situation inquiétante, Henri III demande au duc de Guise de réagir et de
s’imposer. Celui-ci réussit à donner satisfaction à son souverain en battant les
reîtres à Dormans, sur la Marne, le 10 octobre. Sa bravoure lui occasionnant des
blessures à la tête, ses amis l’appelleront désormais « le Balafré ».
La victoire est éphémère car Alençon, bien décidé à parvenir à ses fins,
reprend le combat en février 1576 et Navarre, qui s’est échappé lui aussi de sa
prison dorée et est revenu au calvinisme, épaule son allié dans le Béarn et le
Sud-Ouest. Avec l’arrivée de ces stratèges qui obtiennent des succès probants, la
situation du monarque est compromise. Aussi sa mère lui conseille-t-elle de
composer avec l’ennemi pendant qu’il en est encore temps, en lui faisant des
concessions importantes. Pour calmer les ardeurs guerrières des vainqueurs du
moment, Catherine de Médicis laisse opérer sur eux les charmes de ses
demoiselles d’honneur, son « escadron volant » qui fait merveille puisque l’on
parle bientôt d’une entente retrouvée sous condition.
Effectivement, le 6 mai est pris l’édit de Beaulieu, qui établit la « paix de
Monsieur », frère du roi. Elle est très favorable aux Malcontents catholiques et à
leurs alliés protestants. François d’Alençon reçoit en apanage l’Anjou, la
Touraine et le Berry, ce qui lui permet de prendre à présent le titre de duc
d’Anjou. Henri de Navarre reçoit, lui, le gouvernement de Guyenne et une forte
indemnité de guerre. Les vainqueurs ne se contentent pas de ces avantages :
Henri III doit condamner la Saint-Barthélemy dont il est tenu pour responsable et
réhabiliter la mémoire de l’amiral de Coligny. Quant aux huguenots, ils reçoivent
huit places de sûreté et l’assurance de pouvoir exercer leur culte librement dans
les villes qu’ils détiennent déjà et dans deux autres par gouvernement. Pour
parfaire le tout, des états généraux seront réunis sous six mois afin de définir les
orientations d’une nouvelle politique. Catherine est à l’origine de ce vaste
programme de sacrifices jamais consentis jusque-là. Pour elle, l’édit de Beaulieu
n’est qu’un recul provisoire et obligé avant la reprise de sa marche en avant vers
la paix et le rétablissement de l’autorité royale, aujourd’hui très compromis.
Mais les catholiques sont fort mécontents d’une paix qui les dessert. Dès le
mois de juin 1576, sous l’impulsion des Guises, une ligue est créée à Péronne, en
Picardie, qui doit mobiliser non seulement les énergies des nobles et des villes de
cette province contre les Malcontents et les calvinistes mais celles de tous les
« bons chrétiens » du royaume. Le roi s’en proclame le chef pour bien marquer
sa détermination contre les Malcontents de toutes sortes et leur signifier
clairement qu’il n’entend pas en rester là ni respecter un édit arraché sous la
contrainte. Le nouveau duc d’Anjou comprend le message et, ayant obtenu tout
ce qu’il désirait, se réconcilie avec son frère dans les mois qui suivent.
Ce rapprochement donne l’occasion au souverain, toujours conseillé par sa
mère, de déclencher une nouvelle guerre contre ceux qui l’ont humilié hier. Le
sixième conflit dure peu de temps. Il est dominé cette fois-ci par le succès des
armées royales. La conjoncture s’étant retournée contre eux, Malcontents
catholiques et protestants, pour ne pas perdre davantage, acceptent la paix à
Bergerac le 14 septembre 1577, paix confirmée par l’édit de Poitiers trois jours
plus tard. Le traité est signé par le roi d’un côté et par Henri de Navarre et Henri
de Montmorency de l’autre. Cette fois-ci la « paix de Monsieur » cède le pas à la
« paix du roi » : la liberté du culte réformé régresse fortement par rapport à
l’année précédente. La reine mère, inspiratrice de ces décisions, reste fidèle à ses
principes : dès qu’elle le peut, elle limite la force du parti calviniste dans l’espoir
de ramener la paix et la concorde religieuses sous l’autorité du monarque.
Les succès militaires et diplomatiques remportés par le pouvoir sont
amoindris sur le plan politique par les états généraux prévus par la paix de
Monsieur. Ceux-ci se tiennent à Blois dans le temps de la sixième guerre, de
décembre 1576 à septembre 1577. Bien que les députés qui y siègent soient en
majorité favorables à la Ligue et à la lutte contre les protestants, ils contestent
eux aussi la puissance royale car celle-ci, selon eux, limite trop la liberté des
nobles, toujours soucieux d’indépendance. Cette opposition se traduit par le
refus du plus grand nombre d’augmenter les impôts. Voulant combler le déficit
de l’Etat qui risquait de conduire celui-ci à la banqueroute, Henri III avait en
effet demandé une majoration substantielle de ses ressources financières. Mais,
aussi bien pour exprimer leur mécontentement envers Henri III que pour éviter
l’impopularité qui leur aurait valu une réprobation populaire, les Etats, refusant
les propositions budgétaires du souverain, lui conseillent plutôt de réduire le
train de vie de la Cour et de limiter les dépenses engendrées par l’entretien de
l’armée alors au combat. Ce revers oblige Catherine de Médicis et son fils à faire
cesser rapidement la guerre et affaiblit la position du gouvernement au moment
où il s’apprête à négocier une « paix du roi » pourtant tout à son profit aux
dépens des huguenots.
Dans cette ambiance contrastée, faite d’échecs et de succès incertains,
s’épanouit un mouvement qui vient providentiellement au secours d’Henri III.
Contre les Malcontents et les protestants se dresse à présent un nouveau parti,
celui des Politiques, qui se met en devoir de soutenir inconditionnellement le roi.
En 1576 le juriste angevin Jean Bodin publie un ouvrage à grand succès, Les Six
Livres de la République. Ses adeptes peuvent y découvrir de nouvelles
conceptions de l’Etat. Pour mettre enfin un terme aux affrontements, pour
ramener une indispensable entente, il faut renforcer le pouvoir royal, lui conférer
même une dimension absolue. Seule l’obéissance inconditionnelle au prince
pourra mettre un terme à des hostilités fratricides et ramener le calme dans le
royaume. Bodin déclare même préférer la tyrannie aux désordres qui endeuillent
la France depuis trop longtemps. Une doctrine de la souveraineté pleine et
entière s’élabore en faveur d’Henri III. Il en tirera profit en s’entourant de
conseillers « politiques », à la Cour aussi bien que dans les provinces. Et il sera
favorablement entendu par tous ceux, de plus en plus nombreux, qui aspirent à
un retour à l’harmonie et à un renoncement définitif au fracas des armes.
Ces conceptions sont bien évidemment soutenues par Catherine de Médicis
mais indisposent les protestants intransigeants, adversaires déterminés des
tenants de la Couronne depuis la Saint-Barthélemy. Pour eux, il n’est pas
question d’affermir l’autorité du prince. Au contraire il faut la dissoudre car les
progrès de l’absolutisme ne font que concourir au malheur des populations. Il
convient de revenir aux temps lointains où la souveraineté appartenait au peuple
représenté par des états généraux qui avaient l’initiative des lois, des impôts, de
la guerre et de la paix. Ils fixaient la ligne générale de la conduite à adopter pour
gouverner, le roi ne faisant qu’exécuter les ordres reçus, tel le pilote sur un
navire commandé par ses vrais responsables. Et si le roi venait à déroger à ces
principes, il fallait le faire déposer, voire exécuter par l’élite du royaume, les
nobles, seuls dignes d’accomplir cette mission sacrée. Il y a en ces années une
radicalisation de la position des protestants les plus déterminés, qui veulent
combattre énergiquement le monarque et la monarchie, d’où le nom de
« monarchomaques » donnés aux auteurs de cette théorie nouvelle dont les
principaux sont François Hotman, Théodore de Bèze et Philippe Duplessis-
Mornay.
Dans cette période trouble et perturbée d’après la Saint-Barthélemy,
Henri III et Catherine de Médicis, entraînés dans deux nouvelles guerres civiles
qui leur ont été tantôt favorables, tantôt défavorables, doivent à présent
composer avec des chefs et une opinion publique plus que jamais violemment
partagés. Ils ont contre eux les Malcontents catholiques, les huguenots en
général et leurs représentants les plus exaltés, les monarchomaques ; pour eux, le
parti des Politiques qui, à peine né, est pour le pouvoir une source d’espoir. Mais
la porte qui conduit au succès est étroite : il y a encore trop de haine entre les
deux religions ennemies, trop de personnalités bien décidées à empêcher la
marche en avant d’une royauté qui se voudrait absolue. Même les ligueurs, dont
Henri III est en principe le chef, sont menaçants car les Guises sont là, qui
attendent leur heure en se cachant derrière un catholicisme intransigeant dont ni
Henri ni Catherine ne veulent.
Elle est contrariée par le mariage d’Henri, contraire à ses vues. Dans des
temps de guerre civile, elle aurait voulu pour lui une alliance matrimoniale qui
aurait renforcé la position délicate de la famille royale en France. Or, sans tenir
compte de ses avis, le souverain s’est laissé dominer par ses sentiments. Après
son sacre à Reims, le 13 février 1575, il épouse le 15 Louise de Lorraine, une
cousine des Guises qui l’avait charmé avant son départ en Pologne. Or la
nouvelle reine, sans royaume ni fortune, ne peut être d’aucune utilité pour la
défense de la cause de son époux. Catherine cache son mécontentement mais elle
est furieuse.
Cette première désillusion est suivie d’une autre peu après. Toujours à la
recherche d’appuis internationaux, Catherine souhaite unir François d’Anjou à la
reine Elisabeth d’Angleterre. Ce serait pour elle l’occasion de calmer l’agitation
protestante par un mariage mixte sur le plan religieux, une sorte de retour aux
sources depuis le temps où, en 1570, elle avait tenté – en vain – de mettre Henri,
alors seulement frère du roi Charles IX, dans les bras de l’Anglaise. De son côté,
Elisabeth est favorable au projet car le rapprochement avec la famille de France
lui permettrait de mieux contrer une Espagne décidément trop prépondérante en
Europe. Sur les conseils de sa mère, François d’Anjou se rend outre-Manche en
1579 et 1581. Même s’il n’est pas séduit par une femme qui est de vingt et un
ans son aînée – il a vingt-cinq ans quand il rencontre la prétendante, âgée elle, de
quarante-six ans –, il accepte la transaction, source pour lui d’honneurs et de
fortune. La souveraine affecte de son côté d’être profondément éprise, n’hésite
pas à annoncer son prochain mariage avec le duc d’Anjou et organise déjà de
grandes réjouissances. Mais Henri III intervient personnellement : il ne veut pas
de l’alliance anglaise, pas plus hier qu’aujourd’hui. Catherine de Médicis, dont
les plans s’effondrent, se sent de nouveau écartée des affaires politiques qui
concernent pourtant sa descendance directe.
Catherine de Médicis doit compter avec des rivaux
au gouvernement
Depuis son avènement, Henri est entouré de collaborateurs qui forment son
état-major habituel, les mignons, c’est-à-dire les favoris du roi. Celui-ci les a
choisis pour leur compétence, leur dévouement à sa personne et à sa cause, leur
haine des grands seigneurs qui, depuis une quinzaine d’années, mettent le
royaume à feu et à sang. Il y a près de lui notamment François d’O, Jean-Louis
de La Vallette, le comte de Quélus, Anne d’Arques… Ces gentilshommes jouent
auprès du monarque le rôle que Catherine détenait auparavant. A contrecœur, la
reine mère doit accepter de jouer les seconds rôles.
Surtout quand, en 1581, deux archimignons, dépassant tous les autres,
reçoivent toute la confiance du roi : ce sont Anne d’Arques, fait cette année-là
duc de Joyeuse et La Valette, promu duc d’Epernon. On a attribué l’influence de
ces deux-là, comme du reste celle de tous les mignons, à leur homosexualité. Sur
ce point, rien ne peut être prouvé. Leur toilette régulière, leur raffinement
vestimentaire, leurs parfums, leurs bijoux et leurs boucles d’oreille ont contribué
à accréditer cette version. Mais le souverain tenait beaucoup à ce que ses favoris,
de modeste noblesse, se distinguent physiquement des autres courtisans de haute
naissance. Lui-même exigeait des apparences luxueuses pour souligner la qualité
et l’éminence de ses collaborateurs et mieux manifester sa propre puissance.
Catherine, pour continuer à exister politiquement, doit s’entendre avec les
archimignons et les mignons. Par contre, les grands seigneurs ne les supportent
pas car ils détiennent auprès du monarque leurs pouvoirs perdus.
La reine mère, toujours influente auprès de son fils malgré tout, a des
différends avec lui sur la pratique du métier de roi. Elle regrette qu’il soit
absorbé par des préoccupations culturelles et religieuses qui le détournent des
affaires publiques. Henri III, très intelligent et cultivé, s’intéresse un peu trop à
son goût au monde des lettres et des arts. Il s’entoure de savants et d’érudits
comme Jean Bodin, l’auteur de De la République, ou Michel de Montaigne, qui
lui offre en 1580 un exemplaire des Essais. Le roi s’adonne aux plaisirs
intellectuels des discussions philosophiques et de la lecture au point d’en oublier
parfois les priorités gouvernementales.
Henri, s’inspirant de l’Académie de poésie et de musique fondée par sa
mère, patronne aussi, de 1576 à 1579, une nouvelle institution, l’Académie du
Palais, qui réunit les esprits les plus brillants dans tous les domaines du savoir et
de la pensée, des médecins, des peintres, des poètes comme Pierre de Ronsard ou
Jean-Antoine de Baïf.
Henri est aussi de plus en plus absorbé par la religion catholique, étroitement
mêlée à cette époque à la politique. Pour veiller au rayonnement du
christianisme, pour se concilier les grands seigneurs irrités par les mignons et les
rassembler dans une même foi en Dieu et en sa personne, il crée le 31 décembre
1578 l’ordre du Saint-Esprit. Les plus hauts dignitaires, dont bientôt les Guises,
participent à cette fondation.
Catherine de Médicis ne voit pas cela d’un bon œil : elle se sent de moins en
moins indispensable à un fils qui s’éloigne selon elle de son vrai rôle. Et c’est
bien la vérité. A partir de 1581-1582, le gouvernement du royaume devient
secondaire pour Henri III. Sa passion, son obsession à présent : la religion. Parce
qu’il n’a toujours pas d’héritier direct et que seul le Ciel pourra lui en offrir un ;
parce que la France en guerre a besoin d’un sauveur pour retrouver la paix ;
parce que tous les désordres du royaume viennent des péchés commis par ses
sujets et par lui-même qui a reçu mission, par les serments et les onctions divines
du sacre de sauver son peuple et de le mener vers le salut. Il faut avant tout, en
ces temps de malheur, apaiser la colère du Tout-Puissant. Alors l’ordre régnera
de nouveau en France.
La dévotion du roi devient semblable à celle d’un moine. Sa piété devient
exemplaire et souvent démonstrative. Non seulement il prie et se mortifie, mais
il effectue de nombreuses retraites dans les monastères, participe à des
pèlerinages et à des processions de confréries de pénitents. Celle du 25 mars
1583 est restée célèbre. Ce jour-là, le souverain et les grands seigneurs
parcourent les rues de Paris vêtus de sacs en toile blanche et de cagoules avec un
fouet à la ceinture devant un public médusé. La reine mère, elle, craint des
lendemains douloureux et tente de raisonner son fils pour qu’il revienne au
pouvoir et lui redonne toute sa confiance.
… Et le roi est fou de rage. Ainsi diminué, il ne peut plus exercer vraiment
ses responsabilités. Une solution s’impose à lui : éliminer son rival pour se
préserver personnellement de tout malheur et abattre la Ligue qui le nargue et
l’humilie.
Dans le plus grand secret, Henri III réunit autour de lui quelques conseillers
les 18 et 19 décembre 1588. Décision est prise d’assassiner le duc et son frère le
cardinal Louis de Lorraine, meneurs de l’opposition radicale. Pour plus de
sûreté, les exécutions seront le fait de la garde personnelle du souverain, les
Quarante-Cinq, dont le responsable, Honorat de Montpezat, conduira les
opérations.
La rumeur d’un complot arrive jusqu’à Henri de Guise. Mais celui-ci, sûr de
son fait, croyant avoir partie gagnée, n’en tient aucun compte. Aussi est-ce sans
souci qu’il se rend à la réunion du Conseil, le 23 décembre vers 8 heures du
matin, réunion à laquelle Henri III l’a convoqué la veille. Dans les appartements
royaux du château de Blois, Montpezat met le dispositif nécessaire en place : lui-
même reste dans la chambre du roi avec huit hommes, d’autres sont mis, tout
près de là, dans le cabinet vieux, tandis qu’un groupe armé défend l’accès à
l’étage. En entrant dans la chambre, le duc voit des gardes du corps, ne se méfie
pas immédiatement puis comprend soudain le piège qui lui est tendu. C’est alors
la curée : au terme d’une vigoureuse résistance, Guise, blessé à mort, gît sur le
sol. Le lendemain, 24 décembre, son frère cadet, le cardinal, est exécuté à son
tour.
Henri III n’en reste pas là : en pleine séance des états généraux, il fait arrêter
le comte de Brissac, président de la noblesse avec sept autres délégués ligueurs
du Tiers. Satisfait de son « coup de majesté », le roi ordonne la clôture et le
renvoi des Etats les 15 et 16 janvier 1589.
En France l’indignation est à son comble : Henri III a fait tuer un duc vénéré,
et, qui plus est, un cardinal ! Les catholiques intransigeants, au lieu de courber
l’échine comme prévu, s’apprêtent à se révolter contre un souverain indigne et
assassin.
Catherine de Médicis redoute le pire. Atteinte de congestion pulmonaire, non
consultée par son fils sur ses projets de meurtres, elle a appris l’élimination des
deux hommes de la bouche même d’Henri III, nouvelle qui l’a frappée de
stupeur. Connaissant la puissante organisation de la Ligue en dépit de la
disparition de ses deux meneurs, elle craint qu’on ne tue son fils et que le
royaume ne soit livré à la guerre et à l’anarchie. Dans l’espoir d’obtenir une
ultime conciliation, elle se rend malgré son état chez le vieux cardinal de
Bourbon, légitime héritier du trône pour les ligueurs, qu’Henri III a fait enfermer
au moment de la mise à mort des Guises. Mais le cardinal la reçoit avec froideur
et décline toute proposition de médiation. Désespérée, Catherine revient dans ses
appartements de Blois. Son état s’aggrave à tel point qu’elle veut faire son
testament. Comme elle a des difficultés à parler, c’est Henri III qui, connaissant
ses intentions, se charge de dicter ses dernières volontés. Mourante, elle reçoit
les derniers sacrements puis rend son âme à Dieu vers une heure et demie de
l’après-midi, le 5 janvier 1589.
Après embaumement de son corps, les obsèques de l’ancienne régente,
éloignée du gouvernement à la veille de sa mort par son fils préféré, sont
célébrées le 4 février dans l’église Saint-Sauveur de Blois. Renaud de Beaune,
archevêque de Bourges, prononce une oraison funèbre en forme de panégyrique,
dans laquelle il fait l’éloge des grands mérites de l’ancienne gouvernante du
royaume, défenseure déterminée de la religion catholique et du pouvoir royal.
Comme les autres reines de France, elle aurait dû être inhumée dans la
basilique Saint-Denis. Mais comme les ligueurs parisiens sont tournés contre le
« tyran » Henri III et sa famille, force est de l’ensevelir sur place. Quand les
guerres civiles se seront terminées et que le royaume aura retrouvé son calme
pour quelque temps, en 1610, la dépouille mortelle de Catherine de Médicis
pourra être transférée à sa vraie place dans la célèbre nécropole, près d’Henri II
qu’elle avait tant aimé, au point de lui donner – et Dieu sait au milieu de quels
tracas ! – trois fils rois.
Après l’exécution des Guises se crée spontanément un gouvernement
insurrectionnel dans la capitale. Peu après, le 7 janvier, la faculté de théologie de
Paris, dénonçant l’atteinte portée aux états généraux par le souverain et la
violation par celui-ci de l’édit d’Union auquel elle tenait tant, délie tous les
Français de l’obligation d’obéissance envers Henri III. On peut désormais
s’armer et lutter contre lui puisqu’il a trahi la cause catholique. Ces décisions ont
valeur de lois puisque le décret est enregistré par le parlement de Paris le
14 janvier.
On n’en reste pas là. Légitimant la thèse du tyrannicide, des théoriciens vont
jusqu’à affirmer que, désormais, le roi doit être élu par l’ensemble de la
population catholique pour rendre possible le règne de Dieu sur terre et dans
l’au-delà. Thèses « démocratiques » avant l’heure engendrées par la nécessité
d’empêcher la venue d’Henri de Navarre sur le trône de France.
Menacé, Henri III s’allie au chef des huguenots, qui est pour lui son
successeur légitime, le 3 avril. Le traité d’alliance est confirmé le 30, lorsque le
monarque rencontre Navarre au château de Plessis-lès-Tours. Cette union fait
scandale et renforce la colère et la détermination des ligueurs : il y a collusion
entre le roi de France et l’hérétique ! Exaspéré lui aussi, le souverain pontife
menace en mai Henri III d’excommunication.
Le monarque réagit par la force : avec son nouvel allié, il met le siège devant
Paris, disposant de trente mille hommes pour reconquérir sa capitale. Mais le
clan ligueur lui oppose une violence meurtrière : le 1er août, le moine jacobin
Jacques Clément le poignarde au ventre. Mortellement atteint, le dernier des fils
de Catherine de Médicis et dernier Valois régnant décède le lendemain, après
avoir désigné Henri de Navarre, du lignage des Bourbons, pour lui succéder.
Celui-ci prend le nom d’Henri IV.
Terribles guerres de religion ! Elles perdront de leur intensité seulement à
partir de 1593, quand le nouveau roi, abjurant le protestantisme, reviendra au
catholicisme et quand le pape l’aura absous deux ans plus tard, ce qui lui
permettra de mettre un terme à près de quarante ans d’âpres luttes intestines par
l’édit de Nantes en 1598.
Les dix années du mariage de Marie avec Henri IV sont marquées par des
désillusions et d’amères déceptions. Son royal époux la comble de cadeaux, mais
le cœur de celui-ci est partagé. Dès les premières semaines qui suivent son retour
à Paris, il ne peut s’empêcher de continuer à fréquenter assidûment Henriette
d’Entragues, marquise de Verneuil, dont la jeunesse, les charmes naturels et la
vive intelligence ne cessent de l’émerveiller. La reine n’a ni les atouts physiques
ni les capacités intellectuelles pour lutter à armes égales. Contrainte d’accepter
une rivale dangereuse qui la déteste et la traite de « grosse banquière », elle ne
fait pas profil bas comme Catherine de Médicis envers son mari Henri II à
propos de Diane de Poitiers. Tout au contraire, elle demande des explications à
Henri IV, le somme de mettre un terme à une relation humiliante pour elle. Ces
agressions verbales ne débouchent sur rien ; elles ne font que troubler
profondément la vie du couple, sans pour autant le rompre car le Vert-Galant
continue à honorer régulièrement sa femme, qu’au fond il aime bien, et dont il
souhaite vivement une descendance masculine. Mais il ne renonce pas pour
autant à passer d’agréables soirées avec sa maîtresse en titre. Et les scènes de
ménage continuent, pour le plus grand amusement des dignitaires de la Cour.
La passion pour Henriette d’Entragues s’affadissant avec le temps, Marie
peut espérer des lendemains plus sereins qui lui permettraient de s’affirmer
comme vraie souveraine auprès du roi. Si celui-ci finit effectivement par se
détacher de sa favorite, il est séduit par des prétendantes qui l’entraînent vers de
nouvelles amours illicites. Les plus connues – les plus séduisantes aussi – sont
Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret, et Charlotte des Essarts. Mais
l’aventure sentimentale la plus extravagante d’Henri repose probablement sur
son ardent désir de faire sienne la ravissante Charlotte de Montmorency. En
1609, elle a quinze ans ; il en a cinquante-cinq et est prématurément vieilli. Il
réussit à convaincre son ami le maréchal de Bassompierre, à qui la jeune fille
était promise, de renoncer au mariage et de la lui céder. Mais, soucieux d’éviter
un scandale, il cherche un mari complaisant pour l’être aimé afin de sauver les
apparences. Son choix se porte sur son cousin Henri de Bourbon, prince de
Condé, plus intéressé par la chasse que par les femmes. Il impose donc Charlotte
à Condé, qui accepte cette union avec l’une des familles les plus illustres et les
plus riches de France.
La cérémonie nuptiale si désirée a lieu le 17 mai 1609, en présence d’un
monarque impatient de saisir enfin sa proie. Mais, contre toute attente, le prince
s’échappe du sanctuaire avec la mariée après l’échange des consentements : il
veut garder son épouse et son honneur. Après un temps de surprise, le roi décide
de se lancer à la poursuite de la jeune femme qu’on lui a fâcheusement dérobée.
Prenant de multiples déguisements jusqu’à en être ridicule, sans escorte, il suit
de loin le couple, prêt à intervenir à la première occasion. Mais Condé se réfugie
avec Charlotte aux Pays-Bas espagnols, là où le souverain français ne pourrait
pénétrer sans y laisser sa vie. Celui-ci, fou de rage, ne peut que renoncer à son
projet et s’obliger, pour un temps, à retomber dans la fidélité conjugale.
Tous ces écarts irritent au plus haut point Marie de Médicis, impuissante à
ramener à la raison son époux. Pourtant, pendant tout ce temps, celui-ci fait
preuve de bienveillance envers elle. Soucieux de la ménager, il lui demande de
venir régulièrement siéger au Conseil pour prendre part aux affaires
gouvernementales. Mais, se sachant bafouée, elle ne s’y rend que rarement : on
ne l’écouterait pas ; tout comme Henri lui préfère ses maîtresses, il n’écouterait
que ses intimes et ce serait pour elle une nouvelle humiliation. Quand elle
accepte de se déplacer aux réunions, elle prend un air détaché, presque absent, ce
qui a fait dire à un ambassadeur vénitien qu’elle était incompétente dans les
affaires de l’Etat. En réalité, la reine est profondément déçue : elle qui espérait
régner avec le roi, la voilà réduite à la condition de femme trompée.
Au moins accomplit-elle la tâche pour laquelle on l’avait choisie : elle assure
l’avenir de la lignée des Bourbons, en donnant en neuf ans à Henri IV six
enfants, trois fils et trois filles. A Fontainebleau, quelque neuf mois après ses
noces, le 27 septembre 1601, elle donne naissance à un garçon, Louis, qui
devient le dauphin, le futur Louis XIII. Sa joie est de courte durée car un mois
jour pour jour après elle, sa rivale Henriette d’Entragues met au monde elle aussi
un fils, Gaston-Henri. Lorsque lui vient en décembre 1602 Elisabeth, Henriette
donne le jour deux mois plus tard à une fille également, Gabrielle-Angélique.
Mais alors que la favorite arrête là ses « dons » à son royal amant, Marie
continue son chemin d’épouse et mère avec quatre nouveaux enfants :
Chrétienne, ou Christine, en 1606, Nicolas, en 1607, Gaston Jean-Baptiste en
1608 et Henriette-Marie de France en 1609. Le souverain lui est reconnaissant
d’avoir établi sa dynastie, ce qui procure à Marie satisfaction et orgueil à défaut
de mieux.
Enfin régente !
Mais elle reprend vite ses esprits : le roi disparu laisse le titre et la place au
dauphin Louis, nouveau monarque sous le nom de Louis XIII mais, âgé de huit
ans et demi seulement, celui-ci ne peut régner seul. Une régence est nécessaire,
la sienne évidemment. A trente-sept ans, après trop d’humiliations et d’avanies,
elle doit s’imposer et gouverner au nom de son fils mal aimé, aujourd’hui à la
tête du royaume ! Ce serait une grande joie pour elle, mais Henri IV n’a donné
aucune instruction pour lui laisser les rênes du pouvoir dans un pareil cas. Elle
doit faire vite : des concurrents peuvent se déclarer à tout moment, dont Condé,
premier prince du sang.
Aussi, dans l’heure qui suit le trépas royal, le duc d’Epernon se rend-il au
parlement de Paris. Rudoyant les magistrats, il leur demande de déclarer régente
Marie de Médicis. Impressionnés, flattés aussi de l’honneur qu’on leur consent,
ils suivent l’avis de leur président et rédigent en faveur de la reine un arrêt lui
remettant « toute puissance et autorité ».
Cela ne suffit pas : il faut que les parlementaires reconnaissent les nouvelles
prérogatives accordées dans une cérémonie solennelle, de façon à éviter toute
ambiguïté. Dès le lendemain 15 mai est organisé un lit de justice. Le petit
Louis XIII est présent mais se tait. C’est sa mère qui exprime ses volontés la
première : le nouveau roi doit être respecté comme Henri IV l’a été. Puis le
chancelier Sillery demande de confier la régence à Marie de Médicis, mère du
nouveau monarque. Il laisse chacun exprimer son avis et, les avis étant
favorables à Marie, il demande que l’arrêt pris la veille soit enregistré afin de
prendre ses pleins effets auprès des responsables et des populations, ce qui est
fait. Enfin la reine va pouvoir régner ! Elle n’oublie pas son fils, auquel elle doit
sa nouvelle puissance : le 17 octobre suivant, elle le fait sacrer et couronner à
Reims. Son pouvoir pourra dorénavant s’exprimer au nom d’un prince oint et
béni par Dieu !
Ces projets ne satisfont en rien princes et ducs qui ont, eux, d’autres
ambitions : recouvrer leur puissance d’autrefois, celle dont ils jouissaient avant
le règne pacificateur d’Henri IV.
Comme leur présence au Conseil élargi du roi ne leur est d’aucun secours, ils
quittent ostensiblement le Louvre pour bien manifester leur réprobation. Leur
objectif déclaré : s’imposer à la régente. Pour cela, ils envisagent d’organiser une
révolte, ou plutôt des révoltes, qui rappelleront à la dirigeante le malheur des
guerres civiles endurées par sa lointaine cousine Catherine de Médicis : en
s’ameutant, en effrayant par le fracas des armes une reine régente bien incapable
de réunir des troupes pour s’opposer aux insoumis, ils obligent celle-ci à
s’incliner et à leur céder.
Dès 1610, Condé ne cesse de se faire menaçant et exigeant. En décembre, il
se rebelle. Quelques jours après, une entente se fait entre les deux parties : le
prince reçoit la somme considérable de six cent mille livres.
Il serait fastidieux de mentionner toutes les séditions intéressées qui ont lieu
jusqu’en 1613. Pour les rebelles, c’est simple : il suffit de gronder et de s’agiter
pour obtenir charges, gouvernements de provinces ou de grandes villes. Le
Trésor patiemment reconstitué par Sully pendant les années de paix se révèle fort
précieux : pour la seule année 1611, Marie de Médicis doit verser quatre millions
de livres à la haute noblesse, soit sacrifier le cinquième du budget de l’Etat.
S’il est vrai que la monarchie n’a pas les moyens de s’opposer aux révoltés
en combattant avec quelque chance de succès, il est aussi vrai que les princes et
ducs, qui interviennent chacun pour leur propre compte, ne forment pas un
mouvement uni contre le gouvernement. Comme au temps de Catherine de
Médicis et, plus encore, d’Henri IV, les gouvernants pourraient jouer habilement
un clan contre l’autre pour diviser leurs ennemis et se créer un réseau de
clientèle intéressée, mais cela ne se fait pas et le pouvoir, désespérément seul
dans sa formation réduite, doit faire face à la déferlante des ambitions des
princes, le dos au mur. En espérant que le Trésor pourra répondre toujours à la
demande…
Marie de Médicis tente de compenser ses déboires intérieurs par des
alliances extérieures qui renforceront sa position et celle de sa famille. Comme, à
l’inverse de son époux défunt, elle aspire au succès du catholicisme et à
l’extinction du protestantisme, elle veut des liens étroits avec l’Espagne, dont
l’orthodoxie fait l’admiration du Saint-Siège.
Du vivant même d’Henri IV, dès 1602, alors que le dauphin Louis n’était
encore qu’un bébé, elle s’était rapprochée de Madrid pour le marier, l’âge venu,
à la fille de Philippe III, la petite infante Anne d’Autriche – on confond alors
dans la même appellation les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche –, encore au
berceau elle aussi. Les pourparlers furent interrompus peu après car le roi avait
des vues différentes et voulait absolument préserver en France les intérêts
calvinistes.
Sa mort en 1610 libère son épouse de toute contrainte et autorise celle-ci à
reprendre les démarches interrompues. Pendant deux années, de 1610 à 1612,
des négociations serrées ont lieu entre les responsables parisiens et le duc de
Feria, ministre de Philippe III. Finalement, on convient d’une double union,
annoncée dans les deux capitales concernées en janvier 1612 : Louis XIII
épousera Anne d’Autriche, comme prévu initialement, sa sœur cadette Elisabeth,
le prince Philippe, héritier du trône d’Espagne, le futur Philippe IV.
Cette victoire diplomatique, les grands seigneurs ne peuvent la supporter car
elle peut déboucher sur un rapprochement militaire des deux Etats. Le prince de
Condé réagit en publiant un manifeste contre le gouvernement. Il demande la
réunion d’états généraux pour remédier à la mauvaise gestion de la régente et
exige l’annulation des deux mariages envisagés. En ce début de 1614, le premier
prince du sang, déterminé semble-t-il à aller jusqu’au bout, se prépare au combat
contre les troupes royales, soutenu par bon nombre de princes et de ducs, pour le
cas où Marie ne céderait pas à ses exigences. La reine, soucieuse d’éviter le pire,
négocie avec lui. On aboutit à des accords à Sainte-Ménehould le 15 mai : il y
aura bien réunion des Etats, comme souhaité, mais, au moins jusqu’à leur tenue,
les deux mariages espagnols sont maintenus. Pour achever de convaincre Condé
et le détourner de poursuivre dans son opposition, la régente lui fait remettre
quatre cent mille livres.
C’est un succès pour Marie de Médicis, qui a réussi à sauver la paix civile et
à maintenir les dispositions qui lui tenaient le plus à cœur. Pour la date de
réunion de l’Assemblée, on avisera plus tard… Le pouvoir a pu mater la sédition
de la haute noblesse sans livrer bataille. L’avenir n’en est pas plus radieux pour
autant : après cinq années de versement de pensions, les caisses de l’Etat sont
vides.
Marie de Médicis triomphe… à tort, car tout n’est pas fini. Condé, fou de
rage de l’échec des états généraux et de la réussite du double mariage espagnol,
entre de nouveau en rébellion avec des grands seigneurs de son obédience et
même des huguenots du Midi. Fidèle à son habitude, la reine mère négocie avec
lui et les siens et obtient de nouveau la paix par le traité de Loudun le 3 mai
1616, au prix de sacrifices financiers considérables. Cette fois, le prince ne se
contente pas des libéralités royales. Il obtient de siéger de nouveau au Conseil du
roi et compte bien y jouer un rôle important au détriment de Concini. Plus
puissant et déterminé que jamais, il revient le 29 juillet à Paris.
A ne considérer que les huit familles de révoltés les mieux rémunérées par la
Couronne pour obtenir le calme dans le royaume de 1610 à 1616, on constate
que plus de douze millions de livres leur ont été versés pour tenter d’enrayer leur
insoumission, soit plus de la moitié du budget annuel de l’Etat. Le prince de
Condé a reçu plus de trois millions six cent mille livres, somme considérable ;
les ducs de Mayenne, père et fils, deux millions de livres, le comte de Soissons
et les siens, environ un million et demi de livres, le prince et la princesse de
Conti, une somme à peu près équivalente ; le duc de Longueville, un million
deux cent mille livres ; le duc de Bouillon, près d’un million de livres. Font
figure de pauvres par rapport à ces spécialistes de la rébellion hautement
lucrative les ducs d’Epernon et de Vendôme, avec respectivement sept cent mille
et six cent mille livres.
Non seulement cette haute noblesse obère gravement les finances publiques
et sème le trouble dans le royaume, mais elle veut s’emparer du pouvoir pour
conduire l’Etat à son profit. A peine est-il revenu au Louvre que Condé ourdit un
nouveau complot dans ce sens : il veut, avec notamment les ducs de Bouillon, de
Vendôme et du Maine, faire assassiner Concini, maître du pouvoir, et évincer
Marie de Médicis qui le soutient. L’affaire est éventée et la reine mère fait arrêter
Condé le 1er septembre, tandis que les conjurés s’enfuient.
Dans l’espoir de ne plus connaître semblable mésaventure et de faire cesser
l’agitation princière, Marie se décide enfin à sévir contre le chef de l’opposition :
elle le fait emprisonner et garder étroitement. Condé ne retrouvera sa liberté que
trois ans plus tard, en octobre 1619.
Concini et sa protectrice paraissent plus forts que jamais ; ils peuvent
réorganiser en partie le gouvernement. Richelieu, qui s’était distingué lors de la
tenue des Etats l’année précédente et qui avait réussi à s’immiscer dans
l’entourage de Marie de Médicis, est chargé par Concini, le 25 novembre 1616,
de diriger les affaires étrangères et militaires.
Il se distingue rapidement quand éclate, en janvier 1617, une nouvelle
rébellion de grands seigneurs. Plutôt que de céder et de payer une nouvelle fois
les révoltés, il se déclare partisan de la fermeté. Il réussit à lever trois armées qui
ne reculent pas, elles, devant l’ennemi mais au contraire le mettent en fuite et
découragent dans l’immédiat toute tentative de subversion.
La reine mère reprend évidemment ce succès à son compte. Après avoir
neutralisé Condé, elle a maté ses partisans. Pour elle, pour Concini, le ciel
s’éclaircit vraiment et l’avenir s’annonce enfin prometteur après plus de six
années de troubles qu’elle a réussi à endiguer malgré tout, à grand renfort
d’argent.
Toutefois, pendant les quatre années suivantes, la reine mère connaît des
sujets de satisfaction qui ramènent progressivement en elle l’espoir d’un retour
en grâce auprès du roi.
Un certain Richelieu…
La reine mère est au comble de la félicité quand son fils, après bien des
réticences justifiées par la peur d’être dominé par autrui et de perdre son autorité,
fait enfin, en 1627, de Richelieu son « principal ministre ». Elle croit avoir
atteint ses objectifs : le cardinal, exécuteur de ses volontés auprès de Louis XIII,
pourra enfin lui redonner au gouvernement toute l’importance qu’elle avait avant
l’assassinat de Concini ! L’avenir la détrompera cruellement mais pour l’heure,
elle pense retrouver le rôle qui était le sien dix ans plus tôt.
D’ailleurs, en homme dévoué à sa cause, Richelieu s’évertue, par d’autres
méthodes que les siennes il est vrai, à lutter contre les prétentions des grands
seigneurs. Elle avait acheté leur ralliement de 1610 à 1617, avant de déclencher
avec eux de vastes séditions contre son fils, mais à l’époque c’était pour elle le
seul moyen de se faire entendre du souverain. En fait elle désapprouvait ces
agités qui menaçaient la paix et l’unité du royaume. Si les princes ne se révoltent
plus massivement à présent, c’est qu’ils ont fait la douloureuse expérience de
leur échec et que Richelieu est prêt à leur imposer sa loi par les armes. La
rébellion organisée n’est plus de mise, surtout depuis que Marie a rallié son fils.
Ce qu’il faut maintenant, c’est viser le sommet de l’Etat, l’atteindre au cœur en
éliminant la personnalité la plus influente auprès du roi.
En 1626, Gaston d’Orléans, frère cadet du monarque et héritier présomptif
de la Couronne en l’absence de dauphin, ourdit un complot pour éliminer
physiquement Richelieu. Il utilise les charmes de la ravissante duchesse de
Chevreuse pour convaincre le comte de Chalais de participer à l’assassinat,
lequel, tout énamouré, se laisse convaincre. Mais l’affaire est découverte et
Gaston, pour éviter tout ennui personnel, dénonce ses complices. Chalais est
condamné à mort puis décapité le 19 août. Son exécution dissuade d’autres
opposants d’élaborer de nouveaux complots. L’ordre règne et le cardinal, sain et
sauf, s’est imposé avec maestria.
Mais la haute noblesse veut continuer à vivre comme elle l’a fait jusqu’à
présent, sans renoncer à ses prérogatives ancestrales de domination et de
prééminence auxquelles elle tient beaucoup. Cela ne peut que contrarier l’ordre
que veut imposer le cardinal. Aussi celui-ci a-t-il fait prendre par le roi en février
1626 un édit interdisant les duels dans le royaume afin que tous les problèmes
entre particuliers se règlent devant la justice royale. Mais l’un des plus hauts
dignitaires refuse d’obéir à une loi qu’il considère comme injuste et
antinobiliaire. François de Montmorency-Boutteville a déjà enfreint
l’interdiction à de nombreuses reprises mais il veut braver l’édit pour afficher sa
réprobation d’une loi qui bafoue des pratiques anciennes. En 1627, il se livre à
un duel en plein Paris, sur la place Royale. La provocation appelle une terrible
sanction : la mort et la décapitation en juin. Les grands seigneurs catholiques se
tiendront tranquilles pendant plusieurs années.
Par contre les chefs huguenots, dont le pouvoir tend à s’affaiblir depuis le
traité de Montpellier, ne veulent pas plier et se soumettre aux volontés du roi, de
Richelieu et de Marie de Médicis. Le point fort de leur résistance est la ville de
La Rochelle, bien défendue et soutenue depuis longtemps par l’Angleterre. En
janvier 1625, Benjamin de Soubise, frère du duc de Rohan, prend les îles de Ré
et d’Oléron, qui protègent les abords de la grande cité. Mais en septembre la
flotte royale défait les forces de Soubise et Richelieu peut imposer la paix aux
insoumis en février 1626.
Ce succès n’est qu’apparent car, voulant reprendre le terrain perdu, les
protestants du Midi se soulèvent contre le gouvernement du cardinal en juin
1627, bientôt imités par ceux de La Rochelle, avec lesquels ils passent une
alliance offensive. Les guerres de religion reprennent dans le royaume.
Louis XIII et Richelieu ne veulent pas se battre sur deux fronts comme leurs
ennemis le souhaiteraient. Ils interviendront d’abord à La Rochelle et se
retourneront ensuite contre les calvinistes du Sud. Du reste, s’ils avaient eu
encore quelque hésitation, leur choix stratégique leur aurait été dicté par les
Anglais. Le 25 juillet, la flotte anglaise de Buckingham prend l’île de Ré. La
réaction du cardinal est rapide et efficace : dès le mois de novembre il chasse ses
ennemis de Ré.
Entre-temps, sur le continent, les évènements se sont précipités : le
10 septembre, les Rochelais ont fait donner le canon contre les troupes françaises
réunies devant les fortifications de la cité. Les hostilités sont engagées.
Pour s’imposer, le cardinal décide d’employer les grands moyens ; il
organise un siège en règle de la capitale de l’Aunis. Après l’avoir entrepris du
côté terrestre, il ordonne d’isoler la cité du côté maritime par une grande digue
d’un kilomètre et demi de long. A cette fin, il fait couler des bateaux remplis de
blocs de pierre, qu’il relie entre eux par des chaînes, ne laissant qu’un étroit
goulet au milieu pour laisser passer les marées. Sur le rempart ainsi créé, il fait
disposer des batteries de canons pour empêcher toute flotte étrangère
d’approcher. Et lorsque par deux fois, à la mi-mai et à l’automne 1628, les
Anglais tentent de secourir de nouveau La Rochelle, ils doivent renoncer à leur
entreprise et, impuissants, regagner leur île, laissant leurs alliés livrés à eux-
mêmes.
Dans ces conditions, après une héroïque résistance de plus d’un an, les
Rochelais doivent proposer la paix à Richelieu à la fin du mois d’octobre. Celui-
ci exige une capitulation sans condition, ne voulant pas traiter avec des rebelles.
Ses exigences sont dures : les fortifications de la ville seront démantelées, sauf
du côté de la mer où subsisteront trois tours, et la liberté de culte sera rétablie,
autrement dit le catholicisme. Il a soin d’éviter l’emprisonnement ou le massacre
de la population pour ne pas provoquer une indignation générale. Vainqueur
magnanime, il épargne les survivants et, le 1er novembre, le roi Louis XIII peut
faire une entrée triomphale dans la grande cité vaincue.
Le cardinal ayant dirigé l’essentiel des opérations, son succès militaire
connaît un grand retentissement, tant en France qu’à l’étranger. Au comble de la
joie, Marie de Médicis complimente son protégé qui a assuré de façon
remarquable la victoire du parti dévot…
Pendant que le souverain et son principal ministre s’affairaient autour de La
Rochelle, Condé, lui, tentait de pacifier les calvinistes du Sud, qui faisaient cause
commune avec les révoltés du Sud-Ouest, ravageant notamment le haut Vivarais
et le haut Languedoc, mais il n’obtenait pas de résultats probants. En 1629,
libéré du problème rochelais, le roi intervient à son tour, bien décidé à en finir
avec l’insoumission des huguenots. En mai, il fait capituler Privas et prend Alès
le mois suivant. Ses succès, la lassitude de ses ennemis amènent leur chef, le duc
de Rohan, à demander la paix. Le 28 juin 1629, Louis signe l’édit de grâce
d’Alès. Sur le fond, ce dernier ressemble à celui de Nantes de 1598 puisque les
réformés gardent leur liberté de conscience et de culte, mais cette fois-ci la force
politique et militaire des protestants est brisée : pour eux, plus d’assemblées de
députés, plus aucune place de sûreté dans le royaume. Cette paix marque la fin
des guerres de religion commencées au XVIe siècle. Elle marque surtout la
suprématie du monarque sur tous les Français : celui-ci est désormais à la tête
d’un seul peuple que différencient seulement les convictions et les pratiques
religieuses. Marie de Médicis se prend à rêver à la conversion de tous les
réformés…
… et des motifs de mécontentement
Après une enfance de rêve, Anne n’a pas bien vécu son mariage avec
Louis XIII ; elle l’a enduré. Cette jolie femme, emplie de bonnes intentions mais
cruellement déçue par son union matrimoniale, s’est laissée aller, livrée à elle-
même, à une conduite parfois équivoque sur le plan sentimental et répréhensible
sur le plan politique, tant son Espagne natale lui manquait. L’humeur du roi son
mari s’en est trouvée aigrie au point de rendre insupportable la vie du couple.
Destins royaux…
Cet homme sur lequel se fixent rapidement tous les regards, c’est Giulio
Mazarini, un Italien né le 14 juillet 1602 dans les Abruzzes mais qui a passé
toute son enfance et son adolescence à Rome. Après y avoir fait de brillantes
études chez les jésuites et obtenu une thèse de doctorat, il est allé étudier en
Espagne dans les universités d’Alcala et de Madrid. Entré comme capitaine
d’infanterie dans un régiment pontifical pour lequel il semble avoir manifesté
peu d’intérêt, il s’oriente résolument vers la diplomatie, qui ne tardera pas à
devenir sa spécialité. Lors de rencontres à Lyon en 1630 avec Richelieu, il se fait
remarquer de celui-ci par son intelligence et son brio, à tel point que le cardinal
contribue à le faire nommer à la nonciature de Paris de 1634 à 1636 et à lui
demander en 1640 de cesser de travailler pour le Saint-Siège et de se mettre au
service de la France. Il existe des liens très forts entre les deux hommes, qui
partagent des vues communes sur la politique étrangère et la façon de la mener.
Si bien que Richelieu, après lui avoir délivré des « lettres de naturalité », qui
feront désormais connaître son ami sous le nom francisé de Jules Mazarin,
demande pour lui, dès le début de leur collaboration, le chapeau de cardinal.
Mazarin l’obtient, sans être prêtre, dès le mois de décembre 1641. Désormais, sa
voie est tracée… Avant de mourir, Richelieu le recommande à Louis XIII, qui
tient compte de ses avis, notamment pour préparer sa succession.
A la mort de celui-ci, Mazarin fait partie des conseillers qui comptent pour
Anne d’Autriche car si celle-ci ne fait pas preuve d’un goût marqué pour le
pouvoir, elle entend bien être obéie et respectée et a besoin de collaborateurs
éclairés pour soutenir la maigre régence qui lui a été confiée et dont elle ne
saurait se contenter.
Pour revenir sur le testament politique de Louis XIII, Mazarin lui est d’un
précieux secours. Il faut séduire le parlement de Paris pour l’amener à renoncer à
l’enregistrement qui en a été fait sous forme de lettres patentes. A cette fin, un lit
de justice a lieu le lundi 18 mai 1643. Le petit roi prononce quelques mots appris
par cœur pour annoncer que le chancelier parlera en son nom, selon la coutume.
Puis la reine intervient. Elle ne commande ni n’exige rien ; elle sollicite
seulement des avis et conseils pour son avenir et celui de son fils Louis. Les
magistrats exultent : la régente en difficulté leur demande de contribuer à
résoudre ses problèmes pour elle, le jeune Louis XIV et le royaume. Alors
Gaston d’Orléans et le prince de Condé demandent que lui soit accordée une
régence sans limites, ce que le premier n’hésite pas à faire après la piteuse affaire
Cinq-Mars et que le second, converti à la fidélité monarchique après une
jeunesse agitée, approuve sincèrement. Pour convaincre les éventuels
récalcitrants, le chancelier Séguier prononce un discours fervent qui vante les
mérites de la reine.
Satisfaits, séduits, les magistrats confient à Anne d’Autriche
« l’administration libre, pleine et entière des affaires du royaume ». En clair, elle
devient régente de plein exercice, sans l’assistance d’un conseil pour diriger les
affaires de l’Etat. C’est un avantage certain pour elle, qui apparaît désormais, à
quarante-deux ans, sur le devant de la scène politique. Un avantage non décisif
pour l’avenir malgré tout car elle doit en partie sa place au Parlement qui l’a en
quelque sorte intronisée.
Révélation manifeste des rôles secrets joués par les uns et les autres dans
cette journée du 18 mai : le soir même, et contre toute attente, Jules Mazarin est
nommé par la reine chef du Conseil, en clair Premier ministre.
Cette promotion n’est pas due qu’aux services récents que le cardinal a
rendus à la souveraine. Elle est liée aussi aux capacités de celui-ci, à son aptitude
à diriger la France. En pleine guerre de Trente Ans contre les Habsbourg, il
s’avérera d’un secours précieux car c’est un excellent diplomate, parfait
connaisseur des problèmes européens. Or on commence à parler de traités de
paix avec l’empereur germanique en Westphalie. De plus c’est un Italien, un
étranger à Paris, qui n’appartient à aucune coterie. Libre de toute pression, il
pourra, à la différence d’autres ministres, conduire les affaires de l’Etat comme
bon lui semble, sans avoir à composer avec quiconque, si ce n’est avec la reine
régente. Et comme il vient de nulle part, qu’il doit sa carrière à Anne d’Autriche,
celle-ci pourra compter sur sa fidélité envers elle. Oui, cet homme-là, capable et
fidèle, est bien le dirigeant qui s’impose pour le royaume !
Du reste, Anne ne reste pas insensible à l’attention et à la bienveillance que
lui porte Mazarin. Elle, si peu respectée jusque-là par Louis XIII et Richelieu,
devient l’objet de mille témoignages de considération et d’amitié de la part de
son ministre : il lui rend hommage, il lui offre fréquemment de petits cadeaux,
parfums et eaux de toilette, qui la ravissent. Et puis, alors que Richelieu la
rudoyait en lui donnant des ordres, elle a affaire à présent à un nouveau cardinal
qui l’écoute longuement, lui répond avec souplesse, plus soucieux de l’instruire
des problèmes gouvernementaux que de la réprimander. Avec lui, elle a
l’impression de tout comprendre et d’avoir quelqu’un sur qui se reposer.
D’ailleurs, la quarantaine passée, son principal collaborateur est plutôt
séduisant…
En homme habile et conscient de l’estime que la reine lui porte, il veut s’en
faire désirer encore davantage. Pour cela, il lui demande de ne pas le considérer
définitivement comme Premier ministre mais de le prendre d’abord à l’essai
dans ses fonctions pendant trois mois. S’il donne satisfaction, il consentira à
rester ; sans quoi il repartira à Rome et laissera la place à plus compétent que
lui… La période probatoire se passe bien : Mazarin laisse la reine mère goûter à
l’exercice enivrant du pouvoir en prélevant sur le Trésor ce dont elle a besoin
pour elle et ses amis. Plaisir partagé des libéralités…
Cependant, Anne et le cardinal sont en désaccord sur un point capital :
l’ancienne infante veut faire la paix avec l’Espagne, son pays d’origine. Par
solidarité certainement, mais surtout parce que, comme jadis Marie de Médicis,
elle veut, en bonne croyante, établir une relation amicale et durable entre deux
pays catholiques. Bien que revêtu de la pourpre cardinalice, son ministre ne
partage guère ce zèle apostolique : ce qui lui importe, c’est de mettre un terme à
la prépondérance espagnole et d’assurer pour demain celle de la France. Il est
conforté dans ses opinions belliqueuses par l’importante victoire que le duc
d’Enghien vient de remporter le 19 mai, cinq jours après l’avènement de
Louis XIV, sur les Espagnols à Rocroi, près de la frontière du nord.
Ce succès n’ébranle pas les convictions de la régente, plus que jamais
persuadée des bienfaits d’un traité bien négocié. Soucieux d’éviter
l’affrontement avec elle sur un thème de cette importance, Mazarin abandonne
les subtiles discussions de stratégie et de politique générale et aborde un sujet
facilement compréhensible pour la mère du jeune souverain. Si la France se
laisse dépecer par l’Espagne, son fils Louis ne sera que le subalterne du
monarque espagnol, peut-être même ne sera-t-il plus rien du tout. Si par contre
elle s’impose à son ennemie, la vainc définitivement et la force à cesser le conflit
dans des conditions avantageuses, alors, demain, Louis XIV régnera pleinement
et sera un grand roi respecté dans toute l’Europe.
L’argument porte : dès le 27 mai la reine prend elle-même l’initiative de la
poursuite des hostilités en ordonnant de mettre le siège devant Thionville, dans
l’Est.
Parmi les personnalités qui ont fait leur grand retour à Paris, il en est une qui
piaffe d’impatience de se voir accorder la direction des affaires publiques,
Condé. N’est-il pas d’illustre naissance ? N’a-t-il pas triomphé à Rocroi et à
Lens ? N’a-t-il pas fait preuve de dévouement envers la reine en entreprenant un
siège difficile ? Et puis, celle-ci ne lui avait-elle pas fait comprendre qu’il
pourrait avantageusement diriger l’Etat ?
L’orgueil comme les prétentions du prince sont sans limites. Voulant écarter
Mazarin de son rôle de principal ministre, il lui déclare avec force en septembre
que, désormais, il n’aura pas de pire ennemi que lui. Le rapport de force est
évidemment à son avantage. Mais la régente ne veut pas de ce dangereux
trublion, qui aurait tôt fait de la commander, voire de l’écarter du pouvoir. Elle
bénéficie heureusement du soutien de son amie la duchesse de Chevreuse. Cette
intrigante avisée lui promet qu’elle fera tout pour ramener à elle les opposants du
début de la Fronde : ceux-ci ne supportent pas Condé, trop autoritaire, trop
violent. N’est-ce pas l’homme qui a mis le siège devant Paris pour les affamer ?
Elle lui conseille aussi de se rapprocher de Jean-François-Paul de Gondi,
coadjuteur de l’archevêque de Paris et influent auprès des parlementaires et de la
population. Pour l’attacher à sa cause, il suffira de lui proposer le cardinalat,
auquel il aspire fortement… De la sorte, la capitale, hier perdue, lui sera acquise
et les menées de Condé seront réduites à rien…
Mais le prince, qui dispose de clientèles influentes et d’une grande notoriété
dans l’armée, ne s’avoue pas vaincu. Tout au contraire, il montre de l’arrogance
et du mépris envers la reine. Le 18 janvier 1650, celle-ci décide de mettre un
terme à ce cauchemar : elle fait arrêter son rival, qui n’est pourtant coupable
d’aucune faute grave, si ce n’est de l’avoir indisposée et provoquée. Mazarin
respire. Le peuple manifeste sa joie : bien qu’il ne l’aime pas, il le préfère encore
à Condé.
Cependant l’arrestation du prince met le feu aux poudres et provoque une
rébellion des grands, qui refusent que l’on mette un terme à leurs ambitions et
revendications. La sœur aînée de Condé, la duchesse de Longueville, organise la
résistance et la Fronde des princes en province. Bientôt, sous son impulsion, la
noblesse de Normandie, de Guyenne et de Bourgogne s’agite, les armes à la
main. Deux personnages de haut rang, le duc de Bouillon et son fils Turenne,
font alliance avec l’Espagne en avril. Et Gondi, qui malgré les promesses n’a
toujours pas reçu son chapeau de cardinal, se venge en entraînant le Parlement
dans la révolte.
La vie de cour devient intenable à Paris et il y a urgence à ramener le calme
dans le royaume. Aussi Anne et Mazarin décident-ils de partir mater les révoltés
là où ils sévissent. Pendant la plus grande partie de l’année 1650, l’armée royale
intervient dans le nord-ouest, le sud-est et l’est de la France. On profite de ces
expéditions punitives pour mener une campagne de propagande en faveur du
jeune roi, le faire respecter et aimer de son peuple, comme jadis Catherine et
Marie de Médicis l’avaient fait pour Charles IX et pour Louis XIII. L’année se
termine par une victoire pour la régente : le 15 décembre, ses troupes
l’emportent à Rethel, au nord-est de Reims, sur celles de Turenne et des
Espagnols. C’est un échec pour le parti de Condé, dont on espère qu’il sera
définitif et qu’il permettra un retour à l’ordre royal.
L’année 1651 est celle de tous les dangers : les ennemis du cardinal
parviennent à faire cause commune en dépit de leurs différences et Anne
d’Autriche, restée seule au gouvernement, doit déployer toute son énergie pour
résister aux pressions qui s’exercent sur elle.
Cette femme non formée au pouvoir fait preuve d’une grande habileté et
d’un grand sens politique dans cette période cruciale.
Condé est toujours en prison mais ses partisans ne désarment pas. Pour se
donner davantage de chances de réussite, ils entament des négociations secrètes
avec Gaston d’Orléans, négociations qui aboutissent à un traité en bonne et due
forme le 30 janvier 1651. Son contenu est simple : obtenir la libération du
prince, le renvoi de Mazarin et son remplacement par le duc d’Orléans à la tête
du Conseil.
En unissant leurs forces politiques et militaires, les rebelles espèrent parvenir
à leurs fins et être portés à la conduite des affaires. L’essentiel étant acquis, les
deux chefs de la sédition pourront se partager le gouvernement, à moins bien sûr
que l’un d’eux ne réussisse à se saisir seul de la direction de l’Etat, la régente,
placée de force sous influence, étant contrainte d’obtempérer aux ordres du
vainqueur.
Et Gaston s’emploie à ressusciter et à dynamiser l’opposition du Parlement
qui, lui faisant confiance, le suit et se déclare prêt à passer à l’action : uni
formellement aux grands seigneurs dans une redoutable Fronde à deux têtes, il
espère l’emporter.
Le ministre comprend que la situation est grave, que, démuni de toute
alliance efficace, il ne pourra pas résister à la pression des forces vives
d’opposition dans le pays. Il doit céder… Mais sans attendre d’y être contraint
par les princes et les parlementaires, car, alors, il serait perdu et le combat qu’il
mène avec la reine pour l’avenir de la monarchie se transformerait en déroute,
sans aucune possibilité de retour en arrière.
Soucieux de son avenir et de celui du royaume, il décide le 6 février 1651 de
s’enfuir à Saint-Germain, très discrètement et en prenant mille précautions pour
ne pas être reconnu ni arrêté. La reine lui a donné son accord pour ce départ
précipité. Sur les conseils du cardinal, elle reste à Paris pour tenter de convaincre
Gaston d’Orléans de la folie de son action, de l’amener progressivement à
renoncer à déclencher une rébellion dangereuse pour l’Etat. Ce ne serait pas la
première fois que ce comploteur impénitent reconnaîtrait sa faute pour se faire
pardonner… Mais cette fois-ci, Gaston reste inébranlable dans ses résolutions : il
déteste Mazarin et veut sa place.
Anne d’Autriche fait connaître à son ministre l’échec de sa mission et la
difficulté dans laquelle elle se trouve. N’ayant pas réussi dans son projet de
ramener Gaston et, avec lui, le Parlement, sur la voie de l’obéissance, elle ne
peut rejoindre Mazarin comme prévu à Saint-Germain et doit laisser la capitale
aux mains de ses ennemis.
Il ne reste plus à Mazarin qu’à jouer sa dernière carte : celle de l’apparente
soumission aux princes, jusque-là détenus au Havre. Il se rend donc en
Normandie, tente de flatter Condé en lui disant que dorénavant il le servira et
obéira à ses ordres. L’intéressé part d’un grand éclat de rire et, enfin libre, se sent
bien le maître de la situation : il n’a que faire d’un cardinal qu’il déteste
puisqu’il a recouvré toute sa force à présent.
Cette fois, Mazarin n’a plus le choix. Après avoir tenté des ralliements et
n’avoir obtenu en retour que d’être haï toujours plus, il doit partir, pour lui, pour
la régente. Il opte pour l’exil, qui doit faire cesser la colère des uns et des autres
contre lui, principal sujet de mécontentement. Quand la tension aura baissé, que
la paix sera revenue dans les esprits par son absence, il pourra tenter de revenir,
car il est persuadé que les chefs des deux Frondes, qui ont les mêmes ambitions,
finiront par s’exclure l’un l’autre du pouvoir. Dans cet espoir, il fait route vers
l’Allemagne et s’installe au château de Brühl que l’électeur de Cologne a bien
voulu lui prêter pour quelques temps. De là, il entreprend une correspondance
suivie avec Anne d’Autriche. Pour être au courant de l’évolution de la situation
en France, pour donner à la reine ses avis et instructions afin qu’elle ne faillisse
pas et garde ce qui lui reste d’autorité. En fin de compte, de son refuge, il ne
renonce pas à gouverner mais le fait secrètement cette fois-ci.
Les Frondeurs, qui ignorent tout de cela, triomphent puisque Mazarin a dû
fuir. Le 16 février, les princes libérés entrent glorieusement à Paris, qui les
accueille avec les honneurs qui leur sont dus. Demain, ces hauts dignitaires, unis
à ceux du Parlement, ramèneront une paix juste, avec un pouvoir et une fiscalité
tempérés.
La guerre civile dure depuis plus de trois ans et rien ne laisse présager la fin
prochaine de celle-ci, si ce n’est la lassitude des populations qui aspirent à
retrouver la paix. La fuite du ministre a ramené un peu de calme dans les esprits,
mais chacun des principaux chefs de parti d’opposition aspire toujours à le
remplacer, sans parvenir pour autant à un accord de gouvernement. Les
désordres continuent jusqu’à ce que Mazarin trouve, avec le consentement
d’Anne et par des dispositions appropriées, le moyen de faire régner l’ordre de
nouveau.
La guerre en Guyenne
La reine a toujours aimé la vie de cour, mais les sombres dernières années
l’en ont détournée. A la faveur d’une concorde intérieure retrouvée, elle peut se
préoccuper de lui redonner son faste et son éclat dans une ambiance de gaieté.
Le Louvre revit, dans un tourbillon de bals et de ballets qu’interrompent de
temps à autre concerts et comédies.
L’attitude de Louis perturbe ces moments de joie. Déniaisé selon l’usage par
quelque servante, il ne peut s’empêcher de libérer sa libido avec des domestiques
de son entourage, et même de convoiter telle ou telle demoiselle d’honneur, ce
qui est beaucoup plus grave pour Anne, soucieuse de préserver la vertu de ses
protégées. Pour empêcher son fils de répandre le scandale et de s’adonner au
péché, Anne d’Autriche veut le marier, dans l’espoir d’une union réussie et
durable. Elle pense trouver pour lui un bon parti, une jeune femme dévote, à la
moralité inébranlable, sa nièce, l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, doublement
cousine germaine de Louis puisqu’elle est la fille de Philippe IV d’Espagne, son
frère, et d’Elisabeth, sœur de Louis XIII, décédée en 1644. L’union projetée n’a
pas qu’une vocation de moralité familiale. L’ancienne régente veut surtout
qu’après la paix intérieure vienne le temps de la paix avec les Habsbourg, pour
que le royaume retrouve enfin le calme et que s’épanouisse sous son fils un
règne de bonheur.
Le projet de mariage est fortement contrarié par la stratégie politique et
militaire de Mazarin. Depuis de longues années, les Couronnes de France et
d’Espagne se livrent une guerre sans merci et, si la première tend à l’emporter
sur la seconde sur les champs de bataille, aucune victoire probante, décisive, n’a
pu y mettre un terme. Le cardinal n’est pas opposé à la fin des hostilités mais il
veut que celle-ci se conclue à l’avantage de Louis XIV. Il n’est pas question pour
lui de négocier quoi que ce soit dans des conditions qui ne lui seraient pas
entièrement favorables. En cela, il poursuit l’œuvre de Louis XIII et de
Richelieu, qui visait déjà au rayonnement international du royaume.
Soucieux d’en finir avec un conflit qui n’a que trop duré, le ministre s’allie
en 1657 à Cromwell, qui lui offre six mille soldats. L’année suivante, Turenne
remporte près de Dunkerque la victoire des Dunes sur les Espagnols et Condé. A
bout de ressources financières et militaires, Philippe IV se déclare prêt à traiter et
à accepter la paix et le mariage projeté.
Les négociations ont lieu dans la petite île des Faisans, sur la Bidassoa, à la
frontière des deux pays. Compte tenu de l’importance des enjeux, elles sont
menées du côté français par Mazarin, aidé d’Hugues de Lionne, secrétaire
d’Etat. Elles connaissent un heureux aboutissement le 7 novembre 1659. Ce
qu’on appelle bientôt la paix des Pyrénées est avantageux pour Louis XIV.
D’importantes concessions territoriales sont accordées à la France, qui reçoit le
Roussillon et la Cerdagne au sud, l’Artois et des places fortes de Flandre et du
Luxembourg au nord. Pour ce qui concerne l’union de Louis et de Marie-
Thérèse, celle-ci apportera une dot de cinq cent mille écus d’or et promet de
renoncer à tout droit sur la Couronne d’Espagne sous condition que cette somme
considérable soit effectivement versée. Mazarin savait fort bien que Madrid, en
grande difficulté matérielle, ne pourrait honorer sa dette. Il comptait user des
dispositions arrêtées pour faire valoir les droits français sur le pays ennemi
contraint à résipiscence, ce qui ne manquera pas d’être plus tard…
Le traité signé, il faut évidemment en respecter les clauses. Mais Louis XIV,
tombé amoureux de Marie Mancini, nièce du cardinal, entend l’épouser, ce qui
remettrait fâcheusement en cause le dispositif arrêté. La reine et Mazarin
trouvent la parade : ils exilent Marie à La Rochelle puis à Brouage… avant de la
marier au prince Colonna, grand connétable de Naples.
Le roi s’unit donc pour la vie à Marie-Thérèse le 9 juin 1660 dans l’église de
Saint-Jean-de-Luz, accomplissant malgré lui son devoir d’Etat.
Louis XIV a attendu la mort de son parrain et principal ministre pour prendre
le pouvoir, à vingt-deux ans. Il n’a pas voulu s’en emparer plus tôt par respect
pour lui, pour profiter le plus longtemps possible de ses précieux avis. Mais il est
prêt à gouverner : le lendemain même de la disparition de Mazarin, le 9 mars, il
préside un conseil demeuré célèbre. « La face du théâtre change », dit-il. Il
prendra désormais personnellement en charge la direction des affaires du
royaume avec un nombre limité de ministres compétents et dévoués à sa cause.
Anne d’Autriche ne fait pas partie du cercle restreint des élus mais elle
continue à s’occuper de la santé morale de ses enfants, qu’ils soient monarque ou
prince du sang. Son plus jeune fils, Philippe, duc d’Anjou devenu à la mort de
Gaston, en 1660, duc d’Orléans, mène une existence qui déplaît à la reine : jeune
et très beau, il est surtout attiré par les hommes et ne cache pas son
homosexualité. Ses frasques provoquent l’indignation de sa mère et commencent
à faire jaser à la Cour. Pour mettre un terme à ce qu’elle considère comme une
conduite impie et contre nature, elle prend des dispositions et décide de le marier
avec faste le 31 mars 1661 avec sa cousine Henriette-Anne d’Angleterre, fille du
défunt Charles Ier, exécuté en janvier 1649, et d’Henriette-Marie, sœur cadette de
Louis XIII. Ainsi, du moins l’espère-t-elle, Philippe retrouvera le droit chemin et
le scandale cessera.
Elle reste vigilante aussi sur la conduite du souverain. Elle a fort à faire car
de belles et jeunes femmes se pressent autour de lui, toutes disposées à offrir
leurs charmes au prince charmant. Et Louis est tout prêt à leur céder, à la
différence de son père, l’austère et ombrageux Louis XIII, tout comme jadis son
grand-père, le Vert-Galant, séducteur s’il en fût jamais. D’autant plus que son
épouse Marie-Thérèse n’a guère d’atouts physiques pour inspirer l’amour,
qu’elle est plus attirée par les prières et la charité que par les plaisirs charnels. Le
fiasco sentimental du couple finit de décider le roi à se laisser aller à de tendres
aventures. La première maîtresse royale connue est Louise de La Vallière, qui lui
inspire une telle fougue amoureuse que celle-ci tombe bientôt enceinte de ses
œuvres… au grand dam d’Anne d’Autriche qui constate, effrayée, elle si
croyante, si prude, que son enfant préféré sombre dans la luxure. Bien que Louis
règne maintenant, elle lui reproche son inconduite et demande à Bossuet,
prédicateur célèbre, de veiller au salut de son âme par des entretiens particuliers,
par des sermons qui sonnent comme des appels de Dieu à la chasteté. Peine
perdue… Mais la reine mère continue malgré tout son combat pour tenter de
sauver l’âme de son fils.
La perspective de la mort ne la détourne pas de ce projet. En 1663, elle
tombe malade, atteinte d’un mal terrible : un cancer du sein. Deux ans plus tard,
comme les médecins ne sont pas parvenus à enrayer l’évolution de la maladie,
que la gangrène gagne, ils tentent de la guérir en lui coupant matin et soir les
chairs nécrosées à l’aide d’une sorte de lame de rasoir. Pour prévenir quelque
évanouissement et atténuer la douleur, ils lui font absorber au préalable du jus de
pavot.
Louis XIV et sa famille assistent à ces terribles opérations, qui ne pourront
plus durer éternellement. En janvier 1666, Anne d’Autriche rédige son
testament, reçoit l’extrême-onction, assistée de ses deux fils. Puis elle appelle
auprès d’elle le roi de France, le presse une dernière fois d’abandonner sa vie de
débauche et de rester fidèle à son épouse. Louis l’écoute, des larmes dans les
yeux.
Ce dernier devoir sacré accompli, elle meurt, le 20 janvier 1666, et est
inhumée dans la crypte de Saint-Denis.
Recommandations répétées et ultimes supplications sans effet ? Anne
n’aurait donc vécu que pour sauver son aîné de la guerre civile et l’imposer
comme authentique souverain ? Ce serait déjà beaucoup. Mais, sur le long terme,
elle a aussi réussi à le sauver, selon ses vœux, de l’inconduite et du péché de
chair. Plus tard, quand la fougue de la jeunesse se sera libérée, que la sagesse de
la pleine maturité sera venue, Louis XIV se rangera aux principes de moralité
inculqués à grand-peine par sa mère. Délaissant favorites et maîtresses, il restera
uni à Madame de Maintenon, pour le meilleur et pour le pire.
*
Anne d’Autriche a traversé des années douloureuses pendant son mariage
avec Louis XIII. Délaissée, abandonnée par lui, elle a reporté toute son affection
sur le futur Louis XIV, encore enfant à son avènement. Devenue régente, elle a
repris espoir grâce à une vie de cour éclatante, bien vite interrompue par la
tempête de la Fronde. Alors, menacée dans ses fondements, la monarchie a failli
sombrer sous les coups du Parlement, des princes et du peuple manipulé par eux.
Pendant quatre années de péril quasiment permanent, la reine, pourtant peu
fascinée par le pouvoir, a su faire front et imposer à tous, contre vents et marées,
le cardinal Mazarin, seul homme jugé capable par elle – et avec raison – de venir
à bout des désordres par sa détermination, son habileté et son indéfectible amitié
à son égard.
Le calme revenu, elle laisse son ministre gouverner librement et former
Louis XIV à ses futures responsabilités, manifestant simplement une attention
particulière envers l’enfant roi.
Cette conduite apparemment simple des affaires de l’Etat avec le cardinal,
cette volonté constante d’efficacité ont favorisé l’éclosion d’un grand règne.
Au fond, en moins de quinze ans, le royaume de France est passé de
l’agitation baroque et débridée de la Fronde au classicisme rigoureux et à
l’absolutisme royal de Louis XIV. Anne d’Autriche a joué un rôle important dans
cette spectaculaire mutation monarchique.
CONCLUSION
Toutes les régentes ont eu, à des degrés divers il est vrai, le goût du pouvoir.
Filles de roi, de prince du sang ou de l’argent, elles ont été habituées dès leur
plus jeune âge à occuper une position sociale dominante axée sur le vie de cour
pour préparer un possible mariage royal.
Reines par raison d’Etat au terme d’âpres négociations diplomatiques, elles
n’ont pas été heureuses en couple pour la plupart, l’esprit des souverains étant
plus attiré par des maîtresses qui s’accordaient mieux avec eux. Seule Blanche
de Castille a filé un parfait amour avec Louis VIII. Quant à Anne d’Autriche, si
elle n’a pas été trompée, c’est surtout parce que Louis XIII paraissait indifférent
à toute vie sexuelle.
Unies à un roi, les voici donc reines… Sans que leur époux ne se soucie –
sauf exception – de leur formation politique. Le pouvoir doit rester puissant,
c’est-à-dire masculin et viril. Dans ces conditions, on comprend que la mort du
souverain ou, dans le cas de Charles VI, sa démence récurrente soit perçue par sa
femme comme un temps fort libérateur de son infériorité obligée et d’ambitions
pendant trop longtemps contenues. Toutes les régentes ont vécu avec satisfaction
leur promotion politique, issue d’un deuil rarement cruel. Toutes ont été avides
de « régner », avec un enthousiasme inégal selon les personnalités et les
circonstances. Compensation de frustration ou accomplissement de vœux
secrets ?
Devant les réalités d’un monde hostile, il leur a fallu déchanter. Elles étaient
toutes d’origine étrangère, et cela était mal perçu dans le royaume de France
autrefois. De plus, il leur a fallu faire face aux ambitions de la haute noblesse,
soucieuse de recouvrer ses anciennes prérogatives à la faveur de la minorité des
rois et de la faiblesse présumée des régentes. Surtout, certaines reines mères ont
eu à diriger le pays pendant des heures tragiques de notre histoire : Isabeau de
Bavière a dû faire face à la guerre de Cent Ans, Catherine de Médicis aux
guerres de religion, Anne d’Autriche à la Fronde…
Malgré tout, les régentes ont-elles réussi sur le long terme à s’imposer
comme d’authentiques gouvernantes et à triompher de l’adversité ? Les réponses
doivent être nuancées, car elles tiennent compte surtout des capacités et des
personnalités des unes et des autres.
La première en date, Blanche de Castille, a parfaitement rempli sa mission.
A force d’habileté et de diplomatie mais aussi de démonstrations de force, elle a
réussi à vaincre les oppositions, à asseoir son autorité et à rendre possible le
règne célèbre de Saint Louis.
Comparée à elle, Isabeau de Bavière fait pâle figure. Soucieuse d’être obéie,
elle n’a ni l’intelligence ni la force de caractère pour ramener un peu d’ordre
dans une France divisée. Elle a besoin en permanence d’un prince puissant pour
la guider et lui dicter sa conduite. Mais les circonstances l’amènent à changer
d’appuis et de caps, ce qui ajoute à la confusion ambiante et diminue encore
davantage sa crédibilité. Après s’être inspirée des avis de Philippe de
Bourgogne, elle suit les leçons du pire ennemi de celui-ci, Louis d’Orléans,
avant de retomber sous l’influence bourguignonne avec Jean sans Peur. On
comprend mieux comment, perdue et égarée, elle a pu donner le royaume de
France au roi d’Angleterre son rival, au grand désespoir de son fils et héritier
Charles VII. Voilà une reine velléitaire emportée par la tourmente de son
temps…
Dans le second XVIe siècle, Catherine de Médicis est une régente avertie et
intelligente qui pratique à merveille un jeu de bascule entre catholiques et
protestants, jeu qui tient compte de ses succès ou insuccès militaires. Cependant,
sa connaissance trop peu approfondie des deux religions opposées l’a amenée,
notamment au début de son gouvernement, par exemple lors du colloque de
Poissy en 1561, à traiter l’antagonisme des « papistes » et des calvinistes comme
une lutte entre deux partis rivaux, sans prendre suffisamment en compte les
oppositions fondamentales sur le plan doctrinal, inconciliables à l’époque. Cela
l’a conduite, au terme d’édits de compromis, à mécontenter les deux clans,
chacun des deux étant tour à tour persuadé d’avoir perdu des positions
avantageuses. Malgré tout, dans une époque de grands troubles, Catherine de
Médicis a su préserver l’essentiel : l’autorité royale, qui s’est développée sous
Henri III, l’intégrité du royaume pourtant sans cesse menacé d’implosion. Eprise
de pouvoir, elle a bien rempli une mission difficile dans une conjoncture hostile.
Toute la vie de Marie de Médicis n’a été qu’une immense ambition. Au point
que, jalouse et agacée d’avoir près d’elle le jeune Louis XIII appelé, lui, à régner
un jour, elle a tout fait pour le rendre dépendant d’elle. Après l’avoir mis sous le
boisseau et avoir tenté de briser son caractère dominateur dans son enfance, elle
n’a pas hésité à faire la guerre contre lui pour qu’il la rappelle au gouvernement
et, après la réconciliation officielle avec lui, à faire de Richelieu, qu’elle pensait
tout acquis à sa cause, le conseiller préféré du souverain. Peu intelligente, elle
n’a pas compris que le cardinal travaillait surtout pour lui auprès de Louis XIII.
L’ayant enfin réalisé, elle n’a pas hésité à organiser complots et guerres contre la
France pour tenter de s’imposer in fine par la force. Elle n’a jamais supporté de
n’être que reine régnante pour un temps. Sa vraie vocation était d’être roi au sens
plein du terme. C’est sans doute la raison de son échec final.
Anne d’Autriche est en tout opposée à Marie de Médicis. Mariée au jeune
Louis XIII, autoritaire, irascible et rêvant de gloire malgré les humiliations
infligées par sa mère, elle n’a eu qu’une grande préoccupation en tant que
régente : le dauphin Louis, le futur Louis XIV. Parce qu’elle l’aimait, parce
qu’elle voulait qu’il devienne grâce à elle un grand roi. Se réaliser à travers son
fils, tel était son but suprême. Pour lui, pour son futur royaume, elle s’est
appuyée inconditionnellement sur Mazarin pour diriger, même dans la dure et
longue épreuve de la Fronde, de 1648 à 1652. Sa confiance absolue en ce
Premier ministre lui a permis de vaincre l’adversité car celui-ci était aussi habile
que déterminé et efficace. Après tant d’autres rois et reines depuis Blanche de
Castille, Anne d’Autriche, tentée par une certaine forme d’autorité, a permis
l’avènement du Roi-Soleil.
Toutes les régentes ont été attirées, voire fascinées par le pouvoir. Cela est-il
vrai pour les rois, les gouvernants et même les gouvernés ? Si on réussissait à en
fournir la preuve – et il semble a priori que cela soit possible –, on pourrait
affirmer que l’attrait du pouvoir, et donc de la puissance, est une donnée
anthropologique de l’Histoire.
Sources et bibliographie
La documentation sur les cinq souveraines, ainsi que sur les différentes époques auxquelles elles ont vécu,
est d’inégale importance suivant les règnes mais globalement abondante. On ne trouvera ci-dessous que des
indications générales susceptibles de compléter les connaissances du lecteur ou de lui permettre
d’entreprendre des recherches complémentaires.
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Index