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Anne

MURATORI-PHILIP
Jean-Claude SEVEN

12 voitures
qui ont changé
l’Histoire
Muratori-Philip Anne; Seven Jean-Claude

12 voitures qui ont changé l'Histoire

Flammarion

Maison d’édition : Pygmalion

© 2012 Pygmalion, département de Flammarion


Dépôt légal : décembre 2012

ISBN numérique : 978-2-7564-0979-5


ISBN du pdf web : 978-2-7564-0980-1

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-7564-0803-3

Ouvrage composé et converti par Nord Compo


Présentation de l’éditeur :
De la fin du XIXe siècle aux années 1960, l’automobile a vecu ses plus grandes heures. Elle a mis la
terre entière sur quatre roues, fait naitre des villes géantes, réveille les campagnes et même gagne des
guerres ! Moins de soixante-dix ans pour bouleverser le monde et passer de l’ère des pionniers a celle
des industriels…Les douze modèles choisis pour illustrer cette extraordinaire épopée sont tous entrés
dans l’Histoire : du tricycle Benz de 1888 a la Volkswagen de 1935, du taxi Renault, complice des
poilus de 1914, à la Jeep de 1941, de la Ford T de 1908 à la Morgan de 1936, de la 2 CV de 1948 à la
DS de 1955, de la Ferrari 166 de 1949 a la Mini de 1959, sans oublier la mythique Rolls-Royce Silver
Ghost de 1909 et l’inaccessible Bugatti Royale de 1926. Les voitures les plus folles aff rontent les plus
sages, les plus impressionnantes defient les plus petites, les plus majestueuses toisent les plus
populaires. Concues par des personnages hors du commun dont la passion et l’imagination defiaient les
réalites, parfois jusqu’a la démesure, elles se relaient pour conter une époque revolue, ou l’automobile
vivait encore de ses rêves.
Création Studio Flammarion Berline de voyage Bugatti Royale Type 41, 1931 © Car Culture / Getty
Images

Anne Muratori-Philip, historienne, membre correspondant de l’Institut, et Jean-Claude Seven,


journaliste, se passionnent pour l’épopée de l’automobile. Collectionneurs de voitures anciennes, ils
font revivre les mythes et les acteurs de cette aventure, célèbres ou anonymes.
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Marie Leszczyska
par Anne Muratori-Philip
À Bryan Goodman,
merveilleux ambassadeur de la passion automobile à l’anglaise,
qui nous a initiés
à ses mystères, il y a bien longtemps.
Introduction
Douze voitures de l’âge d’or

De sa naissance jusqu’à l’aube des années soixante, l’automobile a vécu un


véritable âge d’or. Elle a mis la terre entière sur quatre roues, fait naître des villes
géantes, réveillé les campagnes et même gagné des guerres ! Une extraordinaire
épopée qui l’a conduite de l’ère des inventeurs à celle des industriels.
Le point de départ de l’aventure est aussi flou que la création de la première
« voiture sans chevaux ». Si le fardier à vapeur de Nicolas Cugnot arrive en tête
avec un premier essai en 1770, d’autres véhicules à vapeur roulent dès la fin des
années 1860. Et la première automobile propulsée par un moteur à explosion
date probablement de 1870. Probablement… car toutes les références à ce
véhicule, conçu par l’autrichien Siegfried Marcus, ont été balayées en 1938 par
la haine nazie1.
Ensuite, tout s’est accéléré : dans les années 1880, partout en Europe, des
inventeurs et des ingénieurs ont multiplié les découvertes et développé les
techniques qui ont permis à l’automobile de devenir un moyen de transport et
une industrie de pointe avant la fin du XIXe siècle.
Au début du XXe, elle s’est lancée à la conquête du monde. Tout lui était
permis et rien ne pouvait résister à cette jeune invention. C’était le temps des
exploits techniques et des folies industrielles. Avec l’aviation, l’automobile
devenait le domaine de la créativité sans bornes. Elle attirait les cerveaux les
plus brillants de la planète, les génies de la mécanique et de la carrosserie ; des
personnages hors du commun dont la passion et l’imagination défiaient les
réalités, parfois jusqu’à la démesure.
Cette vague d’enthousiasme et d’invulnérabilité a propulsé l’automobile
jusqu’aux années cinquante. Mais, entre-temps, le monde avait changé. Et, dès la
décennie suivante, l’automobile s’est vue plonger dans une nouvelle ère faite de
lois, de règles et de contraintes. Ses talents créatifs ne l’avaient pas abandonnée,
mais le temps des pionniers était révolu.
Sur les centaines de modèles qui ont marqué l’âge d’or de l’automobile, nous
en avons choisi douze ! Douloureuse sélection imposée par le thème de la
collection… Faute de place, il nous a fallu abandonner sur le bord de la route des
voitures aussi importantes que le vis-à-vis De Dion-Bouton de 1899, première
vraie voiture construite en série ; la prestigieuse Hispano-Suiza H6B de 1919 ;
l’incroyable Voisin Aérodyne de 1934 ; l’innovante Traction Citroën de la même
année, délaissée au profit de ses petites sœurs ; la Peugeot 402 de 1935 à la
carrosserie « streamline » révolutionnaire ; l’ultra-légère Dyna Panhard X de
1946 ; l’impressionnante Facel-Vega HK 500 de 1958 ; ou encore la superbe
Jaguar MK 2 de 1959. De même que la longue dynastie des Simca Aronde ; la 4
CV Renault, petit bonheur d’après-guerre ; ou la Fiat 500, star italienne de
1957… Entre autres nombreuses merveilles délaissées…
Les douze modèles retenus pour illustrer cette extraordinaire épopée sont
tous entrés dans l’histoire. Le tricycle Benz pour son périple de 1888 ; La Ford T
de 1908 pour avoir imposé l’automobile aux Américains ; la Volkswagen de
1935 pour sa réussite mondiale ; la 2 CV de 1948, la DS de 1955 et la Mini de
1959 pour leur folie révolutionnaire ; la Ferrari 166 MM pour le sport et la gloire
en 1949 ; la toujours jeune Morgan 4/4, née en 1936, pour son incroyable
longévité ; la merveilleuse Rolls-Royce Silver Ghost de 1907 pour sa
perfection ; et l’inaccessible Bugatti Royale de 1926 pour le mythe. Sans oublier
deux grands acteurs de l’Histoire, le taxi Renault AG, complice des « poilus » de
1914, et la Jeep de 1941 chère aux GI.
Ces 12 voitures se relaient pour conter une époque où l’automobile vivait
encore de ses rêves.

1- Voir chronologie.
Benz « Model III »
Un tricycle triomphal pour Bertha

Ce 5 août 1888, il fait nuit noire quand trois silhouettes inquiétantes


s’approchent de l’atelier des Benz, situé dans une rue tranquille de Mannheim,
en Allemagne. Elles s’affairent sur la porte, l’ouvrent et s’introduisent sans un
bruit. Le trio ressort presque aussitôt en poussant et tirant un gros char en bois.
Dans la rue, tout le monde connaît cet engin. On le surnomme gentiment la
« benzine ». C’est la voiture sans chevaux de Carl Benz, un inventeur qui passe
ses jours et ses nuits dans son atelier. Depuis plusieurs années, il s’acharne à
faire fonctionner des monstres animés par des moteurs à explosion de sa
conception. Il arrive qu’on le voie rouler le soir, avec ses deux fils, sur la route
de Weinheim, vers Heidelberg.

Un moteur à la place des chevaux


Au début, l’engin revenait toujours à la poussette. Par chance, les fils de
Monsieur Benz sont de solides gaillards. Eugen a quinze ans et Richard treize.
Ils donnent de sérieux coups de main à leur père pendant les vacances scolaires,
car son invention les passionne autant que lui. Toutefois, ils regrettent que
l’inventeur n’ose pas s’aventurer plus loin sur la route. Hélas, Monsieur Benz
n’est pas audacieux. C’est un savant de laboratoire qui se contente de quelques
kilomètres, « suffisants, dit-il, pour tester et mettre au point ma machine ».
C’est un génie, mais secret et décalé du monde réel. Au début des années
1880, il a mis au point le moteur à explosion auquel il consacrait tout son temps
depuis bientôt une décennie. Il destinait déjà son invention à un véhicule. Car
son but est de supplanter à terme tous les attelages hippomobiles. Renvoyer les
chevaux à l’écurie ! C’est devenu une lubie dans quelques esprits du XIXe siècle.
À une centaine de kilomètres, dans la banlieue de Stuttgart, les ingénieurs Otto,
Daimler et Maybach travaillent eux aussi sur des moteurs à explosion et des
voitures autonomes. Ils ont des rivaux en France : Panhard, Levassor, De Dion et
Bouton, Peugeot… Sans oublier ceux qui œuvrent depuis longtemps sur les
moteurs à vapeur.

À deux doigts de la misère


Carl Benz a progressé en solitaire. Après les moteurs, il a construit lui-même
des châssis destinés à les recevoir. Il rêvait de « quadricycles », mais il ne sait
pas faire fonctionner une direction à deux roues. Il s’est donc rabattu sur des
« tricycles », plus faciles à réaliser avec une seule roue directrice. D’autant qu’il
existe maintenant des modèles à pédales que l’on peut copier. Benz a conçu
plusieurs variantes qu’il ne cesse d’améliorer. Il en est, paraît-il, au troisième
modèle. Hélas, ses affaires ne marchent guère. L’an dernier, en 1887, il a vendu
un unique exemplaire… Selon sa femme, Bertha, il en aurait deux autres en
chantier, qu’il compte exposer en septembre à l’Exposition mécanique de
Munich.
Une femme étonnante cette Madame Benz. Ravissante, active et toujours
souriante. À trente-neuf ans, elle est encore jeune et tout le monde se demande,
dans la rue, comment elle peut supporter un mari qui ne quitte jamais son atelier.
À quarante-quatre ans, Carl Benz n’est pourtant pas un vieillard, mais il vit
quasiment en reclus tant il est obsédé par ses recherches. Dans le quartier, on
prétend que c’est elle qui mène le ménage depuis leur mariage, il y a seize ans.
On dit qu’elle a déjà sauvé la famille de la ruine avec sa dot et qu’elle a failli
connaître la misère à plusieurs reprises, par la faute de son mari. On dit aussi
qu’elle encourage ses recherches, mais déplore son manque d’audace et son
incapacité à faire la promotion de ses engins.
Maman et ses fils complotent
En attendant, le jour va se lever et les trois silhouettes continuent de s’activer
avec mille précautions autour du tricycle. Pourquoi la maisonnée tarde-t-elle à
s’éveiller ? Le père Benz doit profondément dormir, car il était encore dans son
atelier à 2 heures du matin, comme toutes les nuits. Mais les quatre enfants et
leur mère ont le sommeil léger, eux ! S’ils ne s’agitent pas, le tricycle va
disparaître. Les voleurs l’ont poussé dans la rue et ils s’éloignent rapidement
après avoir glissé des chiffons sous les roues pour atténuer les grincements.
À peine ont-ils passé le coin de la rue qu’ils éclatent de rire tous les trois,
ravis de leur bon coup. Car les « voleurs » ne sont autres que Bertha Benz et ses
deux fils, Eugen et Richard. L’opération a été concoctée par Bertha, agacée par
l’attitude de Carl qui refuse obstinément de lancer son tricycle sur une plus
longue distance que la dizaine de kilomètres rituels. Elle lui répète sans cesse
qu’il faut prouver que son invention est capable d’effectuer un vrai voyage et
qu’elle peut apporter le même service que des chevaux, s’il veut réussir à la
vendre. Il faut rouler sur une longue distance et la montrer au plus grand nombre
de curieux pour en faire la promotion. Comme c’est le plein été et que les deux
fils sont en vacances, pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? Mais, une fois de
plus, Carl a refusé, arguant de l’imminence de l’exposition de Munich.
Bertha a donc décidé d’emmener elle-même le tricycle en voyage, avec la
complicité des aînés de ses quatre enfants. Elle a mis les deux petits derniers en
garde chez une amie et prévenu sa mère qu’elle allait bientôt débarquer pour
quelques jours de vacances avec Eugen et Richard. Puis elle a informé Carl de
son départ, en lui précisant qu’elle se débrouillerait pour rejoindre la gare de très
bonne heure avec les deux grands. Que papa ne s’inquiète pas et, surtout, qu’il
dorme bien…
Frau Ringer, la grand-mère d’Eugen et Richard, habite Pforzheim. À cette
époque, le Land de Bade-Wurtemberg n’est pas encore tapissé d’autoroutes, la
distance entre les deux villes se situe donc aux environs de 100 kilomètres, mais
elle peut hélas augmenter sensiblement en fonction des aléas, car les trois
aventuriers ne l’ont jamais parcourue autrement qu’en train. Ils ne connaissent
rien des routes ou des chemins qui doivent les conduire à Pforzheim, entre
Karlsruhe et Stuttgart.
Gros engin mais faible puissance
Aux premières lueurs du jour, les pseudo- voleurs grimpent sur la « voiture
sans chevaux ». Le tricycle n’angoisse plus la famille Benz depuis longtemps.
Pourtant, cette voiture, appelée « Modèle III » par Carl Benz, est un engin de
bonne taille : 3 m de long sur 2 m de large environ pour un poids de 360 kg. À
l’arrière, il s’appuie sur deux roues en bois cerclées de métal, d’environ 1,60 m
de diamètre. À l’avant, la troisième roue, plus petite, permet de diriger le
tricycle. Elle est commandée par une crémaillère que l’on manipule grâce à une
manivelle placée horizontalement devant la banquette, entre les passagers. Le
frein est assuré par deux gros patins garnis de cuir qui se collent aux bandages
des roues quand on s’arc-boute sur le levier de commande. Les attelages
hippomobiles disposent du même équipement et tous les cochers s’en plaignent,
tant il manque d’efficacité.
Le moteur monocylindre est placé à l’arrière. Chez Benz, il est
reconnaissable au grand volant horizontal qui transmet la puissance par une
courroie vers une « boîte de vitesses » à deux rapports, étrange cascade
d’engrenages qui permet de mieux utiliser la puissance du moteur, notamment
pour monter les côtes. Elle est complétée par un « différentiel ». Encore un jeu
d’engrenages conçu pour répartir les efforts entre les deux roues. La
transmission finale est assurée par des chaînes. La cylindrée du moteur de Carl
Benz avoisine 1 700 cm3. Son créateur l’annonce pour 3 chevaux ; en réalité, il
n’en développe pas plus de la moitié… Mais Benz n’est pas obsédé par la
puissance. Encore moins par la vitesse. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est de
pouvoir remplacer la force animale par la force mécanique. Il n’en demande pas
davantage.

Trois places (presque) confortables


Sur le tricycle « Model III », les passagers sont perchés très haut, car le
véhicule est conçu avec une sorte de double châssis. La partie inférieure,
entièrement métallique, supporte la mécanique et les roues ; la partie supérieure,
en bois, accueille les passagers. Cette conception est audacieuse, mais elle
permet d’intercaler des ressorts entre les deux parties. Difficile d’évoquer un vrai
confort pour les passagers, mais c’est beaucoup plus agréable que dans les
voitures hippomobiles. La colonne vertébrale apprécie…
Deux privilégiés bénéficient d’une banquette face à la route. Le troisième lui
tourne le dos en se contentant d’un coffre-strapontin. Pour le grand départ,
Richard est assis sur le coffre où il a fourré toutes les affaires de la famille ;
Bertha s’est installée sur la banquette, à droite ; Richard est à gauche, la main
droite posée sur la manivelle de direction. Ce matin, c’est lui qui joue le rôle du
cocher… Au fait, comment doit-on appeler la personne qui dirige le tricycle ?
Un pilote, comme dans les bateaux ? Un mécanicien, comme dans les
locomotives ? Certains parlent de chauffeur, car il s’occupe aussi de la
mécanique…

Des piles, du carburant et de l’eau


Il est temps de lancer la machine car la route sera longue et l’endurance du
tricycle totalement inconnue. On l’a déjà chronométré à 12 km/h sur le Ring de
Mannheim et l’on sait qu’il peut rouler dix bonnes minutes avant d’épuiser la
pile qui alimente l’allumage. Bertha a donc vidé les réserves de Carl et dispose
d’un stock de piles suffisant pour faire le tour du monde. À l’arrivée, on les fera
recharger. Quant au carburant, l’équipage utilisera de l’huile ligroïne1 que l’on
trouve en pharmacie. On en fera remplir les bonbonnes que Bertha transporte
dans un grand panier. Les arrêts seront fréquents pour changer les piles et
remplir le moteur de ligroïne, car il n’y a pas de réservoir. On versera tout dans
le carburateur « à léchage » qui contient environ 4 litres. Et on profitera de ces
haltes pour refroidir le moteur en l’aspergeant d’eau, tirée des bouteilles
qu’emporte maman… Là encore, le général Bertha a tout prévu !
Comme d’habitude, le moteur se fait cajoler quelques minutes avant
d’accepter de toussoter. Quand l’ensemble se met à ronronner, les trois
aventuriers doivent résoudre leur premier problème : quelle route faut-il
emprunter ? Comme ils ne disposent d’aucune carte topographique, Bertha a
prévu de suivre les voies ferrées. À l’instar des canaux, elles sont toujours
flanquées d’un chemin latéral, destiné au dépannage et à l’entretien. Ces
chemins sont assez larges pour le tricycle et bien revêtus. En revanche, ils sont
comme les trains : rarement directs ! Il faudra donc accepter quelques détours.

Le premier pompiste du monde


Le soleil pointe quand Eugen engage le tricycle sur la route de Weinheim
que les deux frères connaissent par cœur. Une heure plus tard, ils entrent dans la
bourgade. 12 kilomètres déjà parcourus et le tricycle tient ses promesses. Tout va
bien. Bertha remplit quelques bouteilles d’eau et l’équipage repart vers
Heidelberg en suivant la voie ferrée, comme prévu. 17 kilomètres plus loin et
moins d’une heure et demie après, les aventuriers atteignent les faubourgs de
Heidelberg. On s’arrête à nouveau pour graisser et retendre les chaînes qui n’ont
jamais fonctionné aussi longtemps !
Ensuite, direction Wiesloch, à 14 kilomètres. À l’arrivée, Bertha prend ses
bouteilles et file les faire remplir de ligroïne chez l’apothicaire local. Hélas, son
stock se limite à deux petits litres qui obligeront l’équipage à continuer sa quête
chez d’autres pharmaciens. Plus tard, l’apothicaire Willi Ockel se souviendra
qu’il fut le premier pompiste du monde et son officine revendiquera le noble titre
de première station-service de l’Histoire…
Après Wiesloch, première côte désagréable. À trois sur ce gros engin
propulsé par un moteur d’environ un cheval et demi, inutile de tenter une
ascension, même en première vitesse. Mais l’équipage a déjà envisagé le
problème et prévu un plan de secours : maman saute en marche, Eugen passe les
commandes à son petit frère tout en roulant et rejoint maman pour pousser. Le
trio renouvellera l’opération une dizaine de fois au fil du parcours. Il leur
arrivera aussi de demander un peu d’aide, quand les grimpettes se montreront
vraiment trop raides…
Mais ce qui inquiète Bertha, ce sont les descentes qui suivent ces montées
épuisantes. Eugen le cascadeur laisse filer le tricycle en prenant tous les risques.
À plusieurs reprises, ils ont dû dépasser les 20 km/h. Les deux garçons s’en
donnent à cœur joie, mais pas maman qui craint toujours une vilaine culbute.
Surtout avec ces freins symboliques !
Une jarretière et ça repart !
Aux premières heures de l’après-midi, les pionniers de la route arrivent à
Bruchsal. Bertha télégraphie à son mari pour le rassurer et remplit à nouveau ses
bouteilles de ligroïne. En fin d’après-midi, catastrophe : peu avant d’arriver à
Wilferdingen, le tricycle cesse de ronronner. Eugen croit à un problème
d’alimentation. Les deux frères démontent toutes les canalisations, soufflent,
s’étouffent, crachent et tentent même un décrassage avec une épingle à cheveux
de maman. En vain… Longtemps après, ils finissent par trouver la panne : un
banal court-circuit dans l’allumage. Maman sacrifie sa jarretière pour découper
un cache. On emballe le fil dénudé et le moteur repart. Deux heures se sont
écoulées, mais rien n’est perdu.
Le temps de rassasier les deux mécaniciens qui meurent de faim et les
aventuriers repartent à l’assaut des collines qui entourent Pforzheim. En début de
soirée, ils se trompent plusieurs fois de route et grimpent plusieurs côtes
éreintantes. Mais ils continuent fièrement.

Plus de 180 kilomètres au total


La nuit est tombée depuis longtemps quand l’équipage entre dans Pforzheim.
C’est une belle nuit d’été que les habitants prolongent sur la place principale.
L’arrivée du trio fait l’effet d’une révolution. Toute la ville descend dans la rue
pour acclamer la fille et les petits-enfants de la cité. Les gamins sont fiers et
Bertha follement heureuse d’avoir pu démontrer que l’invention de son cher Carl
est digne d’avenir.
Avec les détours, ils ont parcouru plus de 100 kilomètres sans réel souci, à
l’exception de cette ridicule panne d’allumage qui aurait pu se régler en quelques
secondes. Sur le parcours, ils n’ont cessé d’entendre des encouragements. Dans
la plupart des villages traversés, les habitants découvraient la « voiture sans
chevaux » mais, partout, l’incrédulité a vite fait place à un véritable engouement,
d’autant que l’équipage était mené par une femme. Or, la place des femmes, dans
l’Allemagne de 1888, n’était pas meilleure qu’en France.
Quant au père de famille, il expédiera le lendemain matin un télégramme
furieux où il oublie de féliciter son épouse, mais réclame le renvoi immédiat par
le train des chaînes du tricycle ! Un peu plus tard, il finira par comprendre la
portée historique du voyage de Bertha. Il apportera même quelques
modifications à la boîte de vitesses du tricycle pour améliorer ses performances
en montée…
Quelques jours après son exploit, le trio achève son périple en prenant la
route du retour. Dans tous les villages, la foule les acclame. Plus rapide que
l’aller, car plus court grâce aux conseils des nouveaux supporters, le voyage se
déroule sans la moindre anicroche… à l’exception d’un bref arrêt chez un
cordonnier, le temps de clouer de nouvelles garnitures en cuir sur les sabots de
frein. Au total, le tricycle a parcouru plus de 180 kilomètres.

L’inventeur devient enfin constructeur


La nouvelle de la randonnée s’est répandue comme une traînée de poudre
dans la région. Désormais, de Mannheim à Stuttgart en passant par Karlsruhe,
tout le pays de Bade connaît la « voiture sans chevaux » de Carl Benz. L’année
suivante, il s’associe à deux partenaires qui prennent en charge l’administration
de la société et la commercialisation de ses inventions.
L’année 1893 voit la création de sa première vraie voiture, appelée Benz
Victoria ; suivie, en 1894, de la Benz Velo. Dès 1895 naîtront les premiers bus et
utilitaires puis, en 1899, la première Benz de compétition. Carl Benz devient
alors l’un des plus gros constructeurs automobiles d’Allemagne. En 1926, son
association avec Paul Daimler, fils et successeur de son ancien concurrent,
débouchera sur la création de la firme Mercedes-Benz.
Carl Benz meurt en 1929, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Quant à Bertha,
elle a offert un cinquième enfant à son cher Carl en 1890 et s’est abstenue de
toute autre escapade automobile. Première femme aux commandes d’un
« véhicule sans chevaux », première automobiliste de l’Histoire à parcourir une
telle distance sur un engin équipé d’un moteur à explosion, elle n’a cessé de
minimiser son exploit toute sa vie en l’attribuant à ses deux fils et à son époux.
Actrice et témoin privilégié des plus belles pages de l’automobile allemande, elle
s’est éteinte en 1944, à quatre-vingt-quinze ans.
1- La ligroïne n’est autre qu’une forme de benzol. Produit de distillation notamment utilisé comme détachant au XIXe siècle, ce
solvant était aussi un carburant correct et, surtout, facile à trouver en pharmacie. Son nom n’a aucun rapport avec Carl Benz.
Ford T
Tin Lizzie à la conquête du monde

Écroulés de rire, les dockers du Havre n’en croient pas leurs yeux, en cet
après-midi de septembre 1913 ! On leur avait annoncé une voiture américaine
exceptionnelle, inédite, incroyable : la Ford T. Une auto qui allait mettre à
genoux tous les visiteurs du 14e Salon de l’Auto de Paris, dans quelques
semaines. Mais quand les caisses du cargo de New York se sont ouvertes, ils ont
découvert une machine ridicule : une araignée géante, toute noire, avec un pare-
brise immense, une petite calandre en cuivre et des petits phares ridicules. Un
engin difforme, perché sur des pattes en bois – ou peut-être des roues –
filiformes.
Ils n’ont pas pu s’empêcher d’éclater de rire. Et le transitaire les a imités
lorsqu’il est arrivé au volant de sa grosse Darracq pour dédouaner le colis. Il a
même ajouté que les constructeurs français pouvaient dormir sur leurs deux
oreilles avec une concurrente pareille ! Il est reparti convaincu qu’elle ne
révolutionnerait pas le Salon de l’Auto 1913. Les suivants non plus, d’ailleurs…

Première opération : nourrir l’araignée


Sur le quai, après la crise de rire, tout le monde a surveillé le chauffeur
américain chargé de la convoyer jusqu’à Paris quand il a fait les pleins de sa
voiture. Facile pour l’essence, car le réservoir est placé sous le siège avant. On
relève la banquette et on verse. En revanche, pour connaître le niveau, il faut
utiliser une fine réglette en bois car il n’y a pas de jauge. D’ailleurs, il n’y a rien
au tableau de bord, à l’exception d’un minuscule compteur de vitesse, placé
devant les genoux du passager, et d’une étrange boîte en bois verni, à demi
encastrée dans la plaque qui sépare la mécanique de l’habitacle. Une grosse boîte
de la taille d’un coffre à bijoux, avec une sorte de serrure en cuivre ou laiton au
milieu.
Ensuite, le chauffeur a mis de l’huile dans le moteur et dans la boîte de
vitesses. Très simple puisque c’est le même bloc, avec la même huile. Plus
drôle : le contrôle de niveau dans le pont arrière. Pas de jauge, mais deux orifices
avec deux vis. Il faut que l’huile atteigne le bord de l’orifice supérieur. S’il en
manque, on recharge par ce petit trou. Attention à ne pas ouvrir
malencontreusement celui du bas, vous risquez de tout vidanger.

Un démarrage en grande pompe


Après avoir rempli son radiateur d’eau, le chauffeur a voulu démarrer sa
voiture devant les dockers qui retenaient leur souffle. Il a commencé par
enfoncer une drôle de grosse clé en cuivre dans la boîte en bois. « En cerisier
verni, comme le tableau de bord », a précisé l’Américain. Il l’a ouverte et s’est
penché pour vérifier diverses connexions. Tout en expliquant à son public que
cette boîte concentre tout l’équipement électrique nécessaire au fonctionnement
de la mécanique. Ensuite, il a tripoté plusieurs manettes un peu partout.
Puis il est descendu, s’est arc-bouté sur la manivelle et l’a fait tournoyer
comme un fou. La voiture s’est mise à avancer brutalement de quelques
centimètres, puis à reculer tout aussi brutalement. Plusieurs fois, mais sans autre
résultat…
L’araignée avait dû s’endormir un peu trop longtemps pendant la traversée
de l’Atlantique car elle refusait obstinément de cracher son venin. Alors, le
chauffeur a pris un cric et l’a placé sous une roue arrière pour la soulever ; puis il
a recommencé ses manipulations et refait tourner la manivelle à toute volée.
Quand l’araignée s’est ébrouée, il a tiré un grand levier pour bloquer la roue, tout
en laissant hoqueter le moteur. Ouf ! Ensuite, il a expliqué aux dockers que ça se
produisait souvent « quand l’huile du “clutch” était froide ».
Entre-temps, le patron du port était arrivé pour voir la star américaine. Il
trônait à l’arrière de son magnifique torpédo Delaunay-Belleville que le
chauffeur de service démarre lui aussi à la manivelle, mais sans effort et toujours
du premier coup ! Le patron a écouté l’Américain, traduit « clutch » par
embrayage, et il est reparti aussitôt, très déçu par l’araignée.
Mais le pire est survenu quand l’Américain a voulu faire quelques essais de
roulage avec le collègue français qui doit l’accompagner jusqu’à Paris. Le
nouveau venu a dû grimper jusqu’en haut de l’araignée. Il s’est installé derrière
le grand volant en bois, bizarrement placé à gauche, alors que dans nos voitures
européennes il est toujours à droite depuis les années 1895, pour mieux voir les
bas-côtés des routes. C’est tellement plus logique !

Cours de conduite indispensable


Ensuite, il a tenté de comprendre le maniement de l’engin. Pour commencer,
il n’y a que deux vitesses, alors que les françaises en ont au moins trois, parfois
même quatre ! Sur le plancher, il a bien regardé les trois pédales… Hélas, aucune
n’a la même fonction que chez nous.
À gauche : la pédale estampée d’un « C » (pour « clutch », donc embrayage).
Enfoncée, elle vous fait rouler en première vitesse. À mi-course, elle vous met
au point mort. Relevée, elle vous expédie en seconde… à condition que le levier
qui sort du plancher, à gauche du volant, soit poussé à fond ! Attention à ce
levier car, à mi-course, il maintient lui aussi le point mort. Et tiré vers vous, il
actionne un frein de stationnement.
La pédale de droite, marquée d’un « B » (pour « brake », autrement dit
frein), correspond bien au frein principal qui agit sur la transmission. Enfoncée à
bloc, elle vous aide à… ralentir ! Mais là, il faut reconnaître que les petites
françaises ne font guère mieux.
La troisième pédale, au milieu, frappée d’un « R » (pour « reverse »,
inversion de marche) vous fait passer en marche arrière quand vous l’enfoncez.
Vous l’avez compris : avec cette voiture, on ne débraye jamais ! Au fait,
comment fait-on pour accélérer et ralentir ? En utilisant la manette de droite,
sous le volant. Sa voisine, à gauche, permet de régler l’allumage.
En se mélangeant les pieds, le chauffeur français a réussi quelques allers et
retours plus rapides que l’éclair. Heureusement sans rencontrer d’obstacles, mais
malheureusement non contrôlés. Tout le monde s’est alors demandé s’il lui
faudrait des cours du soir pour emmener la voiture jusqu’à Paris. En descendant,
le malheureux a tenté d’expliquer que la Ford T était vraiment difficile à
interpréter pour un conducteur français. Même pour un chauffeur émérite comme
lui, qui a appris à conduire sur une De Dion-Bouton en 1903 et qui sait piloter
toutes les voitures de sa génération !
En revanche, la patronne du Café des Marins, qui n’avait jamais conduit de
voiture et que les dockers espéraient terroriser en la mettant au volant, s’est
parfaitement sortie de cette épreuve… Après quelques minutes d’initiation, elle
jouait avec l’auto comme une gamine avec son vélo. Incroyable !

Records de ventes battus aux États-Unis


Quand la Ford T débarque au Havre, en septembre 1913, elle a déjà conquis
l’Amérique et va s’attaquer à l’Europe, avant de viser le reste du monde. Son
créateur, Henry Ford, l’a présentée en 1908 et mise en vente dès 1909. Elle a
déjà beaucoup évolué pendant ces quatre premières années de production. En
1912, le modèle T s’est vendu à près de 70 000 exemplaires aux États-Unis. Un
record mondial et un total astronomique jamais atteints dans l’univers
automobile. Dans le même temps, le plus avant-gardiste des Français, Renault,
plafonnait à 8 000 véhicules. Pourtant, Henry Ford est à demi satisfait. Il compte
bien développer ses ventes grâce à l’assemblage à la chaîne, pratiqué depuis le
début de l’année 1913 dans sa toute nouvelle usine de Detroit, dans le Michigan.
Désormais, il faut à peine plus d’une journée pour assembler une voiture
complète, avec sa mécanique. Les Européens qui ont visité ses ateliers, comme
Louis Renault en 1911, sont revenus impressionnés.
Mais Monsieur Ford croit pouvoir réduire ce délai de plusieurs heures. Par
comparaison, en France, plusieurs jours sont nécessaires chez Renault. Et pour
les modèles de certaines marques renommées, on compte en semaines, voire en
mois…
Déroutante mais fabriquée avec soin
Exposée quelques semaines plus tard au Salon de l’Auto du Grand-Palais, à
Paris, la Ford T ne fait rêver personne. Esthétiquement, l’engin présenté n’est
guère engageant avec sa robe noire et sa carrosserie découverte à quatre places,
appelée « Touring car ». Les sièges sont perchés très haut, sur de grandes roues
en bois verni équipées de pneus très étroits : 7,5 cm à l’avant et moins de 9 cm à
l’arrière. La garde au sol de l’araignée est impressionnante : plus de 30 cm ! Elle
est pratiquement dénuée d’accessoires, à l’exception de deux petits phares à
l’avant et d’une lanterne à l’arrière. Ils fonctionnent encore au gaz acétylène
alors que les Français sont déjà entrés dans l’ère de l’électricité. Monsieur
Blériot, le grand aviateur, commercialise des phares électriques très efficaces !
Pour la mécanique, les initiés constatent que tout diffère des schémas
européens. À croire que Monsieur Ford n’a jamais regardé une voiture du vieux
continent ! Cette mécanique est si difficile à comprendre qu’ils retiennent
uniquement les 3 litres de cylindrée du gros moteur, les 20 malheureux chevaux
qu’il développe et son curieux bloc qui englobe aussi la boîte de vitesses.
En se penchant sous le châssis, les plus fins observateurs notent toutefois
que la fabrication est de haut niveau, depuis la fonderie jusqu’aux plus petites
soudures. Et les pièces forgées impressionnent les mécanos qui constatent aussi
que les alliages et les aciers semblent d’excellente qualité. De même que les
revêtements et peintures. À ce propos, les visiteurs se gargarisent déjà en
rapportant une plaisanterie d’outre-Atlantique : Monsieur Ford affirmerait que
« les clients peuvent choisir la teinte de leur choix, à condition qu’elle soit
noire ». La réalité n’est pas aussi manichéenne. La teinte noire ou plutôt les
teintes noires – il y a plusieurs nuances sur la même voiture – n’ont rien d’une
lubie. Elles ont été déterminées après de longs tests où la peinture noire élaborée
par Ford s’est révélée plus endurante que la plupart des autres couleurs. Dans les
débuts de la production, il a d’ailleurs été possible d’obtenir d’autres teintes. Et
ce sera de nouveau le cas quelques années plus tard.

Le fils de fermier pense aux fermiers


Telle qu’elle est présentée, la Ford T ne peut que déconcerter les visiteurs du
Salon. Car elle est taillée pour un pays où l’automobile balbutie encore. Dans les
zones agricoles ou peu développées, comme le Middle West, le Nord et les
montagnes, la plupart des fermiers n’ont jamais vu la moindre voiture.
C’est à eux que songeait Henry Ford en concoctant le premier modèle T. Il
les connaît bien ces paysans, car il vient du même milieu qu’eux. Il est né dans
une ferme, en 1863. Son père est un agriculteur prospère, mais le jeune Henry
n’aime que la mécanique. Dans l’exploitation, seules les machines agricoles le
passionnent. À la maison, on le trouve têtu et trop solitaire, mais intelligent et
travailleur. À vingt ans, il épouse Clara et reçoit seize hectares de son père en
cadeau de mariage. La parcelle est située dans le village de Dearborn, près de
Detroit. Une fois dans son domaine, il essaie de construire un tracteur, puis une
voiture à vapeur qui le déçoivent. Il ne croit pas en l’avenir de la vapeur. Pour
lui, c’est le moteur à explosion qui s’imposera.
La suite ressemble à l’existence de tous les inventeurs visionnaires :
beaucoup d’efforts, de l’obstination, des doutes, des affronts, des périodes de
vaches maigres et, tout à coup, le succès qui va changer la vie de la famille Ford.
En 1896, il conçoit et construit une voiturette propulsée par un petit moteur de sa
conception. L’engin est très léger avec ses quatre roues de vélocipède et sa selle
minuscule. Ce n’est pas la première voiture américaine, puisque les frères
Duryea l’ont devancé en 1893. Mais, d’après les rares spécialistes, la Ford est
mieux construite. D’ailleurs, elle peut filer à 30 km/h !
Ce premier modèle est rapidement vendu. D’autres suivent et Ford devient
l’un des ingénieurs automobiles les plus en vue de Detroit. La ville prospère, elle
aussi, en rassemblant tous les talents de la mécanique. Elle va bientôt devenir la
capitale américaine de l’automobile. En 1899, Ford monte une première société
avec plusieurs associés, la Detroit Automobile Company. Mais l’aventure
s’arrête rapidement car il estime que la qualité qu’il revendique n’est pas au
rendez-vous.
En 1901, il fonde en solitaire une autre société qui deviendra, dès 1903, la
Ford Motor Company. Les premières années du XXe siècle sont toutefois
difficiles pour le nouveau constructeur, jalousé par ses rivaux. Leurs avocats se
déchaînent pour tenter de l’éliminer. Tout est bon pour avoir sa peau… Mais
Ford a quarante ans, il est optimiste. De plus, il a un sens aigu de la publicité. Il
sait très bien faire parler de lui dans les journaux et il est prêt à tout pour assurer
la promotion de ses autos. L’inventeur sage et réservé, peu attiré par la vitesse,
prend même le départ de compétitions automobiles… qu’il gagne !
Ingénieur, organisateur et visionnaire
En 1905, Henry Ford est à la tête d’une belle société. Un an plus tôt, il a
même lancé une filiale au Canada. Ses voitures se vendent bien. En 1907, sa
production dépasse celle de tous ses confrères de Detroit réunis. Pourtant, il n’est
pas satisfait. Il vise d’autres sommets que les triomphes locaux. Il sait que les
États-Unis représentent un marché potentiel énorme. Il sait aussi que la plupart
des Américains n’ont jamais conduit la moindre voiture et il connaît leur
attachement aux transports hippomobiles.
Comme ses confrères européens, il a compris que la voiture populaire n’est
pas encore née. Mais, contrairement aux Européens qui semblent s’être résignés
à construire des « voitures de riches », il s’obstine à vouloir mettre les
Américains au volant le plus vite possible en leur vendant des automobiles bon
marché. Moins coûteuses et plus faciles à entretenir que leurs charrettes et leurs
chevaux.
C’est pourquoi l’ingénieur cède de plus en plus souvent sa place à
l’organisateur. Selon lui, l’obstacle à la démocratisation de l’automobile tient en
trois mots : délais de fabrication. En les réduisant, on abaissera les prix dans des
proportions énormes. À ce stade de l’interrogation, l’ingénieur Ford vient
secouer l’organisateur Ford en lui suggérant de commencer par simplifier ses
voitures, s’il veut gagner du temps au stade de la construction.
Et le visionnaire Ford s’en mêle en balayant tous les acquis de l’univers
automobile. Selon lui, il faut définir de nouvelles machines que pourront
aisément comprendre les agriculteurs et, surtout, mieux adaptées que les voitures
européennes aux caractéristiques des États-Unis.
En réunissant toutes ses idées, l’industriel Ford devrait trouver la voie
idéale !

Mieux qu’un cheval et sa charrette


Au terme de plusieurs années de travaux et de tergiversations qui font passer
Henry l’obstiné pour un dictateur insatisfait auprès de ses collaborateurs, le
résultat finit par se dessiner. C’est le modèle T que Ford emmène pour un périple
de 550 kilomètres, fin septembre 1908. À 35 km/h de moyenne et moins de
12 litres aux 100 kilomètres. Premier succès d’estime.
En juin 1909, une Ford T gagne la course New York-Seattle, longue de 6 500
kilomètres. Toute la presse américaine en parle et dévoile son prix : 850 dollars.
Grosso modo six mois de salaire pour un fonctionnaire. Cher, mais accessible…
Les Américains sont stupéfaits, à l’heure où les concurrentes de la Ford T se
monnaient entre 2 000 et 3 000 dollars ; quant aux européennes, elles sont
inaccessibles à la grande majorité des foyers américains.
Dès les premiers mois, la voiture d’Henry Ford conquiert le public qu’il
visait : les fermiers. Pour eux, l’achat du modèle T n’est pas un acte passionnel
mais une démarche raisonnée, comme l’espérait l’ingénieur. Pour tous les
travaux et les déplacements locaux, ils sont restés fidèles aux chevaux et aux
attelages. Mais l’entretien des chevaux et la maintenance des charrettes sont
contraignants. Et coûteux ! À 850 dollars, mieux vaut s’offrir une automobile
dont la conception est dictée par leurs besoins. Ford a prévu qu’elle puisse
traverser un champ labouré. Et sa garde au sol de 30 cm lui permet de passer
dans les pires chemins, hiver comme été, où ses pneus très étroits se calent dans
les traces des chariots. Toute la semaine, elle trimballe sans faiblir les outils et
les denrées, avec son moteur de 20 chevaux. Le dimanche, elle emmène la
famille et les paniers jusqu’à la ville ou à l’église.

Elle construit l’avenir américain


Henry Ford a tout prévu pour imposer son modèle T. Même sa conduite qui
déroute tant les conducteurs européens ! En réalité, elle a été si longuement
réfléchie par Henry Ford, puis testée chez ses collaborateurs, qu’elle s’apprend
en quelques heures quand on est vierge de toute expérience. Dans ce domaine,
les fermiers sont aussi béotiens que la patronne du Café des Marins, sur le port
du Havre. Et, comme elle, ils s’initient en un tournemain. Mieux : tout le monde
s’y plonge, des parents aux enfants.
La Ford T n’a pas que des qualités. Elle freine mal, tire la langue dès que la
route s’escarpe et se révèle presque aussi inconfortable que les véhicules
hippomobiles. On lui reproche aussi une relative fragilité. Surtout quand on la
mène sans ménagement sur les chemins de terre du Middle West ! Mais, là
encore, Henry Ford fait preuve d’un véritable génie en muant ces défauts en
atouts. Il espère bien que son modèle T va porter un vilain coup aux transports
hippomobiles. Mais que deviendront les maréchaux-ferrants ? C’est facile : ils
dépanneront les Ford et s’occuperont de leur entretien ! La mécanique est si
simple que tous les forgerons de village en connaîtront vite les ficelles. Quant
aux réparations, celles qu’ils opéraient sur les charrettes leur paraîtront beaucoup
plus délicates.
Monsieur Ford en est convaincu : grâce à la T, il va faire naître une première
génération de garagistes américains… mais aussi de pompistes, car il faudra
approvisionner les voitures ! Et ce qu’il prévoit pour les immenses États fermiers
des États-Unis se reproduira ensuite dans les villes, car les citadins vont très vite
céder aux attraits de sa voiture. Il en est convaincu…

Les ventes explosent, les prix chutent…


1909, la première année de production de la Ford T se conclut avec 11 000
voitures vendues. Résultat insuffisant pour Henry Ford. Mais la suite devient vite
impressionnante : plus de 50 000 en 1910 et plus de 170 000 à la fin de 1913 !
Cette année-là, Ford produit plus de véhicules que tous ses concurrents réunis.
Dans le même temps, l’usine française de Louis Renault assemble à peine plus
de 10 000 voitures…
Pour obtenir ces résultats époustouflants, Henry Ford a rangé sa casquette
d’ingénieur et recoiffé celle d’organisateur du travail qui lui plaît tant. Il a repris
ses vieilles théories sur la réduction des délais de fabrication en installant de
véritables « chaînes » d’assemblage où chaque ouvrier effectue des tâches
précises, calculées et minutées, qu’il répète toute la journée sur les voitures qui
défilent devant lui. Facile à imaginer, beaucoup plus difficile à réaliser…
D’autant qu’il n’existe aucun modèle dans l’univers automobile. Henry Ford a
bien eu vent des travaux de l’ingénieur-économiste Frederick Winslow Taylor,
dont les résultats sont spectaculaires dans la sidérurgie. Mais il n’en connaît pas
les fondements scientifiques1 et il devine que le « taylorisme » n’apportera
qu’une partie des réponses souhaitées…
Les premières chaînes sont installées en 1911. Un travail de titan, car il faut
tout décoder, tout analyser pour gagner du temps à chaque étape du montage des
voitures. Les gains se chiffrent souvent en petites secondes mais, mises bout à
bout, ces secondes vont bientôt se transformer en heures.
Les efforts s’étalent sur plusieurs années. Début 1913, il faut encore près de
12 heures pour assembler un châssis et sa carrosserie. Au printemps 1914, la
même tâche ne prend plus que 1 h 33 mn. Plus de 10 heures gagnées en moins de
deux ans ! Et les résultats sont aussi spectaculaires sur les moteurs. Ces gains de
temps sont immédiatement répercutés sur le prix des voitures. De 850 dollars en
1909, il chute aux environs de 550 dollars pour le même modèle en 1914, puis à
350 dollars en 1916… Et les ventes continuent de flamber : près de 300 000 en
1914. En 1915, la millionième T quitte les chaînes des usines Ford qui
continuent de sortir de terre à Detroit et dans sa banlieue.

De la Grande-Bretagne au Japon
Après les campagnes, les villes se sont laissé envahir par les Ford. De
nouvelles versions ont été développées : camionnettes, porte-citernes, plateaux,
petits camions-bennes… Et le modèle de base continue de s’enrichir
d’innovations techniques : phares électriques, carrosseries fermées, cabriolets
deux places, etc.
Le continent américain roule désormais au rythme de Ford. En 1915, un
automobiliste américain sur deux se déplace dans une Ford T qu’ils ont affectée
de deux surnoms : « Flivver » et « Tin Lizzie ». Le premier peut se traduire par
« bagnole ». Le second est plus subtil car « Lizzie », diminutif d’Elizabeth et de
Lisbeth, est le surnom que les fermiers donnaient tendrement à leur vieille
jument ou à leur mule préférée. En revanche, « tin » (le fer) est plus mesquin car
il évoque davantage le fer-blanc des gamelles que le bon acier utilisé chez
Ford…
Mais il manque toujours une victoire au roi de l’automobile : l’Europe est
très peu sensible à ses propositions, en dépit de tarifs qui continuent de baisser. Il
a pourtant fait construire une usine à Manchester, en Grande-Bretagne ; mais elle
végète.
Paradoxalement, c’est l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre
mondiale, en 1917, qui va l’aider à conquérir le vieux continent. La quasi-totalité
des ambulances et des camionnettes qui débarquent des cargos sont des Ford T.
Et, comme dans le Middle West quelques années plus tôt, elles vont
impressionner par leur agilité dans les zones de combats et par leur activité à
l’arrière. Toutes les armées alliées sont sous le charme de ces araignées qui ne
s’arrêtent jamais. Résultat : en 1919, Ford installe une usine d’assemblage pour
la France à Bordeaux ; et une autre dès 1920 à Cadix pour l’Espagne.
Les années vingt marquent l’apogée de la Ford T. En 1922, la production
annuelle franchit le cap du million de voitures. En juin 1924, Detroit fête la dix
millionième T. Parallèlement, la firme inaugure de nouvelles usines au Mexique,
au Japon et, l’année suivante, en Australie. De nouvelles carrosseries fermées
voient le jour, intitulées avec un humour d’origine britannique « Tudor » pour la
version deux portes et « Fordor » pour la quatre portes.

15 millions pour conclure


Le 25 octobre 1925, Ford bat un nouveau record de production : 9 109
modèles T produits en 24 heures. Mais les ventes commencent à s’essouffler aux
États-Unis en dépit d’un prix de vente passé sous la barre des 300 dollars.
Rançon du modèle unique, les Américains se lassent d’avoir la même auto que
leurs voisins. Conscient de la nécessité d’évoluer, Henry Ford met donc un terme
à la production, le 27 mai 1927. Quelques jours auparavant, le modèle T a
franchi le cap des 15 millions d’exemplaires produits, en dix-neuf années de
carrière.
Henry Ford a soixante-quatre ans. C’est un homme usé par le travail mais
toujours enthousiaste qui va s’occuper du lancement de la nouvelle Ford : le
modèle A. Ensuite, il prendra du recul et s’éteindra paisiblement en 1947, à l’âge
de quatre-vingt-quatre ans.
Pendant ces longues années à la tête de l’empire qu’il avait su créer et
développer, Henry Ford n’a jamais oublié ses ouvriers. Conscient de la rigidité
des conditions de travail qu’il imposait, dans des ateliers qui fonctionnaient
24 heures sur 24, il avait doublé les salaires dès 1914, tout en réduisant le temps
de travail quotidien à huit heures. Parallèlement, il avait fixé à 5 dollars le salaire
horaire minimum ; à 6 en 1919 ; puis à 7 en 1927. Et, en octroyant à tous ses
employés une participation aux bénéfices de la société, il avait tordu le cou à la
légende de l’industriel-dictateur ! À ses visiteurs, cet industriel d’exception
répétait souvent : « Tout homme devrait gagner assez d’argent pour acquérir une
maison, un lopin de terre et une voiture. » Une Ford, évidemment !
1- Frederick Winslow Taylor (1856-1915) est le père de l’OST (Organisation Scientifique du Travail). Ford, comme tous ses
confrères, s’y intéressera et lira son savant recueil de méthodes, The Principles of Scientific Management, publié en 1911.
Rolls-Royce Silver Ghost
L’obsession de la perfection

Dans l’opulente Angleterre edwardienne qui domine le monde au début du


XXe siècle, quelle voiture un jeune et riche héritier peut-il s’offrir ? Une
Panhard ? Une Hotchkiss ? Une Delaunay-Belleville comme le tsar Nicolas II ?
Hélas, ces voitures sont françaises et le cœur d’un Anglais ne peut se satisfaire
d’un choix tricolore. S’il se tourne vers les créations d’un sujet de sa majesté la
reine Victoria, que choisir ? Une Lanchester ? Une Napier ? Elles sont attirantes,
mais n’ont ni la classe ni la fiabilité d’une Delaunay. C’est vraiment
regrettable…
Cette situation traumatisante pour un cœur anglais, Charles Stewart Rolls,
troisième fils de Lord Llangattock of Monmouth, et arrière-petit-fils du septième
comte de Northesk, la vit depuis l’acquisition de sa première auto, une
minuscule Peugeot qu’il est allé lui-même chercher à Paris, en 1896. Il a dix-huit
ans et une passion débordante pour ces engins, découverts dans la capitale
française deux ans plus tôt. À l’époque, ce jeune « sportsman » un peu casse-cou
se passionnait pour le vélocipède. Mais avec un moteur, c’est encore plus
« exciting » !
Après son initiation à l’automobile, il finit sagement ses études à Cambridge,
tout en acquérant chaque année un nouveau modèle, toujours plus puissant. En
1898, diplôme d’ingénieur en poche, il s’active à promouvoir l’automobile dans
le royaume et se lance dans la compétition où son patronyme se fait rapidement
connaître.
Un lord qui vend des voitures…
En 1902, Rolls a tout juste vingt-quatre ans et six bonnes années d’aventures
automobiles derrière lui. Au pays des lords, il est considéré comme l’un des
premiers experts de cet univers mécanique balbutiant. Il n’est pas vraiment
contraint de travailler et pourrait se contenter de jouer avec ses belles
automobiles. Mais c’est un esprit moderne qui n’a rien d’un futur rentier, et
totalement ouvert sur ce XXe siècle dont ses enseignants lui ont appris qu’il serait
celui de la réussite par le travail. Il décide donc d’ouvrir un commerce
d’automobiles à Londres, avec la bénédiction – et l’argent – de son père. Il vend
à de riches clients des Panhard françaises, mais aussi des Minerva belges. Des
voitures qu’il a appréciées. Mais il rêve toujours de dénicher l’anglaise de ses
rêves : une automobile puissante, endurante, confortable et capable d’emmener
une famille entière de Londres à Edimbourg. Ces voitures existent en ce début de
XXe siècle, mais elles sont françaises ou allemandes.

… et un électricien qui fait fortune


Son obstination, bien aidée par la chance et le hasard, le met un jour de 1904
sur la piste d’un industriel de Manchester : Henry Royce. Il a fait fortune dans le
matériel électrique et se passionne maintenant pour l’automobile.
Cet homme est le parfait exemple de ce XXe siècle naissant : il est né
misérable et mourra probablement riche grâce à son travail et son talent. Royce
est né très pauvre en 1863. Il n’a jamais connu l’école et ses parents sont morts
pendant son enfance. À quatorze ans, sa tante lui finance trois ans
d’enseignement au centre d’apprentissage du Great Northern Railway. Cette
société de chemins de fer est réputée pour former les meilleurs ouvriers
d’Angleterre. On raconte que ses apprentis sont capables d’évider un carré
parfait dans une plaque de tôle sans utiliser autre chose qu’une lime… Henry
souffre mais prend goût au travail de l’acier et devient un excellent ajusteur.
Parallèlement, il se passionne pour l’énergie électrique et plonge dans le
travail comme un forcené. Devenu Londonien, il suit chaque soir des cours pour
compenser l’éducation qu’il n’a pas eue. La nuit, il lit toute la documentation
technique qu’il peut emprunter. Le jeune homme est austère, ne sourit guère
mais ses employeurs successifs apprécient son abnégation. Il grimpe vite les
premiers échelons de la hiérarchie.
À vingt ans, en 1884, il s’associe avec un ami ingénieur en électricité pour
fonder une petite société qu’ils installent à Manchester. Ils y construisent des
douilles d’éclairage, des sonnettes et, surtout, des dynamos qui vont faire leur
réputation. Car ce matériel destiné à produire du courant est aussi sophistiqué
que fragile et dangereux. Il prend feu trop facilement. Or, les dynamos d’Henry
Royce sont pratiquement inusables et ne brûlent jamais, contrairement à leurs
rivales. L’inventeur Royce a mis au point des systèmes qui les empêchent de
griller ; et l’ajusteur Royce réalise des assemblages d’une telle précision que ses
dynamos fonctionnent sans bruit ni vibration.
En 1893, l’affaire prospère et Royce se marie. Son épouse est la fille d’un
imprimeur londonien qui injecte aussitôt des livres fraîches dans l’affaire ! En
1894, Henry Royce met au point l’une des premières grues électriques de
l’Histoire. Il commercialise sa merveille qui va se vendre dans le monde entier.
Royce développe son usine, bâtit une fonderie et plonge dans de nouveaux
projets.

Royce se passionne pour l’auto


En 1899, Royce est un homme riche mais perpétuellement inquiet. Les
souvenirs de son enfance le hantent et l’industriel craint toujours de retomber
dans la pauvreté. Pour oublier, il n’a qu’une recette : travailler. À trente-six ans,
il vient de découvrir une autre piste à explorer : les « voitures sans chevaux ». Il
s’en est acheté une récemment, en France. C’est un quadricycle De Dion-
Bouton. L’engin fonctionne bien mais sa conception très sommaire choque
l’industriel de Manchester. De plus, il est particulièrement inconfortable et
difficile à mener pour un homme dont la santé n’est pas le point fort. Les
privations de l’enfance et les nuits passées à travailler ont ébranlé le malheureux
Royce que son médecin et ami, le Dr Campbell-Thompson, aimerait voir prendre
du repos. En vain…
En 1902, Royce commande une nouvelle automobile. Une vraie, cette fois,
avec des sièges et une petite carrosserie. Il choisit une voiturette Decauville
bicylindre de 10 chevaux. Une voiture française, construite à Corbeil, près de
Paris. Hélas, sa livraison à la gare de Manchester tourne au ridicule : la
Decauville refuse de démarrer et Royce traverse la ville au pas, poussé par deux
de ses ouvriers. Furieux, il entreprend de la démonter. Au fil de l’opération, il
s’agace devant les assemblages approximatifs et les solutions techniques qu’il
réprouve. L’inventeur et l’ajusteur s’associent pour fustiger la malheureuse auto.

Trois voitures pour commencer


Après réflexion, il décide de reconstruire la Decauville. Ou plutôt, de
construire sa propre voiture sur les mêmes bases techniques, mais avec des
matériaux choisis par lui et selon ses méthodes. En y ajoutant quelques
innovations signées Royce…
Les travaux débutent en 1903, au grand dam du Dr Campbell-Thompson, car
son patient recommence à s’échiner nuit et jour sur ce nouveau projet. Quand la
première voiturette Royce 10 HP bicylindre sort de l’atelier de Cooke Street, à
Manchester, elle impressionne les initiés. Techniquement, la voiture est parfaite
pour l’époque. Elle vibre très peu, accélère franchement, freine correctement et
semble se laisser piloter facilement. De plus, elle est plutôt mignonne avec son
radiateur proéminent.
Henry Royce assemble trois voitures qui sont prêtes au début de l’année
1904. L’une d’elles est destinée à son médecin ; l’autre au directeur de son usine,
Henry Edmunds.

Rencontre décisive en 1904


C’est là que le hasard intervient. Henry Edmunds, lui aussi pionnier de
l’électricité et amateur d’automobiles, est un membre éminent de l’Automobile
Club de Grande-Bretagne et d’Irlande. Dans cette institution, il côtoie depuis
plusieurs années Charles Rolls qu’il apprécie beaucoup. Les deux hommes sont
de la même génération, formés aux mêmes disciplines, et se régalent en pilotant
leurs automobiles. Edmunds sait que Rolls est toujours à la recherche de la
marque britannique dont il rêve de faire son enseigne à Londres. Il sait aussi que
les petites voitures ne le séduisent guère. Mais il tente sa chance, lui montrant
des photos de la voiturette Royce. Le jeune lord, qui n’a pas oublié ses études
d’ingénieur, les examine attentivement. Il est impressionné par l’aspect général
de la voiture et pressent un travail de qualité.
En mai 1904, Rolls prend le train de Manchester pour rencontrer Royce. A
priori, tout doit les opposer : l’un a vingt-six ans bouillant de vie, l’autre a
quarante et un ans et une santé précaire. Pourtant les deux hommes s’entendent
immédiatement. Rolls se fait longuement expliquer toutes les particularités de la
nouvelle voiture… et Royce tombe sous le charme de ce jeune homme
enthousiaste.
Le 23 décembre 1904, Charles Rolls signe un accord de collaboration avec
celui qu’il présente comme « le meilleur ingénieur automobile du monde ». Il
commercialisera désormais toute la production automobile d’Henry Royce sous
la marque Rolls-Royce. Les deux hommes sont ravis. Rolls abandonne ses
Panhard et s’achète un nouveau hall d’exposition en plein cœur de Londres, dans
Conduit Street1.

Le troisième homme du duo…


La belle histoire ressemble à un conte de fées mais elle est incomplète car le
duo est en réalité un trio. À la manière des trois mousquetaires qui étaient quatre,
Rolls et Royce étaient trois ! Le dernier de la bande se nomme Claude
Goodman-Johnson. À l’heure de la signature, il a quarante ans. C’est un fils de
famille aisée qui a mis un terme à ses études à l’âge de dix-neuf ans. Il était alors
élève du Royal College of Art. Mais il a tout stoppé avant terme, s’estimant
incompétent. Il s’est consolé en devenant le secrétaire de l’Imperial Institute,
plus particulièrement chargé d’organiser les expositions. Tâche idéale pour ce
passionné d’art et de technologie, curieux de tout. De plus, il aime les contacts et
fait preuve d’une grande aisance en public. Ses amis disent aussi de lui qu’il a
« la bosse du commerce ». En 1896, il a mis sur pied la première présentation de
« voitures sans chevaux » à Londres. Il est aussitôt devenu le secrétaire du tout
nouvel Automobile Club.
À l’époque, la Grande-Bretagne avait beaucoup de retard sur la France et
l’Allemagne en matière d’automobiles, par la faute de lois castratrices. La pire
avait été assouplie en 1896, sous la pression des premiers automobilistes, mais
elle continuait à limiter la vitesse sur route à 14 miles (22 km/h). Heureusement,
la loi sera définitivement abolie ou plutôt « oubliée » quelques années plus tard.
Cette évolution favorable à l’automobile doit beaucoup à l’action des pionniers
dont Claude Johnson et Charles Rolls font partie.
En 1900, Johnson met sur pied la première grande compétition automobile
britannique intitulée « One Thousand Miles Trial » (L’épreuve des mille miles).
Le 23 avril, soixante-cinq voitures prennent le départ de Londres. Direction :
Edimbourg, via Bristol, Birmingham, Manchester, Derby, Carlisle. Et retour vers
Londres par Newcastle, Leeds, Sheffield et Nottingham. Un véritable tour de
Grande-Bretagne que trente-cinq voitures parviennent à couvrir. Le vainqueur
est un certain Charles Rolls, au volant de sa Panhard 12 HP.

L’aventure peut commencer


Les relations entre les deux hommes se développent à partir de cette période.
Ils rivalisent de passion et d’intelligence, mais Johnson a treize ans de plus que
le jeune lord et brille par sa tempérance et sa diplomatie. Rolls est encore un
« chien fou », alors que son acolyte est déjà entré dans la catégorie des « vieux
renards ».
En 1903, Claude Johnson quitte l’Automobile Club pour travailler avec
Charles Rolls. Plus que son bras droit, il devient son mentor. Dans les contacts
avec Edmunds et Royce, c’est lui qui va presser son partenaire de rencontrer le
constructeur de Manchester. Et dès le début de leur collaboration, Johnson
devient l’ambassadeur idéal. Celui qui colporte les bonnes idées, mais qui doit
aussi aplanir les différends quand ils se présentent.
1905 et 1906 sont deux années d’activité intense pour Rolls-Royce qui
développe plusieurs modèles. En 1906, Charles Rolls offre une splendide
publicité à la marque en battant le record du trajet Monte-Carlo-Londres au
volant d’une toute récente Light 20 : 37 heures et 30 minutes, en ayant patienté
trois heures pour le ferry… La même année, il remporte la plus prestigieuse des
épreuves anglaises : le « Tourist Trophy », sur l’île de Man.
Parallèlement, la société évolue. Elle devient la Rolls-Royce Limited. Rolls
est nommé directeur général technique ; Royce directeur des usines et ingénieur
en chef ; Johnson devient directeur commercial.
Désormais, la scène est plantée et tous les rôles sont attribués. La grande
aventure peut commencer.

40/50 HP : le chef-d’œuvre d’Henry Royce


Fin 1906, Rolls-Royce présente sa gamme au Salon de Londres. Mais le
public n’a d’yeux que pour un châssis inédit, beaucoup plus long, beaucoup plus
gros que les créations précédentes de Manchester. Son volumineux moteur six
cylindres est ouvert et placé sur un miroir pour dévoiler ses secrets. Un peu plus
loin, le carrossier Barker présente une majestueuse carrosserie conçue pour le
châssis.
Chez Rolls-Royce, ce modèle est appelé 40/50 HP. Son moteur développe la
puissance impressionnante de 48 chevaux, avec quatre vitesses et une vitesse de
pointe de plus de 110 km/h. La 40/50 est le fruit des obsessions de Johnson et
Rolls. Tous deux visent de longue date la clientèle des très riches Anglais qui
passent l’hiver sur la Côte d’Azur ou la Costa Brava, en emmenant leur suite et
leurs bagages. Hélas, la majorité de leurs voitures viennent du continent… Pour
ce Salon 1906, ils sont bien décidés à inverser la tendance ! Ils surpassent même
leurs rivaux en proposant à leurs futurs clients une gamme exclusive de
carrosseries spécialement adaptées à la 40/50. Luxueuses, raffinées, très
élégantes et toutes signées du dessinateur et décorateur Montague Graham-
White, renommé en Angleterre. Il y a deux limousines, dont une très longue
(Pullman) ; un coupé de ville ; un torpédo à quatre places ; et un modèle sport
léger à deux places. Johnson est à l’origine de cette proposition qui permet aux
acquéreurs de simplifier leur achat. Mais rien n’empêche les traditionalistes
d’acheter un châssis et de faire carrosser leur nouvelle Rolls-Royce ailleurs…

La meilleure voiture du monde


Les visiteurs du Salon sont époustouflés par cette immense voiture de plus
de six mètres, avec son radiateur anguleux qui symbolise le fronton d’un temple
grec. Et les essais qui vont suivre pour quelques privilégiés confortent les
premières réactions.
À quarante-trois ans, Henry Royce vient de réaliser son chef-d’œuvre. Une
fois de plus, le génie de Manchester s’est investi sans compter dans sa nouvelle
voiture qu’il a fabriquée en moins de six mois. Dans l’usine, ses compétences
mécaniques impressionnent ses plus jeunes collaborateurs. Personne ne discute
quand il rectifie un plan ou corrige une donnée. Son obsession de la précision et
du travail parfait se révèle souvent pesante ; parfois même agaçante, comme le
jour où il a décidé de traquer une friction à peine audible avec un stéthoscope de
médecin. Mais tout le monde le respecte car c’est lui qui fait la force de Rolls-
Royce. Celle qui permet de construire des autos sans défauts.
Cette fois, les Anglais en sont convaincus et l’écrivent dans leurs journaux :
« Notre Rolls-Royce est la meilleure voiture du monde. » Le roi Edward VII lui-
même partage cet avis. Le vieux monarque britannique ne s’est jamais passionné
pour les autos, mais il s’est enquis de la nouvelle 40/50 pour remplacer les
Daimler (anglaises !) de la Couronne.
Pour l’heure, c’est un autre roi, le richissime Léopold II de Belgique, maître
du Congo, qui commande l’une des premières 40/50 HP. Il fait logiquement
équiper le châssis d’une monumentale carrosserie « Roi des Belges » : un gros
torpédo avec des sièges enveloppants surélevés qui conservent toute sa majesté
quand il est décapoté. Ce type de carrosserie avait été suggéré au début du siècle
par Cléo de Mérode, la maîtresse de Léopold. En toute simplicité, il porte donc
sa marque royale… Le tsar de Russie s’intéresse aussi à la Rolls-Royce. Il finira
par en acheter plusieurs qui détrôneront ses chères Delaunay-Belleville dans le
garage impérial. L’une de ses Rolls-Royce continuera sa carrière après la
révolution de 1917. Elle fera le bonheur d’un certain Vladimir Ilitch Oulianov,
dit Lénine. Vaincu par le luxe capitaliste de la 40/50 HP, Lénine s’offrira même
un torpédo neuf en 1921 et l’utilisera chaque jour jusqu’à sa mort, en 1924.

Incroyablement silencieuse
Sur la route, la 40/50 HP se révèle extraordinairement agréable. Pour les
riches Anglais sportifs qui aiment relayer leur chauffeur, la conduite est un régal.
Au volant, tout leur paraît simple, contrairement au pilotage de la plupart des
concurrentes. À droite, un grand levier pour régler l’allumage ; au milieu, un
plus petit pour faire varier l’arrivée d’essence en fonction de la route ou du
temps ; à gauche, une commande d’accélérateur à main qui duplique la pédale.
Frein à pied sur la transmission, frein à levier sur les roues arrière. Et la voiture
fait mieux que ralentir quand vous utilisez les deux, contrairement à ses
concurrentes françaises par exemple…
La boîte à quatre vitesses, dont une surmultipliée, se révèle très douce et peu
bruyante, d’autant que l’on peut rouler pendant des heures sur le troisième
rapport, sans faiblir ni fatiguer la mécanique. La direction est très précise,
particulièrement légère à tous les régimes. La suspension est assez ferme pour
assurer une bonne tenue de cap, tout en offrant un excellent confort à ses
passagers.
N’importe qui peut démarrer le gros moteur à la manivelle, quand le
chauffeur n’est pas là pour assumer cette tâche. Il se lance sans effort grâce à un
système de compensation. Mais il faut tendre l’oreille pour s’assurer qu’il est
bien parti. Car sur ce plan, la 40/50 HP ridiculise toutes ses rivales : la voiture en
marche est pratiquement inaudible de ses passagers. À bord, les seuls bruits
viennent du gravier des routes ou des rares grincements des montants en bois de
la caisse, quand le conducteur se laisse aller à dépasser les 100 km/h.
Reste à payer cette merveille. La comparaison directe avec les voitures
continentales est difficile car la Grande-Bretagne bénéficie, au début du
XXe siècle, d’un régime fiscal très particulier, avec de très faibles impôts. Les
loyers sont également modestes. En contrepartie, les salaires sont très bas. On
évalue à moins de 10 livres le salaire hebdomadaire moyen d’un ouvrier. Dans le
même temps, le prix d’un châssis-moteur de 40/50 HP s’élève à environ
1 000 livres. Pour la carrosserie, comptez 1 000 à 1 500 livres. Soit 2 000 à
2 500 livres pour une 40/50 HP complète.
Tout compte fait, la nouvelle égérie des Britanniques est très coûteuse, mais
beaucoup moins que certaines de ses rivales continentales !

Naissance d’une légende argentée


La 40/50 HP n’est pas une voiture parfaite, mais Royce corrige rapidement
ses défauts de jeunesse. C’est ainsi qu’il intervient sur les premiers moteurs pour
les fiabiliser. Et tous les clients vont bientôt croire au mythe de la perfection,
constamment exploité par Claude Johnson, véritable démon de la publicité…
C’est à lui que l’on doit le test de la pièce d’un shilling posée sur la partie plane
du radiateur, devant le bouchon. Placée sur la tranche, la pièce ne doit pas
tomber quand le moteur tourne ! Et ça marche, quand il est bien réglé…
En 1907, Johnson prélève le treizième châssis de 40/50 HP et le fait habiller
chez Barker d’une carrosserie type « Roi des Belges », inspirée de la voiture de
Léopold II. Il fait peindre l’intégralité de la voiture en gris argenté, roues
incluses. Pour les ouvriers de l’époque, c’est un véritable exploit, car les teintes
métallisées sont effroyablement difficiles à réaliser. La légende ajoute aussi que
toutes les garnitures sont plaquées d’argent.
Claude Johnson baptise sa voiture Silver Ghost (Fantôme d’argent) et va
l’entraîner sur toutes les routes de Grande-Bretagne, puis du continent. Il
participe à de nombreux rallyes, épreuves de régularité et tentatives de record. Il
en remporte beaucoup et fait régulièrement démonter sa voiture pour en
contrôler l’état. Jamais Silver Ghost ne dévoile la moindre faiblesse.
Au terme de cette tournée triomphale qui assoit la réputation de Rolls-Royce
dans tous les milieux, Silver Ghost quitte déjà la scène. Décision est prise de ne
plus participer à des compétitions.

Les acheteurs boudent la Silver Lady


Le roi de la promotion n’est pas à l’abri d’éventuels échecs. Son art de la
communication lui permet généralement de les minimiser, mais l’un d’eux lui a
longtemps pesé. Il remonte à l’automne 1911, quand Johnson passe commande
au sculpteur Charles Sykes d’une mascotte de radiateur digne de la 40/50. Il
déplore en effet que de nombreux propriétaires chapeautent leur radiateur de
modèles fantaisistes qui, selon lui, déshonorent l’image de la firme. En
exclusivité pour Rolls-Royce, Sykes réalise une superbe sculpture féminine en
métal argenté, strictement réservée à la calandre de la 40/50 HP. Johnson en fait
reproduire une petite série. Il la baptise d’abord Spirit of speed (l’esprit de la
vitesse) avant de lui préférer Spirit of Ecstasy (l’esprit ou le symbole de l’extase)
que les habitués de l’époque surnomment plus sobrement Silver Lady (la dame
d’argent).
Premier concerné, Henry Royce refuse de l’installer sur sa propre voiture. Il
trouve la statuette trop volumineuse, de mauvais goût, et désagréablement
provocatrice. Il s’en passera jusqu’à sa mort… Hélas pour Johnson, de
nombreux clients partagent l’avis de Monsieur Royce. Et la plupart des
mascottes vont rester dans leur boîte jusque dans les années vingt, avant que la
clientèle américaine ne les ressuscite, encouragée, bien entendu, par Claude
Johnson. En dépit de ce lancement raté et bizarrement oublié par Johnson, le
Spirit of Ecstasy deviendra, au fil des ans, le symbole de Rolls-Royce.

Du rallye à l’automitrailleuse blindée


Entre-temps, le roi de la promotion est devenu l’homme fort de la firme, au
terme d’heures douloureuses. En juillet 1910, Charles Rolls s’est tué lors d’un
meeting aérien. Il avait trente-deux ans. Parallèlement, la santé d’Henry Royce a
continué de se dégrader. Début 1911, il est tombé gravement malade. Avec
l’appui de Claude Johnson, il a trouvé un moyen de poursuivre son travail :
l’hiver, il vivra sur la Côte d’Azur, dans la maison du Canadel dont il est tombé
amoureux ; l’été, il travaillera avec ses dessinateurs dans une villa du sud de
l’Angleterre. Ce compromis fonctionnera jusqu’à la mort de Royce, en 1933, à
l’âge de soixante-dix ans2.
Désormais seul maître de la nouvelle usine construite à Derby, au centre de
l’Angleterre, Johnson continue de faire la promotion de la 40/50 HP. En 1911, il
gomme sa décision d’oublier la compétition en affrontant Napier sur le parcours
Londres-Edimbourg. En prise directe, sans changer de vitesse. La Rolls-Royce
l’emporte brillamment. Johnson en tire une nouvelle variante de la 40/50 HP qui
va continuer de s’illustrer dans des rallyes, partout en Europe.
À l’aube de la Première Guerre mondiale, il fait transformer la 40/50 HP en
automitrailleuse. Nouveau succès. Près de deux cents sont assemblées.
Spectaculaires avec leurs roues arrière jumelées et leur blindage intégral, elles
s’illustreront sans faiblir en Arabie pendant le conflit, puis en Irlande pendant la
révolution. Triste période pour le Royaume-Uni mais, pour Rolls-Royce, c’est
une énième page de publicité réussie.
En 1921, la 40/50 HP s’expatrie aux États-Unis, dans la toute nouvelle usine
de Springfield, où sont maintenant assemblées les voitures destinées à
l’Amérique. Elle continue de bénéficier de nombreuses améliorations, dont les
freins avant. Innovations toujours validées par Henry Royce. Mais ses
concurrentes progressent, elles aussi.
En mai 1925, Royce et Johnson mettent un terme à la longue carrière de la
40/50 HP. En dix-neuf ans, plus de 7 800 voitures ont été construites, en incluant
les versions américaines de Springfield. Un record dans l’univers des voitures
mythiques des grandes heures du XXe siècle. Elle cède sa place à une évolution
qui conserve toutefois le même moteur. Si Rolls-Royce avait respecté sa logique,
la nouvelle voiture aurait dû recevoir la même dénomination que sa devancière :
40/50 HP. Mais Johnson décide de bouleverser les habitudes en octroyant
désormais un pompeux intitulé à tous les modèles d’exception de la marque.
L’héritière devient donc New Phantom (Le nouveau fantôme).
À cette occasion, l’aréopage de Rolls-Royce choisit d’octroyer à la 40/50 HP
retraitée le nom officiel de Silver Ghost, en référence à la version spéciale de
1907 qui fit la promotion de la marque. Pour ses utilisateurs, qui sont encore
nombreux en 1926, elle demeure la fidèle et incomparable 40/50 ; mais, pour
l’histoire, elle deviendra vite Silver Ghost.
Dans l’univers de l’automobile, c’est probablement la seule voiture qui ait
changé d’appellation après sa disparition…

1- Au XXIe siècle, le hall d’exposition de Conduit Street demeure le pôle historique de Rolls-Royce. Nombre de fidèles de la
marque le choisissent encore pour signer leur bon de commande.

2- Claude Goodman-Johnson est mort sept ans plus tôt, en 1926, à l’âge de soixante-deux ans.
Taxis de la Marne
L’automobile découvre la guerre

Samedi 1 août 1914. À 16 heures, toutes les églises de France ont sonné
er

le tocsin. Devant les mairies, on placarde l’ordre de mobilisation générale. La


guerre est imminente. Le jour même, on abandonne les champs en pleine
moisson. Tous les hommes de moins de quarante-cinq ans, en état de se battre,
sont appelés sous les drapeaux. Dès le lendemain, on les dirige vers leur caserne.
Lundi 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 4, ses troupes forcent
déjà les frontières, via la Belgique. Prise de court, mal préparée, l’armée
française tente vainement de freiner l’offensive allemande. Les combats sont
terribles.
Le 2 septembre, les Allemands sont à 50 kilomètres de Paris. Dans la
capitale, on entend le canon et on tremble. Le 5, le général Joffre annonce une
contre-offensive de la dernière chance. Dos au mur, le chef suprême de l’armée
française a besoin de toutes les forces disponibles et de tous les appuis
techniques possibles pour transporter ses troupes, leurs munitions et leur
ravitaillement.
Le général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, a devancé Joffre. Dès le
1er septembre, il a donné l’ordre de préparer la réquisition de tous les véhicules
disponibles, voitures de tourisme et taxis automobiles inclus. Ces derniers
l’intéressent beaucoup car il sait pouvoir disposer d’au moins 10 000 véhicules
opérationnels qui appartiennent à trois sociétés : la Compagnie Française des
Automobiles de Place, Kermina Métropole, et la Compagnie Générale de
voitures à Paris.
À la demande de Gallieni, on constitue aussitôt un groupe de base de 150
taxis. Ils restent parqués dans leurs garages, mais sont prêts à prendre la route à
tout moment, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mieux : on peut tripler leur
nombre en moins de douze heures. Le 2 septembre, l’armée a déjà testé le
dispositif en envoyant 180 taxis déposer des vivres dans plusieurs forts en
grande banlieue. Le 3, une soixantaine d’autres ont transporté des soldats vers un
fort.

Curieux hommage à Louis Renault


Si l’heure n’était pas aussi angoissante, Louis Renault apprécierait cette
opération inattendue. Car la quasi-totalité des taxis parisiens sont issus de son
usine de Boulogne-Billancourt. Il y a bien quelques Panhard, Peugeot, De Dion,
Darracq ou Brasier parmi eux, mais tous les autres sont ses créations.
C’est la conséquence d’une politique commerciale judicieuse. Dès le début
des années 1900, le jeune industriel avait compris que son usine ne pouvait se
contenter de la clientèle de privilégiés fortunés. Mais il savait aussi que les
beaux rêves de voitures populaires n’étaient pas réalisables. Construites
artisanalement, avec des matériaux coûteux, les automobiles des années 1900
affichaient des tarifs astronomiques pour le commun des mortels. Dans la
gamme Renault naissante, par exemple, pour acquérir le plus petit modèle, la
maigrelette voiturette type D à la carrosserie sommaire, il fallait débourser 3 000
francs-or : dix ans de salaire pour un ouvrier !
Louis Renault s’était donc mis en tête de dénicher d’autres débouchés
favorisant la production de masse. Mais où les trouver ? La réponse est venue en
1905 d’un autre entrepreneur audacieux, le baron Rognat. Cet homme
ambitionnait de révolutionner les moyens de communication dans Paris grâce à
l’automobile et d’en faire bénéficier ses compatriotes… en espérant gagner
beaucoup d’argent !
Cet esprit novateur déplorait que l’on continue d’utiliser la traction animale
pour les déplacements, alors que la capitale était maintenant percée de larges
artères carrossables, aisément utilisables par des engins motorisés. Or, il fallait
toujours des heures pour la traverser, dans l’odeur pestilentielle du crottin ! Les
fiacres et les calèches étaient lents, inconfortables, dangereux sous la pluie et le
vent, inutilisables dans la neige… Plusieurs compagnies de voiturage étaient
conscientes de ces changements, mais trop timorées pour acquérir ce que l’on
appelait alors les « fiacres automobiles ». Seuls quelques pionniers s’étaient
convertis au moteur à explosion. Mais peu nombreux : guère plus de trente en
1904.
En mars 1905, le baron Rognat lance donc sa révolution en créant la
Compagnie Française des Automobiles de Place. Son cahier des charges est
aussi simple qu’impératif : il lui faut des automobiles faciles à conduire, plus
aisées à entretenir qu’un cheval, confortables par tous les temps, peu
gourmandes en essence, économes en pneus. Et conçues pour durer au moins
vingt ans, afin de remplir longtemps les caisses du baron !

Increvable et confortable AG
Rognat exige aussitôt des essais comparatifs. C’est l’aubaine dont rêvait
Louis Renault. Ni Panhard, ni Peugeot ou même De Dion-Bouton ne pourront
rivaliser, car il dispose déjà de la base idéale pour concevoir la bête de somme
que souhaite le baron : son modèle AX de 1904. Cette petite voiture fait déjà le
bonheur de nombreux médecins de campagne. Ils en rêvent tous pour remplacer
leur calèche. Endurante, confortable avec sa suspension (presque) moelleuse, ses
grands sièges et son immense capote, elle se conduit sans difficulté, s’entretient
facilement, et tombe si rarement en panne !
En allongeant le châssis de l’AX, Louis Renault va concevoir le modèle AG,
coiffé d’une carrosserie « landaulet », à la manière des fiacres hippomobiles.
Contrairement à la majorité des modèles de l’époque, livrés en châssis aux
clients qui choisissent ensuite leurs carrossiers pour un habillage à l’unité, les
AG seront finalisés à l’usine, avec un seul type de carrosserie.
Le landaulet Renault AG de 1905 mesure environ 3,70 m de long, 1,60 m de
large, et 2,20 m de haut. Il est beaucoup plus court et moins encombrant qu’un
attelage hippomobile. Son petit moteur à deux cylindres de 1 060 cm3 développe
8 chevaux. Des chevaux de trait, un peu lambins, mais inépuisables et qui
suffisent pour propulser les 1 100 kg de l’ensemble ; d’autant que la vitesse des
engins motorisés est limitée à 40 km/h dans Paris, pour éviter tout problème avec
les véhicules hippomobiles.
Les passagers sont confortablement installés à l’arrière, dans une carrosserie
soignée, capitonnée, avec des portières vitrées. Elle est complétée par une petite
capote en toile vernie, isolante l’hiver, mais qui peut s’effacer aux beaux jours.
Ils disposent d’une grande banquette en cuir, de deux strapontins, avec de
l’espace pour les robes. Et ils surveillent la rue par deux vitres frontales,
grillagées pour les protéger d’éventuelles projections.
Le chauffeur est moins choyé, mais correctement abrité sous un auvent. Plus
tard, il aura droit à un pare-brise sur certains modèles. Il domine la route sur un
coffre garni de deux coussins de cuir noir. Le gros radiateur du moteur, placé
devant ses pieds, saura le réchauffer à la mauvaise saison. Pour l’éclairage, il se
contente de deux modestes lanternes à l’acétylène à l’avant, et d’une toute petite
à l’arrière.
Les essais consacrent la Renault. La Compagnie Française des Automobiles
de Place commande aussitôt 250 véhicules. En 1906, nouvel achat de 1 000
exemplaires.

Leçon de conduite pour ancien cocher


Pour les cochers qui deviennent chauffeurs de fiacres automobiles, c’est une
révolution. Ils ne sont pas mécontents car la maintenance d’une automobile des
années 1900 est infiniment moins contraignante et moins désagréable que
l’entretien d’un cheval. En revanche, la conduite d’une voiture les déroute, car il
faut constamment s’occuper de la mécanique.
D’abord, on doit lancer le moteur de la Renault AG à la manivelle, après
avoir mis le contact et réglé l’allumage. Quatre ou cinq tours lents pour
« dégommer » l’engin, puis deux ou trois plus vigoureux pour le faire démarrer.
Et ça ne marche pas à tous les coups puisqu’il faut auparavant avoir réglé
précisément la manette d’avance ou de retard à l’allumage en fonction de la
température, de l’humidité… et des caprices de la « magnéto », car cet
instrument qui concentre toutes les fonctions électriques de la voiture n’est pas
toujours fiable et déteste l’eau. En cas d’échec, on recommence ! Heureusement,
le petit bicylindre Renault est généralement conciliant.
Au volant, pas question de s’endormir. Il faut doser l’accélération, avec une
manette ou au pied. Le chauffeur est aidé par une boîte à trois vitesses qui se
commande par un long levier sur le flanc droit de la voiture. On débraye
lourdement pour changer de vitesse, mais on ne peut pas se tromper car il n’y a
pas de grille. Tout se fait dans le sens de la longueur : un, deux, puis trois. Les
plus fins conducteurs savent même passer les vitesses « à l’oreille », sans
débrayer ! Compte tenu de la puissance modeste du moteur Renault, il faut sans
cesse jouer de ce levier de vitesses, surtout quand la circulation est dense ou que
les charrettes parisiennes jouent les chicanes.

Prudence au freinage et veillez au graissage !


Pour vous arrêter, ne comptez pas trop sur les deux seuls freins arrière. On
les commande au pied et, surtout, grâce au deuxième levier latéral qu’il faut tirer
comme un forcené pour… ralentir ! Parvenir à une immobilisation totale est une
autre affaire, où il est souvent utile d’utiliser la boîte de vitesses. En cas
d’extrême urgence, mieux vaut fermer les yeux, ou sauter en marche…
Tout en roulant, il faut continuer de régler et corriger l’allumage. Sans
oublier de veiller en permanence au graissage du moteur par un robinet de goutte
à goutte, que l’on dose en fonction des efforts demandés à la mécanique. Et gare
à vous si vous omettez de le fermer à l’arrêt : noyé dans l’huile, le moteur
refusera tout service. Il vous faudra le vidanger, nettoyer les bougies, les
sécher… et patienter avant de retenter un démarrage. Encore une source d’ennui,
ces bougies qui s’encrassent plus vite que la pipe des vieux cochers !
Et quand vous vous arrêterez, pensez à graisser tous les axes, joints et
ressorts, avec la pompe manuelle que Renault livre avec l’automobile. Bien
bourrée de cette graisse dégoulinante que vous retrouverez souvent sur vos
chaussures et sur vos bas de pantalon. Contrôlez aussi les pneus qui ont une
fâcheuse tendance à se dégonfler trop vite. Parallèlement, vous apprendrez à
réparer les chambres à air qui détestent les pavés déchaussés, les pierres
agressives et les chemins de terre.
Et s’il vous reste un peu de temps, pensez à laver la carrosserie, car les rues
de Paris sont très sales, et le crottin des chevaux toujours aussi agressif…
Été 1914 : 10 000 taxis opérationnels
En 1907, l’AG devient AG1 en voyant sa cylindrée passer à 1 200 cm3. La
même année, la préfecture de Paris commence à rendre obligatoire le
« taxamètre » puis « taximètre », fixé sur le flanc gauche du véhicule. Cet
accessoire, jusque-là facultatif, est souhaité par les clients, lassés des
tarifications « variables ». Il donnera bientôt son nom aux véhicules, qui
perdront leur appellation de fiacres au profit de « taxis ».
En 1909, Renault reçoit une nouvelle commande de 1 500 taxis pour la
Compagnie Française des Automobiles de Place. Les habitués parisiens préfèrent
l’appeler « G7 », comme sur les plaques d’immatriculation des véhicules de la
compagnie, imposées par la préfecture et qui finissent toutes par la lettre G et le
chiffre 7.
En 1912, deux changements : le volant passe de droite à gauche, position
jugée plus logique pour la conduite en ville. Et la couleur des taxis parisiens vire
du rouge au vert, sur injonction préfectorale. Entre-temps, deux autres
compagnies ont fait leur apparition : Kermina Métropole, immatriculée G2, et la
Compagnie Générale de voitures à Paris, G3. Deux compagnies que Renault
s’est fait un plaisir de compter parmi ses nouveaux clients.
Pour Louis Renault, c’est la belle époque de l’essor. À trente-cinq ans, il
savoure son succès. Au début de l’été 1914, on totalise environ 10 000 taxis à
Paris. Plus de 9 500 sont des Renault et l’avenir semble plein de promesses.
Hélas, tout s’arrête le 3 août…

Cinq soldats et leur paquetage par voiture


À l’heure où il rumine ses espoirs déçus, Louis Renault ignore encore que
ses chères AG vont lui offrir beaucoup plus qu’une simple satisfaction
commerciale : elles s’apprêtent à entrer dans l’histoire de la France.
Quand Joffre lance, le 6 septembre, ce qui deviendra curieusement la
« Bataille de la Marne », alors que le front s’étend sur plus de 300 kilomètres, de
Senlis à Verdun, il y implique toutes les forces de la nation. Pour transporter les
troupes, il compte d’abord sur le chemin de fer, qui se révèle insuffisant. Et sans
appui, la contre-attaque peut tourner à la catastrophe, notamment dans le nord de
la capitale, sur le front de l’Ourcq où les troupes du général Maunoury
faiblissent.
À Paris, Gallieni a compris le danger. Il décide de réquisitionner les taxis
sur-le-champ. Facile pour les voitures, plus difficile pour les conducteurs, car
ceux qui circulent encore ne sont pas mobilisables. Il faut donc trouver un
artifice pour les enrôler, sachant qu’en cas de prise, l’ennemi les considérera
comme des civils, et leur appliquera les plus rigoureuses lois de la guerre…
En dépit des anicroches, l’opération est lancée dans l’après-midi du
6 septembre. Et tout va se dérouler très vite. Pour transporter les 5 000 à 6 000
hommes prévus, il faut au moins 1 200 véhicules. Problème : sur les 10 000
habituels, il n’en reste que 3 000 en service ; les chauffeurs des 7 000 autres sont
au front… En un temps record, la préfecture dirige tous les taxis repérables vers
l’esplanade des Invalides. Dès 22 heures, on en compte 350 !
Les chauffeurs sont au rendez-vous, sans ravitaillement, dans leur cotte de
travail. Beaucoup n’ont pas même eu le temps de faire le plein d’essence. Ils
ignorent la nature exacte de leur mission et sa durée, mais tous sont conscients
de la situation. Ils savent que la France joue ses dernières cartes et ces hommes
de plus de quarante-cinq ans, pour la plupart, sont bien décidés à donner leur vie
s’il le faut.
Sagement garés devant les Invalides, les taxis attendent les ordres des
militaires. En dépit de l’organisation un peu chaotique, conséquence de cette
course contre la montre nocturne, les soldats sont déjà rassemblés. Chaque
voiture doit en embarquer quatre à l’arrière, un cinquième à côté du chauffeur,
avec leurs armes, leurs munitions et leur paquetage. Dans la nuit noire, quelques
malins prennent leur aise à deux ou trois seulement ; d’autres sont six par
voiture, installés sur les marchepieds, faute de place. Tous les véhicules sont
surchargés, bien au-delà des normes fixées par les usines Renault.

Six cents voitures dans la nuit


Avant minuit, le premier convoi de 350 véhicules quitte Paris, bientôt suivi
d’une seconde fournée de 250. Pour les chauffeurs, la tâche est très rude. Dès la
sortie de Paris, ils éteignent leurs phares et roulent en file serrée, avec la petite
lanterne arrière du taxi précédent pour seul repère. Heureusement, la nuit est
claire. Une belle nuit de fin d’été. On leur demande de rouler le plus vite
possible, mais sans provoquer le moindre accident, et sans faire de bruit car les
troupes allemandes sont toutes proches. Les militaires tablent sur une moyenne
de 25 km/h, objectif audacieux pour l’époque et les conditions. Le terme du
périple est tenu secret, mais les taxis ont compris qu’il fallait rejoindre le front
de l’Ourcq, dans la zone de Senlis, où le général Maunoury attend ses renforts.
Ils ont entendu parler de Nanteuil-le-Haudouin et de Silly-le-Long.
Des Invalides à Nanteuil, il n’y a guère plus de 60 kilomètres, mais les taxis
vont en parcourir beaucoup plus, car les militaires qui les guident doivent
composer avec la proximité des Allemands en empruntant des petites routes
inconnues, parfois même des chemins de traverse à demi carrossables. Dans
l’urgence, ils improvisent eux aussi.
La colonne roule toute la nuit du 6 au 7 septembre. Les seuls arrêts sont
destinés à remplir les réservoirs. Il y a bien quelques soucis techniques, mais la
plupart sont résolus par les chauffeurs eux-mêmes, aidés par leurs passagers.
Rares sont les voitures qui doivent renoncer. Quand cela se produit, on charge les
soldats dans d’autres taxis et on repart.

Quarante-huit heures de noria périlleuse


Au petit matin du 7, tous les chauffeurs sont épuisés par l’effort physique et
la tension nerveuse de cette conduite sans lumières. Ils n’ont pas pris une minute
de repos, rien mangé, rien bu, mais personne ne songe à s’arrêter. C’est pourtant
ce que leur imposent les militaires qui attendent les ordres. L’inquiétude
s’installe car la colonne est pratiquement à découvert et le canon se fait de
nouveau entendre. Heureusement, l’armée parvient à réquisitionner des vivres
auxquels les chauffeurs affamés font honneur. Et, dans l’après-midi, les taxis
sont rejoints par des camions chargés d’un ravitaillement complet avec
nourriture, huile, essence, pneus, ainsi que des mécaniciens et leurs outils.
Vers 17 heures, la colonne se remet en route pour Sevran-Livry, où l’on
embarque deux nouveaux bataillons. Dans la soirée, elle prend la direction du
front, toutes lanternes éteintes. Le convoi pousse jusqu’aux confins sud de
Nanteuil où le débarquement des soldats s’opère dans la nuit du 7 au 8, sans
incident.
Dans la matinée du 7 septembre, 700 autres taxis ont quitté Paris. Ils sont
allés charger trois bataillons à Gagny, en banlieue nord-est, pour les déposer tout
près du front à l’aube du 8 septembre, dans les mêmes conditions de circulation
que la première colonne. Là encore, les chauffeurs ont fait preuve d’un courage
et d’une abnégation qui forcent l’admiration. Mieux : dans la matinée du 8,
plusieurs groupes sont revenus de Nanteuil à Gagny pour repartir avec de
nouveaux passagers.

Fiers d’avoir gagné leur bataille


Pour la plupart des taxis, la mission prend fin dans l’après-midi du
8 septembre. Ils l’ignorent encore, mais la bataille de l’Ourcq est bien engagée :
grâce aux quelque 6 000 hommes transportés par les taxis parisiens, le général
Maunoury a tenu sa position avant de contre-attaquer. Le 12, la « Bataille de la
Marne » est définitivement gagnée : l’ennemi a reculé.
Tous les chauffeurs sont revenus à la vie civile après un service ininterrompu
de 48 heures, voire davantage. Un service largement improvisé et terriblement
épuisant. Mais tous sont très fiers d’avoir accompli sans fléchir cette mission
périlleuse, à deux pas des lignes ennemies. Pas de blessés, quelques frayeurs et
seulement quelques « coups de gueule » pour gommer les angoisses. Ils y ont
même gagné un peu d’argent, car les compagnies ont relevé les compteurs à leur
retour. À raison de 20 centimes le kilomètre, elles ont facturé plus de
70 000 francs au Trésor public… dont une petite partie est tombée dans
l’escarcelle des courageux chauffeurs.
Quant aux increvables Renault AG1, surchargées comme des camions, elles
ont fait leur travail sans faiblir, à 25 km/h de moyenne et très peu de pannes.
L’Histoire en fera les héroïnes de la bataille salvatrice. En réalité, les taxis n’ont
participé qu’à un épisode très limité de la « Bataille de la Marne ». Mais
l’automobile n’avait pas vingt ans, et c’était la première fois que des voitures se
voyaient impliquées dans une guerre. Leur épopée servira d’exemple à l’armée.
Elle l’incitera à organiser la noria de camions de la Voie Sacrée qui ravitailleront
le front de Verdun, en 1916.
De son côté, Louis Renault mettra son usine au service de la nation en
produisant le petit char FT, construit à plus de 3 000 exemplaires à partir de 1917
et qui deviendra l’une des armes les plus efficaces de la victoire.
Après la guerre, il relancera pendant quelques années la production d’une
évolution du landaulet, appelée FD. Et le plus célèbre des taxis continuera
d’animer les rues de Paris jusque dans les années trente.
Bugatti Royale
Le rêve le plus fou d’Ettore

Un soir de juillet 1930, une voiture monumentale traverse Sommesous au


ralenti avant de filer comme une fusée sur la Nationale 4, vers Vitry-le-François.
Une machine impressionnante dont on perçoit à peine le souffle du moteur et qui
s’enfonce aussitôt dans la nuit en grondant, précédée par l’immense halo de ses
phares.
Émile la connaît bien cette curieuse auto, car la scène se répète
régulièrement depuis quelques mois. C’est un monstre aussi long qu’un camion,
avec des roues immenses. Fines, mais d’un diamètre inhabituel, trois fois plus
grandes que les roulettes de sa petite Amilcar. Elle est noire, avec un parement
bleu foncé sur les côtés, un capot sans fin, des ailes immenses, deux énormes
phares et une calandre en forme de fer à cheval. À l’abri d’un petit pare-brise
mais sans capote, un chauffeur en casquette et tenue claire disparaît derrière un
grand volant. Derrière, l’habitacle fermé paraît minuscule. Mais on y devine une
lourde silhouette, parfois coiffée d’un chapeau rond, comme un melon…
Intrigué, il a fini par en parler au garagiste, à demi incrédule devant la
description du monstre :
« Émile, t’es sûr que t’avais pas bu ?
– Non ! Et je revois encore le grand radiateur, comme un fer à cheval géant !
– Alors, c’est p’t’être une Bugatti… »
Une Bugatti ? On connaît la marque, mais on n’en a jamais vu à
Sommesous. Les plus belles voitures du bourg, ce sont la grosse Renault du
maire, la belle Hotchkiss du notaire et la folle Voisin du docteur…
« Les Bugatti, Émile, sont des autos qui valent une fortune. Elles sont
construites en Alsace par un ingénieur italien. Il a réalisé des engins de course
qui ont tout gagné dans les années vingt ; et maintenant, il fait surtout des
voitures de sport et de luxe. Quand j’étais apprenti à Paris, j’ai travaillé sur une
Bugatti. Quelle merveille ! J’en rêve encore… »
Le garagiste a raison. L’ombre majestueuse est bien une Bugatti. La plus
belle, la plus folle : la grandiose « Royale » ! Mieux : c’est la voiture personnelle
d’Ettore Bugatti, baptisée « Coupé Napoléon ». Et son passager n’est autre que
« l’ingénieur italien », comme l’appelle le garagiste, qui fait de plus en plus
souvent l’aller-retour entre Paris et son usine de Molsheim, près de Strasbourg.
450 kilomètres dans chaque sens, avec le fidèle Albert Toussaint au volant.

De l’art à la mécanique
En 1930, Ettore Bugatti a quarante-neuf ans. Né en Italie, installé en Alsace
depuis vingt-huit ans, il en a fait sa nouvelle patrie. Mais qu’il est loin le fringant
jeune premier de 1902 embauché par De Dietrich, à Niederbronn ; ce gamin de
vingt ans, grand, mince et brillant, débarquant du train de Milan avec l’assurance
d’un jeune prodige prêt à dévorer le monde ! Son père, Carlo Bugatti, peintre,
sculpteur, architecte, ciseleur, et surtout ébéniste renommé en Italie, le destinait
initialement à une carrière artistique, grâce à une éducation axée sur la peinture
et la sculpture.
Mais, dès l’adolescence, Ettore a compris que son père fait fausse route, car
il cultive une autre passion : la mécanique. À douze ans, un brin provocateur, il a
même informé ses parents qu’il préférait abandonner la voie artistique à son
jeune frère Rembrandt, pour éviter toute mésentente familiale… À peine déçu,
Carlo s’est vite accommodé de cette conversion inattendue, d’autant que son fils
aîné a déjà dévoilé de réels talents dans cet univers hypermoderniste… auquel le
brillant ébéniste ne comprend rien !

Premier succès à quatorze ans


En 1895, Ettore a tout juste quatorze ans quand les industriels milanais
Prinetti et Stucchi lui demandent de se pencher sur le tricycle à moteur qu’ils
comptent commercialiser en Italie. Ettore corrige l’engin, copie imparfaite du
tricycle français De Dion-Bouton, pour en faire un véhicule fiable et facile à
utiliser. Premier succès. En 1901, il conçoit une voiture de petit gabarit, légère,
innovante, performante et couronnée de prix. Cette fois, c’est un triomphe !
En quelques mois, sa notoriété passe les Alpes et séduit le baron alsacien De
Dietrich. Le maître de forges lui propose un contrat que le jeune prodige de la
mécanique ne peut refuser. L’Alsace est alors sous administration allemande
depuis son annexion après la défaite napoléonienne de 1870, mais son cœur bat
toujours pour la France. Or, la famille Bugatti vénère la France, comme tous les
artistes de l’époque. Un accord est donc rapidement conclu – par Carlo, puisque
Ettore est mineur – et le jeune prodige rallie Niederbronn. Dans son exil, il
entraîne une amie d’enfance, Barbara, qu’il épousera quelques mois plus tard,
aussitôt après avoir franchi le cap de la majorité.

Dans sa propre usine à vingt-huit ans


En 1904, De Dietrich met un terme à sa production d’automobiles. Bugatti
s’associe alors à son ami alsacien Émile Mathis, puis il est recruté par la firme
allemande Deutz, à Cologne. Parallèlement, il continue à créer des autos
inédites, bravant les canons de l’époque. Aux énormes engins lourds et patauds,
il préfère les véhicules légers. Ses talents de concepteur lui permettent de les
motoriser efficacement et d’en faire des autos performantes. Au grand dam de
ses rivaux qui les fustigent allégrement… mais se montrent incapables de
rivaliser !
En 1909, le jeune Ettore décide de sauter le pas en devenant constructeur à
part entière. Il a vingt-huit ans, une totale confiance en son talent et une
assurance déstabilisante, servie par une stature imposante que la bonne chère
alsacienne alourdit déjà… Ses amis et banquiers lui dénichent une petite usine à
Molsheim, 30 kilomètres au sud de Strasbourg. La réussite ne se fait pas
attendre. Elle est servie par les premiers succès en compétition des voitures
conçues par Ettore.
Quand la Première Guerre mondiale éclate, toute la famille se replie à Paris.
Ettore y retrouve ses parents et son frère. Carlo n’a pas résisté à la séduction
artistique de Paris où il est apprécié. Quant à Rembrandt, passionné par le règne
animal, il se partage entre le Jardin des Plantes et le zoo d’Anvers. Hélas,
malade, déprimé, il choisira de quitter le monde une triste nuit de janvier 1916,
sans savoir qu’il est déjà considéré comme l’un des plus grands sculpteurs
animaliers de son temps.

À la conquête des têtes couronnées


Dès 1919, l’usine peut être relancée. Mais, cette fois, dans une Alsace dont
les habitants sont redevenus français. Français, comme le sont profondément les
Bugatti et leurs quatre jeunes enfants : les deux filles, L’Ébé et Lidia ; les deux
garçons, Jean et Roland.
Dès le début des années vingt, les Bugatti de compétition se distinguent. Et
l’arrivée du modèle 35, en 1924, les rend pratiquement invincibles sur tous les
circuits. Les principes mécaniques d’Ettore et son obsession de la légèreté font
merveille.
Bugatti entre dans son âge d’or et les victoires amènent de plus en plus de
clients à Molsheim. Tous fortunés, car les Bugatti coûtent cher. Plusieurs têtes
couronnées d’Europe appartiennent à cette clientèle. Mais elles ne sont pas assez
nombreuses pour Ettore Bugatti qui verse allégrement dans la mégalomanie.
L’Italien d’Alsace veut voir tous les rois et princes d’Europe rouler en Bugatti.
C’est un vieux rêve qu’il cultive depuis ses débuts. Adolescent déjà, il imaginait
suivre un jour l’exemple du constructeur de Saint-Denis, Delaunay-Belleville,
nommé fournisseur officiel du tsar de Russie au début du siècle ! Et comme
désormais rien ne peut l’arrêter dans cette phase euphorique, il se prend à
imaginer une voiture royale. Une auto supérieure à tout ce qui existe et qui
visera la perfection dans tous les domaines. Une merveille qui éclipsera toutes
les Rolls-Royce ou Hispano-Suiza dont s’entiche encore le Gotha.
En septembre 1924, au Grand Prix de San Sebastian, Ettore se lance en
confiant son projet au roi d’Espagne Alphonse XIII, grand amateur
d’automobiles : « Majesté, je veux créer la plus belle voiture du monde. Je
l’appellerai “Royale” et j’espère que vous en serez le premier client. »
Alphonse XIII ne s’engage pas, mais Ettore Bugatti rentre à Molsheim
persuadé de l’avoir convaincu. Dans les mois qui suivent, il parle de son projet
au prince de Bavière et à son ami Léopold de Belgique qui se disent intéressés.
Même le roi Carol de Roumanie semble attiré.
Un moteur d’avion de 300 chevaux
Pour Ettore Bugatti, il faut définir dès maintenant le concept de cette voiture
extraordinaire qui sera, confie-t-il à quelques proches, « le point culminant de sa
carrière de constructeur ».
Dans le secret de Molsheim, il trace les premières esquisses de son futur
chef-d’œuvre. Pour la mécanique, pas de problèmes : avec quelques adaptations,
les moteurs d’avions qu’il a dessinés pendant la Première Guerre mondiale pour
les alliés et au début des années vingt pour les Français constitueront une
excellente base. Quelle revanche pour ces projets jugés irréalistes il y a peu et
passés directement à la trappe !
Le moteur est mis en chantier discrètement à Molsheim. Il impressionne les
rares privilégiés qui sont autorisés à découvrir ce monumental engin : 8 cylindres
en ligne, près de 15 litres de cylindrées (15 000 cm3 !) qui seront bientôt réduits
à 12 litres. Il pèse 350 kg sans accessoires. Bugatti affirme qu’il développe
300 chevaux à 1 700 tours/ minute. Certains de ses collaborateurs de l’époque
préfèrent tabler sur une puissance réelle d’environ 200 chevaux. Qu’importe,
avant même de le faire tourner, Ettore sait que son moteur est une authentique
merveille. Il est même persuadé de pouvoir le monter dans une voiture en se
passant de boîte de vitesses ! Son fils Jean veut l’en dissuader. Car le jeune
homme estime que pour atteindre confortablement les 160 km/h de croisière
prévus et les 200 de pointe espérés, il faut au moins trois vitesses ! Un premier
rapport pour le démarrage ; un second en prise directe ; et un troisième,
surmultiplié, afin de réduire le régime à pleine vitesse.
En réalité, Ettore a raison car la Royale démarre parfaitement en seconde et
roule sans peine sur ce rapport. Un plaisir pour les chauffeurs paresseux… Mais,
conciliant, il accepte le conseil de Jean. Il est vrai que « le Patron », comme on
l’appelle à Molsheim, adore ce fils de dix-huit ans dont il vante souvent les
talents. Il considère comme son parfait prolongement ce jeune homme qui
maîtrise la science mécanique, apprise « sur le tas » avec les ouvriers de l’usine ;
qui se passionne pour le dessin des carrosseries où il excelle ; et qui pilote déjà
avec maestria. De plus, il est beau, raffiné, diplomate et charmeur. Les clients de
passage à Molsheim l’adorent, leurs épouses aussi…
Vingt-cinq voitures garanties à vie
En mai 1926, le premier châssis est assemblé. Monumental, lui aussi,
puisqu’il mesure 6,40 m de long. On le frappe du nombre 41, type officiel de la
future Royale. Quand les roues en aluminium sortent de la fonderie de l’usine,
les ouvriers eux-mêmes sont impressionnés : chacune de ces merveilles mesure
un mètre de diamètre ! Sans les pneus, réalisés spécialement pour la Royale et
avec quelques difficultés techniques bien compréhensibles pour l’époque.
La calandre, immense, reprend le motif de fer à cheval cher à Bugatti. Et le
bouchon de radiateur reproduit l’une des plus belles sculptures de feu Rembrandt
Bugatti : un éléphant dressé sur ses pattes arrière, trompe étirée vers le ciel. Ce
moulage exclusif, réservé à la Royale, est réalisé en argent.
Le Patron a déjà limité le nombre de voitures à produire : vingt-cinq, pas une
de plus ! Et fixé le prix du châssis : 500 000 francs ! Un tarif démentiel, quand
on sait que le salaire moyen d’un ouvrier dépasse à peine 3 francs de l’heure.
Pour la carrosser, tablez sur un budget complémentaire d’environ
200 000 francs, si l’usine s’en charge elle-même. Ce serait d’ailleurs une
excellente initiative car Jean a de superbes dessins en tête… Par comparaison, la
meilleure des Hispano-Suiza se vend moins de 250 000 francs et la plus coûteuse
des Rolls-Royce ne dépasse pas 350 000 francs, carrosserie comprise. Mais,
comme se plaît à le rappeler le Patron, la Bugatti type 41 est une voiture de rois,
sans aucune rivale. En contrepartie, il offre à ses acheteurs ce qu’aucun autre
constructeur n’oserait proposer : une garantie à vie ! Et si vous avez la chance de
voir votre commande entérinée – car le Patron est bien décidé à sélectionner ses
clients –, il vous faudra encore patienter deux longues années avant de prendre le
volant de votre Royale…

Confort assuré à 180 km/h


Les principes sont posés, mais les clients ne le savent pas encore… Et le
temps presse si l’on veut rentabiliser l’opération ! Car la future merveille est
toujours dénudée quand s’annonce l’été 1926. Jean Bugatti a l’idée d’utiliser la
carrosserie de l’énorme torpédo américain Packard, acquis l’hiver précédent par
Ettore pour être « disséqué ». Avec de nouvelles ailes pour les roues géantes, un
capot moteur adapté à l’énorme calandre en fer à cheval et quelques
modifications mineures, la Bugatti-Packard peut rapidement devenir un parfait
outil de promotion.
Les journalistes les plus cotés du monde entier sont alors invités à Molsheim
pour découvrir la Royale que les Anglo-Saxons préfèrent surnommer « Golden
Bug » (la Bugatti en or). Pilotés par Ettore lui-même sur les routes d’Alsace, ils
sont éblouis par la merveille, capable de rouler à plus de 180 km/h dans un
confort incomparable et sans aucune vibration. La mécanique se fait si discrète
qu’on l’oublie. Seuls son freinage imparfait et ses dimensions de camion peuvent
déranger le chauffeur. Mais jamais les passagers ! Bref, il ne lui manque qu’une
robe de princesse pour séduire les rois…
Hélas, les clients se font toujours attendre. Les lumières de l’année 1927
s’éteignent sans la moindre commande. Le roi de Roumanie fait même un pied
de nez au Patron en s’offrant une Duesenberg américaine ; son homologue de
Belgique choisit une autre Bugatti, nettement plus sage ; et le roi d’Espagne
continue d’hésiter après avoir essayé la Royale, désormais habillée d’une
majestueuse carrosserie coupé-fiacre inspirée des attelages hippomobiles chers à
Ettore. Elle sera bientôt suivie d’une autre carrosserie de même inspiration.

Premier client : le roi… de la confection !


Courant 1928, Ettore Bugatti fait habiller un nouveau châssis en berline de
voyage très élégante, signée du carrossier parisien Weymann. Noire avec des
filets jaunes, équipée d’une superbe malle en cuir, elle séduit tous les visiteurs du
Salon de l’Auto de Paris, sous les verrières du Grand-Palais. A priori, elle sera
réservée à l’usage du Patron, mais il accepte de lui fixer un prix :
697 000 francs ! Astronomique…
Peu après le Salon de 1928, le premier client se présente enfin : Henry
Esders. Ce richissime industriel parisien n’a aucun quartier de noblesse, mais des
magasins et plusieurs usines. C’est un roi dans l’univers de la confection. Il
commande une Royale à ses couleurs, vert clair et vert anglais, carrossée en
cabriolet deux places. Comme Monsieur Esders n’aime pas rouler la nuit, elle
n’aura pas de phares fixes ! Exigence assez curieuse de la part d’un propriétaire
qui ne conduit pratiquement jamais ses autos, confiées à un chauffeur. Mais on
ne discute pas les ordres du roi.
Désappointé par l’acheteur dont le chef n’est pas couronné, Ettore s’étouffe
à l’énoncé des exigences : impossible de carrosser un châssis de six mètres en
cabriolet deux places ! Mais Jean relève le défi et réalise une voiture d’une rare
élégance. Un magnifique oiseau prenant son envol. Esders, ravi, paie sans
sourciller une facture d’environ 700 000 francs… et patientera deux longues
années avant d’être livré, comme prévu.
Entre-temps, Ettore Bugatti a détruit la Royale Weymann dans un accident, à
l’automne 1929. Il s’est endormi au volant en rentrant de Paris, avec Lidia
comme passagère. Père et fille ont été légèrement blessés, mais la pauvre auto
est une épave. Jean se charge de la ressusciter en raccourcissant légèrement le
châssis et l’habille d’une des plus jolies carrosseries de l’histoire de
l’automobile : le « Coupé Napoléon ». C’est la quatrième robe de la voiture du
Patron. Mais aussi la plus belle : un coupé de ville époustouflant d’élégance et
de puissance. Ettore en prend possession avant l’été 1930. Il est aux anges, une
fois de plus impressionné par le talent de son jeune fils.

Pari perdu : trois voitures vendues seulement


Satisfaction de courte durée, car la crise américaine de 1929 touche
maintenant l’Europe. Ettore comprend que son rêve n’aboutira pas. Les
milliardaires commencent à freiner leurs dépenses et les têtes couronnées se sont
déjà détournées de Molsheim. Sa Royale est probablement la plus belle voiture
du monde, mais il a perdu son pari. Bienheureux s’il parvient à vendre les
châssis restants… Le troisième est acheté en 1931 par un gynécologue allemand
renommé, le Dr Fuchs, qui la fait carrosser en cabriolet chez Weinberger, à
Munich. Le quatrième devient, en 1933, la propriété du capitaine Cuthbert
Foster, un ancien officier de l’armée britannique qui a fait fortune en vendant des
soupes et crèmes en boîtes de sa conception. Les deux autres sont conservées à
l’usine, puis dans la famille.
Ironie de l’histoire, le moteur de la Royale survivra et sera produit à plus
d’exemplaires que ne l’imaginait Ettore. À peine modifié, il équipera en effet les
autorails destinés aux Chemins de fer de l’État, et dont les prototypes sortiront
dès 1933 des ateliers de Molsheim, partiellement reconvertis dans le matériel
ferroviaire…
Quant au Coupé Napoléon, caché pendant la guerre, il reparaît avec la paix,
toujours aussi majestueux. Le 12 avril 1947, c’est lui qui attend le Patron devant
le tribunal de Colmar. Ettore a soixante-six ans. Il espère encore récupérer son
usine de Molsheim, occupée par les Allemands puis confisquée à la Libération.
Mais c’est un homme usé, abattu par la disparition de son fils Jean, mort un soir
de juin 1939 en testant la dernière Bugatti de compétition, quelques semaines
avant la déclaration de guerre.
En quittant le Palais de justice, Ettore demande à Toussaint de le ramener à
Paris après un détour par Molsheim. Sur la route, le chauffeur constate que le
Patron s’est endormi. Mais d’un ultime sommeil dont il ne se réveillera pas. Il
n’a même pas eu le temps de revoir Molsheim et s’éteindra quelques jours plus
tard, sans jamais savoir que la justice vient de lui rendre son usine.

Six survivantes et une réplique


Par chance, les six « Royale » ont survécu à leur pire ennemi : la guerre. Les
trois voitures restées aux mains de la famille Bugatti ont été mises à l’abri dès
1940. Emmurées pour se faire oublier ! Aujourd’hui, le « Coupé Napoléon » est
revenu en Alsace. Racheté par les frères Schlumpf à la famille Bugatti en 1963,
il est exposé à la Cité de l’Automobile de Mulhouse en compagnie de l’ex-
cabriolet Esders, accidenté dans les années trente et recarrossé deux fois. La
dernière en élégant coupé de ville par le Parisien Binder.
Le parcours du cabriolet du Dr Fuchs est plus hasardeux. Après un détour en
Asie, on l’abandonna dans une casse de New York, où il fut signalé à un
dirigeant de la General Motors, Charles Chayne, qui le fit restaurer et repeindre
en blanc. Dans les années soixante, il l’offrit, curieusement, au musée Ford de
Dearborn, dans le Michigan, où il est toujours exposé.
Le châssis carrossé en berline de voyage façon hippomobile, longtemps
conservé par la famille Bugatti, a trouvé refuge au musée Blackhawk, en
Californie. Les deux autres appartiennent à des collections privées.
Un septième modèle a même vu le jour en 1991. Grâce à un moteur
d’autorail, aux pièces de réserve qu’avaient acquises les frères Schlumpf et aux
documents d’époque, les magiciens de la mécanique et de la carrosserie du
musée de Mulhouse ont fidèlement reproduit le cabriolet Esders. Ultime
hommage à la passion d’Ettore et au talent de Jean.
Volkswagen
Les trois vies de la coccinelle

Elle adore les surnoms : scarabée en Allemagne et chez les Anglo-Saxons,


hanneton en Italie, coccinelle en France… Avant la guerre, elle en avait un autre,
imposé par Adolf Hitler : « la voiture du peuple » (volkswagen). Fruit de la
propagande nazie, elle n’était alors qu’une illusion destinée à disparaître dans les
cendres du Troisième Reich.
Elle a miraculeusement survécu à cette première existence. Ses surnoms sont
devenus une marque et un modèle qui ont pris une incroyable revanche sur le
destin en s’offrant une seconde vie, entamée en décembre 1945. Cinquante-huit
ans et 21 529 464 exemplaires plus tard, ses mentors ont mis un terme à la
deuxième partie de l’épopée en stoppant sa production.
Elle a donc inauguré sa troisième vie en continuant de rouler sur tous les
continents, dans tous les pays du monde, des plus riches aux plus pauvres.
Devenue « la voiture de tous les peuples », elle est entrée dans le XXIe siècle sans
ralentir et ne veut toujours pas entendre parler de retraite, quoi qu’en pense son
héritière moderne, qui lui ressemble – un peu – et porte le même surnom.

Ferdinand Porsche, génie autodidacte


La petite rondouillarde revient de loin, car elle est née d’une accointance
entre deux personnages antinomiques, mais prêts à tout pour atteindre leurs
objectifs : Ferdinand Porsche et Adolf Hitler. Contrairement au second, le
premier n’était ni fou ni dangereux, mais animé d’une telle foi en ses travaux
qu’elle lui a fait accepter un inconcevable compromis.
Quand Hitler devient chancelier du Reich, le 30 janvier 1933, Porsche est un
ingénieur solitaire qui trépigne de ne pouvoir construire la petite voiture
populaire de ses rêves. À cinquante-huit ans, c’est un concepteur de grand talent,
renommé dans toute l’Europe, mais desservi par un caractère difficile. De plus, il
a une fâcheuse tendance à mépriser les idées qui ne découlent pas de ses
réflexions…
Originaire d’une famille modeste de Bohême, Ferdinand Porsche se
passionne depuis l’adolescence pour l’électricité et la mécanique. Il a
révolutionné la maison familiale en installant la lumière électrique, grâce à un
générateur de sa conception. Après de sérieuses études dans une école technique,
il a voulu rejoindre l’Université de Vienne. Hélas, faute d’argent pour financer
les cours, il est devenu auditeur libre, parfois même clandestin, et s’est formé
lui-même à l’ingénierie, en véritable autodidacte. Dès 1900, il s’est fait connaître
en Europe grâce au prix remporté lors de l’Exposition universelle de Paris.
Embauché depuis peu à la manufacture impériale de carrosses Löhner, il a
équipé une voiture hippomobile de quatre moteurs électriques alimentés par des
batteries. Avec un moteur sur chaque roue, l’engin file à près de 40 km/h. C’est
aussi le premier véhicule à quatre roues motrices de tous les temps…

Des grosses Mercedes à la petite populaire


En 1906, Porsche entre chez Austro-Daimler. Pendant la Première Guerre
mondiale, il y concevra des tracteurs de canons. En 1923, il émigre chez
Daimler, en Allemagne, où il crée ses premières voitures de compétition, avec de
très beaux succès à la clé. En 1926, Daimler et Benz fusionnent et vendent leurs
premières voitures communes sous le nom de Mercedes-Benz. Pour Porsche,
c’est la grande époque des modèles S, SS, SSK, SSKL qui font sa renommée
dans le monde entier. Ses Mercedes gagnent sur tous les circuits et leurs dérivés
routiers font le bonheur des automobilistes les plus fortunés.
Mais Porsche est un éternel insatisfait. Comme de nombreux ingénieurs de la
même période, il se passionne aussi pour une nouvelle forme de voitures : les
populaires. Les vraies, celles qui équiperont tous les foyers allemands ! La
réussite d’Henry Ford, aux États-Unis, le fait rêver, mais pas ses voitures… La
vieille T est complètement dépassée avant l’heure et le nouveau modèle A
semble déjà ringard. Porsche est convaincu que lui seul peut concevoir une
nouvelle race de voitures et l’introduire en Europe. Confiant, il présente son
concept de petite voiture évoluée au Conseil d’administration de Mercedes.
Refus catégorique ! Outré, Porsche quitte immédiatement la société. En 1929, il
rejoint la firme autrichienne Steyr, qui dépose son bilan quelques mois plus tard.
Sans travail, Porsche se résout à créer son propre bureau d’études en 1931. Il
a cinquante-six ans et rassemble autour de lui une poignée de fidèles, dont le
styliste Erwin Komenda. Il y entraîne aussi son jeune fils de vingt-deux ans,
Ferdinand junior, alias Ferry. L’équipe développe le concept de voiture populaire
imaginé par Porsche, tout en préparant la future voiture aux méthodes de
fabrication les plus modernes. Hélas, après divers contacts et débuts de
collaboration avec plusieurs industriels allemands de l’auto et de la moto, le petit
groupe doit revenir à la case départ. La crise économique a touché l’Europe, et
l’Allemagne se trouve au plus bas. L’heure est au sauvetage et personne ne veut
plus se lancer dans l’aventure.

Hitler s’approprie le projet


Dès son arrivée au pouvoir, Adolf Hitler décide de rendre à l’Allemagne son
rang et ses symboles de puissance. L’industrie automobile en fait partie. Le
chancelier encourage Mercedes et le nouveau groupe Auto-Union, créé en 1932,
à s’investir davantage encore dans le sport automobile. Il veut aussi voir
beaucoup de voitures dans les villes, à la manière des États-Unis. Et plus encore
sur les autoroutes qu’il fait construire un peu partout, en laissant croire aux
Allemands qu’elles sont destinées à faciliter leur circulation. À plusieurs
reprises, il évoque aussi l’opportunité de créer une voiture populaire.
Ferdinand Porsche n’a aucun atome crochu avec Hitler. Mais, comme la
plupart de ses compatriotes, il croit encore en l’homme qui a commencé à
redresser l’Allemagne. En réalité, le chancelier veut rattraper les niveaux de
production industrielle des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans tous les
domaines. Probablement dans l’attente d’une future guerre que son entourage
prépare déjà…
Le nez dans ses plans, Porsche ne peut imaginer de telles échéances. Il
décide donc de présenter son projet aux dignitaires allemands et finit par
rencontrer Adolf Hitler, début 1934. Celui qui est, entre-temps, devenu Führer
s’enthousiasme devant les propositions de Porsche. Sa voiture répond
exactement aux besoins du peuple allemand. Hitler récupère à son profit tous les
éléments du projet et présente officiellement la future Volkswagen (voiture du
peuple). Ce n’est pas son appellation officielle, mais c’est le terme que tout le
monde va utiliser pour la caractériser.
Dans son exposé, Hitler annonce qu’elle roulera à 100 km/h, consommera
moins de 7 litres aux 100 kilomètres et pourra transporter quatre personnes au
moins, avec leurs bagages. Elle sera entièrement fermée et conçue pour
supporter les plus rudes hivers du Reich. Bonne nouvelle : son prix ne dépassera
pas 1 000 reichsmarks !
Porsche estime les paramètres techniques difficiles à respecter et le prix de
vente déraisonnable. C’est le tarif d’une grosse moto ! S’il est maintenu, la
voiture sera construite à larges pertes. Mais il ne discute pas. Car, dans le même
temps, le Reich a décidé de financer l’incroyable moteur V 16 à compresseur
que l’ingénieur destine à la prochaine Auto-Union de compétition.

Deux millions de kilomètres d’essais !


Hitler donne dix mois à Ferdinand Porsche pour lui présenter un prototype.
Le premier est construit artisanalement, dans le garage de Ferdinand Porsche.
Fin 1935, il est prêt. L’engin est déconcertant par son modernisme. Pas de
châssis, mais une plate-forme avec une poutre centrale pour rigidifier le tout. Les
roues sont indépendantes. La suspension est constituée de barres de torsion, au
lieu des ressorts habituels. Plusieurs moteurs sont testés. Porsche choisit un
4 cylindres de 1 000 cm3 refroidi par air, d’une vingtaine de chevaux, monté à
l’arrière pour simplifier l’architecture de la voiture. Trois prototypes sont
assemblés pour les premiers essais d’endurance.
Début 1937, la carrosserie adopte une ligne toute en rondeur, signée Erwin
Komenda. Il l’agrémente d’une lunette arrière en deux triangles accolés qui
deviendront la première signature de la Volkswagen. Une trentaine de voitures
de présérie sont assemblées chez des constructeurs allemands. Elles sont
confiées à une cohorte d’hommes du régime qui vont se relayer nuit et jour au
volant. Dirigés par Ferry Porsche, les tests s’étalent sur plusieurs mois. Les
essayeurs nazis parcourront plus de deux millions de kilomètres au total !

Prête en 1938 mais jamais produite


La version définitive de la Volkswagen est présentée publiquement par Hitler
le 26 mai 1938, à l’occasion de la pose de la première pierre de l’usine où elle
sera fabriquée, à Wolfsburg, en Basse-Saxe. Site rebaptisé « Kdf-Stadt » par
Hitler.
Entre-temps, le Führer a pu affiner son plan de vente. La Volkswagen ne sera
pas commandée chez les garagistes, mais par l’intermédiaire de l’organisation
Kraft durch Freude (la force par la joie) dont le sigle est KdF. Cette branche du
front du travail nazi est officiellement dédiée aux loisirs. Pour acquérir votre
Kdf-wagen, il suffira de vous inscrire à KdF et d’épargner aussi longtemps que
nécessaire. Vous disposerez d’un carnet où vous collerez des timbres achetés 5
reichsmarks à KdF. Mais vous pourrez accélérer le processus dès que l’usine
fonctionnera. Au total, le Reich vous demandera finalement 990 pour la voiture,
50 pour la livraison et 200 pour l’assurance : soit 1 240 reichsmarks. Après
encaissement et contrôle par KdF, il vous faudra encore patienter, car les
commandes promettent d’être particulièrement nombreuses…
L’opération est lancée en août 1938. Un an plus tard, à la veille des
hostilités, près de 350 000 Allemands auront envoyé la somme demandée à KdF.
Mais aucun d’entre eux ne verra la couleur de sa Volkswagen. Leurs économies
viendront grossir la cagnotte de l’effort de guerre.
Hitler avait-il prémédité son « escroquerie » ? Probablement ! Seule
certitude : les Allemands et Ferdinand Porsche sont les dindons de la farce.

Porsche disparaît mais l’espoir renaît


Pendant toute la guerre, l’usine de Kdf-Stadt (Wolfsburg) produit de
l’armement et près de 80 000 voitures destinées à l’armée : les Kübelwagen,
modestes rivales de la Jeep américaine ; les Schwimmwagen, version amphibie
des précédentes ; et les Commandeurwagen, des Kübelwagen coiffées d’une
carrosserie de Volkswagen. Tous ces véhicules ont été conçus et développés par
Ferdinand Porsche sur la base de la Volkswagen.
Pendant le conflit, Porsche travaille également sur les chars et les avions. On
le voit aussi tenter sa chance chez Citroën, où il espère tout savoir de la future
2 CV, à la demande du Reich. Pierre Boulanger, directeur de Citroën, étouffera
l’opération dans l’œuf. Elle coûtera aux Français l’hostilité de Porsche et des
menaces du côté nazi…
On retrouve encore Ferdinand Porsche chez Renault après la capitulation.
Les dirigeants de la toute nouvelle Régie ont profité de sa détention en France
pour lui demander de participer à la finalisation de la 4 CV. Mais Porsche est
usé. Il a soixante-dix ans et beaucoup de regrets d’avoir œuvré pour le Troisième
Reich. Sa santé précaire a continué de se détériorer pendant les deux années de
prison que lui ont infligées les alliés. Libéré en 1947, il reverra épisodiquement
sa chère Volkswagen, car ses successeurs continueront de le consulter. Mais il se
consacrera surtout à la première Porsche de sport que prépare son fils dans une
ancienne scierie de Gmünd, en Autriche, avec le fidèle Erwin Komenda. Épuisé,
il s’éteindra le 30 janvier 1951.
Après la guerre, l’usine de Wolfsburg n’est plus qu’une ruine, conséquence
de nombreux bombardements. Dans cette ambiance d’apocalypse, Yvan Hirst, le
major britannique chargé d’évaluer les dégâts, découvre plusieurs Kdf-wagen
assemblées tant bien que mal par une poignée d’ouvriers obstinés. Séduit par
l’auto et stupéfait de leur opiniâtreté, il décide de relancer l’usine, mais
uniquement pour les forces d’occupation. Après quelques semaines d’efforts et
une seule ligne de fabrication opérationnelle, Wolfsburg réussira à produire
1 000 voitures par mois.

L’avenir selon Heinrich Nordhoff


En janvier 1948, les alliés recrutent un dirigeant capable de transformer
l’usine rescapée en un véritable centre de production : Heinrich Nordhoff. Cet
homme de quarante-neuf ans, ancien directeur commercial d’Opel, va devenir le
second père de l’ex-Kdf-wagen. Ou peut-être son vrai père tant son travail pour
amener Wolfsburg au niveau mondial fut important. À son arrivée, la société qui
gère l’usine a pris le nom de la voiture : Volkswagen. Du coup, la petite
rondouillarde n’a toujours pas de « prénom » officiel. Qu’importe, on se
contentera de l’appeler Volkswagen puisque l’usine ne produit aucun autre
modèle… ou VW comme sur son sigle. Ou « Käfer » comme les Allemands. Ou
« beetle » comme les Anglo-Saxons. Ou encore coccinelle, comme les
Francophones.
Nordhoff n’a aucune passion pour cette petite voiture. Il n’apprécie guère
son moteur refroidi par air. Certes, cela simplifie probablement les problèmes
d’entretien, mais il fait un bruit d’enfer dans l’habitacle. De plus, il trouve ce
moteur anémique et gourmand en essence. Il n’aime pas davantage sa boîte de
vitesses, lente et accrocheuse. Et que dire de la tenue de route, victime du moteur
arrière et d’une suspension trépidante.
Apparemment, le patron de Volkswagen n’est pas sensible à la maniabilité
de la voiture et ne sait pas exploiter l’agilité que lui confèrent son petit gabarit et
sa direction peu démultipliée. Il oublie aussi qu’elle peut rouler dans toutes les
conditions, qu’elle démarre sans difficulté les matins d’hiver les plus froids, et
qu’elle sait s’extraire seule des pires congères, grâce à son moteur arrière…
Bref, Heinrich Nordhoff peine à croire en l’avenir de la coccinelle. Mais il
s’attaque d’arrache-pied au problème en rebâtissant totalement l’usine. Puis il
remet toutes les chaînes en route. Il les améliore et s’attaque à la réduction des
temps de fabrication, comme l’avait fait Henry Ford dans les années vingt.

À la conquête du monde
Très vite, le succès est au rendez-vous. Dès 1949, les Allemands peuvent
enfin s’acheter une Volkswagen. Mais on commence aussi à s’arracher la
coccinelle partout en Europe. Pourquoi ce succès, alors que d’autres petites
voitures plus modernes arrivent sur le marché ? D’abord parce qu’elle est très
facile à conduire et à entretenir ; enfin, et surtout, parce qu’elle est plus solide
que toutes ses rivales européennes. En 1949, au sortir de la guerre, l’acier
allemand serait-il déjà meilleur que le français ? Pas sûr, mais la Volkswagen
rouille peu et se délabre moins vite, car Porsche l’a conçue pour durer… Fin
stratège, Nordhoff a vite compris son atout et fait de cette endurance l’un de ses
chevaux de bataille publicitaires.
Fin 1949, la coccinelle part à la conquête des États-Unis. Les Américains
sont conquis par cette petite auto sans prétention qui peut se cacher derrière leurs
énormes voitures. Pendant ce temps, à Wolfsburg, plusieurs décapotables voient
le jour, grâce aux carrossiers Hebmüller et, surtout, Karmann. Une gamme de
petits utilitaires est même développée sur la base de la coccinelle.
Le 5 août 1955 à 14 h 10, le premier million d’exemplaires est atteint ! Dix
ans auparavant, Wolfsburg était en ruine et les espoirs de renouveau anéantis.
Désormais, la VW est un triomphe à l’échelle mondiale.

Symbole de l’Allemagne renaissante


La suite est à l’image des premiers succès. Les moteurs évoluent, le pare-
brise s’élargit puis s’arrondit, la lunette arrière perd ses triangles et s’agrandit…
La coccinelle suit les modes, mais toujours avec un temps de retard et sans
jamais altérer sa ligne originelle ou modifier ses principes de base.
En 1962, on fête la cinq millionième voiture. Dès 1964, elle est construite à
Puebla, au Mexique, où elle entame une surprenante carrière de taxi qui durera
quarante-huit ans. En dépit de ses deux portes, elle fait le bonheur des chauffeurs
de la capitale. Ils suppriment le siège avant droit pour faciliter l’accès à l’étroite
et rude banquette arrière. Mais ils peuvent vous prêter un tabouret en cas de
nécessité… et seulement si vous savez vous montrer discret devant la police !
En 1967, le cap des dix millions est franchi. La coccinelle poursuit sa
conquête du monde sans fléchir, en dépit d’une conception qui est désormais
jugée rétrograde par tous les autres constructeurs.
En 1968, elle perd son second papa, Heinrich Nordhoff, à l’âge de soixante-
neuf ans. Avant de disparaître, le patron de Volkswagen a eu le temps de
rationaliser la production, réduire les délais de fabrication, implanter des services
après-vente dans presque tous les pays du monde, et créer de nouvelles usines en
Allemagne comme à l’étranger. L’homme qui n’aimait pas le scarabée à ses
débuts l’a pourtant érigé en symbole victorieux de l’Allemagne industrielle
renaissante.
Une parade mondiale sans fin
À l’orée des années soixante-dix, les automobilistes d’Europe et des États-
Unis commencent à se lasser de cette auto qui vieillit sans évoluer assez vite
pour eux. Mais les pays émergents prennent le relais. Ils ont bien compris
l’intérêt de la coccinelle, probablement obsolète en Occident, mais parfaite pour
leurs médiocres réseaux routiers et facile à réparer chez n’importe quel mécano
de village. Sans oublier sa durée de vie qui dépasse largement tout ce qui peut
rouler avec un moteur… L’Amérique du Sud s’est déjà entichée de la petite
« beetle », l’Asie suivra, de même que l’Afrique.
Le 17 février 1972, nouveau record : 15 millions de coccinelles produites.
Mais la fin de carrière approche. En Allemagne, on prépare l’arrivée de la
prochaine Volkswagen : la Golf. En juillet 1978, la dernière coccinelle sort des
chaînes allemandes, mais la production continue à l’étranger. Jusqu’en 1985, les
Européens peuvent encore l’acquérir. Après ce millésime, seule l’usine
mexicaine de Puebla poursuivra l’assemblage des « beetles » ; et seulement pour
l’Amérique.
L’ultime voiture sort en juillet 2003. Au total, la VW aura été produite à
21 529 464 exemplaires, dont plus de 5 millions à l’étranger. L’ancien record de
la Ford T vole en éclats !
Mais la coccinelle ne disparaît pas pour autant. Au début du XXIe siècle, on
évaluait à plus de 8 millions les modèles encore en circulation. À Mexico, les
derniers taxis VW encore en service ont pris leur retraite en 2012. Mais partout
dans le monde, « beetles », « Käfer », coccinelles et leurs dérivés continuent de
rouler quotidiennement. Et quand la grande parade touchera à sa fin, les
collectionneurs prendront le relais par dizaines de milliers sur tous les
continents…
Morgan 4/4
Toujours jeune mais bientôt centenaire

Henry Frederick Stanley Morgan n’en mène pas large à l’ouverture du


London Motor Show, ce 18 octobre 1936. À cinquante-cinq ans, il présente sa
nouvelle création : une voiture à quatre roues et quatre cylindres. Grande
première pour ce constructeur spécialisé dans les trois-roues à moteurs
bicylindres.
Henry Frederick Stanley, « Harry » pour ses amis, H.F.S. pour ses
interlocuteurs, a un indéniable talent d’ingénieur. Fils de pasteur, élevé
modestement, il avait commencé sa carrière dans les chemins de fer avant de
s’orienter vers la vente et l’entretien de véhicules, au début du XXe siècle. En
1909, il s’est lancé dans la construction de véhicules à trois roues, mais bien
différents des tricycles traditionnels.

Suspension révolutionnaire
Les créations de Morgan sont des engins à deux roues directrices à l’avant et
une roue motrice à l’arrière. Le moteur est placé sur le train avant ; la boîte de
vitesses est positionnée au milieu de la voiture ; et la transmission à la roue
arrière se fait par une chaîne. Mi-motos mi-autos, ces engins se pilotent comme
des autos et se révèlent particulièrement plaisants grâce à leur légèreté. Ils sont
faciles à garer dans un recoin de remise et, surtout, nettement moins coûteux
qu’une véritable automobile. De plus, Morgan a conçu une suspension avant à
« fourreaux coulissants » pour ses machines. C’est un système de roues
indépendantes révolutionnaire mais simple, original et efficace, où la suspension
travaille verticalement, en coulissant. Avec ce train avant, les Morgan sont
devenus imbattables en course.
Depuis le début des années vingt, ses modèles de sport et de compétition
sont appréciés dans toute l’Europe et se vendent très bien. Ils sont même
construits sous licence en France, par la société Darmont. Mais H.F.S. sent bien
la nécessité d’évoluer. Sur les circuits, ses trois-roues sont désormais dominés
par les voitures et les bicylindres venus de la moto n’ont plus la cote d’avant-
guerre. Les « sportsmen » des années trente veulent des machines plus stables,
moins délicates à piloter. Et comme H.F.S., ses supporters des années vingt ont
vieilli. Ils rêvent maintenant de véhicules plus confortables. Lui aussi préfère
s’asseoir dans une vraie voiture, plus conforme à ses cinquante-cinq automnes
que ses bêtes de course pour acrobates automobiles. D’ailleurs, son principal
moyen de déplacement est toujours la Rolls-Royce Silver Ghost qu’il s’est
offerte en 1921 et qu’il a fait habiller à son goût par ses propres carrossiers, dans
son atelier.

La bonne recette du roadster sportif


Le modèle que H.F.S. Morgan présente à l’Olympia de Londres est un
roadster qu’il a concocté en amalgamant toutes les bonnes recettes automobiles
de l’époque. Le résultat se présente sous forme d’une voiture de sport compacte
à deux places, de belle allure, avec une capote bien couvrante, des portières
échancrées à la mode, un grand pare-brise avec essuie-glaces, deux gros phares
impressionnants, un rangement pour les bagages derrière la banquette, et deux
roues de secours pour aller loin sans inquiétude. Apparemment, l’ensemble est
réalisé avec soin, comme toutes les machines qui sortent des ateliers Morgan.
Baptisée 4/4 – pour 4 roues et 4 cylindres – elle est propulsée par un excellent
moteur Coventry-Climax de 1100 cm3. Ses 34 chevaux devraient lui assurer une
vitesse d’environ 120 km/h sans forcer.
Quelques jours plus tard, H.F.S. retrouve son usine de Malvern Link, entre
Worcester et Gloucester. Il arbore un grand sourire car la voiture a été bien
accueillie et il rentre avec les premiers bons de commande. Heureusement, car il
commençait à douter et s’inquiétait pour l’avenir de la société. Pas question
d’abandonner les trois-roues qui ont fait la renommée et les bénéfices de la
maison, mais il est temps de lancer la construction de la 4/4, en parallèle.
D’ailleurs, l’accueil du roadster, à Londres, l’incite déjà à concevoir une seconde
version de la 4/4 : un « tourer » à quatre places, dans le même esprit sportif, mais
dans l’objectif d’une utilisation plus familiale qu’il va s’attacher à définir dès
maintenant.
La construction démarre aussitôt dans l’usine de Pickersleigh Road. À
l’exception du moteur, de la boîte de vitesses, des accessoires électriques et de
quelques pièces spécifiques, tout ou presque est réalisé sur place par la grosse
centaine d’ouvriers de la petite société.

Un squelette de frêne
L’usine est divisée en plusieurs ateliers. Dans le premier, on assemble les
châssis sur lesquels on monte le maximum d’éléments. Auparavant, toutes ces
pièces sont passées dans l’atelier de peinture. Ici, on ne travaille pas encore à la
chaîne mais par « lots ». Quand un lot de châssis est assemblé, on le met sur
roues et on le place en attente.
Un peu plus loin, les menuisiers opèrent sur ce qui deviendra le squelette de
la voiture. Ils façonnent les arches, les arceaux et les multiples entretoises en
bois qui vont constituer le support de la future carrosserie. Le plus spectaculaire
se situe dans un coin de l’atelier, là où l’on forme les arches en bois qui
couvriront les roues et supporteront les ailes. Ces pièces sont véritablement
moulées dans de monumentaux gabarits de cintrage.
On est bien loin des carrosseries « tout acier » produites en France par
Monsieur Citroën dans les années vingt… À Malvern Link, comme dans la
plupart des usines britanniques, on travaille toujours selon les traditions, avec
une carrosserie composée de tôles formées à la main et clouées sur une
architecture en bois. Uniquement du frêne de qualité !
Le travail des menuisiers est souvent fastidieux car il faut découper les
pièces à la bonne dimension, en suivant scrupuleusement les plans. Dans le cas
de la nouvelle 4/4, la procédure est soigneusement appliquée, car les ouvriers ne
la connaissent pas encore. Mais pour les trois-roues, il y a bien longtemps qu’ils
travaillent « à l’œil », car ils connaissent chaque détail des gabarits. Et s’il arrive
que l’outil dérape, après une pause déjeuner un peu trop arrosée de bière par
exemple, on rattrape la petite erreur plus tard à l’atelier.
Quand tout est prêt, on assemble le tout à la manière d’un puzzle sur les
châssis qui patientaient. Vis et colle sont les principaux ingrédients utilisés par
les menuisiers. Les vis pour fixer le squelette sur le métal ; la colle pour réunir la
plupart des pièces de bois entre elles.

Entièrement habillée à la main


Dans l’atelier de tôlerie, on prépare les pièces qui serviront à la carrosserie.
C’est l’endroit le plus bruyant de l’usine, rythmé par les marteaux des carrossiers
dont le ballet ne cesse qu’à la pause, et secoué par les grosses presses à main qui
assurent le formage des tôles. Les carrossiers travaillent sur de gigantesques
établis, réunis en plateaux qui courent sur toute la longueur de l’atelier. On ne
peut pas parler de confort mais chacun œuvre à son aise.
Entre-temps, les châssis et leur armature de bois ont été amenés dans
l’atelier. Quand la première phase du formage est terminée, les carrossiers
positionnent leurs pièces sur le châssis et son squelette. L’habillage commence.
Sur une 4/4, il va durer plusieurs jours, car il faut ajuster, parfois retoucher les
tôles qui doivent s’adapter sans défaut à la structure en bois. Et si le frêne a
travaillé, si le menuisier n’a pas parfaitement respecté les cotes, il faut opérer de
multiples petites corrections qui constituent le quotidien d’un carrossier.
Quand l’habillage est terminé, on pousse la voiture chez les peintres qui vont
lui offrir son aspect définitif. Ils apprêtent le métal et passent plusieurs couches
sur la 4/4. Chacune d’elles séchera tranquillement et sera poncée
systématiquement pour éliminer tous les défauts. Ensuite, il ne restera plus qu’à
monter les accessoires sur la voiture : pare-brise, capote, phares et feux…
Sans oublier la banquette ou les sièges que les selliers et couturières ont
préparés dans leur petit atelier. Sur les cadres réalisés par les menuisiers, ils ont
fixé l’assise qu’ils ont recouverte de cuir, découpé, cousu et ciré par leurs soins.
Une voiture si prometteuse !
Dès 1937, la Morgan 4/4 est un succès. Après le Salon de Londres, Morgan
l’a engagée dans de nombreuses épreuves d’endurance pour voitures de
tourisme. Ces « trials », rallyes routiers, parfois même tout-terrain, à la mode
britannique, sont déterminants pour les « sportsmen » anglais. Une voiture de
sport qui s’y comporte bien est, à coup sûr, une excellente auto. Les Morgan
trois-roues ont toujours brillé dans ces épreuves où toute la famille Morgan, les
collaborateurs de l’usine et les amis se font un devoir de participer.
Pendant l’automne et l’hiver 1936, la 4/4 a pris le relais des trois-roues dans
ces courses, avec le même succès. Résultat : les Britanniques l’apprécient ! Et
les continentaux ont suivi l’exemple. En France, Darmont aimerait bien
poursuivre l’expérience entamée avec le trois-roues. Mais, pour H.F.S., l’heure
est d’abord à la réorganisation. Il aimerait prendre un peu de champ et vient de
nommer un nouveau directeur, George Goodall. Un vieil ami, un complice de
« trial » et un habitué de la société puisqu’il chapeautait auparavant l’assemblage
des autos. H.F.S. voudrait aussi impliquer dans l’affaire son jeune fils unique,
Peter, qui vient de fêter ses dix-huit ans. Mais il doit d’abord finir ses études…
Fin 1939, catastrophe ! H.F.S. Morgan voit tous ses espoirs s’envoler. Pour
son cinquante-huitième anniversaire, il ne reçoit que la guerre en cadeau. L’usine
se vide de ses jeunes ouvriers et la production de la 4/4 s’arrête. Quelle tragédie
pour cette auto qui s’annonçait si prometteuse ! Depuis peu, elle était déclinée en
trois types de carrosseries différentes et venait d’échanger son moteur contre un
modèle plus puissant, de marque Standard. En 1938, elle avait même couru les
24 Heures du Mans, pilotée par une jeune Anglaise, Miss Fawcett, avec un beau
succès d’estime.
À l’heure de la déclaration de guerre, l’industriel de Malvern Link ne peut
deviner que sa chère 4/4 reprendra sa carrière dès la Libération et qu’elle battra
tous les records de longévité en franchissant le cap du XXIe siècle.

Dernier constructeur anglais indépendant


L’usine redémarre en 1945. Avec les mêmes ouvriers, car on est fidèle chez
Morgan ! On s’y succède même de père en fils. À la carrosserie, par exemple, le
contremaître des années vingt se nommait Sambrook. Après la guerre, le
contremaître s’appelle toujours Sambrook… mais c’est le fils du précédent !
Même chose chez les Goodall : après George, c’est Jim qui entre à Pickersleigh
Road.
H.F.S. Morgan s’éteint en 1959. Depuis 1947, il avait pratiquement passé le
relais à son fils, Peter, qui allait gérer et développer la firme pendant plus de
cinquante ans. Peter s’éclipse à son tour en 2003, à l’âge de quatre-vingt-quatre
ans. Comme son père, il avait préparé sa succession : depuis 1985, son fils
Charles l’épaulait à la tête de la société dont il est devenu le nouveau P-DG.
Cette saga en trois prénoms seulement a permis à la marque de Malvern Link
de fêter son centenaire sans sortir du giron familial. Mieux : Morgan est
aujourd’hui le dernier constructeur automobile britannique indépendant !
L’usine de Pickersleigh Road est toujours debout. Comme H.F.S. et Peter,
l’héritier des Morgan la gère avec méthode. Il n’a pas cédé à la tentation de tout
raser pour édifier un bâtiment ultramoderne. Il s’est contenté d’améliorer les
conditions de travail des ouvriers avec de grandes fenêtres, un éclairage, du
matériel et des conditions dignes du XXIe siècle. L’environnement a quelque peu
changé, lui aussi, à l’image des voitures et des scooters des employés qui ont
remplacé les vélos des années vingt. Mais l’esprit est intact.
C’est probablement la seule usine automobile du monde où l’on peut encore
entrer sans être assailli par une cohorte de gardiens. Pour accéder aux ateliers, il
vous faudra remonter jusqu’au bout de la rue ; à droite quand vous regardez la
façade. Pour l’administration, impossible de vous tromper : depuis les années
vingt, on y accède par l’unique porte de la façade en brique, sous le fronton qui
arbore le panneau de la société.
L’entrée ressemble à la salle d’attente d’un dentiste anglais… mais en
beaucoup moins angoissante et beaucoup plus agréable car elle est tapissée de
documents et d’objets qui racontent l’histoire de Morgan. Si vous avez une
question à poser, adressez-vous à droite. Pour une pièce détachée, c’est en face.
Et si vous souhaitez rencontrer Monsieur Morgan, c’est à gauche… Car l’actuel
patron occupe toujours le bureau de ses prédécesseurs, tout près de l’entrée. À
l’époque de son père, ce bureau était encombré de dossiers, de coupures de
presse et de multiples documents qui auraient fait le bonheur d’un archiviste
pendant plusieurs jours…
Améliorée mais pas remplacée
Depuis les années trente, la production des voitures a évolué sans vraiment
changer. Sous l’égide de H.F.S., d’autres modèles avaient vu le jour. Plus
rapides, plus puissants, mais toujours fondés sur les mêmes bases. Seul
changement esthétique : au début des années cinquante, la calandre plate a fait
place à un modèle arrondi, plus profilé et toujours utilisé aujourd’hui.
Dans les années soixante, sous la direction de Peter, les châssis se sont
élargis, les roues sont devenues plus grosses, les sièges plus confortables… Une
nouvelle version a même vu le jour, avec un gros moteur V 8. Mais l’esthétique
inimitable de la 4/4 initiale n’a jamais été trahie. Et, dans la rue, seuls les initiés
ont pu repérer les nouveaux modèles.
En 2001, Charles a mis sa patte en lançant une voiture d’exception, conçue
pour le XXIe siècle : l’Aero 8, déclinée sous d’autres formes par la suite. Mais le
reste de la gamme n’a pas été bouleversé.
Quant à la 4/4, elle est toujours au catalogue. Seule sa mécanique a changé
plusieurs fois. Après Standard, elle est passée chez Ford, Rover et même Fiat,
avant de revenir chez Ford. C’est toujours un 4 cylindres, qui développe 115
chevaux. Puissance suffisante pour la petite 4/4 qui n’a pas pris beaucoup de
poids en dépit des années. Elle se situe aujourd’hui autour de 800 kg. Pour elle
aussi, les modifications se limitent à des améliorations de détails. Car elle a
décidé de se passer de ces multiples aides à la conduite ultramodernes dont elle
ne croit pas avoir besoin.
Côté confort, elle reconnaît être limitée. Ses sièges sont agréables, mais sa
capote est chiche, de même que les protections latérales qui prolongent ses
portières. Elle n’a pas oublié que les « sportsmen » de 1936 ne déployaient la
capote que dans les cas extrêmes. Elle vous suggère donc de les imiter, en
prenant soin de vous couvrir comme un motard les jours de grand froid…

Sept ans d’attente !


Mais, surtout, n’imaginez pas que la vie de la 4/4 et de ses petites sœurs fut
un long fleuve tranquille. Secouées par les premières règles draconiennes de
sécurité venues d’outre-Atlantique dans les années soixante-dix, les Morgan ont
été remises en question dans les décennies suivantes. Le pire est arrivé quand
elles se sont fait définitivement bannir des États-Unis à la fin du XIXe siècle. La
raison ? Un refus catégorique de se laisser défigurer par un airbag et ses
accessoires. Dommage pour tous les passionnés outre-Atlantique… Plus
conciliants, les Européens l’ont laissée continuer sa route.
Le coup fut rude pour la firme de Malvern Link. Mais Peter Morgan, alors
aux commandes, l’avait anticipé de longue date. La 4/4 et ses sœurs ont donc
repris leur route en se concentrant sur le marché européen. Seul avantage pour
les clients : les délais d’attente qui atteignaient six à sept ans au début des années
quatre-vingt-dix sont redescendus à des niveaux plus acceptables… d’environ un
an !
Aujourd’hui, la doyenne de Malvern Link s’est fixé un nouvel objectif :
après avoir passé le cap des soixante-quinze ans sans prendre une ride, la 4/4
veut prouver qu’une voiture née en 1936 a toujours sa place dans la production
automobile du XXIe siècle. Elle a donc décidé d’attendre patiemment son
centenaire pour le fêter en roulant !
Jeep

Le cheval de combat du XXe siècle

Au début des années trente, tous les militaires de la planète rêvent d’un
véhicule léger, capable d’affronter tous les terrains, facile à conduire, facile à
transporter et facile à réparer. Les vétérans de la Première Guerre mondiale
engagés sur le front français n’ont pas oublié ce petit char Renault qui se faufilait
partout et filait comme un bolide. Face aux gros « tanks » britanniques, il ne
faisait pas le poids mais il excellait dans toutes les missions un peu acrobatiques.
Hélas, transposer ses qualités dans une voiture semble quasiment impossible
avec les moyens techniques dont disposent les industriels de l’automobile.
Dommage ! Mais pour l’heure, pas question de rivaliser avec le cheval qui
demeure imbattable dans les zones difficiles !
Quelques ingénieurs ont bien tenté de concevoir des véhicules tout-terrain.
Mais la plupart de leurs initiatives ont échoué. En Europe, les Britanniques se
sont ridiculisés avec leurs étranges petits engins ; et les Français produisent des
utilitaires lourdauds, plus proches des camions que des autos. C’est le cas de
Laffly et Latil, par exemple. Toutefois, on dit qu’en Allemagne Ferdinand
Porsche, ce professeur Nimbus qui œuvre pour le chancelier Hitler sur le concept
d’une voiture populaire, consacre aussi beaucoup de temps à l’élaboration d’une
version militaire de l’auto du Führer. Si l’on en croit quelques journalistes, il
travaillerait assidûment sur un engin en forme de boîte ou de cube. On le
surnomme déjà « Kübelwagen », c’est tout dire…
Outre-Atlantique, rares sont les ingénieurs qui s’intéressent aux automobiles
tout-terrain. Chez Ford, on n’a pas oublié le modèle T, la familière « Tin Lizzie »
qui frétillait dans les champs avec l’agilité d’une sauterelle. Ses fines roues et
son impressionnante garde au sol, digne d’une diligence du Far West, faisaient
merveille jusque dans les pires terrains boueux. Mais la vieille T a pris sa retraite
au terme d’une très longue carrière ; et la nouvelle Ford A, qui la remplace, s’est
urbanisée en bannissant ces atouts, pourtant si chers aux agriculteurs du Middle
West.

Mai 1940 : projet et concours


Chez les militaires américains, on se cantonne donc, comme dans toutes les
autres armées, au cheval et à ses chariots pour investir les terrains difficiles.
Toutefois, dans les hautes sphères de l’US Army, on songe à lancer quelques
concours techniques sur d’hypothétiques véhicules tout-terrain. Mais la chape est
difficile à secouer en ces années trente, car les militaires américains sommeillent.
Certes, de vilains nuages s’amoncellent au-dessus de l’Europe, poussés par ce
pantin d’Hitler, mais les risques sont inexistants pour les États-Unis, si loin du
vieux continent… Quant au Japon, tout le monde sait qu’il n’osera jamais
s’attaquer à la puissante Amérique !
Début 1940, tout s’accélère. L’année précédente, l’Allemagne d’Hitler a
déclaré la guerre au reste de l’Europe. En Asie, les Japonais se sont mis en
devoir de coloniser leurs voisins. Il est temps que le géant « yankee » se
réveille ! Tout à coup, les projets se multiplient. L’étude d’un petit véhicule tout-
terrain refait surface. En mai 1940, après de nombreux atermoiements, les
services techniques de l’armée américaine définissent les caractéristiques du
futur engin, présenté comme « General Purpose Vehicule ». En français
simplifié : véhicule à tout faire ! Globalement, il devra peser moins de 600 kg,
avoir quatre roues motrices, deux ou quatre roues directrices, et transporter
quatre personnes ainsi qu’une mitrailleuse équipée de son affût.
Cent trente-cinq sociétés sont contactées, mais deux seulement relèvent le
défi : American Bantam et Willys Overland.
American Bantam Company est une petite société installée à Butler, près de
Pittsburgh, en Pennsylvanie. Elle a produit des Austin Seven anglaises dès la fin
des années vingt et se défend tant bien que mal, dans un univers automobile
secoué par la crise de 1929, en diffusant des petits modèles plutôt séduisants,
désormais sous son nom.
Willys Overland Incorporated a beaucoup plus d’envergure. Dans sa grosse
usine de Toledo, en Ohio, la firme produit des modèles de tourisme et beaucoup
d’utilitaires. Anecdote : Roy Evans, le patron de Bantam à l’heure du défi, est
l’ancien sauveur de Willys qu’il a remis sur pied en 1935, alors que la marque
était aux portes de la faillite…

Un étrange véhicule signé Bantam


Contre toute attente, c’est Bantam qui mène la danse grâce à un brillant
ingénieur passionné par le concours : Karl Probst. En cinq jours et cinq nuits, il
trace les plans du prototype Bantam et les dépose sur le bureau des militaires dès
l’ouverture des soumissions, le 23 juillet 1940 ! Willys est déjà distancé, car la
marque de Toledo demande un délai de 120 jours… Et le 23 septembre, la
première Bantam, pilotée par Probst lui-même, entre sur les pistes du camp de
Holabird pour entamer un premier parcours d’essai de 5 500 kilomètres…
D’emblée, le prototype est détesté par les militaires. Ils trouvent
particulièrement laid cet engin qui ne ressemble à rien de connu : une grosse
boîte métallique sans portières, avec une étrange calandre à grandes dents,
surmontée de deux phares globuleux comme les yeux d’une grenouille, et une
vilaine toile en guise de capote. Mais, très vite, les essayeurs vont changer
d’avis : jamais ils n’ont conduit une voiture capable d’évoluer avec autant
d’aisance sur les pistes défoncées de Holabird ! La petite Bantam, référencée B
60, déjoue tous les pièges, grimpe les pires pentes et se moque des fondrières,
malgré son petit moteur de 45 chevaux. L’engin a bien quelques défauts et ne
respecte pas toutes les règles imposées, mais les militaires ont déjà compris que
leur cahier des charges initial ne pourrait être respecté.

Le challenger Willys gagne la partie


En octobre 1940, l’armée américaine passe commande de 1 500 Bantam,
type 40 BRC, version évoluée du véhicule d’essai. Probst et ses patrons
triomphent. Victoire de courte durée, hélas ! Car la firme Willys a continué de
travailler en secret. Un troisième concurrent s’est même greffé sur le projet :
Ford. En quelques semaines, la puissance des deux challengers leur a permis de
rattraper Bantam, voire de le dépasser en profitant largement des enseignements
tirés des tests que… certains militaires n’ont pas hésité à leur dévoiler.
Fin novembre, les trois voitures sont fin prêtes pour le combat final. Trois
cousines, tant la Bantam, la Willys « Quad » et la Ford « Pigmy » se
ressemblent.
Pour Bantam, l’affaire tourne au vinaigre. Après la phase d’enthousiasme
initiale, les militaires décident finalement d’écarter le constructeur de
Pennsylvanie dont la productivité est jugée trop faible. Ils veulent travailler avec
une firme de grande envergure. Willys ne leur déplaît pas, mais Ford serait
tellement mieux ! Pendant qu’une véritable bataille de lobbies s’engage dans les
couloirs du Sénat, l’armée commande 1 500 Willys et autant de Ford.
Très vite, les essayeurs s’entichent de la Willys, bien servie par son gros
moteur de 60 chevaux, baptisé « Go Devil ». Toutefois, elle est encore trop
lourde, bien que le poids du cahier des charges ait été relevé à 980 kg. Mais son
concepteur, Delmar Ross, va tout faire pour l’atteindre. Il allège la carrosserie,
fait couper tous les boulons trop longs, réduit le poids de peinture et rogne sur
les accessoires. À l’arrivée, il réussit le tour de force d’approcher le poids idéal à
2 kg près ! La Ford est largement battue. L’armée américaine choisit donc la
Willys, dont la version définitive est référencée MB.
Mais les lobbies n’en ont pas fini. En octobre 1941, ils parviennent à obtenir
que les Ford produisent, sous licence Willys, une partie des voitures que
commandera l’armée. Cette version portera le nom de Ford GPW, alias
« General Purpose Willys ». Quelques détails seulement différencieront les
autos. Quant à Bantam, le créateur dépossédé recevra pour mission de concevoir
et produire une « remorque étanche et insubmersible » pour la MB et la GPW.

Prête à entrer dans l’Histoire


Dès l’automne 1941, la Willys MB et sa (presque) jumelle Ford GPW sont
parfaitement opérationnelles. Près de 8 000 d’entre elles – en additionnant les
malheureuses Bantam des débuts – roulent déjà aux mains des GI qui leur ont
trouvé un surnom : Jeep. S’agit-il d’une contraction de la fonction de la voiture,
« General Purpose », dont les initiales GP se prononcent « Dji-Pi » ; ou d’une
référence à Eugene the Jeep, personnage de bande dessinée et compagnon
inséparable de Popeye, le héros de l’époque ? Aujourd’hui encore, les avis
divergent et les GI n’ont jamais révélé leurs sources… Mais, fin 1941, Jeep est
devenu le terme véhiculaire qu’utilisent tous les militaires américains jusque
dans les rapports administratifs les plus sérieux, au détriment de l’appellation
officielle de « 1/4 Ton Utility Truck » !
Le 7 décembre, les États-Unis ploient sous l’attaque surprise des Japonais
sur Pearl Harbor. Le 8, ils déclarent la guerre au Japon. Le 11, Hitler fait de
même avec les États-Unis. Cette fois, à la veille de 1942, le géant américain qui
se contentait d’épauler matériellement ses alliés européens, ne peut plus reculer.
La Jeep est prête à entrer dans l’Histoire. Avec son increvable moteur de 60
chevaux, ses quatre roues motrices, ses 3,36 m de long et sa bouille d’engin
extraterrestre qui ne ressemble à aucune autre automobile, elle va partir à la
reconquête de l’Europe et à la conquête de l’Asie. Sa production est aussitôt
lancée et la plupart des soldats américains sont conviés à l’essayer. Ils en
descendent stupéfaits ! Pour beaucoup de jeunes recrues, c’est la première fois
qu’ils prennent le volant d’une voiture. Mais elle est tellement facile à conduire
avec son moteur plein de bonne volonté et ses trois vitesses qui passent sans
effort qu’ils en descendent conquis. Elle se glisse partout avec son pare-brise et
sa capote rabattables. Mieux : sa légèreté et ses quatre roues motrices la sortent
de tous les bourbiers. Quant aux 60 chevaux de son moteur, ils ridiculisent bon
nombre des berlines bourgeoises. Même son freinage, aujourd’hui fustigé,
apparaît comme excellent, car la Jeep freine beaucoup mieux que la majorité des
voitures de l’époque.
Elle n’a qu’un gros défaut : une fâcheuse tendance à se renverser,
conséquence (presque) logique de son agilité. Un peu plus tard, dans les hivers
glaciaux de l’Europe, ils découvriront son autre faille : une capote si peu
protectrice qu’elle la fera surnommer « pneumonia wagon » (ou pour ses
utilisateurs français : la charrette à pneumonies).
Pour l’heure, dans les camps de préparation américains, les soldats
apprennent aussi à la bichonner : démontage, remontage et entretien n’ont plus
de secrets pour eux. Ils s’habituent à tout faire eux-mêmes sur la petite Jeep,
dont la conception est si simple qu’ils finissent par oublier qu’il s’agit d’un
engin militaire.
Une arme redoutable… et une barque !
Les premiers à rappeler la vocation militaire de la Jeep sont les GI qui
prennent pied en août 1942 dans l’île de Guadalcanal, verrou japonais des îles
Salomon que les États-Unis doivent faire sauter. Avec eux, la Jeep plonge dans la
guerre. Le véhicule à tout faire se transforme alors en arme redoutable. Équipée
d’une mitrailleuse, parfois même d’un petit canon ou de lance-roquettes, elle
peut emmener son équipage de quatre ou même cinq GI dans les sites les plus
inattendus. Elle devient alors un animal sauvage qui attaque l’ennemi là où il ne
l’attend pas et s’enfuit aussitôt.
Toutes les armées alliées vont exploiter les talents de la Jeep pendant la
Seconde Guerre mondiale. Les Britanniques l’annexent dès 1942, imités par les
Français de la 1re Armée et de la 2e DB à partir de 1944. Elle trouve même de
nombreux supporters chez les Soviétiques, pourtant peu enclins à s’enticher des
créations américaines. Les commandos de l’Armée Rouge adorent cette voiture,
parfaitement adaptée aux conditions difficiles de la Russie.
Au fil de la guerre, la Jeep subit de nombreuses modifications et adaptations,
souvent réalisées dans les ateliers de campagne. Allongée pour transporter dix à
douze soldats ; allégée pour être parachutée, etc. On l’équipe aussi de divers
blindages. Les plus spectaculaires, mis en valeur en 1944 pendant la Bataille des
Ardennes, couvrent l’avant, le pare-brise et les côtés de la voiture.
Parallèlement, la Jeep est déclinée en version amphibie, appelée GPA pour
« General Purpose Amphibian ». Propulsée dans l’eau par une hélice et sur terre
par ses quatre roues motrices, cette version en forme de barque sera produite à
plus de 12 000 exemplaires chez Ford en 1942 et 1943. Mais lourde, coûteuse à
fabriquer, difficile à entretenir, elle suscitera davantage d’enthousiasme sur les
plages d’après-guerre que pendant le conflit…

Elle libère et séduit l’Europe


Dès novembre 1942, elle flirte avec l’Europe grâce à l’opération « Torch »,
débarquements combinés qui conduisent à la libération de l’Algérie, du Maroc,
puis de la Tunisie. Les gamins d’Alger, de Rabat ou de Tunis sont fous de joie
devant cette petite auto qui ressemble tellement à un jouet.
En juillet 1943, les troupes américaines sont en Sicile. En janvier 1944, les
alliés tentent un débarquement à Anzio, tout près de Rome. L’opération n’est pas
un succès, mais plusieurs Jeep de reconnaissance parviennent à se faufiler jusque
dans la capitale italienne…
Le 6 juin 1944, la Jeep découvre enfin la France et devient très vite le
symbole de l’armée américaine. Dans toutes les zones libérées, les petits
Français sont impressionnés par les chars Sherman et les gros « half-tracks »…
mais c’est en Jeep qu’ils rêvent de partir en balade ! Leurs parents s’intéressent
aussi à cette voiture qui ne ressemble à rien de connu. Pendant tout l’été 1944, à
mesure que les départements sont libérés, c’est la Jeep qui vient en aide aux
Français. D’abord aux agriculteurs qui n’ont plus beaucoup de chevaux,
réquisitionnés par l’occupant. Encore moins de tracteurs ! Dès juillet, on attelle
donc les machines et les charrues aux Jeep et on attaque la moisson. Dans tous
les villages libérés, elle devient aussitôt la camionnette de ravitaillement. Elle ne
remplace pas les gros camions GMC, mais elle séduit les Français par son
aptitude à tout faire.
L’hiver, la petite merveille est encore plus utile car ses quatre roues motrices
et sa garde au sol impressionnante en font un véhicule qui ne stoppe jamais. Les
pires congères ne lui font pas peur ! En revanche, ses occupants souffrent du
froid sous sa capote sommaire. Mais les GI ont de l’imagination : avec un peu de
bois, de la tôle de récupération et quelques couvertures ou matelas, ils sont
entraînés à transformer leurs citrouilles en carrosses (presque) confortables. Les
plus malins récupèrent des cabines de camions détruits ou de vieux tracteurs
qu’ils adaptent sur la caisse. Certains utilisent même des verrières d’avions !

De la locomotive à l’ambulance
On en trouve aussi qui jouent les locomotives. Dans certains pays, comme la
Birmanie et les Philippines où les principales communications se font par voie
ferrée, elles relaient les machines détruites par les Japonais. Il suffit d’échanger
les jantes à pneus de la Jeep contre des modèles dérivés des roues de wagons,
puis d’atteler plusieurs Jeep pour les transformer en un véritable petit autorail
capable de transporter des hommes, des munitions et du ravitaillement. Cette
technique sera également utilisée en Europe, dans toutes les zones ravagées où
les transports ne fonctionnent plus, le plus souvent pour venir en aide aux
populations civiles.
Pour les GI, c’est une bonne à tout faire, du front jusqu’à l’arrière.
Nombreux sont les soldats qui lui doivent la vie. Car c’est à elle que revient
généralement la mission de rapatrier les blessés sur des civières fixées sur la
caisse ou sur le capot. Dans les pires conditions, elle peut en véhiculer quatre.
Elle transporte aussi le ravitaillement, les médicaments, le matériel
d’urgence… S’il faut tendre une ligne électrique provisoire, c’est un dévidoir
fixé sur une Jeep qu’on utilise ! S’il faut déblayer un chemin, c’est encore une
Jeep, équipée d’une lame, qui fait le travail. On la mobilise même les jours de
grande lessive : on la met sur cales, on démonte une roue avant et on emprunte
une grosse machine de cantine ou d’hôtel qu’on relie par une courroie
improvisée au moyeu libéré. Et on lance le moteur ! Avec la Jeep, une machine à
laver tourne plus vite que jamais !

640 000 exemplaires en quatre ans


Le printemps 1945 annonce la victoire des alliés en Europe et la fin des
contrats du gouvernement américain avec Willys et Ford. Le 31 juillet, les cinq
usines Ford stoppent la fabrication. Le 20 août, c’est au tour de Willys, treize
jours avant la capitulation japonaise. En quatre ans, la Jeep aura été produite à
plus de 640 000 exemplaires. Environ 360 000 pour Willys ; et 280 000 pour
Ford.
Mais la fin du conflit mondial ne marque pas la fin de sa carrière. Willys
reprend ses droits et se lance dans la production de modèles civils qui
bénéficieront très vite des enseignements glanés sur les champs de bataille.
Quant aux 640 000 Jeep engagées dans la guerre, plus de la moitié ont survécu –
probablement davantage, selon les sources – et demeurent en service. En
Allemagne et en Autriche, elles entrent dans la vie quotidienne avec les troupes
d’occupation. De plus, les États-Unis en vendent à la plupart des armées alliées :
France, Grande-Bretagne, URSS, entre autres.
Dans le même temps, le plan Marshall permet aux nations sinistrées
d’Europe d’en être dotées. Dans la France en reconstruction, nombre d’entre
elles sont destinées aux administrations : PTT, EDF, Ponts-et-Chaussées,
notamment.

Un marché parallèle bienvenu


Pour les Français qui l’ont vue en action dès 1944, la Jeep est devenue une
passion. Tous les artisans en rêvent : les garagistes pour les transformer en
dépanneuses, les bûcherons pour le débardage ; sans oublier les maçons, les
terrassiers ou les agriculteurs…
Par chance pour eux, un véritable marché parallèle s’est mis en place dans
les régions libérées, alimenté par les GI eux-mêmes. Après les combats, l’armée
américaine identifie tous les véhicules abandonnés en peignant sur la carrosserie
un chiffre de « 1 » à « 5 », en fonction de leur état. De « 1 » pour les défaillances
mécaniques et pépins mineurs, jusqu’à « 5 » pour les véhicules réduits à l’état
d’épave. Cette indication est également peinte sur les véhicules tombés en panne
ou accidentés sur les routes. En règle générale, les ateliers de campagne de
l’armée ne récupèrent que les autos marquées de « 1 » à « 3 » pour les réparer.
Beaucoup repartent ensuite au front ; d’autres sont simplement retapées pour
servir à l’arrière. En revanche, les malheureux engins répertoriés « 4 » et « 5 »
sont généralement abandonnés ; ou même détruits sur place s’ils se révèlent
gênants pour la circulation.
Les Jeep de ces deux dernières catégories constituent une véritable aubaine
pour les soldats américains, soucieux de rentrer à la maison avec autre chose en
poche que des souvenirs de guerre… Un peu partout, dans les territoires libérés
ou dans les zones occupées, ils s’organisent pour vendre ces véhicules en pièces,
en lots, ou partiellement remontés aux autochtones. Ni vu ni connu et sans nuire
à l’armée américaine puisque ces malheureux engins étaient condamnés à
disparaître. C’est ainsi que de nombreuses Jeep Willys ou Ford de l’armée
américaine vont rouler dans les campagnes françaises pendant plusieurs
décennies, bien souvent sans papiers…
Seconde carrière militaire
En 1946, certains stratèges du Pentagone tout neuf – édifié en 1943 –
imaginent la carrière de la Jeep proche de son terme. Ils se trompent. Dès 1950,
l’US Army doit relancer une commande chez Willys pour faire face à la guerre
de Corée. Le véhicule ne sera plus une MB, mais une évolution appelée M 38.
Quant aux armées d’Europe qui se réorganisent en intégrant la Jeep, elles
rêvent toutes d’imiter cet engin révolutionnaire. Les Soviétiques la copient
outrageusement et les Français font une expérience décevante avec Delahaye.
Seuls les Britanniques réussissent à produire un véhicule digne d’elle : la
première Land Rover. Mais l’esprit n’est plus le même. Résultat : la « vieille »
MB reste en service. On la retrouve dans toutes les armées du monde, sur tous
les continents. En France, on en totalise plus de 10 000 sous les drapeaux en
1949 !
Au début des années cinquante, la société Hotchkiss passe un accord avec
Willys pour la fourniture de pièces à l’armée française. Elle lance aussi la
contruction de Jeep civiles sous licence. Et finalement, en 1955, Hotchkiss
reprend la fabrication intégrale des Jeep pour l’armée française, sous le nom de
« Jeep Hotchkiss licence MB ». La production du modèle, référencé M 201,
s’étalera jusqu’en 1966, avec plus de 27 000 véhicules. Pour couver ces voitures
et les très nombreuses MB héritées de la guerre, l’armée dispose d’un
impressionnant atelier à La Maltournée, en banlieue parisienne. Jusqu’en 1979,
les Jeep y seront réparées, voire reconstruites.
Puis viendra l’heure de la démobilisation progressive, au fil des années
quatre-vingt. La Jeep va s’éclipser, en laissant beaucoup de regrets. Pour les
vétérans de 1945, elle demeurera éternellement « l’arme de la victoire » et « le
meilleur soldat des armées alliées ».
2 CV Citroën
La petite qui savait tout faire

Ce 8 octobre 1948, les visiteurs qui découvrent la 2 CV, sur le stand


Citroën du Salon de l’Auto, sont catastrophés. On leur avait annoncé une voiture
inédite, facile à conduire, facile à entretenir, et encore plus facile à réparer. Mais
aussi très peu coûteuse, très économe en carburant, et adaptée à tous les terrains.
Dans la presse, on avait également lu qu’elle était destinée aux familles comme
aux artisans, aux citadins comme aux agriculteurs. Avec un faible pour ces
derniers, selon les indications des rares essayeurs. Mais personne ne s’attendait à
un pareil engin ! Si l’on devait élire la voiture la plus laide du Salon, elle
gagnerait haut la main !
Le président de la République, Vincent Auriol, n’a pas fait de commentaires
après l’inauguration, mais on l’a bien vu remonter ses lunettes d’étonnement en
passant chez Citroën… Les plus déçus sont les inconditionnels de la firme du
quai de Javel qui s’attendaient à voir une voiture aussi surprenante que
l’incomparable Traction de 1934, qui fait toujours rêver. Leurs espoirs se sont
effondrés à la découverte de cette boîte de conserve à roulettes.
Reste à découvrir le moteur qui serait, paraît-il, un tout petit bicylindre à air
de 375 cm3. Ce propulseur, digne d’une grosse moto mais pas d’une voiture,
emmènerait, dit-on, la boîte de conserve à plus de 90 km/h ! Hélas, personne ne
peut soulever le capot. Le public s’indigne, puis se résigne en se demandant s’il
existe vraiment, ce curieux moteur…
Au soir du 8 octobre 1948, le doute s’immisce jusque chez les passionnés
d’automobiles. Tout le monde fait grise mine ; aussi grise que la triste robe de la
Citroën… On est bien loin de la présentation de la 4 CV Renault, l’année
précédente. Ça, c’est une vraie petite voiture moderne ! Jolie et performante.
D’ailleurs, les Parisiens se battent pour en acheter une. Mais les délais d’attente
sont interminables dans ce pays qui manque de tout pour construire des autos.
Plus de deux ans de patience au minimum chez Renault. Mais, vous verrez, chez
Citroën, ce ne sera pas le cas : la 2 CV est si décevante qu’elle n’intéressera
personne…

Un sauveur nommé Pierre Boulanger


La longue gestation de la 2 CV commence en 1935. Citroën est alors en
convalescence. La marque sort d’une longue crise qui a failli la détruire en 1934.
La voiture que l’Europe entière appellera bientôt la « Traction Avant » venait de
sortir. C’était un concentré d’innovations qui en faisaient une voiture
ultramoderne à la tenue de route exceptionnelle. Hélas, de nombreux défauts de
jeunesse ont pourri la première année de production de la Traction. Brillantes
pendant quelques semaines, les ventes se sont très vite effondrées. Un drame
pour la société, déjà endettée au-delà du raisonnable et désormais quasiment
condamnée. Car le génie créatif d’André Citroën se doublait, hélas, d’une
terrible incapacité à contrôler ses dépenses. Fin 1934, la société dut être cédée à
l’un de ses créanciers, l’industriel en pneumatiques Michelin. André Citroën
écarté, il s’éteindra quelques mois plus tard, à l’âge de cinquante-sept ans,
victime d’un cancer et miné par cet échec.
Dès le rachat de Citroën, la famille Michelin place à sa tête l’un de ses
fidèles collaborateurs : Pierre Jules Boulanger, alias PJB pour ses collaborateurs.
Nommé vice-président, cet homme de quarante-neuf ans à la fine moustache,
grand, mince, toujours habillé de gris et d’un long imperméable, est un
pragmatique raisonnable… bien que les premières années de sa carrière
s’apparentent plutôt à une aventure décousue.
Après de courtes études et un long service militaire, il est parti aux États-
Unis où il a vécu de petits métiers. Puis il s’est installé au Canada où il a monté
une société de construction immobilière. En 1914, quand la guerre a éclaté, il a
tout abandonné pour rallier la France. Engagé dans l’aviation, il est devenu l’un
des spécialistes de la photo aérienne. En 1918, à trente-trois ans, il avait le grade
de capitaine et un statut de véritable héros, conquis au fil de nombreuses
missions particulièrement dangereuses. En 1919, les Michelin l’ont embauché
pour édifier leurs cités ouvrières. Apprécié, écouté, respecté, il a vite pris pied
dans la firme de Clermont-Ferrand.
Chez Citroën, il a fait des merveilles en moins d’un an. Fin 1935, la société a
recouvré la santé. Ses dettes sont oubliées grâce à la famille Michelin, et l’usine
marche à plein rendement pour la Traction. Enfin débarrassée de ses maladies de
jeunesse, elle est maintenant considérée comme la meilleure voiture française.

Obsédé par la clientèle rurale


Pour Pierre Boulanger, il est temps de songer à l’avenir. Il en a vaguement
parlé à ses collaborateurs, entre deux bouffées de la cigarette qui ne quitte jamais
ses lèvres. Mais comme il rédige de plus en plus de notes dans les carnets noirs
qui déforment ses poches, il ne devrait pas tarder à leur exposer ses projets. Il est
temps, car on s’impatiente dans les bureaux d’études de Citroën. Les
concepteurs de la Traction Avant sont toujours en place, mais ils commencent à
s’ennuyer. Pour l’heure, ils se contentent de veiller aux évolutions du modèle,
tout en regrettant les belles années créatives, disparues avec André Citroën. Il
faut donc remettre ces génies au travail si l’on ne veut pas les voir s’envoler !
Boulanger le sait mieux que personne. D’autant qu’à Clermont-Ferrand, on
ne cesse de le titiller sur l’avenir de Citroën. Des idées, le patron en a beaucoup,
mais ce n’est pas un rêveur. Et il n’a pas oublié qu’avant d’être un succès, la
Traction fut une catastrophe qui coûta une fortune à mettre au point. Il veut donc
repartir sur des bases saines et simples. D’autre part, comme tous les capitaines
d’industrie de l’époque, PJB a compris que la France est en plein
bouleversement. Les mouvements sociaux qui commencent à la secouer
confirment qu’il s’agit d’une profonde révolution de mentalités. L’industrie doit
l’accompagner. Grâce à la Traction, Citroën s’est ancré dans la clientèle
bourgeoise mais, dans peu de temps, tous les Français voudront leur voiture.
Dans un hexagone qui peine à devenir citadin, Boulanger s’intéresse
beaucoup à la clientèle rurale. Celle des agriculteurs et de tous les Français qui
vivent à la campagne. Leur équipement automobile est proche du zéro, mais
c’est un marché potentiel immense. Beaucoup plus important que celui des
villes. De plus, il connaît bien les paysans qu’il a côtoyés dans le Massif Central.
Et il est certain qu’à terme, ils voudront échanger leurs charrettes contre des
véhicules autonomes et plus efficaces, que toute la famille pourra conduire. De
ses années américaines, Boulanger n’a pas non plus oublié le pari gagné d’Henry
Ford avec sa voiture simpliste destinée aux fermiers du Middle West. Et il se
verrait bien dans le rôle du Ford français…

TPV : la petite voiture du futur


Fin 1935, il se lance et demande à ses ingénieurs de travailler sur un projet
de voiture pouvant transporter « deux hommes en sabots, cinquante kilos de
pommes de terre ou un tonnelet, à une vitesse de 60 km/h, pour une
consommation de trois litres aux cent kilomètres ». Il ajoute que le véhicule doit
peser moins de 300 kg, passer dans les pires chemins de campagne, être
confortable et se laisser conduire par un (ou une) débutant(e)… Son aspect n’a
aucune importance, mais son prix de revient devra être très bas, afin que la
voiture puisse se vendre trois fois moins cher qu’une Traction !
Le pari est audacieux mais réfléchi. La famille Michelin l’approuve. Pour
André Lefebvre, le créateur de la Traction, Flaminio Bertoni, son dessinateur, et
toute l’équipe de magiciens de la mécanique qui les entourent, la nouvelle est à
la fois enthousiasmante… et inquiétante, car la définition de la future auto est
inattendue.
Pendant toute l’année 1936, ils planchent sur le projet, en dépit des longues
grèves qui bloquent l’usine. Début 1937, un premier prototype voit le jour.
Entre-temps, l’opération a trouvé son nom de code : TPV, initiales de « Toute
Petite Voiture ».
Le prototype que présente André Lefebvre est époustouflant d’ingéniosité.
Ses concepteurs ont fait appel à toute leur imagination pour le réaliser. Ils ont
utilisé des matériaux et des alliages légers révolutionnaires comme le
magnésium et le Duralinox. La suspension ne ressemble à rien d’existant ; la
carrosserie non plus qui se limite à une grande armature en aluminium, couverte
d’une immense capote en toile. Vitres en Rhodoïd et hamacs suspendus en guise
de sièges complètent le décor. Après divers essais de moteurs, la TPV est
équipée d’un petit bicylindre de 375 cm3.
Prête… le premier jour de la guerre !
La forme générale évoque déjà celle de la future 2 CV de 1948… Mais, pour
l’heure, il faut travailler sur les prototypes qui demeurent très imparfaits.
Boulanger s’inquiète, car il veut lancer sa TPV le plus vite possible, persuadé
que d’autres constructeurs préparent ou travaillent déjà sur des projets similaires.
Il décide d’acheter une immense propriété près de La Ferté-Vidame, en Eure-et-
Loir, pour la transformer en centre d’essai permanent. Il fait aménager un circuit
avant d’encercler le domaine de hauts murs. L’endroit devient un site ultrasecret,
même pour les employés de Citroën. Seuls quelques privilégiés de la garde
rapprochée de Boulanger en connaissent l’existence.
Ingénieurs et essayeurs œuvrent nuit et jour sur la TPV dont ils gomment
petit à petit les plus gros défauts… Leur obsession de la légèreté les pousse
parfois au gag, comme le jour où l’un d’eux veut sérieusement tester des vers
luisants pour remplacer les phares !
En mai 1938, Boulanger lance la fabrication de 250 TPV de présérie qui
viendront compléter la vingtaine de prototypes existants. Le temps de tout mettre
en place discrètement dans la vieille usine de Levallois-Perret, aux portes de
Paris, l’année 1939 est bien entamée. Le 2 septembre 1939, peu avant la pause
de midi, les premières TPV sont enfin assemblées. Les « Citrons » n’auront
même pas le temps de se congratuler : quelques minutes plus tard, tout s’arrête,
la France vient d’entrer en guerre…

Cinq ans pour corriger les défauts


La suite ressemble à une gigantesque partie de cache-cache avec les
Allemands. Dès le début de l’Occupation, les émissaires d’Hitler vont tout tenter
pour récupérer quelques TPV. Ils proposent même à Pierre Boulanger d’échanger
sa création contre un exemplaire de la toute nouvelle « Volkswagen », aux fins
de les comparer. Mieux : le professeur Porsche pourrait conseiller Citroën, en
contrepartie de quelques révélations. Bien entendu, aucun industriel du Reich ne
sera mis au courant de ces échanges !
Boulanger n’est pas dupe. Il fait détruire toutes les pièces impossibles à
camoufler et fait entrer sa TPV dans la clandestinité. Mais il enjoint ses
collaborateurs de poursuivre le travail en secret. Les dangers sont énormes,
cependant toute l’équipe accepte. Boulanger lui-même prend de gros risques en
ralentissant tous les travaux destinés aux Allemands. À la fin de la guerre, on
retrouvera son nom sur une liste de suspects menacés d’être arrêtés.
Cette guerre qui bouleverse tous les espoirs de Pierre Boulanger lui offre, en
fait, la possibilité de corriger tous les défauts de la TPV. Les comptables de
Citroën sont les premiers satisfaits, car le projet Boulanger leur faisait craindre
un fiasco commercial.
On abandonne les métaux modernes pour revenir à l’acier qui sera plus
facile à trouver, une fois la paix revenue. Peu à peu, l’équipe de Lefebvre résout
tous les problèmes techniques. Début 1944, Walter Becchia, ex-ingénieur vedette
de Talbot, conçoit en quelques jours le moteur définitif de la TPV : un bicylindre
de 375 cm3 qui développe la puissance impressionnante de… 9 chevaux !
Flaminio Bertoni, l’homme qui a carrossé la Traction et qui rêve maintenant
d’habiller la squelettique TPV, reçoit l’accord de Boulanger et trace les
premières esquisses de la version définitive, sans trahir l’esprit de 1935.

Souris des champs ou des villes ?


À la Libération, tout s’accélère, d’autant que l’aréopage Michelin-Citroën a
pris connaissance de la petite voiture que prépare l’usine Renault, devenue Régie
Nationale. Sa 4 CV est presque prête. La comparaison entre les deux voitures est
inévitable, tant leur gestation se ressemble. La 2 CV avait un peu d’avance
puisque ses premiers prototypes existaient déjà en 1939, mais les deux modèles
sont des enfants de la guerre. Dans les deux cas, ils ont été développés en
cachette pendant le conflit, à l’écart de l’occupant.
Clin d’œil à l’Histoire, on retrouve même le vieux professeur Ferdinand
Porsche en 1944 chez Renault. Mais dans des conditions différentes puisqu’il est
alors prisonnier des alliés. La toute nouvelle Régie vient de solliciter son
concours pour travailler sur certains points délicats de la 4 CV.
Les rares ingénieurs appelés à donner leur avis sur les deux projets ne
peuvent s’empêcher de comparer les voitures : d’un côté, la 4 CV à vocation
citadine et routière ; de l’autre, la TPV, sommaire et quasiment tout-terrain,
conçue de toute évidence pour la campagne. La souris des villes face à la souris
des champs ! Hélas, à ce stade de la conception des deux rivales, rares sont les
spécialistes qui oseraient parier sur la Citroën. Pire : dans une nation sortant de
la guerre, ils savent que l’acier et les matières contingentées seront
prioritairement attribués à Renault, désormais propriété de l’État…
Tout cela, Pierre Boulanger le pense, à la veille de dévoiler la TPV au Salon
de Paris, en octobre 1948. La petite Renault a été présentée l’année précédente et
c’est un succès. Mais il croit dur comme fer aux atouts de sa protégée. Au fait,
depuis quelques jours, elle ne s’appelle plus TPV mais « Deux Chevaux », à la
demande du service commercial. Probablement pour s’aligner sur la 4 CV de
Renault … Et comme chez Renault, ces « Deux Chevaux » se libellent 2 CV.

Tournée provinciale triomphale


Mal accueillie par les vendeurs, vilipendée par le public du Salon, la 2 CV
entame malgré tout une tournée des régions de France dès 1949. Comme
l’espérait Boulanger, les agriculteurs sont ses premiers supporters. Ils mettent à
l’épreuve le slogan, dû à PJB ou au service commercial, qui prône son aptitude à
« traverser un champ labouré sans briser un seul œuf du panier qu’elle
transporte ». À l’exception de la Jeep des militaires américains de la dernière
guerre, ils n’ont jamais connu de voiture aussi intéressante. Très vite, les artisans
partagent leur avis. Les médecins, les infirmières, les commerçants aussi… Bref,
tous ceux qui se déplacent chaque jour pour leurs besoins professionnels sont
séduits. Certains, comme les représentants de commerce, y voient enfin la
voiture qui leur permettra d’échapper aux trains et aux autocars.
En quelques mois de tournée, la 2 CV inverse toutes les tendances : le vilain
canard gris devient une petite merveille. Et lorsque l’hiver arrive, la 2 CV
surpasse toutes les autres autos. Sa tenue de route est insensible à la pluie.
Mieux : elle se joue de la neige. Quand toutes les autres s’arrêtent, elle continue
sa route. Dans ces conditions, sa rivale Renault se voit ridiculisée, en dépit de
ses 17 chevaux…
Dès septembre 1949, les Français peuvent passer commande de leur 2 CV. Si
le concessionnaire local l’honore après enquête, il leur attribuera une voiture.
Mais il leur faudra encore patienter près d’un an… Et même jusqu’à un an et
demi en 1951. Mais rassurez-vous, cher client, les délais ne sont pas plus courts
chez Renault. En revanche, les prix de la Citroën sont inférieurs : 228 000 francs
fin 1949, contre 280 000 francs pour une version de base de la 4 CV.
Au printemps 1950, Pierre Boulanger peut considérer qu’il a gagné son pari.
La 2 CV est produite sans difficulté, elle est fiable et ses utilisateurs sont ravis. Il
peut, dès maintenant, songer à sa première évolution : une camionnette qui
comblera les artisans. Hélas, sa route va s’arrêter le 1er novembre de la même
année : en revenant de Clermont-Ferrand, PJB se tue au volant de sa Traction. Le
père de la 2 CV avait soixante-cinq ans.

Produite pendant quarante-deux ans


En 1961, la carrière de la première rivale de la 2 CV s’arrête : la petite
Renault des villes s’éclipse au profit de la Dauphine. La même année, la Régie
lance la seule vraie concurrente de la 2 CV : la 4 L. En réalité, la 2 CV n’aura
jamais de rivale. Seule l’usure du temps, associée à des règles de sécurité de plus
en plus sévères, finira par l’abattre, au terme d’une carrière incroyablement
longue : quarante-deux ans ! De 1948 à 1990.
Au fil de ces quarante-deux années, elle subit de nombreuses améliorations
et quelques évolutions, mais aucun bouleversement de fond. En 1954, son
nouveau moteur de 425 cm3 passe à 12 chevaux (au lieu de 9) et gagne une boîte
de vitesses à « embrayage centrifuge » qui simplifie encore sa conduite en se
comportant comme une boîte (presque) automatique. Les nouvelles conductrices
apprécient… En 1956, elle perd sa petite lunette arrière ovale au profit d’une
grande glace. En 1957, la capote est remplacée, à l’arrière, par un coffre de malle
qui ferme à clé. En 1958, Citroën présente une version « Sahara » à deux
moteurs et quatre roues motrices. En 1959, une seconde teinte est mise au
catalogue : le bleu. En 1961, changement esthétique avec le nouveau capot à
petite calandre. En 1962, apparition d’un vrai tableau de bord. En 1964,
inversion du sens d’ouverture des portières. En 1967, elle est épaulée par une
variante, la Dyane, qui ne parviendra pas à l’éclipser. Et en 1970, la 2 CV 6
reçoit un moteur de 33 chevaux.
Plus de cinq millions d’exemplaires
Dès les années soixante, la plus populaire des Citroën déborde largement du
cadre français, car elle est aussi produite hors frontières : en Belgique, en
Grande-Bretagne, au Portugal, au Chili…
Dans les années quatre-vingt, les éditions spéciales se multiplient. Elles
éclatent de couleurs, mais la 2 CV vieillit. En France, sa production s’arrête en
février 1988. Elle se prolongera au Portugal jusqu’en juillet 1990. En quarante-
deux ans, la 2 CV aura été produite à près de 5 200 000 exemplaires… sans
compter sa cousine germaine Dyane.
Pendant sa longue carrière, elle a fait le bonheur de nombreux carrossiers
spécialisés, en France comme à l’étranger. Ils l’ont adaptée en multiples dérivés :
voitures de compétition, cabriolets de sport, coupés raffinés, véhicules de plage,
engins tout-terrain, ou camping-cars avant l’heure… La 2 CV a traversé
plusieurs fois le Sahara, entraîné 1 300 passionnés en raid de Paris à Kaboul
(1970), puis 3 800 à Persépolis (1972), entre autres aventures, dont le Raid
Afrique (1973)… Elle a triomphé au cinéma, immortalisée par Bourvil dans Le
Corniaud (1965). Elle a même vécu la compétition dans des épreuves tout-
terrain qui lui sont dédiées : le « 2 CV Cross ». Nées en 1972, ces courses ont
passé le cap de 2012 sans prendre une ride.
Quant aux collectionneurs, ils se comptent par milliers partout dans le
monde, bien décidés à ne jamais couper le moteur de leur immortelle 2 CV,
« Deuche », « Deudeuche » ou « Deux Pattes »…
Ferrari 166 MM
Le premier bijou de Maranello

Dimanche 26 juin 1949, 16 heures précises. Une petite voiture rouge à la


sonorité quasi musicale franchit la ligne d’arrivée de la 17e édition des
24 Heures du Mans. À son volant, un pilote au patronyme italien, déjà vainqueur
à deux reprises dans les années trente : Luigi Chinetti.
La foule a déjà oublié son nom car elle n’est pas venue pour lui. Les
passionnés veulent seulement revivre la grande aventure des 24 heures, dont le
monde en feu les a privés pendant dix ans ! Deux mois après l’édition 1939,
l’Europe explosait. Et, après la guerre, il a fallu quatre ans pour relancer la
course, dans une France qui se remettait péniblement du conflit. Mais cette fois,
c’est fait ! Le cirque automobile a enfin repris ses représentations.

Une inconnue venue d’Italie


Au fait, quelle est la marque de la voiture victorieuse ? Ferrari… Parmi les
spectateurs qui clament leur plaisir retrouvé, rares sont les initiés qui la
connaissent. En France, on est resté fidèle à Bugatti, Delage, Delahaye ou
Talbot. Ces gros et magnifiques oiseaux à calandre vorace et grandes ailes ont
marqué le sport automobile tricolore dans les années trente. Depuis, Bugatti s’est
étiolé ; en revanche, les autres sont toujours au rendez-vous. Et plutôt nombreux
au départ de cette édition du renouveau. À l’arrivée, une Delage est deuxième, à
un tour du vainqueur. Excellent résultat pour un engin d’avant-guerre.
Mais les enthousiastes ont senti que ces volumineuses autos de 3 litres et 4,5
litres de cylindrée appartenaient au passé. La voiture rouge, avec son petit
moteur de 2 litres, jouait au chat et à la souris avec elles. Mais c’est la souris qui
vient de gagner… De plus, cette souris est très jolie avec sa carrosserie
« barquette » compacte et son mini-pare-brise en deux parties. Quant à la
sonorité de son moteur, nombreux sont les spectateurs qui s’interrogent sur la
musicalité de la souris rouge. Ce Monsieur Ferrari aurait-il des accointances
avec Puccini, Rossini ou Verdi pour transformer les hurlements d’un V 12 en
partition d’opéra ?

Autodidacte, machiavélique et talentueux


La barquette Ferrari 166 MM de Luigi Chinetti est née à Maranello, un petit
bourg d’Émilie. Officiellement, c’est le troisième ou quatrième modèle de la
firme. Officieusement, c’est celui qui marque les débuts internationaux de
Ferrari. Celui qui écrit les premières lignes d’un palmarès exceptionnel, les
premiers mots d’un livre d’or ouvert le 26 juin 1949 et qui ne s’est jamais
refermé depuis…
Son concepteur se nomme Enzo Ferrari. Il a cinquante et un ans en 1949. Ses
admirateurs l’appellent « Commendatore », titre honorifique que lui a conféré
l’Italie mussolinienne à la fin des années vingt. Ses amis apprécient sa passion
démesurée pour l’automobile, son génie de la compétition et son inébranlable
obstination ; ses ennemis le trouvent machiavélique, imbu de lui-même et
glacial. Glacial, Ferrari l’est autant que les brouillards de Modène qui l’a vu
naître en 1898. C’est la conséquence probable d’une enfance et d’une
adolescence douloureuses, marquées par la disparition de tous ses proches.
Solitaire après la Première Guerre mondiale, il s’initie à la mécanique.
Autodidacte mais persévérant, il est vite séduit par le phénomène automobile en
plein développement. Après une étape chez le constructeur milanais CMN, il
rejoint Alfa-Romeo dès le début des années vingt. Il y découvre la course et le
pilotage qu’il pratique avec un certain talent. Parallèlement, il prend en charge le
service compétition du constructeur milanais, où il dévoile des compétences
d’organisateur inattendues.

La Scuderia Ferrari face à l’Europe


Les victoires de son équipe sont nombreuses. Mais le jeune homme songe
déjà à la suite de sa carrière. En 1929, il crée sa propre équipe : la Scuderia
Ferrari. Il l’installe dans un atelier de la Via Trento e Trieste, à Modène, et
continue de faire courir et gagner les Alfa-Romeo officielles, mais sous son
propre chef… et pour sa propre cassette, car il est le seul patron ! La première
victoire de la nouvelle équipe – la course sur route Trieste-Opicina – est
symbolique car obtenue par le « campionissimo » Tazio Nuvolari, idole de toute
l’Italie.
En 1932, à trente-quatre ans, Ferrari abandonne le pilotage à la naissance de
son fils unique Alfredo, surnommé Dino, fruit de son mariage avec Laura1. Pour
la Scuderia et ses Alfa-Romeo, la tâche devient difficile face aux Européens,
Français, Britanniques, mais surtout Allemands, dont les impressionnantes
équipes Auto-Union et Mercedes multiplient les succès. Le ciel s’obscurcit à la
fin des années trente, car les dirigeants du régime fasciste ne supportent plus la
domination des voitures du Reich. En 1937, Ferrari repasse d’autorité sous le
contrôle d’Alfa-Romeo. Et, dès 1938, la Scuderia est absorbée sans autre forme
de procès. Le coup est psychologiquement douloureux, mais financièrement
intéressant pour le « Commendatore ». Il est grassement dédommagé en
revendant son matériel et ses projets au constructeur milanais… qu’il rejoint à
Milan et dont il demeure directeur de la compétition !

Seul maître à bord, mais en guerre !


En septembre 1939, l’Europe s’embrase, mais sans l’Italie qui demeure
momentanément en dehors du conflit. Pour Ferrari, c’est l’heure de la rupture
définitive avec Alfa-Romeo dont il ne supporte plus le carcan. Le 6 septembre, il
quitte son employeur en empochant de nouvelles et confortables indemnités ; le
13, il fonde sa société, Auto Avio Costruzioni, qu’il installe dans ses anciens
locaux de Modène. Seule contrainte imposée par Alfa-Romeo : l’interdiction
d’apposer son nom sur une voiture pendant quatre ans.
Le 10 juin 1940, l’Italie entre dans la guerre. Les deux seules voitures
élaborées à la hâte et simplement appelées « 815 », regagnent déjà leur garage.
En 1943, une loi sur la dispersion des entreprises oblige Ferrari à quitter
Modène. Il s’installe alors dans un bourg agricole distant de 16 kilomètres,
Maranello, au pied des Apennins. La famille de son épouse Laura y possède des
terres où une usine moderne peut être édifiée. Dédiée à la production de diverses
machines-outils pour l’État, elle emploie une centaine de personnes. Bombardée
deux fois, elle sort du conflit sérieusement endommagée, mais rapidement
reconstruite grâce aux dommages de guerre.
Nullement inquiété pour ses activités industrielles pendant la guerre, Ferrari
peut replonger dans la compétition automobile dès la paix retrouvée. Pour lui,
l’intermède du conflit n’a pas été catastrophique, car il lui a permis d’affiner ses
projets et de mieux se préparer.

Un superbe petit moteur V 12 inédit


En 1936, Ferrari avait accueilli à Modène l’un des meilleurs ingénieurs de
l’époque, Gioacchino Colombo, pour concevoir un moteur très spécial. Il était
destiné à la monoplace Alfa-Romeo de la future Formule internationale de
Grands Prix, hélas reportée pour cause de guerre mondiale… C’était un
audacieux petit moteur de 1,5 litre à 12 cylindres en V. Après-guerre, le
« Commendatore » demande à Colombo de revoir sa copie pour lui. L’ingénieur
fait mieux ! Contrairement à Ferrari qui focalise ses obsessions de performances
sur le moteur en oubliant trop souvent le châssis, les suspensions, la direction et
les freins, Colombo conçoit une voiture entière. Le moteur n’est qu’une
évolution du précédent, poussée à près de 2 litres. Cette cylindrée permet à
Ferrari de donner une référence à la voiture : 166. Il s’agit tout simplement de la
cylindrée unitaire du moteur : 166 cm3 × 12 = 1992 cm3. Jeu de chiffres qu’il
utilisera très souvent par la suite dans sa gamme.
La 166 est prête pour la saison 1948. Les Ferrari construites auparavant
n’étaient que des solutions d’attente. D’emblée, le pilote italien Biondetti
remporte plusieurs épreuves, dont les mythiques Mille Miglia. La Ferrari y
conquiert son appellation définitive : 166 MM. En revanche, elle est toujours
habillée d’une carrosserie efficace, mais banale et sans élégance.

Carrosserie « Superleggera » signée Touring


Sa robe définitive n’arrive qu’au Salon de Turin en septembre 1948 pour sa
première grande sortie publique. La Ferrari est esseulée sur un petit stand, dans
un recoin, mais les visiteurs sont nombreux à s’attarder devant cette voiture dont
seuls les initiés connaissent la marque.
Capot démonté, elle dévoile ses entrailles : le petit moteur de Colombo,
surmonté de trois carburateurs double corps, eux-mêmes coiffés de trois gros
filtres à air en métal poli. Sans cet équipement et les douze fils de bougies qui
dépassent du bloc, les passionnés peineraient à croire que ce « petit » moteur
dispose vraiment de douze cylindres, comme les plus belles mécaniques de
compétition.
Le collaborateur de Ferrari, qui tient le petit stand en solitaire, annonce une
puissance de 120 chevaux. Cavalerie respectable pour l’époque. Mais rares sont
ceux qui le croient lorsqu’il ajoute que cette puissance peut grimper jusqu’à
140 chevaux, voire davantage, pour la compétition ! Pourtant, la récente victoire
des Mille Miglia devrait les convaincre…
Au fil des jours, on finit par se bousculer autour du stand Ferrari du Salon de
Turin. Il est vrai que la 166 MM est enfin habillée de sa robe définitive. C’est
une « barquette », une caisse totalement découverte, sans vitres latérales, avec un
petit pare-brise en deux parties, comme les saute-vent des années trente. Ses
lignes sont douces, joliment arrondies, et se rejoignent autour d’une grande
calandre gourmande. Elle est signée du carrossier milanais Touring. Cet atelier a
innové en utilisant une technique spécifique qu’il vient de breveter sous le nom
de « Superleggera ». La carrosserie est entièrement constituée de panneaux
d’aluminium, fixés sur une structure tubulaire très fine. Travail délicat,
obligatoirement réalisé à l’unité. Le résultat est superbe : la 166 MM est aussi
compacte qu’élégante et sa carrosserie se révèle effectivement « superlégère ».
La voiture exposée à Turin est peinte en rouge sombre légèrement métallisé.
Le petit habitacle est entièrement occupé par deux sièges baquets. Très sportif,
mais très raffiné car entièrement recouvert de cuir bleu, jusque sur le rebord des
portières. Aucun pavillon, remplacé par une capote à ne jamais monter, car aussi
laide que sommaire…

Luigi Chinetti entre en scène


Seul vrai défaut : la 166 MM est très coûteuse. Mais si la firme Ferrari était
plus connue, il est probable que de riches amateurs se seraient bousculés pour
l’acquérir. D’ailleurs, deux ans plus tard, l’un d’eux s’en offrira une très belle
version, en bleu nuit et cuir fauve. Son nom ? Giovanni Agnelli ! Sa profession ?
P-DG des usines automobiles Fiat2.
En septembre 1948, c’est Luigi Chinetti qui achète la 166 MM du Salon de
Turin… et il la revend quelques semaines plus tard à un riche Américain ! Pilote
renommé, Chinetti connaît Enzo Ferrari depuis le début des années trente. Entre
les deux hommes, les relations sont assez curieuses. Ferrari le considère comme
un vendeur de voitures doué d’un bon coup de volant, mais il ne le classe pas
parmi les vedettes. « Luigi, plaisante-t-il, est imbattable dans les épreuves où il
faut rester deux mois au volant sans descendre ! » Il n’a pas tort, car Chinetti
l’infatigable fait merveille dans les courses d’endurance, comme les 24 Heures
du Mans qu’il a finies second en 1933 derrière le brillantissime Nuvolari, et
gagnées en 1934 avec Etancelin. Il les a également remportées en 1932, mais
dans des conditions fort désagréables, car il était malade et incapable de relayer
efficacement son équipier Sommer. Les trois fois sur Alfa-Romeo.
Luigi Chinetti se méfie d’Enzo Ferrari. Il n’apprécie ni son attitude hautaine
ni son égocentrisme. Mais il respecte son talent. Les deux hommes diffèrent
totalement : Ferrari cultive le secret ; Chinetti est un expansif. Dans son métier
de garagiste et vendeur de voitures, il a fait merveille. À Paris surtout, car le
jeune Milanais s’est exilé en France dès le début des années trente pour cause
d’antifascisme viscéral. Les clients adoraient ce petit monsieur souriant qui
savait résoudre tous les problèmes ; et leurs épouses étaient très sensibles au
charme de ce séducteur sportif…
Américain sans le vouloir
En mai 1940, Chinetti débarque à New York pour convoyer deux Maserati à
Indianapolis. Il ne prendra jamais le paquebot du retour car l’Europe s’est
embrasée entre-temps. À trente-neuf ans, surveillé d’un œil torve par
l’administration américaine, le ressortissant italien est contraint de patienter. Il
n’a plus un sou et sait que son affaire va péricliter en Europe. Mais les États-
Unis lui plaisent beaucoup. Et son charme légendaire va faire une victime de
plus : Marion, une jeune Américaine d’origine belge. Le séducteur tombe
amoureux, l’épouse pour la vie et devient papa. La famille s’installe à
Greenwich, dans le Connecticut, tout près de New York. Et le ciel prend une
belle couleur bleue en 1946, quand les États-Unis lui accordent la citoyenneté
américaine.
La même année, Chinetti revient en Europe et file aussitôt à Maranello. Les
projets que lui expose Enzo Ferrari l’enthousiasment. Sa vie est désormais outre-
Atlantique, mais les plus belles courses se déroulent toujours en Europe. De
plus, le marchand d’autos qu’il est resté se verrait bien vendre les futures Ferrari
aux Américains.

Un partenaire inattendu
Début 1949, il explose de joie en apprenant la renaissance des 24 Heures du
Mans. Sa course préférée, celle qu’il a disputée sans interruption entre 1932
et 1939 et dont il était privé depuis dix ans. Ferrari s’emballe moins car il ne
considère pas Le Mans comme une épreuve majeure. Chinetti, lui, sait que les
24 heures enthousiasment le Nouveau Monde. Il l’a constaté depuis qu’il habite
les États-Unis. Le vendeur d’autos est convaincu du tremplin que représenterait
la victoire d’une Ferrari au Mans… si, toutefois, Ferrari lui concède son futur
marché américain !
Pour Luigi Chinetti, c’est décidé : quoi qu’il arrive, il participera aux
24 Heures du Mans 1949. Et uniquement au volant d’une Ferrari 166 MM, car il
est convaincu que la petite italienne peut gagner aisément face aux grosses
Delahaye, Delage et Talbot. Sachant aussi qu’Enzo Ferrari n’avancera pas la
moindre lire pour financer l’équipe, Chinetti monte son opération avec l’aide de
plusieurs partenaires, dont un certain Peter Mitchell-Thomson, deuxième baron
Selsdon, qui acquiert la voiture.

22 heures au volant !
Anglais fortuné, pilote amateur de trente-six ans, Lord Selsdon n’a ni le
talent ni l’expérience de Chinetti, mais il est passionné, intelligent et très
coopératif. Avant le départ, les deux hommes se sont entendus sur une tactique
de course. Chinetti prendra le volant le plus clair du temps ; Selsdon conduira
quelques heures seulement et uniquement de jour. Il est convenu qu’il ne prendra
aucun risque : « Si une Delage ou une Delahaye te titille dans les Hunaudières,
lui a dit Chinetti, arrête-toi et laisse-la filer. »
Le plan se déroule comme prévu. Soutenues par une foule en délire, les
voitures françaises partent comme des fusées. Mais la petite voiture rouge
s’accroche et finit par les doubler, une par une. « Je connaissais bien toutes ces
voitures, expliquera Chinetti après la course. Je savais que les Delahaye étaient
dangereuses avec leur excellent moteur. Mais je savais aussi que, sur le mien, je
pouvais prendre 500 tours/minute de plus que le régime autorisé. Et petit à petit,
je les ai lâchées. » En parfait complice, Lord Selsdon ne prend le volant que pour
deux petites heures de course, laissant le lièvre Chinetti filer à son rythme.
Toujours mesquine, la gazette des coulisses transformera le jeune baron en vieil
alcoolique exhalant le whisky et totalement incapable de tenir le volant. « C’était
idiot, corrigera plus tard Luigi Chinetti. Selsdon était au contraire un excellent
équipier qui avait compris l’importance de cette victoire. » Les deux larrons se
retrouveront d’ailleurs pour d’autres courses.

Porte ouverte sur les États-Unis


Au terme d’un combat intense, la petite Ferrari 166 MM de l’équipage
américano-anglais Chinetti-Selsdon remporte les 24 heures avec un tour
d’avance sur une grosse Delage. Dans sa tour d’ivoire de Maranello, Enzo
Ferrari est probablement satisfait, mais il ignore encore que cette victoire
inattendue marque le début d’une épopée sans fin. Certes, les Français sont
déçus, mais le reste du monde connaît maintenant Ferrari. De plus, c’est
officiellement un pilote américain qui vient de triompher !
Dans l’avion qui le ramène à New York, Luigi Chinetti rêve à l’avenir. Dans
peu de temps, les Américains seront disposés à débourser beaucoup d’argent
pour acheter la petite voiture rouge au moteur si mélodieux. Et son garage de
Greenwich deviendra le premier hall d’exposition dédié à Ferrari aux États-
Unis…
Ses prédictions vont se réaliser. La 166 MM, bientôt relayée par une aussi
superbe variante à carrosserie fermée, plaira beaucoup aux Américains ; de
même que toutes les Ferrari qui lui succéderont. Chinetti deviendra vite le
meilleur vendeur de Ferrari des États-Unis, et bientôt le premier pape italo-
américain de cette nouvelle religion.
En 1953, il mettra un terme à sa carrière de pilote. Mais il reviendra souvent
au Mans, désormais à la tête de sa propre équipe : le North American Racing
Team. Il tempêtera souvent contre Enzo Ferrari et son machiavélisme, se
brouillera plusieurs fois avec lui, mais continuera de vendre et de faire courir les
meilleures voitures de Maranello aux États-Unis.
En 1965, il offrira même au « Commendatore » son ultime victoire au Mans.
Au terme d’une course apocalyptique marquée par l’abandon de tous les favoris,
la Ferrari 250 LM du petit marchand de voitures américain passe la ligne
d’arrivée en tête et sauve l’honneur de Ferrari. Ce jour-là, Greenwich domine
Maranello.

1- Dans son autobiographie Le mie gioie terribili (1963) Enzo Ferrari pleure longuement ce fils « unique », disparu en 1956… Il
omet toutefois de rappeler qu’un second fils, Piero, est né en 1943, d’une liaison extra-conjugale. Longtemps caché au public, Piero
n’a pris le nom de Ferrari qu’après la disparition de Laura, en 1978.

2- Quatorze ans après, en 1964, Agnelli s’offrira toute l’usine Ferrari qu’il intégrera au groupe Fiat.
DS 19
Une révolution sur la route

Mercredi 22 août 1962. Vers 19 h 30, les portes de l’Élysée s’ouvrent pour
laisser passer deux DS 19. Banalisées mais noires toutes les deux et précédées de
deux motards bien visibles. La seconde, conduite par le gendarme Francis
Marroux, a trois passagers : le général de Gaulle, son épouse et leur gendre, le
général de Boissieu. Le groupe prend la direction de Villacoublay où un
hélicoptère attend le couple présidentiel pour l’emmener dans sa maison de
Colombey-les-Deux-Églises. Le chauffeur est prudent car une méchante averse
d’été a détrempé la route.
Trois cents mètres avant d’atteindre le rond-point du Petit-Clamart, la
voiture présidentielle est prise sous un déluge de feu. La DS 19 du chef de l’État
est mitraillée de toutes parts. Une vitre explose, des balles se logent dans la
carrosserie et dans les sièges. Le pneu avant gauche est détruit, l’arrière droit ne
vaut guère mieux.
De Boissieu fait allonger son beau-père et protège sa belle-mère. Marroux
fait preuve d’un grand sang-froid. C’est un excellent conducteur et il a déjà vécu
le précédent attentat contre de Gaulle, en 1961, à Pont-sur-Seine. Il accélère à
fond malgré la chaussée mouillée et des pneus en lambeaux. Il évite une
camionnette qui tentait de l’éperonner, parvient à garder la voiture sur la route,
s’échappe de la zone de tir et sauve ses passagers. La DS vient d’entrer dans
l’Histoire.
Un grand merci au général de Gaulle…
Le lendemain matin, la DS est en première page de tous les quotidiens de la
planète. En France, elle ne surprend plus car on la connaît depuis ses premiers
tours de roues, en 1955. Tous les ministres l’ont annexée, de même que la
plupart des capitaines d’industrie. De préférence en noir intégral… Les
professions libérales et la bourgeoisie française roulent aussi en DS. Et dans tous
les bistrots de France, ce 23 août 1962 à l’heure du p’tit noir, il y a unanimité
pour vanter l’extraordinaire suspension hydropneumatique qui confère à la
Citroën son exceptionnelle tenue de route. Celle qui a sauvé le Général !
Le même jour, le monde entier découvre la voiture du président de la
République française criblée d’impacts. Les Américains s’extasient devant ce
modèle inconnu où un homme de 1 m 92 peut s’allonger ; les Allemands
regrettent que de Gaulle n’ait pas préféré une Mercedes ; et les Anglais se
rassurent en s’abritant derrière les Rolls-Royce « indestructibles » de la reine.
Mais tout le monde connaît maintenant la dernière-née de chez Citroën. Il est
temps, car sa renommée tardait à sauter les frontières.
À la lecture des journaux, Pierre Bercot, le P-DG de Citroën, n’est pas
mécontent. Il aurait préféré une opération publicitaire plus traditionnelle, mais ce
plébiscite inattendu le réjouit. Le 23 août 1962, les anti-Citroën n’ont pas la
parole ! Tout juste entend-on quelques voix se lamenter sur « sa tôlerie de fer-
blanc qui laisse passer les balles »…

La route fait peur, la DS dérange !


Ces réactions reflètent l’état de la France automobile de 1962. Au vu des
chiffres de ventes, elle se porte plutôt bien. L’élévation rapide du niveau de vie
profite aux constructeurs dont les chiffres de production ne cessent de grimper.
Mais l’automobile est aussi une source d’inquiétude, car le nombre de morts et
de blessés de la route devient inquiétant. Au début de l’année, Robert Buron, le
ministre barbu des Transports, a mis les Français en garde à la télévision. Avant
les vacances d’été, son successeur, Roger Dusseaulx, a lancé un appel à la
prudence. Hélas, les récentes limitations à 60 km/h en ville, puis les sanctions
contre l’alcoolisme au volant et l’obligation de souscrire une assurance, décidées
en 1959, n’ont pas freiné la mortalité routière. 9 140 personnes ont perdu la vie
en 1961 ! Et le bilan de l’année 1962 s’annonce bien pire. Le Premier ministre,
Georges Pompidou, s’en est lui-même ému.
Il est vrai que le réseau routier de l’hexagone ne brille pas par sa qualité. Les
autoroutes se limitent à quelques centaines de kilomètres, pour la plupart en
région parisienne. Quant aux routes nationales et départementales, leur
revêtement est souvent catastrophique. Dans ce domaine, la France continue de
supporter les conséquences de la guerre, dix-sept ans après. Sans oublier les
arbres qui bordent la majorité des routes. Platanes et autres feuillus étaient
bienvenus pour fournir un peu d’ombrage aux calèches du début du siècle, mais
ils constituent aujourd’hui d’effroyables pièges pour les automobilistes. Car,
entre-temps, les voitures ont tellement progressé qu’elles roulent à des vitesses
impressionnantes !
Les petites autos du début des années soixante, comme la toute nouvelle
Renault 8, atteignent 130 km/h ; et les meilleures familiales dépassent 150 km/h.
La DS 19, avec sa suspension révolutionnaire, est même capable de rouler à
cette allure pendant des dizaines de kilomètres. Les « grands rouleurs » évoquent
des vitesses moyennes supérieures à 100 km/h sur de longs parcours, avec la
grosse Citroën. Résultat : la DS, qui faisait rêver six ans plus tôt, est désormais
montrée du doigt. On lui reproche de « trop bien tenir la route »… Un comble, à
l’heure où certaines de ses concurrentes se comportent encore comme des autos
d’avant-guerre. Mais le fait est là : la DS est au cœur d’une polémique. Les
progressistes vantent les qualités routières de la Citroën ; ses ennemis lui
reprochent de rouler trop vite et de ne pas protéger ses passagers en cas
d’accident. En 1962, on ne parle pas encore de « sécurité active » et de « sécurité
passive », mais le débat est lancé…

L’héritage du projet VGD de 1938


Pierre Bercot n’est pas déstabilisé par les critiques. Il les essuie depuis la
gestation de la DS : avant même qu’elle ne roule, la malheureuse était vilipendée
de toutes parts. Mais il n’a jamais fléchi car ce projet lui tenait à cœur.
En réalité, Bercot n’en est que l’héritier. L’initiateur est Pierre Jules
Boulanger, le père de la 2 CV. En 1938, il avait lancé le projet VGD (Voiture de
Grande Diffusion) parallèlement à celui de la TPV (Toute Petite Voiture,
devenue plus tard la 2 CV). La VGD était destinée à compléter la gamme, en
appui ou en remplacement de la Traction si ses ventes venaient à fléchir. Tout
s’était arrêté en 1939 et l’équipe Boulanger s’était concentrée sur l’évolution de
la future 2 CV pendant les années d’Occupation. On réfléchissait toujours à la
VGD, mais l’heure n’était plus à la multiplication des projets. Dès la Libération,
ils avaient été remis en scène et la voie s’était libérée après le lancement de la
2 CV.
1er novembre 1950 : la tragédie ! Pierre Boulanger se tue sur la route, au
volant de la Traction qui testait le moteur 6 cylindres dont il aurait aimé équiper
la future VGD. La famille Michelin le remplace par Robert Puiseux, qui va
s’appuyer sur deux directeurs adjoints. L’un d’eux se nomme Pierre Bercot1.
C’est un cadre de quarante-sept ans qui vient du sérail Boulanger. Il n’a pas vécu
la naissance de la Traction, en 1934, mais on lui a raconté ses dix-huit mois de
gestation. Passionné, parfois jugé trop dirigiste, il plonge dans le projet VGD
dont il devient le leader.

Un trio de choc : Lefebvre, Bertoni, Magès


Dès 1938, Boulanger avait confié le projet VGD à un duo connu : André
Lefebvre et Flaminio Bertoni ; le concepteur et le dessinateur de la Traction puis
de la 2 CV. Après la guerre, il leur avait adjoint un jeune technicien, spécialiste
des suspensions, qui avait fait des merveilles sur la 2 CV : Paul Magès. Autour
d’eux, Boulanger avait mobilisé une bande d’habitués, des fous capables de
travailler nuit et jour sur des prototypes, tous élevés dans le culte du secret cher à
Citroën.
Pierre Bercot prend le relais avec la même troupe. Il est ravi de travailler
avec Lefebvre, Bertoni et Magès. Un trio de choc pour un projet démesuré !
En 1950, André Lefebvre a cinquante-six ans. L’âge n’a pas marqué ce bel
homme charmeur, soucieux de son élégance. Toujours impatient, il mène ses
collaborateurs au même rythme. Mais sa compétence les aide à se croire aussi
intelligents que lui. À ses débuts, il a travaillé avec Gabriel Voisin, qui le
considérait comme son héritier spirituel. Pour lui, il a créé la plus folle voiture de
compétition des années vingt : la Voisin Laboratoire. C’était un concentré de
toutes ses idées, dont il a même osé prendre le volant en compétition. Car
Lefebvre aime l’automobile sous toutes ses formes, et particulièrement la course.
Flaminio Bertoni est à peine plus âgé : cinquante-sept ans. Ce sculpteur
italien s’est installé à Paris en 1931 pour fuir ses parents, hostiles à celle qui
allait devenir sa femme. Petit, plutôt rond, un peu mégalomane, vite agacé, il
parle beaucoup mais se montre incapable de se débarrasser de son vieil accent
italien. Il aime la carrosserie automobile qu’il a pratiquée quand il était apprenti,
à Varese. C’est, lui aussi, un bourreau de travail, toujours les mains dans le
plâtre, capable de sculpter une carrosserie en quelques heures. Il a un sens inouï
des proportions, au point d’œuvrer à l’œil et généralement sans gabarit.
Les deux hommes s’apprécient, savent travailler en équipe et se complètent.
On voit souvent Lefebvre dans l’atelier de Bertoni, où il regarde simplement le
maître sculpter ; et Bertoni peut passer des heures à méditer devant les schémas
techniques de Lefebvre.
Le troisième homme est plus jeune. Paul Magès vient de fêter ses quarante-
deux ans. Ce brillant technicien n’a pas l’expérience de ses aînés, mais
Boulanger le considérait comme un génie. Après la 2 CV, il comptait sur lui pour
concevoir la suspension de la future VGD. Avec Pierre Bercot, il aura encore
plus de liberté pour exploiter ses thèses.

Novatrice jusqu’au volant…


Dès le début de l’aventure, en 1938, Lefebvre imaginait une voiture encore
plus innovante que la Traction. Il voulait « du jamais vu ». Son rêve : une voiture
où le champ de vision ne serait perturbé par aucun obstacle, pour améliorer la
sécurité mais aussi le plaisir de conduite. Il met son équipe au défi de galber le
pare-brise bien au-delà des formes en usage et de réduire au maximum ses
montants latéraux. Une gageure technique. Le verrier français de Citroën refuse.
Qu’importe, Lefebvre fait réaliser un pare-brise prototype à l’étranger. Pour les
vitres latérales, le pari est aussi délirant : aucun encadrement pour les soutenir, le
verre devra suffire…
Parallèlement, il veut améliorer la sécurité, trop aléatoire dans les voitures
des années cinquante. Comme bon nombre d’ingénieurs novateurs, il refuse
d’alourdir les voitures en renforçant les structures pour en faire des camions…
Au contraire, il veut alléger la caisse de la VGD tout en la rigidifiant. Sa
conviction : la légèreté est gage de sécurité ! Et il réfléchit aussi à ce qui
deviendra bientôt une obsession pour tous les concepteurs : la déformation des
structures. Plutôt que blinder les voitures et transformer les passagers en
projectiles lors d’un choc violent, il faut laisser les carrosseries se déformer pour
limiter l’onde de choc. Démarche révolutionnaire que réfutent encore certains
constructeurs à l’aube des années cinquante.
Pour le châssis, Lefebvre développe les idées à peine ébauchées sur la
Traction et la 2 CV : un simple plancher cloisonné en métal, très solide mais
léger, où se grefferont les organes mécaniques et la carrosserie. Ailes, portes,
capot, coffre et pavillon vont devenir ce qu’il appelle « un simple habillage ». Ils
n’auront plus d’utilité dans la structure de la voiture et pourront se remplacer
aisément. Encore une idée ultramoderne…
Ses réflexions en matière de sécurité entraînent Lefebvre jusque dans les
détails. C’est ainsi que naît le volant monobranche qui déroute ses
collaborateurs. Son utilité : dégager le champ de vision du conducteur sur le
tableau de bord et, surtout, se déformer plus facilement que les gros volants
multibranches en cas de choc violent, de façon à épargner le torse du conducteur.
Pendant ce temps, Paul Magès travaille sur son projet de suspension
hydropneumatique. Une folie qui consiste à se passer de ressorts et
d’amortisseurs. Il utilise des sphères, gonflées de gaz et un circuit très complexe
de liquide hydraulique. Ce système doit aussi servir à la direction, au freinage et
à l’embrayage. Là encore, toutes les pièces sont à créer puisqu’elles n’existent
que sur des plans. Bercot n’est pas chaud, mais Lefebvre soutient Magès.

Conçue comme une œuvre d’art


Les travaux sur le projet VGD sont démentiels. Toutefois, l’équipe est
tellement motivée qu’elle avance à grande vitesse. Après des tests partiels
réalisés sur des Tractions, les premiers prototypes roulent dès 1951 avec des
carrosseries sommaires. De son côté, Bertoni progresse, lui aussi. Comme ses
partenaires, il veut finaliser une voiture qui n’a jamais existé ; une automobile
conçue comme une œuvre d’art. Pierre Bercot, le fer de lance de Citroën, est
parfois obligé de freiner leurs ardeurs mais, en règle générale, il a plutôt
tendance à les activer…
En 1953, les chiffres de vente de la Traction fléchissent. Courant 1954, ils
s’effondrent. La reine des années trente appartient à une ère révolue. Renault,
Peugeot et même Simca ont rattrapé Citroën. La VGD doit donc entrer en scène
le plus tôt possible ! Le rythme s’accélère dans tous les domaines. Bertoni
replonge dans ses maquettes pour concevoir la ligne définitive. La face avant est
acceptée, mais l’arrière déplaît à Pierre Bercot. Il faut dire que Lefebvre n’a pas
facilité le travail du carrossier en imposant un train arrière beaucoup plus étroit
que le train avant ! Bertoni reprend son œuvre, hésite, bafouille et, finalement,
parvient à modeler en moins d’une semaine cet arrière si particulier avec son
immense custode et ses clignotants surélevés. Il parvient même à y loger un
immense coffre à bagages. Dans la foulée, il dessine et réalise le tableau de bord
et sa boîte à gants inédite. Révolutionnaire, elle occupe les deux tiers de la
surface et sera confectionnée en matériau synthétique. Encore une œuvre d’art !

Premier triomphe au Salon de l’Auto


Début 1955, Citroën décide de lancer la VGD, car la situation est devenue
catastrophique pour la Traction. Quoi qu’il en coûte, elle doit être présentée au
Salon de l’Auto de Paris, en octobre !
La nouvelle voiture n’est pas entièrement finalisée. Inquiets, Lefebvre et
Bertoni craignent de revivre les épisodes douloureux du lancement de la
Traction, en 1934. Mais toute l’équipe réussit à tenir les délais. Seul regret : la
VGD devra se contenter du vieux moteur de la Traction, à peine modifié.
Reste à lui trouver un nom ! Il découlera tout simplement des projets et
prototypes référencés D1, D2, D3, etc. Sur cette base, la VGD devient DS. Qui a
trouvé cette appellation à la phonétique flatteuse ? L’Histoire ne le dit pas…
Le 5 octobre, le Salon ouvre ses portes. Le public ne s’intéresse qu’à la DS.
Tout est révolutionnaire dans cette auto. Jusqu’à la pédale de frein en forme de
champignon et dont la course se limite à quelques centimètres. Et cette boîte de
vitesses à commande normale, mais sans embrayage ! Et cette direction qui se
manœuvre à deux doigts, même à l’arrêt ! Et cette suspension que l’on peut faire
monter ou descendre avec un levier ! On dit même qu’elle peut rouler des
dizaines de kilomètres sur trois roues !
La DS impressionne au point de faire oublier son vieux moteur aux visiteurs.
Pourtant, ce quatre cylindres hérité de la Traction est le point faible de la voiture.
Il développe à peine 75 chevaux ; moins que la plupart de ses rivales.
Reste le prix : la DS 19 est proposée à 930 000 francs. Quelques mètres plus
loin, la plus récente de ses concurrentes, la 403 Peugeot, s’affiche à
825 000 francs. Quant à la Versailles de Simca, elle joue les américaines à
880 000 francs. En dépit de son modernisme, la nouvelle Citroën est à peine plus
coûteuse que les autres françaises bourgeoises. Les acquéreurs font vite leurs
comptes : à la fermeture du salon, Citroën totalise 80 000 commandes. Les
chaînes du quai de Javel sont activées pour plus d’un an !
Chez Citroën, les employés se scindent en deux camps : les enthousiastes et
les inquiets. Les inquiets, qui se recrutent parmi les vétérans de la firme, n’ont
pas oublié le drame de la Traction, en 1934. Ils ont la conviction que la
catastrophe va se reproduire, car la DS 19 n’est pas prête à cent pour cent. Pierre
Bercot, qui sera bientôt nommé P-DG, le sait mieux que quiconque. La
suspension hydropneumatique est au point mais sa fabrication laisse à désirer.
L’huile corrode les canalisations, les joints cèdent et immobilisent trop souvent
les voitures des clients. On relève aussi de nombreux problèmes de finition…
Bercot feint de les ignorer et fonce, car ces problèmes seront rapidement résolus.
En revanche, il se préoccupe des délais de livraison qui dépassent déjà un an et
risquent de s’allonger si le succès de la DS se confirme.

Son unique vraie plaie : la rouille


Au fil des mois, les autres constructeurs français se réveillent. Pour l’heure,
ils se montrent incapables de lutter contre la DS ; ils vont donc la fustiger…
Certes, les maladies de jeunesse sont déjà guéries, mais la DS a des points
faibles qu’ils vont s’efforcer de combattre. D’abord, elle est réputée dangereuse
pour ses passagers. Si les chocs frontaux ont été bien maîtrisés par André
Lefebvre, les chocs latéraux sont destructeurs car la structure ultralégère ne
protège rien. Pire : en cas de retournement, le pavillon en matière plastique
explose et les fins montants ne supportent aucun choc. Selon les anti-Citroën, un
tonneau en DS, c’est la mort assurée !
Ils lui reprochent aussi de s’oxyder dangereusement et très rapidement.
Certaines DS seraient percées de rouille en quelques mois seulement…
Ces défauts sont, hélas, bien réels. La rouille est effectivement la plaie de la
Citroën. C’est la conséquence de l’utilisation par André Lefebvre de tôles fines,
montées en caissons où l’humidité peut stagner. C’est aussi la faute d’aciers de
mauvaise qualité ! Les autres constructeurs souffrent également de ce problème,
mais dans de moindres proportions. Au fil du temps, les acheteurs corrigeront
eux-mêmes ce gros défaut en faisant injecter divers produits protecteurs dans les
parties creuses de la caisse.
Quant à l’insécurité supposée des passagers, elle ne peut s’améliorer dans la
structure définie par Lefebvre et Bertoni. Toutefois, les accusations finiront par
s’étioler à la lecture des statistiques officielles, dont Citroën se fera largement
l’écho : dès les années soixante, la DS est jugée moins génératrice d’accidents
que ses concurrentes, grâce à sa tenue de route et à son freinage exceptionnels.
De plus, elle se retourne très rarement !

1 455 000 exemplaires en vingt ans


Loin des critiques, Lefebvre, Bertoni et Magès continuent d’améliorer leur
DS. En 1957, une version simplifiée voit le jour, l’ID. Elle est accompagnée
d’un superbe break, toujours dessiné par Bertoni. Ce break deviendra vite la
familiale la plus huppée de France et, surtout, l’ambulance la plus confortable du
monde.
En 1961, le tableau de bord ultramoderne en matière synthétique disparaît. Il
avait le fâcheux défaut de déteindre et de se déformer au soleil. Il est remplacé
par un modèle plus sage et plus endurant, mais toujours très élégant. Pourtant,
Bertoni regrette son premier travail…
En 1963, l’avant est redessiné. La DS se pare d’un carénage aérodynamique
qui affine encore sa ligne. Une fois de plus, Bertoni l’a dessiné.
1964 débute tristement : Flaminio Bertoni disparaît brutalement en
février 1964, à l’âge de soixante et un ans. Quelques semaines plus tard, son
partenaire André Lefebvre le suit, à l’âge de soixante ans. Curieux destin : les
deux génies complices s’éclipsent presque simultanément. De l’équipe initiale,
seul subsiste le benjamin, Paul Magès. Il a cinquante-cinq ans et va continuer à
développer sa suspension hydropneumatique pendant une dizaine d’années.
Au Salon de l’Auto d’octobre 1965 apparaît la DS 21, équipée d’un nouveau
moteur de 109 chevaux. Elle roule à plus de 175 km/h et coûte 15 500 nouveaux
francs dans sa version de base.
En septembre 1967, la DS entre dans sa robe définitive avec un nouvel
avant, très élégant, qui inclut quatre phares. Il a été dessiné par le jeune
successeur de Bertoni, le styliste Robert Opron qui a parfaitement respecté
l’esprit de la voiture. Cette calandre cache une innovation : des phares à iodes
directionnels qui suivent la courbe des virages. Encore une révolution !
La voiture continue d’évoluer jusqu’en 1973 où elle prend la dénomination
de DS 23 avec un nouveau moteur. Mais cette fois, la fin approche. Secouée par
la première crise pétrolière, la DS s’épuise. Elle finit sa carrière en 1975, au
terme de vingt années de production, avec une ultime évolution de 130 chevaux,
cinq vitesses et plus de 180 km/h, vendue 23 740 francs. Entre-temps, elle a été
déclinée en DS 20, ID 20, DSuper, DSuper 5… En berline et en break. En
finition normale ou Pallas, avec d’opulents sièges en cuir ; ou encore Prestige,
avec une séparation entre le chauffeur et les passagers.
En vingt ans, elle a été assemblée en France, mais aussi en Belgique, en
Grande-Bretagne, en Afrique du Sud et s’est vendue à 1 455 000 exemplaires.

Cabriolet vedette et star de rallye


Pendant ces vingt longues années, la française révolutionnaire a logiquement
inspiré de nombreux carrossiers créateurs de modèles uniques. Parfois délirants,
mais souvent innovants et faciles à réaliser sur cette plate-forme que l’on peut
aisément débarrasser de sa robe.
Parallèlement, elle a été produite en cabriolet entre 1960 et 1971. Modèle
créé par le carrossier Chapron, officialisé par l’usine, mais produit dans les
ateliers du carrossier à Levallois, aux portes de Paris. Plus de 1 300 cabriolets se
sont vendus, en dépit d’un prix de vente élevé : de 22 000 francs en 1960 à
38 000 francs en 1971. En marge, Chapron a développé une ligne personnelle de
cabriolets Citroën. Il est aussi l’auteur d’une imposante DS « Présidentielle »
très spéciale. Cet exemplaire unique a été livré à l’Élysée en novembre 1968.
Avant de s’éclipser, la DS a vécu des heures inoubliables. Car cette
volumineuse auto à vocation bourgeoise fut aussi une grande sportive. Dès le
début de sa carrière, elle a été engagée dans des compétitions où sa tenue de
route exceptionnelle faisait merveille. Et quand la neige s’en mêlait, le tableau
devenait idyllique. Première victoire au Rallye de Monte-Carlo en 1959. Elle
triomphe ensuite dans toutes les épreuves routières longues et difficiles, de
Liège-Sofia-Liège au Tour de Corse, en passant par la Coupe des Alpes ou le
Rallye du Maroc. Avec des centaines de places d’honneur et plus de cinquante
victoires, elle s’est illustrée dans tous les rallyes d’Europe où elle a fait le
bonheur des amateurs et la gloire de plusieurs champions automobiles…

1- Pierre Bercot deviendra P-DG de Citroën en 1958 et le demeurera jusqu’en 1968.


BMC Mini
Une planche à roulettes pour quatre

En août 1959, l’Angleterre s’ennuie. Il pleut sur les plages, Mary Quant n’a
pas encore raccourci ses jupes et les quatre gamins de Liverpool apprennent la
musique. En automobile aussi, le ciel est gris : à l’exception de Rolls-Royce qui
vient de rajeunir sa Silver Cloud, les nouveautés sont rares. Jaguar, MG,
Triumph, Alvis, Sunbeam, AC et quelques autres font bien des efforts, mais leurs
sportives portent toutes les stigmates des années trente. Dommage, car les
amateurs de belles et rapides anglaises sont toujours aussi nombreux. On les a
vus en juin aux 24 Heures du Mans fêter la victoire d’Aston-Martin ; puis à
Aintree en juillet applaudir Cooper, futur champion du monde de Formule 1.
Hélas, ils y sont allés en Morris Minor, la petite voiture qui véhicule la moitié du
Royaume-Uni…

Une vieille Morris et une vieille Austin…


Elle était mignonne la Minor, en 1948, quand Morris l’a lancée. Presque
aussi jolie que la princesse Élisabeth qui fêtait ses vingt-deux ans ! Pour Morris,
c’était un exploit, moins de trois ans après la fin de la guerre. Tout le monde s’en
est réjoui. La Grande-Bretagne était encore plongée dans l’ère des
rationnements, mais on s’est rué pour l’acheter, cette auto de la paix retrouvée.
Les mécaniciens la prétendaient bien conçue ; les acheteurs aimaient son gabarit
familial et son minois tout en rondeurs, avec des ailes proéminentes qui
rappelaient les belles d’avant-guerre… Aujourd’hui, la reine Élisabeth a trente-
trois ans, et la Minor presque douze ! Mais rien n’a changé chez Morris. Et les
petits salaires britanniques continuent de se trimballer dans cette Minor qui n’en
peut plus de vieillir face aux merveilles que lancent les Français, les Allemands
et les Italiens… À croire que les constructeurs anglais ont fermé leurs bureaux
d’études depuis 1948.
« Non », répond Leonard Lord, le patron de la British Motors Corporation.
Depuis la réunion de Morris et Austin sous l’étendard de BMC, courant 1952,
Lord se préoccupe de l’avenir du groupe. Il connaît bien les deux marques
puisqu’il a longuement dirigé la première dans les années trente, avant de se
fâcher avec William Morris. Il a ensuite pris les commandes d’Austin qu’il a
transformé en usine de guerre, de 1940 à 1945. Dès la Libération, en dépit du
rationnement énergétique et des difficultés rencontrées pour relancer l’industrie
dévastée, il a mis en chantier une voiture essentiellement destinée à l’exportation
vers les États-Unis. L’opération a bien fonctionné et regarni les caisses.
Parallèlement, il a créé l’Austin A 30, une petite populaire pour les Britanniques,
rivale de la Morris Minor.
La Minor s’est bien vendue dès le début des années cinquante. Mieux que sa
concurrente. Mais les deux poules sont désormais dans le même poulailler. De
plus, Lord sait bien que les Britanniques attendent une voiture plus moderne que
ces deux héritières de l’avant-guerre. Il y a urgence car les Français ont une
usine en Angleterre, à Slough ; les Allemands vendent déjà leur « beetle » au
Royaume-Uni ; et Ford, sur place depuis les années vingt, prépare une pouliche
pour la décennie à venir. Les Italiens eux-mêmes lorgnent du côté d’Albion.

Un projet complètement fou


En 1956, la crise de Suez, le rationnement d’essence qui suit, puis
l’augmentation spectaculaire du prix des produits pétroliers ébranlent l’Europe.
L’Angleterre est en première ligne et Lord comprend qu’il est impérieux de
changer rapidement d’univers en concevant des voitures qui consomment moins
d’énergie. Des autos polyvalentes, comme la petite Austin Seven qui l’agaçait
tant quand il travaillait chez Morris… et qu’il a tant appréciée chez Austin ! Elle
était si bien conçue, si simple à fabriquer et si facile à entretenir qu’elle a
traversé deux décennies sans fléchir. On en a fait des berlines, des coupés, des
roadsters, des camionnettes, et même des voitures de compétition. Elle a évolué
au fil des ans, mais sans jamais changer de base.
En 1956, Lord rêve encore à la petite Seven. Il lance plusieurs équipes sur
des projets parallèles de petites voitures. L’un d’eux le séduit par sa folie. Il est
signé Alexandre Issigonis, alias Alec, et va déboucher sur une voiture tellement
innovante qu’elle réduira à l’état de « classiques » ses futures rivales du
continent : Fiat 500, Renault Dauphine et Volkswagen « beetle ». Leonard Lord
est conscient de tenter un sacré coup de poker. Mais l’homme a soixante-trois
ans, une énorme expérience, un bon instinct commercial et la conviction que
cette voiture révolutionnaire peut donner des ailes à BMC.
Les travaux d’Alec Issigonis sont menés à grande vitesse. Dès 1957, la
mécanique est figée et les grandes lignes sont tracées. Au total, son projet
passera du rêve à la réalité en moins de trois ans, alors qu’il en faut
habituellement six à sept dans l’industrie britannique.

Ça ne marchera jamais !
La Grande-Bretagne découvre la protégée de Leonard Lord en août 1959. Le
ciel gris de ce triste été anglais s’éclaire aussitôt car la surprise est énorme. La
voiture qu’ils découvrent est ahurissante. Elle n’a rien d’aussi fou qu’une 2 CV
ou une DS, par exemple. Mais elle ne s’aligne sur aucun critère existant. Elle ne
mesure que 3,05 m de long ; toutefois, on ne peut pas la comparer à une Fiat
500, à peine plus courte. Visuellement, la surprise est essentiellement liée à ses
roues minuscules : des jantes de dix pouces de diamètre, alors que ses
concurrentes directes se chaussent en quinze ou seize pouces. Ces roulettes sont
rejetées aux extrémités de la caisse et l’avant de la voiture se limite à un
minuscule capot. Le reste n’est qu’un parallélépipède entièrement dégagé où
s’installent confortablement quatre personnes ! Pas deux adultes et deux enfants,
mais quatre grands et vrais adultes ! À l’arrière, en se serrant, ils peuvent même
accueillir un enfant ou le chien de la famille…
Pour les espions des marques du continent, le soulagement arrive lorsqu’ils
soulèvent le capot : le petit quatre cylindres de 850 cm3 est monté en travers !
Incroyable ! Au lieu de le placer dans le sens de la marche, les Anglais l’ont calé
entre les deux roues. Les observateurs sourient : ça ne fonctionnera jamais,
d’autant qu’il n’y a pas de boîte de vitesses… Erreur, la boîte est bien présente,
mais peu visible car elle est placée sous le moteur et directement reliée aux roues
avant. Quant à la suspension, elle se passe de ressorts ou de barres de torsion.
Issigonis lui a préféré un montage inédit, comme pour le reste de la mécanique.
Chaque roue est reliée à des cônes de caoutchouc séparés par une sorte de
coussin. Le tout s’écrase et se déforme au gré de la route.
Cette fois, les « agents ennemis » en sont certains : le piège à roulettes de
BMC ne fonctionnera jamais ! Tout va casser à la moindre sollicitation. Et quand
on leur annonce la vitesse de pointe de la petite auto, les incrédules s’esclaffent :
125 km/h ? La pauvre auto va s’effondrer à cette vitesse, sur ses roulettes
ridicules…

Ladies d’abord, maris ensuite


Après la présentation, les Britanniques se divisent immédiatement en deux
camps : les traditionalistes s’inquiètent devant cette voiture qui leur paraît fragile
et dangereuse. Les autres se réjouissent de voir enfin l’Angleterre sortir de sa
torpeur. Pour eux, cette voiture va enterrer les dinosaures hérités d’avant-guerre.
Aussitôt mise en vente dans les deux réseaux Austin et Morris, elle porte le
nom de Morris Mini Minor et celui d’Austin Seven. Mais rien ne les différencie,
à l’exception de la calandre et de l’écusson des deux marques. Son lancement ne
poussera pas pour autant la Morris Minor hors du circuit. Et la doyenne
continuera de bien se vendre chez ses fidèles jusqu’en 1971.
Pour Alec Issigonis et Leonard Lord, le pari n’est pas gagné fin 1959, car les
carnets de commande se remplissent lentement. Les essais sont tous laudatifs,
mais la marginalité de l’Austin-Morris trouble les Anglais. Finalement, la force
de persuasion des vendeurs va convaincre un nouveau public. Ils poussent
l’effort jusqu’à faire tester la voiture à la reine mère dans les allées de Windsor.
Et la grand-mère préférée du royaume apprécie l’essai !
Après quelques mois d’hésitation, les femmes se prennent de passion pour
cette puce prête à tout. Et peu dispendieuse puisqu’elle est vendue 500 livres,
alors qu’une VW « beetle » ou une Dauphine française dépassent les 700 livres.
C’est la voiture de ville idéale.
Et leurs maris commencent à s’enthousiasmer pour cette auto qui se
comporte comme une sportive sur les petites routes de la campagne anglaise.
Avec son petit moteur de 850 cm3 qui développe 34 chevaux, elle manque de
puissance, mais compense grâce à un poids de 620 kg. Son mini-gabarit, sa
suspension ferme et sa direction directe font le reste. En quelques mois, la puce
devient la coqueluche de tous les Anglais qui rêvent d’imiter Stirling Moss.

Entièrement conçue par un génie


Pour Alec Issigonis c’est, à cinquante-trois ans, la consécration qu’il
attendait depuis si longtemps. Ce Grec né en Turquie n’a aucune ascendance
anglaise. Il est devenu britannique parce que la Couronne a offert cette
nationalité à son père, pour services rendus… Toutefois, il a passé la majeure
partie de sa vie dans le Royaume-Uni. À seize ans, il a entamé des études
artistiques où il révéla un excellent coup de crayon. Mais il a changé
d’orientation par attrait pour la mécanique.
Devenu dessinateur industriel puis ingénieur dans l’univers automobile
pendant les années trente, il a travaillé pour le groupe Morris à plusieurs
reprises. En 1943, il a notamment imaginé une petite voiture innovante pour
l’après-guerre. Son projet a servi de base à la création de la Morris Minor.
Avant-guerre, il s’est accroché à plusieurs reprises avec Leonard Lord. Il était
encore chez Morris au moment de la fusion avec Austin, en 1952. Il a préféré
quitter son poste… mais il est revenu en 1955, à la demande de Lord, avec le
titre d’ingénieur en chef.
Tous les éléments qui constituent la nouvelle Mini Minor sont le fruit de son
imagination. Seul le moteur n’est pas né de ses croquis, mais sa position
transversale et son imbrication curieuse avec la boîte de vitesses ont été conçues
par Issigonis. Ses collaborateurs n’ont fait que traduire ses souhaits. Parfois avec
quelques difficultés car ce génie est aussi un personnage imprévisible.
Au carrossier « Pinin » Farina qui admirait le dessin de la Mini Minor et lui
demandait s’il était aussi styliste, il a vigoureusement répondu : « Surtout pas !
Je suis ingénieur ! » Ce qui n’a pas empêché l’ancien dessinateur industriel de
réaliser des croquis de la future carrosserie si précis que les stylistes les ont à
peine corrigés. Quant à l’ingénieur Issigonis, il déroute toujours en expliquant
qu’il hait les mathématiques, « ennemies de la créativité ».
Au plan automobile, il aime toutes les voitures. Dans les années trente, il a
travaillé sur les MG de compétition qu’il a adorées. Il a même conçu un engin de
course pour son propre usage : la Lighweight Special. Un bolide démoniaque
qu’il a piloté à la fin des années quarante. En revanche, il n’est pas captivé par
les recherches sur les véhicules de grand luxe. Il préfère les engins plus
sommaires, voire spartiates. Mais tous les projets l’attirent s’ils ont une chance
de devenir réalité… Ses collaborateurs et ses admirateurs disent de lui qu’il est
d’abord un grand artiste, riche d’une expérience qui lui permet d’aborder tous les
domaines. Mieux : il est capable de se libérer de tous les a priori, techniques ou
intellectuels, avant d’entrer dans ses projets. Car il les habite aussi longtemps
qu’il les travaille. Cet état d’esprit lui a permis de travailler sur la future Mini
Minor en oubliant ses goûts et ses principes. Mais, à la fin de sa vie, il
reconnaissait que la vieille Minor lui correspondait davantage que la Mini.

De la camionnette à la Mini Moke


À peine lancée, la nouvelle BMC est rejointe, dès janvier 1960, par une
version van : une petite camionnette, puis un pick-up sur la même base que la
berline, capables de supporter une charge de 250 kg. Les artisans apprécient…
Les familles britanniques aussi, car le van est accompagné d’une version
countryman vitrée, avec une banquette arrière rabattable. Ce micro-break
reprend les parements extérieurs en bois verni, façon woody, déjà vus sur la
vieille Minor. Décoration adulée par les Britanniques qui façonnent ce type de
carrosserie depuis les années vingt.
En 1961, la petite BMC change de nom : elle se libère de grand-mère Seven
et de maman Minor pour vivre sa propre vie de Mini. En fait, il ne s’agit que
d’une officialisation, car aucun acheteur ne prononçait son intitulé complet. Pour
tous les Britanniques, elle s’appelait simplement Mini depuis son lancement.
En 1962, l’armée teste une version allégée et simplifiée, inspirée de la Jeep
américaine et des Land Rover adulées par les Britanniques. Les résultats sont
catastrophiques du côté des militaires. En revanche, le petit véhicule séduit les
fans de la Mini qui se verraient bien courir la campagne à son volant. En 1964,
BMC l’intègre à son catalogue : bienvenue à la Mini Moke ! Produite jusqu’en
1968, elle se vendra modestement à 15 000 exemplaires. Mais on la suivra
longtemps sur toutes les plages du globe car sa licence sera exploitée dans de
nombreux pays jusqu’à la fin du XXe siècle.

Dans les mains du sorcier Cooper


Dès sa sortie, la Mini entame un cycle d’évolutions et de modifications sans
fin. Dans un premier temps, on enrichit la version un peu trop spartiate d’Alec
Issigonis de divers accessoires qui ne grèvent pratiquement pas le poids de
l’auto. Puis elle change de suspension, pour cause d’inconfort excessif.
Fin 1960, un certain John Cooper s’intéresse à elle. Avec son père, Charles,
ce garagiste construit des voitures de compétition qui ont la cote depuis le début
des années cinquante. En 1959, son dernier modèle s’est couvert de gloire en
remportant le Championnat du Monde de Formule 1, piloté par Jack Brabham.
Et le duo a renouvelé son exploit en 1960.
Cooper s’intéresse de près à la Mini dont il devine le potentiel. Pour lui,
c’est un kart. Avec quelques chevaux de plus et un traitement de sorcier, le kart
pourrait devenir une vraie sportive. Le mécanicien Cooper se double d’un
vendeur hors pair, avide d’argent frais pour continuer en Formule 1. Il propose à
BMC une version améliorée de la puce qui prendrait le nom de Mini Cooper,
moyennant des royalties de quelques livres par voiture vendue. BMC accepte et
Issigonis bénit le projet…
En juillet 1961, la presse découvre la Cooper avec ses freins à disques, son
moteur de 1 000 cm3, ses sièges améliorés, sa vitesse de pointe de 145 km/h, son
prix raisonnable de 680 livres… et sa peinture bicolore, signature de cette
version de la Mini. Les sportifs sont ravis. Et les pilotes amateurs se ruent sur
cette auto miniature qui va faire le bonheur des courses de clubs. En découvrant
le potentiel de sa Mini modifiée, BMC se met à rêver d’une auto encore plus
performante pour aller se frotter aux « costauds » de la compétition. Elle sollicite
à nouveau le sorcier Cooper.

Multiples succès avec un grand S


En 1963, John Cooper met au point une première version améliorée, siglée
« S », et suivie d’une seconde en 1964. Les essayeurs sont sidérés. Avec son
moteur de 1 275 cm3 et ses 75 chevaux, la Cooper S file à plus de 160 km/h.
BMC dispose enfin du bolide qui lui permettra d’aller titiller ses rivaux.
À peine élaborée, la Mini Cooper S entame une carrière fructueuse en
compétition. En quelques années, elle va remporter tous les grands rallyes du
calendrier européen. En janvier 1966, elle triomphe aux trois premières places
du Rallye de Monte-Carlo. Excellent résultat en forme de consécration… mais
qui s’évanouit quelques heures plus tard sur le tapis vert ! On lui reproche des
phares non conformes, car modulables et trop puissants. Anomalie que les
commissaires techniques n’avaient, curieusement, pas décelée avant le départ !
L’affaire suscite un énorme scandale. Pauli Toivonen, déclaré vainqueur au
volant de sa DS 21, refuse sa coupe. La remise des prix finit en protestation
générale et les Anglais menacent de boycotter le rallye.
Le lendemain, les trois Mini sont en première page de tous les journaux qui
prennent la défense de BMC. Incroyable retournement de situation : Citroën est
vilipendé et BMC bénéficie d’une immense campagne de publicité à l’échelle
européenne. Pendant quelques jours, on assiste à une notable augmentation des
commandes.
La disqualification continuera de faire longtemps saliver. En coulisses, on
chuchote que la sanction était, en réalité, destinée à couvrir des faits bien plus
graves. Car on soupçonne BMC d’être intervenu irrégulièrement sur les organes
des Mini pendant le rallye. On aurait discrètement remplacé des moteurs ou des
boîtes de vitesses par des modèles plus performants. Les pires accusateurs
affirment que des voitures entières auraient été interchangées. Vrai ou faux ? Nul
ne le saura jamais ! Mais les Mini vont poursuivre leur moisson de victoires, en
circuit comme en rallye, jusqu’en 1968.

Ses vingt dernières années…


Début 1969, le nouveau patron de BMC, Lord Stokes, met un terme à
l’engagement de la firme en course. Ce millésime marque aussi la fin de carrière
de la Cooper, qui se sera vendue à plus de 80 000 exemplaires. En 1970, la
Cooper S disparaît à son tour de la gamme. En 1971, l’accord avec John Cooper
est rompu. Les sportifs sont déçus mais continueront de faire briller et gagner les
planches à roulettes partout en Europe pendant les décennies suivantes, avec la
complicité d’une foule de sorciers aussi passionnés que l’était John Cooper à ses
débuts. On voit aussi apparaître des créations de stylistes et de carrossiers qui
reprennent les bases de la Mini : nombre de prototypes sans lendemain, mais
aussi de nombreuses voitures produites en petites séries, essentiellement en
Grande-Bretagne.
Cooper et Cooper S reviendront plus tard au catalogue, sous des formes
édulcorées. Quand s’arrête leur (première) carrière, l’industrie automobile
britannique est en pleine tourmente. BMC devient BLMC avant d’exploser au
profit de Rover. La Mini vit ces heures douloureuses en première ligne. Son
mentor, Leonard Lord, n’est plus là pour la défendre car il a pris sa retraite en
1961 ; et son créateur, Alec Issigonis, suit le même chemin en 1971. En dépit des
catastrophes, la Mini continue sa route. Plusieurs fois menacée, elle ne peut se
résigner à quitter la scène. Son éclipse est d’autant plus difficile à imaginer
qu’elle est l’une des rares voitures britanniques à susciter de l’enthousiasme, une
décennie après sa naissance et malgré les altérations de style et de mécanique
qu’on lui inflige. Dans les années soixante-dix, elle est même construite sous
licence en Italie par la firme Innocenti. Succès à la clé.
Après avoir échappé à tous les pièges commerciaux, elle finit par entrer dans
les années quatre-vingt-dix. De modifications en séries spéciales, la Mini a
beaucoup évolué, mais sa base demeure la même. La puce a pris du poids, ses
moteurs sont moins brillants, mais elle est toujours aussi maniable et plaisante à
conduire. En ville, elle continue d’accepter les créneaux dans les recoins les plus
étroits ; sur la route, elle laisse toujours croire à ses conducteurs qu’ils sont les
meilleurs pilotes du monde.
Une dernière variante de la Mini est concoctée pour l’année 2000, ultime
millésime de sa longue carrière. En quarante ans et quelques mois, elle aura été
produite à plus de 5,3 millions d’exemplaires et cédera bientôt sa place à une
autre voiture qui porte son nom, lui ressemble un peu, mais ne revendique pas
son héritage. Entre-temps, Mary Quant a pris sa retraite et les quatre gamins de
Liverpool ne sont plus qu’un souvenir…
Chronologie des grandes heures
de l’automobile

1770
– Le Meusien Nicolas Joseph Cugnot teste son fardier à vapeur, un énorme
chariot à trois roues, équipé d’une chaudière et d’un moteur à deux pistons qu’il
a entrepris de construire depuis 1769. L’engin peut fonctionner environ quinze
minutes, roule à la vitesse d’un homme à pied et peut théoriquement tracter de
lourdes charges. Il a été conçu pour un usage militaire. Les essais sont plutôt
encourageants. Certes, faute de freins, Cugnot a détruit un muret et endommagé
le fardier, mais d’autres essais sont prévus en 1771 avec une machine améliorée.
Hélas, ils n’auront pas lieu car, entre-temps, Cugnot a perdu ses deux soutiens :
Gribeauval, inspecteur de l’artillerie, et le duc de Choiseul, ex-ministre de la
Guerre. Les travaux de Cugnot ont été minimisés dans l’Histoire de France revue
par la Troisième République. En réalité, ils sont importants et avant-gardistes
dans l’univers de la locomotion. Son fardier est incontestablement le premier
vrai « véhicule sans chevaux » du monde. Le modèle de 1771 est conservé au
Musée des Arts et Métiers, à Paris.

1807
– Le Suisse François Isaac de Rivaz dépose un brevet de moteur à explosion.

1844
– L’Américain Charles Goodyear met au point un procédé de vulcanisation
du caoutchouc qui permettra, plus tard, de créer des pneus.
1859
– L’ingénieur belge Jean-Joseph Étienne Lenoir dépose en France un brevet
de « moteur à gaz et à air dilaté ». Dès 1860, il fabrique ce moteur à deux temps
et le produit à 400 exemplaires.

1862
– Le Français Alphonse Beau de Rochas fait breveter son moteur à quatre
temps : admission, compression, détente, échappement.

1870
– L’Autrichien Siegfried Marcus fait rouler un véhicule équipé d’un moteur
à explosion. Les deux sont de sa conception. Le châssis en bois est rudimentaire,
mais la mécanique présente trois innovations dues au génie de Marcus : de
l’essence comme carburant, un allumage magnétique à basse tension et un
carburateur rotatif. L’engin est aussi doté d’un embrayage, d’une boîte de
vitesses et d’une suspension. La voiture a été conservée jusqu’en 1938 dans un
musée de Vienne. Lors de l’Anschluss, Hitler a fait détruire ou effacer toutes les
références à Markus, juif et rival malvenu des inventeurs allemands. Gommé de
nombreuses encyclopédies modernes, le créatif Siegfried Marcus est pourtant le
probable premier constructeur d’une véritable automobile à moteur à explosion.

1873
– Amédée Bollée père fait rouler au Mans une énorme « voiture sans
chevaux » de 12 places, dénommée L'Obéissante. Elle est propulsée par un
moteur à vapeur et peut atteindre 40 km/h.

1875
– Deux ingénieurs parisiens, René Panhard et Émile Levassor, se lancent
dans la production de moteurs à gaz.

1876
– L’ingénieur allemand Nikolaus Otto dévoile son moteur à explosion à
quatre temps, breveté en 1872. Il fonctionne au gaz.
1881
– Présentation de La Rapide, voiture à vapeur conçue et commercialisée par
Amédée Bollée père. Elle doit atteindre 60 km/h.

1882
– Georges Bouton, fabricant de jouets scientifiques, Armand Trépardoux et
le marquis Jules-Albert De Dion s’associent. Ils présentent un premier tricycle à
vapeur en 1883, suivi, en 1884, d’un énorme tracteur routier pour remorque.
Toujours à vapeur.

1883
– Étienne Lenoir équipe une voiture d’un moteur à quatre temps de sa
conception, fonctionnant au gaz. L’équipage relie Paris à Joinville-le-Pont, soit 9
kilomètres, en moins de 3 heures.

1884
– Le Français Édouard Delamare-Deboutteville et son partenaire Léon
Malandin construisent une automobile mue par un moteur à explosion à quatre
temps, alimenté au pétrole. Ils font breveter ce véhicule qui sera souvent
présenté, à la fin du XXe siècle, comme la première automobile à essence du
monde. En réalité, la création de l’ingénieur normand a roulé quelques centaines
de mètres seulement. Devant les difficultés, son inventeur s’en est rapidement
désintéressé.

1886
– L’Allemand Carl Benz dépose son brevet de moteur à quatre temps à
essence. La même année, il crée un tricycle à moteur destiné à être
commercialisé.
– Léon Serpollet crée sa société de moteurs à vapeur à Paris. Dès 1888, il
produit un tricycle à vapeur, vendu à plusieurs dizaines d’exemplaires, et utilisé
dans l’industrie pour tracter des chariots.

1887
– L’Allemand Gottlieb Daimler dépose à son tour un brevet de moteur à
combustion interne à quatre temps et grande vitesse. Auparavant, avec son
partenaire Wilhelm Maybach, il a conçu, en 1885, un engin à deux roues en bois,
considéré comme la première moto du monde et, dès 1886, une voiture à trois
roues. En 1889, ils mettront au point leur première voiture à quatre roues.

1888
– Bertha, l’épouse de Carl Benz, et ses deux fils réalisent le premier long
voyage en automobile : plus de 100 kilomètres d’une traite, en une journée. Et
plus de 180 kilomètres aller et retour. Bertha Benz est considérée comme la
première femme au volant… bien qu’elle n’ait probablement pas conduit !
– John Boyd Dunlop, vétérinaire écossais, cercle les roues du tricycle de son
fils d’un tuyau de caoutchouc pour améliorer son confort. Il vient d’inventer le
pneu, dont il dépose le brevet.

1889
– Pour l’Exposition universelle de Paris, Armand Peugeot fait équiper de
moteur à vapeur Serpollet quatre tricycles de la marque familiale de cycles. À la
fin de l’Exposition, Émile Levassor incite Peugeot à construire un quadricycle
équipé du moteur Daimler que Panhard-Levassor fabrique en France. Ce sont les
vrais débuts de l’aventure automobile Peugeot.
– Édouard et André Michelin reprennent la société de vulcanisation de leur
grand-père, à Clermont-Ferrand. En 1891, ils inventeront le premier pneu
démontable pour bicyclette, puis s’attaqueront aux pneus d’automobiles.

1890
– Panhard et Levassor installent un moteur à quatre temps à l’avant d’une
voiture à quatre places qu’ils mettent en production. Plusieurs acheteurs se
manifestent dès 1891.

1893
– Charles et Frank Duryea, deux frères, ingénieurs à Springfield, dans le
Massachusetts, font rouler la première vraie voiture américaine à quatre roues,
équipée d’un moteur à explosion. Ils deviendront constructeurs dès 1895. À
noter qu’une Duryea est à l’origine du premier accident corporel de la circulation
aux États-Unis : une collision dans une rue de New York avec un cycliste, en
1896. Le malheureux a eu la jambe cassée.
– L’Allemand Rudolf Diesel dépose un brevet de moteur à combustion
interne fonctionnant à l’huile végétale.
– Carl Benz réalise et commercialise sa première voiture à quatre roues.

1894
– Paris-Rouen, première grande épreuve automobile, est remporté par De
Dion grâce à un tracteur à vapeur de sa marque tirant une calèche.

1895
– La firme De Dion-Bouton, convertie au moteur à explosion, lance la
fabrication en série de son premier tricycle.
– Les frères Michelin présentent L’Éclair, première voiture conçue pour
rouler sur pneus gonflables.
– Naissance de l’Automobile Club de France, poussé (et financé) par le
marquis De Dion.
– Le Français Émile Delahaye crée sa marque.

1898
– Louis Renault réalise sa première voiture, dérivée d’un tricycle De Dion-
Bouton dans un appentis de la maison familiale. Dès 1899, la société Renault
Frères est fondée.
– Premier Salon de l’Automobile à Paris, dans les jardins des Tuileries.
– Le constructeur allemand de machines à coudre Adam Opel lance sa
première voiture.

1899
– Le Belge Camille Jenatzy atteint 100 km/h en ligne droite aux commandes
de la Jamais Contente, voiture électrique équipée d’une carrosserie tubulaire
fuselée.
– Instauration d’un Certificat de capacité à la conduite des automobiles. Il est
délivré par les préfectures sans véritable examen puisqu’elles n’ont aucun moyen
de contrôle et que les conducteurs demeurent peu nombreux.
– En Italie, création de FIAT, initiales de Fabbrica Italiana Automobili
Torino. Le premier modèle, une voiturette de 3 chevaux et demi, est aussitôt
lancé.

1900
– Ferdinand Porsche, jeune ingénieur autrichien de vingt-cinq ans, équipe un
véhicule de Jakob Löhner, carrossier attitré de l’empereur, de quatre moteurs
électriques : un dans chaque roue. Sa création doit être considérée comme le
premier véhicule à quatre roues motrices. Le premier 4×4 !
– Record mondial pour l’usine De Dion-Bouton de Puteaux, près de Paris,
qui a produit 400 autos et plus de 3 000 moteurs en un an.

1901
– Commercialisation de la première automobile américaine construite en
(petite) série : l’Oldsmobile Curved Dash.

1903
– Une voiture à vapeur construite par le Français Léon Serpollet atteint
120 km/h.
– Henry Ford présente sa première création : une voiturette, logiquement
référencée Model A.

1904
– Le 23 décembre, Charles Rolls et Henry Royce signent un premier accord
de collaboration, avant de créer une société qui prend le nom de Rolls-Royce.
– Création de la marque Delaunay-Belleville à Saint-Denis, en banlieue
parisienne. Elle se spécialisera dans les voitures de grand luxe. Le tsar Nicolas II
fut son client le plus célèbre.
– Naissance de la firme française Hotchkiss.
– Hispano-Suiza est créée à Barcelone. La firme développera une antenne
française en 1923.

1905
– Le Français Louis Delage présente sa première voiture.
– Sortie du landaulet Renault AG qui deviendra le taxi le plus célèbre de
France.

1906
– L’Anglais Herbert Austin lance sa marque. Elle deviendra la plus
importante de Grande-Bretagne dès les années trente.

1908
– Création de la General Motors, qui regroupera au fil des ans les marques
américaines Chevrolet, Buick, Cadillac, Pontiac, etc. Sans oublier Opel et
Vauxhall en Europe.

1909
– Présentation de la première Ford T.
– Ettore Bugatti installe son usine à Molsheim, dans le Bas-Rhin.
– Ouverture, à Berlin, de la première route à voies séparées et à péage sur 10
kilomètres.

1910
– William Morris commercialise sa première voiture. La marque anglaise
fusionnera à la fin des années 1950 avec Austin pour devenir la British Motor
Corporation.
– Le pilote américain Barney Oldfield atteint 211 km/h à Daytona Beach au
volant de sa grosse Benz, surnommée « Blitzen Benz ». Cette performance non
autorisée lui vaudra d’être suspendu de compétitions officielles par l’American
Automobile Association.
– Création à Milan d’Alfa, Anonima lombarda fabbrica automobili. En 1915,
elle est placée sous l’autorité de Nicola Romeo et devient Alfa-Romeo.

1919
– Le Français André Citroën a fait des prodiges pendant la guerre en
imposant la construction en série dans l’industrie d’armement. Il convertit son
usine parisienne du Quai de Javel à l’automobile et commercialise le modèle A,
une voiture à vocation populaire. Elle est construite en série, à la manière des
Ford américaines.
– Walter Owen Bentley, motoriste anglais de talent, crée sa propre marque.
En 1931, au bord de la faillite, elle sera reprise par Rolls-Royce.

1922
– L’Anglais William Lyons crée la Swallow Sidecar Company. Ses voitures
sportives, marquées SS, vont conquérir une grande notoriété dans les années
trente. En 1945, pour se démarquer de toute référence nazie, il rebaptisera sa
firme Jaguar.
– La France met en place un « Permis de conduire » qui remplace le vieux
Certificat de capacité. Il est officiellement délivré à l’issue d’un examen pratique
et théorique succinct.

1923
– La marque britannique de cycles puis de motos Triumph, créée en 1890 à
Coventry, commercialise sa première voiture.

1924
– La Bugatti 35 fait ses premiers tours de roue. Avec ses multiples variantes,
elle permettra à la firme alsacienne de triompher sur tous les circuits d’Europe
jusqu’au début des années trente.
– Inauguration de la première autoroute italienne entre Milan et Varese : 77
kilomètres.
– Naissance de la marque anglaise de voitures de sport et de compétition MG
(alias Morris Garage). Elle tire son nom des Morris qu’améliorait Cecil Kimber
dans son garage…
– Création de la firme Chrysler, aux États-Unis.
– En octobre, Citroën lance la « Croisière Noire » : une colonne
d’autochenilles va traverser toute l’Afrique, de Colomb-Béchar en Algérie
jusqu’au Cap en Afrique du Sud, pendant qu’une partie de l’équipe ralliera
Madagascar. L’expédition est un succès. Elle prend fin en juin 1925, avec plus de
28 000 kilomètres parcourus.

1926
– Création de la marque allemande Mercedes-Benz, née du regroupement
entre les sociétés de Carl Benz et du fils de Gottlieb Daimler.
– À Bologne, les trois frères Maserati, associés depuis 1914, présentent la
première voiture de sport qui porte leur nom. En 1937, les deux survivants
vendront leur société au comte Orsi et réaliseront des voitures de compétition
sous la marque Osca.
– Ettore Bugatti présente la Royale, « la voiture de sa vie », dit-il…

1929
– BMW (Bayerische Motoren Werke), fabricant munichois de moteurs de
motos et d’avions depuis 1916 mais contraint de se reconvertir après 1918,
rachète la firme Dixi. Il lance en Allemagne son premier modèle, appelé 3/15
PS, copie sous licence de l’Austin Seven britannique.

1931
– André Citroën veut rééditer l’exploit technique de la « Croisière Noire » de
1924, mais en Asie. C’est la « Croisière jaune ». L’expédition partie de Beyrouth
en avril doit traverser l’Himalaya et rejoindre un autre groupe, parti de Chine,
pour rallier Pékin ensemble. En dépit d’énormes difficultés techniques et
politiques, Citroën gagne son pari. Les autochenilles entrent triomphalement
dans Pékin en février 1932.

1932
– Création d’Auto-Union, société allemande regroupant les marques Audi,
DKW, Wanderer et Horch.

1934
– Citroën lance sa révolutionnaire 7A, plus connue sous le terme de
« Traction Avant », rapidement suivie de ses déclinaisons : coupé, cabriolet, 11,
etc.
– Création de Simca (Société industrielle de mécanique et carrosserie
automobile) qui produit, dès 1935, des Fiat italiennes sous licence.

1935
– Ferdinand Porsche présente la première version de la Volkswagen à Hitler.

1936
– Mercedes commercialise la 260 D, première voiture de série équipée d’un
moteur diesel fonctionnant au gazole.
– Le Britannique H.F.S. Morgan présente sa première voiture à quatre roues
et quatre cylindres, la 4/4. À peine retouchée dans les années cinquante et
toujours équipée de moteurs à quatre cylindres (mais plus modernes), elle a fêté
ses 75 ans de production en 2011.

1938
– Le record du monde de vitesse sur route est pulvérisé par une Mercedes
pilotée par Caracciola sur une autoroute allemande à 432,7 km/h.

1939
– La Citroën TPV, future 2 CV, entre en production le jour de la déclaration
de guerre. Arrêt immédiat !

1940
– En Italie, sortie de la première Auto Avio Costruzioni typo 815. Sa carrière
sera ultra-courte en raison de l’entrée en guerre des Italiens. Il s’agit, en fait, de
la première Ferrari. Mais elle ne peut porter cette marque en raison d’accords
passés avec Alfa-Roméo.
– La firme américaine Bantam présente le premier projet de ce qui deviendra
la Jeep et qui entrera en production chez Willys et chez Ford à la fin de 1941.

1942
– Dans la France occupée, on procède aux premiers essais hors-la-loi de la
future 4 CV Renault. Elle sera officiellement dévoilée en 1945 et produite à
partir de 1947.

1946
– L’usine Volkswagen de Wolfsburg fête ses dix mille premières Coccinelles.
1948
– La 2 CV Citroën définitive est dévoilée au Salon de l’Auto de Paris, avant
d’entrer en production.
– Peugeot lance sa première voiture d’après-guerre : la 203.
– Aux États-Unis, Preston Tucker présente son Torpédo, berline déroutante à
moteur six cylindres placé à l’arrière et à multiples innovations. Le concept
séduit les Américains, mais se heurte aux autres constructeurs. Une cinquantaine
de voitures verront le jour avant que l’entreprise ne sombre, victime des rivalités
et de l’idéalisme de Tucker.

1949
– La première Porsche sportive, le type 356, est présentée au Salon de
Genève par son créateur Ferry Porsche, fils de Ferdinand, à Genève.
– Renaissance des 24 Heures du Mans, remportées par une Ferrari 166 MM.

1950
– Premier championnat du monde de Formule 1, remporté par l’Italien Nino
Farina, sur une Alfa-Romeo 158.
– En novembre, présentation de la Frégate Renault.

1951
– Simca lance la version initiale de la très populaire Aronde.
– Les 24 heures du Mans sont remportées par une Jaguar type C équipée
d’une innovation : des freins à disque d’une efficacité sans précédent.

1952
– Création de la firme anglaise Lotus, qui se distinguera pendant une
trentaine d’années en compétition automobile.

1953
– Apparition de la Chevrolet Corvette, considérée comme la première vraie
voiture de sport américaine de l’après-guerre.
1954
Mercedes-Benz dévoile le prestigieux coupé 300 SL avec ses portières
relevables, dites « papillon ».

1955
– Naissance de la marque française Alpine, créée par Jean Rédelé. En 1973,
elle conquiert le premier titre de champion du monde des rallyes. Longtemps
partenaire de Renault, elle est absorbée par la régie à la fin de 1973.
– Citroën révolutionne l’automobile avec sa nouvelle DS 19.
– Peugeot séduit aussi avec sa 403, berline plus classique, bientôt suivie d’un
cabriolet.
– Les 24 Heures du Mans sont endeuillées par un accident qui fait 84 morts.

1956
– Première grave crise pétrolière. À la suite de la fermeture du Canal de Suez
par l’Égypte, les prix des carburants s’envolent. Le second choc pétrolier aura
lieu 17 ans plus tard, en 1973.
– Sortie de la Dauphine Renault.

1957
– La Nuova Fiat 500 embrase toute l’Italie. Cette micro-voiture populaire à
prix modique va mettre toute la botte sur roues ! Parfaite en ville, à l’aise sur
route et (presque) familiale en dépit de ses 2,97 m, elle s’envole pour une
carrière européenne de dix-huit ans et plus de quatre millions d’exemplaires.
– En Allemagne de l’Est, sortie de la première Trabant à moteur deux-temps.

1958
– La firme française Facel-Vega présente son coupé HK 500, équipé d’un
moteur Chrysler de 360 chevaux. Produite à 490 exemplaires jusqu’en 1961,
c’est la voiture française la plus prestigieuse et la plus coûteuse de l’époque.

1959
– Nouvelle révolution avec la présentation de la BMC Mini britannique.
– Jaguar lance sa belle et très distinguée MK 2.

1960
Peugeot commercialise sa nouvelle berline bourgeoise, la 404, suivie d’un
cabriolet en 1961.

1961
– Renault présente la 4 l, extraordinaire petite voiture « multitâches » et
rivale tardive de la 2 CV. Construite jusqu’en 1992, elle est devenue Renault 4 et
détient toujours le record absolu des ventes de voitures françaises avec huit
millions d’exemplaires.
– Jaguar lance son coupé et cabriolet Type E. Énorme succès publicitaire
pour cette voiture qui devient un mythe.

1962
– Mise en production de la Renault 8 suivie, deux ans plus tard, d’une
version très sportive, la R 8 Gordini.

1963
– Ferruccio Lamborghini, fabricant italien de tracteurs et de brûleurs à
mazout, inaugure son usine de voitures à Sant’Agata, près de Bologne. Dès
1964, il commercialise la 350 GT, rivale directe des Ferrari. Son chef-d’œuvre
est la Miura, lancée en 1966.
– Porsche présente sa 901, qui deviendra 911 quelques semaines plus tard.

1964
– Naissance de la Ford Mustang. Imaginée comme une voiture moyenne
pour un public moyen, elle devient en quelques mois la coqueluche des
Américains. Dans la foulée, elle conquiert l’Europe et réconcilie les conducteurs
du vieux continent avec les « grosses » américaines. Elle sera déclinée en de
nombreuses variantes. Avec la Chevrolet Camaro, sa rivale de la Général
Motors, apparue en 1967, elle marque la fin de l’âge d’or de l’automobile.
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Documents et journaux de l’époque : collection des auteurs.

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