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Table of Contents
1. Couverture
2. Titre
3. Du même auteur
4. Copyright
5. Sommaire
6. Introduction. L’intelligence des rapports de forces
1. L’étude des grands capitaines
2. Les dieux de la guerre
3. Qualités intrinsèques
4. L’homme au-dessus de l’appareil
5. Courage moral, sang-froid, intelligence créatrice
6. Chef de guerre et stratège
7. Le chef de guerre éternel
8. L’esthétique de la guerre
9. Choix des capitaines
7. PREMIÈRE PARTIE. L’ÂGE CLASSIQUE
1. 1. Alexandre le Grand, le dieu de la guerre. 356 av. J.-C. – 323 av. J.-
C.
1. L’émergence de la Macédoine
2. Prise de pouvoir d’Alexandre
3. Un nouvel art de la guerre : la guerre totale
4. Préliminaires à la conquête
5. La conquête de l’Empire perse
6. Bataille du Granique
7. Bataille d’Issos (novembre – 333)
8. Bataille de Gaugamèles (septembre – 331)
2. 2. Hannibal, l’esthète de la guerre. 247 av. J.-C. – 183 av. J.-C.
1. Les guerres puniques
2. Deux cultures, deux armées
3. Hannibal provoque l’adversaire
4. Portrait d’Hannibal
5. La guerre éclair
6. Bataille de la Trébie
7. Bataille du lac Trasimène
8. Bataille de Cannes, 2 août 216
9. Le mythe Hannibal
3. 3. Jules César, par le glaive et par la plume. 100 av. J.-C. – 44 av. J.-C.
1. La guerre au service de l’ambition politique
2. Un portrait singulier
3. Situation politique et géopolitique de Rome
4. La campagne gauloise
5. La confrontation avec Pompée
8. DEUXIÈME PARTIE. LE MOYEN ÂGE
1. 4. Saladin, le sauveur de l’islam. 1137-1138 – 1193
1. Soldat et homme de pouvoir
2. Défenseur de l’islam
3. Défaite des Francs et prise de Jérusalem
4. Duel avec Richard Cœur de Lion
2. 5. Gengis Khan et Sobodeï, le vent de la steppe. 1167-1227 et 1175-
1248
1. De nulle part
2. La révolution gengiskhanide
3. Les grandes conquêtes
4. Sobodeï et la conquête de l’Europe
3. 6. Tamerlan, conquérant de l’éphémère. 1336-1405
1. Les obscurs débuts
2. Le joueur d’échecs
3. Ses campagnes
4. Les grands affrontements : Toktamitch et Bajazet
4. 7. Jan Zizka, pourfendeur de la foi et précurseur de la guerre moderne.
v. 1360-1424
1. Les guerres médiévales
2. La révolution hussite
3. L’éducation militaire de Jan Zizka
4. La mise en œuvre
9. TROISIÈME PARTIE. L’ÈRE MODERNE
1. 8. Turenne, la stratégie de l’approche indirecte. 1611-1675
1. La Réforme et la révolution militaire
2. La guerre de Trente Ans
3. Le style de guerre de Turenne : l’approche indirecte
4. Les campagnes de Turenne
5. Face à Condé et Montecuccoli
6. La campagne de 1674-1675
2. 9. Marlborough, le flegme stratégique. 1650-1722
1. Contexte géostratégique : un monde en mutation
2. La longue et difficile ascension de John Churchill
3. Le chef-d’œuvre de Blenheim
4. Ramillies, Audenarde et Malplaquet
3. 10. Nader Shah, l’autre Napoléon. 1688 ou 1698-1742
1. Origines et ascension
2. Une autre révolution militaire
3. Vers la guerre perpétuelle
4. La guerre contre les Ottomans
5. Batailles de Kirkouk et d’Eghvard
6. La guerre contre les Moghols et la bataille de Karnal (24 février
1739)
7. Fin de règne
4. 11. Frédéric le Grand, le stratège des Lumières. 1712-1786
1. Emergence de la Prusse
2. Débuts
3. La guerre de Succession d’Autriche
4. La guerre de Sept Ans
5. Rossbach et Leuthen : Frédéric assoit sa légende
6. Possibilités et limites de la stratégie frédéricienne
10. QUATRIÈME PARTIE. L’OMBRE DE NAPOLÉON
1. 12. Napoléon Bonaparte, le nouvel Alexandre. 1769-1821
1. Contexte stratégique
2. L’éducation militaire de Napoléon
3. L’art de la guerre selon Napoléon
4. Le chef-d’œuvre : Austerlitz
5. Janus et Minerve
6. Caractéristiques de sa stratégie
2. 13. Gueorgui Joukov, le bourreau d’Hitler. 1896-1974
1. Trois révolutions stratégiques
2. L’éducation militaire de Gueorgui Joukov
3. Enfant de la Grande Terreur
4. Khalkhin Gol, 1939
5. Errements face à la Blitzkrieg allemande
6. Homme-orchestre de l’Armée rouge : Ielnia, Leningrad, Moscou,
Rjev, Stalingrad, Koursk, Vistule-Oder, Berlin…
3. 14. Võ Nguyên Giáp, génie de la guerre asymétrique. 1911-2013
1. L’éducation militaire, et politique
2. Qu’est-ce que la guerre révolutionnaire ?
3. Diên Biên Phu (13 mars-7 mai 1954)
4. « Libérer le Vietnam »
5. L’offensive du Têt
11. Bibliographie
12. Notes
13. Cartes
1. L’épopée d’Alexandre le Grand
2. La guerre d’Hannibal
3. L’expansion romaine sous César et Auguste
4. Le royaume de Saladin
5. Gengis Khan et l’expansion des Mongols : 1207-1227
6. L’Empire mongol au XIIIe siècle
7. L’empire de Tamerlan
8. La Perse et les pressions étrangères, XVIe siècle-début XVIIIe siècle
9. Les opérations militaires en Allemagne (1756-1762)
10. L’Empire napoléonien à son apogée en 1812
Landmarks
1. Cover
Du même auteur
Les batailles qui ont changé l’histoire, Paris, Perrin, 2014 ; coll. « Tempus »,
2016.
Comment Roosevelt fit entrer les Etats-Unis dans la guerre, Bruxelles, André
Versaille éditeur, 2011.
Wagram, 5-6 juillet 1809, Paris, Tallandier, 2010.
Tamerlan, Paris, Perrin, 2007.
La Terreur démasquée, entre discours et réalité, Paris, Le Cavalier Bleu, 2006.
1648, la Paix de Westphalie, ou la Naissance de l’Europe politique moderne,
Bruxelles, Complexe, 2006.
Le Terrorisme, Bruxelles, Le Cavalier Bleu, 2005.
Le Désarroi de la puissance, Paris, Lignes de Repères, 2004.
Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Al Qaida, avec Gérard Chaliand, Paris,
Bayard, 2004 ; rééd. Paris, Fayard, 2015 ; rééd. Histoire du terrorisme de
l’Antiquité à Daech, Paris, Pluriel, 2016.
Iéna, octobre 1806, Paris, Perrin, 2003.
Dictionnaire de stratégie militaire, des origines à nos jours, avec Gérard
Chaliand, Paris, Perrin, 1998 ; rééd. Dictionnaire de stratégie,
coll. « Tempus », 2016.
ISBN : 978-2-262-07662-7
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux,
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Crédit couverture : La Bataille d’Austerlitz le 2 décembre 1805 : le général Rapp présente les
drapeaux pris à l’ennemi, peinture de François Gérard, 1805. Versailles, musées des châteaux de
Versailles et de Trianon. © Photo Josse/Leemage
Sommaire
Couverture
Titre
Du même auteur
Copyright
Introduction. L’intelligence des rapports de forces
L’esthétique de la guerre
PREMIÈRE PARTIE
L’ÂGE CLASSIQUE
1. Alexandre le Grand, le dieu de la guerre. 356 av. J.-C. – 323 av. J.-C.
L’émergence de la Macédoine
La guerre éclair
Bataille de la Trébie
3. Jules César, par le glaive et par la plume. 100 av. J.-C. – 44 av. J.-C.
La campagne gauloise
La confrontation avec Pompée
DEUXIÈME PARTIE
LE MOYEN ÂGE
Défenseur de l’islam
De nulle part
La révolution gengiskhanide
Les grandes conquêtes
Sobodeï et la conquête de l’Europe
La révolution hussite
L’éducation militaire de Jan Zizka
La mise en œuvre
TROISIÈME PARTIE
L’ÈRE MODERNE
La campagne de 1674-1675
Le chef-d’œuvre de Blenheim
Fin de règne
11. Frédéric le Grand, le stratège des Lumières. 1712-1786
Emergence de la Prusse
Débuts
La guerre de Succession d’Autriche
La guerre de Sept Ans
QUATRIÈME PARTIE
L’OMBRE DE NAPOLÉON
Contexte stratégique
L’éducation militaire de Napoléon
Le chef-d’œuvre : Austerlitz
Janus et Minerve
Caractéristiques de sa stratégie
« Libérer le Vietnam »
L’offensive du Têt
Bibliographie
Notes
Cartes
L’épopée d’Alexandre le Grand
La guerre d’Hannibal
L’expansion romaine sous César et Auguste
Le royaume de Saladin
Gengis Khan et l’expansion des Mongols : 1207-1227
L’Empire mongol au XIIIe siècle
L’empire de Tamerlan
La Perse et les pressions étrangères, XVIe siècle-début XVIIIe siècle
Les opérations militaires en Allemagne (1756-1762)
L’Empire napoléonien à son apogée en 1812
Pour Dominique
« La présence du général est indispensable ; c’est la tête, c’est le tout d’une armée : ce n’est pas
l’armée romaine qui a soumis la Gaule, mais César ; ce n’est pas l’armée carthaginoise qui faisait
trembler la république aux portes de Rome, mais Hannibal ; ce n’est pas l’armée française qui a
porté la guerre sur le Weser et sur l’Inn, mais Turenne ; ce n’est pas l’armée prussienne qui a
défendu sept ans la Prusse contre les trois plus grandes puissances de l’Europe, mais Frédéric le
Grand. »
NAPOLÉON
« L’art de connaître le génie du général ennemi et celui de la Nation qu’il commande renferme
l’art de vaincre l’un et l’autre. »
Raimondo MONTECUCCOLI1
INTRODUCTION
« A la guerre, les hommes ne sont rien, c’est un homme qui est tout »,
affirmait Napoléon. Venant d’un des plus grands « capitaines » de l’histoire,
cette qualification n’est pas étonnante. Pour autant, Napoléon lui-même était
pleinement conscient que sans l’armée révolutionnaire dont il hérita, et dont il fit
sa future Grande Armée, il n’aurait jamais pu accomplir les exploits qui firent sa
renommée et construisirent sa légende. La même chose est vraie pour Alexandre,
César ou Frédéric le Grand, lesquels disposèrent d’un appareil militaire qui
servit de tremplin à leur ascension. Néanmoins, l’histoire nous montre aussi
qu’un grand chef de guerre peut s’accommoder d’une armée inférieure à celle de
son adversaire, comme Hannibal ou Joukov, ou d’un appareil à peu près égal à
celui de ses rivaux, comme Saladin, Turenne et Marlborough. Mais peut-être le
plus grand mérite revient-il à ceux qui, à partir de rien, parvinrent grâce à leur
talent et leur pugnacité à se construire la meilleure armée du moment, comme
Gengis et Sobodeï, Tamerlan et Jan Zizka, Nader Shah et Võ Nguyên Giáp.
Si l’on considère que la guerre est un art, les quinze chefs de guerre dont ce
livre dresse le portrait ont porté celui-ci à son apogée, chacun usant de moyens et
de techniques propres à son environnement culturel, avec un style et une touche
personnels qui font toute la singularité de leur génie individuel. Mais la guerre
est-elle bien un art, ou une science ? La question est presque aussi vieille que la
pratique elle-même. Au tournant du XVIIIe siècle, époque particulièrement fertile
en grands chefs de guerre, le débat fait rage. Avec les Lumières, l’homme
prétend contrôler la nature, y compris celle de la guerre, dont beaucoup
s’échinent à découvrir des principes immuables applicables à toutes les époques
et dans tous les contextes. Grâce à Vauban, le débat semble pencher vers les
scientifiques, tout au moins durant les périodes de paix, car dès que les canons se
remettent à cracher le feu, la dimension impalpable de la guerre reprend le
dessus, celle où quelques individus comme Marlborough et le prince Eugène,
Frédéric ou Napoléon démontrent, victoires à la clef, que cette activité si
particulière a une fâcheuse tendance à échapper aux principes établis et aux
certitudes des sciences exactes. Pour ces hommes dont le génie s’exprime dans
la tourmente de l’inconnu, la célèbre formule du maréchal de Saxe, « la guerre
est une science couverte de ténèbres dans l’obscurité desquelles on ne peut
marcher d’un pas assuré », résonne comme une profession de foi. Par son génie
de l’improvisation, Napoléon fera définitivement pencher le débat du côté des
adeptes de la guerre considérée comme un art, débat que Clausewitz et Jomini,
les deux grands penseurs de la guerre et de la stratégie du XIXe siècle,
contribueront à alimenter, et d’une certaine façon à apaiser. C’est pourquoi le
« génie guerrier » incarné désormais au plus haut point par Napoléon est ainsi
conçu par les nouveaux stratégistes – ceux qui pensent la guerre – comme l’un
des éléments clefs de la guerre et de la victoire, quels que soient l’environnement
culturel et technologique et les circonstances politiques et géopolitiques qui
entourent et conditionnent l’affrontement. Alors même que l’industrialisation va
réinventer la figure du « grand capitaine », celle-ci, dans sa forme classique, va
néanmoins continuer à fasciner les historiens, les militaires et le grand public.
La biographie des chefs de guerre est un genre déjà prisé dans l’Antiquité.
Avec ses Vies des grands capitaines, l’historien et biographe romain du Ier siècle
av. J.-C., Cornelius Nepos, pose les bases de la biographie stratégique. Son
ouvrage, dans lequel il dresse les portraits de plus d’une vingtaine de célèbres
généraux, a le grand mérite de s’intéresser à des personnages extérieurs au
monde romain, comme Epaminondas ou Hannibal, et d’offrir un parallèle unique
en son genre entre des chefs de guerre ayant évolué dans des contextes très
divers. Lorsque renaît le genre au XIXe siècle en Occident, cette approche
multiculturelle sera largement délaissée par les historiens, au profit des grandes
figures militaires de l’histoire européenne, exception faite d’Hannibal et, le cas
échéant, de Gengis Khan.
Au XIXe siècle puis au XXe siècle, des milliers d’ouvrages vont tenter de
déchiffrer le génie guerrier de Napoléon tout en renouvelant l’intérêt pour
d’autres grandes figures de la guerre : Alexandre et César, Turenne ou Frédéric,
sujets eux aussi de nombreuses biographies stratégiques. Les Anglo-Saxons sont
particulièrement actifs sur ce terrain et chaque génération va produire un
ouvrage sur les grands chefs de guerre du passé : Theodore Ayrault Dodge,
historien et biographe américain de la seconde moitié du XIXe, entame les débats
avec son Great Captains. Il sera suivi, entre autres, par B.H. Liddell Hart, et son
Great Captains Unveiled, ouvrage modeste paru en 1927 et, plus près de nous,
par John Keegan et son désormais classique L’Art du commandement (1987). Il
est vrai qu’outre-Manche et outre-Atlantique, le public tente de percer à travers
l’étude des grands capitaines les secrets du leadership, que les uns et les autres
tentent d’appliquer à une multitude d’activités sans grand rapport avec la guerre,
notamment la gestion d’entreprise.
En France, où les biographies des grandes figures militaires sont quelque peu
suspectes, dans la mesure où le genre est associé à l’histoire-bataille décriée au
XXe siècle par l’historiographie française, on sera moins friand de ce type
d’ouvrage, d’autant que la Grande Guerre aura plutôt contribué à ternir l’image
des généraux qu’à la rehausser. L’immédiat avant-guerre, cependant, avait connu
un engouement pour les biographies militaires et la maison d’édition Chapelot,
notamment, publia, à travers une collection intitulée « Les Grands Hommes de
guerre », une série d’ouvrages biographiques de qualité à raison d’un volume par
mois, parmi lesquels Napoléon – signé Jean Colin – et Frédéric le Grand, ainsi
qu’une pléiade d’hommes de guerre français de l’époque napoléonienne et
postnapoléonienne, Murat, Davout, Ney, Kléber, Bugeaud et un général russe de
la seconde moitié du XIXe siècle, Mikhaïl Dragomiroff. Georges Duby, qui avait
déjà relancé la relation de bataille avec son Dimanche de Bouvines (1973),
renouvelle en quelque sorte la biographie militaire avec son Guillaume le
Maréchal (1984), démontrant avec son talent habituel que ce type d’ouvrage a
bien sa place au sein de l’historiographie contemporaine. Après lui,
progressivement, la biographie stratégique s’est développée de manière
étonnante en France, où elle connaît un franc succès avec la publication de
nombreux ouvrages signés par les meilleurs spécialistes d’histoire militaire du
moment.
Pour autant, chez les professionnels de la guerre, l’étude de ces figures n’a
jamais cessé de constituer, au même titre que la relation de campagne, l’un des
fondements de l’éducation militaire des officiers, comme elle l’avait été pour le
jeune Bonaparte qui, après s’être consacré presque exclusivement aux
mathématiques, s’était trouvé une nouvelle obsession, l’étude des grands
capitaines, dont il estimait qu’elle lui ouvrait une des rares fenêtres sur le génie
guerrier. « Les principes de l’art de la guerre, dira-t-il, sont ceux qui ont dirigé
les grands capitaines dont l’histoire nous a transmis les hauts faits. […]
Modelez-vous sur eux ; c’est le seul moyen de devenir grand capitaine et de
surprendre les secrets de l’art ; votre génie ainsi éclairé vous fera rejeter les
maximes opposées à celles de ces grands hommes. » Dans son exil de Sainte-
Hélène, Napoléon va produire des études critiques des grands capitaines,
notamment Turenne, celui qu’il tenait comme le plus grand de tous, mettant ainsi
un point d’honneur à démontrer que même les plus formidables chefs de guerre
de l’histoire n’atteignaient pas eux-mêmes à la perfection…
Jusqu’à une époque récente, l’histoire fut associée à la guerre, la guerre fut
associée aux grandes batailles, et les grandes batailles furent associées aux
« grands capitaines », selon l’expression consacrée. L’expression en elle-même
prête d’ailleurs à confusion, le grade de capitaine, à proprement parler, étant
comme chacun sait celui d’un officier subalterne, situé entre les grades de
lieutenant et de commandant. Qu’importe, précédé de l’adjectif « grand », le
capitaine dépasse tous les généraux. L’expression a peu à peu été délaissée au
profit de celle de « chef de guerre », préférée aujourd’hui par les historiens, qui
privilégie la fonction sociale de l’intéressé, comme celle de chef d’Etat ou de
chef d’entreprise, et évite toute appréciation qualitative, le chef de guerre
pouvant se révéler bon ou médiocre, contrairement au grand capitaine, qui, dans
l’ensemble, est considéré comme excellent, voire extraordinaire. C’est pourquoi
dans son acception originelle, le grand capitaine est bien plus qu’un chef de
guerre. Il est non seulement celui qui dirige les armées et qui élabore ses
stratégies, mais, surtout, celui dont le rare talent le place dans une catégorie à
part parmi les militaires. Au bout du compte, seule une poignée d’individus peut
se targuer de faire partie de cette élite d’heureux élus informellement distingués
par ce vocable, en soi sans grande distinction, de « grand capitaine ». Les Anglo-
Saxons ont de leur côté trouvé une espèce de compromis avec le terme de Great
Commander, difficile à rendre en français (« grand commandant »). Mais cette
expression a le désavantage de réduire les qualités du grand capitaine à sa
capacité à diriger des hommes, à son leadership, au détriment notamment de son
intelligence stratégique. Dans les faits, cependant, l’école anglo-saxonne a
effectivement mis en exergue la dimension de chef et d’organisateur des armées
par rapport à celle de stratège, approche qui n’est pas anodine puisqu’elle a
déterminé, et continue de le faire, l’approche générale de la guerre, notamment
aux Etats-Unis, où la dimension quantifiable des appareils militaires, en matière
d’équipement et d’armement, a souvent guidé les stratégies.
Dans la tradition cependant, y compris dans l’Occident grec et à Byzance, la
puissance de l’intellect du chef de guerre a toujours été bien considérée. Mais
c’est surtout en Asie, en Chine, en Inde et en Perse que les qualités du stratège
furent conçues en priorité en termes d’intelligence des rapports de forces. A ce
titre, l’Arthashâstra de l’Indien Kautilya (IIe siècle av. J.-C.) est un modèle qui
s’articule tout entier autour de cette notion. Kautilya (dont l’identité ou les
identités multiples restent obscures) pose la question de savoir laquelle, de
l’intelligence (qu’il désigne sous le vocable de « conseil ») ou de la puissance,
est supérieure en guerre. Réponse : « Le pouvoir du conseil est supérieur. Car le
roi qui a les yeux de l’intelligence et de la science est capable de prendre conseil
même en faisant peu d’efforts et de l’emporter sur les ennemis qui possèdent
l’énergie et la puissance, par la conciliation et autres moyens occultes. »
L’une des particularités de l’authentique grand capitaine est d’avoir presque
rang de divinité. En somme, d’appartenir à un panthéon de « dieux de la
guerre », selon une autre expression consacrée. Panthéon à géométrie variable,
mais qui, même avec des critères libéraux, atteint rapidement ses limites. Peut-
être est-ce là ce qui sépare le grand capitaine de l’artiste traditionnel, peintre,
écrivain ou musicien, qui ne sont que des « génies », non des dieux, l’art de la
guerre étant, au moins selon Napoléon, le plus grand, le plus difficile et le plus
complet de tous les arts. Malgré tout, le grand capitaine possède lui aussi du
génie, ce qu’on désigne comme le « génie guerrier », concept à la fois
incontournable et indéfinissable, qui fait partie intégrante du débat sur l’essence
du grand chef de guerre et qui marie en quelque sorte sa dimension
extrahumaine avec sa dimension temporelle. Napoléon, encore lui, résume
élégamment cette dialectique à partir de la figure d’Achille, premier modèle du
guerrier en Occident à partir duquel Alexandre et ses héritiers conçurent leur
idéal du grand capitaine : « Achille était fils d’une déesse et d’un mortel : c’est
l’image du génie de la guerre ; la partie divine c’est tout ce qui dérive des
considérations morales du caractère, du talent, de l’intérêt de votre adversaire, de
l’opinion, de l’esprit du soldat qui est fort et vainqueur, faible et battu selon qu’il
croit l’être ; la partie terrestre c’est les armes, les retranchements, les positions,
les ordres de bataille, tout ce qui tient à la combinaison des choses matérielles. »
Le commandant en chef d’une armée, sans être nécessairement un grand
capitaine, a ceci de commun avec les dieux qu’il tient entre ses mains le destin
de milliers, voire de millions d’individus, parfois celui de nations ou d’empires.
Lourde responsabilité ! Et les hommes (car historiquement ce sont à majorité
presque absolue des hommes) à qui il incombe de conduire une armée au combat
appartiennent dans ce domaine à une catégorie à part. Certes, avec la bombe
atomique, le ou la plus inepte des hommes ou femmes politiques, pour peu qu’il
ou elle soit à la tête d’un pays doté d’un arsenal nucléaire, exerce un pouvoir
exorbitant sur ses sujets ou citoyens ou sur ceux qu’il-elle voudrait cibler. Mais,
dans les faits, la confrontation nucléaire est un phénomène politiquement virtuel
là où la guerre traditionnelle, entre forces armées, entre empires et entre nations,
est une constante de l’histoire qui voit régulièrement se jouer la marche de la
destinée humaine. Et là où les grands chefs d’Etat sont admirés, les grands
capitaines sont adulés. Dans ce domaine, Alexandre aura toujours un avantage
sur Solon, et Marlborough sur Churchill, y compris dans des sociétés réfractaires
à la guerre mais qui restent fascinées par les conflits du passé et par leurs acteurs
les plus célèbres. Louis XIV attise notre intérêt mais Napoléon nous subjugue et,
parfois même, nous obsède. Sa relation à la postérité est passionnelle, comme
c’est le cas pour nombre de grands capitaines à travers les âges et les cultures.
Qualités intrinsèques
Activité de la plus haute gravité, qui met en jeu le sort de nations tout
entières, il est logique que la guerre se voie généralement confiée aux individus
les plus aptes à la conduire. Les exceptions à cette règle, relativement
nombreuses malgré tout, ne doivent pas masquer le fait que les hommes qui
atteignent le sommet de la hiérarchie militaire sont, comparativement à d’autres
professions, souvent compétents, surtout lorsqu’ils arrivent là par le biais de
leurs activités militaires et non par cooptation politique. L’incompétence au
combat se payant très cher, les mauvais généraux font rarement de longues
carrières, ni même, dans la plupart des cultures, de vieux os. Certes, les périodes
de paix peuvent être propices à des avancements immérités, dans la mesure où
les qualités « politiques » peuvent prévaloir sur les qualités militaires
intrinsèques, mais ces périodes étant historiquement plutôt rares, les
compétences des uns et des autres comptent pour quelque chose.
Reste évidemment les cas, assez nombreux, où le commandant des armées
est de facto le chef de l’Etat, donc où les qualités militaires du commandant
suprême sont en partie fonction de la chance et de la capacité du principal
intéressé à mesurer son propre talent et son aptitude au combat. Hitler, pour citer
l’un des exemples les plus notoires, refusa jusqu’au bout de s’effacer derrière des
généraux plus compétents que lui quand Staline, qui pourtant avait sauvagement
éliminé ses meilleurs généraux durant les années précédant la Seconde Guerre
mondiale, sut une fois le dos au mur confier la défense du pays à son meilleur
« capitaine », Gueorgui Joukov, qui parvint à arracher une victoire improbable à
l’Allemagne. Pareillement, au moment crucial de la période des croisades, les
musulmans mirent leur sort entre les mains du plus grand capitaine du moment,
Saladin, alors que les croisés se laissèrent mener à l’abattoir par un imposteur,
Guy de Lusignan, qui déployait un grand talent pour les intrigues mais très peu
de capacités pour conduire une armée au combat. Pourtant, ce fut bien lui qui
dirigea en dépit du bon sens une armée dont la qualité des troupes était pourtant
excellente. Sa défaite face à Saladin au lac de Tibériade fut fatale aux
Occidentaux, qui perdirent là Jérusalem, qu’ils avaient si difficilement conquise
un siècle plus tôt. Au Ier siècle, le Grec Onosandre, l’un des premiers à s’être
penché sur l’art du commandement, remarquait déjà dans son Strategikos que
« la dignité du général ne doit pas être un privilège héréditaire de famille,
comme la prêtrise, ni l’apanage des richesses, comme l’emploi de présider aux
spectacles. Elle est due aux qualités personnelles ». Et d’ajouter fort justement à
propos des mérites de ses ancêtres que « ce ne seront point ceux de ses illustres
morts qui sauveront l’Etat ». Dans ses institutions militaires, l’empereur byzantin
Léon VI estimait quant à lui que le général en chef « doit surpasser tous ceux qui
lui sont subordonnés, par sa prudence, son courage, sa justice et sa tempérance ».
Il n’en reste pas moins que le mérite du chef de guerre n’est pas absolu et que le
grand capitaine se définit avant tout par rapport à ses adversaires. Ainsi,
l’Ottoman Bajazet Ier, qui s’était joué des meilleures armées européennes de son
époque, serait-il considéré comme l’un des plus grands capitaines du Moyen Age
s’il n’avait trouvé sur son chemin un Tamerlan. Ce dernier lui aura infligé une
défaite cinglante dont il ne put se relever et aura enterré définitivement sa
réputation, pourtant immense avant cette ultime bataille.
Il est rare qu’un grand capitaine grimpe tous les échelons de la hiérarchie
militaire. Souvent, dans les sociétés aristocratiques, il est directement projeté
vers le haut de la pyramide hiérarchique, ou alors débute à la tête d’une petite
armée qu’il construit à la force du poignet et renforce petit à petit, comme c’est
le cas de la plupart des grands conquérants de la steppe. C’est pourquoi le grand
capitaine est très vite proche du commandement suprême ou à la tête de celui-ci.
Il est donc habitué à prendre des décisions et à endosser de lourdes
responsabilités plutôt qu’à se conformer aux ordres d’un supérieur, d’autant que
ces décisions sont très souvent lourdes de conséquences. Clausewitz a fort bien
décrit les demandes du généralissime : « Il y a, dit-il, entre tout chef suprême,
c’est-à-dire le général placé à la tête de toute la guerre ou d’un théâtre de guerre,
et le commandement directement subordonné, un profond abîme, pour la simple
raison que celui-ci est soumis à une direction et à une surveillance bien plus
directes, ce qui restreint sensiblement le champ de ses propres initiatives
intellectuelles. » Et, ajoute-t-il, « du grade le plus bas jusqu’au plus élevé, les
exploits militaires de premier ordre exigent l’appoint d’un génie particulier.
Cependant, l’Histoire et la postérité ne qualifient ordinairement de véritable
génie que l’esprit qui a brillé au premier rang, c’est-à-dire comme commandant
en chef. Il faut en chercher la raison dans le fait que les qualités morales et
intellectuelles nécessaires y sont évidemment bien plus grandes1 ».
Lorsqu’ils sont jeunes, la plupart des grands capitaines de l’histoire
disposent d’appareils militaires inférieurs à ceux de leurs adversaires et leur
marge de manœuvre est réduite. Ils doivent donc constamment réfléchir aux
moyens de transformer un rapport de forces défavorable en leur faveur, raison
pour laquelle ils s’ingénient à innover dans tous les domaines qui s’offrent à
l’innovation : technologie, utilisation des armements, formations, recrutement,
etc. Alexandre surprend Darius par le placement de ses troupes en « ordre
oblique », technique peu commune utilisée préalablement par les généraux
thébains. Des siècles plus tard, dans un tout autre contexte stratégique, Frédéric
le Grand réintroduit la même technique, avec les mêmes effets. Les capitaines
protestants des XVIe-XVIIe siècles innovent en appliquant l’éthique de leur religion
à l’organisation de leurs armées. Un peu plus tôt, au tournant du XVe siècle, le
Tchèque Jan Zizka s’inspire d’une technique sommaire utilisée par les Cosaques,
celle du wagon de guerre, pour écraser avec ses paysans les armées de chevaliers
considérées jusqu’alors comme invincibles. Sobodeï et Tamerlan récupèrent
systématiquement diverses techniques de guerre de leurs adversaires, qu’ils
appliquent ensuite contre d’autres armées.
Invariablement, le grand capitaine est un homme curieux, attiré par la
nouveauté et prêt à essayer des techniques originales. Mais, là encore,
l’intelligence l’emporte sur le reste et ses innovations sont guidées par
l’expérience et son jugement personnel : il innove pour progresser et pour se
ménager un avantage, pas pour la satisfaction d’inventer. Dans la mesure où la
guerre évolue, ce trait de caractère lui permet aussi de s’arroger l’initiative dans
la manière dont la guerre change, et donc de mieux en contrôler les paramètres.
L’initiative, il se l’octroie et la maintient en anticipant les desseins de son
adversaire mieux que celui-ci ne devine les siens. Epaminondas, dit-on, affirmait
que la plus importante qualité d’un capitaine est de pouvoir sonder les intentions
de son adversaire. Machiavel, qui rapporte ce fait, disait lui-même, comme
d’autres, que « rien n’est plus digne d’un capitaine que de savoir deviner les
desseins de l’ennemi ». « Et, ajoutait-il, ce n’est pas tant le dessein de
l’adversaire qui est difficile à pénétrer que le sens des opérations, et plus encore
celui des actions qui ont lieu sous vos yeux mêmes, que de celles qui se
déroulent au loin2. » L’histoire démontre combien la capacité de se mettre à la
place de l’adversaire est une qualité rare.
De nombreux observateurs, et certains grands capitaines eux-mêmes,
évoquent un sixième sens inné qui fait que toute l’intelligence déployée pour
arriver à la confrontation dans les meilleures conditions se voit récompensée
dans l’action par une série de décisions prises sur le champ qui conduisent à la
victoire. Dans Le Fil de l’épée, Charles de Gaulle évoque ce rapport entre
l’intelligence et ce qu’il désigne comme l’instinct : « Pour prendre avec les
réalités un contact direct, il faut que l’esprit humain en acquière l’intuition en
combinant l’instinct et l’intelligence. Si l’intelligence nous procure la
connaissance théorique, générale, abstraite de ce qui est, c’est l’instinct qui nous
en fournit le sentiment pratique, particulier, concret… Combien furent nombreux
les chefs, théoriciens brillants, que l’action de guerre prenait en défaut et
combien ceux que l’épreuve révéla parce qu’ils y montraient une aptitude
instinctive que le temps de paix n’avait pas manifestée ? Les grands hommes de
guerre ont toujours eu d’ailleurs conscience du rôle et de la valeur de l’instinct.
Ce qu’Alexandre appelle “son espérance”, César “sa fortune”, Napoléon “son
étoile”, n’est-ce pas simplement la certitude qu’un don particulier les met, avec
les réalités, en rapport assez étroit pour les dominer toujours ? »
L’esthétique de la guerre
Une autre dimension du capitaine de légende concerne un élément difficile à
analyser, plus encore à mesurer : l’esthétique de la guerre. Pour le lecteur
contemporain, cette conception paraîtra singulièrement antinomique et même
choquante, la guerre et les violences, les horreurs et les tragédies qu’elle peut
engendrer n’ayant rien de particulièrement esthétique. Pourtant, au-delà des
victimes plus ou moins nombreuses que la guerre, par définition, ensevelit sous
son manteau, sa pratique, lorsqu’elle approche d’un certain niveau de perfection
dans l’intelligence des stratégies et dans sa mise en œuvre opérationnelle,
présente les mêmes contours qu’une grande œuvre d’art. Dans cette optique
singulière se distinguent d’ailleurs quelques chefs-d’œuvre rares mais connus,
comme la manœuvre de Cannes orchestrée par Hannibal ou celle d’Austerlitz
conduite par Napoléon. Ces rares chefs-d’œuvre stratégiques sont
invariablement associés à un capitaine de légende, quand bien même celui-ci
aura, comme Hannibal et Napoléon justement, failli à d’autres moments de sa
carrière, ou agi « inesthétiquement » comme Turenne lors de sa brutale
campagne en Allemagne au cours de laquelle il n’hésita pas à massacrer les
populations civiles. Grande bataille et grand capitaine sont donc intimement liés,
le capitaine orchestrant la grande bataille, et celle-ci, en retour, le récompensant
en l’adoubant « grand capitaine » pour l’histoire. La célébrissime bataille de
Cannes, qui, paradoxalement, ne constitua pas une bataille décisive, est depuis
considérée comme le graal des stratèges et continue de fasciner. C’est elle qui
assit la légende d’Hannibal, tout comme Leuthen construisit celle de Frédéric,
Hattin celle de Saladin ou Blenheim celle de Malborough. De fait, rares sont les
grands capitaines auxquels on n’associe pas au moins une grande bataille, si ce
n’est deux ou même trois confrontations historiques. Seule différence entre les
uns et les autres : certains auront cumulé les exploits, réduisant ainsi dans l’esprit
du public le caractère singulier, et mythique, d’une bataille particulière. Ainsi
Gengis Khan, Tamerlan ou Nader Shah, qui évoluaient par ailleurs dans un
environnement stratégique privilégiant généralement le raid à grande échelle par
rapport à la bataille rangée décisive. Mais l’esthétique de la guerre, comme toute
esthétique, est conditionnée par les paramètres culturels.
La manière dont un grand capitaine va se jouer d’un adversaire souvent
supérieur numériquement ou dans une position théoriquement favorable est ce
qui constitue à proprement parler l’esthétique du chef-d’œuvre stratégique, qu’il
s’agisse d’une bataille rangée classique ou d’un autre type de confrontation.
Parmi d’autres, l’empereur byzantin Maurice met en avant cet impératif dans son
Strategikon (VIe siècle) : « Est bien avisé le général qui, avant d’entrer en
campagne, étudie soigneusement l’ennemi et se trouve à même de se protéger
contre les points forts dudit ennemi et de tirer avantage de ses faiblesses. » Les
généraux byzantins, tout particulièrement, devaient combattre des adversaires de
nature très diverse.
L’esthétique de guerre du grand capitaine est invariablement sobre, et sur ce
sujet, depuis Sun Tzu jusqu’à Frédéric, Napoléon et Clausewitz, stratégistes et
stratèges sont tous d’accord : la simplicité et l’économie en sont les maîtres
mots : « L’art de la guerre est comme tout ce qui est beau, il est simple. Les
mouvements les plus simples sont les meilleurs », dit Napoléon ; « En
stratégie », s’en fait l’écho Clausewitz, « tout est donc très simple, ce qui ne veut
pas dire très facile ». Le grand stratège cherche donc presque instinctivement les
combinaisons les plus simples, du fait que, en guerre, même ce qui paraît le plus
simple devient compliqué. La cause ? La friction, cette compagne de la guerre
qui génère des frottements imprévisibles en tous genres, à tous les niveaux et à
tous les instants, avec laquelle tout capitaine doit composer et qui fait qu’au
combat « tout est très simple, mais la chose la plus simple est difficile13 ». La
capacité qu’a un chef de guerre de composer avec cette friction inexorable et,
donc, de réduire ses effets, est l’une des qualités qui font un grand capitaine, là
où un commandant médiocre perd pied avec l’accumulation des imprévus, dont
ses incompétences contribuent à démultiplier les effets. Botero, dans son
étonnante analyse des grands capitaines, résume ainsi le phénomène dans des
termes plus sobres encore : « Ce qui compte tout particulièrement, c’est
l’ingéniosité et la vivacité d’esprit dont on fait preuve dans les imprévus, qui
assurent à la fois la victoire ou permettent d’éviter la ruine14. »
Dans son idéal, le grand capitaine vise à terrasser l’adversaire d’une manière
aussi totale et rédhibitoire que possible, tout en exposant au minimum ses
propres troupes. Du moins est-ce l’idéal vers lequel il tend et le fait qu’il
approche celui-ci détermine d’une certaine façon le niveau de son génie pour la
guerre. Sun Tzu estime que le summum de la stratégie est une victoire acquise
par l’intelligence, avec un déploiement minimal des forces effectives. Ainsi,
« capturer l’armée ennemie vaut mieux que de la détruire ; prendre intact un
bataillon, une compagnie ou une escouade de cinq hommes vaut mieux que de
les détruire ». Certes, tous les grands chefs de guerre n’adhèrent pas à cette
exigence de l’économie des forces. Giáp et Joukov n’hésitèrent pas à sacrifier
des millions d’hommes et de femmes dans le cadre de stratégies qui tablaient sur
l’abondance de ressources humaines censée compenser les déficiences dans
d’autres domaines. Chez Napoléon, l’économie suit le principe de la
concentration, qui forme la base du génie guerrier : « L’art de la guerre consiste,
avec une armée inférieure, à avoir toujours plus de forces que son ennemi sur le
point qu’on attaque ou sur le point qui est attaqué ; mais cet art ne s’apprend ni
dans les livres ni par habitude, c’est un tact de conduite, qui proprement
constitue le génie de la guerre. »
Plus généralement, l’esthétique de la simplicité débouche dans la pratique
sur des stratégies qui visent à positionner l’adversaire dans la situation la plus
défavorable possible, soit en l’induisant en erreur pour le surprendre, soit en le
fatiguant préalablement, soit en l’entraînant sur un terrain dangereux, soit en le
forçant à mal configurer ses troupes. Le grand chef de guerre a ses sens
constamment en éveil et il cherche à pousser l’ennemi à la faute avant
l’engagement décisif. Tout commence par le fameux « coup d’œil » dont parlent
nombre de penseurs militaires et de grands capitaines. Ainsi Frédéric le Grand
(Instructions militaires) : « Le coup d’œil, proprement dit, se réduit à deux
points. Le premier est d’avoir le talent de juger combien un terrain peut contenir
de troupes. C’est une habitude qu’on n’acquiert que par la pratique. Après avoir
marqué plusieurs camps, l’œil s’accoutumera bientôt à une dimension si précise,
que vous ne manquerez que de peu de chose dans vos estimations. L’autre talent,
beaucoup supérieur, est de savoir distinguer, au premier moment, tous les
avantages à tirer d’un terrain. On peut acquérir ce talent, pour peu qu’on soit né
avec un génie heureux pour la guerre. » Pour cet autre capitaine d’exception de
la seconde moitié du XVIIIe siècle, Alexandre Souvorov, le coup d’œil constitue la
première des qualités militaires, qui conditionne toutes les autres et permet de
« voir comment établir son camp, comment marcher, ou attaquer, poursuivre et
battre l’ennemi ».
Pour autant, il n’existe pas de portrait type du grand capitaine, et au-delà des
caractéristiques évoquées et de la permanence de cet insaisissable « génie
guerrier », ce qui fait le grand capitaine est aussi son originalité par rapport aux
autres grands chefs de guerre de l’histoire. Cette appréciation de Napoléon par
Jean Colin est à cet égard éclairante : « Ainsi, Napoléon possède au suprême
degré, et combinées intimement, les qualités qui font le grand homme de guerre,
audace, énergie, imagination. En cela, il ne se distingue pas des autres grands
généraux dont l’histoire fait mention : Annibal, César, Frédéric lui sont
comparables, et il prend rang parmi eux. Mais il est un trait de caractère, une
tendance de son esprit qui ne se rencontre pas aussi profondément marqué chez
ses rivaux de gloire ; c’est le besoin de systématiser, l’esprit de logique et de
méthode poussé aux dernières limites. Si merveilleuse que soit son aptitude à se
plier aux circonstances, à improviser les solutions les plus inattendues, on est
frappé par le côté systématique de ses pensées et de ses combinaisons… Il
occupe donc par son génie, mais surtout par l’époque où il a surgi, une situation
privilégiée parmi les grands hommes de guerre15. » Ce qui vaut pour Napoléon
est vrai pour tous les autres, et c’est bien l’intérêt d’un tel ouvrage que d’essayer
de mettre en valeur les qualités qui distinguent les uns et les autres de nos grands
capitaines.
Malgré tout, la tentation est grande d’essayer de dégager quelques principes
généraux, dont tous les grands capitaines auraient le secret. L’historien B.
H. Liddell Hart avait cru trouver la réponse dans ce qu’il désignait comme la
stratégie de l’« approche indirecte », concept séduisant mais trop réducteur et
qui, en fin de compte, ne tient pas face à la réalité complexe de la guerre.
Napoléon, plus subtilement et avant Liddell Hart, avait identifié quelques
principes directeurs que l’on retrouverait chez les grands chefs de guerre (tout en
insistant ailleurs sur la nécessité pour un général d’arriver sur le champ de
bataille sans système préconçu) : « Les principes de César ont été les mêmes que
ceux d’Alexandre et d’Hannibal : tenir ses forces réunies, n’être vulnérable sur
aucun point ; se porter avec rapidité sur les points importants, s’en rapporter aux
moyens moraux, à la réputation de ses armes, à la crainte qu’il inspirait, et aussi
aux moyens politiques pour maintenir dans la fidélité ses alliés, dans
l’obéissance les peuples conquis ; se donner toutes les chances possibles pour
s’assurer la victoire du champ de bataille ; pour cela faire, y réunir toutes ses
troupes. »
Ces principes, il est presque inutile de le souligner, constituaient bien
entendu l’ossature de la stratégie napoléonienne. Malgré tout, son propos
correspondait à une certaine réalité historique qui n’enlève rien à l’idée que le
propre du grand capitaine n’est pas d’appliquer certains principes mais de les
transcender dans le feu de l’action.
L’ÂGE CLASSIQUE
HÉROS TRAGIQUES ET CAPITAINES
DE LÉGENDE
Chapitre 1
L’émergence de la Macédoine
La percée d’Alexandre n’eût été possible sans l’énergie que déploya son
père, Philippe II, pour transformer la puissance de second rang qu’était la
Macédoine en une machine économique et militaire qui finit par dominer tout
l’espace grec. Philippe II, dont la mémoire vit dans l’ombre de son fils pour
l’éternité, fut lui aussi un très grand capitaine dont les exploits militaires ont été
quelque peu éclipsés par ses immenses talents de réformateur et d’organisateur
des armées. Philippe II fut d’une certaine façon le Gustave-Adolphe de
l’Antiquité et, comme le roi de Suède, vit son élan brisé net par sa mort subite
(dans son cas, par assassinat). Mais là où la disparition de Gustave-Adolphe mit
un terme à l’envolée de la Suède au XVIIe siècle, celle de Philippe servit de
tremplin à son fils et successeur qui non seulement reprit à son compte les
objectifs de son père mais les amplifia d’une manière qui défiait toutes les
normes de l’époque.
Si Philippe II ne put réaliser son objectif géostratégique, d’unifier la Grèce
aux dépens de la Perse, puis de contester à celle-ci l’hégémonie sur la région, il
réussit trois choses fondamentales : d’une part, avec l’exploitation des mines
d’argent, il créa un support économique susceptible d’entretenir une armée de
conquête sur la durée ; ensuite, il organisa cette armée et, à travers quelques
modestes transformations techniques et tactiques, en révolutionna la portée
stratégique ; enfin, il parvint à coaliser une portion de la Grèce d’une manière
qui lui fournit un rapport de forces suffisant pour que la Macédoine impose son
hégémonie sur une zone notoirement fragmentée et qui, jusque-là, était dominée
par Athènes et Sparte.
A l’époque des faits, vers le milieu du IVe siècle av. J.-C., la Grèce faisait
pâle figure face à l’immense Empire perse qui, lui, était unifié et omnipotent.
Certes, les Grecs avaient réussi à plusieurs reprises, au début du siècle, à
repousser les invasions perses, notoirement à Marathon, Salamine ou Platées,
mais ces authentiques exploits ne pouvaient masquer la réalité d’une profonde
asymétrie stratégique en faveur des Achéménides. Or, ces derniers régnaient en
maîtres sur une bonne portion de la masse eurasiatique, dont ils furent durant des
siècles la véritable plaque tournante. Sous l’impulsion d’une pléthore de très
grands généraux, Cyrus le Grand, Cambyse, Darius Ier et Xerxès, l’Empire
achéménide étendit ses frontières et consolida fermement son emprise sur les
régions conquises. Ce qui fait que l’Empire perse achéménide fut, avant la Chine
Qin (– 221 à – 206) et l’Inde des Maurya (– 321 à – 186), le premier des grands
empires territoriaux.
Face au monde grec fragmenté, les Perses s’appliquèrent à exploiter les
divergences entre les trois puissances qui se disputaient l’hégémonie, Athènes,
Thèbes et Sparte. Socrate, déjà, avait exhorté les peuples grecs à s’entendre,
faute de quoi ils risquaient de se faire engloutir par les guerriers perses, et la
perte de l’Asie Mineure constitua déjà un sérieux avertissement. Les
Achéménides s’étaient incrustés dans les affaires internes de la Grèce en
soutenant l’effort de Sparte lorsque celle-ci avait tenté d’imposer son hégémonie,
en vain. Après Sparte, qui elle-même avait contrecarré les plans d’Athènes,
Thèbes crut un moment qu’elle parviendrait à atteindre l’objectif suprême et,
grâce à un général de grand talent, Epaminondas, elle fut proche du but. Mais
une fois Epaminondas disparu – il fut tué au combat peu après sa victoire à
Mantinée (– 362), contre Sparte –, Thèbes dut elle aussi se résigner.
C’est alors qu’émergea un élément extérieur qui allait réussir là où tous les
autres avaient échoué : la Macédoine. L’homme providentiel, et futur roi de
Macédoine, Philippe, avait été otage de Thèbes durant sa phase ascendante et il
avait intelligemment sut mettre ces années de captivité à profit pour étudier de
près l’art de la guerre d’Epaminondas. Or ce dernier avait introduit une
innovation révolutionnaire en matière de tactique avec son ordre oblique et tant
Philippe qu’Alexandre appliqueront avec succès ses principes.
Une fois installé au pouvoir et une fois son appareil militaire sur pied,
Philippe s’invita à la table des grands et tenta à son tour de fédérer les cités
grecques. Mais face à cet étranger – les Macédoniens étaient considérés comme
à mi-chemin entre Grecs et Barbares –, les autres puissances restaient
circonspectes, pour ne pas dire hostiles. Malgré les efforts déployés par Philippe
pour trouver un arrangement à l’amiable avec Athènes, Thèbes et les autres cités,
le conflit armé était inévitable. C’est à Chéronée qu’allait avoir lieu le choc
décisif.
La bataille de Chéronée (– 338) est un événement important qui marqua
d’une certaine façon la fin de l’histoire de la Grèce des cités. C’est là que
Philippe II prit l’ascendant sur l’espace grec avec la défaite sans appel d’une
coalition réunie autour d’Athènes. Durant cette bataille, le jeune Alexandre joua
un rôle décisif en encerclant l’ennemi avec sa cavalerie, suite à une manœuvre
audacieuse. Après Chéronée, Philippe réunit les protagonistes qui formèrent ce
qu’on désignera plus tard comme la Ligue de Corinthe, à la tête de laquelle le roi
de Macédoine se voyait proclamé généralissime. Sparte, quant à elle, refusa
logiquement de se joindre à la coalition anti-Perse.
Une fois les cités grecques fédérées, l’objectif officiel de la Ligue consista à
laver l’affront commis par Xerxès plus d’un demi-siècle auparavant (– 490)
lorsqu’il avait réduit l’Acropole, symbole suprême de l’hellénisme, en poussière.
L’humiliation, le ressentiment sont souvent invoqués par les conquérants et tant
Hannibal que César, parmi d’autres, y auront également recours. En fait,
Philippe de Macédoine cherchait là un prétexte pour se lancer à la conquête de
l’Asie, ou tout au moins de l’Asie Mineure, considérée comme un pré carré grec.
Il faut dire que l’esprit du temps avait considérablement évolué quant aux
chances grecques face à l’ennemi ancestral. Un livre en particulier avait servi de
déclic : L’Anabase de Xénophon. L’Anabase, devenu depuis un classique de
l’historiographie gréco-latine, relatait l’aventure des 10 000 mercenaires grecs
qui, au service d’un prétendant perse au poste suprême, s’étaient retrouvés en
plein cœur de l’Empire perse (en l’an – 400), forcés à retraiter dans un
environnement hostile sous la conduite de l’homme qui allait raconter leur
histoire. Outre les qualités morales affichées par les soldats grecs, dont le haut
commandement avait été exterminé avant que Xénophon ne prenne les choses en
main, cette aventure illustrait la valeur des armées grecques au combat – cette
troupe s’était montrée l’égale de l’armée impériale sur son terrain – et, surtout, le
fait qu’un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d’hommes et de chevaux
pouvait survivre sur le terrain de l’adversaire.
Ce constat modifia dramatiquement la perspective géostratégique des uns et
des autres, y compris celle de Philippe de Macédoine et de son entourage, dont
faisait partie Aristote, qui connaissait parfaitement les écrits de Xénophon et
nourrissait apparemment un fort ressentiment à l’encontre de la Perse. Il mit en
germe une idée qui, quelques décennies auparavant, eût été impensable :
l’invasion de la Perse par une armée grecque. Jusque-là, les Grecs s’étaient
confinés dans une attitude résolument défensive dictée par les réalités d’un
rapport de forces qui leur était intrinsèquement défavorable. Et si les événements
allaient se bousculer avec l’assassinat de Philippe II à la fin de l’année – 336,
alors que se préparait l’invasion de l’Asie Mineure, cette idée était désormais
dans l’air du temps et déjà bien ancrée dans l’esprit de celui qui allait reprendre
le flambeau. Peut-être qu’Aristote, justement, avait su trouver les mots justes
pour convaincre son protégé qu’il pourrait entreprendre une telle aventure.
Prise de pouvoir d’Alexandre
C’est que la guerre prend avec la Macédoine une tout autre tournure : il ne
s’agit plus de vaincre un adversaire politique en usant de moyens proportionnels
aux objectifs mais d’anéantir l’ennemi, de l’annihiler et de s’emparer de tout ce
qu’il possède. Comme toute révolution géopolitique, celle-ci vise à faire
exploser le statu quo. On ne désire plus simplement réajuster celui-ci afin de
modifier les rapports de forces en son sein, on cherche à le détruire, à en détruire
le corps et les membres, les principes et les mécanismes pour construire autre
chose. Hannibal ou Frédéric le Grand ne sont pas, en ce sens, des
révolutionnaires, alors que César, Gengis et Napoléon cherchent à renverser
l’ordre du monde. Et chaque fois qu’une telle révolution est en germe, elle en
appelle à la même stratégie, celle que les Allemands désigneront au XIXe siècle
sous le terme de Vernichtungsstrategie, soit la stratégie d’anéantissement, qui à
son tour engendre la guerre totale.
Avec Philippe et Alexandre se développe donc pour la première fois de
l’histoire un art de la guerre fondé sur une stratégie d’anéantissement. Les
Occidentaux ne seront pas, contrairement à une idée répandue par des historiens
tels que Victor Davis Hanson, les seuls à pratiquer ce type de guerre puisque les
Turco-Mongols, entre autres, feront de même. Mais un art de la guerre
typiquement occidental prend alors forme, qui table à la fois sur le choc, la
masse, et donc le combat rapproché avec lances, piques et épées, et qui surtout
pousse la violence jusqu’à son paroxysme. Jusque-là, la bataille décisive
conduisait généralement les partis en guerre à négocier une paix, les troupes
rentraient chez elles et la vie reprenait son cours. Avec Alexandre, au contraire,
chaque bataille en appelle une autre, jusqu’à ce que l’ennemi soit totalement
détruit, militairement, politiquement, physiquement même. Rome, notamment,
reprendra à son compte cette stratégie et les tactiques qui la servent et elle
poussera la logique jusqu’à son point culminant en rasant Carthage lors de la
troisième guerre punique (– 149 à – 146).
Jusqu’à l’avènement de l’arme à feu, aux XVIe-XVIIe siècles, l’art de la guerre
occidental trouvera ses variantes principalement par la manière dont sont répartis
et utilisés les fantassins et les cavaliers. Là où Rome, par exemple, privilégiera
l’infanterie ou les armées médiévales la cavalerie, Alexandre préfère quant à lui
un équilibre tactique entre les deux armes. Et, avec la conquête de la Perse, il
mettra fin à une pratique qui, jusque-là, avait fait partie intégrante de la bataille
antique : l’usage du char. On ne retrouvera celui-ci en fin de compte que
beaucoup plus tard, avec la Première Guerre mondiale et la mécanisation.
Hormis quelques rares exceptions, comme l’Angleterre dans le cadre de la
guerre de Cent Ans, l’archer restera le parent pauvre des armées occidentales,
alors qu’il est le pilier des armées iraniennes (Parthes et Sarmates), turques et
mongoles, et un élément essentiel des armées perses, arabes ou encore chinoises
et japonaises. Du reste, Alexandre, comme d’autres après lui, emploiera des
archers auxiliaires recrutés pour la plupart auprès de peuples étrangers (les
Anglais feront de même avec les Gallois), le maniement de l’arc réclamant par
ailleurs un apprentissage qui dépasse en temps toutes les autres activités
combattantes. C’est pourquoi les peuples nomades chez qui la chasse est une
extension de la guerre constitueront logiquement des armées d’archers, ou plus
exactement de cavaliers-archers, là où les peuples agraires produiront surtout des
fantassins et les sociétés aristocratiques des cavaliers maniant lance et épée.
L’invention de l’étrier, qui intervient après la chute de Rome, remettra le cheval
sur le devant de la scène, après son éclipse relative durant l’époque où la légion
romaine règne en maître sur l’Europe et la Méditerranée.
Sans entrer dans trop de détails, l’armée macédonienne dispose à sa base
d’un triumvirat composé d’une infanterie lourde, la phalange, de troupes légères,
les hypaspistai, et d’une cavalerie lourde, au sein de laquelle combat Alexandre.
D’autres troupes auxiliaires, comme la cavalerie légère, les frondeurs – chargés
de harceler l’ennemi –, les lanceurs de javelot et les archers complètent
l’ensemble, ainsi que les spécialistes des sièges. La principale particularité de la
phalange macédonienne, par rapport aux autres infanteries grecques, est l’usage
de piques longues, les sarissai. D’une longueur de 6 mètres, contre 2,5 mètres
pour les lances hoplites traditionnelles, et d’un poids extrêmement élevé, 7 kilos
environ, qui réclame l’usage des deux mains, les sarissai permettent aux cinq
premiers rangs, plutôt que trois précédemment, d’exploiter la pique lors du choc
initial. Avec sa sarissa, plus le bouclier (allégé), l’épée et les autres protections,
le phalangiste doit faire preuve, avant tout, de force musculaire et de résistance.
Face à des soldats plus légers et donc plus mobiles, sa supériorité vient de sa
discipline de groupe et de la coordination des hommes et des unités. La cavalerie
lourde est une arme de choc dont la mission est d’enfoncer le corps de
l’adversaire. A cet effet, le cavalier dispose d’une épée et d’une lance. Sans
étriers, il n’a pas l’assise qui nous est familière depuis le Moyen Age, avec les
joutes de chevaliers bien campés sur leur monture. Si le bronze est encore utilisé
pour certaines protections, les armes sont, au moins partiellement, en fer. Et si
les progrès métallurgiques en sont à leurs balbutiements, ces armes sont létales,
relativement solides et durables, bien que vulnérables à l’oxydation.
Les combats durent peu de temps, quelques heures tout au plus, mais leur
intensité est très élevée, des centaines, voire des milliers de soldats pouvant
trouver la mort en l’espace de quelques heures, lors du choc frontal mais aussi
lorsqu’une armée plie soudainement avant de se désintégrer. Dans ce contexte où
les armées s’affrontent sur un espace réduit, où elles entrent en contact l’une
avec l’autre dans une mêlée, et où tout peut se jouer sur un choix tactique pris
dans l’urgence, le coup d’œil du général en chef, sa capacité à prendre
rapidement une décision et la capacité de ses troupes à comprendre le sens de ses
ordres et d’en prendre acte constituent les éléments primordiaux qui déterminent
l’issue de la confrontation. Souvent, le sort d’une bataille se joue en l’espace
d’un instant, lorsque s’ouvre une brèche par exemple.
Si le temps, VIe et Ve siècles, où le général combattait au front avec son
infanterie est révolu – souvent, il tombait au combat –, il n’en demeure pas
moins que celui-ci, désormais, doit se tenir en retrait pour voir l’ensemble du
théâtre, tout en s’activant au sein des troupes pour donner ses ordres
instantanément et exhorter ses hommes. Mieux protégé que dans les siècles
passés par sa garde rapprochée, le commandant en chef reste tout de même
relativement vulnérable, surtout face aux traits ennemis. A diverses reprises,
Alexandre va frôler la mort et il subira plusieurs blessures au combat.
A la base, la phalange macédonienne est composée de soldats-citoyens
professionnalisés et rémunérés. La cavalerie est constituée d’aristocrates. Hormis
la Macédoine, les villes grecques fournissent leurs lots de soldats, et l’ensemble
est complété par des troupes de mercenaires aux origines diverses, souvent
choisies pour leurs spécificités et leurs spécialités, comme la cavalerie
thessalienne. Comme pour toute aventure impériale, Alexandre devra fournir à
ces hommes une source de motivation à la fois rationnelle, passionnelle et
sentimentale, tout en leur transmettant sa soif de conquête. L’enchaînement des
succès militaires initiaux va singulièrement nourrir cette motivation, mais celle-
ci va considérablement s’affaiblir à mesure que l’armée s’éloignera de ses bases
sans que ses hommes sachent quand et si l’aventure touchera à son terme.
Préliminaires à la conquête
Mais revenons aux débuts de l’épopée. Après avoir réaffirmé la mission de
la Ligue de Corinthe, suite à la destruction de Thèbes, Alexandre pouvait donc
entamer ses conquêtes avec pour premier objectif la récupération des territoires
grecs d’Asie Mineure. Mais avant de passer sur l’autre continent, Alexandre dut
réduire la zone séparant les territoires macédoniens de l’Asie, soit la région que
l’on connaît comme celle des Balkans, et plus spécifiquement celle occupée
aujourd’hui par la Bulgarie et la Turquie. Habités par des peuples belliqueux et
jaloux de leur indépendance comprenant les Thraces et des Celtes, les Balkans
posaient, comme aujourd’hui, un défi aux armées classiques conçues pour des
batailles rangées.
Alors que ses troupes tentaient de franchir un passage montagneux
incontournable, l’ennemi organisait une embuscade sur un terrain propice à ce
genre d’opération. Toutefois, Alexandre ne se laissa pas surprendre, prouvant
qu’il savait aussi composer avec toutes sortes de situations. Il dispersa
200 archers sur les flancs de la montagne avant d’envoyer ses fantassins forcer le
passage, lui-même restant en retrait pour bien sonder la situation. Au bout du
compte, l’ennemi se fit surprendre par une armée décidée, protégée par le feu
des archers et qui désormais pouvait projeter toute sa masse sur le point
d’impact. Le verrou sautait, les Thraces subissant là des pertes – peut-être
1 500 hommes – disproportionnées pour ce type de combat. Alexandre réitérait
sa détermination à réduire toute espèce de résistance en effectuant un coup de
main audacieux en pleine nuit contre une île du Danube au sein de laquelle une
armée potentiellement hostile se fit surprendre sans pouvoir répondre. Dissuadés
de résister face à un ennemi qui semblait invincible, les peuples balkaniques
n’offrirent plus aucune opposition. Ses voies de communication arrière
sécurisées, Alexandre put enfin entamer sa campagne. Au printemps 334, il
franchissait l’Hellespont. Le sort en était jeté. La réponse de la Perse n’allait pas
tarder à se faire attendre.
Le destin de la Perse était entre les mains d’un homme au nom prestigieux :
Darius. Troisième du nom, Darius était officiellement « Roi des rois », titre
spécifiquement perse que l’on retrouvera au cours des siècles avec les diverses
dynasties qui se proclameront les héritières des Achéménides, et qui reflétait
l’organisation politique du pays. Darius présidait un vaste empire organisé selon
un système régional de satrapies qui, si elles maintenaient un certain degré
d’autonomie, tombait sous l’autorité suprême du Roi des rois, dont la légitimité
était la fois politique et religieuse. D’ailleurs, c’était surtout dans sa dimension
spirituelle que le Roi des rois aspirait à l’universalité, quand, sur un plan
politico-administratif, cette autorité était en quelque sorte partagée. C’est en
Perse qu’était née la première des religions monothéistes, le zoroastrisme, et
avec elle l’idée d’imperium universel. Un peu plus tard, Alexandre, qui dans sa
métamorphose culturelle et spirituelle allait rendre ses compatriotes si perplexes,
exprimera le plus profond de son être dans cet universalisme conquérant nourri
au préalable par sa passion, transmise par Aristote, pour L’Iliade (il ne se
séparait jamais de son volume annoté par celui qui avait été durant trois ans son
tuteur). Cette mutation fondamentale greffée sur la structure d’un Empire
oriental, ou perçu comme tel, définira pour des siècles l’essence de la civilisation
occidentale et sa double vocation impérialiste et universaliste, qui se perpétuera
sous diverses formes jusqu’au XXe siècle2.
L’empire des Achéménides avait une tête et un corps mais les parties de ce
corps pouvaient potentiellement se détacher du tout et survivre de manière
autonome. Ce n’était donc pas le type de structure impériale que les Espagnols
trouveront en Amérique au XVIe siècle chez les Aztèques et les Incas où, une fois
la tête tranchée, l’édifice s’effondrait de lui-même. Cette caractéristique propre
au système impérial perse déterminera la nature de la guerre dans laquelle va
s’engager Alexandre qui, préalablement, avait investi beaucoup d’énergie pour
s’informer sur la nature de la structure contre laquelle il avait décidé de lancer
ses armées.
A la suite de son père, Alexandre avait pourvu son armée d’une structure
organisationnelle et logistique de première qualité. De manière générale, l’armée
macédonienne avait été conçue par Philippe pour se déplacer rapidement, avec le
moins de bagages possible. Chaque homme transportait son (lourd) barda et des
équipes de reconnaissance se déplaçaient devant le gros des troupes pour assurer
le ravitaillement sur un rayon de 100 kilomètres, souvent par coercition des
potentats locaux, dont il était exigé qu’ils organisent des dépôts de nourriture.
Ainsi, l’armée pouvait aller d’un dépôt à un autre sans se soucier des magasins à
l’arrière et se déplacer à grande vitesse et sur de grandes distances. Le plus gros
problème, surtout dans les zones arides, était l’approvisionnement en eau. Au
siège de Gaza, par exemple, Alexandre fut contraint de faire acheminer des
tonnes d’eau pour soutenir l’effort, qui dura deux mois. On étudiait de près les
possibilités de ravitaillement sur le terrain et à partir de là étaient déterminés les
quantités de vivres et d’eau à acheminer par magasins. Dans la mesure où les
armées macédoniennes comptaient des dizaines de milliers d’hommes et de
chevaux, le problème de la logistique était complexe, et dans ce domaine
Alexandre ne laissait rien au hasard. En la matière, ses exploits, bien que moins
spectaculaires que ceux accomplis dans le feu de l’action, n’en sont pas moins
remarquables. Parmi bien d’autres exemples, le Romain Crassus ou le roi de
Jérusalem, Guy de Lusignan, dont nous reparlerons plus loin, subirent des
défaites retentissantes du fait qu’ils n’avaient pas su prendre la mesure de cette
dimension fondamentale de la guerre…
Bataille du Granique
C’est Rome qui déclencha ouvertement les hostilités. Le prétexte fut la prise
de Saguntum en Espagne (Sagonte, dans le Valenciennois) par Hannibal. La ville
se trouvait en deçà, au sud, de la frontière définie par des accords conclus
quelques années plus tôt par Hasdrubal comme étant hors limite pour les
Carthaginois, cette frontière étant constituée par un fleuve du nord de l’Espagne,
l’Ebre. Donc, d’après ces accords, Hannibal n’était pas à proprement parler en
infraction. Mais Saguntum avait noué une alliance plus ou moins formelle avec
Rome et cette dernière jugea que cette action constituait une provocation et que
cela était suffisant pour réagir, ce qu’elle s’empressa de faire. La paix entre les
deux superpuissances avait duré vingt-trois ans.
Les deux armées étaient singulièrement différentes l’une de l’autre. L’armée
romaine était une armée citoyenne, qui s’articulait autour de son infanterie
lourde, la fameuse légion. C’était une armée homogène, solide, qui avançait en
silence, dont la puissance provenait de sa masse, de la discipline et de la
cohésion de ses troupes. Par bien des aspects, elle annonçait les armées
modernes que nous connaissons aujourd’hui et elle fut effectivement le modèle
prôné par les stratégistes de la renaissance militaire des XVIe-XVIIe siècles, à
commencer par Machiavel. Rome avait innové par rapport à la phalange
macédonienne en donnant plus d’espace et de souplesse aux formations, dont les
rangs étaient donc moins serrés. Ce système, dit « manipulaire », permettait
d’exploiter la formation sur trois rangs ou chaque rang successif suppléait au
précédent. Ainsi, les soldats les moins expérimentés, les hastati ou hastats,
étaient placés devant, les principes, beaucoup plus aguerris, derrière eux, l’élite,
les triarii ou triaires, en dernier recours, d’où l’expression « Res ad triaro
rediit » (« On en était arrivé aux triarii ») signifiant combien le combat avait été
dur. Les deux premiers rangs étaient armés de glaives espagnols et de pilum
(javelots courts) alors que les triarii avaient une lance longue au lieu du pilum.
Une légion comptait à cette époque 1 200 vélites (infanterie légère), le même
nombre de hastati et de principes, et moitié moins de triarii, soit 4 200 hommes.
Un élément, souvent oublié ou mal perçu par les historiens de l’Antiquité qui
ne disposaient pas des données qui sont aujourd’hui en notre possession, tient au
dynamisme démographique de Rome. Beaucoup plus peuplée que Carthage, elle
disposait d’une réserve en hommes quasiment inépuisable qui lui conférait un
énorme avantage dans le cadre d’un conflit prolongé et d’une guerre d’usure,
d’autant plus que c’était une armée de fantassins, les troupes d’infanterie étant
notoirement plus faciles à préparer et à entraîner que les unités de cavalerie ou
que les archers et frondeurs. Nous verrons que ce facteur pèsera lourd dans la
balance de ce conflit.
Cette armée, d’une certaine façon, était supérieure à son haut
commandement, et il n’est pas exagéré de dire qu’elle compensait souvent par la
qualité de ses troupes un certain déficit de la part de ses généraux. Pratiquement
invincible dès lors qu’elle disposait d’un capitaine de talent à la barre, cette
armée restait pugnace et redoutable aux mains des nombreux consuls,
proconsuls, puis empereurs qui se succédèrent à sa tête aux cours des siècles. Au
regard de sa longue et glorieuse histoire – ponctuée, il est vrai, de quelques
sérieux revers –, il est significatif de constater combien est courte la liste des
grands capitaines qui lui sont associés. En résumé, la légion romaine privilégiait
le soldat et l’encadrement alors que son haut commandement, s’il était
généralement plutôt bon, était rarement extraordinaire.
Tout autre était l’armée carthaginoise, et chez elle la qualité du
commandement suprême était primordiale. Si la légion s’était spécialisée dans
un type particulier de soldats, l’armée carthaginoise était au contraire une
mosaïque de spécialistes en tous genres : fantassins ibériques, frondeurs
baléariques, cavaliers numides, pour citer les plus emblématiques. Le corps de
son infanterie était basé sur la phalange macédonienne et, comme chez
Alexandre, elle comptait sur la qualité de sa cavalerie pour forcer la décision.
Carthage ne bénéficiant pas de ressources humaines illimitées, son appareil
militaire reposait sur un encadrement carthaginois qui entourait des troupes
hétéroclites, multilingues et multiculturelles. Pour autant, ce système, dès lors
qu’il fonctionnait à plein régime, pouvait se révéler redoutable, et avec des
généraux comme Hamilcar et, surtout, Hannibal, il était foncièrement supérieur à
l’armée romaine dans la mesure où les options stratégiques qu’il offrait étaient
plus nombreuses et intéressantes que du côté romain. Le principal talon
d’Achille de cette armée était celui qui frappe toutes les armées mercenaires –
que dénoncera avec virulence Machiavel –, à savoir une grande difficulté à
contrôler et à gérer l’ensemble et le risque de séditions, de rébellions, de
désertions. La révolte des Mercenaires qui avait frappé Carthage après la
première guerre punique en était la meilleure illustration. Les mercenaires étant
par définition des professionnels de la guerre, ils sont notoirement difficiles à
gérer en temps de paix ou lorsque les combats sont trop espacés. Les Romains
sauront exploiter cette faiblesse.
La guerre éclair
Bataille de la Trébie
La bataille suivante eut lieu dans un tout autre contexte. Suivant la tradition,
l’armée romaine était conduite par deux nouveaux consuls, Cnaeus Servilius
Geminus et Caius Flaminius. C’est ce dernier qu’Hannibal allait affronter sur les
rives du lac Trasimène, à l’ouest de Pérouse, en Ombrie, au printemps ou au
début de l’été – 217, à une date incertaine qu’Ovide a arrêtée au 22 juin. Contre
toute attente, Hannibal avait une nouvelle fois poussé ses troupes au bout de
l’effort et son armée avait passé les Apennins et d’autres obstacles à une vitesse
défiant la raison, dans des conditions météorologiques difficiles. Hannibal avait
lui-même contracté une infection à l’œil qui allait le laisser borgne et qui
l’obligea, un temps, à se déplacer sur une litière montée sur le dernier éléphant
ayant survécu à la campagne. Ces efforts furent payants et ils lui permirent de
dicter les termes de l’engagement, face à un Flaminius dépassé par l’événement.
Après avoir reposé ses troupes et prospecté la zone pour trouver du fourrage,
Hannibal s’était projeté brusquement vers le sud dans l’espoir que Flaminius le
suivrait. Informé du caractère impétueux de son adversaire, il chercha à le
pousser à la faute et l’occasion se présenta au lac Trasimène, où il avait attiré
l’ennemi.
Le consul avait négligemment disposé ses troupes au bord du rivage nord du
lac. Hannibal avait placé les siennes sur les hauteurs, au nord lui aussi, face au
lac mais sans que, grâce au brouillard épais qui recouvrait les collines,
l’adversaire ait pu s’en rendre compte. Encore une fois, Hannibal était parvenu à
surprendre l’ennemi avec son dispositif, et pour le coup, il avait réussi à le faire
avec l’ensemble de son armée. Ainsi, sans même qu’il le sache, Flaminius était
pris en sandwich entre le lac et l’armée carthaginoise. Inconscient du danger
imminent, il n’avait même pas encore pris soin de ranger ses troupes en ordre de
bataille.
Alors que, vraisemblablement, un tremblement de terre secouait la région,
Hannibal lançait ses troupes. Ce jour-là, il avait choisi de mettre les Gaulois, ses
troupes les moins fiables, à contribution et ce furent eux qui connurent le plus
grand nombre de pertes. Au total, 1 500 à 2 000 soldats tombèrent ce jour-là côté
carthaginois, les Romains enregistrant dix fois plus de tués et disparus. Les
Gaulois, avec leurs longues chevelures, leurs barbes et leurs torses nus,
représentaient pour les Romains la quintessence du guerrier sauvage et
l’antithèse du soldat latin policé et froid. Mal armés – ils disposaient d’armes de
fortune, parfois uniquement des gourdins, la plupart du temps des boucliers en
bois et des épées de qualité inférieure – et indisciplinés, les Gaulois étaient,
comme les éléphants, une arme de choc destinée avant tout à jeter l’effroi parmi
les troupes ennemies mais dont il était difficile de contrôler les mouvements et
les réactions. Ce jour-là, Hannibal avait pressenti que l’impact psychologique
généré par l’apparition soudaine de ces hordes incontrôlables pourrait
conditionner tout l’affrontement, et ce fut effectivement ce qui se produisit.
De fait, la bataille, désastreuse pour les Romains, n’en avait pas vraiment été
une du fait qu’à la première offensive, les légionnaires avaient cédé à la panique,
nombre d’entre eux s’étant jeté dans le lac pour échapper à l’ennemi. Flaminius
trouva lui-même la mort de manière ignominieuse : une fois sa tête tranchée, un
guerrier celte s’en empara comme trophée12.
A Rome, ce fut encore une fois la stupeur, d’autant que la défaite avait été
encore plus écrasante qu’à la Trébie. Certes, on blâma Flaminius pour cet échec,
et l’intéressé ayant disparu, il ne put pas défendre son action auprès du Sénat,
mais il était évident que les troupes romaines avaient failli.
Des deux côtés, la bataille de Trasimène apporta des changements
importants : politiques chez les Romains, militaires chez les Carthaginois.
Généralement, ce sont les vaincus qui repensent la guerre, et dans ce domaine,
Hannibal est une exception notable. Durant la trêve hivernale, il reconsidéra tout
son schéma tactique et, s’éloignant du modèle macédonien de la phalange,
adopta celui des manipules de son adversaire. Si l’on considère que jusque-là,
son système avait produit deux grandes victoires, le fait est remarquable et peut-
être unique dans l’histoire. Ayant récupéré un arsenal considérable sur le champ
de bataille, où les légionnaires avaient abandonné leurs armes, Hannibal
disposait de surcroît du matériel adéquat pour modifier sa méthode.
A Rome, les décisions furent politiques plutôt que militaires, avec la
nomination d’un dictateur, Quintus Fabius, investi des pleins pouvoirs, qui avait
préalablement alerté Flaminius des dangers posés par une confrontation directe
avec Hannibal. Fabius adopta une stratégie dilatoire – d’où son surnom,
Cunctator, « le Temporisateur » – qui le fit suivre l’armée d’Hannibal à travers
l’Italie dans l’espoir qu’elle se fatigue et finisse par manquer
d’approvisionnement. Dans le même temps, Rome tâchait de couper ses lignes
de communication avec l’Espagne et l’Afrique du Nord. Hannibal, contraint au
mouvement perpétuel pour nourrir ses troupes et ses chevaux, se voyait
vulnérabilisé. Enfin, une opportunité se présenta à Fabius, et il coinça
l’adversaire dans un défilé dont il semblait impossible qu’il puisse s’extraire.
Mais c’est là que, une fois encore, Hannibal exprima tout son génie, usant
d’un stratagème particulièrement ingénieux. L’armée était accompagnée d’un
gros troupeau de bœufs. Hannibal fit attacher des torches à leurs cornes et les fit
allumer une fois la nuit tombée. Puis, il dépêcha un petit groupe de lanceurs de
javelots sur la crête de la montagne avec les bœufs, ce qui eut pour effet d’attirer
l’ennemi en ce lieu, celui-ci étant persuadé qu’il s’agissait de l’armée qui tentait
de s’échapper. Les Romains tombèrent la tête la première dans le piège qui leur
était tendu. La voie étant désormais libre, la colonne pouvait s’engager dans le
défilé alors que les bœufs et les lanceurs de javelots faisaient diversion. L’armée
carthaginoise sortit sans encombre de la montagne, Hannibal dépêcha le
lendemain un corps expéditionnaire pour extirper les lanceurs de javelots de leur
position, démontrant à cette occasion l’attachement qu’il portait à ses hommes.
Bien qu’ayant sacrifié ses bovins, Hannibal était parvenu, contre toute
attente, à sauver ses troupes, ainsi que ses chevaux et les bagages. Fabius,
humilié de la plus effroyable manière par ce camouflet, avait perdu là une
occasion unique de coincer l’adversaire. Rappelé à Rome, raillé de s’être laissé
berner de la sorte, on lui reprocha son manque d’agressivité. Dépouillé de son
commandement suprême, qu’il dut désormais partager avec son ancien
subordonné, Minucius, il se racheta en sauvant celui-ci du piège dans lequel
Hannibal avait réussi à l’attirer. Plus tard, au vu de la défaite de Carthage, les
historiens latins se montreront généreux vis-à-vis de sa stratégie de
temporisation.
A Fabius succédèrent à nouveau deux consuls qui, après avoir fait leur
temps, et repris à leur compte la stratégie dilatoire, furent à leur tour remplacés
par Paul Emile (Lucius Aemilius Paullus) et Varron (Caius Terentius Varro),
dont les noms restent attachés à jamais à la légende d’Hannibal, tout comme
celui de Cannes, où le Carthaginois se retrouva, non par hasard mais parce que
l’armée romaine y disposait d’un gros dépôt de blé dont il s’empara sans coup
férir.
Suite aux échecs précédents, Rome avait levé une armée importante, soit huit
légions, chiffre jamais atteint jusque-là. En tout, Paul Emile et Varron
disposaient de 86 000 hommes environ, avec leurs alliés, dont 6 000 cavaliers.
Les deux généraux étaient sur le théâtre, ainsi que les deux consuls qui les
avaient précédés, Servilius et Attilius, qu’on allait placer au centre du dispositif.
Paul Emile commandait la droite, Varron la gauche. Le système de rotation
quotidienne du commandement entre les deux consuls tombait ce jour-là sur
Varron, qui, de facto, était donc généralissime, au grand dam de Paul Emile,
contraint, selon la règle, de suivre ses ordres. De ce fait, la réputation du second
sera plus ou moins préservée par les générations suivantes, au contraire de
Varron, qui se verra, comme Flaminius, sévèrement jugé par l’historiographie
antique.
Hannibal était bien entouré, Hasdrubal, Magon et Hannon, ses meilleurs
généraux, étant présents sur le théâtre. Avec 40 000 fantassins et
10 000 cavaliers, il rendait 36 000 hommes à l’adversaire, handicap considérable
dans une bataille rangée. Il choisit de se placer au centre avec Magon, son frère
cadet, mit Hannon sur sa droite avec la cavalerie numide et Hasdrubal de l’autre
côté avec des cavaliers ibériques et gaulois. L’infanterie lourde, composée de
diverses nations, tenait le centre. Les fantassins espagnols et gaulois étaient au
milieu, les Africains – Libyens et Carthaginois –, soit l’élite de l’infanterie, sur
les flancs. Devant le dispositif, les frondeurs baléariques et autres troupes légères
devaient harceler l’ennemi avant que ne s’engage la mêlée. Hannibal désirait
opérer un encerclement total de l’adversaire, suivi de l’annihilation physique de
l’armée. La plaine, traversée par un fleuve, l’Ofanto (Aufide), sur la rive droite
duquel eut vraisemblablement lieu l’affrontement, offrait des possibilités aux
mouvements de cavalerie, un élément qui avait inquiété Paul Emile mais pas
Varron. Un fort vent soufflait sur la plaine, dans le dos de l’armée carthaginoise,
donc plutôt favorable à celle-ci.
A quoi ressemble le théâtre ? La vision, tout d’abord, est impressionnante :
près de 140 000 hommes s’apprêtent à en découdre sur cette immense plaine au
bout de laquelle on peut apercevoir la mer Adriatique. Varron a décidé de
resserrer les rangs de son armée et de l’approfondir : celle-ci ressemble à un
immense rectangle flanqué de deux carrés – les unités de cavalerie. En face,
l’armée d’Hannibal prend la forme d’un immense arc à double courbure avec un
centre qui se projette vers l’avant, comme un gros estomac. Et de fait, ce centre
est bien le ventre mou de l’armée carthaginoise contre lequel la légion romaine
va s’enfoncer. La cavalerie lourde ibéro-gauloise constitue pour Hannibal le
point de contact vital qui doit déterminer la direction du combat, et c’est elle qui
doit faire basculer les événements en chargeant l’aile droite romaine, où se
trouve Paul Emile.
Face à une cavalerie numériquement inférieure, Hasdrubal s’acquitte de sa
tâche alors qu’au même moment les cavaliers numides contiennent l’autre
cavalerie sur le versant opposé. Au centre, les Gaulois et les Espagnols ne font
pas le poids face à la masse romaine, qui les repousse aisément. Ce mouvement a
pour effet d’entraîner l’ensemble du « rectangle » romain qui se voit comme
aspiré irrémédiablement vers l’intérieur. A ce moment, la victoire de l’armée
romaine semble imminente tant le recul de l’ennemi paraît inexorable. Mais le
semblant d’anarchie qui caractérise le combat gaulois insuffle à ses soldats une
résistance morale au-dessus de la norme et les hommes, même s’ils reculent, ne
cèdent pas à la panique. L’intensité du combat au corps à corps, avec le
maniement d’armes lourdes, entraîne rapidement la fatigue et il ne faut pas
longtemps pour que tous ces hommes commencent à s’épuiser. C’est là que,
brusquement, tout va basculer.
L’aile droite romaine en déroute, Hasdrubal se projette de l’autre côté du
théâtre où, avec l’ensemble de la cavalerie, il écrase cette fois l’aile gauche. Sur
les flancs, l’infanterie africaine se met en action et se rue sur la légion alors que
les cavaliers, désormais sans opposition, enfoncent l’arrière romain. La légion,
totalement écrasée sur elle-même, a perdu la flexibilité qui, théoriquement, fait
sa force. Incapable d’avancer désormais, harcelée sur les flancs et attaquée sur
l’arrière, l’armée romaine est prise dans un étau qui se referme inexorablement et
dont elle ne pourra jamais s’extraire. La suite est prévisible, avec la panique
générale qui annonce la déroute la plus totale. Paul Emile, qui voulait éviter la
bataille rangée, meurt les armes à la main quand Varron s’enfuit vers Rome, où il
recevra les honneurs (on loue son agressivité).
Comment expliquer une telle débâcle ? Ardant du Picq voit là l’ultime
exemple de la précédence du facteur moral sur l’élément purement physique :
« Il semble que, par leur masse elle-même, les Romains devaient opposer une
résistance impossible à vaincre, et qu’après avoir laissé l’ennemi s’user contre
elle, cette masse n’avait qu’à se défendre pour repousser comme paille les
assaillants. […] La pression physique était peu de chose ; les rangs qu’ils
combattaient n’avaient pas la moitié de l’épaisseur des leurs. La pression morale
était énorme. L’inquiétude puis l’épouvante les prirent ; les premiers rangs,
fatigués ou blessés, veulent se retirer ; mais les derniers rangs effarés reculent,
lâchent pied et viennent tourbillonner dans l’intérieur du triangle ; démoralisés,
ne se sentant point soutenus, les rangs engagés les suivent, et la masse sans ordre
se laisse égorger13. »
Pour les Romains, c’est là une catastrophe sans précédent, bien pire encore
que les défaites de la Trébie et de Trasimène. Tout, à ce moment, indique
l’imminence de la défaite de Rome et le triomphe de Carthage. Pourtant, cette
immense victoire militaire annonce un nouveau tournant dans la guerre, qui
débouchera sur le scénario le plus improbable. Au cœur de l’événement, une
question qui obsède historiens et observateurs depuis plus de vingt-deux siècles :
pourquoi Hannibal ne tente-t-il pas alors de s’emparer de Rome ? De fait, au vu
du dénouement du conflit, la décision d’Hannibal défie la logique et jamais plus
il ne se trouvera si près de gagner la guerre.
Ici, chacun jugera par soi-même. Pour notre part, la réponse tient à
l’explication la plus simple qui soit : avec une armée épuisée par la bataille, la
perspective d’un nouveau combat pour la ville de Rome lui parut peut-être
prématurée. Après tant de succès, Hannibal était en droit de penser que la
victoire finale viendrait en temps et en heure et qu’une fois prise sa décision d’en
finir une fois pour toutes avec l’adversaire, le succès lui était acquis. Et au
moment des faits, rien n’indiquait qu’il pourrait en être autrement.
Pourtant, ce fut bien là l’opportunité qu’il fallait saisir car, défiant la logique
et sa propre situation, Rome refusa de rendre les armes. Cette fois, on adopta
résolument la stratégie dilatoire initialement mise en œuvre par Fabius. Celle-ci
déboucha sur une guerre d’usure qui perdura treize longues années, durant
lesquelles Rome se révéla trop faible pour vaincre Hannibal mais suffisamment
forte pour lui résister. Au bout du compte, elle trouva l’homme providentiel :
Scipion, le futur « Africain » qui, présent sur le théâtre lors de la débâcle de
Cannes, se fixa de manière obsessionnelle sur son adversaire jusqu’à s’en
imprégner au point de pouvoir renverser sa stratégie contre lui. Scipion comprit
qu’il lui fallait porter la guerre chez l’ennemi, et c’est ainsi qu’à Zama (Tunisie),
après avoir réussi à soutirer le soutien d’un potentat numide, il prit l’ascendant
sur Hannibal lors d’une bataille longtemps indécise mais finalement décisive,
qui déboucha sur une victoire sans appel de Rome, annonciatrice de la
disparition de Carthage.
Hannibal fut lui-même contraint à long exil et, sa liberté menacée, il
préférera mettre fin à ses jours plutôt que de subir le joug de l’ennemi. Si
l’homme a disparu, sa légende ne fera qu’amplifier et longtemps sa mémoire
hantera la conscience collective du peuple romain.
Le mythe Hannibal
Un portrait singulier
La campagne gauloise
C’est face aux Helvètes, qui avançaient sur Rome, que César entama avec
opportunisme sa longue campagne gauloise. Ces premiers combats furent rudes.
Opposé à une armée numériquement supérieure, César choisit soigneusement les
théâtres des confrontations de manière à avantager ses légions, pour finalement
terrasser cet adversaire coriace. Habilement, il exploita la menace pour obtenir la
permission du Sénat de s’aventurer au-delà des frontières romaines (Rome était
alors principalement axée sur le sud de l’Europe et la Méditerranée). La guerre
de nécessité devenait une guerre de choix, mais César se garda bien d’évoquer
publiquement cette transition stratégique. Depuis le sac de Rome de Brennus, les
Romains nourrissaient un ressentiment tenace mêlé d’une crainte vivace envers
le peuple gaulois. Pour César, ce cocktail d’émotion collective constituait un
point sensible sur lequel il ne se priva pas d’appuyer pour attiser la fibre
patriotique.
De la défensive, il passa à l’offensive. La guerre des Gaules commençait.
Elle allait atteindre un degré de violence d’une intensité extrêmement élevée.
Mais avant d’affronter les Celtes, César cibla un autre adversaire, Arioviste, un
Germain qui se trouvait à la tête d’une armée suève menaçant les Eduens, des
Gaulois, auxquels César décida d’apporter sa protection, justifiant ainsi cette
nouvelle campagne. Les armées romaines se portèrent sur Besançon, passèrent
les Vosges et affrontèrent Arioviste du côté de Colmar. Celui-ci ne put résister et
se vit contraint de fuir. Son élimination ouvrit les portes de la Gaule aux
Romains, qui poursuivirent leur action sur le nord de la Gaule et vers la
Belgique, la Normandie et la Bretagne actuelles. Les redoutables Belges se
révélèrent particulièrement coriaces. En – 55 et – 54, les soldats romains
traversèrent la Manche et investirent les côtes britanniques par des raids
spectaculaires mais sans grandes conséquences. Dans le même temps, César
repassa le Rhin et effectua des razzias contre les Germains pour consolider ses
frontières. Les Romains profitèrent de la fragmentation du pays, des rivalités
internes, de l’animosité entre Gaulois et Germains, et de l’incapacité des uns et
des autres à s’unir contre la menace. Au bout de sept ans de guerre, en – 52, les
Gaulois parvenaient enfin à se rallier autour d’un homme, Vercingétorix. Celui-
ci était d’une tout autre trempe que les adversaires auxquels César s’était frotté
jusqu’alors.
Le chef des Arvernes avait une intelligence stratégique particulièrement
aiguisée et il ne se contenta pas de batailler. Outre sa capacité à rassembler les
peuples gaulois, il comprit que les lignes d’opérations des Romains étaient
fragiles et il mit en œuvre un vaste plan qui consista à briser ces lignes pour
couper les ravitaillements et les communications de l’adversaire. Vercingétorix
opta pour la tactique de la terre brûlée et sacrifia son territoire pour paralyser
l’ennemi. La stratégie était bien pensée, mais elle ne fut que partiellement mise
en œuvre, certains peuples rechignant à abandonner leurs biens. Du reste, César
reconnut l’ingéniosité de cet adversaire insaisissable : « A l’admirable courage
de nos soldats, les Gaulois opposaient toutes sortes de stratagèmes. C’est une
espèce d’hommes extrêmement débrouillards et singulièrement aptes à imiter ce
qu’ils voient faire chez les autres6. »
C’est une constante dans l’histoire de la guerre occidentale que de ne
reconnaître chez l’adversaire que ses capacités à user de « stratagèmes », soit
une sorte de pis-aller stratégique qui souligne en fin de compte l’infériorité
morale et donc intrinsèque de l’ennemi qui ne peut vaincre qu’en imitant la
tactique de l’autre. Le fait est que Vercingétorix avait compris l’essence de la
guerre anticoloniale et qu’il fut un moment en mesure de l’emporter. A Gergovie
(dans la région de Clermont-Ferrand), alors que les Romains tentaient
d’encercler les Gaulois, ces derniers infligèrent une sévère défaite à César, qui
subit là le plus gros revers militaire de sa carrière. Face à un autre homme que
César, il est probable que Vercingétorix aurait pu exploiter cette victoire pour
remporter la guerre. Mais César, justement, tant qu’il était encore debout, ne
s’avouait jamais vaincu, et c’était là sa plus grande force.
C’est dans l’extrême difficulté que l’homme montrait toute sa grandeur et la
défaite semblait singulièrement décupler ses forces. Après le fiasco de Gergovie,
César exhorta ses soldats à « ne pas céder au découragement après ce qui
[venait] d’arriver, ni attribuer à la valeur de l’ennemi ce qui [n’était] que l’effet
d’une mauvaise position7 ». Toujours, il tâchait de convaincre ses troupes de leur
supériorité, les défaites n’étant imputables, selon lui, qu’à des circonstances
défavorables ou, le cas échéant, à de mauvais choix tactiques, dont il n’hésitait
pas à assumer la responsabilité. A l’issue de ces mots d’encouragement, il
s’échina à produire rapidement des actions propres à illustrer son propos. C’est
ainsi qu’il parvint à monter une contre-offensive après avoir repoussé une
nouvelle attaque de Vercingétorix, qui pensait sceller là le sort des Romains.
Contre toute attente, alors que la victoire finale semblait à portée de main, les
Gaulois virent leur cavalerie réduite à l’impuissance et 3 000 de leurs hommes
massacrés suite à la déroute, les troupes germaines associées aux Romains ayant
largement contribué au succès de César.
Avec un succès chacun, les deux adversaires se retrouvaient face à face à
Alésia (Bourgogne) où l’issue de la guerre allait se jouer. L’élan, inévitablement,
était passé dans le camp romain, mais Vercingétorix était conforté par sa
supériorité numérique. En rassemblant les peuples gaulois, il avait créé une
armée susceptible de repousser l’ennemi mais, dans le même temps, il avait
centralisé les pouvoirs et donc rendu vulnérable l’ensemble du territoire : « Pour
les deux partis, résume alors César, c’est l’heure de la décision, celle qui exige
un suprême effort. Tout est perdu pour les Gaulois s’ils ne forcent pas nos lignes.
Pour les Romains, s’ils sont vainqueurs, c’est la fin de toutes leurs misères8. »
A Alésia, où les deux armées avaient conflué, César prépara avec minutie le
siège de l’ennemi, qui s’était retranché dans la ville, et il sut tirer les leçons de
l’échec de Gergovie. Cette fois, les Gaulois ne purent desserrer l’étau et, malgré
plusieurs tentatives pour couper les lignes romaines, Vercingétorix se vit
contraint de rendre les armes. César, au bout de ses peines, regretta néanmoins
qu’on ne pût réduire l’ennemi à l’état de poussière : « Si nos soldats n’avaient
été tant accablés de fatigue après l’effort fourni par eux durant toute la journée,
l’armée ennemie aurait pu être exterminée jusqu’au dernier homme9. »
Un peu plus tard, après avoir consolidé son emprise sur l’ensemble du
territoire conquis, Jules César put rentrer à Rome en triomphateur. Une nouvelle
étape commençait, celle de la guerre civile. Crassus ayant trouvé la mort au
cours de la défaite humiliante subie par l’armée romaine face aux Parthes (– 53),
alors qu’il espérait rehausser son prestige militaire, le triumvirat se vit réduit à
un duel entre Pompée et César. Déjà, la mort en couches de Julia en – 54 avait
subitement effacé le seul lien solide entre César et Pompée et plus rien désormais
ne pouvait prévenir la guerre. César espérait revenir de Gaule et obtenir le
commandement d’une expédition contre les Parthes, ce qui lui aurait permis de
maintenir son statut politique. Mais, avec l’appui du Sénat, Pompée avait réussi
à vulnérabiliser César à l’extrême et ce dernier se vit désormais menacé de
perdre le commandement de son armée, et avec lui, tout pouvoir et tout espoir ;
de plus Pompée entendait lui-même se maintenir à la tête de son armée. Acculé,
César ne vit d’autre choix que de passer à l’offensive, d’autant que ses
adversaires ne s’étaient pas encore organisés sur le plan militaire. S’il voulait
avoir une chance de vaincre, il lui fallait agir, et vite.
LE MOYEN ÂGE
CONQUÉRANTS ET SOLDATS DE DIEU
Chapitre 4
Défenseur de l’islam
Jérusalem avait été conquise par les croisés en 1099. Depuis lors, les Francs
s’étaient implantés dans la zone et ils contrôlaient plusieurs points stratégiques
sur la bande méditerranéenne. Cet archipel géostratégique ne formait guère un
empire mais ces îlots fortifiés au milieu du désert, en communication
permanente avec l’Europe, constituaient autant de têtes de pont pour les
Occidentaux. Leur caractère décentralisé faisait aussi leur force et la reconquête
de cet espace ne pouvait être effectuée par le truchement d’une seule bataille. Au
contraire, chaque affrontement, chaque succès en appelait au suivant pour que
l’ensemble des pièces puissent tomber les unes après les autres. Il fallait donc
que Saladin assure ses succès sans pour autant jeter toutes ses forces dans une
bataille. A contrario, une défaite sévère et c’en était fini de ses propres
ambitions.
Les Francs, de leur côté, n’étaient pas inactifs et, seuls ou associés aux
Byzantins, ils organisèrent plusieurs campagnes, infructueuses, contre Saladin,
notamment en Egypte. Avant de passer à l’offensive générale, Saladin dut donc
protéger l’Egypte, y compris des Siciliens, assurer les lignes de communication
avec la Syrie, protéger les Lieux saints et, à cet effet, nier à l’ennemi l’accès à la
mer Rouge et contrôler le Sinaï, seule voie terrestre reliant la Syrie et l’Egypte.
Les forteresses que Saladin fit construire sur cette voie, à Sadr et sur l’île de
Graye, abritaient chacune une mosquée, témoignage du caractère saint de
l’entreprise. Dans cette zone, Saladin dut à maintes reprises repousser les
attaques du plus agressif des seigneurs francs, Renaud de Châtillon, qui menaçait
les villes saintes d’Arabie et qui organisa même une opération maritime en mer
Rouge en transportant par voie terrestre une flottille. Les raids infructueux de
Châtillon en Arabie eurent néanmoins pour effet d’injecter un sentiment
d’insécurité chez les populations de la zone, que Saladin exploita pour montrer
l’urgence et la légitimité de sa guerre sainte. L’Egypte désormais protégée,
Saladin pouvait progressivement concentrer ses énergies sur la région syrienne
où les Zengides, qui se maintenaient sur Alep et Mossoul et qui étaient jaloux de
ce que Saladin ait pris le projet de Nûr al-Dîn à son compte, lui donnaient du fil
à retordre, appuyés dans cette entreprise par les croisés. Quant aux Hashashins
(ou Assassins), ce groupe terroriste qui sévissait dans la zone depuis un siècle
déjà, ils s’étaient jurés d’éliminer le nouveau maître du Moyen-Orient, obligeant
Saladin à maintenir une vigilance permanente quant à sa sûreté personnelle (ils
ne seront éliminés qu’un siècle plus tard, par les Mongols, et assassineront l’un
des principaux protagonistes de la troisième croisade, Conrad de Montferrat). De
fait, chaque année apportait son lot de guerres, de confrontations, de torsions de
bras diplomatiques, de revers aussi.
Les Francs se révélaient être un ennemi insidieux et fastidieux, toujours prêt
à en découdre, galvanisé par la guerre sainte qu’il entendait porter chaque année
sur de nouveaux fronts. Face à cet adversaire, Saladin se montra au départ
quelque peu décontenancé. En 1177, le 25 novembre, lors de la bataille dite de
Montgisard, dans la région d’Ascalon, il avait subi un énorme revers face à un
modeste contingent de chevaliers francs, dont des Templiers, commandés de
main de maître par le roi lépreux, épisode relaté par Guillaume de Tyr où
Saladin, d’après l’historien, disposait pourtant d’une supériorité numérique
accablante (26 000 cavaliers contre 375 pour les Francs, selon ses dires !).
Poursuivi par les troupes du roi Baudouin jusqu’en Egypte, puis harcelé par les
Bédouins, Saladin échappa de peu à la mort. Cet échec dû à ses propres
errements tactiques – il avait négligemment laissé ses troupes s’éparpiller – allait
retarder ses plans de plusieurs années et il lui faudrait une bonne décennie pour
que soient réunies les conditions favorables à l’offensive décisive. Mais c’est
dans la défaite et la difficulté que Saladin parvint à se remettre en question et à
tempérer ses velléités d’en découdre immédiatement avec l’adversaire. Bien lui
en prit puisque c’est durant cette période aussi que, indépendamment de lui, les
royaumes francs allaient partiellement s’éroder du fait des conflits internes et des
luttes de succession.
En 1183, il se lança à l’assaut d’Alep et fit sauter le verrou zengide. Cette
victoire était significative puisqu’elle permit l’unification de l’Egypte et de la
Syrie et, de ce fait, offrit à Saladin le contrôle d’un territoire qui s’étendait
depuis le Yémen jusqu’en Tunisie. Outre la consolidation de cet empire
émergent, dont l’étendue renvoyait à feu l’Empire seldjoukide, la guerre
permanente que Saladin entretint volontairement avec les Francs lui assura un
soutien grandissant auprès des populations habitant sur ce vaste territoire.
Economiquement, sa politique expansionniste lui permit de tirer profit des
échanges commerciaux et le système fiscal efficace qui gouvernait son empire
assura le financement de ses armées et leur logistique. Cette armée comprenait la
puissante cavalerie égyptienne, la non moins redoutable cavalerie syrienne, ainsi
qu’un contingent de Kurdes, que Saladin était parvenu à fédérer. Si la qualité
métallurgique des épées musulmanes était inférieure à celle dont bénéficiaient
les Francs, les soldats de Saladin n’avaient rien à envier à leur adversaire pour
tout le reste. De surcroît, l’armée de terre pouvait compter sur le soutien de la
flotte de guerre égyptienne que Saladin avait revigorée au cours de la décennie
précédente, et qui allait se révéler crucial en matière de support logistique.
Désormais, tout était en place pour la grande offensive contre l’ennemi désigné :
le roi de Jérusalem. De leur côté, les Francs voyaient le vent tourner. Outre les
divisions politiques, les finances n’étaient pas au mieux. En 1183, la Haute Cour
de Jérusalem avait voté l’imposition sur la propriété et le revenu afin de
rehausser la qualité de son appareil militaire et l’année suivante une délégation
était partie en Europe pour tenter d’obtenir un soutien financier et militaire, en
vain.
Saladin était au fait des problèmes qui affectaient son ennemi. L’un des
seigneurs francs, Raymond de Tripoli, un proche du roi lépreux, déçu par
l’accession au trône de Jérusalem de Guy de Lusignan, avait poussé à une
alliance avec Saladin, démarche qui laissait entrevoir les dissensions qui
minaient l’adversaire (avant la confrontation décisive, Raymond de Tripoli se
raviserait pour rejoindre finalement la coalition franque). On voit que même
dans le contexte du jihad, Saladin n’hésitait pas à nouer des alliances illicites et
il proposa d’ailleurs à l’empereur byzantin, Isaac II, de s’associer avec lui contre
les Francs – proposition que le basileus refusa poliment. La conduite de la guerre
sainte n’empêchait pas Saladin de rester au fait des rapports de forces qui
gouvernaient la région. Peut-être aussi tenta-t-il par cette action de sonder la
relation entre Byzance et les Francs et s’assurer qu’Isaac n’allait pas déléguer un
corps expéditionnaire auprès de Guy de Lusignan.
Quoi qu’il en soit, ce fut lui qui prit l’initiative. Profitant d’un énième coup
de sang de Renaud de Châtillon, qui avait cette fois violemment agressé une
caravane de marchands, Saladin invoqua la guerre sainte pour s’attaquer au roi
de Jérusalem. La confrontation, véritablement décisive, eut lieu à Hattin (ou
Hittîn), au bord du lac de Tibériade. Contre l’avis de Raymond de Tripoli, qui
invoquait la prudence, Guy de Lusignan se laissa entraîner avec ses chevaliers
dans une zone aride et suffocante, où Saladin avait totalement coupé son armée
de l’accès aux eaux du lac. Assoiffés, rapidement déshydratés, surchauffés par
leurs cottes de mailles brûlantes, leurs chevaux eux-mêmes défaillants, les
croisés se firent cueillir comme des fruits desséchés par une armée en pleine
possession de ses moyens – 12 000 cavaliers peut-être, soit beaucoup plus que
les croisés – et infiniment plus mobile, illustrant par cet échec retentissant
l’importance de la logistique et du ravitaillement dans la guerre. L’infanterie
franque se vit irrémédiablement coupée de la cavalerie par l’adversaire, qui était
parvenu à créer des interstices dans lesquels il s’était engouffré. Disloquée,
l’armée franque se désintégra rapidement, les uns et les autres s’éparpillant dans
la campagne alors que les musulmans maintenaient le bon ordre.
Acculés sur un monticule, Guy de Lusignan, Renaud de Châtillon et
quelques autres furent contraints de rendre les armes, alors que les musulmans
s’emparaient de la Sainte Croix, qui disparaîtrait à tout jamais. Châtillon se
voyait occis sur-le-champ, peut-être par Saladin en personne (les versions
divergent sur ce point particulier), alors que Lusignan était épargné. Relâché par
Saladin, le roi déchu organisera quelque temps plus tard une vaine offensive
contre celui-ci, tout en semant la zizanie parmi les croisés, avant de se replier sur
Chypre, où sa descendance s’incrustera durablement.
Jérusalem s’offrait désormais à Saladin, ainsi que la plupart des autres villes
franques de la zone. Saladin évita le bain de sang et face au refus de certains
habitants de se rendre, il imposa un système de rançon. Il ira jusqu’à payer de sa
poche la libération de ses propres prisonniers. Tyr résistait grâce aux efforts de
Conrad de Montferrat, fraîchement débarqué sur les lieux et qui deviendra l’un
des principaux architectes et protagonistes de la (future) troisième croisade. Les
Hospitaliers, bien que malmenés à Hattin, parvinrent à se maintenir dans leur
forteresse du Krac. Avec eux, seules Tripoli et Antioche survivaient au naufrage.
La perte de Jérusalem et de la Sainte Croix provoqua une réaction
indescriptible dans toute la Méditerranée et sur l’ensemble du continent
européen, et l’événement déclencha la troisième croisade. Celle-ci allait
engendrer un duel au sommet entre un Saladin tout auréolé de cette immense
victoire et le plus capable des capitaines européens, Richard Cœur de Lion.
La victoire de Hattin était due principalement à l’intelligence stratégique de
Saladin, qui avait su attirer l’adversaire sur un terrain défavorable. Il avait
ensuite profité des failles de l’ennemi pour exploiter son propre avantage : des
troupes mobiles, supérieures dans le maniement des armes de jet et parfaitement
ravitaillées. En cela, il avait totalement anéanti les propres avantages des Francs
en matière de masse, de tactiques de choc frontales, de combat rapproché. Un
siècle et demi plus tard, dans un tout autre contexte culturel et géographique, les
Britanniques emploieraient des tactiques assez semblables contre la France, à
Crécy, Poitiers et Azincourt, avec des résultats tout aussi probants : l’expérience
des croisades, bizarrement, n’aura pas entraîné de réflexion stratégique, et
encore moins de remise en cause.
De nulle part
La révolution gengiskhanide
Plus d’un siècle et demi après l’irruption des Mongols et durant cette période
bien connue des Occidentaux au cours de laquelle Français et Anglais
ferraillèrent dans une guerre qui s’éternisa mais dont les conséquences
immédiates furent limitées et circonscrites, une nouvelle tempête géostratégique
prit corps en Asie centrale. Après les Huns, puis les Mongols, ce fut au tour des
Turcs djagataïdes de perturber la masse eurasiatique. Cet ouragan, comme les
deux autres, sera d’une rare puissance, mais il s’arrêtera de souffler aussi
brusquement qu’il s’était emballé. Comme pour les Huns et les Mongols, c’est
autour d’un individu que se cristallisa cette énergie dévastatrice qui allait
consumer des centaines de milliers d’individus, peut-être des millions.
Cet homme est Tamerlan – « Timour le Boiteux » ou Timur Lang –, l’un des
capitaines les plus éminents de l’histoire, conquérant redoutable autant
qu’éphémère : après sa disparition à l’âge de soixante-dix ans, son empire
s’effondra avec une rapidité déconcertante. Malgré la futilité de ses conquêtes,
Tamerlan laissa une trace indélébile dans l’histoire, ainsi qu’un joyau urbain :
Samarcande. Car Tamerlan, champion de la destruction, fut aussi celui de tous
les contrastes : modèle ou quintessence de l’armée nomade, il était fasciné par
les villes ; inconditionnel des « minarets de crânes », c’était un amoureux des
arts et des lettres ; génocidaire de peuples entiers, il se montrait attentionné,
voire faible envers ces proches.
Moins célébré que Gengis Khan, dont on peut dire qu’il fut le seul véritable
héritier, Tamerlan est aujourd’hui plus que jamais une légende en Asie centrale
alors que son nom fait encore trembler les populations du Caucase. Inférieur à
Gengis en matière de gestion politique et surtout impériale, personne peut-être
ne lui fut supérieur sur le plan militaire. Il vainquit sans subir de revers majeurs
les plus grandes armées du moment : Ottomans, Mamelouks, Perses, Mongols de
la Horde d’Or, croisés… Son empire, certes à géométrie variable et dont
l’apogée fut bref, fut égal en superficie à ceux de Darius ou d’Alexandre.
L’histoire a rangé Tamerlan dans la catégorie des conquérants plutôt que
dans celle des grands capitaines. Pourtant, avant d’être un conquérant, Tamerlan
fut un soldat, et même un très grand soldat, remarquable dans tous les domaines,
sans exception, que comprend la guerre – stratégie, opératique, tactique,
technique, logistique. Comme simple combattant et cavalier, il était d’une
dextérité comparable à celle des meilleurs de ses hommes, ceux-ci étant, de
manière générale, d’un niveau élevé. On dit qu’il était l’un des meilleurs archers
de son temps, qualification peut-être exagérée par ses thuriféraires mais qui
semble fondée sur la certitude qu’il était adroit. Dur au mal, endurant, il pouvait
passer des mois sur son cheval dans les conditions les plus rudes. Nombre de ses
campagnes eurent lieu dans le froid le plus extrême et sous la neige, ou dans la
canicule insoutenable des déserts d’Asie centrale.
Parlons des conditions climatiques. Celles-ci, et l’environnement naturel,
comme pour toutes les armées de la steppe, déterminèrent pour une bonne part
les stratégies et les objectifs de Tamerlan, les armées étant dépendantes de
l’approvisionnement en nourriture et en eau de leurs chevaux. Pour certaines
campagnes, notamment celles contre la Horde d’Or, Tamerlan envoyait des
équipes spéciales enterrer des magasins destinés à servir les armées en temps
voulu. Ses nombreuses campagnes exigeant une manne financière importante, il
instaura un système de tributs auprès des potentats, généralement des roitelets
locaux, installés dans les diverses régions conquises. Ce système remplit son rôle
financier mais réclama une énorme débauche d’efforts, ses vassaux profitant des
périodes de relâchement de l’étau pour faillir à leurs devoirs. En conséquence, il
fallait constamment rappeler à l’ordre ces indélicats, le cas échéant les remplacer
avec l’aide d’un corps expéditionnaire chargé de régler la situation. Le pillage
des grands centres urbains était une autre source d’argent frais et Tamerlan ne se
priva pas de puiser dans ces coffres souvent bien remplis. Bagdad, sa cible
privilégiée, dut subir les affres de ses déprédations à plusieurs reprises, Tamerlan
trouvant à chaque occasion un malin plaisir à confectionner ses fameuses
pyramides de crânes avec les têtes fraîchement coupées de ses victimes, qu’il
exposait, visage soigneusement tourné vers l’extérieur, à la porte de la cité. Dans
sa besace, il ramenait à Samarcande tous les artistes, artisans, intellectuels et
scientifiques qu’il pouvait trouver dans les villes saccagées. Le résultat de ce
pillage intellectuel et artistique fut l’extraordinaire explosion de la culture
timouride, qui perdura après sa mort autour de deux centres névralgiques,
Samarcande et Herat, dont on peut encore aujourd’hui apprécier les joyaux. Ses
propres descendants, peu enclins à guerroyer, perpétuèrent ce goût pour les arts
et les lettres et certains d’entre eux se distinguèrent dans les sciences et les arts.
Ainsi Ulugh Beg, son petit-fils, fut un mathématicien et astronome de grand
renom.
Tamerlan était un fin psychologue. Il savait jauger ses adversaires autant que
ses proches, et son entourage lui voua une loyauté sans faille, tout comme ses
troupes. Il savait déléguer quand il le fallait et sa seule faiblesse dans ce domaine
résida dans la difficulté qu’il avait à sanctionner ses proches lorsqu’ils faillaient
à leur tâche. Mirân Chah, son fils, était une brute alcoolique – ce fut lui qui
laissa à la postérité cette pratique particulièrement appréciée par son père et qui
fera florès, celle des pyramides de têtes, pratique qu’ils n’avaient guère inventée
mais qui par le raffinement qu’ils appliquèrent à cet art particulier devint leur
signature et leur marque de fabrique – qui faillait régulièrement dans ses tâches
mais qui, à chaque fois, se faisait pardonner. Pareillement, l’indulgence de
Tamerlan envers Toktamitch, le chef de la Horde d’Or, permit à ce dernier de
renaître de ses cendres à de multiples reprises et de forcer Tamerlan à de
nouvelles campagnes pour endiguer cette menace constante qui grandit avec le
temps avant de disparaître définitivement. Mais peut-être que cette complaisance
envers son adversaire le plus apprécié prouve-t-elle que Tamerlan, in fine, ne
recherchait rien d’autre que la confrontation armée, l’aventure impériale n’étant
en fin de compte qu’un prétexte à la guerre perpétuelle, et non une fin en soi :
question centrale de l’aventure timouride à laquelle il est difficile d’apporter une
réponse concluante.
L’historien René Grousset voyait quant à lui l’entreprise impériale de
Tamerlan comme viciée dès le départ : « L’empire de Tamerlan est ainsi, dès ses
débuts, en porte-à-faux, sans la solidité, la franchise, l’assiette de celui de Gengis
Khan. Il est turco-persan de culture, turco-gengiskhanide de formation juridique,
mongolo-arabe de discipline politico-religieuse… Gengis Khan disparu,
l’Empire gengiskhanide, avec des souverains souvent médiocres, avait continué.
L’empire de Tamerlan, avec des épigones pleins de talent, voire de génie, comme
Châh Rokh, Oloug Beg, Hôssein-I Baïqara, Bâbour, disparaîtra tout de suite, se
réduira à la petite Transoxiane natale et au Khorâssân annexe1. »
Le joueur d’échecs
Ses campagnes
Parmi les grands conquérants que compte l’histoire, aucun n’est plus difficile
à suivre que Tamerlan. De prime abord, ses conquêtes semblent chaotiques et
sans véritable dessein. Tantôt il part dans une direction, tantôt dans une autre. Il
passe et repasse sur les mêmes lieux. Ses empreintes, la plupart du temps,
s’effacent aussitôt que ses armées disparaissent à l’horizon. On le croit parti, et
voilà qu’il revient. Dans la mesure où il vécut jusqu’à un âge avancé, cette
spirale paraît sans fin et, pour les peuples ayant subi son joug, dut effectivement
sembler interminable. Hormis sa ville de Samarcande et sa région de
Transoxiane, Tamerlan est souvent enclin à détruire, comme s’il ne se souciait
guère de construire une entité impériale viable, tant sur le plan politique
qu’économique. Ainsi, au Sistan, il n’hésita pas à détruire des canaux
d’irrigation dont il aurait pu profiter, préférant annihiler à tout jamais ceux qui
les avaient construits, désormais réduits à ne manger que poussière. Mais cette
nonchalance géopolitique rend encore plus incroyables ses exploits militaires,
qu’on compte par dizaines, sur toutes les grandes armées du XIVe siècle.
Tâchons de résumer. Après s’être rendu maître de la Transoxiane vers 1370,
Tamerlan s’active à l’est pour prendre le contrôle du Kharezm tout en poussant
au nord contre le khanat de Djaghataï. Le Kharezm une fois sous son contrôle en
1379, il part à la conquête de Herat et de Kandahar (1381-1383), puis de l’Iran
(1387). Durant la période qui suit, il est principalement occupé à combattre
Toktamitch. Ses raids à grande échelle contre la Horde d’Or l’amènent au nord
de la mer d’Aral et de la Caspienne, en Crimée, sur la Volga. Toktamitch est
définitivement écarté en 1391, et Tamerlan repart plein sud vers Delhi (1398-
1399). La période 1400-1403 est celle de sa percée vers l’ouest, avec les
victoires magistrales contre les Ottomans, les Mamelouks, les croisés. Puis, c’est
la préparation pour l’acte final, le couronnement de toute sa vie : la conquête de
la Chine. Début 1405, la campagne, préparée minutieusement, est lancée.
Quelques jours après le départ, Tamerlan contracte une pneumonie et meurt. La
Chine est épargnée. D’ici quelques années, elle entreprendra les grandes
expéditions maritimes qui la mèneront aux Indes et sur les côtes africaines.
Tamerlan a environ trente-cinq ans lorsqu’il accède à son rêve de jeunesse,
devenir le maître de la Transoxiane. Il aurait pu profiter du pouvoir absolu qu’il
exerce sur cette région et se contenter de défendre ses acquis. Mais Tamerlan est
un soldat et un conquérant jusqu’au plus profond de son être et, comme ces
champions jamais rassasiés de victoires, il veut toujours plus. Cet appétit ne sera
guère assouvi et trente-cinq ans plus tard il meurt donc lors d’une énième
campagne. Alexandre, Napoléon et d’autres encore, sont faits du même bois et
leurs poussées vers un horizon toujours plus lointain ne s’achèvent que par la
mort où l’ultime défaite. Ces grands soldats-conquérants ne sont pas strictement,
au fond, des hommes de pouvoir, ou du moins des hommes qui ne cherchent que
le pouvoir. Encore moins sont-ils des hommes d’argent. C’est la domination de
l’autre, et même de tous les autres, c’est le duel, celui où l’on fait plier
l’adversaire pour le détruire ou le soumettre à sa volonté, qui les anime.
Sans attendre, Tamerlan commence sa série de conquêtes dès son accession à
la tête de la Transoxiane. Avec son assise politique, il peut désormais s’engager
dans des aventures qui réclament des absences prolongées. Mais Tamerlan est
prudent et il construit son édifice patiemment. Ses premières conquêtes ne le
projettent pas très loin de ses bases et il fixe d’abord son attention sur les Etats
voisins du Mogholistan et Kharezm, les deux faisant l’objet de plusieurs
invasions entre 1371 et 1379, date à laquelle le Kharezm tombe définitivement
aux mains des armées timourides. Les campagnes nordiques sont très différentes
des campagnes du Sud. Le long combat contre la Horde d’Or est une guerre
entre nomades, où Tamerlan peut faire valoir sa grande expérience dans ce
domaine. Mais l’adversaire est coriace et cette guerre est probablement la plus
difficile et certainement la plus dangereuse pour Tamerlan. Non seulement les
Mongols bénéficient d’une aura inégalée, mais la steppe est leur domaine, plus
encore que celui de Tamerlan qui, malgré tout, a grandi au sein d’une vallée
fertile et urbanisée.
La fréquence des campagnes ne doit pas nous induire en erreur sur la
préparation de Tamerlan, car celui-ci articule méticuleusement chacune d’entre
elles. Ses services de renseignements, ses voies de communication, sa logistique
font l’objet d’une attention particulière et il ne s’engage jamais sans s’être
approprié toutes les connaissances nécessaires pour monter une campagne. Pour
chacune d’entre elles, et donc pour chaque adversaire, il réfléchit aux stratégies
et aux moyens adaptés. Jamais il ne se lance sans avoir réuni une force à la
mesure des enjeux. Lui-même participe et dirige les grandes opérations. Ses
subordonnés immédiats sont chargés des opérations secondaires, des opérations
préparatoires ou de celles qui suivent une grande victoire. Lui-même se ménage
des temps de repos et de récupération, à Samarcande, auprès de sa famille. Puis,
une fois les batteries rechargées, il repart pour une autre campagne, les guerres
se succédant avec la régularité d’un métronome. Tamerlan n’est pas, comme
beaucoup de conquérants avant et après lui, l’homme de la fuite en avant. Au
contraire, il tient à ménager sa monture et à durer. Ses succès et l’aura
d’invincibilité qui l’entoure lui permettent de recruter les meilleurs soldats
d’Asie centrale, et au-delà. Lors de la campagne d’Anatolie, nombre de troupes
auxiliaires ottomanes décident inopinément de rejoindre ses rangs. C’est une des
causes de sa victoire sur Bajazet.
Longtemps avant que le Gallois Henry Lloyd et le suisse Antoine-Henri de
Jomini ne formalisent, au tournant du XIXe siècle, l’importance stratégique des
lignes de communication, Tamerlan semble avoir compris l’essence de ce qui
constitue le principe directeur de sa stratégie : porter le gros de son armée sur les
points décisifs du théâtre de guerre et sur les lignes de communication de
l’adversaire sans toutefois compromettre les siennes. Grâce à l’exceptionnel
réseau de communication qu’il s’est construit au fil des années et des décennies,
et à la non moins exceptionnelle structure de défense de ce réseau, Tamerlan
peut projeter son armée aux quatre coins du continent sans jamais risquer de voir
ses propres communications touchées, coupées ou anéanties. A la suite de
Gengis Khan, Tamerlan a monté un réseau de courriers par relais qui dépasse de
très loin en amplitude, et en durée, celui popularisé au XIXe siècle par William
Frederick Cody (« Buffalo Bill ») sur l’espace continental américain. Jamais il
ne se retrouvera, contrairement à Napoléon et Hitler, en déphasage avec les
capacités de projection de ses armées. Rappelons que son théâtre d’opérations
couvre une distance allant de la Chine aux confins de l’Europe…
Johan Schiltberger, Bavarois au destin singulier qui fut capturé par les
Ottomans à Nicopolis puis fait prisonnier par Tamerlan à la bataille d’Ankara et
transféré vers Samarcande, décrivit non sans une certaine fascination la grande
mobilité des Turco-Mongols et cette sobriété qui faisaient leur force : « Il n’est
pas parmi les infidèles de peuple plus guerrier que les Grands Tartares, capables
de combattre et de voyager ainsi qu’ils le font, je les ai vus de mes yeux saigner
(leurs chevaux) et boire le sang après l’avoir fait cuire. C’est ce qu’ils font
lorsqu’ils manquent de nourriture. J’ai vu aussi comment, au cours d’un long
voyage, ils prennent un quartier de viande, le coupent en tranches qu’ils placent
sous la selle, chevauchent ainsi et les mangent lorsqu’ils ont faim ; mais ils le
salent d’abord et pensent qu’il ne se corrompt pas, car la chaleur du cheval le
dessèche et le fait de chevaucher dessus l’attendrit après que le jus en est sorti3. »
La révolution hussite
La mise en œuvre
Les campagnes hussites de Jan Zizka s’étendent sur six années, de 1419
à 1424. Elles sont émaillées de batailles et de sièges. Les batailles les plus
importantes sont celles de Prague et de Nekmer en 1419, de Sudomer et de
Virkov dans le cadre de la première croisade antihussite (1420-1421), de Kutná
Hora, Nebovidy et Habry dans le cadre de la seconde (1421-1422), enfin celle de
Malesov, qui intervient entre la fin de la troisième croisade (1422-1426 ?) et la
proclamation de la quatrième en 1427. De nombreux sièges vont ponctuer ces
campagnes : Rabi, Most et Zatec en 1421, Chomutov et Karlstein en 1422,
Pribyslav en octobre 1424, au cours duquel Zizka trouve la mort, le 11. C’est
lors du siège de Rabi qu’il reçut une flèche qui lui fit perdre son œil valide et le
rendit aveugle.
De manière générale, les confrontations vont aller crescendo avec le temps,
l’armée hussite profitant de chacune de ses victoires pour monter en puissance,
tant au niveau des ressources humaines et matérielles qu’à celui des tactiques,
qui deviennent progressivement plus agressives. Les campagnes hussites n’ont
rien de commun avec l’esthétique des campagnes traditionnelles qui, après
quelques mouvements, se terminent par un duel au sommet concluant l’affaire.
Ici, tout d’abord, la campagne est continuelle et Zizka ne respecte aucune trêve
hivernale, bien au contraire, puisque ses troupes de durs au mal sont avantagées
par les conditions météorologiques difficiles. La guerre, ensuite, est partout.
Outre qu’il dirige l’armée principale, Zizka mène des raids de plus ou moins
grande envergure et des opérations de guérilla qui impliquent l’intervention des
populations acquises à sa cause. Toute la société est organisée en fonction de la
guerre, et ceux qui ne sont pas au front sont mis à contribution pour, au propre
comme au figuré, faire bouillir la marmite. Le principe est d’occuper le territoire,
de le contrôler, de le rendre hostile à tous points de vue à l’adversaire. Zizka
applique avant l’heure la technique de la « tache d’huile », et ce n’est que très
progressivement qu’il se projette hors des frontières de Bohême, vers la
Moravie, la Silésie, la Lusace. En parallèle avec l’action militaire, il déploie une
énergie considérable pour s´assurer que la conquête religieuse des esprits suit de
près les conquêtes militaires et territoriales.
La première grande victoire de Jan Zizka fut celle de Vitkov, près de Prague,
lorsqu’il infligea un revers inattendu aux croisés de Sigismond. Ce jour-là, le
14 juillet 1420, il poussa l’ennemi à engager toutes ses forces pour déverrouiller
sa forteresse de wagons, ce qui lui permit de lancer une puissante et victorieuse
contre-offensive sur les flancs de l’adversaire, incapable de riposter. Il réitéra
cette tactique à diverses reprises, avec succès, sans que Sigismond trouve jamais
la clef pour percer l’armure.
Là encore, contrairement aux pratiques de cette époque et de bien d’autres,
Zizka ne se contentait pas de remporter une confrontation : il visait à anéantir
l’ennemi après la bataille. Ainsi, après avoir défait l’empereur Sigismond et le
condottiere Pippo Spano (à cette occasion, la fausse rumeur de la mort de ce
dernier incitera les Ottomans à envahir la Valachie) à Kutná Hora (il était alors
déjà aveugle), il lança ses troupes à leur poursuite jusqu’à la frontière de
Moravie, les battit à nouveau à Nebovidy, à Habry ensuite, puis harcela l’armée
en fuite qui, lors du passage d’une rivière gelée, la Sázava, fut contrainte de
passer outre le pont engorgé. La masse d’hommes et de chevaux était trop lourde
pour la mince couche de glace – nous étions au début du mois de janvier
(1422) – et ce qui restait de cette armée aux abois sombra corps et âme dans les
eaux glaciales du fleuve. Cette attitude lui permit, à cette occasion, de prendre le
contrôle d’un point stratégique important, Nemecky Brod, qui tomba tel un fruit
mûr, là où l’organisation d’un siège classique aurait pu prendre des mois, sans
garantie de succès.
Cet exemple illustre comment Zizka combinait une tactique, et non pas une
stratégie, d’anéantissement couplée avec une stratégie d’usure : son but n’était
pas d’annihiler l’adversaire mais plutôt de détruire sa volonté et sa capacité à
résister à la percée hussite. Stratégiquement, Zizka est donc l’antithèse d’un
Tamerlan : ses conquêtes sont modestes, progressives, mais elles se veulent
solides, profondes et durables. Dès lors qu’il s’empare d’un territoire, il ne le
lâche plus. A la conquête militaire se substitue rapidement une conquête sociale
qui s’infiltre dans tous les interstices de la société. Sa guerre est une guerre des
idées et des esprits qui se veut totale et à laquelle le peuple prend une part active.
En conséquence, tant pour l’historien que pour le grand public, les
campagnes hussites sont déconcertantes et elles semblent au premier abord
presque brouillonnes tant il est singulièrement difficile de s’y retrouver dans
cette succession ininterrompue d’affrontements petits et grands, dont l’impact
vient d’abord d’un effet d’accumulations. Le caractère résolument moderne de
cette entreprise singulière évoque beaucoup plus la guerre révolutionnaire
chinoise ou vietnamienne du XXe siècle que l’unité de temps et de lieu propre aux
grandes batailles qui émaillent le bas Moyen Age et l’époque moderne. Dans la
mesure où le génie stratégique tient d’abord à une capacité supérieure à calquer
au plus près les tactiques et les stratégies sur les objectifs recherchés, Jan Zizka
peut être considéré non seulement comme un très grand capitaine, mais aussi
comme un fin stratège, qui témoigna d’une profonde lucidité du début jusqu’à la
fin de son aventure.
Jan Zizka suivait une feuille de route précise, tout à la fois ambitieuse et
prudente. Car si les tactiques hussites étaient proprement révolutionnaires, la
stratégie de Zizka procédait à petits pas et jamais il ne prit le risque de trop étirer
ses lignes de communication. Ainsi, après avoir pris Nemecky Brod, qui
consolide son emprise sur la Bohême, il se refuse à pousser plus loin, ainsi que
beaucoup auraient été tentés de le faire après une telle succession de victoires et
devant un adversaire alors à genoux. Mais l’objectif de la campagne avait été
atteint et à partir de là Zizka allait en quelque sorte remettre les pendules à zéro.
Probablement aussi sa confiance était-elle au zénith et était-il convaincu, tout
comme ses armées, d’avoir Dieu à ses côtés… Difficile en tous les cas
d’imaginer comment cohabitait, chez un seul être, le zèle du fanatique, la fougue
du soldat et la froide résolution du stratège…
Quant à l’adversaire, cette approche qui dérogeait aux règles les plus
fondamentales de l’art de la guerre dut lui sembler déroutante. C’est pourquoi
nous n’avons pas dans cette histoire l’inévitable confrontation épique, le chef-
d’œuvre stratégique, le duel au sommet qui, en quelques heures, propulse le
grand capitaine dans la légende. Là encore, Jan Zizka se distingue des autres
grands capitaines, à l’exception peut-être de Giáp – mais dans des circonstances
bien différentes, Giáp ayant malgré tout contribué au déroulement d’une des
dernières grandes batailles classiques de l’histoire, Diên Biên Phu.
Le chef-d’œuvre stratégique de Jan Zizka tient donc à l’ensemble de son
œuvre et non à un événement particulier, même si la série de victoires évoquées
ci-dessus à partir de l’affrontement de Kutná Hora jusqu’à la prise de Nemecky
Brod en constitue probablement le point culminant. Après sa mort, Sigismond
Korybutovic, l’homme placé là par le rival politique de Sigismond, Vitold le
Grand de Lituanie, va assurer l’intermède avant que Procope le Chauve ne
reprenne l’armée hussite en main (1426-1434). Mais Procope changera de
direction stratégique pour adopter une posture résolument offensive. A terme,
cette stratégie, malgré ses résultats initiaux, y compris la déconfiture des croisés
à Domažlice (1431), et les conflits internes au camp hussite, contribueront
chacun à leur manière à rompre l’élan donné par Zizka. L’aventure hussite se
conclura au bout du compte par un échec retentissant, à la mesure des ambitions
et des espoirs suscités. Mais tant en termes politiques que religieux, les guerres
hussites auront commencé à briser un ordre qui, avec la Réforme, se fissurera
encore davantage.
Jan Zizka, mort au fait de sa gloire, n’aura pas d’héritiers directs et sa propre
révolution stratégique, détournée, retournée puis déchargée de son énergie
spirituelle par Procope, sera sans lendemain. Néanmoins, Zizka aura été le tout
premier à traduire en termes stratégiques une rupture spirituelle et sociale qui
allait bientôt se rejouer en plein cœur de l’Europe, dans des proportions
infiniment supérieures. Après lui, souvent sans le savoir, d’autres retraceront son
sillon pour réinventer eux aussi un art de la guerre conforme au nouvel esprit du
temps. Et, si Jan Zizka ne peut être considéré comme le père spirituel de
Gustave-Adolphe, de Turenne ou de Napoléon, il fut par bien des aspects leur
génial précurseur. Quant à sa technique des wagons de combat, on constatera
avec l’invention du char motorisé que dans ce domaine particulier, comme dans
d’autres, ses intuitions tactiques et stratégiques étaient tout simplement
fulgurantes.
TROISIÈME PARTIE
L’ÈRE MODERNE
L’ÂGE D’OR DES GRANDS CAPITAINES
Chapitre 8
La guerre, depuis l’époque féodale – soit vers la fin du XVe siècle –, avait
sensiblement évolué. Une première révolution militaire avait eu lieu à la fin du
Moyen Age, avec le retour des armées de fantassins qui avaient supplanté le
chevalier féodal. Après la Suisse, qui très tôt avait démontré le potentiel de
l’infanterie (et des armées citoyennes), c’est d’Europe du Sud qu’étaient arrivées
les innovations en matière de stratégie. Les Espagnols, avec leurs Tercios
notamment, dominèrent le XVIe siècle, aussi bien en Europe qu’en Amérique,
après être montés en puissance durant leur lutte prolongée contre les musulmans,
qu’ils expulsèrent définitivement de la péninsule en 1492. Le modèle du grand
capitaine, à cette époque, est incarné par un Ibérique, Gonzalve de Cordoue,
héros des guerres d’Italie et justement surnommé El Gran Capitán, dont les
exploits vont inspirer Hernán Cortés, Francisco Pizarro et autre Pedro de
Alvarado, et que Voltaire comparera plus tard à Turenne1. La supériorité militaire
des conquistadores sur les Amérindiens annonce celle dont jouiront bientôt les
Européens sur le reste du monde, même si les Espagnols eux-mêmes se verront
dépassés inexorablement par d’autres. Contrairement à une idée répandue de nos
jours, l’esprit de notre temps étant mal à l’aise avec l’idée d’un Occident
intellectuellement omnipotent, cette supériorité militaire fut d’abord stratégique,
bien plus que technologique. L’asymétrie technologique caractéristique des
conflits entre Occidentaux et non-Occidentaux ne viendra que beaucoup plus
tard, vers la fin du XIXe siècle.
Si les Espagnols, grâce aux théologiens catholiques, repensent à la même
époque toute l’éthique de la guerre et posent les premières bases du droit
international, c’est en Italie que va se renouveler la pensée stratégique. Celle-ci
était longtemps restée figée dans les vieux traités militaires de l’époque romaine,
qui, dans ce domaine, faisaient figure d’évangile. L’Italie, où s’étaient
développées les armées privées de condottieri qui allaient fouler tous les théâtres
de guerre européens jusqu’à la guerre de Trente Ans, fut, dans un contexte
d’instabilité et de vulnérabilité inquiétant, le premier pays à repenser l’art de la
guerre, grâce notamment à Nicolas Machiavel, auteur d’un important traité sur le
sujet. Lentement mais sûrement, l’invention et les progrès des armes à feu
forçaient à changer les tactiques, les formations et la composition des armées.
Malgré tout, l’organisation de celles-ci restait ancrée dans les pratiques
médiévales et la révolution militaire demeurait largement inachevée. C’est avec
la Réforme que celle-ci va véritablement s’accomplir2.
L’impulsion protestante sur l’art de la guerre fut d’abord conditionnée par la
nécessité. Face à l’étau Habsbourg constitué par la tenaille hispano-autrichienne,
les pays protestants se voyaient menacés par cet empire servi par des armées à la
mesure de ses ambitions. Du reste, les protestants n’étaient pas les seuls sous la
menace. Dans son Grand Dessein, Sully proposait déjà un réagencement de
l’Europe – autour de la France – qu’il voyait menacée par l’omnipotence de la
puissance Habsbourg. Ce souhait sera en quelque sorte exaucé, mais à l’issue
d’un conflit que Sully n’avait pas entrevu et qu’il n’aurait probablement guère
souhaité.
Hormis le Danemark, la Suède et les Provinces-Unies (futurs Pays-Bas), le
reste du monde protestant était dilué dans la mosaïque du Saint Empire et, même
s’il avait été uni, ce qu’il n’était pas, il ne faisait pas le poids face à la
superpuissance hispano-autrichienne. L’Angleterre étant en proie à ses propres
conflits internes, seule la France catholique constituait au sein de l’Europe une
force susceptible de peser sur la dynamique géopolitique du continent avec, en
marge, la Russie orthodoxe et l’Empire ottoman musulman. L’édit de Nantes,
promulgué en 1598, donna à la France, au moment opportun, une latitude vis-à-
vis du monde protestant dont elle allait se délester volontairement après 1685
avec la révocation du même édit. Secouée par les conflits à caractère religieux,
l’Europe subissait de surcroît une tension grandissante entre les puissances
impériales d’un côté et les puissances émergentes de l’autre. La paix
d’Augsbourg de 1555, censée mettre un terme aux conflits entre protestants et
catholiques, était une paix de compromis qui, en excluant les calvinistes, était de
toute manière imparfaite. Un conflit latent menaçait. Le foyer allait s’embraser
dans la même région qui avait accouché de la révolte hussite. Ce conflit, qui
allait s’étendre sur trois décennies et sur une bonne partie de l’espace continental
européen, allait bouleverser la configuration politique du continent et
transformer les stratégies. La tragédie de cette guerre, causée en partie par les
déprédations et nombreuses exactions des troupes de mercenaires, allait
accélérer le processus de transformation des armées. Sous l’impulsion de la
France, le modèle de l’armée permanente allait progressivement gagner
l’ensemble du continent. Turenne sera le premier témoin et le principal
instigateur de ce passage d’une époque à l’autre.
La guerre de Trente Ans fut pour l’Ancien Régime ce que les deux guerres
mondiales furent pour le monde contemporain : une conflagration de violences
illimitées qui engloutit des dizaines de millions d’individus, pour la plupart des
civils, victimes de rapines, de viols, de tortures et de meurtres en tous genres,
sans parler des famines et épidémies. La population allemande, la plus touchée,
mettra près d’un siècle pour retrouver la santé économique et démographique qui
était la sienne avant le conflit. Avant les deux guerres mondiales et la révolte des
Taiping (1850-1864) en Chine (30 millions de victimes au moins), la guerre de
Trente Ans fut le conflit le plus meurtrier de l’histoire. Nous n’entrerons pas ici
dans les détails de cette guerre d’une grande complexité. Quelques mots,
cependant, sont indispensables pour tracer dans ses grandes lignes le contexte
stratégique et géostratégique de l’époque.
La guerre, en 1618, était partie d’un incident, la défenestration de Prague,
qui avait vu les représentants de l’empereur (du Saint Empire) se faire malmener
par un groupe de princes protestants qui contestaient l’autorité de ce dernier.
L’événement était somme toute anodin – les victimes avaient atterri, sans mal
corporel, dans un tas de fumier après avoir été jetées d’une fenêtre du château
royal du Hradschin, le 23 mai. Nourri par des ressentiments de part et d’autre, le
camouflet allait déclencher actions et contre-réactions et enflammer le Saint
Empire, alors ventre mou d’une Europe en pleine mutation et donc fortement
instable. L’intervention des Habsbourg menaçait de rompre l’ordre précaire
établi à Augsbourg et, surtout, de mettre en péril les communautés protestantes
d’Europe centrale. Il revint aux puissances scandinaves, Danemark puis Suède,
de défendre la cause protestante. Gustave-Adolphe, le roi de Suède, parvint par
son intelligence, son sens de l’organisation et de la tactique, à relever le défi
après que le Danemark – par ailleurs rival naturel de la Suède pour l’hégémonie
en Europe du Nord – eut démontré ses limites.
Les Habsbourg, qui avaient délégué leur action militaire à un entrepreneur
de guerre tchèque, Albrecht von Wallenstein, furent malmenés par le roi de
Suède. Les réformes radicales mises en œuvre par le « Lion du Nord », inspirées
par les Nassau-Orange, insufflèrent à la Suède un élan qui brisa le sentiment de
supériorité dont jouissaient jusque-là les armées impériales. Malheureusement
pour les protestants, Gustave-Adolphe mourut héroïquement au combat, lors
d’une bataille victorieuse (Lützen, 1632), mais qui se révélera d’un point de vue
stratégique extrêmement coûteuse pour la Suède.
Privée de son roi et stratège de génie, la Suède fut incapable de compenser
comme elle l’avait fait jusque-là sa nette infériorité de moyens, malgré les
subsides généreux que la France décida de lui allouer. Vers 1635, c’est-à-dire au
milieu du conflit, qui allait perdurer encore treize longues années, la France
n’eut d’autre choix que de participer activement aux combats, sans quoi les
Habsbourg risquaient d’imposer leur hégémonie sur l’ensemble du continent.
Alliée aux protestants contre les armées catholiques de l’Empire habsbourg, la
France se vit investie du rôle paradoxal de championne de la cause protestante.
De ce fait, ce conflit qui avait débuté comme une guerre de religion se
métamorphosa en une lutte de puissances classiques. A l’armée de mercenaires
de l’Empire autrichien, la France, la Suède et les Provinces-Unies opposèrent
des armées préfigurant les appareils militaires modernes de soldats-citoyens au
service de l’Etat-nation. C’est au moment où la France entra en piste que le
jeune Turenne fit ses premières armes.
La campagne de 1674-1675
Le chef-d’œuvre de Blenheim
Blenheim fut une bataille réellement décisive. Elle ne mit pas un terme
immédiat à la guerre mais elle porta un coup d’arrêt à la longue série de succès
des armées françaises, elle permit aux alliés de sauver Vienne et elle fut le point
de départ d’une série de grandes victoires orchestrées par Marlborough, avec le
prince Eugène. A Ramillies, le 23 mai 1706, c’est Villeroy qui se vit infliger une
défaite avec un Marlborough, qui « était dans tous les endroits où sa présence
était nécessaire », selon un témoin, le capitaine Robert Parker. Désarçonné, puis
à un cheveu de se voir capturé, Marlborough parvint à déséquilibrer l’armée
adverse par une série de décisions tactiques qui lui permirent de bien coordonner
ses troupes de manière à exploiter les faiblesses de l’ennemi, dont les troupes se
fatiguèrent avant les siennes durant un combat qui fut difficile pour les deux
camps. Puis ce fut au tour du très capable Vendôme, à Audenarde, le 11 juillet
1708, où, une fois encore, Marlborough prit le risque de s’attaquer à une force
supérieure. Néanmoins, comme auparavant, Marlborough parvint à maintenir
l’initiative par rapport à son adversaire, obligé de réagir aux offensives des
alliés. Malgré la victoire, Marlborough ne put exploiter celle-ci comme il l’aurait
voulu : avec la tombée de la nuit, ses troupes se tirèrent dessus par accident et
Marlborough ordonna le cessez-le-feu, ce qui permit aux troupes ennemies, alors
pratiquement encerclées, de s’enfuir à travers l’espace laissé vacant.
La dernière victoire de Marlborough, celle de Malplaquet, le 11 septembre
1709, face à Villars cette fois, fut une victoire à la Pyrrhus qui se révéla
extrêmement coûteuse dans un contexte politique et intellectuel où un tel coût
était considéré comme irrecevable, les succès militaires étant jugés à l’aune de
leur parcimonie. Lors de cette journée particulièrement meurtrière, les alliés
perdaient 25 000 hommes, soit probablement plus du double des pertes subies
par les Français qui, en quittant le théâtre, avaient néanmoins offert la victoire à
Marlborough, bien que celui-ci fût incapable d’exploiter cet avantage relatif qui,
de toute manière, était anéanti par son coût comparatif. De fait, Malplaquet
marqua un tournant, Louis XIV parvenant à partir de là à rétablir quelque peu
l’équilibre. Cette bataille entre deux « ordres minces » d’infanterie, où la
cavalerie s’était vue totalement marginalisée, et qui aboutit à une boucherie sans
pour autant que l’affrontement se révélât décisif, allait générer un intense débat
stratégique sur les mérites respectifs de l’ordre mince et de l’ordre profond, des
tactiques privilégiant le feu ou le choc. Ce débat se poursuivra tout au long du
XVIIIe siècle jusqu’à la Révolution. Peut-être est-ce là que s’opéra le glissement
qui, progressivement, et par à-coups, verra la guerre d’usure portée par de
longues campagnes qui s’étendent sur plusieurs mois se substituer à la bataille
décisive où tout se joue sur un choc de quelques heures. D’une certaine façon,
Malplaquet dessina les limites de la stratégie de Marlborough qui, jusque-là,
n’avait connu que des succès, mais elle annonça aussi l’avènement des nouvelles
combinaisons tactiques que Marlborough avait inventées. Après Malplaquet, ses
victoires seront d’une portée moindre et l’année 1711, ponctuée de plusieurs
succès dans le nord de la France, marque le crépuscule de sa fulgurante aventure,
Londres, fatiguée par la guerre, ayant choisi de rappeler ses troupes.
Ainsi prit fin la carrière de Marlborough et peu de temps après celle de la
guerre de Succession d’Espagne. En Angleterre, le nouvel environnement
politique lui était désormais défavorable, d’autant que sa femme s’était brouillée
avec la reine. Il passa ses dernières années dans une retraite confortable mais
morose, avec une santé déclinante, et il assista non sans nostalgie à la
construction du superbe château de Blenheim, cadeau du Parlement en
récompense de la victoire à laquelle son nom est désormais irrévocablement
associé. Il mourut le 16 juin 1722.
Suite à son rappel en Angleterre, les alliés n’avaient pu poursuivre la série de
succès et la victoire de Villars à Denain le 24 juillet 1712 permit à Louis XIV de
redorer quelque peu son blason et, surtout, de négocier une meilleure paix qu’il
n’aurait pu le faire avant Malplaquet, lorsque l’adversaire était à son zénith. Si
après les accords de paix d’Utrecht (1713) la France reste la grande puissance
continentale européenne, elle assiste à la fin de son rêve hégémonique.
Louis XIV, irrésistible jusqu’à l’arrivée de Marlborough sur le théâtre, voit son
règne quelque peu terni par cette série d’échecs militaires. Entre Turenne et
Napoléon, la France du Grand Siècle aura été en fin de compte la seule parmi les
grandes puissances européennes à n’avoir pas produit de grand capitaine à la
mesure de Marlborough et du prince Eugène ou de Frédéric et Souvorov.
L’Angleterre, qui après la réunification avec l’Ecosse le 1er mai 1707 devient la
Grande-Bretagne, est désormais la première puissance militaire d’Europe et
bientôt du monde, alors que quelques années auparavant elle entrevoyait
l’invasion de son territoire par les armées françaises. A l’origine de cette rupture
aux lourdes conséquences, un homme : Marlborough. David Chandler dira
sobrement à son propos que « l’Angleterre n’a jamais produit de plus grand
soldat ». En France, son nom restera ancré dans la culture populaire avec la
célèbre comptine du XVIIIe siècle :
Malbrough s’en va-t-en guerre, mironton, mironton, mirontaine
Malbrough s’en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra…
De tous les grands capitaines de l’histoire, Marlborough fut sans aucun doute
l’un des plus complets : excellent stratège et fin diplomate, maître tacticien,
administrateur et logicien méticuleux, incomparable meneur d’hommes, il
excellait dans tous les domaines de la guerre. Il avait une intelligence
particulièrement aiguë pour la grande stratégie et ne perdit jamais ses objectifs
de vue. Mais son génie tint surtout dans l’audace qu’il déploya pour mettre en
œuvre une stratégie offensive dans un environnement politique et culturel
résolument tourné vers la défensive. Son intelligence tactique lui permit de
s’octroyer un avantage stratégique vis-à-vis d’un adversaire qui, au départ,
disposait d’un meilleur appareil militaire que le sien et dont l’unité centralisée
aurait dû lui assurer la victoire. Il n’en fut rien évidemment, et l’arrivée en piste
de ce quinquagénaire plein d’audace et non moins agressif modifia les rapports
de forces entre les grandes puissances européennes, à l’époque où la puissance
de l’Europe allait mettre le reste du monde à genoux. Mais avant que
l’Angleterre ne déploie ses ailes au Proche-Orient, en Inde ou en Asie centrale,
un autre guerrier extraordinaire allait faire parler la poudre, Nader Shah, ultime
incarnation des grands conquérants produits au fil des siècles par le pays qui fut
le berceau des grands empires : la Perse.
Chapitre 10
Nader Shah est rarement mentionné par les historiens militaires et son
extraordinaire aventure reste méconnue en Occident2. Pourtant, celui qu’on
qualifie parfois de « Napoléon de la Perse » fut un remarquable général, dans la
lignée des grands conquérants turcs et mongols, dont il fut l’ultime expression,
avant que l’ensemble du continent ne soit définitivement surclassé par les
Occidentaux. L’évolution de la guerre, qui vit progressivement les troupes
européennes asseoir leur supériorité sur toutes les autres armées dès la fin du
XVIIIe siècle, est pour beaucoup dans cet oubli. De fait, nous entretenons jusqu’à
ce jour une vision anachronique de la guerre qui projette un phénomène datant
principalement du XIXe siècle vers une époque antérieure, où l’Europe était
encore dans une phase de transition. La défaite de la puissante Suède face aux
armées russes à Poltava (1709) illustre le fait qu’au début du XVIIIe siècle, dans
une confrontation classique, une armée rustique pouvait encore prendre le dessus
sur une armée moderne. Or la supériorité des armées européennes, due à
l’évolution des appareils d’Etat, de l’organisation des armées, des stratégies et de
la technologie militaire, ne s’accomplit que lentement, à une époque où Orient et
Occident étaient rarement en conflit et où seuls les Ottomans, parfois les Russes,
étaient exposés aux techniques de combat des Européens d’un côté, des Perses,
des Turcs et des Afghans de l’autre.
Au XVIIIe siècle, l’évolution des armées impériales orientales – ottomanes,
séfévides, mogholes – avait suivi une courbe sensiblement différente de celle
dessinée par les armées occidentales qui, comme nous l’avons vu, étaient en
pleine révolution tactique. En Orient, les troupes impériales turques, indiennes et
perses avaient pleinement intégré l’usage de la poudre, mais là où, en Europe, le
feu était essentiellement une extension du tir du fantassin (arc et arbalète), les
armées orientales gardaient le modèle du cavalier-archer mobile, tirant au galop
sur sa monture. Les armées orientales se déplaçaient sur des distances infiniment
plus grandes que les armées occidentales, en conséquence de quoi elles
développèrent des armes à feu légères, y compris dans le domaine de l’artillerie,
pouvant être transportées aisément et, le cas échéant, utilisées sans même
descendre de cheval.
Les armées occidentales étaient foncièrement des armées de choc, les armées
orientales, hormis l’armée indienne, étaient plus souvent axées sur le
mouvement. L’évolution de la technologie militaire n’avait fait que renforcer les
orientations stratégiques et tactiques d’appareils militaires qui restaient ancrés
dans leurs cultures de guerre respectives. De même que Marlborough avait su
exploiter à son profit la nouvelle donne technologique, Nader Shah allait
modifier l’organisation de ses armées au point de se doter d’une supériorité
tactique sur ses rivaux, dont les effets allaient se démultiplier exponentiellement
grâce à son intelligence stratégique et à ses talents de capitaine. Contrairement à
la tradition turco-mongole dont la culture stratégique tablait sur un effet
d’accumulation de succès militaires petits et grands, Nader Shah recherchait la
grande bataille décisive susceptible d’anéantir l’ennemi de manière définitive.
En ce sens, il s’inscrivait plutôt dans la tradition européenne. Comme
personnalité et comme chef d’Etat, en revanche, il assuma pleinement sa filiation
turco-persane, avec ce savant dosage de générosité et de cruauté, de raison et de
passion, de raffinement et de barbarie. Immense chef de guerre, il ne fut qu’un
médiocre chef d’Etat, en conséquence de quoi ses exploits extraordinaires sur le
terrain de la guerre furent totalement dilués par un appareil d’Etat incapable de
les exploiter au-delà de l’immédiat.
Si l’Occident sut produire au cours des siècles une variété de grands
capitaines affichant des traits singuliers distinguant chaque individualité, l’Asie,
au contraire, semble avoir créé un moule à partir duquel émergea au cours des
siècles un type particulier de général-conquérant dont les traits essentiels se
retrouvent quasiment à l’identique d’un individu à un autre, depuis Attila jusqu’à
Nader Shah, premier et dernier grands représentants, respectivement, du rameau
militaire turco-mongol qui, durant plus d’un millénaire, fit trembler tout un
continent.
Comme Gengis, Tamerlan et Babur avant lui, Nader Shah partit de rien puis
conquit peu à peu le pouvoir qui lui permit ensuite de se doter des moyens de
renverser à son profit l’équilibre géostratégique d’une vaste région. Sa trajectoire
fut à l’opposé de celle des grands capitaines européens qui furent ses
contemporains, tous issus de l’aristocratie de l’Ancien Régime et dont les
victoires militaires furent modestes sur le plan territorial mais souvent décisives
quant à leurs conséquences géopolitiques. Au contraire, les conquêtes de Nader
Shah furent tout aussi époustouflantes sur le moment qu’elles furent sans
conséquences à moyen et long terme. Nader Shah fait partie des conquérants de
l’éphémère et il se montra incapable de construire des structures politiques à la
mesure de ses conquêtes. Après sa disparition, son empire dépérit aussi vite que
ceux d’Alexandre ou de Tamerlan. Napoléon, qui le qualifiait de « grand
guerrier », le décrivit en ces termes au roi de Perse : « Il sut conquérir un grand
pouvoir ; il se rendit terrible aux séditieux et redoutable à ses voisins, il triompha
de ses ennemis et régna avec gloire ; mais il n’eut pas cette sagesse qui pense au
présent et à l’avenir ; sa postérité ne lui a pas succédé3. »
A un moment où l’Europe westphalienne consolidait son régime d’Etats-
nations gouverné par un système d’équilibre des puissances relativement stable,
le reste de la masse eurasiatique restait en proie aux rivalités impériales.
L’Empire ottoman, repoussé à Vienne en 1683, puis à Zenta (Serbie) en 1697 par
les troupes du prince Eugène, était menacé par les ambitions russes de Pierre le
Grand. Ce dernier avait brutalement mis un terme aux ambitions suédoises sur la
Baltique et pouvait désormais se concentrer sur ses propres objectifs impériaux,
au sud cette fois, vers la mer Noire et la Caspienne, aux marches donc des
Empires ottomans et perses, aux dépens desquels la Russie assurait son
expansion territoriale.
L’Empire séfévide, qui se réclamait des grands Empires perses du passé,
ceux des Achéménides dans l’Antiquité et puis des Sassanides, s’écroula quant à
lui brutalement en 1722 à la suite du violent conflit qui l’avait opposé aux
minorités afghanes, dans un contexte de rivalités religieuses entre chiites et
sunnites, l’intransigeance chiite des Séfévides ayant fini par pousser les
minorités sunnites à se révolter. Mal dirigée, l’armée perse était battue par les
Afghans le 8 mars 1722 à la bataille de Gulnabad, au cours de laquelle les
rebelles utilisèrent des petits canons à pivot, les zamburaks, spécialement conçus
pour être montés sur des dromadaires (le canon était généralement installé sur la
bosse de l’animal, qu’on immobilisait en le mettant à genoux, les deux pattes
attachées pour éviter une fausse manœuvre), armes que Nader Shah exploitera
avec de grands effets par la suite et qui, tactiquement, préfigurent en quelque
sorte nos chars d’artillerie de type AMX-13 ou AMX-30. La chute brutale des
Séfévides, qui avaient entretenu, durant près d’un siècle, la paix avec les
Ottomans, suite à une série de durs conflits, libérait ces derniers de leurs
obligations, ouvrant alors leur appétit à un moment où ils voyaient leurs
territoires rognés par divers prédateurs. Mahmoud, le nouveau maître de la
Perse, était incapable de stabiliser la zone. C’est dans ce contexte chaotique
qu’allait émerger Nader Shah, futur et improbable sauveur de la Perse.
Origines et ascension
Les origines et la poussée initiale de Nader Shah nous sont familières dans la
mesure où elles se conforment à la tradition des conquérants des steppes. Né en
1688 ou 1698 – les historiens divergent sur ce point – à Dastguerd, Nader Shah
est issu d’une famille modeste du Khorasan, cette région aux marches de l’Iran,
à la frontière de la Transoxiane (à cheval sur l’Iran, l’Afghanistan, le
Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan actuels), sujette durant des siècles
aux convoitises des conquérants turcs et mongols. Sa famille est turcophone,
imprégnée comme il se doit de culture persane mais attachée aux valeurs bien
connues des peuples nomades de la haute Asie. Son père est berger et tanneur.
Lorsque ce dernier meurt prématurément, il laisse sa veuve et ses deux garçons
dans un état de grande précarité, ce qui contribuera à forger le caractère de
Nader. Celui-ci, comme tous les enfants de la steppe, grandit sur un cheval et
pratique la chasse et le tir à l’arc. Fait prisonnier par des Ouzbeks, il s’échappe
pour rejoindre une bande de marginaux qui vivent de rapines et qui servent un
seigneur local lors de coups de main. Cette improbable école de la guerre lui
permet de poser les premiers fondements de son éducation militaire.
C’est dans ce contexte que le jeune homme affiche un talent inné pour le
commandement et le combat organisé. Il grimpe lentement les échelons,
éliminant à chaque palier celui qui l’y a fait grimper, élargissant à l’occasion de
chacune des étapes de son ascension son réseau de partisans et le nombre de
troupes attachées à son service. D’abord installé avec sa petite armée de brigands
dans une forteresse aux marches de l’actuel Turkménistan, il se voit ensuite
chargé de la défense du Khorasan par l’homme fort de la région, Malek
Mahmoud, un Perse qui rêve de reprendre l’Iran des mains des Afghans. Mais
Nader sent que l’autre prétendant à la (re)conquête de l’Iran, et à ce titre rival de
Malek Mahmoud, Tahmasp II, roi Séfévide exilé au Mazandaran, qui rêve lui
aussi de débouter les Afghans et de reprendre son bien, est un meilleur cheval.
Ainsi, à la tête d’une armée mandatée par Tahmasp, il se retourne sans vergogne
contre son ancien protecteur, l’obligeant à fuir, avant de s’en débarrasser
physiquement. En récompense, il est propulsé gouverneur du Khorasan et de
trois autres provinces. Plus tard, il rééditera son coup face à Tahmasp, qui aurait
dû se méfier. Nous sommes en 1727. Nader a alors vingt-neuf ans, peut-être
trente-neuf. En tout état de cause, il est dans la force de l’âge.
Nader est désormais à la tête des armées de Tahmasp, qui désire récupérer le
trône perdu par son père. Il dispose dorénavant d’un appareil militaire bien plus
important que l’armée de brigands avec laquelle il avait effectué ses débuts.
Néanmoins, ces années de combats sans grands moyens auront aiguisé son sens
tactique, son sens des rapports de forces et sa connaissance des hommes. Entre-
temps, il a compris une chose fondamentale : que les armes à feu ont un potentiel
dont personne, du moins dans son univers, n’a encore su vraiment tirer parti.
L’introduction des armes à feu dans les armées orientales avait eu un effet
similaire à celui qu’on avait pu observer en Occident, à savoir une grande
méfiance tant sur les capacités intrinsèques qu’en matière d’impact sur les
valeurs guerrières ancestrales. En Orient, l’art de la guerre gravitait depuis des
lustres autour de l’arc à double courbure, symbole suprême de la geste militaire
de la haute Asie, dont l’efficacité jamais démentie avait permis aux Huns et aux
Magyars, aux Mongols et aux Turcs de se tailler des empires. Même en Europe,
où l’arc fut de tout temps une arme d’appoint, les armées avaient mis plusieurs
siècles avant de ranger les leurs (en l’occurrence des arcs droits) au profit
d’arbalètes, d’arquebuses, de mousquets et enfin de fusils. Bizarrement, le
redoutable arc à double courbure, de loin l’arme la plus létale du Moyen Age,
n’avait jamais passé la frontière entre Orient et Occident, alors que tant d’autres
productions asiatiques, telles que l’étrier ou la poudre, avaient été adoptées –
initialement avec plus ou moins d’enthousiasme – par les armées occidentales.
En Asie, où les guerriers faisaient un usage secondaire des armes de base des
troupes occidentales, l’épée et la pique, on était largement resté attaché aux
tactiques, aux techniques et aux stratégies qui avaient produit d’innombrables
succès par le passé. L’Europe, en fin de compte, n’avait réellement commencé à
évoluer militairement qu’avec l’émergence d’entités politiques ambitionnant
l’hégémonie continentale, et avec le réordonnancement de l’équilibre des
puissances qui en résulta à partir du XVIe siècle. Ensuite, à la révolution militaire
des XVIe-XVIIe siècles s’était substituée au XVIIIe siècle une culture stratégique
adaptée à la préservation du statu quo géopolitique, et des troupes.
L’Asie avait subi à partir du XVe siècle une évolution géostratégique
singulièrement distincte de celle-ci avec la consolidation des grands empires
axés sur les trois grandes aires culturelles de la zone, l’Inde, la Chine, la Perse,
avec deux autres puissants empires au nord et à l’ouest, les Turcs ottomans et les
Russes. La disparition de Tamerlan en 1405 avait clos la longue et tumultueuse
période des empires nomades à vocation hégémonique. La Chine des Ming, qui
avait, à peu près à cette époque, lancé ses monumentales expéditions maritimes
autour du globe, s’était brusquement renfermée dans l’isolationnisme le plus
total en 1433, décision qui changea le destin du monde. En 1644, les Ming
étaient évincés au profit des Mandchous, qui allaient régner jusqu’au XXe siècle
sous le nom de Qing. Le XVIIIe siècle constitua l’âge d’or des Qing, avec une
Chine puissante et prospère qui s’empara du Tibet, de la Mongolie, du Xinjiang
et qui endigua la poussée russe. Babur, le descendant de Gengis et de Tamerlan,
les deux grands perturbateurs de la masse eurasiatique, avait implanté en Inde du
Nord la dynastie des Moghols au début du XVIe siècle, dont la civilisation allait
rayonner sur l’Asie du Sud-Ouest durant trois siècles. En Perse enfin, les
Séfévides s’étaient emparés du pouvoir à la même époque, au début du
XVIe siècle, et ils avaient engendré une véritable renaissance de la culture
iranienne tout en imposant le chiisme comme religion d’Etat. Ces trois empires,
dynamiques tant sur le plan économique que culturel, étaient logiquement
parvenus à un équilibre géostratégique qui semblait à même de résister aux
ambitions russes et ottomanes, ainsi qu’aux incursions de plus en plus fréquentes
des Européens. Dans ce contexte de stabilité générale, où les uns et les autres
avaient tout intérêt à préserver le statu quo géopolitique intercontinental, les
armées et les modes de combat avaient peu évolué. Pourtant, avec le recul, il
apparaît que les coups de boutoir des Russes, des Ottomans et des Européens
avaient probablement affaibli ce bel équilibre qui, au premier grain de sable,
allait s’effondrer.
Le grain de sable, ce fut la révolte afghane de 1722 qui créa un vide
géostratégique en Perse et qui, surtout, permit à un élément perturbateur de
s’introduire dans l’équation. Cet élément, ce fut Nader Shah qui, sur ce point
déjà, mérite d’être associé à Napoléon Bonaparte : il est une constante de
l’histoire de la guerre qui veut que les perturbateurs soient également des
novateurs sur le plan stratégique, et Nader Shah ne fait pas exception à cette
règle.
A partir du début du XVe siècle, des dizaines de traités militaires furent
publiés en Europe. Fondés la plupart du temps sur l’expérience de terrain de
leurs auteurs, ces traités et manuels contribuèrent de manière significative à
alimenter les débats et à faire évoluer les tactiques et les stratégies. On ne trouve
pratiquement rien de tout cela en Orient et pour cette raison aussi, nos
connaissances sur l’évolution de l’art de la guerre, notamment en Perse, restent
parcellaires4. On peut néanmoins en conclure que l’évolution des pratiques
guerrières fut principalement empirique, et donc logiquement lentes. Il est vrai
qu’hormis quelques cas singuliers, comme Machiavel et Montecuccoli, les
traités occidentaux sur l’art de la guerre restaient cantonnés à la tactique, sans
véritablement toucher aux problèmes d’ordre stratégique. Néanmoins, sur le plan
de la formation du soldat, de la discipline militaire ou de la disposition des
troupes, par exemple, ils étaient extrêmement précis et toute cette littérature
contribua très certainement à accélérer le processus de modernisation des
appareils militaires occidentaux. Cette modernisation, par effet de mimétisme, se
réverbéra sur les armées extra-européennes appelées à combattre les
Occidentaux (les apports se firent, évidemment, dans l’autre sens aussi,
notamment dans le domaine de la cavalerie légère). Ainsi, les techniques
empruntées aux Européens par les Ottomans purent-elles parfois être copiées par
leurs propres adversaires. Mais la Perse et l’Empire ottoman ayant connu une
longue période de paix avant la chute des Séfévides, cette transmission des
savoirs et des pratiques s’était essentiellement arrêtée quatre-vingts ans plus tôt.
Quelles que soient les époques, les grands capitaines sont fondamentalement
des joueurs d’échecs qui recherchent le duel. Si, à l’instar d’Alexandre ou de
Jules César, certains ne dédaignent pas les sièges lorsque ceux-ci sont
nécessaires ou indispensables, leurs efforts pointent généralement vers la bataille
décisive opposant deux chefs et deux armées. Nader Shah ne fait pas exception à
cette tendance et son aventure est une succession de grandes batailles
entrecoupées de quelques sièges.
C’est en 1727 qu’il entama le processus de reconquête de la Perse. Le duel
qui l’opposait à l’homme fort d’Ispahan, l’Afghan Ashraf (qui avait succédé à
Mahmoud), allait durer deux années et il culminera le 29 septembre 1729 à la
bataille de Dâmghân. Mais la situation politique et géopolitique de la région était
complexe et Nader préféra assurer ses arrières. Déjà il se vit contraint de
repousser le coup de poignard que Tahmasp, qui se méfiait, à juste titre, de son
protégé, tenta de lui planter dans le dos par l’intermédiaire de troupes kurdes
achetées pour accomplir cette tâche. Le coup déjoué, Tahmasp et Nader
parvinrent malgré tout à un accord qui tiendra le temps de la reconquête. Nader
se méfiait aussi des Afghans d’Herat, les Abdalis, rivaux des Gilzais d’Ispahan,
mais dont il craignait qu’ils ne tentent de profiter de la guerre pour lancer leur
propre offensive. L’affaire se dénoua au début du mois d’octobre, près de la ville
de Sangan, par un combat de cavalerie, Nader préférant à cette occasion garder
ses fantassins en réserve, bien protégés par des tranchées. Dominés par les
mouvements des cavaliers perses, puis décimés par les mousquetaires et les
artilleurs qui, à chaque charge, dégarnissaient un peu plus le front afghan, les
Abdalis découvrirent, impuissants, des tactiques qui leur étaient inconnues et
contre lesquelles ils n’avaient aucune réponse. Sagement, les Abdalis
abandonnèrent la partie et se retirèrent sans que Nader n’entame de poursuite.
Le contrôle du Khorasan assuré, Nader pouvait se concentrer sur son objectif
principal. Ou presque, car Tahmasp avait profité de l’absence de Nader pour
comploter à nouveau contre lui, en vain. Cette fois-ci, les deux hommes
s’affrontèrent, le 23 octobre 1727, et Tahmasp céda rapidement après un court
siège dans la ville de Sabzavar, qui n’avait pu résister aux tirs de la puissante
artillerie de Nader. Désormais, Tahmasp passait sous le contrôle de Nader, qui
signa les décrets en son nom. Malgré tout, Nader ne put se débarrasser
physiquement de son associé et rival, dont il avait besoin pour récupérer le trône
perse.
Les premiers mois de l’année 1729 furent employés à préparer l’offensive
décisive contre les Afghans Gilzais. Un marchand grec répondant au nom de
Basil Vatatezes, de passage au Khorasan, nous a laissé un témoignage sur les
exercices imposés par Nader à ses troupes. Ainsi, trois heures durant, les
cavaliers furent passés en revue par Nader en personne. Durant ce laps de temps,
les cavaliers s’adonnèrent à des manœuvres collectives, charges, replis tactiques,
contre-offensives mettant l’accent sur la coordination et la vitesse. Ce furent
ensuite les exercices individuels, typiques des démonstrations ancestrales de la
steppe, qu’on peut observer encore aujourd’hui au XXIe siècle, non sans
émerveillement, à l’occasion des grands tournois traditionnels, les bozkachi
(« attrape-chèvres »). Vatatezes observa donc les hommes – quelques femmes
peut-être aussi participèrent à ces exercices, selon la tradition des steppes – qui
rivalisaient d’agilité au tir à l’arc, au combat au corps à corps, aux duels à l’épée,
toujours à cheval. De leur côté, les fantassins pratiquaient le tir de manière
assidue et notre voyageur grec s’émerveilla de voir tant de munitions utilisées
pour ces exercices : « Ils tiraient avec leurs fusils sur une cible et s’exerçaient
sans discontinuer5. » Lors de ces exercices, Nader repérait les meilleurs
éléments, et leur offrait un commandement. A l’instar des armées turco-
mongoles, celle-ci fonctionnait selon le système décimal qui culminait avec le
tümen (10 000 hommes), à partir de l’unité de base, soit dix individus.
Avec deux décennies d’avance sur Frédéric le Grand, Nader Shah soumettait
ainsi ses armées à des exercices systématiques et rigoureux. Avant la fin du
siècle, la plupart des armées s’emploieront à copier le modèle prussien. Dans ce
domaine, comme dans d’autres, Nader Shah aura été un avant-gardiste de grand
talent, même si, au bout du compte, il n’aura pas exercé une influence semblable
à celle du roi de Prusse. Mais dans son aire géographique, il développa le
système le plus abouti de préparation à la guerre, avec des techniques et des
technologies à la pointe du progrès, à une époque charnière où la technologie
militaire était en pleine effervescence. En comparaison, les janissaires ottomans,
malgré une longue et glorieuse tradition, avaient déployé des qualités
individuelles remarquables, mais celles-ci étaient atténuées par une préparation
collective inférieure à celle dont bénéficiaient les armées nadérites et
européennes.
Les armées de Nader étaient multiethniques : on y trouvait des éléments
persans, turco-mongols et afghans. Les chevaux étaient plus grands que les
poneys mongols. Surtout, ils étaient fournis gratuitement par Nader,
contrairement à la pratique courante en haute Asie qui voulait que chaque
cavalier soit responsable de sa monture, y compris son achat et son entretien. Les
mousquets étaient plus lourds qu’en Europe et l’usage de la baïonnette était
inconnu, les armées orientales n’ayant jamais fait grand usage de piquiers. Le
mousquet était une arme de précision, et non une arme de choc (plus exactement,
de « choc à distance »), comme elle était alors employée en Occident. Le
mousquetaire persan était l’héritier du cavalier-archer et il prenait le temps de
viser l’adversaire. La précision se faisait au détriment de la vitesse de tir et le
mousquetaire mesurait sa poudre selon la distance de tir estimée. La portée était
généralement plus grande qu’en Europe et le soldat oriental restait
fondamentalement un combattant à distance, qui évitait tant que faire se peut la
mêlée typique de l’affrontement occidental.
Le soldat nadérite, qu’il disposât d’un cheval ou d’un mousquet, était cher à
équiper. Pour éviter qu’il ne déserte le théâtre une fois le premier combat
terminé, il était impératif de le motiver à rester. Il fallait donc le payer
régulièrement, et assurer une intendance de qualité. Contrairement aux armées
mongoles, par exemple, dont la cohésion était assurée par les liens sociaux et
familiaux, cette armée était un assemblage disparate et hétérogène dont la
cohésion reposait sur une organisation irréprochable et un commandement
charismatique. Comme pour toutes les armées en campagne, quelle que soit leur
nature, la cohésion y reposait aussi sur les succès qui, outre leur apport
psychologique, rapportaient leur lot de butins et de compensations en tous
genres.
Comme nous l’avons vu en Europe, la progression rapide des coûts associés
à la guerre et au maintien des armées avait entraîné la réorganisation et le
renforcement des appareils d’Etat. En Orient, une telle modernisation n’avait pas
pris corps. A terme, un décalage allait rapidement s’installer entre, d’un côté, des
appareils d’Etat désuets et inefficaces, de l’autre, des appareils militaires
modernes qui, tout au moins en Perse, n’avaient rien à envier aux meilleures
armées occidentales. En partie responsable de ce décalage, Nader ne pourra
prévenir ses conséquences dramatiques pour son propre pays. En Europe, la
révolution militaire s’accompagnait d’une révolution bureaucratique,
économique et, à terme, politique. La Perse ne fut le théâtre que d’une révolution
militaire. Or, le développement d’un appareil militaire performant reposant sur
une structure politique faible signifiait que seule la guerre était susceptible de
contrôler cette armée nouvelle qui, sans cette raison d’être, n’aurait eu d’autre
issue que de se désintégrer en factions rivales synonymes de chaos. Pour l’heure,
la solution qu’allait choisir Nader était celle la guerre permanente, sans laquelle
tout effort se voyait condamné à terme.
En Asie, du fait de l’immensité des espaces, les capacités opérationnelles
étaient au moins aussi importantes que les possibilités technologiques. C’est
pour cette raison que la Chine, qui tablait essentiellement sur sa capacité
fondamentale à projeter ses armées sur divers théâtres d’opérations, durant des
périodes prolongées, était parvenue à maintenir son intégrité politique et
territoriale (mais son retard technologique la condamnera à terme face aux
armées occidentales). L’armée perse de Nader, faute d’une organisation
bureaucratique-économique à la hauteur de ses ambitions, était, sur ce plan,
limité par ses capacités opérationnelles. C’est donc par sa supériorité tactique-
technologique que Nader compensa, avec succès, cette déficience. L’intégrité de
cette armée reposait essentiellement sur les qualités de son chef, illustrant encore
une fois l’apport incomparable qu’un capitaine d’exception, qui plus est doté
d’une âme de réformateur, est en mesure d’apporter à une armée qui, au départ,
ne se distingue en aucun point de celle de ses adversaires. Nader, conscient
semble-t-il des limites opérationnelles de son appareil militaire, s’échina tout au
long de sa carrière à aligner ses objectifs stratégiques sur ses capacités
opérationnelles, procédant ainsi patiemment par étapes, sans jamais pousser au-
delà de sa marche de manœuvre effective. En ce sens, il fut véritablement un
maître de la stratégie.
Revenons au duel entre l’Afghan de Perse Ashraf et Nader. En termes de
capacité opérationnelle, les Afghans étaient sous haute tension. Les Ottomans,
face à la pression russe et occidentale, ambitionnaient de s’emparer du joyau
iranien et le moment leur sembla propice pour tenter leur chance. Mais Ashraf
n’était pas le premier venu. Il repoussa aisément l’offensive turque et, dans la
foulée, décida de se lancer dans une guerre préventive contre Tahmasp afin
d’éliminer pour de bon le dernier prétendant séfévide. Ashraf avait divisé son
armée en quatre unités, Nader Shah ayant pour sa part divisé la sienne en trois.
Ashraf était si confiant dans sa victoire qu’avant la bataille il avait ordonné à
3 000 hommes de poursuivre les troupes en fuite et de s’emparer de Tahmasp et
de Nader, après quoi il pourrait récupérer le Khorasan. Nader ne jouissait pas
encore de la réputation qui allait bientôt être la sienne et pour Ashraf, la victoire
de Nader sur les Afghans Abdalis était due principalement à la faillite de ces
derniers.
Nader était-il renseigné sur l’état d’esprit qui animait alors son adversaire ?
Nul ne sait. Mais toute sa stratégie tablait sur une ruse qui, dès le début des
hostilités, avait pour but d’attirer l’ennemi dans une souricière. Les Afghans,
pressés d’en découdre, n’attendirent pas avant de lancer leur première offensive.
A leur grande surprise, les Perses reculèrent avant même le premier contact,
faisant croire qu’ils refusaient le combat. Sur la gauche afghane, les troupes
s’engagèrent en masse dans la poursuite derrière les cavaliers apparemment en
fuite qui détalaient vers les collines. C’est là que Nader avait positionné
plusieurs milliers d’hommes, dont de nombreux mousquetaires, ainsi que son
artillerie, y compris ses zamburaks montés sur dromadaires.
Ces troupes avaient pour ordre d’attendre en silence jusqu’à ce que
l’adversaire soit tout proche, puis de tirer une première volée. Alors qu’aucun
coup de feu n’avait été tiré jusque-là, le théâtre fut brusquement assourdi par des
centaines de tirs simultanés, qui n’avaient pas pour seul effet de faire du bruit.
Grâce aux tirs de précision des mousquetaires, des centaines de cavaliers afghans
tombèrent, soit qu’ils fussent touchés directement, soit que leur monture
s’écroulât sous eux. Les Perses neutralisaient rapidement les zamburaks afghans,
ne laissant à Ashraf qu’une seule option : monter une contre-offensive de
cavalerie susceptible de contourner l’adversaire par les flancs. Entre-temps, les
hommes d’Ashraf voyaient leur porte-drapeau frappé par un tir d’artillerie qui
l’emporta tout entier dans une explosion de feu et de poussière, avec son cheval
et ses couleurs.
Malgré les efforts d’Ashraf et de ses généraux, leurs tentatives de rétablir un
peu d’ordre parmi ses troupes, alors en état de décomposition avancée, furent
infructueuses. Une fois l’artillerie afghane neutralisée, les Perses furent en
mesure d’enfoncer le clou, ce qu’ils firent en attaquant le centre ennemi,
incapable de résister. A midi, l’affaire était entendue. Douze mille hommes6,
peut-être, étaient tombés côté afghan. L’armée qui venait de repousser les
redoutables Ottomans s’était fait tailler en pièces en l’espace d’une matinée par
un brigand de grand chemin. Pour Ashraf, dont l’autorité reposait exclusivement
sur sa supériorité militaire, l’heure était grave. De son côté, le prétendant
séfévide, Tahmasp, pouvait se réjouir d’avoir défait l’usurpateur, mais non sans
s’inquiéter de la montée en puissance de Nader.
C’est pourtant Tahmasp qui voulut alors poursuivre immédiatement sur
Ispahan alors que Nader, toujours prudent, préférait préparer tranquillement la
campagne d’invasion de la Perse. Ashraf, fragilisé par une rébellion qu’il
s’empressa de réprimer violemment, fit des ouvertures diplomatiques auprès des
Ottomans qui, de leur côté, commençaient à s’intéresser à Nader. Ce dernier,
bien que réticent, s’accorda avec Tahmasp et les troupes perses se projetèrent sur
Ispahan. Informé des intentions de l’adversaire, Ashraf décida de préparer une
embuscade de grande envergure et de surprendre Nader dans un défilé. Il
disposait de canons, protégés par des fortifications où il cacha des milliers de
cavaliers prêts à bondir après le barrage d’artillerie. Mais les services de
renseignements de Nader, qui avait créé un excellent réseau d’espionnage,
parvinrent à suivre la manœuvre et ce furent les Perses qui prirent les embusqués
en embuscade, après avoir contourné l’obstacle pour prendre l’ennemi par-
derrière, une nouvelle fois à grand renfort d’artillerie. Là encore, les fantassins
perses avaient pris le dessus sur la cavalerie afghane. L’infanterie nadérite,
constituée pour la plupart de paysans iraniens – alors que les cavaliers
représentaient un assortiment de peuplades d’Asie centrale –, affichait par bien
des aspects le caractère d’une armée « nationale » (à majorité chiite) et c’est elle
qui, à présent, formait le noyau de l’armée perse. Il était évident désormais que
le sort de la Perse allait se décider à l’occasion d’une bataille décisive.
L’affrontement eut lieu le 13 novembre 1729, à Murcha Khor. Avant
l’engagement, Nader Shah se porta devant ses troupes et exhorta ses hommes à
obéir à leurs supérieurs, tout en demandant aux cavaliers de ne pas descendre de
cheval pour s’emparer des biens d’un ennemi tombé7, ce qui semble indiquer
qu’il n’avait qu’une confiance relative en sa cavalerie. Ashraf avait quant à lui
essayé de prendre la mesure de son adversaire et il avait changé son fusil
d’épaule. Conscient de la supériorité du système tactique de Nader, il avait tenté
de s’en inspirer. Il adopta pour l’occasion une posture défensive et il plaça son
infanterie au centre en rangs serrés après s’être doté d’une artillerie importante,
qu’il avait postée sur le front. Sur les ailes, selon la tradition ancestrale, on
retrouvait les cavaliers. Il était difficile, cependant, de battre cet adversaire à son
propre jeu. Nader décida de frapper le premier avec ses mousquetaires et son
artillerie. Après les premières salves, il jeta ses hommes sur l’adversaire et
s’empara aisément de ses canons, ce qui réduisit singulièrement la force de
frappe d’Ashraf ainsi que ses options. Les Afghans tentèrent alors de prendre
l’ennemi sur les flancs avec la cavalerie, sans succès. A la tombée de la nuit,
l’affaire était entendue. Le 16 novembre 1729, Nader pénétrait dans Ispahan
devant une foule en liesse.
Tahmasp monta sur le trône mais le nouvel homme fort de la Perse était
Nader, qui, à titre compensatoire, obtint la mainmise sur la levée des impôts,
tâche à laquelle il allait s’atteler avec la plus grande énergie. Pour l’heure,
l’arrangement entre les deux alliés de circonstance satisfaisait tout le monde
mais, aux yeux de Nader, il ne s’agissait là que d’une solution temporaire. En
attendant de déposséder le Séfévide de son royaume, Nader tourna son attention
vers d’autres affaires pressantes. A peine Tahmasp installé sur son trône, Nader
s’était lancé à la poursuite de l’armée afghane. Ashraf avait réussi à s’allier avec
des Arabes et il espérait une victoire. Mais, une fois encore, la coordination et la
discipline affichées par les mousquetaires se révélèrent décisives lors de la
confrontation et Ashraf ne trouva pas la réponse espérée face au terrible feu
persan, malgré les tentatives courageuses de ses soldats de percer le front
ennemi. La guerre pour la Perse était terminée. Dans la foulée, Nader écrivit une
lettre au Grand Moghol – dérogeant ainsi aux règles protocolaires pour
démontrer qu’il était le numéro un du pays –, lui demandant de ne pas offrir de
sanctuaire ou d’assistance aux réfugiés afghans. Enfin, il alla déloger les troupes
russes du nord de l’Iran. Pierre le Grand avait profité de la guerre pour investir le
pays, mais son corps expéditionnaire fut rapidement refoulé par l’armée perse.
Nader n’était pas homme à essuyer une défaite sans réagir et il était
déterminé à prendre sa revanche sur Osman Pacha. Les deux armées se
retrouvèrent face à face près de Kirkouk, le 9 novembre. Avant la bataille, Nader
avait placé ses troupes d’élite, les jazayerchis, derrière ce qu’il supputait être la
ligne de retraite des Ottomans, qui avaient rassemblé une armée de
100 000 hommes8. Les Perses, dont on ne connaît pas les effectifs exacts, étaient
moins nombreux. La bataille commença par un long échange de tirs, qui dura
peut-être deux heures, avant que les armes ne commencent à fatiguer. Nader
profita alors de la relative accalmie pour lancer une première charge sur le centre
ottoman, accompagnée par un mouvement de sa cavalerie sur le flanc turc. On
en était là lorsque Osman Pacha, qui venait de quitter sa litière pour enfourcher
un cheval, reçut deux balles et tomba mortellement dans l’instant. Comme pour
les Perses lors de la bataille de Samara, la nouvelle paralysa l’armée ottomane,
qui se disloqua d’un seul coup. C’est alors que les jazayerchis entrèrent en
action, pulvérisant avec leurs armes lourdes (des gros mousquets ou jazayers) les
milliers d’hommes en fuite. Un homme s’empara alors de la tête coupée
d’Osman Pacha et l’apporta sur le bout de sa lance à Nader (qui fit ensuite
l’effort de retrouver le corps et envoya le tout aux autorités ottomanes pour que
sa victime ait des funérailles dignes de son rang). Les Ottomans perdirent encore
20 000 soldats, au moins, et leur meilleur général. Mais Nader n’en avait pas fini
avec les Turcs.
La bataille décisive entre Perses et Ottomans eut lieu le 19 juin 1735, près
d’Eghvard, en Arménie. Après avoir récupéré les territoires séfévides à l’ouest
du pays, Nader désirait compléter la reconquête avec la prise du Caucase.
L’armée turque était commandée par Abdullah Köprülü, Albanais comme
beaucoup de généraux et de vizirs ottomans. L’armée turque était composée de
80 000 hommes, dont 30 000 janissaires. Elle transportait avec elle une
quarantaine de pièces d’artillerie. L’armée perse se déplaçait en deux sections,
avec une avant-garde d’une quinzaine de milliers d’hommes et, plus loin
derrière, le gros de l’armée, soit 40 000 soldats9.
Voyant cela, Köprülü décida d’attaquer sur-le-champ l’avant-garde perse,
confiant dans la supériorité de sa cavalerie pour écraser un adversaire en nette
infériorité numérique. Nader, plutôt que de temporiser en attendant l’armée
principale, fit exactement le contraire. Avec 3 000 hommes seulement, qu’il
avait disposés dans une forêt avoisinante, il se lança sur l’ennemi. Surpris, ce
dernier lâcha son artillerie, dont s’emparèrent les mousquetaires perses. Privés
de leurs canons, les Turcs ne pouvaient plus contenir les 500 zamburaks postés
devant le centre ottoman, qui commencèrent à tirer sur l’ennemi, celui-ci n’ayant
d’autre solution que de retraiter. C’est le moment que Nader choisit pour se
projeter sur l’adversaire avec sa réserve de cavalerie, soit 1 000 hommes
environ, qui achevèrent là une armée déjà en pleine déconfiture. La bataille était
déjà perdue lorsque Köprülü, bousculé par un cavalier perse, tomba la tête la
première sur un rocher, avant d’être décapité par le sabre de son adversaire (qui,
comme pour Osman Pacha, ramena la tête à Nader). Alors que les Perses
subissaient des pertes minimales, les Ottomans avaient vu peut-être la moitié de
leurs hommes se faire occire durant les quelques heures qu’avait duré cette
courte confrontation, qui n’avait débuté qu’en milieu d’après-midi.
Ainsi se terminait la guerre contre les Ottomans, Nader ayant atteint
l’objectif qu’il s’était fixé de reconquérir les frontières de l’Empire séfévide.
Désormais, il pouvait s’en retourner à Ispahan pour s’occuper des affaires
internes et redéfinir sa grande stratégie pour la Perse, et pour le monde
musulman. Face à ce qui avait été durant des siècles l’une des meilleures armées
du monde, Nader avait démontré l’efficacité d’une petite armée bien entraînée et
focalisée sur la supériorité du feu. Son génie guerrier et son audace avaient
permis à ses troupes d’exploiter de manière maximale leurs qualités intrinsèques
et les faiblesses de l’ennemi.
Suite au décès du jeune roi, Nader fut couronné shah au mois de mars 1736.
C’est à ce moment-là qu’il dévoila un nouveau projet : l’unification de l’islam,
c’est-à-dire celle des chiites et des sunnites, qui correspondait à une certaine
logique puisqu’il était lui-même sunnite à la tête d’un Etat qui, depuis 1502, était
chiite. Mais cette démarche allait aussi dans le sens de ses conquêtes pour, à
terme, servir de prétexte à l’invasion de l’Empire ottoman, où siégeait le calife
(et sultan), tout en justifiant l’abandon du chiisme comme religion d’Etat en
Perse. C’était aussi d’une certaine façon un rêve mégalomaniaque où il
reconstruisait l’empire d’Alexandre et remodelait le monde musulman à la
manière de Saladin. Ce rêve n’aboutit jamais, soit parce que Nader Shah fut
occupé ailleurs, soit parce que, plus tard, il succomba à la folie.
Quoi qu’il en soit, l’empire de Nader restait fragile et il lui fallait
constamment guerroyer contre les uns et les autres. La société tribale de
l’Afghanistan, en particulier, était une source perpétuelle de troubles et de
dissensions : avec le Caucase, elle aura donné du fil à retordre à tous les
conquérants de la steppe, et non des moindres. Malgré tout, la difficile prise de
Kandahar (mars 1738) assit son autorité sur la région et l’assistance apportée aux
Afghans à cette occasion par le Grand Moghol, Mohammed Shah, servit de
prétexte à l’invasion de l’Inde, cette Inde du Nord qui aura, au fil des siècles,
subi les convoitises de nombre de conquérants venus des quatre coins de
l’Eurasie et combattu son lot de grands capitaines.
Suite au long siège de Kandahar, Nader Shah se dirigea vers l’Inde, via la
passe de Khyber (novembre 1738), où il déjoua magistralement l’armée venue
arrêter son avancée, celle du gouverneur de Peshawar, en contournant l’ennemi
par un difficile et étroit sentier pour le surprendre par ses arrières. Kaboul et
Peshawar désormais sous contrôle perse, Nader avança vers Lahore, qui était
rapidement investie, puis il poursuivit sa route vers Delhi. Mohammed Shah, qui
suivait non sans inquiétude ces événements, s’attela désormais à se doter d’une
force massive pour contenir l’envahisseur. Riche en ressources financières et
humaines, disposant de l’avantage de combattre à domicile, l’Empire moghol
escomptait repousser la modeste armée de Nader Shah, environ
160 000 hommes, avec ses éléphants et ses centaines de milliers de combattants.
Il est possible qu’un million d’hommes aient participé à l’affrontement, même si
les chiffres sont incertains, ainsi que plusieurs centaines de pachydermes, peut-
être 2 00010.
Pour Nader Shah, la conquête de l’Inde était motivée par des considérations
économiques, idéologiques et stratégiques, sans parler de l’orgueil du principal
intéressé. Les caisses de l’Etat perse commençaient à se vider dangereusement et
l’Empire moghol détenait des richesses incommensurables, dont l’acquisition
soulagerait la pression qui se faisait de plus en plus forte sur Nader Shah. La
prise de Delhi permettrait à Nader de faire un pas de plus dans sa volonté de
s’imposer comme le grand rassembleur de l’Islam. En outre, il désirait couper
l’un des principaux soutiens aux rebelles afghans, qui défiaient son autorité au
cœur de l’Empire.
L’Empire moghol, de son côté, n’était plus ce qu’il avait été du temps de
Babur et d’Akbar le Grand, mais il demeurait la plus importante puissance de la
région et son prestige était encore important. Toutefois, l’appareil d’Etat était
miné par des querelles d’individualités qui se répercuteraient sur les stratégies
durant la campagne. Le sort de l’Empire allait se jouer en quelques heures, à
l’occasion d’un unique affrontement qui allait se révéler déterminant, et dont les
effets à long terme, pour les Indiens, seraient lourds de conséquences.
Comme à son habitude, Nader Shah avait minutieusement préparé son
affaire. Ses services de renseignements l’avaient informé de la nature des forces
en présence, du commandement, du type de troupes qu’il aurait à affronter. Face
à cette masse plusieurs fois supérieure à la sienne, il désirait une victoire rapide
et décisive. Pour ce faire, il lui fallait éviter le choc initial, susceptible de
renverser son armée, et s’arranger pour jeter le trouble chez l’ennemi. Il tablait
sur un chaos généralisé qui, à partir d’un noyau central, se propagerait sur
l’ensemble de l’armée afin que celle-ci se disloque irrémédiablement. A cette fin,
le binôme armes à feu (artillerie, mousquets, zamburaks) et cavalerie constituait
le noyau du dispositif tactique des Perses.
Avant même l’affrontement, Nader Shah avait attaqué un contingent indien
qui n’avait pu rejoindre le front et avait dû laisser bagages et pièces d’artillerie.
Ensuite, il avait coupé les communications entre Delhi et l’armée indienne, qui
se trouvait à une centaine de kilomètres de la capitale. Face aux canons ennemis,
il lui fallait neutraliser l’artillerie d’une manière ou d’une autre et pour cela il
avait décidé de feindre un retrait susceptible d’attirer les éléphants de combat au
front, puis d’exploiter la nature erratique des pachydermes pour semer la
confusion.
Les Indiens avaient placé leur artillerie, de gros canons du type utilisé pour
les sièges, au front, avec les éléphants derrière. Après la première canonnade, les
Perses retraitèrent comme prévu, poursuivis par les éléphants, puis les cavaliers.
Selon certaines chroniques, Nader aurait placé en embuscade des chameaux
reliés deux par deux par un plateau au-dessus duquel les soldats auraient mis des
bottes de paille et du combustible11. Au signal, ses hommes auraient allumé la
paille et poussé les chameaux affolés en direction des éléphants qui, au premier
contact, se seraient dispersés dans tous les sens, renversant les chevaux et les
fantassins indiens, version romanesque mais néanmoins plausible tant Nader
était un adepte des stratagèmes et les éléphants connus pour leur caractère
imprévisible. Quoi qu’il en soit, tous les témoignages s’accordent : Nader a bien
fait intervenir à ce moment de la bataille ses dromadaires de combat avec
l’artillerie à pivot, et ensuite, en second rideau, les mousquetaires et leur ciblage
plus précis.
Face au tir des jazayerchis perses, les éléphants, même avec leurs armures de
protection, tombèrent les uns après les autres, causant chaque fois des dégâts
collatéraux. L’infanterie indienne neutralisée par le barrage de tirs, il ne restait
plus à Nader qu’à transpercer le centre indien qui, dépourvu de son artillerie et
de ses éléphants, ne pouvait résister à la charge de cavalerie. Celle-ci, après avoir
feint la retraite, avait attiré la cavalerie indienne hors du front, avant d’effectuer
une volte-face. Le centre indien découvert était désormais une cible facile pour
les cavaliers.
Au quartier général indien, le commandement tergiversait sans pouvoir
réagir et les deux principaux stratèges de Mohammed Shah étaient écartés du
combat, l’un occis, l’autre capturé. Bien que disposant encore de nombre de
troupes fraîches, l’armée indienne était dans l’incapacité de résister, encore
moins de contre-attaquer ou de coordonner une riposte quelconque. En l’espace
de quelques heures encore une fois, l’affaire était entendue.
La victoire de Nader Shah démontrait la supériorité d’une armée sachant
combiner puissance de feu et mobilité là où les Indiens avaient tablé sur la masse
et le choc. Face aux Britanniques qui, de leur côté, développaient parallèlement
des stratégies proches de celles de Nader, les Indiens ne sauront pas mieux
réagir. Il est vrai que cette défaite affaiblit de manière considérable un empire
déjà dans une phase déclinante. Suite à la bataille, selon la tradition des
conquérants des steppes, Nader pénétra dans la capitale ennemie – Mohammed
Shah à ses côtés – qu’il s’appropria en passant des milliers d’habitants au fil de
l’épée (au prétexte qu’on lui avait jeté des pierres lorsqu’il était entré dans la
mosquée). La superpuissance moghole, qui régnait en maître sur la région depuis
des siècles, avait été anéantie en l’espace d’une journée. Jamais elle ne se
relèvera. Comme l’Empire ottoman, l’Empire moghol agonisera jusqu’à son
dernier souffle.
Fin de règne
A Karnal, Nader avait atteint son apogée et, comme s’il devait être puni des
exactions commises à Delhi, les dernières années de sa vie seront moins
glorieuses. Ces années, aux cours desquelles sa santé psychique et physique
allait rapidement décliner, il les employa à pacifier l’Ouzbékistan et à guerroyer
au Daghestan, où il buta contre une petite poche de combattants décidés qui lui
résisteront jusqu’au bout, écrivant là l’un des mythes fondateurs de cette nation
rudement ballottée par la géopolitique tourmentée de la région. Face aux
Ottomans, qui tentèrent de profiter de ses déboires internes, il démontra que son
génie guerrier restait intact. Mais l’Empire se délita de l’intérieur et les caisses,
bien remplies après la campagne indienne, se vidèrent à nouveau. A chaque fois
qu’un tel scénario se renouvelait, Nader était contraint d’astreindre les
populations à de nouvelles impositions qui, immanquablement, soulevaient la
grogne et la rébellion. La guerre finançait la guerre qui finançait l’Etat, mais la
source s’était définitivement tarie.
Avec les années, Nader plongea progressivement dans une paranoïa
mégalomaniaque qui affecta ses rapports avec son entourage proche. Ainsi,
convaincu d’avoir été trahi par son fils, Nader lui fit arracher les yeux. Sa vie
bascula alors dans la tragédie shakespearienne, et avec elle le destin de la Perse.
Selon la légende, sa victime, Reza Qoli – longtemps pressenti comme son
successeur légitime –, aurait proféré ces propos prophétiques : « Ce ne sont pas
mes yeux que tu viens de fermer, mais ceux de la Perse. » De fait, ce geste allait
noyer son bourreau de père dans le remords et le pousser vers la folie, qui le
consumera tout entier et dont seul le bras d’un assassin parviendra à le délivrer.
Ainsi disparu en 1747 l’un des plus grands capitaines du XVIIIe siècle.
Comme Saladin, Gengis ou Tamerlan avant lui, ses exploits résonnèrent jusqu’en
Europe où, durant un temps, il jouit d’une certaine notoriété, avant de sombrer
dans l’oubli. Après sa disparition, l’empire qu’il avait reconstruit à la seule force
de son génie s’effondra comme un seul homme, alors que s’évanouissait son
rêve d’unification de l’islam. Mais son passage éclair ne fut pas sans
conséquences et l’affaiblissement des Empires ottomans et moghols facilita la
tâche des Européens qui, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, assirent leur
supériorité militaire sur le reste du monde. D’autres grands capitaines, comme
Alexandre Souvorov et Wellington, viendront achever le travail de sape entamé
par Nader Shah et, d’une certaine manière, récolter les fruits de ses conquêtes.
Du côté des Européens justement, l’art de la guerre évoluait rapidement et un
nouveau nom allait bientôt devenir synonyme de gloire militaire : Frédéric
de Prusse.
Chapitre 11
Artiste, philosophe, chef d’Etat, Frédéric de Prusse incarne à lui seul tout le
génie des Lumières, ainsi que ses limites et ses contradictions. Dans le cadre de
ce chapitre, nous nous bornerons à la dimension stratégique du personnage,
même si celle-ci est indissociable de l’homme dans son ensemble. Contemporain
de Nader Shah, il personnifia plus que tout autre capitaine un nouvel art de la
guerre occidental qui avait éclos au XVIe siècle et avait constamment évolué au fil
des siècles. Frédéric fut avec Souvorov, Wellington et Napoléon l’une des
dernières incarnations du héros militaire traditionnel tel qu’on avait pu le
concevoir depuis Alexandre le Grand. Comme s’il avait lui-même pressenti la
fin imminente de cette longue filiation, il sut réinventer un art de la guerre qui
s’inspira d’Alexandre et de l’un de ses maîtres, Epaminondas, pour signer
quelques exploits légendaires. Il fut la principale source d’inspiration du jeune
Bonaparte et le modèle à partir duquel Napoléon créa son propre moule.
L’opposition entre l’art de la guerre frédéricien et la stratégie napoléonienne fut
par ailleurs à la base de la formulation dialectique qui permit à un jeune officier
prussien, Carl von Clausewitz, de penser la guerre comme personne ne l’avait
jamais fait avant lui, signant avec son chef-d’œuvre Vom Kriege le bréviaire de
la stratégie moderne, celle de l’ère des guerres totales. Enfin, les victoires
militaires de Frédéric permirent à la modeste Prusse de s’inviter à la cour des
grands, avant qu’elle ne puise dans une immense défaite, celle subie à Iéna-
Auerstedt en 1806, les forces qui permirent à la nation allemande d’émerger
comme la première puissance continentale européenne. Son écrasante victoire à
Rossbach contre la France engendra un fort ressentiment chez les vaincus, lequel
contribua de manière significative à une remise en question salutaire et
génératrice d’un renouvellement de l’appareil militaire et de la pensée
stratégique française qui, avec la Révolution de 1789, fourniront à Napoléon les
moyens de faire éclater son génie.
Rossbach fut aussi la première d’une longue série d’humiliations infligées
par les Allemands aux Français, et vice versa, qui, outre Iéna, produisit, entre
autres, l’hécatombe de Gravelotte, les accords de Versailles et l’effondrement de
la France de 1940. Contrairement aux autres grands capitaines de la période
dynastique qui, en tant que généraux, durent composer avec une autorité
politique, Frédéric profita de la liberté de manœuvre que lui conférait son statut
de chef d’Etat autocratique. Doté des pleins pouvoirs politiques et militaires, il
afficha une intelligence stratégique singulièrement aiguë et un sens des rapports
de forces particulièrement fin. En matière de grande stratégie, il fut l’un des plus
inspirés parmi les grands chefs de guerre, plus certainement que Napoléon, qui
aurait gagné à suivre son exemple.
Au bout du compte, les brillantes victoires de Frédéric sur le théâtre militaire
se traduisirent par des succès politiques, dont il eut la rare intelligence de ne pas
gaspiller les effets en ne s’engageant pas dans d’autres campagnes aléatoires.
Alors que les grandes puissances européennes de son époque poussaient vers un
art de la guerre prévisible, « scientifique » et tout acquis au rationalisme de l’âge
des Lumières, il vint rappeler à ses adversaires que la stratégie est avant tout une
question d’intelligence et d’intuition, bien plus qu’une affaire de calculs et de
principes. Il comprit aussi qu’avec des ressources bien inférieures à celles de ses
adversaires, il lui fallait concentrer tous ses efforts pour frapper en un point
décisif, seul moyen pour lui de renverser les rapports de forces en désarçonnant
momentanément ses rivaux. Pour se faire, il privilégia logiquement la recherche
de la bataille, point culminant d’une campagne où, durant un espace de temps
extrêmement court, les événements s’accélèrent de manière dramatique,
permettant ainsi au génie militaire de pleinement s’exprimer.
Ainsi formulait-il sa conception de la politique, de la guerre et de la bataille :
« On doit convenir d’abord du sens que l’on attachera au mot bataille. Une
bataille digne de ce nom, et qu’il faut bien distinguer d’une affaire ou d’un
combat, décide du sort d’un Etat. Il faut absolument dans la guerre en venir à des
actions décisives, soit pour se tirer de l’embarras de la guerre, soit pour y mettre
son ennemi, soit pour terminer une querelle qui se prolonge trop. Un homme
sage ne fera aucun mouvement sans en avoir de bonnes raisons, et un général
d’armée ne donnera jamais bataille s’il n’a pas quelque dessein important1. »
Sa stratégie ne fut pas, comme on la caractérisa au XIXe siècle, une stratégie
d’épuisement – opposée à la stratégie d’anéantissement attribuée à Napoléon –,
mais une stratégie d’étourdissement dont le but était de faire chanceler
l’adversaire, de le faire douter, afin de le contraindre sur le moment à accepter
les termes recherchés. Cette stratégie ne fut pas, pour diverses raisons, y compris
des erreurs de la part de Frédéric, toujours couronnée de succès mais, au bout du
compte, la Prusse se retrouva à la fin de son règne dans une position beaucoup
plus avantageuse qu’elle ne l’était lorsqu’il accéda au trône. A cet effet, Frédéric
fut contraint d’effectuer de sérieux compromis par rapport aux idéaux qu’il
défendait dans ses écrits, d’où les nombreuses contradictions qui font partie
intégrante du personnage et qui, elles aussi, contribuent à la fascination qu’il
continue d’exercer.
Avec des moyens comparativement très faibles par rapport aux grandes
puissances de l’époque – la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie –,
Frédéric modifia durablement l’ordre géostratégique de l’échiquier européen à
son profit sans toutefois mettre en péril l’équilibre des puissances favorisé par
les accords de Westphalie. En outre, il fut un penseur militaire de tout premier
plan, dont les idées évoluèrent avec le temps, avec l’expérience et les
circonstances. Enclin par tempérament à l’offensive, il sut maintenir ses acquis
grâce à une stratégie défensive ; adepte à ses débuts des tactiques de choc et
réfractaire à l’emploi immodéré de l’artillerie, il sut comprendre avec le temps
tout le potentiel du feu. Enfin, il fut un admirable tacticien doté d’un coup d’œil
incomparable dans le feu de l’action. La sensibilité qu’il exprima notamment
dans ses compositions musicales et littéraires – contre laquelle son père,
Frédéric-Guillaume, réagit de manière extrêmement dure et violente – se refléta
aussi dans son style de guerre qui, outre la rigueur prussienne, faisait la part belle
à l’imagination et à la finesse.
Emergence de la Prusse
La géopolitique de l’Europe centrale avait connu de nombreuses vicissitudes
au cours des siècles précédents. Cent ans avant l’accession de Frédéric au trône
de Prusse en 1740, toute la région s’était vue engloutie dans la terrible guerre de
Trente Ans. La mosaïque géopolitique qu’était l’Allemagne fut la première
touchée et, moins d’un siècle après la fin du conflit, elle recouvrait à peine sa
démographie de 1618. La Prusse, créée au Moyen Age par les moines-soldats de
l’ordre Teutonique qui s’y étaient implantés par la force de leurs épées, avec le
soutien de la papauté, n’était alors qu’une puissance de second rang. Sa
population, 2,25 millions d’âmes en 1740 (5,4 millions en 1786), constituait une
force démographique très inférieure à celle des grandes puissances européennes :
la France, par exemple, avait une population dix fois supérieure. L’ordre
westphalien était une composition relativement stable de type multipolaire au
sein duquel une poignée de grandes puissances faisaient la pluie et le beau
temps, avec l’appui d’alliances fluctuantes constituées d’une pléthore d’acteurs
de second rang soumis à des relations de clientélisme dictées par la compétition
perpétuelle entre les premiers rôles. Dans ce schéma, les puissances de second
rang comme la Prusse ou la Bavière jouissaient d’une capacité à inverser le
poids de la balance dans un sens ou dans un autre, ce qui leur conférait un degré
d’indépendance que n’avaient pas les puissances de troisième rang, à l’instar des
dizaines de mini et micro Etats que comptait alors l’espace allemand. Toutefois,
la pression sur ces pays de second rang était constante, tout comme la menace de
se voir sinon engloutir, du moins fragmenter en plusieurs morceaux puis
redistribué entre divers protagonistes, comme ce sera le cas avec la Pologne.
La Prusse, en 1740, était donc un pays relativement important, mais sans
plus, dont les institutions correspondaient au modèle dynastique de l’Ancien
Régime. Son armée, réorganisée par le père de Frédéric, Frédéric-Guillaume,
s’était dotée d’une structure et d’une discipline de premier plan, tout en restant
attaché au modèle classique de l’époque. Du reste, le militarisme de Frédéric-
Guillaume faisait dire à certains que « la Prusse n’est pas un pays avec une
armée mais une armée avec un pays ». Si cette qualification était exagérée, la
Prusse retrouvait bien par certains aspects les caractéristiques de la Prusse des
Teutoniques (ces deux modèles seront d’ailleurs amplement exploités par la
propagande nazie). De fait, avec 83 000 soldats à sa disposition pour sa première
campagne, Frédéric comptait presque autant de troupes que l’Autriche et ses
100 000 hommes et plus de la moitié des effectifs de la France (les effectifs
prussiens ne cesseront d’augmenter avec 154 000 hommes en 1757, près de
200 000 à la mort de Frédéric2). En d’autres termes, cette armée était un bon
outil, mais cet outil n’était en rien révolutionnaire et, par rapport aux armées
françaises par exemple, beaucoup moins avancé. En ce sens, l’armée dont
héritait Frédéric était comparativement bien moins performante que celle léguée
par Philippe de Macédoine à Alexandre. Néanmoins, elle formait une base saine
à partir de laquelle on pouvait construire un édifice supérieur.
Les contraintes démographiques obligèrent Frédéric à recruter une majorité
de ses troupes à l’étranger, mais il voulut néanmoins insuffler une dimension
citoyenne à son appareil en établissant un numerus clausus de conscrits
prussiens (5 000 soldats en 1768 par exemple). Disposant donc en fin de compte
d’une proportion élevée de soldats aux qualités « morales » douteuses, Frédéric
chercha à compenser les déficiences inhérentes à ce type d’armée en
développant une infrastructure favorisant les automatismes. Par le truchement
d’une discipline irréprochable, d’une chaîne de commandement limpide et d’un
entraînement de base poussé, il chercha ainsi à se doter d’un appareil capable de
répondre rapidement et efficacement aux décisions et aux ordres venus d’en
haut, qui redescendaient jusqu’en bas avec le moins de friction possible.
« L’institution de nos troupes, écrivait-il dans ses Principes généraux, exige de
ceux qui les commandent une application infinie ; elles veulent être entretenues
dans une discipline continuelle, elles veulent être conservées avec un soin
extrême, et elles veulent être mieux nourries que peut-être toutes les autres
troupes de l’Europe3. »
Les témoins, dont Voltaire, observèrent avec admiration et, parfois aussi, un
certain amusement, les exercices souvent fastidieux que Frédéric imposait à ses
troupes et qui firent la réputation de la méthode prussienne, que les Allemands
exportèrent plus tard aux quatre coins du monde, notamment en Amérique latine.
C’est de là aussi que naquirent les fondements stratégiques de la future
Blitzkrieg, dont Frédéric fut un avant-coureur, soit une approche visant à
rapidement étouffer l’adversaire avec un cocktail mêlant surprise, vitesse,
coordination et concentration. Nonobstant le sérieux recul de l’armée prussienne
durant la période napoléonienne, celle-ci sut se ressaisir en tirant les leçons de
ses erreurs, tout en se remodelant globalement dans l’esprit frédéricien, cette fois
sans les limites et les contraintes avec lesquelles Frédéric avait dû composer sa
vie durant.
Débuts
Frédéric naît à Potsdam en 1712, l’année au cours de laquelle Marlborough
prend son envol avec la guerre de Succession d’Espagne. Fils aîné du couple
royal, il est attiré par les arts et les lettres mais son père l’oblige à suivre une
rigoureuse éducation militaire, à laquelle il est au départ réfractaire. Ses relations
avec son père seront de manière générale extrêmement tendues, pour ne pas dire
exécrables, reflétant le contraste saisissant entre la vision obtuse, rigide, étroite
et dépassée de Frédéric-Guillaume avec celle, ouverte, moderne, parfois même
généreuse qui sera celle de Frédéric. Alors que le premier était engoncé dans un
provincialisme de repli, le second envisagera pour la Prusse un rôle européen.
Pour l’un comme pour l’autre, l’armée prussienne constitua le principal
instrument au service de leur vision.
Déchu par son père, lors d’un épisode dramatique, de son rang d’officier,
Frédéric réintègre l’armée prussienne et participe à la guerre de Succession de
Pologne auprès d’Eugène de Savoie et combat à cette occasion contre la France.
A la mort de Frédéric-Guillaume en 1740 – Frédéric a donc vingt-huit ans –, il
accède au trône et entend régner sur son pays en despote éclairé. Son ambitieux
traité politique, L’Anti-Machiavel, le voit réfuter certaines des thèses du
Florentin. Néanmoins, dans la pratique, Frédéric va se montrer un fin praticien
de ce que les Allemands, au milieu du XIXe siècle, désigneront comme la
realpolitik (c’est un certain Ludwig von Rochau qui, en 1853, lance le terme4). A
l’instar de la France qui émerge avec le Roi-Soleil, Frédéric a pour ambition de
faire de la Prusse un pays moderne fondé sur le modèle de l’Etat-nation. Et,
comme Louis XIV avant lui, son ambition nationale passe par le démantèlement
progressif de l’Empire autrichien, dont il va tenter de rogner le territoire et
d’éroder la puissance. Si, au XVIIIe siècle, on ne parle pas encore de lebensraum,
d’« espace vital », Frédéric cherche déjà à étendre ses frontières pour fournir à la
Prusse un espace adapté à ses ambitions géopolitiques. Dans le même temps, la
décomposition de l’espace germanique est accompagnée par le rayonnement
culturel grandissant de la France qui, en nourrissant les ambitions géopolitiques
de Paris sur le front oriental, menace d’étouffer un espace culturel allemand alors
sur la défensive. Admirateur de la culture française, au détriment d’ailleurs de la
culture allemande, avec laquelle il n’a aucune affinité, Frédéric s’ingéniera à
stopper l’emprise de la France sur les territoires germaniques en générant un
mouvement national allemand qui trouvera son aboutissement avec la
réunification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse bismarckienne. De fait,
avec la guerre de Sept Ans (1756-1763), la France effectuera un virage à 180° en
s’alliant avec l’Autriche contre la Prusse et l’Angleterre.
Après la guerre de Succession d’Espagne, la guerre de Succession
d’Autriche (1740-1748) et, surtout, la guerre de Sept Ans participent à
l’endiguement de la France en Europe – ainsi qu’à son refoulement en Amérique
du Nord –, ce qui permet pour un temps de sauver l’équilibre westphalien qui,
comme on sait, volera en éclats en 1789 pour être en partie restauré à Vienne en
1815. En ce sens, l’action de Frédéric poursuit en quelque sorte celle de
Marlborough, avec au bout du compte un rééquilibrage géopolitique qui, pour
Marlborough comme pour Frédéric se révèle favorable à la nation au nom de
laquelle chacun combattit.
L’OMBRE DE NAPOLÉON
DE LA GUERRE TOTALE
AUX CONFLITS ASYMÉTRIQUES
Chapitre 12
Contexte stratégique
Le chef-d’œuvre : Austerlitz
Janus et Minerve
Caractéristiques de sa stratégie
Gueorgui Konstantinovitch Joukov naît le 1er décembre 1896 dans une petite
ville située à une centaine de kilomètres de Moscou. Sa famille est modeste. Son
père exerce le métier de cordonnier. Durant les dernières décennies du
XIXe siècle, le régime tsariste a entamé de profondes réformes, qui touchent
notamment le domaine de l’éduction, ce dont profite le jeune Gueorgui qui,
contrairement à ses ancêtres, va bénéficier d’un enseignement formel. Malgré
tout, il ne passe que trois années au total sur les bancs de l’école. Son bagage est
mince mais comparativement il sera dans la norme de ses futurs collègues et il
sait l’essentiel : lire, écrire et compter. Plus tard, il deviendra un lecteur vorace et
assidu, qui accumulera 20 000 ouvrages dans la bibliothèque de sa datcha3. Le
monde paysan dans lequel il grandit est un monde dur et sans concessions. Plus
tard, lorsqu’il commandera les armées soviétiques, beaucoup lui reprocheront sa
dureté, son intransigeance, sa brutalité. Pourtant, ce trait de caractère va séduire
Staline, qui a un penchant pour les personnalités rudes, peut-être parce qu’elles
sont plus faciles à lire et à appréhender.
Rien n’indique que le jeune ouvrier fourreur qu’est Joukov ait eu une
quelconque attirance pour la chose militaire. C’est l’armée qui viendra le
chercher, et non l’inverse, dans le cadre de son incorporation, en 1915, dans un
régiment de cavalerie, probablement parce qu’il sait déjà monter à cheval. Il est
simple soldat. En Russie, à cette époque comme à d’autres, ce n’est pas grand-
chose. Mais, du fait qu’il a un peu d’instruction, dans un monde où la grande
majorité est analphabète, Joukov est incorporé au peloton des sous-officiers,
dont la formation dure huit mois environ. Bientôt, c’est le baptême du feu, le
15 août 1916, un an presque jour pour jour après son premier contact avec le
monde militaire. Puis, lors de la transition politique qui suit la prise de pouvoir
des bolcheviks en 1917, Joukov est écarté des combats par le typhus et
démobilisé. En août 1918, par choix cette fois, il rejoint l’Armée rouge en tant
que volontaire, toujours dans un régiment de cavalerie. Le 1er mars 1919, il
s’inscrit au parti communiste et participe à ses premiers combats, contre des
Cosaques « blancs », trois mois plus tard.
La cavalerie russe, notoirement élitiste, a vu la grande majorité de son corps
d’officiers passer du côté des « Blancs » dans le cadre de la violente guerre civile
qui oppose ces derniers aux bolcheviks (guerre qui fera une dizaine de millions
de victimes). Face à ce vide du personnel d’encadrement, et grâce à son adhésion
précoce au parti, Joukov saute le pas pour se retrouver dès novembre 1920 chef
d’escadron. L’année suivante, il participe activement à la lutte contre-
insurrectionnelle de Tambov, au cours de laquelle il fait montre pour la première
fois de ses qualités de chef et de soldat, la plupart du temps lors de combats de
cavalerie, sabre en main. Nous sommes là à des années-lumière de la guerre
mécanisée, dont les premières doctrines comment à poindre à l’horizon.
C’est ainsi que Joukov apprend le métier, sur le terrain, lors d’affrontements
rapprochés, dans un cadre qui contraste singulièrement avec la guerre des
tranchées, d’où seront issus la plupart de ses adversaires allemands4. De fait, on
retrouve dans cette guerre singulière les caractéristiques d’un combat qui, durant
des siècles – depuis les Teutoniques jusqu’aux guerres entre Russes, Cosaques et
Tatars –, a produit une culture de guerre typique de l’Europe centrale et orientale
dont la particularité est de faire cohabiter guerre d’usure et stratégie
d’anéantissement. Cette guerre à deux faces est menée sur divers fronts, avec des
méthodes adaptées aux circonstances où l’objectif est de déséquilibrer, de
paralyser, puis de transpercer l’ennemi sans jamais s’exposer totalement. Dans
ce contexte, où l’espace est infiniment plus considérable qu’en Europe
occidentale, où il est difficile de concentrer ses forces en un point décisif, ce
n’est pas la grande bataille qui décide de l’issue de la guerre, mais le
resserrement progressif que conclut une percée en profondeur.
Cette culture de guerre, forgée sur plusieurs siècles de conflits incessants
avec des armées nomades de la steppe, est celle sur laquelle les théoriciens
soviétiques vont tenter de construire leur nouvelle doctrine à partir des
enseignements de la guerre civile russe. Gueorgui Isserson, l’un des théoriciens
les plus en vue de l’entre-deux-guerres, dont l’influence sur Joukov sera
importante, se montrera d’ailleurs d’une grande virulence à l’encontre de
Clausewitz et de sa conception de la bataille décisive. En pratique, et sur un plan
personnel, le débat théorique verra s’opposer le partisan de la guerre
d’anéantissement et de l’offensive à outrance, Mikhaïl Toukhatchevski, au
partisan de la guerre d’attrition et de la stratégie défensive, Alexandre Svetchine.
Le débat, furieux, sera à terme totalement écrasé par la destruction de la tête de
l’Armée rouge orchestrée par Staline, conséquence des grandes purges de la fin
des années 1930.
En 1941, suite à l’offensive allemande du 22 juin, l’armée soviétique sera
totalement prise de cours, incapable de défendre ou d’attaquer avant que Joukov,
en particulier, ne parvienne à redresser la barre et à inverser les rapports de
forces. Joukov avait lui-même tiré ses propres conclusions sur la guerre civile et
il deviendra un partisan acharné de la guerre absolue, dont il sera l’un des
meilleurs stratèges. Sa vision, du reste, sera en conformité totale avec l’idée
qu’avaient Lénine, Trotski et Staline du rôle de l’Armée rouge, comme en
attestent ses propos :
« La guerre civile souligna avec une force exceptionnelle le lien qui unissait
le front et les arrières, et les avantages strictement militaires qu’un pays retire du
fait qu’il est transformé en un camp militaire. […] En ce qui concerne la
conduite de la guerre, le rôle de direction que jouait le Parti avait, par surcroît,
une énorme importance parce que ce même Parti gouvernait le pays. […] De ce
fait, il a été possible de concentrer, comme jamais auparavant, les forces et les
moyens de l’ensemble de l’économie nationale sur les objectifs militaires les
plus importants5. »
Outre son éducation pratique, Joukov parfait ses connaissances en lisant les
classiques de la stratégie, les relations de batailles et les biographies des grands
capitaines. Comme Lénine, il est un lecteur assidu de Clausewitz, de Schlieffen,
dont l’obsession pour la stratégie d’encerclement – notamment la victoire
d’Hannibal à Cannes – correspond aux doctrines soviétiques (Isserson analysera
en détail cette bataille), de Foch et des théoriciens de la guerre mécanisée
britanniques, J.F.C. Fuller et Liddell Hart. Joukov est probablement loin de se
douter qu’un jour il accomplira lui-même un encerclement quasi « hannibalien »
de l’armée japonaise à Khalkhin Gol, exploit réitéré à grande échelle contre la
Wehrmacht à Stalingrad.
Du point de vue théorique et intellectuel, Joukov est donc quasiment un
autodidacte qui échappe presque totalement à l’enseignement formel dispensé
par les écoles militaires soviétiques. Hormis un cours de quelques semaines qu’il
suit à Moscou sur l’art opératif en 1929, Joukov ne doit ses connaissances qu’à
lui-même. Durant l’ensemble de sa carrière, il va rester un homme de terrain
dont les qualités, très semblables en fin de compte à celles des grands capitaines
de l’âge classique, se manifestent sur le théâtre et non dans un état-major. Sa
force réside précisément dans son analyse pratique de l’évolution de la guerre, là
où ses adversaires se fondent au départ sur une analyse théorique dont ils tentent
d’appliquer les principes sur le terrain. Contrairement au haut commandement
allemand qui commettra l’erreur fatale de penser la guerre en fonction de la
supériorité « raciale » du soldat allemand, Joukov organisera ses campagnes en
tenant compte des nombreuses faiblesses inhérentes aux armées soviétiques,
avec au bout du compte une bien meilleure intelligence des rapports de forces
que ses adversaires.
L’éducation militaire de Gueorgui Joukov illustre les contradictions du
système soviétique, au sein duquel le jeune cavalier va grimper tous les échelons
de la hiérarchie militaire sans pour autant en subir toutes les lourdeurs.
Paradoxalement pour un système totalitaire qui veut que tous les aspects de la
vie d’un individu, qui plus est un soldat de l’Armée rouge, soient contrôlés par
l’Etat, son plus illustre homme de guerre aura passé au travers de toutes les
mailles du grand filet dans lequel la majorité de ses camarades auront perdu leur
âme et, souvent, leur vie. Du fait qu’il traverse la période la plus trouble de
l’histoire soviétique sans trop d’encombre, Joukov est épargné par le terrorisme
intellectuel qui accompagne la Grande Terreur, y compris dans les écoles
militaires, ce qui fait que sa propre formation militaire n’est le fruit que de sa
propre expérience de terrain, de ses lectures personnelles et de ses contacts
fortuits avec quelques esprits novateurs comme Toukhatchevski et Isserson (avec
qui il participe à des exercices de simulation dans les années 1930). Lors de son
premier commandement, en Mongolie, il appliquera de son propre chef, et avec
succès, les principes à la base de la stratégie allemande de la Blitzkrieg : l’effet
de surprise, la domination aérienne, l’utilisation opérationnelle (et non tactique)
des blindés.
Lorsqu’il part pour la Mongolie au mois de mai 1939, Joukov a pour premier
objectif de comprendre les raisons de l’échec des troupes russes face aux
Japonais. D’une certaine façon, sa mission s’inscrit dans le cadre général des
purges staliniennes, puisqu’il s’agit aussi de désigner des coupables. Le
commissaire à la Défense, Voroshilov, lui donne trois mois pour identifier les
failles et pour rétablir la situation en faveur de la Russie. Deux mois lui seront
suffisants.
Pourquoi avoir choisi le modeste Joukov, que ni Voroshilov ni Staline – qui
prend part à ce choix – ne connaissent ? La question reste ouverte. On peut
néanmoins supputer que ce choix fut dicté par un désir de voir la discipline et
l’organisation rétablies rapidement et que Joukov avait acquis une certaine
réputation dans ce domaine, réputation qui plut à Staline.
Le conflit entre la Russie et le Japon ne datait pas d’hier. En 1905, la Russie
avait subi une défaite cinglante à Tsushima et à Port-Arthur, et l’événement avait
considérablement modifié la donne géostratégique en Asie et attisé l’appétit
impérialiste de Tokyo. Durant les années 1930, les tensions entre les deux
puissances n’avaient cessé de croître jusqu’à l’inévitable affrontement militaire
qui s’était déclaré à la frontière entre la Mongolie-Extérieure, satellite soviétique
depuis 1924, et la Manchourie-Mandchoukouo, sous contrôle japonais depuis
l’invasion nipponne de 1937. Parti début mai 1939 d’un affrontement banal entre
des cavaliers mongols et une patrouille japonaise en pleine steppe, l’incident
avait été interprété par Moscou comme les prémices d’une attaque japonaise sur
la Mongolie-Extérieure, elle-même annonciatrice d’une offensive sur la Sibérie.
Joukov avait reçu son ordre de mission, no 3191, le 24 mai. Le 30, il
envoyait son premier rapport à Moscou, très critique à l’égard du commandant
du 57e corps, Nikolaï Feklenko. Le 12 juin, Feklenko était débarqué et Joukov
prenait sa place. Alors que les combats reprenaient et s’intensifiaient dès le mois
de juillet, Joukov s’échina à instaurer un semblant de discipline dans son armée,
n’hésitant pas à faire fusiller des hommes pour « manque de courage au
combat ». A Moscou, Voroshilov s’arrangea pour donner les pleins pouvoirs
opérationnels à Joukov par rapport au groupement armé chargé de la guerre en
Sibérie et en Orient, que dirigeait le komandarm Grigori Shtern, plus élevé dans
la hiérarchie que Joukov, même si celui-ci, le 31 juillet, passa de komdiv à
komkor, commandant (général) de corps d’armée, le 57e corps ayant été rebaptisé
1er groupement armé.
Staline, qui quelques semaines auparavant s’était montré réticent à mettre les
moyens nécessaires de peur que le conflit ne lui explose à la figure, désirait
désormais une victoire spectaculaire, aussi nette que rapide, susceptible surtout
de marquer les esprits et de tempérer les ardeurs du Japon. Dans son esprit, la
guerre était conçue en quelque sorte comme une continuation de la politique de
terreur qu’il avait instaurée en Union soviétique et l’opération antijaponaise avait
un caractère punitif. Peut-être avait-il acquis entre-temps la certitude que Joukov,
contrairement à son prédécesseur, était l’homme de la situation. Peut-être
qu’avec l’évolution de la conjoncture internationale, il avait tout simplement
changé de perspective. Quoi qu’il en soit, il était désormais prêt à fournir ce dont
Joukov avait besoin et que Feklenko s’était vu refusé. A Moscou, on avait mis en
route la propagande pour faire monter la sauce autour de l’événement. Pour
Joukov, c’était une partie de quitte ou double, un échec ou même une victoire
partielle ayant pour conséquence probable de le voir écarter pour toujours du
devant de la scène.
Début août, Joukov disposait de 57 000 soldats, de 500 pièces d’artillerie, de
900 chars et véhicules blindés, de 500 aéronefs. En face, les 75 000 Japonais
pouvaient compter sur des moyens équivalents, sauf pour les chars, domaine où
les Russes possédaient l’avantage. Pour Joukov, il fallait parer à de graves
problèmes logistiques, le chemin de fer le plus proche étant situé à plus de
600 kilomètres du lieu de l’affrontement, soit cinq jours aller-retour. Joukov et le
komandarm (général d’armée) Shtern, dont l’apport fut important, allaient
réaliser un tour de force logistique, à la base du succès de la campagne.
Malgré tout, Joukov tablait sur la surprise stratégique, qui faisait partie de ce
que les Russes désignaient sous le terme de Maskirovka, et il orchestra une
campagne d’intoxication destinée à faire croire à l’adversaire que les Soviétiques
se préparaient à défendre leur position et non à attaquer. Joukov fit même passer
cette idée au sein de ses propres troupes et seul son proche entourage était au
courant de ses réelles intentions.
Le 17 août, Joukov envoyait ses directives, avec une grande offensive prévue
pour le 20, un dimanche, habituellement jour de congé pour de nombreux
officiers nippons. L’objectif : l’encerclement et l’anéantissement des troupes
japonaises à l’est de la rivière Khalkhin Gol. Pour ce faire, Joukov avait divisé le
1er groupement en trois parties : le groupe Nord, le groupe Sud et le groupe
Centre. Après une offensive aérienne destinée à préparer le terrain, le groupe
Sud devait plonger vers la rivière, traverser, puis remonter par les arrières de
l’ennemi pour entamer l’encerclement en rejoignant les deux autres groupes. Les
groupes Sud et Nord disposeraient de la majorité des chars alors que le groupe
Centre, composé principalement de fantassins, devait transpercer le front
japonais sur les rives nord et sud de la Khalkhin Gol pour faire contact avec le
groupe Sud. Joukov se positionnerait au centre, avec derrière lui une réserve
mobile prête à intervenir pour soutenir les groupes Sud et Nord. Les directives
mettaient en exergue les trois éléments clefs de la stratégie soviétique :
l’organisation logistique et la supériorité des moyens, l’attaque en profondeur,
l’étouffement de l’adversaire par encerclement. Dans la tradition des grands
chefs de guerre, Joukov cherchait à anticiper le paroxysme de l’affrontement,
celui où l’un des deux protagonistes va perdre pied avant l’autre et s’exposer à
une ultime offensive qui scelle le sort de la bataille, et le sien. Comme Napoléon,
il tablait sur la supériorité de son artillerie. Commandée à cette occasion par
Nikolaï Voronov, le meilleur artilleur que comptait l’Union soviétique, elle allait
jouer un rôle considérable dans la bataille.
La campagne d’intoxication avait parfaitement fonctionné, le
commandement nippon n’ayant aucune idée de ce qui se préparait. Joukov et
Shtern étaient parvenus à actionner toute la logistique, avec l’appui de Moscou,
et l’armée était prête pour la grande offensive. Dès sa prise de commandement,
Joukov avait instauré un service de renseignements efficace mêlant la
technologie (photographies aériennes) et le renseignement humain. Il avait prévu
de combattre potentiellement durant plusieurs semaines et sa stratégie
opérationnelle était conçue de manière séquentielle, en conformité avec la
culture stratégique soviétique qui favorisait une mise en œuvre minutée des
différentes unités, chacune entrant en action selon un tableau de marche défini au
préalable. En face, le général Michitarō Komatsubara pensait avoir l’initiative et
il présageait une victoire éclair des armées nipponnes, avec une mise en action
simultanée de l’ensemble du dispositif japonais.
Komatsubara présentait les défauts classiques du mauvais général : arrogant,
suffisant, il s’était persuadé de la nullité intrinsèque de son adversaire et n’avait
pas pris la peine de le surveiller. Joukov, au contraire, était sans a priori et il
avait soigneusement évalué les rapports de forces et multiplié les
reconnaissances aériennes. Les Japonais pensaient remporter une victoire facile
du fait des difficultés logistiques auxquelles l’adversaire était confronté. Mais,
justement, c’est dans ce domaine que les Russes inversèrent le rapport de forces,
les Japonais n’ayant pas de leur côté estimé nécessaire de renforcer leur propre
logistique qui, lors de l’affrontement, allait se révéler déficiente. Globalement, le
plan de Joukov se déroulerait comme prévu, même si les frictions inhérentes à la
guerre impliquaient des ajustements et réajustements constants, que Joukov
effectuerait avec l’intelligence et la célérité caractéristiques des grands capitaines
dans le feu de l’action. L’homme allait démontrer sa force de caractère en
maintenant le cap sans jamais dévier de sa ligne stratégique.
Une fois lancées les hostilités, l’armée russe va opérer comme un rouleau
compresseur. Bien que malmené en plein combat par Shtern, qui aurait voulu
qu’il modère son action, Joukov persiste dans son désir de mener sa grande
offensive à terme, malgré les pertes encourues par ses troupes. Il a parfaitement
compris ce qu’attendent ses supérieurs et il sait que le caractère de la victoire est
aussi important que le résultat. Ainsi il se montre déterminé, implacable, efficace
dans l’action. A la manière mongole, justement, il punit sévèrement les hommes
et les unités – parfois par la peine de mort – qui reculent au combat, ainsi que les
officiers qui cautionnent ou ne savent empêcher la retraite. Ce sera là sa marque
de fabrique, qu’il appliquera durant toute la guerre lorsque Staline fera appel à
lui pour reprendre une situation en main. Déjà, on peut cerner les traits saillants
de sa personnalité alors que se dégagent les contours de son approche générale
de la guerre. Force est de constater que sous bien des rapports, Joukov n’est pas
un homme sympathique, tant il semble dénué de cette empathie ou même de
cette compassion que l’on retrouve sous une forme ou une autre chez la plupart
des grands capitaines et qui leur insuffle une certaine dose d’humanité. Mais
cette absence d’humanité, tout au moins chez le soldat (il semble attentionné
auprès de sa femme et de ses filles), est peut-être indispensable pour quiconque
veut survivre au sein d’un système, le système soviétique, qui broie les siens. Du
reste, Joukov semble au moins posséder une certaine intégrité qui, dans
l’environnement paranoïaque de l’Armée rouge, est suffisamment rare pour
qu’on la souligne. On peut supputer que celle-ci, en fin de compte, le servit
auprès de Staline, dont il était l’un des rares à ne pas sembler douter.
En l’espace de dix journées d’une grande intensité, la 6e armée japonaise
finit par être anéantie. Les unités nipponnes se sont fait enfermer les unes après
les autres. Les soldats japonais ont fait montre d’un courage extraordinaire,
n’hésitant pas lors des ultimes combats à charger les troupes de blindés sabre en
main. Mais la guerre mécanisée n’est pas qu’une affaire de courage et les
Japonais ont fait preuve de singulières déficiences en matière d’organisation et
de stratégie. Au contraire, Joukov a démontré combien prime la qualité et la
maîtrise du commandement pour ce type de guerre et, malgré des troupes
médiocres et un corps d’officiers inexpérimenté, il s’est joué de l’adversaire.
D’une certaine façon, cette victoire résume le parcours qui sera le sien durant
toute la durée de la guerre, alors qu’il affrontera victorieusement une armée
allemande qui, dans bien des domaines, était supérieure à l’Armée rouge.
Staline, qui en fin de compte a peur de la guerre, trouvera chez cet homme la
résolution, le caractère et l’intelligence stratégique qui lui font défaut sur ce
théâtre qu’il maîtrise mal, lui qui est pourtant un implacable stratège politique.
De cela probablement va naître une confiance et un certain respect de la part du
maître du Kremlin envers son stratège, qui contrastent singulièrement avec la
méfiance maladive qui caractérise par ailleurs ce caractère tortueux. Confiance
toute relative : aussitôt la guerre finie, il écartera sans ménagement le héros de la
nation…
Durant un temps, Joukov reste en Mongolie. Après la bataille, il parcourt à
cheval le champ de bataille en ruine. Près de 17 000 hommes sont morts, dont
8 600 Japonais et 8 000 Soviétiques. Nous sommes loin des batailles du passé où
les vaincus subissaient des pertes généralement plus importantes que les
vainqueurs. Joukov a compris ce paradoxe de la guerre moderne, et il va y
contribuer sans états d’âme. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les
Soviétiques auront payé le plus lourd tribut avec des millions de morts que l’on
peine à comptabiliser tant ils sont nombreux (les estimations varient mais, selon
une étude officielle réalisée en 1993 par Moscou, le nombre de morts et de
disparus se chiffrerait à 26,6 millions, dont 8,7 millions de soldats).
Récompensé par le titre officiel de Héros de l’Union soviétique, alors que les
événements se bousculent en Europe, Joukov jouit de quelques mois de repos à
Oulan-Bator, durant lesquels il réfléchit à sa campagne et médite sur les graves
déficiences dont a fait preuve son armée, dont il sait qu’elles seront rédhibitoires
contre la Wehrmacht. Durant ses moments perdus, il s’adonne à son activité
favorite : la chasse.
Au mois de mai 1940, Joukov est rappelé à Moscou. Pour les Soviétiques le
triomphe de Khalkhin Gol paraît déjà bien loin. Entre-temps, ils ont buté sur une
armée finnoise particulièrement coriace et ils se sont fait renvoyer de la Société
des Nations. Face à la pression internationale et cédant à la peur d’une réaction
des Français et des Britanniques, Staline choisit de négocier avec Helsinki. Il est
clair cependant que l’Armée rouge est dans un état de décomposition rapide.
Semion Timochenko, qui a sauvé la mise en Finlande, est chargé désormais de
préserver l’armée soviétique du naufrage. Appelé à remplacer Voroshilov au
ministère de la Défense, Timochenko place Joukov, qu’il connaît bien, à son
propre poste, soit à la tête du district militaire spécial de Kiev, le plus prestigieux
district militaire du pays.
C’est à Kiev que Joukov remarque un spécialiste en armement
particulièrement inventif, Mikhaïl Kalachnikov, qui travaille alors sur
l’amélioration des performances des chars. Séduit par ses inventions, il l’envoie
suivre une formation d’ingénieur en armement, qui aboutira entre autres à la
création du fameux fusil portant le nom de son créateur. La réaction est typique
de Joukov, qui sait distinguer les qualités des uns et des autres et n’hésite pas à
promouvoir les individus les plus méritants… et à écarter sans ménagement les
médiocres. Depuis Kiev, Joukov participe à l’élaboration de la nouvelle stratégie
soviétique qui se prépare au Kremlin. Contrairement à la précédente (1938), qui
envisageait deux scénarios pour contrer une attaque de l’Allemagne, au nord et
au sud, la nouvelle stratégie prévoit, dans ses premières versions, une offensive
allemande par le nord, avant que la mouture finale ne postule l’inverse : une
offensive par le sud, où l’Armée rouge allait donc concentrer ses forces. Qui est
responsable de ce revirement ? D’après Joukov, Staline pense qu’Hitler voudra
s’emparer en priorité des ressources économiques, minières et pétrolières
d’Ukraine et des régions sud. Staline, si c’est bien lui, a vu juste, ou presque : en
1941, Hitler prônera effectivement une attaque par le sud, avant que ses
généraux ne le convainquent de changer ses plans. Au bout du compte, la
décision de concentrer leurs forces sur le sud va se révéler catastrophique pour
les Soviétiques.
Fin décembre 1940, Joukov est invité à livrer un rapport sur la guerre
contemporaine lors d’une grande conférence militaire organisée à Moscou. Ce
rapport, Le Caractère des opérations offensives modernes, fondé sur les leçons
de Khalkhin Gol et sur l’offensive allemande en Pologne et sur le front
occidental, lui servira de fil rouge durant toute la durée de la guerre. Joukov
prône des opérations stratégiques en profondeur (100-150 kilomètres), sur un
front étendu (400-500 kilomètres), avec une coordination minutée entre les
chars, l’aviation, l’artillerie et l’infanterie. Le 2 janvier (1941), il présente ses
conclusions à Staline dans son bureau du Kremlin, avant de participer le même
jour à des exercices de simulation. Au programme du kriegsspiel : une attaque de
l’Allemagne… par le nord, où Joukov joue le rôle du commandant allemand.
Quatre jours plus tard, l’exercice donnera Joukov vainqueur8 (une seconde
simulation aura lieu, avec attaque par le sud, avec Joukov encore une fois
vainqueur, mais en tant que chef de l’armée soviétique cette fois). L’offensive
allemande, la vraie, suivra à peu près le même schéma que l’exercice de
simulation.
Bien que Staline ne connaisse pas le caractère prophétique de ces exercices,
il est impressionné par la performance de Joukov et il lui propose dans la foulée
le poste de chef de l’Etat-Major général (effectif le 1er février) à la place de
Kyrill Meretskov, le seul à défendre la stratégie « nord », dont Staline ne veut
plus entendre parler. Signe de l’aveuglement général, la conférence militaire de
Moscou a vu défiler six intervenants par jour durant une semaine : pas un seul, y
compris Joukov, n’y a abordé le thème de la défense stratégique9…
Lorsque Hitler lance l’opération « Barbarossa » le 22 juin, le Kremlin est
pris de court. Staline a sondé Hitler selon ses propres critères, et il n’a pas du
tout anticipé que ce dernier pouvait agir selon sa logique à lui. Joukov, comme
les autres, n’a pas prévu la rapidité de l’offensive allemande et il a suivi Staline
et Timochenko dans leurs errements stratégiques. Au mois de mai, il avait
présenté un plan à Staline pour une frappe préemptive contre l’Allemagne,
rejetée immédiatement, et sans ménagement, par celui-ci. Plus tard, Joukov se
félicitera de ce refus catégorique qui, selon lui, aurait débouché sur une
catastrophe encore plus grande10. Les cinq mois passés à l’Etat-Major général
avant la débâcle de juin 1941 resteront le point noir de sa carrière. Il s’épanchera
longuement là-dessus dans ses Mémoires et tentera de s’exonérer d’une grande
part de la responsabilité de cet échec malgré tout monumental. Cependant
l’homme est doté d’une force psychique au-dessus du commun et malgré la
tension extrême que provoque la percée allemande, il tient le choc.
La situation, en juin 1941, est extrêmement compliquée pour les Soviétiques.
L’armée allemande suit le même schéma qu’en Pologne et en France et rien
n’indique que le résultat sera différent. Certes, les pertes allemandes sont plus
élevées que prévu, mais les pertes soviétiques sont encore plus lourdes. Durant
l’été de la première offensive, le sort de l’URSS ne tient qu’à un fil.
Heureusement pour les Russes, Staline, après un moment de doute, s’est
rapidement ressaisi et Joukov n’est pas du genre à se laisser abattre. Les deux
hommes s’entendent et ils se fréquenteront assidûment durant les années de
guerre, avec plus d’une centaine de rencontres répertoriées, chiffre élevé si l’on
considère que Joukov passe la plupart de son temps au front. Comme Hitler,
Staline fera le ménage au sein du haut commandement militaire, mais sans
jamais aller jusqu’aux excès autodestructeurs du Führer. A son corps défendant,
il maintiendra Joukov aux plus hautes responsabilités durant la presque totalité
du conflit, malgré le franc-parler de son stratège qui n’hésite pas à le contredire
lorsqu’il n’est pas d’accord. De son côté, et jusqu’à la fin de sa vie, Joukov
manifestera son admiration pour l’intelligence stratégique de Staline (ce qui ne
l’empêchera pas par ailleurs de contribuer à l’effort de déstalinisation entrepris
par le Kremlin après la mort du dictateur).
Trois semaines après le lancement de l’opération « Barbarossa », alors que
l’Armée rouge est au bord de la rupture, Joukov examine soigneusement la
situation générale, sans perdre son sang-froid, alors même qu’il subit, comme
tout le monde, les foudres quotidiennes de Staline, que la colère ne semble
jamais quitter. Son analyse de la situation, compte tenu des circonstances, est
d’une extraordinaire lucidité. Ses conclusions et recommandations portent à la
fois sur la réorganisation opérationnelle de l’Armée rouge et sur les opérations
immédiates. Concernant la réorganisation en profondeur de l’appareil militaire, il
rédige à la mi-juillet une directive laconique intitulée Concernant l’utilisation de
l’expérience de la guerre. Le cavalier dans l’âme qu’est Joukov a toujours été
réfractaire à la lourdeur et à la lenteur des unités de masse des armées
mécanisées et c’est précisément cela qu’il estime être au cœur de la débâcle. Son
analyse, sans concessions, débouche sur plusieurs conclusions :
– Nos corps mécanisés sont trop gros, peu mobiles, peu adaptés à la
manœuvre ; ils offrent des cibles faciles à l’aviation ennemie. […] Il faut les
dissoudre et, avec leurs chars, faire des divisions blindées placées sous le
commandement des armées.
– Les armées de grande taille, organisées en corps regroupant eux-mêmes de
nombreuses divisions, sont une gêne pour l’organisation de la bataille et le
contrôle des troupes. […] Il faut peu à peu convertir ces armées en armées
réduites à 5 ou 6 divisions au maximum, et sans l’échelon intermédiaire du
corps.
– L’expérience de la guerre a montré que nos unités d’aviation organisées en
corps, divisions, elles-mêmes consistant en nombreux régiments de 60 appareils,
sont trop lourdes et, de ce fait, inutilisables. La lourdeur de leur organisation
facilite leur destruction au sol. La forme optimale serait le régiment à 30 avions
et la division à deux régiments. Le corps aérien est supprimé11.
C’est donc une révolution à proprement parler que Joukov préconise, qui
inverse la tendance à l’organisation de masse mise en place par Toukhatchevski.
Prenant en compte les capacités humaines, industrielles et logistiques de
l’URSS, ainsi que ses déficiences dans ces domaines, Joukov prétend donc
réduire la capacité potentielle de l’appareil actuel pour en augmenter la capacité
effective avec des unités beaucoup plus petites mais plus souples qui, bien que
privant l’URSS de mener une offensive à grande échelle, permettront de
concentrer rapidement des forces sur des points névralgiques. C’est une
révolution et les événements démontreront que Joukov a vu juste. Mais, pour la
mettre en œuvre, encore faut-il que l’Union soviétique résiste dans l’immédiat à
la Blitzkrieg allemande. Or la Wehrmacht est une machine de guerre autrement
plus considérable que le corps expéditionnaire japonais qu’il a anéanti en
Mongolie.
Comment faire ? Joukov cherche un point d’ancrage pour arrêter
l’hémorragie. Il lui faut impérativement trouver une branche, même modeste, à
laquelle se raccrocher. La situation, sous tous rapports, est extrêmement
compliquée pour les Soviétiques. Mais, comme il va le démontrer par la suite,
c’est aussi dans sa dimension stratégique que son intelligence exceptionnelle des
rapports de forces s’exprime. Après avoir pris en compte toute la complexité de
la situation, il perçoit enfin une ouverture, à Ielnia, une bourgade à 80 kilomètres
de Smolensk, que les Allemands, à l’instigation de Guderian, ont investie le
18 juillet (deux jours après Smolensk, où le propre fils de Staline, Yakov, s’est
fait capturer) et qui par sa position géographique est un point stratégique
important, à la croisée des chemins allant vers Kiev, Leningrad et Moscou. Par
cette manœuvre orchestrée par le grand stratège de la guerre mécanisée, Joukov
comprend quelque chose de fondamental : Guderian, plutôt que de tenter
d’encercler rapidement les 16e, 19e et 20e armées qui sont alors piégées, va plutôt
tenter de jeter ses forces sur Moscou.
C’est donc là, autour de Smolensk et Ielnia, que Joukov décide d’organiser
une contre-offensive dont le but est de sauver les trois armées piégées et de
désenclaver Smolensk. Le 21 juillet, quatre armées du Front de réserve se
dirigent vers le théâtre. Le choc est terrible et les Allemands sont ébranlés. Pour
autant, la contre-offensive soviétique, mal coordonnée, n’atteint que le premier
des objectifs, au prix de grosses pertes. Mais si Smolensk reste aux mains des
Allemands, l’opération se révèle un succès stratégique dans la mesure où Hitler
décide le 30 juillet de reporter pour le moment son offensive sur Moscou.
A peu près au même moment (le 29), Joukov proposait à un Staline
fulminant d’abandonner Kiev pour mieux défendre la capitale soviétique. La
suggestion, mal accueillie et rejetée par l’homme fort du Kremlin, aurait été la
cause du transfert de Joukov au front. Du moins est-ce la version de l’intéressé.
De son côté, Guderian tente de convaincre Hitler de revenir sur sa décision et de
foncer immédiatement sur Moscou. Sans que personne le sache, toute la
physionomie de la guerre est en train de se reformer.
Quelles que soient les motivations de Staline, le transfert de Joukov au front
est une excellente décision. C’est là que l’homme va donner la pleine mesure de
ses qualités, et de toute manière, Staline le maintient au sein du noyau
décisionnaire. Incorporé au sein de la Stavka, l’organe créé par Staline pour
mener sa grande stratégie, Joukov va jouer un rôle majeur auprès du chef de
l’Etat durant la presque totalité du conflit. Sur le terrain, il va se révéler
beaucoup plus incisif qu’à l’Etat-Major général, et c’est dans le feu de l’action,
loin des intrigues souvent mesquines du Kremlin, que son génie opérationnel
apparaît au grand jour, comme du reste il s’était déjà manifesté à Khalkhin Gol.
Joukov est un instinctif plutôt qu’un cérébral et son intelligence stratégique se
nourrit d’éléments tangibles. C’est en rase campagne, les pieds dans la boue,
près des hommes et du matériel qu’il mesure ses forces et ses faiblesses, ses
capacités et ses limites. Une fois les éléments saisis et enregistrés, la stratégie se
dessine d’un seul coup dans son esprit. Suit ensuite la mise en œuvre, rigoureuse
et implacable, qui correspond exactement aux besoins et aux objectifs. L’un de
ses aides, Nikolaï Bedov, qui le suit durant ces années, décrira ses principales
qualités en ces termes : « Courage, décision, honnêteté et, surtout, une
appréciation parfaite de conditions très complexes12. »
Pour l’heure, les Soviétiques font face à deux situations très compliquées,
avec la double menace sur Kiev et Leningrad (Saint-Pétersbourg). La perte de
l’ancienne capitale, surtout, pourrait être rédhibitoire. Quant à Kiev, elle tombera
au mois de septembre, faisant 750 000 victimes, dont 600 000 tués, côté
soviétique. Joukov, désormais au front, décide de poursuivre sur le terrain
l’opération qu’il avait initiée depuis Moscou au mois de juillet pour récupérer
Ielnia. Début août, il lance une première offensive mais, au bout d’une dizaine
de jours, décide d’opérer une pause – sauf pour l’artillerie, qui continue de
pilonner l’ennemi – afin de réévaluer la situation. Après quelques ajustements,
dont l’intervention de troupes et de matériels supplémentaires (accordés par
Staline), Joukov reprend l’offensive le 30 août. Une semaine plus tard, le
6 septembre, les Soviétiques s’emparent d’Ielnia. Menacés d’encerclement, les
Allemands ont préféré retraiter. De leur point de vue, cet échec est relatif et ne
fait que retarder l’inéluctable. Pour les Soviétiques, c’est une victoire qui donne
une lueur d’espoir alors qu’ils étaient plongés jusque-là dans l’obscurité la plus
totale.
Pour Joukov, outre la reprise du contrôle d’Ielnia, l’opération a permis un
revirement psychologique important et redonné le moral aux troupes, l’armée
allemande, jusque-là invaincue, ayant brusquement perdu son aura
d’invincibilité. Dans l’affaire, selon le rapport qu’il en fait à Staline, les
Soviétiques ont subi 17 000 pertes, les Allemands presque trois fois plus,
chiffres exagérés dans un sens comme dans l’autre. De fait, ce sont les
Soviétiques qui ont perdu le plus d’hommes, dans un rapport équivalent mais
inversé… En URSS, chacun est obligé de faire sa propagande et Joukov ne
déroge pas à cette règle. La victoire, modeste d’un point de vue territorial, et fort
coûteuse en hommes, permet néanmoins de relancer avec vigueur la machine de
propagande soviétique. A terme, comme l’ont avancé certains historiens,
l’opération sur Ielnia, si l’on considère son coût, a-t-elle affaibli la défense
soviétique au point de privilégier l’avancée allemande vers Moscou ? Peu
importe en définitive. Psychologiquement, pour les Soviétiques, et pour Joukov,
il s’agit là d’un tournant. Modeste certes, mais non sans effets.
Car pour Staline, l’homme de Khalkhin Gol est bien de retour. Après des
semaines de mauvaises nouvelles, celle-ci est accueillie avec un certain
soulagement. Dorénavant, Staline va s’appuyer sur Joukov et il est prêt à lui
confier les tâches les plus pressantes et les plus lourdes. Certes, le Vojd gouverne
par la terreur et il aime rappeler à tout un chacun qu’il est maître de son destin.
Mais lui-même vit dans la peur de perdre son autorité (il craint notamment la
guerre civile), ce qui fait que la position de Joukov sera depuis ce moment
relativement solide dans ce contexte d’insécurité permanente. Car Staline a
compris une chose fondamentale : Joukov est son meilleur atout et dans le
domaine de la guerre, bien que ce constat soit contraire à son instinct naturel
concernant la nature humaine, les individus – du moins ceux qui conduisent la
guerre – ne sont pas interchangeables. Au bout du compte, c’est ce qui
distinguera le Vojd du Führer.
D’un seul revers, les errements, réels ou supposés, de Joukov à l’Etat-Major
général sont donc oubliés, du moins pour l’heure (après guerre, ses détracteurs
reviendront sur la question). De ce fait, c’est à Joukov que Staline confie la
mission de défendre Leningrad, le 11 septembre 1941. A partir de ce moment,
Joukov va devenir la bouée de sauvetage de Staline, qui l’envoie sur tous les
fronts chauds. A chaque fois ou presque, dans des situations totalement
différentes les unes des autres, Joukov trouvera les solutions pour, d’abord,
sauver l’Armée rouge du naufrage et, ensuite, vaincre l’ennemi. Cette succession
d’interventions pour la plupart victorieuses sera entrecoupée aussi d’échecs et de
demi-échecs.
Pour Hitler, la prise de Leningrad constitue désormais le premier objectif de
la Wehrmacht sur le front oriental. Pour Joukov cette mission est étrangère à son
tempérament offensif. Mais, comme d’autres grands chefs de guerre avant lui,
l’homme va se révéler tout aussi pugnace pour défendre une place que pour
mener une offensive.
Le siège de Leningrad est l’un des épisodes les plus marquants de la Seconde
Guerre mondiale. Durant les 872 jours que dure le siège, Leningrad agira comme
un symbole de la résistance soviétique et de la capacité du peuple russe à endurer
des pertes considérables : 640 000 civils vont mourir à l’intérieur de la ville
assiégée, 400 000 autres vont périr lors d’évacuations forcées, un million de
soldats y perdront la vie. D’un point de vue stratégique, c’est toute la phase
défensive de la guerre, sur le front russe, qui va conditionner la contre-offensive
soviétique dont Stalingrad constituera le point d’orgue.
Le rôle de Joukov à Leningrad va être crucial, surtout au début du siège, à
l’automne 1941, alors que la perte de la ville est pratiquement acquise. Les 19 et
23 juillet, Hitler avait réitéré sa volonté de prendre la place et le 5 septembre, les
Allemands considèrent que l’objectif est atteint. De ce fait, le 6, le Führer
ordonne de ne pas lancer l’assaut pour éviter des pertes inutiles, préférant
asphyxier les habitants. Le 9, la Wehrmacht se déploie avec énergie pour
refermer le « cercle de fer » sur la ville. Le 12, alors qu’il vient d’être nommé
commandant du Front de Leningrad, Joukov entre en piste. Comme à son
habitude, il commence par des mesures disciplinaires extrêmement dures, les
troupes étant à ce stade en pleine déliquescence. Les instructions sont claires.
Pour les unités qui reculent : « Le peloton d’exécution ! » Les Allemands
prennent des boucliers humains ? Qu’importe : « Tirez dessus ! » Puis il renforce
le dispositif avec les troupes qu’il peut trouver et il met la marine à contribution,
qui pilonne les positions ennemies. Les Allemands arrivent à une douzaine de
kilomètres du centre-ville. Ils n’iront pas plus loin. Hitler, de toute manière, a
déjà le regard fixé sur Moscou. Le 22 septembre, le Führer réitère son désir de
voir l’ancienne capitale des tsars rayée de la carte, mais huit jours plus tard, le
30, il lance l’opération « Typhon ». Objectif : Moscou. Les Allemands ne savent
pas qu’ils ne prendront jamais Leningrad. Joukov vient d’accomplir un premier
miracle.
Le 6 octobre, Staline rappelle Joukov à Moscou. Le 8, il le nomme
commandant du Front de réserve et, deux jours plus tard, commandant du Front
de l’Ouest (la défense de la capitale est effectuée sur trois Fronts, avec le Front
de Briansk), qui s’est totalement effondré. Les Soviétiques disposent de
900 000 hommes et femmes (l’égalitarisme prôné par le régime fait que celles-ci
participent activement au combat), de 800 chars, de 7 000 bouches à feu. Depuis
le Kremlin, Staline coordonne l’action des trois Fronts. Pour Hitler, l’opération
doit aboutir, avant la fin 1941, à la capitulation de l’URSS.
Comme à leur habitude, les Allemands démarrent l’opération sur les
chapeaux de roue. Guderian, qui mène l’offensive, fait parler ses chars. En face,
l’Armée rouge, complètement dépassée, flanche. A Moscou, le Vojd, affaibli par
un refroidissement, est au bord du désespoir. Face au dictateur en détresse – et de
méchante humeur –, Joukov maintient son aplomb et il parvient même à sauver
d’une condamnation à mort quasi certaine le commandant du Front Ouest,
Koniev, dont il prend la succession. Dans la foulée, il va étudier les cartes, puis il
part sur le front. L’ordinateur Joukov s’est remis en marche. Il enregistre les
nouvelles données et informations. Sur le théâtre, il est atterré de constater
l’incurie du commandement. Seul sur les routes avec son chauffeur, il roule
durant des heures sans trouver trace de troupes, ou d’états-majors. Il pleut. La
conduite est difficile. Pour l’heure, c’est la seule bonne nouvelle : avec la boue,
Guderian voit ses panzers quasiment paralysés. En 1812, Napoléon avait connu
pareille mésaventure. Comme chaque année, après la boue viendra la neige et le
gel.
Au bout de trois jours, Joukov a déjà fait sa première évaluation. A partir de
là, il va s’ingénier à boucher les trous, à réorganiser les unités, à reprendre en
main le commandement. Il donne même l’ordre aux troupes parachutistes de
forcer les unités à combattre… Surtout, il est en contact permanent avec Staline,
à qui il réclame des troupes à droite et à gauche, au grand dam de ceux qui
doivent céder soldats et matériels. Mais là est l’un de ses atouts, avoir l’écoute
du commandant suprême. Alors que Staline lui-même envisage de quitter la
ville, Joukov n’a qu’un mot d’ordre : « Pas un pas en arrière ! » Pour ceux qui
n’ont pas compris, la sanction est immédiate : le colonel Gerasimov,
commandant de la 133e division de fusiliers, est exécuté sur-le-champ pour avoir
commandé à ses hommes de retraiter.
Pour sauver Moscou, qui subit les attaques de la Luftwaffe – Staline doit
même se réfugier dans une station de métro –, Joukov exerce une pression
constante sur l’ennemi en organisant une succession de contre-attaques dont le
but est de l’user physiquement et moralement. Forcée de temporiser, la
Wehrmacht décide de faire une pause fin octobre pour réévaluer la situation et
attendre le gel qui rendra les voies praticables. Dans les airs aussi, la Luftwaffe
marque le pas face à la défense aérienne soviétique.
Joukov, qui n’attendait que cela, en profite pour renforcer le Front Ouest, qui
reçoit 100 000 soldats supplémentaires, plus 300 chars et 2 000 pièces
d’artillerie. A la mi-novembre, le gel permet aux panzers de reprendre la route,
mais en face, les Soviétiques ont renforcé leur ligne de défense et les Allemands
ne vont guère progresser, les troupes de réserve ayant bouché toutes les failles du
dispositif. De toute manière, Joukov a anticipé la date et le lieu de la nouvelle
offensive, dont les Allemands espèrent qu’elle sera la bonne. Mal équipées pour
l’hiver qui approche à grands pas – Hitler ayant refusé de croire que la campagne
de Russie pourrait s’étendre aussi loin dans le temps –, les troupes allemandes, à
commencer par les fantassins, vont subir les affres du froid, contrairement aux
troupes soviétiques, dont on s’est à peu près assuré qu’elles disposent de
l’équipement hivernal adéquat. Plus tard, les Allemands imputeront leur échec
aux conditions météorologiques. Certes. Mais sans l’intervention de Joukov, la
Wehrmacht aurait peut-être fait sauter le verrou avant l’arrivée de l’hiver. De
toute manière, faire la guerre en Russie sans anticiper l’hiver, toujours rigoureux,
est une énorme faute, non un coup du sort…
Le 30 novembre, Joukov propose à la Stavka son plan pour une contre-
offensive d’envergure au nord et au sud de Moscou. Dans ses grandes lignes, le
plan est préparé par l’Etat-Major général, mais c’est Joukov qui lui donne forme.
Comme à son habitude, Joukov attend le moment culminant de l’action ennemie
pour ensuite se ruer avec toutes ses forces sur ses points faibles. Lui seul est
capable de comprendre la situation telle qu’elle peut lui fournir l’ouverture
décisive. Lui seul comprend que les Allemands sont en train de s’épuiser alors
qu’ils semblent prêts à entrer dans Moscou. Lui seul est capable d’amener
Staline à changer d’avis et à le suivre dans ses résolutions. Côté allemand, on ne
se doute de rien.
Approuvée par Staline, l’opération est lancée le 5 décembre avec Koniev,
avant que Joukov ne jette toutes ses forces dans la bataille à partir du 6. La
contre-offensive vise à paralyser le centre et l’arrière ennemis, sans chercher à
enfoncer le centre, pour prendre l’armée adverse en tenaille par les flancs et la
menacer d’encerclement. Joukov dispose de 750 000 soldats. La température
excessivement basse, – 35°, la neige et les journées extrêmement courtes sont
autant de facteurs qui jouent en faveur des Soviétiques, même si eux aussi ont à
souffrir des conditions climatiques. Dans cet environnement, la Luftwaffe est
quasiment paralysée et elle ne peut couvrir les blindés. La friction, des deux
côtés, est extrême. Face au déferlement ennemi, les Allemands sont obligés de
reculer. Le 12 décembre, une semaine après le déclenchement de l’opération,
Joukov peut annoncer la victoire au Vojd. Quatre cents agglomérations ont été
libérées de l’étau allemand, dont la ville natale de Joukov, Strelkovka. En
l’espace d’une semaine, les Allemands ont perdu 30 000 hommes et tout espoir
d’entrer dans Moscou avant la fin de l’année.
En URSS, Joukov apparaît désormais comme l’homme providentiel. Avec
l’accord de Staline, la presse soviétique s’épanche sur le nouveau héros, alors
que les médias occidentaux découvrent, et font découvrir, le personnage. Pour le
peuple soviétique, Joukov devient le symbole de leur résistance. Pour Staline, le
battement médiatique constitue, aussi, une poire pour la soif : en cas d’échec, il
pourra toujours se défausser sur Joukov… Pour l’heure, Joukov a démontré une
capacité étonnante à sortir le pays, et son chef suprême, des situations les plus
compliquées. En l’espace de quelques semaines, il vient de sauver Leningrad et
Moscou. Grâce à cela, l’homme est désormais coiffé d’une aura d’invincibilité
qui ne le quittera plus, quand bien même il enregistre des échecs sur le terrain.
De fait, le plus gros échec militaire de sa carrière survient rapidement, dans
le cadre des batailles de Rjev et Viazma. Ces villes, à environ 200 kilomètres de
Moscou, sont restées sous contrôle allemand. Par leur position stratégique, elles
présentent une menace pour la capitale et Staline veut à tout prix les récupérer.
Joukov, peut-être fatigué par la pression quotidienne que Staline exerce sur lui,
semble incapable de se focaliser sur une stratégie. En conséquence, son action va
être décousue, mal coordonnée et inefficace. Une fois n’est pas coutume, Joukov
se montre médiocre dans tous les domaines et il offre aux Allemands l’occasion
de contre-attaquer. Sanctionné par Staline, qui offre à Timochenko le
commandement principal (il sera bientôt, lui aussi, écarté), Joukov se retrouve
brièvement dans un rôle secondaire. Malgré tout, ses offensives et contre-
offensives de l’été, toujours dans la zone de Rjev, obligent les Allemands à
maintenir sur place des troupes qui leur feront cruellement défaut à Stalingrad13.
La seconde bataille de Rejv se termine par un échec pour Joukov face à
Walter Model. Ni Rejv ni Viazma n’ont pu être récupérées. Malgré tout, les
Allemands renoncent à la grande offensive qu’ils entendaient lancer contre le
Front Ouest (opération « Orkan »14). Mais le revers le plus important de Joukov
reste à venir. C’est l’opération « Mars », qui aura lieu à la fin de l’année (1942),
toujours dans le cadre des batailles de Rjev et encore contre le redoutable Walter
Model, alors même que Joukov participe aussi avec Vassilevski à l’élaboration
de l’opération « Uranus », qui va déboucher plus tard sur l’immense victoire de
Stalingrad, dont Vassilevski sera le principal maître d’œuvre sur le terrain. Pour
l’heure, Staline semble considérer, à tort ou à raison, que l’opération « Mars » –
où, tout de même, 100 000 soldats ont péri – a contribué indirectement au
succès d’« Uranus ». Plus tard aussi, on retiendra de 1942 que Joukov fut l’un
des architectes de l’opération « Uranus ».
Dans l’affaire, Joukov, décidément peu inspiré par Rjev, s’est à nouveau
montré en deçà de son niveau habituel, et il a même perdu son légendaire sang-
froid. Comme pour les photos « retravaillées » par le Kremlin, « Mars »
disparaîtra complètement de l’historiographie soviétique… Après guerre, Joukov
tentera de minimiser l’affaire en dépeignant « Mars » comme ayant été dès le
départ une opération de diversion destinée à appuyer « Uranus », une théorie
sans réel fondement, totalement réfutée par l’historien David Glantz15. Au bout
du compte, le retentissement de la victoire de Stalingrad aura effacé d’un revers
cet épisode peu glorieux, et l’échec bien réel de Joukov sur le terrain aura
bénéficié des circonstances favorables générées par la victoire de Stalingrad, à
laquelle il a indéniablement pris une part active.
En janvier 1943, Joukov se voit promu maréchal – le tout premier à recevoir
cette distinction durant la guerre – et il est décoré de l’ordre de Souvorov
(1re classe) pour avoir « mené avec succès la contre-offensive de Stalingrad ».
Les circonstances dramatiques de la victoire de Stalingrad, avec l’encerclement
total des troupes allemandes dans le « chaudron », marquent un tournant dans la
guerre. A Moscou, Staline a repris confiance en ses généraux, mais, fidèle à lui-
même, il continue de plus belle à attiser les rivalités entre les uns et les autres, ce
qui lui permet en outre de se maintenir au-dessus de la mêlée. Joukov officiera
durant ces années comme premier conseiller du tout nouveau « maréchal de
l’Union soviétique » (qui s’autoproclamera « généralissime » en juin 1945) tout
en s’activant sur divers fronts.
A partir de là, Joukov semble être partout : on le voit à Leningrad au début
de l’année et puis à Koursk durant l’été 1943. Il prend part ensuite à la bataille
pour l’Ukraine (1943-1944), au cours de laquelle il commande le 1er Front
ukrainien. Ensuite, il participe à l’élaboration (là encore, les versions divergent
quant à son rôle exact) de l’opération « Bagration » en Biélorussie contre le
groupe Centre allemand, au cours de laquelle il coordonne les 1er et 2e Fronts
biélorusses. L’opération victorieuse voit 100 000 hommes de la Wehrmacht
encerclés autour de Minsk, qui est récupérée par les Soviétiques le 3 juillet 1944,
ainsi que Vilnius dix jours plus tard. Au total, l’opération va coûter aux
Allemands un million d’hommes. Fort de cette victoire décisive contre les
troupes qui avaient humilié l’Armée rouge en 1941, Joukov va pousser sur la
Pologne, avant d’entamer ce qui restera son fait d’armes le plus célèbre avec la
défense de Moscou : la prise de Berlin au printemps 1945, elle-même précédée
par l’opération « Vistule-Oder » (12 janvier-2 février 1945).
A partir du 14 novembre 1944, Joukov est placé jusqu’à la fin de la guerre à
la tête du plus important groupement de l’Armée rouge, le front de Biélorussie.
A ce stade du conflit, Staline pense déjà aux conséquences politiques de la
victoire et il veut réussir la poussée définitive contre la Wehrmacht. L’opération
qu’on appellera « Vistule-Oder » est conçue à cet effet. En termes de
préparation, de coordination, de logistique, c’est une manœuvre colossale. C’est
dans la complexité que Joukov excelle et il est là dans son élément. Les services
de renseignements vont tourner à plein régime. Dans ce domaine, les Soviétiques
ont gagné en technologie ce qu’ils ont perdu en termes de renseignements
humains. Au niveau logistique, rien que pour les troupes sous commandement de
Joukov, on achemine 160 000 tonnes de munitions, 60 000 tonnes de gazole et
200 000 tonnes de nourriture16. La Maskirovka bat son plein et Joukov va tenter
de tromper l’ennemi sur ses intentions avec une campagne d’intoxication en
bonne et due forme. Pour préparer le haut commandement, il organise plusieurs
exercices de simulation.
Du fait que l’objectif est de pénétrer en profondeur sur plusieurs centaines de
kilomètres, il est vital de maintenir l’élan et de réduire au maximum toute la
friction engendrée par cette masse d’hommes et de matériels en mouvement que
l’ennemi va tenter de stopper par tous les moyens. Au bout de cette route semée
d’embûches, Berlin, que Joukov n’est pas le seul, au sein du haut
commandement soviétique, à vouloir atteindre en premier. L’attaque, déclenchée
de manière décalée le 12 janvier (Joukov se lance le 14), va être fulgurante. La
percée dépasse les calculs les plus optimistes et prend plusieurs jours d’avance.
Le 31, les Soviétiques sont sur les bords de l’Oder. Berlin est à moins de
70 kilomètres.
Pourtant, alors que Berlin semble prenable, l’Armée rouge s’arrête net.
L’attaque sur Berlin ne reprendra que quelques semaines plus tard. Le 10 février,
Joukov avait soumis son plan d’attaque à Staline, avec une offensive prévue pour
le 19-20 du mois, mais le 18, il reçoit l’ordre de suspendre l’opération. Aucune
certitude n’existe quant à cette décision qui, depuis, a fait couler beaucoup
d’encre. Probablement tient-elle au fait que Staline, pour une raison ou une
autre, voulait s’assurer d’avoir tous les atouts en main pour continuer. Quoi qu’il
en soit, l’offensive sur Berlin aura lieu au mois d’avril, sur fond de rivalité entre
Joukov et Koniev. Les deux espèrent pénétrer avant l’autre dans la capitale
allemande et Staline se délecte, à Moscou, de cette compétition interne, qu’il
attise. Entre-temps, la poussée des troupes britanniques et américaines, qui
menacent désormais Berlin, a convaincu Staline qu’il lui faut entrer dans la
capitale le premier.
Après la difficile bataille de l’Oder (avril 1945), c’est l’assaut final sur
Berlin. Le 20 avril, Joukov a placé son artillerie aux alentours de la ville. Le
lendemain, les deux Fronts, celui de Koniev (Front ukrainien) et celui de Joukov,
avancent chacun péniblement, mètre par mètre, rue par rue. Le 23, Staline définit
une ligne de démarcation à l’intérieur de la ville entre les deux Fronts. Le
Reichstag est situé dans la zone dévolue à Joukov. C’est donc lui qui va
s’emparer de ce puissant symbole de l’Allemagne hitlérienne. Le 30, ses
hommes hissent le drapeau soviétique au sommet du bâtiment (pour la
propagande, la scène sera photographiée un peu plus tard avec d’autres soldats).
Le même jour, Hitler s’est suicidé. Dans l’affaire, ni Joukov ni Koniev n’auront
épargné leurs troupes : 20 000 soldats soviétiques peut-être auront péri durant les
dix jours qu’aura duré l’assaut. Pour le monde entier, Joukov devient l’homme
qui s’est emparé de Berlin.
Le 1er mai, Staline fait une déclaration publique : « Les troupes du 1er Front
biélorusse, soutenues par les troupes du 1er Front ukrainien, ont pris le contrôle
de Berlin, la capitale de l’Allemagne, le centre de l’impérialisme allemand et le
foyer de l’agression allemande. » Le lendemain, les derniers points de résistance
succombent. Le 7, les Allemands signent la capitulation à Reims et le 9, peu
après minuit, Joukov signe lui-même l’acte de capitulation à Berlin, avec
d’autres commandants alliés, dont de Lattre de Tassigny. Le 19, il est nommé
commandant des forces d’occupation soviétiques en Allemagne. Le 24 juin, lors
de la grande parade organisée à Moscou pour célébrer la victoire, Joukov
apparaît sur un magnifique cheval blanc. Il est au sommet de sa gloire. Sa vie de
soldat prend fin. Son combat sera désormais celui de sa postérité.
L’après-guerre va se révéler compliqué pour Joukov. Malgré son statut de
héros de la patrie, ou à cause de celui-ci, il sera victime des intrigues politiques
caractéristiques de l’Union soviétique stalinienne et poststalinienne. Rapidement
écarté du pouvoir par Staline en 1946 puis harcelé par les autorités, il est
partiellement réhabilité dans les années 1950 et se voit même offrir le ministère
de la Défense en 1955, où il reste deux années avant d’être évincé par
Khrouchtchev. Durant ce court passage à la tête de la sécurité du pays, il
participe à l’élaboration de la stratégie nucléaire soviétique et prend aussi une
part active aux événements de Hongrie en 1956, à l’occasion desquels il prône
l’intervention armée et la loi martiale. Dans le cadre de sa seconde disgrâce,
Koniev, son rival de Berlin, n’a pas hésité à l’enfoncer publiquement. Après son
départ précipité du gouvernement en 1957, Joukov est attaqué de toutes parts sur
son passé militaire. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire ses
Mémoires, dont il termine la rédaction peu avant sa mort en 1974.
Au-delà des débats idéologiques entourant sa personne, qui perdurent
aujourd’hui dans son pays, Gueorgui Joukov est déjà considéré par les
spécialistes comme l’un des plus grands capitaines de l’histoire de la Russie et le
digne héritier de Souvorov et Koutouzov. A l’occasion de sa disparition,
l’écrivain Joseph Brodsky aura ces mots :
Un guerrier devant qui tombèrent tant de murs,
Bien que son épée fût moins aiguisée que celle de l’ennemi,
L’éclat de ses manœuvres dans les steppes de la Volga
Rappelle Hannibal.
Il a terminé ses jours sans bruit, en disgrâce,
Comme Bélisaire ou Pompée.
Chapitre 14
« Libérer le Vietnam »
L’offensive du Têt
Dès 1965, Giáp est opposé au général William Westmoreland, qui, sur place,
est le maître d’œuvre de l’effort américain. Celui-ci est persuadé que la clef de la
victoire est à chercher dans une guerre d’usure menée par des unités lourdes.
Mais c’est Robert McNamara, l’influent ministre de la Défense (de 1961 à
1968), qui élabore la stratégie américaine au Vietnam. Pour le coup, la synergie
entre les politiques et les militaires est bien meilleure qu’elle ne l’avait été durant
la guerre d’Indochine pour les Français. Mais pour que cette symbiose fût
efficace, encore eût-il fallu que les stratégies fussent bien pensées. Omniprésent
et omnipotent, McNamara commettra de grosses erreurs d’appréciation. Depuis
le Pentagone, l’ancien P-DG des automobiles Ford entend appliquer les
techniques du management et du « problem solving » à la guerre, en tâchant de
concentrer les moyens sur des cibles définies préalablement par de savants
calculs. Sûr de lui, attaché aveuglément à une stratégie vouée exclusivement à la
supériorité des moyens, McNamara ne comprendra rien à cette guerre qui va
définir les paramètres de ce qu’on désignera plus tard sous le vocable de
« conflits asymétriques ». En face, Giáp s’interroge : comment battre ce géant
aux pieds d’argile ? Où trouver sa faille, son talon d’Achille ?
Giáp décide que la meilleure stratégie est de paralyser l’ennemi
tactiquement, notamment par la neutralisation des hélicoptères de combat, et de
le « prendre par la ceinture », en d’autres termes, de le combattre de près, de très
près même. En conséquence, les Nord-Vietnamiens subiront des pertes plus
lourdes à l’arrière que dans les combats de proximité, où les Américains peinent
à les localiser, d’autant que l’ennemi est partout, ce qui fait qu’on ne peut jamais
le surprendre. Giáp a aussi compris que l’appelé américain a toutes sortes de
phobies : de la jungle, de la pluie, de la faim, de la maladie, de la guerre aussi.
Ses soldats, au contraire, se suffisent à eux-mêmes et ne dépendent pas d’un
soutien logistique compliqué. C’est en quelque sorte une armée de l’ombre
toujours capable de surprendre l’autre, mais qui elle-même se laisse rarement
prendre au dépourvu. C’est pourquoi Giáp, encore une fois, parvient à garder
l’initiative malgré la supériorité écrasante qu’a l’adversaire en termes de
ressources, d’équipement et d’armement. Comme pour la guerre contre la
France, ce sont encore les hommes et les femmes qui, par leur bravoure et leur
engagement, compensent le handicap matériel et technologique. En 1967, après
deux années de combats, Westmoreland dispose de près de 400 000 soldats alors
que Washington pose le plafond à 500 000. Les Américains, comme les Français
avant eux, atteignent un seuil critique qui leur sera fatal.
Face aux bombardements intensifs, le Politburo s’inquiète de la suite du
conflit et remet en question la stratégie de la guerre prolongée de Giáp,
argumentant que sans résolution rapide, le pays tout entier risque de sombrer. La
Résolution 13 adoptée par le Politburo au mois d’avril repart sur une stratégie
axée sur un soulèvement de la population du Sud et une victoire rapide. Forcé de
concéder, Giáp prend les dispositions pour accélérer le processus. Ce sont ces
dispositions qui déboucheront sur l’offensive du Têt19. Par une ironie du
calendrier, le 4 juillet de cette année – jour de la fête nationale des Etats-Unis –,
le plus virulent de ses adversaires, le général Nguyên Chi Thanh, meurt
subitement. Cette disparition opportune du plus gradé des généraux nord-
vietnamiens, avec Giáp, laisse à ce dernier le champ libre.
Au mois d’octobre, Giáp publie dans les deux journaux officiels (Nhan Dan
et Quan Doi Nhan) un long exposé sur sa stratégie de la guerre prolongée et sur
la victoire proche. Malgré tout son attachement à la guerre prolongée, il estime
que le moment est venu pour faire basculer le conflit. A l’automne 1967, il
dévoile son plan, le plan TCK-TKN (acronyme de « offensive générale-
soulèvement général » en vietnamien), pour une grande offensive sur les
frontières, couplée avec une attaque sur les villes et un soulèvement de la
population. Les Américains désigneront cette attaque, qui débute le jour des
célébrations de la nouvelle année lunaire, comme l’« offensive du Têt ».
Ce sera le point de basculement de la guerre, qui intervient alors que les
Etats-Unis connaissent de nombreux soubresauts. Jusque-là, Washington avait
pu compter sur le soutien d’une majorité de la population américaine, mais
l’offensive du Têt, ou plus précisément les images de cette offensive relayées par
les télévisions américaines, va complètement retourner l’opinion publique contre
Washington. Comme Diên Biên Phu, l’offensive du Têt constitue le point
culminant du conflit et marque le début de la fin. Celle-ci, bien qu’inéluctable,
n’interviendra formellement qu’en 1973.
Comme à son habitude, Giáp a soigneusement préparé l’offensive. Durant
les semaines précédant l’attaque, avant la fin de l’année (1967), il effectue des
manœuvres de diversion pour faire croire à une offensive classique depuis
l’extérieur, près de la zone démilitarisée, alors que l’effort va se porter depuis
l’intérieur sur les villes du sud du pays, dont Saigon. En parallèle à la campagne
d’intoxication, les groupes de commandos désignés pour effectuer les coups de
main se préparent assidûment, répétant durant plusieurs semaines chacun de
leurs mouvements tout en étudiant les moindres détails des opérations. Quatre-
vingt mille hommes et femmes participeront à la première phase de l’offensive.
L’attaque est déclenchée au milieu de la nuit, le 31 janvier 1968, avec des
dizaines d’assauts simultanés. Le plus spectaculaire a lieu au sein de
l’ambassade américaine à Saigon, où un groupe de commandos pénètre dans
l’enceinte, élimine quatre soldats et tient les marines en respect durant plusieurs
heures. Au passage, ils détruisent le gros blason à l’effigie des Etats-Unis
accroché au-dessus de la porte d’entrée du consulat et tuent cinq marines. A
9 h 30, le commando est neutralisé mais le mal est fait : les journalistes ont déjà
envoyé leurs reportages aux Etats-Unis. Les Américains découvrent la nouvelle
et les images avec stupéfaction, alors même qu’ils croyaient l’adversaire à
l’agonie.
Les dizaines d’attaques, parfois menées par des commandos suicides qui
périssent sur-le-champ, donnent l’image d’un pays à feu et à sang. Le bilan, des
deux côtés, est lourd (surtout chez les Nord-Vietnamiens, qui perdent
45 000 individus). Les journalistes envoient leurs reportages « bruts de
décoffrage », laissant une impression de chaos généralisé. Sur les sites visés, les
attaquants s’emparent des lieux investis et les défendent avec acharnement,
donnant l’impression d’être prêts à tout pour vaincre. En face, les troupes
américaines et sud-vietnamiennes sont abasourdies. La surprise est totale. Pour
toute réponse, les Américains se lancent dans une contre-offensive mal réfléchie
qui provoque la mort de 14 000 civils.
En réalité, l’offensive de Giáp est, sur le plan strictement militaire,
quasiment insignifiante. L’effet psychologique, en revanche, est considérable,
d’autant qu’à Hué, l’ancienne capitale impériale, les combats, extrêmement durs,
se prolongent durant près d’un mois, jusqu’au 25 février 1968. Plus tard dans
l’année, Giáp, conformément à son plan initial, va déclencher deux nouvelles
offensives et maintenir la pression.
Aux Etats-Unis, on parle désormais d’un credibility gap, un « fossé de
crédibilité » entre les propos optimistes du président Johnson et la réalité sur le
terrain. Politiquement, et psychologiquement, Johnson est laminé. Il renoncera à
se représenter à la présidence, les élections ayant lieu cette année-là, comme
toujours au mois de novembre. La campagne sera marquée par l’assassinat du
favori, Robert Kennedy, et l’élection de Richard Nixon, qui hérite de la guerre et
y mettra fin. Walter Cronkite, éminent présentateur du journal télévisé de la
chaîne CBS, qui avait jusque-là soutenu la guerre, affiche désormais son
scepticisme quant aux chances de réussite. Avec lui, l’Amérique tout entière se
met à douter. Clark Clifford, qui a remplacé McNamara au Pentagone, décide de
revoir de fond en comble la stratégie américaine. La guerre d’usure de
Westmoreland est abandonnée au profit de la « désescalade du conflit » et du
processus de paix. Nixon continuera le processus, avec la volonté de « sortir
avec honneur ». En 1973, Kissinger et Lê Duc Tho négocieront la paix, et seront
récompensés par un prix Nobel. Trente ans après le début des hostilités, Giáp
aura atteint enfin l’objectif qu’il s’était fixé initialement avec Hô Chi Minh : la
réunification du pays sous la férule communiste.
Giáp, qui était initialement plutôt réticent à tenter le coup de force depuis le
Sud, fut au bout du compte le grand maître d’œuvre de l’offensive de 1968 et,
comme toujours, il fut magistral dans sa préparation et son organisation. S’il fut
incontestablement le personnage central de la victoire contre les Etats-Unis, il ne
jouit pas durant ce conflit de l’autorité et de la liberté qui furent les siennes
durant la guerre d’Indochine, et cette seconde victoire fut aussi celle de ses
collègues au sein du Politburo. La stratégie qu’il prôna et qui ne fut pas toujours
suivie aurait peut-être produit des résultats similaires. Malgré tout, il sut faire
contre mauvaise fortune bon cœur et il s’adapta avec un certain bonheur au
contexte politique tendu d’un régime qu’il avait contribué à mettre en place, et
auquel il souscrivit entièrement du point de vue idéologique.
Sur la brèche durant trois décennies, le général Giáp fut en tout état de cause
un remarquable stratège dont l’intelligence des rapports de forces fut égale, ou
même supérieur, aux plus grands capitaines de l’histoire, à une époque où
l’essence, la dialectique et le langage de la guerre connurent des mutations
profondes auxquelles lui-même contribua de manière active. Organisateur et
logisticien de tout premier plan, maître de la guerre psychologique, cérébral
plutôt que charismatique, il incarne mieux que quiconque le pendant moderne du
grand capitaine d’autrefois. Il meurt en 2013 à l’âge de cent deux ans, ce qui fait
de lui le champion de la longévité parmi les grands chefs de guerre de l’histoire.
Héros national dans son pays, il restera l’un des plus éminents stratèges du
XXe siècle, et au-delà.
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Notes
PREMIÈRE PARTIE
L’ÂGE CLASSIQUE
Chapitre 2. Hannibal
1. Entretien avec le journaliste David Frost, 27 mars 1991.
2. B. H. Liddell Hart, Scipio Africanus. Greater than Napoleon, Cambridge, MA, Da Capo Press,
2004, p. 2.
3. Voir l’analyse incisive de Yann Le Bohec sur les causes de la guerre, Histoire militaire des guerres
puniques, 264-146 av. J.-C., Paris, Tallandier, 1998, p. 22-28.
4. Ibid., p. 105.
5. Tite-Live, Histoire de Rome, livre XXI, § 1.
6. On soulignera la grande qualité de l’ouvrage dans lequel se trouve cette citation, Adrian
Goldsworthy, The Fall of Carthage, Londres, Orion Books, 2006, p. 143.
7. Je reprends là les termes proposés par Y. Le Bohec, op. cit., p. 130-132.
8. De la guerre, op. cit., livre I, chap. I.
9. Ibid., livre III, chap. XII.
10. Edward N. Luttwak, The Grand Strategy of the Byzantine Empire, Cambridge, MA,
Harvard/Belknap, 2009, p. 422.
11. Tite-Live, Histoire romaine, livre XXI, par. LIV-LV, in Historiens romains, t. I, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968.
12. Le Bohec, op. cit., p. 180.
13. Ardant du Picq, op. cit., p. 26-27.
14. Ibid., p. 29.
LE MOYEN ÂGE
Chapitre 4. Saladin
1. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987, p. 93.
2. Chroniques arabes des croisades, Francesco Gabrieli (dir.), Arles, Sindbad/Actes Sud, 1996, p. 126-
127.
3. Imâd ad-Dîn, in ibid., p. 153.
4. In Anne-Marie Eddé, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, p. 201.
5. Anonyme, Saladin, in Danielle Régnier-Bohler (dir.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques
et voyages en Terre sainte, XIIe-XVIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1997, p. 425.
6. Chroniques arabes, op. cit., p. 128.
7. Guillaume de Tyr, Chronique, livre XXI, 19, in Croisades et pèlerinages, op. cit., p. 697.
Chapitre 6. Tamerlan
1. Grousset, op. cit., p. 495.
2. Ibn Khaldûn, Autobiographie, in Le Livre des exemples, volume I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 232-245.
3. Johan Schiltberger, « Sur la Grande Tartarie », in Michel Jan, Le Voyage en Asie centrale et au
Tibet. Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Age à la première moitié du XXe siècle, Paris, Robert
Laffont, 1992, p. 128.
4. Jacques Pradon, Tamerlan, ou la Mort de Bajazet (1675). Le Bajazet de Racine concernait quant à
lui un autre personnage du même nom.
TROISIÈME PARTIE
L’ÈRE MODERNE
Chapitre 8. Turenne
1. « Si on pouvait le [Turenne] comparer à quelqu’un, on oserait dire que, de tous les généraux des
siècles précédents, Gonzalve de Cordoue, surnommé le Grand Capitaine, est celui auquel il ressemblait
davantage. » Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, in Œuvres historiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1957, p. 735.
2. Un débat, du reste sans grand intérêt, s’est cristallisé chez les historiens anglo-saxons autour de la
notion de « révolution militaire ». Les transformations accomplies en la matière s’étant étendues sur la
durée, certains préfèrent employer le terme d’« évolution » plutôt que « révolution » même si, dans
l’ensemble, chacun s’accorde à reconnaître l’amplitude des changements intervenus.
3. Général d’armée F. Gambiez, « Turenne et la renaissance du style indirect », in Turenne et l’art
militaire. Actes du colloque international pour le troisième centenaire de la mort de Turenne (Paris, 2 et
3 octobre 1975), Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 18-21.
4. Le fameux boulet, tiré par un artilleur dénommé Koch, est exposé au musée de l’Armée des
Invalides.
5. Voltaire, op. cit., p. 735.
6. Colonel Cruccu, « Turenne et le siège d’Ivrée en 1641 », in Turenne et l’art militaire, op. cit.,
p. 187.
7. François Raguenet, Histoire du vicomte de Turenne, Paris, Langlois, 1827, p. 27.
8. Lettre datée du 20 mai 1648 destinée au prince Matteo dei Medici, in Jean Bérenger, Turenne, Paris,
Fayard, 1987, p. 260.
9. Napoléon Ier, Précis des guerres de Turenne, Paris, Imprimerie royale, 1869, p. 134.
10. In Turenne et l’art militaire, op. cit., p. 148.
11. Bérenger, op. cit., p 385.
12. Cité par Bérenger, ibid., p. 394.
13. Ibid., p. 401.
14. Il est difficile d’établir un bilan exact dans ce domaine tant le concept de « campagne » ne peut
être défini avec précision. Mais d’autres capitaines, notamment Tamerlan et Souvorov, accumulèrent eux
aussi un nombre impressionnant de campagnes. B.H. Liddell Hart, Strategy, New York, Signet, 1974, p. 73.
15. Roland Foerster, « Turenne et Montecuccoli. Une comparaison stratégique et tactique », in Turenne
et l’art militaire, op. cit., p. 218.
16. La France et son armée, Paris, Plon, 1971, p. 71.
Chapitre 9. Marlborough
1. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, op. cit., p. 821.
2. Ibid., p. 822-823.
3. Puységur, Art de la guerre par principes et par règles, Paris, Jombert, 1748, p. 72.
4. David Chandler, Marlborough as Military Commander, Londres, Batsford, 1973, p. 64-65.
5. Puységur, op. cit., p. 13 et 37.
6. Voltaire, op. cit., p. 822.
7. Voir Chandler, op. cit., p. 127.
QUATRIÈME PARTIE
L’OMBRE DE NAPOLÉON
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