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Table of Contents
1. Couverture
2. Titre
3. Du même auteur
4. Copyright
5. Sommaire
6. Introduction. L’intelligence des rapports de forces
1. L’étude des grands capitaines
2. Les dieux de la guerre
3. Qualités intrinsèques
4. L’homme au-dessus de l’appareil
5. Courage moral, sang-froid, intelligence créatrice
6. Chef de guerre et stratège
7. Le chef de guerre éternel
8. L’esthétique de la guerre
9. Choix des capitaines
7. PREMIÈRE PARTIE. L’ÂGE CLASSIQUE
1. 1. Alexandre le Grand, le dieu de la guerre. 356 av. J.-C. – 323 av. J.-
C.
1. L’émergence de la Macédoine
2. Prise de pouvoir d’Alexandre
3. Un nouvel art de la guerre : la guerre totale
4. Préliminaires à la conquête
5. La conquête de l’Empire perse
6. Bataille du Granique
7. Bataille d’Issos (novembre – 333)
8. Bataille de Gaugamèles (septembre – 331)
2. 2. Hannibal, l’esthète de la guerre. 247 av. J.-C. – 183 av. J.-C.
1. Les guerres puniques
2. Deux cultures, deux armées
3. Hannibal provoque l’adversaire
4. Portrait d’Hannibal
5. La guerre éclair
6. Bataille de la Trébie
7. Bataille du lac Trasimène
8. Bataille de Cannes, 2 août 216
9. Le mythe Hannibal
3. 3. Jules César, par le glaive et par la plume. 100 av. J.-C. – 44 av. J.-C.
1. La guerre au service de l’ambition politique
2. Un portrait singulier
3. Situation politique et géopolitique de Rome
4. La campagne gauloise
5. La confrontation avec Pompée
8. DEUXIÈME PARTIE. LE MOYEN ÂGE
1. 4. Saladin, le sauveur de l’islam. 1137-1138 – 1193
1. Soldat et homme de pouvoir
2. Défenseur de l’islam
3. Défaite des Francs et prise de Jérusalem
4. Duel avec Richard Cœur de Lion
2. 5. Gengis Khan et Sobodeï, le vent de la steppe. 1167-1227 et 1175-
1248
1. De nulle part
2. La révolution gengiskhanide
3. Les grandes conquêtes
4. Sobodeï et la conquête de l’Europe
3. 6. Tamerlan, conquérant de l’éphémère. 1336-1405
1. Les obscurs débuts
2. Le joueur d’échecs
3. Ses campagnes
4. Les grands affrontements : Toktamitch et Bajazet
4. 7. Jan Zizka, pourfendeur de la foi et précurseur de la guerre moderne.
v. 1360-1424
1. Les guerres médiévales
2. La révolution hussite
3. L’éducation militaire de Jan Zizka
4. La mise en œuvre
9. TROISIÈME PARTIE. L’ÈRE MODERNE
1. 8. Turenne, la stratégie de l’approche indirecte. 1611-1675
1. La Réforme et la révolution militaire
2. La guerre de Trente Ans
3. Le style de guerre de Turenne : l’approche indirecte
4. Les campagnes de Turenne
5. Face à Condé et Montecuccoli
6. La campagne de 1674-1675
2. 9. Marlborough, le flegme stratégique. 1650-1722
1. Contexte géostratégique : un monde en mutation
2. La longue et difficile ascension de John Churchill
3. Le chef-d’œuvre de Blenheim
4. Ramillies, Audenarde et Malplaquet
3. 10. Nader Shah, l’autre Napoléon. 1688 ou 1698-1742
1. Origines et ascension
2. Une autre révolution militaire
3. Vers la guerre perpétuelle
4. La guerre contre les Ottomans
5. Batailles de Kirkouk et d’Eghvard
6. La guerre contre les Moghols et la bataille de Karnal (24 février
1739)
7. Fin de règne
4. 11. Frédéric le Grand, le stratège des Lumières. 1712-1786
1. Emergence de la Prusse
2. Débuts
3. La guerre de Succession d’Autriche
4. La guerre de Sept Ans
5. Rossbach et Leuthen : Frédéric assoit sa légende
6. Possibilités et limites de la stratégie frédéricienne
10. QUATRIÈME PARTIE. L’OMBRE DE NAPOLÉON
1. 12. Napoléon Bonaparte, le nouvel Alexandre. 1769-1821
1. Contexte stratégique
2. L’éducation militaire de Napoléon
3. L’art de la guerre selon Napoléon
4. Le chef-d’œuvre : Austerlitz
5. Janus et Minerve
6. Caractéristiques de sa stratégie
2. 13. Gueorgui Joukov, le bourreau d’Hitler. 1896-1974
1. Trois révolutions stratégiques
2. L’éducation militaire de Gueorgui Joukov
3. Enfant de la Grande Terreur
4. Khalkhin Gol, 1939
5. Errements face à la Blitzkrieg allemande
6. Homme-orchestre de l’Armée rouge : Ielnia, Leningrad, Moscou,
Rjev, Stalingrad, Koursk, Vistule-Oder, Berlin…
3. 14. Võ Nguyên Giáp, génie de la guerre asymétrique. 1911-2013
1. L’éducation militaire, et politique
2. Qu’est-ce que la guerre révolutionnaire ?
3. Diên Biên Phu (13 mars-7 mai 1954)
4. « Libérer le Vietnam »
5. L’offensive du Têt
11. Bibliographie
12. Notes
13. Cartes
1. L’épopée d’Alexandre le Grand
2. La guerre d’Hannibal
3. L’expansion romaine sous César et Auguste
4. Le royaume de Saladin
5. Gengis Khan et l’expansion des Mongols : 1207-1227
6. L’Empire mongol au XIIIe siècle
7. L’empire de Tamerlan
8. La Perse et les pressions étrangères, XVIe siècle-début XVIIIe siècle
9. Les opérations militaires en Allemagne (1756-1762)
10. L’Empire napoléonien à son apogée en 1812

Landmarks
1. Cover
Du même auteur

Les batailles qui ont changé l’histoire, Paris, Perrin, 2014 ; coll. « Tempus »,
2016.
Comment Roosevelt fit entrer les Etats-Unis dans la guerre, Bruxelles, André
Versaille éditeur, 2011.
Wagram, 5-6 juillet 1809, Paris, Tallandier, 2010.
Tamerlan, Paris, Perrin, 2007.
La Terreur démasquée, entre discours et réalité, Paris, Le Cavalier Bleu, 2006.
1648, la Paix de Westphalie, ou la Naissance de l’Europe politique moderne,
Bruxelles, Complexe, 2006.
Le Terrorisme, Bruxelles, Le Cavalier Bleu, 2005.
Le Désarroi de la puissance, Paris, Lignes de Repères, 2004.
Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Al Qaida, avec Gérard Chaliand, Paris,
Bayard, 2004 ; rééd. Paris, Fayard, 2015 ; rééd. Histoire du terrorisme de
l’Antiquité à Daech, Paris, Pluriel, 2016.
Iéna, octobre 1806, Paris, Perrin, 2003.
Dictionnaire de stratégie militaire, des origines à nos jours, avec Gérard
Chaliand, Paris, Perrin, 1998 ; rééd. Dictionnaire de stratégie,
coll. « Tempus », 2016.

© Perrin, un département d’Édi8, 2018

12, avenue d’Italie


75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01

ISBN : 978-2-262-07662-7

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux,
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Crédit couverture : La Bataille d’Austerlitz le 2 décembre 1805 : le général Rapp présente les
drapeaux pris à l’ennemi, peinture de François Gérard, 1805. Versailles, musées des châteaux de
Versailles et de Trianon. © Photo Josse/Leemage
Sommaire
Couverture

Titre

Du même auteur

Copyright
Introduction. L’intelligence des rapports de forces

L’étude des grands capitaines

Les dieux de la guerre


Qualités intrinsèques

L’homme au-dessus de l’appareil

Courage moral, sang-froid, intelligence créatrice


Chef de guerre et stratège
Le chef de guerre éternel

L’esthétique de la guerre

Choix des capitaines

PREMIÈRE PARTIE
L’ÂGE CLASSIQUE

1. Alexandre le Grand, le dieu de la guerre. 356 av. J.-C. – 323 av. J.-C.

L’émergence de la Macédoine

Prise de pouvoir d’Alexandre

Un nouvel art de la guerre : la guerre totale


Préliminaires à la conquête
La conquête de l’Empire perse
Bataille du Granique

Bataille d’Issos (novembre – 333)

Bataille de Gaugamèles (septembre – 331)


2. Hannibal, l’esthète de la guerre. 247 av. J.-C. – 183 av. J.-C.
Les guerres puniques

Deux cultures, deux armées


Hannibal provoque l’adversaire
Portrait d’Hannibal

La guerre éclair
Bataille de la Trébie

Bataille du lac Trasimène

Bataille de Cannes, 2 août 216


Le mythe Hannibal

3. Jules César, par le glaive et par la plume. 100 av. J.-C. – 44 av. J.-C.

La guerre au service de l’ambition politique


Un portrait singulier

Situation politique et géopolitique de Rome

La campagne gauloise
La confrontation avec Pompée

DEUXIÈME PARTIE
LE MOYEN ÂGE

4. Saladin, le sauveur de l’islam. 1137-1138 – 1193

Soldat et homme de pouvoir

Défenseur de l’islam

Défaite des Francs et prise de Jérusalem

Duel avec Richard Cœur de Lion


5. Gengis Khan et Sobodeï, le vent de la steppe. 1167-1227 et 1175-1248

De nulle part

La révolution gengiskhanide
Les grandes conquêtes
Sobodeï et la conquête de l’Europe

6. Tamerlan, conquérant de l’éphémère. 1336-1405

Les obscurs débuts


Le joueur d’échecs
Ses campagnes

Les grands affrontements : Toktamitch et Bajazet


7. Jan Zizka, pourfendeur de la foi et précurseur de la guerre moderne. v. 1360-1424
Les guerres médiévales

La révolution hussite
L’éducation militaire de Jan Zizka

La mise en œuvre

TROISIÈME PARTIE
L’ÈRE MODERNE

8. Turenne, la stratégie de l’approche indirecte. 1611-1675


La Réforme et la révolution militaire

La guerre de Trente Ans

Le style de guerre de Turenne : l’approche indirecte


Les campagnes de Turenne

Face à Condé et Montecuccoli

La campagne de 1674-1675

9. Marlborough, le flegme stratégique. 1650-1722


Contexte géostratégique : un monde en mutation

La longue et difficile ascension de John Churchill

Le chef-d’œuvre de Blenheim

Ramillies, Audenarde et Malplaquet

10. Nader Shah, l’autre Napoléon. 1688 ou 1698-1742


Origines et ascension

Une autre révolution militaire

Vers la guerre perpétuelle


La guerre contre les Ottomans
Batailles de Kirkouk et d’Eghvard

La guerre contre les Moghols et la bataille de Karnal (24 février 1739)

Fin de règne
11. Frédéric le Grand, le stratège des Lumières. 1712-1786
Emergence de la Prusse

Débuts
La guerre de Succession d’Autriche
La guerre de Sept Ans

Rossbach et Leuthen : Frédéric assoit sa légende


Possibilités et limites de la stratégie frédéricienne

QUATRIÈME PARTIE
L’OMBRE DE NAPOLÉON

12. Napoléon Bonaparte, le nouvel Alexandre. 1769-1821

Contexte stratégique
L’éducation militaire de Napoléon

L’art de la guerre selon Napoléon

Le chef-d’œuvre : Austerlitz
Janus et Minerve

Caractéristiques de sa stratégie

13. Gueorgui Joukov, le bourreau d’Hitler. 1896-1974

Trois révolutions stratégiques


L’éducation militaire de Gueorgui Joukov

Enfant de la Grande Terreur

Khalkhin Gol, 1939

Errements face à la Blitzkrieg allemande

Homme-orchestre de l’Armée rouge : Ielnia, Leningrad, Moscou, Rjev, Stalingrad, Koursk,


Vistule-Oder, Berlin…
14. Võ Nguyên Giáp, génie de la guerre asymétrique. 1911-2013

L’éducation militaire, et politique


Qu’est-ce que la guerre révolutionnaire ?
Diên Biên Phu (13 mars-7 mai 1954)

« Libérer le Vietnam »

L’offensive du Têt
Bibliographie
Notes

Cartes
L’épopée d’Alexandre le Grand
La guerre d’Hannibal
L’expansion romaine sous César et Auguste
Le royaume de Saladin
Gengis Khan et l’expansion des Mongols : 1207-1227
L’Empire mongol au XIIIe siècle
L’empire de Tamerlan
La Perse et les pressions étrangères, XVIe siècle-début XVIIIe siècle
Les opérations militaires en Allemagne (1756-1762)
L’Empire napoléonien à son apogée en 1812
Pour Dominique










« La présence du général est indispensable ; c’est la tête, c’est le tout d’une armée : ce n’est pas
l’armée romaine qui a soumis la Gaule, mais César ; ce n’est pas l’armée carthaginoise qui faisait
trembler la république aux portes de Rome, mais Hannibal ; ce n’est pas l’armée française qui a
porté la guerre sur le Weser et sur l’Inn, mais Turenne ; ce n’est pas l’armée prussienne qui a
défendu sept ans la Prusse contre les trois plus grandes puissances de l’Europe, mais Frédéric le
Grand. »
NAPOLÉON

« L’art de connaître le génie du général ennemi et celui de la Nation qu’il commande renferme
l’art de vaincre l’un et l’autre. »
Raimondo MONTECUCCOLI1
INTRODUCTION

L’intelligence des rapports de forces

« A la guerre, les hommes ne sont rien, c’est un homme qui est tout »,
affirmait Napoléon. Venant d’un des plus grands « capitaines » de l’histoire,
cette qualification n’est pas étonnante. Pour autant, Napoléon lui-même était
pleinement conscient que sans l’armée révolutionnaire dont il hérita, et dont il fit
sa future Grande Armée, il n’aurait jamais pu accomplir les exploits qui firent sa
renommée et construisirent sa légende. La même chose est vraie pour Alexandre,
César ou Frédéric le Grand, lesquels disposèrent d’un appareil militaire qui
servit de tremplin à leur ascension. Néanmoins, l’histoire nous montre aussi
qu’un grand chef de guerre peut s’accommoder d’une armée inférieure à celle de
son adversaire, comme Hannibal ou Joukov, ou d’un appareil à peu près égal à
celui de ses rivaux, comme Saladin, Turenne et Marlborough. Mais peut-être le
plus grand mérite revient-il à ceux qui, à partir de rien, parvinrent grâce à leur
talent et leur pugnacité à se construire la meilleure armée du moment, comme
Gengis et Sobodeï, Tamerlan et Jan Zizka, Nader Shah et Võ Nguyên Giáp.
Si l’on considère que la guerre est un art, les quinze chefs de guerre dont ce
livre dresse le portrait ont porté celui-ci à son apogée, chacun usant de moyens et
de techniques propres à son environnement culturel, avec un style et une touche
personnels qui font toute la singularité de leur génie individuel. Mais la guerre
est-elle bien un art, ou une science ? La question est presque aussi vieille que la
pratique elle-même. Au tournant du XVIIIe siècle, époque particulièrement fertile
en grands chefs de guerre, le débat fait rage. Avec les Lumières, l’homme
prétend contrôler la nature, y compris celle de la guerre, dont beaucoup
s’échinent à découvrir des principes immuables applicables à toutes les époques
et dans tous les contextes. Grâce à Vauban, le débat semble pencher vers les
scientifiques, tout au moins durant les périodes de paix, car dès que les canons se
remettent à cracher le feu, la dimension impalpable de la guerre reprend le
dessus, celle où quelques individus comme Marlborough et le prince Eugène,
Frédéric ou Napoléon démontrent, victoires à la clef, que cette activité si
particulière a une fâcheuse tendance à échapper aux principes établis et aux
certitudes des sciences exactes. Pour ces hommes dont le génie s’exprime dans
la tourmente de l’inconnu, la célèbre formule du maréchal de Saxe, « la guerre
est une science couverte de ténèbres dans l’obscurité desquelles on ne peut
marcher d’un pas assuré », résonne comme une profession de foi. Par son génie
de l’improvisation, Napoléon fera définitivement pencher le débat du côté des
adeptes de la guerre considérée comme un art, débat que Clausewitz et Jomini,
les deux grands penseurs de la guerre et de la stratégie du XIXe siècle,
contribueront à alimenter, et d’une certaine façon à apaiser. C’est pourquoi le
« génie guerrier » incarné désormais au plus haut point par Napoléon est ainsi
conçu par les nouveaux stratégistes – ceux qui pensent la guerre – comme l’un
des éléments clefs de la guerre et de la victoire, quels que soient l’environnement
culturel et technologique et les circonstances politiques et géopolitiques qui
entourent et conditionnent l’affrontement. Alors même que l’industrialisation va
réinventer la figure du « grand capitaine », celle-ci, dans sa forme classique, va
néanmoins continuer à fasciner les historiens, les militaires et le grand public.

L’étude des grands capitaines

La biographie des chefs de guerre est un genre déjà prisé dans l’Antiquité.
Avec ses Vies des grands capitaines, l’historien et biographe romain du Ier siècle
av. J.-C., Cornelius Nepos, pose les bases de la biographie stratégique. Son
ouvrage, dans lequel il dresse les portraits de plus d’une vingtaine de célèbres
généraux, a le grand mérite de s’intéresser à des personnages extérieurs au
monde romain, comme Epaminondas ou Hannibal, et d’offrir un parallèle unique
en son genre entre des chefs de guerre ayant évolué dans des contextes très
divers. Lorsque renaît le genre au XIXe siècle en Occident, cette approche
multiculturelle sera largement délaissée par les historiens, au profit des grandes
figures militaires de l’histoire européenne, exception faite d’Hannibal et, le cas
échéant, de Gengis Khan.

Au XIXe siècle puis au XXe siècle, des milliers d’ouvrages vont tenter de
déchiffrer le génie guerrier de Napoléon tout en renouvelant l’intérêt pour
d’autres grandes figures de la guerre : Alexandre et César, Turenne ou Frédéric,
sujets eux aussi de nombreuses biographies stratégiques. Les Anglo-Saxons sont
particulièrement actifs sur ce terrain et chaque génération va produire un
ouvrage sur les grands chefs de guerre du passé : Theodore Ayrault Dodge,
historien et biographe américain de la seconde moitié du XIXe, entame les débats
avec son Great Captains. Il sera suivi, entre autres, par B.H. Liddell Hart, et son
Great Captains Unveiled, ouvrage modeste paru en 1927 et, plus près de nous,
par John Keegan et son désormais classique L’Art du commandement (1987). Il
est vrai qu’outre-Manche et outre-Atlantique, le public tente de percer à travers
l’étude des grands capitaines les secrets du leadership, que les uns et les autres
tentent d’appliquer à une multitude d’activités sans grand rapport avec la guerre,
notamment la gestion d’entreprise.
En France, où les biographies des grandes figures militaires sont quelque peu
suspectes, dans la mesure où le genre est associé à l’histoire-bataille décriée au
XXe siècle par l’historiographie française, on sera moins friand de ce type
d’ouvrage, d’autant que la Grande Guerre aura plutôt contribué à ternir l’image
des généraux qu’à la rehausser. L’immédiat avant-guerre, cependant, avait connu
un engouement pour les biographies militaires et la maison d’édition Chapelot,
notamment, publia, à travers une collection intitulée « Les Grands Hommes de
guerre », une série d’ouvrages biographiques de qualité à raison d’un volume par
mois, parmi lesquels Napoléon – signé Jean Colin – et Frédéric le Grand, ainsi
qu’une pléiade d’hommes de guerre français de l’époque napoléonienne et
postnapoléonienne, Murat, Davout, Ney, Kléber, Bugeaud et un général russe de
la seconde moitié du XIXe siècle, Mikhaïl Dragomiroff. Georges Duby, qui avait
déjà relancé la relation de bataille avec son Dimanche de Bouvines (1973),
renouvelle en quelque sorte la biographie militaire avec son Guillaume le
Maréchal (1984), démontrant avec son talent habituel que ce type d’ouvrage a
bien sa place au sein de l’historiographie contemporaine. Après lui,
progressivement, la biographie stratégique s’est développée de manière
étonnante en France, où elle connaît un franc succès avec la publication de
nombreux ouvrages signés par les meilleurs spécialistes d’histoire militaire du
moment.
Pour autant, chez les professionnels de la guerre, l’étude de ces figures n’a
jamais cessé de constituer, au même titre que la relation de campagne, l’un des
fondements de l’éducation militaire des officiers, comme elle l’avait été pour le
jeune Bonaparte qui, après s’être consacré presque exclusivement aux
mathématiques, s’était trouvé une nouvelle obsession, l’étude des grands
capitaines, dont il estimait qu’elle lui ouvrait une des rares fenêtres sur le génie
guerrier. « Les principes de l’art de la guerre, dira-t-il, sont ceux qui ont dirigé
les grands capitaines dont l’histoire nous a transmis les hauts faits. […]
Modelez-vous sur eux ; c’est le seul moyen de devenir grand capitaine et de
surprendre les secrets de l’art ; votre génie ainsi éclairé vous fera rejeter les
maximes opposées à celles de ces grands hommes. » Dans son exil de Sainte-
Hélène, Napoléon va produire des études critiques des grands capitaines,
notamment Turenne, celui qu’il tenait comme le plus grand de tous, mettant ainsi
un point d’honneur à démontrer que même les plus formidables chefs de guerre
de l’histoire n’atteignaient pas eux-mêmes à la perfection…

Les dieux de la guerre

Jusqu’à une époque récente, l’histoire fut associée à la guerre, la guerre fut
associée aux grandes batailles, et les grandes batailles furent associées aux
« grands capitaines », selon l’expression consacrée. L’expression en elle-même
prête d’ailleurs à confusion, le grade de capitaine, à proprement parler, étant
comme chacun sait celui d’un officier subalterne, situé entre les grades de
lieutenant et de commandant. Qu’importe, précédé de l’adjectif « grand », le
capitaine dépasse tous les généraux. L’expression a peu à peu été délaissée au
profit de celle de « chef de guerre », préférée aujourd’hui par les historiens, qui
privilégie la fonction sociale de l’intéressé, comme celle de chef d’Etat ou de
chef d’entreprise, et évite toute appréciation qualitative, le chef de guerre
pouvant se révéler bon ou médiocre, contrairement au grand capitaine, qui, dans
l’ensemble, est considéré comme excellent, voire extraordinaire. C’est pourquoi
dans son acception originelle, le grand capitaine est bien plus qu’un chef de
guerre. Il est non seulement celui qui dirige les armées et qui élabore ses
stratégies, mais, surtout, celui dont le rare talent le place dans une catégorie à
part parmi les militaires. Au bout du compte, seule une poignée d’individus peut
se targuer de faire partie de cette élite d’heureux élus informellement distingués
par ce vocable, en soi sans grande distinction, de « grand capitaine ». Les Anglo-
Saxons ont de leur côté trouvé une espèce de compromis avec le terme de Great
Commander, difficile à rendre en français (« grand commandant »). Mais cette
expression a le désavantage de réduire les qualités du grand capitaine à sa
capacité à diriger des hommes, à son leadership, au détriment notamment de son
intelligence stratégique. Dans les faits, cependant, l’école anglo-saxonne a
effectivement mis en exergue la dimension de chef et d’organisateur des armées
par rapport à celle de stratège, approche qui n’est pas anodine puisqu’elle a
déterminé, et continue de le faire, l’approche générale de la guerre, notamment
aux Etats-Unis, où la dimension quantifiable des appareils militaires, en matière
d’équipement et d’armement, a souvent guidé les stratégies.
Dans la tradition cependant, y compris dans l’Occident grec et à Byzance, la
puissance de l’intellect du chef de guerre a toujours été bien considérée. Mais
c’est surtout en Asie, en Chine, en Inde et en Perse que les qualités du stratège
furent conçues en priorité en termes d’intelligence des rapports de forces. A ce
titre, l’Arthashâstra de l’Indien Kautilya (IIe siècle av. J.-C.) est un modèle qui
s’articule tout entier autour de cette notion. Kautilya (dont l’identité ou les
identités multiples restent obscures) pose la question de savoir laquelle, de
l’intelligence (qu’il désigne sous le vocable de « conseil ») ou de la puissance,
est supérieure en guerre. Réponse : « Le pouvoir du conseil est supérieur. Car le
roi qui a les yeux de l’intelligence et de la science est capable de prendre conseil
même en faisant peu d’efforts et de l’emporter sur les ennemis qui possèdent
l’énergie et la puissance, par la conciliation et autres moyens occultes. »
L’une des particularités de l’authentique grand capitaine est d’avoir presque
rang de divinité. En somme, d’appartenir à un panthéon de « dieux de la
guerre », selon une autre expression consacrée. Panthéon à géométrie variable,
mais qui, même avec des critères libéraux, atteint rapidement ses limites. Peut-
être est-ce là ce qui sépare le grand capitaine de l’artiste traditionnel, peintre,
écrivain ou musicien, qui ne sont que des « génies », non des dieux, l’art de la
guerre étant, au moins selon Napoléon, le plus grand, le plus difficile et le plus
complet de tous les arts. Malgré tout, le grand capitaine possède lui aussi du
génie, ce qu’on désigne comme le « génie guerrier », concept à la fois
incontournable et indéfinissable, qui fait partie intégrante du débat sur l’essence
du grand chef de guerre et qui marie en quelque sorte sa dimension
extrahumaine avec sa dimension temporelle. Napoléon, encore lui, résume
élégamment cette dialectique à partir de la figure d’Achille, premier modèle du
guerrier en Occident à partir duquel Alexandre et ses héritiers conçurent leur
idéal du grand capitaine : « Achille était fils d’une déesse et d’un mortel : c’est
l’image du génie de la guerre ; la partie divine c’est tout ce qui dérive des
considérations morales du caractère, du talent, de l’intérêt de votre adversaire, de
l’opinion, de l’esprit du soldat qui est fort et vainqueur, faible et battu selon qu’il
croit l’être ; la partie terrestre c’est les armes, les retranchements, les positions,
les ordres de bataille, tout ce qui tient à la combinaison des choses matérielles. »
Le commandant en chef d’une armée, sans être nécessairement un grand
capitaine, a ceci de commun avec les dieux qu’il tient entre ses mains le destin
de milliers, voire de millions d’individus, parfois celui de nations ou d’empires.
Lourde responsabilité ! Et les hommes (car historiquement ce sont à majorité
presque absolue des hommes) à qui il incombe de conduire une armée au combat
appartiennent dans ce domaine à une catégorie à part. Certes, avec la bombe
atomique, le ou la plus inepte des hommes ou femmes politiques, pour peu qu’il
ou elle soit à la tête d’un pays doté d’un arsenal nucléaire, exerce un pouvoir
exorbitant sur ses sujets ou citoyens ou sur ceux qu’il-elle voudrait cibler. Mais,
dans les faits, la confrontation nucléaire est un phénomène politiquement virtuel
là où la guerre traditionnelle, entre forces armées, entre empires et entre nations,
est une constante de l’histoire qui voit régulièrement se jouer la marche de la
destinée humaine. Et là où les grands chefs d’Etat sont admirés, les grands
capitaines sont adulés. Dans ce domaine, Alexandre aura toujours un avantage
sur Solon, et Marlborough sur Churchill, y compris dans des sociétés réfractaires
à la guerre mais qui restent fascinées par les conflits du passé et par leurs acteurs
les plus célèbres. Louis XIV attise notre intérêt mais Napoléon nous subjugue et,
parfois même, nous obsède. Sa relation à la postérité est passionnelle, comme
c’est le cas pour nombre de grands capitaines à travers les âges et les cultures.

Qualités intrinsèques

Activité de la plus haute gravité, qui met en jeu le sort de nations tout
entières, il est logique que la guerre se voie généralement confiée aux individus
les plus aptes à la conduire. Les exceptions à cette règle, relativement
nombreuses malgré tout, ne doivent pas masquer le fait que les hommes qui
atteignent le sommet de la hiérarchie militaire sont, comparativement à d’autres
professions, souvent compétents, surtout lorsqu’ils arrivent là par le biais de
leurs activités militaires et non par cooptation politique. L’incompétence au
combat se payant très cher, les mauvais généraux font rarement de longues
carrières, ni même, dans la plupart des cultures, de vieux os. Certes, les périodes
de paix peuvent être propices à des avancements immérités, dans la mesure où
les qualités « politiques » peuvent prévaloir sur les qualités militaires
intrinsèques, mais ces périodes étant historiquement plutôt rares, les
compétences des uns et des autres comptent pour quelque chose.
Reste évidemment les cas, assez nombreux, où le commandant des armées
est de facto le chef de l’Etat, donc où les qualités militaires du commandant
suprême sont en partie fonction de la chance et de la capacité du principal
intéressé à mesurer son propre talent et son aptitude au combat. Hitler, pour citer
l’un des exemples les plus notoires, refusa jusqu’au bout de s’effacer derrière des
généraux plus compétents que lui quand Staline, qui pourtant avait sauvagement
éliminé ses meilleurs généraux durant les années précédant la Seconde Guerre
mondiale, sut une fois le dos au mur confier la défense du pays à son meilleur
« capitaine », Gueorgui Joukov, qui parvint à arracher une victoire improbable à
l’Allemagne. Pareillement, au moment crucial de la période des croisades, les
musulmans mirent leur sort entre les mains du plus grand capitaine du moment,
Saladin, alors que les croisés se laissèrent mener à l’abattoir par un imposteur,
Guy de Lusignan, qui déployait un grand talent pour les intrigues mais très peu
de capacités pour conduire une armée au combat. Pourtant, ce fut bien lui qui
dirigea en dépit du bon sens une armée dont la qualité des troupes était pourtant
excellente. Sa défaite face à Saladin au lac de Tibériade fut fatale aux
Occidentaux, qui perdirent là Jérusalem, qu’ils avaient si difficilement conquise
un siècle plus tôt. Au Ier siècle, le Grec Onosandre, l’un des premiers à s’être
penché sur l’art du commandement, remarquait déjà dans son Strategikos que
« la dignité du général ne doit pas être un privilège héréditaire de famille,
comme la prêtrise, ni l’apanage des richesses, comme l’emploi de présider aux
spectacles. Elle est due aux qualités personnelles ». Et d’ajouter fort justement à
propos des mérites de ses ancêtres que « ce ne seront point ceux de ses illustres
morts qui sauveront l’Etat ». Dans ses institutions militaires, l’empereur byzantin
Léon VI estimait quant à lui que le général en chef « doit surpasser tous ceux qui
lui sont subordonnés, par sa prudence, son courage, sa justice et sa tempérance ».
Il n’en reste pas moins que le mérite du chef de guerre n’est pas absolu et que le
grand capitaine se définit avant tout par rapport à ses adversaires. Ainsi,
l’Ottoman Bajazet Ier, qui s’était joué des meilleures armées européennes de son
époque, serait-il considéré comme l’un des plus grands capitaines du Moyen Age
s’il n’avait trouvé sur son chemin un Tamerlan. Ce dernier lui aura infligé une
défaite cinglante dont il ne put se relever et aura enterré définitivement sa
réputation, pourtant immense avant cette ultime bataille.
Il est rare qu’un grand capitaine grimpe tous les échelons de la hiérarchie
militaire. Souvent, dans les sociétés aristocratiques, il est directement projeté
vers le haut de la pyramide hiérarchique, ou alors débute à la tête d’une petite
armée qu’il construit à la force du poignet et renforce petit à petit, comme c’est
le cas de la plupart des grands conquérants de la steppe. C’est pourquoi le grand
capitaine est très vite proche du commandement suprême ou à la tête de celui-ci.
Il est donc habitué à prendre des décisions et à endosser de lourdes
responsabilités plutôt qu’à se conformer aux ordres d’un supérieur, d’autant que
ces décisions sont très souvent lourdes de conséquences. Clausewitz a fort bien
décrit les demandes du généralissime : « Il y a, dit-il, entre tout chef suprême,
c’est-à-dire le général placé à la tête de toute la guerre ou d’un théâtre de guerre,
et le commandement directement subordonné, un profond abîme, pour la simple
raison que celui-ci est soumis à une direction et à une surveillance bien plus
directes, ce qui restreint sensiblement le champ de ses propres initiatives
intellectuelles. » Et, ajoute-t-il, « du grade le plus bas jusqu’au plus élevé, les
exploits militaires de premier ordre exigent l’appoint d’un génie particulier.
Cependant, l’Histoire et la postérité ne qualifient ordinairement de véritable
génie que l’esprit qui a brillé au premier rang, c’est-à-dire comme commandant
en chef. Il faut en chercher la raison dans le fait que les qualités morales et
intellectuelles nécessaires y sont évidemment bien plus grandes1 ».
Lorsqu’ils sont jeunes, la plupart des grands capitaines de l’histoire
disposent d’appareils militaires inférieurs à ceux de leurs adversaires et leur
marge de manœuvre est réduite. Ils doivent donc constamment réfléchir aux
moyens de transformer un rapport de forces défavorable en leur faveur, raison
pour laquelle ils s’ingénient à innover dans tous les domaines qui s’offrent à
l’innovation : technologie, utilisation des armements, formations, recrutement,
etc. Alexandre surprend Darius par le placement de ses troupes en « ordre
oblique », technique peu commune utilisée préalablement par les généraux
thébains. Des siècles plus tard, dans un tout autre contexte stratégique, Frédéric
le Grand réintroduit la même technique, avec les mêmes effets. Les capitaines
protestants des XVIe-XVIIe siècles innovent en appliquant l’éthique de leur religion
à l’organisation de leurs armées. Un peu plus tôt, au tournant du XVe siècle, le
Tchèque Jan Zizka s’inspire d’une technique sommaire utilisée par les Cosaques,
celle du wagon de guerre, pour écraser avec ses paysans les armées de chevaliers
considérées jusqu’alors comme invincibles. Sobodeï et Tamerlan récupèrent
systématiquement diverses techniques de guerre de leurs adversaires, qu’ils
appliquent ensuite contre d’autres armées.
Invariablement, le grand capitaine est un homme curieux, attiré par la
nouveauté et prêt à essayer des techniques originales. Mais, là encore,
l’intelligence l’emporte sur le reste et ses innovations sont guidées par
l’expérience et son jugement personnel : il innove pour progresser et pour se
ménager un avantage, pas pour la satisfaction d’inventer. Dans la mesure où la
guerre évolue, ce trait de caractère lui permet aussi de s’arroger l’initiative dans
la manière dont la guerre change, et donc de mieux en contrôler les paramètres.
L’initiative, il se l’octroie et la maintient en anticipant les desseins de son
adversaire mieux que celui-ci ne devine les siens. Epaminondas, dit-on, affirmait
que la plus importante qualité d’un capitaine est de pouvoir sonder les intentions
de son adversaire. Machiavel, qui rapporte ce fait, disait lui-même, comme
d’autres, que « rien n’est plus digne d’un capitaine que de savoir deviner les
desseins de l’ennemi ». « Et, ajoutait-il, ce n’est pas tant le dessein de
l’adversaire qui est difficile à pénétrer que le sens des opérations, et plus encore
celui des actions qui ont lieu sous vos yeux mêmes, que de celles qui se
déroulent au loin2. » L’histoire démontre combien la capacité de se mettre à la
place de l’adversaire est une qualité rare.
De nombreux observateurs, et certains grands capitaines eux-mêmes,
évoquent un sixième sens inné qui fait que toute l’intelligence déployée pour
arriver à la confrontation dans les meilleures conditions se voit récompensée
dans l’action par une série de décisions prises sur le champ qui conduisent à la
victoire. Dans Le Fil de l’épée, Charles de Gaulle évoque ce rapport entre
l’intelligence et ce qu’il désigne comme l’instinct : « Pour prendre avec les
réalités un contact direct, il faut que l’esprit humain en acquière l’intuition en
combinant l’instinct et l’intelligence. Si l’intelligence nous procure la
connaissance théorique, générale, abstraite de ce qui est, c’est l’instinct qui nous
en fournit le sentiment pratique, particulier, concret… Combien furent nombreux
les chefs, théoriciens brillants, que l’action de guerre prenait en défaut et
combien ceux que l’épreuve révéla parce qu’ils y montraient une aptitude
instinctive que le temps de paix n’avait pas manifestée ? Les grands hommes de
guerre ont toujours eu d’ailleurs conscience du rôle et de la valeur de l’instinct.
Ce qu’Alexandre appelle “son espérance”, César “sa fortune”, Napoléon “son
étoile”, n’est-ce pas simplement la certitude qu’un don particulier les met, avec
les réalités, en rapport assez étroit pour les dominer toujours ? »

L’homme au-dessus de l’appareil


A la lumière de l’histoire, et indépendamment des modes et de l’esprit du
temps, un constat se dégage : les armées médiocres bien conduites se révèlent
supérieures aux armées de premier plan dirigées par un haut commandement
déficient, ou tout simplement insatisfaisant. « La raison en est », nous dit très
justement Giovanni Botero dans son traité sur la raison d’Etat, « qu’un bon
capitaine peut améliorer une mauvaise armée, grâce à la discipline et d’autres
moyens ». « Mais, ajoute-t-il, une bonne armée, comment peut-elle rendre avisé
et valeureux un général dépourvu de jugement et d’expérience ? C’est pourquoi
Homère dit qu’une armée de cerfs conduits par un lion vaut mieux qu’une armée
de lions conduits par un cerf3. » Cette image saisissante (qui d’ailleurs ne vient
pas d’Homère) trouva à maintes reprises dans l’histoire son illustration tragique.
Face à Hannibal, les généraux romains qui le combattirent initialement ne purent
s’élever au niveau de leurs excellentes légions jusqu’à ce qu’un capitaine
d’exception, Scipion, vienne rehausser encore davantage la qualité de ses troupes
à un niveau supérieur à celles d’Hannibal, qui malgré son génie, dut concéder la
victoire à son adversaire. Au XXe siècle, Joukov parvint à redresser une Armée
rouge en pleine déliquescence en imposant à ses troupes et à ses subordonnés
une discipline implacable. Immanquablement, le grand chef de guerre sait créer
une synergie qui lui permet d’élever son armée, qu’il l’ait construite de toutes
pièces ou qu’il en ait hérité, à son propre niveau. Là est peut-être le trait le plus
saillant des grands capitaines, que l’on retrouve à toutes les époques chez les
plus grands chefs de guerre, sans exception, et quelle que soit la nature de leurs
troupes, des plus aguerries aux plus indisciplinées. Parfois, comme avec Saladin
et Baybars et leur appareil de guerre d’esclaves-soldats, un grand capitaine
parvient à pérenniser dans la durée le système de guerre qu’il a instauré et dont il
fait profiter ses héritiers. Mais rien n’est plus difficile que de créer un système de
commandement dont l’excellence se perpétue dans le temps, quand bien même
est présente la volonté d’instaurer un régime pérenne, ce qui n’est pas toujours le
cas. Dans la plupart des situations, le haut commandement militaire se dégrade
presque immédiatement après la disparition d’un grand chef de guerre, comme
chez les hussites après la mort de Jan Zizka, malgré la qualité des armées qu’il
avait constituées. Gengis Khan, avec l’aide de sa femme Börte, réussit certes à
transmettre à ses fils et petits-fils les secrets de son intelligence stratégique, mais
en moins d’un siècle les querelles intestines au sein de sa descendance auront
raison de la meilleure armée du monde. La redoutable armée prussienne de
Frédéric le Grand, qui fait trembler l’Europe tout entière durant la guerre de Sept
Ans (1757-1763), n’est plus qu’un tigre de papier entre les mains de ses
successeurs immédiats, qui iront se faire tailler en pièces par le modeste corps
d’armée piloté de main de maître par un maréchal de Napoléon, Nicolas Davout.

C’est pourquoi à la guerre, l’individu en haut de la pyramide est plus
important que la pyramide elle-même. Ce constat, amplement étayé par des
siècles de confrontations armées, va pourtant à l’encontre des valeurs
démocratiques, qui voudraient que dans tous les domaines de la vie sociale et
politique, ce soit la base qui irrigue le sommet. Comme chacun sait, les armées,
bien qu’elles soient souvent fondées sur le principe de la méritocratie, ne
fonctionnent pas de manière démocratique, y compris en démocratie. Pour
diverses raisons évidentes qu’il est inutile d’évoquer ici, les appareils militaires
sont des organismes hiérarchiques où l’absence de transparence et de
participation active est un gage d’efficacité. Certes, les armées ont leurs propres
garde-fous, mais ceux-ci sont généralement établis non pas sur des bases
politiques ou même morales (même si l’éthique militaire joue un rôle important),
mais pour parer aux dérives susceptibles d’affaiblir l’appareil et de nuire à son
efficacité.
Aujourd’hui, force est de constater que les évaluations portant sur le
potentiel de nos armées font rarement état de la qualité du haut commandement,
et que l’on préfère mesurer la puissance militaire en comptabilisant les chars et
les porte-avions. Quant aux médias, ils sont plus naturellement enclins à
s’attacher au sort des soldats de base qu’à s’attarder sur les états de service des
hommes et femmes appelés à diriger les armées. Le phénomène s’est généralisé
à la faveur de la propagation de la démocratie dans le monde, et l’on ne va donc
pas s’en plaindre. Malgré tout, à pousser cette logique jusqu’au bout, on en vient
à mal évaluer les véritables ressorts d’une force militaire. Le phénomène n’est
d’ailleurs pas l’apanage des démocraties : Staline commit – avec un rare talent –
cette erreur à la veille de la Seconde Guerre mondiale et elle faillit être fatale à
l’Union soviétique. Après guerre, Paris ne fut pas en reste, qui sous-évalua
grossièrement le potentiel de l’armée vietminh en ne prenant pas en compte la
qualité supérieure de son haut commandement. Celui-ci, sous l’impulsion de
Giáp, appuyé par Hô Chi Minh, tira ainsi toute une nation vers le haut en créant
à partir de quelques groupes de partisans une armée citoyenne de tout premier
plan.

Courage moral, sang-froid, intelligence créatrice


Le sort des Etats ayant été à maintes reprises scellé par les armes, les chefs
de guerre, qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, occupent une place de choix dans
l’histoire des peuples. Ainsi, nombre de grands capitaines ont-ils incarné par
leurs exploits les mythes fondateurs de leur nation, et le cas échéant, la légende
de leur destruction et celle de leurs peuples, à l’image d’Hannibal ou de
Vercingétorix. Parfois, l’exploit suffit à établir la légende : le caractère fugace
des empires d’Alexandre et de Gengis Khan, de Tamerlan, de Nader Shah ou de
Napoléon contribue peut-être encore plus à la légende de ces conquérants de
l’éphémère que s’ils avaient établi des empires durables.
Un paradoxe : les grands chefs de guerre ne sont pas tous issus du moule
militaire. Le jeune Frédéric de Prusse était attiré par les arts et répugnait à tout ce
qui touchait au monde des armées, que son tyran de père le força à intégrer ;
Giáp fut, entre autres, professeur d’histoire avant de se voir projeter aux
commandes de l’armée vietminh. Sobodeï, le formidable stratège des armées
gengiskhanides, était un modeste artisan qui se hissa par son intelligence au
sommet d’un monde essentiellement peuplé de guerriers quasiment tous,
contrairement à lui, nés sur un cheval avec un arc entre les mains. De fait, aucun
profil type du grand capitaine ne se dégage, tant sur le plan psychologique que
social. Alexandre, Hannibal ou Frédéric étaient fils de rois, Marlborough et
Turenne faisaient partie de la noblesse, Gengis, bien que chef de clan, et
Gueorgui Joukov furent élevés dans la misère. Alexandre fut instruit par le plus
grand philosophe de son temps, Aristote, César fut un immense écrivain,
Frédéric se targuait d’être un homme de lettres, alors que Gengis et Tamerlan
étaient analphabètes et que Joukov quitta l’école au bout de trois années.
Saladin, Jan Zizka et Nader Shah se croyaient investis d’une mission divine,
alors que Napoléon, Giáp et Joukov étaient athées, quoique fortement imprégnés
de l’idéologie séculaire dont ils portaient l’étendard. César aimait le luxe et les
fastes, que Frédéric abhorrait. Saladin savait se montrer magnanime, Tamerlan
était une brute sanguinaire. Alexandre et Gengis voulaient conquérir le monde et
le transformer à leur image, Marlborough et Turenne n’étaient qu’au service de
leur souverain, en somme, représentants d’un système dont ils étaient chargés de
défendre les valeurs et les intérêts. César était le plus fin des politiques,
Tamerlan et Nader Shah ne savaient pas gouverner. Alexandre, César et
Napoléon héritèrent de la meilleure armée du moment, Zizka et Giáp bataillaient
avec des troupes de paysans inexpérimentés. Napoléon et Joukov disposaient de
toutes les forces vives de nations vouées à leur cause, Hannibal devait composer
avec ses hordes de mercenaires indisciplinés. Nader Shah rêvait de réunifier le
monde musulman, Jan Zizka de faire éclater l’unité chrétienne. Alexandre
n’avait de comptes à rendre qu’aux dieux, et encore, Joukov devait composer
quotidiennement avec les sautes d’humeur d’un Staline irascible.
Pourtant, malgré ces différences considérables entre les uns et les autres,
tous ces hommes partagent un certain nombre de traits que l’on retrouve chez
tous les grands capitaines. Sans exception, tous ces chefs de guerre, et d’autres
encore, sont dotés d’une très grande résistance physique, tous font preuve, en
quelque circonstance que ce soit, d’un sang-froid extraordinaire, tous sont
supérieurement intelligents. Tous, même les plus durs, savent faire preuve
d’empathie, qualité que l’on a un peu tendance à oublier lorsqu’on évoque le
commandement. Mais dans le monde musulman, en particulier chez les Perses,
ce trait est souvent considéré comme primordial. « Si tu diriges une armée, dit le
Persan Iskandar dans son Livre des conseils (XIe siècle), comporte-toi avec
générosité avec tes troupes comme avec le peuple… Tes relations avec ton
armée doivent être de telle sorte qu’elle te reste toujours fidèle. Qu’elle ne jure
que par toi. Pour arriver à cela, il faut être généreux avec l’armée. Si tu ne
parviens pas à augmenter la récompense de tes soldats, ne manque pas de
partager avec eux ton pain, ton vin ou même ta bonne humeur. » Tamerlan était
impitoyable envers ses ennemis, allant jusqu’à dresser d’immenses pyramides
avec les crânes des vaincus, mais il faisait preuve d’une très grande magnanimité
envers ses proches, allant jusqu’à leur pardonner les plus grandes fautes, voire
les trahisons contre sa propre personne, comme il le démontra à maintes reprises
avec le Gengiskhanide Toktamitch, un ancien protégé devenu son adversaire.
Jomini résume en une phrase les qualités qu’il estime être celles d’un grand
général : « Un grand caractère, ou courage moral qui mène aux grandes
résolutions ; puis le sang-froid, ou courage physique qui domine les dangers. »
« Le savoir, ajoute-t-il, n’apparaît qu’en troisième ligne, mais il sera un
auxiliaire puissant, il faudrait être aveugle pour le méconnaître4. » Si les
stratégistes occidentaux, à l’instar de Jomini, ont tendance à privilégier les
qualités morales sur les qualités humaines et intellectuelles du chef de guerre, tel
n’est pas le cas des stratèges chinois. Sun Tzu, le plus connu d’entre eux, estime
que le fondement de l’autorité du général repose sur ces cinq qualités : sagesse,
équité, humanité, courage et sévérité. Même son de cloche chez les Arabes, dans
une culture stratégique profondément axée sur la ruse et les stratagèmes.
Ecoutons Ibn Hodeïl El-Andalusy, auteur d’un traité sur l’art de la guerre destiné
au roi de Grenade (XIVe siècle) : « Il faut donc que celui qui dispose de la troupe
soit bien doué en sa spécialité, brave quand il va de l’avant, lâche de par les
précautions qu’il prend, sincère dans ses intentions, vigilant dans tous ses
déplacements, pénétrant dans ses intuitions, indulgent pour ses subordonnés. Si
ces qualités se trouvent réunies chez le commandant de la troupe, elles
permettront à son esprit d’évoquer précisément telles ruses, tels stratagèmes qui
soient de nature à décider la victoire, au moment même de les mettre en œuvre
contre l’ennemi. »
A l’unanimité, toutes les cultures stratégiques priment l’intelligence politique
des grands chefs de guerre, qu’ils soient chef d’Etat ou généraux mandatés par
une autorité politique, qui tous doivent témoigner d’un sens supérieur de la
« grande stratégie ». En d’autres termes, comme le souligne encore Clausewitz,
« pour mener à une fin glorieuse toute une guerre, ou du moins ses actions les
plus importantes que l’on appelle des campagnes, il faut une connaissance
approfondie des données politiques de l’Etat5 ». Shang Yang, légiste chinois du
IVe siècle av. J.-C., est encore plus succinct : « Toute stratégie militaire, dit-il,
passe par la réussite politique6. »
Le propre du grand capitaine réside dans sa capacité à surprendre
l’adversaire, et donc à le déséquilibrer, souvent de manière fatale. Cette volonté
omniprésente de déconcerter l‘ennemi s’exprime de manières très diverses dans
tous les domaines de la stratégie et de la tactique, de la logistique et de la
technologie, et dans toutes leurs combinaisons. Cette volonté frise presque
toujours l’irrationnel, voir la démence, comme celle qui voit Hannibal passer les
Alpes avec ses éléphants pour surprendre la meilleure armée du monde. C’est
cette volonté qui permet encore à Jan Zizka d’écraser l’adversaire avec ses
forteresses mobiles ou à Turenne de surprendre l’ennemi en faisant passer ses
troupes au travers de montagnes enneigées en plein hiver, à une époque où, par
mesure de sécurité, on ne combat quasiment jamais à cette époque de l’année.
Le grand chef de guerre, invariablement, est un preneur de risques, sans
toutefois être un téméraire. Sa prise de risques est calculée, car il sait que dans le
domaine de la guerre, ce type de calcul est rarement précis. Mais c’est justement
ce calcul intuitif qui distingue souvent le grand capitaine du chef de guerre
moyen. Dans ce domaine, le général d’exception semble avoir un sixième sens
qui lui permet d’anticiper s’il aura le dessus ou non sur son adversaire, et pour
quelle raison. A cet effet, il perçoit avec acuité le point sensible, variable en
fonction des circonstances, qui lui permettra de renverser l’équilibre en sa
faveur. Dans son Art de la guerre, Machiavel conclut sa réflexion par un conseil
original qui contraste avec ce qu’on peut lire habituellement sur la question mais
qui nous ramène à notre débat initial sur l’art de la guerre (le traité est conçu
comme un dialogue) : « Désirez-vous peut-être aussi que je vous entretienne des
qualités nécessaires à un grand capitaine ? Je puis vous satisfaire en peu de mots.
Je voudrais que mon capitaine fût instruit à fond de tout ce qui a fait aujourd’hui
l’objet de notre entretien, et cela encore ne me suffirait pas, s’il n’était en état de
découvrir par lui-même du nouveau. Nul n’a jamais été grand homme en son art
s’il ne savait inventer, et si la découverte vous illustre en toutes les sortes d’arts,
c’est surtout en celui-là7. »
Audacieux, le chef de guerre doit aussi savoir convaincre ses troupes de le
suivre sur des chemins tortueux. Ce qu’il voit et perçoit, son entourage le capte
rarement. Donc, il doit convaincre les uns et les autres de s’engager – au péril de
leur vie – dans des voies qui ne semblent pas toujours de prime abord les plus
logiques. Sa force de conviction vient en partie de ses talents d’orateur, que de
nombreux capitaines possèdent au plus haut degré, à l’image de César, mais
aussi dans la confiance presque aveugle qu’il aura su injecter au fil du temps à
ses troupes et qui fait que, même après une défaite, les hommes sont prêts à le
suivre sans sourciller dans un autre affrontement. Les armées, surtout en guerre,
n’étant pas par définition des forums de démocratie participative, le chef de
guerre possède une autorité formelle sur ses troupes, mais celle-ci n’est pas
suffisante pour garantir son autorité effective. Au fil de l’histoire, les grands
capitaines durent composer avec des appareils militaires parfois fragiles, dont la
cohésion et l’unité étaient essentiellement maintenues par l’autorité naturelle et
le charisme de leur chef. Lors de la confrontation entre Tamerlan et Bajazet en
1402, par exemple, la victoire se joue, d’abord, sur la surprise, ensuite sur la
manière dont le premier maintient la cohésion de ses troupes là où le second perd
ses éléments dès les premières difficultés (certains rejoignant l’ennemi).
Raimondo Montecuccoli, premier penseur stratégique à s’intéresser de près à
cette question au XVIIe siècle, évoque les divers arguments habituellement
avancés lors des exhortations qui précèdent le combat : juste cause, défense de la
patrie, de son honneur, de sa liberté. Mais c’est un autre élément qui interpelle et
que souligne Montecuccoli, qui fut lui-même un grand capitaine et un héros de la
cause autrichienne face aux Turcs : la capacité à transmettre à ses troupes une
confiance en soi absolue, de les convaincre qu’elles vont surclasser leur
adversaire grâce à leur courage et à la supériorité de leur chef. Ardant du Picq
explique d’une certaine façon cette dynamique : « L’homme, dans le combat,
nous le répétons, est un être chez lequel l’instinct de conservation domine à
certains moments tous les sentiments ; la discipline a pour but de dominer, elle,
cet instinct par une terreur plus grande, mais elle ne peut y arriver d’une manière
absolue ; elle n’y arrive que jusqu’à un certain point qui ne peut être dépassé.
[…] C’est la détermination de cet instant où l’homme perd le raisonnement pour
devenir instinctif qui fait la science du combat, qui […] dans son application
particulière à tel moment, à telles troupes, fait la supériorité d’Annibal, celle de
César8. »
Ce célèbre passage du Shah Nameh de Ferdousi, le grand poète persan du
e
X siècle, évoque, à travers la fiction, l’importance de cette transmission orale du
chef à ses troupes : « Le roi disait au commandant de l’armée : “Ne traîne pas,
mais garde-toi de la témérité et de la précipitation. Place toujours des éléphants
au-devant de l’armée. Envoie des éclaireurs de tous côtés à 4 milles de distance.
Le jour de gloire étant enfin arrivé, parcours d’un bout à l’autre ton armée. Fais
sentir à tes troupes leur dignité. Explique-leur la raison de leur présence sur le
champ de bataille. Promets-leur, jeunes ou vieux, en mon nom la robe d’honneur
et la reconnaissance royales.” »
A partir de ces quelques caractéristiques, le grand capitaine s’exprime dans
l’environnement qui est le sien et c’est cet environnement qui, avec les
expériences particulières de sa jeunesse et de sa vie adulte, façonne l’homme et
le soldat. Gengis, qui passe son enfance traqué par les clans rivaux et par les
loups, qui voit ensuite sa jeune femme kidnappée sous ses yeux, conçoit à
travers ces traumatismes la stratégie de guerre qui lui permettra de conquérir la
Mongolie, puis la presque totalité du continent eurasiatique. C’est sur les bancs
du lycée Albert-Sarraut de Hanoï que Giáp va appréhender les traits culturels
d’un ennemi dont il saura exploiter toutes les faiblesses, et c’est en perdant sa
femme, torturée et assassinée par les autorités coloniales, qu’il puise l’énergie et
le ressentiment nécessaires pour vaincre un adversaire théoriquement invincible.
C’est en combattant, durant des années, les forces contre-insurrectionnelles en
Bohême que Jan Zizka va développer un extraordinaire sens de l’innovation qui
lui permettra de mener à la victoire, contre des armées de chevaliers aguerris,
une bande de va-nu-pieds sans expérience de la guerre. Car si le grand capitaine
est un produit de son environnement culturel et de son époque, il parvient aussi à
les transcender et, souvent, à transformer cet environnement de telle manière
qu’il projette son entourage vers une autre époque de son histoire.

Chef de guerre et stratège


Les Anglo-Saxons associent le grand capitaine à l’« art du
commandement ». C’est-à-dire l’art de conduire des hommes au combat. Mais
est-ce là véritablement que se trouve la clef du génie guerrier ? Evidemment,
tous les grands capitaines sont de remarquables meneurs d’hommes qui savent
commander des troupes. Il y a cependant quelque chose de réducteur dans
l’expression même d’« art du commandement » car le grand capitaine, en réalité,
fait bien plus que commander : il pense ses stratégies et ses tactiques, il organise
ses armées et les soutient avec la logistique dont il dispose, d’ailleurs souvent
insuffisante, puis il définit les rôles des uns et des autres et il projette ses forces
contre l’ennemi. En parallèle, il étudie son environnement géographique et
topographique ainsi que les forces, les moyens et la psychologie de son
adversaire. Enfin, il traite toutes les informations dont il dispose et les confronte
à toutes celles dont il ne dispose pas, tout en réagissant aux décisions de son
rival. A partir de là, il s’engage et, presque systématiquement, prend le dessus
sur cet adversaire.
Avant d’être commandant d’une armée, le grand capitaine est chef de guerre
et stratège : il pense la guerre et il la pense dans sa globalité. En d’autres termes,
il est constamment à la recherche d’une relation synergétique entre ses objectifs
politiques (ou ceux fixés par son autorité politique), ses moyens réels et ses
propres capacités. On pourrait donc stipuler que le grand capitaine est celui qui
sait maximiser par ses propres capacités les moyens dont il dispose et qu’il met
au service d’un objectif politique. Mais parce que la guerre est un phénomène où
le plus petit détail peut avoir une incidence considérable sur l’ensemble, le chef
de guerre doit aussi maîtriser les éléments les plus infimes de son appareil
militaire et de sa stratégie, qu’il le fasse par délégation ou directement, ou par un
mélange des deux. Il est donc aussi son propre maître d’œuvre car c’est à lui
qu’il revient, une fois les forces engagées, de vaincre son adversaire lors d’un
duel à grande échelle où l’issue d’une bataille, d’une campagne ou d’une guerre
est déterminée en grande partie par les décisions émanant de l’autorité suprême,
qui se confondent souvent avec celles du commandant militaire. Mais cette
intelligence au combat n’est pas suffisante. Elle doit être suppléée par la capacité
qu’a le chef de guerre de maîtriser et mettre à son profit les forces morales qu’il
contribue à générer. Raymond Aron avait très bien saisi cette dialectique
essentielle dont je ne saurais mieux que lui formuler la caractéristique :
« L’intelligence doit triompher en guerre, du danger, des efforts physiques, de
l’incertitude et du hasard. On pourrait dire tout aussi bien que l’affectivité doit
triompher de ces quatre ennemis. En fait, l’entendement ne triomphe qu’animé,
soutenu par l’affectivité et celle-ci ne triomphe qu’éclaircie par
l’entendement9. »
Dans le chapitre qu’il consacre au génie guerrier, et qui constitue
probablement le texte le plus pénétrant écrit sur le sujet, Clausewitz insiste sur la
double dimension du grand capitaine, qui doit à la fois présenter des qualités
morales supérieures – la force de caractère et de tempérament – et ce qu’il
désigne comme « les facultés supérieures de l’esprit ». Ainsi conçu, le génie
guerrier peut se résumer à ceci : « C’est la capacité de synthèse et la capacité de
jugement élevées au niveau d’une merveilleuse vue de l’esprit qui effleure et
écarte dans son vol mille conceptions obscures qu’une intelligence ordinaire
aurait tout le mal du monde à mettre au jour, et au contact desquelles elle
s’épuiserait. Cependant, cette activité supérieure de l’esprit, cette vision de génie
n’auraient aucune portée historique si elles n’étaient soutenues par les qualités
de tempérament et de caractère dont nous avons parlé10. » Quelques siècles plus
tôt, le conseiller persan des Seldjoukides al-Râwandi résumait déjà l’essentiel :
« L’expérience a démontré que si le roi est patient et clairvoyant, l’armée fidèle
et comblée et si le terrain est bien choisi, on peut s’attendre à la victoire de la
part de Dieu juste, même si l’ennemi nous est supérieur en nombre11. » Pour le
Chinois Sun Bin (Bingfa, IVe siècle av. J.-C.), tout est affaire d’équilibre :
« L’arbalète, c’est le général. Lorsqu’on tend l’arbalète, si la poignée n’est pas
bien droite un côté se trouve fortement tendu et l’autre plus faiblement, il n’y a
pas d’équilibre. »
Sur ce point, les propos de Napoléon sont là encore pénétrants. D’après lui,
ce qui définit le capitaine d’exception, c’est un équilibre parfait entre un grand
esprit et un grand caractère. A défaut de cela, et tant qu’à choisir une qualité par
rapport à l’autre, un bon général sera mieux servi par un caractère solide que par
un bel esprit : « A la guerre, seul le chef comprend l’importance de certaines
choses, et peut seul, par sa volonté et par ses lumières supérieures, vaincre et
surmonter toutes les difficultés. Un gouvernement collectif a des idées moins
simples et est plus long à se décider. Ne tenez point conseil de guerre mais
prenez l’avis de chacun en particulier. Il faut qu’un homme de guerre ait autant
de caractère que d’esprit ; les hommes qui ont beaucoup d’esprit et peu de
caractère y sont les moins propres ; c’est un navire qui a une mâture trop
disproportionnée à son lest ; il vaut mieux beaucoup de caractère et peu
d’esprit… Les hommes qui ont médiocrement d’esprit et un caractère
proportionné réussissent souvent dans ce métier ; il faut autant de base que de
hauteur. Le général qui a beaucoup d’esprit et de caractère au même degré, c’est
César, Annibal, le prince Eugène et Frédéric. » Et, serait-on tenté d’ajouter :
Napoléon.

Le chef de guerre éternel

Comment classer les grands capitaines ? John Keegan, dont L’Art du


commandement est devenu l’ouvrage de référence en la matière, offre une
typologie à partir du concept d’héroïsme qui concorde avec sa vision de
l’évolution historique du commandement et débouche sur une catégorisation
illustrée par quelques figures emblématiques. Ainsi, selon lui, Alexandre
définirait l’âge héroïque là où Wellington correspondrait à l’antihéros, Ulysses
Grant au commandement non héroïque et Hitler au faux héroïsme. Martin van
Creveld, lui aussi auteur d’un classique sur le sujet, Command in War (« Le
Commandement en guerre »), se fonde quant à lui sur une dichotomie
technologique, avec pour résultat deux grandes périodes, la première allant de
l’Antiquité jusqu’à Napoléon, la seconde correspondant à l’industrialisation des
appareils politiques et militaires. Durant la première période, celle qu’il désigne
comme « l’âge de pierre du commandement », le chef de guerre contrôle tous les
paramètres et il est présent sur le théâtre. Avec la seconde période (qui se
subdivise en plusieurs étapes selon les apports technologiques), le chef de guerre
passe du front à l’état-major d’où, soutenu par un appareil de commandement
sophistiqué, il prend des décisions que d’autres appliquent à divers niveaux sur
le théâtre. Du chef de bande qui exhorte ses hommes et brandit lui-même son
arme au sein de la mêlée, le commandant devient un chef d’orchestre qui
coordonne ses troupes à partir d’une masse d’informations complexes qu’il doit
traiter rapidement, aidé en cela par une cohorte d’assistants, pour arriver à une
décision au niveau opérationnel, la carte d’état-major s’étant substituée à l’épée
ou au sabre. Si l’on suit la logique de Keegan et de van Creveld, la nature même
du commandement ayant profondément changé, le chef de guerre des XXe et
XXIe siècles n’aurait plus tout à fait les mêmes qualités que celui des XVIIe et
XVIIIe siècles.
Pour notre part, nous ne percevons pas ce hiatus entre le grand capitaine
d’autrefois et le chef de guerre de l’ère industrielle, postindustrielle et
informationnelle, pour la simple raison que la problématique profonde de
l’intelligence du rapport de forces et de la mise en œuvre de cette intelligence
reste inchangée. Que le chef de guerre soit au milieu des troupes, épée à la main,
qu’il soit à quelques centaines de mètres du front à donner des ordres à ses chefs
de corps ou à des dizaines de kilomètres à réordonnancer la marche de milliers
de chars et de dizaines de milliers d’hommes, il reste celui par qui se joue le sort
de la bataille, et par voie de conséquence de la guerre. Quelle que soit sa position
physique effective, il reste au cœur de l’affrontement, en communication
permanente avec ses hommes, en symbiose avec ses troupes. Seule différence
notable avec le passé, le chef de guerre de l’ère industrielle est rarement aussi
chef d’Etat. Mais de nombreux et illustres capitaines du passé n’étaient pas chefs
d’Etat et, dans un passé récent, Hitler se voulait à la fois chef de la nation
allemande et chef de guerre. Quant à l’aspect « héroïque » du grand capitaine
d’antan, qui contrasterait avec le chef de guerre posthéroïque, cette dichotomie
sémantique reflète-t-elle la réalité ? Joukov et Giáp, pour citer les deux chefs de
guerre décrits dans cet ouvrage pour la période, sont-ils moins héroïques que
Turenne et Marlborough ? Le premier nommé sauva une nation entière de la
catastrophe alors que le second permit à la sienne de recouvrer sa liberté et sa
dignité. Certes, la vision d’un Giáp supervisant l’acheminement de pièces
d’artillerie autour de Diên Biên Phu est moins romantique que celle d’un
Marlborough exhortant ses hommes au milieu de la mêlée. Mais l’essentiel est-il
là ? Joukov offre un cas intéressant dans la mesure où il guerroya à cheval, sabre
à la main, contre des troupes cosaques au début de sa carrière, avant de
commander durant la Seconde Guerre mondiale un front de plusieurs centaines
de kilomètres. L’héroïsme affiché par un homme dont chaque décision pèse sur
le destin de millions d’individus est-il moindre parce qu’il n’est pas lui-même au
cœur de la « mêlée » ? Joukov, du reste, n’hésitait pas à s’approcher
excessivement près des lignes ennemies pour bien repérer le théâtre avant
l’affrontement. Là encore, Ardant du Picq, qui écrivait au moment même où la
guerre, justement, changeait de physionomie et d’échelle, résume bien cette
problématique : « L’art de la guerre subit de nombreuses modifications en
rapport avec le progrès scientifique et industriel, etc. Mais une chose ne change
pas, le cœur de l’homme, et, comme en dernière analyse le combat est une affaire
de moral, dans toutes les modifications qu’on apporte à une armée, organisation,
discipline, tactique, la juste appropriation de toutes ces modifications au cœur
humain à un moment donné, moment suprême, celui de la bataille, est toujours la
question essentielle12. »

L’esthétique de la guerre
Une autre dimension du capitaine de légende concerne un élément difficile à
analyser, plus encore à mesurer : l’esthétique de la guerre. Pour le lecteur
contemporain, cette conception paraîtra singulièrement antinomique et même
choquante, la guerre et les violences, les horreurs et les tragédies qu’elle peut
engendrer n’ayant rien de particulièrement esthétique. Pourtant, au-delà des
victimes plus ou moins nombreuses que la guerre, par définition, ensevelit sous
son manteau, sa pratique, lorsqu’elle approche d’un certain niveau de perfection
dans l’intelligence des stratégies et dans sa mise en œuvre opérationnelle,
présente les mêmes contours qu’une grande œuvre d’art. Dans cette optique
singulière se distinguent d’ailleurs quelques chefs-d’œuvre rares mais connus,
comme la manœuvre de Cannes orchestrée par Hannibal ou celle d’Austerlitz
conduite par Napoléon. Ces rares chefs-d’œuvre stratégiques sont
invariablement associés à un capitaine de légende, quand bien même celui-ci
aura, comme Hannibal et Napoléon justement, failli à d’autres moments de sa
carrière, ou agi « inesthétiquement » comme Turenne lors de sa brutale
campagne en Allemagne au cours de laquelle il n’hésita pas à massacrer les
populations civiles. Grande bataille et grand capitaine sont donc intimement liés,
le capitaine orchestrant la grande bataille, et celle-ci, en retour, le récompensant
en l’adoubant « grand capitaine » pour l’histoire. La célébrissime bataille de
Cannes, qui, paradoxalement, ne constitua pas une bataille décisive, est depuis
considérée comme le graal des stratèges et continue de fasciner. C’est elle qui
assit la légende d’Hannibal, tout comme Leuthen construisit celle de Frédéric,
Hattin celle de Saladin ou Blenheim celle de Malborough. De fait, rares sont les
grands capitaines auxquels on n’associe pas au moins une grande bataille, si ce
n’est deux ou même trois confrontations historiques. Seule différence entre les
uns et les autres : certains auront cumulé les exploits, réduisant ainsi dans l’esprit
du public le caractère singulier, et mythique, d’une bataille particulière. Ainsi
Gengis Khan, Tamerlan ou Nader Shah, qui évoluaient par ailleurs dans un
environnement stratégique privilégiant généralement le raid à grande échelle par
rapport à la bataille rangée décisive. Mais l’esthétique de la guerre, comme toute
esthétique, est conditionnée par les paramètres culturels.

La manière dont un grand capitaine va se jouer d’un adversaire souvent
supérieur numériquement ou dans une position théoriquement favorable est ce
qui constitue à proprement parler l’esthétique du chef-d’œuvre stratégique, qu’il
s’agisse d’une bataille rangée classique ou d’un autre type de confrontation.
Parmi d’autres, l’empereur byzantin Maurice met en avant cet impératif dans son
Strategikon (VIe siècle) : « Est bien avisé le général qui, avant d’entrer en
campagne, étudie soigneusement l’ennemi et se trouve à même de se protéger
contre les points forts dudit ennemi et de tirer avantage de ses faiblesses. » Les
généraux byzantins, tout particulièrement, devaient combattre des adversaires de
nature très diverse.
L’esthétique de guerre du grand capitaine est invariablement sobre, et sur ce
sujet, depuis Sun Tzu jusqu’à Frédéric, Napoléon et Clausewitz, stratégistes et
stratèges sont tous d’accord : la simplicité et l’économie en sont les maîtres
mots : « L’art de la guerre est comme tout ce qui est beau, il est simple. Les
mouvements les plus simples sont les meilleurs », dit Napoléon ; « En
stratégie », s’en fait l’écho Clausewitz, « tout est donc très simple, ce qui ne veut
pas dire très facile ». Le grand stratège cherche donc presque instinctivement les
combinaisons les plus simples, du fait que, en guerre, même ce qui paraît le plus
simple devient compliqué. La cause ? La friction, cette compagne de la guerre
qui génère des frottements imprévisibles en tous genres, à tous les niveaux et à
tous les instants, avec laquelle tout capitaine doit composer et qui fait qu’au
combat « tout est très simple, mais la chose la plus simple est difficile13 ». La
capacité qu’a un chef de guerre de composer avec cette friction inexorable et,
donc, de réduire ses effets, est l’une des qualités qui font un grand capitaine, là
où un commandant médiocre perd pied avec l’accumulation des imprévus, dont
ses incompétences contribuent à démultiplier les effets. Botero, dans son
étonnante analyse des grands capitaines, résume ainsi le phénomène dans des
termes plus sobres encore : « Ce qui compte tout particulièrement, c’est
l’ingéniosité et la vivacité d’esprit dont on fait preuve dans les imprévus, qui
assurent à la fois la victoire ou permettent d’éviter la ruine14. »
Dans son idéal, le grand capitaine vise à terrasser l’adversaire d’une manière
aussi totale et rédhibitoire que possible, tout en exposant au minimum ses
propres troupes. Du moins est-ce l’idéal vers lequel il tend et le fait qu’il
approche celui-ci détermine d’une certaine façon le niveau de son génie pour la
guerre. Sun Tzu estime que le summum de la stratégie est une victoire acquise
par l’intelligence, avec un déploiement minimal des forces effectives. Ainsi,
« capturer l’armée ennemie vaut mieux que de la détruire ; prendre intact un
bataillon, une compagnie ou une escouade de cinq hommes vaut mieux que de
les détruire ». Certes, tous les grands chefs de guerre n’adhèrent pas à cette
exigence de l’économie des forces. Giáp et Joukov n’hésitèrent pas à sacrifier
des millions d’hommes et de femmes dans le cadre de stratégies qui tablaient sur
l’abondance de ressources humaines censée compenser les déficiences dans
d’autres domaines. Chez Napoléon, l’économie suit le principe de la
concentration, qui forme la base du génie guerrier : « L’art de la guerre consiste,
avec une armée inférieure, à avoir toujours plus de forces que son ennemi sur le
point qu’on attaque ou sur le point qui est attaqué ; mais cet art ne s’apprend ni
dans les livres ni par habitude, c’est un tact de conduite, qui proprement
constitue le génie de la guerre. »
Plus généralement, l’esthétique de la simplicité débouche dans la pratique
sur des stratégies qui visent à positionner l’adversaire dans la situation la plus
défavorable possible, soit en l’induisant en erreur pour le surprendre, soit en le
fatiguant préalablement, soit en l’entraînant sur un terrain dangereux, soit en le
forçant à mal configurer ses troupes. Le grand chef de guerre a ses sens
constamment en éveil et il cherche à pousser l’ennemi à la faute avant
l’engagement décisif. Tout commence par le fameux « coup d’œil » dont parlent
nombre de penseurs militaires et de grands capitaines. Ainsi Frédéric le Grand
(Instructions militaires) : « Le coup d’œil, proprement dit, se réduit à deux
points. Le premier est d’avoir le talent de juger combien un terrain peut contenir
de troupes. C’est une habitude qu’on n’acquiert que par la pratique. Après avoir
marqué plusieurs camps, l’œil s’accoutumera bientôt à une dimension si précise,
que vous ne manquerez que de peu de chose dans vos estimations. L’autre talent,
beaucoup supérieur, est de savoir distinguer, au premier moment, tous les
avantages à tirer d’un terrain. On peut acquérir ce talent, pour peu qu’on soit né
avec un génie heureux pour la guerre. » Pour cet autre capitaine d’exception de
la seconde moitié du XVIIIe siècle, Alexandre Souvorov, le coup d’œil constitue la
première des qualités militaires, qui conditionne toutes les autres et permet de
« voir comment établir son camp, comment marcher, ou attaquer, poursuivre et
battre l’ennemi ».
Pour autant, il n’existe pas de portrait type du grand capitaine, et au-delà des
caractéristiques évoquées et de la permanence de cet insaisissable « génie
guerrier », ce qui fait le grand capitaine est aussi son originalité par rapport aux
autres grands chefs de guerre de l’histoire. Cette appréciation de Napoléon par
Jean Colin est à cet égard éclairante : « Ainsi, Napoléon possède au suprême
degré, et combinées intimement, les qualités qui font le grand homme de guerre,
audace, énergie, imagination. En cela, il ne se distingue pas des autres grands
généraux dont l’histoire fait mention : Annibal, César, Frédéric lui sont
comparables, et il prend rang parmi eux. Mais il est un trait de caractère, une
tendance de son esprit qui ne se rencontre pas aussi profondément marqué chez
ses rivaux de gloire ; c’est le besoin de systématiser, l’esprit de logique et de
méthode poussé aux dernières limites. Si merveilleuse que soit son aptitude à se
plier aux circonstances, à improviser les solutions les plus inattendues, on est
frappé par le côté systématique de ses pensées et de ses combinaisons… Il
occupe donc par son génie, mais surtout par l’époque où il a surgi, une situation
privilégiée parmi les grands hommes de guerre15. » Ce qui vaut pour Napoléon
est vrai pour tous les autres, et c’est bien l’intérêt d’un tel ouvrage que d’essayer
de mettre en valeur les qualités qui distinguent les uns et les autres de nos grands
capitaines.
Malgré tout, la tentation est grande d’essayer de dégager quelques principes
généraux, dont tous les grands capitaines auraient le secret. L’historien B.
H. Liddell Hart avait cru trouver la réponse dans ce qu’il désignait comme la
stratégie de l’« approche indirecte », concept séduisant mais trop réducteur et
qui, en fin de compte, ne tient pas face à la réalité complexe de la guerre.
Napoléon, plus subtilement et avant Liddell Hart, avait identifié quelques
principes directeurs que l’on retrouverait chez les grands chefs de guerre (tout en
insistant ailleurs sur la nécessité pour un général d’arriver sur le champ de
bataille sans système préconçu) : « Les principes de César ont été les mêmes que
ceux d’Alexandre et d’Hannibal : tenir ses forces réunies, n’être vulnérable sur
aucun point ; se porter avec rapidité sur les points importants, s’en rapporter aux
moyens moraux, à la réputation de ses armes, à la crainte qu’il inspirait, et aussi
aux moyens politiques pour maintenir dans la fidélité ses alliés, dans
l’obéissance les peuples conquis ; se donner toutes les chances possibles pour
s’assurer la victoire du champ de bataille ; pour cela faire, y réunir toutes ses
troupes. »
Ces principes, il est presque inutile de le souligner, constituaient bien
entendu l’ossature de la stratégie napoléonienne. Malgré tout, son propos
correspondait à une certaine réalité historique qui n’enlève rien à l’idée que le
propre du grand capitaine n’est pas d’appliquer certains principes mais de les
transcender dans le feu de l’action.

Choix des capitaines

Venons-en au sujet le plus délicat de ce livre : la liste de capitaines choisis


pour figurer dans cet ouvrage. Comme toute liste non exhaustive, celle-ci est
empreinte d’une certaine dose de subjectivité. A partir d’une liste préliminaire
d’une cinquantaine de personnages, nous sommes arrivés non sans mal à une
quinzaine de figures (dont deux, Sobodeï et Gengis Khan, sont associées dans un
seul chapitre). Parmi elles, les incontournables, qui sont Alexandre, Hannibal,
César, Gengis, Frédéric et Napoléon, auxquels j’ajouterais personnellement
Tamerlan, moins connu, moins attachant aussi, mais à mon sens peut-être le plus
grand stratège de tous les temps. Donc, cinq ou six personnages. Pour les autres,
les choix se sont portés sur des hommes dont le mérite ne peut pas être mis en
doute, mais dont on peut débattre de la présence par rapport à d’autres noms tout
aussi prestigieux. Dans le monde musulman, Khalid al-Walid, Baybars ou Babur
furent des capitaines d’une qualité quasiment égale à Saladin. Néanmoins, il m’a
semblé que Saladin avait une dimension historique peut-être supérieure à ces
trois hommes et une épaisseur morale toute particulière, qui en ont fait l’un des
chefs de guerre les plus populaires de l’histoire. Bélisaire, Narsès et Héraclius
chez les Byzantins méritaient aussi leur place, tout comme Gonzalo de Córdoba,
dit « El Gran Capitán », ou Hernán Cortés chez les Espagnols. Malgré tout, Jan
Zizka, qui reste trop méconnu en dehors du monde tchèque, m’a semblé incarner
plus que ces hommes encore cette capacité à penser la guerre de manière
radicalement nouvelle, et il fut le précurseur de nombre de pratiques qui firent
par la suite partie intégrante de la guerre. L’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles
foisonne de grands capitaines et le choix était ardu avec ces extraordinaires chefs
de guerre que furent Gustave-Adolphe, Albrecht von Wallenstein, Raimondo
Montecuccoli, Oliver Cromwell, Maurice de Saxe, Eugène de Savoie et
Alexandre Souvorov. Turenne, formé à l’école protestante des Nassau, mais qui
combattit pour un roi catholique, fut peut-être le plus représentatif de cet illustre
lot, d’autant qu’il s’inscrivit dans la durée, de même que l’influence de
Marlborough fut considérable, lui qui incarna cette formidable école anglaise qui
allait longtemps faire parler d’elle. Nader Shah, moins connu des Occidentaux,
fut néanmoins un immense capitaine qui se joua des meilleures armées du
moment et sut redonner à la Perse le prestige militaire dont elle jouit à diverses
reprises par le passé. Lui aussi fut un novateur de grand talent, bien au-delà du
qualificatif de « Napoléon perse » dont on l’affubla a posteriori.
Pour le XIXe siècle, Robert E. Lee, Ulysses S. Grant et Helmuth von Moltke
(« l’Ancien ») ainsi que les Africains Samory Touré, Abd el-Kader et Shaka
Zulu offrent une palette culturellement très diverse, mais le siècle est malgré tout
dominé par l’écrasante figure de Napoléon. J’ai donc réservé le siècle à
Bonaparte et élu deux figures du XXe siècle, avec là encore un dilemme. Le
XXe siècle aurait pu être logiquement décliné en deux parties, avec un général de
la Première Guerre mondiale et un général de la Seconde. Malgré tout, j’estime,
peut-être à tort, les hommes de la Seconde Guerre mondiale supérieurs à ceux de
la Première, et même en éliminant les généraux de la Grande Guerre, y compris
les irréguliers comme Thomas Edward Lawrence (Lawrence d’Arabie) et Paul
Emil von Lettow-Vorbeck, les candidats ne manquaient pas avec, entre autres,
Manstein et Rommel, ou encore Patton et Eisenhower. Au bout du compte,
Joukov m’a semblé le plus incisif de tous, le plus présent dans la durée, et le plus
influent. Avec les guerres totales, les conflits asymétriques ont marqué ce siècle
belliqueux et deux figures s’imposaient dans le contexte de la guerre
révolutionnaire et des luttes anticoloniales : Mao Tsé-toung et Võ Nguyên Giáp.
Pour diverses raisons, j’ai opté pour le second, ne serait-ce que parce qu’il fut
l’artisan de deux immenses victoires contre deux grandes puissances militaires
alors même que, dans les deux cas, un tel dénouement paraissait plus
qu’improbable. Si Mao fut celui qui inventa (ou réinventa) la guerre
révolutionnaire, Giáp porta le genre au sommet de ses possibilités.
L’histoire témoigne, au-delà de ces hommes, de valeureux chefs de guerre
qui méritaient de figurer dans cet ouvrage, depuis Epaminondas jusqu’au Prince
Noir, de Cyrus le Grand à Héraclius, de Soliman le Magnifique à Toyotomi
Hideyoshi, et bien d’autres encore. Mais, selon l’expression consacrée, ce type
d’ouvrage ne peut se construire que sur une hécatombe de possibilités. Espérons
que le lecteur potentiellement déçu de ne pas retrouver l’un des personnages
qu’il aurait en toute légitimité souhaité voir figurer dans ce livre découvrira à
travers ces portraits de capitaines d’exception autant de sujets dignes de son
intérêt.
PREMIÈRE PARTIE

L’ÂGE CLASSIQUE
HÉROS TRAGIQUES ET CAPITAINES
DE LÉGENDE
Chapitre 1

Alexandre le Grand, le dieu de la guerre


356 av. J.-C. – 323 av. J.-C.

Fils de Philippe de Macédoine, élève d’Aristote et disciple d’Epaminondas,


Alexandre le Grand se croyait enfant d’Homère. Mais peut-être fut-il avant tout
l’héritier de Cyrus le Grand, le fondateur, au VIe siècle, de l’Empire achéménide,
cet empire qu’Alexandre allait arracher des mains de Darius III pour y imposer
par la suite sa propre empreinte. Car ce ne fut pas seulement un territoire
qu’Alexandre s’appropria, pas seulement des peuples qu’il subjugua. Certes,
avec Alexandre, les Grecs héritèrent brièvement d’un immense empire, qu’ils
s’empressèrent d’ailleurs de démanteler dès la disparition du conquérant. Mais
surtout, avec Alexandre, l’Occident accapara pour des siècles une idéologie qui,
jusqu’alors, lui était étrangère : l’impérialisme, cette notion développée par les
Perses qu’un chef de guerre choisi, poussé et soutenu par la volonté divine
établit par le glaive un empire universel rassemblant tous les hommes sous une
seule autorité politique, militaire et spirituelle. La volonté des Perses de
conquérir la Grèce partait de cette ambition jamais assouvie d’étendre encore
plus loin les frontières de leur empire universel. Chez les Grecs, cette dimension
mystique caractéristique de l’imperium achéménide était largement absente, et la
notion de gouvernance se conjuguait de manière séculaire, qu’il s’agisse de
démocratie, d’aristocratie ou de tyrannie. Quant à Philippe de Macédoine, sa
vocation était intrinsèquement panhelléniste et son attitude générale envers
l’Empire perse se définissait par rapport à celle-ci. Toutefois, c’est grâce au
génie militaire d’Alexandre que ces trois mondes distincts mais en interaction
perpétuelle que sont la Macédoine, la Grèce et la Perse vont brusquement
fusionner et produire une extraordinaire explosion dont les réverbérations se
feront sentir durant des siècles. Et c’est lui, Alexandre de Macédoine, qui, en fin
de compte, réalisera le rêve des grands conquérants achéménides de réunifier
l’Empire perse et le monde grec, depuis l’Indus jusqu’à la Méditerranée. Ainsi,
avec Alexandre, naît la vocation universaliste de l’Occident qui, grâce à
l’émergence simultanée d’un nouvel art de la guerre particulièrement efficace, se
donnera désormais les moyens de ses nouvelles ambitions.
Treize années, seulement, s’écoulèrent entre le début de l’aventure
alexandrine et la disparition de son architecte. Durant cet espace de temps qui ne
fut même pas celui d’une génération, Alexandre le Grand établit l’un des plus
grands empires jamais connus avant de disparaître, à seulement trente-trois ans,
un âge où d’autres conquérants comme Gengis Khan, Tamerlan ou Pizarro
ferraillaient anonymement dans des combats d’arrière-garde. Conquis en
quelques années, il en fallut encore moins pour que cet empire s’effondre sous
son propre poids.
Greffé sur la structure du formidable Empire achéménide qui, lui, s’était
patiemment construit sur plusieurs siècles, l’Empire macédonien qui s’y
substitua réduisit cet effort à néant en générant une déstructuration totale de
l’entité impériale, qui se retrouva fragmentée en de multiples morceaux. De ce
fait, ces fantastiques conquêtes entérinèrent la rupture géostratégique qui mit un
terme aux ambitions de la Perse et de la Grèce (elles réémergeront beaucoup plus
tard avec les Empires sassanides et byzantins) et entraîna l’émergence de deux
nouvelles superpuissances, Carthage et Rome. Celles-ci allaient se disputer la
suprématie méditerranéenne, tout en déplaçant l’épicentre géopolitique depuis la
Perse vers l’Occident. Dans cette perspective, l’aventure alexandrine constitua
un formidable séisme qui bouleversa l’ordre du monde en faisant en quelque
sorte table rase du passé. Ce séisme fut le fait d’un homme qui se croyait un dieu
et qui, en tant que tel, ne fut pas rassasié tant qu’il n’eut pas l’univers à sa botte.
Que serait devenu cet empire si Alexandre avait vécu jusqu’à un âge avancé ?
C’est un mystère. Mais est-ce vraiment là une question légitime ? Car in fine,
tout dans le dessein d’Alexandre conduisait de manière inexorable à une fin
précoce, comme si sa destinée ne pouvait se démarquer de l’épopée tout à la fois
héroïque et tragique qu’il prétendait écrire de sa propre main, tel un poète armé
non d’une plume mais d’une épée.

L’émergence de la Macédoine

La percée d’Alexandre n’eût été possible sans l’énergie que déploya son
père, Philippe II, pour transformer la puissance de second rang qu’était la
Macédoine en une machine économique et militaire qui finit par dominer tout
l’espace grec. Philippe II, dont la mémoire vit dans l’ombre de son fils pour
l’éternité, fut lui aussi un très grand capitaine dont les exploits militaires ont été
quelque peu éclipsés par ses immenses talents de réformateur et d’organisateur
des armées. Philippe II fut d’une certaine façon le Gustave-Adolphe de
l’Antiquité et, comme le roi de Suède, vit son élan brisé net par sa mort subite
(dans son cas, par assassinat). Mais là où la disparition de Gustave-Adolphe mit
un terme à l’envolée de la Suède au XVIIe siècle, celle de Philippe servit de
tremplin à son fils et successeur qui non seulement reprit à son compte les
objectifs de son père mais les amplifia d’une manière qui défiait toutes les
normes de l’époque.
Si Philippe II ne put réaliser son objectif géostratégique, d’unifier la Grèce
aux dépens de la Perse, puis de contester à celle-ci l’hégémonie sur la région, il
réussit trois choses fondamentales : d’une part, avec l’exploitation des mines
d’argent, il créa un support économique susceptible d’entretenir une armée de
conquête sur la durée ; ensuite, il organisa cette armée et, à travers quelques
modestes transformations techniques et tactiques, en révolutionna la portée
stratégique ; enfin, il parvint à coaliser une portion de la Grèce d’une manière
qui lui fournit un rapport de forces suffisant pour que la Macédoine impose son
hégémonie sur une zone notoirement fragmentée et qui, jusque-là, était dominée
par Athènes et Sparte.
A l’époque des faits, vers le milieu du IVe siècle av. J.-C., la Grèce faisait
pâle figure face à l’immense Empire perse qui, lui, était unifié et omnipotent.
Certes, les Grecs avaient réussi à plusieurs reprises, au début du siècle, à
repousser les invasions perses, notoirement à Marathon, Salamine ou Platées,
mais ces authentiques exploits ne pouvaient masquer la réalité d’une profonde
asymétrie stratégique en faveur des Achéménides. Or, ces derniers régnaient en
maîtres sur une bonne portion de la masse eurasiatique, dont ils furent durant des
siècles la véritable plaque tournante. Sous l’impulsion d’une pléthore de très
grands généraux, Cyrus le Grand, Cambyse, Darius Ier et Xerxès, l’Empire
achéménide étendit ses frontières et consolida fermement son emprise sur les
régions conquises. Ce qui fait que l’Empire perse achéménide fut, avant la Chine
Qin (– 221 à – 206) et l’Inde des Maurya (– 321 à – 186), le premier des grands
empires territoriaux.
Face au monde grec fragmenté, les Perses s’appliquèrent à exploiter les
divergences entre les trois puissances qui se disputaient l’hégémonie, Athènes,
Thèbes et Sparte. Socrate, déjà, avait exhorté les peuples grecs à s’entendre,
faute de quoi ils risquaient de se faire engloutir par les guerriers perses, et la
perte de l’Asie Mineure constitua déjà un sérieux avertissement. Les
Achéménides s’étaient incrustés dans les affaires internes de la Grèce en
soutenant l’effort de Sparte lorsque celle-ci avait tenté d’imposer son hégémonie,
en vain. Après Sparte, qui elle-même avait contrecarré les plans d’Athènes,
Thèbes crut un moment qu’elle parviendrait à atteindre l’objectif suprême et,
grâce à un général de grand talent, Epaminondas, elle fut proche du but. Mais
une fois Epaminondas disparu – il fut tué au combat peu après sa victoire à
Mantinée (– 362), contre Sparte –, Thèbes dut elle aussi se résigner.
C’est alors qu’émergea un élément extérieur qui allait réussir là où tous les
autres avaient échoué : la Macédoine. L’homme providentiel, et futur roi de
Macédoine, Philippe, avait été otage de Thèbes durant sa phase ascendante et il
avait intelligemment sut mettre ces années de captivité à profit pour étudier de
près l’art de la guerre d’Epaminondas. Or ce dernier avait introduit une
innovation révolutionnaire en matière de tactique avec son ordre oblique et tant
Philippe qu’Alexandre appliqueront avec succès ses principes.
Une fois installé au pouvoir et une fois son appareil militaire sur pied,
Philippe s’invita à la table des grands et tenta à son tour de fédérer les cités
grecques. Mais face à cet étranger – les Macédoniens étaient considérés comme
à mi-chemin entre Grecs et Barbares –, les autres puissances restaient
circonspectes, pour ne pas dire hostiles. Malgré les efforts déployés par Philippe
pour trouver un arrangement à l’amiable avec Athènes, Thèbes et les autres cités,
le conflit armé était inévitable. C’est à Chéronée qu’allait avoir lieu le choc
décisif.
La bataille de Chéronée (– 338) est un événement important qui marqua
d’une certaine façon la fin de l’histoire de la Grèce des cités. C’est là que
Philippe II prit l’ascendant sur l’espace grec avec la défaite sans appel d’une
coalition réunie autour d’Athènes. Durant cette bataille, le jeune Alexandre joua
un rôle décisif en encerclant l’ennemi avec sa cavalerie, suite à une manœuvre
audacieuse. Après Chéronée, Philippe réunit les protagonistes qui formèrent ce
qu’on désignera plus tard comme la Ligue de Corinthe, à la tête de laquelle le roi
de Macédoine se voyait proclamé généralissime. Sparte, quant à elle, refusa
logiquement de se joindre à la coalition anti-Perse.
Une fois les cités grecques fédérées, l’objectif officiel de la Ligue consista à
laver l’affront commis par Xerxès plus d’un demi-siècle auparavant (– 490)
lorsqu’il avait réduit l’Acropole, symbole suprême de l’hellénisme, en poussière.
L’humiliation, le ressentiment sont souvent invoqués par les conquérants et tant
Hannibal que César, parmi d’autres, y auront également recours. En fait,
Philippe de Macédoine cherchait là un prétexte pour se lancer à la conquête de
l’Asie, ou tout au moins de l’Asie Mineure, considérée comme un pré carré grec.
Il faut dire que l’esprit du temps avait considérablement évolué quant aux
chances grecques face à l’ennemi ancestral. Un livre en particulier avait servi de
déclic : L’Anabase de Xénophon. L’Anabase, devenu depuis un classique de
l’historiographie gréco-latine, relatait l’aventure des 10 000 mercenaires grecs
qui, au service d’un prétendant perse au poste suprême, s’étaient retrouvés en
plein cœur de l’Empire perse (en l’an – 400), forcés à retraiter dans un
environnement hostile sous la conduite de l’homme qui allait raconter leur
histoire. Outre les qualités morales affichées par les soldats grecs, dont le haut
commandement avait été exterminé avant que Xénophon ne prenne les choses en
main, cette aventure illustrait la valeur des armées grecques au combat – cette
troupe s’était montrée l’égale de l’armée impériale sur son terrain – et, surtout, le
fait qu’un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d’hommes et de chevaux
pouvait survivre sur le terrain de l’adversaire.
Ce constat modifia dramatiquement la perspective géostratégique des uns et
des autres, y compris celle de Philippe de Macédoine et de son entourage, dont
faisait partie Aristote, qui connaissait parfaitement les écrits de Xénophon et
nourrissait apparemment un fort ressentiment à l’encontre de la Perse. Il mit en
germe une idée qui, quelques décennies auparavant, eût été impensable :
l’invasion de la Perse par une armée grecque. Jusque-là, les Grecs s’étaient
confinés dans une attitude résolument défensive dictée par les réalités d’un
rapport de forces qui leur était intrinsèquement défavorable. Et si les événements
allaient se bousculer avec l’assassinat de Philippe II à la fin de l’année – 336,
alors que se préparait l’invasion de l’Asie Mineure, cette idée était désormais
dans l’air du temps et déjà bien ancrée dans l’esprit de celui qui allait reprendre
le flambeau. Peut-être qu’Aristote, justement, avait su trouver les mots justes
pour convaincre son protégé qu’il pourrait entreprendre une telle aventure.
Prise de pouvoir d’Alexandre

A la mort de Philippe II, qui intervint dans des circonstances demeurées


obscures, tout l’édifice menaça pourtant de sombrer dans les querelles de
pouvoir. Alexandre dut batailler ferme pour assurer sa succession, ce qu’il
réussit principalement grâce à l’appui de l’armée macédonienne. Celle-ci, suite à
son exploit de Chéronée, était tout acquise à sa cause, en particulier ses fameux
Compagnons, qui seront invariablement à ses côtés lors des campagnes contre
les Perses. Une fois son pouvoir assuré, les événements allaient s’enchaîner avec
une rapidité déconcertante.
Nous verrons à travers les divers portraits dressés dans ce livre que ces
grands capitaines semblent tous posséder un don inné pour former autour d’eux
un entourage d’irréductibles compagnons qui, presque sans exception, sont là du
début à la fin de l’aventure. Les plus grands capitaines sont, y compris les plus
implacables, invariablement dotés d’une certaine dose d’humanité qui, même
restreinte à quelques individus, existe et n’est pas feinte. Plus que d’une
connaissance des hommes ou de leur ressort psychologique qui servirait un
intérêt supérieur, il s’agit là d’une réelle capacité à comprendre l’autre, à se
mettre à sa place, à éprouver de l’empathie à son égard. Cette empathie, qu’on
peut presque qualifier d’amour, se transmet ensuite à partir de ce noyau dur
jusqu’à se refléter sur l’ensemble d’une armée, voire d’une population. Le génie
guerrier, contrairement à d’autres formes de génie, ne s’exprime pas uniquement
au niveau individuel et un grand capitaine n’est rien si son entourage et son
armée sont désunis. Il peut faire des miracles avec une armée numériquement
inférieure à celle de son adversaire, et c’est même là l’une des caractéristiques
des grands capitaines, mais il ne peut rien avec un appareil de guerre
dysfonctionnel.
Si Alexandre était bien capable d’empathie envers ses proches, il n’en
demeura pas moins d’une grande intransigeance lorsqu’il s’agit de traiter des
affaires politiques. Alors que des dissensions au sein de la ville de Thèbes
menaçaient les fondations de la Ligue, il n’hésita pas à assiéger la cité, puis à la
raser et à en exterminer ses habitants. Ainsi, l’on trouve chez Alexandre ce
mélange en apparence paradoxal où cohabitent le génie militaire, un réel amour
des arts et des lettres, et une extrême barbarie, mélange que d’autres soldats-
conquérants remettront au goût du jour à travers les siècles. Ainsi, Alexandre
épargne-t-il la maison du poète Pindare (v. – 518-v. – 438) alors qu’il rase le
reste de la ville (et passe femmes et enfants de Thèbes au fil de l’épée), comme
Tamerlan protégera poètes et artistes tout en dressant des pyramides de crânes
avec les dépouilles de leurs concitoyens. Longtemps, le pouvoir absolu exigera
du souverain suprême qu’il soit tout à la fois capable d’actes d’une générosité
extrême et d’actions d’une insoutenable cruauté. Les valeurs qui sont les nôtres
aujourd’hui nous poussent à examiner ces individus à la lumière de nos préjugés,
et donc à attribuer leurs actes à leur caractère et leur personnalité. Mais c’est
oublier que ces actions, surtout celles à caractère politique, étaient le plus
souvent dictées par des coutumes et des pratiques auxquelles ces individus
n’avaient aucune raison de se soustraire, surtout lorsque leurs ambitions
exigeaient des mesures à la hauteur de celles-ci. Certes, les personnalités des uns
et des autres variaient, mais le contexte politique et culturel déterminait en
grande partie les comportements, le sens de l’honneur servant souvent de
compas moral lors des décisions difficiles, y compris lorsque la raison
stratégique semblait dicter un degré de prudence que l’honneur réprouvait. Ainsi,
lors de la première confrontation contre l’armée perse, au Granique (– 334),
Alexandre exigea, contre l’avis de ses conseillers, d’attaquer l’ennemi, alors que
la raison aurait dû lui dicter d’attendre :
« On approchait du fleuve, lorsque des éclaireurs, revenant à toute bride,
annoncent que toute l’armée des Perses est rangée en bataille sur la rive opposée.
Alexandre fait aussitôt les dispositions du combat. Alors Parménion s’avançant :
“Prince, je vous conseille de camper aujourd’hui sur les bords du fleuve, en
l’état où nous sommes, en présence de l’ennemi, inférieur en infanterie ; il
n’aura point l’audace de nous attendre ; il se retirera pendant la nuit ; et demain,
au point du jour, l’armée passera le fleuve sans obstacle ; car nous l’aurons
traversé avant qu’il ait le temps de se mettre en bataille. Il serait en ce moment
dangereux d’effectuer ce passage ; l’ennemi est en présence ; le fleuve est
profond, rempli de précipices ; la rive escarpée, difficile : on ne peut aborder
qu’en désordre et par pelotons, ce qui est un grand désavantage ; et alors il sera
facile à la cavalerie de l’ennemi, nombreuse et bien disposée, de tomber sur
notre phalange. Que l’on reçoive un premier échec, c’est une perte sensible au
présent, c’est un présage funeste pour l’avenir.” Mais Alexandre : “J’entends,
Parménion ; mais quelle honte de s’arrêter devant un ruisseau après avoir
traversé l’Hellespont ! Je l’ai juré par la gloire des Macédoniens, par ma vive
résolution d’affronter les dangers extrêmes : non, je ne souffrirai point que
l’audace des Perses, rivaux des Macédoniens, redouble, si ces derniers ne
justifient d’abord la crainte qu’ils inspirent.”1 »
Un nouvel art de la guerre : la guerre totale

C’est que la guerre prend avec la Macédoine une tout autre tournure : il ne
s’agit plus de vaincre un adversaire politique en usant de moyens proportionnels
aux objectifs mais d’anéantir l’ennemi, de l’annihiler et de s’emparer de tout ce
qu’il possède. Comme toute révolution géopolitique, celle-ci vise à faire
exploser le statu quo. On ne désire plus simplement réajuster celui-ci afin de
modifier les rapports de forces en son sein, on cherche à le détruire, à en détruire
le corps et les membres, les principes et les mécanismes pour construire autre
chose. Hannibal ou Frédéric le Grand ne sont pas, en ce sens, des
révolutionnaires, alors que César, Gengis et Napoléon cherchent à renverser
l’ordre du monde. Et chaque fois qu’une telle révolution est en germe, elle en
appelle à la même stratégie, celle que les Allemands désigneront au XIXe siècle
sous le terme de Vernichtungsstrategie, soit la stratégie d’anéantissement, qui à
son tour engendre la guerre totale.
Avec Philippe et Alexandre se développe donc pour la première fois de
l’histoire un art de la guerre fondé sur une stratégie d’anéantissement. Les
Occidentaux ne seront pas, contrairement à une idée répandue par des historiens
tels que Victor Davis Hanson, les seuls à pratiquer ce type de guerre puisque les
Turco-Mongols, entre autres, feront de même. Mais un art de la guerre
typiquement occidental prend alors forme, qui table à la fois sur le choc, la
masse, et donc le combat rapproché avec lances, piques et épées, et qui surtout
pousse la violence jusqu’à son paroxysme. Jusque-là, la bataille décisive
conduisait généralement les partis en guerre à négocier une paix, les troupes
rentraient chez elles et la vie reprenait son cours. Avec Alexandre, au contraire,
chaque bataille en appelle une autre, jusqu’à ce que l’ennemi soit totalement
détruit, militairement, politiquement, physiquement même. Rome, notamment,
reprendra à son compte cette stratégie et les tactiques qui la servent et elle
poussera la logique jusqu’à son point culminant en rasant Carthage lors de la
troisième guerre punique (– 149 à – 146).
Jusqu’à l’avènement de l’arme à feu, aux XVIe-XVIIe siècles, l’art de la guerre
occidental trouvera ses variantes principalement par la manière dont sont répartis
et utilisés les fantassins et les cavaliers. Là où Rome, par exemple, privilégiera
l’infanterie ou les armées médiévales la cavalerie, Alexandre préfère quant à lui
un équilibre tactique entre les deux armes. Et, avec la conquête de la Perse, il
mettra fin à une pratique qui, jusque-là, avait fait partie intégrante de la bataille
antique : l’usage du char. On ne retrouvera celui-ci en fin de compte que
beaucoup plus tard, avec la Première Guerre mondiale et la mécanisation.
Hormis quelques rares exceptions, comme l’Angleterre dans le cadre de la
guerre de Cent Ans, l’archer restera le parent pauvre des armées occidentales,
alors qu’il est le pilier des armées iraniennes (Parthes et Sarmates), turques et
mongoles, et un élément essentiel des armées perses, arabes ou encore chinoises
et japonaises. Du reste, Alexandre, comme d’autres après lui, emploiera des
archers auxiliaires recrutés pour la plupart auprès de peuples étrangers (les
Anglais feront de même avec les Gallois), le maniement de l’arc réclamant par
ailleurs un apprentissage qui dépasse en temps toutes les autres activités
combattantes. C’est pourquoi les peuples nomades chez qui la chasse est une
extension de la guerre constitueront logiquement des armées d’archers, ou plus
exactement de cavaliers-archers, là où les peuples agraires produiront surtout des
fantassins et les sociétés aristocratiques des cavaliers maniant lance et épée.
L’invention de l’étrier, qui intervient après la chute de Rome, remettra le cheval
sur le devant de la scène, après son éclipse relative durant l’époque où la légion
romaine règne en maître sur l’Europe et la Méditerranée.
Sans entrer dans trop de détails, l’armée macédonienne dispose à sa base
d’un triumvirat composé d’une infanterie lourde, la phalange, de troupes légères,
les hypaspistai, et d’une cavalerie lourde, au sein de laquelle combat Alexandre.
D’autres troupes auxiliaires, comme la cavalerie légère, les frondeurs – chargés
de harceler l’ennemi –, les lanceurs de javelot et les archers complètent
l’ensemble, ainsi que les spécialistes des sièges. La principale particularité de la
phalange macédonienne, par rapport aux autres infanteries grecques, est l’usage
de piques longues, les sarissai. D’une longueur de 6 mètres, contre 2,5 mètres
pour les lances hoplites traditionnelles, et d’un poids extrêmement élevé, 7 kilos
environ, qui réclame l’usage des deux mains, les sarissai permettent aux cinq
premiers rangs, plutôt que trois précédemment, d’exploiter la pique lors du choc
initial. Avec sa sarissa, plus le bouclier (allégé), l’épée et les autres protections,
le phalangiste doit faire preuve, avant tout, de force musculaire et de résistance.
Face à des soldats plus légers et donc plus mobiles, sa supériorité vient de sa
discipline de groupe et de la coordination des hommes et des unités. La cavalerie
lourde est une arme de choc dont la mission est d’enfoncer le corps de
l’adversaire. A cet effet, le cavalier dispose d’une épée et d’une lance. Sans
étriers, il n’a pas l’assise qui nous est familière depuis le Moyen Age, avec les
joutes de chevaliers bien campés sur leur monture. Si le bronze est encore utilisé
pour certaines protections, les armes sont, au moins partiellement, en fer. Et si
les progrès métallurgiques en sont à leurs balbutiements, ces armes sont létales,
relativement solides et durables, bien que vulnérables à l’oxydation.
Les combats durent peu de temps, quelques heures tout au plus, mais leur
intensité est très élevée, des centaines, voire des milliers de soldats pouvant
trouver la mort en l’espace de quelques heures, lors du choc frontal mais aussi
lorsqu’une armée plie soudainement avant de se désintégrer. Dans ce contexte où
les armées s’affrontent sur un espace réduit, où elles entrent en contact l’une
avec l’autre dans une mêlée, et où tout peut se jouer sur un choix tactique pris
dans l’urgence, le coup d’œil du général en chef, sa capacité à prendre
rapidement une décision et la capacité de ses troupes à comprendre le sens de ses
ordres et d’en prendre acte constituent les éléments primordiaux qui déterminent
l’issue de la confrontation. Souvent, le sort d’une bataille se joue en l’espace
d’un instant, lorsque s’ouvre une brèche par exemple.
Si le temps, VIe et Ve siècles, où le général combattait au front avec son
infanterie est révolu – souvent, il tombait au combat –, il n’en demeure pas
moins que celui-ci, désormais, doit se tenir en retrait pour voir l’ensemble du
théâtre, tout en s’activant au sein des troupes pour donner ses ordres
instantanément et exhorter ses hommes. Mieux protégé que dans les siècles
passés par sa garde rapprochée, le commandant en chef reste tout de même
relativement vulnérable, surtout face aux traits ennemis. A diverses reprises,
Alexandre va frôler la mort et il subira plusieurs blessures au combat.
A la base, la phalange macédonienne est composée de soldats-citoyens
professionnalisés et rémunérés. La cavalerie est constituée d’aristocrates. Hormis
la Macédoine, les villes grecques fournissent leurs lots de soldats, et l’ensemble
est complété par des troupes de mercenaires aux origines diverses, souvent
choisies pour leurs spécificités et leurs spécialités, comme la cavalerie
thessalienne. Comme pour toute aventure impériale, Alexandre devra fournir à
ces hommes une source de motivation à la fois rationnelle, passionnelle et
sentimentale, tout en leur transmettant sa soif de conquête. L’enchaînement des
succès militaires initiaux va singulièrement nourrir cette motivation, mais celle-
ci va considérablement s’affaiblir à mesure que l’armée s’éloignera de ses bases
sans que ses hommes sachent quand et si l’aventure touchera à son terme.

Préliminaires à la conquête
Mais revenons aux débuts de l’épopée. Après avoir réaffirmé la mission de
la Ligue de Corinthe, suite à la destruction de Thèbes, Alexandre pouvait donc
entamer ses conquêtes avec pour premier objectif la récupération des territoires
grecs d’Asie Mineure. Mais avant de passer sur l’autre continent, Alexandre dut
réduire la zone séparant les territoires macédoniens de l’Asie, soit la région que
l’on connaît comme celle des Balkans, et plus spécifiquement celle occupée
aujourd’hui par la Bulgarie et la Turquie. Habités par des peuples belliqueux et
jaloux de leur indépendance comprenant les Thraces et des Celtes, les Balkans
posaient, comme aujourd’hui, un défi aux armées classiques conçues pour des
batailles rangées.
Alors que ses troupes tentaient de franchir un passage montagneux
incontournable, l’ennemi organisait une embuscade sur un terrain propice à ce
genre d’opération. Toutefois, Alexandre ne se laissa pas surprendre, prouvant
qu’il savait aussi composer avec toutes sortes de situations. Il dispersa
200 archers sur les flancs de la montagne avant d’envoyer ses fantassins forcer le
passage, lui-même restant en retrait pour bien sonder la situation. Au bout du
compte, l’ennemi se fit surprendre par une armée décidée, protégée par le feu
des archers et qui désormais pouvait projeter toute sa masse sur le point
d’impact. Le verrou sautait, les Thraces subissant là des pertes – peut-être
1 500 hommes – disproportionnées pour ce type de combat. Alexandre réitérait
sa détermination à réduire toute espèce de résistance en effectuant un coup de
main audacieux en pleine nuit contre une île du Danube au sein de laquelle une
armée potentiellement hostile se fit surprendre sans pouvoir répondre. Dissuadés
de résister face à un ennemi qui semblait invincible, les peuples balkaniques
n’offrirent plus aucune opposition. Ses voies de communication arrière
sécurisées, Alexandre put enfin entamer sa campagne. Au printemps 334, il
franchissait l’Hellespont. Le sort en était jeté. La réponse de la Perse n’allait pas
tarder à se faire attendre.

La conquête de l’Empire perse

Le destin de la Perse était entre les mains d’un homme au nom prestigieux :
Darius. Troisième du nom, Darius était officiellement « Roi des rois », titre
spécifiquement perse que l’on retrouvera au cours des siècles avec les diverses
dynasties qui se proclameront les héritières des Achéménides, et qui reflétait
l’organisation politique du pays. Darius présidait un vaste empire organisé selon
un système régional de satrapies qui, si elles maintenaient un certain degré
d’autonomie, tombait sous l’autorité suprême du Roi des rois, dont la légitimité
était la fois politique et religieuse. D’ailleurs, c’était surtout dans sa dimension
spirituelle que le Roi des rois aspirait à l’universalité, quand, sur un plan
politico-administratif, cette autorité était en quelque sorte partagée. C’est en
Perse qu’était née la première des religions monothéistes, le zoroastrisme, et
avec elle l’idée d’imperium universel. Un peu plus tard, Alexandre, qui dans sa
métamorphose culturelle et spirituelle allait rendre ses compatriotes si perplexes,
exprimera le plus profond de son être dans cet universalisme conquérant nourri
au préalable par sa passion, transmise par Aristote, pour L’Iliade (il ne se
séparait jamais de son volume annoté par celui qui avait été durant trois ans son
tuteur). Cette mutation fondamentale greffée sur la structure d’un Empire
oriental, ou perçu comme tel, définira pour des siècles l’essence de la civilisation
occidentale et sa double vocation impérialiste et universaliste, qui se perpétuera
sous diverses formes jusqu’au XXe siècle2.
L’empire des Achéménides avait une tête et un corps mais les parties de ce
corps pouvaient potentiellement se détacher du tout et survivre de manière
autonome. Ce n’était donc pas le type de structure impériale que les Espagnols
trouveront en Amérique au XVIe siècle chez les Aztèques et les Incas où, une fois
la tête tranchée, l’édifice s’effondrait de lui-même. Cette caractéristique propre
au système impérial perse déterminera la nature de la guerre dans laquelle va
s’engager Alexandre qui, préalablement, avait investi beaucoup d’énergie pour
s’informer sur la nature de la structure contre laquelle il avait décidé de lancer
ses armées.
A la suite de son père, Alexandre avait pourvu son armée d’une structure
organisationnelle et logistique de première qualité. De manière générale, l’armée
macédonienne avait été conçue par Philippe pour se déplacer rapidement, avec le
moins de bagages possible. Chaque homme transportait son (lourd) barda et des
équipes de reconnaissance se déplaçaient devant le gros des troupes pour assurer
le ravitaillement sur un rayon de 100 kilomètres, souvent par coercition des
potentats locaux, dont il était exigé qu’ils organisent des dépôts de nourriture.
Ainsi, l’armée pouvait aller d’un dépôt à un autre sans se soucier des magasins à
l’arrière et se déplacer à grande vitesse et sur de grandes distances. Le plus gros
problème, surtout dans les zones arides, était l’approvisionnement en eau. Au
siège de Gaza, par exemple, Alexandre fut contraint de faire acheminer des
tonnes d’eau pour soutenir l’effort, qui dura deux mois. On étudiait de près les
possibilités de ravitaillement sur le terrain et à partir de là étaient déterminés les
quantités de vivres et d’eau à acheminer par magasins. Dans la mesure où les
armées macédoniennes comptaient des dizaines de milliers d’hommes et de
chevaux, le problème de la logistique était complexe, et dans ce domaine
Alexandre ne laissait rien au hasard. En la matière, ses exploits, bien que moins
spectaculaires que ceux accomplis dans le feu de l’action, n’en sont pas moins
remarquables. Parmi bien d’autres exemples, le Romain Crassus ou le roi de
Jérusalem, Guy de Lusignan, dont nous reparlerons plus loin, subirent des
défaites retentissantes du fait qu’ils n’avaient pas su prendre la mesure de cette
dimension fondamentale de la guerre…

Bataille du Granique

La première grande bataille de conquête se déroula de l’autre côté des


Dardanelles, au Granique, peu après la traversée de l’armée macédonienne, qui
comptait 40 000 soldats peut-être. En face, l’armée achéménide comprenait un
contingent de soldats perses, principalement des cavaliers, soit environ
10 000 hommes, ainsi que des mercenaires grecs, probablement 5 000 soldats,
soit au total beaucoup moins qu’Alexandre. Les chiffres, comme pour la plupart
des conflits (y compris ceux du XXe siècle), sont incertains3.
Cette armée n’était pas conduite par Darius mais par Memnon de Rhodes.
Nous l’avons évoqué, Alexandre, contre toute attente, et contre l’avis de son
principal conseiller, Parménion, décida d’attaquer sur-le-champ, alors que ses
hommes arrivaient tout juste sur le théâtre et qu’il fallait traverser le Granique.
Comme le voulait la coutume, Alexandre se plaça à droite avec la cavalerie des
Compagnons, à la tête de laquelle se trouvait Philotas, le fils de Parménion, qui
lui-même prit la tête de l’aile gauche.
Memnon avait l’avantage de camper sur une position ferme aux bords du
Granique, au-dessus d’Alexandre dont les troupes devaient traverser la rivière
puis sortir de l’ornière. Néanmoins, il ne sut pas profiter de sa position et préféra
attendre l’adversaire plutôt que de tenter de le paralyser sur le cours d’eau. Et
pourtant, ne pouvant véritablement lancer leurs troupes, les Macédoniens se
firent transpercer tout de même, un par un, par les lances ennemies. Toutefois, à
droite, Alexandre parvint à traverser le cours d’eau sans encombre et fonça droit
sur le commandement perse. C’était alors, nous dit Arrien, « un combat de
cavalerie avec des tactiques d’infanterie : cheval contre cheval, homme contre
homme, les uns et les autres enferrés ensemble… ». Les uns tentaient de pousser
l’adversaire sur un terrain ouvert, les autres de refouler l’ennemi dans la rivière.
Alexandre perdit sa lance, en récupéra une autre in extremis qu’il s’empressa de
projeter au visage de Mithridate, un gendre de Darius. C’est à ce moment qu’il
reçut un coup d’épée sur la tête, heureusement protégée par son casque, qui se
déforma par l’impact et roula par terre. Le coup venait de Sphithridate, le
gouverneur d’Ionie. Avec son frère, Rhoesaces, ils avaient foncé sur Alexandre,
bien déterminés à le tuer sur-le-champ. En une fraction de seconde, et
d’évidence peu sonné par ce rude coup, Alexandre répondit à l’attaque et
enfonça sa lance dans la poitrine de Sphithridate, qui succomba immédiatement.
Alexandre occupé par sa lance, Rhoesaces lui envoya un coup d’épée rageur vers
la tête, désormais sans protection. Alors que la lame s’apprêtait à toucher sa
cible, Cleitus, un proche d’Alexandre, trancha le bras de Rhoesaces d’un coup
d’épée parfaitement ajusté et dévia ainsi la trajectoire de l’arme ennemie. La
scène avait duré moins de dix secondes. Comme si de rien n’était, Alexandre
reprenait le combat.
Le centre perse avait du mal à contenir la masse de la phalange et le travail
de sape mené par les troupes légères désorientait les ailes de l’ennemi. Faute de
protection sur ses flancs, le centre perse se désagrégea. Alexandre obtint sa
première victoire face aux Achéménides. Outre son gendre, Darius perdit là un
fils, Arbupales. En tout, 18 000 hommes étaient tombés, principalement des
Perses. Alexandre avait pris de gros risques, pour son armée, et pour sa
personne. Mais il ressortait de cette bataille avec une aura d’invincibilité qui
légitima par la suite ses décisions parfois audacieuses, avec lesquelles son
entourage n’était pas toujours d’accord.
La victoire des Grecs au Granique insuffla chez les Perses un sentiment
qu’ils n’avaient pas encore ressenti, celui d’une menace réelle et tangible, et
avec elle ils réalisaient que l’avenir de l’empire était désormais en jeu.
Aujourd’hui, nous appellerions cela une « menace existentielle », et c’en était
une. Durant les mois qui suivirent, Darius organisa et prépara l’armée qui devait
anéantir l’ennemi et le refouler hors d’Asie. Pour le Roi des rois, la victoire
d’Alexandre sur la petite armée de Memnon ne remettait pas en question la
valeur de son appareil militaire, ni ses propres capacités à repousser
l’envahisseur. Pendant ce temps, Alexandre consacra ses énergies à la mise en
œuvre de l’un des éléments fondamentaux de sa grande stratégie : la
neutralisation de la flotte perse.
A cet effet, plutôt que de tenter de vaincre l’ennemi sur mer, ce dont il
n’avait pas les capacités, Alexandre opta pour une paralysie effective de la
marine achéménide par la prise de tous les ports dont elle avait alors le contrôle.
Il se projeta donc vers le sud, sur le littoral. Ce fut durant cette période qu’il
organisa les trois grands sièges (sur une vingtaine au total) d’Halicarnasse, de
Tyr et de Gaza, qui renversèrent l’équation stratégique en sa faveur et lui
permirent de mettre l’avenir de l’Empire perse en jeu lors de deux batailles
rangées, dont la seconde serait décisive. Accessoirement, c’est durant cette phase
de la campagne sur le littoral qu’il allait fonder en Egypte la plus connue des
villes qui allaient porter son nom, Alexandrie.
Cette campagne de conquête du littoral fut interrompue par la première des
deux confrontations avec Darius, celle d’Issos. Cette bataille, qui, avec celles du
Granique, de Gaugamèles (ou Arbèles) et de l’Hydaspe, fait partie intégrante de
ses chefs-d’œuvre stratégiques, se situe dans le temps après le siège
d’Halicarnasse et avant ceux de Tyr et de Gaza. Et pour cause : Darius ayant
compris les plans de son adversaire, il projeta son armée afin de couper la route à
Alexandre pour l’empêcher de gagner le contrôle de toute la bande maritime à
partir de la Syrie. C’est près de Tarse, en Cilicie (Turquie), qu’eut lieu ce
premier duel.

Bataille d’Issos (novembre – 333)

Malade, et mal informé sur la localisation de l’armée ennemie, Alexandre


s’était fait surprendre sur ses arrières par Darius. Ce dernier s’était emparé des
magasins et avait de facto coupé les lignes de communication de l’armée
macédonienne avec ses bases arrière. Alexandre se retrouvait donc dans une
situation compliquée où une défaite pouvait se révéler fatale. De plus, il était en
net état d’infériorité numérique : 40 000 hommes contre plus de 100 000 Perses
et affiliés, peut-être 200 000 – probablement 150 000 (600 000 d’après Arrien et
Plutarque). Côté perse, il s’agissait là surtout de couper l’élan des Grecs et de
stopper leur poussée, et si pour Darius ce combat revêtait une importance
stratégique de premier ordre, il n’était pas, à proprement parler, décisif.
Les deux armées étaient disposées face à face, sur un front large de
4 kilomètres. Des deux côtés, l’infanterie était au centre, la cavalerie sur les
ailes. Darius s’était placé sur son centre, selon la tradition perse, derrière les
troupes de mercenaires grecs. Il se déplaçait, selon la coutume, sur son char de
guerre, un choix anachronique inadapté au contexte. Alexandre était comme à
son habitude sur son aile droite avec ses Compagnons et d’autres troupes
montées. Comme au Granique, les armées étaient séparées par un cours d’eau, le
Pinarus, sur la rive duquel Darius avait fait construire des barrières pour ralentir
l’ennemi. Selon les dires, la vue de ses barrières aurait imprimé chez les Grecs le
sentiment que Darius n’avait pas confiance en ses propres capacités, sentiment
qui illustre cette dimension morale qui fera partie intégrante de la culture de
guerre occidentale et qui, plus souvent qu’à son tour, induira les armées
européennes à se fourvoyer face à des adversaires plus pragmatiques et
combattant selon d’autres principes. Ici, du reste, ces précautions légitimes
semblent avoir eu l’effet inverse de galvaniser les troupes d’Alexandre, et
Alexandre lui-même.
Avant le combat, Alexandre avait passé ses troupes en revue, accordant son
discours à chacun des peuples présents, comme le fera plus tard Hannibal avec le
même brio. Ainsi, il invoqua pour les Macédoniens son grand dessein de
conquêtes, qui était aussi le leur : « Partis soumettre l’Asie, rapporte Quinte-
Curce, et les régions reculées de l’Orient de leur propre mouvement plutôt que
sous ses ordres, ils étaient les libérateurs de la terre entière : marchant sur les
traces d’Hercule et du dieu Liber, ils mettraient sous le joug les Perses puis les
autres peuples… »
Pour les autres Grecs, Alexandre en appela à leur ressentiment et leur haine :
« Quand il abordait les Grecs, il leur rappelait la guerre des Perses sur le sol de
Grèce, l’insolence de Darius [le Grand] puis celle de Xerxès venus conquérir
l’eau et la terre pour les empêcher de boire à leurs sources ou de se nourrir selon
leurs habitudes, une fois qu’ils seraient battus. Par deux fois, rappelait-il, ils
avaient détruit et brûlé leurs temples, pris leurs villes d’assaut, bravé tous les
principes de la justice divine et humaine. »

Quant aux autres peuples « barbares », comme les Thraces et les Illyriens,
« il disait de regarder l’or et la pourpre qui brillaient sur les armes des ennemies :
“Echangez les versants abrupts de vos montagnes, vos terres arides constamment
durcies par le gel, contre les plaines et les champs qui font la richesse de la
Perse”4 ». L’humanité et la noblesse du conquérant, la réparation de l’affront
subi par la victime, la cupidité des peuples inférieurs : chacun, semble-t-il, avait
sa motivation et y trouvait son compte…
Face à la phalange macédonienne, Darius voulait imposer sa cavalerie. Son
idée était de repousser l’aile gauche ennemie pour attaquer le centre par son
flanc et ses arrières. Une fois sur le théâtre, Alexandre sembla comprendre la
stratégie de son adversaire et il organisa ses troupes en fonction de ce qu’il avait
pu entrevoir. Confiant dans les capacités de Parménion à repousser l’offensive
perse sur son aile, il opta pour une stratégie identique à celle de son adversaire.
A l’instar de sa phalange pour Darius, la réduction de l’infanterie grecque au
centre du dispositif perse constituait son objectif central.
C’est Alexandre qui mit le feu aux poudres en lançant au galop sa cavalerie
sur le Pinarus. Surpris, les archers de Darius s’enfuirent, ce qui vulnérabilisa la
cavalerie perse, qui ne pouvait refouler la charge. Malgré tout, la facilité et la
rapidité avec laquelle les cavaliers macédoniens (et thessaliens) avaient enfoncé
l’aile gauche perse avaient eu pour effet de dégrader l’avancée de la phalange,
les bataillons de droite qui avaient suivi le mouvement se retrouvant décalés par
rapport au centre et à l’aile gauche. L’effet immédiat fut une coupure nette au
sein de la phalange, alors même que l’aile gauche subissait de plein fouet
l’offensive prévue par Darius. Logiquement, les phalangistes restés au centre, et
désormais isolés, se voyaient malmenés par les mercenaires grecs au service de
la Perse.
C’était l’instant où tout pouvait basculer. Heureusement pour Alexandre,
entre-temps Darius avait préféré s’enfuir, quitte à perdre cette bataille pour
combattre un autre jour : « Les chevaux qui traînaient le char de Darius, lardés
de coups de lance, fous de douleur, secouaient le joug et Darius risquait de
perdre l’équilibre ; craignant de tomber vivant aux mains de l’ennemi, il met
pied à terre, on le hisse sur le cheval qui suivait le char en cas de besoin ; il se
débarrassa honteusement des insignes du pouvoir pour ne pas être reconnu dans
la fuite. Alors, la panique devient générale, tous se sauvent tant bien que mal,
jettent les armes qu’ils avaient prises pour se défendre, allant jusqu’à se priver de
tout secours sous l’effet de la peur5. »
Darius, lié pour l’histoire à la chute de l’Empire achéménide, est devenu un
symbole de la faiblesse de caractère que les historiens antiques et modernes ont
mis en opposition avec la bravoure et le courage d’Alexandre. Mais dans un
contexte différent, cette fuite aurait pu avoir une tout autre signification. Nous
verrons plus loin qu’une décision identique de la part de Gengis Khan, dans des
circonstances encore plus dramatiques, est perçue comme la preuve du courage,
du sang-froid et de l’intelligence de celui qui deviendrait par la suite le plus
grand des conquérants. Il est vrai que la bataille d’Issos aurait pu tourner à
l’avantage des Perses, avec des conséquences dont on ne peut imaginer
l’amplitude. Mais l’art de la guerre oriental justifiait le retrait tactique ou
stratégique, et Darius choisit cette option alors qu’il se voyait, peut-être à tort,
irrémédiablement perdu.
Quoi qu’il en soit, sans direction, l’armée perse laissait à Alexandre
l’opportunité de se réorganiser et il parvint à monter une offensive contre les
mercenaires grecs qui permit à sa phalange, alors en mauvaise posture, de
résister. La cavalerie perse, qui avait buté sur Parménion, préférait se retirer,
poursuivie par les Thessaliens. Sans soutien, les mercenaires grecs se voyaient
contraints de reculer. A ce stade, le soleil avait disparu à l’horizon et l’obscurité
qui enveloppait le théâtre mit un terme aux combats. Parmi les prisonniers, la
mère, la femme, les enfants de Darius. Trop confiant en ses chances, le Roi des
rois avait imprudemment amené sa famille sur le théâtre. Cette perte lui coûtera
cher sur le plan psychologique et il tentera en vain de négocier leur libération,
proposant par trois fois une paix qui aurait fourni à Alexandre de vastes
territoires et d’importantes sommes d’argent.
Darius et son armée en fuite, Alexandre pouvait reprendre sa poussée vers le
sud. Dans les faits, la stratégie de Darius était au départ mieux conçue que celle
d’Alexandre, dont l’offensive initiale, trop impétueuse, aurait pu lui coûter la
victoire. Mais Alexandre avait su réajuster le tir alors que Darius s’était dérobé
dans la panique. Or, le génie militaire d’Alexandre s’exprimait justement dans
ces moments où tout semblait aller contre lui et où, miraculeusement, il
renversait la situation par une manœuvre audacieuse et imprévue. Au contraire,
Darius était certes un homme réfléchi et intelligent, mais dépourvu de cette
intuition et par trop enferré dans un système désormais inadéquat mais auquel il
lui était difficile de se soustraire. Les révolutions militaires sont compliquées
pour ceux qui les premiers en subissent les effets et l’histoire est jalonnée de cas
de figure semblables.
Le fait est qu’à Issos, Darius laissa passer sa meilleure, peut-être sa seule
chance de vaincre Alexandre. Désormais, le Macédonien avait l’ascendant
psychologique sur son adversaire. Et d’un point de vue stratégique, il pouvait
réduire la puissance maritime de la Perse à néant. Pour Darius, les choses
devenaient extrêmement compliquées. Outre la paralysie de sa flotte, la Perse
avait subi un deuxième échec, beaucoup plus sévère que le premier. Darius avait
perdu, pour le moment du moins, la confiance de ses hommes et son armée était
décimée et humiliée. Lui-même souffrait d’être séparé de ses proches. Apprenant
que sa femme, toujours captive, s’était éteinte, il offrit une ultime offre de paix à
Alexandre, dont la réponse fut cinglante : « Allez dire à votre roi que tout est
remis en jeu, les territoires qu’il a perdus comme ceux qui lui restent : c’est la
guerre qui fixera nos frontières respectives ; chacun de nous aura la part que le
sort lui attribuera dans les jours qui viennent6. » Désormais, seule une victoire
retentissante pouvait changer le cours des choses. C’est à Gaugamèles que la
bataille décisive allait avoir lieu.

Bataille de Gaugamèles (septembre – 331)

L’entre-deux-batailles, si l’on peut dire, s’étendit sur près d’un an et demi,


bien que la guerre se poursuivît ailleurs et sous d’autres formes. Les deux
hommes mettaient chacun de leur côté leur stratégie en œuvre : Alexandre tenta,
avec succès, de réduire la puissance de l’adversaire par le truchement d’une
offensive sur les points stratégiques du littoral, alors que Darius concentrait tous
ses efforts sur un ultime affrontement. En Egypte, Alexandre fut, semble-t-il,
pris par une épiphanie mystique lors d’une visite à Siwa. Ce moment, dont les
détails exacts sont noyés par la légende qui s’est forgée autour de l’événement
après les faits, marqua un tournant indéniable dans la vie d’Alexandre et c’est à
partir de cette rencontre avec les esprits supérieurs que la mégalomanie semble
avoir gagné peu à peu sa personne. Ce sujet, fascinant en soi, nous éloigne
quelque peu de notre propos mais les interprétations qui en ont été faites depuis
lors ont servi à des générations d’historiens, de philosophes, de poètes et,
aujourd’hui, de psychanalystes, dans leur quête pour percer le mystère qui
entoure le personnage.
Bien que contrarié par la tournure des événements, Darius n’avait pas baissé
les bras et durant les deux années qu’avait duré la campagne de sièges
d’Alexandre, il s’était échiné à reconstruire un tout nouvel appareil militaire,
adapté cette fois aux spécificités du nouvel art de la guerre imposé par les
Macédoniens. Si l’on ne connaît pas bien les détails de son entreprise de
modernisation, on sait par exemple qu’il introduisit de nouvelles armes, ses
soldats bénéficiant désormais d’épées longues et, surtout, de lances basées plus
ou moins sur le modèle de la sarissa et des lances des cavaliers macédoniens. On
peut penser qu’il modifia la formation et l’entraînement de ses troupes. Celles-ci
étaient nombreuses. Contrairement à l’armée d’Alexandre, dont on connaît la
composition de manière précise, 7 000 cavaliers et 40 000 fantassins, la taille de
l’armée perse nous est inconnue. En recoupant les relations de la bataille, on
peut inférer qu’elle se chiffrait à 200 000 ou 250 000 unités. Dans tous les cas,
elle était beaucoup plus importante que l’armée macédonienne et c’était
principalement une armée de cavaliers.
Hormis ce qui restait des mercenaires grecs – beaucoup avaient péri à
Issos –, l’infanterie était anémique et Darius avait tout misé sur sa cavalerie et
ses nombreux chars de guerre armés de faux installées sur les essieux. Quelques
éléphants complétaient l’ensemble, mais leur apport était surtout psychologique.
Vingt-quatre groupes nationaux composaient cette armée et on sait que cette
région du monde abritait d’excellents soldats montés. L’Etat achéménide avait
des ressources et celles-ci étaient toutes dirigées vers l’effort de guerre.
Longtemps, l’historiographie, influencée par les relations gréco-romaines,
renvoya l’image d’un empire en phase de dégénérescence, mais les récentes
découvertes archéologiques sur cette époque semblent au contraire indiquer que
l’Empire achéménide était, économiquement du moins, en bonne santé.
En tout état de cause, l’armée avec laquelle Darius se présenta sur le théâtre
était formidable et elle fit forte impression sur les Grecs lorsqu’ils l’aperçurent.
C’est Darius qui avait choisi le lieu de l’affrontement (qui se trouve quelque part
entre Erbil et Mossoul). Il désirait un terrain propice aux grands mouvements de
cavalerie et il l’avait trouvé. Pour faciliter davantage le mouvement des chars de
combat, probablement aussi parce qu’il avait en tête sa mésaventure d’Issos, il fit
aplanir le terrain et il planta des tiges de fer dans le sol pour ralentir le
mouvement de la cavalerie ennemie (Alexandre les fera retirer avant
l’engagement).
Lorsqu’il découvrit cette armée gigantesque, Parménion conseilla à
Alexandre de la surprendre dans la nuit, tant il lui sembla risqué de la combattre
à la régulière. Mais, comme au Granique, Alexandre refusa cette option qui lui
semblait déshonorante et il rumina son plan d’attaque jusque tard dans la nuit
(bien lui en prit puisqu’à ce stade, il ignorait que le sol était jonché de tiges de
fer). Après quoi, il s’endormit profondément, à tel point que son entourage dut
s’y reprendre à plusieurs fois pour le sortir de sa torpeur le lendemain matin,
alors que toute l’armée l’attendait, prête à combattre.
Darius désirait prendre l’adversaire de vitesse par une manœuvre
d’encerclement par les ailes. C’était en somme la fameuse manœuvre
qu’Hannibal accomplirait avec succès à Cannes. Lorsqu’il découvrit le
déploiement de l’ennemi sur un front extrêmement large, Alexandre comprit à
nouveau quelles étaient les intentions de son adversaire. Pour contrecarrer ses
plans, et prenant en considération son incontestable infériorité numérique,
Alexandre choisit de désorganiser ce mouvement par une manœuvre de
pénétration. A cet effet, il disposa ses troupes en ordre oblique, à la manière
d’Epaminondas, son aile droite, où il se trouvait encore une fois, ouvrant la
marche.
Darius, au lieu d’anticiper cette offensive, campa sur ses positions et tenta sa
manœuvre d’encerclement. Au centre, ses chars furent aisément neutralisés :
l’infanterie macédonienne ouvrait un espace où s’engouffrait le char, puis les
lanceurs de javelots visaient le conducteur qui, presque systématiquement, était
touché. Implacable, la phalange avançait sans résistance de la part de l’ennemi.
Ce qui fait que celui-ci, ayant lancé sa cavalerie sur les ailes, laissa une brèche à
la droite macédonienne. Dès qu’il vit cet espace se constituer, Alexandre
s’engouffra avec ses Compagnons. C’est à ce moment précis que se jouèrent la
bataille et la guerre. Darius, à quelques mètres d’Alexandre, était à nouveau
prisonnier de son char. Alexandre allait fondre sur lui lorsqu’il reçut des
nouvelles de Parménion, qui était sur le point de rupture sur l’aile gauche.
Sans hésiter, Alexandre laissa sa proie, pourtant presque à portée de main, et
donna l’ordre à sa cavalerie de se replier sur la gauche. Darius, sans hésitation
lui non plus, quitta le théâtre. En l’espace de quelques minutes à peine, le sort de
l’Empire achéménide était scellé. Avec l’appui d’Alexandre, l’aile gauche
repoussa la cavalerie perse et l’armée achéménide était mise en déroute. Pour un
temps, Darius échappa à la poursuite, avant de se faire occire par l’un de ses
généraux, Bezos. Le Roi des rois disparu, l’Empire perse en tant que tel
n’existait plus. La glorieuse histoire des Achéménides, qui avaient régné en
maître sur une partie de l’Eurasie, était finie. Un autre empire allait se substituer
au leur. Il tiendrait moins de dix ans, avant de se fragmenter irrémédiablement.
L’Empire perse renaîtra de ses cendres, cinq cents ans plus tard, avec les
Sassanides.
La bataille de Gaugamèles constitua le point d’orgue de l’aventure
alexandrine, celle qui symbolise, à juste titre, le génie militaire de son architecte.
Ce fut là l’une des batailles parmi les plus décisives de l’histoire. Mais après
l’affrontement armé, un immense travail restait à accomplir, et après la
destruction du pouvoir nominal des Achéménides, il lui fallait prendre
possession d’un vaste espace politique organisé de manière fédérale dont chaque
partie revendiquait désormais son autonomie. L’empire, après la chute puis la
mort de Darius, redevint une mosaïque de peuples jaloux de leur indépendance.
Sollicité par d’âpres luttes de pouvoir à tous les niveaux, l’empire était d’autant
plus menacé que les anciens généraux de Darius entendaient bien disputer à
Alexandre ce bien, mal acquis à leurs yeux.
Une fois l’empire soumis, cependant, Alexandre n’était pas rassasié et il
poursuivit encore plus loin, jusque dans la vallée de l’Indus, sa quête d’un
empire universel, avant de revenir là où il avait installé la capitale effective de
l’imperium, Babylone, la pression de son entourage fourbu l’ayant empêché de
poursuivre plus avant son odyssée. Alexandre allait livrer la quatrième et
dernière de ses grandes batailles aux marches de l’Inde, sur les rives de
l’Hydaspe (– 326), là où s’échouèrent après lui la plupart des grands conquérants
issus des steppes de l’Eurasie. Face au redoutable Poros et à ses éléphants de
guerre, Alexandre fut une nouvelle fois victorieux, sur le terrain de l’adversaire,
après une opération navale particulièrement délicate sur le fleuve qui le séparait
de son ennemi, contre une armée pratiquant un autre art de la guerre, et à des
milliers de kilomètres de ses bases. « Voici enfin une épreuve à la hauteur de
mon ambition », se serait-il exclamé en apercevant les pachydermes et la
singulière armée de Poros. « Nos adversaires, bêtes et gens, sortent de
l’ordinaire7 ! »
Alors que Poros, sur son terrain et avec une armée numériquement
supérieure, possédait l’avantage, il se laissa surprendre. Alexandre fit semblant
de traverser l’Hydaspe avec le gros de son armée alors que celle-ci passait le
fleuve à quelques kilomètres du point d’impact et qu’un orage violent lui permit
de réunir ses troupes sans que l’adversaire s’en aperçoive. Plutôt que de jeter ses
cavaliers sur les éléphants, il préféra préserver sa cavalerie pour la concentrer sur
le flanc gauche de l’ennemi, la phalange se chargeant de contrer les mastodontes
qui, pris de panique au premier contact avec les sarissai, se retournèrent contre
l’infanterie indienne. Alors que les cavaliers macédoniens repoussaient la
cavalerie ennemie sur ses arrières, la réserve d’infanterie grecque traversait le
fleuve sans encombre et infligeait le coup de grâce. Poros était capturé puis
relâché. Comme nombre de monarques et roitelets vaincus précédemment par
Alexandre, il promit allégeance au nouveau maître des lieux et se retrouva de
facto vassalisé.
Tel était Alexandre, qui savait s’adapter à tous les types de guerre, dans
toutes les circonstances, et qui subjuguait invariablement l’adversaire dès la
première confrontation, alors que celui-ci, presque toujours, semblait au départ
avoir les meilleures cartes en main. Pourtant, Alexandre ne disposait d’aucune
technologie particulière, d’aucune technique supérieure, mais il avait ce don
extraordinaire de disséquer son adversaire avant même de l’avoir combattu et de
concevoir dans l’instant la stratégie et la tactique susceptibles d’exploiter ses
forces et les faiblesses de l’autre. Et, comme tous les grands chefs de guerre, il
sut entretenir la flamme au sein de ses armées alors que celles-ci, au départ,
pensaient simplement libérer les cités grecques d’Asie Mineure.
Sa campagne de Bactriane et de Sogdiane (dans la région d’Asie centrale qui
touche l’Afghanistan et l’Ouzbékistan), moins connue que ses exploits contre les
Perses, témoigne peut-être plus encore de son génie. Loin de ses bases, face à un
adversaire pratiquant la guérilla, dans un environnement géophysique compliqué
où ses armées auraient dû logiquement renoncer, il sut attirer l’ennemi dans la
seule position susceptible de le mettre à sa merci – une bataille rangée – pour lui
porter l’estocade. Seuls Gengis Khan (avec ses successeurs) et Tamerlan
connaîtront une telle réussite, à la fois dans les batailles rangées, les sièges et la
petite guerre, et contre des adversaires aussi divers. Mais les succès des deux
grands conquérants de la steppe s’échelonnèrent sur plusieurs décennies alors
qu’Alexandre accomplit tout cela en quelques années et d’un seul trait, là où
Gengis et, surtout, Tamerlan se virent contraints de reconquérir les territoires
assujettis préalablement et puis perdus.
De surcroît, Alexandre semblait posséder un sens inné des relations avec les
peuples. Né dans un environnement politique et intellectuel où l’« autre » (le
non-Grec) était considéré comme un être inférieur dans une relation naturelle, ou
jugée comme telle, de maître à esclave, Alexandre sut s’élever au-dessus de cette
vision pesante, pour considérer tous les peuples de son empire universel non
comme des égaux, mais tout au moins comme des parties prenantes. C’est cette
attitude, inacceptable pour ses proches, qui lui fit adopter certaines coutumes
locales et, à terme, créa de fortes tensions entre lui et ses généraux. Quelle était
la robustesse effective de cet empire ? Combien de ces peuples soumis étaient
imperméables au ressentiment et à la rancœur envers leur nouveau maître ? La
mort (malaria ou empoisonnement) précoce d’Alexandre nous empêche de
répondre et nos connaissances actuelles sur l’Empire achéménide à la veille de la
conquête sont insuffisantes pour que l’on puisse en tirer des conclusions quant à
la structure et la santé de ce dernier.
Etant donné la disparition prématurée d’Alexandre, nul ne peut savoir si cet
empire se serait maintenu en l’état sur plusieurs décennies, avec le consentement
des peuples conquis, et sans qu’Alexandre se soit vu contraint d’user de la
terreur et de la force. Du reste, Alexandre fut un grand « pacificateur », pour
employer cet euphémisme emprunté au vocabulaire colonial, autant qu’un grand
conquérant et c’est cette première qualité, plus encore que son génie guerrier, qui
fascina Napoléon Bonaparte.
Quel fut l’effet psychique de cet extraordinaire feu d’artifice sur sa
personne ? Entre la vision de ses partisans et celle de ses détracteurs, il est
difficile de s’y retrouver et l’esprit du temps a souvent influé sur les générations
d’historiens qui se sont penchés sur la question. Par exemple, à la vision qui
prévalait durant l’époque coloniale d’un conquérant bienfaisant voué à la
mission civilisatrice de l’Occident grec s’est substituée au XXe siècle celle d’un
tyran totalitaire terrorisant tout un continent pour assouvir ses ambitions
personnelles. Aujourd’hui, cette interprétation négative est tempérée par une
focalisation sur la dimension multiculturelle de son entreprise. Nul doute que
dans l’avenir d’autres interprétations viendront nourrir l’inépuisable
historiographie alexandrine.
Pour certains commentateurs, après la défaite de Darius, Alexandre semble
s’être enfoncé progressivement dans un cycle mégalomaniaque qui engendra des
violences inouïes, tant à l’encontre de ses proches, comme Philotas et
Parménion, que des populations civiles qui, si l’on en croit les relations de
l’époque, périrent par milliers sous le joug des armées macédoniennes. Pour
d’autres, il résista à la pression de son entourage immédiat et épousa, pour des
raisons principalement politiques, la cause des peuples qui étaient désormais
sous sa coupe. A terme, cette volonté de s’intégrer aux cultures locales créa un
fossé entre lui et ses généraux, qui contribua à l’isoler.
Quoi qu’il en soit, beaucoup s’accordent sur l’idée qu’Alexandre, surtout
après son passage en Egypte, tutoyait les dieux dans son esprit et que ce
syndrome ne fit que s’amplifier avec le temps. En tout état de cause, la
composante psychique du personnage demeure un point d’interrogation qui
contribue, tout autant que les faits tangibles, à sa légende et nourrit l’intérêt
indéfectible que suscite son histoire.
Au-delà du jugement personnel qu’on peut porter sur l’homme et qu’il est
difficile de soustraire aux préjugés de l’époque et à son contexte intellectuel et
culturel, quel bilan tirer de cette aventure et comment la comparer à toutes celles
que nous avons choisi d’examiner dans cet ouvrage ?
En deux mots, le phénomène le plus frappant est l’ampleur de celle-ci et son
extrême compression dans le temps : c’est le nombre de batailles et le nombre de
victoires glanées, le nombre de sièges entrepris, le nombre de kilomètres
parcourus lors de cette odyssée, la multiplicité et la diversité des adversaires
anéantis et, surtout, la rapidité avec laquelle tout cela fut accompli.
Alexandre possédait toutes les qualités des grands capitaines, toutes celles
des grands conquérants, toutes celles des grands chefs d’Etat. Il réalisa en
l’espace d’une décennie – et sur l’espace d’un continent – ce qu’un agrégat
virtuel de César, Saladin et Napoléon aurait accompli sur un demi-siècle ou plus,
et encore ! Il parvint en deux ou trois ans à subjuguer une zone, parmi d’autres,
que la superpuissance britannique mettra près d’un siècle à soumettre et qui fera
plier l’URSS puis les Etats-Unis, les deux superpuissances de l’ère moderne.
Pour toutes ces raisons, Alexandre est incomparable, et c’est pourquoi il
trône sans rival au-dessus de la pléiade d’individus, tous aussi extraordinaires les
uns que les autres, qui figurent dans ce livre. Pour tous ces hommes ou presque,
il fut un exemple et un modèle qu’aucun, finalement, ne put jamais égaler.
Alexandre se croyait un dieu. Peut-être, en fin de compte, en était-il un.
Chapitre 2

Hannibal, l’esthète de la guerre


247 av. J.-C. – 183 av. J.-C.

Dans la ville d’Ephèse, par un bel après-midi ensoleillé, deux hommes


conversent. De quoi parlent-ils ? De leur santé peut-être, de la brièveté de la vie,
de la guerre et de la paix, d’Alexandre et de Pyrrhus si l’on en croit Tite-Live. Ils
ne se sont pas revus depuis longtemps, neuf ans très exactement, qui doivent
paraître pour l’un et pour l’autre une éternité. Là, à Zama, dans l’actuelle
Tunisie, en l’an 202 avant notre ère, les deux hommes, Scipion et Hannibal,
avaient scellé le destin de leurs pays, Carthage pour l’un, Rome pour l’autre.
« Jamais, dira Polybe, on ne vit en présence armées plus intrépides, généraux
plus heureux et plus exercés à l’art militaire. » Après la bataille, âpre, décisive et
dramatique, ils s’étaient quittés, l’un pour l’exil, l’autre pour les acclamations
d’un peuple en liesse, tous les deux pour la gloire et la postérité. Ce jour-là,
Scipion, devenu depuis « l’Africain », avait réussi l’improbable exploit de
vaincre l’un des plus grands capitaines de tous les temps, Hannibal, celui-là
même, qui, quelques années plus tôt, avait mis la grande Rome à genoux après
une série de victoires époustouflantes conclues par le plus grand chef-d’œuvre
de l’histoire de la guerre, la « manœuvre de Cannes ».
Les deux hommes ont-ils évoqué leur confrontation ? Ou ont-ils préféré par
pudeur éviter un sujet trop sensible ? Il commence à se faire tard. Scipion doit
partir. Ils se saluent, une dernière fois. Ils ne se reverront plus. Scipion, le plus
jeune des deux, disparaîtra le premier, suivi un an plus tard par Hannibal, qui
préfère mettre fin à ses jours plutôt que de subir l’ignominie de se faire capturer
par une escouade de légionnaires qui tentent d’investir sa maison. Quelques
années plus tard, un autre Scipion, neveu du premier, reviendra à Carthage à la
tête des légions romaines pour enfoncer le clou. Avec lui se conclura de manière
tragique ce duel au sommet pour la suprématie de la Méditerranée. Alors que
Carthage vivait là ses dernières heures, qu’il dut paraître loin le moment où, un
demi-siècle plus tôt, Hannibal avait semblé sur le point de remporter cette
guerre !
Au même titre qu’Alexandre, Hannibal fait partie des incontournables
figures de l’histoire de la guerre et son nom est associé pour toujours à
l’événement qui permit l’émergence de la superpuissance romaine : les guerres
puniques. Comme beaucoup de sociétés nées par le conflit, Rome forgea son
identité dans la violence. Exception faite des invasions barbares, qui érodèrent
l’empire lorsqu’il était en bout de course, la menace carthaginoise telle qu’elle
s’exprima au IIIe siècle avant notre ère fut bien le danger le plus sérieux auquel
Rome se vit confrontée durant sa longue histoire (à laquelle nous n’associons pas
ici Byzance, qui connut d’autres tourments). Et même si le conflit se déroula en
trois étapes distinctes, il atteint son paroxysme lors de la deuxième guerre avec
la série d’actions extraordinaires entreprise par le généralissime carthaginois. Si
Scipion l’Africain fut bien le sauveur de Rome, c’est Hannibal qui fut le héros
de cette tragédie humaine dont le dernier acte lui fut fatal. Pour ces raisons,
Hannibal est un rouage essentiel du mythe fondateur de la Rome impérieuse puis
impériale.
La série de conflits que l’on désigne sous le vocable de guerres puniques (du
mot poenicus = phénicien = carthaginois) est l’un des événements parmi les plus
dramatiques de l’Antiquité. Jusqu’à un passé récent, l’histoire de ces guerres, et
tout particulièrement la deuxème, faisait partie intégrante du cursus scolaire des
systèmes éducatifs occidentaux : quel lycéen, dans les années 1950, ne
connaissait le fameux « Delenda Carthago est » (« Carthage doit être détruite »),
que Caton martelait à chacune de ses allocutions lors de la phase finale du
conflit ?
Curieux destin posthume que celui d’Hannibal. Alors que la civilisation
occidentale s’est concentrée avec application sur les grands personnages qu’elle
a pu produire au fil des siècles au détriment de ceux issus d’autres cultures, elle a
toujours considéré Hannibal comme l’égal de ses héros les plus illustres. Nul
doute que l’explication tient surtout au fait que ce personnage considéré, à juste
titre, comme l’un des plus grands stratèges de tous les temps, fut celui qui fit
trembler la grande Rome et, par ce fait, laissa une empreinte indélébile sur la
conscience collective du peuple romain. Mais la marque d’Hannibal n’est pas la
même que celle d’Attila, cet autre pourfendeur de légionnaires resté lui aussi
dans toutes les mémoires, et le premier bénéficie d’une aura qui fait défaut au
second, malgré la terreur que ce dernier inspira lui aussi.
Rares furent les cultures qui, en l’espace d’un instant, furent complètement
évacuées de la marche de l’histoire et Carthage fait partie de celles-là. Ce qui
reste de la ville de Carthage apparaît aujourd’hui sous les traits de la cité
romaine qui s’y substitua. Quant à la trace de son ressortissant le plus célèbre,
elle ne nous est perceptible que grâce aux relations écrites par ses bourreaux,
seule raison pour laquelle Hannibal a pu survivre dans la mémoire, Carthage
n’ayant elle-même pratiquement rien laissé, et pour cause, qui soit passé à la
postérité. Pour autant, l’image que nous ont transmise les auteurs latins de celui
qui fut, durant de longues années, lui-même le bourreau des armées romaines et
une véritable menace existentielle sur le pays, cette image est globalement
positive. Et, de fait, son ultime défaite face à Scipion ne semble avoir en rien
entaché l’aura qui l’accompagne. Au sein de l’historiographie militaire, il occupe
une place égale ou presque à celle d’Alexandre, au-dessus de tous les autres
personnages incontournables de la guerre, César et Napoléon compris, sans
même parler de Scipion l’Africain qui, face à face, lui fut supérieur. Avec Gengis
Khan et, surtout, Saladin, Hannibal est l’un des rares capitaines non occidentaux
à avoir obtenu un tel statut. Pourquoi donc tant de faveurs ?
Plusieurs raisons à cela. La première tient au contexte politique et culturel
durant lequel intervient son action. L’époque est celle où Rome cherche à
s’imposer, durablement, comme la première puissance du monde méditerranéen
et Hannibal est le principal obstacle à cet objectif. Par ailleurs, le conflit qui
oppose Carthage à Rome est un conflit violent, dur et long dont on sait que
l’issue va déterminer l’avenir de la région. Rares, en fin de compte, sont les
guerres qui transforment complètement le paysage géopolitique. L’Empire
ottoman et surtout la Chine et la Perse prouvèrent à maintes reprises combien
une civilisation qui a de l’épaisseur peut absorber culturellement des adversaires
qui lui sont militairement supérieurs.
Rien de tout cela avec les guerres puniques qui, pour utiliser une expression
moderne, constituaient fondamentalement un jeu à somme nulle, laquelle ne
pouvait en toute probabilité se terminer que par la destruction totale de l’un des
deux protagonistes. Et, de toute manière, Carthage n’avait probablement pas
l’épaisseur suffisante pour survivre à une telle défaite, d’autant qu’elle s’était
consumée tout entière dans ce long conflit. Déjà, on voit qu’au terme de la
première guerre punique, elle avait bien failli sombrer corps et âme dans la
guerre civile.
Rome étant une civilisation de l’écrit, qui plus est, autocentrée, il était
logique qu’elle consacre de nombreux textes à ce qui fut l’un des événements les
plus dramatiques de son histoire. Société aristocratique portée sur l’exploit
individuel, il était tout aussi compréhensible que son interprétation de
l’événement se concentre sur ses figures les plus emblématiques. On sait que les
auteurs latins se focalisaient davantage sur les hommes et sur les événements
ponctuels que sur les lames de fond socio-économiques qui avaient pu nourrir le
conflit. Dans la mesure où le système politique romain avait tendance à diluer le
visage de ceux qui étaient en charge de gouverner le pays et de le défendre, c’est
naturellement vers la figure la plus charismatique et la plus emblématique de la
période que s’est focalisée l’attention des historiens. L’historiographie antique
ayant une vocation littéraire autant que scientifique, la figure d’Hannibal y
occupait une tout autre portée que celles des consuls souvent insipides qui se
relayaient à la tête des armées romaines.
Enfin, l’attention portée sur Hannibal par les historiens latins tient aussi à un
phénomène relativement objectif qui a trait à ses qualités militaires
exceptionnelles et aux exploits qui entourèrent nombre de ses victoires. Hannibal
ne se contentait pas de remporter des batailles. Il remportait des batailles dans
des conditions qui lui étaient souvent défavorables et il semblait capable de
réitérer ses exploits alors qu’un seul d’entre eux eût suffi pour lui garantir une
place de choix parmi les plus grands chefs de guerre de l’histoire. Pour
couronner le tout, il fut l’architecte et le maître d’œuvre de ce qui est considéré
comme l’ultime chef-d’œuvre stratégique de tous les temps, celui que tous les
grands généraux ont rêvé d’imiter un jour, celui auquel sont comparés les autres
grands chefs-d’œuvre militaires qui ont marqué l’histoire de la guerre comme
Leuctres (Epaminondas), Turckheim (Turenne), Blenheim (Marlborough et
Eugène de Savoie), Leuthen (Frédéric le Grand), ou encore Austerlitz
(Napoléon).
C’est dans le sud de l’Italie, à Cannes, ou Cannae, le 2 août 216,
qu’Hannibal infligea à l’armée romaine l’une des défaites parmi les plus
marquantes de son histoire, et c’est là qu’il réalisa ce qui restera dans les esprits
comme la plus belle manœuvre de tous les temps, la seule peut-être qui
transcende toutes les époques, toutes les cultures, tous les contextes
géostratégiques, économiques et technologiques. Pour exemple, au XIXe siècle,
alors que la révolution napoléonienne et la révolution industrielle avaient
considérablement modifié la donne stratégique, l’Allemand Alfred von
Schlieffen consacrera des dizaines d’années à étudier la bataille de Cannes dans
l’espoir de formuler un plan d’attaque imparable contre la France (Moltke « le
Jeune » – le neveu de « l’Ancien » –, qui mettra ce plan en œuvre en 1914,
essuiera un échec inversement proportionnel à la mesure de l’attente que suscita
cette perspective). Un peu plus tard, durant les années 1930, les stratégistes
soviétiques se focalisèrent eux aussi sur cette bataille dans le contexte de la
nouvelle stratégie opérationnelle qu’ils tâchaient d’élaborer à cette époque et ils
réitéreront d’une certaine façon la manœuvre, de manière moins esthétique
qu’Hannibal mais sur une plus grande échelle, dans le cadre de l’affrontement
épique de Stalingrad. Plus récemment, en 1991, lors de la guerre du Golfe, le
chef de la coalition anti-irakienne, Norman Schwarzkopf, disait s’être inspiré de
Cannes pour formuler son offensive et il regrettera lors d’un entretien avoir reçu
l’ordre d’arrêter ce qui « était en passe de devenir littéralement une bataille de
Cannes, une bataille d’anéantissement1 ». Le général Eisenhower résumera ainsi
cette fascination qui a perduré dans le temps : « Tout commandant sur le terrain
recherche une bataille d’anéantissement. Suivant que les conditions le
permettent, il cherche à recréer pour la guerre moderne l’exemple classique de
Cannes. »
La guerre est un art ou une science pratiques et ses utopies se doivent de
rester ancrées dans une certaine réalité. L’idéal du guerrier, contrairement à celui
du philosophe, est donc fondé sur un événement réel et cet événement est la
manœuvre de Cannes. C’est à partir de lui que sont comparés tous les autres
affrontements, à partir de lui que sont définis les plans stratégiques les plus
ambitieux. Il est intéressant de comparer ce cas d’école de la stratégie
occidentale à l’idéal de la victoire exposé par les théoriciens militaires chinois.
L’idéal stratégique confucéen, dont le théoricien le plus célèbre est Sun Tzu,
s’articule autour d’un étouffement de l’adversaire réalisé avec l’usage le plus
restreint de la force. L’idéal occidental, tel qu’il est incarné par Cannes, est un
anéantissement brutal de l’ennemi accompli par une exploitation maximale de la
force disponible. Dans les deux cas cependant, on cherche à paralyser
l’adversaire et l’encerclement total de son armée est le meilleur moyen
d’accomplir cet objectif.
Les généraux, les stratégistes et les historiens de la guerre ont besoin d’un
idéal auquel se confronter, et comme tous les idéaux, celui-ci reste et restera
inatteignable. La bataille de Cannes est un événement exclusivement militaire,
totalement détaché de la politique. Et c’est dans ces termes qu’elle est perçue.
Cannes ne fut en rien décisive et on peut aisément argumenter que les
conséquences politiques de la bataille furent un échec pour Hannibal, dans la
mesure où il ne put ou ne sut exploiter cette victoire politiquement. Zama,
théâtre de la défaite d’Hannibal face à Scipion (– 202), qui fut une bataille
réellement décisive, jouit d’un prestige beaucoup moins grand en fin de compte
que Cannes, dont les effets politiques furent pourtant bien moindres.
Mais peu importe en définitive. Le fait qu’Hannibal ne chercha pas à
exploiter sa victoire contribua peut-être aussi à son prestige. L’exploitation
politique d’un succès militaire, bien qu’elle réponde à la dialectique de la
politique et de la guerre, a toujours été perçue, tout au moins en Occident,
comme quelque chose de fondamentalement immoral, comme si une cupidité
politique malsaine et presque déplacée motivait cette violence. Au contraire, dès
lors que la guerre est envisagée comme un duel à grande échelle entre deux
peuples appelés par une raison supérieure à se battre jusqu’à la mort, la
dimension esthétique de la lutte semble justifier à certains égards cet étalage de
violence. Cette fascination pour l’esthétique du combat est partie intégrante de
presque toutes les cultures et, aujourd’hui encore, elle se perpétue dans nos
sociétés pourtant foncièrement attachées à la paix et rétives à l’usage de la force.
Le grand capitaine est, on l’oublie parfois, un artiste appelé à défendre cette
esthétique singulière, d’où des choix qui vont parfois à l’encontre de certains
calculs (souvent défendus par les états-majors), comme le refus d’Alexandre
d’attaquer Darius la nuit. Nous avons vu comment cette dimension artistique fait
partie intégrante du génie guerrier et c’est elle qui confère au général
d’exception sa qualité de « grand capitaine » : Napoléon, qui subit son propre
« Zama » à Waterloo (avec des conséquences, pour son pays, infiniment moins
dramatiques que pour Carthage), reste l’homme d’Austerlitz et ni Koutouzov, ni
Blücher, ni Wellington ne sont considérés comme ses égaux. Comme le
soulignait l’historien britannique B. H. Liddell Hart à propos d’Hannibal, il y a
presque un siècle déjà, « pour la permanence de la réputation, un homme
d’action doit faire appel aux émotions et pas seulement à la raison2 ». Et lorsqu’il
tenta crânement de présenter Scipion l’Africain comme supérieur à Hannibal (et
à Napoléon), le même Liddell Hart ne convainquit que peu de monde et cet
effort louable mais futile n’a fait que contribuer encore davantage à la légende
d’Hannibal. Mais Scipion, qui fut un très grand stratège, n’était pas à proprement
parler un esthète de la guerre… Au XXe siècle, le général Erwin Rommel,
pourtant dominé par Montgomery dans la fameuse guerre du désert, incarna ce
type de personnage et plus que tout autre figure militaire de notre époque, et bien
qu’il ait porté l’uniforme nazi, continue de fasciner le public. A contrario,
Joukov et Manstein, qui furent peut-être les deux stratèges les plus incisifs de la
période, jouissent d’une notoriété inférieure à celle de Rommel ou de Lawrence
d’Arabie. Le romantisme et la dimension romanesque de ce dernier ont fait de sa
mission stratégiquement secondaire l’une des aventures militaires les plus
marquantes du XXe siècle, dont Hollywood sut intelligemment prendre la mesure
avec le célèbre film de David Lean (1962). Aux yeux du public américain plus
que jamais fasciné par la guerre de Sécession, Robert E. Lee, le général sudiste,
revêt bien plus d’intérêt que son adversaire et architecte de la victoire de
l’Union, Ulysses S. Grant.

Les guerres puniques

La région du nord des Etats-Unis, proche du Canada, où je réside, présente


une particularité toponymique singulière. De fait, cette zone rurale et peu
peuplée aux bords du lac Ontario, est parsemée de noms tout droit sortis des
pages de Polybe ou de Plutarque : Syracuse, Rome, Utica (Utique), mais aussi
Fabius, Manlius, Camillus, Metellus, Marcellus ou encore Carthage et Hannibal.
Pourtant, cette région excessivement froide, explorée par Samuel de Champlain
au début du XVIIe siècle, puis investie au tournant du XIXe siècle par des
Hollandais et huguenots au service de la Compagnie des Indes, ne rappelle en
rien le théâtre méditerranéen où eurent lieu les trois conflits entre Rome et
Carthage. Ces noms, qui, aujourd’hui, n’évoquent pratiquement rien aux
habitants de ces agglomérations, témoignent de l’importance qu’eurent ces
guerres dans notre mémoire collective, y compris à un moment important de
l’histoire américaine, de ce côté-ci de l’Atlantique. Le phénomène rappelle
surtout combien la culture occidentale populaire fut longtemps imprégnée de
l’héritage de la Grèce et de Rome, combien aussi cette culture a pu se construire
dans le conflit contre l’« Autre », l’« Asiatique » (le Perse) ou l’« Africain » (le
Carthaginois), et d’une certaine manière par rapport à lui.
Cette culture est dominatrice et, aussi, fondamentalement impérialiste,
phénomène d’autant plus remarquable que la particularité de l’Europe moderne
est de s’être développée politiquement en dehors du moule impérial (auquel s’est
longtemps rattachée l’Eglise), ce qui explique que, malgré tout, le modèle
instauré par Alexandre et développé par Rome est resté ancré dans notre culture.
Nous avons vu qu’Alexandre se substitua à l’Empire perse, mais sans chercher,
au contraire, à l’anéantir. Rome alla plus loin et il lui fallut effacer jusqu’à la
trace physique de l’adversaire, en l’occurrence Carthage, avant d’occuper son
espace. Les villes américaines de Syracuse, de Rome et d’Utica sont aujourd’hui
sur l’emplacement même de villages occupés jadis par les Iroquois. Le Destiny
Mall de Syracuse, dans l’Etat de New York, un insipide centre commercial, est
sur le lieu même du village fortifié iroquois que les hommes de Champlain, avec
leurs alliés algonquins, avaient attaqué, en vain, le 11 octobre 1615 : comme à
Carthage, on s’est ingénié ici à oblitérer le passé et à imposer sa civilisation…
Les guerres puniques furent pour l’Antiquité gréco-latine ce que les deux
guerres mondiales sont au monde d’aujourd’hui : un conflit cataclysmique. Elles
opposèrent deux superpuissances, deux civilisations, deux cultures stratégiques.
Et, si ce conflit fut causé par la rivalité hégémonique entre deux superpuissances,
il fut aussi nourri par la rancœur, le ressentiment, la haine, la soif de vengeance.
Si la guerre commença comme une lutte classique pour la suprématie régionale,
elle se transforma en une guerre passionnelle qui ne pouvait plus déboucher que
sur l’annihilation d’un des deux protagonistes. Sur les trois guerres ou, si l’on
préfère, les trois moments que compta le conflit, la troisième guerre ne fut en
réalité qu’une sorte de postface à la deuxième, celle-ci ayant scellé pour de bon
le sort de Carthage. L’apogée du conflit se situa durant la deuxième guerre
lorsque Hannibal faillit anéantir Rome et remporter le duel. Mais, contre toute
attente, il ne sut pas profiter – le thème fait débat depuis plus de deux mille ans –
de ses succès militaires pour remporter la victoire finale alors que celle-ci
semblait lui tendre les bras. L’opportunité passée, Rome put grâce à Scipion
retourner une situation qui paraissait désespérée pour finalement remporter la
guerre. Quelques années après l’immense victoire de Zama, Rome initiera ce
qu’on appellerait aujourd’hui une guerre préemptive en allant raser la ville de
Carthage et exterminer ses habitants. Ainsi se terminera l’épisode des guerres
puniques, avec la disparition d’une civilisation et l’écrasement d’un peuple dont
la culture et la langue subsisteront un moment avant d’être définitivement
engloutis dans la tourmente de l’histoire.
Depuis Thucydide et sa relation de la guerre du Péloponnèse, les causes à
l’origine des grands conflits fascinent les historiens. Le centenaire de la Première
Guerre mondiale et les nombreuses études qui ont accompagné les œuvres de
mémoire de ce conflit illustrent la difficulté inhérente à ce type d’entreprise. Les
causes profondes des conflits sont souvent complexes dès lors qu’on tente d’aller
au-delà des événements directement liés au déclenchement des hostilités. Or, si
la difficulté est déjà considérable lorsque l’on traite de conflits contemporains,
elle l’est encore plus lorsque l’on analyse des guerres ayant eu lieu il y a des
centaines ou des milliers d’années. Les guerres puniques, même si elles sont
comparativement bien documentées par les historiens grecs et romains de la
période, certains ayant même pris part au conflit (comme Polybe, le plus fiable
d’entre eux), n’échappent pas à ces difficultés, et comme pour la guerre du
Péloponnèse, il est compliqué de trouver des causes autres que celles avancées
par les observateurs de l’époque. Au-delà de leurs propres préjugés personnels et
culturels et de leur méconnaissance de certains aspects du conflit, ils
bénéficiaient d’un ressenti et d’une connaissance du terrain qui ne nous sont plus
accessibles.
D’après les descriptions détaillées des événements de l’époque – et
rappelons que les guerres puniques furent parmi les plus commentées de
l’Antiquité –, les origines de la guerre entre Carthage et Rome sont à rechercher
tout d’abord dans un contexte géopolitique belliqueux et tendu en Méditerranée3.
Faute de disposer d’une chape de plomb impériale susceptible d’imposer la paix
par la force, l’espace méditerranéen était ouvert et fragmenté. Au sein de cet
espace, deux puissances, Rome et Carthage, jouaient les arbitres politiques
auprès des nombreux acteurs, qui eux-mêmes se disputaient pouvoir ou territoire
à quelque niveau que ce soit. Comme pour la Première Guerre mondiale, le jeu
des alliances était complexe, fluctuant et potentiellement explosif. Dotées de
flottes et d’armées imposantes, Rome et Carthage reposaient toutes deux sur des
structures politiques et économiques suffisamment solides pour entretenir des
ambitions à long terme, et le cas échéant mener des guerres dans la durée. A
partir de là, le jeu des alliances, les ambitions publiques des deux nations, les
ambitions personnelles des dirigeants, les animosités et les ressentiments de tout
poil pesèrent dans cette fragile balance et poussèrent les deux puissances
hégémoniques l’une contre l’autre.
Dans ce contexte volatile, la guerre, semble-t-il, était inévitable, d’autant
qu’aucune des deux nations ne rechignait à employer les armes. Pour un pays
ambitieux et disposant des moyens de ses ambitions, la guerre était un élément
usuel de la politique dont le but était de conduire à négocier une meilleure
« paix », en d’autres termes, une meilleure situation géopolitique, en attendant le
prochain conflit. A cette époque, la paix n’était dans les faits qu’« une trêve entre
deux guerres », correspondant à l’expression qui fera florès auprès des
théoriciens de la realpolitik.
Au début des hostilités, Carthage était la puissance établie, celle qui éclairait
de son éclat l’espace méditerranéen. En comparaison, Rome faisait presque
figure de ville provinciale. Mais la République était ambitieuse et elle ne désirait
rien de moins que supplanter celle qu’elle considérait comme sa rivale naturelle.
Carthage, dynamique sur le plan économique, disposait d’une flotte lui assurant
la maîtrise des mers. Ses chantiers navals, modernes et à la pointe du progrès en
matière de techniques de production, lui permettaient de construire des navires à
une vitesse considérablement supérieure à tout ce qui pouvait se faire à l’époque.
Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, Rome était dominée par
Carthage. De récentes découvertes archéologiques semblent indiquer que
Carthage avait inventé des méthodes de production extrêmement efficaces
basées sur un système de pièces préfabriquées. Il semble que l’équilibre des
forces ait changé lorsque les Romains s’emparèrent fortuitement d’un navire
carthaginois, découvrant là les méthodes de production de l’adversaire, qu’ils
s’empressèrent de copier. Très vite, leur flotte égala celle de Carthage, puis la
dépassa : ce fut là le tournant de la guerre et, à son terme, c’est Rome qui détint
la maîtrise des mers, et avec elle la suprématie géostratégique de cet immense
espace. Comme le résume l’historien Yann Le Bohec : « L’existence de la
marine la plus puissante de l’époque venait d’être révélée au monde étonné. Un
nouvel ordre s’établit en Méditerranée. A partir de 241, “l’empire de la mer”, ce
n’est plus Carthage. A partir de 241, “l’empire de la mer”, c’est Rome4. » Plus
tard, avec Scipion, les Romains copieront une nouvelle fois les méthodes de
l’adversaire, plus spécifiquement celles, en matière de stratégie, d’Hannibal,
qu’ils prendront à son propre jeu.
La guerre, dont la Sicile, très riche à cette époque, avait été l’enjeu
stratégique principal, s’était conclue par des accords de paix qui n’avaient pas du
tout satisfait l’un des principaux protagonistes, Hamilcar Barca. Invaincu sur le
terrain en Sicile, le généralissime carthaginois avait vu l’île soumise au contrôle
de l’adversaire lors des négociations diplomatiques qui avaient suivi la fin des
combats. Au fil des mois et des années qui suivirent la fin du conflit, son
ressentiment ne fit que grandir, attisé probablement par la guerre civile qui avait
frappé le pays avec la très violente révolte des Mercenaires. Rongé par cette
rancœur, il transmit son désir de vengeance et sa haine de Rome à son fils,
Hannibal. D’après Tite-Live, Hamilcar aurait fait jurer à celui-ci une haine
inextinguible envers Rome, et selon l’historien romain, les passions auraient joué
dans ce conflit un rôle crucial :
« Peut-être même y eut-il plus de haines encore que de forces engagées dans
cette lutte. Les Romains s’indignaient que les vaincus reprissent l’offensive
contre les vainqueurs ; les Carthaginois se persuadaient qu’on les traitait avec
tyrannie et cupidité. On raconte même qu’Hannibal, à peine âgé de neuf ans […]
fut conduit par lui près de l’autel où il offrait un sacrifice avant de passer en
Espagne avec ses troupes, au lendemain de ses succès en Afrique ; là, l’enfant
s’engagea par serment, en étendant la main sur la victime, à devenir, le plus tôt
qu’il le pourrait, l’ennemi du peuple romain. L’âme altière d’Hannibal ne
pouvait se consoler de la perte de la Sicile et de la Sardaigne : selon lui, un
désespoir trop prompt avait fait livrer la Sicile ; quant à la Sardaigne, les
Romains avaient profité des troubles de l’Afrique pour l’enlever perfidement et
lui imposer un nouveau tribut5. »
Trop jeune pour succéder à son père à sa disparition, Hannibal accéda au
pouvoir suprême (– 221) un peu plus tard avec la disparition d’Hasdrubal, le
successeur d’Hamilcar. Il avait alors vingt-six ans. La guerre, qui avait laissé
Carthage exsangue sur le plan économique, avait permis au clan des Barcides,
celui d’Hamilcar et d’Hannibal donc, de s’imposer politiquement au détriment
des gouvernants de l’Ancien Régime qui, de leur côté, prônaient le compromis,
pour ne pas dire la compromission, avec Rome. Le pouvoir d’Hamilcar et de ses
successeurs reposait donc globalement sur la volonté, si ce n’est la promesse,
d’en découdre avec Rome et de récupérer les territoires et la puissance perdus,
ainsi que l’honneur bafoué.
Les mauvaises paix débouchent généralement sur des conflits encore plus
violents que ceux qu’elles sont censées conclure, et les accords conclus entre
Rome et Carthage à l’issue de la première guerre ne firent pas exception à la
règle. Le premier entre-deux-guerres s’étendit sur une vingtaine d’années, soit le
temps qu’il faut à une nation vaincue pour se reconstruire.
Pour Polybe, le déclenchement de la guerre tenait essentiellement à trois
causes : le ressentiment grandissant d’Hamilcar que nous venons d’évoquer ;
l’invasion par les troupes romaines de la Sardaigne au moment même où la
révolte des Mercenaires battait son plein, timing jugé comme répréhensible à
Carthage et qui n’avait fait qu’attiser encore plus le ressentiment antiromain ; la
montée en puissance de Carthage en Espagne, qui avait conforté ses dirigeants
sur ses capacités à contester l’hégémonie croissante de Rome. En somme,
Carthage disposait à la fois des motivations et des moyens pour reprendre les
hostilités contre sa rivale. Cette dernière, qui avait poursuivi sa politique
impériale, profitant notamment des troubles qui affectaient Carthage, n’avait rien
fait pour éviter un nouveau conflit qui, encore une fois, semblait inévitable,
d’autant que personne ne chercha à l’éviter.
Au IIIe siècle av. J.-C., la guerre ne constituait pas, comme aujourd’hui, un
dernier recours lorsque toutes les autres voies avaient été explorées sans succès,
et elle n’était pas envisagée comme une faillite de la politique. Pour beaucoup,
elle offrait une opportunité et était perçue très positivement. « Très souvent,
souligne le Britannique Adrian Goldsworthy, les historiens tombent dans le piège
de juger les événements à l’aune des normes contemporaines, oubliant que
même les Etats les plus avancés de l’Antiquité partaient en guerre fréquemment
et avec enthousiasme, surtout lorsqu’ils pensaient l’emporter, et ils anticipaient
avec trépidation les profits que la victoire allait apporter6. » Du reste, une telle
attitude vis-à-vis de la violence guerrière n’est pas réservée au monde antique,
tant s’en faut, et les mentalités étaient encore empreintes de bellicisme en 1914
lorsque nombre d’appelés partirent, selon l’expression consacrée, « la fleur au
fusil ».

Deux cultures, deux armées

C’est Rome qui déclencha ouvertement les hostilités. Le prétexte fut la prise
de Saguntum en Espagne (Sagonte, dans le Valenciennois) par Hannibal. La ville
se trouvait en deçà, au sud, de la frontière définie par des accords conclus
quelques années plus tôt par Hasdrubal comme étant hors limite pour les
Carthaginois, cette frontière étant constituée par un fleuve du nord de l’Espagne,
l’Ebre. Donc, d’après ces accords, Hannibal n’était pas à proprement parler en
infraction. Mais Saguntum avait noué une alliance plus ou moins formelle avec
Rome et cette dernière jugea que cette action constituait une provocation et que
cela était suffisant pour réagir, ce qu’elle s’empressa de faire. La paix entre les
deux superpuissances avait duré vingt-trois ans.
Les deux armées étaient singulièrement différentes l’une de l’autre. L’armée
romaine était une armée citoyenne, qui s’articulait autour de son infanterie
lourde, la fameuse légion. C’était une armée homogène, solide, qui avançait en
silence, dont la puissance provenait de sa masse, de la discipline et de la
cohésion de ses troupes. Par bien des aspects, elle annonçait les armées
modernes que nous connaissons aujourd’hui et elle fut effectivement le modèle
prôné par les stratégistes de la renaissance militaire des XVIe-XVIIe siècles, à
commencer par Machiavel. Rome avait innové par rapport à la phalange
macédonienne en donnant plus d’espace et de souplesse aux formations, dont les
rangs étaient donc moins serrés. Ce système, dit « manipulaire », permettait
d’exploiter la formation sur trois rangs ou chaque rang successif suppléait au
précédent. Ainsi, les soldats les moins expérimentés, les hastati ou hastats,
étaient placés devant, les principes, beaucoup plus aguerris, derrière eux, l’élite,
les triarii ou triaires, en dernier recours, d’où l’expression « Res ad triaro
rediit » (« On en était arrivé aux triarii ») signifiant combien le combat avait été
dur. Les deux premiers rangs étaient armés de glaives espagnols et de pilum
(javelots courts) alors que les triarii avaient une lance longue au lieu du pilum.
Une légion comptait à cette époque 1 200 vélites (infanterie légère), le même
nombre de hastati et de principes, et moitié moins de triarii, soit 4 200 hommes.
Un élément, souvent oublié ou mal perçu par les historiens de l’Antiquité qui
ne disposaient pas des données qui sont aujourd’hui en notre possession, tient au
dynamisme démographique de Rome. Beaucoup plus peuplée que Carthage, elle
disposait d’une réserve en hommes quasiment inépuisable qui lui conférait un
énorme avantage dans le cadre d’un conflit prolongé et d’une guerre d’usure,
d’autant plus que c’était une armée de fantassins, les troupes d’infanterie étant
notoirement plus faciles à préparer et à entraîner que les unités de cavalerie ou
que les archers et frondeurs. Nous verrons que ce facteur pèsera lourd dans la
balance de ce conflit.
Cette armée, d’une certaine façon, était supérieure à son haut
commandement, et il n’est pas exagéré de dire qu’elle compensait souvent par la
qualité de ses troupes un certain déficit de la part de ses généraux. Pratiquement
invincible dès lors qu’elle disposait d’un capitaine de talent à la barre, cette
armée restait pugnace et redoutable aux mains des nombreux consuls,
proconsuls, puis empereurs qui se succédèrent à sa tête aux cours des siècles. Au
regard de sa longue et glorieuse histoire – ponctuée, il est vrai, de quelques
sérieux revers –, il est significatif de constater combien est courte la liste des
grands capitaines qui lui sont associés. En résumé, la légion romaine privilégiait
le soldat et l’encadrement alors que son haut commandement, s’il était
généralement plutôt bon, était rarement extraordinaire.
Tout autre était l’armée carthaginoise, et chez elle la qualité du
commandement suprême était primordiale. Si la légion s’était spécialisée dans
un type particulier de soldats, l’armée carthaginoise était au contraire une
mosaïque de spécialistes en tous genres : fantassins ibériques, frondeurs
baléariques, cavaliers numides, pour citer les plus emblématiques. Le corps de
son infanterie était basé sur la phalange macédonienne et, comme chez
Alexandre, elle comptait sur la qualité de sa cavalerie pour forcer la décision.
Carthage ne bénéficiant pas de ressources humaines illimitées, son appareil
militaire reposait sur un encadrement carthaginois qui entourait des troupes
hétéroclites, multilingues et multiculturelles. Pour autant, ce système, dès lors
qu’il fonctionnait à plein régime, pouvait se révéler redoutable, et avec des
généraux comme Hamilcar et, surtout, Hannibal, il était foncièrement supérieur à
l’armée romaine dans la mesure où les options stratégiques qu’il offrait étaient
plus nombreuses et intéressantes que du côté romain. Le principal talon
d’Achille de cette armée était celui qui frappe toutes les armées mercenaires –
que dénoncera avec virulence Machiavel –, à savoir une grande difficulté à
contrôler et à gérer l’ensemble et le risque de séditions, de rébellions, de
désertions. La révolte des Mercenaires qui avait frappé Carthage après la
première guerre punique en était la meilleure illustration. Les mercenaires étant
par définition des professionnels de la guerre, ils sont notoirement difficiles à
gérer en temps de paix ou lorsque les combats sont trop espacés. Les Romains
sauront exploiter cette faiblesse.

Hannibal provoque l’adversaire

Qu’avait donc en tête Hannibal lorsqu’il s’empara de Saguntum ? Tout porte


à croire qu’il désirait pousser Rome vers le conflit. A moins qu’il n’ait voulu
tester l’adversaire pour jauger sa réactivité. Quoi qu’il en soit, la guerre était
enclenchée et les deux adversaires en étaient au point de non-retour. Rome
voyait là l’opportunité d’en terminer une fois pour toutes avec Carthage.
Hannibal pensait renverser la vapeur et récupérer ce qui avait été perdu, à
commencer par l’hégémonie en Méditerranée, c’est-à-dire l’essentiel. Toutefois,
privée de la maîtrise des mers, la puissance maritime (qui dépend de la mer pour
ses échanges commerciaux) qu’était traditionnellement Carthage ne pouvait
subir l’ascendant de la nouvelle puissance navale (qui exploite son hégémonie
sur les mers comme instrument de sa politique) qu’était devenue Rome. Au-delà
du ressentiment nourri par Hannibal, cette guerre était, d’un point de vue
géostratégique, dans la logique des choses. Pour Rome, puissance originellement
terrestre, l’implantation de Carthage sur le continent était inacceptable. La cause
principale de la guerre était donc à chercher dans le choc de deux impérialismes,
la prise de Saguntum ne fut que son prétexte7.
Contrairement à la première guerre punique, où Carthage bénéficiait au
départ de l’ascendant sur Rome, la deuxième guerre la voyait traîner un sérieux
handicap, qui n’était pas que psychologique. Coupé de la Méditerranée,
Hannibal n’avait d’autre solution pour projeter ses troupes contre Rome que
d’affronter l’adversaire sur terre. Mais celui-ci n’allait pas se laisser entraîner sur
le terrain de l’autre, en Espagne. Donc, le conflit avait toutes les chances de
prendre la forme d’une guerre larvée qui pourrait s’éterniser sans provoquer de
décision rapide. Telle n’était pas l’intention d’Hannibal, d’autant qu’avec son
armée de mercenaires une telle option l’aurait singulièrement désavantagé. Il lui
fallait donc frapper l’ennemi, et fort.
Pour Rome, un tel scénario était impensable. La flotte romaine pouvait
aisément déjouer une tentative d’invasion par les mers et une invasion terrestre
de l’armée carthaginoise était inconcevable tant les difficultés paraissaient
insurmontables. Tout la poussait à s’engager dans une guerre d’usure pour
laquelle la République était mieux armée que Carthage. En – 218, Rome ne sait
pas qu’elle va bientôt être confrontée à une crise monumentale, ni que
l’instigateur de celle-ci va la pousser dans ses derniers retranchements, avant
qu’elle ne réémerge miraculeusement avec ses forces décuplées.
On dit souvent qu’Hannibal fut un maître tacticien et un piètre stratège. Mais
encore faut-il s’entendre sur ce qu’on désigne par « stratégie » et, surtout, ne pas
confondre stratégie et « grande stratégie ». La stratégie, nous dit Clausewitz,
« est l’usage de l’engagement aux fins de la guerre. Elle doit donc fixer à
l’ensemble de l’acte de guerre un but qui corresponde à l’objet de guerre8 ». Or,
si l’on s’en tient à cette définition, Hannibal poursuit sa propre logique et sa
stratégie est irréprochable, et même brillante. Mais, nous dit encore Clausewitz,
« jamais une victoire ne peut avoir de grandes répercussions si elle n’est pas
exploitée9 ». Et c’est là qu’Hannibal décroche, peut-être parce qu’il n’a su ou pu
articuler et mettre en œuvre sa stratégie, peut-être parce qu’il n’a jamais compris
quels étaient les véritables enjeux de cette guerre, à savoir qu’elle ne pouvait
qu’aboutir à la destruction d’un des deux protagonistes, la logique voulant que
deux empires en phase d’expansion ne peuvent durablement coexister.
Ce qu’Hannibal ne comprendra jamais véritablement, semble-t-il, est la
« grande stratégie » de Rome. En somme, ses ambitions et ses motivations
géopolitiques. Hannibal fonde sa vision de la guerre sur ce qu’est un conflit à
son époque : un engagement militaire qui conduit à une négociation. Ce qu’il ne
voit pas, ce qu’il ne verra jamais, c’est que Rome suit un tout autre schéma :
Rome veut imposer un nouvel ordre du monde dont elle serait le principal,
l’unique moteur. En termes modernes, Rome cherche à imposer un modèle
universel et à le propager autour d’elle, par la force s’il le faut. Rome préfigure
Mahomet, Napoléon et Hitler. Elle prétend changer le monde. Hannibal pense
assurer par une grande victoire militaire la paix qui permettra à Carthage et à
Rome de coexister. Mais Rome ne souhaite pas simplement coexister. Elle n’a
qu’un souhait : anéantir Carthage, qui fait obstacle à ses ambitions. Elle ne
recherche pas la paix, ni la négociation. Elle ne veut que la victoire, la victoire
totale. Telle est sa « grande stratégie », c’est-à-dire la manière dont elle prétend
exploiter l’ensemble de ses ressources et de sa puissance, y compris militaire,
pour satisfaire ses objectifs politiques.
Mais la stratégie à proprement parler n’est pas la « grande stratégie » et dans
son acceptation purement militaire, en d’autres termes la stratégie telle que la
conçoit Hannibal, celui-ci a tout compris. Ce qu’il a compris, mieux que
personne avant lui peut-être, c’est que l’essence de la stratégie repose sur son
caractère paradoxal, c’est-à-dire sur le fait que ce qui semble logique et rationnel
ne l’est pas forcément alors que ce qui paraît irrationnel peut se révéler
stratégiquement vital : le duel inhérent à la confrontation infléchit de diverses
façons cette logique, au point, parfois, de la renverser totalement. Le stratégiste
américain Edward Luttwak nous explique ce paradoxe : « En matière de
stratégie, les contradictions sont omniprésentes : les mauvaises routes sont
bonnes parce que leur usage est imprévu, les victoires sont transformées en
défaites par surextension, ainsi que beaucoup d’autres choses semblables10. »
Du point de vue stratégique, l’offensive terrestre qui projette l’armée
carthaginoise sur les Pyrénées, puis les Alpes vers l’Italie est à la fois une folie et
un coup de génie. Logistiquement, c’est un cauchemar et un chef-d’œuvre. Le
passage du Rhône avec les éléphants est épique. Le franchissement des Alpes est
dramatique. En face, les Romains disposent d’un potentiel de plus d’un demi-
million d’hommes. Hannibal n’a avec lui qu’une petite fraction de ce nombre, et
une partie de ses hommes mourra en route avant même d’avoir été au contact de
l’ennemi. Les Romains sont chez eux, ils ont l’énorme avantage d’être en
position défensive. Hannibal est loin de ses bases, ses lignes de communication
sont tendues au maximum et il ne peut compter sur un appui stratégique ou
logistique de sa flotte.
Portrait d’Hannibal

Arrêtons-nous un moment sur le portrait d’Hannibal qu’ont pu en faire les


historiens. L’homme ne laisse pas indifférent et ces portraits sont à la fois
passionnels et contrastés. La plus célèbre description, celle de Tite-live, nous
dépeint un homme doté de grandes qualités physiques, ayant du « feu dans le
regard » et de l’« énergie dans le visage », mais dénué de grandeur morale, dans
la plus pure tradition romaine : « Une cruauté sans bornes, une perfidie plus que
punique ; pour lui, rien de vrai, rien de sacré, nulle crainte des dieux, nul respect
du serment, nulle religion. » Son approche de la guerre, mélange de finesse et de
brutalité, dérange visiblement, tout comme son appartenance à une autre culture,
qui suit d’autres codes. A travers les époques, les Occidentaux n’auront de cesse
de rabaisser ainsi leurs adversaires issus d’autres horizons culturels qui, pour la
plupart, ne dédaignaient pas d’employer toutes sortes de stratagèmes et de
stratégies indirectes pour vaincre l’ennemi, a fortiori lorsqu’ils étaient dans une
position d’infériorité numérique. Et dans ce domaine, Hannibal était un
champion, comme en atteste son omniprésence au sein du traité classique
consacré à ce sujet, Les Stratagèmes, écrit par Julius Frontin au Ier siècle.
Sur sa vie privée, on sait peu de chose, si ce n’est qu’il fut marié à une
certaine Imiliké, originaire d’Andalousie, avec qui il eut un fils. Pour la
postérité, Hannibal est donc un soldat et rien qu’un soldat, et c’est à ce titre qu’il
établit sa légende. Bien qu’appartenant à la caste dirigeante de son pays,
Hannibal fut un capitaine bien plus qu’un chef d’Etat et sa stratégie fut celle
d’un général et non d’un politique. En d’autres termes, contrairement à César,
par exemple, la guerre ne fut pas pour lui un instrument au service d’une
ambition politique. Par ailleurs, et contrairement encore à une majorité de grands
capitaines, il n’eut essentiellement qu’un seul adversaire. On ne peut dire avec
certitude s’il s’inspira d’un général en particulier, ou d’un art de la guerre.
Alexandre fut probablement l’un de ses modèles, ainsi que d’autres généraux
grecs comme Epaminondas, Pyrrhus et Philippe de Macédoine, et il fut
indéniablement marqué par l’expérience d’Hamilcar, son père, et de son
successeur, Hasdrubal. Surtout, il fut son propre stratège.
Sa stratégie, il n’est pas inutile de le souligner, surtout pour un général
carthaginois, était donc exclusivement axée sur l’armée de terre, la stratégie
navale étant totalement exclue de son grand projet. Mobilité et mouvement
étaient ses maîtres mots, tant dans le domaine de l’approche que durant la
bataille. Il n’essaya pas, comme nombre d’armées de cavaliers, d’effectuer des
séries de raids, suivis de retraits tactiques et stratégiques, puis encore d’autres
razzias pour, par un effet d’accumulation, éroder la volonté de l’adversaire et sa
capacité de résistance. Hannibal recherchait la grande bataille, la bataille
décisive susceptible de voir l’ennemi capituler. Sa stratégie, pour reprendre la
terminologie moderne, était une stratégie d’anéantissement, et non une stratégie
d’usure. L’anéantissement qu’il recherchait était celui d’une armée, pas d’un
peuple. Rome, qui pourtant deviendra la quintessence de la guerre totale et de la
stratégie d’anéantissement, fut à cette occasion contrainte par la force des
choses, et non sans susciter d’âpres débats à ce sujet, à adopter la stratégie
inverse, celle de l’usure.
Autre élément de la stratégie d’Hannibal, ce que les grands capitaines de la
guerre coloniale française que furent Gallieni et Lyautey désigneront comme la
« tache d’huile », soit l’idée que la victoire militaire assure une assise populaire
qui s’étend et se renforce avec chaque succès. Hannibal était persuadé que les
peuples réfractaires à l’autorité romaine se joindraient à sa cause dès lors qu’il
démontrerait son potentiel à vaincre les Romains, et que l’effet boule de neige
rendrait sa percée irrésistible. Il s’évertua donc à s’attirer des alliances plutôt
qu’à essayer de contraindre certains peuples à se joindre à lui. Pour cela, il lui
fallait d’abord marquer les esprits, ce qu’il fit en frappant l’ennemi là où il s’y
attendait le moins.

La guerre éclair

La stratégie d’Hannibal nous est familière dans la mesure où elle annonce


celle qu’adopteront les Allemands en 1914 puis en 1939-1940, et pour cause,
puisque initialement, le maître d’œuvre de cette stratégie, Schlieffen, s’était
directement inspiré du général carthaginois, tout comme Manstein en 1940. De
fait, le passage des Alpes avec ses éléphants était aussi improbable que celui des
chars dans les Ardennes, et sa poussée immédiate anticipait avec plus de deux
mille ans d’avance la guerre éclair, la fameuse Blitzkrieg orchestrée par la
Wehrmacht, avec les mêmes effets.
Alors que les deux généraux romains chargés de l’offensive, Tiberius
Sempronius Longus et Publius Cornelius Scipion (le père de Scipion
« l’Africain »), se préparaient à se projeter, l’un vers l’Espagne, l’autre vers la
Sicile, Hannibal avait remonté l’Espagne par l’intérieur des terres, traversé les
Pyrénées au col du Perthus (ou au col de la Perche), puis franchi le Rhône et
enfin les Alpes. En Espagne, il avait laissé 20 000 hommes à Hasdrubal, son
frère (à ne pas confondre avec l’autre Hasdrubal, « le Beau »), et 10 000 à
Hannon, plus un millier de cavaliers. Lui-même était passé en Gaule avec, outre
ses 37 éléphants, 60 000 fantassins et 11 000 cavaliers. Publius Scipion, qui
s’apprêtait à s’embarquer pour l’Espagne, eut vent qu’une armée carthaginoise
tentait de passer le Rhône et il partit sur-le-champ la rencontrer. Ce qu’il
rencontra fut un modeste détachement de 500 cavaliers numides qui effectuèrent
une rapide retraite stratégique, laissant ensuite se retirer le général romain,
convaincu qu’il venait de remporter une bataille décisive. Ainsi débarrassé de
l’adversaire, Hannibal pouvait poursuivre son chemin.
Nul ne sait quelle fut la route qu’emprunta alors l’armée d’Hannibal et le
mystère qui entoure ce chapitre de son histoire a généreusement contribué à
établir sa légende, et continue de le faire encore aujourd’hui. Dans ce domaine,
les théories abondent, désormais appuyées par diverses expérimentations de
terrain, éléphants parfois à l’appui, et nous n’entrerons pas ici dans ce débat par
ailleurs fascinant. Malgré le froid – le passage se fit au moins d’octobre – et les
difficultés rencontrées, l’armée passa l’obstacle. Pour autant, la troupe qui se
lança sans attendre sur Turin était réduite de moitié environ par rapport à l’armée
initiale, mais vingt et un éléphants avaient quand même survécu. De leur côté,
les populations italiennes étaient stupéfaites de voir ces soldats venus d’un autre
continent défiler sous leurs fenêtres et devant leurs champs. Face à la menace,
les Romains, qui avaient mobilisé six légions, avaient annulé l’expédition de
Tiberius Sempronius sur la Sicile et celui-ci s’était projeté sur Rimini. En
revanche, ils avaient maintenu l’expédition vers l’Espagne. Ils allaient bientôt
subir l’une des percées militaires les plus époustouflantes de l’histoire de la
guerre. Qu’ils soient parvenus au bout du compte à survivre à un tel choc est tout
aussi extraordinaire.

Bataille de la Trébie

La percée d’Hannibal s’étendit sur deux années (– 218 à – 216), qui se


traduisirent par une succession de victoires plus étourdissantes les unes que les
autres, dont les plus illustres furent les batailles de la Trébie, du lac Trasimène,
de Cannes enfin. D’autres victoires moins connues, comme celle du Tessin – la
première de la campagne d’Italie –, n’en furent pas moins importantes.
Ce combat – celui du Tessin – entre les avant-gardes, qui précéda la bataille
de la Trébie et celle du lac Trasimène, vit l’armée romaine singulièrement prise
de court. Dans un mouvement de panique suscité par l’effondrement de ses
capacités logistiques (le pont de bateaux qui servait de passage sur la Trébie
avait été emporté par les eaux), la légion subit des pertes lourdes, sans rapport
avec la nature de l’affrontement où le gros des troupes carthaginoises ne s’était
pas engagé. Pour couronner le tout, Scipion père se voyait grièvement blessé.
Scipion momentanément écarté du débat, Sempronius Longus entendit
profiter de la situation pour se couvrir de gloire, et c’est ainsi qu’il précipita les
événements. Certes, une victoire rapide sur Hannibal pouvait singulièrement
freiner l’élan carthaginois, tout en maintenant les diverses tribus locales,
gauloises ou latines, sous la tutelle de Rome. Mais la logique stratégique du
général romain était malgré tout dictée par ses ambitions personnelles et c’était
là un défaut inhérent à ces armées au commandement bicéphale par rotation.
Hannibal avait lui aussi intérêt à frapper un grand coup, d’autant que le
soutien qu’il espérait des locaux semblait bien moins assuré qu’il ne l’aurait
souhaité. Mais c’est là que tout le génie d’Hannibal s’exprima : alors que Longus
tentait de forcer la décision, Hannibal temporisa afin d’amener son armée dans
les meilleures conditions possibles. Après une première escarmouche, qui vit les
légions repousser une avant-garde carthaginoise, Hannibal se retira sagement
avec ses troupes dans son camp retranché pour éviter des pertes inutiles et mieux
préparer sa contre-offensive. Au contraire, ce modeste succès tactique avait
conforté Longus dans l’idée qu’il tenait l’ennemi à sa portée et son impatience
allait faire le jeu de son adversaire. D’après Polybe, il est vrai acquis à la cause
des Scipions, Scipion père aurait tenté de raisonner Longus pour éviter qu’il ne
se jette dans la gueule du loup. Que ce fait soit avéré ou pas, Longus opta pour la
voie qu’il s’était choisie. Dans la mesure où l’hiver approchait, le report de la
bataille aurait signifié le retour potentiel de Scipion aux affaires, ou, pire encore
pour Longus, un changement à la tête des armées avec la rotation des consuls-
généraux conforme à la loi romaine. Hannibal n’avait lui aucun souci à se faire
de ce côté-là, puisqu’il était le chef incontesté de l’armée carthaginoise.
C’est sur la plaine de la Trébie qu’Hannibal choisit d’attirer l’ennemi dans
un piège. Il désirait le forcer à traverser le cours d’eau, en crue soudaine, qui
transperçait la plaine, de manière à le fatiguer et à le désorganiser avant même le
combat. Pour ce faire, dès l’aube, il projeta des cavaliers vers le camp romain
pour les attirer dans sa souricière. Auparavant, durant la nuit, il avait dépêché
des hommes, 1 000 fantassins et autant de cavaliers, sous le commandement de
Magon, qui s’étaient cachés en marge de la voie qu’allaient normalement
emprunter les Romains de manière à les surprendre par l’arrière une fois le
combat commencé. Sur un théâtre découvert, ce stratagème était audacieux.
Alors que ces hommes attendaient dans leur camouflage et que les cavaliers se
lançaient sur le camp romain, le gros des troupes carthaginoises restait
calmement à l’intérieur de son camp, Hannibal s’assurant que ses hommes soient
bien reposés et correctement nourris avant l’affrontement.
Son plan fonctionna comme prévu. Longus répondit à la fausse attaque des
cavaliers numides, contre lesquels il lança sa légion. Avec le temps exécrable qui
couvrait le théâtre, les troupes romaines étaient transies par la pluie et par le
franchissement pénible du cours d’eau : « Alors et surtout au sortir de la rivière,
nous dit Tite-Live, leurs membres devinrent tellement engourdis qu’à peine
pouvaient-ils tenir leurs armes ; puis, à mesure que le jour avançait, la faim
ajoutait encore à leur épuisement. Pendant ce temps, les Carthaginois avaient fait
du feu devant leurs tentes, assoupli leurs membres avec l’huile distribuée dans
chaque bataillon, et pris paisiblement leur repas11. »
Dans la précipitation qui avait suivi l’attaque des Numides, les hommes de
Longus s’étaient élancés le ventre vide. De l’autre côté de la rivière, l’infanterie
légère, soit 8 000 hommes, cueillait les Romains. C’est à ce moment
qu’Hannibal donna l’ordre au reste de l’armée de se déployer, les hommes, soit
20 000 fantassins, devant marcher une courte distance, moins de 2 kilomètres, en
rangs serrés avant le point de contact. Les cavaliers numides, plus des auxiliaires
gaulois, montés eux aussi, se placèrent sur les flancs, 5 000 hommes et chevaux
de chaque côté. Les éléphants furent indiscutablement mis à contribution, mais
sans que l’on sache avec précision de quelle manière. En face, 16 000 à
18 000 légionnaires pouvaient compter sur le renfort de 20 000 troupes
d’infanterie lourde et 6 000 troupes d’infanterie légère, plus 4 000 cavaliers.
C’est sur les ailes, lors du combat de cavalerie, que l’armée romaine fut
surclassée, alors qu’au centre la légion tenait bon, malgré l’offensive surprise des
hommes de Magon sur l’arrière du dispositif romain, qui avait néanmoins jeté un
vent de confusion. Les légionnaires parvinrent même à enfoncer le centre
carthaginois, ce qui permit à un nombre important de soldats romains de se
retirer en bon ordre alors même que l’armée de Longus se désintégrait par les
ailes puis par les flancs. Mais, faute de réserves, Hannibal était incapable
d’exploiter pleinement un succès indiscutable. A Rome, on attribua cette défaite
à l’incompétence de Sempronius Longus, tout en se rassurant sur les capacités
intrinsèques de la légion.
La victoire d’Hannibal lui assurait un grand prestige auprès de ses troupes et
elle poussa les chefs gaulois alors hésitants à rejoindre sa cause.

Bataille du lac Trasimène

La bataille suivante eut lieu dans un tout autre contexte. Suivant la tradition,
l’armée romaine était conduite par deux nouveaux consuls, Cnaeus Servilius
Geminus et Caius Flaminius. C’est ce dernier qu’Hannibal allait affronter sur les
rives du lac Trasimène, à l’ouest de Pérouse, en Ombrie, au printemps ou au
début de l’été – 217, à une date incertaine qu’Ovide a arrêtée au 22 juin. Contre
toute attente, Hannibal avait une nouvelle fois poussé ses troupes au bout de
l’effort et son armée avait passé les Apennins et d’autres obstacles à une vitesse
défiant la raison, dans des conditions météorologiques difficiles. Hannibal avait
lui-même contracté une infection à l’œil qui allait le laisser borgne et qui
l’obligea, un temps, à se déplacer sur une litière montée sur le dernier éléphant
ayant survécu à la campagne. Ces efforts furent payants et ils lui permirent de
dicter les termes de l’engagement, face à un Flaminius dépassé par l’événement.
Après avoir reposé ses troupes et prospecté la zone pour trouver du fourrage,
Hannibal s’était projeté brusquement vers le sud dans l’espoir que Flaminius le
suivrait. Informé du caractère impétueux de son adversaire, il chercha à le
pousser à la faute et l’occasion se présenta au lac Trasimène, où il avait attiré
l’ennemi.
Le consul avait négligemment disposé ses troupes au bord du rivage nord du
lac. Hannibal avait placé les siennes sur les hauteurs, au nord lui aussi, face au
lac mais sans que, grâce au brouillard épais qui recouvrait les collines,
l’adversaire ait pu s’en rendre compte. Encore une fois, Hannibal était parvenu à
surprendre l’ennemi avec son dispositif, et pour le coup, il avait réussi à le faire
avec l’ensemble de son armée. Ainsi, sans même qu’il le sache, Flaminius était
pris en sandwich entre le lac et l’armée carthaginoise. Inconscient du danger
imminent, il n’avait même pas encore pris soin de ranger ses troupes en ordre de
bataille.
Alors que, vraisemblablement, un tremblement de terre secouait la région,
Hannibal lançait ses troupes. Ce jour-là, il avait choisi de mettre les Gaulois, ses
troupes les moins fiables, à contribution et ce furent eux qui connurent le plus
grand nombre de pertes. Au total, 1 500 à 2 000 soldats tombèrent ce jour-là côté
carthaginois, les Romains enregistrant dix fois plus de tués et disparus. Les
Gaulois, avec leurs longues chevelures, leurs barbes et leurs torses nus,
représentaient pour les Romains la quintessence du guerrier sauvage et
l’antithèse du soldat latin policé et froid. Mal armés – ils disposaient d’armes de
fortune, parfois uniquement des gourdins, la plupart du temps des boucliers en
bois et des épées de qualité inférieure – et indisciplinés, les Gaulois étaient,
comme les éléphants, une arme de choc destinée avant tout à jeter l’effroi parmi
les troupes ennemies mais dont il était difficile de contrôler les mouvements et
les réactions. Ce jour-là, Hannibal avait pressenti que l’impact psychologique
généré par l’apparition soudaine de ces hordes incontrôlables pourrait
conditionner tout l’affrontement, et ce fut effectivement ce qui se produisit.
De fait, la bataille, désastreuse pour les Romains, n’en avait pas vraiment été
une du fait qu’à la première offensive, les légionnaires avaient cédé à la panique,
nombre d’entre eux s’étant jeté dans le lac pour échapper à l’ennemi. Flaminius
trouva lui-même la mort de manière ignominieuse : une fois sa tête tranchée, un
guerrier celte s’en empara comme trophée12.
A Rome, ce fut encore une fois la stupeur, d’autant que la défaite avait été
encore plus écrasante qu’à la Trébie. Certes, on blâma Flaminius pour cet échec,
et l’intéressé ayant disparu, il ne put pas défendre son action auprès du Sénat,
mais il était évident que les troupes romaines avaient failli.
Des deux côtés, la bataille de Trasimène apporta des changements
importants : politiques chez les Romains, militaires chez les Carthaginois.
Généralement, ce sont les vaincus qui repensent la guerre, et dans ce domaine,
Hannibal est une exception notable. Durant la trêve hivernale, il reconsidéra tout
son schéma tactique et, s’éloignant du modèle macédonien de la phalange,
adopta celui des manipules de son adversaire. Si l’on considère que jusque-là,
son système avait produit deux grandes victoires, le fait est remarquable et peut-
être unique dans l’histoire. Ayant récupéré un arsenal considérable sur le champ
de bataille, où les légionnaires avaient abandonné leurs armes, Hannibal
disposait de surcroît du matériel adéquat pour modifier sa méthode.
A Rome, les décisions furent politiques plutôt que militaires, avec la
nomination d’un dictateur, Quintus Fabius, investi des pleins pouvoirs, qui avait
préalablement alerté Flaminius des dangers posés par une confrontation directe
avec Hannibal. Fabius adopta une stratégie dilatoire – d’où son surnom,
Cunctator, « le Temporisateur » – qui le fit suivre l’armée d’Hannibal à travers
l’Italie dans l’espoir qu’elle se fatigue et finisse par manquer
d’approvisionnement. Dans le même temps, Rome tâchait de couper ses lignes
de communication avec l’Espagne et l’Afrique du Nord. Hannibal, contraint au
mouvement perpétuel pour nourrir ses troupes et ses chevaux, se voyait
vulnérabilisé. Enfin, une opportunité se présenta à Fabius, et il coinça
l’adversaire dans un défilé dont il semblait impossible qu’il puisse s’extraire.
Mais c’est là que, une fois encore, Hannibal exprima tout son génie, usant
d’un stratagème particulièrement ingénieux. L’armée était accompagnée d’un
gros troupeau de bœufs. Hannibal fit attacher des torches à leurs cornes et les fit
allumer une fois la nuit tombée. Puis, il dépêcha un petit groupe de lanceurs de
javelots sur la crête de la montagne avec les bœufs, ce qui eut pour effet d’attirer
l’ennemi en ce lieu, celui-ci étant persuadé qu’il s’agissait de l’armée qui tentait
de s’échapper. Les Romains tombèrent la tête la première dans le piège qui leur
était tendu. La voie étant désormais libre, la colonne pouvait s’engager dans le
défilé alors que les bœufs et les lanceurs de javelots faisaient diversion. L’armée
carthaginoise sortit sans encombre de la montagne, Hannibal dépêcha le
lendemain un corps expéditionnaire pour extirper les lanceurs de javelots de leur
position, démontrant à cette occasion l’attachement qu’il portait à ses hommes.
Bien qu’ayant sacrifié ses bovins, Hannibal était parvenu, contre toute
attente, à sauver ses troupes, ainsi que ses chevaux et les bagages. Fabius,
humilié de la plus effroyable manière par ce camouflet, avait perdu là une
occasion unique de coincer l’adversaire. Rappelé à Rome, raillé de s’être laissé
berner de la sorte, on lui reprocha son manque d’agressivité. Dépouillé de son
commandement suprême, qu’il dut désormais partager avec son ancien
subordonné, Minucius, il se racheta en sauvant celui-ci du piège dans lequel
Hannibal avait réussi à l’attirer. Plus tard, au vu de la défaite de Carthage, les
historiens latins se montreront généreux vis-à-vis de sa stratégie de
temporisation.

Bataille de Cannes, 2 août 216

A Fabius succédèrent à nouveau deux consuls qui, après avoir fait leur
temps, et repris à leur compte la stratégie dilatoire, furent à leur tour remplacés
par Paul Emile (Lucius Aemilius Paullus) et Varron (Caius Terentius Varro),
dont les noms restent attachés à jamais à la légende d’Hannibal, tout comme
celui de Cannes, où le Carthaginois se retrouva, non par hasard mais parce que
l’armée romaine y disposait d’un gros dépôt de blé dont il s’empara sans coup
férir.
Suite aux échecs précédents, Rome avait levé une armée importante, soit huit
légions, chiffre jamais atteint jusque-là. En tout, Paul Emile et Varron
disposaient de 86 000 hommes environ, avec leurs alliés, dont 6 000 cavaliers.
Les deux généraux étaient sur le théâtre, ainsi que les deux consuls qui les
avaient précédés, Servilius et Attilius, qu’on allait placer au centre du dispositif.
Paul Emile commandait la droite, Varron la gauche. Le système de rotation
quotidienne du commandement entre les deux consuls tombait ce jour-là sur
Varron, qui, de facto, était donc généralissime, au grand dam de Paul Emile,
contraint, selon la règle, de suivre ses ordres. De ce fait, la réputation du second
sera plus ou moins préservée par les générations suivantes, au contraire de
Varron, qui se verra, comme Flaminius, sévèrement jugé par l’historiographie
antique.
Hannibal était bien entouré, Hasdrubal, Magon et Hannon, ses meilleurs
généraux, étant présents sur le théâtre. Avec 40 000 fantassins et
10 000 cavaliers, il rendait 36 000 hommes à l’adversaire, handicap considérable
dans une bataille rangée. Il choisit de se placer au centre avec Magon, son frère
cadet, mit Hannon sur sa droite avec la cavalerie numide et Hasdrubal de l’autre
côté avec des cavaliers ibériques et gaulois. L’infanterie lourde, composée de
diverses nations, tenait le centre. Les fantassins espagnols et gaulois étaient au
milieu, les Africains – Libyens et Carthaginois –, soit l’élite de l’infanterie, sur
les flancs. Devant le dispositif, les frondeurs baléariques et autres troupes légères
devaient harceler l’ennemi avant que ne s’engage la mêlée. Hannibal désirait
opérer un encerclement total de l’adversaire, suivi de l’annihilation physique de
l’armée. La plaine, traversée par un fleuve, l’Ofanto (Aufide), sur la rive droite
duquel eut vraisemblablement lieu l’affrontement, offrait des possibilités aux
mouvements de cavalerie, un élément qui avait inquiété Paul Emile mais pas
Varron. Un fort vent soufflait sur la plaine, dans le dos de l’armée carthaginoise,
donc plutôt favorable à celle-ci.
A quoi ressemble le théâtre ? La vision, tout d’abord, est impressionnante :
près de 140 000 hommes s’apprêtent à en découdre sur cette immense plaine au
bout de laquelle on peut apercevoir la mer Adriatique. Varron a décidé de
resserrer les rangs de son armée et de l’approfondir : celle-ci ressemble à un
immense rectangle flanqué de deux carrés – les unités de cavalerie. En face,
l’armée d’Hannibal prend la forme d’un immense arc à double courbure avec un
centre qui se projette vers l’avant, comme un gros estomac. Et de fait, ce centre
est bien le ventre mou de l’armée carthaginoise contre lequel la légion romaine
va s’enfoncer. La cavalerie lourde ibéro-gauloise constitue pour Hannibal le
point de contact vital qui doit déterminer la direction du combat, et c’est elle qui
doit faire basculer les événements en chargeant l’aile droite romaine, où se
trouve Paul Emile.
Face à une cavalerie numériquement inférieure, Hasdrubal s’acquitte de sa
tâche alors qu’au même moment les cavaliers numides contiennent l’autre
cavalerie sur le versant opposé. Au centre, les Gaulois et les Espagnols ne font
pas le poids face à la masse romaine, qui les repousse aisément. Ce mouvement a
pour effet d’entraîner l’ensemble du « rectangle » romain qui se voit comme
aspiré irrémédiablement vers l’intérieur. A ce moment, la victoire de l’armée
romaine semble imminente tant le recul de l’ennemi paraît inexorable. Mais le
semblant d’anarchie qui caractérise le combat gaulois insuffle à ses soldats une
résistance morale au-dessus de la norme et les hommes, même s’ils reculent, ne
cèdent pas à la panique. L’intensité du combat au corps à corps, avec le
maniement d’armes lourdes, entraîne rapidement la fatigue et il ne faut pas
longtemps pour que tous ces hommes commencent à s’épuiser. C’est là que,
brusquement, tout va basculer.
L’aile droite romaine en déroute, Hasdrubal se projette de l’autre côté du
théâtre où, avec l’ensemble de la cavalerie, il écrase cette fois l’aile gauche. Sur
les flancs, l’infanterie africaine se met en action et se rue sur la légion alors que
les cavaliers, désormais sans opposition, enfoncent l’arrière romain. La légion,
totalement écrasée sur elle-même, a perdu la flexibilité qui, théoriquement, fait
sa force. Incapable d’avancer désormais, harcelée sur les flancs et attaquée sur
l’arrière, l’armée romaine est prise dans un étau qui se referme inexorablement et
dont elle ne pourra jamais s’extraire. La suite est prévisible, avec la panique
générale qui annonce la déroute la plus totale. Paul Emile, qui voulait éviter la
bataille rangée, meurt les armes à la main quand Varron s’enfuit vers Rome, où il
recevra les honneurs (on loue son agressivité).
Comment expliquer une telle débâcle ? Ardant du Picq voit là l’ultime
exemple de la précédence du facteur moral sur l’élément purement physique :
« Il semble que, par leur masse elle-même, les Romains devaient opposer une
résistance impossible à vaincre, et qu’après avoir laissé l’ennemi s’user contre
elle, cette masse n’avait qu’à se défendre pour repousser comme paille les
assaillants. […] La pression physique était peu de chose ; les rangs qu’ils
combattaient n’avaient pas la moitié de l’épaisseur des leurs. La pression morale
était énorme. L’inquiétude puis l’épouvante les prirent ; les premiers rangs,
fatigués ou blessés, veulent se retirer ; mais les derniers rangs effarés reculent,
lâchent pied et viennent tourbillonner dans l’intérieur du triangle ; démoralisés,
ne se sentant point soutenus, les rangs engagés les suivent, et la masse sans ordre
se laisse égorger13. »
Pour les Romains, c’est là une catastrophe sans précédent, bien pire encore
que les défaites de la Trébie et de Trasimène. Tout, à ce moment, indique
l’imminence de la défaite de Rome et le triomphe de Carthage. Pourtant, cette
immense victoire militaire annonce un nouveau tournant dans la guerre, qui
débouchera sur le scénario le plus improbable. Au cœur de l’événement, une
question qui obsède historiens et observateurs depuis plus de vingt-deux siècles :
pourquoi Hannibal ne tente-t-il pas alors de s’emparer de Rome ? De fait, au vu
du dénouement du conflit, la décision d’Hannibal défie la logique et jamais plus
il ne se trouvera si près de gagner la guerre.
Ici, chacun jugera par soi-même. Pour notre part, la réponse tient à
l’explication la plus simple qui soit : avec une armée épuisée par la bataille, la
perspective d’un nouveau combat pour la ville de Rome lui parut peut-être
prématurée. Après tant de succès, Hannibal était en droit de penser que la
victoire finale viendrait en temps et en heure et qu’une fois prise sa décision d’en
finir une fois pour toutes avec l’adversaire, le succès lui était acquis. Et au
moment des faits, rien n’indiquait qu’il pourrait en être autrement.
Pourtant, ce fut bien là l’opportunité qu’il fallait saisir car, défiant la logique
et sa propre situation, Rome refusa de rendre les armes. Cette fois, on adopta
résolument la stratégie dilatoire initialement mise en œuvre par Fabius. Celle-ci
déboucha sur une guerre d’usure qui perdura treize longues années, durant
lesquelles Rome se révéla trop faible pour vaincre Hannibal mais suffisamment
forte pour lui résister. Au bout du compte, elle trouva l’homme providentiel :
Scipion, le futur « Africain » qui, présent sur le théâtre lors de la débâcle de
Cannes, se fixa de manière obsessionnelle sur son adversaire jusqu’à s’en
imprégner au point de pouvoir renverser sa stratégie contre lui. Scipion comprit
qu’il lui fallait porter la guerre chez l’ennemi, et c’est ainsi qu’à Zama (Tunisie),
après avoir réussi à soutirer le soutien d’un potentat numide, il prit l’ascendant
sur Hannibal lors d’une bataille longtemps indécise mais finalement décisive,
qui déboucha sur une victoire sans appel de Rome, annonciatrice de la
disparition de Carthage.
Hannibal fut lui-même contraint à long exil et, sa liberté menacée, il
préférera mettre fin à ses jours plutôt que de subir le joug de l’ennemi. Si
l’homme a disparu, sa légende ne fera qu’amplifier et longtemps sa mémoire
hantera la conscience collective du peuple romain.
Le mythe Hannibal

Comme général, Hannibal est souvent comparé, et opposé, à Alexandre et


Napoléon, et comme pour eux sa légende s’est hissée au-dessus de celles de tous
les autres capitaines. Sa traversée des Alpes fait partie des mythes de l’histoire
mondiale et la manœuvre de Cannes est la plus célèbre, et la plus célébrée, de
toutes les manœuvres militaires. Malgré cela, l’homme reste pour beaucoup une
énigme dont les ressorts intérieurs les plus profonds restent insondables. Comme
homme d’Etat, comme homme tout court, il échappa à la mégalomanie qui
frappa nombre de grands capitaines et, sur ce plan, il afficha une honnêteté et
une pureté morale qu’on ne retrouvera qu’avec Saladin et les grands capitaines
produits par la Réforme. Mais, contrairement à ces derniers, il ne fut pas animé
par une idéologie ou des croyances dont il se serait convaincu qu’elles le
poussaient à combattre au nom d’un peuple ou d’une cause supérieurs.
Il fut surtout, et peut-être exclusivement, un soldat qui combattit pour la
survie d’un peuple et pour l’intérêt d’un pays ; ce pour quoi, au bout du compte,
il échoua de la manière la plus cruelle. Mais à travers cette tragédie, il fut
l’auteur d’une épopée digne de celles d’Alexandre et de Gengis Khan, au cours
de laquelle il humilia l’armée la plus formidable du monde, la meilleure de son
temps. Lui-même subit des pertes incommensurables qui auraient anéanti toute
autre armée que la sienne, et c’est peut-être sur ce point que son empreinte sur
l’histoire de la guerre est la plus significative. De fait, qui d’autre aurait pu
perdre autant d’hommes pour ensuite vaincre la légion romaine et la vaincre
encore alors qu’il se trouvait systématiquement en état d’infériorité numérique,
qui plus est dans un pays hostile et loin de ses bases ?
Mais laissons le dernier mot à ce fin connaisseur de la nature profonde du
combattant que fut Ardant du Picq : « Annibal est bien certainement le plus
grand général de l’Antiquité par son admirable intelligence du moral du combat,
du moral du soldat, soit sien, soit ennemi, du fond que l’on peut en faire dans les
différentes péripéties d’une guerre, d’une campagne, d’une action. Ses soldats ne
sont pas meilleurs que les soldats romains ; ils sont moins bien armés, moitié
moins nombreux, cependant, il est toujours vainqueur ; parce que ses moyens
sont avant tout des moyens moraux, et que, toujours, sans parler de l’absolue
confiance de son monde, il a la ressource, quand il commande une armée bien à
lui, de mettre, par une combinaison quelconque, l’ascendant moral de son côté. »
Et de conclure avec cette très belle phrase : « Si Annibal est vaincu à Zama, c’est
que le génie a toujours pour limite l’impossible14. »
Chapitre 3

Jules César, par le glaive et par la plume


100 av. J.-C. – 44 av. J.-C.

Alors qu’il passait dans la ville de Cadix devant la statue d’Alexandre le


Grand, Jules César, dit-on, aurait pleuré de désespoir à l’idée qu’il n’avait rien
accompli à l’âge où Alexandre avait déjà réalisé son destin. Malgré l’impatience
qu’il montra peut-être à cet instant, Jules César rejoindra bien Alexandre dans la
légende. Sa propre aventure sera différente, très différente même, de celle du
conquérant macédonien, mais elle s’inscrira en majuscules dans l’histoire de
Rome et dans l’histoire de la guerre. Finalement, les conséquences de ses actions
seront peut-être plus importantes encore que celles d’Alexandre et d’Hannibal,
dont les empires furent enterrés avec eux, là où l’histoire de César, ou tout au
moins celle de l’Empire romain, commence en quelque sorte avec sa mort. De
fait, avec Hannibal et Alexandre, César fait partie intégrante du triumvirat
incontournable des grands capitaines de l’Antiquité. Son parcours, singulier
comme celui de tous ces guerriers, fut plus tumultueux et moins spectaculaire
peut-être que celui de ses illustres prédécesseurs. Mais en termes d’impact,
César n’a rien à leur envier, bien au contraire, et la légende qu’il contribua lui-
même à écrire s’est inscrite durablement dans la conscience collective de
l’Occident.
Déifié par Octave, le futur Auguste, dès le lendemain de son assassinat, Jules
César incarne pour l’histoire l’essence du chef de guerre à l’occidentale, modèle
incontournable dont s’inspirèrent les grands capitaines européens durant plus de
deux millénaires. Courageux et opiniâtre, rusé et intelligent, implacable sans être
cruel, César imposa un style de guerre à la fois réaliste et flamboyant. Tablant
sur l’anéantissement de l’ennemi par le choc de la bataille, il usait préalablement
son adversaire par le truchement de longues campagnes et de sièges
interminables. L’homme ne lâchait jamais rien et il atteignait toujours les
objectifs qu’il s’était fixés. Les campagnes de grande envergure qu’il orchestra
pour conquérir les territoires de Gaule et d’ailleurs avant de les consolider
servirent d’exemple aux multiples entreprises coloniales dont l’Occident se fit
une spécialité bien des siècles plus tard. Ses armées de citoyens-soldats, avec
leurs techniciens en tous genres et leurs ingénieurs, tous modèles de discipline,
d’intégrité, d’abnégation et d’efficacité, ont constitué au fil des siècles le
prototype de l’armée idéale, celle-là même que Machiavel, au tournant du
XVIe siècle, proposait de réinventer alors que l’Italie sombrait dans le désordre
des guerres de mercenaires. Or ce fut bien la renaissance du modèle de l’armée
césarienne aux XVIIe et XVIIIe siècles qui enfanta l’Etat moderne, avec toute
l’organisation bureaucratique et économique nécessaire pour lever et entretenir
de telles armées que les gouvernants s’empressèrent ensuite de projeter aux
quatre coins du monde. Les nations qui adoptèrent ce système se forgèrent en
quelques décennies de redoutables appareils militaires qui leur permirent
d’éclipser de manière irrémédiable les empires historiques désormais en phase
de décomposition. La Suède de Gustave-Adolphe, la France de Turenne et de
Louis XIV, l’Angleterre de Marlborough et la Prusse de Frédéric, toutes furent
d’une certaine façon redevables à César et à son style de guerre. Napoléon aussi,
évidemment, dont on connaît la fascination pour le personnage, lui qui s’abreuva
de ses relations de campagnes dans sa jeunesse, celles-ci nourrissant
l’intelligence stratégique qu’il mit ensuite en œuvre et qui fit sa propre
renommée.
César fut l’un des rares capitaines à avoir orchestré la mise en scène de ses
propres exploits, et le seul en tous les cas qui l’ait fait avec un tel talent. Certes,
Hernán Cortés, Frédéric le Grand ou Napoléon, par exemple, s’ingénièrent,
directement ou indirectement, à reconstruire la mémoire publique de leurs
exploits, mais malgré leurs louables efforts, aucun n’atteignit les sommets
franchis par César. D’autres, à l’image de Raimondo Montecuccoli (XVIIe siècle)
ou Maurice de Saxe (XVIIIe siècle), se servirent de leur expérience et de leurs faits
d’armes pour expliquer, avec brio dans ces deux cas, l’essence de la guerre, mais
leur démarche était avant tout philosophique. César ne prétendait pas être un
mémorialiste ou un théoricien de la guerre. Il fut l’auteur d’un roman – un
roman-fleuve – dont il fut le personnage principal et même, pourrait-on presque
dire, le seul personnage. Mémoire exclusive, en tous les cas, d’une épopée qui
changea l’ordre du monde. Immense stratège, tacticien génial, César fut l’un des
hommes d’Etat les plus influents de l’histoire de l’humanité, mais il fut, aussi –
surtout, diront certains –, un immense écrivain. C’est cette combinaison
singulière, unique dans l’histoire de la guerre, qui fait de lui un cas vraiment à
part.
Les grands hommes, disait fameusement le philosophe Isaiah Berlin, se
divisent entre les hérissons et les renards : les hérissons tracent leur destin sur un
sillon, les renards construisent le leur par la combinaison de leurs multiples
talents. Si Hannibal, par exemple, est à ranger avec les hérissons, César
appartiendrait plutôt à la catégorie des renards, et s’il exerça un immense talent
pour chacune de ses activités, sa grandeur tient surtout au fait qu’il fut « tout
cela ». Aurait-il seulement écrit et on le rangerait aux côtés de Plutarque ou de
Suétone. Se serait-il « contenté » de s’emparer du pouvoir et il figurerait aux
côtés d’autres chefs d’Etat romains. Aurait-il seulement adressé le Sénat avec ses
harangues enflammées et on lirait ses discours avec ceux de Cicéron. Aurait-il
seulement combattu et on le considérerait comme un très bon capitaine, égal à
Bélisaire, Gonzalve de Cordoue ou Wellington.
Mais, justement, Jules César ne se contenta pas d’une seule de ses activités
et l’accumulation et l’interaction de toutes ces entreprises renforcèrent chacune
d’entre elles. Ainsi, pris individuellement, ses exploits militaires sont singuliers
mais peut-être moins extraordinaires que d’autres. A la lumière de tout le reste,
en revanche, ces exploits prennent une autre dimension et font de lui l’un des
plus grands hommes de guerre de tous les temps, et certainement l’un des plus
marquants de toute l’histoire.

La guerre au service de l’ambition politique

« La guerre, disait Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres


moyens. » Nous avons vu avec Alexandre (et Philippe de Macédoine), comment
l’Etat macédonien avait été tout entier conçu pour servir la conquête militaire, en
somme, la politique au service de la guerre. Chez Hannibal, la guerre suivit de
plus près le schéma clausewitzien, dans la mesure où elle fut d’abord un moyen
d’assurer la survie de Carthage. Mais qui peut dire où se situe la frontière entre
la guerre comme fin et la guerre comme moyen ? La guerre, la stratégie et la
politique ne sont pas seulement des équations du pouvoir et de la puissance. Les
passions, les émotions, les ego font partie intégrante des conflits et les calculs
stratégiques les plus sophistiqués ne sauraient masquer cette réalité. Avec César,
la guerre est à la fois un procédé pour s’arroger le pouvoir et un vecteur de
transformation du statu quo politique.
En d’autres termes, alors qu’Alexandre commença par conquérir le pouvoir
afin de conquérir le monde – le parcours classique, disons, du conquérant, qu’on
retrouvera chez Gengis, Tamerlan et Napoléon, notamment –, César s’engagea
dans la conquête du monde afin de conquérir le pouvoir. Le goût de la guerre,
peut-être même une certaine addiction à la violence, à la domination de l’autre et
à la gloire qui accompagne le succès viendront avec le temps. Au début de son
aventure, lorsqu’il part en Gaule, César n’est pas encore le génie guerrier qu’il
deviendra progressivement au fil des années, alors qu’il surmonte obstacles,
difficultés et échecs.
Sa mort, aussi soudaine que dramatique, qui intervint peu de temps après son
accession à la tête du pays, coupa court à son élan et nul ne peut dire ce que
César aurait encore accompli avec le pouvoir absolu qui était le sien et quelques
années de plus pour le mettre à profit. Du reste, alors qu’il avait atteint ses
objectifs politiques, César s’apprêtait avant sa mort à envahir les Balkans, une
guerre de choix qui, probablement, n’aurait eu d’autre conséquence que
d’assouvir un désir très ancien de soumettre cette région. Mais voilà : César fut
lui aussi un guerrier qui, semble-t-il, ne pouvait se passer de guerroyer, de
conquérir, de soumettre des peuples épée à la main. Le grand capitaine, s’il n’est
pas toujours assoiffé de conquêtes, est toujours prêt à repartir en campagne.
Comme pour beaucoup d’autres, le parcours de César fut déterminé par
l’environnement politique dans lequel il naquit et au sein duquel il émergea
comme homme. Cet environnement était celui d’une grande nation arrivée à un
carrefour de son histoire et dont il se persuada être l’homme providentiel destiné,
et déterminé, à en infléchir le cours. Outre sa propre ambition personnelle, mue
par un ego à la mesure de la tâche, la motivation principale de César est à
chercher dans cette conviction profonde qu’il était investi d’une mission, celle de
sauver Rome de son propre naufrage, comme Scipion s’était vu investi de la
sauver de la menace extérieure posée par Carthage. Comme chacun sait,
l’ennemi intérieur est invisible et insidieux et il est souvent beaucoup plus
compliqué à combattre qu’une armée.
Issu d’une ancienne famille patricienne, Jules César faisait partie, à ce titre,
d’un courant minoritaire de la noblesse romaine qui gouvernait Rome au
Ier siècle avant l’ère moderne. Né en l’an 100 av. J.-C., Jules César grandit dans
un monde instable et conflictuel où les tensions entre la classe dirigeante et la
classe paysanne, qui constituait l’ossature de l’armée romaine, atteignaient leur
paroxysme. Rome au Ier siècle avant notre ère était une société à la fois violente
et brutale, mais aussi extrêmement civilisée et, d’une certaine façon, César
incarnait ce contraste qui nous paraît aujourd’hui difficile à appréhender mais
qui définissait en quelque sorte la société romaine : ainsi, alors même qu’il est en
train d’annihiler les populations gauloises, César va consacrer une partie du
temps libre qu’il parvient à se préserver à rédiger un traité sur le bon usage de la
langue latine (De Analogia).
Comme Saladin et Gengis, Tamerlan, Nader Shah ou Napoléon, ces hommes
partis de nulle part pour se construire empire et immortalité, César appartenait à
cette portion de l’aristocratie qui vit en marge de la grande société, du pouvoir,
de l’extrême richesse, mais qui semble produire, dans quelque contexte culturel
que ce soit, des individualités extraordinaires. Ces personnages s’élèvent au-
dessus de la masse et débauchent toute leur intelligence et leur énergie pour
transcender une société qui les a tout à la fois privilégiés et compressés, avant
qu’ils ne s’extraient de leur carcan par leur intelligence, leur courage, leur
volonté, leur capacité surtout de convaincre un peuple de combattre sans retenue
à leurs côtés.
Minoritaire au sein de la majorité dirigeante, César comprit rapidement
comment il pourrait exploiter cette dynamique pour briguer le pouvoir en
s’assurant le soutien populaire susceptible de l’aider à vaincre l’aristocratie pour
ensuite piloter le pays dans une tout autre direction. Afin d’atteindre cet objectif,
il devra batailler ferme et longtemps, à Rome et aux quatre coins de l’Europe.
Doté d’une énergie inépuisable, d’une extraordinaire intelligence et d’une
volonté de fer, il fut souvent à la limite du désastre mais sut toujours s’extirper
miraculeusement des situations les plus désespérées.
Ses célèbres campagnes auront pour principal effet de le doter de la
légitimité, de l’autorité et de la puissance qui lui permirent de terrasser ses
adversaires politiques et de s’emparer du pouvoir suprême. En ce sens, il
pratiqua une stratégie totale qui mêla stratégie militaire, stratégie politique et
propagande. Son intelligence politique, au sens le plus large, fut incomparable et
dans ce domaine, il fut un bien plus grand stratège qu’Alexandre et, surtout,
qu’Hannibal.
Son ascension se fit en plusieurs étapes distinctes. A Rome, le pouvoir
politique se construisait sur les exploits militaires. Mais pour avoir l’opportunité
de s’illustrer au combat, il fallait avoir des appuis politiques. Jules César
démarra petitement mais sut dès ses débuts frapper les esprits : capturé par des
pirates, il négocia sa rançon puis, dès qu’il fut libéré, s’empressa de monter un
corps expéditionnaire qui trouva les coupables et les passa au fil de l’épée !
C’est en Espagne, où il mata une rébellion, qu’il commença à établir sa
réputation militaire. De retour à Rome, il tenta d’en tirer profit en faisant
campagne pour se faire élire consul. Cette élection était cruciale : s’il
l’emportait, il obtenait le gouvernement d’une région, et avec elle une armée et
les moyens de s’enrichir. Fortement endetté, il misa tout sur cette élection, qui
malgré ses extraordinaires talents d’orateur, était loin d’être gagnée.
Son coup de génie fut de s’associer avec les deux hommes les plus puissants
du pays, Pompée et Crassus, avec qui il créa le fameux triumvirat. Pompée était
un illustre général au fait de sa gloire. Auréolé de nombreux exploits, dont celui
d’avoir maté la révolte des esclaves qui, un temps, menaça jusqu’à l’existence de
Rome, Pompée était une légende vivante qui sut monnayer sa notoriété et le
pouvoir qui l’accompagnait. Crassus, qui lui aussi s’était distingué les armes à la
main en mettant un terme à la percée de Spartacus, était devenu l’homme le plus
riche de Rome. Les deux hommes supportaient mal la présence de l’autre et, en
toute logique, ils se détestaient. Pompée, toujours prompt à tirer la couverture à
lui, avait tenté à diverses reprises de s’approprier les exploits de Crassus qui, de
son côté, en avait nourri un profond ressentiment. Ce conflit latent pouvait vite
dégénérer et César sut comprendre combien l’association de ces deux pouvoirs
antagonistes pourrait constituer une source de puissance qu’aucun autre pouvoir
ne pourrait contester ou même contenir.
César parvint grâce à son formidable talent de persuasion à réconcilier et à
associer ces adversaires. En mariant sa fille unique, Julia, à Pompée, il scella
l’alliance par les liens du sang. Le fait que Pompée tomba éperdument amoureux
de la jeune femme facilita la tâche, d’autant que le vieux soldat passait
désormais le plus clair de son temps à séduire son épouse. La figure rassurante
de Pompée, qui, contrairement à César, était favorable au maintien des
institutions républicaines, insufflait à cette association une légitimité que César
seul aurait été incapable de générer. Le loup pénétrait subrepticement dans la
bergerie. De fait, le triumvirat contrôlait désormais l’appareil politique romain et
l’argent des deux milliardaires assurait la solidité des alliances.
Malgré ses nombreux détracteurs, qui dénoncèrent publiquement son
ambition, son caractère et ses mœurs (on railla son homosexualité présumée et
ses nombreuses liaisons extraconjugales), César parvint à se faire élire – cinq ans
au lieu de l’année habituelle – et il hérita ainsi des gouvernements proconsulaires
de la Gaule cisalpine (plaine du Pô), de l’Illyrie puis de la Gaule transalpine (les
territoires au-delà des Alpes, grosso modo la Provence et le Languedoc) suite à
la disparition de son proconsul. C’est en Gaule, où il batailla sans répit durant
près de dix années, qu’il allait poser les bases de sa puissance politique et
préparer sa prise de pouvoir, au détriment du triumvirat, qui allait, à son retour
de Gaule, voler en éclats.

Un portrait singulier

Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur l’homme. L’imagerie


populaire, depuis Shakespeare jusqu’à Hollywood, en passant par Astérix, nous
renvoie à un personnage hautain, froid et calculateur, au physique longiligne et
sec, au teint pâle, qui contraste avec le physique généreux du bouillant
Alexandre. Voici la description que nous donna Suétone, un de ses premiers
biographes :
« Il avait, dit-on, la taille haute, le teint blanc, les membres bien faits, le
visage un peu trop plein, les yeux noirs et vifs, une santé robuste, quoique dans
les derniers temps il fut sujet à des syncopes soudaines et même à des terreurs
qui interrompaient son sommeil. […] César était un homme de guerre et un
cavalier accomplis, d’une endurance incroyable. En marche, il précédait ses
troupes, quelquefois à cheval, plus souvent à pied, la tête découverte malgré le
soleil ou la pluie ; il couvrit de très longues étapes avec une incroyable célérité,
sans rien emporter avec lui, parcourant chaque jour une distance de 100 000
pas ; si les fleuves l’arrêtaient, il les franchissait à la nage ou soutenu par des
outre gonflées, de sorte que bien souvent il devança ses courriers. Au cours de
ses expéditions, on ne saurait dire s’il l’emportait en prudence ou en témérité :
jamais il n’emmena son armée par des routes semées d’embûches sans avoir bien
examiné la disposition des lieux, et ne la transporta en Bretagne qu’après avoir
étudié les ports, la navigation, et les moyens d’aborder dans cette île. Au
contraire, à la nouvelle qu’un de ses camps était assiégé, en Germanie, il franchit
les postes ennemis, déguisé en Gaulois, et parvint jusqu’aux siens1. »
On imagine la plupart des grands capitaines en campagne, à cheval, au grand
air, en compagnie de « leurs » hommes. Même au fait de leur gloire et de leur
pouvoir, les grands capitaines restent indifférents aux signes extérieurs de
richesse. L’argent, pour lui-même, le luxe les intéressent peu en fin de compte.
Saladin meurt au faîte de sa gloire, sans un sou. Les grands conquérants des
steppes préfèrent leurs yourtes aux palais les plus somptueux. Le luxe est
synonyme de mollesse et les seuls plaisirs superflus qu’ils s’accordent sont
l’acquisition de beaux chevaux et, de temps en temps, l’organisation de grandes
fêtes. César, au contraire, semble attiré par tout ce qui brille. Probablement est-ce
l’effet de la culture ambiante, puisque Pompée et Crassus semblent eux aussi
atteints de cette fièvre. Or, Rome est avant tout une ville et sa culture est urbaine.
César, s’il passe des années lui aussi en campagne en Espagne puis en Gaule,
reste un homme de la ville. Dur au mal, peu enclin à festoyer, indifférent à
l’alcool et à la bonne chère, il est pourtant coquet, soucieux de son apparence
physique, et il passe du temps à ses toilettes : pour montrer sa détermination
après un échec militaire, il promet de ne pas se raser ni de se couper les cheveux
avant d’avoir vengé l’affront. On l’imagine debout ou assis, rarement sur son
cheval, alors qu’il passe le plus clair de son temps en selle.
De fait, ce physique conçu pour les sports d’endurance correspond à une
personnalité réfléchie, intransigeante, en mouvement perpétuel, qui se fixe un
but et ne lâche rien avant de l’avoir atteint. Nous ne sommes pas dans la fuite en
avant vers un horizon qui se dérobe, mais dans une ascension qui conduit vers
les sommets. Alexandre, comme Ulysse son héros, est un marin ; César est un
alpiniste. Alexandre voulait être maître de tout l’univers ; César se contente de
régner sur son propre monde. Alexandre est empreint de mysticisme, il se croit
investi par les dieux d’une mission divine ; César est un réaliste dont le seul
guide est celui des rapports de forces.

Situation politique et géopolitique de Rome

La situation politique de Rome était complexe. Durant des siècles, la


République avait survécu grâce au système de contrepouvoirs qui, nous l’avons
vu dans le chapitre précédent, affectait notamment ses stratégies militaires. Le
Ier siècle avait montré de grosses failles au sein de ce système et la République
commençait à subir des remous importants. Alors que Jules César sortait à peine
de l’enfance, Rome avait vu la prise de pouvoir de Sylla, qui s’était chargé de
rétablir l’ordre dans la République et gouverna d’une main de fer, avant de
rendre les rênes du pouvoir. A cette époque (82-81 av. J.-C.), Jules César s’était
crânement, et courageusement, opposé à Sylla, démontrant dès son jeune âge
qu’il avait un caractère bien trempé, ce qu’il confirma durant l’épisode de sa
captivité avec les pirates. Sylla retiré de son propre chef des affaires, la
République pouvait reprendre son train-train, mais les décennies de conflits
intérieurs avaient fragilisé ses institutions et le pays, politiquement, était menacé
par son instabilité latente. Le Sénat en constituait son corps politique et c’est là
que le pouvoir y était concentré. Jules César, quoi qu’il fasse, dépendait de ses
décisions, et l’octroi du commandement d’une armée était décidé par les
sénateurs.
Quelle était la situation géopolitique de la République ? Nous avons vu qu’à
la rivalité entre Grecs et Perses avait succédé le conflit entre Rome et Carthage.
Dans les deux cas, il s’agissait d’une confrontation entre une puissance
continentale (mais dotée d’une puissante flotte) et une puissance maritime (dotée
d’une armée de terre). Carthage était anéantie à tout jamais ; le monde grec était
irrémédiablement confiné à un rôle subalterne, sauf dans le domaine culturel ; la
Perse, après le naufrage alexandrin et surtout postalexandrin, renaissait de ses
cendres sous l’impulsion des Parthes, mais ceux-ci gouvernaient l’immense
espace iranien d’une manière informelle qui, d’ailleurs, les rendait imperméables
à la conquête. Il faudra attendre le IIIe siècle pour que la Perse impériale émerge à
nouveau, sous l’impulsion d’Ardéchir, le fondateur de la dynastie des
Sassanides.
Le fait que Rome n’était pas visiblement menacée à cette époque par une
superpuissance susceptible de l’anéantir ou de la conquérir ne voulait pas dire
qu’elle était en sécurité. Comme du temps de Brennus, qui avait saccagé Rome
en 390 av. J.-C. avant de s’exclamer fameusement « Malheur aux vaincus ! », le
pays était sous la menace constante de raids à grande échelle de la part de tribus
celtes ou germaines. Le souvenir de Brennus, justement, faisait toujours planer
un sentiment d’effroi mêlé de rancœur sur les populations romaines, sentiment
que Jules César allait magistralement exploiter pour se lancer dans une guerre de
choix qu’il s’ingénia à vendre comme une guerre de nécessité. Déjà, la recette
semblait être bonne pour qui voulait convaincre les uns et les autres d’user de la
force, et pas qu’un peu. Mais, même sans les moyens médiatiques tels que ceux
dont on dispose aujourd’hui, c’est par la parole orale et écrite qu’on parvenait,
ou non, à convaincre son auditoire. Sur place, à Rome, César pouvait haranguer
le Sénat, ce qu’il faisait, là encore, avec grand talent. Eloigné de ses bases, en
pleine campagne, sous une tente, César ne disposait que de sa plume. Celle-ci
allait se révéler, pour le coup, aussi puissante auprès des « siens » que son épée
l’était auprès de ses adversaires. Les relations de guerre qu’il enverra
régulièrement à Rome constitueront, en ce sens, une des toutes premières
campagnes de propagande digne de ce nom. Elles furent conçues en tant que
telle, même si la qualification de « propagande » tend à affaiblir leur portée et
leur qualité. Mais même la propagande peut occasionnellement s’élever dans la
stratosphère de la production artistique.
Les campagnes de César les plus marquantes interviennent en deux temps,
qui correspondent aussi à ses deux ouvrages les plus connus : (Les Commentaire
sur) La Guerre des Gaules et La Guerre civile. La guerre des Gaules, outre les
territoires conquis qui, comparés à ceux qu’avait subjugués Alexandre, furent en
fin de compte extrêmement modestes, est fondamentale parce qu’elle marque à
la fois la montée au pouvoir de César et la poussée impérialiste du futur empire.
Mais cette guerre est aussi un moyen pour César d’échapper à ses puissants
détracteurs. En poursuivant les hostilités, et en démontrant, pour ce faire, que la
guerre est incontournable, César garantissait son maintien au pouvoir en tant que
consul. Sans guerre, César se voyait contraint de retourner à Rome, où il n’aurait
aucune emprise contre tous ceux dont il savait qu’ils rêvaient de le crucifier sur
la place publique. Ainsi, César se trouvait dans une situation paradoxale de
puissance et d’extrême vulnérabilité, et la guerre lui était nécessaire.
Les guerres de César furent très différentes des campagnes d’Alexandre et
d’Hannibal. Ces dernières épousaient un schéma classique ou la guerre se
résumait essentiellement à une série de campagnes ponctuées de batailles
décisives. La guerre civile fut avant tout un duel politique interne décidé par les
armes alors que la guerre des Gaules fut un conflit prolongé émaillé
d’affrontements successifs, sans qu’aucun d’entre eux soit véritablement décisif.
Certes, la bataille d’Alésia constitua un des points culminants de la guerre, mais
elle succéda et précéda de nombreux autres affrontements. De fait, la guerre des
Gaules se rapproche bien plus des guerres coloniales conduites par l’Angleterre
et la France au XIXe siècle que des batailles rangées classiques qui constituent
l’essentiel de l’histoire des conflits. Comme toutes les guerres menées dans des
zones tribales par des armées classiques, celle-ci avait les caractéristiques des
conflits qu’on désigne aujourd’hui comme asymétriques, avec d’un côté un
appareil militaire organisé et soutenu par un Etat puissant, de l’autre un apanage
de guerriers courageux, motivés et volontaires mais dénués de tout ce que peut
apporter un appareil étatique performant, y compris un soutien économique sur
le long terme.
Dans ce schéma, les armées locales bénéficient d’une meilleure
connaissance du terrain, du soutien populaire, d’une motivation supérieure, dans
la mesure où leur survie et celle de leurs proches sont en jeu. Mais ces armées
ont des ressources, économiques et humaines, limitées et elles évoluent
généralement dans un contexte politique miné par les rivalités internes et
infratribales que l’adversaire peut exploiter à son profit. C’est dans de tels
contextes que des hommes doués d’une grande intelligence des rapports de
forces, tels que César ou plus tard Cortés, sont au sommet de leur art. Et c’est là
aussi que la discipline des grandes armées, comme l’armée romaine, fait son
effet. Ecoutons Ardant du Picq :
« Le Romain n’est point essentiellement brave, il n’offre aucun type guerrier
à la hauteur d’Alexandre, et l’impétuosité des barbares, Gaulois, Cimbres,
Teutons – choses banales à dire –, l’a fait trembler longtemps. Mais, à la
bravoure glorieuse des Grecs, à la bravoure du tempérament des Gaulois, il
oppose celle du devoir bien autrement solide, commandée aux chefs par un
sentiment des plus forts du patriotisme, à la masse par une discipline terrible…
C’est la détermination de cet instant où l’homme perd le raisonnement pour
devenir instinctif qui fait la science du combat, qui, dans son application
générale, fait la force de la tactique romaine, et, dans son application particulière
à tel moment, à telles troupes, fait la supériorité d’Annibal, celle de César2. »
Comme pour les guerres coloniales, la connaissance du terrain était
primordiale. Deux mille ans avant Gallieni et Lyautey, César avait compris
combien il était crucial de se familiariser avec la culture de l’adversaire. Ses
Commentaires sont d’ailleurs enrichis de descriptions comparatives de ses
ennemis, et le fait qu’il ait jugé important d’envoyer des textes à Rome sur ce
thème illustre combien il considérait cet aspect de la guerre comme vital. Ce
passage, qui compare la valeur guerrière des Germains à celle des Gaulois, est
aussi un avertissement pour les Romains quant aux risques associés à une vie
trop confortable :
« Il fut un temps où les Gaulois surpassaient les Germains en bravoure et,
n’ayant pas assez de terres en raison de l’accroissement de leur population,
portaient chez eux la guerre et fondaient des colonies au-delà du Rhin…
Aujourd’hui encore, les Germains vivent dans le même dénuement, endurent les
mêmes privations. Ils n’ont changé ni leur manière de se vêtir, ni celle de se
nourrir, tandis que les Gaulois, grâce au voisinage de nos provinces et au trafic
maritime, ont appris à connaître les plaisirs d’une vie large et à en profiter. Peu à
peu, après avoir été vaincus dans de nombreux combats et avoir acquis la sorte
d’habitude d’être battus, les Gaulois ont fini par renoncer d’eux-mêmes à se
comparer aux Germains pour la valeur militaire3. »
On notera ici que la décadence gauloise est attribuée par César à l’influence
néfaste de Rome…
La stratégie de César est marquée tout d’abord par une préparation
extrêmement méticuleuse de l’affrontement, où lui-même s’implique dans les
moindres détails, et ensuite par sa prise de risques durant le combat. Lors d’une
bataille, lui-même restait près du front et faisait des allers-retours sur son cheval,
de manière à mieux cerner l’évolution de la bataille et prendre des décisions sur-
le-champ. Sur place, il pouvait exhorter ses hommes, les encourager, les tancer.
« Quant au combat, nous dit Suétone, il ne l’engageait pas toujours à une heure
prévue, mais encore en saisissant l’occasion, souvent aussitôt après une marche,
quelquefois par les temps les plus affreux, quand on s’attendait le moins à le voir
s’ébranler… L’ennemi en déroute, il ne manqua jamais de lui prendre encore son
camp : de la sorte, il ne lui laissait pas un instant pour revenir de sa terreur…
Souvent, à lui seul, il rétablit ses lignes qui pliaient, en se jetant au-devant des
fuyards, en les arrêtant un à un, en les saisissant à la gorge pour les tourner vers
l’ennemi, et cela au milieu d’une panique si forte qu’un porte-aigle, ainsi arrêté,
dirigea contre lui la pointe de son enseigne, et qu’un autre, pour lui échapper, la
laissa entre ses mains4. »
A force de vivre durant des mois et des années sur le terrain avec ses
hommes, ses « compagnons d’armes » comme il s’y référait exclusivement, il
avait développé des rapports directs avec chacun d’entre eux et sa présence avait
un effet immédiat sur le moral des soldats. Comme ses hommes, il s’exposait au
danger mais de manière calculée et, pour lui et pour ses armées, il savait sentir le
péril. Comme dans tout conflit prolongé, on ne risquait pas le tout pour le tout et
il fallait surtout préserver ses hommes afin de pouvoir combattre un autre jour.
Ce passage de La Guerre des Gaules, dans le contexte de la bataille de la
Sambre, résume le style de commandement de César (qui employait la troisième
personne pour narrer ses propres faits et gestes) :
« César, après sa harangue à la dixième légion, s’était portée vers l’aile
droite. Il y trouva une situation difficile. Ceux de la douzième légion, serrés les
uns contre les autres, autour de leurs enseignes entassées dans un étroit espace,
se gênaient mutuellement pour combattre. Tous les centurions de la quatrième
colonne avaient été tués, ainsi que le porte-enseigne… Les survivants sentaient
leur courage fléchir. Aux derniers rangs, les soldats, abandonnés à eux-mêmes,
cherchaient à se dérober au combat et quittaient le champ de bataille. L’ennemi,
cependant, ne donnait pas de répit. Il montait de front, s’acharnait sur les flancs.
Et pas de renforts disponibles. On pouvait se croire perdu.
« César était venu sans bouclier. Il saisit celui d’un soldat des derniers rangs
et s’avança en première ligne. Il s’adressa aux centurions, les appelant chacun
par son nom, il exhorta ce qui restait de soldats, il ordonna de porter les
enseignes en avant, il fit desserrer les rangs pour que l’on pût manier plus
aisément l’épée. Son arrivée rendit l’espoir aux combattants et ranima leur
courage. Le chef étant présent, chacun tenait à faire son devoir malgré l’extrême
gravité du péril, et la pression ennemie se trouva légèrement ralentie5. »

La campagne gauloise

C’est face aux Helvètes, qui avançaient sur Rome, que César entama avec
opportunisme sa longue campagne gauloise. Ces premiers combats furent rudes.
Opposé à une armée numériquement supérieure, César choisit soigneusement les
théâtres des confrontations de manière à avantager ses légions, pour finalement
terrasser cet adversaire coriace. Habilement, il exploita la menace pour obtenir la
permission du Sénat de s’aventurer au-delà des frontières romaines (Rome était
alors principalement axée sur le sud de l’Europe et la Méditerranée). La guerre
de nécessité devenait une guerre de choix, mais César se garda bien d’évoquer
publiquement cette transition stratégique. Depuis le sac de Rome de Brennus, les
Romains nourrissaient un ressentiment tenace mêlé d’une crainte vivace envers
le peuple gaulois. Pour César, ce cocktail d’émotion collective constituait un
point sensible sur lequel il ne se priva pas d’appuyer pour attiser la fibre
patriotique.
De la défensive, il passa à l’offensive. La guerre des Gaules commençait.
Elle allait atteindre un degré de violence d’une intensité extrêmement élevée.
Mais avant d’affronter les Celtes, César cibla un autre adversaire, Arioviste, un
Germain qui se trouvait à la tête d’une armée suève menaçant les Eduens, des
Gaulois, auxquels César décida d’apporter sa protection, justifiant ainsi cette
nouvelle campagne. Les armées romaines se portèrent sur Besançon, passèrent
les Vosges et affrontèrent Arioviste du côté de Colmar. Celui-ci ne put résister et
se vit contraint de fuir. Son élimination ouvrit les portes de la Gaule aux
Romains, qui poursuivirent leur action sur le nord de la Gaule et vers la
Belgique, la Normandie et la Bretagne actuelles. Les redoutables Belges se
révélèrent particulièrement coriaces. En – 55 et – 54, les soldats romains
traversèrent la Manche et investirent les côtes britanniques par des raids
spectaculaires mais sans grandes conséquences. Dans le même temps, César
repassa le Rhin et effectua des razzias contre les Germains pour consolider ses
frontières. Les Romains profitèrent de la fragmentation du pays, des rivalités
internes, de l’animosité entre Gaulois et Germains, et de l’incapacité des uns et
des autres à s’unir contre la menace. Au bout de sept ans de guerre, en – 52, les
Gaulois parvenaient enfin à se rallier autour d’un homme, Vercingétorix. Celui-
ci était d’une tout autre trempe que les adversaires auxquels César s’était frotté
jusqu’alors.
Le chef des Arvernes avait une intelligence stratégique particulièrement
aiguisée et il ne se contenta pas de batailler. Outre sa capacité à rassembler les
peuples gaulois, il comprit que les lignes d’opérations des Romains étaient
fragiles et il mit en œuvre un vaste plan qui consista à briser ces lignes pour
couper les ravitaillements et les communications de l’adversaire. Vercingétorix
opta pour la tactique de la terre brûlée et sacrifia son territoire pour paralyser
l’ennemi. La stratégie était bien pensée, mais elle ne fut que partiellement mise
en œuvre, certains peuples rechignant à abandonner leurs biens. Du reste, César
reconnut l’ingéniosité de cet adversaire insaisissable : « A l’admirable courage
de nos soldats, les Gaulois opposaient toutes sortes de stratagèmes. C’est une
espèce d’hommes extrêmement débrouillards et singulièrement aptes à imiter ce
qu’ils voient faire chez les autres6. »
C’est une constante dans l’histoire de la guerre occidentale que de ne
reconnaître chez l’adversaire que ses capacités à user de « stratagèmes », soit
une sorte de pis-aller stratégique qui souligne en fin de compte l’infériorité
morale et donc intrinsèque de l’ennemi qui ne peut vaincre qu’en imitant la
tactique de l’autre. Le fait est que Vercingétorix avait compris l’essence de la
guerre anticoloniale et qu’il fut un moment en mesure de l’emporter. A Gergovie
(dans la région de Clermont-Ferrand), alors que les Romains tentaient
d’encercler les Gaulois, ces derniers infligèrent une sévère défaite à César, qui
subit là le plus gros revers militaire de sa carrière. Face à un autre homme que
César, il est probable que Vercingétorix aurait pu exploiter cette victoire pour
remporter la guerre. Mais César, justement, tant qu’il était encore debout, ne
s’avouait jamais vaincu, et c’était là sa plus grande force.
C’est dans l’extrême difficulté que l’homme montrait toute sa grandeur et la
défaite semblait singulièrement décupler ses forces. Après le fiasco de Gergovie,
César exhorta ses soldats à « ne pas céder au découragement après ce qui
[venait] d’arriver, ni attribuer à la valeur de l’ennemi ce qui [n’était] que l’effet
d’une mauvaise position7 ». Toujours, il tâchait de convaincre ses troupes de leur
supériorité, les défaites n’étant imputables, selon lui, qu’à des circonstances
défavorables ou, le cas échéant, à de mauvais choix tactiques, dont il n’hésitait
pas à assumer la responsabilité. A l’issue de ces mots d’encouragement, il
s’échina à produire rapidement des actions propres à illustrer son propos. C’est
ainsi qu’il parvint à monter une contre-offensive après avoir repoussé une
nouvelle attaque de Vercingétorix, qui pensait sceller là le sort des Romains.
Contre toute attente, alors que la victoire finale semblait à portée de main, les
Gaulois virent leur cavalerie réduite à l’impuissance et 3 000 de leurs hommes
massacrés suite à la déroute, les troupes germaines associées aux Romains ayant
largement contribué au succès de César.
Avec un succès chacun, les deux adversaires se retrouvaient face à face à
Alésia (Bourgogne) où l’issue de la guerre allait se jouer. L’élan, inévitablement,
était passé dans le camp romain, mais Vercingétorix était conforté par sa
supériorité numérique. En rassemblant les peuples gaulois, il avait créé une
armée susceptible de repousser l’ennemi mais, dans le même temps, il avait
centralisé les pouvoirs et donc rendu vulnérable l’ensemble du territoire : « Pour
les deux partis, résume alors César, c’est l’heure de la décision, celle qui exige
un suprême effort. Tout est perdu pour les Gaulois s’ils ne forcent pas nos lignes.
Pour les Romains, s’ils sont vainqueurs, c’est la fin de toutes leurs misères8. »
A Alésia, où les deux armées avaient conflué, César prépara avec minutie le
siège de l’ennemi, qui s’était retranché dans la ville, et il sut tirer les leçons de
l’échec de Gergovie. Cette fois, les Gaulois ne purent desserrer l’étau et, malgré
plusieurs tentatives pour couper les lignes romaines, Vercingétorix se vit
contraint de rendre les armes. César, au bout de ses peines, regretta néanmoins
qu’on ne pût réduire l’ennemi à l’état de poussière : « Si nos soldats n’avaient
été tant accablés de fatigue après l’effort fourni par eux durant toute la journée,
l’armée ennemie aurait pu être exterminée jusqu’au dernier homme9. »
Un peu plus tard, après avoir consolidé son emprise sur l’ensemble du
territoire conquis, Jules César put rentrer à Rome en triomphateur. Une nouvelle
étape commençait, celle de la guerre civile. Crassus ayant trouvé la mort au
cours de la défaite humiliante subie par l’armée romaine face aux Parthes (– 53),
alors qu’il espérait rehausser son prestige militaire, le triumvirat se vit réduit à
un duel entre Pompée et César. Déjà, la mort en couches de Julia en – 54 avait
subitement effacé le seul lien solide entre César et Pompée et plus rien désormais
ne pouvait prévenir la guerre. César espérait revenir de Gaule et obtenir le
commandement d’une expédition contre les Parthes, ce qui lui aurait permis de
maintenir son statut politique. Mais, avec l’appui du Sénat, Pompée avait réussi
à vulnérabiliser César à l’extrême et ce dernier se vit désormais menacé de
perdre le commandement de son armée, et avec lui, tout pouvoir et tout espoir ;
de plus Pompée entendait lui-même se maintenir à la tête de son armée. Acculé,
César ne vit d’autre choix que de passer à l’offensive, d’autant que ses
adversaires ne s’étaient pas encore organisés sur le plan militaire. S’il voulait
avoir une chance de vaincre, il lui fallait agir, et vite.

La confrontation avec Pompée

Le 11 janvier 49 av. J.-C., avec ses troupes, César franchissait le Rubicon,


modeste cours d’eau – si modeste qu’aujourd’hui on peine à le situer – qui
servait de frontière entre la Gaule cisalpine et Rome, acte suprêmement
symbolique qui équivalait à une déclaration de guerre et scella le destin de la
République. Le sort en était jeté, selon la célèbre exclamation de César (Alea
jacta est, traduction latine d’une phrase qu’il prononça, selon les dires, en grec),
et la lutte pour le pouvoir et l’avenir de Rome allait se jouer les armes à la main.
Un moment décontenancé par tant d’audace, Pompée tenta de se ressaisir mais,
dès ce moment, la guerre prit la forme d’une course contre la montre et, à ce jeu,
César sembla toujours en mesure de maintenir une courte longueur d’avance.
Au départ pourtant, Pompée possédait un avantage sur César avec une armée
deux fois supérieure en nombre et, surtout, une puissante flotte qui contrôlait
l’Adriatique. Pompée, il n’est pas inutile de le rappeler, était considéré alors
comme le plus grand général de son époque. En somme, l’égal du grand Scipion.
Outre ce prestige mérité quoiqu’un peu gonflé par l’intéressé, Pompée jouissait
de surcroît de l’appui du Sénat, donc de l’Etat. Pompée, il est vrai, s’était
durablement contenté de se reposer sur ses lauriers et les événements révéleront
qu’il avait quelque peu perdu de sa superbe.
César avait, après dix années de guerres pratiquement ininterrompues,
développé une formidable symbiose avec ses troupes et il bénéficiait de surcroît
de l’appui tacite de la population. Mais la partie était loin d’être gagnée. Elle
allait se jouer, d’abord, sur le plan stratégique. Puis, à mesure que la
confrontation se focalisera sur la bataille décisive, l’affrontement se jouera sur
les décisions qui interviendront lors de l’ultime combat, celui de Pharsale, là où
la tragédie se dénouerait en l’espace de quelques heures.
Dans cette confrontation entre deux armées similaires, la victoire allait se
jouer sur la quantité et la qualité des effectifs et, surtout, sur la qualité du
commandement, domaine où César allait prouver sa supériorité. L’armée
citoyenne qui avait vaincu Hannibal à Zama sous la conduite de Scipion avait
progressivement laissé place à une armée essentiellement professionnelle,
complétée par de nombreuses troupes auxiliaires, ce qui fait qu’il régnait un
esprit mercenaire dans ces armées et que, a fortiori, les allégeances allaient au
commandant en chef, et non plus à la République. De ce fait, les armées
épousaient l’esprit de leur général. L’armée de César était à son image, pleine
d’audace et de tempérament. Celle de Pompée était prudente et confiante en son
étoile. L’histoire confirme par des exemples infinis combien ce type d’armée est
encore davantage tributaire que les armées citoyennes de la qualité du
commandement et combien la moindre faille dans ce domaine peut occasionner
la désagrégation immédiate de toute une armée.
Pompée avait convaincu ses troupes de la légitimité de leur entreprise face à
un homme dépeint comme un usurpateur et une menace pour la République. Au
contraire, César s’était échiné à convaincre ses hommes que leur entreprise était
motivée par une volonté de maintenir l’intégrité de la République et la paix,
celles-ci étant menacées par les actions du Sénat et de Pompée. Pour César, il lui
fallait combler un handicap politique et militaire évident par une plus grande
intelligence stratégique. En somme, il lui fallait surprendre l’adversaire tout en
gardant l’initiative, et espérer l’amener sur un terrain où les deux hommes
pourraient combattre sur un pied d’égalité. La situation, en fin de compte,
rappelait celle d’Alexandre face à Darius, lorsque celui-ci disposait encore de sa
redoutable flotte et d’effectifs beaucoup plus importants. César, qui connaissait
l’épopée alexandrine, devait se remémorer ces événements tout en espérant une
issue similaire.
Après le franchissement du Rubicon, César s’était porté sur Brindisi, au sud
du pays sur la côte Adriatique, où Pompée avait réuni une partie de son armée,
l’autre étant en Espagne, sous la direction de son protégé, Lucius Afrianus. Face
au déferlement des troupes ennemies, Pompée décida de traverser l’Adriatique
avec ses troupes en direction de Dyrrhachium (Durazzo). Avec ses deux armées
et le contrôle maritime, il espérait prendre César en tenaille. L’adversaire s’étant
évaporé, César se porta alors vers l’Espagne (par la Gaule) où, après une série de
manœuvres, il coupa Afrianus de ses lignes de communication. Sans
ravitaillement, ce dernier était contraint de rendre les armes. Non seulement
César avait remporté une victoire sans appel, mais ce succès ne lui avait
pratiquement rien coûté en pertes humaines. Désormais, il pouvait focaliser tous
ses efforts, et ses effectifs, directement sur son rival. Si elle n’était pas décisive,
cette victoire portait un coup psychologique à son adversaire et permettait à
César de se concentrer sur l’autre théâtre, le plus important.
Pour autant, Pompée disposait encore de très bonnes cartes en main. Avec
une flotte de 300 navires, il restait maître des mers et des communications et, à
une journée des côtes italiennes, il pouvait assurer le ravitaillement permanent de
ses troupes. Il disposait déjà de neuf légions, soit 36 000 hommes, et attendait le
renfort de deux légions supplémentaires en provenance de Syrie. Aux fantassins
s’ajoutaient encore 1 200 frondeurs, 3 000 archers et, surtout, 7 000 cavaliers.
Pompée, tablant que César ne pourrait lancer une offensive en plein milieu de
l’hiver, était parti en Macédoine pour lever des troupes supplémentaires.
Avec son armée, soit douze légions, rassemblée autour de Brindisi, César
décida de se porter sur Dyrrhachium, la clef selon lui du conflit. Logiquement,
l’accès maritime lui était refusé et la seule voie semblait être la remontée vers le
nord de l’Italie puis la descente de la côte illyrienne, soit plusieurs semaines de
marches difficiles durant lesquelles l’adversaire aurait diverses occasions de
l’attaquer. Il choisit l’option la plus audacieuse, soit le transfert de ses troupes
par voie maritime directement vers Dyrrhachium. A ce stade, il disposait d’un
nombre de navires insuffisant pour transporter d’une traite l’ensemble de son
armée. Qu’importe, le 4 janvier 48, soit un an presque jour pour jour après le
franchissement du Rubicon, les dés étaient à nouveau jetés et César s’embarquait
avec sept légions, soit 20 000 hommes environ, plus 600 cavaliers et leurs
montures, sans ravitaillement ni soutien logistique. Marc Antoine attendrait le
retour des navires pour s’embarquer à son tour avec le restant des hommes.
Une fois débarqué, à 150 kilomètres au sud de Dyrrhachium, César renvoya
ses navires vers Brindisi et dépêcha un messager à Pompée avec une offre de
paix, dont il était évident qu’elle serait refusée par celui-ci. Marc Antoine
débarqué un peu plus tard au nord de Dyrrhachium, les deux hommes firent la
jonction sans que Pompée ait pu les en empêcher. Malgré tout, César ne pouvait
lui-même prévenir la destruction complète de sa flotte par l’ennemi, mais il
parvint à couper les voies de ravitaillement de Pompée. L’un et l’autre ne
voyaient d’autre solution que de détruire l’adversaire et un premier combat eut
lieu autour de Dyrrhachium, où César pensa un moment l’emporter. « Mais,
résumera-t-il, la fortune, dont la puissance est grande en toutes choses et surtout
en choses de guerre, sait produire en un minimum de temps un maximum de
bouleversements. » De fait, César évita de justesse un désastre, qui eût été
irréversible si Pompée avait compris qu’il tenait la victoire. « C’est ainsi, dira
encore César, que de petites choses firent naître de grands effets chez les uns et
les autres : une victoire totale et facile de César, au moment où le camp de
Pompée était déjà tombé entre ses mains, lui échappa parce que le retranchement
du camp avait été prolongé jusqu’au fleuve, et notre armée put être sauvée parce
que ce même retranchement avait empêché, en la retardant, la poursuite des
nôtres par les Pompéiens10. »
Si César tentait de minimiser l’échec de Dyrrhachium, qui devait lui rappeler
pourtant les sombres heures de Gergovie, les Pompéiens, en revanche,
considéraient l’issue de l’affrontement comme une immense victoire. Déjà, les
uns et les autres se chamaillaient pour savoir qui hériterait de tel ou tel poste de
prestige une fois terminées les hostilités. Pompée lui-même était plus circonspect
et il résistait à l’idée de se lancer immédiatement dans une seconde bataille,
comme l’avait fait Vercingétorix, alors que son entourage le poussait à annihiler
une fois pour toutes un adversaire à leurs yeux en perdition. Sagement, Pompée
préféra attendre les légions en provenance de Syrie.

De son côté, César subissait de plein fouet l’humiliation de Dyrrhachium et
il voyait le soutien populaire rapidement s’éroder autour de lui, les habitants de
la ville de Gomphi, par exemple, lui refusant l’entrée dans leur cité, ce à quoi il
répondit en donnant l’ordre à ses soldats de piller l’endroit et de s’adonner à tous
les excès, une première dans le cadre de la guerre civile mais qui sembla, selon
les dires, redonner le moral à ses troupes.
Après plusieurs journées de mouvements au cours desquels les deux armées
s’épiaient tout en s’évitant, César aperçut soudain son adversaire en train
d’avancer sur la plaine de Pharsale11, en Thessalie, et il jugea dans l’instant qu’il
avait devant lui une opportunité à saisir sans hésiter. Et c’est là, en effet, le
9 août 48, que se joua le destin des deux hommes, et celui de Rome. Avec Alésia
et le franchissement du Rubicon, Pharsale constitua le troisième grand moment
de l’aventure césarienne, et, toujours avec Alésia, l’un de ses deux chefs-
d’œuvre militaires.
Avec 45 000 légionnaires contre 22 000 pour César, plus ses 7 000 cavaliers
contre un millier seulement pour l’ennemi, Pompée disposait d’une supériorité
numérique écrasante. Il choisit de disposer ses troupes en ordre profond, de
manière à renforcer sa masse pour exploiter la supériorité de sa cavalerie, celle-
ci soutenue par son infanterie légère, soit quelques milliers d’hommes
supplémentaires. César comprit que la bataille se jouerait sur son aile droite, en
face de là où Pompée avait placé presque l’ensemble de ses troupes montées.
C’est là que César disposa ses propres cavaliers mais, sans que Pompée s’en
aperçoive, il avait déplacé toute une section, soit six cohortes ponctionnées de la
troisième ligne (sur un total de trois) de chaque légion, derrière sa cavalerie, en
soutien, formant ainsi une 4e ligne auxiliaire, disposée pour le coup en ordre
oblique. Lui-même se plaça en cet endroit, en face de Pompée. Marc Antoine
était quant à lui sur l’aile gauche.
Pompée désirait attirer l’ennemi vers lui en le contraignant à parcourir toute
la distance qui séparait les deux armées, ce afin de le fatiguer, lui-même ayant
donné l’ordre à ses troupes de ne pas bouger : « Ce raisonnement de Pompée,
dira César, à notre avis ne tenait pas debout. Car l’ardeur du combat ne fait que
renforcer le penchant inné des hommes à l’impétuosité et à l’enthousiasme. Loin
de comprimer cet élan, les généraux doivent chercher à l’exciter le plus
possible12. » Sur instruction de César, les deux premières lignes de légionnaires
avancèrent, puis firent une courte pause pour reprendre leur souffle, avant
d’affronter l’ennemi au javelot puis à l’épée, la troisième ligne attendant sans
bouger en réserve. Les deux armées, avant le déclenchement des hostilités, se
trouvaient à quelques centaines de mètres l’une de l’autre.
Les hommes de Pompée, avec leur ordre profond, résistaient bien à la
poussée des légionnaires ennemis et Pompée pouvait lancer, comme prévu, sa
cavalerie, et avec elle, ses archers et ses frondeurs. Incapables de résister devant
la masse, les cavaliers de César reculaient irrémédiablement et la cavalerie
pompéienne menaçait alors de prendre l’adversaire par le flanc. Mais, alors qu’il
semblait prêt à plier, César dévoila soudainement sa quatrième ligne secrète, qui
se jeta sans attendre sur la cavalerie ennemie. Décontenancée par cette attaque
imprévue, celle-ci se désagrégea immédiatement, les hommes se voyant
contraints de fuir vers les hauteurs. Si la masse de cavaliers avait fait un moment
illusion, il était clair que cette cavalerie disparate faite de bric et de broc et sans
expérience unitaire était mal coordonnée et sans grand ressort. Les cavaliers
pompéiens hors du théâtre, les archers et frondeurs se retrouvèrent totalement
exposés ; très vite ils furent également mis en déroute et, selon César,
« massacrés ». C’est le moment que choisit ce dernier pour lancer la troisième
ligne, qui, jusque-là, s’était maintenue hors de la mêlée. De son côté, Pompée,
témoin de la débandade de ses cavaliers et probablement dépité de voir anéanti
le cœur de sa stratégie, était retourné à son camp de base.
Les hommes du front, des deux côtés, commençaient à fatiguer et la
profondeur des rangs de Pompée empêchait les fantassins à l’arrière du dispositif
de s’exprimer. Au contraire, l’arrivée de la troisième ligne de César eut un
impact immédiat et ce fut au tour des fantassins de Pompée de se disloquer. Très
vite, à l’image de la cavalerie, l’ensemble de l’armée était mis en déroute et
César pouvait lancer ses troupes sur le camp de base ennemi. Pompée, comme
Darius à Gaugamèles, se débarrassa de ses insignes distinctifs de général et prit
la fuite. A Rome, contrairement à d’autres cultures, le commandant en chef était
tenu de rester sur le théâtre sans jamais abandonner le navire, et l’attitude de
Pompée fut très mal perçue. Faute de combattants et de chef, la bataille était
terminée. Le duel entre César et Pompée avait enfin décidé de son vainqueur.
Dans la nuit, César fit couper l’approvisionnement en eau aux troupes ennemies
retranchées, forçant ainsi la reddition sans conditions de l’adversaire.
Poursuivi jusqu’en Egypte par César, Pompée fut assassiné sans gloire par
deux officiers proches de Ptolémée qui avaient servi sous ses ordres. Ainsi
disparut ignominieusement celui qui avait été la gloire vivante de la nation.
César passa l’hiver suivant avec Cléopâtre avant d’écraser un potentat local, le
roi du Bosphore, Pharnace II, en Anatolie, épisode secondaire mais qui nous
légua cette autre célèbre phrase césarienne : Veni, vidi, vici. Après un bref
passage à Rome, César anéantit à Thapsus, sur les côtes tunisiennes, l’opposition
qui tentait de se reconstituer en Afrique (6 avril 46 av. J.-C.) et puis mata une
nouvelle rébellion en Espagne au mois de mars 45 av. J.-C. Un an plus tard, le
5 mars 44 av. J.-C., il était assassiné au Sénat alors qu’il s’apprêtait à envahir la
Thrace, son fils adoptif Brutus lui assénant l’ultime coup de poignard. Avec la
fin de la guerre civile et la victoire de César, l’histoire de Rome était désormais
sur une toute nouvelle trajectoire, mais les conflits n’en étaient pas pour autant
terminés. Après la disparition de Jules César, trois de ses proches, Cléopâtre,
Marc Antoine et Octave (le futur Auguste) allaient se disputer le pouvoir dans le
cadre d’un conflit sanglant dont l’issue se dénoua à Actium, lors d’une rare
bataille navale décisive.
Avant de mourir, César avait eu le temps de rédiger son deuxième opus, De
bello civili, La Guerre civile. Les autres relations de campagnes, Bellum
Alexandrinum, De bello Africo, De bello Hispaniensi, qui lui sont parfois
attribuées, furent rédigées par d’autres, ainsi que le huitième et dernier volume
de La Guerre des Gaules. Comme pour La Guerre des Gaules, César s’était
évertué dans La Guerre civile à défendre sa position de manière subjective, mais
par le truchement d’un style froid et pénétrant qui insuffla à l’ouvrage une
formidable force de conviction et en fit un texte tout aussi remarquable que le
premier. Grâce à ces écrits, qui amplifièrent d’une façon exponentielle ses
authentiques exploits militaires, César se garantit une place de choix au panthéon
des dieux de la guerre.
DEUXIÈME PARTIE

LE MOYEN ÂGE
CONQUÉRANTS ET SOLDATS DE DIEU
Chapitre 4

Saladin, le sauveur de l’islam


1137-1138 – 1193

Lorsqu’il émerge au VIIe siècle avec Mahomet, l’islam bouleverse de fond en


comble la donne géostratégique de la masse eurasiatique et de la Méditerranée,
et c’est le monde musulman qui, désormais, à quelques exceptions près, va
produire les plus grands capitaines de la période. Parmi eux, Salah al-Dîn, notre
Saladin. Excellent tacticien et remarquable stratège, Saladin doit aussi sa
notoriété à son caractère, à sa magnanimité, et à la sincérité de sa foi.
Le propre des civilisations est de se créer des mythes dans la durée et les
grands capitaines, réels ou imaginaires – on pense à la figure de Manas dans la
culture kirghize –, participent plus que toute autre figure au renouvellement des
mythes fondateurs des empires et des nations. « Civilisation à court d’hommes,
disait Fernand Braudel, l’islam a été obligé, hier, d’utiliser les hommes tels qu’il
les trouvait à portée de main1. » Et quels hommes ! Parmi la pléiade de figures
remarquables produites par l’islam au cours des siècles, Saladin est peut-être la
plus extraordinaire, en tout cas la plus emblématique, d’une culture stratégique
imprégnée de religion. Dans le monde musulman, le chef de guerre ne recherche
théoriquement ni la gloire ni la postérité, encore moins les honneurs et les
richesses. S’il défend les intérêts d’une nation, d’un peuple ou d’un empire, là
n’est pas sa vocation première. Avant toute chose, il est au service de Dieu. C’est
Dieu qui l’a découvert, Dieu qui lui offre la victoire ou, le cas, échéant, qui le
contraint à la défaite, afin d’éprouver la patience des hommes… Aux yeux des
musulmans, et à ses propres yeux, Saladin avait été choisi pour les mener à la
victoire, durant une période particulièrement délicate de leur histoire où planait
sur leur tête une menace existentielle. Dieu lui a accordé un don, celui de la
guerre, et un talent, celui de fédérer les croyants.
Contrairement à la majorité des capitaines qui figurent dans ce volume,
Saladin n’est pas un conquérant. C’est un sauveur. Il défend un peuple et protège
une religion. Son attitude, son approche, sa stratégie seront toutes fonctions de
cette mission dont il est persuadé comme son entourage qu’elle lui vient du ciel.
Il sera confronté à un ennemi qui, lui aussi, se croit investi d’une mission divine.
Mais le monde occidental est un animal à deux têtes où l’Etat et la religion
cohabitent sans jamais vraiment se fondre l’un dans l’autre, et l’adversaire, s’il
dit se battre pour Dieu ou pour ses symboles – Jérusalem et la Vraie Croix –, est
là aussi pour acquérir la gloire, le pouvoir et la richesse, ces biens dont on
connaît trop bien la capacité à corrompre et à diviser. Face à cet adversaire
redoutable mais corrodé, Saladin sera admirable d’intelligence, de patience et de
pugnacité, lui qui saura sauver son peuple puis le libérer du joug ennemi.
Alors qu’aujourd’hui, au XXIe siècle, le jihadisme d’al-Qaida et de Daech est
synonyme de terreur, de cruauté, d’intolérance et d’inhumanité, le jihad dont
Saladin s’était fait le champion véhicula les valeurs opposées durant une période
et dans une région où l’Occident, pour sa part, fut souvent prêt à bafouer les
idéaux de la religion chrétienne qu’il était pourtant là pour porter haut. Pour cette
raison, l’Europe chrétienne se reconnut d’une certaine façon dans cet homme qui
incarna davantage ses propres aspirations que ceux qui étaient censés les
défendre. Si d’autres capitaines ou conquérants furent peut-être supérieurs
tactiquement à Saladin, il se révéla l’égal des meilleurs sur le plan stratégique et,
en tant que personne, peut-être au-dessus de tous. L’étendue de ses qualités, et
l’impact qu’il eut sur la direction de l’histoire en font l’une des figures parmi les
plus attachantes de la période, et au-delà. Guillaume de Tyr, l’auteur de la
célèbre Chronique relatant les premières décennies de la croisade (il mourut en
1186, peu avant la prise de Jérusalem), avait été un témoin direct de l’émergence
de Saladin et, déjà, avait cerné ses traits principaux : « Un homme d’un esprit
ardent, vaillant à la guerre, et généreux au-dessus de tout. »
Nous sommes au XIIe siècle. Alors que les Occidentaux menacent le monde
musulman, Saladin s’érige en nouveau rassembleur de la communauté des
croyants et à ce titre reprend à son compte le jihad entamé quelques siècles plus
tôt par Mahomet et ses proches. Durant cette période où le monde musulman
s’est vu considérablement affaibli par la fragmentation géopolitique, la poussée
des cavaliers-archers d’Asie centrale et les luttes de pouvoir, Saladin parvient à
inverser le cours de l’histoire. Son action refoulera la menace étrangère tout en
consolidant son pouvoir et celui de ses successeurs. Conséquence de ce succès,
ce sont les chrétiens qui vont finir par s’entre-déchirer dans la région, l’Empire
byzantin faisant les frais de cette lutte intestine avec le sac de Constantinople
(1204) par les croisés. Byzance ne s’en remettra jamais et c’est là, véritablement,
que l’Empire romain d’Orient perd son assise, ce dont profitera à terme une autre
mouvance se réclamant de l’islam, celle des Ottomans, qui enfoncera le clou en
1453. L’échec des croisés au Moyen-Orient provoquera d’autres remous avec,
entre autres, le repli des ordres militaires vers l’Europe.
Pour toutes ces raisons, l’avènement de Saladin eut des conséquences vastes,
profondes, et durables sur l’histoire du Moyen-Orient et du monde
méditerranéen. Symbole d’un islam conquérant mais juste, Saladin jouit d’une
réputation, chez les musulmans mais aussi chez les Occidentaux, qui dépasse son
génie militaire et son flair politique. A cet effet, il n’a cessé d’exercer une
fascination auprès du public qui s’est perpétuée jusqu’à ce jour. C’est pourquoi
nous l’avons choisi au sein d’une pléiade d’illustres soldats ayant combattu au
nom de l’islam, tels que Khalid ibn al-Walid ou Baybars, symboles eux aussi
d’une immense culture stratégique qui s’est étalée sur plus d’un millénaire et
dont l’un des derniers grands représentants sera le « Napoléon perse » Nader
Shah, dont nous reparlerons.
L’islam combattant apparaît au début du VIIe siècle avec le prophète
Mahomet. Contrairement au christianisme, qui, avec Jésus-Christ, entama son
existence dans un environnement spirituel voué au pacifisme le plus absolu,
avant d’évoluer avec le temps et les circonstances, l’islam est au contraire une
religion qui naît avec la guerre et la conquête. Mahomet fait lui-même partie de
ceux qui ferraillent pour la cause et ses successeurs immédiats, tels Abu Bakr et
Omar, qui assurent le succès du califat, sont d’excellents stratèges.
Dès ses débuts, l’islam combattant produit un général de grand talent, Khalid
ibn al-Walid. Celui-ci, adversaire, au départ, de Mahomet, avant de se rallier à
lui, imprime aux armées musulmanes une discipline et un génie militaire qui
seront longtemps leur apanage. De fait, si l’historiographie occidentale a presque
systématiquement mis en avant le phénomène religieux pour expliquer les
conquêtes ahurissantes des premières armées arabo-musulmanes, c’est oublier
que les adversaires malheureux des musulmans, Byzantins et Perses sassanides,
étaient eux-mêmes habités par la religion et que leurs combats, à l’époque des
faits, furent aussi des croisades, comme en atteste le parcours singulier de
l’empereur byzantin Héraclius. Capables jusque-là de combattre toutes sortes
d’adversaires, les Perses comme les Byzantins furent dans l’incapacité de
répondre à cette nouvelle armée.
A y regarder de plus près, l’on s’aperçoit que les armées musulmanes qui
partirent à la conquête du Moyen-Orient et de la Perse dans les années 630 ne
jouissaient d’aucune supériorité sur leurs adversaires. Au contraire,
numériquement, elles affichaient un handicap important, et elles disposaient
d’une expérience militaire sans rapport avec celle des armées byzantines et
perses, engagées depuis des siècles dans des guerres quasi permanentes, entre
elles mais aussi contre une pléthore d’armées farouches et diverses. Mais, au
VIIe siècle, les armées arabo-musulmanes surclassent tout le monde, comme le
feront les armées turco-mongoles au XIIIe siècle, avec des tactiques similaires qui
privilégient vitesse, mouvement et recherche de l’effet de surprise. Malgré une
défaite secondaire à Poitiers contre Charles Martel en 732 – considérée comme
une immense victoire par les Francs –, les musulmans restent quasiment
invaincus, comme en atteste entre autres leur victoire sur une armée chinoise à
Talas en 751. Cette supériorité quasi incontestée dans le domaine militaire se
traduit politiquement par une vague de conquêtes qui va fixer durablement les
frontières de l’Islam et créer un rideau de fer (dont le degré de porosité partage
les historiens) entre le monde occidental chrétien et le monde musulman qui,
désormais, comprend non seulement des Arabes, mais aussi des Turcs, des
Perses, des Kurdes et bien d’autres peuples encore. L’apport tactique des soldats
d’Asie centrale sera crucial dans le contexte du conflit qui dresse les chevaliers
occidentaux contre les cavaliers-archers arabo-turcs. Cette opposition marquante
entre les tactiques de choc des Occidentaux et la guerre de mouvement
privilégiée par les armées perses, arabes, turques et mongoles est un phénomène
qui était déjà ancré dans les guerres de l’Antiquité et qui se perpétuera jusqu’au
XVe siècle, et même au-delà.
Les Occidentaux toujours, qu’ils soient à pied ou à cheval, seront les maîtres
de la lance et de l’épée alors que l’arme de prédilection de leurs adversaires sera
l’arc, surtout l’arc à double courbure. Il faudra attendre l’avènement de l’arme à
feu – canon, arquebuse, mousquet, fusil – pour que les premiers prennent
définitivement le dessus sur les seconds. Ce processus, suite à l’invention de
l’usage de la poudre, prendra des siècles. En attendant cette évolution
technologique qui va révolutionner les tactiques, les Arabo-musulmans, qui sont
au carrefour de plusieurs cultures stratégiques – celle, des Bédouins, des Perses,
des Turco-Mongols, des Occidentaux –, réalisent au XIIe siècle une sorte de
synthèse tactico-stratégique dont Saladin est le premier à prendre toute la
mesure.
Si les Perses restent cantonnés à leur territoire originel et permettent à
l’islam de rayonner durant des siècles à travers la culture persane qui lui sert de
support et de véhicule, les Turcs, qui se déplacent depuis l’Asie centrale,
contestent aux Arabes le pouvoir politique. Au fil des siècles, les Turcs islamisés
parviennent à prendre la tête d’empires construits au départ par les Arabes et à
travers la création d’élites militaires gouvernantes parviennent à se maintenir au
pouvoir durablement. C’est le cas notamment avec les Mamelouks, ces esclaves
islamisés (principalement des Turcs et des Européens des Balkans) qui vont
gouverner l’Egypte à partir du XIIIe siècle et qui se maintiendront au pouvoir
durant plusieurs centaines d’années grâce à une étonnante capacité à se
renouveler militairement et politiquement, suivant la volonté des architectes de
ce système de se soustraire aux cycles classiques de dépérissement impérial
(dont l’immense historien tunisien que fut Ibn Khaldûn mettra en lumière les
mécanismes aux XIVe-XVe siècles).
L’un des architectes de ce système, qui atteint sa plénitude avec Baybars
(r. 1260-1277), premier sultan mamelouk, est l’homme que l’on connaît en
Occident sous le nom de Saladin et qui, pour beaucoup, incarne l’âge d’or de
l’islam. Saladin est un Kurde. C’est-à-dire qu’il n’appartient pas à l’élite arabo-
turque qui gouverne cette région du monde. Comme les Arméniens, autre peuple
minoritaire de la zone, chrétien celui-là, les Kurdes, qui sont des iranophones,
auront produit au fil des siècles de remarquables individus qui se distinguent tant
dans la politique que la guerre. Saladin fut le plus illustre d’entre eux.
Né en 1137-1138 en Irak, où sa famille avait émigré depuis l’Arménie,
Saladin grandit à Baalbek, puis à Damas. Grâce à l’influence de son père et de
son oncle, il reçoit une excellente éducation militaire et religieuse. Avec leur
appui, il se retrouve au service de Nûr al-Dîn, un Turc de la branche des
Zengides, qui règne sur la province d’Alep au profit des Turcs seldjoukides,
alors en phase accélérée de fragmentation. Nûr al-Dîn s’était fixé pour mission
de réunifier les musulmans afin de combattre efficacement les croisés. Ces
derniers étaient parvenus en effet à créer une fracture entre la Syrie et l’Egypte
avec la prise de territoires peu nombreux mais néanmoins stratégiques. De fait,
la situation géopolitique du Moyen-Orient est à l’époque en pleine effervescence
et la situation est complexe. Essayons de la résumer.
Deux entités s’opposent politiquement et spirituellement, avec d’un côté le
califat sunnite des Abbassides, de l’autre le califat chiite des Fatimides, la
différence entre chiites et sunnites se formulant autour de la légitimité des deux
rameaux qui chacun se revendique comme héritier de Mahomet. Le califat
abbasside avait atteint son extension maximale au IXe siècle, couvrant un
territoire allant de l’Afghanistan jusqu’en Afrique du Nord, mais au milieu du
XIIe siècle, ce qui restait de l’empire n’avait plus grand-chose à voir avec son âge
d’or et cet espace était désormais fragmenté en diverses entités autonomes, dont
l’Egypte et la Syrie, les deux puissances dominantes au Moyen-Orient.
En Syrie (à l’époque beaucoup plus étendue que l’actuel pays du même
nom), par la force des choses, les Abbassides, des Arabes, partagent désormais le
pouvoir avec les Turcs seldjoukides, sachant que les Seldjoukides ne peuvent par
tradition assumer le titre de calife, qui revient exclusivement aux descendants de
Mahomet (par Abu Bakr, son beau-père, pour les sunnites). Ainsi, les
Abbassides détiennent le pouvoir nominal, alors que les Seldjoukides détiennent
le pouvoir effectif, ce qui, du reste, ne veut pas dire pour autant que les califes
abbassides soient des souverains fantoches. Mais les Seldjoukides sont eux-
mêmes en phase régressive, tandis que les Occidentaux viennent se greffer aux
conflits internes qui secouent la région et tentent d’exploiter cette situation a
priori avantageuse pour eux. La région menaçant de s’effondrer, Nûr al-Dîn
prétend donc tout à la fois sauver ce qui reste de l’héritage impérial seldjoukide,
unifier le monde musulman et récupérer Jérusalem. Il ne sait pas qu’en déléguant
à Saladin la mission de conquérir l’Egypte, il va créer son propre foyer
perturbateur au sein même de son projet politique de régénérescence du monde
musulman.
C’est en 1164 que Saladin se voit chargé, avec son oncle, de mener une
expédition militaire vers l’Egypte et c’est à cette occasion que le jeune homme
va dévoiler ses qualités de tacticien. L’Egypte, alors aux mains des Fatimides
qui, à l’époque, sont aussi en perte de vitesse, semble une proie facile pour les
Occidentaux. Acculés par ces derniers, les Fatimides demandent assistance à Nûr
al-Dîn. C’est dans ce contexte d’instabilité que Saladin entreprend les trois
campagnes d’Egypte (1164-1169) qui établiront sa réputation et le conduiront au
bout du compte à un face-à-face contre Nûr al-Dîn.

Soldat et homme de pouvoir


Si Saladin semblait dans sa jeunesse plus porté sur l’étude que sur la guerre,
il démontra rapidement de grandes qualités pour l’exercice de cette dernière ; si,
plus tard, ce sont surtout ses qualités de stratège qui prévaudront, Saladin fut au
départ un grand soldat qui savait conduire une bataille. Bahâ’ ad-Dîn, qui l’avait
observé de près, décrivit ainsi son comportement sur le théâtre : « Saladin était
un homme des plus courageux, le cœur fort, l’esprit vaillant, intrépide à toute
épreuve. Je l’ai vu au combat contre un grand nombre de Francs auxquels
arrivaient sans cesse des soutiens et des renforts, ce qui ne l’aidait qu’à
multiplier sa force d’âme et sa résistance tenace. […] Chaque jour, une ou deux
fois, il voulait absolument aller en reconnaissance ; aussi s’approchait-il de
l’ennemi quand on n’en était pas loin ; au plus fort de la bataille, il passait à
travers les rangs, accompagné d’un seul page qui conduisait un destrier par la
bride ; il allait de l’aile droite à l’aile gauche, rangeait les unités et leur ordonnait
d’avancer ou de s’arrêter aux endroits opportuns ; il dominait de haut et suivait
de près les mouvements de l’ennemi, dirigeait la bataille tout en écoutant
quelque page lire un fragment des traditions canoniques2. » Surtout, Saladin ne
laissait rien au hasard et l’organisation de son armée était pensée dans les
moindres détails, jusque dans les ordres de bataille : « Le Sultan rangea l’armée
en bataille, la répartit en sections, l’ordonna pour le combat de près et de loin. A
chaque émir il assigna une tâche, à chaque preux un poste, à chaque valeureux
champion une position, à chaque guetteur une place, à chaque fanion une
liaison ; il désigna qui éteindrait chaque brûlot, qui renverserait chaque
compagnie, qui allumerait chaque mèche, qui aiguiserait chaque lame. Pour tout
événement, il prévit un ordre, pour tout arc un dard, pour toute main un glaive,
pour toute épée une garde3. »
Ses qualités militaires bien établies, Saladin démontra désormais qu’il avait
aussi de fortes dispositions pour l’exercice du pouvoir. Son ascension, si elle ne
fut pas foudroyante, fut malgré tout rapide dans le contexte de l’époque,
infiniment plus, par exemple, qu’elle ne le sera pour Gengis, Tamerlan ou Babur,
qui se débattront durant des années pour simplement exister. Une fois la menace
franque repoussée, et après la disparition de l’oncle (par mort naturelle), Saladin
se retrouva vizir d’Egypte. C’est à partir de là qu’il entama son ascension
politique. Ce premier pas, crucial, tenait plutôt au hasard qu’à des manœuvres
machiavéliques instiguées par Saladin et ce choix fut en réalité une solution de
compromis pour les Fatimides et les Seldjoukides, qui trouvèrent là un homme
qui semblait satisfaire les intérêts des uns et des autres sans, au départ,
provoquer trop de jalousie, y compris chez Nûr al-Dîn. Le fait qu’il fût kurde
joua probablement en sa faveur. N’étant ni turc ni arabe, Saladin était acceptable
pour les deux partis. En approuvant un sunnite comme vizir, le calife fatimide fit
jouer l’intérêt général des musulmans sur l’intérêt personnel ou confessionnel, le
conflit contre les Occidentaux étant alors considéré comme d’une importance
supérieure à celui opposant chiites et sunnites.
Toutefois, une fois au pouvoir en Egypte, Saladin se retrouva politiquement
en situation de rivalité avec la Syrie de Nûr al-Dîn, situation qu’il n’avait pas
recherchée mais à laquelle il ne pouvait se soustraire. Mais la chance sourit à
Saladin avec le décès de Nûr al-Dîn, l’inévitable conflit entre les deux hommes
s’évaporant d’un seul coup, permettant à Saladin, à terme, de réaliser la
réunification, malgré la résistance du clan zengide qui, en état de nette infériorité
stratégique, fera appel aux Francs pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être.
La disparition de Nûr al-Dîn fit de Saladin son héritier spirituel, même s’il
n’était pas nominalement son successeur politique. Simple, modeste,
respectueux de la tradition et de la morale musulmane, imperméable à la
cupidité, au luxe et à la corruption, Nûr al-Dîn possédait ces mêmes qualités qui
feront la renommée de Saladin. De son mentor et rival, Saladin héritait d’un
grand projet, qu’il allait reprendre à son compte, et d’un appareil militaire qu’il
allait développer et perfectionner. En ce sens, Saladin s’inscrivit dans la lignée
d’Alexandre le Grand, qui poursuivit l’œuvre de Philippe de Macédoine. Mais
Saladin était un rassembleur plutôt qu’un conquérant. Il ne perdra jamais de vue
ses objectifs, ne se laissera jamais griser par ses succès militaires et sa stratégie
s’alignera systématiquement sur son grand dessein. A cet effet, il prendra des
risques lorsqu’il le faudra, restera prudent lorsque ce sera nécessaire. Il se
montrera patient et tenace dans sa tentative de réunifier l’Egypte et la Syrie,
audacieux lors de son offensive contre les Francs lorsqu’il cherchera à prendre
Jérusalem, prudent lors de sa confrontation avec le redoutable Richard Cœur de
Lion dans le cadre de la troisième croisade, alors qu’il tentera de préserver ses
principaux acquis.

Défenseur de l’islam

Nûr al-Dîn disparu, Saladin entreprit de consolider et d’étendre son pouvoir


en promouvant sa qualité de défenseur de l’islam. Dès 1175, dans une lettre au
calife, Saladin mettait en exergue sa volonté de renvoyer les Francs dans leurs
foyers et définissait la nature de son projet : « Les Francs savent qu’ils ont en
nous un adversaire que nulle calamité ne pourra abattre jusqu’au jour où ils se
décourageront, un chef qui ne déposera l’épée que lorsqu’ils désarmeront… par
la volonté de Dieu, nous atteindrons au but de nos désirs sans que les croyants
n’aient besoin de sortir leur main de leur manteau et nous délivrerons la
mosquée où Dieu transporta son serviteur pendant la nuit4. » En agissant ainsi,
Saladin reprenait cette fois la technique de César lorsqu’il avait invoqué la
menace celte auprès du Sénat afin de se projeter avec ses armées sur la Gaule. Et
comme pour César, la technique fonctionnera, d’autant qu’elle sera là encore
alimentée par une campagne de communication efficace projetant l’image d’un
Saladin servant d’ultime rempart contre l’impérialisme antimusulman des
Francs. Jérusalem, qui avait servi près d’un siècle plus tôt de ralliement
symbolique au pape Urbain pour le lancement de la première croisade (1095), va
là encore devenir le point de focalisation du jihad au service duquel Saladin va
engager toutes ses énergies.
Un texte français du XVe siècle, dont l’auteur nous est inconnu, décrit en des
termes élogieux la démarche de Saladin – malgré le fait qu’elle conduisit à la
débâcle des croisés – et atteste de la fascination que le personnage exerçait
encore à cette époque sur les Occidentaux. On notera que l’auteur, outre qu’il
met en exergue le désintérêt de Saladin pour l’argent et sa générosité, souligne
l’importance du soutien populaire dans son entreprise : « Une fois Saladin revêtu
de ses habits royaux et couronné, on lui ouvrit les immenses trésors que les
prédécesseurs de l’émir et lui-même avaient accumulés dans la grande cité de
Babylone. Il s’en réjouit beaucoup, non dans la pensée cupide de les garder pour
lui, mais pour les répartir entre ses sujets auxquels il les distribua intégralement,
ce que lui reprochèrent ceux qui avaient été jusque-là ses maîtres. Il répondit à
ceux qui blâmaient sa largesse que, tant que les siens auraient de quoi vivre, lui-
même ne manquerait de rien. Dès le début de son règne, sa générosité lui valut
l’amour des Babyloniens et il s’acquit la bienveillance de tant de gens que
jamais, bien au contraire, il ne devait ensuite manquer d’hommes pour participer
à ses entreprises. Tandis qu’il était demeuré au Caire, il conçut le projet de se
rendre en Syrie pour assiéger Jérusalem5. »
Associée dans les esprits (et les écrits) à l’autre ville sainte, La Mecque,
Jérusalem va incarner tous les espoirs des musulmans de refouler les infidèles, et
l’ensemble du discours autour de sa reconquête va servir à mobiliser les énergies
et coaliser les efforts autour de Saladin. Mais entre cette lettre au calife et la
prise de Jérusalem en 1187, le jihad servira tout autant à consolider son assise
qu’à préparer l’offensive contre l’ennemi franc. Bahâ’ ad-Dîn insiste sur cette
dimension : « La guerre sainte et la passion qu’il y portait avaient une très forte
emprise sur son cœur et sur son corps ; il ne parlait pas d’autre sujet, il ne
songeait qu’aux préparatifs de cette guerre, il ne s’occupait que de ceux qui y
combattaient, il n’avait de sympathie que pour ceux qui en parlaient ou
exhortaient à y participer6. » De fait, le ressentiment profond, né de l’humiliation
militaire et religieuse subie par les musulmans aux mains des chrétiens quelques
décennies plus tôt, avait eu le temps de mûrir et Saladin sut intelligemment
exploiter ce sentiment passionnel pour projeter toutes ses forces contre l’ennemi.
Cet ennemi, en 1187, faisait pâle figure en comparaison de ce qu’il avait été
quelque temps auparavant lorsque le valeureux roi lépreux, Baudouin IV, était
encore aux commandes des armées franques. Après la lente agonie qui avait
précédé la mort prématurée de celui-ci, le pouvoir s’était effrité dans des luttes
incessantes qui avaient favorisé l’émergence d’un intrigant fraîchement immigré
du Poitou (qu’il avait été contraint de quitter avec son frère Amaury sur
l’insistance de Richard Cœur de Lion), Guy de Lusignan, désormais à la tête des
croisés. Pour autant, et même mal conduite, cette armée en imposait, d’autant
qu’elle comprenait un fort contingent de moines-soldats appartenant aux ordres
guerriers qui s’étaient créés suite à l’appel à la croisade et que nous connaissons
sous les noms de Templiers et Hospitaliers (le troisième ordre actif en Terre
sainte, celui des chevaliers Teutoniques, n’existait pas encore à ce stade). Ces
hommes dévoués à la guerre sainte maîtrisaient toutes les techniques guerrières
développées en Occident et ils connaissaient parfaitement les tactiques d’un
adversaire qu’ils avaient vaincu plus souvent qu’à leur tour. Eux aussi étaient
imprégnés d’une foi inextinguible et la défense de Jérusalem et de la Sainte
Croix (ou Vraie Croix) constituait pour eux un combat pour lequel ils étaient
prêts à sacrifier tout ce qu’ils avaient de plus cher.
Pour autant, les luttes internes qui opposaient les ordres militaires au roi de
Jérusalem, Lusignan, ainsi que les ordres entre eux n’étaient pas de bon augure.
Saladin, parfaitement informé de toutes ces dissensions, en avait exploité les
failles, nouant des alliances avec certains des protagonistes.

Défaite des Francs et prise de Jérusalem

Jérusalem avait été conquise par les croisés en 1099. Depuis lors, les Francs
s’étaient implantés dans la zone et ils contrôlaient plusieurs points stratégiques
sur la bande méditerranéenne. Cet archipel géostratégique ne formait guère un
empire mais ces îlots fortifiés au milieu du désert, en communication
permanente avec l’Europe, constituaient autant de têtes de pont pour les
Occidentaux. Leur caractère décentralisé faisait aussi leur force et la reconquête
de cet espace ne pouvait être effectuée par le truchement d’une seule bataille. Au
contraire, chaque affrontement, chaque succès en appelait au suivant pour que
l’ensemble des pièces puissent tomber les unes après les autres. Il fallait donc
que Saladin assure ses succès sans pour autant jeter toutes ses forces dans une
bataille. A contrario, une défaite sévère et c’en était fini de ses propres
ambitions.
Les Francs, de leur côté, n’étaient pas inactifs et, seuls ou associés aux
Byzantins, ils organisèrent plusieurs campagnes, infructueuses, contre Saladin,
notamment en Egypte. Avant de passer à l’offensive générale, Saladin dut donc
protéger l’Egypte, y compris des Siciliens, assurer les lignes de communication
avec la Syrie, protéger les Lieux saints et, à cet effet, nier à l’ennemi l’accès à la
mer Rouge et contrôler le Sinaï, seule voie terrestre reliant la Syrie et l’Egypte.
Les forteresses que Saladin fit construire sur cette voie, à Sadr et sur l’île de
Graye, abritaient chacune une mosquée, témoignage du caractère saint de
l’entreprise. Dans cette zone, Saladin dut à maintes reprises repousser les
attaques du plus agressif des seigneurs francs, Renaud de Châtillon, qui menaçait
les villes saintes d’Arabie et qui organisa même une opération maritime en mer
Rouge en transportant par voie terrestre une flottille. Les raids infructueux de
Châtillon en Arabie eurent néanmoins pour effet d’injecter un sentiment
d’insécurité chez les populations de la zone, que Saladin exploita pour montrer
l’urgence et la légitimité de sa guerre sainte. L’Egypte désormais protégée,
Saladin pouvait progressivement concentrer ses énergies sur la région syrienne
où les Zengides, qui se maintenaient sur Alep et Mossoul et qui étaient jaloux de
ce que Saladin ait pris le projet de Nûr al-Dîn à son compte, lui donnaient du fil
à retordre, appuyés dans cette entreprise par les croisés. Quant aux Hashashins
(ou Assassins), ce groupe terroriste qui sévissait dans la zone depuis un siècle
déjà, ils s’étaient jurés d’éliminer le nouveau maître du Moyen-Orient, obligeant
Saladin à maintenir une vigilance permanente quant à sa sûreté personnelle (ils
ne seront éliminés qu’un siècle plus tard, par les Mongols, et assassineront l’un
des principaux protagonistes de la troisième croisade, Conrad de Montferrat). De
fait, chaque année apportait son lot de guerres, de confrontations, de torsions de
bras diplomatiques, de revers aussi.
Les Francs se révélaient être un ennemi insidieux et fastidieux, toujours prêt
à en découdre, galvanisé par la guerre sainte qu’il entendait porter chaque année
sur de nouveaux fronts. Face à cet adversaire, Saladin se montra au départ
quelque peu décontenancé. En 1177, le 25 novembre, lors de la bataille dite de
Montgisard, dans la région d’Ascalon, il avait subi un énorme revers face à un
modeste contingent de chevaliers francs, dont des Templiers, commandés de
main de maître par le roi lépreux, épisode relaté par Guillaume de Tyr où
Saladin, d’après l’historien, disposait pourtant d’une supériorité numérique
accablante (26 000 cavaliers contre 375 pour les Francs, selon ses dires !).
Poursuivi par les troupes du roi Baudouin jusqu’en Egypte, puis harcelé par les
Bédouins, Saladin échappa de peu à la mort. Cet échec dû à ses propres
errements tactiques – il avait négligemment laissé ses troupes s’éparpiller – allait
retarder ses plans de plusieurs années et il lui faudrait une bonne décennie pour
que soient réunies les conditions favorables à l’offensive décisive. Mais c’est
dans la défaite et la difficulté que Saladin parvint à se remettre en question et à
tempérer ses velléités d’en découdre immédiatement avec l’adversaire. Bien lui
en prit puisque c’est durant cette période aussi que, indépendamment de lui, les
royaumes francs allaient partiellement s’éroder du fait des conflits internes et des
luttes de succession.
En 1183, il se lança à l’assaut d’Alep et fit sauter le verrou zengide. Cette
victoire était significative puisqu’elle permit l’unification de l’Egypte et de la
Syrie et, de ce fait, offrit à Saladin le contrôle d’un territoire qui s’étendait
depuis le Yémen jusqu’en Tunisie. Outre la consolidation de cet empire
émergent, dont l’étendue renvoyait à feu l’Empire seldjoukide, la guerre
permanente que Saladin entretint volontairement avec les Francs lui assura un
soutien grandissant auprès des populations habitant sur ce vaste territoire.
Economiquement, sa politique expansionniste lui permit de tirer profit des
échanges commerciaux et le système fiscal efficace qui gouvernait son empire
assura le financement de ses armées et leur logistique. Cette armée comprenait la
puissante cavalerie égyptienne, la non moins redoutable cavalerie syrienne, ainsi
qu’un contingent de Kurdes, que Saladin était parvenu à fédérer. Si la qualité
métallurgique des épées musulmanes était inférieure à celle dont bénéficiaient
les Francs, les soldats de Saladin n’avaient rien à envier à leur adversaire pour
tout le reste. De surcroît, l’armée de terre pouvait compter sur le soutien de la
flotte de guerre égyptienne que Saladin avait revigorée au cours de la décennie
précédente, et qui allait se révéler crucial en matière de support logistique.
Désormais, tout était en place pour la grande offensive contre l’ennemi désigné :
le roi de Jérusalem. De leur côté, les Francs voyaient le vent tourner. Outre les
divisions politiques, les finances n’étaient pas au mieux. En 1183, la Haute Cour
de Jérusalem avait voté l’imposition sur la propriété et le revenu afin de
rehausser la qualité de son appareil militaire et l’année suivante une délégation
était partie en Europe pour tenter d’obtenir un soutien financier et militaire, en
vain.
Saladin était au fait des problèmes qui affectaient son ennemi. L’un des
seigneurs francs, Raymond de Tripoli, un proche du roi lépreux, déçu par
l’accession au trône de Jérusalem de Guy de Lusignan, avait poussé à une
alliance avec Saladin, démarche qui laissait entrevoir les dissensions qui
minaient l’adversaire (avant la confrontation décisive, Raymond de Tripoli se
raviserait pour rejoindre finalement la coalition franque). On voit que même
dans le contexte du jihad, Saladin n’hésitait pas à nouer des alliances illicites et
il proposa d’ailleurs à l’empereur byzantin, Isaac II, de s’associer avec lui contre
les Francs – proposition que le basileus refusa poliment. La conduite de la guerre
sainte n’empêchait pas Saladin de rester au fait des rapports de forces qui
gouvernaient la région. Peut-être aussi tenta-t-il par cette action de sonder la
relation entre Byzance et les Francs et s’assurer qu’Isaac n’allait pas déléguer un
corps expéditionnaire auprès de Guy de Lusignan.
Quoi qu’il en soit, ce fut lui qui prit l’initiative. Profitant d’un énième coup
de sang de Renaud de Châtillon, qui avait cette fois violemment agressé une
caravane de marchands, Saladin invoqua la guerre sainte pour s’attaquer au roi
de Jérusalem. La confrontation, véritablement décisive, eut lieu à Hattin (ou
Hittîn), au bord du lac de Tibériade. Contre l’avis de Raymond de Tripoli, qui
invoquait la prudence, Guy de Lusignan se laissa entraîner avec ses chevaliers
dans une zone aride et suffocante, où Saladin avait totalement coupé son armée
de l’accès aux eaux du lac. Assoiffés, rapidement déshydratés, surchauffés par
leurs cottes de mailles brûlantes, leurs chevaux eux-mêmes défaillants, les
croisés se firent cueillir comme des fruits desséchés par une armée en pleine
possession de ses moyens – 12 000 cavaliers peut-être, soit beaucoup plus que
les croisés – et infiniment plus mobile, illustrant par cet échec retentissant
l’importance de la logistique et du ravitaillement dans la guerre. L’infanterie
franque se vit irrémédiablement coupée de la cavalerie par l’adversaire, qui était
parvenu à créer des interstices dans lesquels il s’était engouffré. Disloquée,
l’armée franque se désintégra rapidement, les uns et les autres s’éparpillant dans
la campagne alors que les musulmans maintenaient le bon ordre.
Acculés sur un monticule, Guy de Lusignan, Renaud de Châtillon et
quelques autres furent contraints de rendre les armes, alors que les musulmans
s’emparaient de la Sainte Croix, qui disparaîtrait à tout jamais. Châtillon se
voyait occis sur-le-champ, peut-être par Saladin en personne (les versions
divergent sur ce point particulier), alors que Lusignan était épargné. Relâché par
Saladin, le roi déchu organisera quelque temps plus tard une vaine offensive
contre celui-ci, tout en semant la zizanie parmi les croisés, avant de se replier sur
Chypre, où sa descendance s’incrustera durablement.
Jérusalem s’offrait désormais à Saladin, ainsi que la plupart des autres villes
franques de la zone. Saladin évita le bain de sang et face au refus de certains
habitants de se rendre, il imposa un système de rançon. Il ira jusqu’à payer de sa
poche la libération de ses propres prisonniers. Tyr résistait grâce aux efforts de
Conrad de Montferrat, fraîchement débarqué sur les lieux et qui deviendra l’un
des principaux architectes et protagonistes de la (future) troisième croisade. Les
Hospitaliers, bien que malmenés à Hattin, parvinrent à se maintenir dans leur
forteresse du Krac. Avec eux, seules Tripoli et Antioche survivaient au naufrage.
La perte de Jérusalem et de la Sainte Croix provoqua une réaction
indescriptible dans toute la Méditerranée et sur l’ensemble du continent
européen, et l’événement déclencha la troisième croisade. Celle-ci allait
engendrer un duel au sommet entre un Saladin tout auréolé de cette immense
victoire et le plus capable des capitaines européens, Richard Cœur de Lion.
La victoire de Hattin était due principalement à l’intelligence stratégique de
Saladin, qui avait su attirer l’adversaire sur un terrain défavorable. Il avait
ensuite profité des failles de l’ennemi pour exploiter son propre avantage : des
troupes mobiles, supérieures dans le maniement des armes de jet et parfaitement
ravitaillées. En cela, il avait totalement anéanti les propres avantages des Francs
en matière de masse, de tactiques de choc frontales, de combat rapproché. Un
siècle et demi plus tard, dans un tout autre contexte culturel et géographique, les
Britanniques emploieraient des tactiques assez semblables contre la France, à
Crécy, Poitiers et Azincourt, avec des résultats tout aussi probants : l’expérience
des croisades, bizarrement, n’aura pas entraîné de réflexion stratégique, et
encore moins de remise en cause.

Duel avec Richard Cœur de Lion

La victoire de Hattin avait, en quelques heures seulement, complètement


renversé la donne. La troisième croisade constitua une tentative pour inverser
cette tendance, mais à dire vrai, les rapports de forces, au Moyen-Orient,
s’étaient métamorphosés et désormais Saladin était maître du jeu. Il contrôlait
pratiquement toute la zone, il disposait du soutien des populations et d’une
formidable manne économique. Son armée était tout acquise à sa cause et il avait
atteint sa pleine maturité militaire et politique.
Mais cette fois, face à lui, Richard Cœur de Lion était d’une autre trempe
que Guy de Lusignan et Renaud de Châtillon. Grâce à l’émoi provoqué par la
perte de Jérusalem, Richard Cœur de Lion, qu’accompagna initialement Philippe
Auguste, parvint à organiser autour de lui un appareil militaire à la mesure de
l’enjeu. Les rois d’Angleterre et de France étaient précédés dans leur entreprise
par l’empereur Frédéric Barberousse, mais l’action conjointe des trois hommes
les plus puissants d’Europe fut mal coordonnée. La mort par noyade de Frédéric
Barberousse (le 10 juin 1190) fut un tournant qui provoqua le délitement
immédiat d’une armée germanique qui, jusque-là, s’était montrée redoutable.
Elle se voyait éliminée du jeu avant même l’entrée en piste de l’armée franco-
britannique. Dans la mesure où Richard Cœur de Lion jouera à jeu égal avec
Saladin, on peut supputer que la présence d’un Frédéric Barberousse en pleine
possession de ses moyens aurait pu faire pencher la balance en faveur des
Occidentaux.
La troisième croisade s’était focalisée autour de la ville de Saint-Jean-
d’Acre, dont le siège était entamé dès 1189 par les armées franques. L’arrivée de
Philippe Auguste et surtout celle de Richard Cœur de Lion avaient permis aux
Européens de cadenasser la ville et celle-ci finit par tomber au bout de deux
longues années, le 12 juillet 1291. L’issue de cette longue confrontation fut
vécue difficilement par Saladin, qui s’était échiné durant tout ce temps-là à
obtenir les renforts nécessaires pour sauver la place. Pis, un mois plus tard,
Richard Cœur de Lion faisait exécuter sommairement 3 000 prisonniers en
prétextant que Saladin n’avait pas fourni la rançon réclamée, ni la Sainte Croix.
Cet échec durement ressenti tempéra très probablement les ardeurs de Saladin,
dont la santé, de surcroît, était alors défaillante.
Richard parvint à engranger quelques victoires tactiques face aux armées de
Saladin, dont celle d’Arsouf, le 7 septembre 1191, où, dans un contexte au départ
assez semblable à celui de Hattin, la masse franque et la charge de la cavalerie
eurent raison cette fois des musulmans. La victoire héroïque de Richard Cœur de
Lion à Jaffa un peu plus tard démontra que cette nouvelle armée franque était
particulièrement coriace et bien commandée, qu’il fallait surtout que ces succès
tactiques ne débouchent pas sur une victoire stratégique. Jérusalem, encore une
fois, constituait l’enjeu principal et c’est sur elle que Saladin focalisa tous ses
efforts.
Si les rapports de forces entre les deux armées étaient sensiblement égaux en
matière de combat, malgré tout, l’armée croisée était limitée dans son action par
des voies de communication fragiles qui restreignaient ses mouvements.
Conscient de l’avantage stratégique qu’il détenait en termes de projection des
forces, Saladin choisit de temporiser plutôt que de tenter le diable, et il préféra
contenir l’adversaire plutôt que d’essayer de l’anéantir. En conséquence, il
adopta une stratégie indirecte dont le but était de fatiguer l’ennemi. Bien lui en
prit puisque les Francs échouèrent à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem,
ultime objectif de la croisade qui, dans la mesure où il n’était pas atteint, coupait
l’élan vital des Occidentaux. Une fois Richard rappelé en Europe, le moment
était propice à la négociation et une paix de compromis était signée, qui
permettait aux Francs de se maintenir dans la zone mais qui laissait Jérusalem
aux mains des musulmans.
Si l’accord tempéra quelque peu la victoire de Saladin, il condamnait à terme
la présence occidentale qui, malgré un sursaut au siècle suivant (Jérusalem sera
momentanément partagée) provoqué par l’irruption des Mongols, vit son sort
scellé en 1291 par la mainmise des mamelouks sur la zone qui faisait suite à
l’immense victoire de Baybars sur les Mongols en 1260 à Ayn Jalut.
Guillaume de Tyr, bien que disparu avant que les événements se dénouent,
avait déjà pressenti combien la présence de Saladin avait pu changer l’ordre des
choses, pourtant si favorable avant son arrivée aux Occidentaux : « Ainsi,
comme nous le disions, tous les royaumes voisins obéissent au pouvoir d’un
seul, répondent aux signes d’un seul, même malgré eux, s’arment pour notre
malheur à la voix d’un seul, comme un seul homme : nul parmi eux n’est
emporté par des dévouements différents, nul ne passe outre les ordres du
seigneur impunément. Tout ceci, Saladin le possède pleinement, Saladin que
nous avons souvent mentionné, un homme d’humble origine, un homme de
condition extrême, à qui la fortune a ensuite été extrêmement souriante7. »
Nombreux parmi les grands capitaines décrits dans ce livre furent les
hommes motivés par la gloire, le pouvoir, la soif de conquête, un désir
inextinguible de marquer l’histoire de leur empreinte. Saladin était autre, habité
qu’il était par une cause supérieure devant laquelle il s’effaçait en tant
qu’individu. Cet effacement avait insufflé en lui une exceptionnelle intelligence
des rapports de forces et une vision limpide des objectifs qu’il s’était fixés et des
moyens de les atteindre. Jamais il ne dévia de sa trajectoire. Jamais il ne se laissa
entraîner par la passion, même si la raison qui le guidait était tout entière vouée à
sa religion. Voués à la cause de sa communauté, celle des croyants, ses succès
militaires furent toujours entrepris au nom de la cause, jamais pour eux-mêmes
ou pour la gloire de leur architecte.
Est donc absent ici ce sentiment de fuite en avant, cette notion de risque-tout
qui insufflent à un Alexandre, un Hannibal ou un Napoléon ce grain de folie qui
fit d’eux des génies de la guerre et qui explique qu’une part d’eux-mêmes nous
échappera toujours. Saladin était au départ un homme de paix et non un homme
de guerre. Jamais il ne sembla vouloir assouvir un quelconque besoin par le choc
des armes et ses préoccupations intellectuelles le poussaient plutôt vers les
mathématiques, la poésie et la lecture du Coran plutôt que vers les études
stratégiques (il fut en revanche un excellent joueur d’échecs). Saladin se voulait
un homme au service de Dieu, et il ne prétendit jamais lui-même tutoyer les
cieux. Lorsqu’il s’éteint en 1193, peu après avoir accompli son devoir, il n’avait
même pas accumulé suffisamment d’argent pour payer ses propres funérailles.
Son entreprise – qui fut bien une entreprise et non une aventure – était bel et bien
destinée aux hommes ; c’est pourquoi elle s’ancra solidement dans la durée. Et
c’est bien sa connaissance des hommes, celle de leurs motivations et de leurs
failles, qui fit de lui un grand stratège.
Chapitre 5

Gengis Khan et Sobodeï, le vent de la steppe


1167-1227 et 1175-1248

Au tournant du XIIIe siècle, une tempête s’abat sur l’ensemble, ou presque, de


la masse eurasiatique. Cet événement cataclysmique, d’une ampleur
indescriptible, est le fait d’un individu : Gengis Khan. Depuis les steppes isolées
de la Mongolie, celui-ci se projette sur des milliers de kilomètres à l’est, à
l’ouest et au sud. A sa mort, en 1227, il laisse à ses héritiers un empire qui
s’étend depuis le Pacifique jusqu’à la Caspienne. Après lui, les Mongols
poursuivent leur conquête de la Chine du Nord et du Sud, détruisent la Russie,
s’avancent jusqu’en Corée et en Europe centrale, où ils écrasent en deux
endroits, à deux jours d’intervalle, Polonais et Hongrois, pour se projeter jusqu’à
Vienne. A terme, Gengis et ses descendants auront créé le plus grand empire
continental qu’on ait connu (l’Empire britannique intercontinental couvrant une
surface encore plus grande). Bien que cet empire se morcelle dès les
années 1260, il aura métamorphosé la dynamique géostratégique de tout un
continent.
La percée mongole est bien singulière, presque une anomalie historique tant
elle déroge aux normes qui caractérisent généralement la genèse des grands
empires. Mais cet empire-là n’est pas comme les autres. Créé dans un désert,
celui des steppes de la haute Asie, l’Empire mongol demeure du début à la fin
une affaire de nomades. Pour ces hommes rivés à leur monture depuis la
naissance jusqu’à la mort, les centres urbains dont ils s’emparent durant leurs
innombrables campagnes militaires ne sont guère plus qu’un défouloir de
violence et une source perpétuelle de mépris : on rase les villes, comme pour
prolonger encore plus avant l’étendue du désert. Dénué de projet fédérateur dans
la durée, l’Empire ne tient que par la force de son appareil militaire et, pour la
plupart, les peuples soumis par les armées mongoles ne sont assujettis que le
temps d’une campagne.
Le grand khan, peut-être l’homme le plus puissant de toute la terre, ne fut
jamais plus que l’empereur des Mongols et des tribus de la steppe associées à
son entreprise. Rien à voir avec le Roi des rois achéménide qui, à l’instar de
Cyrus le Grand, s’affichait comme le souverain de tous les peuples de Perse, et
gouvernait comme tel. A l’inverse de la grande majorité des empires historiques,
l’Empire mongol fut incapable d’absorber les peuples conquis, et au bout du
compte, ce sont les Mongols qui finirent par être absorbés par leurs proies avant
d’être rejetés vers la steppe. Comme tout empire, celui-ci avait créé son mythe
fondateur : Gengis Khan. Mais pour fonctionner, les mythes fondateurs doivent
légitimer les constructions sociales et politiques en créant une base de soutien
suffisamment large pour maintenir le régime dans la durée. Le régime mongol fit
tout le contraire et constitua un espace hermétique confiné à la descendance de
Gengis Khan qui se fragmenta lamentablement en l’espace de trois ou quatre
générations. Symbole de l’évanescence de l’entreprise : Karakorum, capitale de
l’Empire à son apogée, qui n’est plus aujourd’hui qu’un petit bourg insignifiant
perdu au milieu de la Mongolie-Extérieure. Pour autant, si les traces physiques
de cet empire ont disparu, son créateur a laissé une empreinte indélébile dans la
conscience historique de l’humanité alors qu’un auteur anonyme eut, à chaud, le
génie de raconter son histoire à travers l’une des plus belles épopées jamais
consignées sur un parchemin. Que doit-on retenir de cette aventure ? D’abord,
une armée redoutable de discipline, de simplicité et d’efficacité. Ensuite, une
série de campagnes militaires époustouflantes, à ranger parmi les plus
extraordinaires de toute la geste militaire. Enfin, deux remarquables chefs de
guerre, sans qui cette aventure n’aurait jamais pris son envol : Gengis Khan et
Sobodeï.
Gengis Khan est à ranger aux côtés des grandes figures transformatrices de
l’humanité : Jésus-Christ, Mahomet, Marx… Parmi ceux-ci, seuls Mahomet et
Gengis manièrent l’épée, mais ce dernier n’inventa ni une religion, ni un système
de pensée, ni un nouveau mode de gouvernement. Il ne fut qu’un conquérant, si
l’on peut dire, et à ce titre on peut le considérer comme le plus grand des
capitaines-conquérants. Certes, Alexandre, Tamerlan ou Napoléon furent
d’immenses figures de la conquête militaire, mais l’aventure de chacun d’entre
eux fut éphémère ou contenue dans un espace-temps extrêmement court.
L’aventure mongole se poursuivit de plus belle après la mort de son instigateur,
et ses fils, petit-fils, arrière-petits-fils et leurs descendants participèrent à cette
aventure, depuis Ogodeï jusqu’à Babur, en passant par Güyük, Mongke, Batu et,
surtout, Qoubilaï, sans parler de tous les autres. A terme, l’Empire se morcela,
avant que chacun de ses morceaux disparaisse les uns après les autres, mais la
fragmentation s’opéra sur plusieurs décennies et l’Empire atteint son apogée
après la disparition de Gengis. L’histoire de la Chine et de la Russie, celle de
l’Inde, celle de la multitude de nations de l’Asie centrale furent bouleversées par
l’irruption des Mongols. Aujourd’hui encore, cette histoire sévit : la crise de
Crimée (2013-2014), par exemple, trouve sa lointaine origine dans l’histoire
mongole (plus spécifiquement, celle de la Horde d’Or fondée par Batu lors du
retour de Hongrie).
Sans Gengis Khan, cette histoire n’aurait jamais été écrite. L’homme partit
de rien, il ne bénéficia ni d’une révolution militaire ou politique, ni d’une
révolution technologique. Personne, avant lui, ne lui construisit un tremplin
quelconque duquel il aurait pu se projeter vers les hauteurs. Aucune opportunité
particulière ne s’offrit à lui pour qu’il s’en saisisse. Aucune circonstance ne
favorisa son ascension. Rien, finalement, n’explique l’événement extraordinaire
qu’il allait provoquer, lui qui était perdu au départ dans l’environnement naturel
le plus ordinaire qui soit, bien que d’une âpreté qui forgea son caractère. Tout ce
qu’il accomplit, il ne le dut qu’à ces qualités qui, de tout temps, sont
caractéristiques des grands capitaines : la volonté et la ténacité, l’ambition et le
génie guerrier. Ce contraste le plus extrême entre les circonstances ordinaires de
son environnement originel et les remous extraordinaires de son existence
brouillent les frontières entre la réalité, le rêve et la légende. Les Mongols eux-
mêmes avaient très tôt saisi la mesure de ce choc entre le temporel et
l’intemporel, produisant peu de temps après la mort de Gengis l’épopée
fantastique qu’est L’Histoire secrète des Mongols, texte peu connu en Occident
mais que l’esprit, la beauté, la profondeur et l’intemporalité placent au rang de
L’Iliade d’Homère et des Lusiades de Camoens1.
La percée mongole fut le fait de Gengis, mais un autre personnage important
participa plus qu’aucun autre, Gengis excepté, à la réussite fulgurante des
armées mongoles. Cet homme est Sobodeï, le plus grands des généraux mongols,
qui accompagna Gengis dans pratiquement toutes ses campagnes avant d’assurer
la succession et le succès d’Ogodeï. Tout à la fois stratège, chef d’état-major et
authentique (grand) capitaine – en langage napoléonien, un Davout couplé d’un
Berthier et d’un Jomini –, Sobodeï orchestra nombre de campagnes victorieuses
et si ses propres exploits n’avaient été obscurcis par l’ombre géante de Gengis
Khan, il figurerait en bon rang parmi les grands capitaines de l’histoire.

De nulle part

Au XIIe siècle, la plaque tournante du « monde connu » est la Méditerranée


avec, à l’autre bout du continent eurasiatique, la civilisation chinoise. Au sud de
la masse eurasiatique, l’Inde et la Perse constituent les autres points d’ancrage
stratégiques. Elles ont en commun avec la Chine cette rare capacité de pouvoir
absorber dans la durée les forces conquérantes. L’Occident n’a pas cette
capacité, mais il est protégé par sa situation géographique, ce qui n’est pas le cas
de la Russie qui subit de plein fouet les assauts des puissances d’Europe centrale
et du Nord, et, à partir du XIIIe siècle, d’Asie centrale. L’Asie centrale, justement,
est un espace vide qui n’a pas véritablement prouvé la capacité de projeter sa
puissance ailleurs que vers la Chine, et de manière sporadique.
Sur un plan économique, les steppes de haute Asie et leurs habitants sont
dans un état de sous-développement prononcé. Combien sont-ils d’ailleurs, ces
habitants de la steppe ? Un million peut-être, espacés sur un territoire
gigantesque. Sur cette steppe aux climats extrêmes – chaleur torride l’été, froid
polaire l’hiver –, on vit difficilement, de la chasse et de modestes élevages de
moutons. Comment, dans ces conditions, lever et financer des armées capables
de conquérir un continent ? L’expérience gengiskhanide démontrera que parfois
c’est l’homme, bien plus que l’argent, qui est le véritable nerf de la guerre. Pour
un temps, avant qu’ils ne pompent avec énergie les ressources des riches zones
urbaines ou agricoles conquises, les Mongols disposeront de moyens
extrêmement limités qu’ils sauront exploiter comme personne.
L’homme qui changea l’histoire et la physionomie de tout un continent n’eut
paradoxalement que peu d’effets visibles sur son propre pays. L’Empire mongol,
malgré la fulgurance de ses conquêtes, fut incapable de traduire son
incomparable puissance militaire dans des termes politiques, économiques ou
culturels en rapport avec cette puissance.
Karakorum, capitale du plus grand empire que le monde ait connu, n’a laissé
aucune trace ou presque, contrairement à Rome, Byzance, Mexico, Cuzco et
même Samarcande, dont les joyaux permettent aujourd’hui de se replacer
aisément à l’époque de leur splendeur. Contrairement à la plupart des empires
qui, à un moment, s’affaissent d’eux-mêmes dans une décadence morale et
politique générant une vulnérabilité fatale, l’Empire mongol offre au contraire le
spectacle d’un empire qui ne sut jamais freiner ses ardeurs belliqueuses,
lesquelles, in fine, contribuèrent à le réduire rapidement à néant. La guerre
perpétuelle, si elle entretint l’esprit de conquête, fut dans le même temps une
source d’instabilité chronique qui poussa les descendants de Gengis Khan à se
détruire les uns les autres. Au bout du compte, les seuls Empires mongols qui
sauront se maintenir dans la durée seront ceux de Qoubilaï en Chine et, plus tard,
de Babur (empire des Moghols) en Inde du Nord – Babur s’affichant comme à la
fois mongol et turc. Dans les deux cas, ces empires substitueront leurs politiques
expansionnistes à d’ambitieuses politiques culturelles.
Le temps semble s’être arrêté sur ces steppes et aujourd’hui encore, au
e
XXI siècle, celles-ci offrent un spectacle d’une sobriété et d’une rudesse
extrêmes, où quelques rares usines soviétiques à l’abandon jetées au milieu de
nulle part nous rappellent qu’à un moment l’industrialisation a brièvement
pénétré ces lieux, avant que la nature ne reconquière son territoire. Encore
maintenant, il n’est pas rare d’y rencontrer des hommes montés sur leurs petits
chevaux, engoncés dans leurs fourrures, chassant avec leurs aigles. Pour
l’observateur, cette vision d’un autre âge amène invariablement cette
interrogation : comment ces hommes purent-ils mettre le monde à genoux ?
Pour un Persan ou un Chinois du XIIe siècle, cette proposition aurait paru tout
aussi improbable qu’elle nous le semble aujourd’hui. Et pour les Occidentaux,
rien n’était plus loin de leurs préoccupations que ce danger pourtant imminent
qui, à peu de chose près, faillit engloutir l’Europe. De fait, à l’exception d’Attila
près de huit cents ans auparavant, la menace des hordes des cavaliers steppiques
ne s’était jamais vraiment concrétisée. Certes, les Turcs s’étaient disséminés un
peu partout, mais ils ne constituaient pas une puissance homogène, même s’ils
s’étaient imposés comme l’élite dirigeante de plusieurs mini-empires du monde
musulman. Au sein de la constellation de peuples et de tribus d’Asie centrale,
dont certains ne dépassaient guère la taille d’une famille étendue, les
turcophones représentaient de loin la grande majorité. Les Mongols, au
contraire, n’étaient qu’un modeste rameau en proie à toutes les menaces dans ce
monde dur et hostile de la steppe, ou chacun tentait de préserver son espace vital.
Les Mongols se répartissaient entre les grandes tribus – les Kéraïts, les
Merkits, les Naïmans – et des confédérations réunissant divers clans turco-
mongols, comme les fameux Tatars (comprenant notamment les Tatars blancs et
les Tatars noirs), dont le nom désignera de manière générique les peuples de la
steppe, Mongols et Turcs compris, et les Khamags, auxquels était rattaché le clan
de Gengis Khan. Malgré quelques tentatives d’unification de toutes les tribus
mongoles et affiliées, aucun individu n’était parvenu jusqu’alors à réunir ce
peuple fier, indépendant et belliqueux sous un seul drapeau. Dans la steppe, le
chacun pour soi et la sélection naturelle prévalaient.
C’est dans cet environnement difficile que Gengis, qui ne s’appelle alors que
Temujin, naît vers 1162. Ses jeunes années, suite à l’assassinat de son père, sont
extrêmement pénibles. Il les passe à fuir d’un endroit à un autre, dans la terreur
que lui et ses proches soient attaqués et tués. Chaque nuit, chaque jour, la peur
est là. En permanence, on scrute l’horizon pour sonder les menaces potentielles.
Entre-temps, il faut survivre, grâce à la chasse. C’est à travers elle que le futur
Gengis développe les qualités physiques et morales qui lui serviront plus tard. Il
passe ses journées à cheval, arc et flèches à la main, comme la plupart des
habitants de la steppe. C’est un très bon archer, mais moins bon que son jeune
frère Khasar toutefois, qui excelle au tir. Temujin apprend tout de son
environnement naturel – topographie, climat et météorologie –, de
l’environnement humain aussi car pour survivre, il faut savoir sonder les
hommes. Dans ce domaine, une erreur de jugement et c’est la mort assurée. Or
jauger les hommes est l’une de ses plus grandes forces et Gengis saura
s’entourer d’hommes, et de femmes, de grande confiance. L’origine ethnique ou
sociale des uns et des autres lui importera peu et ce sont les qualités humaines
qu’il récompensera par-dessus tout. Son meilleur général, Sobodeï, n’est ni un
enfant de la steppe, ni un cavalier, ni d’une famille dirigeante : il est le fils d’un
modeste maréchal-ferrant œuvrant dans une zone de forêts. Comme les plus
grands capitaines, Gengis sera servi par une pléiade de généraux talentueux qui
contribueront eux aussi à asseoir la tradition militaire mongole, tout en
maintenant un niveau de compétence élevé dans la descendance de Gengis. Nous
verrons dans le chapitre consacré à Tamerlan que celui-ci adoptera l’approche
inverse, avec des conséquences dramatiques pour sa succession, alors que les
systèmes méritocratiques – bien que fondés paradoxalement sur l’esclavage –
des janissaires et des mamelouks, adoptés respectivement dans l’Empire ottoman
et en Egypte, vont produire des résultats significatifs, et durables.
C’est d’ailleurs ce choix d’une politique méritocratique, comme on dirait
aujourd’hui, qui va déterminer la direction de son existence et forger le mythe
fondateur de sa légende. Fils d’un chef de clan, celui des Kiyats, Temujin voit
son père assassiné par une tribu rivale. Les Kiyats vengeront, après des années,
l’enlèvement de Huëlun, sa propre mère (les mariages par rapt sont alors
monnaie courante, la société mongole proscrivant l’endogamie). Commence
alors, vers dix ans, cette vie d’errance durant laquelle il noue une amitié forte
avec un garçon de son âge, Jamuqa. Vers quinze ou seize ans, Temujin prend
pour épouse Börte, l’amour de sa vie, qui jouera un rôle clef dans son ascension.
Un soir, les époux sont surpris dans leur tente par les Merkits, qui kidnappent
Börte. Plutôt que de résister à perte face à un adversaire bien supérieur, Temujin
prend la fuite, démontrant là déjà son intelligence des rapports de forces et son
sang-froid. Esseulé, faible, avec pour seuls compagnons Jamuqa et son
protecteur, Togroul, roi des Kéraïts, des chrétiens nestoriens, Temujin parvient à
assembler une armée à peine capable d’affronter les Merkits, mais dont la qualité
compense la nette infériorité numérique. L’attaque contre les Merkits a lieu en
1184. Avec l’aide de Jamuqa, Temujin parvient à extraire Börte des mains des
Merkits tout en écrasant pour toujours cet ennemi héréditaire :

Avec une force accrue par le Ciel et la Terre,
Désigné par le Ciel puissant,
Portée par la Terre nourricière,
J’ai fait le vide dans le sein
Des Bons-Viseurs [les Merkits] méritant virile vengeance ;
Leur foie, nous l’avons déchiqueté,
Leur lit, nous l’avons vidé,
Les individus de leur lignée, nous les avons anéantis,
Ceux qui restaient, nous les avons amassés ;
Rentrons2 !

Désormais, la voie semble libre pour rassembler le peuple mongol et
Temujin mène une longue campagne politique – dix-huit mois environ – pour
convaincre les tribus de la confédération des Khamags, alors en pleine
déliquescence, de l’élire khan. Grâce à l’appui de chefs tribaux persuadés que
Temujin, qui les laisse s’illusionner, n’est qu’un tremplin à leur propre
ascension, Temujin parvient à se faire élire. Toutefois un obstacle vient
contrarier ces plans : avec leur montée en puissance, Gengis et Jamuqa sont
désormais en compétition directe pour le pouvoir suprême des peuples mongols,
et Jamuqa accepte mal l’accession de son ami au titre de khan. Lui-même se fait
élire « khan universel » par une faction rivale. La rupture est inévitable et les
deux amis qui s’étaient juré fidélité éternelle sont engagés dans une lutte sans
merci, où chacun sait qu’il n’y aura qu’un vainqueur et, très probablement,
qu’un seul survivant. La guerre entre Temujin et Jamuqa – ce dernier rejoint par
Togroul, l’ancien protecteur de Temujin –, bien qu’elle ne concerne que deux
petites armées dans une région perdue du monde, va à terme imprimer une
nouvelle direction à tout un continent. Après une succession de batailles, Jamuqa
est vaincu et doit s’enfuir. Trahi par ses proches, pardonné par Temujin, il exige
d’être exécuté, vœu exaucé par son ancien camarade. Débarrassé de son dernier
rival, Temujin est élu khan de tous les Mongols en 1206. Désormais, il sera
Gengis Khan. Il a quarante ans déjà et pour l’histoire c’est encore un inconnu.
Plus pour très longtemps.

La révolution gengiskhanide

Si l’on peut attribuer une partie du succès foudroyant des Mongols à la


personnalité de Gengis Khan et au fait qu’il sut unir son peuple, là n’est pas tout.
Gengis Khan fut souvent perçu, en particulier chez les Occidentaux, comme un
capitaine de grand talent, certes, mais doublé d’une brute sans scrupule dont les
succès militaires furent attribuables en grande partie à sa capacité à terroriser les
populations. La réalité est autre. Gengis fut effectivement un très grand capitaine
et les techniques de terreur firent indéniablement partie de son arsenal. Mais ce
qu’on tend à oublier est qu’il fut un immense stratège, au sens le plus large, et un
incomparable novateur en matière d’organisation militaire. L’armée qu’il
construisit et qu’il inventa, outre sa taille – phénoménale pour l’époque –, était
d’une modernité qui semble avec le recul inouïe.
De fait, Gengis Khan créa de toutes pièces un appareil militaire semblable en
de nombreux points à celui que développera Napoléon Bonaparte, ce dernier
profitant de l’apport vital de la Révolution française et de l’héritage non moins
crucial d’un Turenne, d’un Maurice de Saxe ou d’un Frédéric de Prusse. Gengis,
au contraire, ne s’appuyait sur presque rien, si ce n’est la rudesse des hommes et
des chevaux de la steppe qui allaient guerroyer à ses côtés. En matière de
stratégie, il nageait dans un vide complet. Il ne disposait d’aucun traité, d’aucun
guide, d’aucun conseil. Pareillement pour l’organisation militaire, qu’il inventa
de toutes pièces. Il ne savait rien non plus des peuples qu’il allait combattre. Il
ne connaissait rien de la géographie de cet espace qu’il allait conquérir. Il ne
disposait d’aucunes ressources. Economiquement, son empire naissant était au
point mort. Seule, semble-t-il, sa conviction indéfectible – entretenue par son
entourage – qu’il fut élu pour conquérir le monde le poussa à se projeter
systématiquement au-delà de son horizon. Il réfléchit en termes purement
stratégiques : les fins et les moyens, l’efficacité, l’économie. C’est grâce à cette
ouverture totale et cette absence de préjugés qu’il s’appropria toutes les
techniques de ses adversaires. Avec chaque succès, il « réinvestissait » à la
manière des grandes entreprises modernes et, comme elles, débauchait les
meilleurs éléments de chez ses adversaires. Son but, fixe, unique, fut de
conquérir et tous les moyens furent mis en œuvre. Jamais il ne tentera de singer
les souverains déchus désormais à sa botte en se construisant des palais encore
plus somptueux que les leurs. Tout l’argent, tous les biens acquis – sauf ceux
généreusement distribués aux soldats – servaient à la prochaine conquête, et à
rien d’autre. L’un de ses plus grands accomplissements sera d’avoir su léguer
cette extrême focalisation à ses descendants immédiats, qui reprendront le
flambeau de sa conquête universelle, du moins pour un temps, car les
descendants de ceux-ci se focaliseront ensuite sur leurs propres conquêtes.
Gengis était persuadé d’être l’élu du ciel, chargé de la conquête de l’univers. A
ce titre, il ne pouvait y avoir qu’un élu. A partir du moment où l’élu se
démultipliera en autant de clones, s’en sera fini de l’empire céleste.
C’est donc une véritable révolution militaire qu’accomplit Gengis Khan. Les
Occidentaux, notamment, n’ont pas su ou voulu mesurer l’ampleur de cette
révolution, probablement parce que celle-ci, contrairement aux révolutions
militaires occidentales, n’est ni technique ni technologique. Pourtant, tous les
maîtres mots attribués généralement à la Grande Armée, qui incarne aujourd’hui
la quintessence de la révolution militaire, sont déjà présents dans l’armée
gengiskhanide : mobilité, flexibilité, articulation, capacité de déplacement,
adaptabilité, rôle central du feu (arc chez les Mongols, canon pour la Grande
Armée), masse, qualité des voies de communication, de la préparation, du
renseignement et de l’espionnage. Des siècles avant que Lazare Carnot ne crée
cet engin de destruction massive que fut la nation en armes, Gengis dispose déjà
d’une véritable nation armée. Des siècles avant que l’Amérique n’invente son
légendaire Pony Express, Gengis a conçu un vaste système de relais à cheval.
Des siècles avant que les armées modernes ne se dotent de véritables services de
renseignements, Gengis a monté de redoutables armées d’espions. Des siècles
avant que Napoléon ne délaisse le vétuste système des magasins pour se
ravitailler sur le terrain, Gengis a déjà lancé ses armées avec pour seuls bagages,
souvent, une selle et un morceau de viande qui cuit sous elle. Ibn al-Athir,
témoin à la fois de la lutte entre Arabes et croisés et de l’irruption des Mongols,
souligne ce fait notable : « Ils n’avaient pas besoin d’intendance ni de transport
de ravitaillement, car ils avaient avec eux des moutons, des vaches, des chevaux
et autres quadrupèdes du même genre, dont ils mangeaient la chair, n’ayant
besoin de rien d’autre. Quant aux animaux, ils grattaient la terre avec leurs
sabots et mangeaient les racines, ignorant tout de l’orge. De la sorte, où qu’ils
s’arrêtassent, ils n’avaient besoin de rien faire venir d’ailleurs3. » Ces armées,
toutefois, souffraient dans les zones chaudes et arides comme le Proche-Orient.
Tout ce que fit la Grande Armée, cette machine révolutionnaire qui mit
l’Europe à genoux, tout cela quasiment est déjà présent chez les Mongols, à une
époque où les autres armées sont très loin d’avoir le niveau des appareils
militaires européens du XVIIIe siècle. D’évidence, les Mongols ne connaissaient
pas la poudre, ou du moins ils ne la maîtrisaient pas comme le feraient les
armées occidentales à partir du XVIIe siècle (il est possible toutefois qu’ils aient
expérimenté avec elle). Mais leur maîtrise du tir à l’arc monté est équivalente,
tant du point de vue stratégique que tactique, à l’emploi que fit Napoléon de
l’artillerie. La seule différence fondamentale entre ces deux armées parmi les
plus formidables de l’histoire de la guerre tient au fait que l’armée
gengiskhanide est unidimensionnelle, là où la Grande Armée est
multidimensionnelle. Là où, suivant la longue tradition occidentale qui remonte
aux Romains et jusqu’aux Grecs, la Grande Armée combine fantassins, cavaliers
et artilleurs, l’armée mongole est une armée composée presque exclusivement de
cavaliers-archers, qui se divise entre cavalerie lourde et cavalerie légère, tout le
dispositif tactique s’articulant autour de la relation entre ce binôme.
Dès le tournant du XIIIe siècle, cette nouvelle armée s’octroie un avantage
stratégique considérable sur toutes les armées de la steppe et sur toutes les
armées du continent, et seuls un terrain extrêmement défavorable (triple échec
contre le Vietnam, 1257-1258, 1284-1285, 1287-1288) ou le déchaînement des
éléments naturels (double échec, 1274 et 1281, contre le Japon suite aux
ouragans qui détruisent la flotte mongole) permettront de résister à cet
envahisseur que rien, ou presque, ne semble pouvoir arrêter. A titre indicatif,
lorsqu’un contingent mongol fera face aux armées occidentales, la supériorité
des cavaliers-archers par rapport aux chevaliers féodaux sera aussi stupéfiante
que le sera celle des stratèges mongols par rapport à leurs homologues
européens, les uns et les autres paraissant évoluer respectivement dans deux
univers sans relation aucune l’un avec l’autre. Comme pour le Japon, c’est un
événement imprévu, dans ce cas la mort subite du grand khan, Ogodeï, qui va
sauver l’Europe d’une catastrophe imminente.
Traditionnellement, les armées des steppes fonctionnaient selon le système
décimal, avec des unités de 10, 100 et 1 000 hommes. Gengis, avec l’aide de
Sobodeï, reprend le système, mais il l’amplifie pour atteindre une unité suprême,
le tümen, soit 10 000 hommes. Pour commander ces armées comprenant
plusieurs tümens, les deux hommes créent un nouveau poste, celui d’orlok
(« aigle »), équivalent au rang de maréchal. Les deux premiers orloks seront
Sobodeï et Djebe.
Contrairement à la culture stratégique occidentale, dont l’idéal fut
l’enveloppement et l’étouffement de l’adversaire, la culture stratégique des
steppes privilégie la dispersion et la déconstruction de l’armée adverse. En
d’autres termes, on cherche à morceler l’armée ennemie en petits groupes isolés
et déconnectés les uns des autres pour ensuite anéantir chacun de ces groupes.
Du fait que les armées mongoles furent souvent numériquement désavantagées
par rapport à leurs adversaires, cette tactique permettait de transformer le rapport
stratégique initial du faible au fort vers un rapport tactique du fort au faible
assurant une stratégie gagnante.
Tactiquement, l’offensive mongole est une succession d’attaques
foudroyantes sur les parties jugées les plus faibles de l’ennemi, les attaques étant
entrecoupées de retraits permettant aux cavaliers de se regrouper pour effectuer
un nouvel assaut (parfois, ils changent de monture entre deux assauts). Ce qui
fait que le soldat mongol est en mouvement perpétuel. Il ne cherche pas à
repousser l’ennemi par la masse mais par une succession de chocs violents
censés le laminer par un effet d’accumulation et d’usure. Les cavaliers mongols
combattent rarement épée à la main – même s’ils sont munis d’un sabre et d’une
hache – et pratiquement tout l’affrontement est mené avec l’arc, le combat
n’étant jamais véritablement rapproché. Pour les autres armées habituées à
combattre de plus près, cette tactique est frustrante, dans la mesure où
l’adversaire semble insaisissable. Et lorsque les Mongols s’approchent de plus
près, c’est généralement pour désarçonner les cavaliers au moyen de lances à
crochet. L’effet de ces assauts répétés sur l’ennemi est autant physique que
psychologique, les hommes peu habitués à cette tactique pensant avoir repoussé
l’adversaire avant de le voir ressurgir une seconde, un troisième, une énième
fois.
Un observateur privilégié, le voyageur italien Jean du Plan Carpin, délégué
du pape Innocent IV qui l’envoya en ambassade auprès du grand khan (1245-
1247), décrivit ainsi la tactique mongole : « Il faut savoir que lorsqu’ils arrivent
en vue de l’ennemi, ils attaquent immédiatement, chaque homme décochant trois
ou quatre flèches sur l’adversaire ; s’ils voient qu’ils ne vont pas être en mesure
de l’emporter, ils se retirent, revenant à leur propre ligne. C’est un piège pour
inciter l’ennemi à les suivre jusqu’aux endroits où ils ont préparé des
embuscades. Si les ennemis les poursuivent jusqu’à ces embuscades, ils les
encerclent et les blessent ou les tuent. […] Ils sont de fait les plus rusés à la
guerre, car cela fait maintenant quarante ans et plus qu’ils combattent les autres
nations. […] Au cas où les ennemis se battent bien, les Tatars [les Mongols] leur
ménagent un passage pour s’enfuir ; alors, dès qu’ils commencent à prendre la
fuite et sont isolés, les Tatars leur tombent dessus, en massacrant davantage de
fuyards qu’ils n’auraient occis de combattants. Mais il faut savoir que, s’ils
peuvent l’éviter, les Tatars n’aiment pas combattre au corps à corps et préfèrent
blesser ou tuer les hommes et les chevaux avec leurs flèches ; ils n’en viennent
au combat rapproché qu’après avoir affaibli les hommes et les chevaux avec les
flèches4. »
La stratégie mongole est calquée sur la tactique : ainsi, on multiplie les
campagnes contre un même adversaire. Parfois, celles-ci sont espacées de
plusieurs mois, ou même de plusieurs années. Mais les Mongols reviennent
systématiquement à la charge, souvent avec des moyens accrus, et rares sont les
armées qui peuvent se targuer d’avoir définitivement repoussé une armée
mongole. Car pour les Mongols, rien n’est jamais définitif. La vie nomade
imprègne leur for intérieur et insuffle à leur caractère un sentiment d’éternel
recommencement qui se traduit jusque dans la manière dont ils organisent leurs
campagnes. Cette souplesse intrinsèque, à laquelle s’ajoute une obstination
jamais relâchée, leur permet de se retirer s’ils estiment que tous les moyens ne
sont pas réunis pour vaincre rapidement, mais toujours avec l’idée qu’ils
reviendront achever le travail. Et lorsqu’ils lâchent leur proie, comme ils feront
avec les Occidentaux, cela n’est dû qu’à des circonstances particulières et non
pas à une incapacité, bien au contraire, à vaincre l’adversaire. Le génie de
Gengis est d’avoir su exploiter les qualités des armées des steppes pour les
porter à un niveau et une dimension beaucoup plus élevés qu’auparavant, tout en
maîtrisant l’extrême complexité organisationnelle provoquée par cet énorme saut
quantitatif. Car en l’espace de quelques années seulement, le cavalier mongol
passe des petites luttes tribales à de vastes guerres de conquête contre les
meilleures armées du monde, et d’un rayon d’action de quelques dizaines de
kilomètres à une projection sur plusieurs milliers de kilomètres. Malgré cette
transformation considérable, Gengis tente de maintenir l’intégrité culturelle de
son groupe dont l’existence, finalement, reste fondamentalement égale à elle-
même. N’ayant pas perdu ses repères culturels, le guerrier nomade peut
poursuivre son action sur des distances de plus en plus grandes. Au fond de lui-
même, il reste un homme de la steppe. Sa famille, souvent, le suit lors des
campagnes – les fréquents temps de repos permettent aux familles de rattraper et
de rejoindre les soldats –, ce qui fait qu’il reconstitue perpétuellement son
environnement naturel sans jamais se sentir dépaysé. On ne saurait sous-estimer
la force morale que cet élément pouvait apporter aux armées gengiskhanides.
Contrairement à la plupart des grandes armées de conquête des peuples
sédentaires, à commencer par l’armée d’Alexandre, les armées mongoles
n’éprouvèrent jamais le moindre sentiment de lassitude.
Dans ces armées, le simple soldat a droit aux mêmes rations que le chef
suprême. Du haut de la hiérarchie jusqu’en bas, les conditions de vie sont
identiques. Le chef, y compris le chef suprême, en l’occurrence Gengis quand il
est présent sur le théâtre, combat au milieu de ses hommes. Les châtiments
corporels sont proscrits. En revanche, si un seul membre d’un arban (unité de
10) prend la fuite, les neufs autres sont mis à mort. Si un arban prend la fuite,
c’est le jagham (unité de 100) qui est mis à mort. Avec trois ou quatre chevaux
de rechange pour chaque cavalier, les armées mongoles se déplacent
extrêmement vite : 20-25 kilomètres par jour en moyenne lors d’une campagne
et jusqu’à 150 kilomètres en une journée s’il le faut. Les arcs à longue portée
atteignent leur cible à 100 mètres, peut-être plus (c’est la portée réalisée lors de
concours modernes avec des arcs traditionnels. Il est possible cependant que
ceux-ci soient inférieurs aux arcs d’époque). Les cavaliers apprennent à
décocher leurs traits au moment précis – une fraction de seconde – où le cheval
au galop est totalement suspendu en l’air.
En formation classique, la cavalerie lourde est devant, sur deux rangs,
conservant des espaces entre eux. Lors de l’assaut, les hommes poussent des
hurlements et battent les tambours. Derrière, la cavalerie légère est sur trois
rangs ; les hommes ont deux arcs, pour les tirs à distance et les tirs rapprochés.
Une fois donné l’assaut, la cavalerie légère se déplace, en silence, entre les
espaces laissés par la cavalerie lourde. Les ordres sont dispensés à l’aide de
drapeaux le jour, et de lanternes la nuit. Ainsi, les Mongols se déplacent
beaucoup plus rapidement que leurs adversaires, ils ont une vitesse d’exécution
beaucoup plus élevée et une capacité de concentration, tant au niveau tactique
que stratégique, grandement supérieure. L’élément de surprise est presque
toujours de leur côté et ils sont eux-mêmes rarement pris au dépourvu. Et si tel
est le cas, ils n’hésitent pas à retraiter, d’autant plus qu’ils se déplacent plus vite
que l’assaillant potentiel.

Les grandes conquêtes

Gengis assure toujours ses acquis, et il ne se lance jamais dans une


campagne susceptible de compromettre une autre campagne. Ainsi, ses
conquêtes vont aller crescendo. Après la consolidation de son pouvoir en 1206, il
attaque les Kirghizes, les Oïrats (aussi appelés Kalmouks) et les Ouïghours – il
empruntera à ces derniers leur écriture et exploitera leur savoir-faire
administratif. Viennent ensuite les Xixia, des Tibétains, qui constituent en
quelque sorte le dernier rempart avant la Chine. Celle-ci est divisée, avec au
nord les Jurchens (une tribu toungouse) récemment installée au pouvoir sous le
nom de Jin (Kin), et au sud, les Song, qui avaient été refoulés par les Jurchens
mais résisteront plus longtemps aux Mongols, avant d’être anéantis par Qoubilaï.
A l’instar de la Chine, l’Islam et le monde chrétien sont également divisés et
en proie à des luttes internes. Suite à l’effondrement de l’Empire seldjoukide
d’Iran, le Khorezm, dont le centre névralgique est à Samarcande, est alors le plus
puissant des royaumes musulmans et son armée de mercenaires turcs a fière
allure. Pourront-ils résister ? Revenu du front oriental pour mener lui-même cette
campagne qui s’annonce décisive, Gengis a chargé l’un de ses meilleurs
généraux, Mukali, de poursuivre la conquête de la Chine du Nord, la ville de
Pékin étant mise à sac. C’est alors qu’il lance ses armées sur le Khorezm (1218),
clef de l’Asie centrale.
Gengis Khan désirait-il attendre d’en avoir fini avec la Chine avant
d’entamer cette campagne ? Probablement. Mais les circonstances allaient
bousculer les événements après qu’une caravane d’une centaine de marchands
mongols eut été froidement exécutée sur ordre du gouverneur d’Otrar, une ville
du Khorezm. Ala al-Din Mohammed II, le shah du Khorezm, était lui-même
surpris par la tournure des événements. Installé depuis peu à la tête de cette
puissance montante mais encore fragile, son règne sera de courte durée, tout
comme l’histoire de cet empire éphémère, dont le fait le plus notable sera d’être
tombé aux mains de Gengis Khan.
Après s’être emparé aisément de Boukhara, Gengis continua directement
vers Samarcande. De la confrontation avec la Chine, il a emprunté les
techniques, les matériels et l’expertise humaine en matière de poliorcétique, la
technique des sièges, qui lui servira pour prendre d’assaut la ville. Les
mercenaires turcs débordés, Mohammed II prit la fuite vers le Khorasan, où il se
vit pourchassé par Sobodeï et Djebe, qui investirent du même coup
l’Afghanistan. Les habitants de Balkh, Merv et Nishapour ayant été massacrés,
ceux d’Herat ouvrirent les portes de la ville : comme le fera plus tard Tamerlan
avec délectation, les Mongols avaient érigé à Nishapour des pyramides avec les
crânes de leurs victimes. Alors que le fils de Mohammed II, le très capable Jalal
ad-Din, fit un moment illusion à la tête de son armée, il ne put résister à la masse
qui s’abattit sur lui et il s’enfuit vers le sultanat de Delhi. Le père et le fils ne
survivront pas longtemps à ces événements qui provoqueront l’inéluctable chute
de leur empire.
Au même moment, comme beaucoup d’autres, le chef d’une petite tribu se
voyait obligé de prendre la fuite avec les siens. Son fils, Osman, fonderait
quelques années plus tard, à l’autre bout du continent, une dynastie qui ferait
parler d’elle : les Ottomans. Sur leur lancée, Sobodeï et Djebe, séparés
désormais de Gengis, détruisaient l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la
Crimée et le sud de la Russie. A la bataille de la rivière Kalka (Ukraine), le
31 mai 1223, les Russes alliés aux Kiptchaks (aussi appelés Coumans) subirent
une défaite cuisante qui résonnerait longtemps dans la mémoire collective du
peuple russe. Vingt ans plus tard, le 5 avril 1242, Alexandre Nevski redorera le
blason russe en annihilant les chevaliers Teutoniques lors de la célèbre bataille
du lac Peïpous. Malheureusement, comme pour beaucoup de ces batailles
décisives menées par les armées gengiskhanides, l’historiographie est
extrêmement pauvre en détails, ce qui explique que cette grande bataille n’est
pas aussi connue qu’elle devrait l’être. Probablement mis en appétit par cette
campagne, Sobodeï organisera plus tard, après la mort de Gengis, une expédition
de grande envergure vers l’Europe.
Après avoir consolidé le cœur du continent, Gengis reprit la conquête
orientale en vue d’en terminer avec la Chine. Il passa ses dernières années en
guerre contre les Xixia, ravagea leur territoire et massacra les populations,
démontrant là l’aspect contradictoire de son caractère, ainsi que le résume René
Grousset : « Il y avait en lui à la fois un homme de gouvernement, plein de sens,
incapable d’approuver une guerre religieuse, et un nomade qui, concevant mal la
vie sédentaire, avait tendance à détruire la civilisation urbaine, à supprimer aussi
les cultures agricoles […], à transformer les labours en steppe, parce que la
steppe convenait mieux à son genre de vie et donnait moins de mal à
administrer5… »
Plus généralement, explique Grousset, « le paradoxe de l’histoire
gengiskhanide est le contraste existant entre le caractère sage, pondéré, moral du
gouvernement d’un Gengis-Khan qui règle toute sa conduite et celle des siens
sur les maximes du plus ferme bon sens et du droit le plus solidement établi, et
les réactions brutales d’un peuple à peine sorti de la sauvagerie primitive, qui ne
cherche à obtenir la soumission des ennemis que par un système de terreur
généralisée6 ». Ce paradoxe, pourtant, n’est-il pas celui de tous les Etats
puissants ? Après tout, Thucydide ne disait pas autre chose à propos d’Athènes.
Quoi qu’il en soit, Gengis Khan avait su combiner un système de
gouvernance à la fois juste et efficace avec une politique extérieure agressive,
sans concession et parfaitement en accord avec une haute conception de
l’intelligence des rapports de forces. Le 18 août 1227, il s’éteint. Gengis disparu,
il laisse non seulement un empire solide et une armée efficace, mais, surtout, un
projet impérial que ses descendants reprendront avec succès à leur compte.
Djebe et Mukali également disparus, Gengis laisse à sa descendance le dernier
de ses fidèles généraux, Sobodeï, qui, avec la bénédiction du nouveau khan,
Ogodeï, va poursuivre de manière magistrale l’œuvre de Gengis. Bien qu’ayant
atteint un âge avancé, Sobodeï semble s’être bonifié avec le temps, et ses
meilleures années sont encore devant lui. C’est lui qui, durant une quinzaine
d’années, va élaborer la grande stratégie de l’Empire mongol, et mener l’une de
ses campagnes les plus mémorables.
Singulier parcours que celui de Sobodeï Bagatur, « le Courageux ». Né et
élevé dans une région de taïga boiseuse, montagneuse et froide proche du lac
Baïkal en Sibérie, Sobodeï n’appartenait pas à proprement parler la culture
mongole des steppes, encore moins à une élite guerrière. Il faisait partie de la
tribu des Uriangkhaï, considérée comme marginale par les Mongols, mais qui
avait été intégrée à la confédération mongole créée par Gengis, et il était issu
d’une modeste famille d’artisans. A quatorze ans, n’étant jamais monté à cheval,
il suivit son frère aîné Jelme, qui s’était rapproché de Gengis Khan et qui
grimpa, rapidement, les échelons de la hiérarchie jusqu’à servir dans son état-
major. C’est là que, œuvrant en quelque sorte comme le page de Jelme, Sobodeï
assista, initialement comme spectateur, aux nombreux conciliabules de guerre
autour de Gengis, avant de prendre part progressivement aux décisions
stratégiques et à l’élaboration des campagnes et des batailles. C’est donc par le
biais de cette formation très particulière qu’il s’affirma d’abord comme un
stratège, pour ensuite devenir un général de terrain, domaine où, contre toute
attente, il excella. Alors que les grands chefs de guerre de la steppe furent
presque toujours soldats avant d’être stratèges, Sobodeï suivit donc le parcours
inverse, ce qui d’évidence lui réussit7.

Sobodeï et la conquête de l’Europe

C’est en 1236 que Sobodeï, accompagné de plusieurs des petits-fils de


Gengis, Batu (surnommé le « bon khan »), Güyük et Mongke – ces deux derniers
deviendront, l’un à la suite de l’autre, grands khans –, monta une armée de
150 000 hommes pour reprendre la conquête occidentale (ses ambitions exactes
divisent les historiens) entamée du temps de Gengis. Depuis son aventure
européenne, il caressait le rêve de reprendre son envolée vers l’ouest pour
parachever l’œuvre de son maître et conquérir l’ensemble du continent. Dix ans
ou presque après la disparition de Gengis, l’heure était propice, et c’est sans trop
de mal qu’il convainquit Ogodeï de lui confier une grande armée. Au même
moment, trois autres expéditions étaient lancées, vers la Chine des Song, où se
poursuivait une guerre qui fera près de 10 millions de morts, vers la mer Noire et
le Caucase, où les Mongols se projetèrent depuis la Perse, et vers la Corée, alors
mal contrôlée par les Mongols.
Cette expédition de grande envergure vers les marches de l’Europe se révéla
aussi terrible que la précédente. Après les Bulgares, premières victimes de cet
ouragan, ce furent les Kiptchaks qui, pour la seconde fois, se firent laminer par
l’armée mongole. Intégrés à l’Empire – c’étaient des hommes des steppes –, ils
constitueront le fond de la future, et redoutable, Horde d’Or, dont nous
reparlerons dans un autre chapitre. Les Mongols pénétraient dans Moscou en
février 1238. Ils investissaient Kiev au mois de décembre 1240 et massacraient
sa population. Novgorod était épargnée grâce au dégel : la Russie n’ayant aucune
infrastructure routière, les armées ne pouvaient se déplacer que sur des terrains
secs ou gelés. Peu après la razzia russo-ukrainienne, les Mongols se dirigèrent
vers l’Europe centrale, rasant les villes qui se trouvaient malencontreusement sur
leur passage.
C’est là que Sobodeï va réaliser son chef-d’œuvre stratégique. Sagement, il
avait laissé 30 000 hommes sur ses arrières pour protéger ses lignes de
communication. Prévoyant déjà une seconde campagne, Sobodeï et Djebe
avaient mis sur pied un système de renseignement lors de leur campagne
précédente, et les espions avaient rempli leur mission à la perfection, fournissant
un état des lieux précis de la dynamique géostratégique européenne qui mettait
en relief de grosses mésententes et une incapacité chronique à s’organiser
collectivement. Alors que Sobodeï établissait sa stratégie pour conquérir
l’Europe, cette dernière n’était guère en phase avec la gravité des événements. Il
faudra l’arrivée massive de Kiptchaks en fuite pour que certains dirigeants
prennent la mesure du danger. Le premier à comprendre fut le roi de Hongrie,
Béla IV, qui accueillit à bras ouverts les cavaliers kiptchaks, avec l’idée qu’ils
intègrent son armée.
Car c’est bien la Hongrie qui était la cible principale de Sobodeï. Grâce aux
renseignements fournis par ses espions, il avait conclu qu’elle constituait le
rempart principal de l’Europe. L’obstacle annihilé, la voie serait ouverte pour
parachever la conquête. Depuis Attila, au Ve siècle – qui avait atteint Paris avant
d’être refoulé du côté de Troyes –, jamais l’Europe n’avait été confrontée à une
menace aussi grave.
Pourtant cette dernière était plus divisée que jamais. La lutte entre le pape
Grégoire et l’empereur Frédéric II empêcha les deux hommes de réunir des
troupes. Ailleurs, les uns et les autres ne voyaient que leurs intérêts nationaux et
la Suède, la Lituanie et la Pologne qui auraient dû s’allier, refusèrent l’union
sacrée. Pis, les Lituaniens et les chevaliers Teutoniques profitèrent de
l’effondrement de la Russie pour l’attaquer. Quant à la Hongrie, première cible
de Sobodeï, elle était en proie aux dissensions internes entre le roi Béla IV et sa
puissante noblesse. Cette dernière empêchera Béla de s’adjoindre les services
des cavaliers kiptchaks qui, malgré tout, étaient les seuls à connaître la teneur du
mode de combat de l’adversaire. Leur présence aurait-elle fait la différence ?
Rien n’est moins sûr.
Sur le front nord, la Pologne présentait un danger que Sobodeï voulait à tout
prix maîtriser, et il redoutait par-dessus tout un regroupement entre les armées
polonaises et hongroises (et leurs alliés). Pour cette raison, il scinda son armée
en deux et envoya trois tümens vers la Pologne sous la direction de Kaidu, un
petit-fils d’Ogodeï, l’objectif étant de couper les lignes de communication entre
Hongrois et Polonais. Les Polonais, prévenus de l’arrivée de l’armée mongole,
s’étaient adjoint des renforts de troupes françaises et allemandes. Les moines-
soldats de l’ordre des Templiers, ainsi que des Hospitaliers et des Teutoniques,
étaient également de la partie. De son côté, Sobodeï avait organisé sa propre
armée en quatre colonnes marchant séparément, et qui devaient converger aux
alentours de Buda et Pest. Lui-même était à la tête de la colonne la plus au sud.
L’armée du Nord, celle de Kaidu, pénétra aisément le 24 mars dans Cracovie
désertée, le roi Boleslav le Pudique ayant rapidement pris la fuite et son
suppléant, Vladimir, se révélant incapable de résister à l’ennemi. Après avoir mis
le feu à la ville, Kaidu poursuivit sa route. Il envoya un tümen vers la Silésie et
la Poméranie, alors que les deux autres se dirigeaient vers Breslau, les deux
armées ravageant tout sur leur passage. C’est là que le duc de Silésie, Henri le
Pieux, mit toute son énergie pour stopper la percée mongole. Alerté, le roi de
Bohême, Wenceslas, prit la route avec 50 000 hommes, entraînant la décision de
Kaidu d’attaquer Henri le Pieux avant son arrivée. L’affrontement eut lieu à
Liegnitz, probablement le 9 avril (1241). Face aux Mongols, des chevaliers
polonais et silésiens, quelques mercenaires, des fantassins silésiens et, surtout,
les redoutables chevaliers Teutoniques. Après le contact initial, qui n’avait donné
aucun résultat, les Mongols retraitèrent, entraînant l’ennemi avec eux. Celui-ci,
une fois étiré puis morcelé, l’infanterie totalement déconnectée de la cavalerie,
en fut réduit à l’impuissance. Dans un brouillard de fumée provoquée par les
Mongols, les Occidentaux voyaient surgir la cavalerie lourde ennemie, puis la
cavalerie légère qui ciblait les chevaux. Les chevaliers, forcés de mettre pied à
terre, perdirent tous leurs moyens et très vite ce fut la débâcle la plus complète.
Le combat terminé, les Mongols s’empressèrent de couper les oreilles des
victimes (une par homme), avec lesquelles ils remplirent neuf grands sacs, action
qui jeta l’effroi sur toute l’Europe.
Au même moment, Sobodeï menait sa propre offensive contre Béla IV dans
les plaines du Mohi, qui donnera son nom à la bataille. Il ignorait tout du succès
de Kaidu, hormis le fait que le regroupement avec l’armée polonaise n’avait pas
eu lieu. Les deux armées se retrouvèrent face à face, séparées l’une de l’autre par
la rivière Sajo. Béla avait disposé, imprudemment, ses troupes tout près de la
rivière et de manière trop compacte, ce que Batu n’avait pas manqué d’observer.
De plus, Béla avait concentré toutes ses forces sur l’unique pont de
franchissement. Or, dans la nuit du 10 au 11 avril, Sobodeï avait réussi à franchir
la rivière, avec 30 000 hommes, à plusieurs kilomètres du pont en un point où le
cours du fleuve était moins profond, sans que les Hongrois se soient doutés de
rien.
Dès l’aube, Batu attaquait les troupes hongroises concentrées autour du pont.
Sobodeï avait installé des balistes et des catapultes capables d’envoyer leurs
projectiles de l’autre côté du fleuve (peut-être utilisèrent-ils de la poudre à cette
occasion, mais peu probablement le canon). Surpris, les Hongrois se
découvrirent, permettant à Batu de prendre le contrôle du pont. Ils n’étaient pas
au bout de leurs surprises. Avec ses trois tümens, Sobodeï contourna par le sud le
flanc gauche de l’armée hongroise et prit l’armée en tenaille. Habilement,
Sobodeï laissa un passage pour que l’adversaire puisse s’enfuir, après quoi les
troupes restées en retrait achevèrent les fuyards, un par un. Au bout de deux
jours de massacre, entre 50 000 et 70 000 soldats avaient péri.
Les Mongols poursuivirent leur campagne de terreur, massacrant peut-être la
moitié de la population hongroise, pour se projeter sur Vienne. C’est à ce
moment précis, alors qu’ils pensaient déjà au siège de la ville, qu’un message
arriva annonçant la mort du grand khan. Selon la coutume mongole, un tel
événement réclamait le retour des postulants à la succession et des armées à
Karakorum. Aussi rapidement qu’elles avaient surgi, les armées mongoles
disparurent derrière leur nuage de poussière. Plus jamais on ne les revit en
Europe. Par un coup du hasard, un continent était sauvé, in extremis. Seule la
Russie n’était pas épargnée, qui se retrouva sous le joug de la Horde d’Or durant
près de trois cents ans…
Ce fut là la dernière campagne de Sobodeï. Après s’être amplifié pour
atteindre son extension maximale vers 1260, l’Empire gengiskhanide se morcela
par le fait des luttes de succession. Avec le temps, chacun des morceaux se
délitera ou, comme en Chine, se diluera. A terme, il ne restera rien de cet empire
en tant que tel, mais aussi bien en Chine qu’en Inde, en Iran, en Russie et
ailleurs, les effets de la percée mongole se feront sentir durant des siècles,
Gengis Khan ayant imprimé une direction nouvelle à tout un continent ou
presque.
L’épopée mongole produisit un nombre de grands chefs de guerre peut-être
inégalé dans l’histoire. A ce titre, le mérite de Gengis, et de Sobodeï, n’en est
que plus grand. Car ils furent bien les plus redoutables des stratèges mongols et,
avec Attila, Tamerlan et Babur, les plus grands capitaines issus de la steppe. Par
leurs exploits, par leur intelligence stratégique, par leurs innovations, ils font
incontestablement partie du panthéon des plus grands capitaines de l’histoire. Le
fait peut-être le plus extraordinaire est que ces hommes d’exception n’aient pas
su créer une civilisation à la mesure de leurs ambitions. Ils désiraient créer un
empire universel et ne laissèrent derrière eux que l’empreinte indélébile de la
terreur et de la destruction.
Chapitre 6

Tamerlan, conquérant de l’éphémère


1336-1405

Plus d’un siècle et demi après l’irruption des Mongols et durant cette période
bien connue des Occidentaux au cours de laquelle Français et Anglais
ferraillèrent dans une guerre qui s’éternisa mais dont les conséquences
immédiates furent limitées et circonscrites, une nouvelle tempête géostratégique
prit corps en Asie centrale. Après les Huns, puis les Mongols, ce fut au tour des
Turcs djagataïdes de perturber la masse eurasiatique. Cet ouragan, comme les
deux autres, sera d’une rare puissance, mais il s’arrêtera de souffler aussi
brusquement qu’il s’était emballé. Comme pour les Huns et les Mongols, c’est
autour d’un individu que se cristallisa cette énergie dévastatrice qui allait
consumer des centaines de milliers d’individus, peut-être des millions.
Cet homme est Tamerlan – « Timour le Boiteux » ou Timur Lang –, l’un des
capitaines les plus éminents de l’histoire, conquérant redoutable autant
qu’éphémère : après sa disparition à l’âge de soixante-dix ans, son empire
s’effondra avec une rapidité déconcertante. Malgré la futilité de ses conquêtes,
Tamerlan laissa une trace indélébile dans l’histoire, ainsi qu’un joyau urbain :
Samarcande. Car Tamerlan, champion de la destruction, fut aussi celui de tous
les contrastes : modèle ou quintessence de l’armée nomade, il était fasciné par
les villes ; inconditionnel des « minarets de crânes », c’était un amoureux des
arts et des lettres ; génocidaire de peuples entiers, il se montrait attentionné,
voire faible envers ces proches.
Moins célébré que Gengis Khan, dont on peut dire qu’il fut le seul véritable
héritier, Tamerlan est aujourd’hui plus que jamais une légende en Asie centrale
alors que son nom fait encore trembler les populations du Caucase. Inférieur à
Gengis en matière de gestion politique et surtout impériale, personne peut-être
ne lui fut supérieur sur le plan militaire. Il vainquit sans subir de revers majeurs
les plus grandes armées du moment : Ottomans, Mamelouks, Perses, Mongols de
la Horde d’Or, croisés… Son empire, certes à géométrie variable et dont
l’apogée fut bref, fut égal en superficie à ceux de Darius ou d’Alexandre.
L’histoire a rangé Tamerlan dans la catégorie des conquérants plutôt que
dans celle des grands capitaines. Pourtant, avant d’être un conquérant, Tamerlan
fut un soldat, et même un très grand soldat, remarquable dans tous les domaines,
sans exception, que comprend la guerre – stratégie, opératique, tactique,
technique, logistique. Comme simple combattant et cavalier, il était d’une
dextérité comparable à celle des meilleurs de ses hommes, ceux-ci étant, de
manière générale, d’un niveau élevé. On dit qu’il était l’un des meilleurs archers
de son temps, qualification peut-être exagérée par ses thuriféraires mais qui
semble fondée sur la certitude qu’il était adroit. Dur au mal, endurant, il pouvait
passer des mois sur son cheval dans les conditions les plus rudes. Nombre de ses
campagnes eurent lieu dans le froid le plus extrême et sous la neige, ou dans la
canicule insoutenable des déserts d’Asie centrale.
Parlons des conditions climatiques. Celles-ci, et l’environnement naturel,
comme pour toutes les armées de la steppe, déterminèrent pour une bonne part
les stratégies et les objectifs de Tamerlan, les armées étant dépendantes de
l’approvisionnement en nourriture et en eau de leurs chevaux. Pour certaines
campagnes, notamment celles contre la Horde d’Or, Tamerlan envoyait des
équipes spéciales enterrer des magasins destinés à servir les armées en temps
voulu. Ses nombreuses campagnes exigeant une manne financière importante, il
instaura un système de tributs auprès des potentats, généralement des roitelets
locaux, installés dans les diverses régions conquises. Ce système remplit son rôle
financier mais réclama une énorme débauche d’efforts, ses vassaux profitant des
périodes de relâchement de l’étau pour faillir à leurs devoirs. En conséquence, il
fallait constamment rappeler à l’ordre ces indélicats, le cas échéant les remplacer
avec l’aide d’un corps expéditionnaire chargé de régler la situation. Le pillage
des grands centres urbains était une autre source d’argent frais et Tamerlan ne se
priva pas de puiser dans ces coffres souvent bien remplis. Bagdad, sa cible
privilégiée, dut subir les affres de ses déprédations à plusieurs reprises, Tamerlan
trouvant à chaque occasion un malin plaisir à confectionner ses fameuses
pyramides de crânes avec les têtes fraîchement coupées de ses victimes, qu’il
exposait, visage soigneusement tourné vers l’extérieur, à la porte de la cité. Dans
sa besace, il ramenait à Samarcande tous les artistes, artisans, intellectuels et
scientifiques qu’il pouvait trouver dans les villes saccagées. Le résultat de ce
pillage intellectuel et artistique fut l’extraordinaire explosion de la culture
timouride, qui perdura après sa mort autour de deux centres névralgiques,
Samarcande et Herat, dont on peut encore aujourd’hui apprécier les joyaux. Ses
propres descendants, peu enclins à guerroyer, perpétuèrent ce goût pour les arts
et les lettres et certains d’entre eux se distinguèrent dans les sciences et les arts.
Ainsi Ulugh Beg, son petit-fils, fut un mathématicien et astronome de grand
renom.
Tamerlan était un fin psychologue. Il savait jauger ses adversaires autant que
ses proches, et son entourage lui voua une loyauté sans faille, tout comme ses
troupes. Il savait déléguer quand il le fallait et sa seule faiblesse dans ce domaine
résida dans la difficulté qu’il avait à sanctionner ses proches lorsqu’ils faillaient
à leur tâche. Mirân Chah, son fils, était une brute alcoolique – ce fut lui qui
laissa à la postérité cette pratique particulièrement appréciée par son père et qui
fera florès, celle des pyramides de têtes, pratique qu’ils n’avaient guère inventée
mais qui par le raffinement qu’ils appliquèrent à cet art particulier devint leur
signature et leur marque de fabrique – qui faillait régulièrement dans ses tâches
mais qui, à chaque fois, se faisait pardonner. Pareillement, l’indulgence de
Tamerlan envers Toktamitch, le chef de la Horde d’Or, permit à ce dernier de
renaître de ses cendres à de multiples reprises et de forcer Tamerlan à de
nouvelles campagnes pour endiguer cette menace constante qui grandit avec le
temps avant de disparaître définitivement. Mais peut-être que cette complaisance
envers son adversaire le plus apprécié prouve-t-elle que Tamerlan, in fine, ne
recherchait rien d’autre que la confrontation armée, l’aventure impériale n’étant
en fin de compte qu’un prétexte à la guerre perpétuelle, et non une fin en soi :
question centrale de l’aventure timouride à laquelle il est difficile d’apporter une
réponse concluante.
L’historien René Grousset voyait quant à lui l’entreprise impériale de
Tamerlan comme viciée dès le départ : « L’empire de Tamerlan est ainsi, dès ses
débuts, en porte-à-faux, sans la solidité, la franchise, l’assiette de celui de Gengis
Khan. Il est turco-persan de culture, turco-gengiskhanide de formation juridique,
mongolo-arabe de discipline politico-religieuse… Gengis Khan disparu,
l’Empire gengiskhanide, avec des souverains souvent médiocres, avait continué.
L’empire de Tamerlan, avec des épigones pleins de talent, voire de génie, comme
Châh Rokh, Oloug Beg, Hôssein-I Baïqara, Bâbour, disparaîtra tout de suite, se
réduira à la petite Transoxiane natale et au Khorâssân annexe1. »

Les obscurs débuts

Timour naît à Kech, à proximité de Samarcande, vraisemblablement au


milieu des années 1330. Il fait partie du clan des Barlas, des Turcs sunnites
islamisés depuis peu. Son père a une certaine assise locale, mais sans plus. S’il
veut se faire un nom, Timour devra batailler dur car la zone ne manque pas
d’ambitieux prêts à ferrailler pour imposer leur marque. Pour grimper les
échelons, il faut d’abord servir un maître plus puissant et bien choisir son cheval
– au propre comme au figuré. Il faut surtout éviter que le chef désigné ne vous
détruise au passage, tout en essayant de lui ravir la place. L’exercice est d’autant
plus périlleux que les réputations se font l’arme en main et que le passage de vie
à trépas est soudain et fréquent. Dans la steppe, on ne fait pas de quartier et les
familles sont elles aussi en première ligne.
Hormis la prépondérance du cavalier, nous sommes loin des affrontements
ritualisés des chevaliers d’Europe occidentale. Ici, les familles, les clans, les
peuples peuvent être exterminés en l’espace d’une génération. Beaucoup le sont.
D’autres, au contraire, peuvent espérer régner sur un continent tout entier. Pour
s’imposer, il faut s’assurer un soutien, avoir un talent particulier pour la guerre,
une intelligence politique au-dessus la moyenne, et de la chance. Les débuts, en
particulier, sont difficiles car tout est affaire d’élan. Tamerlan combat longtemps
dans l’obscurité. A plusieurs reprises, il est à un cheveu de tout perdre. Un
moment prisonnier, il forge dans sa geôle la volonté de fer qui le portera vers les
sommets.
Au XIVe siècle, en Asie centrale, les Mongols gardent l’ascendant sur leurs
cousins turcs. Du moins pour ce qui concerne la légitimité de leurs prétentions
impériales, car les Turcs sont majoritaires et ils ont essaimé un peu partout, y
compris en Anatolie, où les Ottomans sont en train d’inscrire leur nom en
majuscules dans l’histoire de la Méditerranée. Justement, avec l’arrivée de
Tamerlan, le parcours des Ottomans va bientôt subir un choc majeur dont les
descendants d’Osman auraient très bien pu ne jamais se relever. De manière
générale, les Turcs sont mieux organisés politiquement que les Mongols et leurs
conquêtes s’inscrivent dans la durée (les Timourides feront exception). A
l’inverse, les Mongols ne sont jamais arrivés à développer un savoir-faire
politique et institutionnel d’une qualité approchant celle de leur appareil
militaire, ce qui explique pourquoi ils ont connu un déclin sensible depuis l’âge
d’or qui a suivi la grande poussée de Gengis. Ici et là, au fil des décennies et des
siècles, les Turcs se sont substitués aux Mongols. Au passage, la plupart se sont
convertis à l’islam, contrairement aux Mongols, restés fidèles à leurs pratiques et
coutumes ancestrales.
Pour autant, la poussée mongole fut d’une puissance telle qu’elle résonne
toujours sur le continent, et les Mongols, tout particulièrement les
Gengiskhanides, jouissent d’une aura et d’un prestige encore immenses. Être
descendant du grand Gengis est un gage de légitimité non négligeable et
Toktamitch, le chef de la Horde Blanche, qui deviendra aussi celui de la Horde
d’Or, bénéficie de cet avantage alors que Tamerlan en est dépourvu. Les destins
de ces deux hommes ne vont cesser de s’entrecroiser, jusqu’à ce que l’un d’entre
eux l’emporte. Ce sera Tamerlan. Pour autant, jamais il ne s’arrogera le titre
suprême de khan, réservé à la descendance du grand conquérant mongol : même
le tout-puissant Tamerlan respecte les usages… Une fois commencée son
entreprise impériale, il désignera un khan parmi l’un des descendants de Gengis
et en fera le souverain officiel de son empire – en réalité, un pantin dénué de
toute espèce de pouvoir. Tamerlan prendra lui-même le modeste titre de Grand
Emir. L’indulgence dont il fera preuve vis-à-vis de Toktamitch, qui contraste
avec la cruauté avec laquelle il traitera la plupart de ses adversaires, est à
chercher dans ce respect absolu de l’héritage mongol.
La vie de Tamerlan suit étrangement celle de Gengis : les débuts sont
pénibles, l’ascension est longue et il lui faut des années avant de consolider son
pouvoir sur la région. Mais une fois cette première étape accomplie, le reste
semble presque facile et Tamerlan vole de victoire en victoire, de conquête en
conquête. Durant ces premières années de bonnes et de mauvaises fortunes,
Tamerlan acquiert un nom – suite à une blessure de guerre qui le laisse boiteux et
handicapé d’un bras – et une expérience de la guerre et des luttes de pouvoir
incomparable. Vers 1360 – Tamerlan a vingt-cinq ans environ –, la Transoxiane
est investie par un khan de la maison djaghataïde, Toughlouq Timour. Le chef du
clan Barlas, l’oncle de Tamerlan, est obligé de fuir. Adroitement, Tamerlan
profite de l’opportunité pour prendre sa place en se mettant au service de
Toughlouq, dont il devient le vassal. Suite à diverses péripéties qui voient l’oncle
ressurgir puis disparaître, Tamerlan se voit lui-même contraint de fuir. Il devient
mercenaire, servant, entre autres, un prince perse. Puis, à partir de l’Afghanistan,
il monte une armée avec laquelle il renverse le fils de Toughlouq à la bataille dite
du Pont de pierre (1362).
Maître de la Transoxiane, il possède désormais une assise territoriale, un
pouvoir politique et une armée. Le premier chapitre de sa vie se clôt. L’aventure
impériale ne fait que commencer. Après la Transoxiane, il peut lorgner sur les
territoires voisins du Mogholistan et du Kharezm. Pour l’heure, il va se contenter
de ces régions obscures de la haute Asie, dont les noms ne signifient pas grand-
chose aujourd’hui, avant de progresser vers les joyaux que sont l’Inde, la Perse,
l’Egypte. Il laissera le plus convoité de tous, la Chine, pour la fin.

Le joueur d’échecs

La question qu’on ne peut éviter de se poser est sensiblement la même que


pour Gengis : comment, de ces débuts difficiles et insignifiants, cet être obscur,
totalement démuni et promis au départ à un avenir au mieux incertain,
parviendra-t-il à conquérir la moitié du continent eurasiatique ? La réponse,
incertaine elle aussi, semble peu satisfaisante mais il n’y en a pas d’autres :
Tamerlan est le plus grand capitaine de son temps et son époque privilégie les
hommes entreprenants et doués pour la guerre.
Il faut dire que, sur le plan stratégique, l’homme est une coudée ou deux au-
dessus de ses plus dangereux adversaires et il semble deviner leurs plans avant
même qu’ils aient pu les concevoir. Ce n’est pas un hasard s’il fut considéré
comme l’un des meilleurs joueurs d’échecs de son temps. Car de tous les
éléments que l’on peut mettre en avant sur son extraordinaire talent pour la
guerre, son intelligence est le plus saillant. C’est une intelligence instinctive qui
n’a cessé de se développer au gré des événements. Sa vie durant, Tamerlan sera
comme un enfant qui absorbe et intègre tout ce qu’il voit, sent et ressent. Avec
ses lointaines campagnes qui l’entraînent d’un bout à l’autre de la masse
continentale eurasiatique, il est confronté à des cultures et des expériences riches
et diverses. Sa mémoire est infaillible et il sait écouter les autres. Chaque fois
qu’il le peut, il dialogue avec les plus éminents juristes, théologiens, historiens et
scientifiques des régions qu’il conquiert. Probablement que son absence
d’éducation formelle le pousse à compenser ce qu’il ressent peut-être comme un
manque.
Tamerlan aime jouer avec l’adversaire et il affectionne les ruses et les
stratagèmes. Il s’est toujours illustré dans ce domaine, par goût et par nécessité.
Lors d’un épisode qui forge sa légende, pour pallier une infériorité numérique
notable et faire croire à l’ennemi qu’il dispose d’une armée massive, il fait
attacher des branchages aux chevaux et provoque un gigantesque nuage de
poussière qui jette le désarroi chez l’adversaire et le paralyse. Longtemps à la
tête d’une armée de taille médiocre, il devient maître dans l’art de la stratégie du
faible au fort. Lorsqu’il parvient enfin à se construire une armée de masse, cette
expérience lui permet de contrecarrer tous les plans des adversaires qui se
retrouvent dans la position qui fut la sienne. Mais même avec une armée
imposante, il aime jouer avec l’adversaire, lui faire croire qu’il va dans une
direction alors qu’il part à l’opposé, qu’il va attaquer alors qu’il tente de le
prendre à revers.
S’il met du temps à réunir une armée capable de se lancer dans de longues
campagnes de conquête, il pose solidement chacune des pierres qui constitueront
l’édifice dont il connaît ainsi les moindres rouages. Dans son ensemble, cet
appareil militaire est classique. Il suit le modèle mongol : à sa base, des
cavaliers-archers rompus à l’exercice de la guerre depuis leur plus tendre
enfance, auxquels viennent se joindre divers auxiliaires, y compris des
fantassins, des ingénieurs, des artilleurs, et d’autres spécialistes du siège ; une
organisation fondée sur le système décimal des tümens (10 000 soldats) ; un
entourage acquis à sa cause où la famille occupe un rôle prépondérant. Ce
dernier point est un gage de loyauté et de sécurité mais, au-delà d’une
génération, conduit à l’incurie et l’autodestruction : à titre de comparaison, le
système méritocratique des mamelouks, par exemple, se révèle considérablement
supérieur dans la durée.
Tamerlan est un rassembleur, un fédérateur et un leader de tout premier plan.
Il n’est pas, en revanche, un novateur à proprement parler. Son armée, on l’a dit,
est au départ des plus conventionnelles (dans le type armée steppique), ce qui
d’ailleurs ajoute à son mérite. Car contrairement à d’autres capitaines renommés,
sa supériorité ne vient pas de son appareil mais plus simplement de sa propre
intelligence stratégique et son armée n’est pas, intrinsèquement, meilleure que
celles de ses adversaires. Mais sans être un précurseur, il est particulièrement
ouvert aux techniques récupérées chez ses adversaires. Ainsi, après la prise de
Delhi, il emploie régulièrement des éléphants. Cet apport fait évoluer sa stratégie
qui, du coup, table sur la combinaison du choc des éléphants, de la mobilité du
cheval et de la létalité de l’arc mongol, tétanisant l’adversaire avant qu’il ait le
temps de réagir. Comme les Mongols, il s’approprie les techniques de siège des
peuples sédentaires qu’il soumet. Lors de l’invasion de Damas en 1401, il
parvient à attirer l’armée en dehors de la cité puis fait chauffer les murs qui la
protègent avant de les passer au vinaigre. Résultat, la forteresse fragilisée par ce
travail de sape s’écroule et ses hommes entrent aisément dans la place vidée de
ses soldats. Toujours, le joueur d’échecs qu’il est cherche à piéger l’ennemi, et
rien ne le satisfait plus qu’une victoire acquise par la ruse et l’intelligence.
On ne sait s’il connaissait les traités de stratégie chinois classiques, mais il
fit sien leur idéal d’une bataille remportée avec une économie maximale.
L’emploi abusif qu’il fit des techniques de terreur s’inscrit aussi dans cette
optique stratégique où la dissuasion tient une place égale à l’usage effectif de la
force. Lorsque aux portes de Damas justement, il rencontre Ibn Khaldûn, l’un
des plus grands intellectuels du Moyen Age, celui-ci est stupéfait par ses
connaissances, et les deux hommes échangent longuement sur le Maghreb et
Nabuchodonosor2.

Ses campagnes

Parmi les grands conquérants que compte l’histoire, aucun n’est plus difficile
à suivre que Tamerlan. De prime abord, ses conquêtes semblent chaotiques et
sans véritable dessein. Tantôt il part dans une direction, tantôt dans une autre. Il
passe et repasse sur les mêmes lieux. Ses empreintes, la plupart du temps,
s’effacent aussitôt que ses armées disparaissent à l’horizon. On le croit parti, et
voilà qu’il revient. Dans la mesure où il vécut jusqu’à un âge avancé, cette
spirale paraît sans fin et, pour les peuples ayant subi son joug, dut effectivement
sembler interminable. Hormis sa ville de Samarcande et sa région de
Transoxiane, Tamerlan est souvent enclin à détruire, comme s’il ne se souciait
guère de construire une entité impériale viable, tant sur le plan politique
qu’économique. Ainsi, au Sistan, il n’hésita pas à détruire des canaux
d’irrigation dont il aurait pu profiter, préférant annihiler à tout jamais ceux qui
les avaient construits, désormais réduits à ne manger que poussière. Mais cette
nonchalance géopolitique rend encore plus incroyables ses exploits militaires,
qu’on compte par dizaines, sur toutes les grandes armées du XIVe siècle.
Tâchons de résumer. Après s’être rendu maître de la Transoxiane vers 1370,
Tamerlan s’active à l’est pour prendre le contrôle du Kharezm tout en poussant
au nord contre le khanat de Djaghataï. Le Kharezm une fois sous son contrôle en
1379, il part à la conquête de Herat et de Kandahar (1381-1383), puis de l’Iran
(1387). Durant la période qui suit, il est principalement occupé à combattre
Toktamitch. Ses raids à grande échelle contre la Horde d’Or l’amènent au nord
de la mer d’Aral et de la Caspienne, en Crimée, sur la Volga. Toktamitch est
définitivement écarté en 1391, et Tamerlan repart plein sud vers Delhi (1398-
1399). La période 1400-1403 est celle de sa percée vers l’ouest, avec les
victoires magistrales contre les Ottomans, les Mamelouks, les croisés. Puis, c’est
la préparation pour l’acte final, le couronnement de toute sa vie : la conquête de
la Chine. Début 1405, la campagne, préparée minutieusement, est lancée.
Quelques jours après le départ, Tamerlan contracte une pneumonie et meurt. La
Chine est épargnée. D’ici quelques années, elle entreprendra les grandes
expéditions maritimes qui la mèneront aux Indes et sur les côtes africaines.
Tamerlan a environ trente-cinq ans lorsqu’il accède à son rêve de jeunesse,
devenir le maître de la Transoxiane. Il aurait pu profiter du pouvoir absolu qu’il
exerce sur cette région et se contenter de défendre ses acquis. Mais Tamerlan est
un soldat et un conquérant jusqu’au plus profond de son être et, comme ces
champions jamais rassasiés de victoires, il veut toujours plus. Cet appétit ne sera
guère assouvi et trente-cinq ans plus tard il meurt donc lors d’une énième
campagne. Alexandre, Napoléon et d’autres encore, sont faits du même bois et
leurs poussées vers un horizon toujours plus lointain ne s’achèvent que par la
mort où l’ultime défaite. Ces grands soldats-conquérants ne sont pas strictement,
au fond, des hommes de pouvoir, ou du moins des hommes qui ne cherchent que
le pouvoir. Encore moins sont-ils des hommes d’argent. C’est la domination de
l’autre, et même de tous les autres, c’est le duel, celui où l’on fait plier
l’adversaire pour le détruire ou le soumettre à sa volonté, qui les anime.
Sans attendre, Tamerlan commence sa série de conquêtes dès son accession à
la tête de la Transoxiane. Avec son assise politique, il peut désormais s’engager
dans des aventures qui réclament des absences prolongées. Mais Tamerlan est
prudent et il construit son édifice patiemment. Ses premières conquêtes ne le
projettent pas très loin de ses bases et il fixe d’abord son attention sur les Etats
voisins du Mogholistan et Kharezm, les deux faisant l’objet de plusieurs
invasions entre 1371 et 1379, date à laquelle le Kharezm tombe définitivement
aux mains des armées timourides. Les campagnes nordiques sont très différentes
des campagnes du Sud. Le long combat contre la Horde d’Or est une guerre
entre nomades, où Tamerlan peut faire valoir sa grande expérience dans ce
domaine. Mais l’adversaire est coriace et cette guerre est probablement la plus
difficile et certainement la plus dangereuse pour Tamerlan. Non seulement les
Mongols bénéficient d’une aura inégalée, mais la steppe est leur domaine, plus
encore que celui de Tamerlan qui, malgré tout, a grandi au sein d’une vallée
fertile et urbanisée.
La fréquence des campagnes ne doit pas nous induire en erreur sur la
préparation de Tamerlan, car celui-ci articule méticuleusement chacune d’entre
elles. Ses services de renseignements, ses voies de communication, sa logistique
font l’objet d’une attention particulière et il ne s’engage jamais sans s’être
approprié toutes les connaissances nécessaires pour monter une campagne. Pour
chacune d’entre elles, et donc pour chaque adversaire, il réfléchit aux stratégies
et aux moyens adaptés. Jamais il ne se lance sans avoir réuni une force à la
mesure des enjeux. Lui-même participe et dirige les grandes opérations. Ses
subordonnés immédiats sont chargés des opérations secondaires, des opérations
préparatoires ou de celles qui suivent une grande victoire. Lui-même se ménage
des temps de repos et de récupération, à Samarcande, auprès de sa famille. Puis,
une fois les batteries rechargées, il repart pour une autre campagne, les guerres
se succédant avec la régularité d’un métronome. Tamerlan n’est pas, comme
beaucoup de conquérants avant et après lui, l’homme de la fuite en avant. Au
contraire, il tient à ménager sa monture et à durer. Ses succès et l’aura
d’invincibilité qui l’entoure lui permettent de recruter les meilleurs soldats
d’Asie centrale, et au-delà. Lors de la campagne d’Anatolie, nombre de troupes
auxiliaires ottomanes décident inopinément de rejoindre ses rangs. C’est une des
causes de sa victoire sur Bajazet.
Longtemps avant que le Gallois Henry Lloyd et le suisse Antoine-Henri de
Jomini ne formalisent, au tournant du XIXe siècle, l’importance stratégique des
lignes de communication, Tamerlan semble avoir compris l’essence de ce qui
constitue le principe directeur de sa stratégie : porter le gros de son armée sur les
points décisifs du théâtre de guerre et sur les lignes de communication de
l’adversaire sans toutefois compromettre les siennes. Grâce à l’exceptionnel
réseau de communication qu’il s’est construit au fil des années et des décennies,
et à la non moins exceptionnelle structure de défense de ce réseau, Tamerlan
peut projeter son armée aux quatre coins du continent sans jamais risquer de voir
ses propres communications touchées, coupées ou anéanties. A la suite de
Gengis Khan, Tamerlan a monté un réseau de courriers par relais qui dépasse de
très loin en amplitude, et en durée, celui popularisé au XIXe siècle par William
Frederick Cody (« Buffalo Bill ») sur l’espace continental américain. Jamais il
ne se retrouvera, contrairement à Napoléon et Hitler, en déphasage avec les
capacités de projection de ses armées. Rappelons que son théâtre d’opérations
couvre une distance allant de la Chine aux confins de l’Europe…
Johan Schiltberger, Bavarois au destin singulier qui fut capturé par les
Ottomans à Nicopolis puis fait prisonnier par Tamerlan à la bataille d’Ankara et
transféré vers Samarcande, décrivit non sans une certaine fascination la grande
mobilité des Turco-Mongols et cette sobriété qui faisaient leur force : « Il n’est
pas parmi les infidèles de peuple plus guerrier que les Grands Tartares, capables
de combattre et de voyager ainsi qu’ils le font, je les ai vus de mes yeux saigner
(leurs chevaux) et boire le sang après l’avoir fait cuire. C’est ce qu’ils font
lorsqu’ils manquent de nourriture. J’ai vu aussi comment, au cours d’un long
voyage, ils prennent un quartier de viande, le coupent en tranches qu’ils placent
sous la selle, chevauchent ainsi et les mangent lorsqu’ils ont faim ; mais ils le
salent d’abord et pensent qu’il ne se corrompt pas, car la chaleur du cheval le
dessèche et le fait de chevaucher dessus l’attendrit après que le jus en est sorti3. »

Les grands affrontements : Toktamitch et Bajazet

Deux batailles, parmi les dizaines qu’a livrées Tamerlan, sont


particulièrement marquantes. La première, sur laquelle nous n’avons
pratiquement aucun détail, est celle de la Koundouztcha. La seconde est celle,
bien documentée, d’Ankara (Angora, ou encore Ancyre). La bataille de la
Koundouztcha, qui eut lieu vraisemblablement à proximité d’Orenburg, près de
la frontière actuelle entre la Russie et le Kazakhstan, est de prime importance
puisqu’elle scelle le sort de la Horde d’Or alors qu’une victoire de Toktamitch
aurait potentiellement laissé la voie libre aux Mongols sur un vaste espace allant
de la Russie jusqu’en Chine. Mieux armés en matière d’organisation politique
que Tamerlan et ses successeurs, les Mongols auraient pu prétendre reconstruire
leur empire disparu, avec des conséquences dont on ne saurait sous-estimer les
ramifications sur l’ensemble du continent. Mais il n’en fut rien.
Oublié aujourd’hui, Toktamitch fit partie des grands chefs de guerre de
l’époque. Ses ambitions étaient à la mesure de celles de Tamerlan. Chef de la
Horde Blanche, il désirait reconstruire l’empire éclaté de son ancêtre Batu, celui-
là même qui avait donné son nom à la Horde d’Or (en raison de sa fascination
pour ce métal). La carrière de Toktamitch avait suivi une courbe parallèle à celle
de Tamerlan et, après des débuts difficiles, suivis de victoires en chaîne, il avait
réussi à s’imposer sur l’espace nord de la masse asiatique, reconstituant petit à
petit l’empire de Batu. Durant ces années, Toktamitch s’était servi de Tamerlan
pour anéantir les autres prétendants à la couronne, avant de se retourner contre
son protecteur et néanmoins ami, l’époque valorisant l’ambition plus encore que
l’amitié.
C’est en 1387 que Toktamitch tenta de surprendre Tamerlan, alors que celui-
ci guerroyait en Géorgie. Stoppé dans son élan par Mirân Chah, Toktamitch
essuya plusieurs revers mais sans pour autant se décourager. Grâce aux alliances
nouées avec divers potentats qui crurent voir là l’opportunité de se débarrasser
de Tamerlan – l’aura des khans mongols jouait toujours dans la steppe –,
Toktamitch sembla en mesure de rivaliser avec Tamerlan. En tous les cas, il
disposait d’une armée capable de soutenir la comparaison. L’affrontement
décisif, totalement méconnu, fut peut-être l’un des plus spectaculaires de toute
l’histoire du Moyen Age. Faute de documents, ce qu’il en reste est inversement
proportionnel aux immenses enjeux qui se dénouèrent ce jour-là.
Toktamitch opta pour une stratégie indirecte. Il cherchait à attirer Tamerlan
dans les immensités de la steppe pour le fatiguer et le surprendre à froid. Le froid
justement, le très grand froid, faisait partie de cette campagne. Tamerlan profita
d’une pause à la fin de l’année 1389 pour marier l’un de ses fils, puis il entreprit
de traquer et d’éliminer une fois pour toutes ce rival qui avait fini par
l’exaspérer. Les grands moyens furent employés, l’ensemble ou presque de
l’appareil militaire timouride étant engagé dans la campagne. Pour localiser
Toktamitch, on fit jouer à plein le réseau d’espions. Pourtant, des mois durant, on
chercha sans jamais trouver sa trace. Tamerlan commençait à douter. Ses
hommes commençaient à fatiguer. Tamerlan voulait de l’action et le
découragement n’était pas loin. Puis, soudainement, par hasard, son armée buta
sur une équipe de reconnaissance mongole. Nous étions déjà au mois de juin,
mais une tempête de neige vint blanchir la steppe. Froid, vent, neige : c’est dans
ces conditions qu’allait se dérouler la bataille. Celle-ci, contre toute attente,
n’aura rien d’indirect puisqu’il va s’agir d’une bataille rangée des plus
classiques. Hormis la taille, immense, de ces armées, nous sommes presque dans
l’univers occidental, avec deux appareils face à face, prêts au choc frontal des
cavaliers.
La veille de la bataille, Tamerlan fit installer ses tentes et ses tapis, comme
pour indiquer qu’il entendait rester maître des lieux. Cette guerre d’intox aurait
déstabilisé l’adversaire, dit-on. Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, le 19 juin
1391, alors qu’une brume épaisse enveloppait le théâtre gelé, un mollah qui
accompagnait l’armée timouride s’avança pour lire un passage du Coran. Puis il
invectiva l’adversaire (qui, probablement, ne put entendre ses paroles) : « Vos
visages seront noircis par la honte de votre défaite. » Quelques instants plus tard,
Tamerlan faisait sonner la charge.
Afin de déséquilibrer le dispositif de Toktamitch, Tamerlan lança Mirân
Chah sur l’aile gauche ennemie. Il n’avait pas anticipé que Toktamitch userait de
la même tactique, et sa propre aile gauche fut anéantie, ce qui donna une
opportunité aux Mongols de prendre Tamerlan à revers. Opportunité manquée de
toute évidence puisque Toktamitch se retrouva coupé du gros de son armée, qui
le crut mort et sombra dans la confusion. Il n’en fallut pas plus pour Tamerlan,
qui concentra ses forces et écrasa l’ennemi par la masse. Le Zafer Name, rare
document ayant laissé une trace du combat, résume ainsi l’affrontement : « Les
deux armées, dont les soldats étaient plus nombreux que les sables du désert, se
jetèrent l’une sur l’autre, pour faire, le sabre levé et l’étendard déployé, couler
des torrents de sang. On combattit avec le sabre, la massue et la lance. La terre
apparut bientôt comme une mer houleuse, dont les vagues étaient jetées de part
et d’autre. Le soleil fut obscurci par des nuages de poussière, puis les tourbillons
des cavaliers fous de rage, hurlants, déchaînés dans cette tempête, purent faire
croire que la terre s’était entrouverte et que les fumées de l’enfer venaient lécher
le ciel. »
Après la victoire, on fêta dignement l’exploit, un mois durant. Puis,
Tamerlan divisa la Horde d’Or en trois entités et plaça à leur tête trois vassaux,
qui se chargèrent de repousser les futurs assauts de Toktamitch. Malgré les
velléités de ce dernier de continuer le combat, il s’essouffla progressivement. Le
formidable khanat de la Horde d’Or ne se releva jamais et il se délita pour
échouer en Crimée, avant d’être effacé par les Russes au XVIIIe siècle.
Bajazet était un autre adversaire de taille. Turc et musulman comme
Tamerlan, il n’avait cependant aucune affinité avec son rival. De fait, les deux
hommes se haïssaient. Pratiquement invaincu lui aussi – il ne connut qu’un
demi-échec contre les Roumains –, Bajazet fut l’architecte de deux immenses
victoires à Kosovo, contre les Serbes (1389) et à Nicopolis (1396), où il écrasa
une coalition chrétienne qui comprenait Jean sans Peur.
C’est lors d’une de ses nombreuses campagnes au Caucase que Tamerlan
décida de s’attaquer aux Ottomans. Cette guerre entre l’Empire turc d’Orient et
l’Empire turc d’Occident s’annonçait là encore déterminante. Malgré la
démesure de l’affrontement, elle n’empêchera pas l’Empire ottoman de se
relever, contrairement à la Horde d’Or. C’est que les Ottomans avaient une assise
géopolitique déjà importante, qui leur permettra d’encaisser le choc.
Et quelle collision ! Les deux armées disposaient de centaines de milliers
d’hommes aguerris et rompus au combat. Les Ottomans étaient d’excellents
cavaliers mais ils possédaient aussi une infanterie de tout premier plan. D’une
certaine façon, ils étaient partiellement occidentalisés (nombre de leurs soldats,
d’ailleurs, étaient originaires d’Europe, tout comme souvent les femmes et mères
des sultans) et ils mariaient le style de guerre de la steppe avec celui des armées
européennes. En d’autres termes, leur armée était en soi plus éclectique que celle
de Tamerlan, mais les soldats eux-mêmes étaient moins polyvalents que leurs
adversaires timourides. L’armée ottomane était déjà entrée dans une phase de
spécialisation qui la rendait d’une certaine façon plus efficace, alors que les
Transoxianais étaient des soldats plus complets et donc plus souples. Bajazet,
mégalomane et sûr de lui, était persuadé que son armée était supérieure à celle
de Tamerlan. Au cours du bref échange épistolaire qui précéda la grande bataille,
Bajazet afficha toute sa morgue, Tamerlan voyant là une faiblesse de caractère
qu’il entendit exploiter.
Si Tamerlan se moqua ouvertement de son adversaire, il prit au sérieux la
confrontation. Son idée était d’attirer Bajazet hors de ses bases et de fatiguer ses
troupes avant le combat. Par ailleurs, ses informateurs lui avaient communiqué
un fait important : Bajazet était honni de certaines populations, prêtes à tourner
casaque. Avant la bataille, ses espions iront travailler le terrain, et le jour J,
nombre de troupes auxiliaires changeront de camp.
Lors de son avancée en Anatolie, Tamerlan feignit d’aller vers le nord, ce qui
provoqua l’effet escompté : faire sortir Bajazet de ses bases. Après s’être lancés
dans des zones désertiques, en plein été, les Ottomans allaient effectivement se
fatiguer, alors que Tamerlan approchait aisément d’Ankara, que Bajazet avait
laissée imprudemment à découvert. Une fois averti des mouvements de
l’ennemi, Bajazet fit demi-tour et se précipita, non sans perdre quelque peu de
son sang-froid. Pas un seul combat n’avait eu lieu mais Tamerlan possédait déjà
l’initiative. Et lui laisser l’initiative, c’était s’infliger un handicap quasiment
insurmontable. Tamerlan était désormais installé sur son terrain. Bajazet ne
pouvait ni reculer ni temporiser et la confrontation était inévitable.
La grande bataille eut lieu le 28 juillet 1402. Sur le terrain, plusieurs
centaines de milliers de soldats, pour ce qui constitua l’une des plus grosses
confrontations militaires prénapoléoniennes. Les troupes ottomanes étaient
couleur argent et noir, les Transoxianais affichaient leurs couleurs habituelles :
beige, jaune, bleu. Les chevaux de la steppe étaient beaucoup plus petits que les
montures ottomanes, au contraire des deux capitaines dont le physique ne
pouvait être plus contrasté : Tamerlan, soixante-dix ans, était grand et sec, le
visage creusé de rides ; Bajazet était de petite taille, enveloppé, avec un visage
poupin au milieu duquel trônait un nez particulièrement long et fort. Les deux
hommes avaient un point commun : ils étaient tous deux handicapés ; après la
bataille, s’adressant à son prisonnier, Tamerlan y fera allusion, non sans
humour : « Si je ne puis m’empêcher de rire en te voyant, c’est que Dieu doit
faire bien peu de cas des empires, pour les donner à des êtres aussi disgracieux
que nous. Il partage le monde entre un borgne comme toi et un boiteux comme
moi. »
Tamerlan avait disposé ses éléphants de combat en première ligne. A sa
droite se trouvait Mirân Chah et à sa gauche son autre fils, Chah Rokh, qui
jouera un rôle essentiel. C’est ce dernier qui entama les hostilités en chargeant la
cavalerie serbe commandée par le valeureux Etienne Lazarevitch. Au centre, les
Ottomans étaient en ordre profond et tinrent le choc. Néanmoins, les auxiliaires
turkmènes trahirent leur allégeance aux Ottomans et ils se rallièrent à Tamerlan,
ce qui eut pour effet de jeter la confusion chez les Ottomans et d’obliger Bajazet
à jeter toutes ses forces dans la bataille, au contraire de Tamerlan, qui put
préserver sa réserve de cavalerie. Ce fut là le moment clef de la bataille, alors
même qu’un des généraux ottomans, Mehmet Celebi, parvenait à infléchir
brièvement l’élan de la bataille en faveur des Ottomans. Voyant l’adversaire
reprendre espoir, Tamerlan abattit ses cartes et sans attendre lança sa réserve sur
le centre ennemi, que Lazarevitch parvint à contenir. Mais la cohésion était
meilleure du côté de l’armée timouride. Chez les Ottomans, les mouvements
étaient décalés ; les Transoxianais, à l’inverse, agissaient de conserve avec une
efficacité redoutable.
A la mi-journée, le dispositif ottoman ne put plus résister et il explosa d’un
seul coup. A l’exception des Serbes, qui résistèrent jusqu’au bout, l’armée
ottomane se désagrégea, les fils de Bajazet, notamment, abandonnant leur père à
son triste sort. Bajazet se retrouva alors esseulé sur une colline, entouré de 200
ou 300 hommes, avec lesquels il parvint à résister momentanément aux assauts
ennemis. En fin de journée, alors qu’il ne lui restait plus que quelques dizaines
de compagnons, il s’enfuit dans l’obscurité. Malencontreusement éjecté de sa
monture qui buta sur un obstacle, Bajazet n’eut d’autre issue que de se rendre.
Après la célèbre entrevue qui vit les deux adversaires face à face, Tamerlan le
fera transférer vers Samarcande dans une litière grillagée, tragique destin pour
celui qui avait mis les Occidentaux à genoux et dont les dramaturges comme
Christopher Marlowe et Jacques Pradon se serviront, non sans édulcorer la
réalité, pour construire la légende de Tamerlan en Occident. Ainsi s’exprime,
dans le langage ampoulé du XVIIe siècle français, le vainqueur de la bataille
d’Ankara :

Et ce même Destin, qui te fait murmurer,
Ne m’arrache au Néant, que pour t’y faire entrer.
Cette vaste grandeur, cette extrême puissance,
N’est point, si tu le veux, un droit de ma naissance ;
Il est beau cependant de mettre aux fers les Rois,
Quand la vertu sur eux nous fait naître des droits ;
Mais ce n’est point ici que je dois me défendre,
J’ai pu monter au Trône, et t’en ai fait descendre ;
Je suis justifié. Ce Bras victorieux
Sait ennoblir mon sang, mon Père, et mes Aïeux,
Et quelque orgueil enfin que tu fasses paraître,
Bajazet est Esclave, et Tamerlan est Maître4.

Après cette immense défaite, l’Empire ottoman connut logiquement une
période de troubles. Mais les Turcs sortiront par le haut, et le siècle suivant, avec
Soliman le Magnifique, sera celui de leur âge d’or. Entre-temps, l’Europe put
souffler tandis que Constantinople bénéficia d’une courte rémission. Tamerlan
connut là son dernier grand triomphe. Moins d’un siècle après sa disparition, il
ne restera rien, ou presque, de son empire… Néanmoins, cet ouragan qui avait
tout décimé sur son passage transforma la physionomie géostratégique du
continent eurasiatique et si les Timourides ne sauront profiter des exploits de cet
immense capitaine, d’autres, parmi ses nombreuses victimes, sauront tirer les
marrons du feu.
Chapitre 7

Jan Zizka, pourfendeur de la foi et précurseur de la


guerre moderne
v. 1360-1424

A Carthagène des Indes (Colombie), une étonnante statue domine le port.


Elle représente un valeureux capitaine espagnol, Blas de Lezo y Olavarrieta
(1689-1741), dont l’histoire a retenu peu de chose sinon qu’il fut chargé, au
XVIIIe siècle, de défendre cette place hautement stratégique contre les prédateurs
britanniques au service de Sa Gracieuse Majesté. Contre les coups de boutoir
répétés de marins habitués à ce qu’on leur cède, l’homme tint bon et les Anglais
durent se faire une raison. L’imposant hommage en bronze qui semble narguer le
visiteur nous offre cependant une vision peu commune du personnage dès lors
qu’on s’approche de plus près de la sculpture : l’homme qui brandit une épée en
direction de l’océan est borgne, il lui manque un bras et il a une jambe de bois.
La vision héroïque du grand capitaine nous a traditionnellement habitués à
une autre image. Le capitaine, selon tous les critères, est un homme qui respire la
force, l’énergie, un homme qui maîtrise tout son corps, qui possède
l’indispensable vision d’ensemble et le coup d’œil qui lui permet de renverser
une situation de manière fulgurante sur l’observation d’un instant. Ainsi de cet
Alexandre aux yeux exorbités qui écrase le célèbre tableau de la bataille de
Gaugamèles, telle qu’elle apparaît sur la mosaïque de Naples. Du Bonaparte
d’Arcole au Napoléon de Waterloo, le tableau évolue sensiblement, les
portraitistes exagérant avec le temps son embonpoint et son déclin physique qui
accompagnent et symbolisent l’étiolement de son entreprise. De fait, diminué par
une grippe à la Moscova, Napoléon reste à l’arrière et en perd son coup d’œil
légendaire, qui l’aurait peut-être poussé en d’autres circonstances à achever
l’ennemi dans la foulée. A Austerlitz, au contraire, sa vision translucide semblait
traverser l’épais brouillard qui enveloppait le théâtre : le grand capitaine est,
avant toute chose, celui qui voit ce que l’homme ordinaire peine à percevoir.
Les Byzantins, qui s’y connaissaient en matière de stratégie et de politique,
étaient pleinement conscients de la chose : pour éliminer un rival politique, ils
avaient pour fâcheuse habitude de lui crever les yeux. A Constantinople, le
basileus, l’empereur, tirait sa légitimité politique de sa capacité à diriger une
armée, ce qui explique pourquoi nombre d’empereurs byzantins furent de
remarquables stratèges, pourquoi, aussi, l’Empire survécut si longtemps aux
offensives constantes qu’il dut subir de la part des Perses et des Avars, des
Bulgares, des Turcs et des Occidentaux. Pour cette raison, celui qui perdait la
vue se trouvait dans l’incapacité de commander ses troupes sur le théâtre et, par
voie de conséquence, voyait ses chances de s’octroyer le pouvoir ou de s’y
maintenir sérieusement compromises. D’où cette technique barbare qui, hormis
les yeux, s’en prenait aussi aux membres. Du reste, les Byzantins ne furent pas
les seuls à pratiquer cet exercice, comme l’atteste, entre autres, l’histoire de la
Chine.
Le coup d’œil du capitaine, comme son génie guerrier, fait partie inhérente
de son bagage stratégique et de nombreux traités de stratégie y consacrent au
moins quelques lignes. Napoléon, entre autres, y voyait là l’un des facteurs
déterminants de l’art de la guerre. Sur le théâtre, la victoire tient souvent à une
décision prise dans l’instant, lorsque le commandant en chef perçoit
soudainement la faille qu’il va pouvoir exploiter.
Un homme, pourtant, invalide l’idée selon laquelle un général qui ne peut
voir est nécessairement dépourvu de vision stratégique et de coup d’œil tactique.
Très tôt borgne, puis aveugle, Jan Zizka – Jan « le Borgne » – fut
paradoxalement l’un des plus grands visionnaires de l’histoire de la guerre et un
immense capitaine. Personne mieux que lui n’illustre ce propos de Clausewitz :
« Ce n’est donc pas seulement à l’œil corporel, mais plus fréquemment à l’œil de
l’esprit que l’on pense lorsqu’on parle de coup d’œil. » Apôtre, par la force des
choses, de la stratégie défensive, Zizka déroge là encore à une autre règle de l’art
du commandement qui voudrait que les grands capitaines soient avant tout des
maîtres de l’attaque tout acquis à un art de la guerre offensif.
L’histoire de Jan Zizka, mal connue hors des frontières de son pays,
aujourd’hui la République tchèque, est singulière. Pour mieux la comprendre,
examinons brièvement comment l’art de la guerre évolua de manière différente
en Europe occidentale et en Europe centrale, et pourquoi se développèrent
d’abord au cœur de cette dernière les caractéristiques qui allaient révolutionner
la pratique du combat sur l’ensemble du continent.

Les guerres médiévales

La société médiévale, en Occident, est dominée, surtout à partir du XIe siècle,


par deux caractères : le prêtre et le soldat. Ainsi, lorsqu’il s’interroge sur son
destin, Guillaume le Maréchal (1146/1147-1219) désire s’accomplir comme l’un
et l’autre. Pour ce faire, il se joint logiquement à l’ordre des Templiers : « Il a
jugé qu’en leur personne, nous dit Duby, se conjuguent les mérites des deux
catégories dominantes de la société humaine, l’ordre des religieux et celui des
chevaliers, que ces hommes se placent pour cela, de toute évidence, aux avant-
gardes de ceux qui gagneront le paradis. » Mais point de fanatisme ici, car « la
piété vraie qui se découvre est confiance en Dieu, paisible, usant modérément
des prêtres. Et c’est dans le cadre institutionnel le mieux accordé à l’esprit de
chevalerie, l’ordre des Templiers, que le souci du religieux se manifeste ici
d’abord1 ». Nous verrons que deux siècles plus tard, cette modération va laisser
place à un fanatisme religieux qui met le prêtre au cœur des préoccupations et
qui vide la guerre de tout esprit chevaleresque, avec pour conséquence, à terme,
la disparition effective du chevalier, celle-ci précédant de deux siècles et demi la
marginalisation du prêtre dans son rapport avec la politique, et la guerre. Dans le
cadre de cette métamorphose de la société occidentale, qui, probablement, était
inéluctable, Jan Hus, un prêtre, et Jan Zizka, un soldat, joueront un rôle de
détonateur.
Pendant des siècles, la religion chrétienne avait maintenu ses distances avec
la violence armée, en accord avec le pacifisme absolu enseigné par Jésus-Christ.
Durant les premiers siècles de son existence, le christianisme proscrivit le port
des armes à ses adeptes. Mais au IVe siècle, Constantin Ier faisait du christianisme
la religion officielle de l’Empire romain, lui insufflant une dimension politique
que les chrétiens avaient jusque-là refusée ou éludée. Aux IVe-Ve siècles, au
moment où Rome se voyait irrémédiablement condamnée par les coups de
boutoir portés par les envahisseurs hunniques et germaniques, saint Augustin
inventait le concept de « guerre juste » – ou, plus exactement, adaptait un
concept romain à la théologie chrétienne – que plusieurs générations de
théologiens allaient développer par la suite : la guerre et la religion chrétienne
étaient désormais irrémédiablement liées l’une à l’autre. Avec la menace
musulmane qui se profila dès le VIIe siècle, corroborée par le partage des
pouvoirs spirituels et temporels entre l’Eglise et l’Etat, qui allait marquer la
renaissance de l’Occident, naissait la notion de guerre sainte, qui prenait la
forme de la croisade, dépeinte, au départ, comme un simple « pèlerinage ». Avec
l’irénisme des premiers temps, puis la guerre juste, la guerre sainte faisait monter
d’un cran le lien de plus en plus étroit entre religion et violence armée. Après le
rejet absolu de toute forme de violence, la religion (chrétienne) devenait à partir
du XIe siècle non seulement un prétexte à la guerre mais, pour certains, sa raison
d’être. Cette transformation avait, comme nous l’avons observé dans le cadre des
croisades, accouché d’un type de combattant très particulier : le moine-soldat2.
Imprégné de fanatisme religieux et mû par une morale rigoriste axée sur la
pureté de l’âme et du corps, le moine-soldat annonçait avec quelques siècles
d’avance les grands thèmes de la révolution totalitaire incarnée par Robespierre
et Saint-Just, puis par Lénine, Trotski et Staline. Néanmoins, sur un plan
strictement militaire, les ordres religieux furent plutôt conservateurs, appliquant
avec rigueur et professionnalisme les tactiques développées par l’Occident
médiéval, mais sans aller beaucoup plus loin dans la découverte de nouveaux
principes stratégiques, comme en atteste leur conduite héroïque mais vaine dans
le cadre des croisades. En d’autres termes, les ordres religieux ne surent, ni ne
voulurent d’ailleurs, produire un Napoléon capable d’allier les deux mamelles de
la violence totalitaire que sont le fanatisme universaliste et la purification de la
société tout en réinventant un art de la guerre nourri par ces deux formidables
sources de violence.
Pour autant, un tel individu émergea bel et bien, qui développa, quatre
siècles avant les faits, pratiquement tous les éléments qu’on allait retrouver avec
la révolution napoléonienne. Il ne serait pas exagéré de dire que Jan Zizka,
puisqu’il s’agit de lui, peut bien être considéré comme le « Napoléon du
XVe siècle » tant il sut, à partir des convulsions idéologiques et sociales qui
secouèrent le peuple tchèque, bâtir le tout premier appareil militaire moderne de
l’histoire et le conduire à des victoires monumentales contre un adversaire qui
allait être proprement dépassé, tant du point de vue stratégique que tactique. La
révolution hussite, comme la révolution napoléonienne, se terminera par un
échec politique. Mais elle va libérer des forces qui vont entraîner une rupture
stratégique fondamentale en Europe et ouvrir une ère nouvelle de l’histoire de la
guerre.
Après la défaite des armées occidentales au Proche-Orient, les ordres
religieux s’étaient soit progressivement érodés, soit orientés vers des activités
moins belliqueuses, comme l’ordre des Hospitaliers, soit, comme dans le cas des
Templiers, avaient disparu. En Europe orientale, en revanche, les redoutables et
ambitieux chevaliers Teutoniques s’installèrent durablement dans le paysage
géopolitique instable de cette région aux marches des steppes d’Asie, et leur
présence parfois pesante allait considérablement influer sur les mœurs
guerrières, et sur les attitudes vis-à-vis de la violence armée. L’emprise de la
religion sur la guerre, le choc des cultures (et des cultures de guerre) et
l’instabilité chronique de la zone caractérisaient donc cette Europe centrale et
orientale qui, à bien des égards, se distinguait singulièrement de ses voisins
occidentaux accaparés par leurs propres conflits internes, conflits qui opéraient
par contraste dans un univers culturellement et politiquement homogène.
L’Occident, depuis la bataille des champs Catalauniques (451), où une
coalition romano-wisigothe avait stoppé la progression d’Attila dans la région de
Troyes, n’avait plus revu les redoutables cavaliers-archers d’Asie centrale.
Comme nous l’avons examiné précédemment en détail, la percée mongole de
Sobodeï et Batu aurait dû se poursuivre jusqu’en Europe occidentale mais la
mort du grand khan, Ogodeï, avait mis un point final aux ambitions européennes
des gengiskhanides. Hormis Poitiers (732) et l’épisode des croisades, les armées
occidentales restaient pour la plupart confinées à leur propre espace, sans contact
pratiquement avec des cultures guerrières étrangères. Les croisades, semble-t-il,
n’avaient pas engendré de réflexion durable sur la faillite des stratégies
occidentales, peut-être parce que globalement les chevaliers n’avaient pas
démérité.
Dans le domaine de la pensée stratégique, les Occidentaux restaient figés sur
quelques textes latins mineurs comme celui, extrêmement populaire et influent,
de Végèce. Et encore, ce goût pour la réflexion stratégique, si tant est qu’on
puisse la qualifier ainsi, était tardif puisqu’il ne s’était vraiment développé qu’au
XIIIe siècle. « Les armées du Xe-XIIIe siècle, s’interroge Franco Cardini, où la
chevalerie constituait la troupe d’élite et même le véritable noyau combattant,
dans la mesure où tous les autres (fantassins, sapeurs, servants des engins
d’assaut ou des machines d’artillerie à levier) étaient plutôt des personnels de
service, connaissaient-elles la valeur de la tactique ou de la stratégie3 ? » Nul
besoin, répond à sa façon Roger Caillois, puisqu’à l’époque, « la guerre se
présente alors comme une lutte réglée qui offre tous les caractères
conventionnels du jeu. On entend qu’elle se développe selon les lois strictes à
l’intérieur d’un temps et d’un espace limités. Certains coups sont interdits. On
n’attaque pas un ennemi désarmé ou non prévenu. En outre, on ne recherche pas
la mort ni l’anéantissement de l’adversaire. On ne désire que l’aveu de sa
défaite4 ».
En somme, faute d’avoir un ennemi extérieur capable ou désireux de
renverser l’ordre géopolitique dans cette partie du monde – les Turcs et les
Mongols étaient résolument tournés vers la Chine, la Perse, l’Inde et le Moyen-
Orient –, l’Europe avait pu se cantonner dans un style de guerre aux objectifs et
aux moyens limités. La violence y était guidée par des normes et des règles
strictes en accord avec la société rigidement hiérarchique dont elles émanaient et
où le jeu, la fête et la guerre permettaient au commun des mortels d’échapper à
intervalles réguliers à l’emprise de cette société pour goûter l’espace d’un instant
au souffle éphémère de la liberté.
En un mot, l’art de la guerre occidental, au Moyen Age, malgré l’attrait de sa
dimension romantique telle qu’elle s’est admirablement exprimée à travers le
roman et le cinéma, était infiniment moins dynamique qu’il ne l’était en Europe
orientale, où la diversité et la qualité des protagonistes obligeaient les
responsables à repenser les stratégies sous peine de se voir anéantir.
Certes, les Ibériques, grâce à leur longue reconquête contre les musulmans,
faisaient exception, et leur ténacité leur permettra non seulement de retrouver
leur intégrité territoriale, mais aussi, une fois la reconquête terminée, de se
projeter avec succès hors de leurs frontières, en Europe et, surtout, en Amérique.
Au cœur de l’Europe occidentale, la guerre de Cent Ans, qui occupa durant près
d’un siècle et demi toutes les énergies, vit l’émergence de plusieurs capitaines de
grand talent, comme Edouard de Woodstock (le Prince Noir) côté britannique et
Bertrand Du Guesclin côté français. Lors de ce conflit, et à d’autres occasions
encore, la cavalerie lourde qui formait la base incontestée de la guerre féodale
apparut bien vulnérable face à des troupes d’infanterie (et de cavaliers
combattant à pied) organisées. Ainsi, à trois reprises aux XIVe-XVe siècles, à
Crécy, Poitiers et Azincourt, les armées françaises se virent surpassées par des
armées britanniques bénéficiant d’archers, en l’occurrence gallois, de premier
plan – bien qu’ils fussent probablement bien inférieurs aux cavaliers-archers
turcs et mongols – contre lesquels les chevaliers français affichèrent une
vulnérabilité inquiétante. Si le Prince Noir fut probablement le meilleur capitaine
de l’époque dans les batailles rangées, Du Guesclin fut un maître de la stratégie
indirecte, et chacun des deux sut à sa manière remettre en cause les dogmes
militaires caractéristiques d’une période figée dans le statu quo.
Dans un autre registre, les milices paysannes suisses infligèrent une
surprenante défaite à l’Autriche à l’occasion de la bataille de Morgarten (1315),
succès réitéré à Sempach (1386) et Näfels (1388), qui annonçaient d’une certaine
façon les victoires des armées hussites. Nonobstant ces défaites épisodiques, la
chevalerie occupait une place prépondérante dans la société féodale et les
impératifs stratégiques n’étaient pas suffisants pour que les mœurs évoluent
rapidement. La poudre et le canon – déjà présents à Crécy – mettront eux aussi
des années avant de s’imposer comme parties intégrantes des stratégies et des
tactiques des armées occidentales, pour des raisons pratiques mais, aussi, parce
que l’usage du feu enfreignait singulièrement les règles et l’esprit
chevaleresques. L’art de la guerre, en Occident, évoluera avec la société et
parfois même, il la précédera et l’entraînera. Don Quichotte, symbole de la
rupture culturelle qui marque la fin d’une époque, n’aura pas de mots assez durs
à l’encontre des bouches à feu qui permettent au simple canonnier de décapiter à
distance le valeureux chevalier… A contrario, Jan Zizka et ses troupes
paysannes ne seront guère entravés culturellement ou moralement par l’usage de
ces armes, la grande force du zèle religieux (ou idéologique) résidant justement
dans cette capacité à transgresser toutes les règles et les normes en cours, la
grandeur des objectifs affichés justifiant en fin de compte tous les moyens.
Les défaites à répétition des armées françaises et autrichiennes face aux
archers britanniques et aux fantassins helvétiques peuvent laisser imaginer ce
qu’une confrontation contre une armée mongole ou ottomane aurait pu donner.
Or, nous avons déjà vu qu’un tel affrontement eut effectivement lieu, à Nicopolis
(Bulgarie), en 1396. A cette occasion, il n’est pas inutile de le rappeler ici, la fine
fleur de la chevalerie occidentale, associée à la Hongrie, était annihilée par
l’armée ottomane de Bajazet (qui fit occire plusieurs centaines de prisonniers
après la bataille), soit la même armée qui, quelques années plus tard, était elle-
même réduite à néant par Tamerlan. Le roi de Hongrie et futur empereur des
Romains Sigismond de Luxembourg (1368-1437) était lors de cette triste journée
nominalement à la tête d’une armée occidentale divisée. Il deviendra quelques
années plus tard le principal adversaire de Jan Zizka. L’affrontement contre
Bajazet révélait combien l’Europe chrétienne restait accrochée à l’idée de
croisade. Barrée du Moyen-Orient par des armées intrinsèquement supérieures,
elle allait bientôt trouver un nouvel exutoire en Europe centrale, où des dizaines
de milliers de guerriers venus des quatre coins du continent allaient se jeter sur
une poignée de soldats-paysans tchèques. Mais ces guerres de religion, semble-t-
il, produisent presque à chaque fois de formidables capitaines, et du fin fond de
la Bohême allait émerger un Saladin du christianisme qui allait mettre son
immense intelligence stratégique au service de Dieu.
Les défaites successives de la chevalerie française durant la guerre de Cent
Ans illustrent mieux que tout autre exemple l’incapacité qu’ont souvent les
vaincus à repenser la guerre. Ces guerres, provoquées par des querelles
dynastiques sans grandes conséquences pour les sociétés impliquées, étaient
limitées tout autant dans les moyens que dans les objectifs. Les armées étaient de
taille modeste, les campagnes militaires étaient fréquentes mais courtes et leur
point culminant, la bataille rangée, ne durait que quelques heures. Le coût de ces
armées de cavaliers, avec leur équipement lourd – de fait, il le fut de plus en plus
avec le développement des armures en plaques qui se substituèrent aux cottes de
mailles pour répondre aux puissants traits projetés par les arbalètes –, était
comparativement élevé et les Etats impliqués étaient, d’un point de vue
démographique et économique, relativement faibles.
En conséquence, on tâchait de préserver les hommes, les chevaux et les
équipements. Ces guerres n’avaient aucun lien avec les guerres d’anéantissement
qui se déroulaient ailleurs dans le monde, et qui pouvaient mettre aux prises des
centaines de milliers de soldats, à l’instar de la monumentale bataille d’Ankara
de 1402. Renfermée sur elle-même, la société occidentale avait une perception
singulière des dangers extérieurs et, à cet égard, le contraste avec l’autre Europe
était saisissant. Ecoutons Jacques Le Goff à propos de l’attitude des Occidentaux
vis-à-vis des Mongols :
« Le mythe mongol est l’un des plus curieux de la Chrétienté médiévale.
Tandis que les chrétiens d’Europe centrale, en Petite-Pologne, en Silésie, en
Hongrie, ne pouvaient hésiter à reconnaître, dans ceux qu’ils appelaient les
Tartares et qui les meurtrissaient à trois reprises en des raids destructeurs, des
païens purs et simples, parmi les plus cruels que les invasions orientales aient
poussés vers l’ouest, dans le reste de la Chrétienté, auprès des princes, des
clercs, des marchands, les Mongols firent naître d’étranges rêves. On les crut
non seulement prêts à se convertir au christianisme, mais déjà convertis en
secret, et n’attendant qu’une occasion pour se déclarer5. »
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’un des plus grands chefs de
guerre produit par l’Europe médiévale fût issu d’Europe centrale. Contemporain
de Tamerlan, de Toktamitch et de Bajazet, Jan Zizka manifesta un degré
d’inventivité, une imagination pratique et une fulgurance stratégique qui ne
furent égalés que par les plus grands. Si sa notoriété n’a jamais atteint celle dont
jouissent la plupart des capitaines de légende, cela est probablement dû à ses
origines géoculturelles et au contexte géostratégique de ses campagnes, dont les
répercussions furent limitées dans l’espace. Dans le domaine de la guerre,
comme dans beaucoup d’autres, les peuples et les nations de second rang
frappent moins l’imaginaire collectif, et a fortiori les individus qui combattent
en leur nom. Pourtant, les soldats tchèques furent, comme les Suisses, parmi les
plus respectés et les plus demandés de cette époque. Outre Jan Zizka, ils
produisirent, un peu plus tard, un autre grand capitaine, Albrecht von
Wallenstein (1583-1634), peut-être le plus remarquable condottiere, qui servit un
grand empire, celui des Habsbourg, alors en guerre contre les armées
protestantes.

La révolution hussite

La révolution hussite, au nom de laquelle Jan Zizka lutta corps et âme,


annonça avec quelques décennies d’avance la Réforme amorcée par Luther,
Calvin et Zwingli. Luther, découvrant sur le tard l’histoire des hussites, sera
proprement ébahi de voir les similitudes entre sa pensée et celle de Hus : « Sans
le savoir, nous sommes tous des hussites6 », confiera-t-il à un proche. Il en sera
de même dans le domaine de la guerre et de la stratégie, les grands capitaines de
la Réforme reproduisant sans vraiment en être conscients le modèle établi par
Zizka.
Cette Réforme avant l’heure prit corps en Bohême, dans la région même où
allait, au XVIIe siècle, s’embraser l’un des conflits religieux parmi les plus
meurtriers de l’histoire, la guerre de Trente Ans. Les causes de la révolution
hussite étaient sensiblement les mêmes que celles qui provoqueront la révolution
protestante, à savoir un profond mécontentement de l’Eglise, par rapport,
notamment, au dysfonctionnement de ses modes de gouvernance, et un désir tout
aussi profond de retourner aux sources du christianisme. Le grand schisme, par
lequel l’Eglise se trouvait alors divisée en factions (avec deux, et même trois
papes rivaux), avait révélé au grand jour les manquements d’une institution
minée par d’âpres luttes de pouvoir indignes de son statut d’autorité morale et
spirituelle.
La révolution, en Bohême, s’était cristallisée autour d’un individu, Jan Hus,
et au-delà de sa dimension idéologique, elle revêtait un fort caractère national,
populaire et xénophobe-germanophobe. Comme d’autres après elle, la révolution
hussite dévoilait toutes les caractéristiques qu’on retrouvera par la suite dans les
révolutions française, russe ou iranienne, ainsi que dans les révolutions avortées,
comme celle instiguée à Florence par Jérôme Savonarole, avec ce mélange de
puritanisme et de fanatisme universaliste qui, au nom d’une vérité absolue, exige
qu’on impose à soi et aux autres, par la force, la régénérescence de la société et
de l’être humain.
C’est un concours de circonstances qui fit entrer les Tchèques en contact
avec le réformateur anglais John Wycliffe. Celui-ci proposait une nouvelle
ecclésiologie qui remettait en cause le monopole de l’Eglise dans la médiation
du message divin. Ses idées, anéanties en Angleterre par le pouvoir central,
allaient prendre racine en Bohême, où le souverain, Venceslas IV, allait les
pousser au sein de l’université de Prague, par calcul politique, afin de contester
l’autorité du Saint-Siège. C’est là que Jan Hus, doyen de la faculté et prédicateur
de l’église de Bethléem (où ses prédications se faisaient en tchèque), entra en
scène. Son message était on ne peut plus simple : « C’est au Christ et à Dieu
qu’il faut croire et non aux prélats, au pape : l’arbitre n’est pas quelque dignitaire
de l’Eglise, mais la Bible7. » De surcroît, Hus faisait aussi vibrer la fibre
nationale.
Par son radicalisme, Hus bouleversait les fondations politiques et sociales du
pays : « Ce qu’il y a de révolutionnaire chez lui, nous dit l’historien Antoine
Marès, c’est qu’il n’agit plus seulement à l’intérieur de l’Université ou de
l’Eglise, mais qu’il dénonce les vices des corps séculiers devant des laïques8. »
Excommunié en 1412, il sera condamné à mort et exécuté le 6 juillet 1415. Hus
mort en martyr, la révolution hussite s’enflammait. Son slogan, trois mots
prononcés par Hus : « La vérité vaincra. »
Rapidement, une ligue hussite se créait, avec pour emblème le calice, et
simultanément, une ligue catholique vouée à l’anéantir. Défiant l’Eglise romaine,
les hussites offraient la coupe de vin à tous lors de la communion, alors que,
selon l’Eglise, elle était réservée aux prêtres. C’est autour de ce sacrilège que va
se cristalliser le conflit qui opposera les hussites à tous ceux qui désiraient
rétablir l’orthodoxie et se débarrasser des hérétiques. Le 30 juillet 1419, à
Prague, les hussites défenestraient un groupe d’opposants. Quelques jours plus
tard, Venceslas IV mourrait d’une crise cardiaque, provoquée, probablement, par
ces événements. Alors que les hussites exposaient leur programme, puis
établissaient leur charte, le pays se voyait en proie au désordre intérieur et aux
convoitises extérieures. Le scénario qui allait se dérouler verrait la superposition
de plusieurs conflits s’enchevêtrant et qui comprendraient une guerre civile
opposant hussites et antihussites, une lutte de pouvoir mettant aux prises
plusieurs souverains de la région, une série de croisades organisées de l’extérieur
et destinées à exterminer les hussites, et des luttes internes au sein du
mouvement hussite.
Très tôt, la révolution hussite vit naître plusieurs factions autour d’axes
idéologiques, sociaux et géographiques, et c’est ainsi que Jan Zizka se retrouva à
la tête du parti radical, appuyé principalement par la paysannerie, là où le parti
modéré trouvait son appui dans la capitale, auprès des nobles et des bourgeois
(l’épisode sera ultérieurement récupéré et exploité par les autorités communistes
durant la période de la guerre froide). Grâce au génie militaire de Jan Zizka, les
hussites – également désignés sous les termes de calixtins (de calice),
d’utraquistes (du latin sub utraque parte, « sous deux parties », en référence à la
pratique de la double communion) par association au clan des modérés, ou par
association aux taborites, du nom d’une faction radicale qui s’était réunie à
Tabor – parviendront en l’espace d’une quinzaine d’années à s’imposer à
l’intérieur du pays, à repousser la menace extérieure et même à se projeter, sous
l’impulsion de Procope le Chauve, par le truchement de leurs « raids
magnifiques » (spanilé jizdy) vers la Silésie, l’Autriche, la Bavière, le
Brandebourg et la Baltique, où l’action militaire s’accompagnera de campagnes
de propagande à grand renfort de manifestes et de tracts.
Jan Zizka, qui mourut en plein milieu des guerres hussites, fut celui qui
donna au mouvement l’impulsion sans laquelle il aurait rapidement périclité.
Après sa disparition, et grâce à son génie, l’armée hussite engrangera des succès
spectaculaires, mais sans lendemain. A terme, les victoires magistrales de Jan
Zizka contre les croisés seront effacées par les ambitions impérialistes de son
(second) successeur, Procope le Chauve, et par les conflits idéologiques qui
finiront par dissoudre l’intégrité du mouvement hussite avant de le condamner
presque totalement, le résidu se greffant un peu plus tard à la révolution
protestante.

L’éducation militaire de Jan Zizka


On sait peu de chose sur la jeunesse de Jan Zizka : beaucoup de documents
officiels furent détruits dans le cadre des guerres hussites, puis de la guerre de
Trente Ans. Il naît aux alentours de 1360, dans une famille de petits propriétaires
terriens. Jan de Trocovna devient Jan Zizka vers 1378, bien avant la bataille de
Tannenberg-Grunwald (1410), où, selon la légende, il aurait perdu son œil, et
hérité de son surnom. Marié deux fois, on ne sait rien de ses épouses, qui toutes
deux décédèrent précocement. Son premier emploi répertorié le voit préposé à
l’organisation des chasses royales. Puis, par choix semble-t-il, il s’engage
comme mercenaire, avec l’un de ses frères, et participe aux petites guerres qui
opposent la royauté aux seigneurs de Bohême. C’est là qu’il commence à se faire
remarquer pour ses qualités militaires.
Ces années passées à guerroyer en Bohême, outre l’expérience militaire à
proprement parler, vont lui donner une connaissance intime du terrain, tant d’un
point de vue topographique que social. Il est forcé de lever des troupes de
paysans, sans aucun moyen, et cette expérience de proximité va renforcer ses
dons naturels pour le commandement très particulier caractéristique de la
guérilla, où l’aptitude à motiver les hommes, à former et à organiser les troupes
rapidement est encore plus vitale peut-être que dans le cadre de la guerre
classique, où le noyau dur de l’armée est généralement constitué de soldats
aguerris. Lemière de Corvey, auteur au début du XIXe siècle de l’un des premiers
traités sur la guérilla, en décrit mieux que quiconque les caractéristiques
essentielles : « Le but des corps de partisans est d’avoir toujours une force assez
imposante pour inquiéter l’ennemi ; de pouvoir la porter partout où besoin sera
pour le harceler sans cesse, le miner peu à peu, empêcher ses
approvisionnements, détruire ses convois, les enlever, prendre ses dépêches,
intercepter ses communications et surprendre tous les hommes isolés que l’on
rencontre. Cette guerre bien faite, dirigée par un chef habile, inspirera la terreur à
l’ennemi ; il aura beau occuper les villes, comme il faut traverser des routes pour
communiquer de l’une à l’autre, il sera assailli sur ces routes ; il faudra qu’il
soutienne un combat à chaque défilé ; il n’osera plus faire sortir une seule
voiture sans escorte ; il fatiguera ses troupes, ne pourra recruter, sera détruit peu
à peu sans avoir jamais éprouvé une grande perte à la fois9. » C’est peu ou prou
cette technique que Zizka pratique durant des années, et celle qu’il utilisera dans
le cadre de la révolution hussite face aux redoutables brigades internationales
réunies autour de son adversaire, Sigismond de Luxembourg.
En 1409-1410, Zizka se projeta sur un tout autre théâtre, dans le cadre de la
guerre qui opposait la Pologne et la Lituanie aux chevaliers Teutoniques et qui,
par le jeu des alliances, vit entrer en lice la majorité des armées petites et grandes
que comptait l’Europe centrale, que renforçaient des troupes venues d’un peu
partout en Europe, ainsi que de haute Asie. La campagne se dénoua le 15 juillet
1410 à Tannenberg, ou Grunwald, selon que l’on est allemand ou polonais, à
l’est de la Vistule, avec, sur le théâtre, l’un des plus importants étalages de
soldats et de chevaux déployés en Europe durant la période médiévale.
Cette bataille notoire, considérable dans l’histoire de la Pologne, se conclut
par l’échec imprévu des Teutoniques qui, s’ils se maintinrent politiquement après
le conflit, ne se relevèrent jamais véritablement de cette défaite, qui marqua le
coup d’arrêt de leurs ambitions hégémoniques. En termes d’impact
psychologique, peu de batailles auront eu une telle influence sur la conscience
collective d’autant de peuples (Polonais, Lituaniens, Russes, Tchèques, etc.) et
de manière aussi durable. Récupérée littéralement à droite et à gauche, cette
bataille, dont les détails sont imprécis et les descriptions contradictoires, aura vu
Zizka y jouer, a posteriori, un rôle de première importance sans rapport probable
avec son action effective. On le voit ainsi dans le célèbre tableau du peintre
polonais Jan Matejko, La Bataille de Grunwald (1878), au centre duquel on peut
le distinguer – à pied alors que les princes sont à cheval – s’apprêtant à asséner
un coup fatal au Teutonique Heinrich von Schwelborn (qui fut occis
probablement lors de la retraite par un autre que Zizka10).
Les cartes n’étaient pourtant pas, au départ, en faveur de l’armée royale.
Frappé de l’aura, méritée, d’invincibilité, les Teutoniques affichaient une
somptueuse armée de 3 000 chevaliers frappés de leur croix noire, ce symbole
pangermaniste récupéré bien plus tard par le nationalisme bismarckien. Appuyés
par un assortiment de mercenaires et de spécialistes en tout genre – artilleurs
français, archers gallois, arbalétriers génois, fantassins allemands et suisses –, les
moines-soldats avaient de surcroît surpris l’armée royale. Inférieure en
réputation aux Teutoniques, cette armée avait pour principal atout la diversité
affichée par les deux armées principales, la polonaise et la lituanienne. La
première était proche des armées occidentales de l’époque, disciplinée mais sans
fantaisie ; la seconde, au contraire, était rompue à la guerre contre les Tatars et
elle avait incorporé à son arsenal un certain nombre de tactiques de la steppe, ce
qui lui conférait une mobilité et une souplesse supérieures à celles affichées par
les moines-soldats. Des auxiliaires turco-mongols complétaient d’ailleurs le
dispositif lituano-polonais, qui comprenait aussi des troupes russes.
De fait, l’armée lituanienne n’avait qu’un lointain rapport avec les armées
occidentales de la période et nul doute que cette expérience, nouvelle pour Jan
Zizka, dut lui faire forte impression. En face, les chevaliers Teutoniques
comptaient essentiellement sur leur cavalerie lourde, quatre fois plus importante
que leur infanterie. La coalition était plus équilibrée, avec de forts contingents de
cavalerie lourde, de cavalerie légère et d’infanterie. Et, là où les Teutoniques
cherchaient à disloquer l’ennemi par le choc de leur cavalerie, la coalition avait,
avec ses troupes mobiles et ses troupes de choc, une corde de plus à son arc.
Bien que les moines-guerriers aient initialement repoussé l’attaque intempestive
de l’armée lituanienne, ils ne purent déséquilibrer l’armée polonaise, qui parvint
non sans mal à maintenir son intégrité, permettant ainsi aux Lituaniens et
associés d’organiser une contre-offensive qui se révéla décisive. La victoire, un
moment compromise, s’était jouée sur les capacités défensives des alliés, qui
avaient réussi à contenir la puissante charge de cavalerie des Teutoniques. Cette
leçon fera grand effet sur Jan Zizka et sur ses futures orientations stratégiques.
La bataille de Tannenberg-Grunwald allait avoir des répercussions
importantes sur la géopolitique européenne, avec la montée de la puissance
polono-lituanienne. Les Teutoniques, plus que décimés à Tannenberg, sauvèrent
la forteresse de Marienbourg et obtinrent des accords favorables lors des
négociations de Thorn. Néanmoins, la défaite de Tannenberg marqua un coup
d’arrêt définitif à leurs prétentions expansionnistes et le début de la fin de leur
extraordinaire aventure. Pour les peuples de la région, y compris les Tchèques,
Tannenberg avait levé le voile d’invincibilité qui entourait l’ordre Teutonique.
La guerre insurrectionnelle étant fondée en bonne partie sur l’idée que
l’adversaire est vulnérable, cet élément contribuera de manière significative au
succès qu’aura Jan Zizka un peu plus tard pour convaincre son armée paysanne
de ses chances de réussite face aux armées allemandes.
Durant trois siècles, le christianisme combattant avait essentiellement pris la
forme du moine-chevalier et celui-ci, avant Tannenberg, semblait sur le point
d’imposer son hégémonie sur l’ensemble de l’Europe orientale. Après
Tannenberg, et avec l’arrivée en piste de Jan Zizka, la rupture était entérinée et,
désormais, la croix noire se voyait singulièrement défiée par le calice. Ce
symbole controversé de la chrétienté était ardemment défendu par les va-nu-
pieds, qui allaient progressivement se constituer en ces armées citoyennes et à
partir du XVIIe siècle domineraient le paysage géostratégique de l’Europe. Outre
leur ferveur religieuse, ces premières armées citoyennes étaient mues par le
sentiment de ses soldats d’appartenir à une nation. Nous mesurerons plus loin
avec Turenne et les grands capitaines des XVIIe-XVIIIe siècles l’impact que put
avoir la Réforme sur les stratégies militaires en territoire protestant et, par effet
de réverbération, dans les pays catholiques.
Tout porte à croire que la guerre contre les Teutoniques fut à bien des égards
déterminante pour Jan Zizka, qui en tira de nombreux enseignements. Quel y fut
son rôle précis ? Nul ne peut le dire. On pense qu’il combattit auprès des
Polonais, peut-être en première ligne, peut-être à l’arrière, mais sans certitudes.
L’historien Treitschke, dans un pamphlet ultranationaliste sur les origines du
prussianisme, Das deutsche Ordensland Preussen (1862), fit de Zizka le
pourfendeur principal des Teutoniques à Tannenberg, mais rien ne corrobore
cette version des choses, même si elle fut reprise par les uns et les autres à des
fins de propagande. Dans le même ordre d’idées, il est plus que probable que
l’idée selon laquelle Zizka aurait participé à la bataille d’Azincourt en 1415 soit
inventée.
Nonobstant ces supputations biographiques, l’important est que Zizka
possède à ce moment un sérieux bagage technique et stratégique, dont il va
admirablement marier les diverses composantes. Et c’est à ce moment,
justement, que son flair politique et ses capacités logistiques, tactiques et
stratégiques vont se révéler cruciaux pour la suite des événements.
C’est dans le sud de la Bohême que les prédications de Jan Hus avaient
rencontré le plus grand succès et c’est là que Jan Zizka allait entamer son travail
de recrutement, auprès de la paysannerie et, dans une moindre mesure, de la
petite noblesse agraire. Nous l’avons souligné, Zizka avait une formidable
connaissance du terrain et de sa population. Il est probable qu’il connaissait de
nom la plupart des individus qui allaient se joindre à lui, et aussi ceux des
membres de leur famille rapprochée. En tous les cas, eux le connaissaient, le
respectaient et lui faisaient confiance. Dans ce genre d’entreprise, la confiance
active ou même passive de la population est essentielle et Jan Zizka avait acquis
celle du peuple tchèque avec la sueur et le sang. Son charisme naturel, attesté par
ceux qui l’observèrent de près, ne joua pas en sa défaveur. Enfin, les prédications
de Jan Hus pourvoyaient une idéologie mobilisatrice qui fournissait à ses
adhérents une vision cohérente de leur action et de leur devenir et distinguait
clairement les ennemis de leur cause. On sait trop combien les guerres
d’opinions attisent les passions, combien elles renforcent l’esprit de corps,
combien elles conduisent la violence à son paroxysme : « Les guerres les plus
déplorables, dira Jomini, sont sans doute celles de religion… le dogme n’est pas
seulement le prétexte, c’est aussi un puissant moyen, car il remplit le double but
d’exciter l’ardeur des siens, et de se créer un parti11. »
Jan Zizka s’était associé à deux prêtres, Wenceslas Koranda et Jan Zelivsky,
et à un autre soldat, Nicolas de Pistny. Dans le sud du pays, les radicaux taborites
avaient créé des communautés qui fonctionnaient selon des principes égalitaires,
y compris entre hommes et femmes. Cette initiative, par bien des aspects, ne
peut manquer de nous faire penser aux utopies communistes qui verront le jour
au XIXe siècle, ou encore aux guérillas marxistes des années 1960-1970. Là
encore, l’historiographie et la propagande marxistes de la guerre froide
trouvèrent un réservoir d’exemples quasiment inépuisable permettant d’associer
le nationalisme tchèque à l’idéologie égalitariste, démarche qui, du reste, n’était
pas totalement dénuée de fondements.
Les taborites s’étaient coalisés autour des sermons livrés par Jan Hus devant
de grandes assemblées, en plein air. Contrairement aux utraquistes, qui se
contentaient de refuser les rituels incompatibles avec l’enseignement biblique,
les taborites rejetaient toute activité religieuse qui ne soit pas prescrite dans les
textes sacrés. Or, tout ou presque, chez les taborites, nous renvoie aux
caractéristiques qu’on retrouve chez pratiquement tous les groupes combattants
radicaux versés dans une idéologie religieuse ou laïque : l’intransigeance
idéologique, l’égalitarisme de principe, la volonté de purifier, l’universalisme du
message couplé avec le déni de celui qui n’adhère pas aux principes invoqués, le
recours à la violence, y compris la violence paroxysmique ; et, aussi, la figure
emblématique autour de laquelle le mouvement prend corps, idéalement, tout à
la fois prédicateur et guerrier (ou prétendu tel, dans le cas d’Hitler), ou, le cas
échéant, deux figures qui se confondent l’une avec l’autre, comme ici Jan Hus et
Jan Zizka, le guerrier reprenant le flambeau laissé par le prédicateur.
C’est donc sur un terreau extrêmement fertile que Zizka put déployer ses
talents. Les sermons de Jan Hus réunissaient des dizaines de milliers de
partisans. La plupart de ces fidèles, et d’autres encore, rejoignirent les armées de
Jan Zizka. Que connaissaient ces hommes et ces femmes (et leurs enfants,
souvent) à la guerre ? Rien, ou presque. Réservée essentiellement à une élite
aristocratique, la guerre ne représentait pour ces paysans qu’une source d’impôts
ou de dommages collatéraux, selon l’euphémisme en vogue de nos jours. Mais
que connaissaient-ils au maniement de l’épée et de la pique, de l’arc, de
l’arbalète ou du canon ? Rien, encore. En revanche, ces durs au mal savaient
manier la hache, le battoir à blé, qu’ils transformeront en fléau d’armes (lequel,
contrairement à l’imagerie populaire véhiculée par le cinéma, était une arme de
pauvre et non de seigneur) et toutes les armes dérivées d’instruments agricoles
(faux, serpes, par exemple, qui, en France, se métamorphosèrent en fauchards,
en guisarmes et en saquebutes), sans omettre le maniement des machines de
labour sur des terrains difficiles et par tous les temps. En somme, au nom de
Dieu, ils allaient inverser la célèbre prophétie irénique (Is. 2:4) et transformer,
littéralement, leurs charrues en épées… Ces fervents lecteurs de l’Ancien
Testament étaient-ils conscients de l’ironie de leur démarche ? On ne saurait en
douter. De toute manière, la Bible leur offrait ample matière pour justifier le
recours à la violence.
Encore fallait-il pouvoir organiser ce potentiel, l’entraîner, le discipliner,
dans un monde où l’idée même d’une armée paysanne était impensable. Autant
dire que la partie était loin d’être gagnée. Pourtant, Jan Zizka est bien l’homme
qui va « penser l’impensable12 » comme seul un homme mû par une motivation
supérieure peut l’être, qui fait fi de tous les préjugés imposés par l’esprit du
temps. Le fanatisme spirituel, qu’il soit religieux ou séculaire, transcende
justement l’esprit du temps et lui seul est capable d’effacer dans l’instant toutes
les barrières sociales et intellectuelles qui gouvernent l’action politique et
militaire. Comme le résume sir Charles Oman, « une galante nation avait pris les
armes, excitée tout à la fois par un patriotisme indigné et un zèle spirituel,
motivée par le désir de repousser l’envahisseur allemand au-delà de l’Erzgebirge
(monts Métallifères), mais motivée encore davantage par le rêve d’une fraternité
universelle et l’établissement par le fil de l’épée d’un royaume de la vertu13 ».
Cette communauté de foi et de sang, malgré son zèle et sa motivation, eût été
immédiatement réduite en poussière sans l’intervention de ce génie de la guerre.
Zizka absent de l’équation, la révolution hussite aurait probablement sombré
avec la disparition de l’homme qui lui avait donné son nom et fourni sa raison
d’être.
Jan Zizka partait quasiment d’une feuille blanche. Nul besoin pour lui de
faire table rase du passé puisque ses troupes n’avaient aucun passé militaire ni
aucune culture stratégique : pensons aux paysans japonais des Sept Samouraïs
d’Akira Kurosawa (1954) ou aux peones mexicains du remake hollywoodien Les
Sept Mercenaires, de John Sturges (1960). Mais ces hommes et ces femmes, qui
prirent une part active au combat sur le front, n’avaient pas non plus de préjugés
en la matière, et ils restaient ouverts à toutes les suggestions. Ils présentaient des
qualités que l’adversaire n’avait pas ou qu’il n’aurait pas pensé exploiter et c’est
là qu’intervint tout le génie de Jan Zizka. Dépourvus d’expérience militaire, ils
étaient en revanche habitués au travail manuel, contrairement aux chevaliers
issus de la noblesse, et pouvaient construire toutes sortes de choses, notamment
avec le bois, en abondance dans la région, et le fer forgé, dont ils maîtrisaient la
technique de fabrication.
On ne rappellera jamais assez combien le fondement de la stratégie réside
dans l’intelligence des rapports de forces et Jan Zizka comprit que son armée
n’aurait aucune chance face à la cavalerie lourde des croisés dans le choc
classique d’une bataille rangée. Par ailleurs, la topographie de la Bohême n’était
pas suffisamment tortueuse pour assurer le succès d’une guérilla face à une
armée de masse capable de se déplacer rapidement. En résumé, ses armées
paysannes étaient incapables de monter une offensive, directe ou indirecte, face
aux croisés, et seule, la guérilla était insuffisante, même si, dans les faits, elle
constituera une stratégie d’appoint efficiente sur la durée. Il fallait donc se
résoudre à une stratégie défensive visant, au mieux, à attirer l’adversaire dans
une souricière, au pis, à repousser ses offensives jusqu’à ce qu’il se fatigue. Les
hussites contrôlant le terrain et les populations, l’adversaire ne pouvait espérer
survivre longtemps sans ravitaillement. S’il n’assurait pas une victoire rapide
dans le cadre d’une bataille décisive, il serait contraint de retraiter, quitte à
revenir l’année suivante. Et de fait, les guerres hussites consisteront en une série
d’offensives antihussites désignées comme autant de croisades. Avec le temps, et
les succès, les hussites passeront progressivement de la défensive à l’offensive,
et ils parviendront même à monter des opérations d’envergure à l’extérieur de
leur territoire. Car si la stratégie hussite à proprement parler était par nécessité,
au départ, défensive, la vocation religieuse du mouvement imprima
naturellement un caractère offensif à toute l’entreprise et Zizka sut parfaitement
tempérer et contrôler cette ferveur émotionnelle pour éviter les risques de
surextension stratégique. Ses successeurs, en revanche, n’auront pas cette
intelligence et, tout au contraire, ils exploiteront cette ferveur pour entreprendre
des conquêtes extérieures.
Traditionnellement, et au Moyen Age plus encore qu’à n’importe quelle
période, la stratégie défensive consistait à tenir une place forte. C’est ce qui avait
sauvé du naufrage les chevaliers Teutoniques après Tannenberg, réfugiés dans
leur immense forteresse de Marienbourg. D’évidence, les paysans de Bohême ne
possédaient pas de places fortes et ils n’avaient ni les moyens ni le temps d’en
construire. C’est là que Jan Zizka eut une illumination qui allait changer toute la
dynamique et renverser le rapport des forces en sa faveur : le wagon de combat.
Comment naquit en lui cette idée ? Nul, là encore, ne peut le savoir avec
certitude. Peut-être est-ce à l’occasion de la bataille de Tannenberg qu’il
découvrit l’usage des wagons de combat qui feront sa renommée. Il est possible
que les Russes aient eux-mêmes emprunté et adapté une technique déjà
employée, de manière rudimentaire, par les Huns et qu’ils aient utilisé les
wagons sur terrain découvert, comme des mini forteresses défensives. Du temps
d’Alexandre le Grand, déjà, les Thraces semblent en avoir fait usage. On sait par
ailleurs que des wagons du type hussite furent utilisés par les Russes au
XVIe siècle, les goliaigorod. Toutefois, les historiens divergent quant à savoir si
les hussites copièrent les Russes ou si ce fut l’inverse. L’historiographie du
XIXe siècle, avec Charles Oman notamment, privilégia la thèse russe,
l’historiographie contemporaine la thèse tchèque, rien de tangible ne venant
corroborer la première. Jusqu’à preuve du contraire, il semble a priori que si des
wagons de transport furent effectivement utilisés au combat à travers les âges,
l’invention du wagon de combat à proprement parler, c’est-à-dire un wagon
entièrement conçu à cet effet, est due à l’imagination et à l’intelligence d’un
individu, Jan Zizka.
A quoi ressemblait le wagenburg ? Solidement construit pour parer aux
flèches et aux puissants traits d’arbalète, aux piques, aux coups d’épée et aux
charges de cavalerie, le wagon hussite, armé de canons, partait du même principe
que notre char motorisé, malgré un déficit évident par rapport à ce dernier en
termes de mobilité effective. De taille moyenne, monté sur quatre roues, tiré par
des chevaux (ou des bœufs), il était carré, ses parois en bois étaient épaisses.
Une porte permettait de monter et de sortir par l’arrière, et de charger les canons.
Il comprenait plusieurs ouvertures pour les bouches à feu et une dizaine
d’individus, voire plus, pouvaient se tenir à l’intérieur. Des coffres permettaient
de stocker les charges et la poudre. Un toit ouvrant offrait, une fois déplié, une
seconde protection sur la paroi exposée et, au-dessus de la paroi frontale, des
ouvertures pour les tirs au canon léger ou à l’arbalète.
Chaque wagon était organisé autour d’une vingtaine de soldats, y compris
les (deux) cochers, les canonniers, arbalétriers, hallebardiers, et divers fantassins
chargés de défendre la place de l’extérieur. Le chiffre changeait en fonction de la
taille du wagon et des circonstances. Les hussites employaient une arme à feu
inventée à cette époque14, le pist’ala – « sifflet » en tchèque et
vraisemblablement à l’origine du mot pistolet –, soit un tube fixé à un manche en
bois, d’une longueur de 40 cm environ, et d’un calibre de 17 mm, qui pouvait
être tiré par un seul individu qui plaçait l’arme entre son bras et son corps, sous
l’aisselle. Entre les wagons, qu’on attachait ensemble avec des chaînes, les
hussites utilisaient un canon plus gros, le taranisce, sorte d’arquebuse à croc
avant l’heure, et sur terrain ouvert, ils employaient un canon lourd placé sur un
chariot, dont la fonction était de stopper les charges de cavalerie.
La grande particularité de ce dispositif était l’usage combiné des wagons et
de l’artillerie, domaine dans lequel les hussites étaient passés maîtres, à une
époque où, tactiquement, l’artillerie était loin d’être entrée dans les mœurs : cent
ans plus tard, Machiavel estimera encore que son utilité est extrêmement
limitée15. Pourtant, dans son principe de base, ce binôme canon-wagon
préfigurait déjà l’action d’une batterie d’artillerie du XXe siècle. Selon les
besoins, le dispositif pouvait se composer d’une poignée de wagons et de canons
et aller jusqu’à plusieurs dizaines de wagons et une trentaine de pièces
d’artillerie lourde.
Dans le contexte de la guerre féodale, la vision du wagon hussite est
renversante et spectaculaire. Moins spectaculaire peut-être, moins visible en tous
les cas, mais tout aussi extraordinaire fut l’apport de Jan Zizka en termes
d’organisation et de discipline. Déjà, on entrevoit ici les grandes réformes qui
seront instiguées au XVIIe siècle par les stratèges protestants, notamment les
Nassau aux Pays-Bas, et, plus fameusement, le roi de Suède et héros de la guerre
de Trente Ans, Gustave-Adolphe. Le lien n’est pas fortuit : la révolution
stratégique du XVIIe siècle s’appuya sur un code de conduite fortement imprégné
par la lecture de la Bible et qui se manifestait à tous les niveaux de l’organisation
militaire. S’il est difficile d’établir une filiation directe entre la stratégie hussite
et la révolution militaire du XVIIe siècle (qui, par ailleurs, subit l’influence de la
pensée néostoïcienne), la démarche, fondamentalement, était la même.
Avec ses troupes homogènes mais inexpérimentées, Zizka avait institué des
règles de discipline strictes et un entraînement extrêmement rigoureux, surtout
pour l’époque où la « piétaille » constitutive de l’infanterie féodale se réduisait
souvent à une masse mal préparée, mal coordonnée et mal équipée, qui servait
de faire-valoir aux chevaliers plus qu’à autre chose (avec, évidemment, quelques
exceptions notoires, notamment du côté des Suisses et des Anglo-Saxons).
L’armée hussite était tout le contraire et la tactique complexe du wagenburg
nécessitait une spécialisation et une coordination bien au-dessus de la norme. La
coordination se faisait au niveau du wagon, des wagons entre eux et entre les
wagons, l’artillerie et les autres troupes, y compris les troupes montées, car
l’armée hussite comprenait aussi des cavaliers, dont le nombre augmenta avec le
temps.
L’obsession nourrie par Jan Zizka pour l’organisation et la discipline était
contenue dans un document étonnant, rédigé par Zizka, ses Ordonnances et
statuts militaires. Dans ce texte figuraient à la fois le détail des châtiments
corporels promis à ceux qui enfreindraient le code de conduite militaire et un
discours général qui établissait sans ambages le caractère religieux et universel
de cette guerre sainte, dont le but était de nettoyer l’humanité de son péché,
Zizka se dépeignant lui-même comme l’agent choisi par Dieu pour mener cette
mission à bien. Cette investiture divine, toujours suivant les Ordonnances, lui
conférait une autorité absolue sur ses troupes qui, en combattant au nom de
Dieu, étaient en droit de recevoir son soutien et son assistance. A cet effet, elles
devaient suivre à la lettre un code de conduite « chrétien », c’est-à-dire celui des
Ordonnances.
L’armée hussite était composée de quatre éléments – wagons, infanterie,
artillerie, cavalerie – disposant chacun de leur chaîne de commandement, qui
fonctionnaient essentiellement comme les régiments des armées modernes. Lors
des déplacements, deux colonnes de wagons de combat entouraient une colonne
centrale composée des magasins et de l’infanterie, avec la cavalerie répartie à
l’avant, à l’arrière et le cas échéant sur les flancs. Lors du choc contre l’ennemi,
les deux colonnes de wagons tentaient de se rejoindre et de se refermer sur
l’ennemi selon un système de signaux complexes, à partir de drapeaux indiquant
aux fantassins et aux cavaliers le moment d’attaquer, et aux wagons à quel
endroit dégager des ouvertures pour laisser les troupes à pied ou à cheval rentrer
au sein de la forteresse pour la défendre, ou en sortir pour attaquer l’adversaire.
Le barrage d’artillerie complétait ces actions qui, pour l’adversaire habitué au
choc de cavalerie, devaient être passablement déroutantes.
Lors de la bataille de Malesov (7 juin 1424), l’une des plus remarquables de
la période, Jan Zizka employa même ses wagons de manière offensive. Coincé
par l’armée de Sigismond, alors dirigée par deux subordonnés du roi, Zizka
feignit la retraite – une tactique qu’il avait observée avec les Tatars de l’armée
lituanienne à Tannenberg-Grunwald – et attira ainsi l’ennemi vers le sommet
d’un promontoire. Bien qu’aveugle lors des faits, Zizka connaissait la
topographie tortueuse de la région, et il savait que l’adversaire serait contraint de
couper son armée en deux et d’avancer sur deux colonnes séparées l’une de
l’autre. Une fois l’ennemi suffisamment proche, il déclencha la contre-offensive
avec un barrage d’artillerie et lança ses wagons chargés de lourdes pierres. Après
quoi, ses soldats, soigneusement cachés, se jetèrent sur une troupe déjà bien
épuisée qui, en retraitant en désordre, buta sur les troupes de l’arrière. Décimée,
l’armée de Sigismond – qui depuis Prague, au vu des messages reçus
préalablement, pensait l’affaire réglée – perdit 1 400 hommes et laissa la partie
orientale de la Bohême sous contrôle hussite. Ce fut là l’une des ultimes
apparitions de Zizka sur le théâtre – il succomba à la peste quelques mois plus
tard –, ce qui démontrait, outre que l’imagination du chef hussite demeura fertile
jusqu’à la fin, les possibilités offensives des wagons de combat.

La mise en œuvre

Les campagnes hussites de Jan Zizka s’étendent sur six années, de 1419
à 1424. Elles sont émaillées de batailles et de sièges. Les batailles les plus
importantes sont celles de Prague et de Nekmer en 1419, de Sudomer et de
Virkov dans le cadre de la première croisade antihussite (1420-1421), de Kutná
Hora, Nebovidy et Habry dans le cadre de la seconde (1421-1422), enfin celle de
Malesov, qui intervient entre la fin de la troisième croisade (1422-1426 ?) et la
proclamation de la quatrième en 1427. De nombreux sièges vont ponctuer ces
campagnes : Rabi, Most et Zatec en 1421, Chomutov et Karlstein en 1422,
Pribyslav en octobre 1424, au cours duquel Zizka trouve la mort, le 11. C’est
lors du siège de Rabi qu’il reçut une flèche qui lui fit perdre son œil valide et le
rendit aveugle.
De manière générale, les confrontations vont aller crescendo avec le temps,
l’armée hussite profitant de chacune de ses victoires pour monter en puissance,
tant au niveau des ressources humaines et matérielles qu’à celui des tactiques,
qui deviennent progressivement plus agressives. Les campagnes hussites n’ont
rien de commun avec l’esthétique des campagnes traditionnelles qui, après
quelques mouvements, se terminent par un duel au sommet concluant l’affaire.
Ici, tout d’abord, la campagne est continuelle et Zizka ne respecte aucune trêve
hivernale, bien au contraire, puisque ses troupes de durs au mal sont avantagées
par les conditions météorologiques difficiles. La guerre, ensuite, est partout.
Outre qu’il dirige l’armée principale, Zizka mène des raids de plus ou moins
grande envergure et des opérations de guérilla qui impliquent l’intervention des
populations acquises à sa cause. Toute la société est organisée en fonction de la
guerre, et ceux qui ne sont pas au front sont mis à contribution pour, au propre
comme au figuré, faire bouillir la marmite. Le principe est d’occuper le territoire,
de le contrôler, de le rendre hostile à tous points de vue à l’adversaire. Zizka
applique avant l’heure la technique de la « tache d’huile », et ce n’est que très
progressivement qu’il se projette hors des frontières de Bohême, vers la
Moravie, la Silésie, la Lusace. En parallèle avec l’action militaire, il déploie une
énergie considérable pour s´assurer que la conquête religieuse des esprits suit de
près les conquêtes militaires et territoriales.
La première grande victoire de Jan Zizka fut celle de Vitkov, près de Prague,
lorsqu’il infligea un revers inattendu aux croisés de Sigismond. Ce jour-là, le
14 juillet 1420, il poussa l’ennemi à engager toutes ses forces pour déverrouiller
sa forteresse de wagons, ce qui lui permit de lancer une puissante et victorieuse
contre-offensive sur les flancs de l’adversaire, incapable de riposter. Il réitéra
cette tactique à diverses reprises, avec succès, sans que Sigismond trouve jamais
la clef pour percer l’armure.
Là encore, contrairement aux pratiques de cette époque et de bien d’autres,
Zizka ne se contentait pas de remporter une confrontation : il visait à anéantir
l’ennemi après la bataille. Ainsi, après avoir défait l’empereur Sigismond et le
condottiere Pippo Spano (à cette occasion, la fausse rumeur de la mort de ce
dernier incitera les Ottomans à envahir la Valachie) à Kutná Hora (il était alors
déjà aveugle), il lança ses troupes à leur poursuite jusqu’à la frontière de
Moravie, les battit à nouveau à Nebovidy, à Habry ensuite, puis harcela l’armée
en fuite qui, lors du passage d’une rivière gelée, la Sázava, fut contrainte de
passer outre le pont engorgé. La masse d’hommes et de chevaux était trop lourde
pour la mince couche de glace – nous étions au début du mois de janvier
(1422) – et ce qui restait de cette armée aux abois sombra corps et âme dans les
eaux glaciales du fleuve. Cette attitude lui permit, à cette occasion, de prendre le
contrôle d’un point stratégique important, Nemecky Brod, qui tomba tel un fruit
mûr, là où l’organisation d’un siège classique aurait pu prendre des mois, sans
garantie de succès.
Cet exemple illustre comment Zizka combinait une tactique, et non pas une
stratégie, d’anéantissement couplée avec une stratégie d’usure : son but n’était
pas d’annihiler l’adversaire mais plutôt de détruire sa volonté et sa capacité à
résister à la percée hussite. Stratégiquement, Zizka est donc l’antithèse d’un
Tamerlan : ses conquêtes sont modestes, progressives, mais elles se veulent
solides, profondes et durables. Dès lors qu’il s’empare d’un territoire, il ne le
lâche plus. A la conquête militaire se substitue rapidement une conquête sociale
qui s’infiltre dans tous les interstices de la société. Sa guerre est une guerre des
idées et des esprits qui se veut totale et à laquelle le peuple prend une part active.
En conséquence, tant pour l’historien que pour le grand public, les
campagnes hussites sont déconcertantes et elles semblent au premier abord
presque brouillonnes tant il est singulièrement difficile de s’y retrouver dans
cette succession ininterrompue d’affrontements petits et grands, dont l’impact
vient d’abord d’un effet d’accumulations. Le caractère résolument moderne de
cette entreprise singulière évoque beaucoup plus la guerre révolutionnaire
chinoise ou vietnamienne du XXe siècle que l’unité de temps et de lieu propre aux
grandes batailles qui émaillent le bas Moyen Age et l’époque moderne. Dans la
mesure où le génie stratégique tient d’abord à une capacité supérieure à calquer
au plus près les tactiques et les stratégies sur les objectifs recherchés, Jan Zizka
peut être considéré non seulement comme un très grand capitaine, mais aussi
comme un fin stratège, qui témoigna d’une profonde lucidité du début jusqu’à la
fin de son aventure.
Jan Zizka suivait une feuille de route précise, tout à la fois ambitieuse et
prudente. Car si les tactiques hussites étaient proprement révolutionnaires, la
stratégie de Zizka procédait à petits pas et jamais il ne prit le risque de trop étirer
ses lignes de communication. Ainsi, après avoir pris Nemecky Brod, qui
consolide son emprise sur la Bohême, il se refuse à pousser plus loin, ainsi que
beaucoup auraient été tentés de le faire après une telle succession de victoires et
devant un adversaire alors à genoux. Mais l’objectif de la campagne avait été
atteint et à partir de là Zizka allait en quelque sorte remettre les pendules à zéro.
Probablement aussi sa confiance était-elle au zénith et était-il convaincu, tout
comme ses armées, d’avoir Dieu à ses côtés… Difficile en tous les cas
d’imaginer comment cohabitait, chez un seul être, le zèle du fanatique, la fougue
du soldat et la froide résolution du stratège…
Quant à l’adversaire, cette approche qui dérogeait aux règles les plus
fondamentales de l’art de la guerre dut lui sembler déroutante. C’est pourquoi
nous n’avons pas dans cette histoire l’inévitable confrontation épique, le chef-
d’œuvre stratégique, le duel au sommet qui, en quelques heures, propulse le
grand capitaine dans la légende. Là encore, Jan Zizka se distingue des autres
grands capitaines, à l’exception peut-être de Giáp – mais dans des circonstances
bien différentes, Giáp ayant malgré tout contribué au déroulement d’une des
dernières grandes batailles classiques de l’histoire, Diên Biên Phu.
Le chef-d’œuvre stratégique de Jan Zizka tient donc à l’ensemble de son
œuvre et non à un événement particulier, même si la série de victoires évoquées
ci-dessus à partir de l’affrontement de Kutná Hora jusqu’à la prise de Nemecky
Brod en constitue probablement le point culminant. Après sa mort, Sigismond
Korybutovic, l’homme placé là par le rival politique de Sigismond, Vitold le
Grand de Lituanie, va assurer l’intermède avant que Procope le Chauve ne
reprenne l’armée hussite en main (1426-1434). Mais Procope changera de
direction stratégique pour adopter une posture résolument offensive. A terme,
cette stratégie, malgré ses résultats initiaux, y compris la déconfiture des croisés
à Domažlice (1431), et les conflits internes au camp hussite, contribueront
chacun à leur manière à rompre l’élan donné par Zizka. L’aventure hussite se
conclura au bout du compte par un échec retentissant, à la mesure des ambitions
et des espoirs suscités. Mais tant en termes politiques que religieux, les guerres
hussites auront commencé à briser un ordre qui, avec la Réforme, se fissurera
encore davantage.
Jan Zizka, mort au fait de sa gloire, n’aura pas d’héritiers directs et sa propre
révolution stratégique, détournée, retournée puis déchargée de son énergie
spirituelle par Procope, sera sans lendemain. Néanmoins, Zizka aura été le tout
premier à traduire en termes stratégiques une rupture spirituelle et sociale qui
allait bientôt se rejouer en plein cœur de l’Europe, dans des proportions
infiniment supérieures. Après lui, souvent sans le savoir, d’autres retraceront son
sillon pour réinventer eux aussi un art de la guerre conforme au nouvel esprit du
temps. Et, si Jan Zizka ne peut être considéré comme le père spirituel de
Gustave-Adolphe, de Turenne ou de Napoléon, il fut par bien des aspects leur
génial précurseur. Quant à sa technique des wagons de combat, on constatera
avec l’invention du char motorisé que dans ce domaine particulier, comme dans
d’autres, ses intuitions tactiques et stratégiques étaient tout simplement
fulgurantes.
TROISIÈME PARTIE

L’ÈRE MODERNE
L’ÂGE D’OR DES GRANDS CAPITAINES
Chapitre 8

Turenne, la stratégie de l’approche indirecte


1611-1675

La période hussite annonciatrice de la Réforme avait, à travers Jan Zizka,


montré la relation étroite entre révolution idéologique et révolution stratégique.
Mais il fallut deux siècles pour que la Réforme transforme de manière effective
la géopolitique européenne, et en même temps la stratégie militaire des armées
en lice. Le XVIIe siècle est à cet égard celui où s’opère la grande révolution
géostratégique qui va déboucher vers l’Europe moderne, celle qui, un peu plus
tard, dominera le monde grâce à une autre révolution, celle de l’industrialisation.
La métamorphose géopolitique du XVIIe siècle se dessine au travers de conflits
parmi les plus violents de l’histoire, où se mêlent religion, luttes de puissances et
combats hégémoniques. De ces guerres particulièrement dures et longues va
émerger une génération de chefs de guerre hors du commun et, de fait, les XVIIe
et XVIIIe siècles constitueront l’âge d’or des grands capitaines européens.
Gustave-Adolphe et Wallenstein, puis Cromwell, Condé, Turenne et
Montecuccoli précèdent Marlborough, Eugène de Savoie et Maurice de Saxe,
qui eux-mêmes annoncent Frédéric de Prusse, Souvorov et Wellington.
Napoléon Bonaparte, ultime capitaine de l’époque moderne, est aussi celui qui
engendre la révolution militaire, celle qui mettra un terme quasi définitif au
commandement classique.
Chacun des capitaines susnommés aurait mérité de figurer dans cet ouvrage,
depuis Gustave-Adolphe, organisateur de génie et incomparable meneur
d’hommes, jusqu’à Souvorov, le plus grand des stratèges russes, invaincu sur le
théâtre. Notre choix s’est finalement porté sur une figure représentative de
chacune de ces trois générations, en l’occurrence Turenne, Marlborough et
Frédéric, soit un Français, un Anglais et un Prussien. La première génération de
capitaines fut celle issue de la guerre de Trente Ans (1618-1648), peut-être la
plus marquante des trois. Dans la mesure où la dimension religieuse de ce conflit
et, plus généralement, de la politique de cette période, occupe une place
prépondérante dans l’approche de la guerre des principaux protagonistes,
Turenne est peut-être le meilleur représentant des grands capitaines de son
époque, même si son grand rival, Raimondo Montecuccoli, lui fut supérieur dans
le domaine de la réflexion stratégique, du moins dans sa dimension théorique.
Protestant puis catholique, hollandais par sa mère, français par son père,
Turenne incarna par ses origines les courants idéologiques et politiques qui
s’entremêlèrent, parfois de manière ambiguë, et firent de la guerre de Trente Ans
l’un des conflits parmi les plus complexes et les plus destructeurs de tous les
temps. Formé à l’école des Nassau, Turenne fut un pur produit de la révolution
militaire engendrée par les stratèges de la Réforme et peut-être le plus
emblématique des capitaines protestants, avec Gustave-Adolphe. Avec Condé, il
fut incontestablement l’un des plus grands généraux au service de la France et
les deux hommes contribuèrent de manière significative à établir la réputation
militaire des armées de Louis XIII et de Louis XIV.
Les exploits de Turenne durant la guerre de Trente Ans face aux Habsbourg
permirent en outre aux diplomates français de bien négocier les traités mettant
un terme au conflit, traités qui entérinèrent l’émergence de la France comme la
première puissance continentale et établirent les nouvelles règles du jeu
diplomatique européen. Et de fait, la guerre, sous l’Ancien Régime, fut un
moyen pour les uns et les autres de négocier une « meilleure paix », en d’autres
termes, un instrument au service de l’action diplomatique. Pour cette raison,
après l’épisode de la guerre de Trente Ans et jusqu’aux conflits des XIXe-
XXe siècles, la guerre sera limitée par les attentes et les ambitions politiques des
Etats, dans un cadre géostratégique visant avant tout à maintenir le statu quo sur
l’échiquier européen : les velléités de Louis XIV de bousculer l’ordre
westphalien seront malgré tout limitées par la volonté des autres grandes
puissances, à commencer par le Saint Empire, de préserver les frontières établies
en 1648.
La plupart des guerres, y compris celles auxquelles participera Turenne après
1648, seront des guerres de succession entreprises dans un cadre géopolitique, et
idéologique, homogène (les Etats étant tous, du moins les plus importants, de
type monarchique). Limitées politiquement, ces guerres atteindront souvent, sur
le plan militaire, un degré élevé de violence. Les capitaines en lice, outre leurs
capacités militaires, devront faire montre d’un sens aigu du rapport entre guerre
et politique. Ce n’est pas une coïncidence si la formulation de la guerre présentée
par Clausewitz s’articulera autour de cette relation. Profondément influencé par
l’héritage stratégique légué par Turenne, Maurice de Saxe ou Frédéric de Prusse,
Clausewitz se fera en quelque sorte le chantre de cette tradition stratégique mis à
bas par la Révolution de 1789 qui, justement, entendait renverser le statu quo.
De son côté, Napoléon Bonaparte va nourrir une admiration sans bornes pour
Turenne et, avec Frédéric, il le considérera comme le plus grand des hommes de
guerre modernes. Auteur d’un Précis des campagnes de Monsieur le Maréchal
de Turenne, Bonaparte saura apprécier à sa juste valeur les qualités du maréchal,
dont il s’était longuement imprégné durant ses années d’étude et d’apprentissage
de la guerre, et il s’estimait en quelque sorte son héritier. En matière de stratégie
pratique, il ne tiendra personne en plus haute estime, bien que ses analyses des
campagnes de Turenne fussent sans concession. Par rapport à un Frédéric
ramolli, selon lui, par les années, il décrivit Turenne dans ses Mémoires comme
« le seul général dont l’audace se soit accrue avec les années et l’expérience ».
De fait, Turenne fut un apôtre du mouvement alors que la période postguerre
de Trente Ans favorisa, pour diverses raisons, la guerre des sièges et la stratégie
de la défense statique : après Turenne, ce fut Vauban, ingénieur plus que
capitaine, qui incarna la grande stratégie de la France. Le contraste entre
l’approche de l’un et de l’autre ne pouvait être plus grand. Louvois, avec qui
Turenne eut souvent maille à partir, fut l’un des instigateurs de cette évolution ou
de ce glissement provoqué par des considérations économiques autant que
stratégiques et géostratégiques. Or, la systématisation de l’art de la guerre
entreprise par les appareils d’Etat modernes à partir du XVIIe siècle s’inscrivit
dans le droit fil des réformes instiguées par les stratèges protestants du siècle
précédent, dont Jan Zizka et les hussites avaient été des précurseurs.
Après avoir été surclassées au Moyen Age par les armées turques, mongoles
et arabes, les armées occidentales allaient bientôt écraser le reste du monde de
leur supériorité. Et de fait, hormis quelques rares échecs en Afrique ou en Asie,
les soldats européens n’auront d’autres adversaires qu’eux-mêmes jusqu’à ce
que le Japon mette la Russie à genoux en 1905. A quelques exceptions près,
comme le Persan Nader Shah ou les Africains Abd el-Kader, Shaka Zulu et
Samory Touré, les grands capitaines, à partir du XVIIe siècle, sont presque
exclusivement des Occidentaux. Parmi eux, certains vont s’illustrer face à des
armées non occidentales, à l’image de Montecuccoli, du prince Eugène et de
Souvorov, qui remportent des victoires magistrales contre les Ottomans, ou de
Wellington, qui brille en Inde avant d’entrer dans la légende de Waterloo. Mais
dans leur majorité, les grands chefs de guerre européens, et américains, se
combattent entre eux.

La Réforme et la révolution militaire

La guerre, depuis l’époque féodale – soit vers la fin du XVe siècle –, avait
sensiblement évolué. Une première révolution militaire avait eu lieu à la fin du
Moyen Age, avec le retour des armées de fantassins qui avaient supplanté le
chevalier féodal. Après la Suisse, qui très tôt avait démontré le potentiel de
l’infanterie (et des armées citoyennes), c’est d’Europe du Sud qu’étaient arrivées
les innovations en matière de stratégie. Les Espagnols, avec leurs Tercios
notamment, dominèrent le XVIe siècle, aussi bien en Europe qu’en Amérique,
après être montés en puissance durant leur lutte prolongée contre les musulmans,
qu’ils expulsèrent définitivement de la péninsule en 1492. Le modèle du grand
capitaine, à cette époque, est incarné par un Ibérique, Gonzalve de Cordoue,
héros des guerres d’Italie et justement surnommé El Gran Capitán, dont les
exploits vont inspirer Hernán Cortés, Francisco Pizarro et autre Pedro de
Alvarado, et que Voltaire comparera plus tard à Turenne1. La supériorité militaire
des conquistadores sur les Amérindiens annonce celle dont jouiront bientôt les
Européens sur le reste du monde, même si les Espagnols eux-mêmes se verront
dépassés inexorablement par d’autres. Contrairement à une idée répandue de nos
jours, l’esprit de notre temps étant mal à l’aise avec l’idée d’un Occident
intellectuellement omnipotent, cette supériorité militaire fut d’abord stratégique,
bien plus que technologique. L’asymétrie technologique caractéristique des
conflits entre Occidentaux et non-Occidentaux ne viendra que beaucoup plus
tard, vers la fin du XIXe siècle.
Si les Espagnols, grâce aux théologiens catholiques, repensent à la même
époque toute l’éthique de la guerre et posent les premières bases du droit
international, c’est en Italie que va se renouveler la pensée stratégique. Celle-ci
était longtemps restée figée dans les vieux traités militaires de l’époque romaine,
qui, dans ce domaine, faisaient figure d’évangile. L’Italie, où s’étaient
développées les armées privées de condottieri qui allaient fouler tous les théâtres
de guerre européens jusqu’à la guerre de Trente Ans, fut, dans un contexte
d’instabilité et de vulnérabilité inquiétant, le premier pays à repenser l’art de la
guerre, grâce notamment à Nicolas Machiavel, auteur d’un important traité sur le
sujet. Lentement mais sûrement, l’invention et les progrès des armes à feu
forçaient à changer les tactiques, les formations et la composition des armées.
Malgré tout, l’organisation de celles-ci restait ancrée dans les pratiques
médiévales et la révolution militaire demeurait largement inachevée. C’est avec
la Réforme que celle-ci va véritablement s’accomplir2.
L’impulsion protestante sur l’art de la guerre fut d’abord conditionnée par la
nécessité. Face à l’étau Habsbourg constitué par la tenaille hispano-autrichienne,
les pays protestants se voyaient menacés par cet empire servi par des armées à la
mesure de ses ambitions. Du reste, les protestants n’étaient pas les seuls sous la
menace. Dans son Grand Dessein, Sully proposait déjà un réagencement de
l’Europe – autour de la France – qu’il voyait menacée par l’omnipotence de la
puissance Habsbourg. Ce souhait sera en quelque sorte exaucé, mais à l’issue
d’un conflit que Sully n’avait pas entrevu et qu’il n’aurait probablement guère
souhaité.
Hormis le Danemark, la Suède et les Provinces-Unies (futurs Pays-Bas), le
reste du monde protestant était dilué dans la mosaïque du Saint Empire et, même
s’il avait été uni, ce qu’il n’était pas, il ne faisait pas le poids face à la
superpuissance hispano-autrichienne. L’Angleterre étant en proie à ses propres
conflits internes, seule la France catholique constituait au sein de l’Europe une
force susceptible de peser sur la dynamique géopolitique du continent avec, en
marge, la Russie orthodoxe et l’Empire ottoman musulman. L’édit de Nantes,
promulgué en 1598, donna à la France, au moment opportun, une latitude vis-à-
vis du monde protestant dont elle allait se délester volontairement après 1685
avec la révocation du même édit. Secouée par les conflits à caractère religieux,
l’Europe subissait de surcroît une tension grandissante entre les puissances
impériales d’un côté et les puissances émergentes de l’autre. La paix
d’Augsbourg de 1555, censée mettre un terme aux conflits entre protestants et
catholiques, était une paix de compromis qui, en excluant les calvinistes, était de
toute manière imparfaite. Un conflit latent menaçait. Le foyer allait s’embraser
dans la même région qui avait accouché de la révolte hussite. Ce conflit, qui
allait s’étendre sur trois décennies et sur une bonne partie de l’espace continental
européen, allait bouleverser la configuration politique du continent et
transformer les stratégies. La tragédie de cette guerre, causée en partie par les
déprédations et nombreuses exactions des troupes de mercenaires, allait
accélérer le processus de transformation des armées. Sous l’impulsion de la
France, le modèle de l’armée permanente allait progressivement gagner
l’ensemble du continent. Turenne sera le premier témoin et le principal
instigateur de ce passage d’une époque à l’autre.

La guerre de Trente Ans

La guerre de Trente Ans fut pour l’Ancien Régime ce que les deux guerres
mondiales furent pour le monde contemporain : une conflagration de violences
illimitées qui engloutit des dizaines de millions d’individus, pour la plupart des
civils, victimes de rapines, de viols, de tortures et de meurtres en tous genres,
sans parler des famines et épidémies. La population allemande, la plus touchée,
mettra près d’un siècle pour retrouver la santé économique et démographique qui
était la sienne avant le conflit. Avant les deux guerres mondiales et la révolte des
Taiping (1850-1864) en Chine (30 millions de victimes au moins), la guerre de
Trente Ans fut le conflit le plus meurtrier de l’histoire. Nous n’entrerons pas ici
dans les détails de cette guerre d’une grande complexité. Quelques mots,
cependant, sont indispensables pour tracer dans ses grandes lignes le contexte
stratégique et géostratégique de l’époque.
La guerre, en 1618, était partie d’un incident, la défenestration de Prague,
qui avait vu les représentants de l’empereur (du Saint Empire) se faire malmener
par un groupe de princes protestants qui contestaient l’autorité de ce dernier.
L’événement était somme toute anodin – les victimes avaient atterri, sans mal
corporel, dans un tas de fumier après avoir été jetées d’une fenêtre du château
royal du Hradschin, le 23 mai. Nourri par des ressentiments de part et d’autre, le
camouflet allait déclencher actions et contre-réactions et enflammer le Saint
Empire, alors ventre mou d’une Europe en pleine mutation et donc fortement
instable. L’intervention des Habsbourg menaçait de rompre l’ordre précaire
établi à Augsbourg et, surtout, de mettre en péril les communautés protestantes
d’Europe centrale. Il revint aux puissances scandinaves, Danemark puis Suède,
de défendre la cause protestante. Gustave-Adolphe, le roi de Suède, parvint par
son intelligence, son sens de l’organisation et de la tactique, à relever le défi
après que le Danemark – par ailleurs rival naturel de la Suède pour l’hégémonie
en Europe du Nord – eut démontré ses limites.
Les Habsbourg, qui avaient délégué leur action militaire à un entrepreneur
de guerre tchèque, Albrecht von Wallenstein, furent malmenés par le roi de
Suède. Les réformes radicales mises en œuvre par le « Lion du Nord », inspirées
par les Nassau-Orange, insufflèrent à la Suède un élan qui brisa le sentiment de
supériorité dont jouissaient jusque-là les armées impériales. Malheureusement
pour les protestants, Gustave-Adolphe mourut héroïquement au combat, lors
d’une bataille victorieuse (Lützen, 1632), mais qui se révélera d’un point de vue
stratégique extrêmement coûteuse pour la Suède.
Privée de son roi et stratège de génie, la Suède fut incapable de compenser
comme elle l’avait fait jusque-là sa nette infériorité de moyens, malgré les
subsides généreux que la France décida de lui allouer. Vers 1635, c’est-à-dire au
milieu du conflit, qui allait perdurer encore treize longues années, la France
n’eut d’autre choix que de participer activement aux combats, sans quoi les
Habsbourg risquaient d’imposer leur hégémonie sur l’ensemble du continent.
Alliée aux protestants contre les armées catholiques de l’Empire habsbourg, la
France se vit investie du rôle paradoxal de championne de la cause protestante.
De ce fait, ce conflit qui avait débuté comme une guerre de religion se
métamorphosa en une lutte de puissances classiques. A l’armée de mercenaires
de l’Empire autrichien, la France, la Suède et les Provinces-Unies opposèrent
des armées préfigurant les appareils militaires modernes de soldats-citoyens au
service de l’Etat-nation. C’est au moment où la France entra en piste que le
jeune Turenne fit ses premières armes.

Le style de guerre de Turenne : l’approche indirecte

Au XVIIe siècle, seul un homme bien né pouvait aspirer à atteindre les


échelons supérieurs de la hiérarchie militaire. Jean de La Tour d’Auvergne,
comte de Turenne, appartenait par son père à une famille de la haute noblesse
auvergnate ; son grand-père maternel, Guillaume le Taciturne, était le fondateur
de la république des Provinces-Unies (de Hollande et Zélande). Grâce aux
Nassau, il bénéficia d’une éducation militaire de tout premier plan. Au service de
la France, il œuvra pour l’un des Etats les plus dynamiques de l’époque. Avec le
soutien de Richelieu, il eut carte blanche pour faire éclater tout son talent. Tous
ces éléments se combinèrent pour faire de Turenne le plus grand capitaine de son
époque. Raimondo Montecuccoli, son grand rival, aurait pu aspirer au même
statut, mais cet Italien au service du Saint Empire (sa ville, Modène, faisait partie
de l’Empire) dut composer avec les lourdeurs associées à la machine étatique
impériale et son immense talent fut quelque peu tempéré par les limites des
ressources à sa disposition. Les deux hommes eurent diverses occasions de
croiser le fer, durant la guerre de Trente Ans, et après. Tant sur le plan pratique
que théorique, ils contribuèrent tous deux à la nouvelle révolution dans l’art de la
guerre qui caractérisa l’Europe de l’après-guerre. Leurs légendes respectives
ainsi que celle de leur duel (par armées interposées) allaient inspirer plusieurs
générations de capitaines. Plus souvent dans le camp des vainqueurs que son
rival, Turenne jouira d’une réputation inégalée au XVIIe siècle, et au-delà, tant sur
le plan strictement militaire que sur celui de son caractère et de sa moralité. A cet
égard, il incarne pour l’époque moderne ce que Saladin avait représenté durant
les siècles précédents.
Henri de La Tour d’Auvergne, le père de Turenne, s’était converti au
calvinisme vers 1576 pour protester contre les persécutions catholiques et il avait
pris le parti d’Henri IV, qui l’avait récompensé par le titre de maréchal de
France. Par son premier mariage avec Charlotte de La Marck, il avait récupéré
un territoire indépendant, celui de Sedan (principauté de Sedan et duché de
Bouillon). Suite à la mort précoce de sa femme, il avait épousé Elisabeth de
Nassau, la future mère de Turenne. De ce fait, Turenne était associé à trois
maisons puissantes, et lui-même était ce qu’on désignerait aujourd’hui comme le
produit de deux cultures, la française et la hollandaise. Imprégné de ce
biculturalisme, Turenne contribua de manière significative à exporter vers la
France la révolution militaire instiguée par les Nassau. Du reste, les grands chefs
de guerre protestants de la période des guerres de Religion, La Noue, Agrippa
d’Aubigné et Coligny, avaient en quelque sorte ouvert la voie, mais dans un tout
autre contexte.
Ce fut le frère aîné de Turenne, Frédéric, qui hérita des titres de prince de
Bouillon et duc de Sedan à la mort de leur père en 1623. Comme Turenne,
Frédéric reçut son éducation militaire des Nassau et il servit les armées des
Provinces-Unies. Comme leur père, ses deux fils effectueront eux aussi leur
conversion – tardivement dans le cas de Turenne –, mais dans le sens inverse,
vers la religion catholique. Les choix politiques de Frédéric, outre qu’ils
mettront Turenne dans un certain embarras, déboucheront sur la perte de Sedan,
qui passera dans les mains de la couronne de France.
Né en 1611, mort en 1675, Turenne aura passé toute son existence sous
l’égide de l’édit de Nantes, promulgué en 1598 et révoqué en 1685, qui accorda
durant cette période le droit de culte (sous certaines conditions) aux protestants
de France. Il naviguera tant bien que mal dans les eaux troubles de la politique
française de l’époque, comme son alter ego, le Grand Condé, élevé quant à lui
dans la religion catholique, chez les Jésuites.
L’approche de la guerre de Turenne mûrit avec le temps pour atteindre sa
plénitude lors de la fameuse campagne de 1674-1675, que nous détaillerons plus
loin. Son style, surtout après la guerre de Trente Ans, évolua à l’opposé des
stratégies que préconisaient Louis XIV et son ministre de la Guerre, Louvois. De
fait, le siècle du Roi-Soleil fut en fin de compte bien plus celui de Vauban,
l’ingénieur, que celui de Turenne, le stratège. Néanmoins, les sièges et la défense
des places ne suffisant pas à mener à bien la grande stratégie expansionniste de
Louis XIV, l’apport de Turenne se révéla considérable. Par certains aspects,
Turenne anticipa la guerre napoléonienne. Il fut tout d’abord – et conformément
une fois encore à la majorité des grands chefs de guerre – un adepte presque
obsessionnel du renseignement. En d’autres termes, il ne s’engageait qu’avec
une connaissance approfondie des rapports de forces, des faiblesses
comparatives des uns et des autres, des mouvements de l’adversaire, le cas
échéant, de ses intentions. S’il le fallait, il allait lui-même faire des
reconnaissances. La nuit précédant la bataille des Dunes (1658) par exemple, il
alla inspecter l’armée adverse, celle de Condé, apprit que celui-ci attendait ses
canons et une partie de son infanterie avant d’attaquer. Avec ces informations,
Turenne décidait sur-le-champ de lancer l’offensive, surprit l’ennemi et remporta
une victoire complète.
Turenne était convaincu que l’issue d’une campagne se jouait à travers le
choc frontal, c’est-à-dire la bataille, mais toute sa stratégie reposait sur une
approche indirecte qui visait à déséquilibrer l’adversaire avant de le frapper.
Pour ce faire, il utilisait des ruses, des stratagèmes ; il tentait de faire croire à
l’ennemi qu’il allait dans une direction alors qu’il empruntait un autre chemin,
qu’il allait prendre ses quartiers d’hiver alors qu’il préparait une grande
offensive, comme durant l’hiver 1674-1675 ; surtout, il imposait une vitesse de
déplacement à ses troupes bien supérieure à l’ennemi.
Par la force des choses, et contrairement à Napoléon cette fois, il ne
recherchait pas l’anéantissement de l’adversaire mais son épuisement progressif.
Les guerres de la période westphalienne étaient des guerres d’usure dont le but
résidait à amener l’adversaire à traiter. On ne recherchait surtout pas à éliminer,
encore moins à humilier l’autre. C’est en ce sens que les guerres étaient limitées.
En raison de son tempérament offensif, Turenne aura parfois du mal à s’accorder
avec cette conception de l’usage de la force. Et, de fait, c’était au départ un
homme de la guerre de Trente Ans qui avait passé une quinzaine d’années à
combattre dans un environnement où la violence parfois irrationnelle atteignait
régulièrement son paroxysme. Certes, il s’adapta au nouvel environnement
stratégique de l’Europe westphalienne, mais quelque part il resta dans l’esprit un
homme des guerres à but absolu qui avaient nourri sa jeunesse.
Pour autant, il n’exploita presque pas le canon et ne disposa souvent que
d’une poignée de bouches à feu. Dans ce domaine, il demeura un homme de son
temps car si l’artillerie joua un rôle dans certaines batailles de la guerre de Trente
Ans, ou si elle faisait partie intégrante de la tactique des sièges (et défense des
sièges), son avènement lors des batailles rangées se fera plus tard, au
XVIIIe siècle.
Mais pour les adeptes de la stratégie indirecte ou du « style indirect »,
Turenne jouit d’une réputation inégalée. Qu’est-ce que le « style indirect ».
Ecoutons Fernand Gambiez, à propos justement de Turenne : « Le style indirect,
au contraire [du style direct], vise à mettre l’adversaire en état d’infériorité par
des actions préliminaires qui le disloquent moralement et matériellement, avant
que de l’achever par la reddition ou la bataille. Cette bataille est alors beaucoup
plus fondée sur la surprise et le stratagème que sur la puissance. Elle utilise
l’approche par les voies les moins prévisibles. […] En style indirect, la
manœuvre stratégique repose sur l’alternance des concentrations et des
dispersions, la tactique sur un rythme syncopé visant beaucoup plus les
communications et la logistique que les forces. On ne désire pas user ces
dernières, mais les réduire par des actions fulgurantes, déclenchées le plus
souvent de nuit. Ici, on recherche non le jour le plus long mais la nuit la plus
longue. Cependant le style indirect entraîne un certain mépris des biens et des
populations amies, qu’il faut savoir temporairement céder, pour assurer la
manœuvre. »
« On assiste ainsi chez Turenne, poursuit Gambiez, à une renaissance
artificielle du style indirect dans le climat conventionnel de son temps. Cette
renaissance est comme le fruit des impuissances du XVIIe siècle en matière
d’organisation, de stratégie et de tactique. Le mérite de Turenne est d’avoir su
trouver, intuitivement et empiriquement, avec l’armement de son temps, des
solutions de styles direct et indirect adaptées à la situation et au terrain. Dans ce
domaine, il fut un précurseur3. »

Les campagnes de Turenne


Turenne fit partie de ces hommes illustres dont la vie se confond avec leurs
campagnes. Il fut essentiellement un soldat même si, par sa position sociale
élevée, il fut proche du corps décisionnaire qui définissait, parfois à la lumière
de ses conseils, la grande stratégie de la France. Fait colonel alors qu’il était
encore adolescent, il passa le plus clair de son existence sur les divers théâtres
européens, avant de mourir sur le champ de bataille, tué par un boulet de canon
alors qu’il effectuait une reconnaissance4. Au vu de cette carrière aussi longue
que fournie, nous nous bornerons donc ici à énumérer les campagnes auxquelles
il aura pris part, avant de nous attarder sur ses combats les plus marquants.
La vie militaire de Turenne peut se subdiviser en trois parties : la guerre de
Trente Ans, la Fronde, puis les guerres de Louis XIV, ces dernières comprenant
la guerre franco-espagnole, la guerre de Dévolution, la guerre de Hollande. C’est
auprès de ses oncles, les princes d’Orange, que Turenne fut envoyé après la mort
de son père pour faire son apprentissage de l’art de la guerre. Il passa ses
premières années au service de ces derniers, qui combattaient les troupes
espagnoles, ainsi qu’au service du roi de France, Louis XIII, alternant entre une
armée et l’autre. Imprégné de la culture néostoïcienne en vogue à cette époque
en Hollande, en particulier telle qu’elle s’exprima à travers l’enseignement du
philosophe Juste Lipse, Turenne était naturellement attiré par tous les ouvrages
légués par l’Antiquité gréco-romaine traitant d’une manière ou d’une autre de
l’art de la guerre, à commencer par les Commentaires de Jules César, le plus
populaire des classiques en la matière. Peut-être est-ce à travers ces pages que
Turenne puisa ses premières connaissances sur l’art du commandement.
Toutefois, l’éducation militaire de Turenne se fit principalement sur le
terrain. Il reçut un premier brevet de colonel d’infanterie en 1625, un second en
1630. Ainsi, on le retrouve volontaire dans l’armée néerlandaise en 1629 et,
l’année suivante, à la tête de son régiment auprès des troupes françaises au
Piémont. En 1632, il était à nouveau à la tête de sa compagnie hollandaise, avec
laquelle il participa au siège de Maastricht. L’année précédente, la France avait
signé un traité d’alliance avec la Suède qui entérinait sa participation au conflit.
En 1633, à nouveau réuni avec son régiment français, Turenne prit part à la
campagne de Lorraine et, en 1634, à celle d’Allemagne. En 1635, la France
s’allia formellement avec la Suède et les Pays-Bas contre les Impériaux. Turenne
combattit aux côtés du maréchal de La Valette, qui devint son mentor et auprès
de qui il effectua plusieurs campagnes comme maréchal de camp. C’est lors de
la retraite de Mayence à Metz qu’il démontra véritablement ses qualités de chef.
La France de plain-pied dans le conflit, Turenne se retrouvait sur les principaux
théâtres où guerroyaient les armées françaises, en Lorraine, en Rhénanie et en
Flandre, en Italie et en Catalogne. A Saverne, le 9 juillet 1636, alors qu’il suivait
Bernard de Saxe-Weimar, il subit une blessure au bras gauche qui le maintint
alité un certain temps.
Bernard de Saxe-Weimar, un entrepreneur de guerre qui avait en quelque
sorte pris la suite de Gustave-Adolphe comme champion de la cause protestante,
était passé au service de la France en 1635, après avoir combattu auprès des
Hollandais et des Suédois. Il était le plus grand capitaine de cette période. Et il
allait lui aussi exercer une profonde influence sur le jeune Turenne à travers les
relations amicales qu’allaient entretenir les deux hommes. C’est auprès de Saxe-
Weimar, et des soldats allemands, que Turenne assit sa réputation à l’occasion du
siège de Brisach, où il prit une part active à l’assaut final. Cette lettre, destinée à
son frère, décrit son état d’esprit : « Je fus hier soir avec 300 hommes. On força
un lieu très avantageux avec des échelles. Il y avait 40 hommes avec un
capitaine. Tous furent tués ou pris. J’avais été il y a huit jours à une redoute
qu’ils tenaient avec 60 hommes. Il ne s’en sauva pas un. » Plus tard, Turenne
s’engagera dans une campagne de dévastation sans pitié du Palatinat, que
Voltaire évoquera dans le portrait qu’il fera de lui : « Quoiqu’il eût exercé dans
le Palatinat des cruautés qui ne semblaient pas nécessaires, il conserva la
réputation d’un homme de bien, sage, modéré, parce que ses vertus et ses grands
talents, qui n’étaient qu’à lui, devaient faire oublier des faiblesses et des fautes
qui lui étaient communes avec tant d’autres hommes5. »
Lorsque Saxe-Weimar mourut peu de temps après, en 1639, son armée, qui
était une armée de mercenaires, passa sous commandement français et, à terme,
fut dirigée par Turenne. La Valette disparut lui aussi cette année-là et Turenne
hérita de son régiment de cavalerie. Les années 1640-1643 le virent
principalement en Italie, où il s’illustra là encore, aux côtés du comte d’Harcourt
et malgré une santé défaillante, à la prise de Turin et aux sièges d’Ivrée et de
Trin, qui confortèrent Turenne dans son dégoût pour la guerre statique. Durant
cette période, dira un observateur, « Turenne était déjà parvenu à des
conceptions opératives qui révélaient en lui l’atteinte d’une maturité de pensée
plus complète ; en d’autres termes, le général exprimait déjà cette vision
stratégique avec laquelle il saura réaliser ensuite ses campagnes principales ». Le
siège d’Ivrée, en particulier, constitua « autant de motifs de certitude à l’égard de
son aversion pour la guerre de position et sa préférence pour les actions
manœuvrières6 ». Cette conviction ne cessera de croître avec l’âge, alors que les
desiderata stratégiques des gouvernants de cette période conduiront au contraire
au développement de la science des sièges et des fortifications.
Dans son Précis, Napoléon décrivit ainsi les quatre sources de l’éducation
pratique de Turenne : « Il avait servi sous quatre généraux : le prince d’Orange,
son oncle, auquel il disait devoir ses préceptes pour bien choisir un camp et bien
attaquer une place ; le duc de Weimar : il disait de lui qu’il faisait toute chose de
rien ; le cardinal de La Valette, de qui il avait appris à renoncer aux fausses
délicatesses de la cour et de la galanterie pour prendre le ton du camp ; enfin le
comte d’Harcourt, duquel il apprit que la diligence et l’activité sont les plus
grands moyens de réussite dans les affaires de la guerre. » De ces quatre
hommes, Bernard de Saxe-Weimar fut probablement celui qui exerça la plus
grande influence sur Turenne et il était, de loin, le plus talentueux de tous. Nul
doute que c’est auprès de lui que Turenne aiguisa son sens naturel de
l’improvisation et son penchant pour la surprise et l’usage de stratagèmes. Ces
années passées auprès de Saxe-Weimar furent très certainement celles où
Turenne commença à développer son style très particulier de la guerre indirecte,
style qui allait marquer profondément les grands capitaines du siècle suivant,
Marlborough, Frédéric et Napoléon. Dans son Histoire du vicomte de Turenne,
François Raguenet rapporte que Saxe-Weimar avait lui-même pressenti les
qualités exceptionnelles, tant sur le plan stratégique que moral, de son protégé :
« Ainsi le duc de Weimar ne pouvait-il s’empêcher de l’embrasser au retour de
chaque expédition où il l’envoyait, et après la reddition de la ville [Brisach], il en
écrivit au cardinal de Richelieu, comme d’un homme qui égalerait bientôt les
plus grands capitaines, et cela à la manière de ceux de sa Nation, c’est-à-dire
avec je ne sais quel esprit de franchise, qui se faisant sentir dans tout ce qu’ils
disent, persuade efficacement7. »
L’année 1643 fut importante : Louis XIII mourut le 14 mai, cinq jours avant
la victoire de Condé à Rocroi. Louis XIII avait affiché une certaine réticence vis-
à-vis de sa personne, et de ses orientations religieuses. Sa disparition,
qu’accompagna la prise de pouvoir de Mazarin, fut bénéfique pour Turenne et le
18 novembre celui-ci était fait maréchal de France. Deux semaines plus tard, il
héritait de l’armée d’Allemagne, alors en pleine déconfiture. Grâce à son aura
auprès des mercenaires allemands, qui se souvenaient de ses faits d’armes et de
ses exploits, Turenne recolla les morceaux et il signa quelques succès notoires
dès l’année suivante (victoire de Fribourg, le 9 août, avec Condé, et prises de
Philippsbourg et de Mayence), même si, face à la Bavière, son armée était en
nette infériorité numérique. Cet épisode renforça chez lui la conviction que la
symbiose entre le chef et ses soldats est une composante essentielle de l’art de la
guerre, soit un savant mélange de fermeté et d’empathie, d’autorité et de
simplicité.
A cet égard, on retrouve chez Turenne des caractéristiques présentes chez
Alexandre et César, Hannibal ou Saladin, cette aura naturelle qui fait qu’un
homme, par la seule force de persuasion, est capable de convaincre des milliers
d’hommes d’aller risquer leur vie sur un champ de bataille pour une cause
préalablement étrangère ou dénuée de sens pour eux. Comment Turenne parvint-
il à reconstituer en quelques semaines une armée digne de ce nom à partir de ce
qui n’était plus qu’un ramassis fantomatique de déserteurs éparpillés dans la
nature ? Comment parvint-il ensuite à faire de cette armée de 10 000 âmes une
force capable de tenir les puissantes armées bavaroises en respect ? Le mystère,
d’une certaine façon, est insondable, même si c’est peut-être là qu’il faut
chercher la clef de son génie. Du reste, Turenne s’attacha déjà à prendre des
mesures pratiques pour assurer le bien-être physique et mental des soldats, à
commencer par la nourriture, soit un régime quotidien de deux livres de pain,
une livre de viande et une mesure de vin ou deux de bière, soit un apport
calorique correspondant à un travail physique exigeant. De même, il s’échinera à
obtenir de Mazarin les crédits nécessaires pour acheminer la solde à ses troupes.
En 1645, alors que débutaient les négociations qui conduiront aux fameux
traités de Westphalie, Turenne subit une défaite à Mergentheim, dont il limita
intelligemment les effets potentiels, avant de remporter, avec Condé, une bataille
importante à Nördlingen. Fin novembre, il s’empara de Trêves, passé chez les
Impériaux dix ans plus tôt. Son action, coordonnée avec l’action politique et
diplomatique de Mazarin, avait pour objectif de mettre la France dans les
meilleures conditions possibles pour négocier avec l’ennemi. 1646 le vit
principalement en Souabe, aux côtés du général suédois Wrangel, et c’est à partir
de cette époque qu’il donna la pleine mesure de son attachement à l’approche
indirecte, estimant que dans la défaite de la Bavière et l’attachement sans réserve
à la Suède résidait la clef du conflit contre l’Empire habsbourg. Les événements
lui donnèrent raison, mais il lui fallut user de stratagèmes pour outrepasser
l’autorité de l’Etat, qui n’était pas aussi convaincu. Lui-même subira le
contrecoup des ordres qu’il reçut de Paris. Ainsi, en 1647, alors que Mazarin lui
ordonna de se projeter vers les Pays-Bas, Turenne dut faire face à la mutinerie de
son armée, qui refusait de passer le Rhin, conformément aux accords passés
précédemment avec Saxe-Weimar. Sans se démonter, avec une centaine de
mousquetaires, Turenne orchestra une attaque de nuit contre le chef des mutins,
le général Reinhold von Rosen, qui se fit surprendre dans son sommeil, et il
parvint ainsi à mater la rébellion, qui avait duré six semaines. Le 30 juillet,
l’affaire réglée, il envoya cette lettre à sa sœur : « Ayant connu que M. de Rose
[Rosen] était cause de tout ceci, je l’ai fait arrêter. Il y avait plus de deux mois
qu’il ne venait qu’aux lieux où il était le plus fort et il avait gagné beaucoup
d’officiers, mais cela est fort changé, l’ayant fait prendre en un lieu où je n’avais
que peu de Français autour de mois. »
Avec Wrangel toujours, avec qui il s’entendait bien, et un autre général
suédois, Königsmark, il remporta l’année suivante, le 17 mai 1648, la bataille de
Zusmarshausen, événement qui, du fait qu’il laissait les alliés maîtres de la
Bavière, allait précipiter la signature des accords de paix du mois d’octobre.
Montecuccoli, qui avait pris une part active à la bataille, résuma ainsi la situation
à chaud : « L’ennemi a franchi le Danube le 16 mai et cherchait avec toute sa
cavalerie et ses dragons à nous passer sur le corps ; le 17 au matin, à 7 heures, il
était en vue, et c’était mon devoir comme commandant de l’arrière-garde qui se
composait de 2 500 reîtres, 800 mousquetaires et 4 canons, de lui faire front. Le
combat a été très dur et très difficile puisque nous devions reculer pas à pas : il a
duré six heures ; enfin, nous atteignîmes le gros de l’armée qui était éloigné de
12 lieues et qui avait occupé une position avantageuse. L’ennemi entreprit alors
l’assaut principal avec l’aide de son infanterie venue à la rescousse. On se battit
jusqu’au soir et l’ennemi perdit 500 à 600 hommes. […] Nos pertes sont un peu
plus grandes8… »
Dans le cadre de sa relation des campagnes de Turenne, Napoléon estima
pour sa part que celles de la fin de la guerre de Trente Ans furent les plus
fulgurantes de toute sa carrière. « Turenne est le premier général français qui ait
planté les couleurs nationales sur les bords de l’Inn. Dans cette campagne
[1648], et dans celle de 1646, il parcourut l’Allemagne en tous sens, avec une
mobilité et une hardiesse qui contrastent avec la manière dont la guerre s’est
faite depuis. Cela tenait à son habileté et aux bons principes de cette école, ainsi
qu’au grand nombre de partisans et d’alliés qu’il trouvait partout9. »
Les accords de Westphalie mettaient fin à trente années de guerre
ininterrompue et posaient les bases d’un nouvel ordre européen, au sein duquel
la France occupait désormais une place de choix et où la religion se voyait
définitivement écartée du grand jeu politique. Mais c’était là aussi le moment où
l’Etat moderne, incarné entre autres par la France de Louis XIV, imposait le
modèle de l’Etat-nation tel que nous le connaissons jusqu’à aujourd’hui.
L’émergence, suivie de l’avènement, de cette entité politique à la base de l’ordre
européen puis mondial, devra une bonne partie de son succès à l’établissement
d’armées permanentes constituées autour d’une administration militaire
bénéficiant des moyens fournis par les appareils d’Etat modernes. De fait,
l’année 1648 fut bien plus encore qu’une date charnière et, avec la signature des
traités de Westphalie, ce fut l’histoire de l’Europe qui bascula. Des accords de
paix, Turenne ne récoltera que de l’amertume, n’ayant reçu de Mazarin aucune
des récompenses morales ou matérielles qu’il était en droit de recevoir, lui dont
la contribution aux accords de paix avait été cruciale. Peut-être est-ce la raison
pour laquelle il se montra très réservé quant à la nature des traités, dont il
estimait, à tort, qu’ils étaient défavorables à la couronne. Très probablement est-
ce la raison pour laquelle il prit parti pour la révolte qui se fomentait contre
Mazarin justement. Pour Turenne, comme pour beaucoup de ses pairs, un
nouveau conflit se dessinait alors que l’encre des traités des Westphalie était à
peine sèche. De fait, la France allait bientôt se voir secouer par la Fronde,
événement auquel il prit part, sans toutefois compromettre, au bout du compte,
sa carrière.
Nous n’entrerons pas en détail dans cet épisode qui vit l’autorité du cardinal
de Mazarin remise en question par l’aristocratie. Disons pour résumer que par
amitié pour la duchesse de Longueville, sœur de Condé, par loyauté envers son
frère, associé de près à la révolte, et surtout probablement par ressentiment
contre Mazarin, Turenne avait initialement pris le parti des frondeurs et qu’il dut
à deux reprises, en 1649 et en 1650, prendre la fuite avant d’être réhabilité par le
roi, qui lui offrit l’amnistie le 6 mars 1651. Auparavant, Turenne avait subi une
sévère défaite à Rethel (15 décembre 1650) face aux troupes royales de Plessis-
Praslin, alors qu’il menait un modeste contingent de frondeurs soutenu par des
troupes espagnoles. Dans une bataille rangée des plus classiques, l’armée de
Turenne fut anéantie. Avec plusieurs milliers de victimes plus 4 000 prisonniers,
la débâcle était totale. Le commandant en second, un général espagnol, fut
capturé et Turenne échappa in extremis à l’ennemi. Peu après son amnistie,
Turenne épousa Charlotte de Caumont, protestante comme lui.
Après moult péripéties, son frère s’étant finalement rattaché au parti d’Anne
d’Autriche, qui assurait la régence, Turenne put se rallier pleinement à la cause
du roi. Avec l’Espagne désormais partie prenante et, surtout, avec un général du
calibre de Condé comme adversaire, il fallait impérativement trouver la riposte.
Or Turenne était le seul homme capable d’affronter Condé sur un pied d’égalité,
et Louis XIV était trop conscient de la gravité de la situation pour se dispenser
des services d’un stratège de la trempe de Turenne, d’autant que ce dernier,
hormis ses qualités militaires intrinsèques, se révélait d’un excellent conseil
aussi bien dans le domaine de la négociation que dans celui des grandes
orientations stratégiques du pays. Or ces orientations étaient justement en train
de se dessiner et, comme c’est le cas durant ces brèves mais intenses périodes
qui suivent la fin des grands conflits où tout est remis à plat, elles allaient définir
la nouvelle politique étrangère de la France, et ce durablement.
Ainsi donc se refermait cette parenthèse courte mais mouvementée de la vie
de Turenne. Celle-ci planera durablement sur sa mémoire et la cicatrice ne se
refermera jamais complètement. En apparence, du reste, tout cela était effacé
d’un trait de plume et Turenne fut nommé début 1652 commandant en chef de
l’armée royale. C’est alors que commença la série de duels qui l’opposèrent au
Grand Condé, chef des frondeurs, attaché à la couronne d’Espagne. Malgré un
net déficit de moyens et faisant face à un redoutable adversaire, Turenne allait
montrer son exceptionnelle capacité à manœuvrer une armée en état d’infériorité
numérique, caractéristique qui deviendra sa marque de fabrique et contribuera à
asseoir sa légende.

Face à Condé et Montecuccoli

Après avoir stoppé le duc de Nemours au pont de Jargeau (Loiret) en


mars 1652, Turenne prit le dessus sur Condé une première fois, le mois suivant,
à Bléneau, où il l’empêcha par un déploiement nocturne d’organiser ses troupes
pour la bataille. Cette victoire sauva le roi de la catastrophe mais la bataille
n’était pas décisive et, malgré un vaillant combat au faubourg Saint-Antoine,
Turenne fut contraint de laisser Condé entrer dans Paris (4 juillet). Succès de
courte durée pour Condé qui, sans soutien et malade, fut obligé de quitter la
capitale.
Il fallut attendre l’été 1654 pour qu’intervienne un nouvel affrontement, en
l’occurrence celui d’Arras, au cours duquel les 15 000 soldats de Turenne mirent
en déroute 25 000 Espagnols. Condé allait cependant prendre une petite
revanche à Valenciennes (juillet 1656) où l’armée royale, qui fit preuve à cette
occasion d’une rare fébrilité, dut quitter la place sans que Condé ait pu exploiter
la victoire. Par le traité du 23 mars 1657 signé avec l’Angleterre de Cromwell, la
France disposait désormais d’un allié qui lui fournissait 6 000 hommes affectés à
la campagne de Flandre, en échange de quoi les Anglais se voyaient promettre le
contrôle de Dunkerque une fois la ville reprise. L’apport en hommes était
significatif, bien que Turenne se plaignît que les Britanniques fussent trop
douillets : « Ils ont grand-peine à résister au travail de coucher dehors, et il en
tombe beaucoup de malades à cause des fruits qu’ils mangent. Dans la première
année, je ne crois pas qu’ils soient guère propres pour la tranchée », dira-t-il à
Mazarin.
Ce qui avait démarré comme un conflit intérieur, désormais résorbé, s’était
métamorphosé en une guerre classique entre la France et l’Espagne dès lors que
Condé avait invité cette dernière à entrer dans la partie. Certes, les deux
principaux protagonistes, Turenne et Condé, étaient les mêmes, mais toute la
dynamique du conflit s’en trouvait modifiée, ainsi que les stratégies. Désormais,
la guerre allait se concentrer sur la Flandre et Turenne était contraint, contre sa
nature, à mener une succession de sièges entrecoupés de quelques manœuvres
audacieuses qui donnèrent le ton de la campagne et lui permirent de prendre le
dessus sur l’adversaire. La bataille des Dunes, le 14 juin 1658, fut la plus
marquante des confrontations entre Turenne et Condé, et à l’instar de
Zusmarshausen, elle fut déterminante pour la conduite des tractations
diplomatiques, cette fois-ci entre la France et l’Espagne, qui menèrent à la paix
des Pyrénées de 1659 (et à l’amnistie de Condé).
Courant mai, Turenne décida d’attaquer Dunkerque, en partie parce que la
pression britannique se faisait sentir sur cette question. Bien protégée, bien
approvisionnée, la place était compliquée à prendre, d’autant que les Espagnols
ouvraient les écluses afin d’inonder la zone, rendant plus difficiles le mouvement
et les communications de l’adversaire. Néanmoins, les Espagnols en place ne
pouvaient pas tenir indéfiniment et il leur fallait le renfort d’une armée
extérieure. Celle-ci arriva sur le théâtre le 13 juin, avec Condé à sa tête. Pressé
par les Espagnols d’en découdre, Condé avança ses troupes jusqu’à 3 kilomètres
des alliés, au milieu des dunes, et il décida d’attaquer immédiatement, avant que
le contingent ait eu le temps de s’organiser et de coordonner ses efforts avec
l’armée de l’intérieur. L’artillerie espagnole, qui cheminait avec le reste du
bagage, n’était pas encore en place et Turenne souhaitait affronter l’adversaire
avant l’arrivée des canons.
Pris de court, Condé, qui s’était placé sur la gauche du front espagnol, ne put
résister à l’offensive de son adversaire et, comme ses troupes, il fut rapidement
poursuivi et mis en fuite par Turenne. Au bout du compte, avec 4 000 de ses
hommes prisonniers, soit près d’un tiers de ses effectifs initiaux, l’armée
espagnole était à ce moment hors d’état de nuire et quelques semaines plus tard,
le 23 juin 1658, Dunkerque dut se rendre. Turenne investit toute la zone mais il
décida de renoncer à Bruxelles, décision qui lui sera reprochée par certains,
notamment Napoléon. Malgré tout, Turenne anticipait une nouvelle campagne
l’année suivante et la prise de Bruxelles lui semblait potentiellement coûteuse.
De fait, cette prudence aida probablement à faire avancer les négociations et à
éviter que le conflit ne se prolonge. L’analyse de Napoléon était anachronique
dans la mesure où elle s’appuyait sur la logique de la guerre totale et de la
stratégie d’anéantissement alors que, bien au contraire, Turenne aidait à ce
moment même à redéfinir les termes de la grande stratégie westphalienne,
termes qui s’articulaient autour du principe de la limitation des objectifs
politiques et de la maîtrise de l’escalade de la violence.
Cette fois-ci, les autorités françaises décidèrent de marquer le coup, et
Turenne obtint de Louis XIV le brevet de maréchal général des camps et armées
du roi, qui lui conférait la préséance sur les maréchaux de France, mais sans
disposer de l’autorité absolue sur les armées qu’il aurait eue en tant que
connétable. Ce titre révélait l’ambiguïté de la situation, Louis XIV cherchant
par-là à lui signifier sa gratitude en lui offrant le plus grand des honneurs, tout en
omettant de lui accorder les pouvoirs généralement associés à ce genre
d’honneur. Mais la situation religieuse de la France était foncièrement ambiguë
et Louis XIV n’allait pas tarder à lever le voile en révoquant l’édit de Nantes. En
attendant, pour que Turenne ait pu avoir accès à la plus haute autorité militaire, il
aurait fallu qu’il abjure sa religion au profit de la foi catholique ce qui, eu égard
aux convictions de sa femme en la matière, était à l’époque inenvisageable (il
abjurera après la mort de celle-ci). Turenne exercera d’autres pouvoirs, tangibles
mais limités, en tant que colonel général de la cavalerie légère, et puis comme
ministre d’Etat. Jamais il ne sera généralissime des armées françaises et les
moyens mis à sa disposition seront systématiquement bridés par Louvois, qui
avait autorité sur l’ensemble de l’appareil militaire français, autant par jalousie et
mesquinerie que par un souci constant de la part de l’intéressé d’économiser les
ressources du pays. Le talent de Turenne s’exprimera à travers ces contraintes, et
même grâce à elles, sa capacité à vaincre des adversaires toujours mieux lotis
faisant beaucoup pour asseoir sa légende. Ce phénomène, on s’en doute, ne put
qu’irriter encore plus l’orgueilleux Louvois… Ce dernier trouva le moyen de
résorber l’ambiguïté de la position de Turenne – et d’empêcher qu’il ait
l’opportunité un jour d’obtenir le haut commandement des armées – en
réorganisant l’appareil militaire de sorte que le roi soit officiellement
généralissime des armées.
Au début de cette nouvelle décennie, Turenne atteignait la cinquantaine, âge
généralement considéré comme avancé pour la période. Néanmoins, nous avons
déjà pu l’observer à maintes reprises à travers les pages de cet ouvrage, les
grands capitaines ne semblent pas s’émousser avec le temps, au contraire, et
Turenne ne donnait aucun signe de fatigue.
Durant la guerre de Trente Ans, Turenne s’était surtout illustré aux côtés
d’autres grands généraux comme La Valette, Saxe-Weimar ou Wrangel. Lors de
la Fronde et du conflit contre l’Espagne, il avait dû mener une guerre de position
qui ne correspondait pas à son tempérament. Durant les conflits des années 1660
et 1670, en revanche, Turenne allait mener sa propre guerre, certes avec les
contraintes de moyens imposées par Louvois et sous l’œil avisé et toujours alerte
de Louis XIV, mais avec une liberté de manœuvre stratégique et tactique qu’il
n’avait peut-être pas connue auparavant. C’est durant cette période qu’il allait
véritablement donner la pleine mesure de son génie et accomplir son chef-
d’œuvre stratégique lors de la campagne d’hiver de 1674-1675. Réconcilié avec
Condé, il lui avait confié ce qui pourrait être considéré a posteriori comme son
testament stratégique : « Faire peu de sièges et donner beaucoup de combats.
Quand vous serez bien maître de la campagne, les villages vous vaudront des
places. Mais on met un point d’honneur à prendre difficilement une place forte,
bien plus qu’aux moyens de conquérir aisément une province. Si le roi
d’Espagne avait mis en troupes ce qu’il lui a coûté d’hommes et d’argent à faire
des sièges et à fortifier les places, il serait aujourd’hui le plus considérable des
rois10. » Durant la campagne contre les Espagnols, déjà, il insistait sur le fait de
toujours « se trouver à moins de trois lieues de l’ennemi, pour se jeter sur lui s’il
lui prenait envie d’entreprendre un siège ». C’est cette attitude qui, au moment
opportun, lui avait permis de se jeter sur l’armée de Condé pour remporter la
bataille décisive.
La paix des Pyrénées avait en quelque sorte entériné les accords de
Westphalie en mettant un terme au conflit entre la France et l’Espagne, dernier
résidu, avec le conflit autour de la Baltique, de la guerre de Trente Ans, qui
trouvait là en quelque sorte son ultime dénouement. De son côté, la Suède
accomplissait le même processus en trouvant un accord avec la Pologne. Ainsi,
après des décennies de conflits incessants, l’Europe retrouva un certain calme,
même si la paix n’était perçue que comme une trêve plus ou moins longue entre
deux conflits.
A travers les accords de Westphalie et ceux qui les complétèrent peu après,
c’est une toute nouvelle dynamique qui gouvernait dorénavant les relations
internationales. Débarrassée de son caractère passionnel, déchargée de sa
dimension idéologique, la géopolitique européenne était désormais frappée du
sceau de la raison d’Etat la plus pure, chacun tâchant d’exploiter au mieux sa
puissance comparative pour infléchir l’équilibre des forces à son profit. Dans ce
schéma, l’action diplomatique et l’usage de la force, modérés de près par les
objectifs politiques, constituèrent les composantes essentielles de la politique
étrangère des gouvernements dans le cadre d’une lutte de puissance perpétuelle
entre les uns et les autres. Seule règle d’or à ce jeu complexe : qu’aucun pays ne
s’arroge une puissance telle qu’il puisse bouleverser tout l’équilibre à son profit.
A cet effet, Louis XIV tentera de repousser les limites toujours un peu plus loin
et en tant que chef d’Etat et chef de guerre, le Roi-Soleil tâchera d’exploiter au
maximum l’immense talent de son stratège maison. C’est à ces fins que Turenne
emploiera, avec brio, ses dernières années.
De son côté, Turenne, à qui Mazarin avait laissé entendre qu’il lui
obtiendrait un poste important au sein du gouvernement, ambitionnait un rôle
plus politique, qui aurait correspondu logiquement aux aspirations d’un homme
de plus de cinquante ans. Néanmoins, la révolution d’en haut instiguée par
Louis XIV en 1661 restreignait le pouvoir à une poignée d’individus –
Louis XIV évidemment, Hugues de Lionne, Le Tellier et Louvois, Colbert –,
Mazarin disparaissant la même année alors que Fouquet était brutalement écarté.
En décembre de cette année fatidique, Turenne fut officiellement chargé des
affaires militaires comme conseiller privilégié, ce qui revenait à le cantonner
dans un domaine certes important mais hors du noyau central.
Les années 1660 furent axées sur une diplomatie complexe de la part de la
France vis-à-vis de l’Angleterre et des Provinces-Unies, à laquelle Turenne prit
une part active. Cette action diplomatique entrait dans le cadre de la politique
hégémonique qui fit partie intégrante de la grande stratégie de Louis XIV. Celui-
ci désirait s’accorder avec les Britanniques de manière à avoir les mains libres
pour poursuivre ses objectifs continentaux. A terme, cette politique déboucha sur
une série de conflits qui, cette fois, vit la France opposée à ses anciens alliés
néerlandais, ainsi qu’à ses vieux adversaires Habsbourg. Turenne fut chargé de
mener ces campagnes militaires, dans le cadre de la guerre de Dévolution
(1667), de la guerre de Hollande (1672-1678) et plus spécifiquement de la guerre
contre les Impériaux (1673-1675). Entre-temps, à partir de 1661, il avait utilisé
son autorité militaire pour tenter de réorganiser l’armée royale, notamment son
encadrement, afin de faire de cet appareil longtemps corrodé par la corruption
des élites et par le népotisme une machine professionnelle structurée autour d’un
corps d’officiers actifs et, surtout, présents. Jusque-là, les officiers, pour la
plupart issus de la noblesse, envisageaient la vie militaire comme une activité à
mi-temps et Turenne estimait que cette attitude générale affaiblissait
considérablement la cohésion des armées. De ce fait, il annonçait avec plus d’un
siècle d’avance le concept de nation en armes, qui allait en un trait de plume
projeter la France révolutionnaire loin devant toutes les armées de l’Ancien
Régime. Mais nous n’en n’étions pas encore à ce stade et en tout état de cause,
Turenne rencontra une forte résistance à bousculer les traditions, surtout celles
qui concernaient la fleur de l’aristocratie française. De son côté, Louis XIV allait
d’une certaine façon dans son sens, mais pour des raisons diamétralement
opposées, puisqu’il cherchait à affaiblir l’aristocratie afin d’asseoir son pouvoir
absolu. L’un et l’autre, pourtant, avaient le même objectif : doter la France du
meilleur outil militaire européen. Chargé de l’éducation militaire du jeune roi,
Turenne avait par ce biais influé sur sa vision de la guerre et la manière de la
conduire. De surcroît, il sut profiter de la pleine confiance du monarque en ses
capacités jusqu’à son ultime campagne. Favorable, on l’a dit, à la guerre de
mouvement, Turenne aurait voulu développer plus encore la cavalerie, celle-ci
étant vitale pour forcer la décision lors d’une bataille rangée : « Un pays couvert,
dira-t-il dans ses Mémoires, est avantageux à l’infanterie ; pour les sièges, il faut
en avoir plus que de cavalerie », en revanche, « un pays plein et découvert est
très favorable à cette dernière, lui laisse toute la liberté nécessaire à son service
et lui donne beaucoup d’avantage sur l’infanterie ».
Louvois et Louis XIV étant beaucoup plus enclins à développer la
poliorcétique, les demandes de Turenne en la matière tombèrent dans l’oreille
d’un sourd. Le débat ancestral entre les mérites respectifs de l’infanterie et de la
cavalerie se poursuivra avec rage au siècle suivant, et jusqu’à ce que
l’avènement de l’artillerie puis la mécanisation viennent y mettre un terme
définitif au XXe siècle.
Durant la décennie 1660, lorsque Turenne rencontrait le roi régulièrement en
tête à tête pour discuter de l’avenir de l’armée royale, il avait convaincu celui-ci
de bien renforcer ses effectifs permanents avec, au bout du compte,
12 000 cavaliers et 60 000 fantassins. Certes, le rapport de un à cinq en faveur de
l’infanterie ne correspondait pas à l’idéal de Turenne qui aurait préféré un ratio
de un à deux entre cavaliers et soldats d’infanterie, mais ces effectifs étaient
importants. Au bout du compte, sous l’impulsion du roi, comme le résume Jean
Bérenger, « les trois hommes (Turenne, Le Tellier et Louvois) avaient forgé un
instrument redoutable, alors sans rival en Europe, depuis que l’armée de
Cromwell avait été licenciée et que celle de l’empereur avait été réduite à des
troupes de couverture en Hongrie11 ». Au début de la décennie suivante, face à la
menace française et contre son gré, l’empereur, avec l’aide de Montecuccoli,
devra remettre sur pied une armée digne de ce nom. En 1667, dans le cadre de la
guerre de Dévolution, l’armée française s’était montrée incontestablement
supérieure aux Espagnols, qui marquaient définitivement le coup. Mais lors de la
nouvelle invasion des Provinces-Unies par l’armée royale en 1672, les choses
allaient se révéler infiniment plus compliquées, et ce qui devait être une
formalité allait en réalité déboucher sur un conflit important dans lequel le Saint
Empire se voyait entraîné de manière irrémédiable.
C’est lors de la guerre contre les Impériaux, justement, que Turenne assit
définitivement sa légende, face à son vieil et vénérable adversaire, Raimondo
Montecuccoli, dont la grande réputation ne contribua pas moins à élever celle de
Turenne. Montecuccoli, contrairement à Turenne, disposait à l’époque des
prérogatives normalement associées à un chef des armées. En tant que
généralissime des armées autrichiennes, l’Italien avait théoriquement une
autorité et une marge de manœuvre supérieure à celle de Turenne qui, lui, devait
s’en remettre au roi et composer avec l’omniprésence d’un Louvois, qui mettait
son nez dans toutes les affaires militaires, petites et grandes. Dans les faits
cependant, Montecuccoli devait lui-même composer avec les lourdeurs de
l’appareil militaire autrichien, alors que Turenne, sur le théâtre opérationnel,
s’était octroyé, par artifice vis-à-vis de son supérieur, une liberté de manœuvre
qui, combinée avec l’extrême souplesse de son propre appareil militaire, le
laissait maître d’une armée bien adaptée à son style de guerre et parfaitement
acquise à sa cause. « Avec une petite armée, dira-t-il en substance, on peut
distinguer les troupes et exécuter les marches, sans perdre de vue ni les
emplacements ni les soldats, tandis que les grandes armées engendrent la
confusion, consomment une quantité énorme d’approvisionnements, et on ne
trouve pas toujours pour elles de bons emplacements12. »
De surcroît, il se retrouvait sur un théâtre que, topographiquement et
culturellement, il connaissait mieux que tout autre, bien plus en tous les cas
qu’un Louvois qui, surtout à cette époque, était peu au fait de tout ce qui ne
touchait pas la France. Outre Louvois et Louis XIV, Condé, désormais
totalement réhabilité, était aux commandes des armées françaises (en tant que
prince de sang, il avait la préséance sur Turenne, prince « étranger »), mais
l’homme jouissait lui-même d’un tel prestige qu’il ne prit pas ombrage de son
ancien adversaire. Condé voyait donc Turenne avec bienveillance, et
inversement, et il n’interférait pas dans ses décisions. Le prestige dont jouissait
Turenne, à la cour et auprès du roi, lui permettait de passer outre certaines des
exigences de Louvois, quand bien même ce dernier restait maître de
l’approvisionnement des moyens à sa disposition. En campagne, il feignait de ne
pas avoir reçu ou compris ses recommandations et dans la mesure du possible, il
laissait Paris dans le flou quant à ses intentions. La transparence, de toute
manière, ne faisait pas partie de son caractère. Louvois n’était pas dupe et il s’en
plaignait au roi, mais Turenne était Turenne…
Montecuccoli aussi bien que Turenne devaient en revanche s’en remettre à
leur souverain quant aux grands choix stratégiques de leurs gouvernements
respectifs. Or, l’empereur Léopold et Louis XIV avaient chacun une vision
particulière de la grande stratégie. Léopold désirait avant tout que les accords de
Westphalie soient respectés, là où Louis XIV avait une approche plus « souple »
des traités. Disons pour simplifier que Léopold restait sur une posture défensive
et qu’il cherchait à préserver ses acquis alors que Louis XIV, conforté dans ses
ambitions par la tournure des événements, voulait profiter de la montée en
puissance de la France pour étendre ses frontières. Il ne s’agissait pas à
proprement parler d’une politique impérialiste, ni même peut-être
expansionniste, dans la mesure où les objectifs restaient limités, mais néanmoins
d’une attitude agressive qui dérogeait avec l’esprit général des principes
westphaliens, tout en se conformant aux normes habituelles de la realpolitik et
des rapports de forces.
Lorsque Louis XIV décida d’envahir la Hollande en 1672, l’empereur fut
contraint de réagir et c’est ainsi que, allié avec l’électeur de Brandebourg, il
projeta son armée vers le Rhin. La campagne française en Hollande se termina
avant la fin de l’été par un semi-échec, Louis XIV n’ayant pu, ou su, exploiter
les succès tactiques de Turenne, qui s’était emparé d’Arnhem et de Nimègue.
Face à la menace impériale, il fut décidé que Turenne se dirigerait sur le Rhin.
Comme à son habitude, il se montra pour l’occasion tout aussi prudent sur le
plan diplomatique qu’il pouvait être téméraire une fois déclenchées les hostilités.
Ainsi, il préconisa certaines précautions pour éviter que l’Espagne n’entre dans
le conflit et il tenta de pousser l’électeur de Brandebourg à traiter en déployant
son armée vers la Westphalie, ce qui inquiéta Montecuccoli, qui aurait voulu
tranquillement préparer la campagne de 1673.
Le 22 mai (1673), Turenne obtint le feu vert de Paris. Louvois ne lui allouait
que 20 000 hommes, le gros de l’armée française étant posté en Hollande, devant
Maastricht. Montecuccoli disposait quant à lui de plus de 30 000 hommes.
Néanmoins, il se méfiait de Turenne et préféra éviter l’affrontement, ce qu’il
réussit grâce à une campagne de mouvement qui étonna même Turenne. Les
armées impériales passèrent le Rhin au début du mois d’octobre et, un mois plus
tard, l’électeur de Cologne, allié de la France, dut abandonner Bonn aux
Impériaux.
La situation était alors critique pour la France. Face à une coalition de plus
en plus nombreuse, Louis XIV vit quant à lui ses alliances se rompre les unes
après les autres, la chute de Bonn ayant sérieusement entamé son crédit auprès
des princes allemands. Turenne, qui n’avait pas hésité à saccager le Palatinat
pour que ses troupes maintiennent leur intégrité et leur élan, était contraint de se
retirer derrière le Rhin. En face, les alliés pouvaient prendre leurs quartiers
d’hiver en Alsace, où l’armée s’était installée, les troupes ayant investi les villes
situées entre Strasbourg et Belfort.
Turenne, conscient de la menace qui pesait sur la France, estimait que la
faute en revenait à Louvois, et il s’en confia ouvertement au roi. Lors de son
passage houleux à Paris, il fit campagne pour obtenir le renvoi de Louvois,
responsable à ses yeux de l’échec de la campagne de 1673. Il n’arrachera du roi
que le droit de correspondre directement avec lui, sans passer par Louvois, ce
qui, du reste, était déjà une petite victoire. A Paris, la lutte désormais ouverte
entre Turenne et Louvois était devenue de notoriété publique, comme en atteste
cette piquante chansonnette de l’époque :

Au connétable insolent
Qui fait le petit Dieu sur terre ;
Il lui dit effectivement
Qu’il n’était point homme de guerre
Et qu’il ferait mieux le métier
De commissaire de quartier13.

Malgré ses efforts, Turenne n’obtint pas, début 1674, ce qu’il désirait et il
dut se conformer à la stratégie élaborée par Paris, qu’il percevait comme
insatisfaisante C’est que Louis XIV et consorts devaient couvrir plusieurs
fronts : Flandre, Alsace, Franche-Comté et Pyrénées. Le gros de l’armée fut
dépêché en Flandre sous les ordres de Condé, avec pour mission de prendre les
Pays-Bas espagnols, et un contingent conduit par le maréchal (Henri) de
Schomberg couvrit la frontière avec l’Espagne. Sur le front est, Louis XIV,
accompagné de Vauban, était à la tête d’une armée qui se projeta sur la Franche-
Comté espagnole, alors que Turenne était investi d’un rôle défensif en Alsace et
sur le Rhin, où il était censé contrôler l’armée impériale afin de laisser au roi et à
Condé la liberté de manœuvre nécessaire pour accomplir leur percée. La zone
couverte par Turenne comprenait la Forêt-Noire, d’accès difficile, et le Palatinat,
région de petites collines propices au mouvement. Le territoire investi par
Turenne, hormis le duché de Lorraine, occupé par la France mais dont le prince
avait rallié la coalition impériale, l’Alsace, française depuis 1648 (mais
Strasbourg était indépendante), et les enclaves de Vieux-Brisach et
Phillipsbourg, était une mosaïque politique fragmentée, dont les populations
étaient hostiles aux troupes françaises.
Contre toute attente, alors que la situation de la France paraissait
compromise, alors que sa propre situation au sein de l’appareil décisionnaire
était passablement médiocre, alors qu’il se voyait relégué à un rôle défensif
apparemment secondaire, Turenne était en passe d’accomplir ce qui deviendra le
plus haut fait d’armes de son époque.

La campagne de 1674-1675

La campagne peut se diviser en trois phases. La première, au printemps, voit


Turenne s’acquitter de son rôle de couverture pour Louis XIV. La deuxième
phase, de juin à octobre, est celle de la transition entre la couverture défensive du
premier moment et celle de l’offensive du troisième. Avec Condé bloqué en
Flandre, l’ennemi s’est projeté sur le Rhin, ses effectifs présents sur ce théâtre
passant de 10 000 hommes au début de la campagne à 55 000 en octobre. Pour
Turenne, cette phase de la campagne est ponctuée d’offensives à caractère limité
sur la rive droite du Rhin. Le 16 juin, à Sinsheim, il signait une première victoire
notable alors que les coalisés, Charles II de Lorraine, le comte de Caprara et le
duc de Bournonville, convergeaient sur le théâtre.
Durant l’été, Turenne mena une campagne défensive dans le Palatinat. Cette
campagne brutale pour les populations civiles, qui rappelait les heures les plus
sombres de la guerre de Trente Ans, lui sera reprochée par la suite. En
« mangeant » l’adversaire, Turenne espérait dissuader les Etats voisins d’engager
leurs troupes sur un territoire dévasté, comme il s’en expliquait à Louvois le
23 juillet : « Pour ce qui est des alliés, la ruine du pays de Monsieur l’Electeur
Palatin les refroidit bien plus qu’elle ne les échauffe. » En brûlant les villages –
après avoir évacué de force les populations –, il réduisait ainsi les capacités des
armées impériales qui, faute d’une bonne organisation logistique, étaient
contraintes de vivre sur le terrain. Plus tard, Clausewitz tout comme Michelet
noteront les effets désastreux que cette action aura eus sur les populations
désormais avides de revanche. Pour Turenne, comme pour Louis XIV, favorable
à cette stratégie contestable, la menace autrichienne était bien trop sérieuse pour
que tous les moyens ne soient pas mis en œuvre pour la contenir. Le fait que
cette campagne de destruction et de terreur émane du haut commandement avait
choqué les esprits, mais les graines de la guerre totale, déjà en germe lors de la
guerre de Trente Ans, commençaient à être institutionnalisées au niveau des plus
hautes instances militaires et politiques. Plus tard, Louvois appliquerait la leçon,
mais sur les villes cette fois.
Fin septembre, Turenne ne put empêcher les coalisés de se projeter sur
l’Alsace alors que sa modeste offensive sur la rive gauche du Rhin se concluait
par le combat équivoque d’Entzheim début octobre, au cours duquel Turenne
perdit plus de 3 000 hommes et Bournonville, son adversaire, 500 de plus. Ce
jour-là, l’armée française avait fait parler la poudre avec près de 2 500 tirs au
canon. L’indécision qui résulta de cet affrontement pourtant sanglant n’allait pas
convaincre Turenne des bienfaits de l’artillerie. Peu après, Bournonville et
l’électeur de Brandebourg se rejoignirent avec une force totale de
50 000 hommes, contre une fraction de ce chiffre pour Turenne, contraint de
reculer. Pour les coalisés, la campagne se terminait par la prise de Vieux-Brisach
et Philippsbourg. Turenne ayant choisi de se replier, ils décidèrent de prendre
leurs quartiers d’hiver, comme le voulait la tradition à cette époque, surtout chez
les Autrichiens : déjà, en pleine guerre de Trente Ans, Wallenstein s’était fait
surprendre par Gustave-Adolphe alors qu’il avait renvoyé ses troupes chez elles
pour passer l’hiver (bataille de Lützen).
Turenne, peu soucieux de ce genre de formalités, décida quant à lui de
profiter du départ de l’adversaire pour mener une contre-offensive sur l’Alsace.
Lors de cette campagne fulgurante, qui renversera complètement le rapport de
forces entre la France et les coalisés, tous les éléments constitutifs de la stratégie
turennienne allaient converger dans une symbiose parfaite : l’audace, le
renseignement, l’usage de stratagèmes, la désinformation, le mouvement, la
vitesse, la surprise, l’économie des forces, la coordination.
Ayant reçu des renforts, Turenne disposait désormais de 33 000 hommes. Il
laissa une réserve entre Haguenau et Saverne pour couvrir ses arrières, avant de
se projeter avec le reste de ses troupes vers le nord, puis l’ouest, pour bifurquer
ensuite plein sud, le long des Vosges, qui masquaient sa manœuvre. Il repassa
dans le couloir de Belfort et déboucha sur le Rhin. Durant cette marche à travers
un terrain difficile, dans le froid et la neige, Turenne avait pris soin de diviser
son armée pour ne pas alerter l’adversaire. Ce n’est qu’au dernier moment que
toutes les troupes, augmentées de celles récupérées durant la marche,
convergèrent de manière parfaitement coordonnée. Ainsi les Impériaux avaient-
ils observé Turenne partir vers le nord, à leurs yeux pour prendre ses quartiers
d’hiver, avec une armée apparemment décomposée, pour le voir peu de temps
après revenir par le sud avec une force décuplée ! Comme le soulignera
Clausewitz, qui considérait cette campagne comme un des exemples parmi les
plus marquants de surprise stratégique, Turenne avait fait plus que de surprendre
les troupes, « il avait surpris les plans de l’adversaire ».
L’ennemi, totalement pris de court, n’avait rien vu venir et les troupes
impériales, éparpillées sur un vaste territoire, étaient incapables de se regrouper
suffisamment vite. Dans un geste désespéré, Bournonville dépêcha sa cavalerie
vers l’avant pour tenter de freiner le mouvement de Turenne, mais celle-ci fut
totalement surclassée et, le 29 décembre, du côté de Mulhouse, Turenne
annihilait les cavaliers impériaux. Désormais, Turenne pouvait déployer ses
troupes, par ailleurs totalement préservées, pour la phase finale de l’offensive : la
bataille décisive. Début janvier (1675), il se projeta vers l’adversaire, alors
étendu sur un front large et poreux entre le village de Turckheim et Colmar. Il
choisit de laisser le gros de son armée, 22 000 hommes, devant Colmar, avec son
commandant en second, le comte Durfort de Lorges, son neveu, alors que lui-
même se frayait un passage difficile par l’arrière de Turckheim à travers les
Vosges – Turckheim est à 7 kilomètres à l’ouest de Colmar, au pied des
montagnes – avec 10 000 hommes. Le 6 janvier, il arrivait avec ses troupes à
Turckheim et surprenait les arrières des Impériaux. Il entendait frapper un coup
fatal. Totalement dépourvue d’artillerie, son attaque reposait sur l’action
coordonnée des cavaliers – qui pouvaient aussi combattre à pied – et des
fantassins. Bournonville chercha à temporiser pour permettre à ses renforts
d’arriver, mais Turenne organisa rapidement l’offensive. Il neutralisa les troupes
situées à la gauche et au centre du dispositif impérial et lança le gros de ses
troupes directement sur Turckheim (Napoléon estimera quant à lui qu’il aurait dû
frapper plus vite encore pour un résultat plus important).
Turenne déclencha l’offensive avec son infanterie avant de libérer le reste
des troupes. En même temps, il lança des hommes pour contourner l’aile droite
ennemie de manière à empêcher les renforts de se joindre au combat.
Bournonville parvint malgré tout à maintenir son centre et sa gauche, mais il fut
incapable de refouler les troupes françaises, qui continuaient d’affluer sur sa
droite depuis Colmar. Face aux coups de boutoir de la cavalerie française, les
Impériaux reculaient peu à peu. A la tombée de la nuit, Bournonville commanda
à ses troupes de se replier, laissant Turenne maître de l’Alsace. Les Impériaux
avaient évité la déroute et Turenne n’avait pas cherché à anéantir l’adversaire.
Néanmoins, il obtint là une formidable victoire et l’ascendant psychologique sur
Montecuccoli. Sans sa disparition quelques mois plus tard, nul doute qu’il aurait
exploité ce succès comme il se devait.
Pour B. H. Liddell Hart, cette campagne fut d’autant plus remarquable
qu’elle constitua un phénomène unique qui allait à l’encontre de tout ce qui se
faisait à l’époque, en somme, un chef-d’œuvre, selon lui, de la stratégie indirecte
(ou, selon sa terminologie, de l’approche indirecte) :

« Pourquoi le caractère décisif de la campagne d’hiver de Turenne contraste-
t-il de manière stupéfiante avec le reste des campagnes européennes du
XVIIe siècle ? C’était un âge où les généraux, même quand leur horizon était
limité, étaient suprêmement habiles pour la manœuvre. Mais dans cet art, ils
étaient tous tellement compétents que même les manœuvres sur les flancs qui, à
d’autres époques, auraient connu la réussite, étaient adroitement parées. Ainsi,
une véritable dislocation de l’ennemi ne fut réalisée qu’à cette seule occasion.
Turenne est célèbre pour avoir été le grand capitaine qui s’améliora
continuellement avec l’âge. Ce qui donne une signification toute spéciale au fait
qu’après avoir commandé dans plus de campagnes qu’aucun autre capitaine dans
l’histoire14, il parvint lors de sa dernière campagne à trouver la solution au grand
problème posé par l’art de la guerre au XVIIe siècle : comment parvenir à une
décision. Il arriva à cette solution sans déroger à la sacro-sainte règle d’or de
l’époque : que des soldats formés à grands frais étaient trop précieux pour être
gaspillés. »

Suite à cette débâcle d’autant plus imprévue que les Impériaux semblaient
avoir l’ascendant, l’empereur envoya Montecuccoli en personne affronter
Turenne. Le généralissime italien entendait forcer le passage sur le Rhin pour
envahir l’Alsace. Avec 35 000 hommes, contre 25 000 pour Turenne,
Montecuccoli était refoulé à Strasbourg. Il tenta une feinte, se projeta au nord
vers Spire, mais Turenne n’était pas dupe – toujours, le renseignement ! – et les
Impériaux se trouvèrent une nouvelle fois contrés.
C’est alors que Turenne décida de franchir le Rhin afin de passer à
l’offensive. S’ensuivit une série de mouvements et de feintes de la part des uns et
des autres, chacun tâchant de placer l’autre dans une position défavorable. A ce
jeu subtil, Turenne se montra supérieur à son adversaire, qui n’était pourtant pas
le premier venu. Ainsi, fin juillet, à Sasbach, Montecuccoli fut piégé, obligé de
combattre Turenne frontalement alors qu’il se trouvait dans une position
désavantageuse. Peu avant l’engagement, Turenne alla comme à son habitude
reconnaître le terrain. C’est là qu’un boulet de canon tiré au hasard le frappa
mortellement. Le comte de Lorges, qui le remplaça au pied levé, décida
sagement de repasser le Rhin. Un combat d’arrière-garde à Altenheim le 1er août
mit un terme à la campagne, alors que Montecuccoli repassait en Alsace.
Fort de cette expérience pénible mais enrichissante face au plus grand
capitaine du XVIIe siècle, Montecuccoli rédigera un peu plus tard le premier
véritable traité de stratégie de l’histoire (Aforismi dell’arte bellica). Dans son
étude comparative entre les deux capitaines, Roland Foerster résumera leurs
qualités respectives : « [Lors de leurs confrontations], ils présentaient au monde
une brillante partie d’échecs, un feu d’artifice de marches et de contremarches
rapides, des feintes astucieuses, des attaques promptes comme l’éclair en
alternance avec des réactions prudentes. Mais c’est là qu’apparurent également
les limites de l’art militaire de Montecuccoli qui, par rapport à celui de Turenne,
se trouvait davantage orienté vers la théorie. Dans ses entreprises opératives,
Turenne sut faire preuve d’inspiration et de conséquence, tel lors de sa célèbre
campagne d’hiver 1674-1675, engageant sans compromis sa cavalerie comme
arme tactique décisive, alors que Montecuccoli continuait à y associer des
mousquetaires et des piquiers, avec cela sachant manœuvrer génialement ses
troupes, même dans une situation peu favorable, comme ce fut le cas en 1675,
pendant les semaines que dura l’affrontement devant Sasbach sur le Rhin. C’est
donc à Turenne qu’il nous faut reconnaître la plus grande agilité d’esprit, la plus
grande capacité de directive et une intuition décisive15. »
A Paris, la disparition de Turenne provoque la stupéfaction. « Que lui faut-il
[de plus] ? s’exclame Mme de Sévigné, il meurt au milieu de sa gloire. Sa
réputation ne pouvait augmenter. » Et pourtant, sa légende ne fera que
s’amplifier, chaque génération louant telle ou telle qualité selon qu’elle se
conforme à l’esprit du temps. Puységur et Folard en feront l’inventeur du
système divisionnaire, Napoléon louera son audace, Frédéric le Grand son génie
pour le mouvement. D’autres souligneront ses qualités de meneur d’hommes. De
Gaulle verra en lui non seulement un grand capitaine, mais aussi un immense
stratège : « Turenne fait la guerre, recherche les seuls résultats réclamés par la
politique, calculant l’effort en conséquence, ne demandant aux moyens que ce
qu’ils peuvent donner16. » Napoléon et Clausewitz, qui, l’un formalisant
intellectuellement ce que l’autre a mis en œuvre, réinventent à eux deux la
stratégie, vont, suprême honneur, jusqu’à consacrer à Turenne des études
approfondies. En 1800, le premier nommé fait transférer les cendres du maréchal
aux Invalides.
Mais le plus bel éloge est peut-être celui que formula sobrement
Montecuccoli lorsqu’il apprit sa disparition : « Il est mort aujourd’hui un homme
qui faisait honneur à l’homme. »
Chapitre 9

Marlborough, le flegme stratégique


1650-1722

La guerre de Trente Ans et la paix de Westphalie avaient débouché sur un


nouvel ordre européen, au cœur duquel se trouvait une France en plein essor,
puissante, sûre d’elle et ambitieuse. Au tournant du XVIIIe siècle, rien ne semblait
pouvoir l’arrêter et les armées du Roi-Soleil bénéficiaient désormais d’une aura
de quasi-invincibilité. Pourtant, avant même la fin du règne de Louis XIV, un
nouvel ordre géopolitique émergeait. Apparaissaient deux puissances qui allaient
bientôt et durablement faire parler d’elles : l’Angleterre et la Prusse. Deux
hommes en particulier contribueront à cette mutation de la géopolitique
européenne : Marlborough et Frédéric le Grand. Le premier arrêtera net la
poussée française qui, avant lui, paraissait inévitable et, grâce à ses succès, c’est
l’Angleterre qui s’imposera comme la première puissance du moment, à une
époque où les armées européennes s’apprêtaient bientôt à se projeter aux quatre
coins de la planète pour une deuxième vague colonisatrice. Le second, Frédéric,
sur lequel nous nous pencherons lors d’un prochain chapitre, mettra son génie au
service de son modeste pays, la Prusse. Après les faits, celle-ci fera désormais
partie du petit cercle des grandes puissances européennes et son ancrage dans
une culture de guerre agressive renforcée par une forte identité nationale sera
cause de nombreux conflits au cours des deux siècles suivants. Dans un contexte
géostratégique axé sur la stabilité politique du continent, la France pourra
maintenir son rang malgré une longue série de revers militaires. Mais ces
défaites auront un coût politique et psychologique, et Paris devra revoir ses
ambitions, du moins en Europe, à la baisse, sans pour autant être capable
d’endiguer la montée de ces trublions. Il faudra les événements extraordinaires
associés à la Révolution et à Napoléon pour que la France revienne sur le devant
de la scène, avec les conséquences que l’on sait. A cet effet, qui peut dire si ce
recul géostratégique de la France au XVIIIe siècle, dont les conséquences furent
multiples, ne fut pas l’une des causes de la Révolution de 1789 ?

Contexte géostratégique : un monde en mutation

L’Angleterre peut se considérer comme la plus grande puissance maritime de


l’histoire et, en tant que telle, elle se tailla le plus vaste empire territorial connu,
plus vaste encore que l’immense Empire gengiskhanide. Protégée par la mer, elle
sut, après Hastings en 1066, repousser toutes les invasions, y compris celle de
l’Invincible Armada, en 1588, à une époque où l’Espagne disposait de la
meilleure armée du monde. Si elle parvint à s’emparer de pans entiers de la
planète dans le cadre de sa formidable poussée coloniale, l’Angleterre fut
paradoxalement dans l’incapacité d’imposer son hégémonie sur l’Europe
continentale. Bien qu’elle fût suprême sur les mers, les contraintes logistiques
dues à sa position géographique l’empêchèrent de mener à bien une invasion sur
le continent. Certes, elle put, durant la guerre de Cent Ans, s’emparer de
morceaux de territoires sur l’Atlantique et, à d’autres moments, soutenir
activement un allié contre un adversaire. Mais jamais elle ne fut en mesure de
projeter une armée de conquête sur l’ensemble du continent. De ce fait,
l’Angleterre s’est « contentée » de jouer un rôle d’arbitre de l’équilibre
européen, rôle actif et déterminant qui, outre qu’il concordait à ses capacités,
correspondait aussi à son tempérament. Car même en tant que puissance
colonisatrice, Londres maintint toujours une certaine distance avec les nations et
les peuples sous son joug.
Les armées britanniques furent donc essentiellement des armées de
projection, surtout en Europe, quand ailleurs elles se spécialisèrent plutôt dans
l’encadrement que dans l’occupation à proprement parler. Et, alors que les
armées continentales européennes développèrent un fond commun en matière de
culture de guerre, les armées britanniques évoluèrent en suivant un schéma qui
leur était propre, sachant que leur marine jouit d’un prestige qui fut toujours
supérieur à celui de l’armée de terre.
Pour autant, les Britanniques surent produire au fil des siècles de grands
soldats : depuis Edouard de Woodstock, puis Oliver Cromwell, Marlborough et
James Wolfe, jusqu’à Nelson et Wellington ou, plus près de nous, Montgomery,
le tombeur de Rommel. Entre tous, Marlborough est peut-être celui qui jouit de
la plus grande réputation outre-Manche, réputation méritée que son illustre
descendant, Winston Churchill, s’est appliqué avec talent à redynamiser au
XXe siècle. Avec le prince Eugène, qui combattit à plusieurs reprises à ses côtés,
le maréchal de Saxe, Frédéric le Grand et Souvorov, Marlborough fait partie de
la pléiade de grands capitaines qui s’illustrèrent en Europe durant le siècle des
Lumières. Si nous l’avons choisi, au détriment de deux de ses illustres
contemporains, le prince Eugène – lequel peut se targuer d’avoir eu la faveur de
Napoléon, qui l’avait placé sur sa courte liste des plus grands capitaines – et le
maréchal de Saxe, c’est à cause de la place qu’il occupe dans l’histoire de
l’Angleterre, à une époque où celle-ci s’imposa comme la première puissance
mondiale, grâce notamment à l’impact que put avoir Marlborough sur la grande
stratégie britannique : Voltaire ne s’y trompa point, déclarant qu’« il fut l’homme
le plus fatal à la grandeur de la France qu’on eût vu depuis plusieurs siècles1 ».
Si l’Angleterre parvint à imposer son hégémonie à une échelle globale, c’est
en partie grâce aux succès militaires que Marlborough engrangea face au seul
adversaire capable à cette époque d’endiguer la poussée britannique : la France.
Durant cette période résolument tournée vers la poliorcétique et la guerre de
sièges, Marlborough réussit à imposer une stratégie offensive dans le droit fil de
celle pratiquée naguère par Turenne : « Dès que Marlborough eut le
commandement des armées confédérées en Flandre, nous dit encore Voltaire, il
fit voir qu’il avait appris l’art de la guerre sous Turenne2. » Nul ne prendra plus à
cœur que Marlborough la recommandation faite à Condé d’éviter les sièges pour
systématiquement rechercher la bataille décisive. Paradoxalement, Marlborough
appliquera beaucoup mieux que les propres élèves de Turenne cette approche de
la guerre, qui allait à l’encontre des pratiques et des normes de son époque. Du
reste, Marlborough parviendra à se donner une marge de manœuvre par rapport à
ses supérieurs politiques – parfois par la ruse ou le mensonge – dont ne
bénéficieront pas les généraux français suivis à la trace par Louis XIV et ses
ministres, eux-mêmes acquis à une stratégie à effet d’accumulation rétive à la
prise de risques. Dans ce domaine, celui de la prise de risques, Marlborough
n’aura pas son pareil et il sera plus d’une fois à un cheveu de tout perdre. Mais
c’est ainsi que se forgent les légendes et, au bout du compte, ce sont ces risques
qui garantiront ses victoires et assoiront sa réputation.
Pour autant, et dans la mesure où sa stratégie, justement, était audacieuse,
Marlborough tâchait de mettre toutes les chances de son côté et de ne laisser que
le minimum possible au hasard. Maître de la préparation, du renseignement, de
l’organisation et de l’administration des campagnes, il fut l’un des premiers
capitaines à exploiter toutes les ressources offertes par l’appareil d’Etat moderne
et il fut le premier à adapter ses troupes aux technologies militaires émergentes.
En ce sens, Marlborough incarna mieux que nul autre l’art de la guerre de l’âge
de la raison et il fut un maillon essentiel de la révolution stratégique engendrée
par l’école protestante des Nassau, que mirent en œuvre Gustave-Adolphe et
Turenne et qui culminera après lui avec Frédéric le Grand, avant que Napoléon
n’entame sa propre révolution. L’Angleterre, dont les armées étaient avant
l’arrivée de Marlborough médiocrement organisées, moyennement administrées
et, souvent, mal dirigées, disposait désormais d’un appareil militaire digne de
son rang. Il est vrai qu’avant Marlborough, dans le contexte politique très
particulier de la guerre civile, Oliver Cromwell et sa New Model Army avaient
fait montre de grandes qualités militaires et défriché le terrain, mais ce fut bien
John Churchill, duc de Marlborough, qui impulsa la révolution stratégique
britannique. Cette transformation aura des conséquences importantes pour la
suite des événements et le recul inexorable de la France par rapport à
l’Angleterre trouve là sa principale source. Wolfe, le général dont la victoire à
Québec (bataille des plaines d’Abraham, 1759) bouscula toute la géopolitique
américaine au détriment de la France, est un héritier de Marlborough, tout
comme Wellington, le héros de Waterloo, jusqu’à Winston Churchill, qui trouva
chez son ancêtre l’inspiration qui l’aida à devenir un grand chef d’Etat.
Nous avons vu précédemment comment l’érosion de la puissance espagnole,
et plus généralement celle des Habsbourg, au XVIIe siècle avait placé la France et
la Suède au cœur de l’échiquier géostratégique européen. Bientôt, cependant, et
pratiquement au même moment, les deux nouvelles grandes puissances allaient
voir leur élan coupé net. La Suède, qui désirait imposer son hégémonie en
Europe du Nord et sur la Baltique, vit ses ambitions réduites à néant lors de la
bataille décisive de Poltava, en Ukraine (27 juin 1709) où, en l’espace de
quelques heures, l’armée russe de Pierre le Grand écrasa les troupes de
Charles XII de Suède.
De son côté, l’Angleterre, après la guerre civile (1642-1651) qui l’avait
momentanément éloignée des débats, profitait de son dynamisme économique
pour revenir sur le devant de la scène géopolitique européenne, où elle entendait
jouer les premiers rôles. Sur les mers, elle s’était expliquée avec les Pays-Bas
durant trois durs conflits (1652-1674) d’où la Hollande était ressortie affaiblie,
principalement parce qu’elle devait mener au même moment un autre combat,
sur terre, contre la France. Cette dernière, impériale sur terre, tentait sous
l’impulsion de l’énergique Colbert de se doter de la meilleure marine du monde.
Mais, malgré les ressources investies à cet effet, la France se révéla incapable de
supplanter l’Angleterre qui, avec le recul des Néerlandais, allait devenir de facto,
et pour longtemps, la superpuissance des océans. Pourtant, la France aura un
moment fait vaciller les Anglais sur leur terrain de prédilection et, à l’occasion
de la bataille navale de Béveziers (1690), il s’en faudra de peu que la perfide
Albion ne tombe sous le joug de son ennemi héréditaire, au moment même où
Marlborough entrait en piste en terre irlandaise face aux troupes de Louis XIV.
L’Autriche, qui avait un moment cru pouvoir imposer son hégémonie sur
l’ensemble du continent, se retrouvait désormais dans une posture défensive face
à la France, qui désirait obtenir ce que Vienne n’avait pu acquérir. Si le
XVIe siècle et la première partie du XVIIe siècle avaient été dominés par les
Habsbourg, la période suivante fut celle du rayonnement de la France. La
religion désormais écartée de la vie politique, les grands conflits étaient mus par
des luttes classiques de puissance et d’influence tempérées par un fort désir
partagé par les souverains européens de ne pas perdre leur pouvoir. Les guerres,
extrêmement fréquentes, étaient limitées en ce sens que les objectifs restaient
contenus dans une perspective générale de préservation de l’intégrité
géostratégique. En d’autres termes, si l’on tentait d’acquérir des territoires et de
nouvelles pièces stratégiques au détriment des autres puissances, il fallait éviter
de rompre l’équilibre général en maintenant l’édifice en place. Mais à ce jeu-là,
les plus puissants avaient parfois des difficultés à tempérer leurs ardeurs et à
soumettre l’intérêt de leur nation à la sauvegarde du continent, d’où le fréquent
recours aux armes pour assurer la préservation de l’équilibre continental. Les
guerres, certes, étaient restreintes, en ce sens qu’on essayait d’affaiblir
l’adversaire plutôt que de l’anéantir, mais les conflits étaient du même coup
extrêmement nombreux. Toutefois, leur caractère exclusivement politique
permettait à chaque fois de déboucher sur des accords diplomatiques, les
plénipotentiaires travaillant de concert avec les combattants.
Cependant, la guerre elle-même évoluait et elle évoluait rapidement. La
seconde moitié du XVIIe siècle avait vu l’apparition de nouvelles armes dont
l’utilisation allait rapidement modifier les tactiques et les stratégies. Le
perfectionnement de la baïonnette à douille par Vauban signala la fin des
piquiers, qui avaient durant des siècles constitué l’une des bases de l’infanterie et
qui, encore au XVIIe siècle, étaient plus nombreux que les mousquetaires. Avec
les fantassins armés d’un fusil avec baïonnette et la disparition des piquiers au
tournant du XVIIIe siècle (à l’exception, notamment, des armées ottomanes et
russes), le feu prenait une nouvelle ampleur, corroborée par l’invention du fusil à
silex, dont l’utilisation se propagea au moment où allait commencer la guerre de
Succession d’Espagne. Là encore, c’est en France que la platine à silex avait été
développée au siècle précédent, avant d’être systématiquement améliorée. Par
rapport au mousquet à mèche et à rouet, le fusil à silex présentait trois gros
avantages : une arme plus légère, une meilleure fiabilité (huit tirs réussis en
moyenne sur dix, contre cinq ratés sur dix précédemment), et, surtout, une
cadence de tir beaucoup plus élevée, avec deux tirs au moins à la minute, soit
deux fois plus vite qu’avec la génération précédente. Le marquis de Puységur, un
stratégiste avisé de cette époque, résumait ainsi la nouvelle problématique :
« Comme c’est la sorte d’arme dont les soldats sont armés qui règle en partie la
manière de former des bataillons, que celui qui est armé partie de piques, partie
de mousquets, se forme différemment de celui qui est tout armé de fusils et de
baïonnettes […] on a raison de conclure que de toutes les armes dont on s’est
servi jusqu’à présent, les fusils avec la baïonnette à douille, dont tout le bataillon
est armé, sont celles qui doivent être préférées à toutes les autres ; que l’on doit
s’y arrêter et former les bataillons sur ce pied-là, jusqu’à ce qu’on en ait inventé
d’autres que l’on prouve plus avantageuses3. »
Mais si les Français étaient à la pointe du progrès technologique, ils allaient
rapidement se faire damner le pion par Marlborough dans l’application tactique
que ces transformations engendraient. Ceci était vrai surtout dans l’organisation
de l’infanterie où, au lieu des cinq rangs habituels, Marlborough déployait ses
troupes sur trois rangs, augmentant ainsi leur efficacité au tir et compensant
l’infériorité numérique de ses armées. Globalement, la conséquence immédiate
de ces développements technologiques sera une très forte augmentation des
pertes subites. Ainsi, à la bataille de Steinkerque (1692), considérée comme
particulièrement meurtrière, on recensait 8 000 victimes sur 90 000 participants.
A Blenheim, douze ans plus tard, les pertes s’accumuleront à 32 500 pour
108 000 soldats présents sur le théâtre, alors que Malplaquet (1709) fera
35 000 victimes, peut-être plus, sur près de 200 000 combattants4. Puységur,
toujours lui, soulignait le vide qui s’était installé en France en matière de
réflexion stratégique : « Aujourd’hui, cette théorie [de la conduite des armées]
est dans l’oubli, elle n’est pas connue et il n’y a aucun maître qui enseigne rien
dans ce genre, à la réserve des fortifications… De toutes les parties qui
composent la guerre nous ne voyons aujourd’hui que l’attaque et la défense des
places, avec la manière de les fortifier, qui soient établies sur des principes
connus… Il n’en est pas de même des autres parties de la guerre, il n’y a aucune
théorie, aucune règle, aucun principe établi, ni même rien d’écrit ; on n’y
enseigne rien, on fait ce que l’on a vu faire sans rien y connaître de plus5. »
La fréquence des guerres et, avec les progrès en matière d’armement, leur
coût grandissant incitaient les gouvernements à limiter les dépenses et à
préserver les hommes et les équipements. En retour, ces guerres circonscrites
géographiquement permettaient aux populations de se concentrer sur le travail,
la production et, de manière générale, sur la croissance économique qui, grâce à
des systèmes d’administration fiscale mieux organisés, fournissait aux Etats les
moyens d’entretenir leurs armées. D’où une progression substantielle de l’art de
la guerre ; d’où la propension à mener des guerres de sièges ciblées sur des
places stratégiques, généralement des villes ou des ports, plutôt que sur des pans
de territoires agricoles. Ainsi émerge à cette époque l’ingénieur militaire qui,
durant quelques décennies, jouira d’un prestige aussi grand ou presque que le
« capitaine », qui, déjà à cette époque, incarnait des valeurs que les Lumières, au
nom du progrès de l’humanité, commençaient à rejeter.
Vauban personnifiera plus que toute autre figure ce héros militaire d’un autre
genre, alors que Frédéric, tout à la fois despote éclairé amoureux des arts et des
lettres et grand capitaine, symbolisera à sa façon les contradictions de cette
époque de grande effervescence intellectuelle. Ainsi, Marlborough fut peut-être
avec Eugène de Savoie le dernier des capitaines issus du moule des guerres
d’opinions du XVIIe siècle, avec leurs stratégies portées sur l’offensive à
outrance, sur la destruction de l’ennemi, sur les campagnes de terreur contre les
populations civiles. Restreint par les contraintes politiques à limiter ses actions,
Marlborough était naturellement porté vers la stratégie d’anéantissement qui sera
plus tard à la base des guerres totales du XIXe et du XXe siècle. En ce sens, il
vivait en décalé par rapport à l’esprit de son temps, d’où la difficulté qu’eurent
les Britanniques à concilier leur admiration pour son génie militaire avec leur
critique morale de son caractère et de son approche de la violence armée.
L’Angleterre, du fait de sa position géographique particulière, n’avait ni le
besoin de fortifier son propre territoire protégé naturellement par les mers, ni les
moyens de rivaliser avec les continentaux en matière de conduite de siège. En
conséquence, les Britanniques organisaient leur stratégie sur, d’une part, la
maîtrise des mers, et, d’autre part, le combat classique de leurs armées de
projection, c’est-à-dire sur la campagne traditionnelle conduite entre le
printemps et l’automne et débouchant sur une série de confrontations décisives
permettant de renégocier les termes géopolitiques.
Dans ce contexte particulier où les uns et les autres cherchaient à changer
l’équilibre des puissances à leur profit, mais sans jamais pousser jusqu’à une
remise à plat complète du système géopolitique, les conflits étaient généralement
provoqués par les crises de succession qui, à la mort d’un souverain, ouvraient
régulièrement le champ à une âpre compétition où se mêlaient l’intrigue, la
diplomatie et la guerre. Les deux plus fortes crises de succession du XVIIIe siècle
touchèrent les deux entités de l’Empire habsbourg, l’Espagne et l’Autriche. La
guerre de Succession d’Autriche, dont nous reparlerons plus loin, se déroula
entre 1740 et 1748. Avant cela, la guerre de Succession d’Espagne, entre 1701
et 1714, provoqua un violent conflit entre les principales puissances
européennes. Marlborough, qui accéda à ce moment au commandement suprême
de l’armée britannique, allait jouer un rôle capital dans cette guerre dont l’issue
fut déterminante pour l’avenir de l’Europe et, par voie de conséquence, du reste
du monde.
La guerre de Succession d’Espagne eut pour origine l’infertilité du roi
d’Espagne, Charles II, qui, sans enfants, laissait ouverte la porte de sa
succession. A cet effet, trois pays prétendaient régler cette succession à leur
profit : l’Angleterre, la France et les Pays-Bas. La couronne d’Espagne étendait
son empire bien au-delà de la péninsule Ibérique avec, notamment, les Pays-Bas
espagnols, les colonies, ainsi que ses territoires italiens. En 1698, un accord avait
été trouvé qui stipulait que le prince Joseph-Ferdinand de Bavière succéderait à
Charles II à sa mort (les possessions italiennes étant alors partagées, selon ce
traité, entre l’Autriche et la France). Mais, l’année suivante, le prétendant
décédait et un nouvel accord était signé qui poussait l’archiduc Charles
d’Autriche, fils de l’empereur Léopold, en première ligne. Cependant Léopold
refusa les termes, notamment le transfert des possessions italiennes vers la
France, figurant dans le premier traité. Paris parvint alors à convaincre Charles II
de léguer sa succession au duc d’Anjou, le petit-fils de Louis XIV. L’encre à
peine séchée sur le nouveau testament signé par le roi d’Espagne, celui-ci
mourait, le 1er novembre. Trois semaines plus tard, Louis XIV plaçait le duc
d’Anjou sur le trône, puis envahissait les Pays-Bas espagnols. La France
menaçait alors d’imposer son hégémonie sur l’ensemble du continent, comme
l’avait anticipé Sully un siècle auparavant, perspective inacceptable pour les
autres puissances européennes, qui réagirent dans la logique des choses.
La guerre était inévitable et ses enjeux importants. Une coalition
antifrançaise se constitua, qui réunissait l’Angleterre, la république des Pays-
Bas, l’Autriche ainsi que des puissances de second rang comme la Prusse, le
Hanovre et le Portugal. De son côté, la France s’octroyait le soutien de la
Bavière, de l’électorat de Cologne et des duchés de Mantoue et de Savoie (ce
dernier passera dans l’autre camp). A l’entame de la guerre, la France semblait
posséder une supériorité militaire irréversible sur ses adversaires. Contre toute
attente, elle allait buter sur un homme qui avait forgé son éducation militaire
auprès du grand Turenne et qui se retrouvait allié à un extraordinaire capitaine,
Eugène de Savoie, qui aurait dû logiquement servir aux côtés de la France. Si les
généraux chargés de conduire ces armées n’avaient eu aucune incidence sur les
décisions qui avaient conduit à la guerre, ils allaient en revanche avoir un gros
impact sur la manière dont cette dernière allait se dérouler.

La longue et difficile ascension de John Churchill

Marlborough fait partie de ces grands capitaines qui ne connurent la gloire


que tardivement et, de fait, rien de ce que Marlborough avait accompli avant
l’âge de cinquante ans ne lui aurait garanti une place aux premières loges de
l’histoire de la guerre, ni même peut-être dans celle de son pays. Son ascension
fut chaotique, et, surtout, elle fut tributaire des nombreux aléas de la politique
britannique et des hasards de la géopolitique tortueuse de l’Ancien Régime. Pour
autant, son heure de gloire tardive fut tout aussi immense qu’elle fut éphémère
et, après avoir atteint les sommets, Marlborough connut une fin de vie amère et
difficile.
Né le 26 mai 1650, John Churchill fut rapidement placé au service du roi
James (Jacques) II. Celui-ci le prit sous sa coupe et lui assura un soutien
indéfectible, qui lui permit de grimper les échelons au sein de l’armée
britannique. C’est en 1673 et 1674 qu’il se retrouva aux côtés de Turenne dans le
cadre de l’alliance entre l’Angleterre et la France. Présent aux batailles de
Sinsheim (16 juin 1674) et d’Entzheim (4 octobre 1674), il fut probablement
aussi – même si les avis divergent sur ce point, Winston Churchill en étant lui-
même persuadé – de la partie lors de la fameuse campagne hivernale qui
déboucha sur la bataille de Turckheim. Peut-être fut-il témoin de la mort de
Turenne à Sasbach. Quoi qu’il en soit, et bien que ce contact avec le plus
éminent soldat de la période fut court, il laissa une impression durable sur le
jeune colonel, qui de ce jour fut un inconditionnel de l’offensive et du
mouvement, un adepte de la ruse et de l’effet de surprise et qui, à son tour, ne
rechigna pas à employer la terreur pour contraindre un adversaire à se soumettre
à sa volonté. Dans son cas, ce sont les populations bavaroises qui en pâtiront
quelques années plus tard, tout comme celles du Palatinat en avaient pâti avec
son illustre prédécesseur. Marlborough, bien qu’attaché comme Turenne aux
principes moraux de la religion réformée, démontrait en campagne une
insensibilité envers les populations civiles qui, là encore, comme avec Turenne,
contrastait avec l’empathie, au moins partiellement intéressée, qu’il afficha avec
ses hommes et qui lui vaudra l’affectueux sobriquet de Corporal John.
De retour en Angleterre début 1675, Churchill fut impliqué dans la crise
politique, connue sous le nom de Glorious Revolution, qui aboutirait à l’éviction
de James II, dans un contexte de luttes religieuses au cours desquelles Churchill
choisit le camp protestant, quitte à trahir son mentor, dont le catholicisme et la
francophilie avaient poussé ses rivaux à faire appel à Guillaume, prince
d’Orange et époux de Mary, la propre fille de James. La naissance d’un héritier
mâle, James lui aussi, né le 10 juin 1688, avait modifié l’ordre de succession,
Mary se voyant reléguée derrière son jeune frère, ce qui avait incité les
opposants au roi à entrer en action. Grâce au corps expéditionnaire hollandais de
Guillaume d’Orange, ils renversèrent James dont le trône fut investi par
Guillaume et Mary, qui allaient régner conjointement jusqu’à la mort de celle-ci
en 1794. Malgré le soutien qu’il avait apporté aux usurpateurs, Marlborough se
retrouvait marginalisé, Guillaume n’ayant qu’une confiance relative en un
homme qui avait été le protégé du roi déchu et qui ensuite l’avait trahi. De cet
épisode, on retiendra un opportunisme certain de la part de Marlborough, certes
mal récompensé à court terme, peut-être aussi un attachement à sa religion. Sur
les motivations de l’intéressé, les historiens auront des opinions partagées.
Suite à la prise de pouvoir de Guillaume et Mary, Churchill se vit néanmoins
attribuer le titre de comte (Earl of Marlborough) et il obtint un commandement
en Irlande, où il fit étalage de son talent, tant sur le plan stratégique que
diplomatique et organisationnel. Nommé à la tête d’une coalition qui comprenait
des troupes néerlandaises et danoises, c’est là qu’il apprit comment gérer les ego
des uns et des autres et comment imposer ses propres idées sur la conduite des
opérations. En Irlande, James II, appuyé par la France, avait pris le contrôle de
pratiquement l’ensemble de l’île et il comptait poursuivre sa marche sur
l’Ecosse, où les Anglais avaient subi une défaite à Killiecrankie (27 juillet 1689).
James avait pour objectif de récupérer son trône et cette tentative donna lieu aux
révoltes jacobites (Jacob = James/Jacques), dont Louis XIV espérait tirer profit.
Par ailleurs, la victoire de la flotte française un an plus tard au cap de
Béveziers (10 juillet 1690) donna à Louis XIV le contrôle de la Manche et la
menace d’une invasion française devenait envisageable (le Roi-Soleil ne tentera
pas d’exploiter ce rare avantage contre les Anglais), menace d’autant plus grave
qu’avec leur implantation en Irlande, les Français risquaient de prendre les
Anglais en tenaille. Mais le lendemain même de la victoire James subit un revers
notoire contre les troupes de Guillaume à la bataille de la Boyne, ce qui redonna
espoir aux Britanniques. C’est à ce moment-là que Marlborough reprit le
flambeau des mains de Guillaume, occupé ailleurs. Pressé de toutes parts, le roi
d’Angleterre se retrouvait restreint dans l’effort qu’il pouvait consacrer à la
campagne irlandaise et Marlborough allait devoir combattre avec les moyens du
bord.
Appuyé par Guillaume en personne – malgré les réticences de son
entourage –, Marlborough, plutôt que de concentrer tous ses efforts sur
Londonderry, où une poche de protestants résistait aux troupes irlando-
françaises, adopta une stratégie indirecte, celle qui deviendrait sa marque de
fabrique. Cette stratégie consista à porter les efforts sur deux ports du sud, Cork
et Kinsale, par une action combinée entre la marine et l’armée de terre. En
Irlande, il démontra comment exploiter stratégiquement un succès tactique et
ainsi rétablit l’équilibre en faveur des Anglais. Immédiatement après sa victoire
irlandaise, Marlborough était dépêché en Flandre (1691), où il ne put rétablir une
situation déjà compromise, les armées françaises ayant pris la mesure de la
coalition anglo-austro-néerlandaise. Marlborough consolida à cette occasion sa
réputation, ce qui lui vaudrait d’être nommé à la tête des troupes alliées pour la
guerre de Succession d’Espagne. Entre-temps, il allait être écarté des affaires
durant dix longues années.
De fait, ses relations avec le roi s’étaient dégradées au point qu’il se voyait
accusé de comploter pour un retour de James au pouvoir et de collaborer avec
Paris. Il fut démis de toute fonction et même emprisonné quelques semaines en
1692. Seule la solide amitié entre sa femme, Sarah Jennings, et Anne, sœur de
Mary et future reine, maintint l’espoir qu’il puisse un jour réémerger sur le
devant de la scène. Tout allait brusquement changer avec la mort de Charles II
d’Espagne, qui coïncida avec la maladie de Guillaume, lequel mourut peu de
temps après, laissant le pouvoir à Anne. Avant même l’arrivée d’Anne sur le
trône d’Angleterre (mars 1702), Churchill fut chargé par Guillaume de mettre un
coup d’arrêt aux ambitions françaises et il reçut le commandement de la
coalition. Marlborough était né (la reine lui conféra le titre de duc de
Marlborough peu après son accession au trône).

Le chef-d’œuvre de Blenheim

Guillaume d’Orange, héritier des fameux Nassau et lui-même longtemps


porte-drapeau de cette école militaire hollandaise qui avait produit ou inspiré les
plus grands capitaines du XVIIe siècle, avait bien dû reconnaître en Marlborough,
malgré leurs différends personnels, les qualités d’un grand chef de guerre.
L’heure était grave et la moindre hésitation risquait de conduire à un fait
accompli irréversible de la part de Louis XIV. Le choix du commandement
suprême était donc primordial et, avec l’Angleterre et le reste de l’Europe le dos
au mur, c’est bien le nom de Marlborough qui avait émergé, les Hollandais ayant
par ailleurs opposé leur veto au candidat proposé par les Danois.
L’armée française était la meilleure armée du moment, du moins en Europe,
et probablement au monde si tant est que les comparaisons, sur le plan global à
cette époque, soient possibles (quelques années plus tard, le Perse Nader Shah
allait se doter d’une armée qui aurait probablement donné du fil à retordre aux
Européens). Nul doute que si l’Autriche avait choisi le commandant de la
coalition, Eugène de Savoie aurait été généralissime, choix qui aurait
probablement été tout aussi judicieux, bien qu’il eût entraîné d’autres
répercussions géopolitiques. C’est d’ailleurs Eugène qui avait entamé les
hostilités en infligeant une défaite aux armées françaises en Italie, dont l’effet fut
de porter la guerre vers le nord et d’inciter la Savoie à changer de camp.
Le prince Eugène de Savoie-Carignan, fils d’Olympe Mancini, nièce de
Mazarin, et du comte de Soissons (et prince de Savoie), avait été élevé en France
près de la cour royale. Ses ambitions militaires avaient été anéanties par
Louis XIV en personne, convaincu que le jeune homme n’avait pas les qualités
pour faire un simple officier. Singulière erreur de jugement à propos de celui qui
deviendra l’un des plus grands capitaines du XVIIIe siècle ! Et singulière erreur
stratégique à retardement : avec Eugène côté français, la guerre aurait
certainement pris une autre tournure. C’est vers l’Autriche qu’Eugène se
dirigera, avec elle qu’il s’illustrera au point de devenir généralissime de ses
armées. On peut imaginer qu’il prit un malin plaisir à combattre l’homme qui
l’avait ainsi dédaigneusement balayé d’un revers de la main.
Du reste, avec Catinat, Boufflers, Tallard, Villeroy, Villars, Berwick (un
neveu de Marlborough !) et Vendôme, le commandement des armées du Roi-
Soleil ne déméritait pas. Certes, ces hommes n’étaient pas de la trempe de Condé
et Turenne, mais ils avaient été formés à bonne école et face à d’autres que
Marlborough et Eugène ils auraient probablement rencontré davantage de
réussite. En dépit de la domination exercée sur eux par l’adversaire, ils
parvinrent malgré tout à limiter les effets de leurs défaites, qualité rarement mise
en avant mais qui n’en constitue pas moins l’un des fondements essentiels de
l’art de la guerre – comme allait fameusement l’illustrer le général Koutouzov
après la défaite russe de la Moscova (Borodino) en 1812. Mais c’est un fait : qui,
hormis quelques spécialistes de la période, connaît le nom de ces généraux qui,
pourtant, étaient à la tête de la grande armée de Louis XIV ? Le Roi-Soleil,
malgré toutes ses qualités, y compris son intelligence stratégique et sa
connaissance des choses de la guerre, n’était peut-être pas le meilleur dénicheur
de talents dans ce domaine, et ce n’est pas le prince Eugène qui aurait dit le
contraire. On peut supputer aussi que Louis XIV ne désirait peut-être pas que ses
généraux se couvrent de gloire… En France, les hommes de pouvoir étaient à
Paris, sous le regard du roi, et la supériorité des armées françaises était telle, ou
du moins semblait-elle l’être, qu’on plaçait à la tête des troupes des hommes
plutôt enclins à un certain conservatisme en termes stratégiques. Au ministère de
la Guerre, après les brillantes années de Le Tellier et de son fils Louvois, leurs
successeurs, dont Barbezieux, le propre fils de Louvois, et surtout Chamillart,
ministre à l’époque des faits, n’étaient pas à la hauteur de la situation. Michel
Chamillart, « ni politique, ni guerrier, ni même homme de finance, et jouant
cependant le rôle d’un Premier ministre6 » (Voltaire), fut aux affaires
stratégiques durant toute la guerre de Succession d’Espagne. Considéré comme
l’un des responsables de la débâcle, tout particulièrement dans ses choix de
généraux, il sera démis de ses fonctions en 1709. La guerre est ainsi faîte que
face à un grand capitaine, un commandement moyen, sans être médiocre, est
presque toujours synonyme de défaite, même lorsqu’il dispose d’un rapport de
forces favorable.
Marlborough, doté d’une sensibilité politique particulièrement aiguë, avait
parfaitement senti que son adversaire n’était pas prêt à prendre les mêmes
risques que lui et qu’il se montrerait hésitant à réagir à des mouvements
auxquels il n’était pas préparé mentalement. Ce constat, qui allait se révéler juste
durant pratiquement toute la guerre, lui fournit un avantage psychologique, et
stratégique, qui allait être décisif. Marlborough bâtit toute sa stratégie sur cette
analyse et il s’octroya ainsi un tel avantage qu’il put appliquer la même stratégie
à quatre reprises, avec autant de victoires. Seuls ses propres alliés, rétifs à cette
approche qui dérogeait aux normes de l’époque, pouvaient ralentir son élan, ce
qu’ils ne manquèrent pas de faire, et Marlborough n’hésita pas à tromper les
membres de la coalition sur ses réelles intentions.
Tout auréolé de ses succès contre les armées ottomanes, notamment
l’immense victoire de Zenta (1697) qui avait libéré la Hongrie du joug turc, le
prince Eugène apportait à la coalition une expérience qui se complétait
parfaitement avec l’approche audacieuse et sans inhibition de Marlborough. Du
fait de son statut et de sa grande réputation, Eugène aurait pu prendre ombrage à
se retrouver sous les ordres d’un autre. Il n’en fut rien et, malgré le caractère
notoirement difficile du prince Eugène, les deux hommes se comprenaient
parfaitement. Coehoorn, le « Vauban hollandais », était en quelque sorte le
troisième homme, qui apportait de son côté les connaissances d’un ingénieur de
tout premier plan.
1703 avait été une bonne année pour les armées françaises et leurs alliés et,
en 1704, Vienne menaçait de tomber entre les mains de Louis XIV. Tel un fruit
mûr, la capitale du Saint Empire semblait sur le point d’être cueillie par la
coalition franco-bavaroise. Seul un contentieux entre le maréchal Villars et
l’électeur de Bavière avait jeté un grain de sable dans la machine. Mais ce grain
de sable allait vite enrayer les mécanismes de cette armée, d’une part en
retardant la marche vers Vienne, alors extrêmement vulnérable et, d’autre part,
en contraignant Louis XIV à rappeler Villars, pourtant bon général, pour mettre à
sa place Marsin, beaucoup moins incisif. Or la chute de Vienne aurait été
catastrophique pour la Grande Alliance et un tel événement aurait probablement
marqué un tournant décisif dans l’histoire politique européenne, avec une France
désormais en position d’imposer son hégémonie sur le continent – soit le rêve
que caresserait Napoléon un peu plus tard.
Tout, au début de l’année 1704, portait à croire qu’un tel scénario était
inévitable et que rien ne pouvait altérer un rapport de forces largement
défavorable à la Grande Alliance qui, selon toutes les normes en vigueur, était
contrainte à n’adopter que la seule posture défensive. Pourtant, à Londres, un
homme avait une tout autre vision des choses. Attelé au dossier viennois dès le
mois de novembre 1703, Marlborough dévoila son plan secret à son entourage
fin avril. « Mes intentions, écrivit-il dans un message daté du 29 avril à son ami
Godolphin, le ministre des Finances (Lord Treasurer), sont de marcher avec
l’ensemble des troupes anglaises vers Coblence et de déclarer que je vais faire
campagne sur la Moselle. Mais, une fois sur place, j’écrirai aux Néerlandais pour
leur dire que je pense absolument nécessaire pour la survie de l’Empire de
marcher avec les troupes sous mon commandement et de rejoindre les troupes en
Allemagne afin de prendre des mesures avec le prince de Baden pour rapidement
défaire l’électeur de Bavière7. »
Deux jours plus tard, dans une autre lettre à Godolphin, Marlborough
mentionnait son intention de « marcher sur le Danube », malgré les nombreux
risques encourus par une telle entreprise. De fait, outre les problèmes – non
négligeables – liés à l’approvisionnement, Marlborough s’exposait à se faire
prendre en tenaille par deux armées ennemies lors de son avancée le long du
Rhin, puis de se retrouver isolé sans autre soutien que sa propre armée entre
Coblence et Stollhofen. En tout, il lui fallait parcourir 400 kilomètres, à la
moyenne de 15 kilomètres seulement par jour. Sa mobilisation (au départ, le
19 mai, 21 000 hommes) vulnérabilisait le contingent néerlandais resté en
Hollande mais Villeroy, qui, comme tout le monde, s’attendait à une manœuvre
sur la Moselle plutôt qu’à une marche inconsidérée sur le Danube, avait choisi
de temporiser plutôt que de passer à l’offensive. Feignant une offensive sur
Strasbourg qui poussa Villeroy et Marsin à se préparer à défendre la place,
Marlborough poursuivit sa route sans encombre, récupérant sur son chemin de
nouveaux renforts, danois notamment, qui lui permirent de combler
progressivement son lourd handicap en effectifs.
Il franchit le Main puis le Neckar début juin 1704, où il rencontra pour la
première fois le prince Eugène. Ce n’est que le 6 que Marlborough informa le
haut commandement néerlandais de ses intentions réelles. Les marches
organisées le matin seulement permettaient aux hommes et aux chevaux de se
reposer durant de longues heures, ce qui renforça le moral des troupes, permit
aux armées d’arriver intactes ou presque (un millier d’hommes étaient quand
même tombés malades) sur le théâtre de la grande bataille et, de ce fait,
contribua sensiblement à la popularité de Marlborough auprès de ses soldats.
Moins bien traitées, les troupes françaises et alliées subirent au contraire des
pertes significatives durant les marches forcées, d’autant que des pluies
diluviennes avaient accru les difficultés et qu’une épidémie avait durement
frappé les troupes.
En conséquence, les Français se déplaçaient moitié moins vite que leur
adversaire. Le prince Eugène ayant été chargé de surveiller et de ralentir les
armées de Tallard et Villeroy, il revenait à Marlborough de neutraliser l’électeur
de Bavière, Maximilien-Emmanuel. Après s’être emparé de la ville de
Donauwörth le 2 juillet, non sans y avoir subi des pertes relativement
importantes, Marlborough choisit de recourir à la technique de terreur qu’il avait
vu Turenne employer avec succès. Ainsi, ses troupes dévastèrent sans vergogne
la campagne bavaroise, ne laissant derrière elles qu’un champ de ruines et de
désolation. Cependant, cette stratégie visant à faire plier l’électeur se révéla, sur
ce point-là du moins, sans effet, et le sort des civils ne suscita pas chez leur
souverain la réaction escomptée par Marlborough. Mais cette stratégie, comme
chez Turenne, avait également pour but de déposséder l’adversaire des
ressources susceptibles de soutenir son effort de guerre à plus ou moins long
terme. A ce stade, Marlborough recherchait la bataille décisive contre un
adversaire ayant réuni suffisamment de troupes pour que sa défaite soit
irrémédiable, sans pour autant avoir toute sa force de frappe à sa disposition.
C’est pour cela que Marlborough avait tout fait pour attirer une partie de l’armée
ennemie sur le Danube et qu’au même moment il avait induit son adversaire à
commettre une portion de ses troupes ailleurs. De fait, le 12 août, Maximilien,
Marsin et Tallard convergeaient alors que Villeroy était encore à quelque
distance. Les Français et Bavarois attendaient ce dernier pour lancer l’offensive.
Marlborough désirait impérativement frapper avant le rassemblement de toutes
les armées ennemies. En conséquence, c’est à lui que revint l’initiative, alors
qu’en face on cherchait à temporiser jusqu’à ce que les conditions soient plus
favorables.
Le 13 au matin, Marlborough décida d’attaquer, bien que cette décision
l’obligeât à entamer les hostilités depuis une position défavorable. En effet, les
deux adversaires se retrouvaient face à face sur la rive nord du Danube, mais un
autre cours d’eau, le Nebel, séparait les deux armées (avec Marlborough au nord,
les Français et les Bavarois étant entre le Danube et le Nebel). Bien qu’étroit, le
Nebel imposait un franchissement pour celui qui choisissait d’attaquer, ce qui
donnait l’avantage à la défensive, donc aux Français et aux Bavarois qui, au vu
des circonstances, anticipaient un retrait de Marlborough. Avec l’arrivée
imminente de Villeroy, l’affaire semblait en bonne voie et le haut
commandement français attendit sereinement le moment, proche, où il pourrait
déclencher l’offensive décisive sur un ennemi qui serait alors en nette infériorité
numérique.
A ce stade, sans Villeroy donc, les deux armées étaient sensiblement d’un
poids égal, chacune disposant d’un peu plus de 50 000 hommes. La coalition
franco-bavaroise bénéficiait de 3 000 ou 4 000 soldats supplémentaires,
Marlborough disposait de son côté de plus de cavaliers. Marlborough comptait
sur l’effet de surprise qui, escomptait-il, lui permettrait de maintenir l’initiative
durant toute la durée de l’engagement. Dans la nuit du 12 au 13 août, à 2 heures
du matin, il fit marcher ses troupes dans l’obscurité. A 7 heures, Tallard écrivit
dans son message au roi de France que l’ennemi s’était préparé dans la nuit à
retraiter, selon lui, vers la ville de Nördlingen, ce qui laissait présager de grandes
difficultés pour son adversaire dans une région dévastée et hostile.
Ce n’est que vers 8 heures, alors que Marlborough et Eugène étaient en train
de positionner leurs troupes en ordre de bataille, que Tallard commença,
progressivement, à prendre conscience de l’imminence de l’affrontement. Pris au
dépourvu, il organisa ses troupes comme il put et plaça sa cavalerie sur les deux
ailes de son infanterie, autour du village de Blenheim. A sa gauche, mais plus
loin, entre les villages d’Oberglau et Lutzingen, Marsin et Maximilien faisaient
de même, mais Tallard, faute de temps, ne put consolider l’espace entre son
armée et celles des deux autres commandants. En conséquence, et malgré les
efforts de Tallard pour renforcer le maillon faible à l’aide de cavaliers, il y avait
là une faiblesse dans son dispositif que Marlborough espérait bien exploiter,
sachant que la fracture de l’ennemi en deux entités apporterait une victoire quasi
certaine. Face à cette éventualité dramatique, Tallard répondit, vers 10 heures,
par un barrage d’artillerie, les Français disposant dans ce domaine d’un léger
avantage (90 bouches à feu contre 66 pour les alliés). Depuis la perspective de
Marlborough, celui-ci se trouvait à droite, face à Tallard, alors qu’Eugène était à
gauche, face à Marsin et à l’électeur de Bavière. Entre les deux, le centre était
tenu par le prince Holstein-Beck, qui se trouvait en face du village d’Oberglau.
Le plan de Marlborough consistait, d’abord, à ce qu’Eugène neutralise
Maximilien et Marsin, après quoi lui-même se jetterait avec le gros de ses forces
sur Tallard, qui constituait le centre de gravité stratégique de l’armée française.
Retardé par un terrain difficile, Eugène ne fut en mesure de lancer son offensive
que vers midi, ce qui avait laissé un certain temps à Tallard pour s’organiser.
Vers 14 heures, une charge de cavalerie française frappa durement le centre allié,
ce qui obligea Marlborough à demander assistance à Eugène. Néanmoins, alors
que Tallard était parti converser avec Marsin, son subordonné avait lancé une
offensive qui provoqua de grosses pertes. Plus tard dans l’après-midi, ces pertes
pèseraient lourd dans la balance. Désormais, les troupes de Marlborough étaient
parvenues à s’implanter solidement de l’autre côté du Nebel, créant là une
importante tête de pont tactique. Eugène s’acquitta parfaitement de sa mission et,
malgré les appels à l’aide de Tallard, ni Marsin ni Maximilien n’étaient en
mesure de lui envoyer des renforts. Rejetés du village de Lutzingen, les Bavarois
furent progressivement anéantis et les deux armées françaises totalement
déconnectées l’une de l’autre. Bien qu’Holstein-Beck ait été mortellement
blessé, le centre allié tenait bon et les options de Tallard s’évanouirent. Vers
17 h 30, après que Tallard eut jeté toutes ses forces sur Oberglau, la bataille
tourna en faveur des alliés sur tous les fronts et, en l’espace de quelques minutes,
l’armée française se disloqua. Des milliers d’hommes et de chevaux se
retrouvèrent dans les eaux du Danube, avec force noyades ; les troupes de
Marsin et de Maximilien étaient dispersées dans la nature, et 15 000 hommes,
dont Tallard, furent faits prisonniers, pour la plupart après avoir été encerclés
dans Blenheim. Ici et là, quelques troupes éparses résistèrent jusque tard dans la
nuit. Le régiment de Navarre était le dernier à tomber vers 21 heures, après
avoir, dans un geste symbolique, brûlé ses couleurs. Dans la soirée, Marlborough
écrivit à sa femme d’informer la reine que « son armée peut s’enorgueillir
d’avoir obtenu une glorieuse victoire ». De son côté, Louis XIV ironisera sur les
armées défaites mais jamais capturées…
Malgré tout, Tallard avait bien résisté, mais l’audace de Marlborough, son
intelligence et sa ruse, et, une fois les troupes engagées, sa maîtrise tactique
avaient eu raison d’une armée qui, au départ, avait de meilleures cartes en
main. A Blenheim, ce fut le génie stratégique d’un individu qui provoqua et puis
força la décision. En amont, Marlborough avait parfaitement préparé et
conditionné ses armées et il avait habilement su imposer ses idées, par la
diplomatie, par la force de persuasion et par le mensonge. Il eut la chance, aussi,
d’avoir eu comme partenaire un autre immense capitaine, même si ce fut bien lui
le principal architecte de cette victoire.

Ramillies, Audenarde et Malplaquet

Blenheim fut une bataille réellement décisive. Elle ne mit pas un terme
immédiat à la guerre mais elle porta un coup d’arrêt à la longue série de succès
des armées françaises, elle permit aux alliés de sauver Vienne et elle fut le point
de départ d’une série de grandes victoires orchestrées par Marlborough, avec le
prince Eugène. A Ramillies, le 23 mai 1706, c’est Villeroy qui se vit infliger une
défaite avec un Marlborough, qui « était dans tous les endroits où sa présence
était nécessaire », selon un témoin, le capitaine Robert Parker. Désarçonné, puis
à un cheveu de se voir capturé, Marlborough parvint à déséquilibrer l’armée
adverse par une série de décisions tactiques qui lui permirent de bien coordonner
ses troupes de manière à exploiter les faiblesses de l’ennemi, dont les troupes se
fatiguèrent avant les siennes durant un combat qui fut difficile pour les deux
camps. Puis ce fut au tour du très capable Vendôme, à Audenarde, le 11 juillet
1708, où, une fois encore, Marlborough prit le risque de s’attaquer à une force
supérieure. Néanmoins, comme auparavant, Marlborough parvint à maintenir
l’initiative par rapport à son adversaire, obligé de réagir aux offensives des
alliés. Malgré la victoire, Marlborough ne put exploiter celle-ci comme il l’aurait
voulu : avec la tombée de la nuit, ses troupes se tirèrent dessus par accident et
Marlborough ordonna le cessez-le-feu, ce qui permit aux troupes ennemies, alors
pratiquement encerclées, de s’enfuir à travers l’espace laissé vacant.
La dernière victoire de Marlborough, celle de Malplaquet, le 11 septembre
1709, face à Villars cette fois, fut une victoire à la Pyrrhus qui se révéla
extrêmement coûteuse dans un contexte politique et intellectuel où un tel coût
était considéré comme irrecevable, les succès militaires étant jugés à l’aune de
leur parcimonie. Lors de cette journée particulièrement meurtrière, les alliés
perdaient 25 000 hommes, soit probablement plus du double des pertes subies
par les Français qui, en quittant le théâtre, avaient néanmoins offert la victoire à
Marlborough, bien que celui-ci fût incapable d’exploiter cet avantage relatif qui,
de toute manière, était anéanti par son coût comparatif. De fait, Malplaquet
marqua un tournant, Louis XIV parvenant à partir de là à rétablir quelque peu
l’équilibre. Cette bataille entre deux « ordres minces » d’infanterie, où la
cavalerie s’était vue totalement marginalisée, et qui aboutit à une boucherie sans
pour autant que l’affrontement se révélât décisif, allait générer un intense débat
stratégique sur les mérites respectifs de l’ordre mince et de l’ordre profond, des
tactiques privilégiant le feu ou le choc. Ce débat se poursuivra tout au long du
XVIIIe siècle jusqu’à la Révolution. Peut-être est-ce là que s’opéra le glissement
qui, progressivement, et par à-coups, verra la guerre d’usure portée par de
longues campagnes qui s’étendent sur plusieurs mois se substituer à la bataille
décisive où tout se joue sur un choc de quelques heures. D’une certaine façon,
Malplaquet dessina les limites de la stratégie de Marlborough qui, jusque-là,
n’avait connu que des succès, mais elle annonça aussi l’avènement des nouvelles
combinaisons tactiques que Marlborough avait inventées. Après Malplaquet, ses
victoires seront d’une portée moindre et l’année 1711, ponctuée de plusieurs
succès dans le nord de la France, marque le crépuscule de sa fulgurante aventure,
Londres, fatiguée par la guerre, ayant choisi de rappeler ses troupes.
Ainsi prit fin la carrière de Marlborough et peu de temps après celle de la
guerre de Succession d’Espagne. En Angleterre, le nouvel environnement
politique lui était désormais défavorable, d’autant que sa femme s’était brouillée
avec la reine. Il passa ses dernières années dans une retraite confortable mais
morose, avec une santé déclinante, et il assista non sans nostalgie à la
construction du superbe château de Blenheim, cadeau du Parlement en
récompense de la victoire à laquelle son nom est désormais irrévocablement
associé. Il mourut le 16 juin 1722.
Suite à son rappel en Angleterre, les alliés n’avaient pu poursuivre la série de
succès et la victoire de Villars à Denain le 24 juillet 1712 permit à Louis XIV de
redorer quelque peu son blason et, surtout, de négocier une meilleure paix qu’il
n’aurait pu le faire avant Malplaquet, lorsque l’adversaire était à son zénith. Si
après les accords de paix d’Utrecht (1713) la France reste la grande puissance
continentale européenne, elle assiste à la fin de son rêve hégémonique.
Louis XIV, irrésistible jusqu’à l’arrivée de Marlborough sur le théâtre, voit son
règne quelque peu terni par cette série d’échecs militaires. Entre Turenne et
Napoléon, la France du Grand Siècle aura été en fin de compte la seule parmi les
grandes puissances européennes à n’avoir pas produit de grand capitaine à la
mesure de Marlborough et du prince Eugène ou de Frédéric et Souvorov.
L’Angleterre, qui après la réunification avec l’Ecosse le 1er mai 1707 devient la
Grande-Bretagne, est désormais la première puissance militaire d’Europe et
bientôt du monde, alors que quelques années auparavant elle entrevoyait
l’invasion de son territoire par les armées françaises. A l’origine de cette rupture
aux lourdes conséquences, un homme : Marlborough. David Chandler dira
sobrement à son propos que « l’Angleterre n’a jamais produit de plus grand
soldat ». En France, son nom restera ancré dans la culture populaire avec la
célèbre comptine du XVIIIe siècle :

Malbrough s’en va-t-en guerre, mironton, mironton, mirontaine
Malbrough s’en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra…

De tous les grands capitaines de l’histoire, Marlborough fut sans aucun doute
l’un des plus complets : excellent stratège et fin diplomate, maître tacticien,
administrateur et logicien méticuleux, incomparable meneur d’hommes, il
excellait dans tous les domaines de la guerre. Il avait une intelligence
particulièrement aiguë pour la grande stratégie et ne perdit jamais ses objectifs
de vue. Mais son génie tint surtout dans l’audace qu’il déploya pour mettre en
œuvre une stratégie offensive dans un environnement politique et culturel
résolument tourné vers la défensive. Son intelligence tactique lui permit de
s’octroyer un avantage stratégique vis-à-vis d’un adversaire qui, au départ,
disposait d’un meilleur appareil militaire que le sien et dont l’unité centralisée
aurait dû lui assurer la victoire. Il n’en fut rien évidemment, et l’arrivée en piste
de ce quinquagénaire plein d’audace et non moins agressif modifia les rapports
de forces entre les grandes puissances européennes, à l’époque où la puissance
de l’Europe allait mettre le reste du monde à genoux. Mais avant que
l’Angleterre ne déploie ses ailes au Proche-Orient, en Inde ou en Asie centrale,
un autre guerrier extraordinaire allait faire parler la poudre, Nader Shah, ultime
incarnation des grands conquérants produits au fil des siècles par le pays qui fut
le berceau des grands empires : la Perse.
Chapitre 10

Nader Shah, l’autre Napoléon


1688 ou 16981-1742

Nader Shah est rarement mentionné par les historiens militaires et son
extraordinaire aventure reste méconnue en Occident2. Pourtant, celui qu’on
qualifie parfois de « Napoléon de la Perse » fut un remarquable général, dans la
lignée des grands conquérants turcs et mongols, dont il fut l’ultime expression,
avant que l’ensemble du continent ne soit définitivement surclassé par les
Occidentaux. L’évolution de la guerre, qui vit progressivement les troupes
européennes asseoir leur supériorité sur toutes les autres armées dès la fin du
XVIIIe siècle, est pour beaucoup dans cet oubli. De fait, nous entretenons jusqu’à
ce jour une vision anachronique de la guerre qui projette un phénomène datant
principalement du XIXe siècle vers une époque antérieure, où l’Europe était
encore dans une phase de transition. La défaite de la puissante Suède face aux
armées russes à Poltava (1709) illustre le fait qu’au début du XVIIIe siècle, dans
une confrontation classique, une armée rustique pouvait encore prendre le dessus
sur une armée moderne. Or la supériorité des armées européennes, due à
l’évolution des appareils d’Etat, de l’organisation des armées, des stratégies et de
la technologie militaire, ne s’accomplit que lentement, à une époque où Orient et
Occident étaient rarement en conflit et où seuls les Ottomans, parfois les Russes,
étaient exposés aux techniques de combat des Européens d’un côté, des Perses,
des Turcs et des Afghans de l’autre.
Au XVIIIe siècle, l’évolution des armées impériales orientales – ottomanes,
séfévides, mogholes – avait suivi une courbe sensiblement différente de celle
dessinée par les armées occidentales qui, comme nous l’avons vu, étaient en
pleine révolution tactique. En Orient, les troupes impériales turques, indiennes et
perses avaient pleinement intégré l’usage de la poudre, mais là où, en Europe, le
feu était essentiellement une extension du tir du fantassin (arc et arbalète), les
armées orientales gardaient le modèle du cavalier-archer mobile, tirant au galop
sur sa monture. Les armées orientales se déplaçaient sur des distances infiniment
plus grandes que les armées occidentales, en conséquence de quoi elles
développèrent des armes à feu légères, y compris dans le domaine de l’artillerie,
pouvant être transportées aisément et, le cas échéant, utilisées sans même
descendre de cheval.
Les armées occidentales étaient foncièrement des armées de choc, les armées
orientales, hormis l’armée indienne, étaient plus souvent axées sur le
mouvement. L’évolution de la technologie militaire n’avait fait que renforcer les
orientations stratégiques et tactiques d’appareils militaires qui restaient ancrés
dans leurs cultures de guerre respectives. De même que Marlborough avait su
exploiter à son profit la nouvelle donne technologique, Nader Shah allait
modifier l’organisation de ses armées au point de se doter d’une supériorité
tactique sur ses rivaux, dont les effets allaient se démultiplier exponentiellement
grâce à son intelligence stratégique et à ses talents de capitaine. Contrairement à
la tradition turco-mongole dont la culture stratégique tablait sur un effet
d’accumulation de succès militaires petits et grands, Nader Shah recherchait la
grande bataille décisive susceptible d’anéantir l’ennemi de manière définitive.
En ce sens, il s’inscrivait plutôt dans la tradition européenne. Comme
personnalité et comme chef d’Etat, en revanche, il assuma pleinement sa filiation
turco-persane, avec ce savant dosage de générosité et de cruauté, de raison et de
passion, de raffinement et de barbarie. Immense chef de guerre, il ne fut qu’un
médiocre chef d’Etat, en conséquence de quoi ses exploits extraordinaires sur le
terrain de la guerre furent totalement dilués par un appareil d’Etat incapable de
les exploiter au-delà de l’immédiat.
Si l’Occident sut produire au cours des siècles une variété de grands
capitaines affichant des traits singuliers distinguant chaque individualité, l’Asie,
au contraire, semble avoir créé un moule à partir duquel émergea au cours des
siècles un type particulier de général-conquérant dont les traits essentiels se
retrouvent quasiment à l’identique d’un individu à un autre, depuis Attila jusqu’à
Nader Shah, premier et dernier grands représentants, respectivement, du rameau
militaire turco-mongol qui, durant plus d’un millénaire, fit trembler tout un
continent.
Comme Gengis, Tamerlan et Babur avant lui, Nader Shah partit de rien puis
conquit peu à peu le pouvoir qui lui permit ensuite de se doter des moyens de
renverser à son profit l’équilibre géostratégique d’une vaste région. Sa trajectoire
fut à l’opposé de celle des grands capitaines européens qui furent ses
contemporains, tous issus de l’aristocratie de l’Ancien Régime et dont les
victoires militaires furent modestes sur le plan territorial mais souvent décisives
quant à leurs conséquences géopolitiques. Au contraire, les conquêtes de Nader
Shah furent tout aussi époustouflantes sur le moment qu’elles furent sans
conséquences à moyen et long terme. Nader Shah fait partie des conquérants de
l’éphémère et il se montra incapable de construire des structures politiques à la
mesure de ses conquêtes. Après sa disparition, son empire dépérit aussi vite que
ceux d’Alexandre ou de Tamerlan. Napoléon, qui le qualifiait de « grand
guerrier », le décrivit en ces termes au roi de Perse : « Il sut conquérir un grand
pouvoir ; il se rendit terrible aux séditieux et redoutable à ses voisins, il triompha
de ses ennemis et régna avec gloire ; mais il n’eut pas cette sagesse qui pense au
présent et à l’avenir ; sa postérité ne lui a pas succédé3. »
A un moment où l’Europe westphalienne consolidait son régime d’Etats-
nations gouverné par un système d’équilibre des puissances relativement stable,
le reste de la masse eurasiatique restait en proie aux rivalités impériales.
L’Empire ottoman, repoussé à Vienne en 1683, puis à Zenta (Serbie) en 1697 par
les troupes du prince Eugène, était menacé par les ambitions russes de Pierre le
Grand. Ce dernier avait brutalement mis un terme aux ambitions suédoises sur la
Baltique et pouvait désormais se concentrer sur ses propres objectifs impériaux,
au sud cette fois, vers la mer Noire et la Caspienne, aux marches donc des
Empires ottomans et perses, aux dépens desquels la Russie assurait son
expansion territoriale.
L’Empire séfévide, qui se réclamait des grands Empires perses du passé,
ceux des Achéménides dans l’Antiquité et puis des Sassanides, s’écroula quant à
lui brutalement en 1722 à la suite du violent conflit qui l’avait opposé aux
minorités afghanes, dans un contexte de rivalités religieuses entre chiites et
sunnites, l’intransigeance chiite des Séfévides ayant fini par pousser les
minorités sunnites à se révolter. Mal dirigée, l’armée perse était battue par les
Afghans le 8 mars 1722 à la bataille de Gulnabad, au cours de laquelle les
rebelles utilisèrent des petits canons à pivot, les zamburaks, spécialement conçus
pour être montés sur des dromadaires (le canon était généralement installé sur la
bosse de l’animal, qu’on immobilisait en le mettant à genoux, les deux pattes
attachées pour éviter une fausse manœuvre), armes que Nader Shah exploitera
avec de grands effets par la suite et qui, tactiquement, préfigurent en quelque
sorte nos chars d’artillerie de type AMX-13 ou AMX-30. La chute brutale des
Séfévides, qui avaient entretenu, durant près d’un siècle, la paix avec les
Ottomans, suite à une série de durs conflits, libérait ces derniers de leurs
obligations, ouvrant alors leur appétit à un moment où ils voyaient leurs
territoires rognés par divers prédateurs. Mahmoud, le nouveau maître de la
Perse, était incapable de stabiliser la zone. C’est dans ce contexte chaotique
qu’allait émerger Nader Shah, futur et improbable sauveur de la Perse.

Origines et ascension

Les origines et la poussée initiale de Nader Shah nous sont familières dans la
mesure où elles se conforment à la tradition des conquérants des steppes. Né en
1688 ou 1698 – les historiens divergent sur ce point – à Dastguerd, Nader Shah
est issu d’une famille modeste du Khorasan, cette région aux marches de l’Iran,
à la frontière de la Transoxiane (à cheval sur l’Iran, l’Afghanistan, le
Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan actuels), sujette durant des siècles
aux convoitises des conquérants turcs et mongols. Sa famille est turcophone,
imprégnée comme il se doit de culture persane mais attachée aux valeurs bien
connues des peuples nomades de la haute Asie. Son père est berger et tanneur.
Lorsque ce dernier meurt prématurément, il laisse sa veuve et ses deux garçons
dans un état de grande précarité, ce qui contribuera à forger le caractère de
Nader. Celui-ci, comme tous les enfants de la steppe, grandit sur un cheval et
pratique la chasse et le tir à l’arc. Fait prisonnier par des Ouzbeks, il s’échappe
pour rejoindre une bande de marginaux qui vivent de rapines et qui servent un
seigneur local lors de coups de main. Cette improbable école de la guerre lui
permet de poser les premiers fondements de son éducation militaire.
C’est dans ce contexte que le jeune homme affiche un talent inné pour le
commandement et le combat organisé. Il grimpe lentement les échelons,
éliminant à chaque palier celui qui l’y a fait grimper, élargissant à l’occasion de
chacune des étapes de son ascension son réseau de partisans et le nombre de
troupes attachées à son service. D’abord installé avec sa petite armée de brigands
dans une forteresse aux marches de l’actuel Turkménistan, il se voit ensuite
chargé de la défense du Khorasan par l’homme fort de la région, Malek
Mahmoud, un Perse qui rêve de reprendre l’Iran des mains des Afghans. Mais
Nader sent que l’autre prétendant à la (re)conquête de l’Iran, et à ce titre rival de
Malek Mahmoud, Tahmasp II, roi Séfévide exilé au Mazandaran, qui rêve lui
aussi de débouter les Afghans et de reprendre son bien, est un meilleur cheval.
Ainsi, à la tête d’une armée mandatée par Tahmasp, il se retourne sans vergogne
contre son ancien protecteur, l’obligeant à fuir, avant de s’en débarrasser
physiquement. En récompense, il est propulsé gouverneur du Khorasan et de
trois autres provinces. Plus tard, il rééditera son coup face à Tahmasp, qui aurait
dû se méfier. Nous sommes en 1727. Nader a alors vingt-neuf ans, peut-être
trente-neuf. En tout état de cause, il est dans la force de l’âge.
Nader est désormais à la tête des armées de Tahmasp, qui désire récupérer le
trône perdu par son père. Il dispose dorénavant d’un appareil militaire bien plus
important que l’armée de brigands avec laquelle il avait effectué ses débuts.
Néanmoins, ces années de combats sans grands moyens auront aiguisé son sens
tactique, son sens des rapports de forces et sa connaissance des hommes. Entre-
temps, il a compris une chose fondamentale : que les armes à feu ont un potentiel
dont personne, du moins dans son univers, n’a encore su vraiment tirer parti.

Une autre révolution militaire

L’introduction des armes à feu dans les armées orientales avait eu un effet
similaire à celui qu’on avait pu observer en Occident, à savoir une grande
méfiance tant sur les capacités intrinsèques qu’en matière d’impact sur les
valeurs guerrières ancestrales. En Orient, l’art de la guerre gravitait depuis des
lustres autour de l’arc à double courbure, symbole suprême de la geste militaire
de la haute Asie, dont l’efficacité jamais démentie avait permis aux Huns et aux
Magyars, aux Mongols et aux Turcs de se tailler des empires. Même en Europe,
où l’arc fut de tout temps une arme d’appoint, les armées avaient mis plusieurs
siècles avant de ranger les leurs (en l’occurrence des arcs droits) au profit
d’arbalètes, d’arquebuses, de mousquets et enfin de fusils. Bizarrement, le
redoutable arc à double courbure, de loin l’arme la plus létale du Moyen Age,
n’avait jamais passé la frontière entre Orient et Occident, alors que tant d’autres
productions asiatiques, telles que l’étrier ou la poudre, avaient été adoptées –
initialement avec plus ou moins d’enthousiasme – par les armées occidentales.
En Asie, où les guerriers faisaient un usage secondaire des armes de base des
troupes occidentales, l’épée et la pique, on était largement resté attaché aux
tactiques, aux techniques et aux stratégies qui avaient produit d’innombrables
succès par le passé. L’Europe, en fin de compte, n’avait réellement commencé à
évoluer militairement qu’avec l’émergence d’entités politiques ambitionnant
l’hégémonie continentale, et avec le réordonnancement de l’équilibre des
puissances qui en résulta à partir du XVIe siècle. Ensuite, à la révolution militaire
des XVIe-XVIIe siècles s’était substituée au XVIIIe siècle une culture stratégique
adaptée à la préservation du statu quo géopolitique, et des troupes.
L’Asie avait subi à partir du XVe siècle une évolution géostratégique
singulièrement distincte de celle-ci avec la consolidation des grands empires
axés sur les trois grandes aires culturelles de la zone, l’Inde, la Chine, la Perse,
avec deux autres puissants empires au nord et à l’ouest, les Turcs ottomans et les
Russes. La disparition de Tamerlan en 1405 avait clos la longue et tumultueuse
période des empires nomades à vocation hégémonique. La Chine des Ming, qui
avait, à peu près à cette époque, lancé ses monumentales expéditions maritimes
autour du globe, s’était brusquement renfermée dans l’isolationnisme le plus
total en 1433, décision qui changea le destin du monde. En 1644, les Ming
étaient évincés au profit des Mandchous, qui allaient régner jusqu’au XXe siècle
sous le nom de Qing. Le XVIIIe siècle constitua l’âge d’or des Qing, avec une
Chine puissante et prospère qui s’empara du Tibet, de la Mongolie, du Xinjiang
et qui endigua la poussée russe. Babur, le descendant de Gengis et de Tamerlan,
les deux grands perturbateurs de la masse eurasiatique, avait implanté en Inde du
Nord la dynastie des Moghols au début du XVIe siècle, dont la civilisation allait
rayonner sur l’Asie du Sud-Ouest durant trois siècles. En Perse enfin, les
Séfévides s’étaient emparés du pouvoir à la même époque, au début du
XVIe siècle, et ils avaient engendré une véritable renaissance de la culture
iranienne tout en imposant le chiisme comme religion d’Etat. Ces trois empires,
dynamiques tant sur le plan économique que culturel, étaient logiquement
parvenus à un équilibre géostratégique qui semblait à même de résister aux
ambitions russes et ottomanes, ainsi qu’aux incursions de plus en plus fréquentes
des Européens. Dans ce contexte de stabilité générale, où les uns et les autres
avaient tout intérêt à préserver le statu quo géopolitique intercontinental, les
armées et les modes de combat avaient peu évolué. Pourtant, avec le recul, il
apparaît que les coups de boutoir des Russes, des Ottomans et des Européens
avaient probablement affaibli ce bel équilibre qui, au premier grain de sable,
allait s’effondrer.
Le grain de sable, ce fut la révolte afghane de 1722 qui créa un vide
géostratégique en Perse et qui, surtout, permit à un élément perturbateur de
s’introduire dans l’équation. Cet élément, ce fut Nader Shah qui, sur ce point
déjà, mérite d’être associé à Napoléon Bonaparte : il est une constante de
l’histoire de la guerre qui veut que les perturbateurs soient également des
novateurs sur le plan stratégique, et Nader Shah ne fait pas exception à cette
règle.
A partir du début du XVe siècle, des dizaines de traités militaires furent
publiés en Europe. Fondés la plupart du temps sur l’expérience de terrain de
leurs auteurs, ces traités et manuels contribuèrent de manière significative à
alimenter les débats et à faire évoluer les tactiques et les stratégies. On ne trouve
pratiquement rien de tout cela en Orient et pour cette raison aussi, nos
connaissances sur l’évolution de l’art de la guerre, notamment en Perse, restent
parcellaires4. On peut néanmoins en conclure que l’évolution des pratiques
guerrières fut principalement empirique, et donc logiquement lentes. Il est vrai
qu’hormis quelques cas singuliers, comme Machiavel et Montecuccoli, les
traités occidentaux sur l’art de la guerre restaient cantonnés à la tactique, sans
véritablement toucher aux problèmes d’ordre stratégique. Néanmoins, sur le plan
de la formation du soldat, de la discipline militaire ou de la disposition des
troupes, par exemple, ils étaient extrêmement précis et toute cette littérature
contribua très certainement à accélérer le processus de modernisation des
appareils militaires occidentaux. Cette modernisation, par effet de mimétisme, se
réverbéra sur les armées extra-européennes appelées à combattre les
Occidentaux (les apports se firent, évidemment, dans l’autre sens aussi,
notamment dans le domaine de la cavalerie légère). Ainsi, les techniques
empruntées aux Européens par les Ottomans purent-elles parfois être copiées par
leurs propres adversaires. Mais la Perse et l’Empire ottoman ayant connu une
longue période de paix avant la chute des Séfévides, cette transmission des
savoirs et des pratiques s’était essentiellement arrêtée quatre-vingts ans plus tôt.

Vers la guerre perpétuelle

Quelles que soient les époques, les grands capitaines sont fondamentalement
des joueurs d’échecs qui recherchent le duel. Si, à l’instar d’Alexandre ou de
Jules César, certains ne dédaignent pas les sièges lorsque ceux-ci sont
nécessaires ou indispensables, leurs efforts pointent généralement vers la bataille
décisive opposant deux chefs et deux armées. Nader Shah ne fait pas exception à
cette tendance et son aventure est une succession de grandes batailles
entrecoupées de quelques sièges.
C’est en 1727 qu’il entama le processus de reconquête de la Perse. Le duel
qui l’opposait à l’homme fort d’Ispahan, l’Afghan Ashraf (qui avait succédé à
Mahmoud), allait durer deux années et il culminera le 29 septembre 1729 à la
bataille de Dâmghân. Mais la situation politique et géopolitique de la région était
complexe et Nader préféra assurer ses arrières. Déjà il se vit contraint de
repousser le coup de poignard que Tahmasp, qui se méfiait, à juste titre, de son
protégé, tenta de lui planter dans le dos par l’intermédiaire de troupes kurdes
achetées pour accomplir cette tâche. Le coup déjoué, Tahmasp et Nader
parvinrent malgré tout à un accord qui tiendra le temps de la reconquête. Nader
se méfiait aussi des Afghans d’Herat, les Abdalis, rivaux des Gilzais d’Ispahan,
mais dont il craignait qu’ils ne tentent de profiter de la guerre pour lancer leur
propre offensive. L’affaire se dénoua au début du mois d’octobre, près de la ville
de Sangan, par un combat de cavalerie, Nader préférant à cette occasion garder
ses fantassins en réserve, bien protégés par des tranchées. Dominés par les
mouvements des cavaliers perses, puis décimés par les mousquetaires et les
artilleurs qui, à chaque charge, dégarnissaient un peu plus le front afghan, les
Abdalis découvrirent, impuissants, des tactiques qui leur étaient inconnues et
contre lesquelles ils n’avaient aucune réponse. Sagement, les Abdalis
abandonnèrent la partie et se retirèrent sans que Nader n’entame de poursuite.
Le contrôle du Khorasan assuré, Nader pouvait se concentrer sur son objectif
principal. Ou presque, car Tahmasp avait profité de l’absence de Nader pour
comploter à nouveau contre lui, en vain. Cette fois-ci, les deux hommes
s’affrontèrent, le 23 octobre 1727, et Tahmasp céda rapidement après un court
siège dans la ville de Sabzavar, qui n’avait pu résister aux tirs de la puissante
artillerie de Nader. Désormais, Tahmasp passait sous le contrôle de Nader, qui
signa les décrets en son nom. Malgré tout, Nader ne put se débarrasser
physiquement de son associé et rival, dont il avait besoin pour récupérer le trône
perse.
Les premiers mois de l’année 1729 furent employés à préparer l’offensive
décisive contre les Afghans Gilzais. Un marchand grec répondant au nom de
Basil Vatatezes, de passage au Khorasan, nous a laissé un témoignage sur les
exercices imposés par Nader à ses troupes. Ainsi, trois heures durant, les
cavaliers furent passés en revue par Nader en personne. Durant ce laps de temps,
les cavaliers s’adonnèrent à des manœuvres collectives, charges, replis tactiques,
contre-offensives mettant l’accent sur la coordination et la vitesse. Ce furent
ensuite les exercices individuels, typiques des démonstrations ancestrales de la
steppe, qu’on peut observer encore aujourd’hui au XXIe siècle, non sans
émerveillement, à l’occasion des grands tournois traditionnels, les bozkachi
(« attrape-chèvres »). Vatatezes observa donc les hommes – quelques femmes
peut-être aussi participèrent à ces exercices, selon la tradition des steppes – qui
rivalisaient d’agilité au tir à l’arc, au combat au corps à corps, aux duels à l’épée,
toujours à cheval. De leur côté, les fantassins pratiquaient le tir de manière
assidue et notre voyageur grec s’émerveilla de voir tant de munitions utilisées
pour ces exercices : « Ils tiraient avec leurs fusils sur une cible et s’exerçaient
sans discontinuer5. » Lors de ces exercices, Nader repérait les meilleurs
éléments, et leur offrait un commandement. A l’instar des armées turco-
mongoles, celle-ci fonctionnait selon le système décimal qui culminait avec le
tümen (10 000 hommes), à partir de l’unité de base, soit dix individus.
Avec deux décennies d’avance sur Frédéric le Grand, Nader Shah soumettait
ainsi ses armées à des exercices systématiques et rigoureux. Avant la fin du
siècle, la plupart des armées s’emploieront à copier le modèle prussien. Dans ce
domaine, comme dans d’autres, Nader Shah aura été un avant-gardiste de grand
talent, même si, au bout du compte, il n’aura pas exercé une influence semblable
à celle du roi de Prusse. Mais dans son aire géographique, il développa le
système le plus abouti de préparation à la guerre, avec des techniques et des
technologies à la pointe du progrès, à une époque charnière où la technologie
militaire était en pleine effervescence. En comparaison, les janissaires ottomans,
malgré une longue et glorieuse tradition, avaient déployé des qualités
individuelles remarquables, mais celles-ci étaient atténuées par une préparation
collective inférieure à celle dont bénéficiaient les armées nadérites et
européennes.
Les armées de Nader étaient multiethniques : on y trouvait des éléments
persans, turco-mongols et afghans. Les chevaux étaient plus grands que les
poneys mongols. Surtout, ils étaient fournis gratuitement par Nader,
contrairement à la pratique courante en haute Asie qui voulait que chaque
cavalier soit responsable de sa monture, y compris son achat et son entretien. Les
mousquets étaient plus lourds qu’en Europe et l’usage de la baïonnette était
inconnu, les armées orientales n’ayant jamais fait grand usage de piquiers. Le
mousquet était une arme de précision, et non une arme de choc (plus exactement,
de « choc à distance »), comme elle était alors employée en Occident. Le
mousquetaire persan était l’héritier du cavalier-archer et il prenait le temps de
viser l’adversaire. La précision se faisait au détriment de la vitesse de tir et le
mousquetaire mesurait sa poudre selon la distance de tir estimée. La portée était
généralement plus grande qu’en Europe et le soldat oriental restait
fondamentalement un combattant à distance, qui évitait tant que faire se peut la
mêlée typique de l’affrontement occidental.
Le soldat nadérite, qu’il disposât d’un cheval ou d’un mousquet, était cher à
équiper. Pour éviter qu’il ne déserte le théâtre une fois le premier combat
terminé, il était impératif de le motiver à rester. Il fallait donc le payer
régulièrement, et assurer une intendance de qualité. Contrairement aux armées
mongoles, par exemple, dont la cohésion était assurée par les liens sociaux et
familiaux, cette armée était un assemblage disparate et hétérogène dont la
cohésion reposait sur une organisation irréprochable et un commandement
charismatique. Comme pour toutes les armées en campagne, quelle que soit leur
nature, la cohésion y reposait aussi sur les succès qui, outre leur apport
psychologique, rapportaient leur lot de butins et de compensations en tous
genres.
Comme nous l’avons vu en Europe, la progression rapide des coûts associés
à la guerre et au maintien des armées avait entraîné la réorganisation et le
renforcement des appareils d’Etat. En Orient, une telle modernisation n’avait pas
pris corps. A terme, un décalage allait rapidement s’installer entre, d’un côté, des
appareils d’Etat désuets et inefficaces, de l’autre, des appareils militaires
modernes qui, tout au moins en Perse, n’avaient rien à envier aux meilleures
armées occidentales. En partie responsable de ce décalage, Nader ne pourra
prévenir ses conséquences dramatiques pour son propre pays. En Europe, la
révolution militaire s’accompagnait d’une révolution bureaucratique,
économique et, à terme, politique. La Perse ne fut le théâtre que d’une révolution
militaire. Or, le développement d’un appareil militaire performant reposant sur
une structure politique faible signifiait que seule la guerre était susceptible de
contrôler cette armée nouvelle qui, sans cette raison d’être, n’aurait eu d’autre
issue que de se désintégrer en factions rivales synonymes de chaos. Pour l’heure,
la solution qu’allait choisir Nader était celle la guerre permanente, sans laquelle
tout effort se voyait condamné à terme.
En Asie, du fait de l’immensité des espaces, les capacités opérationnelles
étaient au moins aussi importantes que les possibilités technologiques. C’est
pour cette raison que la Chine, qui tablait essentiellement sur sa capacité
fondamentale à projeter ses armées sur divers théâtres d’opérations, durant des
périodes prolongées, était parvenue à maintenir son intégrité politique et
territoriale (mais son retard technologique la condamnera à terme face aux
armées occidentales). L’armée perse de Nader, faute d’une organisation
bureaucratique-économique à la hauteur de ses ambitions, était, sur ce plan,
limité par ses capacités opérationnelles. C’est donc par sa supériorité tactique-
technologique que Nader compensa, avec succès, cette déficience. L’intégrité de
cette armée reposait essentiellement sur les qualités de son chef, illustrant encore
une fois l’apport incomparable qu’un capitaine d’exception, qui plus est doté
d’une âme de réformateur, est en mesure d’apporter à une armée qui, au départ,
ne se distingue en aucun point de celle de ses adversaires. Nader, conscient
semble-t-il des limites opérationnelles de son appareil militaire, s’échina tout au
long de sa carrière à aligner ses objectifs stratégiques sur ses capacités
opérationnelles, procédant ainsi patiemment par étapes, sans jamais pousser au-
delà de sa marche de manœuvre effective. En ce sens, il fut véritablement un
maître de la stratégie.
Revenons au duel entre l’Afghan de Perse Ashraf et Nader. En termes de
capacité opérationnelle, les Afghans étaient sous haute tension. Les Ottomans,
face à la pression russe et occidentale, ambitionnaient de s’emparer du joyau
iranien et le moment leur sembla propice pour tenter leur chance. Mais Ashraf
n’était pas le premier venu. Il repoussa aisément l’offensive turque et, dans la
foulée, décida de se lancer dans une guerre préventive contre Tahmasp afin
d’éliminer pour de bon le dernier prétendant séfévide. Ashraf avait divisé son
armée en quatre unités, Nader Shah ayant pour sa part divisé la sienne en trois.
Ashraf était si confiant dans sa victoire qu’avant la bataille il avait ordonné à
3 000 hommes de poursuivre les troupes en fuite et de s’emparer de Tahmasp et
de Nader, après quoi il pourrait récupérer le Khorasan. Nader ne jouissait pas
encore de la réputation qui allait bientôt être la sienne et pour Ashraf, la victoire
de Nader sur les Afghans Abdalis était due principalement à la faillite de ces
derniers.
Nader était-il renseigné sur l’état d’esprit qui animait alors son adversaire ?
Nul ne sait. Mais toute sa stratégie tablait sur une ruse qui, dès le début des
hostilités, avait pour but d’attirer l’ennemi dans une souricière. Les Afghans,
pressés d’en découdre, n’attendirent pas avant de lancer leur première offensive.
A leur grande surprise, les Perses reculèrent avant même le premier contact,
faisant croire qu’ils refusaient le combat. Sur la gauche afghane, les troupes
s’engagèrent en masse dans la poursuite derrière les cavaliers apparemment en
fuite qui détalaient vers les collines. C’est là que Nader avait positionné
plusieurs milliers d’hommes, dont de nombreux mousquetaires, ainsi que son
artillerie, y compris ses zamburaks montés sur dromadaires.
Ces troupes avaient pour ordre d’attendre en silence jusqu’à ce que
l’adversaire soit tout proche, puis de tirer une première volée. Alors qu’aucun
coup de feu n’avait été tiré jusque-là, le théâtre fut brusquement assourdi par des
centaines de tirs simultanés, qui n’avaient pas pour seul effet de faire du bruit.
Grâce aux tirs de précision des mousquetaires, des centaines de cavaliers afghans
tombèrent, soit qu’ils fussent touchés directement, soit que leur monture
s’écroulât sous eux. Les Perses neutralisaient rapidement les zamburaks afghans,
ne laissant à Ashraf qu’une seule option : monter une contre-offensive de
cavalerie susceptible de contourner l’adversaire par les flancs. Entre-temps, les
hommes d’Ashraf voyaient leur porte-drapeau frappé par un tir d’artillerie qui
l’emporta tout entier dans une explosion de feu et de poussière, avec son cheval
et ses couleurs.
Malgré les efforts d’Ashraf et de ses généraux, leurs tentatives de rétablir un
peu d’ordre parmi ses troupes, alors en état de décomposition avancée, furent
infructueuses. Une fois l’artillerie afghane neutralisée, les Perses furent en
mesure d’enfoncer le clou, ce qu’ils firent en attaquant le centre ennemi,
incapable de résister. A midi, l’affaire était entendue. Douze mille hommes6,
peut-être, étaient tombés côté afghan. L’armée qui venait de repousser les
redoutables Ottomans s’était fait tailler en pièces en l’espace d’une matinée par
un brigand de grand chemin. Pour Ashraf, dont l’autorité reposait exclusivement
sur sa supériorité militaire, l’heure était grave. De son côté, le prétendant
séfévide, Tahmasp, pouvait se réjouir d’avoir défait l’usurpateur, mais non sans
s’inquiéter de la montée en puissance de Nader.
C’est pourtant Tahmasp qui voulut alors poursuivre immédiatement sur
Ispahan alors que Nader, toujours prudent, préférait préparer tranquillement la
campagne d’invasion de la Perse. Ashraf, fragilisé par une rébellion qu’il
s’empressa de réprimer violemment, fit des ouvertures diplomatiques auprès des
Ottomans qui, de leur côté, commençaient à s’intéresser à Nader. Ce dernier,
bien que réticent, s’accorda avec Tahmasp et les troupes perses se projetèrent sur
Ispahan. Informé des intentions de l’adversaire, Ashraf décida de préparer une
embuscade de grande envergure et de surprendre Nader dans un défilé. Il
disposait de canons, protégés par des fortifications où il cacha des milliers de
cavaliers prêts à bondir après le barrage d’artillerie. Mais les services de
renseignements de Nader, qui avait créé un excellent réseau d’espionnage,
parvinrent à suivre la manœuvre et ce furent les Perses qui prirent les embusqués
en embuscade, après avoir contourné l’obstacle pour prendre l’ennemi par-
derrière, une nouvelle fois à grand renfort d’artillerie. Là encore, les fantassins
perses avaient pris le dessus sur la cavalerie afghane. L’infanterie nadérite,
constituée pour la plupart de paysans iraniens – alors que les cavaliers
représentaient un assortiment de peuplades d’Asie centrale –, affichait par bien
des aspects le caractère d’une armée « nationale » (à majorité chiite) et c’est elle
qui, à présent, formait le noyau de l’armée perse. Il était évident désormais que
le sort de la Perse allait se décider à l’occasion d’une bataille décisive.
L’affrontement eut lieu le 13 novembre 1729, à Murcha Khor. Avant
l’engagement, Nader Shah se porta devant ses troupes et exhorta ses hommes à
obéir à leurs supérieurs, tout en demandant aux cavaliers de ne pas descendre de
cheval pour s’emparer des biens d’un ennemi tombé7, ce qui semble indiquer
qu’il n’avait qu’une confiance relative en sa cavalerie. Ashraf avait quant à lui
essayé de prendre la mesure de son adversaire et il avait changé son fusil
d’épaule. Conscient de la supériorité du système tactique de Nader, il avait tenté
de s’en inspirer. Il adopta pour l’occasion une posture défensive et il plaça son
infanterie au centre en rangs serrés après s’être doté d’une artillerie importante,
qu’il avait postée sur le front. Sur les ailes, selon la tradition ancestrale, on
retrouvait les cavaliers. Il était difficile, cependant, de battre cet adversaire à son
propre jeu. Nader décida de frapper le premier avec ses mousquetaires et son
artillerie. Après les premières salves, il jeta ses hommes sur l’adversaire et
s’empara aisément de ses canons, ce qui réduisit singulièrement la force de
frappe d’Ashraf ainsi que ses options. Les Afghans tentèrent alors de prendre
l’ennemi sur les flancs avec la cavalerie, sans succès. A la tombée de la nuit,
l’affaire était entendue. Le 16 novembre 1729, Nader pénétrait dans Ispahan
devant une foule en liesse.
Tahmasp monta sur le trône mais le nouvel homme fort de la Perse était
Nader, qui, à titre compensatoire, obtint la mainmise sur la levée des impôts,
tâche à laquelle il allait s’atteler avec la plus grande énergie. Pour l’heure,
l’arrangement entre les deux alliés de circonstance satisfaisait tout le monde
mais, aux yeux de Nader, il ne s’agissait là que d’une solution temporaire. En
attendant de déposséder le Séfévide de son royaume, Nader tourna son attention
vers d’autres affaires pressantes. A peine Tahmasp installé sur son trône, Nader
s’était lancé à la poursuite de l’armée afghane. Ashraf avait réussi à s’allier avec
des Arabes et il espérait une victoire. Mais, une fois encore, la coordination et la
discipline affichées par les mousquetaires se révélèrent décisives lors de la
confrontation et Ashraf ne trouva pas la réponse espérée face au terrible feu
persan, malgré les tentatives courageuses de ses soldats de percer le front
ennemi. La guerre pour la Perse était terminée. Dans la foulée, Nader écrivit une
lettre au Grand Moghol – dérogeant ainsi aux règles protocolaires pour
démontrer qu’il était le numéro un du pays –, lui demandant de ne pas offrir de
sanctuaire ou d’assistance aux réfugiés afghans. Enfin, il alla déloger les troupes
russes du nord de l’Iran. Pierre le Grand avait profité de la guerre pour investir le
pays, mais son corps expéditionnaire fut rapidement refoulé par l’armée perse.

La guerre contre les Ottomans

Désormais bien installé au cœur de l’appareil politique perse, Nader pouvait


enfin s’attacher à son vieux rêve : recréer le grand Empire perse.
C’est à l’ouest, face aux Ottomans, qu’il se lança. Désormais, il allait
déployer une force importante, qu’il projeta d’abord sur Hamadan, dont il
s’empara aisément. Les deux armées se rencontrèrent sur la plaine de Malayer.
Cette fois, Nader faisait face à une armée beaucoup plus aguerrie que celles qu’il
avait affrontées jusqu’à présent, et qui disposait elle aussi d’une puissance de feu
importante et organisée. Les deux armées étaient séparées au début de
l’engagement par un cours d’eau et la bataille commença par un long échange de
tirs de mousquets et d’artillerie, brusquement interrompu par une charge
puissante de Nader sur son aile droite, qui surprit l’ennemi bientôt mis en fuite.
Prise en chasse par la cavalerie perse, l’armée ottomane fut anéantie. Nader
poursuivit vers l’Azerbaïdjan et le Caucase. Pourtant, la campagne tourna court.
Informé d’une rébellion afghane au Khorasan, Nader fut contraint de revenir sur
Herat pour pacifier la région.
Profitant des troubles de Nader, Tahmasp décida alors de redorer son blason
en s’offrant un triomphe militaire de prestige contre les Ottomans. Mais
Tahmasp n’était pas Nader et c’est une défaite cuisante qui l’attendait, suivie par
un accord de paix défavorable pour les Perses, accord qui comprenait un
transfert technologique sous la forme de pièces d’artillerie. Afin de contrecarrer
les plans de Nader, Tahmasp signa aussi un traité avec les Russes, qui leur permit
d’occuper une bande de terrain sur la Caspienne.

Bien que furieux de voir les Ottomans et les Russes récupérer ce qu’ils
avaient perdu, Nader vit là l’opportunité qu’il attendait, et il fomenta alors
l’inévitable coup d’Etat qui le débarrassa de son poil à gratter. Le shah déposé, il
installa le fils de Tahmasp, un bébé de huit mois, sur le trône, et lui-même prit le
titre de régent. Un peu plus tard, suite au décès apparemment naturel de l’enfant,
il formalisa sa prise de pouvoir en prenant le titre de shah. Nader Shah était né.
La conquête du pouvoir accomplie, il put désormais se consacrer à la
restauration de l’Empire.
Sans délai, Nader reprit la poursuite de la guerre contre les Ottomans qui, en
proie à des troubles internes, proposèrent de négocier. Face au refus de Nader, ils
dépêchèrent une armée sous la houlette du redoutable Osman Pacha, le meilleur
général turc, qui stoppa les Perses à Samara lors d’un affrontement
particulièrement sanglant où 50 000 hommes périrent. A cette occasion, une rare
attaque frontale initiée par Nader buta sur le centre de l’armée ottomane, qui
parvint à contre-attaquer décisivement avec sa réserve. En plein combat, Nader
fut désarçonné, la rumeur de sa mort se propageant comme une traînée de
poudre. Il n’en fallut pas plus pour que son armée, prise de panique, se
désintègre. Néanmoins, avec 20 000 pertes, les Ottomans ne purent exploiter
cette victoire inattendue. Humilié – ce fut là sa seule défaite dans une bataille
rangée –, Nader n’en perdit pas pour autant le moral et il s’attacha à organiser
une riposte. Celle-ci eut lieu à Kirkouk (1733) et surtout à Eghvard (1735),
théâtre de ce qui fut, avec sa victoire sur les Moghols, l’un de ses plus beaux
succès.

Batailles de Kirkouk et d’Eghvard

Nader n’était pas homme à essuyer une défaite sans réagir et il était
déterminé à prendre sa revanche sur Osman Pacha. Les deux armées se
retrouvèrent face à face près de Kirkouk, le 9 novembre. Avant la bataille, Nader
avait placé ses troupes d’élite, les jazayerchis, derrière ce qu’il supputait être la
ligne de retraite des Ottomans, qui avaient rassemblé une armée de
100 000 hommes8. Les Perses, dont on ne connaît pas les effectifs exacts, étaient
moins nombreux. La bataille commença par un long échange de tirs, qui dura
peut-être deux heures, avant que les armes ne commencent à fatiguer. Nader
profita alors de la relative accalmie pour lancer une première charge sur le centre
ottoman, accompagnée par un mouvement de sa cavalerie sur le flanc turc. On
en était là lorsque Osman Pacha, qui venait de quitter sa litière pour enfourcher
un cheval, reçut deux balles et tomba mortellement dans l’instant. Comme pour
les Perses lors de la bataille de Samara, la nouvelle paralysa l’armée ottomane,
qui se disloqua d’un seul coup. C’est alors que les jazayerchis entrèrent en
action, pulvérisant avec leurs armes lourdes (des gros mousquets ou jazayers) les
milliers d’hommes en fuite. Un homme s’empara alors de la tête coupée
d’Osman Pacha et l’apporta sur le bout de sa lance à Nader (qui fit ensuite
l’effort de retrouver le corps et envoya le tout aux autorités ottomanes pour que
sa victime ait des funérailles dignes de son rang). Les Ottomans perdirent encore
20 000 soldats, au moins, et leur meilleur général. Mais Nader n’en avait pas fini
avec les Turcs.
La bataille décisive entre Perses et Ottomans eut lieu le 19 juin 1735, près
d’Eghvard, en Arménie. Après avoir récupéré les territoires séfévides à l’ouest
du pays, Nader désirait compléter la reconquête avec la prise du Caucase.
L’armée turque était commandée par Abdullah Köprülü, Albanais comme
beaucoup de généraux et de vizirs ottomans. L’armée turque était composée de
80 000 hommes, dont 30 000 janissaires. Elle transportait avec elle une
quarantaine de pièces d’artillerie. L’armée perse se déplaçait en deux sections,
avec une avant-garde d’une quinzaine de milliers d’hommes et, plus loin
derrière, le gros de l’armée, soit 40 000 soldats9.
Voyant cela, Köprülü décida d’attaquer sur-le-champ l’avant-garde perse,
confiant dans la supériorité de sa cavalerie pour écraser un adversaire en nette
infériorité numérique. Nader, plutôt que de temporiser en attendant l’armée
principale, fit exactement le contraire. Avec 3 000 hommes seulement, qu’il
avait disposés dans une forêt avoisinante, il se lança sur l’ennemi. Surpris, ce
dernier lâcha son artillerie, dont s’emparèrent les mousquetaires perses. Privés
de leurs canons, les Turcs ne pouvaient plus contenir les 500 zamburaks postés
devant le centre ottoman, qui commencèrent à tirer sur l’ennemi, celui-ci n’ayant
d’autre solution que de retraiter. C’est le moment que Nader choisit pour se
projeter sur l’adversaire avec sa réserve de cavalerie, soit 1 000 hommes
environ, qui achevèrent là une armée déjà en pleine déconfiture. La bataille était
déjà perdue lorsque Köprülü, bousculé par un cavalier perse, tomba la tête la
première sur un rocher, avant d’être décapité par le sabre de son adversaire (qui,
comme pour Osman Pacha, ramena la tête à Nader). Alors que les Perses
subissaient des pertes minimales, les Ottomans avaient vu peut-être la moitié de
leurs hommes se faire occire durant les quelques heures qu’avait duré cette
courte confrontation, qui n’avait débuté qu’en milieu d’après-midi.
Ainsi se terminait la guerre contre les Ottomans, Nader ayant atteint
l’objectif qu’il s’était fixé de reconquérir les frontières de l’Empire séfévide.
Désormais, il pouvait s’en retourner à Ispahan pour s’occuper des affaires
internes et redéfinir sa grande stratégie pour la Perse, et pour le monde
musulman. Face à ce qui avait été durant des siècles l’une des meilleures armées
du monde, Nader avait démontré l’efficacité d’une petite armée bien entraînée et
focalisée sur la supériorité du feu. Son génie guerrier et son audace avaient
permis à ses troupes d’exploiter de manière maximale leurs qualités intrinsèques
et les faiblesses de l’ennemi.
Suite au décès du jeune roi, Nader fut couronné shah au mois de mars 1736.
C’est à ce moment-là qu’il dévoila un nouveau projet : l’unification de l’islam,
c’est-à-dire celle des chiites et des sunnites, qui correspondait à une certaine
logique puisqu’il était lui-même sunnite à la tête d’un Etat qui, depuis 1502, était
chiite. Mais cette démarche allait aussi dans le sens de ses conquêtes pour, à
terme, servir de prétexte à l’invasion de l’Empire ottoman, où siégeait le calife
(et sultan), tout en justifiant l’abandon du chiisme comme religion d’Etat en
Perse. C’était aussi d’une certaine façon un rêve mégalomaniaque où il
reconstruisait l’empire d’Alexandre et remodelait le monde musulman à la
manière de Saladin. Ce rêve n’aboutit jamais, soit parce que Nader Shah fut
occupé ailleurs, soit parce que, plus tard, il succomba à la folie.
Quoi qu’il en soit, l’empire de Nader restait fragile et il lui fallait
constamment guerroyer contre les uns et les autres. La société tribale de
l’Afghanistan, en particulier, était une source perpétuelle de troubles et de
dissensions : avec le Caucase, elle aura donné du fil à retordre à tous les
conquérants de la steppe, et non des moindres. Malgré tout, la difficile prise de
Kandahar (mars 1738) assit son autorité sur la région et l’assistance apportée aux
Afghans à cette occasion par le Grand Moghol, Mohammed Shah, servit de
prétexte à l’invasion de l’Inde, cette Inde du Nord qui aura, au fil des siècles,
subi les convoitises de nombre de conquérants venus des quatre coins de
l’Eurasie et combattu son lot de grands capitaines.

La guerre contre les Moghols et la bataille de Karnal (24 février


1739)

Suite au long siège de Kandahar, Nader Shah se dirigea vers l’Inde, via la
passe de Khyber (novembre 1738), où il déjoua magistralement l’armée venue
arrêter son avancée, celle du gouverneur de Peshawar, en contournant l’ennemi
par un difficile et étroit sentier pour le surprendre par ses arrières. Kaboul et
Peshawar désormais sous contrôle perse, Nader avança vers Lahore, qui était
rapidement investie, puis il poursuivit sa route vers Delhi. Mohammed Shah, qui
suivait non sans inquiétude ces événements, s’attela désormais à se doter d’une
force massive pour contenir l’envahisseur. Riche en ressources financières et
humaines, disposant de l’avantage de combattre à domicile, l’Empire moghol
escomptait repousser la modeste armée de Nader Shah, environ
160 000 hommes, avec ses éléphants et ses centaines de milliers de combattants.
Il est possible qu’un million d’hommes aient participé à l’affrontement, même si
les chiffres sont incertains, ainsi que plusieurs centaines de pachydermes, peut-
être 2 00010.
Pour Nader Shah, la conquête de l’Inde était motivée par des considérations
économiques, idéologiques et stratégiques, sans parler de l’orgueil du principal
intéressé. Les caisses de l’Etat perse commençaient à se vider dangereusement et
l’Empire moghol détenait des richesses incommensurables, dont l’acquisition
soulagerait la pression qui se faisait de plus en plus forte sur Nader Shah. La
prise de Delhi permettrait à Nader de faire un pas de plus dans sa volonté de
s’imposer comme le grand rassembleur de l’Islam. En outre, il désirait couper
l’un des principaux soutiens aux rebelles afghans, qui défiaient son autorité au
cœur de l’Empire.
L’Empire moghol, de son côté, n’était plus ce qu’il avait été du temps de
Babur et d’Akbar le Grand, mais il demeurait la plus importante puissance de la
région et son prestige était encore important. Toutefois, l’appareil d’Etat était
miné par des querelles d’individualités qui se répercuteraient sur les stratégies
durant la campagne. Le sort de l’Empire allait se jouer en quelques heures, à
l’occasion d’un unique affrontement qui allait se révéler déterminant, et dont les
effets à long terme, pour les Indiens, seraient lourds de conséquences.
Comme à son habitude, Nader Shah avait minutieusement préparé son
affaire. Ses services de renseignements l’avaient informé de la nature des forces
en présence, du commandement, du type de troupes qu’il aurait à affronter. Face
à cette masse plusieurs fois supérieure à la sienne, il désirait une victoire rapide
et décisive. Pour ce faire, il lui fallait éviter le choc initial, susceptible de
renverser son armée, et s’arranger pour jeter le trouble chez l’ennemi. Il tablait
sur un chaos généralisé qui, à partir d’un noyau central, se propagerait sur
l’ensemble de l’armée afin que celle-ci se disloque irrémédiablement. A cette fin,
le binôme armes à feu (artillerie, mousquets, zamburaks) et cavalerie constituait
le noyau du dispositif tactique des Perses.
Avant même l’affrontement, Nader Shah avait attaqué un contingent indien
qui n’avait pu rejoindre le front et avait dû laisser bagages et pièces d’artillerie.
Ensuite, il avait coupé les communications entre Delhi et l’armée indienne, qui
se trouvait à une centaine de kilomètres de la capitale. Face aux canons ennemis,
il lui fallait neutraliser l’artillerie d’une manière ou d’une autre et pour cela il
avait décidé de feindre un retrait susceptible d’attirer les éléphants de combat au
front, puis d’exploiter la nature erratique des pachydermes pour semer la
confusion.
Les Indiens avaient placé leur artillerie, de gros canons du type utilisé pour
les sièges, au front, avec les éléphants derrière. Après la première canonnade, les
Perses retraitèrent comme prévu, poursuivis par les éléphants, puis les cavaliers.
Selon certaines chroniques, Nader aurait placé en embuscade des chameaux
reliés deux par deux par un plateau au-dessus duquel les soldats auraient mis des
bottes de paille et du combustible11. Au signal, ses hommes auraient allumé la
paille et poussé les chameaux affolés en direction des éléphants qui, au premier
contact, se seraient dispersés dans tous les sens, renversant les chevaux et les
fantassins indiens, version romanesque mais néanmoins plausible tant Nader
était un adepte des stratagèmes et les éléphants connus pour leur caractère
imprévisible. Quoi qu’il en soit, tous les témoignages s’accordent : Nader a bien
fait intervenir à ce moment de la bataille ses dromadaires de combat avec
l’artillerie à pivot, et ensuite, en second rideau, les mousquetaires et leur ciblage
plus précis.
Face au tir des jazayerchis perses, les éléphants, même avec leurs armures de
protection, tombèrent les uns après les autres, causant chaque fois des dégâts
collatéraux. L’infanterie indienne neutralisée par le barrage de tirs, il ne restait
plus à Nader qu’à transpercer le centre indien qui, dépourvu de son artillerie et
de ses éléphants, ne pouvait résister à la charge de cavalerie. Celle-ci, après avoir
feint la retraite, avait attiré la cavalerie indienne hors du front, avant d’effectuer
une volte-face. Le centre indien découvert était désormais une cible facile pour
les cavaliers.
Au quartier général indien, le commandement tergiversait sans pouvoir
réagir et les deux principaux stratèges de Mohammed Shah étaient écartés du
combat, l’un occis, l’autre capturé. Bien que disposant encore de nombre de
troupes fraîches, l’armée indienne était dans l’incapacité de résister, encore
moins de contre-attaquer ou de coordonner une riposte quelconque. En l’espace
de quelques heures encore une fois, l’affaire était entendue.
La victoire de Nader Shah démontrait la supériorité d’une armée sachant
combiner puissance de feu et mobilité là où les Indiens avaient tablé sur la masse
et le choc. Face aux Britanniques qui, de leur côté, développaient parallèlement
des stratégies proches de celles de Nader, les Indiens ne sauront pas mieux
réagir. Il est vrai que cette défaite affaiblit de manière considérable un empire
déjà dans une phase déclinante. Suite à la bataille, selon la tradition des
conquérants des steppes, Nader pénétra dans la capitale ennemie – Mohammed
Shah à ses côtés – qu’il s’appropria en passant des milliers d’habitants au fil de
l’épée (au prétexte qu’on lui avait jeté des pierres lorsqu’il était entré dans la
mosquée). La superpuissance moghole, qui régnait en maître sur la région depuis
des siècles, avait été anéantie en l’espace d’une journée. Jamais elle ne se
relèvera. Comme l’Empire ottoman, l’Empire moghol agonisera jusqu’à son
dernier souffle.

Fin de règne

A Karnal, Nader avait atteint son apogée et, comme s’il devait être puni des
exactions commises à Delhi, les dernières années de sa vie seront moins
glorieuses. Ces années, aux cours desquelles sa santé psychique et physique
allait rapidement décliner, il les employa à pacifier l’Ouzbékistan et à guerroyer
au Daghestan, où il buta contre une petite poche de combattants décidés qui lui
résisteront jusqu’au bout, écrivant là l’un des mythes fondateurs de cette nation
rudement ballottée par la géopolitique tourmentée de la région. Face aux
Ottomans, qui tentèrent de profiter de ses déboires internes, il démontra que son
génie guerrier restait intact. Mais l’Empire se délita de l’intérieur et les caisses,
bien remplies après la campagne indienne, se vidèrent à nouveau. A chaque fois
qu’un tel scénario se renouvelait, Nader était contraint d’astreindre les
populations à de nouvelles impositions qui, immanquablement, soulevaient la
grogne et la rébellion. La guerre finançait la guerre qui finançait l’Etat, mais la
source s’était définitivement tarie.
Avec les années, Nader plongea progressivement dans une paranoïa
mégalomaniaque qui affecta ses rapports avec son entourage proche. Ainsi,
convaincu d’avoir été trahi par son fils, Nader lui fit arracher les yeux. Sa vie
bascula alors dans la tragédie shakespearienne, et avec elle le destin de la Perse.
Selon la légende, sa victime, Reza Qoli – longtemps pressenti comme son
successeur légitime –, aurait proféré ces propos prophétiques : « Ce ne sont pas
mes yeux que tu viens de fermer, mais ceux de la Perse. » De fait, ce geste allait
noyer son bourreau de père dans le remords et le pousser vers la folie, qui le
consumera tout entier et dont seul le bras d’un assassin parviendra à le délivrer.
Ainsi disparu en 1747 l’un des plus grands capitaines du XVIIIe siècle.
Comme Saladin, Gengis ou Tamerlan avant lui, ses exploits résonnèrent jusqu’en
Europe où, durant un temps, il jouit d’une certaine notoriété, avant de sombrer
dans l’oubli. Après sa disparition, l’empire qu’il avait reconstruit à la seule force
de son génie s’effondra comme un seul homme, alors que s’évanouissait son
rêve d’unification de l’islam. Mais son passage éclair ne fut pas sans
conséquences et l’affaiblissement des Empires ottomans et moghols facilita la
tâche des Européens qui, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, assirent leur
supériorité militaire sur le reste du monde. D’autres grands capitaines, comme
Alexandre Souvorov et Wellington, viendront achever le travail de sape entamé
par Nader Shah et, d’une certaine manière, récolter les fruits de ses conquêtes.
Du côté des Européens justement, l’art de la guerre évoluait rapidement et un
nouveau nom allait bientôt devenir synonyme de gloire militaire : Frédéric
de Prusse.
Chapitre 11

Frédéric le Grand, le stratège des Lumières


1712-1786

Artiste, philosophe, chef d’Etat, Frédéric de Prusse incarne à lui seul tout le
génie des Lumières, ainsi que ses limites et ses contradictions. Dans le cadre de
ce chapitre, nous nous bornerons à la dimension stratégique du personnage,
même si celle-ci est indissociable de l’homme dans son ensemble. Contemporain
de Nader Shah, il personnifia plus que tout autre capitaine un nouvel art de la
guerre occidental qui avait éclos au XVIe siècle et avait constamment évolué au fil
des siècles. Frédéric fut avec Souvorov, Wellington et Napoléon l’une des
dernières incarnations du héros militaire traditionnel tel qu’on avait pu le
concevoir depuis Alexandre le Grand. Comme s’il avait lui-même pressenti la
fin imminente de cette longue filiation, il sut réinventer un art de la guerre qui
s’inspira d’Alexandre et de l’un de ses maîtres, Epaminondas, pour signer
quelques exploits légendaires. Il fut la principale source d’inspiration du jeune
Bonaparte et le modèle à partir duquel Napoléon créa son propre moule.
L’opposition entre l’art de la guerre frédéricien et la stratégie napoléonienne fut
par ailleurs à la base de la formulation dialectique qui permit à un jeune officier
prussien, Carl von Clausewitz, de penser la guerre comme personne ne l’avait
jamais fait avant lui, signant avec son chef-d’œuvre Vom Kriege le bréviaire de
la stratégie moderne, celle de l’ère des guerres totales. Enfin, les victoires
militaires de Frédéric permirent à la modeste Prusse de s’inviter à la cour des
grands, avant qu’elle ne puise dans une immense défaite, celle subie à Iéna-
Auerstedt en 1806, les forces qui permirent à la nation allemande d’émerger
comme la première puissance continentale européenne. Son écrasante victoire à
Rossbach contre la France engendra un fort ressentiment chez les vaincus, lequel
contribua de manière significative à une remise en question salutaire et
génératrice d’un renouvellement de l’appareil militaire et de la pensée
stratégique française qui, avec la Révolution de 1789, fourniront à Napoléon les
moyens de faire éclater son génie.
Rossbach fut aussi la première d’une longue série d’humiliations infligées
par les Allemands aux Français, et vice versa, qui, outre Iéna, produisit, entre
autres, l’hécatombe de Gravelotte, les accords de Versailles et l’effondrement de
la France de 1940. Contrairement aux autres grands capitaines de la période
dynastique qui, en tant que généraux, durent composer avec une autorité
politique, Frédéric profita de la liberté de manœuvre que lui conférait son statut
de chef d’Etat autocratique. Doté des pleins pouvoirs politiques et militaires, il
afficha une intelligence stratégique singulièrement aiguë et un sens des rapports
de forces particulièrement fin. En matière de grande stratégie, il fut l’un des plus
inspirés parmi les grands chefs de guerre, plus certainement que Napoléon, qui
aurait gagné à suivre son exemple.
Au bout du compte, les brillantes victoires de Frédéric sur le théâtre militaire
se traduisirent par des succès politiques, dont il eut la rare intelligence de ne pas
gaspiller les effets en ne s’engageant pas dans d’autres campagnes aléatoires.
Alors que les grandes puissances européennes de son époque poussaient vers un
art de la guerre prévisible, « scientifique » et tout acquis au rationalisme de l’âge
des Lumières, il vint rappeler à ses adversaires que la stratégie est avant tout une
question d’intelligence et d’intuition, bien plus qu’une affaire de calculs et de
principes. Il comprit aussi qu’avec des ressources bien inférieures à celles de ses
adversaires, il lui fallait concentrer tous ses efforts pour frapper en un point
décisif, seul moyen pour lui de renverser les rapports de forces en désarçonnant
momentanément ses rivaux. Pour se faire, il privilégia logiquement la recherche
de la bataille, point culminant d’une campagne où, durant un espace de temps
extrêmement court, les événements s’accélèrent de manière dramatique,
permettant ainsi au génie militaire de pleinement s’exprimer.
Ainsi formulait-il sa conception de la politique, de la guerre et de la bataille :
« On doit convenir d’abord du sens que l’on attachera au mot bataille. Une
bataille digne de ce nom, et qu’il faut bien distinguer d’une affaire ou d’un
combat, décide du sort d’un Etat. Il faut absolument dans la guerre en venir à des
actions décisives, soit pour se tirer de l’embarras de la guerre, soit pour y mettre
son ennemi, soit pour terminer une querelle qui se prolonge trop. Un homme
sage ne fera aucun mouvement sans en avoir de bonnes raisons, et un général
d’armée ne donnera jamais bataille s’il n’a pas quelque dessein important1. »
Sa stratégie ne fut pas, comme on la caractérisa au XIXe siècle, une stratégie
d’épuisement – opposée à la stratégie d’anéantissement attribuée à Napoléon –,
mais une stratégie d’étourdissement dont le but était de faire chanceler
l’adversaire, de le faire douter, afin de le contraindre sur le moment à accepter
les termes recherchés. Cette stratégie ne fut pas, pour diverses raisons, y compris
des erreurs de la part de Frédéric, toujours couronnée de succès mais, au bout du
compte, la Prusse se retrouva à la fin de son règne dans une position beaucoup
plus avantageuse qu’elle ne l’était lorsqu’il accéda au trône. A cet effet, Frédéric
fut contraint d’effectuer de sérieux compromis par rapport aux idéaux qu’il
défendait dans ses écrits, d’où les nombreuses contradictions qui font partie
intégrante du personnage et qui, elles aussi, contribuent à la fascination qu’il
continue d’exercer.
Avec des moyens comparativement très faibles par rapport aux grandes
puissances de l’époque – la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie –,
Frédéric modifia durablement l’ordre géostratégique de l’échiquier européen à
son profit sans toutefois mettre en péril l’équilibre des puissances favorisé par
les accords de Westphalie. En outre, il fut un penseur militaire de tout premier
plan, dont les idées évoluèrent avec le temps, avec l’expérience et les
circonstances. Enclin par tempérament à l’offensive, il sut maintenir ses acquis
grâce à une stratégie défensive ; adepte à ses débuts des tactiques de choc et
réfractaire à l’emploi immodéré de l’artillerie, il sut comprendre avec le temps
tout le potentiel du feu. Enfin, il fut un admirable tacticien doté d’un coup d’œil
incomparable dans le feu de l’action. La sensibilité qu’il exprima notamment
dans ses compositions musicales et littéraires – contre laquelle son père,
Frédéric-Guillaume, réagit de manière extrêmement dure et violente – se refléta
aussi dans son style de guerre qui, outre la rigueur prussienne, faisait la part belle
à l’imagination et à la finesse.

Emergence de la Prusse
La géopolitique de l’Europe centrale avait connu de nombreuses vicissitudes
au cours des siècles précédents. Cent ans avant l’accession de Frédéric au trône
de Prusse en 1740, toute la région s’était vue engloutie dans la terrible guerre de
Trente Ans. La mosaïque géopolitique qu’était l’Allemagne fut la première
touchée et, moins d’un siècle après la fin du conflit, elle recouvrait à peine sa
démographie de 1618. La Prusse, créée au Moyen Age par les moines-soldats de
l’ordre Teutonique qui s’y étaient implantés par la force de leurs épées, avec le
soutien de la papauté, n’était alors qu’une puissance de second rang. Sa
population, 2,25 millions d’âmes en 1740 (5,4 millions en 1786), constituait une
force démographique très inférieure à celle des grandes puissances européennes :
la France, par exemple, avait une population dix fois supérieure. L’ordre
westphalien était une composition relativement stable de type multipolaire au
sein duquel une poignée de grandes puissances faisaient la pluie et le beau
temps, avec l’appui d’alliances fluctuantes constituées d’une pléthore d’acteurs
de second rang soumis à des relations de clientélisme dictées par la compétition
perpétuelle entre les premiers rôles. Dans ce schéma, les puissances de second
rang comme la Prusse ou la Bavière jouissaient d’une capacité à inverser le
poids de la balance dans un sens ou dans un autre, ce qui leur conférait un degré
d’indépendance que n’avaient pas les puissances de troisième rang, à l’instar des
dizaines de mini et micro Etats que comptait alors l’espace allemand. Toutefois,
la pression sur ces pays de second rang était constante, tout comme la menace de
se voir sinon engloutir, du moins fragmenter en plusieurs morceaux puis
redistribué entre divers protagonistes, comme ce sera le cas avec la Pologne.
La Prusse, en 1740, était donc un pays relativement important, mais sans
plus, dont les institutions correspondaient au modèle dynastique de l’Ancien
Régime. Son armée, réorganisée par le père de Frédéric, Frédéric-Guillaume,
s’était dotée d’une structure et d’une discipline de premier plan, tout en restant
attaché au modèle classique de l’époque. Du reste, le militarisme de Frédéric-
Guillaume faisait dire à certains que « la Prusse n’est pas un pays avec une
armée mais une armée avec un pays ». Si cette qualification était exagérée, la
Prusse retrouvait bien par certains aspects les caractéristiques de la Prusse des
Teutoniques (ces deux modèles seront d’ailleurs amplement exploités par la
propagande nazie). De fait, avec 83 000 soldats à sa disposition pour sa première
campagne, Frédéric comptait presque autant de troupes que l’Autriche et ses
100 000 hommes et plus de la moitié des effectifs de la France (les effectifs
prussiens ne cesseront d’augmenter avec 154 000 hommes en 1757, près de
200 000 à la mort de Frédéric2). En d’autres termes, cette armée était un bon
outil, mais cet outil n’était en rien révolutionnaire et, par rapport aux armées
françaises par exemple, beaucoup moins avancé. En ce sens, l’armée dont
héritait Frédéric était comparativement bien moins performante que celle léguée
par Philippe de Macédoine à Alexandre. Néanmoins, elle formait une base saine
à partir de laquelle on pouvait construire un édifice supérieur.
Les contraintes démographiques obligèrent Frédéric à recruter une majorité
de ses troupes à l’étranger, mais il voulut néanmoins insuffler une dimension
citoyenne à son appareil en établissant un numerus clausus de conscrits
prussiens (5 000 soldats en 1768 par exemple). Disposant donc en fin de compte
d’une proportion élevée de soldats aux qualités « morales » douteuses, Frédéric
chercha à compenser les déficiences inhérentes à ce type d’armée en
développant une infrastructure favorisant les automatismes. Par le truchement
d’une discipline irréprochable, d’une chaîne de commandement limpide et d’un
entraînement de base poussé, il chercha ainsi à se doter d’un appareil capable de
répondre rapidement et efficacement aux décisions et aux ordres venus d’en
haut, qui redescendaient jusqu’en bas avec le moins de friction possible.
« L’institution de nos troupes, écrivait-il dans ses Principes généraux, exige de
ceux qui les commandent une application infinie ; elles veulent être entretenues
dans une discipline continuelle, elles veulent être conservées avec un soin
extrême, et elles veulent être mieux nourries que peut-être toutes les autres
troupes de l’Europe3. »
Les témoins, dont Voltaire, observèrent avec admiration et, parfois aussi, un
certain amusement, les exercices souvent fastidieux que Frédéric imposait à ses
troupes et qui firent la réputation de la méthode prussienne, que les Allemands
exportèrent plus tard aux quatre coins du monde, notamment en Amérique latine.
C’est de là aussi que naquirent les fondements stratégiques de la future
Blitzkrieg, dont Frédéric fut un avant-coureur, soit une approche visant à
rapidement étouffer l’adversaire avec un cocktail mêlant surprise, vitesse,
coordination et concentration. Nonobstant le sérieux recul de l’armée prussienne
durant la période napoléonienne, celle-ci sut se ressaisir en tirant les leçons de
ses erreurs, tout en se remodelant globalement dans l’esprit frédéricien, cette fois
sans les limites et les contraintes avec lesquelles Frédéric avait dû composer sa
vie durant.

Débuts
Frédéric naît à Potsdam en 1712, l’année au cours de laquelle Marlborough
prend son envol avec la guerre de Succession d’Espagne. Fils aîné du couple
royal, il est attiré par les arts et les lettres mais son père l’oblige à suivre une
rigoureuse éducation militaire, à laquelle il est au départ réfractaire. Ses relations
avec son père seront de manière générale extrêmement tendues, pour ne pas dire
exécrables, reflétant le contraste saisissant entre la vision obtuse, rigide, étroite
et dépassée de Frédéric-Guillaume avec celle, ouverte, moderne, parfois même
généreuse qui sera celle de Frédéric. Alors que le premier était engoncé dans un
provincialisme de repli, le second envisagera pour la Prusse un rôle européen.
Pour l’un comme pour l’autre, l’armée prussienne constitua le principal
instrument au service de leur vision.
Déchu par son père, lors d’un épisode dramatique, de son rang d’officier,
Frédéric réintègre l’armée prussienne et participe à la guerre de Succession de
Pologne auprès d’Eugène de Savoie et combat à cette occasion contre la France.
A la mort de Frédéric-Guillaume en 1740 – Frédéric a donc vingt-huit ans –, il
accède au trône et entend régner sur son pays en despote éclairé. Son ambitieux
traité politique, L’Anti-Machiavel, le voit réfuter certaines des thèses du
Florentin. Néanmoins, dans la pratique, Frédéric va se montrer un fin praticien
de ce que les Allemands, au milieu du XIXe siècle, désigneront comme la
realpolitik (c’est un certain Ludwig von Rochau qui, en 1853, lance le terme4). A
l’instar de la France qui émerge avec le Roi-Soleil, Frédéric a pour ambition de
faire de la Prusse un pays moderne fondé sur le modèle de l’Etat-nation. Et,
comme Louis XIV avant lui, son ambition nationale passe par le démantèlement
progressif de l’Empire autrichien, dont il va tenter de rogner le territoire et
d’éroder la puissance. Si, au XVIIIe siècle, on ne parle pas encore de lebensraum,
d’« espace vital », Frédéric cherche déjà à étendre ses frontières pour fournir à la
Prusse un espace adapté à ses ambitions géopolitiques. Dans le même temps, la
décomposition de l’espace germanique est accompagnée par le rayonnement
culturel grandissant de la France qui, en nourrissant les ambitions géopolitiques
de Paris sur le front oriental, menace d’étouffer un espace culturel allemand alors
sur la défensive. Admirateur de la culture française, au détriment d’ailleurs de la
culture allemande, avec laquelle il n’a aucune affinité, Frédéric s’ingéniera à
stopper l’emprise de la France sur les territoires germaniques en générant un
mouvement national allemand qui trouvera son aboutissement avec la
réunification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse bismarckienne. De fait,
avec la guerre de Sept Ans (1756-1763), la France effectuera un virage à 180° en
s’alliant avec l’Autriche contre la Prusse et l’Angleterre.
Après la guerre de Succession d’Espagne, la guerre de Succession
d’Autriche (1740-1748) et, surtout, la guerre de Sept Ans participent à
l’endiguement de la France en Europe – ainsi qu’à son refoulement en Amérique
du Nord –, ce qui permet pour un temps de sauver l’équilibre westphalien qui,
comme on sait, volera en éclats en 1789 pour être en partie restauré à Vienne en
1815. En ce sens, l’action de Frédéric poursuit en quelque sorte celle de
Marlborough, avec au bout du compte un rééquilibrage géopolitique qui, pour
Marlborough comme pour Frédéric se révèle favorable à la nation au nom de
laquelle chacun combattit.

La guerre de Succession d’Autriche

Comme l’Espagne en 1701, l’Autriche était à l’époque des faits en proie à


une crise de succession qui allait entraîner un conflit important. L’empereur
Charles VI, qui n’avait pu avoir un fils, désirait voir sa fille Marie-Thérèse lui
succéder en dépit de la loi dynastique des Habsbourg qui proscrivait l’accession
d’une femme au trône impérial. Afin de contourner la loi, il avait réussi à faire
de Marie-Thérèse l’héritière de tous les territoires Habsbourg ayant le statut de
possessions héréditaires. De fait, à la mort de l’empereur, Marie-Thérèse reprit la
couronne, mais sa légitimité était remise en cause, notamment par les pays qui
souhaitaient affaiblir l’Autriche, à commencer par la France, la Bavière et la
Prusse. C’est dans ce contexte que Frédéric alla offrir assistance à Marie-Thérèse
pour la soutenir contre les ambitions franco-bavaroises. Ce soutien n’était pas
gratuit et, en échange, Frédéric réclamait un territoire substantiel : la Silésie (au
sud-ouest de l’actuelle Pologne). Face au refus de l’impératrice, Frédéric décida
de réagir. Ainsi commença la guerre de Succession d’Autriche, et avec elle la
légende de Frédéric le Grand.
C’est au mois de décembre 1740 que Frédéric se projeta sur la Silésie,
quelques semaines seulement après le décès de l’empereur, survenu le
20 octobre. La population de la Silésie totalisait 1,5 million d’individus, au sein
d’une région prospère, qui plus est d’obédience protestante, comme la Prusse
(l’Autriche étant catholique). Apprenant la nouvelle de la disparition du
souverain autrichien, il annonça en quelque sorte ses intentions à Voltaire :
« Cette mort dérange toutes mes idées pacifiques et je crois qu’il s’agira plutôt
de poudre à canon, de soldats, de tranchées que d’actrices, de ballets et de
théâtre… C’est le moment du changement total de l’ancien système de
politique. »
Dès la fin octobre, Frédéric entama les préparations en vue de l’invasion. La
décision d’envahir la Silésie détermina pour beaucoup le reste de son règne dans
la mesure où c’est à travers ce fait accompli qu’il assit sa propre réputation
comme trublion de l’ordre établi alors que Prusse s’affichait désormais comme
une société militariste et donc potentiellement dangereuse. La France était alors
quelque peu en retrait par rapport aux décennies précédentes et Paris cherchait
plutôt la stabilité que l’aventure, tout comme l’Autriche, toujours soucieuse de
voir son empire se fissurer. De son côté, l’Angleterre désirait maintenir
l’équilibre des puissances, avec une Autriche forte, capable de peser face à Paris.
Persuadé que la France ou l’Angleterre le soutiendrait activement dans cette
aventure, Frédéric dut rapidement déchanter, au risque des voir ses mauvais
calculs se retourner contre lui.
Vienne était éloignée de la Silésie, tant en termes physiques que dans les
esprits, et aucun chef d’Etat Habsbourg n’y avait mis les pieds depuis plusieurs
décennies. Le 16 décembre, Frédéric franchissait son Rubicon, en l’occurrence
la région boiseuse marquant la frontière avec la Silésie, et, dans un message à
l’un de ses conseillers, il ne manqua pas de souligner le parallèle avec la marche
de Jules César sur Rome : « J’ai passé le Rubicon ; mes troupes sont pleines de
bonne volonté, les officiers d’ambition et nos généraux affamés de gloire. Tout
ira selon nos souhaits. »
Le 3 janvier 1741, le roi de Prusse pénétrait dans la ville de Breslau sous la
neige, saluant la foule au passage. Frédéric avait pris soin de faire vibrer la fibre
protestante et les populations réformées, trop contentes d’être libérées de
l’autorité catholique autrichienne, avaient accueilli les soldats prussiens en
libérateurs. Lors d’une rencontre avec les ministres protestants, Frédéric avait lu
un passage de l’Ancien Testament (1er livre des Maccabées, XV, 32-33) : « Ce
n’est point une terre étrangère que nous avons prise, ni des biens d’autrui dont
nous nous sommes emparés ; mais c’est l’héritage de nos pères, qui avait été
pendant quelque temps injustement possédé par nos ennemis. »
L’Autriche, sidérée par l’audace de Frédéric, n’avait pu répondre, et celui-ci,
en divisant son armée en deux, coupait les lignes de communication ennemies.
Le roi de Prusse remonta de son côté sur l’Oder, et le maréchal de Schwerin,
avec la seconde armée, poursuivit vers la Bohême et la Moravie. Schwerin était
un homme d’expérience, qui avait combattu aux côtés de Marlborough. Le
25 janvier, le rapt de la Silésie était effectué et Frédéric pouvait rentrer à Berlin.
La facilité avec laquelle ses troupes s’étaient emparées de la province avait
stupéfié toute l’Europe. Mais Vienne n’avait pas dit son dernier mot et au mois
d’avril 1741 les troupes autrichiennes ripostaient. Cette fois, c’est Frédéric qui se
fit surprendre, en raison de son inexpérience.
Le 10 avril, à Mollwitz, Frédéric prenait part à sa première grande bataille à
la tête de l’armée prussienne. Pour une première, son comportement fut de
mauvais augure. Attaqué par une cavalerie autrichienne supérieure à la sienne, il
quitta le théâtre pour se mettre à l’abri. Malgré tout, son armée parvint à
encaisser le choc et, grâce à son infanterie et au sang-froid de Schwerin, elle
repoussa l’ennemi. Tout contrit de retrouver les siens après les avoir lâchés
honteusement, Frédéric allait puiser dans cette humiliation les ressources
nécessaires pour rebondir avec éclat : « Mollwitz fut mon école, écrira-t-il plus
tard, je fis des réflexions profondes sur mes fautes dont je profitais par la suite. »
Pour celui qui avait annoncé à ses proches « avoir rendez-vous avec la gloire »,
l’événement avait plutôt tourné au cauchemar.
Au bout du compte, en 1742, à l’occasion de la paix de Breslau, il obtenait la
haute et la basse Silésie, moins trois enclaves. La reprise des hostilités l’année
suivante le vit marcher avec une confiance renouvelée, d’autant que l’alliance
avec la France (contre l’Autriche) semblait lui donner plus de latitude. Entre-
temps, l’armée prussienne avait atteint le chiffre respectable de 140 000 unités.
Sa percée initiale et la prise de Prague confortèrent Frédéric dans l’idée que son
audace allait être payante. Néanmoins, les atermoiements de la France l’avaient
laissé dans une position vulnérable que les Autrichiens tentaient d’exploiter et il
ne put se tirer de ce mauvais pas que grâce à sa force de caractère, qui lui permit
de convaincre une armée en proie au doute de résister à l’ennemi. Conforté par
son habileté à éviter un désastre annoncé, Frédéric tenta d’attirer l’adversaire
dans une position avantageuse pour ses troupes, seul moyen pour lui de grignoter
des points sur l’ennemi et d’assurer ses acquis. Cette stratégie qu’il s’imposa par
la force des choses, étant donné les limites de son appareil politico-militaire,
n’était pas forcément conforme à son tempérament naturellement agressif, mais
il sut avec le temps transcender ce paradoxe stratégique en s’efforçant
d’exploiter ses qualités personnelles dans les limites des possibilités physiques
de son armée.
L’affrontement avec l’Autriche eut lieu à Hohenfriedberg, première bataille
entièrement orchestrée par Frédéric au cours de laquelle il révéla l’étendue de
ses qualités (4 juin 1745). Il avait réussi à concentrer toutes ses forces juste avant
l’affrontement et, poussant ses hommes à marcher durant la nuit, s’était octroyé
un avantage stratégique décisif dans la mesure où il obligeait l’ennemi à
combattre de manière fragmentée. L’armée autrichienne avait vu chacune de ses
unités engagée dans un combat solitaire, sans qu’aucune synergie puisse diriger
toutes les forces au même moment. Au contraire, l’offensive prussienne
témoigna d’une parfaite coordination entre l’artillerie et l’infanterie, suppléées
par une cavalerie qui avait pris le meilleur sur les cavaliers autrichiens. Au
moment clef de la bataille, Frédéric asséna le coup de massue qui acheva
l’ennemi, avec l’intervention de ses dragons contre l’infanterie adverse.
D’habitude, quelle que soit l’issue du combat, les armées prussiennes, par
leur prise de risques, avaient tendance à subir des pertes plus importantes que
l’ennemi. Là, les hommes de Frédéric ne comptabilisèrent qu’un tiers des pertes
encourues par les Autrichiens, soit 4 751 victimes (dont 905 tués), contre 13 800
(dont 3 120 tués).
Peu après, alors qu’il se dirigeait vers la Silésie depuis la Bohême, où les
Autrichiens s’étaient retranchés, Frédéric se retrouva exposé par sa propre faute,
avec la moitié des troupes dont disposait alors l’ennemi, dont il avait
grossièrement sous-estimé la détermination. Si, à la bataille de Hohenfriedberg,
Frédéric avait combattu pour le sort de la Silésie, à Soor (30 septembre 1745) il
allait batailler pour sa propre survie. Surpris par l’arrivée massive de troupes
autrichiennes, dont il prit connaissance vers 5 heures du matin, Frédéric put alors
compter sur la discipline de son armée, qui sembla se mettre automatiquement
en ordre de bataille sans qu’aucune instruction ne lui soit parvenue du haut
commandement. Ainsi parvint-il rapidement à former une ligne parallèle à celle
de l’ennemi, protégeant son centre et la gauche de sa réserve, tout en couvrant
ses lignes de communication vers la Silésie. Cette manœuvre compliquée mais
cruciale s’était accomplie en moins de trois heures, alors que le soleil
commençait à peine à éclairer le théâtre de ses rayons.
Les Autrichiens entamèrent les hostilités avec un barrage d’artillerie dirigée
contre la cavalerie située à la droite du dispositif prussien. Celle-ci encaissa le
tir, et boucha à chaque fois les espaces causés par les explosions. Frédéric, dont
le sang-froid faisait grande impression sur ses hommes, dirigeait lui-même la
cavalerie, qu’il lança contre les escadrons ennemis afin de préparer l’offensive
des fantassins. Néanmoins, la topographie défavorable du théâtre – que Frédéric
n’avait pu étudier au préalable – aurait dû freiner l’élan des escadrons prussiens
et totalement désorganiser leur mouvement. Il n’en fut rien et la cavalerie
autrichienne et alliée, de beaucoup supérieure en nombre à la prussienne avec
ses quarante-cinq escadrons contre vingt-quatre pour Frédéric, se révéla
incapable de saisir ce qui aurait dû constituer sa grande opportunité de refouler
l’adversaire. Au contraire, les Autrichiens furent repoussés vers une forêt, leur
infanterie se retrouvant à découvert. Malgré tout, grâce à la puissance du feu, les
fantassins refoulèrent la première attaque prussienne. Mais les attaques
successives de la deuxième ligne, puis celle, inopinée, du centre et de la réserve
censés attendre eurent raison des Autrichiens, d’autant plus que les soldats
prussiens s’emparaient de leur artillerie. En vain Frédéric exhorta-t-il ses
cavaliers à engager la poursuite de l’ennemi, mais les hommes étaient déjà en
train de célébrer cette victoire d’autant plus savoureuse qu’elle était totalement
inattendue. Les Autrichiens avaient perdu 7 444 hommes, les Prussiens 3 911.
Alors que la nuit tombait sur le théâtre, la réputation de Frédéric comme génie
de la guerre trouva là son premier point d’ancrage. Elle n’allait faire que
s’amplifier avec le temps.
Si ses hommes, désormais, lui étaient entièrement acquis, lui-même
éprouvait envers ses troupes une gratitude et une confiance sans bornes. A partir
de cet instant, il fut convaincu que son armée ne s’exprimait jamais aussi bien
que lorsqu’elle s’engageait dans des actions audacieuses et il ne rechigna plus,
au contraire, à affronter des adversaires de beaucoup supérieurs en nombre,
persuadé qu’il était que la qualité de son appareil compensait la relative faiblesse
numérique de ses effectifs. De fait, il avait su créer une symbiose parfaite entre
lui et son armée, cette dernière sachant répondre presque instinctivement à ses
décisions alors que lui-même pouvait presque anticiper au milieu du brouillard
de la guerre comment ses hommes allaient se comporter et affronter des
situations inédites. « Du reste, souligne l’historien Franco Cardini, il n’y avait
pas que la rigueur de la discipline, mais également la force constante de
l’exemple, pour faire de l’armée prussienne ce modèle qui devait bientôt se voir
imité par toute l’Europe : depuis le roi jusqu’aux derniers des sous-officiers,
personne n’exigeait de la troupe plus qu’il n’était disposé le premier à
accomplir5. »

La guerre de Sept Ans

La guerre de Succession d’Autriche s’était terminée en 1748 avec le traité


d’Aix-la-Chapelle, qui avait laissé l’Autriche sur sa faim, en particulier sur la
question silésienne. Surclassée par la France et Maurice de Saxe, notamment à
Fontenoy (11 mai 1745), puis par Frédéric II, son désir de revanche la rendait
menaçante pour la Prusse et c’est pourquoi, en 1756, Frédéric décida de lancer
une offensive préemptive contre la Saxe, alliée de l’Autriche. Toutefois, en vue
de maintenir un équilibre géopolitique que Frédéric menaçait de renverser, la
France s’aligna cette fois avec l’Autriche contre la Prusse, au grand désarroi de
Frédéric, qui n’avait pas anticipé le rapprochement entre Bourbons et
Habsbourg. Mais l’équilibre européen évoluait et l’Angleterre avait supplanté
l’Autriche comme ennemi principal de la France. Outre la Saxe et la France,
l’Autriche bénéficiait du soutien de la Russie et de la Suède, alors que Frédéric
ne pouvait compter que sur l’Angleterre et quelques princes allemands. Malgré
l’énorme pression exercée par cette formidable coalition de superpuissances,
Frédéric allait faire parler la poudre en obtenant des victoires magistrales sur la
France et sur l’Autriche. Bien que trop faible et trop isolé pour exploiter
territorialement ses victoires militaires, d’autant plus qu’il n’avait pas vis-à-vis
des sièges le même entrain que pour les batailles rangées, Frédéric parvint
néanmoins à faire de la Prusse le modèle de l’armée moderne dont toute
l’Europe tenta ensuite de s’inspirer.
Henry Lloyd, obscur stratégiste gallois, élabora peu après les événements un
schéma stratégique (fondé sur le concept des « lignes d’opérations ») à partir des
campagnes de Frédéric, dont s’inspira directement Jomini, alors que Napoléon,
Clausewitz et d’autres étudièrent minutieusement les campagnes du roi de
Prusse6. De fait, l’action de la Prusse durant la guerre de Sept Ans constitua
l’apogée de la guerre dite « moderne », en d’autres termes celle de l’Ancien
Régime, dont les fondements remontaient aux XVIe et XVIIe siècles.
Du reste, après sept années de durs combats, la carte géopolitique de
l’Europe était demeurée sensiblement la même et la Silésie, source de tous les
maux, restait prussienne. Malgré cela, la dynamique géostratégique s’était
considérablement modifiée avec l’affirmation de la puissance prussienne. En
dehors de l’Europe, la France s’effaçait au profit de l’Angleterre, ayant perdu
gros sur deux théâtres importants : en Amérique du Nord et en Inde. Mais c’est à
Rossbach, face à Frédéric, que la France subit le plus gros revers psychologique
de toute la guerre.
Si Frédéric avait parfaitement saisi l’imminence d’une attaque autrichienne
contre la Prusse, il n’avait pas anticipé combien son attaque préemptive contre la
Saxe allait attiser l’opinion publique européenne contre sa personne. Mais
l’ordre westphalien reposait sur le maintien d’une certaine homogénéité
politique et, de ce fait, sur la solidarité dynastique. Or le mauvais traitement que
le roi de Prusse avait fait subir à la famille royale de Saxe suite à l’invasion avait
eu pour effet de liguer quasiment toute l’Europe contre lui. Désormais, il était
présenté comme l’agresseur bien plus que comme l’agressé et son invasion de la
Saxe était perçue, probablement à tort, comme une manœuvre impérialiste.
Pourquoi ne pas avoir tout simplement attaqué l’Autriche ? Fort de son
expérience de la guerre de Silésie, probablement jugeait-il risqué de se projeter
directement sur la Bohême sans avoir assuré préalablement ses arrières. En
investissant la Saxe, il pouvait compter sur les ressources économiques et
financières du pays occupé en vue d’orchestrer une offensive de plus grande
ampleur. Evidemment, en agissant de la sorte, il se privait de l’élément de
surprise sur lequel il aurait pu jouer en attaquant l’Autriche, avant que la Russie
et la France aient le temps de réagir. A la fin de sa vie, dans son Testament
militaire de 1775, il insistera sur les risques à conduire des guerres loin de ses
bases nationales, principalement parce que de telles guerres multiplient les
problèmes logistiques.
Globalement, les ramifications de cette guerre qui ne faisait que commencer
allaient dépasser de très loin le seul cadre européen, à tel point qu’en Amérique
ce que nous désignons depuis sous l’appellation de guerre de Sept Ans est connu
sous le nom de guerres françaises et indiennes, French and Indian Wars. Dans
une perspective restreinte de cette guerre au continent européen, la dynamique
tournait autour de la volonté de la Prusse de maintenir son statut nouvellement
acquis par une démonstration de force. « A la lumière de la guerre de Sept Ans,
suggère l’historien allemand et biographe de Frédéric, Gerhard Ritter, la Prusse
apparut comme une puissance créée délibérément, de fait, comme une structure
artificielle dont la volonté de s’arroger une influence et un statut égaux aux
autres nations allait à l’encontre de la nature des choses7. »
Alors que l’opposition se mobilisait, Frédéric s’organisait afin d’incorporer
l’appareil militaire saxon au sien, une tâche plus compliquée qu’il ne l’aurait
souhaité. De cette façon, les uns et les autres préféraient attendre que passe
l’hiver pour lancer les hostilités. Avec le seul soutien de l’Angleterre, Frédéric se
trouvait dans une situation précaire face à cette pléthore de superpuissances.

Rossbach et Leuthen : Frédéric assoit sa légende

La campagne prussienne de 1757 commença sous de bons auspices avec la


percée de Frédéric en Bohême et une première victoire contre les Autrichiens à
Prague le 6 mai. Toutefois, celle-ci intervint après un combat particulièrement
dur pour les deux armées, qui subirent là de grosses pertes. En conséquence,
Frédéric se trouva affaibli et il ne parvint pas à faire sauter le verrou de la ville
de Prague au sein de laquelle s’étaient réfugiées les troupes ennemies. Pis
encore, suite à des errements tactiques, il dut concéder une victoire de prestige
au général Daun, venu assister les assiégés, à la bataille de Kolin (18 juin), et fut
contraint de lever le siège de Prague. Le coup décisif qu’il espérait infliger à
l’Autriche se soldait par un échec accompagné d’une défaite sur le terrain qui,
sans être décisive, n’en était pas moins humiliante. Typiquement, il retiendra la
leçon et cette déconvenue lui en évitera d’autres. Entre-temps, durant cet
été 1747 particulièrement difficile, les Prussiens subiront une nouvelle défaite,
face aux Russes cette fois, à la bataille de Gross-Jägersdorf (30 août, Prusse-
Orientale), bataille sans grandes conséquences toutefois, que les Russes
choisirent de ne pas exploiter, et qui concernait une armée prussienne secondaire
commandée par le général von Lehwaldt. Malgré tout, cette entrée en piste des
troupes russes démontrait qu’elles n’étaient pas là pour faire de la figuration.
Alors que l’année 1757 approchait de sa fin, Frédéric se retrouva dans une
posture inconfortable vis-à-vis de l’Autriche et de la France, qui le menaçaient
respectivement sur le front oriental et sur le front occidental. Avec seulement
21 000 hommes, Frédéric se détermina à forcer la décision et il se projeta vers le
sud, à près de 300 kilomètres de ses bases, pour affronter l’armée française
conduite par le prince de Soubise. Ce dernier disposait de 41 000 hommes,
30 000 Français environ plus 11 000 Allemands, près du double des effectifs
prussiens. Les rapports transmis à Frédéric lui en annonçaient, à tort, encore
davantage, 60 000 hommes, soit trois fois plus. Cette inflation involontaire de la
force ennemie allait jouer en faveur de Frédéric dans la mesure où il laissa
Soubise lancer les hostilités, ce qui lui donna l’opportunité de lire ses intentions,
puis de réagir en conséquence.
En moins de deux semaines, Frédéric avait couvert la distance qui le séparait
de son adversaire et les deux armées se retrouvaient face à face près du village
de Rossbach. La situation topographique présentait un terrain vallonné dont
Frédéric allait remarquablement exploiter les contours. L’affrontement se
matérialisa en début d’après-midi, le 5 novembre. C’est Soubise qui prit
l’initiative alors que Frédéric attendait de voir ce que son adversaire était en train
de concocter. Grâce à sa supériorité numérique flagrante, Soubise désirait
prendre Frédéric par le flanc, par une manœuvre de débordement à laquelle il
consacra la masse de ses effectifs.
L’offensive démarra alors que Frédéric prenait nonchalamment son repas de
midi. Averti de la manœuvre, il réagissait en dépêchant la cavalerie, trente-huit
escadrons sous le commandement du général Friedrich von Seydlitz, à
l’extrémité gauche de son dispositif, sous couvert de la colline qui masquait le
mouvement de ses troupes. L’infanterie procédait elle aussi derrière la crête de la
colline alors que l’artillerie se mettait en position. Les alliés, qui avaient noté
que l’armée ennemie s’était mise en mouvement mais ne l’apercevaient point,
crurent que Frédéric avait signalé la retraite. Confortés par ce leurre qui
correspondait à leurs attentes, ils se lancèrent en désordre pour poursuivre
l’ennemi, la cavalerie autrichienne se détachant dangereusement du reste des
troupes.
Vers 15 h 15, le colonel Moller déclencha l’artillerie prussienne, dix-huit
canons lourds. Quelques instants plus tard, Seydlitz sonnait la charge et, par le
truchement de deux attaques successives, poussa la cavalerie alliée à la déroute.
Il eut la présence d’esprit de regrouper ses effectifs, qu’il lança un peu plus tard
contre l’infanterie adverse. Celle-ci, mise à mal par l’infanterie prussienne,
descendue de la colline et appuyée par l’artillerie, se disloqua face à une pression
d’autant plus insoutenable que les cavaliers prussiens se mêlaient au combat. En
l’espace de quelques minutes seulement, mais d’une intensité extrême, les alliés
craquaient, la bataille se terminant avec un combat d’arrière-garde impliquant le
général autrichien Gideon von Laudon et le comte de Saint-Germain.
A 17 heures, alors que l’obscurité s’emparait du théâtre, la bataille était
terminée. Incroyablement, Frédéric n’avait perdu que 550 hommes, les alliés
10 000, y compris des prisonniers. L’un d’entre eux avait apostrophé Frédéric,
dont l’apparence ne laissait en rien entendre qu’il fût le roi de Prusse, et, le
prenant pour un simple caporal, lui avait demandé s’il pouvait s’en retourner
chez lui, en Auvergne ! L’homme qu’il avait en face de lui venait de mettre un
pied dans la légende. Si ce dernier n’avait peut-être pas encore conscience de la
portée de l’événement, il écrivit néanmoins ce soir-là à sa sœur Wilhelmine qu’il
pouvait désormais mourir en paix… Pour l’heure cependant, cette victoire le
libérait d’un fardeau et il pouvait désormais se consacrer à sa tâche prioritaire :
la défaite de l’Autriche.

Voici l’analyse que fit Henry Lloyd du comportement de Frédéric durant la
bataille :

« La conduite du roi est bien différente de celle des généraux de l’armée
combinée. Il voit l’ennemi en mouvement toute la matinée, cependant il reste
tranquille ; il n’est ni inquiet ni troublé comme on l’est trop souvent en pareil
cas, et aussitôt qu’il a pénétré leurs desseins, il fait ses dispositions. Sa marche
derrière la montagne de Reichert-Swerben lui procura de grands avantages :
cette apparence de fuite enfla le courage de ses ennemis au point de leur faire
négliger toutes les précautions nécessaires ; ils s’avancèrent avec tant de
précipitation, qu’il y eut du désordre dans leur armée durant la marche ; et leur
erreur fut telle, que la tête de leurs colonnes se trouva tout à coup sous le feu de
la ligne de l’ennemi, et si près de lui, qu’il leur fut impossible de se former. Le
roi saisit ce moment favorable ; il ordonna à sa cavalerie d’attaquer ; et quoiqu’il
fût à peine arrivé quelques corps d’infanterie, il leur ordonna de s’avancer avant
que l’ennemi pût faire aucunes dispositions. Un pouce de terrain, un instant
perdu auraient donné à l’ennemi l’espace et le temps nécessaires pour former sa
ligne ; mais les dispositions du roi furent aussi précises que jamais dispositions
puissent l’être, et il fut couronné, comme il le méritait, par la victoire8. »

Un mois plus tard environ, le 3 décembre, Frédéric convoquait ses généraux
et les chefs des régiments et des bataillons dans son modeste QG de Parchwitz.
D’une voix basse, presque inaudible, mais qui faisait ressortir toute sa
détermination, habillé dans son vieil uniforme rapiécé, il annonça gravement ses
intentions : « Je vais marcher pour attaquer cette position. Je n’ai pas à expliquer
ma conduite ni pourquoi j’y suis déterminé. Je comprends parfaitement la nature
des dangers attachés à cette entreprise mais dans la situation qui est la mienne, je
dois soit conquérir, soit mourir. Si nous sommes battus, tout sera perdu.
Comprenez donc bien que nous combattons pour la gloire de notre patrie, pour la
survie de nos foyers, pour nos épouses et nos enfants. »

Le lendemain matin, l’armée se mettait en marche et, dans la soirée, elle était
informée de la position des Autrichiens, dirigée par Charles de Lorraine. Comme
à Rossbach, Frédéric allait combattre avec un lourd handicap, le prince de
Lorraine disposant de 65 000 hommes, Frédéric de 39 000. Le handicap
numérique était légèrement inférieur à ce qu’il avait été contre les Français mais
l’armée autrichienne était à cette époque une machine de guerre efficace et
puissante et Frédéric prenait là un risque certain. Le théâtre, en Silésie, était
connu de Frédéric.
Le 5 décembre, près de Leuthen, qui donnera son nom à la bataille (la ville
est située à quelques kilomètres de Wrocław, en Pologne), l’armée prussienne se
mit en ordre de bataille dès avant l’aube. Leuthen et l’armée autrichienne étaient
au nord. Frédéric put voir que l’aile droite autrichienne touchait un bois à
l’extrémité du théâtre et que, de l’autre côté, les deux collines dont il espérait
qu’elles lui permettent de marcher durant 3 kilomètres sans être vu étaient
dégagées. Vers 11 heures, il déploya un dispositif de façade afin de convaincre
l’adversaire qu’il cherchait un choc frontal alors qu’il se préparait à une
offensive en ordre oblique, avec la masse sur sa droite, l’aile allégée sur sa
gauche.
Pour éviter sa déconvenue de Kolin, il prit un soin extrême à bien disposer
ses troupes avant l’enclenchement des hostilités et à s’assurer que ses
subordonnées comprenaient le sens de sa manœuvre. C’est pourquoi la bataille
ne se déclencha que vers 13 heures, l’entourage de Frédéric commençant
d’ailleurs à donner des signes d’impatience alors que le roi de Prusse semblait
prendre tout son temps.
A la première attaque, les auxiliaires wurtembergeois de l’armée
autrichienne qui se trouvaient en première ligne parvinrent à résister
vaillamment au choc de l’infanterie prussienne, qui avançait malgré tout vers
Leuthen. Au même moment, sur l’aile droite prussienne, la cavalerie dominait
l’adversaire. Leuthen prise par les Prussiens, les Autrichiens tentèrent de se
réorganiser et ils lancèrent soixante-dix escadrons sur la gauche prussienne,
c’est-à-dire l’aile vulnérabilisée par l’ordre oblique. Dans Leuthen, un des
généraux prussiens, von Driesen, avait pu suivre la riposte autrichienne et il
décida de réagir immédiatement, d’abord avec des dragons, quelque peu sacrifiés
durant cette attaque, puis en second rideau, les cuirassiers, plus efficaces.
L’offensive des cavaliers autrichiens s’enraya et un sentiment de confusion
s’empara alors de l’armée autrichienne. La débandade de la cavalerie avait gagné
l’infanterie, désormais totalement débordée. La nuit s’installait sur ce champ de
ruines qui se couvrait d’un manteau de neige blanc.
Frédéric venait de remporter sa plus belle victoire militaire, celle qui assit
définitivement sa réputation, plus encore peut-être que Rossbach, où l’adversaire
s’était montré inférieur. La Prusse avait perdu 6 400 hommes, les Autrichiens
22 000. A Leuthen, les Autrichiens et alliés s’étaient montrés coriaces et Charles
de Lorraine digne de son rang. Mais, malgré 26 000 soldats de plus que leur
adversaire, ils n’avaient rien pu faire contre le génie de Frédéric et contre
l’organisation prussienne. La victoire s’était jouée sur une manœuvre osée et
d’une grande complexité, dont la mise en œuvre avait été irréprochable. La
France, occupée par son conflit avec l’Angleterre, se tenait dorénavant à distance
et l’Autriche rentrait en Bohême avec moins d’un quart de ses effectifs de
départ. Néanmoins, la coalition avait des ressources quasiment inépuisables et la
paix espérée par Frédéric fut reportée à bien plus tard. La guerre perdura durant
six longues années, à l’issue desquelles l’Angleterre acquit définitivement son
statut de première puissance mondiale, la Prusse ayant pour sa part consolidé sa
propre position au sein d’une poignée de puissances continentales. Grâce à ces
deux succès monumentaux et malgré d’autres prestations en demi-teinte,
Frédéric entrait par la grande porte au panthéon des dieux de la guerre, bientôt
rejoint par un homme qui allait redéfinir tous les paramètres de la profession.

Possibilités et limites de la stratégie frédéricienne

De manière générale, l’appareil militaire dont disposait Frédéric lui imposait


des restrictions stratégiques qui allaient bien souvent à l’encontre parfois des
recommandations faites par le théoricien. L’emploi de troupes privées
étrangères, utilisées pour compléter les effectifs, contraignait les ordres de
marche dès lors qu’on tâchait d’éviter toute situation facilitant la désertion. Dans
ses Instructions militaires, il consacra un chapitre à « Comment empêcher les
désertions ? », où il préconisait toutes sortes de précautions à cet effet. Par
exemple, « en évitant des camps trop près d’un bois ou d’une forêt, si la raison
de guerre ne l’exige pas » ou encore « en évitant de faire des marches de nuit, si
des raisons importantes ne l’exigent pas absolument ». De manière générale, il
ne se faisait guère d’illusion sur les faiblesses morales et humaines du soldat :
« La plus grande partie d’une armée est composée de gens indolents ; si le
général n’est pas toujours attentif à ce qu’ils fassent leur devoir, cette machine,
qui est artificielle et ne peut pas être parfaite, sera bientôt détraquée, il n’aura à
la fin qu’une armée indisciplinée en idée. » Dans cette perspective, il fallait,
selon lui, se fixer un idéal : « Dans une armée, tout doit tendre à la perfection,
pour faire voir que tout ce qui s’y fait est l’ouvrage d’un seul homme. »
En plus du risque de désertion, l’emploi de bagages lourds et de magasins
ralentissait le mouvement, tout comme le tractage de pièces d’artillerie, dont
Frédéric augmenta l’usage durant la guerre de Sept Ans. Ainsi, toutes sortes de
vulnérabilités l’empêchaient de trop risquer sur un coup de dés, de trop
s’exposer et de se voir ainsi anéanti par une contre-offensive ennemie. C’est
pourquoi sa stratégie fut en quelque sorte passive-agressive. Naturellement
enclin à l’offensive, à travers laquelle il pouvait faire jouer son génie tactique, il
était par ailleurs contraint à une posture générale défensive par la relative
faiblesse de la Prusse. Face à la coalition, une attitude strictement défensive
l’aurait probablement usé à long terme avec un risque d’étranglement progressif,
alors qu’une stratégie d’offensive à outrance aurait probablement fini par se
retourner contre lui du fait qu’il devait affronter plusieurs armées.
En conséquence, sa stratégie s’articula autour d’offensives foudroyantes
mais de courte durée, destinées à affaiblir l’ennemi plutôt qu’à le détruire, et
ainsi le contraindre à négocier des termes favorables à la Prusse : « Nos guerres
doivent être courtes et vives, puisqu’il n’est pas de notre intérêt de traîner
l’affaire ; une longue guerre ralentit sensiblement notre admirable discipline, et
ne laisse pas de dépeupler notre pays et d’épuiser nos ressources. » En somme, il
ne s’agissait là ni de la stratégie d’anéantissement que prônera plus tard
Napoléon, qui disposera d’un tout autre appareil militaire, ni de la stratégie
d’épuisement que les théoriciens Allemands du XIXe siècle lui opposeront et qui
fut plutôt l’apanage de Maurice de Saxe, lequel disait : « Je ne suis pas pour les
batailles, surtout au commencement d’une guerre, et je suis persuadé qu’un
habile général peut la faire toute sa vie sans y être obligé. » Avec Frédéric se
dégageait plutôt une stratégie qui, au bout du compte, tentait de déséquilibrer
l’adversaire sans qu’il soit anéanti ni nécessairement épuisé.
Le succès de cette stratégie, quelle que soit sa désignation, reposait
logiquement sur le maintien de l’initiative, et notamment le choix des batailles :
« Les meilleures batailles, disait-il, sont celles qu’on force l’ennemi de recevoir
car c’est une règle constatée, qu’il faut obliger l’ennemi à faire ce qu’il n’avait
pas envie de faire ; et comme votre intérêt est diamétralement opposé au sien, il
vous faut vouloir ce que l’ennemi ne veut pas. »
Sa tactique reposait sur l’efficacité de son infanterie. Typiquement, celle-ci
commençait la bataille avec un barrage de tirs au fusil, puis elle se projetait
aussitôt contre l’ennemi avec les baïonnettes. L’ordre de bataille choisi était un
ordre mince et large, de manière à éviter un débordement par les flancs tout en
débordant soi-même l‘adversaire. Mais pour déborder l’ennemi, il fallait
disposer d’un front plus large, ce qui n’était pas garanti. C’est pour cette raison
que Frédéric eut recours à l’ordre oblique, qui consistait à renforcer une aile avec
le gros de la cavalerie, plus l’artillerie, alors que l’autre aile, délibérément
allégée, « refusait » le combat selon la terminologie employée. Toujours dans ses
Instructions, Frédéric résumait ainsi le dispositif :
« Ma première règle concerne le choix du terrain, et la seconde, la
disposition de la bataille même. C’est ici où l’on peut faire une application utile
de mon ordre de bataille oblique. Car on refuse une aile à l’ennemi, et on
renforce celle qui doit faire l’attaque. Par là, vous portez toutes vos forces sur
l’aile de l’ennemi que vous voulez prendre en flanc. […] Par cette disposition,
vous aurez l’avantage, 1° de faire tête avec un petit nombre de troupes à un corps
supérieur ; 2° d’attaquer l’ennemi du côté où l’affaire sera décisive ; et 3° votre
aile ayant été battue, une partie seulement de votre armée sera entamée, les
autres trois quarts des troupes, qui sont encore fraîches, serviront pour votre
retraite. Si l’on veut attaquer l’ennemi dans un poste avantageux, il faut en
examiner le faible et le fort, avant de faire les dispositions de l’attaque. On se
déterminera toujours pour l’endroit où l’on croit trouver le moins de résistance. »
Cette tactique, pour fonctionner, faisait appel à une discipline supérieure de
la part des troupes et à une maîtrise exceptionnelle de la part du commandement,
qui devait très rapidement s’adapter aux circonstances de l’engagement, qui
pouvait déboucher sur une multitude de scénarios. De fait, l’aile qui refusait le
combat se trouvait dans une position d’extrême vulnérabilité qui pouvait vite
faire dérailler la machine, d’autant que Frédéric ne disposait pas de beaucoup de
réserves.
En somme, l’ordre oblique n’était pas pour tout le monde et il ne convenait
en fin de compte qu’à des capitaines de très haut vol capables d’anticiper
l’évolution du combat et de prendre les bonnes décisions au moment opportun.
Au milieu du XVIIIe siècle, les armées engagées restaient comparativement
modestes avec quelques dizaines de milliers d’hommes, ce qui fait que le
commandant en chef pouvait encore avoir une vision claire du théâtre et
dépêcher ses instructions avec célérité. Bien que les autres armées européennes
aient sensiblement progressé durant les années précédant la guerre, les troupes
prussiennes bénéficiaient d’un avantage indiscutable en termes de discipline, de
coordination et de vitesse dans la mise en action. Hormis Maurice de Saxe,
l’autre grand capitaine de la période (dont les Rêveries furent publiées en 1757
justement), Frédéric était de beaucoup supérieur à tous ses adversaires.
Ce système lui permettait donc d’engranger des victoires significatives mais,
à la longue, il était coûteux en hommes. Aucune des batailles n’était réellement
décisive bien que contribuant toutes à un effet d’accumulation, il est vrai
tempéré par quelques échecs. Car la tactique de Frédéric, admirable lorsque les
circonstances étaient favorables, se révélait parfois problématique, notamment
lorsque la topographie du théâtre était compliquée, et surtout lorsqu’elle
empêchait la cavalerie de s’exprimer, comme ce fut le cas aux batailles de Kolin,
où Daun renforça au préalable l’aile ciblée, et de Kunersdorf (12 août 1759), où
la Prusse s’effondra face aux troupes russes, suite à une fausse manœuvre de
Frédéric, qui échappa de justesse aux tirs ennemis alors que 6 000 de ses
hommes mouraient sur le champ de bataille. Avec des adversaires qui tiraient les
leçons de leurs propres échecs, Frédéric sut lui-même trouver de nouvelles
solutions et son inventivité fut toujours vivace. Dans ce domaine, il fut plus
créatif que Marlborough, par exemple, qui, comme on l’a vu, avait tendance à
réitérer ses choix stratégiques sur tous les théâtres.
Mais la guerre n’est pas une science exacte et le formidable impact
psychologique que causèrent ses deux victoires magistrales de 1757 insuffla aux
armées prussiennes un sentiment d’invincibilité qui modifia sensiblement les
rapports de forces géostratégiques en sa faveur, quand bien même la coalition
avait toutes les cartes en main pour renverser la vapeur.
Ainsi, Frédéric signala-t-il l’apothéose d’une période en phase d’être
révolue, qui avait vu s’exprimer en l’espace de quelques décennies une pléthore
de grands capitaines tous plus prestigieux les uns que les autres. Certains dont
nous avons moins parlé, comme Gustave-Adolphe, Condé, Eugène de Savoie,
Maurice de Saxe ou Alexandre Souvorov, marquèrent de leur empreinte, avec
Turenne, Marlborough et Frédéric, cette époque où l’Europe savait produire du
génie dans tous les domaines des arts et des sciences, y compris celui de la
guerre. Bientôt cependant, l’individu allait céder la place aux institutions, le
grand capitaine devant s’incliner face à des appareils d’Etat sachant produire des
armées dont le caractère monstrueux allait progressivement échapper à son
contrôle. Paradoxalement, ce passage de témoin entre une période et une autre
fut orchestré par un homme qui, depuis, est devenu pour la postérité
l’incarnation même du grand capitaine et du génie guerrier : Napoléon
Bonaparte.
QUATRIÈME PARTIE

L’OMBRE DE NAPOLÉON
DE LA GUERRE TOTALE
AUX CONFLITS ASYMÉTRIQUES
Chapitre 12

Napoléon Bonaparte, le nouvel Alexandre


1769-1821

Napoléon Bonaparte est à l’ère moderne ce qu’Alexandre, Hannibal et César


furent à la période antique : un génie de la guerre qui transgressa tous les
paramètres stratégiques de son époque. De même qu’il y eut dans la longue
histoire de la guerre un avant et un après Alexandre, la période des guerres
napoléoniennes est tout à la fois un aboutissement, celui de la guerre moderne, et
le début d’une ère nouvelle, celle de la guerre totale. Le parallèle avec Alexandre
ne s’arrête pas là dans la mesure où les deux hommes, contrairement à de
nombreux capitaines partis de rien, furent tous deux des catalyseurs géniaux
juchés sur les épaules d’une révolution qui était déjà en marche mais dont ils
décuplèrent les forces et les effets. Enfin, Napoléon comme Alexandre furent
d’immenses conquérants dont les empires éphémères s’effondrèrent comme des
châteaux de sable. Si, comme nous le verrons plus loin, l’histoire de la guerre ne
s’arrête pas avec Napoléon, ni celle des grands chefs de guerre, l’homme
constitue néanmoins la dernière incarnation du « grand capitaine » telle qu’elle
fut définie par Alexandre justement, c’est-à-dire ce chef d’orchestre omnipotent
– et omniprésent – qui, depuis le début de la campagne jusqu’à la fin, pense
toutes les stratégies, organise la préparation et la logistique, puis conduit les
combats jusqu’au sein de la mêlée. Certes, Adolf Hitler, qui, comme Napoléon et
d’autres illustres chefs de guerre, détint à la fois les rênes du pouvoir politique et
militaire, s’y essaya, mais il fut malgré tout contraint d’opérer loin du théâtre et,
de toute manière, son inspiration militaire, si tant est qu’il en eût une, fut de
courte durée.
Si la figure de Napoléon a tant marqué les esprits, c’est que durant quelques
années cette intelligence militaire exceptionnelle disposa d’un appareil militaire
supérieur à toutes les autres armées du moment. Néanmoins, comme beaucoup
de conquérants jamais rassasiés, Napoléon fut dépassé par l’ampleur de ses
ambitions et son extraordinaire aventure se solda par un échec. Il n’en reste pas
moins qu’il incarna un rêve et donc une ambition qu’il sut faire partager à ses
troupes galvanisées par la fantastique aventure qu’il se proposa de partager avec
elles. Car la figure héroïque de Napoléon est indissociable de sa Grande Armée,
de la même façon qu’Alexandre et ses Compagnons sont inséparables, tout
comme Jules César et ses légions.
Napoléon fut le grand perturbateur d’un système géopolitique, celui entériné
par les accords de Westphalie de 1648, dont la vocation était de comprimer toute
espèce d’agression contre le statu quo géostratégique. A terme, Napoléon dut
finalement céder face à ce système de contre-puissances, dont les mécanismes
finirent par se mettre en marche et qui, au bout du compte, eut raison de lui. Du
reste, comme le rappelle Thierry Lentz, « l’Europe ne fut pas simplement divisée
en deux camps pendant les conflits révolutionnaires et impériaux1 », et avant le
tournant des années 1812-1813, nombre de gouvernements exploitèrent la
confusion géopolitique pour faire avancer les intérêts de leurs pays. De fait,
l’épisode napoléonien ne fut pas que guerres et conquêtes. Les activités
diplomatiques et commerciales entre la France et le reste de l’Europe furent
souvent aussi intenses que les combats. Le fait que les voies diplomatiques ne
furent jamais coupées durant cette période, bien au contraire, facilita très
certainement la réalisation des accords de Vienne de 1814-1815.
Malgré le rétablissement de l’ordre européen et, grosso modo, de ses
frontières (la France fut légèrement réduite par rapport à 1789), l’épisode
Révolution-Premier Empire laissa des cicatrices qui ne purent jamais se refermer
et, durant le siècle suivant, entre 1815 et 1914, l’échafaudage se fissura de toutes
parts avant de s’effondrer complètement avec l’attentat de Sarajevo. Malgré
toute la volonté déployée à Vienne par Talleyrand, Castlereagh et Metternich
pour remettre le génie dans sa bouteille, et malgré l’apparent succès de leur
entreprise de restauration de l’ordre westphalien, la donne avait
irrémédiablement changé. La Révolution française établit pour de bon
l’omnipotence de l’Etat national moderne tout en mettant en germe les racines
du totalitarisme, alors que de son côté Napoléon développa, puis imposa, le
système de guerre qui allait conduire aux guerres totales à buts absolus. La
révolution industrielle, ou si l’on préfère l’industrialisation, constitua le
troisième volet de cette révolution tripartite qui fournit aux Etats et à leurs
armées les moyens de destruction à grande échelle. Quant au futur adversaire de
la France, la Prusse, elle sortit des accords de Vienne dépitée de n’avoir pu
sécuriser la Saxe, Louis XVIII, dont la mère, Marie-Josèphe, était Saxonne,
ayant contraint Talleyrand à négocier durement ce dossier. Comme toutes les
sources de ressentiment, celle-ci, couplée à l’humiliation d’Iéna-Auerstedt
(1806), où l’armée prussienne avait été foudroyée par Davout et Napoléon, fera
chauffer la marmite jusqu’au débordement. Du reste, cette confrontation en
devenir contribuera à mettre un terme à l’affrontement qui avait dominé la
période allant de la guerre de Succession d’Espagne à Waterloo, et qui opposa la
France et l’Angleterre.
Malgré son dénouement tragique, au moins pour son principal instigateur –
probablement aussi grâce à lui –, il reste que l’aventure napoléonienne continue
de fasciner, en particulier par les nombreuses campagnes militaires qui
émaillèrent sa courte histoire. Aujourd’hui, plus de deux siècles après Waterloo,
la figure de Napoléon tout comme ses campagnes constituent, de loin, la
thématique la plus étudiée par les historiens militaires et l’une des plus
populaires auprès d’un grand public averti, en France et dans le monde entier.
Par ailleurs, les deux grands courants stratégiques qui se sont développés au
XIXe siècle, ceux générés par Jomini d’un côté, par Clausewitz de l’autre, qui
continuent à influer sur la pensée stratégique contemporaine, sont directement
issus des analyses critiques qu’effectuèrent ces deux penseurs à partir de
l’expérience napoléonienne, que tous deux vécurent de près, y compris sur le
théâtre.
Alors que le XVIIIe siècle avait vu avec chaque génération l’émergence d’un
nouveau grand capitaine rivalisant de talent avec ses prédécesseurs immédiats, y
compris Napoléon vis-à-vis de Frédéric, l’un disparaissant (en 1786) alors que le
second atteignait l’âge adulte (Napoléon étant né en 1769), aucun individu ne
viendra rivaliser avec Napoléon, ni même le supplanter durant les deux siècles
qui nous séparent de lui. Qu’il s’agisse, pour ne citer que les plus notables, de
Grant et Lee chez les Américains, voire MacArthur ou Patton, de Moltke,
Manstein ou Rommel chez les Allemands, Joukov chez les Russes, ou encore
Dayan chez les Israéliens, aucune de ces grandes figures de la guerre
contemporaine n’a jamais atteint le prestige dont jouit Napoléon, pas plus que
les remarquables irréguliers que furent Shaka Zulu et Samory Touré en Afrique,
Mao Tsé-toung et Võ Nguyên Giáp en Asie, ou encore T. E. Lawrence et von
Lettow-Vorbeck, deux capitaines de grand talent combattant sur des théâtres
secondaires.
Pour notre part, nous essaierons dans ces quelques pages de dresser une
esquisse stratégique, forcément incomplète, de celui qui, pour le lecteur,
constitue probablement la figure la plus familière parmi toutes celles traitées
dans cet ouvrage.

Contexte stratégique

L’incontestable génie militaire de Napoléon éclot dans un contexte politique


et stratégique très particulier avec la Révolution de 1789, sans laquelle un
homme de son extraction n’aurait probablement jamais pu se hisser au sommet
de la pyramide militaire et sans laquelle il n’aurait pu disposer du redoutable
appareil militaire qui sera le sien. Mais à la révolution politique se superposa le
bouillonnement intellectuel des Lumières, qui toucha aussi aux questions
stratégiques, au sein d’une société profondément marquée par la déconfiture de
la guerre de Sept Ans et tout particulièrement la bataille de Rossbach de 1757.
La guerre de Sept Ans, sans remettre en cause le système d’équilibre des
puissances westphalien, avait produit deux changements importants : la montée
en puissance de la Prusse et le retrait, relatif mais irréversible, de la France par
rapport à l’Angleterre comme première puissance européenne et, surtout, comme
puissance globale, dans la mesure où c’est à l’extérieur de l’Europe que la
France avait perdu gros, notamment au Canada et en Asie. L’Australie, suite au
voyage catastrophique de l’expédition Baudin (1800-1804), allait tomber elle
aussi dans l’escarcelle britannique. A une époque marquée par un eurocentrisme
prononcé, ces pertes semblaient secondaires, mais l’effet d’accumulation pesait
malgré tout dans la balance et ce recul sur une échelle globale appelait un retour
en force sur le continent, retour susceptible de redresser l’équilibre.
Sur le continent, l’Autriche restait menaçante, tout comme la Russie, alors
que la Prusse jouait désormais dans la cour des grands. L’époque était tout
acquise à la haute diplomatie, bientôt incarnée par ses plus grandes figures,
Talleyrand et Metternich, mais la guerre restait comme toujours le premier
moyen de préserver ses acquis et de servir ses intérêts. En France, plus
qu’ailleurs encore, on réfléchissait sérieusement à ces questions et la longue
période de paix qui sépara la fin de la guerre de Sept Ans des premières batailles
des guerres de la Révolution, soit vingt-neuf années, durée considérable pour
cette époque précédemment marquée par des conflits incessants, fut
particulièrement fertile. Elle produisit notamment une pensée stratégique avant-
gardiste avec Jacques de Guibert et son Essai général de tactique (1772), une
réflexion tactique de haute volée, avec Pierre de Bourcet, auteur d’un
remarquable traité militaire (modestement intitulé Précis de la guerre de
montagnes, 1775), et avec les frères Du Teil, des artilleurs qui formèrent par
ailleurs le jeune Bonaparte.
La France fut comme auparavant au cœur de l’innovation technique, alors
que l’appareil d’Etat entérina de nouvelles approches au niveau de la gestion
administrative des armées et de l’organisation des troupes. C’est de là que naquit
le fameux système divisionnaire qui allait tant servir Napoléon et à partir duquel
il créa son plus gros apport opérationnel : le corps d’armée autonome. Par
comparaison, la Prusse se figea au même moment dans le système frédéricien
dont seule l’humiliante défaite d’Iéna en 1806 parviendra à l’extraire. Jean-
Baptiste Vaquette de Gribeauval avait quant à lui relevé le niveau de l’artillerie
française d’un état d’infériorité notoire durant la guerre de Sept Ans à une
position dominante à l’orée de la Révolution. Gribeauval avait notamment allégé
les pièces et fait la distinction entre les matériels suivant leur fonction, artillerie
de campagne et artillerie de siège, par exemple, chacun ayant un calibre adapté.
Il augmenta la portée et la régularité du tir, ainsi que la qualité intrinsèque des
pièces et apporta toutes sortes d’améliorations techniques, par exemple au
niveau des cartouches. Enfin, il institua la standardisation2. Avec le
développement tactique apporté par les frères Du Teil à l’usage de l’artillerie,
Napoléon, lui-même artilleur de formation, disposa là d’un atout important vis-à-
vis de ses adversaires, que son génie sut exploiter à merveille.
C’est donc une véritable révolution militaire qui est en gestation lorsque la
grande Révolution bouleverse le statu quo géopolitique et entraîne la France
dans une longue série de conflits avec les guerres de la Révolution à proprement
parler, puis les guerres napoléoniennes. La levée en masse qui met en œuvre le
principe de la nation armée (ou nation en armes) modifie complètement la donne
et fournit à la France une ressource humaine qui lui donne en l’espace d’un
instant un avantage considérable sur toutes les autres armées de ce qui est déjà
l’« Ancien Régime ». A titre comparatif, à la bataille de Valmy (1792), ce sont
environ 100 000 soldats qui sont engagés sur le théâtre. Un peu plus de vingt ans
plus tard, à Leipzig (1813), ce sont un demi-million d’hommes qui s’affrontent.
Martin Motte résume le changement d’échelle qui s’opère à cette époque :
« De 1701 à 1763, les conflits majeurs du XVIIIe siècle avaient engagé en tout
1 670 000 Français. Les seules années 1792-1795 en mobilisèrent près d’un
million ; 1799 en appela encore 400 000, le Consulat 185 000 et l’Empire plus
de deux millions3. » De fait, les autres armées européennes ne pourront rivaliser
avec les armées françaises, en l’occurrence avec l’armée napoléonienne, qu’à
partir du moment où elles auront copié le nouveau système. La multiplication
soudaine des effectifs, si elle constitue un apport considérable à la force de
frappe des armées françaises, entraîne aussi de nombreux problèmes au niveau
de l’équipement, de l’approvisionnement, du déplacement des troupes. Le coût
de ces armées de masse est immense et c’est une économie de guerre qui se met
en place. Celle-ci va tout à la fois se nourrir de la guerre et nourrir la guerre.
Ainsi, Napoléon va se retrouver, à terme, avec un pays qui s’est organisé pour
financer ses conflits et qui s’est donc mis dans une sorte de situation de
dépendance, la guerre étant aussi le premier facteur de la croissance économique
de la nation. « La guerre napoléonienne coûte cher, résume Jean Tulard, mais
c’est la guerre qui subventionne la guerre4. » Les territoires conquis, eux aussi,
feront partie des éléments que l’on mettra à contribution pour financer les
armées et les approvisionner en hommes et en nourriture, souvent par le pillage,
qu’il soit organisé par l’armée ou improvisé par les soldats. La gestion de cet
immense appareil économico-militaire appelle donc une organisation complexe
qui participe à l’élaboration de la grande stratégie du pays par Napoléon. Par
ailleurs, dès 1805, Napoléon sépare le Trésor de l’armée du Trésor public. Le
Trésor de l’armée ponctionne les pays vaincus comme l’Autriche ou la Prusse, à
travers des contributions et des indemnités entérinées par les accords de paix.
Pour la campagne de 1807-1808, par exemple, la France obtient des recettes
estimées à 359 millions de francs, une somme considérable, à laquelle viendront
s’ajouter 100 millions de plus en 1809 après la campagne victorieuse contre
l’Autriche5.

L’éducation militaire de Napoléon

Le jeune Bonaparte dévore des ouvrages à droite et à gauche. Le traité de


Bourcet semble avoir retenu son attention et l’accent mis par Guibert sur le
rapport offensive-défensive sera, directement ou indirectement, à la base de
l’organisation de ses armées. De l’Essai de Guibert, il dira qu’il « est propre à
former de grands généraux », ce qui, pour Napoléon, équivaut à un immense
compliment.
A priori, la théorie l’intéresse moins que la pratique et, sa vie durant, jusqu’à
Sainte-Hélène, il se plonge dans les campagnes des grands capitaines. César,
Turenne et Frédéric, en particulier, semblent être ses préférés, et il soulignera
aussi combien « Marlborough était non seulement grand général, mais avait
beaucoup d’esprit ». Turenne l’emporte sur tous les autres : « De tous les
généraux qui m’ont précédé, et peut-être qui me suivront, le plus grand de tous
est Turenne. » Mais nous avons vu qu’il s’intéresse aussi à des figures moins
connues, comme Nader Shah.
A Sainte-Hélène, il réitérera son intérêt pour l’étude des grands capitaines :
« Faites la guerre offensive comme Alexandre, Hannibal, César, Gustave-
Adolphe, Turenne, le prince Eugène et Frédéric ; lisez et relisez l’histoire de
leurs quatre-vingt-trois campagnes, modelez-vous sur eux ; c’est le seul moyen
de devenir grand capitaine et de surprendre les secrets de l’art ; votre génie ainsi
éclairé vous fera rejeter des maximes opposées à celles des grands hommes. »
Un autre passage, qui traite d’une question précise soulevée par un traité
militaire, les Considérations sur l’art de la guerre du général Rogniat, propose
la même liste de noms : « Alexandre, Hannibal, César, Gustave-Adolphe,
Turenne, le prince Eugène, le grand Frédéric seraient fort embarrassés de se
décider sur cette question, problème de géométrie transcendante, qui a un grand
nombre de solutions. » « Regardez Alexandre, César, Hannibal, le grand Gustave
et autres, dit-il encore, ils réussissent toujours. »
Napoléon en revient toujours à l’étude des grands chefs de guerre. Ainsi,
après avoir examiné diverses campagnes historiques, il conclut sèchement :
« Après ce court exposé des campagnes des plus grands capitaines, nous ne
croyons devoir faire aucune observation sur de prétendus systèmes de l’art de la
guerre. […] La connaissance des hautes parties de la guerre ne s’acquiert que par
l’étude de l’histoire des guerres et des batailles des grands capitaines et par
l’expérience. Il n’y a point de règles précises, déterminées ; tout dépend du
caractère que la nature a donné au général, de ses qualités, de la nature des
troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille circonstances qui font
que les choses ne se ressemblent jamais6. »
Pour Napoléon, le rôle du commandant en chef est primordial, « c’est la tête,
le tout d’une armée ». A la guerre, dit-il encore, « le chef seul comprend
l’importance de certaines choses, et peut seul, par sa volonté et ses lumières
supérieures, vaincre et surmonter toutes les difficultés ». Il doit « avoir une tête
froide, qui reçoive des impressions justes des objets, qui ne s’échauffe jamais, ne
se laisse pas éblouir, enivrer par les bonnes ou mauvaises nouvelles ». « Un
général, dit-il, ne doit jamais se faire de tableaux, c’est là le pire de tout. Parce
qu’un partisan a enlevé un poste, il ne faut pas croire que toute l’armée y est.
Mon grand talent, ce qui me distingue le plus, c’est de voir clair en tout. » En
cela, il admire Frédéric « qui voyait promptement et parfaitement bien les
choses ».
Son mémorialiste de Sainte-Hélène, Las Cases, résume ainsi son propos :
« Il était rare et difficile de réunir toutes les qualités nécessaires à un grand
général. Ce qui était le plus désirable et tirait aussitôt quelqu’un hors de ligne,
c’est que chez lui l’esprit ou le talent fût en équilibre avec le caractère ou le
courage : c’est ce qu’il appelait être carré autant de base que de hauteur. » Si le
génie guerrier est un don du ciel – l’expression utilisée par Napoléon –, la
qualité essentielle d’un grand général est pour lui la « fermeté de caractère »,
qualification qui revient souvent dans son propos. Selon lui, c’est à défaut d’en
avoir que la France avait subi l’immense défaite de Rossbach :

« On ne savait pas faire la guerre dans ces temps. Il y avait dans les armées
françaises trop de gens d’esprit, raisonneurs, discoureurs. Il fallait un chef d’un
caractère prononcé pour tenir à ses décisions et se moquer des beaux esprits et
s’en faire obéir. […] Ces gens de cour étaient le vrai fléau des armées françaises.
Il ne leur manquait que des généraux. Ils ne pouvaient en avoir. Quand on a par
la naissance et sans efforts tous les grades, toutes les faveurs, on n’a pas besoin
de se donner tant de peine pour les conquérir. Ils étaient braves sans doute, et
encore ! Ils voulaient bien faire une petite campagne et revenir en octobre à
Versailles. La guerre ne se fait pas ainsi. C’est un métier pénible, qui exige de la
suite, de la constance, du caractère. »

La guerre est pour Napoléon le nerf de la politique et le commandant en chef
est le nerf de la guerre. C’est par la guerre que Bonaparte va émerger puis
s’affirmer, à travers elle qu’il va conquérir l’Europe et éblouir le monde, à cause
d’elle qu’il va tomber. S’il s’active politiquement dans de nombreux domaines et
s’il consacre beaucoup d’énergie à construire une certaine paix, celle qui lui
convient et qui convient à ses ambitions, Napoléon s’exprime avant tout dans la
guerre et dans tout ce qui l’entoure de près ou de loin : son organisation, sa
préparation, sa mise en œuvre, sa logistique. Il se préoccupe de tous les détails
petits et grands qui participent à l’action de guerre ; il s’intéresse à tous les
hommes qui la font, depuis le simple grognard jusqu’au plus éminent des
maréchaux. La guerre l’a fait et il est fait pour la guerre.

L’art de la guerre selon Napoléon

On connaît la célèbre phrase de Napoléon : « L’art de la guerre est un art


simple et tout d’exécution. Tout y est bon sens et rien n’y est idéologique. » Ce
propos, qui dit à la fois beaucoup et pas grand-chose, se rapporte bien
évidemment à la conception qu’a Napoléon du génie guerrier. En d’autres
termes, la conceptualisation de la guerre est simple pour celui qui la comprend et
qui sait la faire. Napoléon se veut cartésien et il insistera systématiquement sur
l’aspect mathématique de son approche : « Pour être bon général, il faut savoir
les mathématiques. Cela sert en mille circonstances pour rectifier les idées. Peut-
être dois-je mes succès à mes idées mathématiques. […] Mon grand talent […],
c’est de voir tout de suite sous toutes ses faces le fond de la question. C’est la
perpendiculaire qui est plus courte que l’oblique. »
On notera que Napoléon parle à la fois d’art de la guerre et de
mathématiques mais qu’il évite de qualifier la guerre de science. Lorsqu’on sait
que l’époque est fertile en débats sur le caractère scientifique de la guerre
(Clausewitz s’échinera à démonter les théories de ses contemporains sur ce
sujet) ou encore sur l’élaboration de principes immuables de la guerre (Jomini
sera partiellement dans cette mouvance), la démarche de Napoléon est
singulière. Pour lui, les mathématiques ne sont pas là pour élaborer des plans de
guerre susceptibles de figer les stratégies, mais plutôt pour clarifier la pensée et
libérer l’esprit du brouillard qui vient l’entraver durant l’engagement. Si nous
utilisons le terme « stratégie » pour décrire certains aspects de l’art de la guerre
napoléonien, rappelons que ce terme n’était guère utilisé à l’époque où l’on
parlait plutôt de « grande tactique ». Napoléon n’emploiera le terme qu’à Sainte-
Hélène, dans le cadre d’un commentaire sur les définitions proposées par le
prince Charles et par Jomini, par rapport auxquelles il avance sa propre
définition : « Il vaudrait mieux dire : la stratégie est l’art des plans de campagne
et la tactique, l’art des batailles. » Pour ce qui est des principes, de la science de
la guerre ou même de l’application des mathématiques à la guerre, il reste
circonspect et préfère s’en remettre à l’expérience et à l’intelligence, comme
l’illustre ce passage de ses Mémoires : « Les généraux en chef sont guidés par
leur propre expérience, ou par leur génie. La tactique, les évolutions, la science
de l’ingénieur et de l’artilleur peuvent s’apprendre dans les traités, à peu près
comme la géométrie ; mais la connaissance des hautes parties de la guerre ne
s’acquiert que par l’expérience et par l’étude de l’histoire des guerres et des
batailles des grands capitaines. Apprend-on dans la grammaire à composer un
chant de L’Iliade, une tragédie de Corneille ? »
Le plus difficile dans la guerre, s’accorde la plupart des stratèges, est de
s’adapter à un environnement et à des circonstances qui ne cessent d’évoluer.
Dans le cas de Napoléon, il arrive sur la scène – de fait, très rapidement, sur le
devant de la scène – au moment précis où la conduite et l’histoire de la guerre
sont en train de basculer. Lui-même va contribuer, de manière significative, à
orienter ce basculement. Or, rien n’est plus difficile pour un commandant en chef
que de comprendre, d’anticiper et d’exploiter les changements qui s’opèrent à
cette époque et qui touchent à tous les domaines ou presque de la guerre. Lui-
même va devoir l’apprendre, très vite, sur le théâtre, en Italie, où il se voit
propulsé à la tête d’une armée qui se cherche et qu’il va redresser de manière
spectaculaire. C’est en Italie qu’il perçoit intuitivement, et grâce à ses
connaissances acquises préalablement, la mesure de la rupture stratégique qui
s’est effectuée. Plus tard, à Sainte-Hélène, il aura le loisir de réfléchir à ces
questions, et notamment à ce qui le sépare, lui, Napoléon, d’un Alexandre, d’un
Hannibal ou d’un César :
« La tâche qu’a à remplir le commandant d’une armée est plus difficile dans
les armées modernes qu’elle ne l’était dans les armées anciennes. Il est vrai aussi
que son influence est plus efficace sur le résultat des batailles. Dans les armées
anciennes, le général en chef, à 80 ou 100 toises de l’ennemi, ne courait aucun
danger, et cependant, il était convenablement placé pour bien diriger tous les
mouvements de son armée. Dans les armées modernes, un général en chef, placé
à 400 ou 500 toises, se trouve au milieu du feu des batteries ennemies et fort
exposé ; et cependant, il est déjà tellement éloigné que plusieurs mouvements de
l’ennemi lui échappent. Il n’est pas d’action où il ne soit obligé de s’approcher à
la portée des petites armes. Les armes modernes ont d’autant plus d’effet
qu’elles sont plus convenablement placées ; une batterie de canons qui prolonge,
domine, bat l’ennemi en écharpe, peut décider d’une victoire. Les champs de
bataille modernes sont beaucoup plus étendus ; ce qui exige un coup d’œil plus
exercé et plus pénétrant ; il faut beaucoup plus d’expérience et de génie militaire
pour diriger une armée moderne qu’il n’en fallait pour diriger une armée
ancienne7. »
Toutefois, Napoléon, une fois acquise son emprise sur le pouvoir, partage un
point commun avec les grands capitaines de l’Antiquité, et quelques modernes
aussi, comme Frédéric de Prusse : le pouvoir absolu sur l’appareil d’Etat et sur
les armées, donc sur l’économie, sur la diplomatie, sur la guerre et la stratégie. Si
cette autorité absolue causa sa perte, c’est elle qui lui permet avant cela
d’atteindre les sommets. Entouré par un personnel fourni et compétent, au sein
duquel on trouve l’inusable Berthier, Napoléon est maître à bord et c’est lui qui
prend les grandes décisions. Sa diplomatie et sa stratégie militaire marchent de
pair et l’unité de son appareil décisionnaire lui confère un avantage considérable
par rapport à ses adversaires, qui sont souvent minés par des dissensions
internes, à commencer par l’Autriche où le très capable prince Charles doit
s’échiner à imposer ses idées et son autorité. Bien que le dispositif de Napoléon
passe de 50 000 hommes à plus de 400 000, il contrôle et supervise le tout.
Comme le caractérise Martin van Creveld, « le cerveau de l’Empereur servait de
mécanisme central de traitement de l’information de la Grande Armée8 ».
La Révolution, outre la levée en masse, lui permet de s’entourer d’un corps
d’officiers sélectionnés pour leurs compétences et non pour leur pedigree. Son
corps de maréchaux est inégalé en Europe et les hommes qui émergent des
premières campagnes, en Italie et en Egypte – Augereau, Berthier, Bessières,
Davout, Lannes, Marmont, Masséna ou Murat –, constituent l’ossature de son
armée dont la pérennité structurelle apporte une grande stabilité à l’entreprise.
Certains parmi ces hommes illustres, comme Davout ou Masséna, furent
d’authentiques chefs de guerre. La victoire du premier nommé à Auerstedt, face
au gros de l’armée prussienne, constitua un exploit digne des plus grandes
victoires de Napoléon. Seule réserve, une tendance chez ces hommes à ne pas
toujours bien coordonner leurs actions, principalement parce que Napoléon
n’avait pas institué de hiérarchie entre eux. Malgré tout, on voit que la présence
ou l’absence de Napoléon sur le théâtre, en Espagne particulièrement, pèse lourd
dans la balance.
Si Napoléon n’a de cesse de répéter que la guerre n’opère pas selon quelques
principes et qu’elle n’est qu’affaire de pragmatisme, son approche n’en est pas
moins systématique. De fait, la guerre napoléonienne suit quelques principes
généraux, que le général Hubert Camon tentera, avec un certain succès, de
décliner en un système de guerre9. Mais n’oublions pas que Napoléon ne dispose
d’un outil à sa mesure qu’à partir de 1805, lorsqu’il établit sa « Grande Armée »,
qui est alors la véritable incarnation de l’armée telle qu’il la perçoit et l’envisage.
Sur de nombreux points, Napoléon s’inscrit dans la lignée de son modèle :
Turenne. A l’instar de celui-ci, il prône l’offensive, recherche la surprise et tente
de pousser l’adversaire à livrer un combat du faible au fort là où sa propre armée
se présente sur le théâtre avec une supériorité incontestable des moyens. Mais
c’est lorsqu’il se trouve lui-même en état d’infériorité numérique, comme à
Austerlitz, qu’il laisse tout son génie s’exprimer en renversant une situation
préalablement défavorable.
S’il fait montre d’audace dans le feu de la bataille, il prépare minutieusement
tous les détails préalables à l’affrontement de manière à réduire au minimum les
risques et les effets du hasard. Le capitaine de Cugnac, dans sa Campagne de
l’armée de réserve, résume cet aspect fondamental de son approche : « Napoléon
n’était pas, comme on serait parfois tenté de le croire, un joueur audacieux qui
risque une grosse partie sur un coup de dés ; c’était le joueur prudent qui prépare
tout, prévoit le plus possible et ne laisse au hasard que le rôle le plus restreint
dans les événements. » Ainsi, à la Moscova, diminué par un refroidissement,
Napoléon maîtrise mal la situation et, après la victoire, faute de certitudes, hésite
à poursuivre l’adversaire, décision qui va se révéler catastrophique à la lumière
de la suite de la campagne. L’épisode démontre qu’il refuse d’adhérer à des
principes, y compris ceux qui ont assuré nombre de ses succès, même si, en
général, après l’engagement, Napoléon conduit le combat à son terme en livrant
une poursuite qui achève l’adversaire et insuffle à la campagne son caractère
décisif.
Contrairement à un Marlborough, par exemple, qui suit toujours la même
feuille de route, chacune des batailles napoléoniennes est particulière. Cette
originalité absolue fait sa force, puisqu’elle rend imprévisibles ses mouvements
et ses choix, alors que lui-même parvient à sonder l’adversaire longtemps à
l’avance. Ainsi, à Wagram, il prépare avec une minutie extrême le passage du
Danube, n’hésitant pas à se placer sur un des points de franchissement pour
exhorter ses hommes. Le succès de l’opération va provoquer l’effet de surprise
qui va lui assurer la victoire sur le prince Charles, qui n’avait rien vu venir. A
Ulm, il se contente d’exploiter les fautes de l’ennemi, comme il le souligne dans
la proclamation qui suit la victoire : « Soldats, je vous avais annoncé une grande
bataille ; mais, grâce aux mauvaises combinaisons de l’ennemi, j’ai pu obtenir
les mêmes succès sans courir aucune chance. »
La minutie apportée à la préparation de la bataille ne signifie pas que
Napoléon entend tout prévoir, au contraire, car son appareil repose justement sur
la multiplicité des choix tactiques à sa disposition. Le système des corps d’armée
lui permet de concevoir toutes sortes de combinaisons tactiques et de concentrer
rapidement ses forces. Ses armées marchent vite, souvent deux fois plus vite que
leurs adversaires, et les hommes sont capables de combattre dès leur arrivée sur
le théâtre, sans repos, après plusieurs journées de marche. La logistique est
assurée par un système de magasins et par l’approvisionnement sur le terrain.
Dans la perspective de cette stratégie, qu’on pourrait qualifier d’« offensive à
outrance », il convient de réitérer que Napoléon, contrairement aux grands
capitaines de la seconde moitié du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, tente de
bouleverser l’équilibre géopolitique à son profit et n’hésite pas pour cela à faire
exploser l’échiquier géostratégique européen. Si son rêve de créer une Europe
unifiée correspond philosophiquement à la vision de la paix perpétuelle d’un
abbé de Saint-Pierre ou d’un Rousseau, dans les faits il est inacceptable pour les
souverains européens et se traduit dans la pratique par un conflit généralisé entre
la France et le reste du continent. Il faudra d’ailleurs quelques années à ses
rivaux pour bien comprendre les implications stratégiques d’un tel objectif et ce
n’est que lorsqu’ils auront saisi la mesure des enjeux qu’ils parviendront à se
coaliser efficacement contre la menace, non sans avoir tenté d’exploiter chacun à
son bénéfice le chaos généré par l’irruption de cet élément perturbateur.
Jusque-là, nous retrouvons nombre d’éléments qui rapprochent Napoléon
des autres capitaines : la capacité à réitérer la surprise, bataille après bataille ; le
goût de l’offensive ; la prise de décision rapide et presque toujours judicieuse ; la
capacité à se sortir d’une situation désespérée ; le coup d’œil qui permet en
quelques instants de comprendre et même d’anticiper les plans de l’adversaire ;
la capacité à jauger les rapports de forces, l’imagination. Napoléon, comme ses
prédécesseurs, est capable de traiter une multitude d’éléments disparates, de les
analyser et, à partir de ses conclusions, d’établir sa stratégie et sa tactique.
Aujourd’hui, des équipes entières armées d’ordinateurs traitent et analysent les
informations qui, une fois traitées et expurgées, sont mises à la disposition des
décisionnaires qui, souvent, en débattent à plusieurs. La particularité de
Napoléon est qu’il réalise ces opérations pratiquement seul, ce qui n’est pas en
soi extraordinaire, sauf qu’il le fait à une époque où la guerre commence à
devenir extrêmement complexe. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il devient
de facto le dernier des grands capitaines qu’on peut désigner comme
« traditionnels » ou, si l’on préfère la terminologie proposée par John Keegan,
comme « héroïques10 ».
C’est l’un de ses adversaires, la Prusse, qui, suite à sa défaite de 1806,
entamera avec célérité la transformation « posthéroïque » de la guerre, avec la
formalisation de tout un système comprenant, entre autres, les écoles de guerre et
la mise en place d’un état-major permanent. Plus d’un siècle plus tard, alors que
l’industrialisation aura accéléré de manière exponentielle le processus entamé
avec la révolution napoléonienne, Hitler tentera en quelque sorte de revenir à un
mode de commandement napoléonien (que Keegan qualifie non sans une
certaine causticité de « faux-héroïsme »). Nonobstant l’incontestable infériorité
stratégique du Führer par rapport à Bonaparte, il sera de toutes les façons bien
trop tard pour revenir en arrière. Non seulement le Führer sera contraint de rester
physiquement loin du théâtre, mais, après les succès initiaux de la Blitzkrieg, il
se révélera incapable de traiter le surplus d’information qui remonte jusqu’à lui.
Perdu au milieu de ses cartes, il accumulera les erreurs à tous les niveaux et
éliminera ceux parmi son entourage qui afficheront leur désaccord avec lui, et
donc souvent les plus compétents.
La singularité de l’aventure napoléonienne est donc que, d’une part, on voit
poindre avec le Napoléon d’Austerlitz le reflet d’Alexandre ou d’Hannibal, mais
que, d’autre part, on voit se dessiner à travers la campagne de Russie de 1812 les
contours de la défaite allemande de 1942-1943. C’est que, entre 1805 et 1812, la
guerre a considérablement évolué. C’est peut-être à ce moment-là aussi que le
passage d’une époque à une autre est entériné. A cet égard, l’affrontement de
Leipzig (16-19 octobre 1813) est un tournant. Outre l’échelle de l’affrontement,
la confrontation se résume à une série de combats sur plusieurs jours. Face à la
masse ennemie qui afflue de toutes parts, Napoléon, malgré tout son talent et son
expérience, est incapable de répondre. Avec le recul historique, Leipzig apparaît
comme le prélude aux grands conflits qui, dès le milieu du XIXe siècle, mettent
aux prises des armées colossales, l’issue des combats étant déterminée le plus
souvent par les capacités économiques et industrielles des protagonistes et par
les erreurs stratégiques commises par les uns et les autres. Ces erreurs, sur la
durée, pèsent finalement plus lourd dans la balance que les coups de génie qui
déterminèrent durant des siècles celui qui pouvait aspirer au rang informel de
grand capitaine. Hormis quelques cas particuliers, comme la guerre de
Sécession, qui vit s’affronter deux capitaines de talent, Ulysses Grant et Robert
E. Lee, mais dont l’issue fut malgré tout scellée par la supériorité économique et
démographique du Nord ainsi que par le leadership du président Abraham
Lincoln, on voit que les autres grands conflits des XIXe et XXe siècles furent
surtout le théâtre d’immenses bévues, dont certaines entraînèrent des milliers,
voire des millions d’individus vers la mort.
La chronologie napoléonienne reflète ce glissement : les premières
campagnes en Italie et en Egypte dévoilent le génie du jeune Bonaparte, qui
prend sa pleine mesure en 1805-1806. La campagne de 1809 fait apparaître les
premières failles, notamment avec la défaite d’Essling, face au prince Charles.
C’est là que, un moment désemparé, Napoléon se ressaisit et produit une victoire
magistrale à Wagram, sur les lieux mêmes où il avait essuyé le revers quelques
semaines auparavant. Outre Trafalgar (1805), qui permet à la Grande-Bretagne
de maintenir sa vocation d’arbitre de l’équilibre des puissances européennes que
Napoléon tente de briser au profit de son projet fédératif, la guerre dans la
péninsule Ibérique produit une stratégie que Napoléon maîtrise mal, celle de la
petite guerre, ou guérilla11. La campagne de Russie de 1812 marque un tournant
qui devient irréversible, Napoléon se montrant incapable d’exploiter sa victoire
face aux Russes à la Moscova (Borodino), celle-ci se révélant décisive mais en
contradiction avec la logique classique de la guerre : au XXe siècle, ce paradoxe
de la stratégie fera partie intégrante des guerres asymétriques. Après la débâcle
de la campagne russe, symbolisée par le passage de la Bérézina, l’Empereur ne
parviendra pas à inverser la tendance. La campagne d’Allemagne de 1813,
malgré des succès notables côté français, culmine avec la bataille de Leipzig et
la retraite de Napoléon, certes ponctuée par l’écrasement de l’armée bavaroise
qui tentait de lui barrer la route. Malgré l’élan qu’il imprime lors de la campagne
de France de 1814 et qui laisse entrevoir un retournement fulgurant, l’aventure
s’achève comme chacun sait à Waterloo le 18 juin 1815.

Le chef-d’œuvre : Austerlitz

Les campagnes de 1805, 1806 et 1807 marquent l’apogée de l’épopée


napoléonienne. Certes, l’Empereur n’a pu effectuer le débarquement souhaité
vers Angleterre et, avec Trafalgar, l’espoir qu’il puisse y arriver un jour s’est
singulièrement évaporé. Mais la Grande Armée qui s’est préparée au camp de
Boulogne est un appareil extraordinaire, que Napoléon va mettre à profit durant
ces trois campagnes. Organisée désormais autour des corps d’armée, elle permet
aux maréchaux de s’illustrer aux côtés de Napoléon. Soult et Davout notamment,
contribueront ainsi aux deux immenses victoires d’Austerlitz et d’Iéna, alors que
le sang-froid de Lannes à Friedland permet à l’Empereur de s’octroyer un
nouveau succès. Cette victoire, plus difficile que les précédentes, clôt cette
période, conclue par le traité de Tilsit (7 et 9 juillet 1807), qui voit Napoléon au
sommet de sa gloire. Le rôle de l’artillerie et l’usage massif de troupes
étrangères en 1807 annoncent déjà les transformations qui vont altérer la
physionomie des combats durant la période suivante.
Revenons en 1805, à la fin du mois d’août. Napoléon était empereur depuis
quelque mois et, coïncidence ou signe du destin, il allait bientôt célébrer le
premier anniversaire de son couronnement (2 décembre 1804), le jour même de
la bataille d’Austerlitz. Au cœur de l’Europe, l’Autriche restait l’adversaire le
plus coriace, tout au moins dans la durée. Vaincus à deux reprises déjà par
Bonaparte, les Habsbourg avaient néanmoins préservé l’essentiel, leur Etat et
leur armée. En 1805, suite aux réformes effectuées sous la direction du prince
Charles, le gouvernement autrichien entendait renverser les rapports de forces en
sa faveur, d’autant qu’il digérait mal de voir Napoléon en possession de la
couronne italienne. Le prince Charles, peu enclin à mener une guerre qu’il
jugeait potentiellement compliquée, était à la tête de l’armée d’Italie, alors que
Mack se retrouvait à la tête de l’armée d’Allemagne, nominalement sous le
commandement de l’archiduc Ferdinand. Sous l’impulsion et avec le soutien
financier de l’Angleterre, la troisième coalition prenait corps. L’Autriche en était
la cheville ouvrière. Le 27 août 1805, la Grande Armée reprenait le sentier de la
guerre. Fait peu commun, trois empereurs allaient s’affronter, circonstance qui
vaudra à la confrontation le nom de « bataille des Trois Empereurs ».
La stratégie de la coalition consistait à mener une vaste offensive depuis la
Baltique jusqu’à l’Adriatique avec, au nord, Russes et Suédois, au centre,
Autrichiens et Russes, au sud, l’armée du prince Charles. L’armée autrichienne
d’Allemagne, environ 90 000 hommes, constituait le centre de gravité de
l’offensive. Elle devait s’emparer, rapidement si possible, de la Bavière et
attendre les renforts de Koutouzov, 55 000 hommes. De son côté, la Prusse
préférait pour le moment se tenir à l’écart, d’autant que la perspective de se voir
offrir le Hanovre tempérait ses ardeurs. Contre l’avis du prince Charles, Mack
décida de foncer sur la Bavière début septembre, arguant que l’armée russe
aurait le temps de le rejoindre avant l’arrivée de la Grande Armée.
Napoléon ne l’entendait pas de cette oreille et il sut pousser ses hommes à
avaler les kilomètres à une vitesse défiant la raison (avec des moyennes
équivalentes à la percée des panzers allemands lors de la Blitzkrieg de la
Seconde Guerre mondiale). A l’époque, les armées européennes n’avaient pas
encore pris conscience de la rapidité avec laquelle l’Empereur pouvait déplacer
ses troupes et en conséquence les calculs de Mack étaient erronés. La Bavière,
avec 22 000 hommes, offrit certes peu de résistance, mais son armée parvint à
rejoindre les troupes françaises. Mack poussait vers Ulm, mais dans sa
précipitation ne disposait plus que de 60 000 hommes environ.
Napoléon avait mobilisé sept corps d’armée, la garde impériale et la réserve
de cavalerie, soit environ 200 000 hommes. Le passage du Rhin s’effectua à la
fin du mois (de septembre) et Napoléon fit croire à Mack qu’il empruntait la
route à travers la Forêt-Noire. Puis, par une vaste manœuvre d’enveloppement, il
poussa Mack dans un piège dont il ne put plus s’extirper, exemple à grande
échelle de la « manœuvre par les derrières » que le général Camon érigera
comme l’un des principes fondamentaux de la stratégie napoléonienne. Le
20 octobre, Mack était contraint de capituler avec 23 000 hommes, l’archiduc
Ferdinand ayant eu la bonne idée de s’échapper de là avant que le piège ne se
referme. A ce moment-là, Koutouzov était encore à 180 kilomètres du théâtre,
coupé de l’armée autrichienne par la Grande Armée… Il ne tenta même pas de
sauver Vienne, dans laquelle Napoléon pénétra le 14 novembre. Quelques jours
plus tard, l’Empereur arrivait à Brünn (Brno), en Moravie (République tchèque),
et poussait quelques kilomètres plus loin, jusqu’au village d’Austerlitz.
C’est là que Napoléon commença la campagne psychologique d’intoxication
qui allait induire l’ennemi en erreur quant à son humeur et son dessein
stratégique. Napoléon devait composer avec deux éléments potentiellement
compliqués. D’une part, il se trouvait en position d’infériorité numérique par
rapport à l’adversaire qui, avec 86 000 hommes (71 000 Russes, 15 000
Autrichiens), en possédait environ 12 000 de plus que lui et, d’autre part, il
craignait l’arrivée du prince Charles, alors en Italie, et de ses 100 000 hommes,
sans parler de la Prusse qui, opportuniste, pouvait se décider à se joindre à la
coalition. Contraint de dépêcher Ney et Marmont au Tyrol et Augereau en
Bohême pour couvrir les mouvements du prince Charles et du prince Jean,
Napoléon dut se séparer d’une grosse partie de ses effectifs. De plus, s’il voulait
avoir une chance de l’emporter, il devait impérativement rapatrier les corps de
Davout et de Bernadotte, qui sécurisaient la progression de la Grande Armée et
étaient relativement éloignés de l’armée principale.
Il pouvait donc feindre d’être plus fort qu’il ne l’était, ou plus faible. C’est
cette seconde option qu’il choisit. Pour ce faire, il lui fallut donc convaincre
l’adversaire que, au vu de sa vulnérabilité momentanée, il devait être attaqué
rapidement sans que lui soit donnée l’opportunité d’échapper à l’affrontement.
Donc, qu’il fallait l’attaquer sans attendre, avec les forces en présence, et sans le
renfort du prince Charles, dont il connaissait par ailleurs la sagacité et la finesse
stratégique. De son côté, lui-même devait attendre le tout dernier moment avant
de donner le signal à Davout et Bernadotte de rejoindre le théâtre pour ne pas
alerter l’ennemi. Pour convaincre celui-ci encore davantage de sa faiblesse, il
simula la fébrilité de ses troupes, et la sienne. Ainsi, le 28 novembre, Murat se
laissait volontairement déloger de sa position avec son avant-garde.
Surtout, Napoléon prit une décision inouïe : contre toute attente, il
abandonna les hauteurs du Pratzen, situées au cœur d’un théâtre d’environ
8 kilomètres sur 12 entre Austerlitz et Brünn, où il avait installé ses troupes au
préalable. Sans conteste, le Pratzen, qui domine le plateau de quelques dizaines
de mètres, constituait la clef stratégique du théâtre, et pour l’adversaire, son
abandon ne pouvait qu’indiquer son refus de combattre. Pour n’importe quel
général, l’abandon volontaire du Pratzen équivalait à un suicide et le risque était
bien trop grand pour être pris. La position sur la colline, inexpugnable, offrait un
avantage important à celui qui l’occupait, tout au moins sur le plan défensif.
Mais Napoléon avait compris que même avec cet avantage, la victoire ne lui était
pas assurée. A contrario, il savait que si l’adversaire maintenait sa position sur le
plateau une fois celui-ci investi, il serait impossible aux troupes françaises de
l’en déloger. Mais il avait anticipé que si les Austro-Russes décidaient de
descendre du plateau, il pouvait couper leur armée en deux, concentrer ainsi ses
efforts sur leurs points vulnérables et disloquer complètement leur dispositif.
Surtout, il était persuadé qu’ils ne pourraient pas résister à la tentation de
descendre du Pratzen s’ils estimaient que l’armée française était vulnérable.
Pour autant, pourquoi Napoléon agit-il de la sorte, lui qui ne prenait que des
risques calculés ? D’une part, parce qu’il pouvait se le permettre. Chef politique
et militaire, il n’avait de comptes à rendre à personne et il disposait de l’autorité
absolue pour prendre une telle décision qui, si elle avait dû être débattue par un
comité quelconque, aurait abouti à une fin de non-recevoir ; d’autre part, parce
que de son point de vue, la prise de risques était acceptable, tant il était persuadé
que l’ennemi allait agir comme il le prévoyait. Enfin, il faisait confiance à ses
maréchaux pour la mise en œuvre, si délicate fût-elle, sachant que la moindre
erreur pouvait conduire à l’échec. Tout, dans cette décision, résume le génie
napoléonien : l’intelligence, l’imagination et l’anticonformisme ; la connaissance
de soi, y compris de ses propres faiblesses ; la connaissance de l’autre, y compris
sa sensibilité et son attitude ; l’audace mêlée au calcul des risques ; le réalisme
couplé avec une dose de folie ; l’autoritarisme qu’accompagnent la liberté de
mouvement et la confiance accordées à ses subordonnés.
Une fois le Pratzen dégagé par Napoléon, les coalisés prenaient la place
laissée vacante et dès le 30 novembre ils étaient en position. Napoléon pouvait
donner le signal à Bernadotte et Davout de se presser vers le théâtre. Davout
devait parcourir plus de 100 kilomètres en quarante-huit heures, puis enchaîner
directement le combat. C’est lui qui devait attirer les troupes ennemies hors du
Pratzen. Avec Soult, il sera l’un des deux hommes clefs de la bataille.
La veille du combat, un émissaire russe vint rencontrer Napoléon pour tenter
de négocier un armistice. Jeune, suffisant, il se laissa berner par Napoléon, qui fit
montre d’une extrême nervosité mais qui refusa les termes proposés. De retour à
son quartier général, l’homme convainquit le haut commandement de la fébrilité
de l’Empereur. Koutouzov, qui se méfiait de Napoléon, était moins enthousiaste,
mais l’humeur était à l’offensive et à la décision, et les responsables voulaient se
laisser convaincre. Le général von Weyrother, disciple autrichien de Frédéric le
Grand, expliqua son plan pour une attaque en ordre oblique, alors que
Koutouzov écoutait d’une oreille distraite, à moitié assoupi.
Au même moment, l’Empereur tenait son dernier conseil, où il fut décidé
que Soult mènerait l’offensive principale destinée à couper les forces adverses en
deux, alors que Napoléon irait lui-même soutenir Bernadotte sur la gauche du
dispositif, avant de changer de front, de manière à peser successivement sur les
points faibles de l’adversaire. Dans la tête de l’Empereur, le déroulement de la
bataille était d’une grande clarté et il avait prévu tout l’enchaînement des
manœuvres, y compris celles de l’ennemi. Incroyablement, tout se passera
presque exactement comme il l’avait pensé.
Dans la soirée, l’Empereur se promena dans le campement, où il fut accueilli
avec grand enthousiasme par ses soldats, qui, spontanément, allumèrent des
flambeaux sur son passage. De loin, l’ennemi imagina que ces feux annonçaient
le départ imminent de la Grande Armée… Napoléon n’avait pas prévu la scène,
encore moins la réaction de l’adversaire, mais l’anecdote démontre bien combien
Napoléon avait trompé son monde.
Le matin du 2 décembre, les deux armées sont face à face sur le théâtre
rectangulaire, au milieu duquel trône le Pratzen. La Grande Armée tourne le dos
à Brünn et fait face à Austerlitz, devant laquelle se trouve l’adversaire. A la
droite du Pratzen, Napoléon a sciemment affaibli sa position, de manière à attirer
le gros des troupes positionnées sur le monticule. C’est là que va arriver Davout,
Soult étant au centre-droit, en face du Pratzen ; avec Bernadotte à sa gauche,
puis Lannes à l’extrême gauche, avec Murat derrière lui. Vers 4 heures,
Napoléon est allé repérer les lieux pour s’assurer que l’ennemi n’a pas modifié
son dispositif. Il s’est à peine reposé : en campagne, il est capable de survivre
plusieurs journées sans pratiquement aucun sommeil, comme s’il voulait garder
tous ses sens constamment en éveil.
La chance est déjà avec Napoléon : au moment où le jour se lève, un épais
brouillard couvre les troupes françaises alors que le soleil va au contraire éclairer
l’armée coalisée. Ce sont les Alliés qui entament les hostilités. Comme prévu par
Napoléon, ils se jettent sur la droite française dégarnie, qui se vide
volontairement, et, la tentation étant trop forte d’écraser l’ennemi, ils se
projettent hors du Pratzen. Sur un terrain difficile, la manœuvre alliée se grippe
dès le départ et Davout, qui est arrivé in extremis sur le théâtre, parvient à
contenir l’adversaire, qui laisse le Pratzen vulnérable. Dès qu’il se confirme que
le mouvement des troupes a laissé un espace avec l’armée russe, Napoléon
donne le signal à Soult de prendre le Pratzen, où l’empereur Alexandre et
Koutouzov en personne se font surprendre par la violence de l’attaque française.
En fin de matinée, le Pratzen est entre les mains de la Grande Armée qui peut y
disposer son artillerie. La garde impériale russe organise bien une contre-
offensive, mais celle-ci est repoussée par la propre garde de Napoléon. Le prince
de Liechtenstein, acculé de toutes parts, n’a pu fournir à Koutouzov toute la
cavalerie que celui-ci réclame pour reprendre le Pratzen et la place est
définitivement perdue pour les Alliés, ainsi que toute chance pour eux de
reprendre le dessus.
En conséquence, Soult peut poursuivre sa percée au-delà du plateau, et il
frappe le flanc et l’arrière de l’ennemi. Malgré une vaine tentative alliée, c’en est
fini. La coalition déplore 27 000 pertes, dont 15 000 tués. La Grande Armée a
quant à elle perdu 9 000 hommes, dont 1 500 tués12. Ces chiffres, qui varient
selon les sources, n’en illustrent pas moins l’ampleur de la victoire et la sévérité
de la défaite austro-russe, malgré les rodomontades du haut commandement : le
rapport officiel de l’armée russe adressé à l’empereur Alexandre estimera les
pertes à 12 000 pour les Alliés et 18 000 pour les Français, avec ce
commentaire : « Ainsi se termina la bataille générale du 20 novembre
[2 décembre], dans laquelle les troupes russes encouragées par la présence de
Votre Majesté Impériale, ont donné de nouvelles preuves de leur bravoure et de
leur intrépidité. »
En face, Napoléon a néanmoins compris qu’il vient de signer sa plus grande
victoire en date. Dans sa proclamation, il s’adresse ainsi à ses troupes :
« Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la
prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France ; là, vous
serez l’objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie,
et il vous suffira de dire : “J’étais à la bataille d’Austerlitz”, pour que l’on
réponde : “Voilà un brave.” »

Janus et Minerve

Austerlitz constitue le plus grand témoignage du génie napoléonien.


Comment et pourquoi l’Empereur qui, jusque-là, avait suivi une courbe
ascendante, va-t-il désormais progressivement redescendre des sommets ?
L’explication est complexe. Elle tient au fait que la révolution stratégique qu’il a
engendrée va dorénavant affecter ses adversaires et les remettre à niveau. Elle
tient au fait que la montée aux extrêmes, avec des armées de plus en plus
grandes et un degré de destruction de plus en plus élevé, rend difficile
l’enchaînement de guerres, de campagnes et de batailles. Elle tient au fait que
l’armée napoléonienne va être contrainte, sous la pression indirecte exercée par
l’Angleterre, de se disperser sur plusieurs théâtres. Elle tient à certaines
décisions contestables, notamment celle d’envahir la Russie. Elle tient à la prise
de conscience des monarchies européennes, lentes à réaliser qu’il y va de leur
intérêt de s’allier contre la menace.
Mais il est un autre élément plus difficile à cerner, qui tient au génie même
de Napoléon dont la trajectoire, par bien des aspects, rappelle celle d’Hannibal.
On y trouve ce même mélange de fulgurances dans les campagnes italiennes et
dans leurs chefs-d’œuvre, Cannes et Austerlitz ; les mêmes failles en matière de
vision stratégique, avec la non-exploitation de Cannes pour l’un, la guerre en
Espagne et la campagne de Russie pour l’autre ; la même incapacité en bout de
course à maîtriser un adversaire qui possède la suprématie maritime, Rome pour
l’un, l’Angleterre pour l’autre. Enfin, l’un et l’autre finissent par être vaincus par
des adversaires qui les ont finalement compris, l’un à Zama, l’autre à Waterloo,
et tous deux meurent en exil. Or c’est justement peut-être cette dimension
irrationnelle que l’on trouve chez l’un et chez l’autre qui leur permet d’atteindre
à la fois les plus hauts sommets et puis de retomber dans les abîmes les plus
profonds.
A Austerlitz, Napoléon a tout compris, tout coordonné avec la plus grande
précision ; ses hommes ont suivi ses directions à la lettre ; ses troupes ont été
exemplaires et l’adversaire est tombé dans tous les pièges qu’il lui a tendus. En
revanche, dès que des grains de sable apparaissent ici et là dans la machine
napoléonienne, on commence à apercevoir les failles qui vont gripper les
mécanismes. A Iéna, Napoléon a bien manœuvré, mais il s’est totalement
fourvoyé le jour de la bataille en s’étant fait surprendre et il ne doit sa victoire
qu’à la maîtrise et au sang-froid de Davout. En 1809, il sort victorieux de la
campagne autrichienne, mais il s’est fait surclasser par le prince Charles à
Essling et, durant quelques jours, a même subi une dépression nerveuse avant de
se ressaisir. Après, chaque campagne semble le voir reculer un peu plus, alors
qu’il fait face à davantage de frictions. Ses maréchaux sont moins incisifs. Ses
troupes sont moins performantes. Doucement, le doute vient effleurer une
confiance, jusque-là inébranlable, qui constituait un élément essentiel de sa
force.
Ainsi, en Russie, la friction permanente qui affecte les préparatifs et la
progression de son armée freine considérablement ses efforts dès les débuts de la
campagne et entame considérablement ses forces et ses effectifs. Son sens
tactique, intact malgré son indisposition physique, lui assure la victoire de la
Moscova, mais le vieux Koutouzov se montre supérieur dans la guerre
psychologique qui suit la bataille. A Waterloo, s’il frôle l’exploit, il perd son
dernier combat.
Napoléon est l’homme de la démesure. Comme la plupart des capitaines de
légende, il est l’auteur d’un immense chef-d’œuvre et vainqueur de nombre de
batailles spectaculaires : en Italie et en Egypte, Lodi, Iéna, Wagram. Mais il fut
aussi victime de déconvenues retentissantes et, hormis les échecs les plus
marquants, Russie et Waterloo, il fut tenu en respect à diverses reprises, bien que
dans des proportions moins dramatiques, comme à Essling et Leipzig.
Jamais surtout, il ne sut prendre la mesure de son grand adversaire,
l’Angleterre, qu’il aurait fallu isoler et dévaster économiquement. Certes, cette
incapacité ne fut pas uniquement la sienne : avant lui, la France monarchique
n’avait pas su contester aux Anglais la maîtrise des mers alors qu’elle en avait eu
un moment les moyens. Sous Louis XVI, encore, la marine française pouvait
rivaliser avec la britannique. Mais la marine royale était, plus encore que l’armée
de terre, un corps aristocratique qui avait vu nombre de ses officiers fuir la
Révolution, ce qui avait affaibli considérablement l’appareil, d’autant qu’ils
n’avaient pour la plupart pas été remplacés. En dix ans, entre 1790 et 1799, le
nombre de vaisseaux était tombé de 72 à 49, celui des frégates de 69 à 5413. En
conséquence, Napoléon se retrouvait avec une marine diminuée alors que lui-
même maîtrisait mal la stratégie navale et la dimension maritime de la stratégie.
Avec le recul on peut aussi s’interroger sur sa décision de se délester d’un tiers
du territoire des Etats-Unis (actuels), ce qui aurait constitué pour la France un
sérieux point d’ancrage stratégique en plein cœur de l’Amérique.
Pourtant ce bilan globalement mitigé ne peut pas faire oublier qu’à ses
meilleures heures Napoléon fut sur le théâtre un commandant de génie qui se
joua des meilleures armées européennes, comme s’il s’était agi d’armées
d’enfants. Sa réputation s’est donc légitimement construite sur ses grandes
batailles, somme toute nombreuses, sur la manière dont il surclassa ses
adversaires lors de ses campagnes victorieuses, et sur le profond impact qu’il eut
sur la transformation de la guerre, de la stratégie et de la politique de guerre. Il
fut loin d’être invincible sur la durée et son apogée ne dura que quelques années,
mais son empreinte fut profonde, et son influence sur la stratégie et sur la guerre
fut peut-être inégalée dans l’histoire.
Malgré tout, ces efforts, ces guerres et ces batailles n’aboutirent ni à
l’hégémonie impériale ni à la création d’une Europe unifiée qui, l’une ou l’autre,
auraient potentiellement pu déboucher sur une nouvelle forme de « Pax
Romana » et donc, quelle que soit l’admiration qu’on peut avoir pour le génie
militaire de Napoléon, force est de constater que l’aventure napoléonienne,
comme tous les grands conflits, fut aussi une tragédie humaine.
Comment mesurer la tragédie de la guerre ? Les récits qui décrivent le
quotidien du soldat, les relations des batailles et l’impact de la guerre sur les
populations civiles donnent une première idée de l’essence d’un conflit, mais ces
récits n’ont rien de scientifique ni de tangible. Les guerres napoléoniennes,
comme toutes les guerres, provoquèrent des millions de tragédies individuelles
qui, souvent, ressemblent à celles d’autres guerres. Pour le soldat, l’avènement
du feu et les ravages physiques et psychologiques qu’il entraîna furent une
réalité et la période napoléonienne témoigna d’une progression sensible dans ce
domaine. Vis-à-vis des populations civiles, nous sommes loin des campagnes de
terreur de la guerre de Trente Ans ou de la violence incontrôlée des guerres de
Religion et de la haine qui animent les guerres d’opinions. Néanmoins, même si
les soldats-citoyens de la Grande Armée étaient dans l’ensemble plus disciplinés
que les mercenaires de Tilly ou de Wallenstein, l’anarchie qui vient avec la
guerre donne à l’occupant des pouvoirs sur les populations civiles dont beaucoup
de soldats ont la faiblesse d’abuser, à des degrés très divers évidemment, et les
soldats de cette époque ne firent pas exception.
Démographiquement, il est difficile d’arriver à un chiffre concernant les
pertes causées par les campagnes de Napoléon. Les premières furent
relativement peu meurtrières (1 500 à 3 000 morts), contrairement aux dernières,
qui firent de gros ravages. Néanmoins les chiffres sont bien inférieurs aux
guerres de la seconde moitié du XIXe siècle et à celles du XXe siècle, lorsque la
létalité des armes à feu aura progressé exponentiellement. Quoi qu’il en soit,
Jean Tulard estime les pertes militaires inférieures à un million d’hommes14.
Encore une fois, comparé à la guerre de Trente Ans et aux (futures) guerres de
l’époque industrielle, l’impact démographique des guerres napoléoniennes
semble globalement faible, surtout lorsque l’on prend en compte le nombre
d’affrontements qui ont eu lieu durant la période.

Caractéristiques de sa stratégie

On l’a dit : le génie de Napoléon tient à la manière dont il exploite des


innovations techniques, des combinaisons tactiques, des mutations sociales et
économiques. Il n’invente pas l’artillerie mais il l’exploite comme personne
avant lui. Il n’est pas le premier, tant s’en faut, à pratiquer la guerre
psychologique, mais il utilise les nouveaux outils de communication à son profit,
comme les organes de presse qu’il crée pour exalter ses victoires, ou encore ses
fameux Bulletins. Idem avec la guerre économique, qu’il pousse à des niveaux
inconnus jusqu’alors. Il ne se contente pas de vaincre l’ennemi : il s’engage
après la victoire à l’anéantir, puis il se sert de ses outils de propagande pour
exploiter politiquement sa victoire et exalter le sentiment patriotique des
Français. Ainsi, au moins jusqu’en 1810, bénéficie-t-il du soutien populaire,
malgré ses campagnes incessantes.
Dès la campagne d’Italie, Bonaparte se dote de deux organes de presses : Le
Courrier de l’armée d’Italie, qui paraît tous les deux jours, et La France vue de
l’armée d’Italie. Le style annonce celui des comics américains des années 1930
vantant les exploits de Superman et consorts : « Bonaparte vole comme l’éclair
et frappe comme la foudre. Il est partout et il voit tout. » A l’époque, on le décrit
de manière romantique, cheveux au vent. Plus tard, c’est l’image impériale qui
s’impose. Les grands peintres de l’époque sont mis à contribution, comme le
seront plus tard les grands artistes soviétiques. Les architectes aussi, qui édifient,
entre autres, la colonne Vendôme ou l’Arc de triomphe. De l’étranger, lors des
conquêtes, notamment celle d’Egypte, on rapporte des trophées qu’on expose
publiquement. Mais dans la bataille de la propagande qui l’oppose à
l’Angleterre, toujours percutante dans ce domaine, Napoléon finit par être
submergé, d’autant que l’Europe entière produit des tracts antinapoléoniens.
Après sa chute, il s’attache à écrire sa légende à travers un travail
d’autoréhabilitation qui prend la forme du Mémorial de Sainte-Hélène, rédigé
par Emmanuel de Las Cases, pendant napoléonien des relations de campagnes de
Jules César, dont l’influence sur les révolutions de 1830 et 1848 contribue au
démembrement de l’Europe de la Sainte-Alliance, celle-là même qui l’avait
renvoyé à ses études (Napoléon, il n’est pas inutile de le rappeler, fut l’auteur
d’un Précis des campagnes de César en Gaule…). En parallèle à Las Cases,
Napoléon prend soin de composer lui-même (il dicte et puis revoit le texte) ses
Mémoires. D’autres membres de son entourage de Sainte-Hélène vont également
écrire des relations de son exil. Mais si certains de ces textes, notamment ceux
de Gaspard Gourgaud, tâchent de rester proches de la réalité, ils auront beaucoup
moins de succès auprès du public que le Mémorial.
Comme tout génie, dans quelque domaine que ce soit, Napoléon ne fut pas
exempt d’une certaine fragilité. Celle-ci s’accentua dès lors que certains
éléments furent absents de l’équation et que la friction générale augmenta avec
le temps. Mais, dès lors que tous les éléments étaient réunis, sa maîtrise était
extraordinaire. En ce sens, s’il ne fait pas partie des capitaines les plus victorieux
de l’histoire, il fut l’un de ceux qui surent élever leur art au plus haut. Son
impact sur la transformation de la guerre, sur la direction de l’histoire et sur la
pensée stratégique est incomparable. Les trois penseurs militaires les plus
influents du XIXe siècle, le prince Charles, Jomini et Clausewitz, sont tous trois
redevables de l’influence qu’exerça Napoléon sur leur réflexion, et les guerres
napoléoniennes servirent de principal laboratoire à plusieurs générations
d’historiens de la guerre et de théoriciens militaires. Les transformations qu’il
apporta à la guerre et celles qui découlèrent de sa révolution stratégique
modifièrent radicalement le rôle du haut commandement militaire. De ce fait, il
est le dernier véritable capitaine à appartenir au modèle inventé par Alexandre le
Grand, et il est probable qu’il en restera ainsi.
Aujourd’hui, les critiques émises à l’encontre de Napoléon, dont beaucoup
viennent du monde anglo-saxon, soulignent les faiblesses de sa grande stratégie.
Mais c’est là une vision anachronique marquée par notre expérience des guerres
totales du XXe siècle et l’on pourrait d’ailleurs diriger la critique contre la
majorité des grands chefs de guerre, tout du moins ceux parmi eux qui détinrent
entre leurs mains pouvoir politique et militaire. Car précisément, c’est dans cette
zone où la stratégie rencontre l’art opérationnel que s’expriment les grands chefs
de guerre, alors que la grande stratégie est davantage le domaine des chefs
d’Etat. Or, dans ces derniers termes, Louis XIV, par exemple, est au-dessus de
Napoléon là où celui-ci l’emporte largement sur le premier en matière de
stratégies et d’opérations. Mais dans la mesure où la guerre façonne les sociétés,
l’emprise que put avoir Napoléon sur la conduite de la guerre est un phénomène
qui dépasse le cadre de la stratégie, et même de la grande stratégie, et qui touche
au domaine de l’histoire des civilisations. Hegel, qui tenta d’appréhender
l’impact philosophique de l’homme et de sa destinée, ne disait-il pas avoir vu
passer devant lui l’« âme du monde » la veille de la bataille d’Iéna ?
Finalement, en effet, la question que pose Hegel est la même que nous nous
posons aujourd’hui : comment cerner l’originalité de Napoléon ? Or, cette
originalité tient peut-être tout simplement à sa compréhension et à sa maîtrise de
ce qu’Edward Luttwak caractérise comme le fondement même de la guerre et de
la stratégie : leur paradoxe. C’est en ces termes en tous les cas que Bruno
Colson, l’un des plus fins exégètes de la stratégie napoléonienne, résume les
qualités de chef de guerre de Napoléon : « L’unicité, voire l’étrangeté de
Napoléon comme chef de guerre s’exprime dans sa maîtrise des paradoxes :
personne n’était plus conscient que lui du poids du hasard sur l’issue d’une
bataille et personne ne laissait moins de place au hasard ; personne n’était plus
audacieux dans ses conceptions ni plus rapide dans l’exécution et personne ne
portait plus d’attention à tous les détails les plus minutieux de l’organisation des
armées ni ne se montrait plus prudent quand la situation l’exigeait15. » Personne,
en tout état de cause, n’aura autant marqué l’histoire de la guerre à l’époque
moderne, et au-delà.
Chapitre 13

Gueorgui Joukov, le bourreau d’Hitler


1896-1974

Un siècle tout juste sépare Napoléon Bonaparte de Gueorgui Joukov, ou tout


au moins leurs sortie et entrée respectives dans la carrière militaire. A priori,
difficile de comparer les deux hommes. Le premier, empereur omnipotent,
artilleur de formation et figure légendaire de la guerre, fut sans conteste le plus
grand capitaine du XIXe siècle, laissant dans ce domaine et dans bien d’autres une
empreinte profonde. Joukov, au départ simple soldat dans une unité de cavalerie
tsariste, avec pour tout bagage intellectuel trois années d’école primaire, produit
d’un système totalitaire qui eut pour habitude de broyer ses plus brillants sujets
et de les recracher sans vergogne, n’apparaît de prime abord que comme un
rouage parmi d’autres au sein d’une mécanique soviétique complexe pilotée par
un Staline solidement ancré aux commandes. Aujourd’hui, qui, en dehors des
frontières de la Russie et d’un cercle restreint d’amateurs d’histoire militaire,
saurait définir dans ses grandes lignes l’action du maréchal Joukov durant la
Seconde Guerre mondiale ? Ce fut pourtant bien cet homme rugueux qui, par
une fantastique débauche d’énergie et un sens inné de la guerre, sauva l’URSS
du naufrage et contribua peut-être plus que tout autre individu à la défaite de
l’Allemagne hitlérienne et à la victoire finale des Alliés.
Bien plus que le XIXe siècle, tout entier dominé par la figure de Bonaparte, le
siècle des « guerres en chaîne », comme le caractérisait jadis Raymond Aron, fut
aussi celui des grands stratèges, qu’il s’agisse de petite guerre – on pense au
romantique T. E. Lawrence et à l’insaisissable Paul Emil von Lettow-Vorbeck –,
de guerre révolutionnaire, avec Mao Tsé-toung et Võ Nguyên Giáp et,
principalement, de guerre mécanisée, dans le contexte de laquelle s’illustrèrent,
en URSS, Joukov, Koniev et Vassilevski, et, en face, Manstein, Model, Rommel
et Guderian, ainsi que, chez les Alliés, Montgomery, Patton et Eisenhower, tous
dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale. Ajoutons à cette illustre liste les
noms des grands amiraux du XXe siècle que furent Tōgō Heihachirō, Raymond
Spruance ou Chester Nimitz.
Pourquoi, parmi cette pléiade de grands soldats, avoir choisi Joukov ? Tout
d’abord, à cause du contexte, qui nous fait privilégier un participant à la Seconde
Guerre mondiale, conflit hors normes dont les enjeux dépassèrent de très loin les
luttes de puissances classiques. Pour des raisons subjectives peut-être, parce
qu’il fut malgré tout l’architecte de la victoire alliée, là ou d’autres exprimèrent
leur génie dans la défaite de l’entreprise nazie. Car si Erwin Rommel, le
spectaculaire « Renard du désert », Erich von Manstein et son génie tout en
finesse, Walter Model, impérial dans l’adversité, furent d’immenses soldats et
stratèges, leur association, même accompagnée de certaines réticences de leur
part, à l’entreprise nazie insuffle à leurs carrières un caractère singulier. Dans
d’autres circonstances, la dimension exceptionnelle de leurs actions n’aurait
souffert aucune contestation, même si, dans le cas de Rommel, son rôle fut
moindre en fin de compte que ne le suggère sa réputation. Un siècle avant eux,
les fulgurances du général sudiste Robert E. Lee, plus grand capitaine peut-être
que son rival nordiste, Ulysses Grant, sont à ranger dans la même catégorie.
Mais, comme dans toute guerre, les vaincus, quelles que soient les
circonstances, n’ont pas la même aura que les vainqueurs. Dans le cas très
particulier de la Seconde Guerre mondiale, la cause pour laquelle les généraux
allemands avaient choisi malgré tout de combattre tempère inévitablement leurs
immenses mérites en tant que chefs de guerre. Certes, nonobstant le caractère
odieux de l’entreprise nazie, les généraux allemands durent composer avec la
mégalomanie délirante d’Adolf Hitler, sans laquelle ils auraient peut-être offert
la victoire à l’Allemagne. Mais en face, Gueorgui Joukov dut lui aussi supporter
Joseph Staline et les énormes pesanteurs du système soviétique et, au bout du
compte, il fut bien le principal architecte de la victoire des Alliés. Car si Staline
fut l’omnipotent autocrate de l’Etat soviétique, Joukov fut quant à lui
l’omniprésent stratège de la contre-offensive victorieuse de l’URSS.
Gueorgui Joukov fut peut-être moins fin tacticien que son rival Manstein,
mais contrairement à ce dernier, il sut toujours évaluer l’adversaire à sa juste
mesure et, sur un plan stratégique, son intelligence des rapports de forces était de
très loin supérieure à celle de l’Allemand. Dominé par Walter Model dans le
cadre de l’ambitieuse opération « Mars » et des batailles de Rjev au cours
desquelles il commit des erreurs grossières, Joukov se révéla dans la durée aussi
pugnace que son adversaire quand les conditions étaient défavorables. En
comparaison d’Eisenhower, probablement le plus grand des généraux alliés,
mais qui n’intervint que tardivement dans la guerre, Joukov fut présent sur
pratiquement tous les théâtres où figurait l’Armée rouge, dans un rôle
déterminant, du début du conflit à la fin.
Qu’on en juge : présent à Smolensk, Leningrad et Stalingrad mais aussi à
Koursk, il est impliqué dans les opérations « Bagration » et « Vistule-Oder ».
C’est encore lui qui fait sauter le verrou berlinois et qui pousse Hitler à mettre
fin à ses jours. Au début de la guerre, déjà, il avait obtenu la seule victoire alliée
de la période, contre les Japonais, à Khalkhin Gol (Mongolie). Sur les deux cents
opérations militaires soviétiques que compte la période, nous rappellent Jean
Lopez et Lasha Otkhmezuri, soixante témoignent, à un degré ou à un autre, de sa
participation1. Ce fut bien lui le grand bonhomme de la Seconde Guerre
mondiale et, rien qu’à ce titre, le plus important chef militaire du XXe siècle.

Trois révolutions stratégiques

La guerre totale, sans concessions, à buts absolus, fixe ses premiers


paramètres au tournant du XIXe siècle. Mais elle ne va cesser d’évoluer et la
première rupture sera suivie de plusieurs soubresauts majeurs. Ainsi, en l’espace
d’un siècle et demi, entre 1793 et 1940, la guerre va connaître trois révolutions.
La première, dont nous avons déjà copieusement parlé lors du chapitre
précédent, est une révolution organisationnelle qui permet à Napoléon, grâce
aussi à son audace et son intelligence, comme le dit joliment Martin van
Creveld, « de transcender les limites que la technologie avait imposées aux chefs
de guerre durant des milliers d’années » en opérant de manière décentralisée et
en exploitant la flexibilité que lui offrait durant un temps limité la capacité
qu’avaient ses armées à opérer de manière indépendante2.
La deuxième révolution est celle des communications qui s’accomplit au
milieu du XIXe siècle, dont on constate les effets durant les guerres austro-
prussienne et franco-prussienne, la guerre de Crimée et la guerre de Sécession.
L’invention du chemin de fer et du télégraphe brise d’un seul coup le rapport
espace-temps qui, jusque-là, était limité à la vitesse d’un cheval ou d’un navire.
Désormais, avec le télégraphe, la communication devient quasiment instantanée,
ce qui permet une décentralisation totale des appareils militaires, dont les
articulations ne sont plus simplement confinées à de simples « détachements »
mais à de véritables armées qui peuvent agir de concert sur des espaces
beaucoup plus considérables qu’auparavant. Le chemin de fer permet de
démultiplier de manière exponentielle la logistique militaire – qui dépend alors
beaucoup moins des conditions topographiques-climatiques – tout en
contraignant aussi le mouvement des armées qui en dépendent, puisque celles-ci
sont désormais inféodées d’une certaine façon aux réseaux ferroviaires. Cette
seconde révolution stratégique entraîne une poussée encore plus nette de la taille
des armées. Désormais, ce qui était l’exception devient la norme, avec des
batailles rangées qui souvent mettent aux prises des centaines de milliers de
soldats. A partir de la guerre de Crimée (1853-1856), la photographie permet aux
populations civiles d’être plus intimement connectées au quotidien de la guerre,
et à ses atrocités. Bientôt, les populations civiles feront partie intégrante des
grands conflits.
La troisième révolution est celle de la motorisation, qui débute avec la
Première Guerre mondiale pour atteindre sa plénitude durant les années 1930,
avec l’avènement de la guerre mécanisée, dont la guerre civile espagnole est le
premier véritable théâtre. Nonobstant la présence, désormais, d’une toute
nouvelle dimension du combat avec l’arrivée des aéronefs – dont l’apport,
tactique lors de la Grande Guerre, devient opérationnel et même stratégique avec
la Seconde –, la mécanisation permet aux armées de s’affranchir de leur
dépendance vis-à-vis des chemins de fer, tout en profitant des mêmes avantages,
plus d’autres encore, qui leur avaient été conférés par l’invention du rail. Avec
les blindés, les armées mécanisées réinventent en quelque sorte le type de guerre
pratiquée des siècles auparavant par les empires nomades, le char se substituant
au cheval, le canon à l’arc à double courbure, mais sur une échelle bien plus
considérable. Le téléphone et la radio, ainsi que les transports et la surveillance
aéroportés, parachèvent la révolution des communications entamée au siècle
précédent. En termes d’échelle et de moyens, la tâche du chef de guerre ne se
compare plus avec ce qu’elle était encore avec Napoléon, encore moins avec ce
qu’elle pouvait être avec Frédéric.
En termes stratégiques, en revanche, une guerre reste une guerre. Pour les
protagonistes, il s’agit toujours de briser la volonté de l’adversaire, et, pour ce
faire, de comprendre ses intentions et de mesurer ses capacités par rapport à soi.
Si les moyens ont considérablement évolué et si le « capitaine » a définitivement
quitté son sabre et abandonné son cheval – Joukov, qui est cavalier, accomplit
littéralement cette transition – pour se retirer derrière le front, avec son état-
major, pour étudier les mouvements de troupes sur de gigantesques cartes, il n’en
reste pas moins que sa démarche fondamentale n’est pas si différente de ce
qu’elle pouvait être avec Alexandre ou Hannibal. Le commandant en chef
travaille avec beaucoup plus d’informations qu’auparavant et le théâtre est
infiniment plus vaste, mais le facteur temps aussi s’est étiré et les batailles sont
en fait des campagnes qui s’étendent dans la durée. Là où Alexandre avait
quelques secondes pour prendre une décision, Joukov disposera de quelques
heures. Mais la décision reste toujours cruciale et le chef de guerre ne dispose,
comme auparavant, que d’éléments épars et incomplets à partir desquels il doit
trancher. Les armées sont plus considérables aussi, mais elles doivent comme
auparavant se nourrir et approvisionner leurs montures, qu’elles soient animales
ou mécaniques. La friction, cette compagne incontournable de la guerre, reste
omniprésente : la science appliquée à la guerre n’élimine pas l’effet du hasard,
elle ne fait que le transformer. Les éléments extérieurs et les impondérables,
comme le climat, ont un effet sur les armées modernes qui est sensiblement le
même que pour les armées classiques, comme en témoigne l’impact de l’hiver
sur les campagnes de 1812 et de 1941-1943.

L’éducation militaire de Gueorgui Joukov

Gueorgui Konstantinovitch Joukov naît le 1er décembre 1896 dans une petite
ville située à une centaine de kilomètres de Moscou. Sa famille est modeste. Son
père exerce le métier de cordonnier. Durant les dernières décennies du
XIXe siècle, le régime tsariste a entamé de profondes réformes, qui touchent
notamment le domaine de l’éduction, ce dont profite le jeune Gueorgui qui,
contrairement à ses ancêtres, va bénéficier d’un enseignement formel. Malgré
tout, il ne passe que trois années au total sur les bancs de l’école. Son bagage est
mince mais comparativement il sera dans la norme de ses futurs collègues et il
sait l’essentiel : lire, écrire et compter. Plus tard, il deviendra un lecteur vorace et
assidu, qui accumulera 20 000 ouvrages dans la bibliothèque de sa datcha3. Le
monde paysan dans lequel il grandit est un monde dur et sans concessions. Plus
tard, lorsqu’il commandera les armées soviétiques, beaucoup lui reprocheront sa
dureté, son intransigeance, sa brutalité. Pourtant, ce trait de caractère va séduire
Staline, qui a un penchant pour les personnalités rudes, peut-être parce qu’elles
sont plus faciles à lire et à appréhender.
Rien n’indique que le jeune ouvrier fourreur qu’est Joukov ait eu une
quelconque attirance pour la chose militaire. C’est l’armée qui viendra le
chercher, et non l’inverse, dans le cadre de son incorporation, en 1915, dans un
régiment de cavalerie, probablement parce qu’il sait déjà monter à cheval. Il est
simple soldat. En Russie, à cette époque comme à d’autres, ce n’est pas grand-
chose. Mais, du fait qu’il a un peu d’instruction, dans un monde où la grande
majorité est analphabète, Joukov est incorporé au peloton des sous-officiers,
dont la formation dure huit mois environ. Bientôt, c’est le baptême du feu, le
15 août 1916, un an presque jour pour jour après son premier contact avec le
monde militaire. Puis, lors de la transition politique qui suit la prise de pouvoir
des bolcheviks en 1917, Joukov est écarté des combats par le typhus et
démobilisé. En août 1918, par choix cette fois, il rejoint l’Armée rouge en tant
que volontaire, toujours dans un régiment de cavalerie. Le 1er mars 1919, il
s’inscrit au parti communiste et participe à ses premiers combats, contre des
Cosaques « blancs », trois mois plus tard.
La cavalerie russe, notoirement élitiste, a vu la grande majorité de son corps
d’officiers passer du côté des « Blancs » dans le cadre de la violente guerre civile
qui oppose ces derniers aux bolcheviks (guerre qui fera une dizaine de millions
de victimes). Face à ce vide du personnel d’encadrement, et grâce à son adhésion
précoce au parti, Joukov saute le pas pour se retrouver dès novembre 1920 chef
d’escadron. L’année suivante, il participe activement à la lutte contre-
insurrectionnelle de Tambov, au cours de laquelle il fait montre pour la première
fois de ses qualités de chef et de soldat, la plupart du temps lors de combats de
cavalerie, sabre en main. Nous sommes là à des années-lumière de la guerre
mécanisée, dont les premières doctrines comment à poindre à l’horizon.
C’est ainsi que Joukov apprend le métier, sur le terrain, lors d’affrontements
rapprochés, dans un cadre qui contraste singulièrement avec la guerre des
tranchées, d’où seront issus la plupart de ses adversaires allemands4. De fait, on
retrouve dans cette guerre singulière les caractéristiques d’un combat qui, durant
des siècles – depuis les Teutoniques jusqu’aux guerres entre Russes, Cosaques et
Tatars –, a produit une culture de guerre typique de l’Europe centrale et orientale
dont la particularité est de faire cohabiter guerre d’usure et stratégie
d’anéantissement. Cette guerre à deux faces est menée sur divers fronts, avec des
méthodes adaptées aux circonstances où l’objectif est de déséquilibrer, de
paralyser, puis de transpercer l’ennemi sans jamais s’exposer totalement. Dans
ce contexte, où l’espace est infiniment plus considérable qu’en Europe
occidentale, où il est difficile de concentrer ses forces en un point décisif, ce
n’est pas la grande bataille qui décide de l’issue de la guerre, mais le
resserrement progressif que conclut une percée en profondeur.
Cette culture de guerre, forgée sur plusieurs siècles de conflits incessants
avec des armées nomades de la steppe, est celle sur laquelle les théoriciens
soviétiques vont tenter de construire leur nouvelle doctrine à partir des
enseignements de la guerre civile russe. Gueorgui Isserson, l’un des théoriciens
les plus en vue de l’entre-deux-guerres, dont l’influence sur Joukov sera
importante, se montrera d’ailleurs d’une grande virulence à l’encontre de
Clausewitz et de sa conception de la bataille décisive. En pratique, et sur un plan
personnel, le débat théorique verra s’opposer le partisan de la guerre
d’anéantissement et de l’offensive à outrance, Mikhaïl Toukhatchevski, au
partisan de la guerre d’attrition et de la stratégie défensive, Alexandre Svetchine.
Le débat, furieux, sera à terme totalement écrasé par la destruction de la tête de
l’Armée rouge orchestrée par Staline, conséquence des grandes purges de la fin
des années 1930.
En 1941, suite à l’offensive allemande du 22 juin, l’armée soviétique sera
totalement prise de cours, incapable de défendre ou d’attaquer avant que Joukov,
en particulier, ne parvienne à redresser la barre et à inverser les rapports de
forces. Joukov avait lui-même tiré ses propres conclusions sur la guerre civile et
il deviendra un partisan acharné de la guerre absolue, dont il sera l’un des
meilleurs stratèges. Sa vision, du reste, sera en conformité totale avec l’idée
qu’avaient Lénine, Trotski et Staline du rôle de l’Armée rouge, comme en
attestent ses propos :

« La guerre civile souligna avec une force exceptionnelle le lien qui unissait
le front et les arrières, et les avantages strictement militaires qu’un pays retire du
fait qu’il est transformé en un camp militaire. […] En ce qui concerne la
conduite de la guerre, le rôle de direction que jouait le Parti avait, par surcroît,
une énorme importance parce que ce même Parti gouvernait le pays. […] De ce
fait, il a été possible de concentrer, comme jamais auparavant, les forces et les
moyens de l’ensemble de l’économie nationale sur les objectifs militaires les
plus importants5. »

Outre son éducation pratique, Joukov parfait ses connaissances en lisant les
classiques de la stratégie, les relations de batailles et les biographies des grands
capitaines. Comme Lénine, il est un lecteur assidu de Clausewitz, de Schlieffen,
dont l’obsession pour la stratégie d’encerclement – notamment la victoire
d’Hannibal à Cannes – correspond aux doctrines soviétiques (Isserson analysera
en détail cette bataille), de Foch et des théoriciens de la guerre mécanisée
britanniques, J.F.C. Fuller et Liddell Hart. Joukov est probablement loin de se
douter qu’un jour il accomplira lui-même un encerclement quasi « hannibalien »
de l’armée japonaise à Khalkhin Gol, exploit réitéré à grande échelle contre la
Wehrmacht à Stalingrad.
Du point de vue théorique et intellectuel, Joukov est donc quasiment un
autodidacte qui échappe presque totalement à l’enseignement formel dispensé
par les écoles militaires soviétiques. Hormis un cours de quelques semaines qu’il
suit à Moscou sur l’art opératif en 1929, Joukov ne doit ses connaissances qu’à
lui-même. Durant l’ensemble de sa carrière, il va rester un homme de terrain
dont les qualités, très semblables en fin de compte à celles des grands capitaines
de l’âge classique, se manifestent sur le théâtre et non dans un état-major. Sa
force réside précisément dans son analyse pratique de l’évolution de la guerre, là
où ses adversaires se fondent au départ sur une analyse théorique dont ils tentent
d’appliquer les principes sur le terrain. Contrairement au haut commandement
allemand qui commettra l’erreur fatale de penser la guerre en fonction de la
supériorité « raciale » du soldat allemand, Joukov organisera ses campagnes en
tenant compte des nombreuses faiblesses inhérentes aux armées soviétiques,
avec au bout du compte une bien meilleure intelligence des rapports de forces
que ses adversaires.
L’éducation militaire de Gueorgui Joukov illustre les contradictions du
système soviétique, au sein duquel le jeune cavalier va grimper tous les échelons
de la hiérarchie militaire sans pour autant en subir toutes les lourdeurs.
Paradoxalement pour un système totalitaire qui veut que tous les aspects de la
vie d’un individu, qui plus est un soldat de l’Armée rouge, soient contrôlés par
l’Etat, son plus illustre homme de guerre aura passé au travers de toutes les
mailles du grand filet dans lequel la majorité de ses camarades auront perdu leur
âme et, souvent, leur vie. Du fait qu’il traverse la période la plus trouble de
l’histoire soviétique sans trop d’encombre, Joukov est épargné par le terrorisme
intellectuel qui accompagne la Grande Terreur, y compris dans les écoles
militaires, ce qui fait que sa propre formation militaire n’est le fruit que de sa
propre expérience de terrain, de ses lectures personnelles et de ses contacts
fortuits avec quelques esprits novateurs comme Toukhatchevski et Isserson (avec
qui il participe à des exercices de simulation dans les années 1930). Lors de son
premier commandement, en Mongolie, il appliquera de son propre chef, et avec
succès, les principes à la base de la stratégie allemande de la Blitzkrieg : l’effet
de surprise, la domination aérienne, l’utilisation opérationnelle (et non tactique)
des blindés.

Enfant de la Grande Terreur

La Grande Terreur de 1937-1938 marque un tournant décisif dans la destinée


de Gueorgui Joukov. Alors que l’URSS avait été jusque-là à la pointe de la
théorie et de la doctrine de la guerre mécanisée, les purges staliniennes allaient
totalement anéantir tout le travail accompli par Toukhatchevski et d’autres pour
faire de l’Armée rouge un appareil militaire moderne. Dans sa folie
mégalomaniaque, Staline avait d’un trait de plume réduit son armée à une masse
informe, démembrée et sans tête. Son corps d’officiers et d’officiers supérieurs,
en particulier, avait été la cible des purges, avec 34 000 officiers mis à pied
(11 500 seront réintégrés, la plupart des autres seront exécutés ou envoyés au
Goulag). Toukhatchevski, le grand réformateur, avait subi la purge de plein
fouet, ainsi que sa famille. Avec lui, deux autres maréchaux avaient été exécutés
(A. Egorov et V. Bliukher), ainsi qu’une trentaine de généraux, ou équivalents, et
amiraux. En 1938, l’attaché militaire allemand à Moscou décrivait ainsi la
situation : « Du fait de l’élimination de la masse des officiers supérieurs qui
avaient réussi à posséder leur métier grâce à une décennie d’exercices et de
travail théorique, l’Armée rouge a sombré du point de vue de sa capacité
opérationnelle. » Toutefois, l’attaché avait parfaitement saisi que cet état de fait
n’était pas rédhibitoire : « Mais RIEN ne permet de dire ou de prouver que la
capacité combative de la MASSE soit tombée au point où elle ne représenterait
plus un facteur digne d’attention en cas de conflit6. » Hitler, logiquement, ne
voudra entendre que la première partie du message. En conséquence de cette
attaque sauvage sur ses propres armées, le régime soviétique dut combler un
énorme vide pour que l’appareil renaisse un tant soit peu de ses cendres, d’autant
qu’avec une situation internationale de plus en plus tendue, les effectifs de
l’Armée rouge n’avaient cessé d’augmenter, passant de 930 000 hommes et
femmes en 1935 à plus de 4 millions à la veille de l’invasion allemande.
De ce fait, un certain nombre d’officiers qui auraient probablement stagné à
des rangs inférieurs de la hiérarchie militaire vont se voir catapultés au sommet
de la nouvelle pyramide qui va rapidement se constituer. Parmi eux, Joukov.
Celui-ci, comme d’autres camarades de promotion, profite malgré lui des purges
qui frappent les uns et les autres et contre lesquelles personne n’est à l’abri (plus
tard, on l’accusera d’avoir dénoncé des camarades7). Pour ceux qui, souvent par
hasard, échappent aux tentacules, l’avancement est excessivement rapide. Ainsi,
en moins d’une année, entre le 22 juillet 1937 et le 9 juin 1938, Joukov est
promu kombrig (commandant de brigade), puis komdiv (commandant de
division), respectivement équivalents aux grades de général de brigade et de
division (pour l’heure, Moscou a éliminé du vocabulaire les grades
traditionnels). Dans cet espace de temps, il devient commandant du 3e corps de
cavalerie, puis du 6e, puis commandant adjoint du secteur militaire de
Biélorussie, poste à haute responsabilité. A ce mooment-là, cet avancement est
plutôt dû à la situation dramatique dans laquelle se trouve l’armée soviétique
qu’aux qualités intrinsèques de Joukov. Mais bientôt, après vingt années de
service passées dans le quasi-anonymat, Joukov va se révéler sous un tout autre
jour. C’est dans la lointaine Mongolie que va émerger subrepticement celui qui
deviendra l’un des personnages clefs de la Seconde Guerre mondiale. Seul
commandant allié à n’avoir jamais fréquenté les bancs d’une école militaire, ce
sera pourtant lui le soldat le plus marquant de la période. Inconnu de tous, y
compris de Staline, à l’aube de la guerre, il a alors quarante-trois ans.

Khalkhin Gol, 1939

Lorsqu’il part pour la Mongolie au mois de mai 1939, Joukov a pour premier
objectif de comprendre les raisons de l’échec des troupes russes face aux
Japonais. D’une certaine façon, sa mission s’inscrit dans le cadre général des
purges staliniennes, puisqu’il s’agit aussi de désigner des coupables. Le
commissaire à la Défense, Voroshilov, lui donne trois mois pour identifier les
failles et pour rétablir la situation en faveur de la Russie. Deux mois lui seront
suffisants.
Pourquoi avoir choisi le modeste Joukov, que ni Voroshilov ni Staline – qui
prend part à ce choix – ne connaissent ? La question reste ouverte. On peut
néanmoins supputer que ce choix fut dicté par un désir de voir la discipline et
l’organisation rétablies rapidement et que Joukov avait acquis une certaine
réputation dans ce domaine, réputation qui plut à Staline.
Le conflit entre la Russie et le Japon ne datait pas d’hier. En 1905, la Russie
avait subi une défaite cinglante à Tsushima et à Port-Arthur, et l’événement avait
considérablement modifié la donne géostratégique en Asie et attisé l’appétit
impérialiste de Tokyo. Durant les années 1930, les tensions entre les deux
puissances n’avaient cessé de croître jusqu’à l’inévitable affrontement militaire
qui s’était déclaré à la frontière entre la Mongolie-Extérieure, satellite soviétique
depuis 1924, et la Manchourie-Mandchoukouo, sous contrôle japonais depuis
l’invasion nipponne de 1937. Parti début mai 1939 d’un affrontement banal entre
des cavaliers mongols et une patrouille japonaise en pleine steppe, l’incident
avait été interprété par Moscou comme les prémices d’une attaque japonaise sur
la Mongolie-Extérieure, elle-même annonciatrice d’une offensive sur la Sibérie.
Joukov avait reçu son ordre de mission, no 3191, le 24 mai. Le 30, il
envoyait son premier rapport à Moscou, très critique à l’égard du commandant
du 57e corps, Nikolaï Feklenko. Le 12 juin, Feklenko était débarqué et Joukov
prenait sa place. Alors que les combats reprenaient et s’intensifiaient dès le mois
de juillet, Joukov s’échina à instaurer un semblant de discipline dans son armée,
n’hésitant pas à faire fusiller des hommes pour « manque de courage au
combat ». A Moscou, Voroshilov s’arrangea pour donner les pleins pouvoirs
opérationnels à Joukov par rapport au groupement armé chargé de la guerre en
Sibérie et en Orient, que dirigeait le komandarm Grigori Shtern, plus élevé dans
la hiérarchie que Joukov, même si celui-ci, le 31 juillet, passa de komdiv à
komkor, commandant (général) de corps d’armée, le 57e corps ayant été rebaptisé
1er groupement armé.
Staline, qui quelques semaines auparavant s’était montré réticent à mettre les
moyens nécessaires de peur que le conflit ne lui explose à la figure, désirait
désormais une victoire spectaculaire, aussi nette que rapide, susceptible surtout
de marquer les esprits et de tempérer les ardeurs du Japon. Dans son esprit, la
guerre était conçue en quelque sorte comme une continuation de la politique de
terreur qu’il avait instaurée en Union soviétique et l’opération antijaponaise avait
un caractère punitif. Peut-être avait-il acquis entre-temps la certitude que Joukov,
contrairement à son prédécesseur, était l’homme de la situation. Peut-être
qu’avec l’évolution de la conjoncture internationale, il avait tout simplement
changé de perspective. Quoi qu’il en soit, il était désormais prêt à fournir ce dont
Joukov avait besoin et que Feklenko s’était vu refusé. A Moscou, on avait mis en
route la propagande pour faire monter la sauce autour de l’événement. Pour
Joukov, c’était une partie de quitte ou double, un échec ou même une victoire
partielle ayant pour conséquence probable de le voir écarter pour toujours du
devant de la scène.
Début août, Joukov disposait de 57 000 soldats, de 500 pièces d’artillerie, de
900 chars et véhicules blindés, de 500 aéronefs. En face, les 75 000 Japonais
pouvaient compter sur des moyens équivalents, sauf pour les chars, domaine où
les Russes possédaient l’avantage. Pour Joukov, il fallait parer à de graves
problèmes logistiques, le chemin de fer le plus proche étant situé à plus de
600 kilomètres du lieu de l’affrontement, soit cinq jours aller-retour. Joukov et le
komandarm (général d’armée) Shtern, dont l’apport fut important, allaient
réaliser un tour de force logistique, à la base du succès de la campagne.
Malgré tout, Joukov tablait sur la surprise stratégique, qui faisait partie de ce
que les Russes désignaient sous le terme de Maskirovka, et il orchestra une
campagne d’intoxication destinée à faire croire à l’adversaire que les Soviétiques
se préparaient à défendre leur position et non à attaquer. Joukov fit même passer
cette idée au sein de ses propres troupes et seul son proche entourage était au
courant de ses réelles intentions.
Le 17 août, Joukov envoyait ses directives, avec une grande offensive prévue
pour le 20, un dimanche, habituellement jour de congé pour de nombreux
officiers nippons. L’objectif : l’encerclement et l’anéantissement des troupes
japonaises à l’est de la rivière Khalkhin Gol. Pour ce faire, Joukov avait divisé le
1er groupement en trois parties : le groupe Nord, le groupe Sud et le groupe
Centre. Après une offensive aérienne destinée à préparer le terrain, le groupe
Sud devait plonger vers la rivière, traverser, puis remonter par les arrières de
l’ennemi pour entamer l’encerclement en rejoignant les deux autres groupes. Les
groupes Sud et Nord disposeraient de la majorité des chars alors que le groupe
Centre, composé principalement de fantassins, devait transpercer le front
japonais sur les rives nord et sud de la Khalkhin Gol pour faire contact avec le
groupe Sud. Joukov se positionnerait au centre, avec derrière lui une réserve
mobile prête à intervenir pour soutenir les groupes Sud et Nord. Les directives
mettaient en exergue les trois éléments clefs de la stratégie soviétique :
l’organisation logistique et la supériorité des moyens, l’attaque en profondeur,
l’étouffement de l’adversaire par encerclement. Dans la tradition des grands
chefs de guerre, Joukov cherchait à anticiper le paroxysme de l’affrontement,
celui où l’un des deux protagonistes va perdre pied avant l’autre et s’exposer à
une ultime offensive qui scelle le sort de la bataille, et le sien. Comme Napoléon,
il tablait sur la supériorité de son artillerie. Commandée à cette occasion par
Nikolaï Voronov, le meilleur artilleur que comptait l’Union soviétique, elle allait
jouer un rôle considérable dans la bataille.
La campagne d’intoxication avait parfaitement fonctionné, le
commandement nippon n’ayant aucune idée de ce qui se préparait. Joukov et
Shtern étaient parvenus à actionner toute la logistique, avec l’appui de Moscou,
et l’armée était prête pour la grande offensive. Dès sa prise de commandement,
Joukov avait instauré un service de renseignements efficace mêlant la
technologie (photographies aériennes) et le renseignement humain. Il avait prévu
de combattre potentiellement durant plusieurs semaines et sa stratégie
opérationnelle était conçue de manière séquentielle, en conformité avec la
culture stratégique soviétique qui favorisait une mise en œuvre minutée des
différentes unités, chacune entrant en action selon un tableau de marche défini au
préalable. En face, le général Michitarō Komatsubara pensait avoir l’initiative et
il présageait une victoire éclair des armées nipponnes, avec une mise en action
simultanée de l’ensemble du dispositif japonais.
Komatsubara présentait les défauts classiques du mauvais général : arrogant,
suffisant, il s’était persuadé de la nullité intrinsèque de son adversaire et n’avait
pas pris la peine de le surveiller. Joukov, au contraire, était sans a priori et il
avait soigneusement évalué les rapports de forces et multiplié les
reconnaissances aériennes. Les Japonais pensaient remporter une victoire facile
du fait des difficultés logistiques auxquelles l’adversaire était confronté. Mais,
justement, c’est dans ce domaine que les Russes inversèrent le rapport de forces,
les Japonais n’ayant pas de leur côté estimé nécessaire de renforcer leur propre
logistique qui, lors de l’affrontement, allait se révéler déficiente. Globalement, le
plan de Joukov se déroulerait comme prévu, même si les frictions inhérentes à la
guerre impliquaient des ajustements et réajustements constants, que Joukov
effectuerait avec l’intelligence et la célérité caractéristiques des grands capitaines
dans le feu de l’action. L’homme allait démontrer sa force de caractère en
maintenant le cap sans jamais dévier de sa ligne stratégique.
Une fois lancées les hostilités, l’armée russe va opérer comme un rouleau
compresseur. Bien que malmené en plein combat par Shtern, qui aurait voulu
qu’il modère son action, Joukov persiste dans son désir de mener sa grande
offensive à terme, malgré les pertes encourues par ses troupes. Il a parfaitement
compris ce qu’attendent ses supérieurs et il sait que le caractère de la victoire est
aussi important que le résultat. Ainsi il se montre déterminé, implacable, efficace
dans l’action. A la manière mongole, justement, il punit sévèrement les hommes
et les unités – parfois par la peine de mort – qui reculent au combat, ainsi que les
officiers qui cautionnent ou ne savent empêcher la retraite. Ce sera là sa marque
de fabrique, qu’il appliquera durant toute la guerre lorsque Staline fera appel à
lui pour reprendre une situation en main. Déjà, on peut cerner les traits saillants
de sa personnalité alors que se dégagent les contours de son approche générale
de la guerre. Force est de constater que sous bien des rapports, Joukov n’est pas
un homme sympathique, tant il semble dénué de cette empathie ou même de
cette compassion que l’on retrouve sous une forme ou une autre chez la plupart
des grands capitaines et qui leur insuffle une certaine dose d’humanité. Mais
cette absence d’humanité, tout au moins chez le soldat (il semble attentionné
auprès de sa femme et de ses filles), est peut-être indispensable pour quiconque
veut survivre au sein d’un système, le système soviétique, qui broie les siens. Du
reste, Joukov semble au moins posséder une certaine intégrité qui, dans
l’environnement paranoïaque de l’Armée rouge, est suffisamment rare pour
qu’on la souligne. On peut supputer que celle-ci, en fin de compte, le servit
auprès de Staline, dont il était l’un des rares à ne pas sembler douter.
En l’espace de dix journées d’une grande intensité, la 6e armée japonaise
finit par être anéantie. Les unités nipponnes se sont fait enfermer les unes après
les autres. Les soldats japonais ont fait montre d’un courage extraordinaire,
n’hésitant pas lors des ultimes combats à charger les troupes de blindés sabre en
main. Mais la guerre mécanisée n’est pas qu’une affaire de courage et les
Japonais ont fait preuve de singulières déficiences en matière d’organisation et
de stratégie. Au contraire, Joukov a démontré combien prime la qualité et la
maîtrise du commandement pour ce type de guerre et, malgré des troupes
médiocres et un corps d’officiers inexpérimenté, il s’est joué de l’adversaire.
D’une certaine façon, cette victoire résume le parcours qui sera le sien durant
toute la durée de la guerre, alors qu’il affrontera victorieusement une armée
allemande qui, dans bien des domaines, était supérieure à l’Armée rouge.
Staline, qui en fin de compte a peur de la guerre, trouvera chez cet homme la
résolution, le caractère et l’intelligence stratégique qui lui font défaut sur ce
théâtre qu’il maîtrise mal, lui qui est pourtant un implacable stratège politique.
De cela probablement va naître une confiance et un certain respect de la part du
maître du Kremlin envers son stratège, qui contrastent singulièrement avec la
méfiance maladive qui caractérise par ailleurs ce caractère tortueux. Confiance
toute relative : aussitôt la guerre finie, il écartera sans ménagement le héros de la
nation…
Durant un temps, Joukov reste en Mongolie. Après la bataille, il parcourt à
cheval le champ de bataille en ruine. Près de 17 000 hommes sont morts, dont
8 600 Japonais et 8 000 Soviétiques. Nous sommes loin des batailles du passé où
les vaincus subissaient des pertes généralement plus importantes que les
vainqueurs. Joukov a compris ce paradoxe de la guerre moderne, et il va y
contribuer sans états d’âme. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les
Soviétiques auront payé le plus lourd tribut avec des millions de morts que l’on
peine à comptabiliser tant ils sont nombreux (les estimations varient mais, selon
une étude officielle réalisée en 1993 par Moscou, le nombre de morts et de
disparus se chiffrerait à 26,6 millions, dont 8,7 millions de soldats).
Récompensé par le titre officiel de Héros de l’Union soviétique, alors que les
événements se bousculent en Europe, Joukov jouit de quelques mois de repos à
Oulan-Bator, durant lesquels il réfléchit à sa campagne et médite sur les graves
déficiences dont a fait preuve son armée, dont il sait qu’elles seront rédhibitoires
contre la Wehrmacht. Durant ses moments perdus, il s’adonne à son activité
favorite : la chasse.

Errements face à la Blitzkrieg allemande

Au mois de mai 1940, Joukov est rappelé à Moscou. Pour les Soviétiques le
triomphe de Khalkhin Gol paraît déjà bien loin. Entre-temps, ils ont buté sur une
armée finnoise particulièrement coriace et ils se sont fait renvoyer de la Société
des Nations. Face à la pression internationale et cédant à la peur d’une réaction
des Français et des Britanniques, Staline choisit de négocier avec Helsinki. Il est
clair cependant que l’Armée rouge est dans un état de décomposition rapide.
Semion Timochenko, qui a sauvé la mise en Finlande, est chargé désormais de
préserver l’armée soviétique du naufrage. Appelé à remplacer Voroshilov au
ministère de la Défense, Timochenko place Joukov, qu’il connaît bien, à son
propre poste, soit à la tête du district militaire spécial de Kiev, le plus prestigieux
district militaire du pays.

C’est à Kiev que Joukov remarque un spécialiste en armement
particulièrement inventif, Mikhaïl Kalachnikov, qui travaille alors sur
l’amélioration des performances des chars. Séduit par ses inventions, il l’envoie
suivre une formation d’ingénieur en armement, qui aboutira entre autres à la
création du fameux fusil portant le nom de son créateur. La réaction est typique
de Joukov, qui sait distinguer les qualités des uns et des autres et n’hésite pas à
promouvoir les individus les plus méritants… et à écarter sans ménagement les
médiocres. Depuis Kiev, Joukov participe à l’élaboration de la nouvelle stratégie
soviétique qui se prépare au Kremlin. Contrairement à la précédente (1938), qui
envisageait deux scénarios pour contrer une attaque de l’Allemagne, au nord et
au sud, la nouvelle stratégie prévoit, dans ses premières versions, une offensive
allemande par le nord, avant que la mouture finale ne postule l’inverse : une
offensive par le sud, où l’Armée rouge allait donc concentrer ses forces. Qui est
responsable de ce revirement ? D’après Joukov, Staline pense qu’Hitler voudra
s’emparer en priorité des ressources économiques, minières et pétrolières
d’Ukraine et des régions sud. Staline, si c’est bien lui, a vu juste, ou presque : en
1941, Hitler prônera effectivement une attaque par le sud, avant que ses
généraux ne le convainquent de changer ses plans. Au bout du compte, la
décision de concentrer leurs forces sur le sud va se révéler catastrophique pour
les Soviétiques.
Fin décembre 1940, Joukov est invité à livrer un rapport sur la guerre
contemporaine lors d’une grande conférence militaire organisée à Moscou. Ce
rapport, Le Caractère des opérations offensives modernes, fondé sur les leçons
de Khalkhin Gol et sur l’offensive allemande en Pologne et sur le front
occidental, lui servira de fil rouge durant toute la durée de la guerre. Joukov
prône des opérations stratégiques en profondeur (100-150 kilomètres), sur un
front étendu (400-500 kilomètres), avec une coordination minutée entre les
chars, l’aviation, l’artillerie et l’infanterie. Le 2 janvier (1941), il présente ses
conclusions à Staline dans son bureau du Kremlin, avant de participer le même
jour à des exercices de simulation. Au programme du kriegsspiel : une attaque de
l’Allemagne… par le nord, où Joukov joue le rôle du commandant allemand.
Quatre jours plus tard, l’exercice donnera Joukov vainqueur8 (une seconde
simulation aura lieu, avec attaque par le sud, avec Joukov encore une fois
vainqueur, mais en tant que chef de l’armée soviétique cette fois). L’offensive
allemande, la vraie, suivra à peu près le même schéma que l’exercice de
simulation.
Bien que Staline ne connaisse pas le caractère prophétique de ces exercices,
il est impressionné par la performance de Joukov et il lui propose dans la foulée
le poste de chef de l’Etat-Major général (effectif le 1er février) à la place de
Kyrill Meretskov, le seul à défendre la stratégie « nord », dont Staline ne veut
plus entendre parler. Signe de l’aveuglement général, la conférence militaire de
Moscou a vu défiler six intervenants par jour durant une semaine : pas un seul, y
compris Joukov, n’y a abordé le thème de la défense stratégique9…
Lorsque Hitler lance l’opération « Barbarossa » le 22 juin, le Kremlin est
pris de court. Staline a sondé Hitler selon ses propres critères, et il n’a pas du
tout anticipé que ce dernier pouvait agir selon sa logique à lui. Joukov, comme
les autres, n’a pas prévu la rapidité de l’offensive allemande et il a suivi Staline
et Timochenko dans leurs errements stratégiques. Au mois de mai, il avait
présenté un plan à Staline pour une frappe préemptive contre l’Allemagne,
rejetée immédiatement, et sans ménagement, par celui-ci. Plus tard, Joukov se
félicitera de ce refus catégorique qui, selon lui, aurait débouché sur une
catastrophe encore plus grande10. Les cinq mois passés à l’Etat-Major général
avant la débâcle de juin 1941 resteront le point noir de sa carrière. Il s’épanchera
longuement là-dessus dans ses Mémoires et tentera de s’exonérer d’une grande
part de la responsabilité de cet échec malgré tout monumental. Cependant
l’homme est doté d’une force psychique au-dessus du commun et malgré la
tension extrême que provoque la percée allemande, il tient le choc.
La situation, en juin 1941, est extrêmement compliquée pour les Soviétiques.
L’armée allemande suit le même schéma qu’en Pologne et en France et rien
n’indique que le résultat sera différent. Certes, les pertes allemandes sont plus
élevées que prévu, mais les pertes soviétiques sont encore plus lourdes. Durant
l’été de la première offensive, le sort de l’URSS ne tient qu’à un fil.
Heureusement pour les Russes, Staline, après un moment de doute, s’est
rapidement ressaisi et Joukov n’est pas du genre à se laisser abattre. Les deux
hommes s’entendent et ils se fréquenteront assidûment durant les années de
guerre, avec plus d’une centaine de rencontres répertoriées, chiffre élevé si l’on
considère que Joukov passe la plupart de son temps au front. Comme Hitler,
Staline fera le ménage au sein du haut commandement militaire, mais sans
jamais aller jusqu’aux excès autodestructeurs du Führer. A son corps défendant,
il maintiendra Joukov aux plus hautes responsabilités durant la presque totalité
du conflit, malgré le franc-parler de son stratège qui n’hésite pas à le contredire
lorsqu’il n’est pas d’accord. De son côté, et jusqu’à la fin de sa vie, Joukov
manifestera son admiration pour l’intelligence stratégique de Staline (ce qui ne
l’empêchera pas par ailleurs de contribuer à l’effort de déstalinisation entrepris
par le Kremlin après la mort du dictateur).
Trois semaines après le lancement de l’opération « Barbarossa », alors que
l’Armée rouge est au bord de la rupture, Joukov examine soigneusement la
situation générale, sans perdre son sang-froid, alors même qu’il subit, comme
tout le monde, les foudres quotidiennes de Staline, que la colère ne semble
jamais quitter. Son analyse de la situation, compte tenu des circonstances, est
d’une extraordinaire lucidité. Ses conclusions et recommandations portent à la
fois sur la réorganisation opérationnelle de l’Armée rouge et sur les opérations
immédiates. Concernant la réorganisation en profondeur de l’appareil militaire, il
rédige à la mi-juillet une directive laconique intitulée Concernant l’utilisation de
l’expérience de la guerre. Le cavalier dans l’âme qu’est Joukov a toujours été
réfractaire à la lourdeur et à la lenteur des unités de masse des armées
mécanisées et c’est précisément cela qu’il estime être au cœur de la débâcle. Son
analyse, sans concessions, débouche sur plusieurs conclusions :

– Nos corps mécanisés sont trop gros, peu mobiles, peu adaptés à la
manœuvre ; ils offrent des cibles faciles à l’aviation ennemie. […] Il faut les
dissoudre et, avec leurs chars, faire des divisions blindées placées sous le
commandement des armées.

– Les armées de grande taille, organisées en corps regroupant eux-mêmes de
nombreuses divisions, sont une gêne pour l’organisation de la bataille et le
contrôle des troupes. […] Il faut peu à peu convertir ces armées en armées
réduites à 5 ou 6 divisions au maximum, et sans l’échelon intermédiaire du
corps.

– L’expérience de la guerre a montré que nos unités d’aviation organisées en
corps, divisions, elles-mêmes consistant en nombreux régiments de 60 appareils,
sont trop lourdes et, de ce fait, inutilisables. La lourdeur de leur organisation
facilite leur destruction au sol. La forme optimale serait le régiment à 30 avions
et la division à deux régiments. Le corps aérien est supprimé11.

C’est donc une révolution à proprement parler que Joukov préconise, qui
inverse la tendance à l’organisation de masse mise en place par Toukhatchevski.
Prenant en compte les capacités humaines, industrielles et logistiques de
l’URSS, ainsi que ses déficiences dans ces domaines, Joukov prétend donc
réduire la capacité potentielle de l’appareil actuel pour en augmenter la capacité
effective avec des unités beaucoup plus petites mais plus souples qui, bien que
privant l’URSS de mener une offensive à grande échelle, permettront de
concentrer rapidement des forces sur des points névralgiques. C’est une
révolution et les événements démontreront que Joukov a vu juste. Mais, pour la
mettre en œuvre, encore faut-il que l’Union soviétique résiste dans l’immédiat à
la Blitzkrieg allemande. Or la Wehrmacht est une machine de guerre autrement
plus considérable que le corps expéditionnaire japonais qu’il a anéanti en
Mongolie.
Comment faire ? Joukov cherche un point d’ancrage pour arrêter
l’hémorragie. Il lui faut impérativement trouver une branche, même modeste, à
laquelle se raccrocher. La situation, sous tous rapports, est extrêmement
compliquée pour les Soviétiques. Mais, comme il va le démontrer par la suite,
c’est aussi dans sa dimension stratégique que son intelligence exceptionnelle des
rapports de forces s’exprime. Après avoir pris en compte toute la complexité de
la situation, il perçoit enfin une ouverture, à Ielnia, une bourgade à 80 kilomètres
de Smolensk, que les Allemands, à l’instigation de Guderian, ont investie le
18 juillet (deux jours après Smolensk, où le propre fils de Staline, Yakov, s’est
fait capturer) et qui par sa position géographique est un point stratégique
important, à la croisée des chemins allant vers Kiev, Leningrad et Moscou. Par
cette manœuvre orchestrée par le grand stratège de la guerre mécanisée, Joukov
comprend quelque chose de fondamental : Guderian, plutôt que de tenter
d’encercler rapidement les 16e, 19e et 20e armées qui sont alors piégées, va plutôt
tenter de jeter ses forces sur Moscou.
C’est donc là, autour de Smolensk et Ielnia, que Joukov décide d’organiser
une contre-offensive dont le but est de sauver les trois armées piégées et de
désenclaver Smolensk. Le 21 juillet, quatre armées du Front de réserve se
dirigent vers le théâtre. Le choc est terrible et les Allemands sont ébranlés. Pour
autant, la contre-offensive soviétique, mal coordonnée, n’atteint que le premier
des objectifs, au prix de grosses pertes. Mais si Smolensk reste aux mains des
Allemands, l’opération se révèle un succès stratégique dans la mesure où Hitler
décide le 30 juillet de reporter pour le moment son offensive sur Moscou.
A peu près au même moment (le 29), Joukov proposait à un Staline
fulminant d’abandonner Kiev pour mieux défendre la capitale soviétique. La
suggestion, mal accueillie et rejetée par l’homme fort du Kremlin, aurait été la
cause du transfert de Joukov au front. Du moins est-ce la version de l’intéressé.
De son côté, Guderian tente de convaincre Hitler de revenir sur sa décision et de
foncer immédiatement sur Moscou. Sans que personne le sache, toute la
physionomie de la guerre est en train de se reformer.
Quelles que soient les motivations de Staline, le transfert de Joukov au front
est une excellente décision. C’est là que l’homme va donner la pleine mesure de
ses qualités, et de toute manière, Staline le maintient au sein du noyau
décisionnaire. Incorporé au sein de la Stavka, l’organe créé par Staline pour
mener sa grande stratégie, Joukov va jouer un rôle majeur auprès du chef de
l’Etat durant la presque totalité du conflit. Sur le terrain, il va se révéler
beaucoup plus incisif qu’à l’Etat-Major général, et c’est dans le feu de l’action,
loin des intrigues souvent mesquines du Kremlin, que son génie opérationnel
apparaît au grand jour, comme du reste il s’était déjà manifesté à Khalkhin Gol.
Joukov est un instinctif plutôt qu’un cérébral et son intelligence stratégique se
nourrit d’éléments tangibles. C’est en rase campagne, les pieds dans la boue,
près des hommes et du matériel qu’il mesure ses forces et ses faiblesses, ses
capacités et ses limites. Une fois les éléments saisis et enregistrés, la stratégie se
dessine d’un seul coup dans son esprit. Suit ensuite la mise en œuvre, rigoureuse
et implacable, qui correspond exactement aux besoins et aux objectifs. L’un de
ses aides, Nikolaï Bedov, qui le suit durant ces années, décrira ses principales
qualités en ces termes : « Courage, décision, honnêteté et, surtout, une
appréciation parfaite de conditions très complexes12. »

Homme-orchestre de l’Armée rouge : Ielnia, Leningrad, Moscou,


Rjev, Stalingrad, Koursk, Vistule-Oder, Berlin…

Pour l’heure, les Soviétiques font face à deux situations très compliquées,
avec la double menace sur Kiev et Leningrad (Saint-Pétersbourg). La perte de
l’ancienne capitale, surtout, pourrait être rédhibitoire. Quant à Kiev, elle tombera
au mois de septembre, faisant 750 000 victimes, dont 600 000 tués, côté
soviétique. Joukov, désormais au front, décide de poursuivre sur le terrain
l’opération qu’il avait initiée depuis Moscou au mois de juillet pour récupérer
Ielnia. Début août, il lance une première offensive mais, au bout d’une dizaine
de jours, décide d’opérer une pause – sauf pour l’artillerie, qui continue de
pilonner l’ennemi – afin de réévaluer la situation. Après quelques ajustements,
dont l’intervention de troupes et de matériels supplémentaires (accordés par
Staline), Joukov reprend l’offensive le 30 août. Une semaine plus tard, le
6 septembre, les Soviétiques s’emparent d’Ielnia. Menacés d’encerclement, les
Allemands ont préféré retraiter. De leur point de vue, cet échec est relatif et ne
fait que retarder l’inéluctable. Pour les Soviétiques, c’est une victoire qui donne
une lueur d’espoir alors qu’ils étaient plongés jusque-là dans l’obscurité la plus
totale.
Pour Joukov, outre la reprise du contrôle d’Ielnia, l’opération a permis un
revirement psychologique important et redonné le moral aux troupes, l’armée
allemande, jusque-là invaincue, ayant brusquement perdu son aura
d’invincibilité. Dans l’affaire, selon le rapport qu’il en fait à Staline, les
Soviétiques ont subi 17 000 pertes, les Allemands presque trois fois plus,
chiffres exagérés dans un sens comme dans l’autre. De fait, ce sont les
Soviétiques qui ont perdu le plus d’hommes, dans un rapport équivalent mais
inversé… En URSS, chacun est obligé de faire sa propagande et Joukov ne
déroge pas à cette règle. La victoire, modeste d’un point de vue territorial, et fort
coûteuse en hommes, permet néanmoins de relancer avec vigueur la machine de
propagande soviétique. A terme, comme l’ont avancé certains historiens,
l’opération sur Ielnia, si l’on considère son coût, a-t-elle affaibli la défense
soviétique au point de privilégier l’avancée allemande vers Moscou ? Peu
importe en définitive. Psychologiquement, pour les Soviétiques, et pour Joukov,
il s’agit là d’un tournant. Modeste certes, mais non sans effets.
Car pour Staline, l’homme de Khalkhin Gol est bien de retour. Après des
semaines de mauvaises nouvelles, celle-ci est accueillie avec un certain
soulagement. Dorénavant, Staline va s’appuyer sur Joukov et il est prêt à lui
confier les tâches les plus pressantes et les plus lourdes. Certes, le Vojd gouverne
par la terreur et il aime rappeler à tout un chacun qu’il est maître de son destin.
Mais lui-même vit dans la peur de perdre son autorité (il craint notamment la
guerre civile), ce qui fait que la position de Joukov sera depuis ce moment
relativement solide dans ce contexte d’insécurité permanente. Car Staline a
compris une chose fondamentale : Joukov est son meilleur atout et dans le
domaine de la guerre, bien que ce constat soit contraire à son instinct naturel
concernant la nature humaine, les individus – du moins ceux qui conduisent la
guerre – ne sont pas interchangeables. Au bout du compte, c’est ce qui
distinguera le Vojd du Führer.
D’un seul revers, les errements, réels ou supposés, de Joukov à l’Etat-Major
général sont donc oubliés, du moins pour l’heure (après guerre, ses détracteurs
reviendront sur la question). De ce fait, c’est à Joukov que Staline confie la
mission de défendre Leningrad, le 11 septembre 1941. A partir de ce moment,
Joukov va devenir la bouée de sauvetage de Staline, qui l’envoie sur tous les
fronts chauds. A chaque fois ou presque, dans des situations totalement
différentes les unes des autres, Joukov trouvera les solutions pour, d’abord,
sauver l’Armée rouge du naufrage et, ensuite, vaincre l’ennemi. Cette succession
d’interventions pour la plupart victorieuses sera entrecoupée aussi d’échecs et de
demi-échecs.
Pour Hitler, la prise de Leningrad constitue désormais le premier objectif de
la Wehrmacht sur le front oriental. Pour Joukov cette mission est étrangère à son
tempérament offensif. Mais, comme d’autres grands chefs de guerre avant lui,
l’homme va se révéler tout aussi pugnace pour défendre une place que pour
mener une offensive.
Le siège de Leningrad est l’un des épisodes les plus marquants de la Seconde
Guerre mondiale. Durant les 872 jours que dure le siège, Leningrad agira comme
un symbole de la résistance soviétique et de la capacité du peuple russe à endurer
des pertes considérables : 640 000 civils vont mourir à l’intérieur de la ville
assiégée, 400 000 autres vont périr lors d’évacuations forcées, un million de
soldats y perdront la vie. D’un point de vue stratégique, c’est toute la phase
défensive de la guerre, sur le front russe, qui va conditionner la contre-offensive
soviétique dont Stalingrad constituera le point d’orgue.
Le rôle de Joukov à Leningrad va être crucial, surtout au début du siège, à
l’automne 1941, alors que la perte de la ville est pratiquement acquise. Les 19 et
23 juillet, Hitler avait réitéré sa volonté de prendre la place et le 5 septembre, les
Allemands considèrent que l’objectif est atteint. De ce fait, le 6, le Führer
ordonne de ne pas lancer l’assaut pour éviter des pertes inutiles, préférant
asphyxier les habitants. Le 9, la Wehrmacht se déploie avec énergie pour
refermer le « cercle de fer » sur la ville. Le 12, alors qu’il vient d’être nommé
commandant du Front de Leningrad, Joukov entre en piste. Comme à son
habitude, il commence par des mesures disciplinaires extrêmement dures, les
troupes étant à ce stade en pleine déliquescence. Les instructions sont claires.
Pour les unités qui reculent : « Le peloton d’exécution ! » Les Allemands
prennent des boucliers humains ? Qu’importe : « Tirez dessus ! » Puis il renforce
le dispositif avec les troupes qu’il peut trouver et il met la marine à contribution,
qui pilonne les positions ennemies. Les Allemands arrivent à une douzaine de
kilomètres du centre-ville. Ils n’iront pas plus loin. Hitler, de toute manière, a
déjà le regard fixé sur Moscou. Le 22 septembre, le Führer réitère son désir de
voir l’ancienne capitale des tsars rayée de la carte, mais huit jours plus tard, le
30, il lance l’opération « Typhon ». Objectif : Moscou. Les Allemands ne savent
pas qu’ils ne prendront jamais Leningrad. Joukov vient d’accomplir un premier
miracle.
Le 6 octobre, Staline rappelle Joukov à Moscou. Le 8, il le nomme
commandant du Front de réserve et, deux jours plus tard, commandant du Front
de l’Ouest (la défense de la capitale est effectuée sur trois Fronts, avec le Front
de Briansk), qui s’est totalement effondré. Les Soviétiques disposent de
900 000 hommes et femmes (l’égalitarisme prôné par le régime fait que celles-ci
participent activement au combat), de 800 chars, de 7 000 bouches à feu. Depuis
le Kremlin, Staline coordonne l’action des trois Fronts. Pour Hitler, l’opération
doit aboutir, avant la fin 1941, à la capitulation de l’URSS.
Comme à leur habitude, les Allemands démarrent l’opération sur les
chapeaux de roue. Guderian, qui mène l’offensive, fait parler ses chars. En face,
l’Armée rouge, complètement dépassée, flanche. A Moscou, le Vojd, affaibli par
un refroidissement, est au bord du désespoir. Face au dictateur en détresse – et de
méchante humeur –, Joukov maintient son aplomb et il parvient même à sauver
d’une condamnation à mort quasi certaine le commandant du Front Ouest,
Koniev, dont il prend la succession. Dans la foulée, il va étudier les cartes, puis il
part sur le front. L’ordinateur Joukov s’est remis en marche. Il enregistre les
nouvelles données et informations. Sur le théâtre, il est atterré de constater
l’incurie du commandement. Seul sur les routes avec son chauffeur, il roule
durant des heures sans trouver trace de troupes, ou d’états-majors. Il pleut. La
conduite est difficile. Pour l’heure, c’est la seule bonne nouvelle : avec la boue,
Guderian voit ses panzers quasiment paralysés. En 1812, Napoléon avait connu
pareille mésaventure. Comme chaque année, après la boue viendra la neige et le
gel.
Au bout de trois jours, Joukov a déjà fait sa première évaluation. A partir de
là, il va s’ingénier à boucher les trous, à réorganiser les unités, à reprendre en
main le commandement. Il donne même l’ordre aux troupes parachutistes de
forcer les unités à combattre… Surtout, il est en contact permanent avec Staline,
à qui il réclame des troupes à droite et à gauche, au grand dam de ceux qui
doivent céder soldats et matériels. Mais là est l’un de ses atouts, avoir l’écoute
du commandant suprême. Alors que Staline lui-même envisage de quitter la
ville, Joukov n’a qu’un mot d’ordre : « Pas un pas en arrière ! » Pour ceux qui
n’ont pas compris, la sanction est immédiate : le colonel Gerasimov,
commandant de la 133e division de fusiliers, est exécuté sur-le-champ pour avoir
commandé à ses hommes de retraiter.
Pour sauver Moscou, qui subit les attaques de la Luftwaffe – Staline doit
même se réfugier dans une station de métro –, Joukov exerce une pression
constante sur l’ennemi en organisant une succession de contre-attaques dont le
but est de l’user physiquement et moralement. Forcée de temporiser, la
Wehrmacht décide de faire une pause fin octobre pour réévaluer la situation et
attendre le gel qui rendra les voies praticables. Dans les airs aussi, la Luftwaffe
marque le pas face à la défense aérienne soviétique.
Joukov, qui n’attendait que cela, en profite pour renforcer le Front Ouest, qui
reçoit 100 000 soldats supplémentaires, plus 300 chars et 2 000 pièces
d’artillerie. A la mi-novembre, le gel permet aux panzers de reprendre la route,
mais en face, les Soviétiques ont renforcé leur ligne de défense et les Allemands
ne vont guère progresser, les troupes de réserve ayant bouché toutes les failles du
dispositif. De toute manière, Joukov a anticipé la date et le lieu de la nouvelle
offensive, dont les Allemands espèrent qu’elle sera la bonne. Mal équipées pour
l’hiver qui approche à grands pas – Hitler ayant refusé de croire que la campagne
de Russie pourrait s’étendre aussi loin dans le temps –, les troupes allemandes, à
commencer par les fantassins, vont subir les affres du froid, contrairement aux
troupes soviétiques, dont on s’est à peu près assuré qu’elles disposent de
l’équipement hivernal adéquat. Plus tard, les Allemands imputeront leur échec
aux conditions météorologiques. Certes. Mais sans l’intervention de Joukov, la
Wehrmacht aurait peut-être fait sauter le verrou avant l’arrivée de l’hiver. De
toute manière, faire la guerre en Russie sans anticiper l’hiver, toujours rigoureux,
est une énorme faute, non un coup du sort…
Le 30 novembre, Joukov propose à la Stavka son plan pour une contre-
offensive d’envergure au nord et au sud de Moscou. Dans ses grandes lignes, le
plan est préparé par l’Etat-Major général, mais c’est Joukov qui lui donne forme.
Comme à son habitude, Joukov attend le moment culminant de l’action ennemie
pour ensuite se ruer avec toutes ses forces sur ses points faibles. Lui seul est
capable de comprendre la situation telle qu’elle peut lui fournir l’ouverture
décisive. Lui seul comprend que les Allemands sont en train de s’épuiser alors
qu’ils semblent prêts à entrer dans Moscou. Lui seul est capable d’amener
Staline à changer d’avis et à le suivre dans ses résolutions. Côté allemand, on ne
se doute de rien.
Approuvée par Staline, l’opération est lancée le 5 décembre avec Koniev,
avant que Joukov ne jette toutes ses forces dans la bataille à partir du 6. La
contre-offensive vise à paralyser le centre et l’arrière ennemis, sans chercher à
enfoncer le centre, pour prendre l’armée adverse en tenaille par les flancs et la
menacer d’encerclement. Joukov dispose de 750 000 soldats. La température
excessivement basse, – 35°, la neige et les journées extrêmement courtes sont
autant de facteurs qui jouent en faveur des Soviétiques, même si eux aussi ont à
souffrir des conditions climatiques. Dans cet environnement, la Luftwaffe est
quasiment paralysée et elle ne peut couvrir les blindés. La friction, des deux
côtés, est extrême. Face au déferlement ennemi, les Allemands sont obligés de
reculer. Le 12 décembre, une semaine après le déclenchement de l’opération,
Joukov peut annoncer la victoire au Vojd. Quatre cents agglomérations ont été
libérées de l’étau allemand, dont la ville natale de Joukov, Strelkovka. En
l’espace d’une semaine, les Allemands ont perdu 30 000 hommes et tout espoir
d’entrer dans Moscou avant la fin de l’année.
En URSS, Joukov apparaît désormais comme l’homme providentiel. Avec
l’accord de Staline, la presse soviétique s’épanche sur le nouveau héros, alors
que les médias occidentaux découvrent, et font découvrir, le personnage. Pour le
peuple soviétique, Joukov devient le symbole de leur résistance. Pour Staline, le
battement médiatique constitue, aussi, une poire pour la soif : en cas d’échec, il
pourra toujours se défausser sur Joukov… Pour l’heure, Joukov a démontré une
capacité étonnante à sortir le pays, et son chef suprême, des situations les plus
compliquées. En l’espace de quelques semaines, il vient de sauver Leningrad et
Moscou. Grâce à cela, l’homme est désormais coiffé d’une aura d’invincibilité
qui ne le quittera plus, quand bien même il enregistre des échecs sur le terrain.
De fait, le plus gros échec militaire de sa carrière survient rapidement, dans
le cadre des batailles de Rjev et Viazma. Ces villes, à environ 200 kilomètres de
Moscou, sont restées sous contrôle allemand. Par leur position stratégique, elles
présentent une menace pour la capitale et Staline veut à tout prix les récupérer.
Joukov, peut-être fatigué par la pression quotidienne que Staline exerce sur lui,
semble incapable de se focaliser sur une stratégie. En conséquence, son action va
être décousue, mal coordonnée et inefficace. Une fois n’est pas coutume, Joukov
se montre médiocre dans tous les domaines et il offre aux Allemands l’occasion
de contre-attaquer. Sanctionné par Staline, qui offre à Timochenko le
commandement principal (il sera bientôt, lui aussi, écarté), Joukov se retrouve
brièvement dans un rôle secondaire. Malgré tout, ses offensives et contre-
offensives de l’été, toujours dans la zone de Rjev, obligent les Allemands à
maintenir sur place des troupes qui leur feront cruellement défaut à Stalingrad13.
La seconde bataille de Rejv se termine par un échec pour Joukov face à
Walter Model. Ni Rejv ni Viazma n’ont pu être récupérées. Malgré tout, les
Allemands renoncent à la grande offensive qu’ils entendaient lancer contre le
Front Ouest (opération « Orkan »14). Mais le revers le plus important de Joukov
reste à venir. C’est l’opération « Mars », qui aura lieu à la fin de l’année (1942),
toujours dans le cadre des batailles de Rjev et encore contre le redoutable Walter
Model, alors même que Joukov participe aussi avec Vassilevski à l’élaboration
de l’opération « Uranus », qui va déboucher plus tard sur l’immense victoire de
Stalingrad, dont Vassilevski sera le principal maître d’œuvre sur le terrain. Pour
l’heure, Staline semble considérer, à tort ou à raison, que l’opération « Mars » –
où, tout de même, 100 000 soldats ont péri – a contribué indirectement au
succès d’« Uranus ». Plus tard aussi, on retiendra de 1942 que Joukov fut l’un
des architectes de l’opération « Uranus ».
Dans l’affaire, Joukov, décidément peu inspiré par Rjev, s’est à nouveau
montré en deçà de son niveau habituel, et il a même perdu son légendaire sang-
froid. Comme pour les photos « retravaillées » par le Kremlin, « Mars »
disparaîtra complètement de l’historiographie soviétique… Après guerre, Joukov
tentera de minimiser l’affaire en dépeignant « Mars » comme ayant été dès le
départ une opération de diversion destinée à appuyer « Uranus », une théorie
sans réel fondement, totalement réfutée par l’historien David Glantz15. Au bout
du compte, le retentissement de la victoire de Stalingrad aura effacé d’un revers
cet épisode peu glorieux, et l’échec bien réel de Joukov sur le terrain aura
bénéficié des circonstances favorables générées par la victoire de Stalingrad, à
laquelle il a indéniablement pris une part active.
En janvier 1943, Joukov se voit promu maréchal – le tout premier à recevoir
cette distinction durant la guerre – et il est décoré de l’ordre de Souvorov
(1re classe) pour avoir « mené avec succès la contre-offensive de Stalingrad ».
Les circonstances dramatiques de la victoire de Stalingrad, avec l’encerclement
total des troupes allemandes dans le « chaudron », marquent un tournant dans la
guerre. A Moscou, Staline a repris confiance en ses généraux, mais, fidèle à lui-
même, il continue de plus belle à attiser les rivalités entre les uns et les autres, ce
qui lui permet en outre de se maintenir au-dessus de la mêlée. Joukov officiera
durant ces années comme premier conseiller du tout nouveau « maréchal de
l’Union soviétique » (qui s’autoproclamera « généralissime » en juin 1945) tout
en s’activant sur divers fronts.
A partir de là, Joukov semble être partout : on le voit à Leningrad au début
de l’année et puis à Koursk durant l’été 1943. Il prend part ensuite à la bataille
pour l’Ukraine (1943-1944), au cours de laquelle il commande le 1er Front
ukrainien. Ensuite, il participe à l’élaboration (là encore, les versions divergent
quant à son rôle exact) de l’opération « Bagration » en Biélorussie contre le
groupe Centre allemand, au cours de laquelle il coordonne les 1er et 2e Fronts
biélorusses. L’opération victorieuse voit 100 000 hommes de la Wehrmacht
encerclés autour de Minsk, qui est récupérée par les Soviétiques le 3 juillet 1944,
ainsi que Vilnius dix jours plus tard. Au total, l’opération va coûter aux
Allemands un million d’hommes. Fort de cette victoire décisive contre les
troupes qui avaient humilié l’Armée rouge en 1941, Joukov va pousser sur la
Pologne, avant d’entamer ce qui restera son fait d’armes le plus célèbre avec la
défense de Moscou : la prise de Berlin au printemps 1945, elle-même précédée
par l’opération « Vistule-Oder » (12 janvier-2 février 1945).
A partir du 14 novembre 1944, Joukov est placé jusqu’à la fin de la guerre à
la tête du plus important groupement de l’Armée rouge, le front de Biélorussie.
A ce stade du conflit, Staline pense déjà aux conséquences politiques de la
victoire et il veut réussir la poussée définitive contre la Wehrmacht. L’opération
qu’on appellera « Vistule-Oder » est conçue à cet effet. En termes de
préparation, de coordination, de logistique, c’est une manœuvre colossale. C’est
dans la complexité que Joukov excelle et il est là dans son élément. Les services
de renseignements vont tourner à plein régime. Dans ce domaine, les Soviétiques
ont gagné en technologie ce qu’ils ont perdu en termes de renseignements
humains. Au niveau logistique, rien que pour les troupes sous commandement de
Joukov, on achemine 160 000 tonnes de munitions, 60 000 tonnes de gazole et
200 000 tonnes de nourriture16. La Maskirovka bat son plein et Joukov va tenter
de tromper l’ennemi sur ses intentions avec une campagne d’intoxication en
bonne et due forme. Pour préparer le haut commandement, il organise plusieurs
exercices de simulation.
Du fait que l’objectif est de pénétrer en profondeur sur plusieurs centaines de
kilomètres, il est vital de maintenir l’élan et de réduire au maximum toute la
friction engendrée par cette masse d’hommes et de matériels en mouvement que
l’ennemi va tenter de stopper par tous les moyens. Au bout de cette route semée
d’embûches, Berlin, que Joukov n’est pas le seul, au sein du haut
commandement soviétique, à vouloir atteindre en premier. L’attaque, déclenchée
de manière décalée le 12 janvier (Joukov se lance le 14), va être fulgurante. La
percée dépasse les calculs les plus optimistes et prend plusieurs jours d’avance.
Le 31, les Soviétiques sont sur les bords de l’Oder. Berlin est à moins de
70 kilomètres.
Pourtant, alors que Berlin semble prenable, l’Armée rouge s’arrête net.
L’attaque sur Berlin ne reprendra que quelques semaines plus tard. Le 10 février,
Joukov avait soumis son plan d’attaque à Staline, avec une offensive prévue pour
le 19-20 du mois, mais le 18, il reçoit l’ordre de suspendre l’opération. Aucune
certitude n’existe quant à cette décision qui, depuis, a fait couler beaucoup
d’encre. Probablement tient-elle au fait que Staline, pour une raison ou une
autre, voulait s’assurer d’avoir tous les atouts en main pour continuer. Quoi qu’il
en soit, l’offensive sur Berlin aura lieu au mois d’avril, sur fond de rivalité entre
Joukov et Koniev. Les deux espèrent pénétrer avant l’autre dans la capitale
allemande et Staline se délecte, à Moscou, de cette compétition interne, qu’il
attise. Entre-temps, la poussée des troupes britanniques et américaines, qui
menacent désormais Berlin, a convaincu Staline qu’il lui faut entrer dans la
capitale le premier.
Après la difficile bataille de l’Oder (avril 1945), c’est l’assaut final sur
Berlin. Le 20 avril, Joukov a placé son artillerie aux alentours de la ville. Le
lendemain, les deux Fronts, celui de Koniev (Front ukrainien) et celui de Joukov,
avancent chacun péniblement, mètre par mètre, rue par rue. Le 23, Staline définit
une ligne de démarcation à l’intérieur de la ville entre les deux Fronts. Le
Reichstag est situé dans la zone dévolue à Joukov. C’est donc lui qui va
s’emparer de ce puissant symbole de l’Allemagne hitlérienne. Le 30, ses
hommes hissent le drapeau soviétique au sommet du bâtiment (pour la
propagande, la scène sera photographiée un peu plus tard avec d’autres soldats).
Le même jour, Hitler s’est suicidé. Dans l’affaire, ni Joukov ni Koniev n’auront
épargné leurs troupes : 20 000 soldats soviétiques peut-être auront péri durant les
dix jours qu’aura duré l’assaut. Pour le monde entier, Joukov devient l’homme
qui s’est emparé de Berlin.
Le 1er mai, Staline fait une déclaration publique : « Les troupes du 1er Front
biélorusse, soutenues par les troupes du 1er Front ukrainien, ont pris le contrôle
de Berlin, la capitale de l’Allemagne, le centre de l’impérialisme allemand et le
foyer de l’agression allemande. » Le lendemain, les derniers points de résistance
succombent. Le 7, les Allemands signent la capitulation à Reims et le 9, peu
après minuit, Joukov signe lui-même l’acte de capitulation à Berlin, avec
d’autres commandants alliés, dont de Lattre de Tassigny. Le 19, il est nommé
commandant des forces d’occupation soviétiques en Allemagne. Le 24 juin, lors
de la grande parade organisée à Moscou pour célébrer la victoire, Joukov
apparaît sur un magnifique cheval blanc. Il est au sommet de sa gloire. Sa vie de
soldat prend fin. Son combat sera désormais celui de sa postérité.
L’après-guerre va se révéler compliqué pour Joukov. Malgré son statut de
héros de la patrie, ou à cause de celui-ci, il sera victime des intrigues politiques
caractéristiques de l’Union soviétique stalinienne et poststalinienne. Rapidement
écarté du pouvoir par Staline en 1946 puis harcelé par les autorités, il est
partiellement réhabilité dans les années 1950 et se voit même offrir le ministère
de la Défense en 1955, où il reste deux années avant d’être évincé par
Khrouchtchev. Durant ce court passage à la tête de la sécurité du pays, il
participe à l’élaboration de la stratégie nucléaire soviétique et prend aussi une
part active aux événements de Hongrie en 1956, à l’occasion desquels il prône
l’intervention armée et la loi martiale. Dans le cadre de sa seconde disgrâce,
Koniev, son rival de Berlin, n’a pas hésité à l’enfoncer publiquement. Après son
départ précipité du gouvernement en 1957, Joukov est attaqué de toutes parts sur
son passé militaire. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire ses
Mémoires, dont il termine la rédaction peu avant sa mort en 1974.
Au-delà des débats idéologiques entourant sa personne, qui perdurent
aujourd’hui dans son pays, Gueorgui Joukov est déjà considéré par les
spécialistes comme l’un des plus grands capitaines de l’histoire de la Russie et le
digne héritier de Souvorov et Koutouzov. A l’occasion de sa disparition,
l’écrivain Joseph Brodsky aura ces mots :

Un guerrier devant qui tombèrent tant de murs,
Bien que son épée fût moins aiguisée que celle de l’ennemi,
L’éclat de ses manœuvres dans les steppes de la Volga
Rappelle Hannibal.
Il a terminé ses jours sans bruit, en disgrâce,
Comme Bélisaire ou Pompée.
Chapitre 14

Võ Nguyên Giáp, génie de la guerre asymétrique


1911-2013

La révolution militaire entamée en 1789 aboutit, avec la Seconde Guerre


mondiale, au paroxysme de la guerre absolue, dont la guerre sur le front oriental
constitua le point culminant, tout au moins pour ce qui concernait les combats
sur terre. En 1945 s’achevait la période des guerres totales et celles des guerres
mondiales. Avec ce sinistre chapitre clos, une profonde rupture stratégique allait
rapidement s’opérer, qui déboucherait sur deux axes parallèles et distincts avec,
d’un côté, l’émergence d’une stratégie nucléaire qui bousculerait tous les
paramètres de la grande stratégie, et, de l’autre, l’avènement d’une stratégie
indirecte fondée sur les principes de la guerre révolutionnaire développés et mis
en pratique par Mao Tsé-toung et Chu Teh en Chine dès les années 1930.
L’environnement géostratégique très particulier qui se dessina après guerre,
et qui par certains aspects est encore le nôtre aujourd’hui, appela donc un
nouveau paroxysme de la violence armée, mais celui-ci restait essentiellement
virtuel, agissant de facto comme une gigantesque épée de Damoclès au-dessus
de l’humanité. Les capacités de l’arme nucléaire donnaient aux pays, peu
nombreux, qui allaient la posséder (au départ, les cinq membres du Conseil
permanent de sécurité de l’ONU, Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni,
URSS) une supériorité jusqu’alors inconnue dans l’histoire par rapport à la
grande majorité des pays non dotés de bombes atomiques. Mais cette
extraordinaire capacité de destruction avait un coût puisque l’arme nucléaire
devint en pratique un outil de dissuasion qui, par le jeu des rivalités entre les
superpuissances nucléaires, figea non seulement les capacités nucléaires des uns
et des autres, mais aussi, dans une grande mesure, leurs capacités classiques.
C’est là le grand paradoxe de la stratégie contemporaine, que Raymond Aron
résumera au début des années 1960 par cette formule célèbre : « Paix impossible,
guerre improbable. »
L’une des conséquences de cette situation inédite, que les stratèges et
stratégistes de l’après-guerre mirent d’ailleurs quelques années à comprendre, fut
de limiter de manière radicale l’intensité des conflits armés là où la période
précédente n’avait fait que l’augmenter. Les superpuissances rivales furent donc
contraintes de s’affronter indirectement sur des théâtres secondaires, souvent par
alliés interposés. Dans ce cadre très spécial, certaines nations précédemment
sous le joug des puissances coloniales de la période d’avant-guerre saisirent
l’opportunité pour tenter de s’affranchir de la puissance tutélaire. Ce fut
notamment le cas du Vietnam, qui profita à la fois des désordres géopolitiques
provoqués par la Seconde Guerre mondiale et du nouveau cadre géostratégique
opposant deux blocs rivaux pour organiser un mouvement insurrectionnel contre
la France. Les tensions liées à la guerre froide prolongèrent ce premier conflit,
qui se mua en une seconde guerre, cette fois-ci contre les Etats-Unis. Hô Chi
Minh, figure taillée dans le moule de Mao Tsé-toung, prit la tête du mouvement
de libération nationale avec à ses côtés Võ Nguyên Giáp, qui fut l’architecte de
la victoire contre la France, puis contre les Etats-Unis.
Ces deux victoires seront lourdes de conséquences et elles vont entériner une
mutation profonde de l’ordre stratégique avec le passage d’un scénario où des
armées européennes de petite taille parvenaient à vaincre avec une relative
facilité des nations entières, à la situation inverse, avec des armées occidentales
techniquement bien supérieures à leurs adversaires, disposant de ressources et de
moyens importants, mais désormais incapables sur un plan stratégique de réduire
de modestes armées d’irréguliers. C’est que, dans l’intervalle des quelques
décennies qui séparent la période de la colonisation de celle de la décolonisation,
les peuples colonisés comprennent comment retourner contre la puissance
colonisatrice certains des apports intellectuels et politiques qui avaient fait la
force des Occidentaux, comme l’idéologie nationaliste. Mais encore fallait-il
comprendre les multiples et complexes mutations qui s’étaient opérées, et qui
étaient toujours à l’œuvre. Surtout, il fallait traduire cette intelligence des
mutations politiques sur le terrain glissant de la guerre.
C’est ce que fit, de manière magistrale, le haut commandement du
mouvement de libération du Vietnam, au sein duquel le général Giáp joua un
rôle central. A ce titre, celui-ci mérite amplement de figurer sur la liste des plus
grands généraux de l’histoire, quand bien même sa démarche est singulièrement
différente de celle du « grand capitaine » traditionnel. Mais, au XXe siècle, nul
mieux que lui n’incarna cette dimension inhérente au génie militaire, quelle que
soit l’époque ou le contexte, et que nous retrouvons chez tous les grands chefs de
guerre, à savoir la capacité à inverser, par la seule force intellectuelle parfois,
une situation a priori défavorable, voire désespérée, pour balayer un adversaire
persuadé au départ, souvent à juste titre, de l’emporter. A l’image de tous les
grands capitaines décrits dans ces pages, Giáp ne se contenta pas d’un seul
exploit et il réitéra l’impossible, contre un adversaire qui, pourtant, était prévenu.

L’éducation militaire, et politique

Rien ne destinait au départ Võ Nguyên Giáp à une carrière militaire, si tant


est que l’on peut ainsi caractériser son parcours atypique. Né en 1911 en Annam,
il est éduqué dans les écoles de la République, dans son cas aux lycées de Hué et
de Hanoï, où il fréquente de futurs cadres de la révolution ainsi que les enfants
des colons et des administrateurs français. Nul doute que cette fréquentation de
proximité, parfois amicale d’ailleurs, des représentants de la culture coloniale
française l’aidera à comprendre l’adversaire mieux que celui-ci, peut-être, ne se
connaît lui-même. C’est au lycée qu’il commence ses activités militantes, qu’il
poursuit à l’université de Hanoï. En 1926, il découvre les écrits de Hô Chi Minh
(Nguyên Ai Quôc), en particulier son Procès de la colonisation française, dont
la lecture change véritablement sa vie. Tour à tour journaliste, comptable et
enseignant, il est rapidement fiché par les services de la Sûreté nationale pour ses
idées et son militantisme. Néanmoins, après un séjour en prison, le chef de la
Sûreté en Indochine, Louis Marty, décide d’aider Giáp à suivre un cursus
classique, probablement afin de le détourner de son parcours de dissident. Cette
main à la fois tendue et intéressée reviendra comme un boomerang frapper de
plein fouet les autorités françaises.
Outre ses activités clandestines et ses études à l’université de Hanoï, Giáp
donne des cours d’histoire et de français dans un lycée privé et, à travers cet
enseignement, tente de rallier d’autres militants à la cause anticoloniale tout en
nourrissant ses propres connaissances en histoire militaire. Ses cours portent
essentiellement sur la Révolution française et sur la stratégie napoléonienne,
qu’il décortique jusque dans les moindres mouvements tactiques des grandes
batailles. Ses étudiants témoigneront de ses connaissances profondes de la guerre
napoléonienne et de sa fascination pour Bonaparte, ce qui, à l’époque, lui vaut le
surnom de « Napoléon ». L’attrait qu’exerce sur lui l’épisode 1789-Premier
Empire témoigne de son intérêt pour cette période de rupture dans laquelle il
perçoit les bouleversements que peut provoquer une révolution populaire,
notamment sur les appareils militaires et sur les rapports de forces
géostratégiques. Sa connaissance intime de cette période singulière de l’histoire
lui permettra de dresser des parallèles avec la situation au Vietnam et d’essayer
de comprendre la nature profonde des changements en cours. Probablement que
l’idéologie marxiste-léniniste le convaincra par la suite qu’il est lui-même un
agent du changement et le moteur d’une histoire entamée en 1789 et qui chemine
vers l’ultime étape d’un long processus marqué par la lutte des classes et, plus
généralement, par la confrontation entre les puissants et les faibles.
Ses proches témoigneront en tout état de cause de son attachement
indéfectible à l’idéologie communiste et à la révolution. De la stratégie
napoléonienne, il retiendra de nombreux enseignements et appliquera certains
des « principes » fondamentaux : notamment la prédilection pour la guerre de
mouvement, prônée aussi par Mao Tsé-toung, pour la surprise stratégique, pour
les manœuvres de diversion, pour la préparation, le renseignement et la création
de lignes de communication très élaborées. Systématiquement, il va chercher à
tromper l’adversaire et à l’amener à combattre sur son propre terrain. Comme
Bonaparte, il va démontrer un talent singulier pour digérer toutes sortes
d’informations et de données complexes, dans l’objectif de formuler des plans
stratégiques cohérents. Avec des moyens extrêmement limités et primaires, il
sera un maître de la logistique et des communications, à tel point que son génie
dans ce domaine fera oublier combien il fut aussi un maître tacticien et, surtout,
un extraordinaire stratège1. De fait, on a peu insisté en fin de compte sur le
caractère napoléonien de sa stratégie, ni souligné à quel point les campagnes de
Bonaparte qui fascinaient le jeune étudiant eurent une influence durable sur ce
général qui n’avait reçu qu’une très mince formation militaire auprès de l’Armée
rouge.
Ses exceptionnelles qualités intellectuelles, qui frappent tous ceux qui le
fréquentent, combinées à la menace que commencent à poser ses activités
militantes motivent les autorités françaises, en la personne de Gaëtan Pirou, chef
de cabinet de Paul Doumer, de lui proposer une bourse d’étude à Paris. Giáp, qui
comprend qu’on cherche là à le détourner de son chemin, sinon de son destin,
refuse la bourse, préférant rester aux côtés de ses camarades militants. Il
continue à s’éduquer avec Marx et, surtout, Mao Tsé-toung, qui sera avec Hô
Chi Minh son véritable maître à penser. La période qui précède la Seconde
Guerre mondiale voit Giáp poursuivre ses études et ses activités militantes. Il
fonde un journal Le Travail et obtient une licence en droit en 1937. L’arrivée du
Front populaire en France en 1936 insuffle un vent de liberté dans les colonies et
une nouvelle énergie aux mouvements anticoloniaux. La chute du Front en 1939,
en revanche, signale un resserrement qui, en Indochine notamment, se traduit par
une campagne de répression particulièrement dure dont Giáp, par l’intermédiaire
de ses proches, est le témoin. Sa femme, sa belle-sœur, son père vont être
victimes d’exactions terribles aux mains des autorités françaises. Giáp en
nourrira un profond ressentiment à l’égard de la France.
La période de l’entre-deux-guerres voit s’entrechoquer deux événements qui
vont transformer le paysage géostratégique : l’émergence du marxisme-
léninisme comme idéologie mobilisatrice et l’apparition des premiers
mouvements insurrectionnels anticoloniaux. Les deux découlent de la Grande
Guerre, qui a tout à la fois enfanté la révolution bolchevique et bouleversé l’aura
d’invincibilité dont bénéficiait jusque-là l’Occident, déjà mis à mal avec la
défaite de la Russie face au Japon en 1905 à Tsushima et Port-Arthur. C’est en
Chine, sous l’impulsion de Mao notamment, que se cristallisent l’idéologie
marxiste-léniniste et l’idéologie anticolonialiste. Cette collusion a un tel impact
sur la conduite de la guerre que Mao va déclarer qu’une toute nouvelle forme de
guerre est en germe : la guerre révolutionnaire. Cette guerre d’un type inédit
marque une rupture profonde avec le passé et, selon Mao, elle annonce et
prépare, à terme, la fin des grands conflits armés : l’esprit pacifiste qui s’est
imposé après la Grande Guerre souffle aussi chez les communistes.
Mais ce pacifisme s’inscrit dans le temps long avec, à court terme, une lutte
pour le pouvoir où les fins justifient tous les moyens, y compris les plus violents.
La révolution, si elle doit engendrer la paix universelle, appelle d’abord les
populations à prendre les armes. En filigrane de la stratégie révolutionnaire, on
retrouve aussi certains des principes de la stratégie chinoise classique qui
faisaient partie intégrante du système de gouvernance et d’éducation confucéen.
Sun Tzu en particulier, redécouvert en Occident durant la seconde moitié du
XXe siècle, mettait en exergue la relation entre politique et stratégie, ainsi que
l’intelligence des rapports de forces, deux éléments fondamentaux de la guerre
révolutionnaire2. Mao citera cette phrase de son Art de la guerre : « Connais
l’adversaire et connais-toi toi-même, et tu seras invincible3. » Ce principe
constituera la base de la stratégie du général Giáp.
Avec le recul de l’histoire, l’échec abyssal du projet communiste, y compris
dans la Chine de Mao, peut nous faire oublier combien l’idéologie marxiste-
léniniste fut un formidable outil stratégique dans le cadre des diverses luttes
armées qui émaillèrent le XXe siècle. Combien, aussi, les théoriciens de la
révolution marxiste, de Friedrich Engels à Lénine, de Léon Trotski à Mao Tsé-
toung, furent de remarquables analystes de la chose militaire et de pénétrants
penseurs stratégiques qui, parfois, surent mettre en œuvre leurs doctrines sur le
terrain. A l’inverse des penseurs militaires allemands, français ou britanniques,
qui pour la plupart (avec quelques exceptions, comme Clausewitz ou Ardant du
Picq par exemple) fixèrent leur attention sur les dimensions opérationnelles,
tactiques ou techniques de la guerre, les stratégistes marxistes surent comprendre
et appréhender les profondes mutations sociales, politiques, intellectuelles et
économiques qui se combinèrent pour révolutionner la face de la guerre. Ainsi
purent-ils, dans certains cas, inverser en leur faveur un rapport de forces qui, a
priori, ou tout au moins selon les paramètres classiques, leur était grossièrement
défavorable. Nombre d’entre eux, il n’est pas inintéressant de le souligner, furent
d’attentifs lecteurs de Clausewitz.
C’est au milieu des années 1930 que Mao Tsé-toung formalisa sa doctrine de
la guerre révolutionnaire. Celle-ci est consignée dans deux textes fondamentaux
dont l’un, écrit à la fin de 1936, était destiné aux officiers ; l’autre, écrit en
mai 1938, étant adressé aux membres du parti. Le premier mémoire s’intitule
Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine ; le second, plus
ciblé, a pour titre Questions de stratégie dans la guerre de partisans
antijaponaise. A travers ces textes, Mao s’échinait à convaincre les cadres
militaires et politiques de la lutte armée chinoise d’abandonner leurs
connaissances, ou plus exactement leurs « préjugés » stratégiques, pour repenser
la guerre de fond en comble. Un peu plus tard, ces textes, dont nous citerons ici
quelques passages, servirent de fondement pratique et intellectuel à la grande
stratégie élaborée puis mise en œuvre par Giáp et Hô Chi Minh, qui adaptèrent
cette pensée, conformément aux injonctions de Mao, à la situation particulière
du Vietnam. Outre les similitudes entre la société vietnamienne et la société
chinoise, les révolutionnaires vietnamiens firent face aux mêmes adversaires,
Japonais et Occidentaux. Le Vietnam pouvait par ailleurs s’enorgueillir d’un
passé glorieux en matière de résistance guerrière, ayant vaincu au cours des
siècles les redoutables armées chinoises et, surtout, les armées quasiment
invincibles des Mongols gengiskhanides.

Qu’est-ce que la guerre révolutionnaire ?

C’est un fait : on a souvent tendance à confondre guerre révolutionnaire et


guérilla, et la distinction entre les deux est parfois difficile à déterminer dans la
pratique. Plus facile est la distinction théorique et, pour faire simple, on dira que
la guérilla est une tactique militaire qui vise à harceler un adversaire alors que
la guerre révolutionnaire est un moyen militaire pour parvenir à renverser un
régime politique. En ces termes, la guérilla peut faire partie de la guerre
révolutionnaire, mais cette dernière dépasse généralement le cadre de la première
et se situe au-delà de la stratégie militaire et opérationnelle. La guérilla est
principalement une technique de guerre indirecte, qui peut faire partie d’une
stratégie globale comprenant la guerre classique. Ce fut notamment le cas de la
guérilla organisée par T.E. Lawrence dans le cadre de la guerre menée au
Moyen-Orient par les Britanniques durant la Première Guerre mondiale. Or, l’un
des principes de la guerre révolutionnaire est précisément de coordonner la
guérilla avec la guerre régulière, au niveau stratégique sur les bases arrière, lors
des opérations en campagne et, tactiquement, lors des combats de front. En
d’autres termes, il faut, sur les bases arrière de l’adversaire, systématiquement
« affaiblir l’ennemi, fixer ses forces et entraver ses communications, élever le
moral de ses troupes régulières et de la population », puis, lors des grandes
campagnes, choisir « les points vulnérables, les plus faibles de l’ennemi de façon
à l’affaiblir, à fixer ses forces, à entraver ses communications et à élever le moral
de nos troupes qui combattent à l’intérieur des lignes ». Enfin, dans le cadre de
la coordination sur le champ de bataille, les groupes de partisans suivent les
directives des troupes régulières pour harceler l’ennemi et enrayer ses
communications4.
La particularité de la guerre révolutionnaire par rapport à la guerre classique
est qu’elle s’inscrit dans le contexte d’une révolution politique, donc d’un
bouleversement du statu quo géopolitique et géostratégique. Les objectifs
n’offrent aucun espace pour le compromis et, comme pour toute guerre
idéologique, les fins ont tendances à justifier les moyens. Par bien des aspects, la
guerre révolutionnaire se rapproche de la guerre sainte en ce sens qu’elle sert un
intérêt supérieur. Ce propos liminaire de Mao Tsé-toung est à cet égard
éloquent :
« Le développement de la société humaine aboutira finalement, et cela dans
un avenir proche, à la suppression de la guerre, cette monstrueuse extermination
mutuelle de l’humanité. Mais pour supprimer la guerre, il n’existe qu’un seul
moyen : lutter par la guerre contre la guerre, par la guerre révolutionnaire contre
la guerre contre-révolutionnaire, par la guerre nationale révolutionnaire contre la
guerre nationale contre-révolutionnaire, par la guerre révolutionnaire de classe
contre la guerre contre-révolutionnaire de classe. Toutes les guerres de l’histoire
se divisent en tout et pour tout en deux catégories : les guerres justes et les
guerres injustes. Nous sommes pour les guerres justes et contre les guerres
injustes. Toutes les guerres contre-révolutionnaires sont injustes, toutes les
guerres révolutionnaires sont justes. C’est nous-mêmes qui, dans nos propres
mains, mettons fin à l’époque des guerres dans l’histoire de l’humanité, et la
guerre que nous faisons est sans aucun doute une partie de la dernière guerre5. »

Pour réussir l’insurrection, la guerre révolutionnaire doit bénéficier de
conditions optimales, ce qui est généralement le cas lorsqu’il y a une agression
ou une domination étrangère. Ensuite, il lui faut créer une infrastructure
politique clandestine relayée par des cadres moyens. C’est cette infrastructure
qui va permettre au mouvement de s’élargir progressivement et d’assurer son
avancée en matière de recrutement, de renseignement, de logistique intérieure.
Ça sera là la base de la stratégie de Giáp durant trois décennies, qui part des
milices locales, auxquelles vont se greffer les forces régionales, pour déboucher
sur l’armée populaire nationale.
Giáp entre véritablement dans le métier en 1940, lorsqu’il est envoyé en
Chine pour faire l’apprentissage de la guerre révolutionnaire auprès de l’Armée
rouge. Les événements se sont brusquement précipités avec, en Indochine
d’abord, la mise au pas du parti communiste dont l’existence et les activités sont
désormais interdites, et puis surtout le déclenchement de la Seconde Guerre
mondiale, qui voit la défaite improbable de la France face aux divisions
allemandes, et par voie de conséquence, l’arrivée en Indochine des troupes
japonaises. Ces bouleversements vont se révéler propices à la mise en action du
Vietminh (abréviation de Viet Nam Doc Lop Dong Minh Hoi, la Ligue pour
l’indépendance du Vietnam, créée le 18 mai 1941 sous l’impulsion du Parti
communiste indochinois) et sa conquête du pouvoir entérinée par les accords de
Paris de 1954. Cette lutte de quatorze années sera longue et ardue.
Les activités militantes de Giáp durant les années 1930, en particulier les
articles qu’il a écrits et publiés, ont retenu l’attention de Hô Chi Minh, qui
décide de l’envoyer en Chine avec Pham Van Dông pour apprendre l’art de la
guerre révolutionnaire et commencer à organiser la résistance. Sa réputation de
fin connaisseur de la stratégie napoléonienne contribue à faire de lui le premier
expert de la guerre que, jusqu’à présent, il ne connaît essentiellement qu’à
travers les livres et l’étude des campagnes de Bonaparte (pour comprendre le
mécanisme de la grenade antipersonnel, il consulte une encyclopédie à la
bibliothèque de Hanoï…). Après une solide formation théorique axée sur les
principes développés par Mao, il va rapidement appliquer ses nouvelles
connaissances sur le terrain depuis sa base à la frontière chinoise. Outre sa
formation stratégique, ses études en économie politique à l’université lui ont
bien fait prendre conscience de la complexité et de l’interdépendance
caractéristiques des mécanismes de la gouvernance, où sont liées l’économie et
la politique, la politique et la guerre. Dans la mesure où la stratégie de la guerre
révolutionnaire table sur la triple action politique, militaire et diplomatique, Giáp
aura très tôt compris l’essence de cette nouvelle guerre qu’il va mener à son
terme, et à son rythme. Il aura compris, aussi, par le biais de l’idéologie sur
laquelle repose la guerre révolutionnaire, que son action va dans le sens de
l’histoire là où son adversaire va bientôt se retrouver à contre-courant de celle-ci.
La théorie de la guerre révolutionnaire de Mao, à laquelle il adhère presque
totalement, a l’avantage de bien mettre en exergue l’importance des
caractéristiques propres au pays et à la société où sont menées les opérations, de
sorte qu’il saura adapter la doctrine aux conditions vietnamiennes. Surtout, il
retiendra les conseils prodigués par Mao, qui font d’ailleurs écho à Napoléon,
sur l’importance de l’initiative :
« Le problème de l’initiative a une signification encore plus importante dans
la guerre des partisans. En effet, dans la grande majorité des cas, les
détachements de partisans opèrent dans une situation difficile : ils n’ont pas
d’arrière, ils livrent bataille à un ennemi supérieur en nombre, ils n’ont pas une
expérience suffisante (si l’on considère les détachements de partisans
nouvellement organisés), ils sont isolés les uns des autres, etc. Il n’en est pas
moins possible de prendre l’initiative dans la guerre de partisans… Profitant de
son insuffisance [l’ennemi] en forces humaines (du point de vue de l’ensemble
de la guerre), les partisans peuvent sans crainte englober dans leurs opérations de
vastes territoires : profitant de ce que l’ennemi fait la guerre sur une terre
étrangère et suit, en outre, une politique particulièrement barbare, les partisans
peuvent pleinement gagner le soutien de millions et de millions d’hommes ;
profitant du manque de souplesse du commandement ennemi, les partisans
peuvent librement faire appel à toutes les ressources de leur esprit6. »

Quant au rôle, à l’action et à l’importance du chef de guerre, il aura ces
mots, qui nous ramènent directement à la problématique de cet ouvrage,
l’intelligence des rapports de forces :

« Dans la vie, nous ne pouvons exiger que les capitaines soient toujours
invincibles ; de tels capitaines, l’histoire de l’humanité n’en connaît que fort peu.
Nous avons besoin de chefs militaires hardis, compétents, qui pour l’essentiel
aient été victorieux au cours de la guerre, de chefs doués de sagesse et de
courage. Afin de devenir chef militaire, il faut s’assimiler une méthode. Cette
méthode est indispensable dans l’étude comme dans l’activité pratique. Qu’est-
ce que cette méthode ? Elle consiste à étudier en profondeur et sous tous ses
aspects aussi bien la situation de l’adversaire que la sienne propre, mettre en
évidence les lois régissant les actions de l’adversaire et, compte tenu de ces lois,
déterminer les siennes propres7. »

La situation de l’adversaire, ou des adversaires, plus exactement, puisque
l’occupant est tantôt français tantôt japonais, et celle du Vietminh va évoluer
considérablement avec la Seconde Guerre mondiale. La percée initiale de l’Axe
avait relégué la France à un rôle secondaire en Indochine et la sortie précipitée
du Japon à la fin de la guerre s’était également effectuée au détriment des armées
françaises présentes en Indochine. Ce chassé-croisé désordonné entre les deux
occupants avait eu pour résultat de laisser un vide d’autorité dans les campagnes,
dont le Vietminh avait su profiter. La France, affaiblie tant du point de vue
politique et militaire que moral, entendait néanmoins reprendre la main dans ses
territoires et ses colonies. Sa stratégie, fondée essentiellement sur les succès de
feu sa stratégie coloniale, n’était plus en rapport avec une situation qui était
radicalement différente de celle qui avait fait les beaux jours de Gallieni et de
Lyautey, notamment en Indochine (où ils s’illustrèrent entre 1892 et 1897, le
second ayant servi le premier avant de lui succéder), avec leur efficace approche
de la « tache d’huile ». Malgré tout, ces hommes de la première percée coloniale
étaient pénétrés d’un respect – mêlé évidemment à un sentiment de supériorité
de la civilisation française – pour ces peuples qu’ils tâchaient de soumettre,
respect qui fera défaut aux futures générations chargées de gouverner les
colonies. Ce passage d’une lettre d’Hubert Lyautey datant de son arrivée à Hanoï
est à cet égard révélateur : « Que de dessous dans cet organisme profond et
vénérable, auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre
frêle couche d’entrepreneurs, de résidents et d’officiers, si elle ne jette pas au
travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que notre règlement, notre
bureaucratie, notre galonnage satisfait ! Un peu d’histoire, un peu de
philosophie, un peu d’extériorité, un peu de compréhension de ce qui n’est pas
nous ne messiéraient pas aux gouvernants éphémères que nous expédions à ce
pays qui n’est pas d’hier8. » Un court demi-siècle plus tard, c’est au tour de
l’occupé d’appliquer la stratégie de la tache d’huile dans les campagnes, où Giáp
se révèle durant toutes ces années un remarquable stratège de la mobilisation.
Le haut commandement français, s’il est familier avec la guérilla, ne
comprend pas la guerre révolutionnaire et, de bout en bout, il va confondre la
seconde avec la première. L’erreur aura de lourdes conséquences dans la mesure
où la guérilla est le fait de petits groupes armés isolés là où la guerre
révolutionnaire concerne toute une population, avec ce que cela implique en
termes de ressources et d’effectifs potentiels. L’une des énigmes de cette guerre,
pour les Français, va tourner autour de l’étonnante capacité qu’a Giáp à
systématiquement combler ses pertes, qui, parfois, sont très lourdes. Du point de
vue de la logistique, la participation active de toutes les composantes de la
population, hommes, femmes, enfants, va permettre à Giáp de compenser son
manque de ressources financières, matérielles et technologiques, notamment
pour le transport d’armement et l’acheminement de munitions, la construction et
le maintien des routes.
La stratégie à long terme envisagée par Giáp s’inspire du modèle maoïste
avec trois étapes successives. La première étape est celle de la stratégie
défensive, qui table sur les coups de main des groupes de guérilla destinés à
harceler et occuper l’adversaire ; la deuxième, celle du rééquilibrage
stratégique, avec les premières actions de l’armée régulière obligeant
l’adversaire à disperser ses forces ; la troisième, celle de la contre-offensive,
prévoit la mise en action de divisions équipées d’armements modernes d’un
niveau égal ou supérieur aux divisions ennemies9.
Première étape de la stratégie sur la durée du Vietminh, la campagne de
sensibilisation, de propagande et d’endoctrinement politique orchestrée auprès
des populations du Nord-Vietnam permet d’établir les vastes réseaux de soutien
et de communication qui serviront de base d’appui aux armées régulières et aux
troupes d’irréguliers. Giáp privilégie au départ les populations montagnardes, les
plus aptes à ses yeux à organiser un noyau de résistance. Dans ces montagnes,
les activités militantes du Vietminh ont moins de chance d’attirer l’attention des
autorités étrangères, à un stade où Giáp et les siens sont encore excessivement
faibles et démunis.
De son côté, Hô Chi Minh prévoit rapidement une défaite de l’Axe, avec le
retrait probable du Japon et le retour en force de la France, ce qui fait de cette
dernière la cible principale de la résistance. Malgré tout, le Vietminh, encouragé
par Mao, établit un vaste réseau de renseignements auprès des populations
civiles pour fournir des informations sur les activités japonaises. C’est ce réseau
qui servira à terme à combattre les Français, puis les Américains. Dès ses débuts,
le Vietminh consacre une bonne partie de ses efforts à la création d’une
infrastructure socio-économique dans les campagnes du Nord-Vietnam, alors
délaissées par les envahisseurs. Outre l’enseignement politique et militaire, le
Vietminh établit des services de santé et d’éducation.
La France, qui a désormais perdu l’ascendant moral et psychologique qui
avait fait la force des armées coloniales, est désormais beaucoup plus fragile
politiquement qu’avant guerre. Le soutien apporté par la Chine, et par l’URSS,
au Vietminh n’est pas négligeable mais il est insuffisant pour inverser le rapport
de forces alors en faveur de la France. Ce renversement, qui interviendra
progressivement, sera d’abord intellectuel, Hô Chi Minh, Giáp et les autres
cadres vietnamiens ayant compris avant leur adversaire que cette guerre est une
guerre de société avant d’être une confrontation militaire entre deux armées. Plus
tard, les Américains ne sauront pas mieux appréhender cette dynamique
complexe, qui s’inscrit de surcroît dans une période de rupture historique. De
même que les gouvernements de l’Ancien Régime n’avaient pas su comprendre
les mutations occasionnées par la Révolution française, les Français puis les
Américains ne sauront pas appréhender les multiples changements politico-
stratégiques qui s’opèrent à cette époque. Giáp saura lui exploiter ces
transformations pour atteindre l’ultime objectif de toute guerre : briser la volonté
de l’adversaire. Mais, dès le départ, il sait que cet objectif dépasse le simple
cadre de la confrontation militaire, et que l’opinion publique va aussi jouer un
rôle déterminant dans ce bras de fer.
L’opinion publique française, après guerre, est peu concernée par la question
indochinoise. L’humiliation de 1940, les années noires de l’Occupation et de
Vichy, puis la reconstruction de la France ont relégué l’intérêt pour l’Indochine
au second plan. C’est pourquoi l’implication militaire de la France en Indochine
sera largement oubliée par les médias et par l’opinion publique française. Le
réveil de Diên Biên Phu, après neuf années de combats, n’en sera que plus
douloureux. Pour les autorités françaises, l’objectif, au départ, consiste à
reprendre la main après le départ des troupes japonaises, empêcher l’hégémonie
régionale de la Chine et, de manière générale, du communisme. Mais cette
menace extérieure va agir comme un écran de fumée qui va cacher la
détermination du Vietminh et le caractère de sa stratégie.
Durant les premières années, le Vietminh est considéré comme une nuisance
plutôt que comme une menace, ses soldats sont décrits et perçus comme des
brigands ou des terroristes. Pourtant, il faudra un apport de troupes considérables
pour combattre ces irréguliers et à terme, en 1954, le corps expéditionnaire
français, avec les troupes alliées, va compter 450 000 hommes sur le terrain.
Comme pour les Américains un peu plus tard, la France va atteindre un seuil
critique dans ce domaine, qui, insuffisant pour remporter la victoire, va pousser
les dirigeants politiques à abandonner la partie et à négocier un retrait plus ou
moins honorable.
Dès le départ, la partie est mal engagée. La fin de la Seconde Guerre
mondiale avait vu les Japonais mener un coup de force contre les troupes
françaises en Indochine qui, totalement surclassées (et en très nette infériorité
numérique), n’avaient pu sauver le Gouvernement général de l’Indochine. Avec
le départ des Japonais, Hô Chi Minh proclamait l’indépendance du Vietnam le
2 septembre 1945 (jour de la capitulation du Japon). Peu avant, les accords de
Potsdam avaient coupé l’Indochine en deux zones de démilitarisation, avec les
Chinois responsables de la zone nord et les Britanniques de la zone sud. Le
Vietminh, qui s’était imposé comme la première force politique vietnamienne, a
un objectif précis dont il ne dérogera jamais avant de l’atteindre, en 1974 :
instaurer un régime communiste dans un Vietnam indépendant et réunifié. La
France, qui, sous le commandement du général Leclerc, envoie ses premières
unités à l’automne 1945, n’aura au contraire jamais d’objectif clair. Par voie de
conséquence, elle développera des stratégies variables en décalage avec la
politique de Paris, qui va invariablement se chercher.
Sur place, les commandants se succèdent. Après l’intervention du général
Leclerc à Saigon en octobre 1945, le général Valluy est placé à la tête du corps
expéditionnaire. Le général Blaizot lui succède en avril 1948, avant de passer le
témoin au général Carpentier (après un intérim de Raoul Salan) l’année suivante.
Carpentier est remplacé par de Lattre de Tassigny fin 1950, qui, gravement
malade, est contraint par la suite de laisser sa place à Salan en 1952. Salan,
homme de terrain qui connaît bien l’Indochine, sera jugé trop mou par les
Américains qui, du fait de leur soutien financier important pour l’effort français,
ont leur mot à dire. Salan est donc lui-même remplacé, après un an seulement,
par le général Navarre (mai 1953), dont Paris espère qu’il apportera un regard
extérieur neuf. Toutefois, Navarre part dans l’inconnu : il connaît mal la région,
il n’a pas d’instructions précises de Paris et Salan ne lui facilite pas la transition.
Il sera l’homme de la défaite, bien que celle-ci se voie conditionnée avant son
arrivée sur le théâtre par des années d’errements de la part des uns et des autres,
sur place et à Paris. Du reste, ces années ne sont pas marquées par une suite
ininterrompue d’erreurs et la pugnacité de De Lattre, notamment, permet à la
France d’engranger des succès. Toutefois, l’acharnement de Giáp, qui ne semble
jamais lâcher prise, lui permet à chaque fois de revenir à la charge et de passer à
l’échelon supérieur de sa stratégie.
La période 1945-1946 voit le Vietminh concerné surtout par l’intervention
des troupes chinoises au-dessus du 16e parallèle, affaire qui préoccupe Hô Chi
Minh et Giáp bien plus encore que le retour des troupes françaises dans le sud du
pays : sur la durée, la Chine fut l’adversaire historique du Vietnam, et même le
rapprochement idéologique n’efface pas des siècles de tensions et de conflits.
Pour l’heure, toutefois, la menace chinoise est infondée. Le Japon hors course,
une fois les troupes chinoises revenues derrière la frontière, le Vietminh peut se
focaliser sur son nouvel adversaire : la France. La guerre commence,
formellement, le 19 décembre 1946, lorsque Giáp déclenche une série de raids
simultanés, après la tombée de la nuit, sur les garnisons françaises. S’ensuit
durant quatre années une guerre insurrectionnelle classique, qui voit le Vietminh
progresser très lentement, sans que les corps expéditionnaires français lâchent
grand-chose. C’est le conflit prolongé anticipé par Giáp et Hô Chi Minh, avec
des gains modestes dont Giáp espère qu’ils produiront un effet d’accumulation,
tout en permettant au Vietminh de poursuivre son travail auprès des populations
locales.
De leur côté, les Français appliquent les leçons de la guerre coloniale, mais
la solide implantation du Vietminh dans les campagnes rend la tâche
extrêmement difficile et les succès militaires se traduisent rarement par une
percée politique. La terminologie employée – on parle de pacification et
d’assainissement – illustre l’attitude française, qui voit cette guerre comme une
opération de (re)conquête coloniale classique, exercice auquel le commandement
et les armées françaises sont rompus. Or, cette stratégie va effectivement générer
des succès tactiques qui vont encourager les autorités à poursuivre dans cette
voie, alors même que l’essence du conflit va considérablement évoluer et
s’éloigner de plus en plus du schéma colonial. C’est que la stratégie de Giáp
table depuis le début sur une transformation de ses capacités, dont il cherche
systématiquement à cacher la nature et l’ampleur à l’adversaire.
Giáp poursuit la guérilla et il attend son heure. Il sait qu’une victoire de Mao
en Chine modifiera complètement la donne. De fait, la prise de pouvoir des
communistes en Chine va changer la physionomie de la guerre. Désormais, à
partir de 1949-1950, Giáp bénéficie d’un véritable sanctuaire et d’un soutien
important qui lui permet de décupler ses effectifs. A la guérilla, il va pouvoir
substituer une guerre régulière, et organiser des unités locales qui travaillent sur
place, dans des zones délimitées précisément, de manière autonome. Ainsi se
dessine sa stratégie sur trois dimensions, calquée sur celle de Mao.
En octobre 1950, Giáp signe un premier grand succès dans cette nouvelle
configuration avec la destruction à Cao Bang d’une garnison française qui perd
là 4 000 hommes. Certes, par la suite, de Lattre engrange des succès tactiques
mais, là encore, les effets stratégiques ne sont pas à la hauteur des attentes et le
choc psychologique infligé par le combat de Cao Bang anéantit de facto tous ses
autres gains. C’est à cette époque, fin 1950-début 1951, que Giáp commet l’une
de ses rares erreurs en organisant des attaques frontales, qui vont échouer. Il
apprendra de son erreur, qui ne se reproduira plus, et se cantonnera à l’approche
indirecte, qui reste sa marque de fabrique.
L’implication de la Chine dans le conflit lui donne un nouveau caractère
géostratégique puisque l’Indochine est désormais un enjeu majeur de la guerre
froide. De ce fait, Washington comprendra bien trop tard que cette guerre
superpose plusieurs conflits et que le Vietminh est d’abord intéressé par
l’indépendance et l’unification nationale (Robert McNamara, chef d’orchestre de
la stratégie étatsunienne au Vietnam dans les années 1960, n’en prendra
conscience qu’à la fin de sa vie, vingt ans après la fin du conflit10…).
Si le Vietminh a considérablement renforcé ses armées, c’est aussi le cas du
corps expéditionnaire français qui, avec l’aide américaine, dispose de matériel
lourd et d’armées « nationales » alliées (Vietnamiens, Cambodgiens, Laotiens)
importantes. En 1951-1952, les Français semblent avoir trouvé la solution et
Giáp subit plusieurs revers notables. Pourtant, le commandant de l’Armée
populaire vietnamienne parvient à chaque fois à se relever et à combler ses
pertes, qui sont importantes, avec l’arrivée de nouveaux effectifs. C’est que sa
stratégie sur la durée et tout le travail de terrain auprès des populations paient de
gros dividendes.
Progressivement, le centre de gravité de la guerre va se concentrer sur le
Nord-Ouest et vers le Laos, sur lequel le Vietminh va tenter de prendre un point
d’appui, ce que les Français vont tenter d’empêcher. Au niveau du
renseignement, Giáp a construit un réseau d’espionnage humain extrêmement
efficace, alors que les Français tablent sur le renseignement technologique (par
exemple la photographie aérienne), efficace lui aussi, mais limité. Ainsi Giáp va-
t-il connaître à l’avance les plans de son adversaire qui, de son côté, peut, à partir
des renseignements dont il dispose, anticiper la plupart du temps ceux du
Vietminh. Néanmoins, Giáp s’est arrogé l’initiative stratégique et Navarre se
retrouve dans une posture stratégique défensive où il a tendance à subir la
guerre. Par ailleurs les décisions de Giáp sont conditionnées par deux facteurs
extérieurs : le soutien de la Chine et la réaction des gouvernements occidentaux,
au premier chef la France et les Etats-Unis. En d’autres termes, il doit démontrer
aux Chinois que sa stratégie va porter ses fruits et qu’il serait judicieux de
poursuivre et d’accentuer leur soutien matériel, et il doit convaincre les
Occidentaux qu’un retrait serait préférable à la poursuite des hostilités. Pour ce
faire, il désire accomplir un coup d’éclat susceptible de générer un choc
psychologique considérable. Ce choc aura bien lieu, à Diên Biên Phu, un petit
village thaï à la frontière du Vietnam et du Laos, qui se trouve dans une vallée
longue de dix-sept kilomètres, en forme d’ellipse, que l’on connaîtra, à tort
d’ailleurs, comme la « cuvette » de Diên Biên Phu. Ce terme, rapidement
propagé par les médias, imposera l’image d’un immense cratère où sont terrés
les soldats français et alliés, alors que la réalité topographique montre plutôt une
vaste étendue plane et relativement dégagée. L’image évoquera celle du
« chaudron » de Stalingrad, renforcée par une situation assez semblable à celle
qu’avaient connue les Allemands face aux Soviétiques.

Diên Biên Phu (13 mars-7 mai 1954)

La bataille de Diên Biên Phu, qui constituera la dernière bataille rangée de


l’armée française au XXe siècle, va consacrer la stratégie du général Giáp, dont
c’est là l’aboutissement logique. Ce dernier réussit à attirer l’ennemi dans une
confrontation décisive, sur un terrain favorable à son dispositif et à ses moyens,
où il va créer une monumentale surprise stratégique qui verra l’adversaire
étouffé dans un piège dont il ne va pas pouvoir s’extraire. La défaite de la France
fera couler beaucoup d’encre et la grande majorité des analyses mettront en
lumière les erreurs des Français, notamment celles du général Navarre. Pourtant,
et même si erreurs il y eut, l’issue de la bataille fut déterminée par l’effet de
surprise créé par Giáp avec son barrage d’artillerie, alors que les répercussions
de la défaite furent décuplées par un calendrier politique international que Giáp
avait soigneusement étudié avant de lancer son offensive.
Si l’on peut discuter des choix personnels de Navarre pour investir cette
vallée, après avoir été averti par certains de ses subordonnées des dangers
inhérents à un tel choix, la victoire de Giáp tint avant tout au fait qu’il revint à
l’Armée populaire de maintenir l’initiative et de disposer des ressources
humaines et matérielles pour truffer les montagnes de bouches à feu et se
ménager le volume de munitions nécessaires (pourvues par la Chine) sans que
l’ennemi se rende compte de l’ampleur de l’opération.
« Je suis persuadé, avait prévenu un officier de l’état-major du général
Cogny, le colonel Bastiani, que Diên Biên Phu deviendra, qu’on le veuille ou
non, un gouffre à bataillons, sans rayonnement d’envergure possible, dès qu’il
sera fixé par un régiment VM [vietminh]. Alors qu’une menace certaine contre
le Delta se précise chaque jour davantage, on va immobiliser à 300 kilomètres
d’Hanoï (à vol d’oiseau), des forces de la valeur de 3 GM [groupes mobiles]
pouvant être mieux employées dans le delta du Tonkin. Les conséquences d’une
pareille décision peuvent être très graves11. »
Mais Cogny, qui commande les forces françaises du Nord-Vietnam (et dont
les relations avec Navarre sont par ailleurs tendues), n’écoute pas son
subordonné. Il prône la création d’une vaste base aéroterrestre dans cette vallée,
idéale pour contrôler l’accès au Nord-Laos, et donc bloquer le passage au
Vietminh. Ainsi Diên Biên Phu servirait de base stratégique et logistique à partir
de laquelle l’armée pourrait se projeter dans la région, et faire tache d’huile en
quelque sorte.
La première mention de Diên Biên Phu est faite dans une lettre rédigée par
Cogny le 26 juin 195312 et Navarre, qui veut imposer l’autorité militaire dans la
zone, se laisse convaincre. L’opération, dénommée « Castor », approuvée le
2 novembre par Navarre, doit commencer le 20 novembre. De son côté, Giáp
hésite durant l’année 1953 sur la direction à prendre. Il désire concentrer ses
forces sur un point et lancer une offensive d’envergure. Le Nord-Ouest ou le
Delta ? Dès le mois de mai, l’option Nord-Ouest se précise, elle est confirmée en
octobre, et approuvée officiellement… le 19 novembre, veille de
l’investissement de Diên Biên Phu par les troupes françaises. Selon cette
chronologie des événements, Giáp aurait donc fixé sa stratégie avant que Cogny
et Navarre aient déclenché l’opération sur Diên Biên Phu. Par la suite, il est
évident que Giáp va s’adapter, magistralement, aux circonstances et qu’il va tirer
profit du choix de Navarre13. Le 7 décembre, les troupes réunies à Diên Biên Phu
forment le tout nouveau Groupement opérationnel du Nord-Ouest, ou GONO,
dont le commandement est confié au colonel de La Croix de Castries. A terme, le
GONO sera réparti sur huit zones de résistance défendues par dix bataillons. Le
nombre de troupes engagées par les Français et leurs alliés à Diên Biên Phu ne
constituera que 3,3 % des effectifs présents en Indochine ; le rapport de forces
avec le Vietminh sera de un à douze environ.
Pour Navarre, il s’agit de repousser l’assaut vietminh. Le maintien de
l’intégrité de la base aéroterrestre constituerait donc en soi une victoire, et un
échec pour l’adversaire. A priori, les chances de réussite semblent plutôt en sa
faveur, du moins à ses yeux, compte tenu de ce qu’il sait des capacités ennemies
et des siennes. A l’évidence, l’avertissement du colonel Bastiani laisse à penser
que la situation aurait dû nourrir quelques inquiétudes du côté du haut
commandement. Pour l’heure, on prépare le terrain et sa défense. Mais
l’initiative stratégique est maintenue par Giáp, qui a poussé les Français à se
laisser prendre dans un engrenage qui les voit progressivement concentrer tous
leurs efforts dans cette confrontation, alors que celle-ci, au départ, aurait très
bien pu ne pas se révéler déterminante.
Giáp a prévu d’attaquer le 25 janvier (1954) à 17 heures. Il se ravise au
dernier moment lorsqu’il apprend que l’ennemi est au courant et repousse
l’offensive de vingt-quatre heures. Il sait par ailleurs que les Etats-Unis, la
France, la Grande-Bretagne et l’URSS se réunissent au même moment à Berlin,
et il est insatisfait du nombre de bouches à feu dont il dispose. Ses troupes sont
prêtes à se lancer et des milliers d’hommes et de femmes attendent son mot
d’ordre. Malgré la difficulté que comporte une telle décision, Giáp reporte
l’offensive indéfiniment. Les enjeux sont considérables et il a des doutes quant à
ses chances de l’emporter. Il ne veut pas risquer un échec dont les répercussions
politiques, à Berlin, pourraient être extrêmement néfastes pour le Vietminh et
ruiner des années de travail acharné. Certes, l’ennemi peut aussi exploiter un
délai pour se renforcer, mais Giáp estime que c’est lui qui profitera le plus d’un
report.
Dans le même temps où il renforce encore davantage son artillerie autour de
Diên Biên Phu, Giáp tente des manœuvres de diversion pour obliger l’adversaire
à disperser ses forces en organisant des offensives ou des mouvements de
troupes sur d’autres fronts, notamment sur le Delta et vers Luang Prabang au
Laos, où il projette sa division 308, la « division de fer » : « Il faut isoler Diên
Biên Phu, contraindre l’ennemi à dégarnir son camp retranché et à renforcer ses
troupes à Luang Prabang14 » (6 février). Le 23 du même mois, la 308e division
reçoit l’ordre de faire demi-tour, direction Diên Biên Phu. Pour s’imprégner de
l’humeur politique à Paris, Giáp consulte les journaux métropolitains. Le
18 février, dans le cadre de la réunion de Berlin, une nouvelle conférence est
annoncée pour régler le problème de la Corée et celui du « rétablissement de la
paix en Indochine ». La perspective d’une telle conférence, fixée au 26 avril,
l’incite à lancer l’offensive dans l’espoir qu’un coup de force réussi influera
positivement sur les débats concernant l’avenir de l’Indochine. Pékin, tout aussi
motivé par cette perspective, multiplie par trois ses livraisons de matériels et de
carburant par rapport à l’année précédente. Côté français, les politiques parisiens
n’ont pas jugé utile de consulter le général Navarre avant de proposer des
négociations…
Giáp va donc jeter toutes ses forces dans la bataille : après plus d’une
décennie d’efforts et de patience, il estime que le moment est propice pour se
dévoiler. Il sait qu’il va perdre de nombreux hommes lors de l’affrontement, et
que cette offensive comporte de gros risques. A Diên Biên Phu, malgré le fait
que l’armée française a profité de longues semaines pour se préparer, la tension
et palpable et l’humeur quelque peu fébrile. De Castries lui-même note que les
bataillons sont en dessous de leurs effectifs théoriques. La surprise ne viendra
pas de l’attaque, ni même du moment de l’attaque. La veille de l’offensive, de
Castries annonce : « C’est pour demain ! » Et l’on sait que Giáp attaque de
préférence de nuit, pour minimiser l’impact de l’aviation. Mais l’ampleur et la
férocité de l’offensive vont totalement déconcerter les Français.
Giáp a choisi de concentrer sa première offensive sur la position de défense
française la plus au nord, celle de Him Lam, à 2 kilomètres au nord du village de
Diên Biên Phu, que les Français ont appelée Béatrice (tous les centres de
résistance sont ainsi affublés d’un prénom féminin – Claudine, Anne-Marie,
Eliane, Isabelle, Dominique, Gabrielle, etc. –, ce qui ajoutera au caractère
théâtral de la tragédie qui se prépare dans ce vaste amphithéâtre naturel).
Le 13 mars 1954, à 17 h 10, les 450 soldats de Béatrice reçoivent la première
averse d’artillerie, des obus de 75, 105 et 120 mm. Les hommes, pourtant
prévenus de l’imminence de l’attaque, sont abasourdis par le déluge de
projectiles qui s’abat sur eux sans discontinuer. Vers 18 h 30, c’est l’assaut de
l’infanterie, que les Français ne peuvent repousser, d’autant plus qu’ils n’ont
plus d’explosifs. Par ailleurs, à 19 h 45, un obus est venu détruire le poste de
commandement du secteur centre situé dans le village de Diên Biên Phu.
Impuissants, les hommes des autres centres de défense français assistent à la
destruction de Béatrice, réduite à néant. A minuit trente environ, la première
bataille de Diên Biên Phu est terminée. Un silence de plomb s’empare
brusquement du théâtre. Pour les hommes de Diên Biên Phu, c’est le début d’un
long calvaire.
La nuit suivante, c’est au tour de Gabrielle. Ses hommes résistent jusqu’au
petit matin, en vain. Le chef de bataillon Roland de Mecquenem, qui a perdu
connaissance après qu’un obus a détruit son poste de commandement, se réveille
devant une scène de désolation : « Les feux amis-ennemis s’entrecroisent :
l’artillerie de Diên Biên Phu tire sur le nord de Gabrielle, où je suis. Le spectacle
est hallucinant15. » Avec la chute de Béatrice et de Gabrielle, les avions ne
peuvent plus atterrir. Diên Biên Phu est coupé du monde. La suite, pour les
Français, n’est qu’une longue agonie, où les actes d’héroïsme ne font
qu’amplifier le caractère tragique de cette résistance vouée à l’échec. C’est ici
que, dans la défaite, certains, à l’image du lieutenant-colonel (et futur général)
Marcel Bigeard, construisent leur légende. Le tout, relayé in vivo ou presque par
les médias, stupéfie l’opinion publique française, qui découvre là la guerre
d’Indochine.
Durant les longues semaines qui suivent, le conflit est ponctué par la bataille
des Cinq Collines, qui débute fin mars et se poursuit par la contre-attaque
française (31 mars-10 avril). L’ultime offensive, qui va clore les hostilités, est
lancée le 1er mai et se termine par la victoire du Vietminh le 7 mai. Entre-temps,
une crise ouverte s’est déclenchée entre Navarre et Coigny, en partie relayée par
les journaux parisiens. Le lendemain de la bataille, le bilan est lourd, avec
2 748 morts ou portés disparus au 5 mai, plus 700 à 1 000 victimes les deux
derniers jours, ainsi que 4 436 blessés, sans compter les prisonniers, dont
seulement 40 % reviendront vivants des camps. Le Vietminh aurait perdu quant
à lui près 22 000 hommes, selon les estimations françaises16. Dans le rapport
qu’il rédige après la défaite, Bigeard dira : « Les combattants ne ressentent
aucun sentiment de culpabilité dans l’échec final, conscient du bel esprit avec
lequel ils se sont battus. » La phrase résume bien l’état d’esprit des uns et des
autres : les uns combattent pour leur liberté et leur indépendance, les autres ne se
sont battus que pour l’honneur. C’est ce qu’avait compris le général Giáp, et ce
fut là le fondement de sa victoire.
Depuis, les Occidentaux ont eu tendance à dépeindre Diên Biên Phu comme
un échec du commandement français, et il est indéniable que des erreurs, à tous
les niveaux, furent commises. Mais cette analyse des événements ne doit pas
faire oublier un fait fondamental, qui est que ces erreurs furent souvent
provoquées par l’adversaire. Diên Biên Phu, bien plus qu’une défaite de la
France, fut avant tout une magistrale victoire du Vietminh et le chef-d’œuvre
stratégique du général Giáp.
Mais si l’on peut pardonner aux vaincus de s’attarder sur leurs propres
errements plutôt que de saluer la supériorité du vainqueur, il est plus difficile de
comprendre que les Américains, observateurs extérieurs, aient commis la même
erreur. Or, cette erreur d’appréciation aura des conséquences profondes sur la
suite des événements.

« Libérer le Vietnam »

Le choc de Diên Biên Phu, logiquement, précipita les événements. Sollicité


par Paris, le président américain, Dwight Eisenhower, décida de ne pas faire
intervenir l’aviation étatsunienne. Mais c’est lors des discussions avec ses
conseillers qu’il émit pour la première fois l’idée de « libérer le Vietnam », qui
deviendrait le maître mot de Washington durant deux décennies.
Au bout de quelques mois de vains combats, les Français entamèrent le
processus de sortie du conflit, entériné par la conférence de Genève. Le
Vietminh remportait une victoire qui paraissait improbable mais il n’avait atteint
que l’un de ses deux objectifs, puisque le pays restait coupé en deux. La
réunification passera par un second conflit, contre un autre adversaire, bien
déterminé à ne pas lâcher le morceau. Giáp, qui, bien que parfois contesté, restait
aux commandes, sera l’architecte principal de cette seconde victoire, tout aussi
improbable que la première. Ce qu’on désignera comme la guerre du Vietnam
aura une tout autre physionomie que la guerre d’Indochine.
Désormais, le Nord-Vietnam était un Etat, avec un gouvernement et une
armée. Malgré tout, Hô Chi Minh et Giáp percevaient cette seconde
confrontation comme une prolongation de la première, soit la libération,
complète, du pays des mains de l’impérialisme occidental. Pour les Américains,
en revanche, la perspective était tout autre que celle de la France. Les Etats-Unis
étaient alors au fait de leur puissance et leur grande stratégie s’articulait depuis la
fin des années 1940 autour du concept d’endiguement (containment) de la
menace communiste. Si leur politique avait parfois des relents d’impérialisme, il
convient toutefois de comprendre que le noyau de cette politique était bien
l’endiguement, en particulier de l’Union soviétique. Comme corollaire de cette
politique, la « théorie des dominos » émergea dans les années 1950, qui stipulait
que la chute d’un « domino », un pays, aurait pour effet d’entraîner d’autres pays
et ainsi de suite (conférence de presse d’Eisenhower du 7 avril 1954). En
conséquence, on mit tous les moyens – et ils étaient considérables – pour
empêcher les dominos de tomber. Par ailleurs, la culture stratégique américaine
avait, et a toujours, tendance à sur-privilégier la supériorité des moyens,
notamment économiques et technologiques, l’idée étant que l’armée la plus
puissante et la plus moderne technologiquement doit l’emporter. Enfin,
l’Amérique des années 1950 et 1960 était fondamentalement raciste, surtout
dans le Sud, et la supériorité de l’homme blanc était ancrée dans les esprits, y
compris ceux des gouvernants. Elle s’exprimera candidement dans la bouche du
président Johnson17, stupéfait que de solides Texans se fassent damer le pion par
des « petits bonshommes en pyjamas ». Ajoutons que, jusque-là, l’Amérique
n’avait jamais perdu de guerre.
Après les accords de Genève, Hanoï désirait d’abord renforcer sa propre
position, et Giáp était chargé de construire l’appareil de défense de l’Etat.
L’unification du pays restait une priorité, mais sur le moyen et le long terme. Au
départ, l’idée d’un accord avec le gouvernement du Sud, autoritaire et
nationaliste, de Ngô Dinh Diêm avait été envisagée. Rapidement, cependant, il
devint évident que la libération du Sud n’interviendrait pas toute seule, et qu’il
fallait repartir de zéro. Giáp entendait recourir à une stratégie semblable à celle
qui avait déboulonné la France et Hanoï allait s’ingénier à s’infiltrer
progressivement dans le Sud-Vietnam, pour, là encore, préparer le terrain avant
la grande confrontation, ce en dépit des accords de Genève qui interdisaient une
telle ingérence (Hanoï s’emploiera à convaincre l’opinion publique occidentale,
qui se laissera en effet convaincre, qu’il n’y avait pas d’immixtion).
Dès le départ, donc, Hanoï désirait modifier le statu quo géopolitique. Pour
sa part, Washington espérait au moins contenir l’adversaire, et donc maintenir le
statu quo en déployant un minimum de soldats. Globalement, la stratégie du
containment telle que l’envisageait son premier architecte, George Kennan, était
une stratégie sur le long terme qui prévoyait un recul inexorable du
communisme, si tant est qu’une pression systématique était exercée contre
l’adversaire.
Pour éviter d’envoyer un corps expéditionnaire, des sommes énormes
allaient être adressées depuis Washington au gouvernement de Diêm, en espérant
que celui-ci pourrait soutenir l’effort et moderniser le pays. Au contraire, Diêm
allait plonger celui-ci dans une relation de dépendance intenable, alors que son
impopularité grandissante faisait les affaires de Hanoï. En 1965, après dix ans
d’efforts et de frustration côté américain (Diêm était éliminé en 1963, trois
semaines avant l’assassinat de Kennedy), Johnson décidait contre son gré de
déployer des troupes américaines sur le théâtre. Ainsi commençait en 1965 un
conflit entre Hanoï et Washington qui allait se prolonger jusqu’en 1973, marquer
toute une époque et changer la société américaine.
Entre-temps, Giáp connaissait des moments difficiles. Les rivalités
politiques au sein du Politburo allaient entraîner une scission entre les
« Nordistes », dont faisait partie Giáp, et les « Sudistes », dont Lê Duân était le
porte-parole le plus virulent, et le plus puissant. Vers 1960, alors que la santé de
Hô Chi Minh déclinait, Lê Duân s’imposait comme l’homme fort du régime et
Giáp voyait son étoile pâlir quelque peu (son rang au sein du Politburo passait de
la 4e à la 6e place en 1960). Malgré tout, il continuait de jouir d’un immense
prestige et il reviendra au tout devant de la scène lorsque le conflit escaladera.
Lê Duân prônait une stratégie axée sur le soulèvement intérieur du Sud
combiné avec une offensive susceptible de renverser l’adversaire militairement.
C’était une stratégie sur le court terme qui anticipait une victoire rapide. Giáp,
patient comme toujours, envisageait plutôt une stratégie à long terme depuis le
Nord, et il restait plus que jamais convaincu que la victoire politique prime sur
les succès militaires. Au bout du compte, une sorte de compromis s’installera
entre les deux visions stratégiques avec un modus operandi à moyen terme qui
va s’articuler autour d’une offensive organisée depuis le Nord, mais qui partira
de l’intérieur. Giáp en sera le maître d’œuvre.
Dès 1963 et les assassinats de Diêm et de Kennedy, le Politburo avait
compris qu’une confrontation militaire avec les Etats-Unis serait inévitable.
Dans un rapport du Comité central datant de décembre, il était établi que le
rapport des forces avec l’adversaire était favorable sur le plan politique mais
défavorable sur le plan militaire et que, en conséquence, il était impératif de
rétablir l’équilibre et qu’une victoire militaire était nécessaire18. La réalité
invalidera cette analyse, puisque c’est sur le terrain politique que l’Amérique va
sombrer, comme l’avait anticipé Giáp, pour qui la stratégie politique devait
guider la stratégie militaire, et non l’inverse.
Par rapport à la guerre d’Indochine, un nouvel élément intervenait
désormais, qui allait bouleverser la donne : la télévision. Les reportages
quotidiens sur la guerre qui vont bientôt dominer les journaux télévisés
américains engendreront une théâtralisation du conflit qui va peser lourd sur
l’opinion publique du pays. De fait, ce conflit va se révéler totalement étranger à
un peuple américain qui associait jusque-là la guerre à une confrontation directe
contre un pays ennemi. La propagande du gouvernement américain, qui
systématiquement annonce une victoire imminente, va se retourner contre
Washington dès lors que l’armée se montre incapable d’assurer cette victoire
certaine. L’Amérique, qui par ailleurs est aux prises avec une crise culturelle
profonde, verra la « contre-culture » se cristalliser autour de l’opposition à cette
guerre de plus en plus impopulaire.
Les longues années de guerre larvée avaient permis au Vietminh (que les
Américains, à la suite de Diêm, désignent comme le Viet-cong) d’organiser un
vaste réseau de communication autour d’une artère qu’on désignera sous le nom
de Piste Hô Chi Minh. Celle-ci longera tout le pays du nord au sud, à partir du
Nord-Vietnam, puis par le Laos et le Cambodge. Le travail de sensibilisation des
populations rurales du Sud-Vietnam sera fait avec retenue, le discours
nationaliste l’emportant pour le coup sur la propagande communiste. Giáp,
contraint de soutenir l’approche défendue par Lê Duân, organisait un réseau de
soldats du Sud qui, ayant migré au Nord durant la guerre d’Indochine,
retournaient chez eux discrètement, par petits groupes, avec des armes et des
instructions pour mobiliser, éduquer et préparer leur entourage.
La chute de Diêm sembla un moment donner raison à Lê Duân. Initialement,
Giáp avait subi les récriminations de ses rivaux au sein du Politburo, qui
l’accusaient de s’être trompé. Rapidement, cependant, le vent allait tourner, les
masses qui devaient se soulever et s’emparer du pays ne bougeant pas. Le héros
de la guerre d’Indochine allait reprendre la main.

L’offensive du Têt

Dès 1965, Giáp est opposé au général William Westmoreland, qui, sur place,
est le maître d’œuvre de l’effort américain. Celui-ci est persuadé que la clef de la
victoire est à chercher dans une guerre d’usure menée par des unités lourdes.
Mais c’est Robert McNamara, l’influent ministre de la Défense (de 1961 à
1968), qui élabore la stratégie américaine au Vietnam. Pour le coup, la synergie
entre les politiques et les militaires est bien meilleure qu’elle ne l’avait été durant
la guerre d’Indochine pour les Français. Mais pour que cette symbiose fût
efficace, encore eût-il fallu que les stratégies fussent bien pensées. Omniprésent
et omnipotent, McNamara commettra de grosses erreurs d’appréciation. Depuis
le Pentagone, l’ancien P-DG des automobiles Ford entend appliquer les
techniques du management et du « problem solving » à la guerre, en tâchant de
concentrer les moyens sur des cibles définies préalablement par de savants
calculs. Sûr de lui, attaché aveuglément à une stratégie vouée exclusivement à la
supériorité des moyens, McNamara ne comprendra rien à cette guerre qui va
définir les paramètres de ce qu’on désignera plus tard sous le vocable de
« conflits asymétriques ». En face, Giáp s’interroge : comment battre ce géant
aux pieds d’argile ? Où trouver sa faille, son talon d’Achille ?
Giáp décide que la meilleure stratégie est de paralyser l’ennemi
tactiquement, notamment par la neutralisation des hélicoptères de combat, et de
le « prendre par la ceinture », en d’autres termes, de le combattre de près, de très
près même. En conséquence, les Nord-Vietnamiens subiront des pertes plus
lourdes à l’arrière que dans les combats de proximité, où les Américains peinent
à les localiser, d’autant que l’ennemi est partout, ce qui fait qu’on ne peut jamais
le surprendre. Giáp a aussi compris que l’appelé américain a toutes sortes de
phobies : de la jungle, de la pluie, de la faim, de la maladie, de la guerre aussi.
Ses soldats, au contraire, se suffisent à eux-mêmes et ne dépendent pas d’un
soutien logistique compliqué. C’est en quelque sorte une armée de l’ombre
toujours capable de surprendre l’autre, mais qui elle-même se laisse rarement
prendre au dépourvu. C’est pourquoi Giáp, encore une fois, parvient à garder
l’initiative malgré la supériorité écrasante qu’a l’adversaire en termes de
ressources, d’équipement et d’armement. Comme pour la guerre contre la
France, ce sont encore les hommes et les femmes qui, par leur bravoure et leur
engagement, compensent le handicap matériel et technologique. En 1967, après
deux années de combats, Westmoreland dispose de près de 400 000 soldats alors
que Washington pose le plafond à 500 000. Les Américains, comme les Français
avant eux, atteignent un seuil critique qui leur sera fatal.
Face aux bombardements intensifs, le Politburo s’inquiète de la suite du
conflit et remet en question la stratégie de la guerre prolongée de Giáp,
argumentant que sans résolution rapide, le pays tout entier risque de sombrer. La
Résolution 13 adoptée par le Politburo au mois d’avril repart sur une stratégie
axée sur un soulèvement de la population du Sud et une victoire rapide. Forcé de
concéder, Giáp prend les dispositions pour accélérer le processus. Ce sont ces
dispositions qui déboucheront sur l’offensive du Têt19. Par une ironie du
calendrier, le 4 juillet de cette année – jour de la fête nationale des Etats-Unis –,
le plus virulent de ses adversaires, le général Nguyên Chi Thanh, meurt
subitement. Cette disparition opportune du plus gradé des généraux nord-
vietnamiens, avec Giáp, laisse à ce dernier le champ libre.
Au mois d’octobre, Giáp publie dans les deux journaux officiels (Nhan Dan
et Quan Doi Nhan) un long exposé sur sa stratégie de la guerre prolongée et sur
la victoire proche. Malgré tout son attachement à la guerre prolongée, il estime
que le moment est venu pour faire basculer le conflit. A l’automne 1967, il
dévoile son plan, le plan TCK-TKN (acronyme de « offensive générale-
soulèvement général » en vietnamien), pour une grande offensive sur les
frontières, couplée avec une attaque sur les villes et un soulèvement de la
population. Les Américains désigneront cette attaque, qui débute le jour des
célébrations de la nouvelle année lunaire, comme l’« offensive du Têt ».
Ce sera le point de basculement de la guerre, qui intervient alors que les
Etats-Unis connaissent de nombreux soubresauts. Jusque-là, Washington avait
pu compter sur le soutien d’une majorité de la population américaine, mais
l’offensive du Têt, ou plus précisément les images de cette offensive relayées par
les télévisions américaines, va complètement retourner l’opinion publique contre
Washington. Comme Diên Biên Phu, l’offensive du Têt constitue le point
culminant du conflit et marque le début de la fin. Celle-ci, bien qu’inéluctable,
n’interviendra formellement qu’en 1973.
Comme à son habitude, Giáp a soigneusement préparé l’offensive. Durant
les semaines précédant l’attaque, avant la fin de l’année (1967), il effectue des
manœuvres de diversion pour faire croire à une offensive classique depuis
l’extérieur, près de la zone démilitarisée, alors que l’effort va se porter depuis
l’intérieur sur les villes du sud du pays, dont Saigon. En parallèle à la campagne
d’intoxication, les groupes de commandos désignés pour effectuer les coups de
main se préparent assidûment, répétant durant plusieurs semaines chacun de
leurs mouvements tout en étudiant les moindres détails des opérations. Quatre-
vingt mille hommes et femmes participeront à la première phase de l’offensive.
L’attaque est déclenchée au milieu de la nuit, le 31 janvier 1968, avec des
dizaines d’assauts simultanés. Le plus spectaculaire a lieu au sein de
l’ambassade américaine à Saigon, où un groupe de commandos pénètre dans
l’enceinte, élimine quatre soldats et tient les marines en respect durant plusieurs
heures. Au passage, ils détruisent le gros blason à l’effigie des Etats-Unis
accroché au-dessus de la porte d’entrée du consulat et tuent cinq marines. A
9 h 30, le commando est neutralisé mais le mal est fait : les journalistes ont déjà
envoyé leurs reportages aux Etats-Unis. Les Américains découvrent la nouvelle
et les images avec stupéfaction, alors même qu’ils croyaient l’adversaire à
l’agonie.
Les dizaines d’attaques, parfois menées par des commandos suicides qui
périssent sur-le-champ, donnent l’image d’un pays à feu et à sang. Le bilan, des
deux côtés, est lourd (surtout chez les Nord-Vietnamiens, qui perdent
45 000 individus). Les journalistes envoient leurs reportages « bruts de
décoffrage », laissant une impression de chaos généralisé. Sur les sites visés, les
attaquants s’emparent des lieux investis et les défendent avec acharnement,
donnant l’impression d’être prêts à tout pour vaincre. En face, les troupes
américaines et sud-vietnamiennes sont abasourdies. La surprise est totale. Pour
toute réponse, les Américains se lancent dans une contre-offensive mal réfléchie
qui provoque la mort de 14 000 civils.
En réalité, l’offensive de Giáp est, sur le plan strictement militaire,
quasiment insignifiante. L’effet psychologique, en revanche, est considérable,
d’autant qu’à Hué, l’ancienne capitale impériale, les combats, extrêmement durs,
se prolongent durant près d’un mois, jusqu’au 25 février 1968. Plus tard dans
l’année, Giáp, conformément à son plan initial, va déclencher deux nouvelles
offensives et maintenir la pression.
Aux Etats-Unis, on parle désormais d’un credibility gap, un « fossé de
crédibilité » entre les propos optimistes du président Johnson et la réalité sur le
terrain. Politiquement, et psychologiquement, Johnson est laminé. Il renoncera à
se représenter à la présidence, les élections ayant lieu cette année-là, comme
toujours au mois de novembre. La campagne sera marquée par l’assassinat du
favori, Robert Kennedy, et l’élection de Richard Nixon, qui hérite de la guerre et
y mettra fin. Walter Cronkite, éminent présentateur du journal télévisé de la
chaîne CBS, qui avait jusque-là soutenu la guerre, affiche désormais son
scepticisme quant aux chances de réussite. Avec lui, l’Amérique tout entière se
met à douter. Clark Clifford, qui a remplacé McNamara au Pentagone, décide de
revoir de fond en comble la stratégie américaine. La guerre d’usure de
Westmoreland est abandonnée au profit de la « désescalade du conflit » et du
processus de paix. Nixon continuera le processus, avec la volonté de « sortir
avec honneur ». En 1973, Kissinger et Lê Duc Tho négocieront la paix, et seront
récompensés par un prix Nobel. Trente ans après le début des hostilités, Giáp
aura atteint enfin l’objectif qu’il s’était fixé initialement avec Hô Chi Minh : la
réunification du pays sous la férule communiste.
Giáp, qui était initialement plutôt réticent à tenter le coup de force depuis le
Sud, fut au bout du compte le grand maître d’œuvre de l’offensive de 1968 et,
comme toujours, il fut magistral dans sa préparation et son organisation. S’il fut
incontestablement le personnage central de la victoire contre les Etats-Unis, il ne
jouit pas durant ce conflit de l’autorité et de la liberté qui furent les siennes
durant la guerre d’Indochine, et cette seconde victoire fut aussi celle de ses
collègues au sein du Politburo. La stratégie qu’il prôna et qui ne fut pas toujours
suivie aurait peut-être produit des résultats similaires. Malgré tout, il sut faire
contre mauvaise fortune bon cœur et il s’adapta avec un certain bonheur au
contexte politique tendu d’un régime qu’il avait contribué à mettre en place, et
auquel il souscrivit entièrement du point de vue idéologique.
Sur la brèche durant trois décennies, le général Giáp fut en tout état de cause
un remarquable stratège dont l’intelligence des rapports de forces fut égale, ou
même supérieur, aux plus grands capitaines de l’histoire, à une époque où
l’essence, la dialectique et le langage de la guerre connurent des mutations
profondes auxquelles lui-même contribua de manière active. Organisateur et
logisticien de tout premier plan, maître de la guerre psychologique, cérébral
plutôt que charismatique, il incarne mieux que quiconque le pendant moderne du
grand capitaine d’autrefois. Il meurt en 2013 à l’âge de cent deux ans, ce qui fait
de lui le champion de la longévité parmi les grands chefs de guerre de l’histoire.
Héros national dans son pays, il restera l’un des plus éminents stratèges du
XXe siècle, et au-delà.
Bibliographie

ANONYME, Histoire secrète des Mongols, traduit du mongol par Marie-Dominique Even et Rodica Pop,
préface de Roberte N. Hamayon, Paris, Gallimard, 1994.
ANONYME, Saladin, in Danielle Régnier-Bohler (dir.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et
voyages en Terre sainte, XIIe-XVIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1997.
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Notes

1. Mémoires de Montecuccoli, Paris, C.A. Jombert, 1770, tome I, p. 341.

Introduction. L’intelligence des rapports de forces


1. Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Editions de Minuit, 1955, p. 100-101.
2. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 660-661.
3. Giovanni Botero, De la raison d’Etat (1589-1598), Paris, NRF, 2014, p. 372.
4. Antoine-Henri de Jomini, Précis de l’art de la guerre, présentation de Bruno Colson, Paris, Perrin,
2001, p. 107.
5. Clausewitz, op. cit., p. 101.
6. Shang Yang, Le Livre du prince Shang, Paris, Flammarion, 1981.
7. Machiavel, L’Art de la guerre, in Œuvres complètes, op. cit., p. 896.
8. Charles Ardant du Picq, Etudes sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris, Editions
Ivrea, 1999, p. 14.
9. Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. L’âge européen, Paris, NRF, 1976, p. 222.
10. Clausewitz, op. cit., p. 101-102.
11. Mohammad b. Ali b. Soleyman al-Râwandi, Râhat al-Sadur, Téhéran, Eqbâl, 1954.
12. Ardant du Picq, op. cit., p. 65.
13. Clausewitz, op. cit., p. 109.
14. Botero, op. cit., p. 378.
15. Jean Colin, Napoléon, Paris, Chapelot, 1914, p. 159 et 173.

PREMIÈRE PARTIE

L’ÂGE CLASSIQUE

Chapitre 1. Alexandre le Grand


1. Arrien, L’Anabase d’Alexandre, livre I, chap. 4.
2. Voir Patrice Gueniffey et Thierry Lentz (dir.), La Fin des empires, Paris, Perrin/Le Figaro Histoire,
2017.
3. Nous reprenons les chiffres avancés par le général Fuller, plus plausibles que ceux d’Arrien par
exemple. J. F. C. Fuller, The Generalship of Alexander the Great, Da Capo Press/Rutgers University Press,
1960, p. 147.
4. Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007, p. 56-57.
5. Ibid., p. 59.
6. Ibid., p. 108.
7. Ibid., p. 294.

Chapitre 2. Hannibal
1. Entretien avec le journaliste David Frost, 27 mars 1991.
2. B. H. Liddell Hart, Scipio Africanus. Greater than Napoleon, Cambridge, MA, Da Capo Press,
2004, p. 2.
3. Voir l’analyse incisive de Yann Le Bohec sur les causes de la guerre, Histoire militaire des guerres
puniques, 264-146 av. J.-C., Paris, Tallandier, 1998, p. 22-28.
4. Ibid., p. 105.
5. Tite-Live, Histoire de Rome, livre XXI, § 1.
6. On soulignera la grande qualité de l’ouvrage dans lequel se trouve cette citation, Adrian
Goldsworthy, The Fall of Carthage, Londres, Orion Books, 2006, p. 143.
7. Je reprends là les termes proposés par Y. Le Bohec, op. cit., p. 130-132.
8. De la guerre, op. cit., livre I, chap. I.
9. Ibid., livre III, chap. XII.
10. Edward N. Luttwak, The Grand Strategy of the Byzantine Empire, Cambridge, MA,
Harvard/Belknap, 2009, p. 422.
11. Tite-Live, Histoire romaine, livre XXI, par. LIV-LV, in Historiens romains, t. I, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968.
12. Le Bohec, op. cit., p. 180.
13. Ardant du Picq, op. cit., p. 26-27.
14. Ibid., p. 29.

Chapitre 3. Jules César


1. Suétone, Vie des douze Césars, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975.
2. Ardant du Picq, op. cit., p. 14.
3. César, La Guerre des Gaules, in Historiens romains, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », livre VI, 24, p. 179-180.
4. Suétone, op. cit., p. 70-71.
5. César, op. cit., livre II, 25, p. 84-85.
6. Ibid., livre VII, 22, p. 205.
7. Ibid., livre VII, 53, p. 225.
8. Ibid., livre VII, 85, p. 246.
9. Ibid., livre VII, 88, p. 248.
10. Ibid., livre III, 68 & 71, p. 412-413.
11. Comme c’est souvent le cas pour les batailles antiques, le lieu exact de la bataille fait débat.
12. Ibid., livre III, 92, p. 427.
DEUXIÈME PARTIE

LE MOYEN ÂGE

Chapitre 4. Saladin
1. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987, p. 93.
2. Chroniques arabes des croisades, Francesco Gabrieli (dir.), Arles, Sindbad/Actes Sud, 1996, p. 126-
127.
3. Imâd ad-Dîn, in ibid., p. 153.
4. In Anne-Marie Eddé, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, p. 201.
5. Anonyme, Saladin, in Danielle Régnier-Bohler (dir.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques
et voyages en Terre sainte, XIIe-XVIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1997, p. 425.
6. Chroniques arabes, op. cit., p. 128.
7. Guillaume de Tyr, Chronique, livre XXI, 19, in Croisades et pèlerinages, op. cit., p. 697.

Chapitre 5. Gengis Khan et Sobodeï


1. La NRF a publié une très belle traduction de ce texte : Histoire secrète des Mongols, traduit du
mongol par Marie-Dominique Even et Rodica Pop, préface de Roberte N. Hamayon, Paris, Gallimard,1994.
On lira aussi Le Loup bleu, roman du Japonais Yasushi Inoue inspiré de l’Histoire secrète, Paris, Picquier,
1994.
2. Histoire secrète, op. cit., p. 82.
3. In Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Laffont, 1990, p. 546.
4. Du Plan Carpin voyagea entre 1245 et 1247. Il rencontra Batu et Güyük, qui venait d’être élu grand
khan. In Chaliand, op. cit., p. 549-550.
5. René Grousset, L’Empire des steppes. Attila, Gengis-Khan, Tamerlan, Paris, Payot, 1982, p. 309.
6. Ibid., p. 291.
7. Voir la biographie de Sobodeï de Richard A. Gabriel, Genghis Khan’s Greatest General, Subotai the
Valiant, Norman, OK, University of Oklahoma Press, 2006.

Chapitre 6. Tamerlan
1. Grousset, op. cit., p. 495.
2. Ibn Khaldûn, Autobiographie, in Le Livre des exemples, volume I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 232-245.
3. Johan Schiltberger, « Sur la Grande Tartarie », in Michel Jan, Le Voyage en Asie centrale et au
Tibet. Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Age à la première moitié du XXe siècle, Paris, Robert
Laffont, 1992, p. 128.
4. Jacques Pradon, Tamerlan, ou la Mort de Bajazet (1675). Le Bajazet de Racine concernait quant à
lui un autre personnage du même nom.

Chapitre 7. Jan Zizka


1. Georges Duby, Guillaume le Maréchal, Paris, Fayard, 1984, p. 19.
2. Sur cette évolution, on lira notamment l’excellent ouvrage de Philippe Buc, Guerre sainte, martyre
et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
Histoires », 2017.
3. Franco Cardini, « Le guerrier et le chevalier », in Jacques Le Goff, L’Homme médiéval, Paris,
Editions du Seuil, 1989, p. 111.
4. Roger Caillois, Bellone, ou la Pente de la guerre, Paris, Flammarion, 2012, p. 30.
5. Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 2008, p. 124.
6. P. Smith, The Life and Letters of Martin Luther, New York, Houghton Mifflin, 1968, p. 72.
7. Cité par Antoine Marès, Histoire des Tchèques et des Slovaques, Paris, Perrin, 2005, p. 110.
8. Ibid., p. 110.
9. Lemière de Corvey, Des partisans et des corps irréguliers, Paris, 1823.
10. Victor Verney, Warrior of God, Jan Zizka and the Hussite Revolution, Londres, Frontline Books,
2009, p. 19.
11. A.-H. Jomini, Précis de l’art de la guerre, Paris, Perrin, 2001, p. 81 et 66.
12. J’emprunte cette expression, devenue célèbre durant la guerre froide, au farfelu, et influent,
stratégiste du nucléaire Herman Kahn.
13. Sir Charles Oman, The Art of War in the Middle Ages, Londres, Cornell University Press, 1953,
p. 152.
14. Le premier canon fut vraisemblablement employé par le sultan du Maroc en 1275. Il apparaît en
Europe au XIVe siècle, à l’occasion d’un siège tout d’abord, celui de La Réole en 1324, puis lors d’une
bataille rangée à Crécy en 1346. Mais ce n’est qu’au siècle suivant qu’interviennent les avancées techniques
qui vont imposer l’usage de l’artillerie, notamment celles des frères Bureau. Lors de la prise de
Constantinople, en 1453, les Turcs marquent les esprits avec l’emploi d’un canon gigantesque de fabrication
vénitienne. Voir notamment Renaud Beffeyte, L’Art de la guerre au Moyen Age, Rennes, Editions Ouest-
France, 2007.
15. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, livre second, chap. XVII, op. cit., p. 555-
561.

TROISIÈME PARTIE

L’ÈRE MODERNE

Chapitre 8. Turenne
1. « Si on pouvait le [Turenne] comparer à quelqu’un, on oserait dire que, de tous les généraux des
siècles précédents, Gonzalve de Cordoue, surnommé le Grand Capitaine, est celui auquel il ressemblait
davantage. » Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, in Œuvres historiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1957, p. 735.
2. Un débat, du reste sans grand intérêt, s’est cristallisé chez les historiens anglo-saxons autour de la
notion de « révolution militaire ». Les transformations accomplies en la matière s’étant étendues sur la
durée, certains préfèrent employer le terme d’« évolution » plutôt que « révolution » même si, dans
l’ensemble, chacun s’accorde à reconnaître l’amplitude des changements intervenus.
3. Général d’armée F. Gambiez, « Turenne et la renaissance du style indirect », in Turenne et l’art
militaire. Actes du colloque international pour le troisième centenaire de la mort de Turenne (Paris, 2 et
3 octobre 1975), Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 18-21.
4. Le fameux boulet, tiré par un artilleur dénommé Koch, est exposé au musée de l’Armée des
Invalides.
5. Voltaire, op. cit., p. 735.
6. Colonel Cruccu, « Turenne et le siège d’Ivrée en 1641 », in Turenne et l’art militaire, op. cit.,
p. 187.
7. François Raguenet, Histoire du vicomte de Turenne, Paris, Langlois, 1827, p. 27.
8. Lettre datée du 20 mai 1648 destinée au prince Matteo dei Medici, in Jean Bérenger, Turenne, Paris,
Fayard, 1987, p. 260.
9. Napoléon Ier, Précis des guerres de Turenne, Paris, Imprimerie royale, 1869, p. 134.
10. In Turenne et l’art militaire, op. cit., p. 148.
11. Bérenger, op. cit., p 385.
12. Cité par Bérenger, ibid., p. 394.
13. Ibid., p. 401.
14. Il est difficile d’établir un bilan exact dans ce domaine tant le concept de « campagne » ne peut
être défini avec précision. Mais d’autres capitaines, notamment Tamerlan et Souvorov, accumulèrent eux
aussi un nombre impressionnant de campagnes. B.H. Liddell Hart, Strategy, New York, Signet, 1974, p. 73.
15. Roland Foerster, « Turenne et Montecuccoli. Une comparaison stratégique et tactique », in Turenne
et l’art militaire, op. cit., p. 218.
16. La France et son armée, Paris, Plon, 1971, p. 71.

Chapitre 9. Marlborough
1. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, op. cit., p. 821.
2. Ibid., p. 822-823.
3. Puységur, Art de la guerre par principes et par règles, Paris, Jombert, 1748, p. 72.
4. David Chandler, Marlborough as Military Commander, Londres, Batsford, 1973, p. 64-65.
5. Puységur, op. cit., p. 13 et 37.
6. Voltaire, op. cit., p. 822.
7. Voir Chandler, op. cit., p. 127.

Chapitre 10. Nader Shah


1. La date classique est celle de 1688, mais un certain nombre d’historiens penchent dorénavant pour
1698. Voir Michael Axworthy, The Sword of Persia. Nader Shah, from Tribal Warrior to Conquering
Tyrant, Londres, I. B. Tauris, 2006, p. 17.
2. Nous citerons une exception notable, celle de Jeremy Black, auteur d’un ouvrage d’une grande
originalité, Warfare in the Eighteenth Century, Washington, Smithsonian Books, 2002.
3. « Au roi de Perse », 16 février 1805. Correspondance de Napoléon, tome X, n° 8329, Paris, Plon,
1862, p. 148.
4. La pensée chinoise, après la percée de Sun Tzu, reste essentiellement de la glose. Néanmoins on
trouve ici et là quelques soubresauts de pensée stratégique, notamment au Vietnam avec Tran Quoc Tuan au
XIIIe siècle, Nguyen Trai au XVe et Dao Duy Tu, auteur au XVIIIe siècle d’un Manuel de l’art militaire. Voir
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999, p. 146.
5. Cité par Axworthy, op. cit., p. 81.
6. Ibid., p. 93.
7. Ibid., p. 96.
8. Ibid., p. 141.
9. Ibid., p. 151.
10. Houchang Nahavandi et Yves Bomati, Les Grandes Figures de l’Iran, Paris, Perrin, 2015, p. 219.
11. Ibid., p. 219. Il est possible aussi que les éléphants aient été plus simplement déroutés par le
barrage de tirs.

Chapitre 11. Frédéric le Grand


1. Frédéric II, Histoire de mon temps, Paris, Imprimerie Lacombe, 1843, p. 255.
2. Hajo Holborn, A History of Modern Germany, 1648-1840, Princeton, Princeton University Press,
1982, p. 262.
3. Œuvres militaires de Frédéric le Grand, tome I, Berlin, Frédéric Decker, Imprimeur du roi, 1856,
p. 4.
4. Voir John Bew, Realpolitik. A History, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 31-46.
5. Franco Cardini, La Culture de la guerre, Xe-XVIIIe siècle, traduit de l’italien par Angélique Lévi,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1992, p. 216.
6. Henry Lloyd, Histoire des guerres d’Allemagne, Paris, Economica, 2001.
7. Gerhard Ritter, Frederick the Great, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 107.
8. Henry Lloyd, op. cit., p. 143.

QUATRIÈME PARTIE

L’OMBRE DE NAPOLÉON

Chapitre 12. Napoléon Bonaparte


1. Thierry Lentz, « Napoléon ou la fin d’un rêve français », in Patrice Gueniffey et Thierry Lentz
(dir.), La Fin des empires, op. cit., p. 300.
2. Jacques Garnier, L’Art militaire de Napoléon. Une biographie stratégique, Paris, Perrin, 2015,
p. 69-70.
3. Martin Motte, Les Marches de l’empereur, Paris, Little Big Man, 2007, p. 150.
4. Jean Tulard, Napoléon, chef de guerre, Paris, Tallandier, 2015, p. 103.
5. Ibid., p. 105-106.
6. Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, tome 31, « Œuvres
de Napoléon Ier à Sainte-Hélène », Paris, Plon, 1870, p. 355-365.
7. Ibid., tome I, p. 330-331.
8. Martin van Creveld, Command in War, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1985, p. 68.
9. Hubert Camon, La Guerre napoléonienne, Paris, Economica, 1997.
10. Voir John Keegan, L’Art du commandement, Paris, Perrin, 2013, p. 377. Plus crûment, van Creveld
évoque un « âge de pierre du commandement ». Van Creveld, op. cit., p. 17.
11. La distinction est parfois faite entre la « petite guerre », qui est une guérilla d’appoint, et la guérilla
à proprement parler qui est au cœur d’une stratégie. Au XXe siècle, avec l’apport idéologique d’inspiration
marxiste qui prône la révolution, la guérilla est souvent appelée « guerre révolutionnaire ».
12. Gunther E. Rothenberg, The Napoleonic Wars, Washington, Smithsonian Books, 2006, p. 91.
13. Tulard, Napoléon, chef de guerre, op. cit., p. 215.
14. Il estime par ailleurs que durant les campagnes de 1805, 1806-1807 et 1809, les pertes sont
inférieures à 8-10 %. Tulard, ibid., p. 185.
15. Bruno Colson, in Napoléon, De la guerre, Paris, Perrin, 2011, p. 443.

Chapitre 13. Gueorgui Joukov


1. J. Lopez et L. Otkhmezuri, Joukov. L’homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013, p. 10.
Excellente et très complète biographie de Joukov accompagnée d’une pénétrante analyse des événements.
2. Martin van Creveld, op. cit., p. 101.
3. Geoffrey Roberts, Stalin’s General. The Life of Georgy Zhukov, New York, Random House, 2012,
p. 17.
4. Lopez et Otkhmezuri, op. cit., p. 95.
5. Cité in ibid., p. 100.
6. In ibid., p. 165-166.
7. Ibid., p. 159-161.
8. Roberts, op. cit., p. 78-85.
9. Lopez et Otkhmezuri, op. cit., p. 222.
10. Ibid., p. 239.
11. In Lopez et Otkhemezuri, op. cit., p. 289-290.
12. Cité par Roberts, op. cit., p. 182.
13. Ibid., p. 393.
14. Ibid., p. 396.
15. Voir David Glantz, Zhukov’s Greatest Defeat : the Red Army’s Epic Disaster in Operation Mars,
1942, Shepperton, RU, Ian Allan, 2000.
16. Lopez et Otkhmezuri, op. cit., p. 502.

Chapitre 14. Võ Nguyên Giáp


1. Cecil Currey, Victory at Any Cost. The Genius of Viet Nam’s General Vo Nguyen Giap, Washington,
Potomac Books, 1999, p. 320.
2. Les classiques chinois avaient été traduits en français dès le XVIIIe siècle par le père Amiot, un
jésuite. Dans les années 1950, l’écrivain Roger Caillois avait consacré une partie de son ouvrage classique,
Bellone ou la Pente de la guerre (Flammarion, coll. « Champs », 2012), aux stratégistes chinois, dont la
pensée était particulièrement pertinente dans le contexte géostratégique de l’époque. Dans les années 1970-
1980, le grand public découvre Sun Tzu, dont L’Art de la guerre s’installe durablement dans les listes des
best-sellers toutes catégories.
3. Mao Tsé-toung, La Guerre révolutionnaire, Paris, 10/18, 1969, p. 31.
4. Ibid., p. 135-152.
5. Ibid., p.18-19.
6. L’analyse de Mao, élaborée par rapport à l’envahisseur japonais, s’appliquera parfaitement au
contexte du Vietnam et de la France. Ibid., p. 141.
7. Ibid., p. 24-25.
8. Hubert Lyautey, « Lettre à sa sœur, 8 janvier 1895 », in Hubert Lyautey, Lettres de Madagascar et
du Tonkin, tome I, Paris, Armand Colin, 1920, p. 106.
9. James A. Warren, Giap, The General who Defeated America in Vietnam, New York, Macmillan,
2013, p. 43.
10. Robert McNamara, In Retrospect. The Tragedy and Lessons of Vietnam, New York, Vintage
Books, 1996.
11. La note est datée du 4 novembre 1953. Voir Ivan Cadeau, Diên Biên Phu, Paris, Tallandier, 2016,
p. 62.
12. Ibid., p. 59.
13. Ibid., p. 52-56.
14. Ibid., p. 93.
15. Cité in ibid., p. 109.
16. Ibid., p. 169-170.
17. Qui fut par ailleurs un champion des droits civiques.
18. Warren, op. cit., p. 138.
19. Currey, op. cit., p. 264.
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