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STRATÉGIES IRRÉGULIÈRES

Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ?


La théorie du partisan de Carl Schmitt
La guerre irrégulière dans le monde grec antique
Stratégie et stratagèmes dans l‟Antiquité grecque et romaine
Les barbares au sein de l‟armée du Bas-Empire
La pacification de l‟Afrique byzantine 534 - 546
La guerre des Camisards
Tradition et modernité en Hongrie aux XVIe et XVIIe siècles
La guerre d‟indépendance hongroise au début du XVIIIe siècle
La guérilla hongroise au XIXe siècle
Napoléon et la guerre irrégulière
L‟action de la Gendarmerie dans la pacification en Espagne 1809-1814
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871
L‟Armée française face à Abdelkrim
La guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ?
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla
Les supplétifs ralliés dans les guerres irrégulières
Les incohérences de la contre-guérilla française pendant la guerre d‟Algérie
L‟artillerie dans la lutte contre-insurrectionnelle en Algérie
Les trois guerres de Robert MacNamara au Viet-nam
Les détachements d‟intervention héliportés dans la guerre irrégulière
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla, archaïsme ou avenir ?
L‟appui aérien dans la guerre irrégulière
L‟emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques
Les adaptations de la guerre irrégulière aux nouvelles conditions
technologiques : vers la techno-guérilla
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière
La guerre maritime et aérienne à partir et au-delà de Carl Schmitt
Otages : constantes d‟une institution archaïque et variantes contemporaines
La contre-insurrection, une nouvelle confrontation idéologique ?
La contre-insurrection à l'âge informationnel: le cas afghan
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ?
Une révolution militaire en sous-sol. Le retour du modèle Templiers
INSTITUT DE STRATÉGIE COMPARÉE
C ONSEIL D ř ADMINISTRATION
Président : Hervé C OUTAU -B ÉGARIE
Vice-présidents : Jean-Louis M ARTRES ; Jovan P AVLEVSKI ;
Olivier B ORÉ DE L OISY
Secrétaire général :Yves D ECAUDAVEINE ý
Trésorier : Philippe de P ADIRAC ý
Administrateurs :Bruno C OLSON ; François C ARON ;
Jérôme P ELLISTRANDI ;

C ONSEIL SCIENTIFIQUE
Président : le général Lucien P OIRIER
Mme le professeur Jacques BAYON, doyen de la Faculté des Lettres de lřUniversité Jean-Monnet
de Saint-Étienne ; Sir James CABLE, former ambassador (Royaume-Uni) ý ; MM. le professeur
Jean-Claude ALLAIN, co-directeur du Centre Défense et diplomatie dans le monde contemporain
(Paris III) ; le professeur Jean-Pierre BOIS, directeur du Centre dřhistoire du monde Atlantique
(Nantes) ; lřinspecteur général des Finances François CAILLETEAU, ancien chef du Contrôle
général des armées ; le professeur Claude CARLIER, directeur du Centre dřhistoire de
lřaéronautique et de lřespace ; Gérard CHALIAND, directeur du Centre européen dřétude des
conflits ; le professeur Pierre CHAUNU, de lřInstitut ; le professeur Pierre DABEZIES, ancien
président de la FEDN ý ; Olivier DARRASON, président de la Compagnie européenne dřintelli-
gence stratégique ; le général Jean DELMAS, président dřhonneur de la Commission française
dřhistoire militaire ; le professeur François-Xavier DILLMANN, président de la Société dřétudes
nordiques ; le vice-amiral dřescadre Marcel DUVAL ý ; le commandant Ezio FERRANTE,
professeur à lřInstitut de guerre maritime (Italie) ; le général de corps aérien Michel FORGET ; le
général Pierre-Marie GALLOIS ; le professeur Colin S. GRAY, Université de Hull (Royaume-Uni) ;
le professeur Pierre GUILLEN, président de la Société dřétudes historiques des relations inter-
nationales contemporaines ; le professeur John HATTENDORF, Naval War College (États-Unis) ; le
professeur Jean-Charles JAUFFRET, Institut dřÉtudes Politiques dřAix-en-Provence ; le professeur
Jean-Paul JOUBERT, directeur du Centre lyonnais dřétudes de sécurité internationale et de défense
(Lyon III) ; le professeur Jean KLEIN, Université de Paris I ; le professeur Yves LACOSTE,
directeur de la revue Hérodote ; le professeur Ioannis LOUCAS, Helmut-Schmidt Universitat ; le
professeur André MARTEL, Institut dřétudes politiques dřAix-en-Provence ; le professeur Jean-
Louis MARTRES, directeur du Centre dřanalyse politique comparée de Bordeaux ; le professeur
Michel MOLLAT DU JOURDIN, de lřInstitut, président dřhonneur de la Commission internationale
dřhistoire maritime ý ; le professeur François MONNIER, ancien président de la Section des
Sciences historiques et philologiques de lřÉcole pratique des Hautes Études ; le professeur Bruno
NEVEU de lřInstitut, président honoraire de lřÉcole pratique des Hautes Études ý ; le général
dřarmée aérienne Bernard NORLAIN, ancien directeur de lřInstitut des hautes études de défense
nationale ; le professeur Jovan PAVLEVSKI, Université de Paris V ; le doyen Guy PEDRONCINI ý,
président dřhonneur de lřInstitut dřhistoire des conflits contemporains ; le recteur Jean-Pierre
POUSSOU, président honoraire de lřUniversité de Paris-Sorbonne ; le général de division Maurice
ROZIER DE LINAGE, ancien directeur du Collège Interarmées de Défense ; lřamiral de division
Vezio VASCOTTO (Italie) ; le professeur Nuno SEVERIANO TEIXEIRA, ministre de la Défense
(Portugal) ; Étienne TAILLEMITE, inspecteur général honoraire des Archives de France ; le général
Manuel Freire THEMUDO BARATA, président de la Commission portugaise dřhistoire militaire ý ;
le capitaine de vaisseau Lars WEDIN, de lřAcadémie royale des sciences militaires (Suède) ; le
recteur Charles ZORGBIBE, professeur à lřUniversité de Paris I.
Stratégies irrégulières
93-94-95-96
Éditorial ............................................................................................................ 7
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ?
Hervé COUTAU-BÉGARIE ..................................................................... 13
La théorie du partisan de Carl Schmitt
David CUMIN ....................................................................................... 31
La guerre irrégulière dans le monde grec antique
Jean-Nicolas CORVISIER ...................................................................... 73
Stratégie et stratagèmes dans l‟Antiquité grecque et romaine
Pierre LAEDERICH ................................................................................ 89
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières : les barbares
au sein de l‟armée du Bas-Empire
Loïc PATTIER ..................................................................................... 109
La pacification de l‟Afrique byzantine 534-546
Philippe RICHARDOT .......................................................................... 129
Une guerre irrégulière, civile et religieuse au sein de la grande guerre :
l‟exemple de la guerre des Camisards
Paul BURY .......................................................................................... 159
Tradition et modernité dans les affaires militaires du royaume
de Hongrie au XVIe et XVIIe siècles
István CZIGÁNY .................................................................................. 179
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise
au début du XVIIIe siècle
Ferenc TÓTH ...................................................................................... 187
La guérilla hongroise au XIXe siècle. La petite guerre de Háromszék
en décembre 1848
Tamás CSIKÁNY ................................................................................. 205
Napoléon et la guerre irrégulière
Bruno COLSON ................................................................................... 227
Soumettre les arrières de l‟armée. L‟action de la Gendarmerie impériale
dans la pacification des provinces septentrionales de l‟Espagne
(1809-1814)
Gildas LEPETIT ................................................................................... 259
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871
Armel DIROU ..................................................................................... 279
L‟armée française face à Abdelkrim ou la tentation de mener une guerre
conventionnelle dans une guerre irrégulière 1924-1927
Jan PASCAL ........................................................................................ 319
La guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ?
Michel GRINTCHENKO ....................................................................... 339
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla
Philippe KIRSCHER ............................................................................. 357
Les supplétifs ralliés dans les guerres irrégulières
(Indochine-Algérie, 1945-1962)
Pascal IANI ......................................................................................... 371
La peur et le cœur. Les incohérences de la contre-guérilla française
pendant la guerre d‟Algérie
Michel GOYA ..................................................................................... 399
L‟artillerie dans la lutte contre-insurrectionnelle en Algérie 1954-1962
Norbert JUNG ..................................................................................... 409
Les trois guerres de Robert McNamara au Viet-nam (1961-1968) ou
les errements de la raison dans un conflit irrégulier
Jean-Philippe BAULON ....................................................................... 425
Les détachements d‟intervention héliportés dans la guerre irrégulière
Frédéric BOS ...................................................................................... 445
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla, archaïsme ou avenir ?
Jean-Christophe GERVAIS .................................................................. 461
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière
Olivier ZAJEC ..................................................................................... 477
Des armes maudites pour les sales guerres ? L‟emploi des armes
chimiques dans les conflits asymétriques
Olivier LION ....................................................................................... 491
Les adaptations de la guerre irrégulière aux nouvelles conditions
technologiques : vers la techno-guérilla
Joseph HENROTIN............................................................................... 533
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière
Aymeric BONNEMAISON, Tanguy STRUYE DE SWIELANDE ................ 567
La guerre maritime et aérienne à partir et au-delà de Carl Schmitt
David CUMIN ..................................................................................... 595
Otages : constantes d‟une institution archaïque et variantes contemporaines
Arnaud de COUPIGNY......................................................................... 613
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle : la contre-insurrection,
une nouvelle confrontation idéologique ?
François CHAUVANCY ........................................................................ 647
La contre-insurrection à l‟âge informationnel : le cas afghan
Français GÉRÉ .................................................................................... 669
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ?
Frédéric RAMEL ................................................................................. 683
Une révolution militaire en sous-sol. Le retour du modèle Templiers
Bernard WITCH .................................................................................. 709
Ont collaboré à ce numéro

Jean-Philippe BAULON, agrégé et docteur en histoire, chargé de


recherches à lřInstitut de Stratégie Comparée. Prix Clément Ader de lřarmée
de lřair 2008 pour sa thèse L‟Amérique vulnérable ? (1946-1976).
Aymeric BONNEMAISON, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement
militaire supérieur, doctorant à lřUniversité catholique de Louvain.
Frédéric BOS, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de
Défense.
Paul BURY, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de
Défense.
François CHAUVANCY, colonel, breveté de lřenseignement militaire
supérieur, docteur en diplomatie et organisations internationales.
Tarnás CSITRÁNY, lieutenant-colonel, professeur à l'Université de la
Défense Miklós Zrínyi (Budapest).
István CZIGÁNY, lieutenant-colonel, directeur-adjoint de l'Institut
d'histoire militaire (Budapest).
Bruno COLSON, doyen de la factulté de droit des Facultés universitaires
Notre-Dame de la Paix de Namur, maître de recherches à lřInstitut de Stratégie
Comparée.
Jean-Nicolas CORVISIER, professeur à lřUniversité dřArtois, délégué
ŖNord-Artoisŗ de la Commission Française dřHistoire Militaire.
Olivier DE COUPIGNY, doctorant à lřEcole pratique des Hautes Études.
Hervé COUTAU-BÉGARIE, directeur dřétudes à lřÉcole pratique des
Hautes Études, président de lřInstitut de Stratégie Comparée.
David CUMIN, maître de conférences (HDR) à lřUniversité Jean Moulin
Lyon III (CLESID).
Armel DIROU, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire
supérieur.
François GÉRÉ, président de lřInstitut français dřanalyse stratégique.
Jean-Christophe GERVAIS, commissaire lieutenant-colonel, stagiaire au
Collège Interarmées de Défense.
Michel GOYA, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire
supérieur, docteur en histoire.
Michel GRINTCHENKO, colonel, breveté de lřenseignement militaire
supérieur, docteur en histoire, auditeur au Centre des Hautes Etudes Militaires.
Joseph HENROTIN, docteur en sciences politiques, chargé de recherches
au Centre dřAnalyse et de Prévision des Risques Internationaux (CAPRI).
Pascal IANNI, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de
Défense.
Norbert JUNG, chef de bataillon (TA), stagiaire au Collège Interarmées
de Défense
Philippe KIRSCHER, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement
militaire supérieur.
Pierre LAEDERICH, agrégé et docteur en histoire, maître de recherches à
lřInstitut de Stratégie Comparée.
Gildas LEPETIT, lieutenant, officier rédacteur à la Délégation au
patrimoine culturel de la gendarmerie.
Olivier LION, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire
supérieur, doctorant à lřEcole pratique des Hautes Études.
Jan PASCAL, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de
Défense.
Loïc PATTIER, chef dřescadrons, stagiaire au Collège Interarmées de
Défense.
Frédéric RAMEL, professeur de science politique à lřUniversité Paris
Sud XI, directeur de recherches au Centre dřEtudes et de Recherche de lřÉcole
Militaire.
Philippe RICHARDOT, agrégé et docteur en histoire, chargé de
recherches à lřInstitut de Stratégie Comparée, délégué ŖMéditerranée-Rhôneŗ
de la Commission Française dřHistoire Militaire.
Tanguy STRUYE DE SWIELANDE, professeur à lřUniversité catholique de
Louvain, Facultés universitaires catholiques de Mons et à lřEcole Royale
Militaire.
Ferenc TÓTH, professeur à lřUniversité de Hongrie occidentale
(Szombathely), directeur dřétudes invité à lřEcole pratique des Hautes Études.
Bernard WICHT, privat-docent à lřUniversité de Lausanne, chef des
affaires internationales auprès de la Conférence suisse des directeurs
cantonaux de lřinstruction publique (CDIP).
Olivier ZAJEC, chargé dřétudes à la Compagnie Européenne dřIntelli-
gence Stratégique.

Directeur de la publication : Hervé C OUTAU -B ÉGARIE


STRATÉGIQUE
Revue trimestrielle fondée en 1979 par
la Fondation pour les Études de Défense Nationale,
continuée en 1995 par lřInstitut de Stratégie Comparée,
en partenariat avec lřInstitut dřHistoire des Conflits Contemporains
et, depuis 2007, la Compagnie Européenne dřIntelligence Stratégique
B.P. 08 Ŕ 00445 A RMÉES Ŕ http ://www.stratisc.org
Directeur : Hervé C OUTAU -B ÉGARIE ,
directeur dřétudes à lřÉcole pratique des Hautes Études
Directeur adjoint : François G ÉRÉ ,
directeur de lřInstitut Français dřAnalyse Stratégique

C OMITÉ DE RÉDACTION

André Béjin, directeur de recherches au CNRS ; Alain Bru, général de


brigade (C.R.) ý ; François Caron, contre-amiral (C.R.) ; Philippe Bou-
langer, maître de conférences à lřUniversité de Paris -Sorbonne ; Bruno
Colson, professeur aux Facultés universitaires Notre -Dame-de-la-Paix
de Namur ; Paul-Marie Couteaux ; Loup Francart, général de brigade
(C.R.) ; Serge Gadal, chargé de recherches à lřISC ; Jean-Jacques
Langendorf, président de lřInstitut für vergleichende Taktik (Vienne) ;
Jérôme de Lespinois, chef de la division Ŗrecherchesŗ au Centre dřétu -
des stratégiques aérospatiales ; Jean-Louis Martres, professeur émérite
à lřUniversité Montesquieu-Bordeaux IV ; Christian Malis, docteur en
histoire, délégué général de la Fondation Saint-Cyr ; Martin Motte,
professeur aux Écoles militaires de Saint-Cyr-Coëtquidan et au Centre
dřenseignement supérieur de la Marine ; Valérie Niquet, directeur de
recherches à lřInstitut français de relations internatio nales ; Philippe
Nivet, professeur à lřUniversité dřAmiens.

Secrétaires du comité : Joseph H ENROTIN Ŕ Olivier Z AJEC


Secrétaires de rédaction : Isabelle R EDON Ŕ Jean-François D UBOS

Les articles publiés dans Stratégique ne représentent pas une opinion de lřISC et
nřengagent que la responsabilité de leurs auteurs. Sauf indication contraire,
ceux-ci sřexpriment à titre personnel.
Toute reproduction ou traduction, totale ou partielle, de ces articles est interdite
sans lřaccord préalable de lřISC.
Les règles typographiques sont celles en usage à lřImprimerie nationale.
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.

© ISC - 2009
INSTITUT DE STRATÉGIE COMPARÉE

B ULLETIN D ř INSCRIPTION ET DE SOUSCRIPTION


(à renvoyer à lřInstitut de Stratégie Comparée
École pratique des Hautes Études
Sorbonne - 45-47 rue des Écoles - 75005 P ARIS )
http://www.stratisc.org

LřInstitut de Stratégie Comparée est un établissement privé, à


but non lucratif, qui a pour objet la recherche stratégique. Il a repris
les actifs de la FEDN (revue et livres), après la dissolution de celle-
ci, et en assure aujourdřhui lřexploitation. Il ne prend pas parti et nřa
pas de doctrine qui lui soit propre.
Lřadhésion donne droit :
 au service de la revue Stratégique ;
 au service de la lettre dřinformation Histoire militaire et stratégie ;
 au service des ouvrages de la collection ŖHautes Études Straté -
giquesŗ ;
 à des prix préférentiels sur les autres collections éditées par
lřInstitut, ainsi que sur les ouvrages diffusés par lui (de la Fonda -
tion pour les Études de Défense Nationale, du Centre dřAnalyse
Politique Comparée de Bordeaux, de lřInstitut dřHistoire des
Conflits Contemporains, du Centre dřHistoire de lřAéronau tique et
de lřEspace) ;
 à participer aux réunions et journées dřétudes organisées par
lřInstitut.

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Nom et prénom ou Raison sociale : -----------------------------------------
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Code postal : ------------ Ville : -------------------------------------------
Fonction : ----------------------------------------------------------------------

J’ ADHÈRE À L ’I NSTITUT DE STRATÉGIE COMPARÉE EN QUALITÉ DE :


Membre individuel .................... 50 € Membre bienfaiteur individuel ........ 250 €
Étudiant (sur justificatif) ........... 40 € Membre bienfaiteur collectif............ 500 €
Membre collectif (institutions) .. 80 € Membre fondateur individuel ....... 1 500 €
Membre fondateur collectif........... 3 000 €
Éditorial

Le présent numéro de Stratégique est pour le moins


inhabituel, dřune part en raison de son volume, qui correspond au
contenu de trois ou quatre numéros ordinaires (dřoù lřadoption, à
regret, dřune typographie plus serrée), dřautre part en raison de
son insertion dans un programme général de recherche sur la
guerre irrégulière, auquel lřInstitut de Stratégie Comparée sřest
spontanément associé.
Les écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan et la Fonda-
tion Saint-Cyr ont, en effet, lancé lřidée dřun grand colloque
international couplé à la réunion annuelle du Forum des acadé-
mies militaires qui se réunit cette année à Coëtquidan. Le thème
retenu a été la guerre irrégulière. Il est vite apparu au conseil
scientifique du colloque (dont le signataire de ces lignes fait
partie) que le thème posait de multiples questions quřil ne serait
pas possible dřévoquer, même sommairement, en un seul collo-
que, dřoù lřidée de préparer celui-ci par un certain nombre de
travaux et de manifestations destinés à enrichir et à élargir la
problématique du colloque, afin que celui-ci puisse sřappuyer sur
des réflexions préalables. Plusieurs partenaires ont répondu à
cette invitation : le Kingřs College (Londres) a organisé une jour-
née dřétude en novembre dernier, suivi par lřInstitut dřHistoire du
Temps Présent (CNRS). En décembre 2008, le Centre dřEtudes
Stratégiques Aérospatiales a organisé des ateliers dont les actes
doivent être publiés dans un numéro prochain de Penser les ailes
françaises. Le Centre dřEnseignement Supérieur de la Marine a
organisé, en février 2009, une journée dřétude ŖGuerre sur mer et
irrégularitéŗ, dont les actes vont paraître dans la prochaine
livraison du Bulletin d‟études de la marine. La Commission Fran-
çaise dřHistoire Militaire, par le canal de sa délégation Artois, a
organisé deux journées dřétude sur la petite guerre, réunies dans
8 Stratégique

un numéro de la Revue internationale d‟histoire militaire (n° 85,


mai 2009). LřInstitut de Stratégie Comparée a également promis
une contribution, cřest le présent numéro de Stratégique.
Pour réaliser celui-ci, tous les réseaux de lřInstitut ont été
actionnés. Dřabord les deux séminaires : le séminaire dřhistoire
des doctrines stratégiques à lřEcole pratique des Hautes Etudes et
le séminaire de théorie stratégique au Collège Interarmées de
Défense. Naturellement, les chercheurs Ŗréguliersŗ de lřInstitut
ont répondu à cet appel. Mais aussi, des correspondants plus
occasionnels en France et à lřétranger. Mention spéciale doit être
faite de la Hongrie, grâce au dynamisme du professeur Ferenc
Toth : pas moins de trois contributions hongroises ont pu être
réunies en des délais très courts.
La contrainte majeure était, en effet, celle des délais, puis-
que lřobjectif est de pouvoir mettre ce numéro à la disposition
des participants au colloque de Coëtquidan les 12 et 13 mai 2009,
alors que les appels à contribution nřont véritablement été lancés
quřà la rentrée 2008-2009. La conséquence a été lřimpossibilité
dřorganiser, à ce stade, une quelconque réflexion sur les textes ici
réunis. Il ne sřagit que de matériaux dont lřexploitation va main-
tenant être entreprise, déjà lors du colloque de Coëtquidan, puis,
ultérieurement, dans des enceintes diverses qui restent à définir.
Le séminaire dřhistoire des doctrines stratégiques de lřEcole pra-
tique des Hautes Etudes en fera lřun de ses thèmes durant lřannée
2009-2010 ; lřInstitut organisera vraisemblablement une journée
dřétude sur ŖPensée militaire et guerre irrégulièreŗ. Il y aura aussi
des initiatives émanant dřhorizons différents. Cřest une illustra-
tion de ce que lřon appelle aujourdřhui le travail en réseau, dont
on parle beaucoup, mais quřon pratique moins souvent.
Pourtant le résultat est là, puisquřen quelques mois seule-
ment, et avec une assise bureaucratique pour le moins légère, ce
sont pas moins de 32 contributions qui ont pu être réunies. Les
retardataires fournissent déjà la matière dřun deuxième tome.
Cela prouve au moins que cette pensée stratégique française
quřon nous décrit trop souvent comme anémiée, sinon comateuse,
recèle encore des réserves de dynamisme quřil ne tient quřà
quelques initiatives bien choisies de faire sortir. 13 stagiaires et
brevetés du Collège Interarmées de Défense ont apporté leur
concours. Voilà qui devrait être de bon augure à lřheure où le
lancement de lřInstitut de Recherches Stratégiques de lřEcole
Éditorial 9

militaire (IRSEM), dont on parlait beaucoup depuis des mois,


semble enfin être sur les rails.
Les matériaux ici réunis sont très divers. Ils démontrent
lřintérêt dřune véritable pluridisciplinarité bien comprise. La
dimension historique est déterminante pour en finir avec les
déclarations péremptoires, généralement peu argumentées, sur la
radicale nouveauté des conflits actuels. Il y a indiscutablement
des aspects nouveaux, liés tantôt à la mondialisation (change-
ments politiques et stratégiques), tantôt à la révolution des armes
et des procédés (changements techniques). Mais il y a aussi des
éléments très anciens, voire archaïques, comme la résurgence du
fanatisme religieux ou le retour des guerres paysannes. Cřest le
travail de lřhistorien que de montrer et dřévaluer les parts respec-
tives des permanences et des innovations. Que reste-t-il des
guerres irrégulières du passé ? Quels enseignements peut-on
encore en extraire ? Quelle est la part de nouveauté radicale ? La
réflexion sur ces thèmes a commencé dans les années 1990, elle
est dominée par quelques auteurs connus, avec des thèses pas
toujours conciliables et souvent une base historique un peu trop
étroite. Lřun des objectifs majeurs de la recherche devrait être
précisément lřélargissement de cette base historique, préalable
indispensable à un raffinement théorique.
Parmi les multiples autres dimensions quřil faudrait aborder
pour une pesée globale de la guerre irrégulière, la dimension
juridique, longtemps méprisée par les stratégistes, devrait être
mieux prise en compte. Il y a beaucoup de travaux juridiques,
mais qui restent dans la sphère des spécialistes du droit ; un effort
considérable devrait être consenti dans ce domaine pour mieux
appréhender cette contrainte juridique dorénavant déterminante.
Il en va de même de la contrainte médiatique : des thèmes comme
la révolution de lřinformation ne sont pas simplement des lubies
de théoriciens, ils expriment une réalité particulièrement forte et
qui pèse dorénavant directement sur la conduite des guerres et
particulièrement des guerres asymétriques ou irrégulières.
Le plan technico-opérationnel est évidemment décisif.
Cřest un lieu commun, malheureusement assez fondé, de dire que
les armées régulières sont, en règle générale, peu aptes à la guerre
irrégulière. Pourtant, il y a eu de multiples tentatives dřadaptation
et certaines ont été couronnées de succès. Cela était vrai à lřépo-
que des guerres coloniales, cela lřest resté, au moins partielle-
ment, dans la deuxième moitié du XXe siècle : la guerre révo-
10 Stratégique

lutionnaire ou asymétrique lřa souvent emporté, notamment dans


les guerres les plus spectaculaires (Indochine, Algérie, Viet-nam),
elle nřétait pas invincible pour autant : de la Grèce à la Malaisie
on peut opposer quelques contre-exemples moins connus, mais
qui méritent un examen attentif. Aujourdřhui, le problème se
pose de nouveau. Cřest un aspect peu remarqué du renouveau
doctrinal des armées américaines au lendemain de la débâcle du
Viet-nam. Ce magnifique effort de réflexion avait une contrepar-
tie, à savoir la volonté de tourner la page vietnamienne en partant
du principe que les forces armées américaines ne se laisseraient
plus entraîner dans de telles impasses. Dřoù la fixation sur la
guerre centrale, où pouvait pleinement exprimer la supériorité de
la puissance de feu et de la technique. Le résultat a été cette
floraison de doctrines : Airland Battle, Maritime Strategy, la
guerre parallèle de Warden… Mais la guerre irrégulière a quand
même fini par rattraper les États-Unis en Afghanistan et en Irak
et ils doivent, une nouvelle fois, sřadapter à une réalité quřils
avaient prétendu nier. Dřoù des programmes lancés dans lřur-
gence, aussi bien sur un plan doctrinal avec la redécouverte, faute
de mieux, de lřécole française de contre-insurrection, spécia-
lement Galula et Trinquier, que sur un plan matériel, avec la
multiplication des crash programs, par exemple sur la protection
des personnels dans le combat urbain ou face aux engins
explosifs improvisés.
Stratégique ne pouvait évidemment pas couvrir un champ
aussi immense et on a privilégié ici, en complément des ateliers
du CESA, le problème de lřappui aérien. De la même manière,
des contributions sřintéressent à des aspects, non pas marginaux,
mais probablement sous-estimés. On trouvera ici deux études de
fond sur lřemploi dřarmes chimiques dans les conflits asymé-
triques et sur les prises dřotages. Ce sont deux sujets importants
qui ont donné matière, encore une fois, à une littérature spécia-
lisée ; mais, comme souvent, celle-ci reste trop peu prise en
compte dans la réflexion générale.
Enfin, et peut-être surtout, fidèle à la vocation de lřInstitut
de Stratégie Comparée qui est de privilégier la recherche fonda-
mentale, ce numéro essaie, malgré ses limitations de tous ordres,
dřesquisser quelques développements théoriques. On a souvent
dit que la notion de guerre irrégulière était vague, trop vague pour
fonder des analyses utilisables. Le fait est quřon lui a préféré,
dans les dernières décennies, des notions jugées plus opératoires,
Éditorial 11

plus Ŗmodernesŗ, notamment celle de guerre asymétrique.


Pourtant, le concept de guerre irrégulière se refuse à disparaître, il
semble même resurgir, y compris sur un plan institutionnel avec
la mise en place de groupes de travail sur la guerre irrégulière au
sein des organismes doctrinaux des forces américaines. Peut-être
est-il possible de donner à ce concept apparemment flou une
substance ? Cřest ce quřessaie de montrer David Cumin à partir
de cet auteur de référence inépuisable quřest Carl Schmitt.
On le voit, le programme de recherche est immense. Il faut
remercier les écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan et de la
Fondation Saint-Cyr dřavoir lancé cette initiative qui procure, en
un temps remarquablement court, des résultats déjà notables.
LřISC se félicite dřavoir pu y apporter une première contribution
qui devrait être suivie par deux contributions historiques
majeures1, en attendant dřautres développements à venir.

Hervé COUTAU-BÉGARIE

1
Avec la publication prochaine de la thèse de Sandrine Picaud-Monnerat sur
la petite guerre au XVIIIe siècle et de la recherche collective sur lřhistoire
militaire des guerres de Vendée.
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ?
Hervé COUTAU-BÉGARIE

omme aurait pu le dire le très regretté M. de La

C Pallice, la guerre irrégulière est censée sřopposer à


la guerre régulière. Dans la pratique, lřappellation
guerre régulière nřest jamais usitée ; en revanche,
les historiens parlent souvent de guerre réglée. Lřidée est la
même, à savoir que la guerre, correctement entendue et faite, doit
être gouvernée par des lois. Celles-ci peuvent être de deux
ordres :
 juridique, avec le droit de la guerre qui se décompose
en deux branches : le droit à la guerre (jus ad bellum) et
le droit dans la guerre (jus in bello). Le premier définit
les acteurs qui ont légitiment compétence pour faire la
guerre (au-delà de toute lřinfinie diversité des situations
historiques, on retrouve un critère fondamental qui est
celui de la souveraineté). Le deuxième définit des
règles de conduite à observer afin de limiter les effets
destructeurs de la guerre (protection accordée aux civils
ou au moins à certaines catégories dřentre eux, propor-
tion à observer entre les fins et les moyens…). La
synthèse de ces deux branches trouve sa forme la plus
achevée dans la doctrine de la guerre juste, esquissée
dès lřAntiquité tardive avec saint Augustin et portée à
sa perfection par les canonistes médiévaux.
 stratégique, avec les principes de la guerre dégagés par
la science militaire. Ces principes sont de véritables lois
(pour les déterministes) dont lřobservance ou la non-
14 Stratégique

observance peut et doit conduire à la victoire ou à la


défaite.

La guerre sera donc dite irrégulière dès lors quřelle nřobser-


ve pas lřun de ces codes. On mesure dřemblée toute lřampleur et,
en même temps, toute lřambiguïté du sujet qui relève de deux
champs nettement différents : dřun côté, le droit avec ses prolon-
gements ou ses conséquences morales, philosophiques ou reli-
gieuses ; de lřautre, la stratégie avec sa dualité politique et mili-
taire. Lřappréciation sur la guerre irrégulière est un jugement de
valeur du premier point de vue, alors que, du deuxième, elle nřest
quřune froide évaluation de lřefficacité de la conduite adoptée.

Il est dès lors très difficile de définir la guerre irrégulière,


puisquřil est pratiquement impossible dřenserrer les deux ordres
de considérations dans une seule définition. Le critère juridique
de compétence varie en fonction de la définition de la souve-
raineté : le droit international moderne identifie celle-ci à lřÉtat,
mais celui-ci nřest pas une donnée permanente et universelle :
comment en faire application à des sociétés non-étatiques comme
lřAfrique ou lřAmérique avant lřarrivée des Européens ou au
Moyen Âge ? Par ailleurs, le droit international contemporain a
connu une évolution remarquable provoquée par le phénomène
de la résistance contre le nazisme durant la seconde guerre mon-
diale, puis par les guerres dřindépendance des peuples colonisés.
Il en est ainsi arrivé (en 1977, par le protocole I de la convention
de Genève) à reconnaître un statut à des combattants qui auraient
été auparavant considérés comme irréguliers, donc non protégés
par le droit de la guerre, ce qui pose aujourdřhui un problème dès
lors que nřimporte quel mouvement de libération, voire des
mouvements terroristes, se réclament dřune tel statut. Sur le plan
stratégique, les choses sont également loin dřêtre simples : les
principes ne sont que des vérités très générales qui sřincarnent
dans des procédés très divers, sinon parfois antagonistes. Depuis
lřAntiquité, on se trouve confronté à un problème récurrent : le
même procédé sera qualifié de stratagème, valide au regard du
droit et de la stratégie, sřil est mis en œuvre par son propre camp,
et de vilénie, de tricherie, de lâcheté, condamnable à tous égards,
sřil est mis en œuvre par lřadversaire.
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 15

La conclusion est simple : la diversité des situations histori-


ques est trop grande pour quřil soit possible de définir un critère
universel qui permettrait de caractériser lřirrégularité à la guerre.
La seule solution est de recourir à une démarche que les politistes
contemporains qualifient dřhistorico-descriptive, cřest-à-dire la
constitution dřun corpus rassemblant toutes les manifestations
que lřon peut ranger intuitivement dans la catégorie des guerres
irrégulières, en vue dřidentifier quelques caractères communs qui
permettront de pousser un peu plus loin lřanalyse. Cette démar-
che inductive ne peut être effectuée quřà partir dřindices essen-
tiellement négatifs : la guerre sera irrégulière, dans tous les cas,
lorsquřelle sera menée par des combattants sans statut nřapparte-
nant pas à lřarmée régulière, cřest-à-dire mise sur pied et entre-
tenue par un pouvoir souverain. Un tel critère est suffisamment
souple pour être dřapplication très large sinon universelle, au-
delà de la constitution finalement très tardive des armées perma-
nentes. Certes il peut y avoir des cas litigieux, par exemple ceux
des corsaires ou des francs-tireurs. La régularité est certaine lors-
quřelle est reconnue par les deux camps, elle doit être évaluée au
cas par cas lorsquřelle est proclamée par un camp et réfutée par
lřautre.
Sur le plan stratégique, la guerre irrégulière sřoppose à ce
que lřon a appelé, depuis le XVIIIe siècle, la grande guerre, et que
lřon appelle aujourdřhui la stratégie conventionnelle, avec un lien
étroit, sinon indissoluble, entre armée régulière et stratégie fon-
dée sur des principes. Mais les choses peuvent être beaucoup plus
compliquées : si les armées régulières recourent prioritairement à
la grande guerre, elles ne dédaignent pas le recours à dřautres
formes de guerre, que lřon peut appeler stratégies alternatives et
qui peuvent être regardées, du fait de leur opposition à la stratégie
classique conventionnelle, comme des guerres irrégulières.
On peut en proposer une liste non exhaustive qui, au-delà
de ses insuffisances et raccourcis, suffit à faire apparaître lřuni-
versalité du phénomène et donc la nécessité et la difficulté de son
étude.
16 Stratégique

FORMES TERRITORIALES
I – Antiquité occidentale : guerre expéditionnaire - guerre
d’embuscades - guerre sauvage
Du point de vue stratégique, la guerre irrégulière est celle
qui oppose Rome à des barbares qui refusent la bataille.
Lřappellation de guerre expéditionnaire apparaît chez les auteurs
romains, particulièrement chez Tite Live, qui parle de furtiva
expeditio pour désigner les raids en territoire ennemi (sous
lřEmpire, au-delà du limes). Lřappellation guerre dřembuscades
(insidiae) est également employée, pour désigner la guerre de
harcèlement conduite par des ennemis de Rome. Lřarmée romai-
ne y sera fréquemment confrontée, les deux cas les plus efficaces
étant la guerre menée en Afrique par Jugurtha, racontée par
Salluste, et la guerre menée en Lusitanie par Viriathe, racontée
par Tite-Live.
Nous sommes bien documentés sur ces exemples célèbres
mais on peut en trouver dřautres bien avant Rome. Les Perses,
puis Alexandre le Grand ont ainsi été confrontés à la guerre très
mobile des Scythes.
Du point de vue juridique, sont irrégulières toutes les
guerres civiles et les guerres insurrectionnelles résultant de soulè-
vements dřesclaves ou de mercenaires. Polybe parle de guerre
sauvage (aspondos) à propos de la guerre des mercenaires com-
mandés par Matho contre Carthage, de -241 à -238 : ŖElle s‟était
accompagnée d‟excès et d‟atrocités dépassant de loin tout ce
qu‟on avait pu voir jusque-làŗ1.

II – Chine ancienne : guerre errante


Cřest ainsi que lřon peut rendre approximativement le
concept chinois de youji jiangjun, que lřon constate notamment
durant la période de guerres internes entre les Han et les Tang, du
e e
VI au X siècle. Alors que la guerre régulière est très centralisée,
avec des généraux étroitement contrôlés par la cour, la guerre
errante est irrégulière à double titre : le général jouit dřune très
large autonomie, au point de pouvoir lever lui-même ses troupes
parmi la population locale et de mener ses opérations à sa guise
1
François Decret, Carthage ou l‟empire de la mer, Paris, Seuil, 1977,
p. 177.
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 17

sur les arrières de lřennemi, sans dépendre directement et en per-


manence du commandement central. Les deux critères juridique
et stratégique se trouvent ainsi réunis, de manière discutable pour
le premier, puisquřil y a malgré tout une autorisation du pouvoir
central, de manière indiscutable pour le second.

III – Byzance : guerre des vélites


Cette appellation est empruntée à lřun des plus célèbres
traités militaires byzantins, celui attribué à lřempereur Nicéphore
Phokas et connu sous le titre latin de De Velitatione. Il décrit une
guerre à base de mobilité et de harcèlement, généralement
pratiquée sur les frontières orientales de lřempire, par opposition
à la guerre plus conventionnelle pratiquée sur les frontières
européennes, selon un modèle qui conserve encore le souvenir,
sinon lřhéritage, des légions romaines2.

IV – Moyen Âge occidental : guerre guerréante


Cette appellation caractérise certains épisodes de la guerre
médiévale en Europe occidentale, dont le plus célèbre est évi-
demment celui de Du Guesclin qui, après les désastres de Crécy
et de Poitiers, permet à la France de reprendre lřinitiative par le
refus des batailles rangées et le recours à une tactique de harcè-
lement. Le critère juridique nřest ici guère utilisable dans une
période de fragmentation ou dřaffaiblissement extrême du pou-
voir politique ; le critère stratégique est, en revanche, pleinement
applicable.

V – Espagne médiévale : gineta et zenetes


On trouve une variante hispanique avec la gineta mise en
œuvre par les royaumes chrétiens durant la Reconquista. La
gineta est fondée sur une cavalerie légère, la chevalerie de type
classique, trop lourde, étant incapable dřaffronter efficacement

2
Lřopposition nřest cependant pas absolue, puisque les Hongrois, héritiers
dřune culture militaire de la steppe, pratiquent aussi une guerre à base de
mobilité. Mais la spécificité hongroise sřestompe progressivement, avec
lřadoption dřune culture militaire de type européen à partir de lřépoque arpa-
dienne, sans cependant disparaître complètement.
18 Stratégique

les combattants musulmans beaucoup plus mobiles : pour certains


historiens, la gineta ne serait dřailleurs que la transposition des
zenetes arabes. Même remarque pour la validité des critères que
dans le cas précédent.

VI - Guerres paysannes
À toutes les époques, les masses paysannes se sont soule-
vées contre lřimpôt. En règle générale, elles étaient trop désor-
ganisées pour représenter une réelle menace. Certaines dřentre
elles sont néanmoins parvenues à un degré dřorganisation qui a
transformé les opérations de rétablissement de lřordre en guerre
civile : cřest le cas de la révolte de Wat Tyler en Angleterre
(1381), de la révolte de Pougatcheff en Russie (1773-1774). Des
chefs surgis du peuple (Guillaume Carle, chef de la jacquerie de
1358) ou parfois de lřarmée (on a suggéré une filiation entre les
restes des routiers dispersés par Du Guesclin et les tuchins
révoltés en 1382-13833) ont su organiser de véritables forces
armées et mettre en œuvre des tactiques relativement élaborées,
reposant généralement sur lřévitement de la bataille frontale et le
harcèlement des forces gouvernementales. Il nřest pas interdit de
penser que le souvenir des grands soulèvements paysans sous le
règne de Louis XIV (révolte des Croquants, des Nu-pieds…) a
survécu et a inspiré un mouvement contre-révolutionnaire comme
la chouannerie.

VII – Europe moderne 1 : guerre de partis - guerre des


partisans
Lřépoque moderne voit lřapparition de groupes qui opèrent
indépendamment de lřArmée réunie et que lřon va appeler partis.
Au XVIIe siècle, on se mettra à parler plutôt de guerre de
partisans. Le critère juridique est ici à peu près inapplicable mal-
gré lřapparition des premières troupes soldées, la frontière entre
le soldat et lřhéritier des grandes compagnies étant pour le moins
perméable ; le critère stratégique est, en revanche, tout à fait
applicable, avec lřévitement de la bataille et le recours à une
tactique de harcèlement.

3
M. Mollat et P. Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi, Paris, Calmann-
Lévy, 1970, p. 181.
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 19

VIII – Europe moderne 2 : petite guerre


Le genre atteindra sa perfection au XVIIIe siècle sous
lřappellation de petite guerre, transposée dans toute lřEurope :
piccola guerra, klein Krieg, war in detachments… Il sera théorisé
par des auteurs importants comme La Croix, Grandmaison,
Jeney, La Roche… La petite guerre est un complément de la
grande guerre, menée par des soldats dûment enregistrés et dont
les chefs sont pourvus de commissions dřofficiers. La petite
guerre nřest donc pas irrégulière dřun point de vue juridique ; elle
lřest, en revanche, dřun point de vue stratégique, étant la conti-
nuation pure et simple de la guerre de partis et de la guerre de
partisans.

IX – Europe moderne 3 : guerre de milices


Au plan local, la défense territoriale est assurée par des
milices dont le statut, quoique réglé par des ordonnances royales,
est pour le moins incertain : lors de lřinvasion de la Provence par
lřarmée du duc de Savoie, en 1707, les milices harcèlent lřarmée
ennemie en retraite : ŖC‟estoit partout comme une chaîne d‟em-
buscades et de continuelles attaques et d‟échanges de mousque-
terie… Ceux que les ennemis ont pu prendre ont été pendus aux
arbres, ce qui n‟a pourtant pas effrayé les autres, n‟y ralenti leur
poursuiteŗ4. On trouve lřéquivalent sur les confins autrichiens
gardés par des soldats-colons.

X – Guerre de course
Elle est le pendant de la guerre de partisans sur mer.
Lřautorité souveraine délivre des lettres de marque par lesquelles
elle concède à un particulier le droit de faire la guerre, au nom du
souverain mais pour le profit dudit particulier. Le problème est
que certains États, victimes des agissements des corsaires ou
flibustiers, refusent de reconnaître la validité de telles lettres de
marque et assimilent les corsaires et flibustiers à de vulgaires
pirates ; la sanction quřils encourent en cas de capture est généra-
lement la mort. Le statut juridique de cette guerre de course est

4
Lettre du marquis de Grignan citée dans Fernand Braudel, L‟Identité de la
France. Espace et histoire, Paris, Arthaud Ŕ Flammarion, 1986, p. 331.
20 Stratégique

donc pour le moins ambigu, toujours partagé entre la reconnais-


sance et la condamnation. Le critère stratégique fait rentrer la
course dans la guerre irrégulière, dès lors quřelle refuse lřaffron-
tement militaire pour sřattaquer à des objectifs économiques,
cřest-à-dire civils, dans le cadre dřune stratégie dřusure.

XI - Révolution française 1 : guérilla


La Révolution française marque une rupture avec lřappari-
tion dřun nouveau genre que lřon va appeler guérilla, à partir de
la guerre dřEspagne. Guérilla est simplement le mot espagnol
pour petite guerre, mais les deux concepts vont désormais recou-
vrir des réalités différentes : la petite guerre désignera, comme à
lřorigine, un complément de la grande guerre, menée par des
combattants réguliers, alors que la guérilla ne sera plus un com-
plément, mais une alternative à la grande guerre, menée par des
combattants irréguliers.

Il y a de nombreuses expériences localisées à la fin du XVIIe


siècle et au XVIIIe siècle :
 les Chenapans du Palatinat,
 les Barbets de Savoie,
 les Camisards des Cévennes,
 les chasseurs suédois dans la grande guerre du Nord Ŕ
1700-1721 Ŕ,
 la crochetta corse.

Mais la première guérilla de grande ampleur est la guerre


de Vendée après lřéchec de lřArmée catholique et royale (vaincue
dans la Virée de Galerne) qui avait essayé de reproduire le
modèle de la grande guerre. Le grand homme de cette adaptation
est le chevalier de Charette, ancien officier de marine (donc
dépourvu des stéréotypes et des préjugés des officiers de
lřarmée). Le modèle aura un grand retentissement dans toute
lřEurope (Charrette recevra même une lettre de Souvoroff) et il
sera reproduit spontanément par les insurgés espagnols.
La petite guerre désignera donc, à lřépoque contemporaine,
une réalité tactique et stratégique, alors que la guérilla désignera
une réalité juridique et stratégique. Dřautres appellations seront
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 21

employées, guérilla étant parfois rendue par guerre de partisans,


par corps francs, parfois même par corsaires terrestres (Napoléon
délivrera des lettres de marque pour une course terrestre lors de la
campagne de France en 1814).

XII – Révolution française 2 : chouannerie


Une variante de la guérilla est la chouannerie que lřon peut
définir comme une micro-guérilla, menée avec des effectifs très
restreints dans un périmètre réduit. Cette symbiose entre un
terroir et les combattants interdira toute extension du phénomène,
mais contribuera à sa pérennité (on trouvera encore des Chouans
en Bretagne jusquřen 1850).

XIII – Empire français : guerre nationale


La guerre nationale est le contraire de la chouannerie, cřest-
à-dire une guérilla organisée à lřéchelle dřun pays. Cřest le rêve
des patriotes allemands qui appellent à la formation dřune
Landwehr issue dřun soulèvement national qui doit harceler
lřarmée française. Par rapport à la guérilla, les différences sont
notables sur les deux plans :
 dřun point de vue juridique, la Landwehr est censée
avoir un statut, car résultant dřune décision du pouvoir
souverain, mais lřadversaire refuse de reconnaître ce
statut ;
 dřun point de vue stratégique, la Landwehr se rapproche
plutôt de la petite guerre Ŗélargieŗ, dès lors quřelle est
conçue comme un complément et non comme une alter-
native à la grande guerre. Dans les faits, elle nřaura
quřune efficacité très limitée, bien en deçà des espéran-
ces de ses promoteurs, dont le plus célèbre est un jeune
officier dřétat-major alors inconnu, Carl von Clausewitz.

XIV - XIXe siècle : guerre insurrectionnelle


Le XIXe siècle va voir lřémergence dřun genre nouveau, la
guerre dřinsurrection ou insurrectionnelle, qui va prendre le relais
des révoltes dřAncien régime. Du point de vue juridique, elle est
tout à fait irrégulière puisque issue de mouvements sans légiti-
22 Stratégique

mité politique, à plus forte raison sans souveraineté. Du point de


vue stratégique, elle se différencie des révoltes informes des
siècles précédents par un essai dřorganisation et même de théori-
sation : des traités sont écrits par divers auteurs italiens, alle-
mands ou polonais. La guerre insurrectionnelle commence géné-
ralement comme guérilla, mais avec lřobjectif de se muer dès que
possible en grande guerre conduite par des troupes régulières,
puisque son but est de sřemparer de lřÉtat ou de créer un nouvel
État. Ainsi agiront les insurgés hongrois en 1848 ou les insurgés
polonais lors de leurs soulèvements répétés contre les Russes.
Dřautres en restent au stade primitif, faute de moyens ou de
vision : cřest le cas des guerres carlistes en Espagne.
Une autre nouveauté est la fin du caractère rural des soulè-
vements, qui pourront dorénavant se dérouler en milieu urbain :
ce sera le cas en Pologne, durant les soulèvements du XIXe siècle,
en France avec la Commune de Paris en 1871 et en Irlande au
début du XXe siècle, lors de la Pâque sanglante de 1916 (le soulè-
vement est écrasé en une semaine) et durant la guerre dřindépen-
dance en 1919-1921 (guérilla de Michael Collins, combattue par
les Black and Tans).
Ces guerres insurrectionnelles, ainsi que les multiples
soulèvements populaires ou nationaux qui jalonnent le XIXe siè-
cle, susciteront une riposte qui sera même théorisée sous lřappel-
lation de guerre des rues. Sa figure emblématique est la maréchal
Bugeaud, dont on a récemment retrouvé le manuscrit sur La
guerre des rues et des maisons. Moins connu, le général Roguet
est à redécouvrir.

XV - Guerres coloniales 1 : le modèle ibérique


La guerre coloniale nřest pas une invention du XIXe siècle,
puisquřelle apparaît dès les débuts de lřexpansion européenne.
Elle fait même lřobjet dřune amorce de théorisation au XVIe siècle
avec le Soldado Pratico de Diogo do Couto. Dans lřAmérique
lusophone, on parle dřabord de guerra brasilica, décrite par le
père Manuel Calado dans O Valoroso Lucideno e Triunfo da
Liberdade (1650), à partir de la guerre contre les Hollandais ;
puis de guerre noire (guerra preta) contre les esclaves noirs
révoltés ; enfin de guerra da emboabas contre les Indiens.
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 23

XVI - Guerres coloniales 2 : les guerres indiennes


En Amérique du Nord, les Anglais font face aux Indiens,
dont les méthodes de guerre se révèlent souvent efficaces,
bloquant la progression des colons vers lřintérieur sur de longues
périodes (un siècle dans la vallée de lřOhio). Au Canada, les
Français font alliance avec les Indiens, dřoù lřappellation
anglaise dřIndian and French Wars. À défaut de théorisation,
elles ont donné lieu à des récits parfois pénétrants (Bouquet). Les
colons ont retourné ces méthodes contre les Anglais durant la
guerre dřIndépendance.

XVII - Guerres coloniales 3 : le XIXe siècle


Mais cřest au XIXe siècle que la guerre coloniale se déve-
loppe véritablement, avec le début de la pénétration en profon-
deur à lřintérieur des continents africain et asiatique en vue dřune
colonisation de peuplement. Face à un adversaire de culture
stratégique radicalement différente, il faut inventer dřautres
méthodes fondées sur la mobilité. La France donne le signal avec
lřexpédition dřAlgérie. Va ainsi apparaître une École coloniale
qui commence avec Bugeaud et qui va être mise en pratique et
théorisée par de grands noms comme Pennequin, Gallieni,
Lyautey…
Lřécole britannique, dominée par le major-général Callwell
(Small Wars, 1900), est également active.

XVIII – Guerre de 1870 : francs-tireurs


Lřappellation francs-tireurs va être mise à la mode lors de
la guerre de 1870, lorsque après lřeffondrement du régime
impérial et la capitulation de lřarmée régulière à Sedan, la
République essaie de ressusciter lřesprit de la levée en masse de
1793 et encourage, non sans réticences parfois, la constitution de
corps francs ou francs-tireurs. Si les effets proprement stratégi-
ques sont relativement limités, lřimpact psychologique sera
immense et durable, contribuant largement au durcissement de la
guerre contre les civils dès 1914.
24 Stratégique

XIX – Deuxième guerre mondiale : résistance - maquis


La première guerre mondiale a vu une remise en cause du
droit de la guerre traditionnel, avec les civils qui peuvent
dorénavant être la cible des opérations militaires (principalement
par le bombardement aérien). Avec la seconde guerre mondiale,
ils deviennent dorénavant des acteurs. Dans une guerre totale,
idéologique, tous les moyens sont utilisables, y compris ceux qui
étaient auparavant proscrits par le droit de la guerre. On va parler
de résistance, avec une modalité spécifique lorsque les résistants
se regroupent dans les montagnes ou les forêts pour constituer
lřembryon dřune force combattante future : on parlera alors de
maquis.
Toutes les modalités stratégiques sont utilisées : la guérilla
menée par les maquis est la plus fréquente, mais on trouve aussi
la guerre psychologique et le terrorisme en milieu urbain, voire le
passage à la grande guerre dans des circonstances exception-
nelles : cřest notamment le cas de lřinsurrection communiste
yougoslave conduite par le maréchal Tito.
Du point de vue juridique, la légalité et la légitimité des
mouvements de résistance sont immédiatement reconnues par les
alliés, alors que les Allemands les qualifient sans réserve de
terroristes.

XX – Monde contemporain : guerre révolutionnaire


La guérilla sous ses multiples formes nřétait généralement
quřun pis-aller, imposé par lřimpossibilité de mener une grande
guerre. Le guérillero était dans une situation de faiblesse, inca-
pable de prendre lřinitiative, au-delà de son horizon immédiat.
Lřabsence dřencadrement politique limitait, le plus souvent, son
efficacité au seul plan tactique. Les choses changent lorsque la
guérilla se dote dřune idéologie et dřun cadre théorique, fournis
par le marxisme, pour devenir la guerre révolutionnaire. Le
guérillero nřest plus dès lors en situation défensive, se battant
pour la préservation de son identité ou de lřordre ancien, il prend
lřinitiative en vue dřun changement radical. Il ne lui suffit pas de
préserver son pré carré, il recherche la destruction de son
adversaire, lřabolition du système existant. Lřidéologie lui fournit
une légitimité que le droit lui refuse. Dřun point de vue
stratégique, il part dřune guérilla imposée par les circonstances
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 25

pour passer à la grande guerre dès que le rapport de forces sřest


suffisamment rééquilibré.
Le grand théoricien de la guerre révolutionnaire est Mao Ze
Dong, dans Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire
(1938) et Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en
Chine (1940). Mao démontrera lřefficacité de ses théories durant
la guerre civile chinoise. Après lui viendront de multiples épi-
gones en Asie (Giap), en Afrique (Amilcar Cabral), en Amérique
latine (Che Guevara), présentant des variantes parfois considé-
rables. La plupart de ces mouvements cherchent dřabord à sřim-
planter en zone rurale, un seul prônera la guérilla urbaine (les
Tupamaros dřUruguay, sous la conduite de Marcos Marighella)
qui se terminera par un échec lamentable. Les succès de la guerre
révolutionnaire sont bien connus : Chine, Indochine, Viet-nam…
On y mêle souvent des luttes pour lřindépendance qui ne sont pas
communistes (Algérie).
La guerre révolutionnaire suscitera logiquement son opposé
avec la guerre contre-révolutionnaire, dominée par lřÉcole fran-
çaise qui se forge en Indochine et parvient à maturité en Algérie
avec des théoriciens comme Trinquier (La Guerre moderne,
1964), Lacheroy, Galula (Contre-insurrection, 1964), et les
multiples collaborateurs de la Revue militaire d‟information. Il
existe également une école britannique, dont la figure la plus
connue est sir Edward Thompson, le pacificateur de la Malaisie
(Defeating Communist Insurgency, 1966). Cette école de guerre
contre-révolutionnaire théorise la pacification et la guerre
psychologique, ayant bien compris que face à lřadversaire mar-
xiste, les moyens militaires sont insuffisants et doivent sřappuyer
sur une riposte politique et psychologique (on dira ultérieurement
médiatique). Moins connus que ceux de ses adversaires, ses
succès ne sont cependant pas nuls : victoires sur les Mau-Mau au
Kenya, sur les Huks aux Philippines, sur les communistes chinois
en Malaisie…

XXI - XXIe siècle : conflits de basse intensité - conflits


asymétriques
Lřère nucléaire rendant impossible la guerre centrale entre
grandes puissances, on assiste, à partir des années 1960-1970, à
la prolifération de crises régionales et locales qui prennent la
suite des guerres de libération nationale. La doctrine américaine
26 Stratégique

les qualifie, à partir des années 1980, de conflits de basse inten-


sité. Dans les années 1990, certains auteurs se mettent à parler de
conflits de moyenne intensité. Depuis le milieu des années 1990,
ces deux catégories aux contours assez flous sont regroupées
dans un conglomérat encore plus informe, que lřon appelle
conflits asymétriques, la notion étant apparue dans les années
1970, au lendemain de la guerre du Viet-nam (Andrew Mack,
1975). Consacrée par la Quadriennal Defense Review de 1997, la
notion a connu une éclatante fortune au point dřinclure aujour-
dřhui à peu près tous les conflits en cours. Sa théorisation est tout
juste amorcée.

Le recours par les adversaires asymétriques à des moyens


modernes conduit certains commentateurs à parler de techno-
guérilla. Le théoricien pionnier est un Français, le lieutenant-
colonel Guy Brossollet (Essai sur la non-bataille, 1976), qui
raisonnait encore dans le contexte de la guerre froide face à la
menace dřune invasion soviétique. Le concept a paru trouver une
première mise en application avec la guerre menée par le Hezbol-
lah chiite contre Israël au Liban à lřété 2006. Franck G.
Hoffmann a récemment proposé lřappellation de guerres hybrides
(Conflict in the 21st century : the rise of hybrid wars, 2007), pour
rendre compte de ce mélange de motivations religieuses ou triba-
les, jugées archaïques par la modernité, et de moyens perfec-
tionnés. On se met aussi à parler de nouvelles guerres, appellation
commode et encore plus indistincte (Mary Kaldor, Old and New
Wars, 1999. Herfried Munkler, Die neuen Kriege, 2003 ; traduc-
tion française 2006), de guerres bâtardes (Arnaud de La Grange
et Jean-Marc Balencie, Les Guerres bâtardes, 2008)… Les
affaires dřIrak et dřAfghanistan sřinscrivent dans cette catégorie.

FORMES NON TERRITORIALES


XXII - Guerre subversive

Avec la guerre froide, les Occidentaux accusent lřUnion


soviétique de préparer la révolution mondiale par des actions
subversives au cœur même des pays libres. La guerre subversive
se distingue donc de la guerre révolutionnaire qui se déroule dans
les pays colonisés et se caractérise par une dimension militaire
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 27

active. La guerre subversive ne fait pas encore appel aux armes,


mais recourt à divers procédés de démoralisation et dřintoxication
de la population. Elle peut aussi inclure des actions spéciales,
avec la constitution de réseaux dormants susceptibles de lancer,
le moment venu, des actions de terrorisme ou de sabotage dans la
perspective dřune guerre classique. Le thème est lancé dès la fin
des années 1940, par exemple par Fritz Otto Miksche (Secret
Forces, 1950). Il deviendra un véritable lieu commun de la
pensée militaire française dans les années 1950-1960. Mais il y
aura également dřimportants prolongements dans dřautres pays,
jusquřà Roger Mucchielli (La Subversion, 1971).
Lřexistence même de ces actions subversives suscite,
encore aujourdřhui, un débat, certains niant lřexistence dřune
direction centralisée de la contestation et y voyant plutôt des
phénomènes spontanés. Les pays occidentaux ont répondu, sur
leur propre sol, par des ripostes, légales (interdiction du parti
communiste allemand en 1959) ou secrètes (opération Gladio de
mise sur pied de mouvements dormants anti-communistes, dont
certains échapperont à tout contrôle pour glisser vers la mafia et
le terrorisme, particulièrement en Italie). Ils ont également lancé
des actions subversives en direction des pays communistes, soit
ouvertes (avec Radio Free Europe), soit secrètes (avec le soutien
à des mouvements anti-communistes).

XXIII – Terrorisme 1 : les terrorismes historiques


Lřobjectif du terrorisme nřest pas de prendre le contrôle
dřun territoire, ni dřaffaiblir militairement son adversaire, mais
dřamener le pouvoir, de lui-même ou sous la pression de
lřopinion, à composer, sinon à capituler.
Le phénomène est universel : zélotes juifs du Ier siècle,
secte des Assassins au Moyen-Orient au XIIIe siècle. Au XIXe
siècle, certains révolutionnaires, anarchistes plus que marxistes,
choisissent lřoption du terrorisme, avec lřespoir de précipiter un
soulèvement général. Le terrorisme anarchiste sera particulière-
ment spectaculaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avant
de sřéteindre progressivement sous la pression conjuguée de
réformes politiques et dřune répression policière efficace. Mais il
peut aussi y avoir un terrorisme mis au service dřune cause natio-
nale, comme dans le cas des Carbonari italiens et des Fenians
irlandais qui cherchent à tirer parti du développement de la
28 Stratégique

presse. Cřest le début du terrorisme publicitaire. Il y a aussi le


terrorisme des Thugs indiens contre les Anglais.
Le terrorisme resurgira au XXe siècle, combiné avec la
guérilla, en Irlande durant la guerre dřindépendance (1919-1921),
puis dans la guerre civile qui sřensuivra (1921-1922) ou seul, à
lřappui de revendications nationalistes dans les Balkans (Main
noire serbe avant 1914, qui organise lřattentat de Sarajevo ;
Oustacha croate et ORYM macédonienne dans lřentre-deux-guer-
res), puis en Palestine à la fin des années 1940, où le terrorisme
du groupe Stern se combine avec la guérilla de lřIrgoun.

XXIV – Terrorisme 2 : les terrorismes contemporains


Le terrorisme va renaître à partir des années 1970, comme
expression la plus extrême du nihilisme contemporain plutôt que
comme projet politique (RAF en Allemagne, Action directe en
France, Brigades rouges en Italie), mais il sera également remis
au service de causes minoritaires ou nationales (Fatah palestinien,
IRA en Ulster, ETA basque, FLB breton). Dans les années 1980,
le terrorisme nihiliste dřextrême-gauche sera à peu près jugulé,
certains terrorismes politiques glisseront vers le banditisme
(FNLC corse) ou les trafics mafieux (FARC en Colombie). Dans
les années 1990, le relais sera pris par le terrorisme fondamen-
taliste islamique et par de nouveaux mouvements séparatistes
(UCK au Kosovo, Tigres tamouls au Sri Lanka, mouvements
tchétchènes, Front Pattani en Birmanie, Front Rohringa en
Thaïlande…).
La caractéristique commune à la plupart de ces nouveaux
mouvements est leur radicalisation, avec le passage dřun terro-
risme ciblé (contre les symboles et les agents de lřÉtat) ou de
prises dřotages non sanglantes, dans un but médiatique (enlève-
ment de Fangio par les castristes, premiers détournements
dřavions par les Palestiniens…) à un terrorisme aveugle qui vise
à tuer et à créer le chaos. La grande nouveauté est le recours, par
les islamistes et les Tamouls, aux attentats-suicides. La riposte
repose sur une panoplie étendue de moyens combinant préven-
tion, répression et persuasion (Hoching, 2003) :
 emploi de lois dřexception ;
 généralisation du renseignement ;
Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 29

 contrôle préventif des activités politiques ;


 intervention militaire en cas de désordres ;
 stratégie de communication de crise.

XXV – Terrorisme 3 : hyperterrorisme ?


Les attentats du 11 septembre 2001 ont conduit François
Heisbourg à forger le concept dřhyperterrorisme, voulant signi-
fier quřil était dorénavant possible dřobtenir par des actions terro-
ristes des résultats matériels immenses, alors que le terrorisme
classique ne cherchait que des effets psychologiques, les seuls qui
lui étaient accessibles. La validité du concept reste encore à
démontrer : Gérard Chaliand le récuse (Les Guerres irrégulières,
2008). Les attentats qui ont suivi le 11 septembre (Madrid, 2004 ;
Londres, 2005 ; Bali, 2006 ; Bombay 2008…) restent conformes
au modèle traditionnel, avec des effets matériels très limités.
Mais le risque dřattaque des infrastructures essentielles existe, de
même que celui de mise en œuvre dřarmes de destruction mas-
sive (apparition du bioterrorisme : secte Aoum au Japon, lettres à
lřanthrax aux États-Unis ; spectre du terrorisme nucléaire).
Les États-Unis prennent la menace au sérieux et recourent à
des ripostes globales (Global War On Terror), combinant action
militaire extérieure (Afghanistan, 2001 ; Irak, 2003) et sécurité
intérieure (Homeland Security), avec des résultats contrastés.
Lřerreur de base réside dans lřabsence de discrimination entre
djihadisme global et terrorismes locaux qui appellent des répon-
ses différentes : aucune négociation nřest envisageable avec le
djihadisme global, alors que des solutions politiques peuvent
contribuer à lřéradication de terrorismes locaux.

*
* *

Ce survol extrêmement cursif suffit à suggérer, à la fois,


lřuniversalité et la diversité du phénomène des guerres irrégu-
lières. Lřhistorien, sensible à la spécificité de chaque situation
historique, soulignera les caractères propres à chaque phénomène
et lřimpossibilité de les réunir tous sous une seule définition,
voire même en quelques grandes catégories. Le stratégiste et le
politiste ne peuvent se satisfaire dřun tel constat, ils doivent
30 Stratégique

essayer dřidentifier des points communs de manière à faire appa-


raître des invariants constitutifs dřune théorie stratégique uni-
versellement valide et, quand cela est possible, une généalogie
faisant ressortir les continuités, les filiations, entre des mouve-
ments apparemment disjoints. Ce travail de comparaison est
difficile, sinon impossible, dřun point de vue juridique, tant il
oblige à une prise en compte de tous les facteurs sociaux : les
catégories du droit des gens moderne, devenu le droit internatio-
nal contemporain, largement issu du droit romain, sont diffici-
lement transposables dans des sociétés non-européennes qui peu-
vent avoir dřautres catégories, dřautres conceptions du droit :
quřest-ce quřun combattant irrégulier lorsquřil nřy a pas dřauto-
rité politique souveraine, lorsquřil nřy a pas dřarmée perma-
nente ? On lřa déjà dit, les situations à la marge sont fréquentes.
En revanche, la comparaison est plus facile dřun point de vue
stratégique, dès lors que le domaine peut plus facilement être
isolé de son contexte social. Au-delà dřinfinies variantes, on voit
apparaître quelques points communs qui peuvent nous servir de
guide et, surtout, un dénominateur commun fondamentalement
négatif : le refus de la grande guerre avec ce qui en est le
paroxysme, au moins dans la théorie stratégique contemporaine,
la bataille rangée, du dénouement du conflit par la confrontation
directe des forces militaires. Pour reprendre une distinction
popularisée par Liddell Hart, toutes les guerres irrégulières
relèveraient de la stratégie indirecte. Mais une stratégie indirecte
nřest pas forcément irrégulière.
La théorie du partisan de Carl Schmitt
David CUMIN

arl Schmitt (1888-1985)1 a été un universitaire et

C un Ŗpartisan intellectuel” : en parlant ainsi de


Rousseau2, cřest de lui-même quřil parlait, à lřinstar
de ses écrits sur Machiavel, Hobbes, Savigny, Tocqueville ou
Donoso Cortès, véritables autobiographies3 déguisées. Avec sa
Théorie du Partisan4, Schmitt a voulu faire œuvre scientifique : il
a analysé le phénomène dřun point de vue historique, philoso-
phique, politologique, juridique, soit une réelle contribution à la
polémologie contemporaine, sřintéressant aussi bien aux guerres
napoléoniennes et à la guerre franco-prussienne de 1870 quřà la

1
Cf. notre thèse de doctorat : La pensée de Carl Schmitt (1888-1985), ainsi
que notre livre : Carl Schmitt. Biographie politique et intellectuelle, Paris,
Cerf, 2005.
2
ŖDem wahren Johann Jakob Rousseauŗ, Zürcher Woche, 29 juin 1962,
article écrit à lřoccasion du 250e anniversaire de la naissance de Rousseau,
dans lequel Schmitt se réfère longuement à lřouvrage de Rolf Schroers, Der
Partisan. Ein Beitrag zur politischen Anthropologie (Cologne, Kiepenheuer u.
Witsch, 1961).
3
Cf. Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, Paris, Vrin,
2003 (1950), présenté et annoté par A. Dorémus.
4
Paris, Calmann-Lévy, 1972 (1963), 96 pages. À compléter avec les deux
textes suivants : ŖConversation sur le partisan. Carl Schmitt et Joachim
Schickelŗ (1970), in La Guerre civile mondiale (recueil de six textes de
Schmitt parus entre 1943 et 1978), Maisons-Alfort, Ere, 2006, préf. C. Jouin,
pp. 113-136 ; ŖClausewitz comme penseur politiqueŗ (1967), in Carl Schmitt :
Machiavel, Clausewitz. Droit et politique face aux défis de l‟histoire (recueil),
Paris, Krisis, 2007, pp. 43-85, étude de fond sur Clausewitz, Fichte, les
réformateurs prussiens, le choc des légitimités dynastique et populaire, la
formation du nationalisme et la lutte contre Napoléon. Cf. notre article :
ŖLřinterprétation schmittienne de Clausewitzŗ, Stratégique, n° 78-79, 2000.
32 Stratégique

seconde guerre mondiale et aux guerres dřIndochine ou dřAlgé-


rie. Mais, contre-révolutionnaire allant sur le terrain de la révolu-
tion, Schmitt a aussi voulu faire œuvre militante : le nationaliste
antimarxiste a contre-distingué le partisan patriote et le partisan
communiste5 ; le juriste hostile aux juridictions de Nuremberg6,
utilisant lřanticommunisme, a cherché à réhabiliter la Wehrmacht
confrontée à la guerre de partisans en URSS et a entendu dénon-
cer les conséquences de ce type de guerre sur le jus in bello7 ; le

5
ŖTelle qu‟elle s‟est développée, tout d‟abord au cours de la guerre sino-
japonaise depuis 1932, puis dans la seconde guerre mondiale et enfin, après
1945, en Indochine et dans d‟autres pays, la guerre de partisans de notre
époque conjugue deux processus opposés, deux formes de guerre et d‟hostilité
totalement différentes : d‟une part, la résistance autochtone, de nature défen-
sive, que la population d‟un pays oppose à l‟invasion étrangère, et, d‟autre
part, le soutien et le téléguidage de cette résistance par des tiers intéressés,
des puissances d‟agression jouant au plan mondialŗ (préf. à La Notion de
politique-Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972, 1963, p. 55).
6
Sur cet aspect, cf. Théorie du partisan, op. cit., pp. 218-227, 231-253, 267,
286-289. Rappelons que deux types de crimes internationaux commis par des
Allemands furent distingués par les Alliés : les crimes localisés ou mineurs,
soumis à répression par les Puissances alliées séparément, notamment par
leurs tribunaux nationaux ou leurs tribunaux dřoccupation en Allemagne ; les
crimes majeurs, sans localisation géographique particulière, soumis à répres-
sion par les Puissances alliées conjointement, à travers le Tribunal militaire
international pour lřEurope, sis à Nuremberg (en zone américaine). Du 14
novembre 1945 au 1er octobre 1946, le TMIE constitua le procès principal,
celui des dirigeants et des organisations accusées dřêtre criminelles (Cabinet
du Reich, Corps des chefs du NSDAP, SS et SD, Gestapo, SA, État-Major
général et Haut Commandement des forces armées). Le TMIE fut suivi par
une série dřautres procès contre les cadres des organisations jugées criminelles
(Corps des chefs du NSDAP, SS, SD, Gestapo), notamment les douze procès
tenus par le Tribunal militaire américain à Nuremberg, du 9 novembre 1946 au
14 avril 1949, contre 195 accusés. Britanniques, Français et Soviétiques
conduisirent également des procès en Allemagne, de moindre importance. Par
la suite, la répression fut confiée aux Allemands eux-mêmes, via lřOffice
central pour lřinstruction des crimes de guerre, basé à Ludwigsburg. Fut
notamment institué le Ŗprocès des gardiens dřAuschwitzŗ à Francfort en 1963-
65 (celui des Ŗingénieurs dřAuschwitzŗ eut lieu à Vienne en 1972). Sřajoutent
les jugements rendus à lřencontre de ressortissants allemands par les cours des
pays ayant été occupés par lřAllemagne, ou encore lřaffaire Eichmann en
Israël.
7
Rappelons que le jus in bello, ou droit de la guerre au sens strict (relatif à
lřaction de guerre), régit lřusage de la force armée en déterminant qui a le droit
de faire la guerre et comment, autrement dit, qui sont les acteurs (les combat-
tants) et quels sont les instruments (les armements) et les modalités des
conflits armés ; le jus ad bellum, ou droit de la guerre au sens large (relatif à
La théorie du partisan de Carl Schmitt 33

théologien politique a renouvelé son affirmation éthique du poli-


tique à lřencontre du libéralisme et du pacifisme8. Schmitt nřa pas
plus rédigé un manuel de stratégie consacré à la guerre irrégulière
ou à la contre-guerre irrégulière, quřil nřa rédigé des manuels de
droit constitutionnel, de droit international ou de science
politique.
Pourtant, sa Théorie du partisan peut être considérée
comme lřéquivalent de la Théorie de la Constitution10, du Nomos
de la Terre11 ou du Concept du politique12, cřest-à-dire comme
un ouvrage de référence, en tout cas, une étape incontournable
dans lřappréhension du phénomène. Il y a là un paradoxe logique.
Figure de la ŖRévolution conservatrice” allemande, Schmitt a été
le doctrinaire de lřEglise catholique et de lřÉtat. Il a aussi été le
Kronjurist de la Reichswehr, le laudateur puis le défenseur de
lřinstitution militaire prussienne : cřest ainsi quřon peut interpré-
ter le sens de son œuvre. Or, cet adepte de lřautorité, expert du
droit de crise, théoricien de la dictature et promoteur de la
défense de la constitution, donc de la lutte contre Ŗlřennemi
intérieur”13, sřintéresse à la rébellion et à lřinsurrection ! Il sřy
intéressait, comme toujours, de son point de vue de juriste érudit
et engagé. Le connaisseur de la tradition chrétienne, le philoso-
phe de lřÉtat et le taxinomiste des droits fondamentaux, mais

lřétat de guerre), régit le recours à la force armée en déterminant qui a le droit


dřordonner la guerre et pourquoi, autrement dit, qui sont les auteurs (les
belligérants) et quels sont les causes ou les buts des conflits armés.
8
Cf. Heinrich Meier : Carl Schmitt, Léo Strauss et la notion de politique. Un
dialogue entre absents, Paris, Commentaire/Julliard, 1990, préf. P. Manent.
10
Paris, PUF, 1993 (1928), préf. O. Beaud.
11
Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum,
Paris, PUF, 2001 (1950), préf. P. Haggenmacher.
12
Rappelons que le Concept du politique, toujours traduit en français par La
notion de politique, a connu différentes versions. La version de 1963 a été
présentée par Julien Freund et traduite par Marie-Louise Steinhauser en 1972
sous le titre : La notion de politique - Texte de 1932 avec une préface et trois
corollaires, plus la Théorie du partisan (Paris, Calmann-Lévy), le tout réédité
en collection Champs, Flammarion en 1999. Cf. Piet Tommissen : ŖContribu-
tions de Carl Schmitt à la polémologieŗ, Revue européenne des sciences
sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, n° 44, 1978, pp. 141-170, pp. 142-145.
13
Schmitt développe les éléments de la lutte contre Ŗlřennemi intérieurŗ : état
dřexception, dictature, interdiction des partis révolutionnaires, limitation
matérielle de la révision constitutionnelle, mutation politique du droit pénal...
Cf. notre article : ŖLřennemi intérieur dans lřœuvre de Carl Schmittŗ, Straté-
gique, à paraître.
34 Stratégique

aussi lřopposant à la République de Weimar comme à la Répu-


blique de Bonn, évoquait non seulement la distinction -aussi
révolutionnaire quřantipositiviste- de la légalité et de la légiti-
mité, mais encore le droit de résistance à lřoppression14. Lorsque
lřÉtat ne protège plus, le devoir dřobéissance à la loi cesse (prote-
go ergo obligo, tel est le cogito ergo sum de lřÉtat hobbésien,
disait Schmitt). Si du refus dřobéir aux autorités on passe à la
désobéissance puis, violence ajoutée, à la résistance, sřouvre la
perspective de la guerre civile, antithèse de lřÉtat. La probléma-
tique du droit de résistance à lřoppression mène ainsi à la ques-
tion de savoir si une guerre civile peut être légitime : de même
quřil existe, dans toutes les traditions religieuses, éthiques ou
juridiques, des guerres justes, existerait-il des guerres civiles
justes ? Il sřavère donc que le thème de la guerre civile était lřun
des horizons de sens de lřœuvre du Juriste de lřArmée ! Cřest
pourquoi Schmitt ne pouvait quřêtre amené à saisir la question du
Partisan, celle de lřinsurgé qui désigne lui-même lřennemi, soit
lřétranger, soit lřautorité, et le combat ou appelle à le combattre
les armes à la main. Tel est le point commun entre ceux quřon
appelle Ŗterroristesŗ, tous les partisans de lřhistoire universelle, le
général York en 1813, le général de Gaulle en 1940 ou le général
Salan en 196115 : ce sont des individus qui ont Ŗdéclaré la

14
Théorie de la Constitution, op. cit., pp. 301-312 ; La Notion de politique,
op. cit., pp. 95-96 ; ŖLégalité et légitimitéŗ, in Du politique. “Légalité et
légitimitéŗ et autres essais (recueil de quinze textes de Schmitt parus entre
1919 et 1952), Puiseaux, Pardès, 1990, préf. A. de Benoist, pp. 39-79, p. 62 ;
ŖLe Führer protège le droitŗ (1934), Cités, n° 14, 2003, pp. 165-171 ; ŖLřÉtat
comme mécanisme chez Hobbes et Descartesŗ (1937), Les Temps modernes,
1991, pp. 1-14, pp. 7-8 ; ŖIl Leviatano nella dottrina dello stato di Thomas
Hobbes. Senso e fallimento di un simbolo politicoŗ (1938) et ŖIl compimento
della Riforma. Osservazioni e cenni su alcune nuove interpretazioni del
ŘLeviatanořŗ (1965), in Scritti su Thomas Hobbes (recueil des cinq textes de
Schmitt sur Hobbes), Milan, Giuffré, 1986, préf. C. Galli, pp. 60-143, 159-
190, pp. 119-120, 175 ; ŖFührung und Hegemonieŗ, Schmollers Jahrbuch,
LXIII, 1939, pp. 513-520, p. 514 ; ŖEntretien sur le pouvoirŗ (1954),
Commentaire, n° 32, 1985-86, pp. 1113-1120, pp. 1114-1115.
15
Carl Schmitt compare les trois personnages dans les pages 300 à 302 de la
Théorie du partisan. Raymond Aron a répondu à cette comparaison dans
Penser la guerre, Clausewitz, Paris, 2 t., Paris, Gallimard, 1976, t. 2, pp. 117-
123, 219-222. Rappelons que le 18 juin 1940, jour de lřAppel, le gouverne-
ment en place, de manière parfaitement légale, en France, nřétait pas celui de
ŖVichyŗ, mais celui de la IIIe République, qui sřapprêtait, de manière tout
aussi parfaitement légale, à signer un armistice avec lřAllemagne et lřItalie.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 35

guerreŗ, y compris la guerre civile, sans être des autorités


publiques légales, qui ont Ŗfait la guerreŗ, y compris la guerre
civile, sans être des agents publics légaux ou sans bénéficier
dřune délégation publique légale.
Avec la Théorie du partisan, Schmitt se concentre sur le
concurrent et lřadversaire du Soldat, lřun, acteur de la guerre irré-
gulière ou subconventionnelle, lřautre, acteur de la guerre régu-
lière ou conventionnelle. Il en établit la généalogie, la typologie
et la critériologie. À proprement parler, sa réflexion nřest pas
dřordre stratégique : pour pluridisciplinaire et multidimension-
nelle que fût son œuvre, le savant nřa pas été un stratégiste ; elle
sřinscrit dans la poursuite de la réflexion sur le politique. La
Théorie du partisan est étroitement liée au Concept du politique,
comme lřindique son sous-titre : Note incidente relative au
Concept du politique. Lřune a été publiée et lřautre a été réédité
la même année 1963 ; les deux livres ont été réunis en un seul
volume dans la traduction française de 1972. On y retrouve la
même idée fondamentale : le politique défini par la relation
dřhostilité, dřoù résulte la tension dialectique entre le politique et
lřÉtat. Le noyau de lřÉtat, cřest la relation de protection et
dřobéissance ; le noyau du politique, cřest la relation ami-ennemi.
LřÉtat, en tant quřunité politique, doit conserver le monopole de
la désignation de lřennemi (le monopole de la violence légitime,
disait Max Weber) sřil veut continuer dřassurer la protection et
dřimposer lřobéissance ; mais tout antagonisme nřest jamais com-
plètement supprimé au sein de lřÉtat ; les situations exception-
nelles que sont la révolution ou la guerre civile montrent que le
monopole étatique peut voler en éclats. Cette idée fondamentale
exprimée dans les années 1930, Schmitt lřexpose dans un nou-
veau contexte, celui de la guerre froide et des guerres de décolo-
nisation, propice aux guerres civiles internationalisées dans
lesquelles sřillustrent les partisans. La Théorie renouvelle ainsi
les réflexions schmittiennes sur le problème de la désignation de
lřennemi, la distinction légalité/légitimité, la théorie et le droit de
la guerre, le contraste entre la guerre sur terre et la guerre sur
mer, le déclin du jus publicum europaeum et la problématique du
nouveau nomos du globe. Cřest dire si la Théorie du partisan ne
contient pas quřune théorie du partisan ! Connue et traduite
36 Stratégique

depuis longtemps, commentée par Raymond Aron16, on la pré-


sentera en la complétant et en montrant en quoi elle a été une
étape indispensable au développement de lřanalyse du phéno-
mène17, évidemment menée par dřautres auteurs18.

DÉTERMINATION DE L’IRRÉGULARITÉ ET DUALITÉ


DE LA FIGURE DU PARTISAN
En faisant la rétrospective des guerres irrégulières, Carl
Schmitt présente un matériau empirique très diversifié. En ressor-
tent, dřune part, un point commun fondamental, qui réside dans
lřirrégularité, dřautre part, la dualité de la figure du Partisan.
Dřaprès Schmitt, la guérilla espagnole de 1808 à 1813 fut le
point de départ historique du phénomène partisan au sens
moderne, même si les protagonistes étaient encore animés par des
idéaux traditionnels. Toutes les époques ont connu des règles de
la guerre et, par conséquent, des transgressions de ces règles.
Légalité et régularité, illégalité et irrégularité ne se confondent
cependant pas : des combattants irréguliers (des partisans) peu-
vent être des combattants légaux sřils respectent les conditions
posées par les Conventions pertinentes19 ; inversement, des
16
Op. cit., pp. 61-79, 97-123, 187-207, 219-222. Cf. aussi Hervé Savon :
ŖLřennemi absoluŗ, Guerres et paix, n° 12, 2-1969, pp. 76-79 (recension de
Théorie du partisan), ainsi quřEmile Perreau-Saussine : ŖRaymond Aron et
Carl Schmitt lecteurs de Clausewitzŗ, Commentaire, n° 103, 2003, pp. 617-
622.
17
Les ouvrages récents dřAlain de Benoist (Carl Schmitt actuel. Guerre
“justeŗ, terrorisme, état d‟urgence, “nomos de la terreŗ, Paris, Krisis, 2007)
ou de Jérôme Monod (Penser l‟ennemi, affronter l‟exception. Réflexions criti-
ques sur l‟actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2006) ont montré la
pertinence et lřutilité des concepts schmittiens pour penser la politique interna-
tionale contemporaine, notamment la problématique de la guerre irrégulière et
du terrorisme.
18
Sur les rébellions, la guerre irrégulière, la contre-guerre irrégulière et le
droit applicable, cf. respectivement, se détachant dřune vaste bibliographie :
Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange : Mondes rebelles. Acteurs, conflits
et violences politiques, Paris, Michalon, 2001 (1996) ; Gérard Chaliand : Les
Guerres irrégulières, XXe-XXIe siècles. Guérillas et terrorismes (recueil), Paris,
Gallimard Folio, 2008 (1979) ; David Galula : Contre-insurrection. Théorie et
pratique, Paris, Economica, 2008 (1963) ; Henri Meyrowitz : ŖLe statut des
guérilleros dans le droit internationalŗ, Journal du Droit International, 1973,
pp. 875-923.
19
Cf. les articles 1 et 2 du Réglement de La Haye du 18 octobre 1907 sur les
lois et coutumes de la guerre sur terre ; lřarticle 6 de la Ve Convention de La
La théorie du partisan de Carl Schmitt 37

combattants réguliers (des soldats), même sřils sont toujours des


combattants légaux, peuvent devenir des criminels de guerre sřils
ne respectent pas le jus in bello applicable. Le contraste entre
combat régulier et combat irrégulier dépend du type de régularité
en vigueur : lřirrégularité moderne est déterminée par la régulari-
té étatico-militaire, en lřoccurrence, celle quřa établie la Répu-
blique française entre 1793 et 179820. Celle-ci a créé lřarmée
nationale de masse, dont a hérité lřEmpire napoléonien : type
révolutionnaire par rapport à lřarmée de métier dřAncien Régime,
devenu néanmoins le nouveau type dřarmée légale et régulière.
Lřintégration du peuple à la belligérance a ainsi pris une forme
régulière avec la conscription (les civils en uniforme du service
militaire), les partisans (les civils sans uniforme de lřinsurrection)
représentant la forme irrégulière. Quant à la Ŗlevée en masseŗ,
autrement dit, lřappel aux armes par les autorités de citoyens non
encore enrégimentés pour lutter contre lřenvahisseur, elle sřappa-
rente à une forme intermédiaire. Lřirrégularité étant lřantonyme
de la régularité, la définition de la guerre irrégulière est négative :
la régularité renvoyant à l‟armée étatique, la guerre irrégulière
désigne la guerre qui nřest pas livrée de part et dřautre par des
armées étatiques, mais par des partisans contre des soldats. Ajou-
tons une transformation que Schmitt a suggérée lorsquřil compa-
rait les capacités dřembrigadement des partis et des États :
lorsque les partisans parviennent à sřéquiper en armements lourds

Haye du 18 octobre 1907 sur les droits et devoirs des Puissances et personnes
neutres en cas de guerre sur terre ; les articles 13 et 14 de la Ière Convention de
Genève du 12 août 1949 pour lřamélioration du sort des blessés et des malades
dans les forces armées en campagne ; les articles 13 et 16 de la IIe CG pour
lřamélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés dans les forces
armées sur mer ; lřarticle 4 de la IIIe CG relative au traitement des prisonniers
de guerre ; les articles 43 à 47 et 77-2 du Protocole additionnel I du 8 juin
1977 (P1) aux CG relatif à la protection des victimes des conflits armés
internationaux. Cf. aussi Stanislaw E. Nahlik : ŖLřextension du statut de
combattant à la lumière du Protocole I de Genève de 1977ŗ, Recueil des Cours
de l‟Académie de Droit International, La Haye, 1979 III, pp. 171-250, ainsi
que notre article : ŖQui est combattant ?ŗ, Inflexions. Civils et Militaires, n° 5,
2007, pp. 151-164.
20
Décret du 24 février 1793 sur la levée exceptionnelle de 300 000 hommes,
qui introduit le principe de la réquisition ; décret du 24 août 1793 sur la levée
en masse, qui rend permanent le système de la réquisition et interdit le
remplacement ; loi Jourdan du 5 septembre 1798, qui institue la conscription.
Cf. Jean-Paul Bertaud : La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révo-
lution française, Paris, R. Laffont, 1979.
38 Stratégique

et à se structurer en force hiérarchisée avec uniforme (un Parti a


cette capacité, presquřautant quřun État !), on pourrait parler de
guerre quasi-régulière ou quasi-conventionnelle (exemple du
Vietminh).
La guérilla espagnole contre Napoléon se déclencha après
la défaite de lřarmée régulière. Si lřinsurrection fut encadrée par
le clergé local, elle ne fut ni ordonnée ni autorisée par les
autorités de Madrid, cřest-à-dire les Bourbon, bientôt réfugiés au
Mexique. Cřest plus tard que la Junte de Séville se mit à la tête de
la guérilla. Cette décision dřune fraction du peuple de désigner et
de combattre elle-même lřennemi, est le point essentiel que
retient Schmitt. Lřautre point essentiel est le soutien quřapporta la
Grande-Bretagne, Ŗtiers intéresséŗ, à la guérilla espagnole,
notamment en débarquant une armée régulière au Portugal voisin,
qui servit ainsi de base arrière. Le partisan espagnol, souligne
Schmitt, sřengagea dans la lutte armée contre lřétranger et pour la
patrie, alors quřune grande partie des élites étaient afrancesadas.
Lřarmée française apportait avec elle les idées et les institutions
de la Révolution, synthétisées dans le Code civil (le Code
Napoléon), autrement dit, la modernité. Les partisans espagnols
associaient, par conséquent, modalités révolutionnaires et buts
contre-révolutionnaires : ils étaient des paysans qui combattaient
en insurgés pour ŖDieu, la patrie et le roiŗ, autrement dit, pour le
maintien des valeurs et institutions traditionnelles. On sait que la
tenue en échec de lřarmée française par la guérilla espagnole,
immobilisant 300 000 hommes, pesa lourdement dans la défaite
finale de Napoléon. La Grande Armée dut affronter dřautres
partisans : les réformateurs prussiens (Ŗpartisanŗ ne possède ici
quřun sens intellectuel), les cosaques russes (Ŗpartisanŗ possède
ici son sens guerrier réel). De Tolstoï à Staline en passant par
Bakounine, la figure du partisan russe sřest élevée au rang de
mythe politique, observe Schmitt. Mais alors, le partisan patriote
sřétait métamorphosé en partisan communiste.
Après la période inaugurale des guerres napoléoniennes,
lřhistoire des guerres irrégulières montre que le Partisan se
dédouble en deux types. La mise en exergue de cette dualité est
lřun des principaux apports de la théorie schmittienne. En 1963,
Schmitt brossait un rapide tableau des guerres de partisans en
cours depuis la guerre civile chinoise, la seconde guerre mondiale
(URSS, Yougoslavie, Grèce, Albanie...), les guerres de décoloni-
sation (Palestine, Indochine, Malaisie, Philippines, Algérie...) et
La théorie du partisan de Carl Schmitt 39

dřautres guerres révolutionnaires (Cuba...). De la guérilla espa-


gnole aux focos guévariens, sřétend Ŗun vaste domaine d‟où la
science historique et la science militaire ont extrait un ensemble
énorme de matériauxŗ21. Il en ressort que la figure du Partisan est
double : il y a la figure, plus enracinée, de la guerre étrangère,
cřest-à-dire le défenseur dřune patrie, qui en appelle à la lutte
contre lřinvasion ou lřoccupation (idéalement par un soulèvement
général), à la libération du territoire, au refoulement de lřennemi
extérieur ; il y a la figure, plus idéologique, de la guerre civile,
cřest-à-dire le militant dřun parti, qui en appelle à la prise du
pouvoir (idéalement par un coup dřÉtat), au changement de
régime, à lřanéantissement de lřennemi intérieur. Parfois mais pas
toujours, ces deux aspects ne font quřun, et apparaît la figure de
la guerre civile internationale, par exemple lorsque le résistant
lutte contre lřoccupant et le collaborateur, quřil entend chasser
lřétranger et prendre le pouvoir.
Schmitt associe chacune des deux figures aux rapports
quřelle entretient avec la terre et la technique. Notre auteur a
toujours insisté, dans sa Théorie comme dans ses ŖConversa-
tionsŗ avec Joachim Schickel, sur le caractère Ŗtelluriqueŗ et
Ŗdéfensifŗ du partisan patriote, par opposition au caractère
Ŗagressifŗ et Ŗdélocaliséŗ du partisan communiste. Le Ŗpartisan
motoriséŗ, Ŗtechnicien de la lutte clandestine dans les situations
de guerre froideŗ, nřest plus que Ŗl‟outil transportable et inter-
changeableŗ de la Puissance qui lřutilise dans la guerre ouverte
ou occulte quřelle mène22. Le Partisan a besoin du soutien dřune
Puissance tierce. Mais leurs rapports peuvent être totalement
paradoxaux. Ainsi, la Grande-Bretagne soutenait la guérilla espa-
gnole contre la France : une Ŗméthode de combat... typiquement
tellurique était mise au service d‟une politique mondiale typique-
ment maritime, qui... criminalisait implacablement, dans le...
droit de guerre maritime, toute irrégularité sur merŗ23. Quelque
130 ans plus tard, la Grande-Bretagne utilisa à nouveau les
partisans, contre lřAllemagne cette fois, qui, elle, de son côté, se
servit du sous-marin, vainement dénoncé comme étant une arme
illicite. Le partisan, lui aussi vainement assimilé à un bandit, est
tombé (avant le retournement de la fin des années 1970) dans les

21
Théorie du partisan, op. cit., p. 231.
22
Ibid., p. 230.
23
Ibid., p. 285.
40 Stratégique

mains des Puissances communistes : Ŗles défenseurs autochtones


de la terre nataleŗ sont devenus les instruments de la révolution
mondiale24.

LA FIN DE LA MONOPOLISATION ÉTATICO-


MILITAIRE DE LA BELLIGÉRANCE ET LA
LÉGITIMATION DU PARTISAN
Comment lřirrégulier, dans sa double figure, a-t-il pu être
légitimé et même légalisé ? Répondre à cette question revient à se
demander comment lřÉtat a-t-il pu accepter que soit remise en
cause la monopolisation gouvernementale et militaire de la dési-
gnation de lřennemi et du combat contre lui. Lřévolution quřa fait
subir le principe du droit des peuples à lřautodétermination au
droit international a permis la légitimation juridique du Partisan.
Mais celle-ci remonte à plus loin : à une légitimation philoso-
phique, qui a eu lieu en Allemagne à lřépoque des guerres napo-
léoniennes, puis à une légitimation politique, qui a eu lieu contre
lřAllemagne entre la guerre franco-prussienne de 1870 et la
seconde guerre mondiale. Cřest le paradoxe que le juriste alle-
mand souligne. Lui propose une légitimation éthique du Partisan,
du moins de la première figure.

A) La légitimation juridique Lřhistoire de lřÉtat en


Europe du XVIIe siècle à 1914, quřavait résumée lřauteur du
Nomos de la Terre, est celle de la monopolisation, de la concen-
tration et de la subordination de la force armée. En découlent cinq
distinctions : entre guerre et paix, entre belligérance (conflit entre
États) et rébellion (conflit au sein dřun État), entre combattants et
criminels, entre fonction militaire (combattre lřennemi) et fonc-
tion judiciaire (réprimer les infracteurs), entre commandement
militaire et pouvoir politique (civil). Autant de distinctions
remises en cause par la guérilla : celle-ci est-elle paix ou guerre ?
belligérance ou rébellion ? les partisans sont-ils des combattants
légaux ou des criminels ? et la contre-guérilla : lřarmée doit rem-
plir des fonctions de police, voire exercer lřensemble des pou-
voirs publics. Entre 1789 et 1815, lřinvocation du droit de résis-
tance à lřoppression et la guerre irrégulière remirent en cause le
principe purement étatique et interétatique de lřemploi de la

24
Ibid., p. 288.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 41

force. Mais le Congrès de Vienne, dont Schmitt fait lřéloge, res-


taura ce principe : seul lřÉtat, via le gouvernement et/ou le
parlement, était en droit dřordonner la guerre et seuls les mili-
taires (exceptée la Ŗlevée en masseŗ face à lřenvahisseur) étaient
en droit de la faire, sous lřautorité du gouvernement. La popu-
lation civile devait rester à lřécart, cřest-à-dire ne pas être le sujet
ni lřobjet de la guerre. Restaurée une première fois, cette mono-
polisation étatique et militaire de la belligérance fut remise en
cause, une seconde fois et sans restauration, par le principe,
proclamé en 1789 puis réaffirmé en 1918 par Wilson et Lénine,
du droit des peuples à lřautodétermination, au sens du droit de
conserver ou dřacquérir lřindépendance nationale.
Celui-ci détermina lřévolution du droit de la guerre après
1945 : le jus ad bellum érigea en justes causes les résistances à
lřoccupation et les luttes de libération nationale (au sens anti-
colonial et anti-apartheid) ; le jus in bello érigea en combattants
légaux, quoique sous conditions, les membres des mouvements
de résistance et ceux de libération nationale. Admis par le droit
international contemporain, le droit dřinsurrection est une moda-
lité révolutionnaire. Ses objectifs restent cependant conserva-
teurs : la levée en masse face à lřinvasion et la résistance face à
lřoccupation renvoient à la sauvegarde ou au rétablissement de la
souveraineté, de lřindépendance politique et de lřintégrité
territoriale de lřÉtat envahi ou occupé. Quant à la lutte de libéra-
tion nationale, elle renvoie au droit à lřautodétermination pour les
peuples en situation coloniale ou dřapartheid, cřest-à-dire le droit
à lřindépendance étatique ou à lřabolition dřun régime racial (il
sřagit du seul Ŗdroit à la révolutionŗ entériné par le droit inter-
national), le tout dans le cadre des limites territoriales tracées par
les Puissances coloniales (lřuti possidetis ita possideatis ou Ŗles
frontières issues de la colonisationŗ). À ce jour, le droit à lřauto-
détermination a consacré l‟obligation de décoloniser, non pas le
droit à lřindépendance (au plan externe), ni le droit à la démocra-
tie (au plan interne) pour l‟ensemble des peuples25.

25
Cf. lřalinéa 2 du préambule, les articles 1-2, 55, 73-b, 76-b de la Charte des
Nations Unies du 26 juin 1945 ; lřalinéa 8 du préambule, les articles 16-1, 22-
1, 22-3, 28-1, 29-1 et 30-1 de la Déclaration universelle des droits de lřhomme
du 10 décembre 1948 ; la résolution 1514 de lřAssemblée générale des Nations
Unies du 14 décembre 1960, ŖDéclaration sur lřoctroi de lřindépendance aux
pays et aux peuples coloniauxŗ ; la résolution 1541 de lřAGNU du
15 décembre 1960, ŖDéclaration sur les territoires non autonomesŗ ; lřarticle
42 Stratégique

B) La légitimation philosophique Avant la légitimation


juridique, la légitimation philosophique du Partisan nous ramène
à lřépoque des guerres napoléoniennes. Les intellectuels alle-
mands étaient divisés face à lřEmpereur des Français, comme
lřillustra lřadmiration de Goethe ou de Hegel à son égard. Cřest
pourtant à Berlin que la figure du partisan fut consacrée philoso-
phiquement, sur trois plans : doctrinal, avec le Vom Kriege de
Clausewitz ; législatif, avec lřédit du 21 avril 1813 relatif au
Landsturm ; littéraire, avec La bataille d‟Arminius de von Kleist.
Dřaprès Schmitt, lřouvrage de Clausewitz Ŗcontient... in nuce une
théorie du partisan dont la logique a été menée jusqu‟au bout par
Lénine et Mao Tsé-Toungŗ26. Le drame de von Kleist représente
Ŗla plus grande œuvre de littérature partisane de tous les tempsŗ.
Quant à lřédit de 1813, signé par le roi de Prusse et publié dans le
Recueil des lois, il montre que lřÉtat prussien était prêt à
Ŗmouvoir l‟Achéronŗ en 1813, lorsquř« une élite d‟officiers
d‟état-major chercha à déchaîner et à prendre en mains les
forces nationales hostiles à Napoléonŗ27. Le texte, inspiré des
précédents espagnols, est un appel au soulèvement général,
puisque tout Prussien sřy voit sommé de désobéir à lřennemi et
de lui nuire par tous les moyens. Bref, il constitue une sorte de
Magna Carta du partisan, dans laquelle la résistance nationale à
lřoccupant justifie le déchaînement de la violence, au risque

1er du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre


1966 ; lřarticle 1er du Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels du 16 décembre 1966 ; les alinéas 2-b et 5 du principe 5 de
la résolution 2625 de lřAGNU du 24 octobre 1970 ; lřarticle 7 de la résolution
3314 de lřAGNU du 14 décembre 1974 ; lřarticle 1-4 P1 ; la résolution 47/135
de lřAGNU du 18 décembre 1992, ŖDéclaration des droits des personnes
appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et
linguistiquesŗ. Cf. aussi Spyros Calogeropoulos-Stratis, Le Droit des peuples à
disposer d‟eux-mêmes, Bruxelles, Bruylant, 1973 ; Jean Charpentier,
ŖAutodétermination et décolonisationŗ, Mélanges Chaumont, Paris, Pédone,
1984, pp. 117-133 ; Théodore Christakis, Le Droit à l‟autodétermination en
dehors des situations de décolonisation, Paris, La Documentation Française,
1999.
26
Théorie du partisan, ibid., p. 217.
27
Ibid., p. 253. ŖMouvoir l‟Achéronŗ, cřest ce quřenvisagea Bismarck en
1866, lorsquřil était décidé à utiliser les nationalismes hongrois et même slaves
contre lřEmpire des Habsbourg. Cřest ce que tenta le gouvernement allemand
en 1914-1918, lorsquřil soutint les mouvements nationalistes contre les
empires coloniaux français et britannique et les mouvements socialistes contre
la Russie tsariste.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 43

même dřemporter la monarchie prussienne. Toutefois, lřédit fut


modifié trois mois plus tard, si bien que la guerre de Libération se
déroula sous forme de combats réguliers, sans que lřoccupation
française fût troublée par aucun partisan allemand. LřAllemagne,
le pays de la Réforme, ne connut pas la Révolution : celle-ci lui
vint de lřextérieur, de France après 1792, de Russie après 1918,
de lřEst et de lřOuest après 1945. Cřest pourtant en Allemagne
que fut légalisé et légitimé le partisan patriote, avec les réfor-
mateurs prussiens (Scharnhorst, Gneisenau), la doctrine de la
guerre de Clausewitz et la doctrine du nationalisme de Fichte.
Puis la philosophie de lřhistoire de Hegel ouvrit la voie à la
réinterprétation marxiste puis léniniste de la théorie du partisan.
Schmitt établit ainsi à la fois la généalogie et la métamor-
phose de la légitimation philosophique du partisan, cřest-à-dire
lřévolution du partisan patriote au partisan communiste. Les
guérillas espagnole et russe étaient des mouvements de peuples
agraires et religieux, dont la tradition nřavait pas été touchée par
lřesprit de la Révolution française. Il manquait à lřEspagne et à la
Russie une culture philosophique moderne pour que la figure du
partisan y fût consacrée. Cřest en Prusse quřexistait la combinai-
son de lřAufklärung, de lřoccupation étrangère et du nationalis-
me. Cette combinaison finit par se retourner contre la France en
1808-1813, contre lřAllemagne en 1941-1945. Clausewitz fut
donc le premier théoricien de la guerre populaire ; son dessein
nřétait pas révolutionnaire mais patriotique ; Ŗlřarmement du
peupleŗ sřinscrivait dans le cadre de la défense nationale ; face à
lřenvahisseur ou à lřoccupant, les forces irrégulières nřétaient que
les auxiliaires des forces régulières. Cette doctrine stratégique se
combina à une doctrine politique : le Ŗnationalisme de libéra-
tionŗ, dont Fichte fut le premier théoricien. Associée à la Ŗphilo-
sophie de lřhistoireŗ de Hegel (lřidée du Progrès et la guerre au
nom du Progrès), cette double doctrine fut à la fois reprise et
transformée par les théoriciens et praticiens du socialisme du XIXe
au XXe siècles : Marx et Engels, Lénine et Trotski, Mao Tsé-
toung et Lin Biao, Ho Chi-Minh et Giap, Castro et Guevara. La
guerre irrégulière désignait la lutte populaire, essentiellement
paysanne, contre lřinvasion ou lřoccupation étrangère, lutte rurale
appuyée par des forces régulières et soutenue par des États. Elle
désignera la lutte populaire, essentiellement ouvrière, contre
ŖlřÉtat bourgeoisŗ, lutte urbaine appuyée par des partis légaux ou
illégaux et soutenue par lřInternationale ou des États socialistes.
44 Stratégique

Lřhistoire montra la combinaison possible de la lutte patriotique


et de la lutte révolutionnaire, et lřintégration de la classe ouvrière
à des luttes patriotiques ou celle de la paysannerie à des luttes
révolutionnaires. Premier exemple : la guerre franco-prussienne
de 1870-71, suivie par Marx et Engels, montre le basculement de
la Ŗlevée en masseŗ face à lřinvasion28, à la Commune de Paris,
insurrection prolétarienne. Second exemple : les mouvements de
libération nationale du XXe siècle, animés par des idéaux patrio-
tiques, luttent pour lřindépendance politique ; parfois aussi, ani-
més par des idéaux révolutionnaires, ils luttent pour la transfor-
mation des rapports économiques et sociaux.

C) La légitimation politique La légitimation philosophi-


que du Partisan et sa métamorphose en figure duale se corrèlent à
son histoire politique depuis la fin des guerres de la Révolution et
de lřEmpire. Quatre périodes se détachent.
Au XIXe siècle, apparaissent les premiers Ŗmouvements de
libération nationaleŗ en Europe (guerre dřIndépendance grecque,
soulèvements hongrois, polonais, italien, guerres dřIndépendance
dans les Balkans), tous dirigés contre des empires plurinationaux
(Habsbourg, Romanov, Ottoman)29. En Amérique latine, les
guerres dřIndépendance sont menées par des forces quasi-réguliè-
res, sauf à Haïti et à Cuba. En Afrique et en Asie, lřexpansion des
Européens sřeffectue à lřaide dřidées, dřinstitutions et de techno-
logies modernes. Elle se heurte à des formes de guerre régulière
et irrégulière, menées par des sociétés traditionnelles avec ou
sans État30. Face aux États européens, la guérilla afro-asiatique

28
Les premiers théoriciens de la Ŗguerre populaireŗ furent des Allemands.
Mais cřest contre lřarmée prusso-allemande que fut proclamée la Ŗlevée en
masseŗ en 1870. À lřépoque, les francs-tireurs furent traités comme des crimi-
nels, dès lors quřils nřétaient pas (à lřépoque) considérés comme des combat-
tants légaux. Mais ils laissèrent un souvenir dřeffroi parmi les vainqueurs.
Cřest ainsi que lřarmée allemande fut élevée dans lřabomination de la Ŗguerre
populaireŗ.
29
Les unifications italienne et allemande furent essentiellement le fait
dřarmées régulières (franco-piémontaise et prussienne), même si lřaction des
volontaires de Garibaldi en Italie ne fut pas négligeable.
30
Dans les sociétés sans État, tous les hommes valides sont des combattants
potentiels, aussi la guerre peut-elle prendre un caractère Ŗtotalŗ : la conquête
européenne, menée avec le concours de groupes locaux, notables ou supplétifs,
passe alors, à défaut de soumission, par la réduction de peuples entiers.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 45

garde quoi quřil en soit un caractère défensif, patriotique et


rural31.
La première guerre mondiale ne voit pratiquement pas de
combats de partisans en Europe (tout au plus quelques francs-
tireurs belges ou serbes) ; hors dřEurope, les seules opérations
notables sont menées par Lettow-Vorbeck contre les Britanniques
au Tanganyka, par Lawrence contre les Turcs en Arabie. La
guerre civile russe, après le coup dřÉtat réussi de Lénine, comme
la guerre civile espagnole, après le putsch raté de Franco, et la
guerre civile chinoise, après la rupture entre le parti communiste
et le Kuo-Min-Tang, opposent des forces militaires gouvernemen-
tales, dont lřidéologie (sauf en Chine) est révolutionnaire, à des
forces insurgées militarisées, dont lřidéologie (sauf en Chine) est
contre-révolutionnaire : combats subconventionnels et quasi-
conventionnels se mêlent. Au contraire de la première, la seconde
guerre mondiale voit lřessor des combats de partisans, du fait du
caractère idéologique du conflit, de la stratégie périphérique
britannique et de lřappel soviétique (lřappel de Staline du 3 juillet
1941). La figure du partisan, dans son double aspect patriotique
et communiste32, trouve sa légitimation politique dans la résis-
tance à lřoccupant et à ses collaborateurs ; la légitimation juridi-
que viendra avec les Conventions de Genève de 1949. Le premier
contexte idéologique et géopolitique est donc “l‟antifascismeŗ,
dans le cadre de la ŖGrande Allianceŗ Est-Ouest contre lřAxe
Rome-Berlin-Tokyo. La résistance nřétait cependant quřune force
auxiliaire dans les stratégies anglo-américaine et soviétique. Son
rôle était de porter les hostilités sur les arrières ou les communi-
cations de la Wehrmacht, en étendant la profondeur du théâtre
des opérations et en obligeant la Wehrmacht à disperser ses
forces.

31
Ce sera encore le cas, durant lřentre-deux-guerres, au Maroc (campagnes
dřAbd el-Krim contre les Espagnols puis les Français en 1921-26), au Liban
(Djebel druze), en Libye (campagnes dřOmar Moukhtar contre les Italiens en
1922-32) ou en Palestine (face au mandat britannique et à la colonisation juive
en 1936-39).
32
Non sans affrontements entre partisans communistes et partisans anti-
communistes (guerres civiles yougoslave, grecque, albanaise). Des guérillas
antisoviétiques se poursuivent en Pologne de 1945 à 1947 et en Ukraine de
1944 à 1950.
46 Stratégique

Ce sont les conflits de la décolonisation33 qui donnent à la


guérilla une place centrale au plan opérationnel. De la seconde
guerre mondiale à ces conflits, apparaît donc la distinction entre
le Partisan auxiliaire du Soldat et le Partisan figure principale de
la belligérance. Mao et Lin Biao furent au XXe siècle les deux
plus grands théoricien et praticien des forces irrégulières auxi-
liaires des forces quasi-régulières. Les méthodes chinoises utili-
sées depuis 1927 inspirèrent les Soviétiques en 1941-44, puis les
Viet-namiens en 1946-54. Face à lřarmée japonaise (lutte patrio-
tique et défensive) et face aux forces gouvernementales chinoises
(lutte révolutionnaire et offensive), lřarmée rouge chinoise, dis-
posant de lřappui soviétique, mêlait combats subconventionnels
et quasi-conventionnels, en tendant à transformer la guérilla en
guerre quasi-régulière. En même temps, Mao associait la théorie
léniniste de la dictature et du Parti dřavant-garde à la paysannerie
et au nationalisme : le potentiel révolutionnaire des revendica-
tions foncières et patriotiques était intégré à la lutte armée pour le
socialisme. Telle fut lřinnovation décisive : lřinvention dřun
marxisme agraire et national, donc adapté à la révolte des peuples
afro-asiatiques, transformés par le processus de modernisation,
contre lřOccident. Le deuxième contexte est donc “l‟anti-impé-
rialismeŗ, dans le cadre de lřalliance entre le tiers-mondisme et le
communisme russe ou chinois.
La seconde moitié des années 1970 marque un nouveau
tournant : lřorganisation et les méthodes de la guerre irrégulière
sont retournées contre lřURSS et ses alliés34. Ainsi en Ethiopie,
en Angola, au Mozambique, au Nicaragua, en Afghanistan, les
partis se réclamant du marxisme-léninisme, à peine arrivés au
pouvoir, se trouvent confrontés à des partis rivaux, anciens ou
nouveaux, soutenus par des États tiers35. Le troisième contexte
devient “l‟anticommunismeŗ, le soutien américain aux combat-
tants irréguliers contre-révolutionnaires du tiers monde devenant
un élément décisif de la phase finale de la guerre froide. La
guerre dřAfghanistan fut typique dřune situation renversée : le

33
Les guerres dřIndochine, dřAlgérie et dřAngola furent militairement les
plus importantes.
34
Même si elles continuent dřêtre utilisées contre la Rhodésie, lřAfrique du
Sud, Israël ou en Amérique latine.
35
Au Cambodge, à partir de 1978, le gouvernement soutenu par le Viet-nam
et lřURSS est confronté à la guérilla des Khmers rouges, soutenue par la Chine
populaire.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 47

gouvernement socialiste de Kaboul et lřarmée soviétique durent


lutter contre une guérilla soutenue par le Pakistan, lřArabie Saou-
dite, lřÉgypte et les États-Unis : guérilla patriotique et défensive
(celle menée par les mudjahidins afghans) mais aussi internatio-
naliste et offensive (celle menée par les Ŗvolontaires arabesŗ).
Paradoxale association de la résistance islamique traditionnelle et
de la grande Puissance occidentale moderne ! Depuis la fin du
conflit Est-Ouest, on sait que la principale figure du partisan est
celle du Ŗjihadisteŗ, à la fois localisée et délocalisée36. Le
quatrième contexte correspond au front transnational entre
l‟Occident et les gouvernements locaux d‟un côté, le radicalisme
islamique de l‟autre.

D) La légitimation éthique La légitimation que Schmitt,


lui, veut donner au Partisan, du moins au premier type, est
fondamentalement dřordre éthique, dérivée du pro patria mori et
liée à son affirmation théologico-morale du politique à lřencontre
du libéralisme et du pacifisme.
Le partisan patriote est une figure héroïque37, autrement dit,
Ŗun scandale pour tout esprit rationaliste et utilitaristeŗ. En tant
que telle, il est peut-être aussi une figure archaïque : “il est l‟un
des derniers à monter la garde sur la terre ferme, cet élément de
l‟histoire universelle dont la destruction n‟est pas encore para-
chevéeŗ. Mais cette Ŗforce élémentaireŗ arrive à tenir en échec
des armées régulières modernes : Ŗla perfection technique et
industrielleŗ est combattue avec succès par une Ŗprimitivité
agraire et pré-industrielleŗ38. Schmitt souligne ainsi que dans la
guerre de partisans, comme dans la guerre de masse et de
36
Le Ŗjihadismeŗ localisé correspond aux luttes indépendantistes mais aussi à
des luttes purement internes, révolutionnaires au sens où elles visent le renver-
sement des régimes établis, contre-révolutionnaires au sens où elles obéissent
à des motivations antimodernes. Ainsi, hier ou aujourdřhui, en Afghanistan, au
Cachemire, à Aceh, à Mindanao, en Ogaden, en Algérie, en Bosnie, en
Tchetchénie, en Irak... Le Ŗjihadismeŗ délocalisé correspond aux attentats dans
le monde entier ou contre les Occidentaux, notamment à New York 2001, Bali
2002, Casablanca 2003, Madrid 2004, Londres 2005... Les deux théoriciens
respectifs seraient Abdallah Azzam et Ayman al-Zawahiri. Cf. Gilles Kepel,
Jean-Pierre Milelli (dir.) : Al-Qaida dans le texte. Ecrits d‟Oussama ben
Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussab al-Zarqawi,
Paris, Quadrige-PUF, 2008 (2005).
37
Assez semblable à la figure jüngerienne du Rebelle. Cf. Ernst Jünger :
Traité du Rebelle ou le Recours aux forêts, Paris, Ch. Bourgois, 1995 (1957).
38
Théorie du partisan, ibid., pp. 284, 288, 291.
48 Stratégique

matériel ou dans la guerre high tech, ou bien face à la guerre de


masse et de matériel ou à la guerre high tech, cřest en définitive
le courage du peuple prêt à la lutte ou celui de lřindividu prêt au
combat qui est décisif. La guerre étant devenue une activité
bureaucratique, industrielle, scientifique, logistique, lřindividu
combattant tend à nřêtre quřun rouage minuscule et remplaçable
dans un immense mécanisme en mouvement. Tout continue
cependant à dépendre du courage quřil a de rester à son poste ou
de remplir sa mission. Il y a donc encore une place pour les
Ŗguerriersŗ, id est les combattants qui maintiennent la forme
héroïque du combat, celle où lřon risque sa vie dans la confron-
tation physique directe avec lřadversaire. Précisément, le rapport
physique entre combattants revient avec la guérilla et la contre-
guérilla.
Dřautre part, le partisan se tient au niveau de lřévolution
technologique et il participe à cette évolution : il combat sur/sous
terre, sur/sous mer, dans les airs, il localise ou délocalise son
combat, il maîtrise ou apprend à maîtriser les circuits et les
instruments les plus perfectionnés39. Disposera-t-il un jour Ŗd‟ar-
mes atomiquesŗ ? La vie tout entière, y compris la vie politique et
la vie guerrière sont placées devant la question de la technique.
ŖDans un monde où plus rien n‟échappe à l‟organisation techni-
que, les anciennes formes et conceptions... du combat, de la
guerre et de l‟ennemi disparaissent... Mais le combat, la guerre
et l‟ennemi disparaissent-ils pour autant, pour subsister sous la
forme plus bénigne de conflits sociaux ? Le jour où la rationalité
et la régularité... d‟un monde pris en charge par l‟organisation
39
Schmitt élargit même le phénomène partisan à lřespace extra-atmosphé-
rique, parallèlement aux problèmes dřappropriation, partage et exploitation
(nehmen, teilen, weiden). ŖLe progrès technique propose aux conquêtes
politiques des défis nouveaux et illimités, car les espaces nouveaux peuvent et
doivent être pris en possession par des hommesŗ. La technique ne fait
quřintensifier les conflits. ŖDe ce point de vue, quel que soit le progrès par
ailleurs, les choses restent ce qu‟elles ont toujours étéŗ. Ainsi, la compétition
Est-Ouest dans Ŗla course gigantesque aux espaces nouveaux et illimitésŗ
déterminera le destin politique de la Terre ; mais en retour, Ŗseul, celui qui
dominera cette Terre que l‟on dit devenue minuscule, saura occuper et exploi-
ter ces (espaces) nouveauxŗ. Les cosmonautes, jusque-là utilisés comme stars
de la propagande, “auront alors la chanceŗ de se transformer en Ŗcosmopar-
tisansŗ (ibid., pp. 294-295). Lřarticle de Schmitt : ŖNehmen/Teilen/Weidenŗ
(1953), a été traduit sous le titre : ŖÀ partir du Řnomosř : prendre, pâturer,
partager. La question de lřordre économique et socialŗ, Commentaire, n° 87,
automne 1999, pp. 549-556.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 49

technique l‟auront emporté totalement, le partisan ne sera peut-


être même plus un gêneur. Il aura tout simplement disparu de lui-
même dans ce déroulement sans à-coups de processus... fonction-
nels... Pour une imagination réglée sur la technique, il sera à
peine encore un problème de police..., il ne sera certainement
plus un problème philosophique, moral ou juridiqueŗ40. En repre-
nant le style des pages du Begriff des Politischen de 1932 où il
repoussait lřidéal de la dépolitisation, le juriste montre quřil
renouvelle son affirmation théologico-morale du politique. Telle
est la sympathie de Schmitt doctrinaire du politique envers le
Partisan. Le Partisan désigne et combat lřennemi ; il sřoppose à
un monde dépolitisé, purement économique et technique ; en
même temps, il empêche lřavènement dřun tel monde, qui ne
donne plus de sens à lřexistence, alors que ce sont lřhostilité et
lřépreuve qui fondent la dignité humaine. Le Partisan est le nou-
vel obstacle auquel se heurte lřidéal du One World et de la paix
universelle, idéal qui restera vaine Ŗillusionŗ tant quřil y aura des
hommes prêts à risquer leur vie pour la cause de leur patrie.
ŖL‟optimisme technique... espère en un monde nouveau et
en un homme nouveauŗ. Du point de vue de cet Ŗoptimisme
techniqueŗ, lřirrésistible développement industriel de lřhumanité
résoudra tous les problèmes et fera disparaître les partisans.
ŖMais que se passera-t-il si un type humain qui, jusqu‟à présent,
a donné le partisan, réussit à s‟adapter à son environnement...
industriel, à se servir des moyens nouveaux et à développer une
espèce nouvelle... du partisan, que nous nommerons le partisan
industriel ?ŗ. Face à Ŗl‟optimisme du progrèsŗ, le Ŗpessimisme du
progrèsŗ, celui qui croit à la dangerosité humaine (langage
anthropologique) ou au péché originel (langage théologique),
dispose dřun vaste champ avec Ŗles moyens d‟extermination
modernesŗ. Schmitt passe du partisan agraire au partisan nucléai-
re, nřhésitant pas à donner la vision dřun futur apocalyptique.
ŖL‟imagination technique connaît... une solution d‟un pessimisme
radical, celle de la tabula rasa. Dans une région traitée aux
moyens de destruction modernes, tout serait mort évidemment,
ami et ennemi, régulier et irrégulier. Il demeure toutefois conce-
vable, d‟un point de vue technique, que quelques êtres humains
survivent à la nuit des bombes et des fusées. En regard de cette
éventualité, il serait pratique, et même rationnellement opportun,

40
Théorie du partisan, ibid., pp. 291, 292.
50 Stratégique

de prévoir dans les plans la situation d‟après les bombes et de


former dès aujourd‟hui des hommes qui, dans la zone ravagée
par les bombes, s‟installeraient immédiatement dans les cratères
pour occuper la région détruiteŗ41. Soviétiques et Américains
nřont-ils pas envisagé, à lřépoque où écrit le juriste, la possibilité
dřune guerre nucléaire et dřune victoire nucléaire ?

LA THÉORIE DE LA GUERRE IRRÉGULIÈRE


Carl Schmitt discerne quatre critères généraux délimitant le
champ conceptuel de la théorie du partisan : lřirrégularité, lřenga-
gement politique, la mobilité tactique, le caractère rural, plus le
Ŗtiers intéresséŗ (Rolf Schroers). Mais il ne distingue pas les
différents types de conflits : interétatiques, internationaux mais
non interétatiques, non internationaux, dans lesquels agissent les
partisans. Il ne précise pas non plus la terminologie, ni ne
développe de praxéologie, ni ne distingue les différents niveaux
de la tactique, de la stratégie et de la politique, ni ne traite des
problèmes de la contre-guerre irrégulière. Cřest sur ces points là :
typologie des contextes conflictuels (invasion, occupation, situa-
tion coloniale ou dřapartheid, lutte révolutionnaire, lutte séces-
sionniste), terminologie (Ŗguérillaŗ, Ŗguerre de partisansŗ, Ŗguer-
re populaireŗ, Ŗinsurrectionnelleŗ, Ŗclandestineŗ, Ŗsubversiveŗ,
Ŗrévolutionnaireŗ)42, praxéologie (les volets politique et militaire

41
Ibid., pp. 292, 293, 294. Cf. aussi R. Aron, op. cit., pp. 208-210.
42
Cette terminologie renvoie à la guerre irrégulière. Lorsquřelle nřest pas
lřauxiliaire de la guerre régulière, la guerre irrégulière possède les caractéris-
tiques suivantes. Elle a pour milieu, la population ; pour acteur, le partisan ;
pour origine, lřinsurrection, avec ou sans tentative préalable de coup dřÉtat ;
pour modalité, la clandestinité, avec ou sans Ŗvitrine légaleŗ ; pour tactique, la
guérilla, parallèlement aux actions non violentes ; pour objectif stratégique, la
subversion, avec ou sans structuration des forces irrégulières en forces quasi-
régulières ; pour objectif politique, la prise du pouvoir, avec ou sans alliés.
Pour éviter la confusion sémantique, il importe de distinguer les trois niveaux
de la tactique, de la stratégie, de la politique. Tactiquement, des partisans, id
est des insurgés issus de la population, sřorganisant clandestinement, usent de
la guérilla. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres de partisansŗ, de Ŗguerres
populairesŗ, de Ŗguerres insurrectionnellesŗ, de Ŗguerres clandestinesŗ, de
Ŗguérillasŗ. Stratégiquement, les partisans visent la subversion. Cřest pourquoi
on parle de Ŗguerres subversivesŗ. Politiquement, les partisans, lorsquřils ne
sont pas de simples francs-tireurs luttant contre lřenvahisseur, visent un chan-
gement par la violence de lřautorité établie : chasser lřoccupant ; obtenir
lřindépendance, la libération ou la réunification nationales ; renverser le
La théorie du partisan de Carl Schmitt 51

de la guerre irrégulière menée par les partisans), contre-guerre


irrégulière (la combinaison des activités de combat et de police
exercées par les forces militaires), que la Théorie du partisan de
Schmitt et, avec elle, sa critériologie, doivent être complétées.

A) De la “défense de la constitutionŗ au “conflit de


basse intensitéŗ Sřagissant de la contre-guerre irrégulière, le
théoricien de lřétat dřexception et de la défense de la constitution
aurait pu fournir des indications. Les partisans étant dřabord des
militants politiques, il y a trois façons Ŗpacifiquesŗ ou Ŗlégalesŗ
de lutter contre eux : la contre-propagande ; la réduction de leur
publicité (la privation de lřaccès aux mass media) ; la proscrip-
tion partielle ou totale... au risque de les précipiter dans la voie
insurrectionnelle ! Le raisonnement des détenteurs du pouvoir et
de leurs alliés est celui de la Ŗdéfense de la constitutionŗ. Elle
implique dřinterdire les partis anticonstitutionnels, donc de limi-
ter le pluralisme politique, de garantir la loyauté des agents
publics, donc de les assermenter à la constitution, de limiter la
révision constitutionnelle, donc de distinguer les principes fonda-
mentaux (intangibles) des principes secondaires (révisables). Les
moyens utilisés pour dissoudre les associations et réprimer leurs
membres relèvent de pouvoirs de police administrative et
judiciaire extraordinaires au nom de Ŗcirconstances exception-
nellesŗ... soumis normalement au jugement des tribunaux compé-
tents dûment saisis et à la critique des autres partis dřopposition !
Sřils ne suffisent pas, par exemple en cas dřinsurrection, il faut
alors recourir à la force militaire pour livrer un Ŗconflit de basse
intensitéŗ à des fins de Ŗpacificationŗ. Tel est le continuum
politique de la paix à la guerre, même si les deux états marquent
une rupture juridique. La guérilla est ainsi un Ŗtrouble interneŗ
qui sřest métamorphosé en un Ŗconflit arméŗ se déroulant au sein
la population. Il sřagit dřun Ŗconflit de basse intensitéŗ, cepen-
dant susceptible dřune double escalade, politique et militaire. Il
est probable que lřétat de droit (la légalité ordinaire divisant les
pouvoirs et protégeant les libertés) cède à lřétat dřexception (la
légalité extraordinaire concentrant les pouvoirs et restreignant les
libertés), avec transfert des compétences de police lato sensu des
autorités civiles aux autorités militaires. Il est possible que la

régime ; obtenir la sécession. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres révolu-


tionnairesŗ.
52 Stratégique

Ŗguerre dans la populationŗ se transforme en Ŗguerre contre la


populationŗ (de la contre-guérilla au génocide, le pas peut être
franchi).

B) La critériologie de la guerre irrégulière Dûment


complétée, la critériologie schmittienne de la guerre irrégulière -
lorsque cette dernière nřest pas la simple auxiliaire de la guerre
régulière- comprendrait quatre séries dřéléments : lřinsurrection
et la clandestinité, la guérilla, lřusure et la subversion, la prise du
pouvoir, auxquels sřajouterait le Ŗtiers intéresséŗ.

1. Insurrection et clandestinité Les partisans sont des


insurgés, cřest-à-dire des civils qui appartiennent à une organisa-
tion clandestine (OC) ayant choisi la lutte armée. Souvent, pour
être admis dans cette organisation et pour y maintenir une
discipline rigoureuse, il faut commettre, sous peine de châtiment,
un attentat sur une personne désignée, homme politique ou agent
public, en tel lieu et à tel moment. Définitivement compromis, le
militant nřaura dřautre cause que celle de lřOC. Lřappartenance à
un parti révolutionnaire, dans la guerre révolutionnaire, implique
Ŗrien moins qu‟une réquisition totaleŗ, remarquait Schmitt43.
Lřappartenance à une OC engendre le Ŗholisme organisationnelŗ :
les individus, poursuivis, vivent dans lřillégalité, si bien que
lřOrganisation est simultanément leur direction (elle donne les
ordres) et leur protection (elle sert dřabri). Dřoù lřimportance à la
fois de la solidarité et de la segmentation du groupe44, qui font
ressembler lřOC à une Ŗcommunauté atomiséeŗ. La clandestinité,
paradoxalement, sřassocie à la recherche de la notoriété et de la
légitimation. Elle peut nřêtre que partielle, en cas de Ŗdualité de
structureŗ : certaines OC disposent dřune Ŗvitrine légaleŗ, parti,
syndicat, organe de presse...

2. La guérilla La tactique qui découle de lřinsurrection et


de la clandestinité est la guérilla, du moins une fois parvenue à un
certain degré dřimplantation, dépassant le simple Ŗtrouble inter-
neŗ. La guérilla est une tactique de harcèlement visant les points

43
Cřest le parti qui est totalitaire, bien plus que lřÉtat, écrivait-il (Théorie du
partisan, ibid., pp. 224-225).
44
Lřétanchéité des structures et des activités doit limiter lřétendue des
renseignements qui pourraient résulter de la capture dřun membre de
lřOrganisation.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 53

faibles de lřadversaire régulier (postes isolés...). Elle requiert :


connaissance du terrain ; dissimulation, furtivité et mobilité ;
faible logistique et coordination souple, afin dřalterner rapide-
ment attaque et retraite, embuscades et accrochages, sabotages et
attentats. Les partisans ont besoin de la population ; ils vivent
chez elle et ils comptent sur elle : par la persuasion ou la coerci-
tion, ils doivent en tirer, au moins partiellement, leurs sources de
financement, hébergement, ravitaillement, recrutement. Ils cher-
chent à Ŗlřéduquerŗ et à la solidariser, y compris en la compro-
mettant pour la rallier : lřobliger à coopérer (à fournir des vivres,
abris, fonds, hommes, renseignements) en escomptant que la
crainte de la répression de la part des forces régulières la fera
basculer dans le camp des partisans. Ces derniers utilisent diffé-
rentes techniques de mise au défi des forces de lřordre, qui
obligent les autorités, soit à une capitulation politique, soit à une
répression impopulaire. Dřautre part, lřalternance des attaques et
des appels à la négociation sert à saper la volonté de combattre de
lřadversaire, à apparaître comme un ami de la paix et permet de
sřériger en interlocuteur à égalité avec les autorités. En usant de
violence et de propagande sur cette violence, les partisans cher-
chent à exacerber les tensions sociales, à rompre les inhibitions
des gens habitués à obéir, à transformer les critiques individuelles
en contestation collective. Il leur faut, en effet, enclencher
dřautres formes dřaction que la lutte armée, à partir de la lutte
armée et parallèlement à la lutte armée, car la violence, à elle
seule, ne représente pas un danger décisif pour lřautorité établie.
La violence doit agréger et mobiliser les groupes sensibilisés puis
les couches passives de la population, donc renforcer lřorgani-
sation clandestine.

3. L’usure et la subversion Le but stratégique de la


guérilla, combinée à dřautres formes de contestation, est lřusure
et la subversion. Par leur lutte prolongée, multisectorielle et
multidimensionnelle, les partisans veulent attirer lřattention des
médias (qui se considèrent comme des Ŗcontre-pouvoirsŗ en
démocratie), des États tiers et des organisations internationales.
Au-delà de la recherche de la notoriété et de la légitimation, ils
veulent faire jouer la Ŗcritique de la dominationŗ en défaveur du
plus fort et le Ŗprincipe de la compassionŗ en faveur du plus
faible (bien gérée, lřimage du faible devient gagnante face à celle
du fort, dès lors quřelle attire la sympathie des tiers). Ils visent à
54 Stratégique

décourager lřopinion, les forces, lřautorité adverses, après avoir


montré aux masses la vulnérabilité dřun pouvoir quřelles
croyaient peut-être invincible. Parallèlement, ils entendent impo-
ser, par leur encadrement politique clandestin et leur force armée,
leur domination auprès de la population quřils prétendent repré-
senter. Pour cela, il leur faut : éliminer les éléments hostiles,
rivaux ou modérés de cette population45, notamment le personnel
politique, administratif et judiciaire local46 ; instituer des Ŗzones
libéréesŗ (conquérir le pouvoir à la base et le conserver) dans
lesquelles ils surveilleront, agrégeront et mobiliseront les habi-
tants, leur imposeront silence, lanceront des campagnes de
dénonciation ou des mots dřordre permettant de savoir qui est
sympathisant et qui ne lřest pas, puniront toute insoumission ;
saper lřautorité officielle, la doubler, se substituer à elle, montrer
quřelle nřest pas capable de se faire obéir ni de protéger ses colla-
borateurs ou même tout citoyen, de manière à ce que la popula-
tion finisse par transférer son allégeance. Il importe, en effet, non
seulement que les anciens rapports sociopolitiques soient rompus,
mais que de nouveaux soient instaurés.

4. La prise du pouvoir La finalité politique de lřusure et


de la subversion est la prise du pouvoir au nom dřune cause. Les
partisans revendiquent une légitimité quřils opposent à la légalité
en vigueur. Ils traitent en ennemis ceux qui obéissent à la légalité
quřils rejettent ; ils traitent en amis ceux qui adhèrent à la légiti-
mité quřils invoquent. Parce quřils sont le plus souvent considé-
rés comme des criminels47 et quřils peuvent sombrer dans le ban-
ditisme, leur priorité est de faire connaître et reconnaître le carac-
tère politique, id est désintéressé et collectif, de leur action (qui
les distingue à la fois des mercenaires, des pirates et des criminels
de droit commun, motivés par le gain personnel). Ensuite, il

45
La terreur est sélective, coupant les Ŗpontsŗ, ne frappant que les Ŗennemis
du peupleŗ et libérant les Ŗopprimésŗ, pour être présentée comme une Ŗjusticeŗ
extra-gouvernementale.
46
Plus personne ne désirera occuper ces postes, enviés auparavant, ou même
fréquenter leurs titulaires de peur de passer pour un Ŗtraîtreŗ, si bien que
lřappareil dřÉtat se recroquevillera, que les autorités ne disposeront plus de
relais locaux, que les liens entre elles et le peuple seront rompus, et quřelles
nřauront plus quřà Ŗlégiférer dans le videŗ (David Galula).
47
La différence entre Ŗorganisation clandestineŗ et association de malfai-
teurs, Ŗimpôt révolutionnaireŗ et racket... ne réside que dans lřanimus, cřest-à-
dire lřintention.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 55

sřagit pour eux de trouver des alliés, à lřintérieur et à lřextérieur,


puis dřobliger les autorités à négocier, en sřimposant comme des
interlocuteurs incontournables. Des partisans ne remportent pas
de victoire militaire, à moins quřils ne se structurent en forces
quasi-régulières. Mais il leur suffit de tenir en échec les efforts de
Ŗpacificationŗ, dřobliger lřautorité à maintenir lřétat dřexception,
avec les coûts économiques, politiques, moraux, à lřintérieur et à
lřextérieur, pour quřils soient en mesure de convaincre les auto-
rités, soumises à des campagnes de presse, à la pression des élec-
teurs ou à celle de tierces Puissances, quřelles ne pourront lřem-
porter définitivement, quřil ne leur reste donc quřà négocier ou à
céder... Au risque de susciter lřindignation voire la rébellion
dřune partie de lřopinion ou des militaires48 ! La participation au
pouvoir clôt la phase de la lutte armée, à moins quřelle ne pré-
cède la monopolisation du pouvoir, par la voie légale et/ou la
poursuite de la lutte armée via la structuration en force quasi-
régulière.

5. Les “tiers intéressésŗ ne sont ni des co-belligérants ni


des neutres. Ce sont les Puissances qui sřengagent en deça de
lřintervention militaire directe aux côtés des partisans et à lřen-
contre du gouvernement. Par exemple, elles envoient de lřaide
humanitaire ou instaurent des Ŗzones humanitairesŗ (servant de
refuges), donnent asile aux membres des organisations partisanes,
versent des fonds, livrent des armes, dépêchent des instructeurs
voire des troupes déguisées, procurent des bases aux mouvements
partisans leur permettant de poursuivre la lutte à lřabri de leurs
frontières étatiques, leur confèrent une reconnaissance politique
donc une légitimité internationale49. Cette amitié politique est
dřautant plus décisive que lřirrégulier doit inévitablement se
légitimer par référence au régulier, soit en se faisant reconnaître
par un régulier, soit en imposant une nouvelle régularité : Ŗl‟irré-
gularité à elle seule n‟est constitutive de rien, elle devient

48
Exemple des partisans de lřAlgérie française contre la politique du général
de Gaulle à partir de 1960.
49
Les OC doivent être reconnues ou soutenues par des Puissances régulières :
la résistance française lřétait par les Alliés en 1940-44, le Viet-minh par la
Chine populaire, le FLN par la Tunisie, lřOLP par les États arabes, la guérilla
afghane par le Pakistan, lřArabie Saoudite, lřÉgypte et les États-Unis, lřANC
par les États de la Ŗligne de frontŗ, etc.
56 Stratégique

simplement une illégalitéŗ50. En cas dřintervention militaire di-


recte aux côtés des partisans, éclate un conflit armé interétatique,
dans lequel les partisans ne sont plus que les auxiliaires de
lřarmée régulière intervenante. Les mouvements dénués ou privés
de soutien extérieur échouent51. Lřintervention étrangère joue un
rôle asymétrique selon quřelle se place aux côtés des partisans ou
aux côtés du gouvernement : elle confère une légitimation aux
premiers, à moins quřils nřapparaissent comme de simples Ŗorga-
nes de faitŗ de la Puissance étrangère ; elle tend à délégitimer le
second, si bien que lřintervention étrangère, même nécessaire
dans lřimmédiat, peut sřavérer contre-productive à terme52. En
effet, le nationalisme (lřaspiration à être gouvernée par des com-
patriotes) a pour conséquence quřaucune Puissance étrangère
(occidentale) nřa le pouvoir de doter un gouvernement local
(afro-asiatique) de la légitimité ; inversement, lřassociation dřun
gouvernement à une Puissance étrangère érode la légitimité de
celui-ci. Il importe que les forces étrangères donnent lřimpression
quřelles sont présentes à lřappel authentique et révocable du
gouvernement local53.

DU PARTISAN PATRIOTE AU PARTISAN


COMMUNISTE OU : DE L’HOSTILITÉ RÉELLE
À L’HOSTILITÉ ABSOLUE
La légitimation Ŗdémocratiqueŗ du Partisan paraît épouser
le Ŗprogrès de lřhistoireŗ. Elle aboutit, en fait, à une Ŗrégression
de la civilisationŗ, au sens où la guerre irrégulière, se déroulant

50
Théorie du partisan, ibid., p. 299.
51
Grèce 1949, Philippines 1952, Malaisie 1957, Kurdistan 1975, FARC,
Sentier Lumineux, UNITA, RENAMO, Algérie 1999, Khmers rouges, rébel-
lion irakienne... Quřen sera-t-il des talibans afghans ?
52
Dřoù la volonté américaine, hier ou aujourdřhui, de vietnamiser, dřirakiser
ou dřafghaniser... la contre-guérilla.
53
Une intervention étrangère sřexplique par le fait que le gouvernement local
nřest pas capable de vaincre une rébellion, cependant quřelle implique une
coopération entre lřÉtat assisté et lřÉtat assistant. De cette dépendance
coopérative résultent : dřinévitables querelles entre les deux types dřÉtats,
aggravées sřil existe une forte différence socio-culturelle entre eux, redoublées
par les querelles entre gouvernements et forces coalisés si lřassistance sřeffec-
tue dans le cadre dřune coalition ; une Ŗextranéisationŗ des affaires du pays,
éventuellement jusquřà la prise en charge, donc la mise sous tutelle, qui
alimente la propagande nationaliste de la rébellion.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 57

au sein de la population, ouvre une voie vers la Ŗguerre totaleŗ,


parallèlement à lřévolution discriminatoire de la belligérance54. À
cet égard, la légalisation de la guerre irrégulière : la résistance à
lřoccupation en 1949, les luttes anti-coloniales et anti-apartheid
en 1977, aboutissent, montre Schmitt, à une aporie. Le doctri-
naire du politique aimait le Partisan ; le juriste du jus publicum
europaeum dénonce le Partisan ! Pour échapper à la contradic-
tion, lřauteur de la Théorie du partisan entreprend à nouveau, en
retraçant la trajectoire du phénomène de Clausewitz à Lénine et à
Mao, de contre-distinguer les deux figures. Il entend montrer
quřelles ne sont pas animées par le même type dřhostilité et
quřelles ne livrent par conséquent pas le même type de guerre.

A) Le contraste entre la guerre régulière et la guerre


irrégulière La théorie et la pratique stratégiques au sens moderne
reposent sur le postulat que la force armée est monopolisée et
concentrée par lřÉtat, id est lřinstitution militaire, dont les
membres portent ostensiblement lřarme et lřuniforme. Lorsque
lřarmement (léger) est diffusé dans la population, ou que les
combattants sřy dissimulent, ou que chaque civil est un combat-
tant potentiel, il nřest plus possible à un belligérant de concentrer
lřeffort de guerre sur les forces adverses. Les partisans créent
ainsi un nouvel espace du conflit armé : la population civile elle-
même, bouleversant les conditions de la guerre sur terre55. Dans
la guerre irrégulière, il nřy a pas de front, à peine un théâtre : tout
le territoire et sa population sont susceptibles dřêtre visés, sinon
ravagés, par lřagitation dřun côté, le quadrillage de lřautre. De
plus, la guerre irrégulière renvoie toujours à une forme de guerre
civile : non seulement lřaffrontement entre les autorités et un ou
plusieurs mouvements, mais encore lřaffrontement entre fractions

54
Sur ce point, cf. le Nomos de la Terre, mais aussi Die Wendung zum
diskriminierenden Kriegsbegriff, Berlin, Duncker u. Humblot, 1988 (1938),
Das internationalrechtliche Verbrechen des Angriffskrieges und der
Grundsatz “Nullum crimen, nulla poena sine legeŗ, Berlin, Duncker u.
Humblot, 1994 (1945), ainsi que notre article : ŖLe concept de guerre en droit
international selon Carl Schmitt : la critique de lřévolution vers un concept
discriminatoire en jus ad bellumŗ, Etudes internationales, à paraître.
55
Le sens du régime des combattants en jus in bello est précisément de
rétablir la possibilité dřune stratégie au sens classique, en obligeant les
combattants irréguliers à se rendre visibles, distincts des civils inoffensifs, au
moins avant lřengagement armé, sřils veulent bénéficier du statut de combat-
tants légaux.
58 Stratégique

de la population, insurgés dřune part, loyalistes dřautre part56. Or,


la guerre civile et la Ŗguerre totaleŗ ont des traits communs : elles
abolissent les distinctions combattants/non-combattants ; elles
tendent à discriminer lřennemi au nom dřune idéologie et à exiger
sa capitulation ; elles impliquent la mise en place dřun pouvoir
dictatorial, pour réaliser lřeffort guerrier ou vaincre lřinsurrec-
tion. Dřautre part, il nřy a généralement pas, en temps de guerre
irrégulière, dřapplication du statut de prisonnier de guerre (PG),
puisquřil sřagit de retourner lřadversaire capturé ou, surtout,
dřobtenir des renseignements, y compris en appelant la popula-
tion à la délation. De toute façon, les combattants irréguliers
remplissent assez rarement les conditions pour être considérés
comme des combattants légaux ayant droit au statut de PG57.
Cřest en ce sens quřils se livrent à une belligérance Ŗrisquéeŗ,
non pas au sens du droit des assurances, soulignait Schmitt : le
partisan Ŗsait que l‟ennemi le rejettera hors des catégories du
droit... et il accepte de courir ce risque... Il n‟attend... ni justice
ni grâce. Il s‟est détourné de l‟hostilité conventionnelle de la
guerre... pour se transporter sur le plan d‟une hostilité diffé-
rente... dont l‟escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va
jusqu‟à l‟exterminationŗ58.

B. L’aporie de la légalisation de la guerre irrégulière


Parallèlement à la montée des luttes irrégulières, le jus in bello au
e
XX siècle a élargi les catégories de combattants de facto
susceptibles de prétendre au statut de combattants de jure (donc à
celui de PG en cas de capture ou de reddition, nřencourant pas de
responsabilité pénale, puisque leurs actes ne sont plus considérés
comme criminels). Des combattants irréguliers, id est des civils
insurgés, peuvent devenir des combattants légaux, à lřinstar des
combattants réguliers, id est des soldats. En 1963, Schmitt entre-

56
Il arrive fréquemment aussi que plusieurs mouvements insurgés se
disputent la représentation insurrectionnelle de la population.
57
En cas de capture ou de reddition, le combattant irrégulier illégal ne
bénéficiera ni du statut de PG (exempté dřinterrogatoire et de poursuite
pénale) ni du statut de civil interné (exempté de travail, de transfert dans un
autre pays que le sien, de rétention durant toute la durée des hostilités), il sera
assimilé à un détenu politique ou à un détenu de droit commun, bénéficiant des
dispositions du Ŗminimum humanitaireŗ de lřarticle 3 commun aux quatre
Convention de Genève de 1949 ou du Ŗnoyau indérogeableŗ du droit interna-
tional des droits de lřhomme.
58
Théorie du partisan, ibid., pp. 219, 240.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 59

prend de démontrer que cette légalisation de la guerre irrégulière


aboutit à la dissolution du jus in bello et du régime de lřoccupatio
bellica.
La guerre du jus publicum europaeum est un conflit armé
livré par des armées étatiques entre des ennemis étatiques Ŗqui se
respectent... dans la guerre en tant qu‟ennemis sans se discrimi-
ner mutuellement comme des criminels, de sorte que la conclu-
sion d‟une paix est... l‟issue normale... de la guerreŗ. Au regard
de cette régularité classique, le partisan ne peut être quřune figure
marginale, Ŗce qu‟il fut effectivement encore durant toute la
première guerre mondialeŗ59. De fait, les Allemands ne se heur-
tèrent pratiquement à aucune résistance armée en Belgique, dans
le nord de la France ou en Pologne russe, en 1914-1918. Mais la
conscription a transformé les guerres entre États en guerres entre
nations. En résultent des situations difficiles voire insolubles pour
le droit international, car les Ŗmilicesŗ, les Ŗcorps de volontairesŗ
ou la Ŗlevée en masseŗ, dont les membres ont droit au statut de
combattants légaux selon le Réglement de La Haye de 1907,
sapent la distinction des civils et des militaires. Qui est non
combattant à lřheure de la Ŗnation arméeŗ ? Parallèlement, la
Ŗmobilisation totaleŗ entraîne lřélargissement de la notion
dřobjectif militaire. Bref, la Ŗdémocratisationŗ et Ŗlřindustriali-
sation de la guerreŗ tendent à la Ŗtotalisation de la guerreŗ, donc à
la négation du jus in bello, même si celui-ci réaffirme norma-
tivement la distinction des combattants et des non-combattants,
des objectifs militaires et non-militaires. Dans ce contexte, la
guerre irrégulière surajoute des problèmes spécifiques.
À la suite de lřoccupation allemande, de la résistance à
cette occupation et des représailles allemandes, en 1940-44, de
longues et difficiles controverses juridiques se sont développées.
Les Conventions de Genève de 1949 assimilent la résistance à
lřoccupation à un conflit armé international, du moins si les mou-
vements de résistants et leurs membres remplissent les conditions
posées. Le régime de lřoccupatio bellica, dont traite la IVe Con-
vention relative à la protection des populations civiles, sřen
trouve rendu complètement contradictoire. Pour résumer, il est dit
que les agents publics et les particuliers doivent obéissance à
lřautorité militaire occupante, même si leur allégeance continue
dřaller à lřÉtat dont ils sont ressortissants, dřoù résulte le droit de

59
Ibid., p. 218.
60 Stratégique

résistance armée à lřoccupant ! La IVe Convention essaye de


trouver un compromis entre les intérêts de lřarmée occupante et
ceux de son adversaire : le résistant, cřest-à-dire le partisan.
Celui-ci trouble dangereusement lřordre en vigueur dans le terri-
toire occupé, Ŗnon seulement parce que le territoire situé à
l‟arrière du front... est son théâtre d‟opérations spécifique, où il
perturbe les transports et les (communications), mais encore du
fait qu‟il est plus ou moins soutenu et caché par la population de
ce territoireŗ60. Les partisans comptant sur la population, la
protection de cette dernière équivaut à une protection indirecte
des premiers. Mais, souligne Schmitt, la population ne doit pas
être protégée uniquement vis-à-vis de lřarmée dřoccupation, elle
doit lřêtre aussi vis-à-vis des partisans ! La IVe Convention con-
firme que lřautorité militaire occupante a le droit de prévenir et
de réprimer les actes hostiles. À cette fin, elle conserve la faculté
de réclamer le concours de la police et de la justice locales. Le
policier local se trouve ainsi placé au centre dřexigences péril-
leuses et contradictoires. Lřoccupant attend de lui lřobéissance
dans le maintien et le rétablissement de lřordre, cřest-à-dire la
lutte contre les résistants ; les autorités de lřÉtat dont il est le
ressortissant et lřagent exigent quřil garde son allégeance, et elles
lui demanderont des comptes à la fin des hostilités ; la population
dans laquelle il opère escompte de lui une solidarité qui peut
sřopposer à sa mission de police administrative ou judiciaire. Les
partisans et lřarmée qui les combat auront tôt fait de le précipiter
“dans le cycle infernal de leurs représailles et contre-repré-
saillesŗ61.
Le Réglement de La Haye de 1907 et les Conventions de
Genève de 1949 ont posé des conditions à la reconnaissance des
combattants irréguliers comme combattants légaux. Sřagissant
des mouvements de résistance, les conditions sont les suivantes :
lien avec une partie au conflit, organisation sous un commande-
ment responsable, signe distinctif fixe et visible à distance, port
ouvert des armes, respect des lois et coutumes de la guerre. Il est
alors facile de comprendre le caractère aporique de ces condi-
tions, eu égard à la nature même de la guerre des partisans.
Lřirrégularité des partisans se manifeste dans leur rébellion à
lřautorité et dans la pratique qui découle de cette rébellion : le fait

60
Ibid., p. 236.
61
Ibid., p. 238.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 61

de se fondre dans la population, de ne pas arborer de signes


distinctifs et de ne pas porter ouvertement les armes, de préférer
les actions perfides au combat loyal, de chercher à provoquer des
réactions disproportionnées de la part de lřarmée régulière en
espérant que la population se soulèvera. Comment pourraient-ils
renoncer aux méthodes de la guerre de partisans sans cesser
dřêtre des partisans et sans perdre les avantages que procurent ces
méthodes face à une armée régulière ? Dřautre part, la Ŗpartie au
conflitŗ peut être lřÉtat dont les résistants sont ressortissants ou
un État allié. LřÉtat dont ils sont ressortissants peut être
représenté : par le gouvernement légal demeurant sur la partie
libre du territoire national ; par le gouvernement légal réfugié sur
le territoire dřun État allié cobelligérant ; par une autorité
Ŗreprésentativeŗ qui se réfugie sur le territoire dřun État allié
cobelligérant et qui désire poursuivre la lutte bien que le
gouvernement légal ait signé un armistice (on aura reconnu le cas
français en 1940-44). La résistance à lřoccupation devient alors
guerre civile contre le gouvernement !
À cette énorme réserve près, les Conventions de Genève
représentent une grande œuvre humanitaire. ŖEn faisant preuve, à
l‟égard de l‟ennemi, non seulement d‟humanité mais encore de
justice au sens où il est reconnu, elles se maintiennent sur la base
du droit international classique et de sa tradition, sans lesquels
une telle œuvre d‟humanité ne serait guère possibleŗ. Mais le
fondement de ce droit classique procède du concept non discrimi-
natoire de guerre, avec ses distinctions entre guerre et paix,
belligérance et rébellion, militaires et civils, ennemi et criminel.
Or, Ŗles Conventions... ouvrent la porte à une forme de guerre
qui détruit sciemment ces distinctions nettesŗ. Du point de vue de
la thèse schmittienne de la liaison subordonnée du jus in bello au
jus ad bellum, lřévolution vers un concept discriminatoire de
belligérance sape à la base les tentatives de limitation des conflits
armés62. Cette limitation sřappuie en effet Ŗsur certains aspects

62
Dřaprès Schmitt, lřévolution discriminatoire du jus ad bellum ou sa
mutation en jus contra bellum précipite la ruine du jus in bello : comment
borner la violence entre ennemis ne se reconnaissant plus sur un même plan
juridique ? Comme le rappelle Henri Meyrowitz (Le Principe de l‟égalité des
belligérants devant le droit de la guerre, Paris, Pedone, 1970, pp. 2-6, 400-
401), cette doctrine de la liaison subordonnée du jus in bello au jus ad bellum
est démentie, selon le droit positif, par lřindifférence du jus in bello vis-à-vis
du jus ad bellum, donc relativisée par le principe de lřégalité des belligérants
62 Stratégique

qui, pour avoir été écartés par la Révolution française, ont été
réhabilités... dans le cadre de l‟œuvre de restauration du
Congrès de Vienne. Les notions de guerre limitée et d‟ennemi
juste que nous a léguées l‟époque monarchique ne peuvent être
légalisées au plan interétatique que si les États belligérants de
part et d‟autre y demeurent attachés à l‟intérieur aussi bien que
dans leurs relations réciproques, c‟est-à-dire quand leurs con-
cepts intra-étatiques et interétatiques de régularité et d‟irrégu-
larité, de légalité et d‟illégalité ont le même contenu ou... du
moins une structure à peu près homogène. Sinon, la normali-
sation interétatique, loin de promouvoir la paix, n‟aura d‟autre
résultat que de fournir des prétextes et des mots d‟ordre à des
mises en accusation réciproquesŗ63. Précisément, les concepts
classiques ne sont plus que des instruments tactiques mis au
service de la révolution mondiale.

C) De Clausewitz à Lénine Toute théorie de la guerre,


selon Schmitt, a pour objet dřidentifier lřhostilité qui lui donne
son sens et son caractère propre. Lřhostilité étant par rapport à la
guerre le concept premier, il sřensuit que la distinction des
différentes sortes dřhostilité précède la distinction des différentes
formes de guerre.
Le jus publicum europaeum avait limité lřhostilité en
distinguant lřennemi du criminel. Cřest précisément cela que la
guerre irrégulière semble remettre en question : en opposant leur
légitimité à la légalité en vigueur, les partisans disqualifient
politiquement les autorités ; quant à ces dernières, elles assimilent
les rebelles à des bandits (à des Ŗterroristesŗ, dirait-on de nos
jours). Le partisan est ainsi Ŗcelui qui exécute l‟arrêt de mort
prononcé contre le criminelŗ et celui qui risque aussi Ŗd‟être
traité comme un criminelŗ64. Les combattants irréguliers sont, en
effet, des combattants illégaux sřils ne respectent pas les condi-
tions conventionnelles, cependant quřen cas de guerre civile
(donc hors Ŗlevée en masseŗ, résistance à lřoccupation ou lutte

devant le jus in bello quelle que soit leur inégalité devant le jus ad bellum. Il
nřen reste pas moins quřexiste une contradiction entre un jus in bello qui, par
nature, promeut la limitation de la guerre et un jus ad bellum qui, par évolu-
tion, entend promouvoir la discrimination des belligérants. Si la guerre devient
un Ŗcrimeŗ, comment justifier sa régulation ?
63
Théorie du partisan, ibid., pp. 243, 248-249.
64
Ibid., p. 241.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 63

anti-coloniale ou anti-apartheid) les insurgés nřont la qualité de


combattants légaux que sřil y a reconnaissance de belligérance
par le gouvernement établi65. Le partisan patriote, de par son
caractère défensif et localisé, sřen tient cependant à une hostilité
politique, Ŗréelleŗ mais non Ŗabsolueŗ, alors que le partisan com-
muniste, de par son caractère révolutionnaire et mondialisé, déve-
loppe une hostilité idéologique, Ŗabsolueŗ. Or, le nationalisme de
libération a fini par tomber Ŗaux mains d‟une direction centrale...
supranationale qui apporte... son soutien, mais dans le seul inté-
rêt de ses propres objectifs de nature toute différente, visant une
agression mondialeŗ. Une guerre à but révolutionnaire : destruc-
tion de lřennemi de classe ou suppression du gouvernement
adverse, fait du partisan Ŗle personnage centralŗ de la belligé-
rance, et les soldats eux-mêmes, au cours dřune guerre idéolo-
gique, deviennent des partisans. ŖTelle est la logique d‟une
guerre à justa causa qui ne se reconnaît pas de justus hostisŗ66.
Au XXe siècle, la guerre des États tend donc à être rem-
placée par la guerre des Partis. Ainsi, la première guerre mon-
diale, commencée comme une guerre interétatique européenne
classique sřest terminée Ŗpar une guerre civile mondiale née de
l‟hostilité révolutionnaire de classeŗ67. Cřest à cette évolution
que sřintéresse Schmitt, qui néglige, par conséquent, dřune part,
la caractéristique des armées industrielles de masse dans la
montée aux extrêmes dřune guerre dřusure prolongée, dřautre
part, la lutte de la contre-révolution (fasciste) et de la révolution
(communiste) dans lřéclatement de la Ŗguerre civile internatio-
naleŗ. Dans les années 1920, il avait reconnu en Lénine le théori-
cien et le praticien de la dictature révolutionnaire68. En 1963, il

65
Cf. Victor Duculesco : ŖEffet de la reconnaissance de lřétat de belligérance
par des tiers, y compris les organisations internationales, sur le statut juridique
des conflits armés à caractère non internationalŗ, Revue générale de Droit
International Public, 1975, pp. 125-151 ; Djamchid Momtaz : ŖLe droit
international humanitaire applicable aux conflits armés non internationauxŗ,
RCADI, 2001, pp. 9-145.
66
Théorie du partisan, ibid., pp. 241, 288.
67
Ibid., p. 311.
68
Cf. La Dictature (1921), suivi de La Dictature du Président du Reich
d‟après l‟article 48 de la constitution de Weimar (1924), Paris, Seuil, 2000 ;
Parlementarisme et démocratie (recueil de six textes de Schmitt parus entre
1923 et 1931), Paris, Seuil, 1988, préf. P. Pasquino. Le noyau du léninisme est
constitué par le mythe de la révolution (la foi en la volonté politique), la
dictature éducative du Parti (le parti idéologique promet à ses membres le
64 Stratégique

sřintéresse au théoricien et au praticien de la guerre révolu-


tionnaire. Lřoriginalité du chef bolchevik est dřavoir continué
Clausewitz et dřavoir reconnu que la guerre, devenue guerre de
classes, devait prendre la place du suffrage universel et de la crise
économique dans la dialectique révolutionnaire. Marx et Engels
pensaient que Ŗla démocratie bourgeoise finirait, le suffrage
universel aidant, par procurer au prolétariat une majorité au
Parlement, réalisant de la sorte par des voies légales le passage
de l‟ordre social bourgeois à la société sans classesŗ. Ils
misaient donc sur la Ŗrévolution légaleŗ. Lénine, lui, discerne que
le recours à la violence est inévitable. Cřest pourquoi il érige le
partisan en figure centrale de “la guerre civile révolutionnaire du
communismeŗ69.
À cet égard, Schmitt attache une importance particulière au
Que faire ? de 1902 et à lřarticle : ŖLe combat de partisansŗ paru
en 1906 dans la revue russe Le Prolétaire. ŖLénine était un grand
familier et admirateur de Clausewitzŗ. Son analyse approfondie
du Vom Kriege et les commentaires quřil inscrit dans son cahier
de notes, la Tetradka, forment ainsi Ŗl‟un des documents les plus
grandioses de l‟histoire universelleŗ. Leur examen permet de
déduire Ŗla nouvelle théorie de la guerre absolue et de l‟hostilité
absolue qui commande l‟ère de la guerre révolutionnaire et les
méthodes de la guerre froideŗ. Dřaprès Schmitt, le chef bolche-
vik est convaincu Ŗque la distinction de l‟ami et de l‟ennemi est...
la démarche primaire et qu‟elle commande aussi bien la guerre
que la politiqueŗ. Il renverse les bornes à la belligérance que le
jus publicum europaeum avait fixées et que le Congrès de Vienne
avait restaurées. Pour lui, seule la guerre révolutionnaire est une
guerre véritable, parce quřelle naît dřune hostilité absolue, la
guerre interétatique limitée nřétant finalement, en comparaison,
quřune sorte de Ŗjeuŗ. Seule importe donc la question décisive :
existe-t-il un ennemi absolu et qui est-il concrètement ? Répon-

pouvoir absolu aux fins de contraindre les Ŗnon libresŗ à devenir Ŗlibresŗ), la
légitimation de la violence par la philosophie de lřhistoire (la marche du
progrès autorise lřavant-garde du prolétariat à user de la coercition contre les
ennemis du prolétariat et du progrès), la réduction de la complexité sociale à la
dualité ami-ennemi (la substitution du clivage prolétariat/bourgeoisie à la
pluralité réelle des classes). Poussé à son degré extrême par la nécessité
dialectique de la lutte, le rationalisme du marxisme sřest retourné en un
irrationalisme. Cf. aussi François Furet : Le Passé d‟une illusion. Essai sur
l‟idée communiste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy/R. Laffont, 1995.
69
Théorie du partisan, ibid., pp. 261, 287.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 65

se : cet ennemi, cřest le bourgeois, le capitaliste occidental et son


ordre social. Le partisan, fer de lance de la lutte des classes et
négation radicale de lřordre bourgeois, a précisément pour voca-
tion de mettre en œuvre lřhostilité absolue. Le but est la révo-
lution dans tous les pays du monde. Tous les moyens, légaux ou
illégaux, pacifiques ou violents, réguliers ou irréguliers, qui
servent ce but, sont bons et justes, suivant la conjoncture70.

D) De Lénine à Mao De Lénine à Mao Tsé-Toung, Ŗce


nouveau Clausewitzŗ, la nouvelle théorie de lřhostilité a poursui-
vi sa course. Dans la guerre contre lřAllemagne, Staline associa
la force de la résistance patriotique à la force de la révolution
communiste. ŖL‟association de ces puissances hétérogènes domi-
ne aujourd‟hui les luttes de partisans par toute la Terreŗ. Lřélé-
ment communiste a Ŗjusqu‟à présentŗ gardé lřavantage Ŗdu fait
de sa constance dans la poursuite de ses buts et de l‟appui qu‟il
trouve à Moscou ou à Pékinŗ. Le nouveau stade du phénomène
partisan nřa toutefois pas été inauguré par Staline, mais par Mao.
De 1927 à 1949, celui-ci a développé les méthodes de la guerre
subconventionnelle et quasi-conventionnelle contre le Kuo-min-
Tang et contre les Japonais, unifiant le parti communiste chinois
Ŗen un parti de paysans et de soldats dont le partisan était la
pièce maîtresseŗ71.
Dans ses écrits de 1936-1938, Mao développe de manière
systématique les concepts clausewitziens, mais avec le Ŗdegré de
totalitéŗ inhérent à la théorie et à la pratique de la révolution. Le
noyau de la doctrine maoïste, selon Schmitt, cřest lřidée de la
Ŗnation en armesŗ. Ce mot dřordre était précisément celui des
officiers prussiens qui organisèrent la lutte contre Napoléon. À
cette époque, les énergies patriotiques furent canalisées par
lřarmée régulière, et la guerre était considérée comme un état
exceptionnel distinct de lřétat normal quřétait la paix. Clausewitz
nřaurait pu mener jusquřà son terme la logique du partisan,
comme lřont fait les révolutionnaires professionnels. Ce sont les
communistes russes et chinois qui ont saisi la portée du chapitre
26 du livre 6 du Vom Kriege, consacré à lřarmement du peuple.

70
Ibid., p. 263. Sur la Leninskaya Tetradka et la pensée de Lénine sur la
guerre et la paix, cf. Berthold C. Friedl : Cahier de Lénine sur Clausewitz, in
Les Fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, Paris, Médicis,
1945, pp. 39-90.
71
Théorie du partisan, ibid., pp. 267, 268, 269.
66 Stratégique

La participation des masses brise les obstacles au déchaînement


de la guerre, qui prend une allure révolutionnaire. Voilà ce qui,
chez Clausewitz, fascine Lénine, qui écrit dans la Tetradka :
Ŗrapprochement avec le marxismeŗ. En 1813, dans le cadre de la
défense nationale, lřofficier prussien esquissait une doctrine
dřemploi de la guerre irrégulière, auxiliaire de la guerre régulière.
Cette doctrine réinterprétée par Lénine a été reprise par Mao, en
même temps quřil renouvelait le sens de la formule sur la guerre,
continuation de la politique. Dans la guerre civile prolongée, la
relation entre la politique et la guerre revêt une évidence accrue.
La guerre étant la poursuite de la politique, celle-ci inclut un
principe dřhostilité. La paix portant en elle la possibilité de la
guerre, elle porte donc également ce principe dřhostilité. Lřhosti-
lité est le concept déterminant. Celle-ci étant absolue, la politique
comme la guerre tendent vers lřabsolu. Victoire militaire et fin
politique étant confondues, lřanéantissement de lřennemi équi-
vaut à la prise du pouvoir pour la transformation sociale par le
Parti Communiste72.
Si Mao a précédé lřalliance stalinienne entre la résistance
patriotique et la révolution communiste et sřil a développé la
formule clausewitzienne bien au-delà de Lénine, cřest en raison
de la situation concrète qui était celle des communistes chinois.
ŖLa révolution de Mao a un meilleur fondement tellurique que
celle de Lénineŗ. Le partisan chinois unit les deux figures. Le
parti qui a pris le pouvoir en Russie en 1917 et celui qui y est
parvenu en Chine en 1949 sont deux groupes très différents, tant
du point de vue de leur structure interne que de Ŗleur relation au
pays et au peuple dont ils s‟emparèrentŗ. Dřoù vient le conflit
idéologique entre Moscou et Pékin ? Non pas de la querelle sur
Ŗlřauthenticitéŗ du marxisme professé par Mao, mais, selon
Schmitt, de la réalité différente du partisan chinois par rapport au
partisan russe. Les bolcheviks russes de 1917 étaient une minorité
urbaine dirigée par des intellectuels, dont la plupart avaient vécu
en exil à lřétranger. Les communistes chinois de 1949 ont
derrière eux plus de vingt ans de combats de partisans sur leur sol
national contre un ennemi intérieur : le Kuo-min-Tang, et exté-
rieur : lřoccupant japonais. La source profonde des divergences
Ŗidéologiquesŗ entre Soviétiques et Chinois provient de ce que
ces derniers prétendent développer un communisme, non pas

72
Cf. R. Aron, ibid., pp. 61-76, 97-116, 187-207.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 67

ouvrier et citadin, mais paysan et agraire, et quřils greffent la


théorie léniniste du parti dřavant-garde sur la paysannerie chinoi-
se et le nationalisme chinois. Divers types dřhostilité se sont ainsi
conjugués dans la lutte des partisans chinois pour aboutir à une
hostilité absolue : hostilité de race contre le colonialisme blanc,
hostilité nationale contre le Japon, hostilité de classe contre la
bourgeoisie. Tout cela sřest intensifié dans la réalité du combat.
Mao amalgame Ŗun ennemi mondial absolu, global et universel,
non localisé, l‟ennemi de classe du marxisme, avec un ennemi
réel, délimitable sur le terrain, l‟ennemi de la défensive chinoise
et asiatique contre le colonialisme capitalisteŗ. La théorie du
partisan devient ainsi “la clé de la découverte de la réalité politi-
queŗ : en lřoccurrence, elle permettrait de découvrir les raisons
profondes du conflit entre lřURSS et la RPC, celle-ci favorable
au pluriversum politique, celle-là à lřuniversum73.

LA “RÉPONSE” À LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE


(DE MAO À SALAN)
Carl Schmitt ne fait pas que se tourner vers son ennemi
communiste. Il se demande aussi comment sřopposer à la révo-
lution et à la guerre révolutionnaire. À cet égard, la phrase
centrale est la suivante : les écrits majeurs de Mao datent de
1936-1938, Ŗdans les années mêmes où l‟Espagne se dégage de
l‟emprise du communisme international par une guerre de libéra-
tion nationaleŗ74. Rappelons quřà lřorigine de la Théorie du par-
tisan, il y a deux conférences prononcées en mars 1962 au-delà
des Pyrénées. Cette localisation nřest pas indifférente, puisque le
juriste voyait dans lřEspagne de Franco la première nation qui ait
affronté et vaincu le communisme dans une Ŗguerre de libération
nationaleŗ, si bien que tous les peuples libres lui seraient rede-
vables75. On lřaura compris, il importe à Schmitt que le Ŗnationa-
lisme de libérationŗ ne soit plus coopté par le communisme, mais
quřil lui soit opposé : il le sera effectivement à la fin des années

73
Théorie du partisan, ibid., pp. 270, 271, 274.
74
Ibid., p. 268.
75
ŖDie Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltkriegŗ, Schmittiana II,
1990, pp. 11-30, p. 12 (trad. allemande de ŖEl Orden del Mundo despuès la
Segunda Guerra mundialŗ, Revista de Estudios Politicos, n° 122, mars-avril
1962, pp. 19-36).
68 Stratégique

1970, lorsque, par exemple, en Afghanistan, le communisme


verra se dresser un Ŗnationalisme de libérationŗ non plus laïc
mais religieux. Schmitt veut donc chercher et trouver une
Ŗréponseŗ à la guerre révolutionnaire. En 1963, au lendemain de
la guerre dřAlgérie, il se tourne vers la figure du général Salan.
Celui-ci, après Clausewitz, Lénine et Mao, est ainsi la quatrième
personnalité étudiée de manière substantielle dans lřouvrage. Le
général français, devenu lřun des chefs de lřOAS, a dévoilé un
conflit existentiel décisif : le conflit qui naît inévitablement
lorsquřun combattant régulier lutte contre un combattant
irrégulier. ŖIl faut opérer en partisan partout où il y a des
partisansŗ, disait Napoléon76. Cřest à ce défi quřont été confron-
tées la Wehrmacht en 1940-1944, puis lřarmée française en Indo-
chine et en Afrique du Nord, ultérieurement lřarmée américaine
au Viet-nam et lřarmée soviétique en Afghanistan... Dans sa lutte
contre le FLN et par son refus dřabandonner lřAlgérie, Salan
sřest transformé lui-même en partisan, jusquřà déclarer la guerre
civile à son propre gouvernement, sřarrogeant le droit de décider
lui-même qui était lřennemi réel. Cřest à cette Ŗrébellion
tragiqueŗ77 que sřintéresse Schmitt.

76
Théorie du partisan, ibid., p. 222.
77
Ibid., p. 303. Lřarrestation puis le procès du général Salan donnent égale-
ment lřoccasion à Schmitt dřévoquer Ŗle problème de la justice politiqueŗ,
problème qui est lancinant, chez lui, depuis Nuremberg. Lřaccusation porta sur
la tentative de putsch des généraux et sur les attentats de lřOAS. À lřouverture
de lřaudience, Salan assuma une responsabilité plénière, en tant que chef de
lřorganisation secrète. Il protesta contre la réduction du procès à la période
dřavril 1961 (putsch des officiers) à avril 1962 (arrestation du général), qui
revenait à estomper les mobiles véritables des membres de lřOAS et à
transformer un processus politico-historique en faits délictueux dřun Code
pénal. Après avoir dénoncé, à la fin de sa déclaration, la Ŗparole reniéeŗ et les
Ŗengagements trahisŗ, il garda le silence pendant toute la durée des débats.
Schmitt souligne cette volonté de garder le silence, qui fut aussi la sienne après
1945, volonté que le président du Haut Tribunal militaire respecta. Les propos
religieux de lřavocat général lors de son réquisitoire -non content dřinterpréter
le silence de lřaccusé comme de Ŗl‟orgueilŗ et comme un refus de se
Ŗrepentirŗ, il sřétait mis à parler en Ŗchrétien qui s‟adresse à un chrétienŗ pour
lui reprocher dřavoir repoussé la Ŗgrâce du Dieu miséricordieuxŗ et de sřêtre
voué à la “damnation éternelleŗ par son Ŗobstination irrémissibleŗ Ŕ permet-
tent à Schmitt de faire Ŗentrevoir les abîmes que cachent les subtilités et la
rhétorique d‟un procès politiqueŗ (ibid., pp. 279). Cf. aussi Yves-Frédéric
Jaffré, Les Tribunaux d‟exception, 1940-1962, Paris, Nouvelles Editions
Latines, 1962.
La théorie du partisan de Carl Schmitt 69

À partir de lřexpérience de la guerre dřIndochine, les offi-


ciers français entreprirent dřappliquer en Algérie une doctrine de
la contre-insurrection, de la contre-guérilla, de la contre-subver-
sion et de la contre-révolution. Salan, en tant que commandant en
chef à qui le gouvernement de la IVème République avait donné
les pleins pouvoirs, Ŗse trouva au coeur d‟une situation où
400 000 soldats français bien équipés se battaient contre 20 000
partisans algériens, avec ce résultat que la France renonça à sa
souveraineté sur l‟Algérieŗ78. Dans une telle situation, il tenta de
retourner les méthodes Ŕ clandestines, psychologiques et terro-
ristes Ŕ de la guerre de partisans, dřabord contre les partisans du
FLN et leurs sympathisants, ensuite contre le gouvernement de la
Vème République. La tentative échoua. Pourquoi ? Schmitt donne
trois raisons principales.

1) Les officiers français ne pouvaient se transformer en


partisans, car si le partisan peut devenir un combattant régulier en
sřengageant dans lřarmée dont il était lřauxiliaire, ou un combat-
tant quasi-régulier après structuration des forces irrégulières en
forces quasi-régulières, lřofficier de métier, lui, ne peut retourner
aux formes subconventionnelles de la belligérance. ŖOn peut
disparaître dans l‟ombre, mais transformer l‟ombre en un espace
stratégique d‟où partiront les attaques qui détruiront le lieu où
jusqu‟ici l‟imperium s‟est manifesté, qui démantèleront la vaste
scène de la vie publique officielle, voilà ce qu‟une intelligence
technocratique ne saurait organiserŗ.

2) Les partisans ont besoin dřune légitimation sřils veu-


lent éviter de rester ou, en lřoccurrence, de tomber dans lřillé-
galité pure et simple. Or, dans le cas de Salan, la légalité prouva
sa suprématie sur toute forme de légitimité. Le ministère public
au cours du procès devant le Haut Tribunal militaire ne cessa
dřinvoquer la Ŗsouveraineté de la loiŗ, à laquelle ne sauraient être
opposés aucun Ŗdroitŗ ni aucune distinction entre Ŗdroitŗ et Ŗloiŗ.
Salan en appela à la nation contre lřÉtat, à la légitimité contre la
légalité, comme de Gaulle en juin 1940. Mais, face à un chef
dřÉtat ayant la loi de son côté, il ne pouvait plus quřopposer une
illégalité à la légalité, Ŗposition désespérée pour un soldatŗ, car la

78
Théorie du partisan, ibid., p. 280.
70 Stratégique

loi reste Ŗle mode de fonctionnement irrésistible de toute armée


étatique moderneŗ79.

3) La seule chance de lřOAS était de trouver le soutien


dřun Ŗtiers intéresséŗ, pour contrebalancer son illégalité intérieure
par une légitimation internationale. Comme lřécrit Schmitt, le
partisan a un ennemi, mais il a aussi un ami, à savoir la Puissance
tierce qui le reconnait. La figure du partisan en général et celle de
Salan en particulier montrent que “la réalité centrale du politique
ne se ramène pas à la seule hostilité, (quř) elle est distinction de
l‟ami et de l‟ennemi et (quř) elle présuppose les deux, l‟ami et
l‟ennemiŗ80. Lorsquřil déclara la guerre civile, le général français
fit en réalité Ŗune double déclaration d‟hostilité : face au front
algérien, la poursuite de la guerre régulière et irrégulière ; face
au gouvernement français, l‟ouverture d‟hostilités civiles illé-
gales et irrégulièresŗ. Cette double déclaration dévoile la situa-
tion sans issue du général. ŖToute guerre sur deux fronts amène à
se demander lequel est l‟ennemi réel. N‟est-ce pas un signe de
déchirement intérieur d‟avoir plus d‟un seul ennemi réel ?
L‟ennemi est la figure de notre propre question. Si notre person-
nalité est définie sans équivoque, d‟où vient alors la dualité des
ennemis ?ŗ. Pour Salan, le partisan algérien était lřennemi. Mais
dans son dos, un ennemi plus dangereux surgit : Ŗson propre
gouvernement, son propre chef, son propre frère ; dans ses frères
de la veille, il découvrit soudain un ennemi nouveauŗ. Tel est le
noyau du drame81. La situation du chef de lřOAS était déses-
pérée, car il nřavait aucun ami. Il était à lřintérieur un hors la loi.
Il nřavait à lřextérieur aucun soutien. Pire, il se heurtait au front
compact de lřanticolonialisme.

Lřattention quřaccorde Schmitt au cas de lřAlgérie fran-


çaise révèle quelques éléments saillants de la contre-guerre irré-
gulière. Pour lřemporter, id est pour Ŗpacifierŗ, les forces régu-
lières doivent intégrer le volet militaire et le volet politique, tout
en répliquant vis-à-vis des tiers82. Concrètement, la contre-guerre

79
Ibid., pp. 297, 299, 300.
80
Observons toutefois que Schmitt a accordé, tout au long de son œuvre,
beaucoup plus dřattention à lřennemi quřà lřami.
81
Théorie du partisan, ibid., pp. 300, 301, 307.
82
Réclamer lřextradition des partisans réfugiés à lřétranger, superviser lřaide
humanitaire, empêcher les trafics et les transferts dřarmes ou de fonds, couper
La théorie du partisan de Carl Schmitt 71

irrégulière oblige lřarmée, appelée en renfort de la police ou de la


gendarmerie, à remplir des tâches, non seulement militaires, mais
administratives et judiciaires, à grande échelle. Par conséquent, si
les partisans vont du politique au militaire, les soldats vont du
militaire au politique. Les forces régulières doivent évidemment
se livrer à des activités de préparation au combat et de combat
visant à localiser, encercler et détruire les insurgés, en infiltrant
ou en saturant une zone, quřil sřagira ensuite de conserver. Ces
activités impliquent dřadapter les personnels, les matériels et les
logistiques, mais aussi des tactiques et des principes conçus pour
des conflits armés conventionnels. L‟armée doit se démoderniser
et se politiser : voilà au fond ce quřindiquait Schmitt.

1) Il importe, dřune part, dřalléger les soldats afin quřils


renouent avec les vertus de la frugalité et de la rusticité, dřautre
part, de moduler les règles dřouverture du feu dans le sens de la
retenue. Dans la plus grande mesure du possible, seuls les parti-
sans doivent être ciblés, non pas les groupes au nom desquels ils
disent agir, sous peine dřidentifier ceux-ci à ceux-là. Or, le souci
de limiter les pertes conduit les forces régulières (occidentales) à
lourdement sřéquiper, donc à perdre furtivité et mobilité ; à éviter
les contacts avec la population locale (dans laquelle se dissimu-
lent les partisans), donc à renoncer à la séduire ou à la connaître ;
à privilégier les tirs à distance de sécurité, donc à élever la
probabilité de dommages collatéraux, à moins dřutiliser des
armes de haute précision ou des armes non létales.

2) Le caractère Ŗapolitiqueŗ du soldat nřa plus de raison


dřêtre, puisquřil a pour devoir de gagner le soutien de la popu-
lation au gouvernement. Le soldat devient ou doit devenir, lui
aussi, un partisan : un partisan gouvernemental en cas de guerre
civile. Face au partisan animé par une cause, le soldat doit lui
aussi sřarmer dřune cause, qui lui permette à la fois de soutenir
son moral et dřattirer, localement, le maximum de soutiens (à
agréger) et le minimum dřopposants (à désagréger).

les partisans de leur logistique ou de leurs sanctuaires extérieurs sinon attaquer


ces derniers, retourner la Puissance voisine.
La guerre irrégulière
dans le monde grec antique
Jean-Nicolas CORVISIER

řil est vrai que lřexpression Ŗguerre irrégulièreŗ a un

S sens, et notamment un sens juridique aux périodes


moderne et contemporaine, elle apparaît plus difficile
à appliquer au monde particulier de lřAntiquité qui, par certains
aspects, joue un rôle fondateur pour la pensée moderne, mais
dont, paradoxalement, les formes et les outils conceptuels ne
cadrent pas nécessairement avec les nôtres. Ainsi, lřexpression,
sinon le concept de guerre irrégulière nřexiste pas dans lřantiquité
grecque. Dřabord, parce que la notion dřirrégularité se présente
autrement que dans notre monde, beaucoup plus proche des
notions de disproportion, dřabsence de mesure, de désordre ou
dřillégalité1. Ensuite, parce que lřidée de guerre irrégulière nřest
pas attestée en elle-même. Ainsi, lorsquřun savant comme V. Ilari
relève les formes de guerre présentes dans le monde grec, il ne
trouve, ni en droit ni en fait, de guerre irrégulière parmi les six

1
Les termes qui se rapprochent de notre notion dřirrégularité sont
arrythmos, qui ne suit pas le bon rythme, ; la bonne mesure ; asymmetros,
asymétrique à la vue et donc disproportionné ; ataktos, qui nřest pas en ordre
de bataille, dřoù indiscipliné, désordonné, terme dont le sens militaire nřest pas
de notre propos et dont le sens dřirégularité est dřordre médical (pouls
irrégulier) ; anômalos, plein dřaspérités dřoù irrégulier ; enfin anomos, sans
lois plutôt que Ŗqui va contre les loisŗ, dřoù en sens second seulement, illégal.
Si la violence dřune armée de monstres peut être sans lois (anomon, cf.
Sophocle, Trachiniennes, 1066) ou même si le déchaînement de violence dû à
la guerre peut être qualifié, moralement parlant, dřanomos (Thucydide, III,
67), il ne sřen suit pas que la forme de guerre soit irrégulière.
74 Stratégique

formes de guerre qui y sont envisageables2. On aura, en revanche,


les expressions de polemon adikon, guerre injuste (et pas seule-
ment au point de vue moral) ou de polemon akeryktos, guerre non
signifiée, non déclarée (et par conséquent illégale). Lřexistence
de ces expressions prouve la réalité de la notion de guerre irré-
gulière dans le monde grec, même si elle est conçue autrement
que chez nous, et sa matérialité apparaît en filigrane dans les
sources.
Ainsi, avant toute étude dřensemble, il convient donc de
réaliser une grille de lecture. Le but du présent article est de
baliser lřensemble du terrain, le travail devant être complété par
des recherches ultérieures.

LA GUERRE IRRÉGULIÈRE EST-ELLE LA GUERRE


ILLÉGALE ?
Dans le monde grec, lřétat de guerre est déterminé à la fois
juridiquement et religieusement. Seul le corps des citoyens peut
décider de la paix et de la guerre et seule la guerre déclarée et
motivée est acceptable par les dieux, règle dont la non obser-
vance peut entraîner les plus grands malheurs pour toute la
communauté civique. Même si on la tenait pour immorale, la
guerre non déclarée, non signifiée par un héraut (akeryktos), a été
pratiquée par tous dès lřépoque archaïque : première guerre de
Messénie au milieu du VIIIe siècle3 ou expédition des Eginètes
contre Athènes après 506, qui paraît avoir été décidée tellement
rapidement quřon nřa pas pris le temps de signifier la guerre4. Un
certain nombre de conflits akeryktoi, c'est-à-dire de fait, sont

2
V. Ilari, Guerra e Diritto nel mondo Antico I, Rome, 1980, pp. 46-48.
3
Pausanias, IV, 5, 8-9. Lřopération contre les Messéniens fut menée dans le
secret et de nuit. Le texte traduit bien lřhostilité du Périégète à de telles
pratiques.
4
Hérodote, V, 81 : après la quatrième et dernière expédition spartiate à
Athènes, en 506, qui avait échoué lamentablement, les Athéniens sřétaient
retournés contre les Chalcidiens et les Béotiens, alliés des Péloponnésiens et
les avaient défaits. Pleins de rancune, les Béotiens reprirent la guerre peu
après, mais, en se fondant sur une interprétation surprenante dřun oracle de
Delphes, excitèrent les Eginètes et les poussèrent à attaquer les Athéniens,
alors occupés aux frontières de la Béotie. Les Eginètes lancèrent leurs bateaux
de guerre contre le port du Phalère et ravagèrent de nombreux dèmes côtiers,
sans déclaration de guerre préalable. Ce fut le début dřun engrenage qui
déboucha sur la conquête dřEgine par les Athéniens.
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 75

également cités par les sources classiques, mais sans aucune pré-
cision, ce qui nřest probablement pas un hasard5. Lřépoque hellé-
nistique connaît aussi des guerres sans déclaration préalable, dans
la réalité (attaque de Mésambria contre Istros) ou dans le roman6.
Faut-il pour autant considérer toute guerre akeryktos
comme illégale et comme irrégulière ? Ce nřest pas certain : dans
une certaine mesure, le Grec Ancien se considère en permanence
menacé par le conflit akeryktos que peuvent lui infliger les autres
Cités ? Cřétait le cas à la période archaïque, mais même à lřépo-
que où sřest mis en place un droit international, cette mentalité
subsiste, comme le montre le témoignage platonicien7. Mais une
guerre sans déclaration peut être légitimée par un acte de lřadver-
saire jugé inexpiable pour des raisons religieuses. Ainsi, cřest
parce que les Athéniens leur imputaient la mort de leur héraut
Anthémocritos, venu leur reprocher dřavoir cultivé indûment le
territoire sacré dřEleusis, que fut pris le fameux décret Mégarien
par lequel il y aurait une haine akeryktos entre les deux Cités,
permettant donc une guerre sans déclaration, négociations ou
trêves8.
On notera en outre que la guerre sans déclaration préala-
ble se confond souvent avec la razzia ou la piraterie, qui, jusquřà
la période hellénistique comprise, nřétaient considérées comme
pleinement illicites que si elles sřappliquaient à ses propres
concitoyens. Dans le monde homérique, elles se confondent avec
la guerre et, par la suite, elles sont ouvertement critiquées, mais

5
Cf. par exemple, à lřépoque de Leuctres, un conflit entre Thessaliens et
Phocidiens connu par Xénophon, Helléniques, VI, 4, 21 et 27. Il se peut
toutefois que nous soyons en présence dřune guerre rituelle, comme en ont été
évoquées quelques-unes plus haut.
6
Les Mésambriens ont attaqué les Istriens sans prévenir, ce qui leur a permis
de causer de grands dommages et dřoccuper une forteresse, dřoù une demande
dřaide à Apollonie du Pont, cf. D. M. Pippidi et E. M. Popescu, ŖLes relations
dřIstros et dřApollonie du Pont à lřépoque hellénistique, A propos dřune
inscription inéditeŗ, Dacia, N.S., 1959, pp. 235-258, sur quoi J. et L. Robert,
Bull., 1961, 419, pp. 285-299. Lřexpression utilisée est polemon anepaggel-
ton : guerre qui nřa pas été annoncée. Longus, Daphnis et Chloé, II, 19 ; ici,
cřest une décision de lřassemblée des citoyens de Méthymna dřouvrir des
hostilités immédiates (akeryktos) contre Mitylène, par mesure de rétorsion.
7
Cf. lřopinion de Clinias au début des Lois (626 a).
8
Lřexpression akeryktos echthros était, selon Plutarque (Périclès, 30, 3),
inscrite dans le décret de Charinos. Ce nřest pas notre propos de prendre parti
dans la difficile question du rôle du décret Mégarien comme cause de la guerre
du Péloponnèse ni de la bonne ou mauvaise foi des protagonistes à ce sujet !
76 Stratégique

pratiquées par tous et ne sont pas tenues pour immorales dans la


mesure où ceux qui les pratiquent courent des risques. Cette
incapacité à distinguer pleinement lřaction militaire de lřaction
crapuleuse est même perceptible dans la langue : le verbe lêsteuô
est utilisé indifféremment pour la piraterie, la course ou même, à
lřimage de Thucydide ou de Xénophon, pour la razzia effectuée
en temps de guerre par des troupes régulières9. A lřinverse, la
lutte contre la piraterie met en jeu la flotte et parfois les troupes
terrestres, dans des expéditions qui ne nécessitent pas une décla-
ration de guerre, même si elles étaient justifiées par une décision
de principe dřune instance internationale. Alors, la guerre est
régulière, même si elle nřest pas signifiée. Cřest ainsi que les
pirates Dolopes installés dans lřîle de Scyros furent condamnés
par les Amphictions … et que cřest à leur appel que Cimon inter-
vint à Scyros, mit la main sur la ville qui fut ensuite colonisée par
des Athéniens, mais chassa ensuite les pirates de lřîle10.
On le voit, toute guerre akeryktos nřest pas nécessaire-
ment irrégulière. Il convient donc de se poser la question autre-
ment : si la guerre est irrégulière, cřest par rapport à quoi ?

LES RÉFÉRENTS DE LA GUERRE IRRÉGULIÈRE.


Dans le monde grec, il existe des règles non écrites mais
admises par tous, ce quřon qualifie ordinairement de nomima. Ce
terme quřon rapprochera bien évidemment de nomos, a valeur à

9
Homère, Odyssée, I, 398, III, 73, 106, IX, 252. Thucydide, IV, 45 ;
Xénophon, Helléniques, I, 5, 21 ; Platon, Lois, VII, 823 d, Aristote, Politique,
I, 1256 a et b. Sur la piraterie, voir encore H. Ormerod, Piracy in the Ancient
Wold, Londres, 1924, E. Ziebarth, Beiträge zur Geschichte des Seeraubs und
Seehandel im alten Grieschland, Hambourg 1929, et, sur un aspect réduit mais
important, P. Brulé, La Piraterie crétoise hellénistique, Besançon, 1978 et H.
J. Dell, The Origin and Nature of Illyrian Piracy. Plus récemment, P. de
Souza, Piracy in Greco-Roman World, Cambridge, 1999. C. Ferone, Lesteia,
Formi di predazione nell‟Egeo in età classica, Naples, 1997. Encore plus
récemment mais plus brièvement, J.-N. Corvisier, Les Grecs et la mer, Paris,
2008, pp. 321-335, qui permet de la replacer dans un contexte plus large.
10
Plutarque, Cimon, 8, 3. Cřest parce que les citoyens de la ville de Scyros
refusaient dřindemniser les victimes des pirates Dolopes en ordonnant à ceux-
ci de rendre les biens volés que, craignant des représailles, ils firent appel à
Athènes. Celle-ci, utilisant la double justification de la condamnation des
Amphictions et de lřappel à lřaide des pirates, travailla pour son propre compte
en sřinstallant dans lřîle.
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 77

la fois vis-à-vis des dieux et vis-à-vis des hommes. Peut-il être


une référence concernant la régularité des conflits ?

La religion, le droit, l’usage


Si la guerre est irrégulière, ce peut être parce quřelle ne
répond pas aux critères normaux en matière religieuse. Ainsi, la
profanation ou la violation de lřindépendance dřun sanctuaire,
voire même de ses biens, les violences faites aux personnes
protégées par les usages religieux (hérauts, ambassadeurs,
théores, théarodauques et pélerins, technites de Dionysos11), sont
tenus pour impies et hors de toutes les règles. On les considère
sans mal comme des casus belli, dřailleurs en remontant parfois
loin dans le temps. Il est clair que ce sont des prétextes, mais
quřon éprouve le besoin de les prendre est révélateur12. Mais le
cas des Ŗguerres sacréesŗ (lřexpression est moderne) prouve la
réalité du fait. A ne prendre que le cas de lřamphictionie delphi-
que, cřest pour avoir voulu mettre la main sur le sanctuaire et ses
finances que les Kyrrhéens/Criséens furent anéantis et que leur
territoire fut consacré au dieu (1ère guerre sacrée), de même que
cřest pour avoir violé cet interdit que les Phocidiens furent con-
damnés à lřamende, ce qui les conduisit, par une escalade
malheureuse, à saisir le sanctuaire, à encourir la condamnation
des amphictions et à faire face à leur coalition jusquřà leur
défaite, une lourde amende, lřéclatement de leur cité et la disper-
sion de leurs habitants en villages (3e guerre sacrée). Leur guerre
peut, selon nos critères modernes, être qualifiée dřirrégulière.
La guerre peut aussi être jugée irrégulière vis à vis du droit.
Ne pas respecter la neutralité comme le firent les Athéniens à
propos de Mélos13, rompre une trêve ou un traité de paix avant le

11
Cette liste ne se complète réellement quřau IVe siècle. La présence des
ambassadeurs a notamment été discutée (malgré le cas, peut-être anachroni-
que, des ambassadeurs Perses dřavant 490, maltraités à Sparte et tués à
Athènes).
12
Dans bien des cas, il est vrai, il sřagit de se donner les apparences dřune
guerre juste, ce qui nřest pas tout à fait une guerre régulière. Sur ces prétextes,
F. Jouan, ŖComment partir en guerre en Grèce antique en ayant les dieux pour
soi ?ŗ, Revue de la Soc. E. Renan (Paris Collège de France), 40, 1990-1991,
pp. 25-42.
13
Cité neutre depuis le début du conflit, Mélos, quoique insulaire, refusait
lřalliance athénienne. En 426, les Athéniens envoyèrent 60 navires et 2 000
hoplites qui ravagèrent son territoire sans obtenir leur soumission ; en 416 à
78 Stratégique

moment prévu, fait auquel les Grecs étaient très sensibles14,


rendra les opérations de guerre irrégulières, de même évidem-
ment que rompre un arbitrage ou une paix commune15. On notera
toutefois que le droit dřépimachia (aide à un allié, même contre
celui avec lequel vous avez, ultérieurement à cette alliance, juré
une paix) peut être utilisé pour justifier un conflit qui, sinon,
serait irrégulier.
En fait, on le voit, cřest plus en fonction des usages que de
la religion ou du droit formel que la guerre est ou non perçue
comme irrégulière. Une guerre est pleinement régulière si elle a
lieu contre une agression, pour aider un allié, défendre un
sanctuaire. Il est admis quřelle le soit pour venger une injure
grave (attaque contre des personnes protégées, non respect des
suppliants) ou pour sanctionner un non respect des clauses dřune
paix, même si on nřutilise pas les procédures dřarbitrage16. Au-
delà, il y a toute une gradation quřon ne peut reconstituer que par
lřanalyse des causes de guerre invoquées et des défenses plus ou
moins embarrassées que donne lřadversaire ; c'est-à-dire que
nous devons passer par un double prisme déformant : celui des
conceptions morales et de lřinformation de lřhistorien antique qui
est notre source, et celui de notre propre réaction face aux
sources, même sřil est clair que lřintervention dans une stasis ou
lřattaque dřun sanctuaire sont les choses les plus scandaleuses, ce

nouveau, les Athéniens envoyèrent 36 navires et près de 3 000 hommes,


tentèrent de justifier auprès des Méliens leur intrusion et leur droit à lřimpé-
rialisme, leur refusant la prérogative de rester neutres (le fameux Ŗdialogue de
Mélosŗ) et, pour finir, mirent le siège devant la ville quřils prirent un an après :
les hommes furent mis à mort, les femmes et enfants réduits en esclavage
(Thucydide, II, 9, III, 91. V, 84, 114, 116).
14
Les alliances et les paix ont été, jusquřau IVe siècle, conclues pour une
certaine durée de temps et non es to aei. Ils faisaient très attention à ces
durées. Un exemple suffira à sřen convaincre : lorsque les Spartiates concluent
la paix de Nicias, lřun des grands motifs quřils ont pour lřaccepter est quřils
savent que la paix avec Argos va arriver à échéance et quřils peuvent
sřattendre à un conflit qui serait, lui, régulier.
15
On sait que, dans la paix commune de la ligue de Corinthe, une clause
interdisait aux Cités contractantes de faire la guerre à la Macédoine, ce qui
explique lřimportance des mesures prises par Antipater après lřéchec de la
révolte grecque (guerre lamiaque) : le conflit était, juridiquement, irrégulier.
16
Cf. J.-N. Corvisier, ŖFaire et maintenir la paix à lřépoque classiqueŗ, dans
(éd.) I. Clauzel, Il n‟est trésor que de paix, Boulogne-sur-Mer, 2007, pp. 11-
38, où lřon trouvera les références, notamment aux textes sur lřarbitrage.
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 79

qui justifie contre ceux qui sřen rendent coupables lřemploi de


moyens irréguliers.

La guerre par des moyens irréguliers


Dans la conscience des Grecs, il y a une certaine cons-
cience de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas durant les
conflits. On peut en faire la liste des interdits comme suit : ne pas
utiliser des armes interdites ; ne pas empoisonner les eaux ; ne
pas priver dřeau une Cité ; ne pas utiliser la tromperie ; ne pas
chercher à détruire lřadversaire sur le champ de bataille et encore
moins sa Cité ; empêcher lřadversaire de reprendre ses morts
pour les laisser sans sépulture ; ne pas tuer les prisonniers.
Toutefois, si ces pratiques sont réprouvées, elles sont loin
dřêtre inconnues. Certaines ont même fini par se banaliser avec le
temps. Ainsi lřarc et, de façon plus générale, les armes de jet,
étaient des armes interdites au début de lřarchaïsme (en tout cas
jugées contraires à lřidéal hoplitique)17. Mais, dès la fin de lřar-
chaïsme, lřarc est dřusage normal et lřépoque classique voit le
retour de la fronde et du javelot. En revanche, lřinterdit sur em-
poisonnement des eaux est beaucoup plus respecté puisque les
cas correspondants sont liés au châtiment des impies dans une
guerre sacrée, cas dans lequel le fameux serment amphictionique
peut être renversé18, ce qui nřempêche quřon puisse utiliser lřeau
pour abattre une Cité, soit en la détournant, soit en la dirigeant
sur ses remparts afin dřen saper les fondations19. La tromperie
était, a priori, réprouvée, mais lřusage des ruses de guerre est de
toute époque et se répand progressivement : statistiquement, à

17
Polybe, apud Strabon, 10, 1, 12 (C 448).
18
Ce serment, qui nous est connu par Eschine (Ambassade, 115), prévoit de
ne pas détruire une Cité de la ligue amphictionique, de ne pas intercepter les
eaux qui les arrosent et de combattre tous ceux qui violent le sanctuaire et
pillent les biens du dieu. La difficulté de ce serment est double : dřune part, il
nřest attesté quřau IVe siècle et on a pu le tenir pour apocryphe ; dřautre part,
quelle valeur a-t-il hors de lřamphictionie ?
19
Xénophon, Helléniques, V, 2, 4-5, à propos de Mantinée : en comblant le
lit du fleuve qui traverse la ville, non seulement le roi spartiate Agésipolis la
privait partiellement de son eau, mais détrempait les briques de lřassise
inférieure de la muraille. Comme les briques étaient crues, on devine aisément
la suite…
80 Stratégique

partir du recueil de Polyen, la part du IVe siècle est écrasante20.


Une étude fine montre à la fois une escalade dans les types de
tromperie jusquřà la fin de la guerre du Péloponnèse qui ne se
poursuit pas ultérieurement, et combien ils ont perdu leur carac-
tère occasionnel jusquřà avoir une place normale dans la tactique
à partir du IVe siècle, époque où dřailleurs sont rédigés les
premiers écrits théoriques à lřusage des généraux.
Le problème des morts sur le champ de bataille demande à
être nuancé. Normalement, la règle est, après le combat, de
laisser le vaincu revenir et reprendre ses morts. Des cas existent
où cette règle morale nřest pas respectée. On en citera seulement
deux : celui des Athéniens après lřaffaire de Délion, auxquels les
Béotiens refusèrent de rendre les corps parce quřils avaient violé
un sanctuaire21, et celui des Ambraciotes, tellement démoralisés
en apprenant lřampleur de leur défaite, quřils ne songèrent pas à
réclamer leurs morts22. On notera que, dans le premier cas, le
motif invoqué pour le refus est la non régularité du combat, et
que le conflit, dans le second cas, est aux limites de la régularité.
Quant au respect des prisonniers, la guerre du Péloponnèse vit
des violations anormales. Pensons simplement à lřattitude des

20
Rappelons que les recueils de stratagèmes sont tous tardifs, même sřils
présentent un relevé de cas depuis Ŗles originesŗ, établi bien évidemment en
fonction des impératifs de leur époque. Les chiffres sont les suivants :
ŖPériode Héroïqueŗ : 8 généraux, 8 stratagèmes retenus ; VIIIe- VIIe siècles : 6
généraux pour 7 stratagèmes ; vie : 15/25 ; Ve : 36/80 ; IVe : 78/288 ; période
Hellénistique : 40/136. Pour leur établissement, J.-N. Corvisier, ŖLes
stratagèmes de Polyen, Philippe II et Chéronéeŗ, sous presse dans Revue
d‟Etudes Militaires Anciennes, 4. Pour les textes, P. Krentz et E. Wheeler,
Polyaenus, Stratagems of war, Chicago (Ill.), Ares Publ., 1994, 1091 p. en 2
vol. et P. Laederich, Frontin, Stratagèmes, ISC-Economica, 1999. Principales
études : Wheeler (E. L.), Stratagem and the vocabulary of military trickery,
Leiden, Brill, 1988, 124 p. (Mnemosyne Suppl. 108). Voir aussi à ce sujet
lřintroduction de P. Laederich à sa traduction des Stratagèmes de Frontin,
pp. 5-45. Sur un sujet voisin, une étude de lřapatè, la tromperie, a été tentée
par P. Krentz, ŖDeception in archaic and classical Greek warfareŗ, p.167-200
avec notamment un catalogue pp. 183-199, intéressante mais brève étude qui
ne peut épuiser le sujet et ne dispense pas de revenir aussi à K. W. Pritchett,
The Greek State at War, Berkeley-Los Angeles, II, 1974, ch. 8 ŖSurprise
Attacksŗ, pp. 156-176 et ch. 9 ŖAmbuscadesŗ, pp. 177-189.
21
Thucydide, IV, 97-99. Les Athéniens, pressés par lřennemi, avaient pénétré
dans ce sanctuaire, lřavaient mis en défense et y avaient consommé l‟eau d‟une
source à laquelle les Béotiens ne touchaient pas. Sacrilège ou obligation
physique irréfragable ? Cřest sur ce point que porta la polémique.
22
Thucydide, III, 113, 5.
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 81

Péloponnésiens après Aigos Potamos qui, en excipant de ce que


les Athéniens auraient jeté à la mer lřéquipage de deux trières,
acte perçu comme sacrilège, auraient massacré les prisonniers
athéniens23. Il va de soi que le châtiment des sacrilèges, et pas
seulement dans une guerre sacrée, apparaît, lui, comme régulier24.
La destruction des Cités était normalement réprouvée.
Elle paraît rare jusquřau milieu du Ve siècle. On sait combien la
destruction de Sybaris par Crotone fut un coup de tonnerre dans
le monde grec. Un paroxysme fut trouvé dans la guerre du
Péloponnèse. De Platées à Mélos, ce sont de nombreuses Cités
qui disparurent, même sřil convient de nuancer la réalité du
phénomène : une ville disparue en tant que Cité ne disparaît pas
nécessairement en tant quřhabitat25. En revanche, la volonté de ne
pas détruire lřadversaire sur le champ de bataille paraît avoir été
bien respectée, peut-être non parce quřelle était contraire à lřidéal
hoplitique, mais pour des raisons fonctionnelles : tant que la
guerre était faite par des amateurs porteurs dřun armement lourd
et quřil y avait peu de cavalerie, une poursuite visant à la des-
truction de lřadversaire sřavérait difficile. Il nřempêche, lřidéal
hoplitique vaut régularité de la guerre, dont lřaspect culturel a
souvent primé dans le monde grec sur lřaspect militaire.

23
Pausanias, IX, 32, 9. En général, voir P. Ducrey, Le Traitement des pri-
sonniers de guerre dans la Grèce antique, Paris, 1968.
24
Cf. la façon dont le général phocidien appliqua le supplice des sacrilèges
aux prisonniers locriens en les faisant jeter dans un précipice en représailles du
refus locrien de rendre leurs corps aux Phocidiens sous prétexte quřils étaient
sous le coup de la sanction amphictionique. Philippe II laissa se noyer les
prisonniers phocidiens (Diodore, XVI, 25 et 28 ; 35). Un autre châtiment est la
crucifixion ; cf. P. Ducrey, op. cit., pp. 208-215).
25
Sur les 90 cas connus, la répartition privilégie la période classique (VIIIe
siècle : 1 cas ; VIe siècle : 5 ; 1ère moitié Ve : 14 ; 2e moitié (c'est-à-dire la
guerre du Péloponnèse) : 20 cas ; 1ère moitié IVe siècle : 11 ; 2e moitié : 10 ; 1ère
moitié IIIe siècle : 10 ; 2e moitié : 12 ; 1ère moitié IIe siècle : 7. Mais, dřaprès les
textes, la refondation est, en général, rapide et la destruction totale et non en
tant que Cité nřest confirmée par lřarchéologie que dans environ 10% des cas.
Pour lřétablissement de ces données, J.-N. Corvisier, ŖContinuité et disconti-
nuité dans les tissus urbains grecsŗ, dans J.-N. Corvisier et M. Bellancourt-
Valdher (éd.), La Démographie historique antique, Actes du Ier colloque
International de Démographie Historique Antique Arras 22-23 novembre 1996,
Arras 1999, Artois Presses Université, pp. 141-152.
82 Stratégique

La guerre irrégulière est-elle la guerre inavouable ?


Dans une certaine mesure, les règles de la guerre sont celles
qui régissent aussi la société hoplitique, fondement même du
système politique dans la conscience des Grecs. Officieuses, ces
règles correspondent au combat en phalange et permettent aux
Cités de supporter politiquement et socialement les guerres
fréquentes et dřassurer la base de la classe hoplitique, celle qui
assure la direction politique de la Cité. Ce constat, réaffirmé
récemment avec beaucoup de pertinence par J. Ober26, ne veut
pas nécessairement dire que ce soit lřévolution de la démocratie
athénienne qui soit la seule, ou du moins la grande cause des
violations des règles observées à partir de la Guerre du Pélopon-
nèse. Car les mêmes ingrédients ont, dans lřhistoire, donné les
mêmes effets : mise en place de coalitions, durée de conflits
entraînant lřabandon de la guerre saisonnière et la nécessité
dřaller jusquřau bout des forces dřune Cité, mobilisation dřune
part plus grande de la population en raison de la multiplication
des lieux de conflit ont pour conséquence inévitable le désir de
victoire à tout prix, fût-ce en utilisant des méthodes nouvelles et
en prenant des libertés avec les règles habituelles. De la guerre du
Péloponnèse aux deux guerres mondiales, le processus est le
même27.

26
J. Ober, The Athenian Revolution : Essays on ancient Greek Democracy
and Political Theory, Princeton, 1996, p. 52-71, trad. fr. dans P. Brulé et J.
Oulhen, La Guerre en Grèce à l‟époque classique, PUR, Rennes, 1999,
p. 219-239.
27
Nous différons légèrement de J. Ober sur ce point, tout en acceptant sa
critique sur quelques-uns des points de vue de V. D. Hanson. Il est bien vrai,
comme le dit J. Ober à partir des analyses de K. W. Pritchett et de V. D.
Hanson, quřentre le VIIIe siècle et 450, les règles non écrites de guerre entre
Grecs paraissent à peu près respectées. Mais, où nous bénéficions, pour la
guerre du Péloponnèse, dřun historien qui a réfléchi au-delà de lřévénement et
qui dépasse les lieux communs moralisateurs pour sřinterroger sur la légitimité
même des actions humaines, disposons-nous de sources du même niveau et
dont, de toute façon, la précision événementielle soit comparable ? Nous
faisons lřhistoire de nos sources, mais celles-ci ne sont pas équivalentes. Pour
prendre un exemple, même Hérodote a une conception moralisante de
lřhistoire qui reporte bien des actes inavouables sur les barbares ou sur les
tyrans. Une analyse plus fine des sources sur lřavant guerre du Péloponnèse
sřavère donc nécessaire. Dans nos sources, le premier cas connu après 450 est
lřintervention dřAthènes à Samos, qui transformèrent leur médiation en appui
armé dřune des factions (Thucydide, I, 115-116). De même, lorsque les
Thébains tentent leur premier coup de main sur Platées, cřest avant que le
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 83

En revanche, le souci de morale qui sous-tend nos sources


permet de comprendre quřune stasis, ces troubles intérieurs qui
prennent parfois les allures dřune guerre civile, par lesquels un
parti (ordinairement, démocratique ou oligarchique) remplace
lřautre à la tête dřune Cité, soit considérée comme anormale.
Lřappui à une stasis devient forme de guerre à lřépoque classi-
que, dans la mesure où il est plus facile de prendre le contrôle
dřune ville en utilisant des appuis intérieurs quřen lřassiégeant.
On en connaît 27 exemples rien que pendant la guerre du
Péloponnèse. Le moyen est décrié, mais il est utilisé. Les criti-
ques faites par les Corinthiens à lřégard des Athéniens, lorsque
ceux-ci, avec beaucoup de prudence dřailleurs, intervinrent à
Corcyre à la suite la stasis dřEpidamne, montrent à quel point
cette forme de guerre pouvait être inavouable28. Elle garde encore
ce caractère irrégulier dans les recueils de stratagèmes.

GUERRE IRRÉGULIÈRE OU GUERRE D’IRRÉGULIERS


Un autre facteur dřirrégularité est la nature même des
combattants. Aux périodes modernes, on a coutume de distinguer
les troupes régulières, porteuses dřun uniforme, des irréguliers.
La question nřa pas le même sens dans la Grèce des Cités,
lřuniforme nřexistant pas, mais il y a des troupes qui ne font pas
partie des corps civiques. Ce peuvent être des mercenaires, race
souvent suspectée de manque de fidélité et de se payer sur le
pays, que leur solde soit régulièrement payée ou non. Ainsi peut

conflit ne soit déclaré, mais ils profitent déjà dřune stasis (Thucydide, II, 2-6).
Peut-on raisonnablement penser que cřétait la première fois quřune telle opé-
ration était tentée par des non Athéniens ? Mais en fait, quřest-ce qui diffé-
rencie ces expéditions irrégulières des interventions spartiates contre les
tyrannies dans la seconde moitié du VIe siècle, sauf que lřhostilité à la tyrannie
paraît les justifier aux yeux dřHérodote … qui écrit un demi à un siècle plus
tard et qui évidemment reflète les conceptions morales de son époque.
28
Thucydide, I, 24-56. On notera que les Corinthiens justifiaient leur
première intervention à Epidamne en faveur dřune des factions et lřopposition
à Corcyre qui sřen suivit par les droits dřune Cité mère et en affirmant que le
corps expéditionnaire quřelle avait envoyé était formé de volontaires. Puis,
lorsque les Corcyréens subirent une nouvelle expédition des Corinthiens et
appelèrent à lřaide les Athéniens, les ordres de ceux-ci nřen faisaient que des
observateurs, ne devant peser sur les événements que par leur présence, sauf à
être témoins dřune attaque frontale des Corinthiens contre leurs nouveaux
alliés corcyréens, et les Corinthiens le savaient.
84 Stratégique

être déclenchée une guerre manifestement irrégulière, car en


dehors des relations normales dřÉtat à État. La même réflexion
peut être faite à propos des guerres serviles, malgré lřimportance
quřelles prennent parfois. Rappelons que la révolte des hilotes
messéniens au milieu du Ve siècle dura 10 ans, tout en nécessitant
lřemploi de troupes régulières et même une aide internationale, et
quřelle ne fut résolue que par une paix de composition29.
Une autre forme de guerre irrégulière car non légitime, et
de plus menée par des irréguliers, est lřutilisation dřune armée
privée à des fins politiques. Cřest le cas des troubles politiques à
forme armée au cours desquels des tyrans (au sens grec du terme,
cřest-à-dire des dirigeants dont la source de pouvoir nřest pas
légitime) sřemparent de lřacropole, et donc des lieux stratégiques
de pouvoir, à la tête dřune troupe armée. A lřépoque archaïque,
les cas nřen sont pas rares, à lřexemple de Pisistrate30, mais la
période classique nřest pas en reste. Alors, il peut sřagir de
tyrans. On le voit à Héraclée, où le cas le cas mérite quřon
sřarrête un peu : Cléarque, afin dřy devenir tyran, aurait réuni une
armée privée pour exercer la terreur et piller le territoire de sa
Cité, en un mot pour pratiquer une petite guerre, afin de se faire
confier la mission de les mettre hors dřétat de nuire. Il leur
proposa comme solution de les enfermer dans une portion de la
ville quřon entourerait de murailles. Mais, les murs une fois

29
Thucydide, I, 101-103 ; III, 54. Pausanias, I, 29, 8-9. Diodore, XI, 64 (qui
utilise pour justifier lřintervention athénienne le terme dřalliance). Il se peut
que ces guerres irrégulières aient cependant un aspect purement formel qui les
rapproche un peu des conflits réguliers. La chasse aux hilotes organisée par la
Cité dans le cadre de la Cryptie peut être qualifiée de guerre, dřautant que,
selon Plutarque qui se réfère ici à Aristote (Lycurgue, 28, 32-7), les Éphores
déclaraient rituellement la guerre aux hilotes une fois par an. Toute opération
guerrière serait ainsi légalement justifiée par une déclaration générale et
systématiquement renouvelée à blanc, sans quřil soit besoin de la reprendre
formellement lorsque le besoin sřen serait fait sentir, notamment lors dřune
révolte servile. On notera que V. Ilari, op. cit., p. 46-47 place la cryptie dans
les cinq formes fondamentales de la guerre avant le milieu du Ve siècle. Sur
lřhistoire de lřinstitution, J. Ducat, ŖLa cryptie en questionŗ, in P. Brulé et J.
Oulhen (éd.), Esclavage, guerre, économie en Grèce ancienne, hommages à
Yvon Garlan, PUR, 1997, pp. 43-74. Récemment, J. Christien et F. Ruzé,
Sparte, 2007, pp. 298-299.
30
Hérodote, I, 59 (il sřagit dřune garde de Ŗporteurs de gourdinsŗ qui lui a
été octroyée par les Athéniens) ; I, 61-63 pour son second retour (cřest une
armée privée composée de stipendiés argiens et naxiens payés grâce à des dons
qui mettent en fuite sans grand combat lřarmée civique athénienne).
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 85

construits, il utilisa lřespace ainsi protégé comme citadelle pour


son usage personnel31. Mais il peut sřagir aussi des chefs dřun
parti vaincu lors dřune stasis et qui, bannis, utilisent ce moyen
pour revenir. Ainsi, à Syracuse, Hermocrate qui constitua une
armée privée de mercenaires pour rentrer, ce quřil fit dřailleurs de
façon honorable32. On trouvera un cas similaire dans le retour de
Thrasybule à Athènes. Cřest avec des troupes plus ou moins
irrégulières et pas seulement dans leur armement, quřil put
reprendre le Pirée puis Athènes, à la fin de lřépisode des Trente33.
Le retour des exilés, après une stasis, se fait parfois avec lřaide
dřune Cité extérieure dont lřintervention est rarement innocente,
même si elle ne sřopère pas dans le cadre dřun conflit. Les
Samiens exilés qui rentrent lors dřun coup de main dans leur
patrie ont ainsi bénéficié du financement de gens riches et de
lřaide du gouverneur de Sardes, Pissouthnès ; ils constituent ainsi
une troupe de 700 hommes, suffisante pour un coup de main34.
Les exilés ont souvent été utilisés comme force dřappoint durant
les conflits, ou comme moyens dřintervention indirecte, à lřégal
des 600 Messéniens utilisés par les Athéniens à Corcyre ou des
Corinthiens lors du coup de main lacédémonien sur le
Léchaion35, ce qui permettait parfois aux Cités de ne pas paraître
officiellement dans lřaffaire. On le voit, il existe de fait, des
armées privées, voire des guerres privées que seul le succès finit
par légitimer.
Dans une certaine mesure, les Cités peuvent favoriser des
expéditions militaires extérieures en mettant leurs troupes au
service dřun souverain extérieur, dans le cadre dřun mercenariat

31
Polyen, II, 30, 1.
32
Il utilisa sa troupe dřenviron 6 000 hommes pour relever en partie
Sélinonte et ravager le territoire carthaginois et rentra, auréolé de gloire pour
avoir fait reculer le barbare (Diodore, XIII, 63).
33
Xénophon, Helléniques, II, 4, 2-24. Lors de la Ŗbatailleŗ de Munychie, il
nřavait que 10 rangs dřhoplites en profondeur (on ignore la largeur de front) et
il avait de simples porteurs de pelté, des lanceurs de javelots armés à la légère
et de simples lanceurs de pierre contre une véritable phalange hoplitique II, 4,
12). Au départ, à Phylé, il disposait de 30 partisans et cřest en partie avec les
armes des ennemis morts quřil put armer sa troupe, dont lřaugmentation fut
lente, au témoignage de Népos, Thrasybule, 23-3.
34
Thucydide, I, 115. Pour les Perses, il ne sřagit pas forcément dřune guerre
irrégulière, car, réelle ou non, la Ŗpaix de Calliasŗ ne pouvait avoir pour eux la
valeur dřun traité. Pour les Samiens, cřétait une guerre privée.
35
Diodore, XIV, 86.
86 Stratégique

dřÉtat. Les opérations peuvent difficilement être tenues pour


pleinement régulières, car il ne sřagit pas dřun conflit déclaré et
ce nřest pas en vertu dřune alliance antérieure. Le phénomène est
perceptible très tôt. Ainsi, lorsquřInaros, proclamé nouveau roi
dřÉgypte lors de la révolte de ses habitants contre Xerxès,
rassemble des mercenaires en Grèce et ailleurs, il envoie une
ambassade pour demander de lřaide à Athènes qui lui envoie 300
trières : est-ce au titre dřune alliance, simplement moyennant
finances ou les deux36 ? Toutefois, le développement des stratè-
ges condottieri au IVe siècle37 fait que ces chefs entreprennent,
comme mercenaires, mais parfois dans lřintérêt de leur Cité et
avec des soldats-citoyens transformés en stipendiés, des conflits
irréguliers. Conon en est lřarchétype, à partir du moment où il
reprit la guerre contre Sparte en se plaçant au service de Pharna-
baze et du Grand Roi, après que les Lacédémoniens eurent rompu
avec eux. Ainsi, il menait une guerre personnelle et irrégulière
puisque non autorisée par les Trente, alors lřautorité légitime de
sa Cité38. Un peu plus tard, Chabrias, mû par Acoris, le Ŗroiŗ (en
fait, satrape révolté) dřÉgypte qui projetait une expédition contre
les Perses, qui allouait solde considérable et bienfaits et se
constituait une armée de mercenaires, en accepta le commande-
ment sans demander lřacceptation de lřassemblée athénienne. Les
Perses sřen plaignirent aux Athéniens qui, par crainte dřun
conflit, rappelèrent Chabrias. Expédition privée certainement.
Mais croira-t-on que les Athéniens ignoraient tout du départ de
Chabrias ? Il sřagissait en tout cas dřune guerre privée et
irrégulière39. Un peu plus tard, en 359/8, cřest Tachôs, successeur
36
Diodore, XI, 71. Nous sommes au premiers tiers du Ve siècle.
37
Étude générale dans K. W. Pritchett, ŖThe Condottieri of the Fourth
Century B. C.ŗ, The Greek State at War, II, University of California Press,
1974, pp. 59-116.
38
Sa justification ne pouvait être que morale et cřest bien évidemment le
succès final des démocrates à Athènes qui légitima son action. Diodore fait de
Conon un navarque des Perses (X IV, 81, 4-6 ; 83, 4-6 ; 84, 3-5), mais il reste
difficile de savoir quand, selon lui, Conon rejoignit les Perses ; on croit
comprendre tard ; selon Népos, Conon, 3-4, ce serait tôt. Toujours est-il quřen
394/3, il rentra à Athènes et y rebâtit les Longs Murs, avant de repartir pour
lřAsie où il fut tué par les Perses dans des conditions confuses. On notera que
Xénophon, peut-être par laconophilie, ne dit rien de Conon. Aucun texte ne
mentionne dřéventuelles relations entre Conon et Thrasybule, lorsquřil eut
ramené la démocratie à Athènes, ni avec le gouvernement des démocrates
quand ils eurent repris le pouvoir.
39
Diodore, XV, 29.
La guerre irrégulière dans le monde grec antique 87

dřAcoris, qui se constituait une armée contre les Perses, qui fit de
même : il fit appel, sur terre, au roi spartiate Agésilas, qui agissait
officiellement, et pour la flotte à Chabrias, toujours sans
lřautorisation de sa Cité. Lřépigraphie prouve que les Athéniens
nřétaient pas sans connaître les démarches de Tachôs40.
La razzia, caractéristique de la période archaïque, nřa pas
disparu à lřépoque classique. Dans certains cas, elle fait partie
intégrante des guerres régulières. Tel est le cas des expéditions
menées à seule fin de se procurer des fonds, soit en se mettant
provisoirement au service dřun souverain extérieur (les Athéniens
et le Roi de Macédoine), soit en intervenant dans des lieux oppor-
tunément considérés comme hostiles (les Athéniens en Sicile, les
Lacédémoniens chez les Œtéens), en suivant dřailleurs un exem-
ple plus ancien, celui de Miltiade à Paros41. Mais elle est totale-
ment aux antipodes de lřidéal hoplitique. Peuvent être en cause la
régularité des troupes et la régularité des moyens. On comprend
que la petite guerre ait pu être mal considérée. Lřexemple cité
plus haut de Cléarque à Héraclée va dans ce sens : on ne savait
pas toujours si lřexpédition de petite guerre se situait dans un
cadre régulier ou non, à lřimage de ces coups de main tentés en
pleine paix et désavoués en cas dřéchec. On comprend aussi que
pirates et corsaires ne soient pas distingués. Dans les deux cas, ce
sont des irréguliers.

*
* *

On le voit, au terme de cette brève étude et malgré la


diversité des situations, trois premières conclusions paraissent se
dégager. La première est que la guerre irrégulière existe bien
dans le monde grec. La deuxième est quřelle peut être simultané-
ment régulière pour les uns et irrégulière pour les autres. La
troisième et la plus importante est que, chez les auteurs les plus
scrupuleux comme Thucydide, à plus forte raison chez les autres,
morale et régularité sont liées.

40
IG, II², 119. Cf. R. P. Austin, ŖAthens and the satrapřs revoltŗ, Journal of
Hellenic Studies, 64, 1943, pp. 98-100.
41
Hérodote, VI, 132-133.Thucydide, VIII, 3, 1. Cf. aussi plus haut, n. 9.
Stratégie et stratagèmes
dans l’Antiquité grecque et romaine
Pierre LAEDERICH

LE DÉCLIN DE L’ÉTUDE DES STRATAGÈMES,


UN PARADOXE DES TEMPS MODERNES.
ŖRien ne prouve davantage la nécessité de l‟étude de
l‟histoire que les ruses de guerreŗ, écrit le chevalier de Folard au
e
XVIII siècle. Il ajoute : ŖCette lecture me paraît beaucoup plus
nécessaire à un général d‟armée qu‟à tout autre, outre qu‟elle est
très amusante et encore plus instructive. Lorsqu‟on n‟ignore
point les ruses et les stratagèmes, on apprend à les rendre
inutiles, et à les mettre en usage dans l‟occasion. Ce qu‟il y a de
surprenant, c‟est qu‟ils ont toujours leur effet, et que l‟on donne
encore tout au travers, quoiqu‟il y en ait un très grand nombre
qui ont été pratiqués mille foisŗ1.
Machiavel était du même avis. La quasi-totalité des
exemples antiques de son Art de la Guerre sont dřailleurs directe-
ment issus de Frontin… quřil ne cite jamais2. Le souvenir de
Frontin se lit également, dans une moindre mesure, dans les
Discours sur la première décade de Tite-Live. Au delà de ces
emprunts, chacun sait que Machiavel a consacré de longs
développements, tout au long de son œuvre, au thème général de
la ruse et de son efficacité dans les domaines militaire et
politique.

1
Cité in Ch. Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire dédiée
à l‟armée et à la garde nationale de France, III, 1840, p. 853.
2
Voir notre Introduction aux Stratagèmes, Economica, pp. 41-42.
90 Stratégique

Les Ŗclassiquesŗ de la stratégie, Folard, Feuquière, Santa-


Cruz, Joly de Maizeroy, Cessac, Carrion-Nisas, Jomini3, ont
accordé une place centrale à lřétude des stratagèmes. Leur effi-
cacité militaire était clairement établie. Le seul débat à leur sujet
restait leur valeur morale, comme déjà chez les Grecs et les
Romains4. Joly de Maizeroy parla des Ŗstratagèmes permis à la
guerreŗ5 : ŖLa guerre est un jeu, où, comme dans tous les autres,
les ruses d‟adresse et de finesse sont permises, et non la
friponnerieŗ. ŖL‟art de la guerre, poursuit-il, est celui des ruses
et des stratagèmesŗ ŕ mais à la condition Ŗqu‟on n‟y mêle point
de perfidieŗ.
La ruse, ainsi définie, était considérée comme à la fois plus
efficace et plus Ŗhumaineŗ que les affrontements ouverts et les
massacres qui les caractérisent. ŖComme l‟humanité nous oblige
à préférer les moyens les plus doux dans la poursuite de nos
droits, écrit Vattel, si, par une ruse de guerre, une feinte exempte
de perfidie, on peut s‟emparer d‟une place forte, surprendre
l‟ennemi et le réduire, il vaut mieux, il est réellement plus louable
de réussir de cette manière que par un siège meurtrier ou par une
bataille sanglanteŗ6.

Quelques décennies plus tard, tout cela parut définitivement


dépassé. Il sřagissait moins dřun changement de stratégie opéra-
tionnelle que dřune évolution profonde des buts de guerre : les
ruses de guerre, pour un Clausewitz, sont synonymes des guerres
limitées du passé. ŖTelles sont, écrit-il7, les feintes, les parades,
les moitiés et quarts de choc des anciennes guerres, où certains
théoriciens veulent voir le suprême de l‟art, le but de toute
théorie, la prédominance de l‟esprit sur la matière, alors que,
par contre, ils traitent les dernières guerres de manifestations
brutales où l‟on n‟a rien à apprendre et qui ramènent le monde à
la barbarieŗ.

3
Voir les extraits donnés par Liskenne et Sauvan, op. cit., III, pp. 855-974.
4
Voir ainsi Polybe, XIII, 3, à propos des Ŗprocédés déloyauxŗ de Philippe V
de Macédoine ; Tite-Live, XLII, 47, 4-8, à propos dřune ruse employée contre
Persée ; Quinte-Curce, Histoire d‟Alexandre, IV, 13, 8-9, où le Conquérant
refuse dřattaquer de nuit Darius, Ŗastuce de brigands et de voleursŗ…
5
Remarques sur Polyen et Frontin de Joly de Maizeroy, in Liskenne et
Sauvan, op. cit., III, pp. 840-843.
6
Droit des gens, III, X, 178.
7
De la guerre, III, 16.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 91

Lřauteur de Vom Kriege regardait avec dédain les strata-


gèmes des Anciens : ŖÀ première vue, il semble que c‟est avec
raison que la stratégie a emprunté son nom au stratagème, et
qu‟en dépit de toutes les transformations réelles et apparentes
que la guerre a subies depuis les Grecs, ce terme est resté celui
qui correspond à sa nature la plus profonde (…) Si l‟on aban-
donne à la tactique l‟exécution des coups de force, les engage-
ments proprement dits, et que l‟on considère la stratégie comme
l‟art de se servir judicieusement des possibilités qu‟ils offrent,
alors (…) aucune disposition naturelle ne paraît plus apte que la
ruse à diriger et à animer l‟activité stratégique (…) Mais quel
que soit notre penchant à voir les chefs de guerre se surpasser en
astuces, en habileté et en feintes, il faut reconnaître que ces
qualités se manifestent peu dans l‟Histoire et se sont rarement
fait jour parmi la masse des événements et des circonstancesŗ8.
Mais il avait fort mal compris la stratégie antique Ŕ quřil assimi-
lait un peu rapidement à la seule bataille par consentement
mutuel, dans le cadre dřobjectifs limités9.
Erreur paradoxale, parce que lřhistoire antique des offen-
sives dřarmées structurées Ŕ comme la phalange dřAlexandre ou
les légions romaines Ŕ est essentiellement celle de leurs luttes
difficiles et périlleuses contre une défense dispersée, mobile et
utilisant tous les procédés indirects Ŕ c‟est-à-dire une grande
partie du catalogue des stratagèmes : ce que dit Clausewitz des
rapports entre lřattaque et la défense, des Ŗfrictionsŗ et de lřépui-
sement progressif de lřoffensive, de lřimportance du temps pour
la défense et de la supériorité de la défense sur lřattaque, tout cela
se lit magnifiquement exprimé chez les historiens anciens :
Napoléon retrouve en Russie lřexaspération dřun Darius poursui-
vant les Scythes dans le récit dřHérodote10, dřun Alexandre pour-
suivant Darius dans le récit de Quinte-Curce11, dřun Hannibal
poursuivant les Romains dans le récit de Tite-Live12.

8
De la guerre, III, 10.
9
Voir ainsi De la guerre, IV, 8 et 12.
10
Cf. IV, 120-130.
11
Cf. op. cit., III, 4, 3 ; 4, 5 ; 9, 8 9, 14 ; 10, 13. Poursuivant son élan à
lřintérieur du pays perse, Alexandre sera contraint à mener la Ŗpetite guerreŗ
quřil détestait (cf. V, 6, 15-17 ; 18-19). Il devra également le faire contre les
Indiens (cf. VIII, 10, 19-20).
12
Ainsi XXI, 53, 8-9 ; XXII, 15, 2.
92 Stratégique

Du reste, et cela rend le paradoxe plus surprenant encore, si


les grands mouvements des guerres révolutionnaires et plus
encore des guerres napoléoniennes ne sřaccordaient apparem-
ment plus avec les stratagèmes classiques, Napoléon les connais-
sait parfaitement et savait au besoin les exploiter, maître dans
lřart des surprises stratégiques et des ordres obliques. Et nous
savons quelle fascination exerça la manœuvre carthaginoise de la
bataille de Cannes Ŕ lřun des stratagèmes les plus connus de
lřAntiquité Ŕ sur Frédéric II, Napoléon (campagne de 1805 en
particulier) et les Prussiens (Sadowa, Sedan). Pour Schlieffen,
Cannes était lřarchétype parfait, à reproduire toujours et partout13.
On retrouve le même paradoxe au XXe siècle : le siècle des
guerres mondiales délaissa plus encore que le XIXe lřétude des
stratagèmes (le mot a même disparu du vocabulaire militaire),
alors que les multiples conflits qui se sont succédé au cours du
siècle ont maintes fois mis en évidence leur utilité (ne serait-ce
que les procédés de guérilla).

STRATÉGIE, STRATAGÈMES ET “TRAITÉS DE


STRATÉGIE” ANTIQUES.
Ce paradoxe sřexplique au moins en partie par une incom-
préhension des rapports entre stratégie et stratagème, qui a joué
un grand rôle dans une incompréhension plus générale de la
stratégie antique. On a trop souvent assimilé la stratégie antique
aux Ŗruses de guerreŗ, et on lřa trop souvent jugée en songeant,
avec dédain, aux Ŗtraités de stratégieŗ antiques qui nous sont
parvenus14, sans sřinterroger sur ce que ces ruses signifiaient en
termes de stratégie générale et opérationnelle, sans sřinterroger

13
Cf. E.M. Earle, Les Maîtres de la stratégie, édition française, Paris, 1980,
pp. 219-220. Lire également, comme témoignages de la fascination quřexerçait
cette bataille, les analyses de H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst im
Rahmen der politischen Geschichte, Berlin, 1919, pp. 281-302, et de Ch.
Ardant du Picq, Études sur le combat, Paris, 1903, pp. 27-28.
14
Cřest le cas de Jomini, Précis de l‟art de la guerre, “Notice sur la théorie
actuelle de la guerre et sur son utilitéŗ : ŖTous les livres ne donnaient que des
fragments de systèmes, sortis de l‟imagination de leurs auteurs, et renfermant
ordinairement les détails les plus minutieux (pour ne pas dire les plus niais),
sur les points les plus accessoires de la tactique, la seule partie de la guerre,
peut-être, qu‟il soit impossible de soumettre à des règles fixesŗ. Plus
récemment, voir C.R. Whittaker, Les Frontières de l‟Empire romain, édition
française, Paris, 1989, p. 31.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 93

davantage sur lřutilité de ces Ŗtraitésŗ dans lřéducation des


généraux.
Les Anciens eux-mêmes portent une part de responsabilité
dans ces jugements postérieurs, car ces traités mêlent, parfois
sans ordre apparent, les grands principes stratégiques et les plus
insignifiantes ruses de guerre, sans chercher à distinguer ce qui
relève du stratagème et ce qui relève de la stratégie Ŕ à de très
rares exceptions près, Frontin étant lřune dřelles (nous y revien-
drons).
La stratégie signifie exactement ce qui relève du général,
strategos. Le strategikos logos dřOnosander se traduit par ŖTraité
du généralŗ. De la même façon, le livre VII du Strategikon de
Maurice, consacré à la stratégie, fait de cette dernière le recueil
des points que le général doit impérativement prendre en compte
dans ses décisions. Le traité anonyme byzantin Sur la stratégie
définit la stratégie comme la science Ŕ la méthode (methodos) Ŕ
relative aux moyens qui permettent à un strategos de défendre
son pays et de défaire lřennemi (IV et V).
La strategia désigne, en Grec, la charge de chef dřarmée,
strategos (de stratos, armée, et ago, mener, diriger, commander),
avec un sens particulier à Athènes (dignité de strategos, sorte de
Ŗcoministre de la guerreŗ élu pour une année) et divers sens
dérivés Ŕ parmi lesquels lřaptitude à commander une armée, les
qualités dřun général ou encore les manœuvres de guerre, voire
les ruses de guerre15. Ce dernier sens rejoint celui de strategema,
manœuvre de guerre et en particulier stratagème, ruse de guerre.
Le verbe strategô, dřoù dérive strategema, signifie lui-même
aussi bien Ŗcommander une arméeŗ, Ŗêtre généralŗ, Ŗdiriger
comme généralŗ, quř Ŗemployer une ruseŗ, Ŗuser de stratagèmeŗ,
Ŗtromper par une ruse de guerreŗ.
Au sens où nous entendons généralement le mot stratégie,
les Grecs employaient plutôt le mot tactique. Les Byzantins firent
de même16. Les Romains, quant à eux, nřemployaient guère le

15
Voir les dictionnaires de référence : Bailly (Grec-Français), pp. 1798-1800,
Liddel-Scott (Grec-Anglais), Oxford, Clarendon Press, pp. 1651-1653.
16
Au paragraphe XIV de lřAnonyme byzantin Sur la stratégie, la tactique est
définie comme la science qui permet dřorganiser et de manœuvrer un corps de
soldats en bon ordre, avec quatre divisions : lřorganisation des hommes pour le
combat ; la distribution des armes ; le mouvement des troupes ; lřorganisation
générale de la guerre, du personnel et du matériel. La tactique est donc conçue
94 Stratégique

champ lexical strategia, strategica, strategus. On peut traduire


par stratégie certains emplois des mots ratio et consilium.
Lřexpression la plus commune est res militaris, que lřon peut
rendre par Ŗart de la guerreŗ. Pour désigner les stratagèmes, les
Romains ont repris le mot grec, “faute d‟un mot latin parfaite-
ment adéquat”, comme lřécrit Valère Maxime, VII, 4. Lorsquřil
souhaite éviter le mot grec, dans la préface du livre I, Frontin est
contraint de recourir à des périphrases. On trouve chez les auteurs
latins divers mots utilisés dans un sens proche, mais aucun nřa la
précision du mot grec : furtum (larcin, vol, ruse), furta belli ou
bellorum, astus (ruse, astuce), dolus (ruse, tromperie), insidiae
(qui renvoie à lřidée de piège, dřembuscade, et constitue lřune
des branches de la science des stratagèmes)…
Au-delà dřune simple proximité étymologique, stratégie et
stratagème entretiennent des rapports étroits dans lřhistoire
comme dans la littérature militaire des Grecs, Romains et Byzan-
tins. Les récits des historiens mettent en évidence lřimportance du
recours aux stratagèmes dans la stratégie grecque et romaine :
Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, Flavius Josèphe,
Arrien et bien dřautres écrivains grecs de lřépoque classique et
romaine, César, Salluste, Tite-Live et bien dřautres écrivains ro-
mains, donnent dřinnombrables exemples de stratagèmes. César
savait tirer le meilleur profit dřune utilisation intelligente de la
ruse pour se tirer dřun mauvais pas, accompagner lřusage de la
force ou en accroître les effets17. Il sřagit chaque fois de tromper
lřennemi, de le surprendre, de le placer dans une position défavo-
rable pour mieux préparer le combat ou même vaincre en évitant
la confrontation : lřun des grands principes de la stratégie antique
était dřattirer lřennemi en terrain défavorable, Ŗinjusteŗ Ŕ iniquo
loco Ŕ, à la différence de la bataille rangée par consentement
mutuel, combat égal où lřon fixe à lřavance le lieu et le terrain
pour en découdre, où les deux adversaires sont sur un pied
dřégalité pour préparer le choc.

dans une optique très large, qui rejoint sur certains points ce que nous
entendons généralement par stratégie.
17
Par exemple contre les Bellovaques : pour les inciter à accepter une bataille
rangée, il adopte un ordre de marche qui lui permet de dissimuler une partie de
ses troupes (cf. Guerre des Gaules, VIII, 8, 1-3) ; il fait ensuite construire des
éléments de fortifications pour faire croire à lřennemi quřil le craint et lui
donner ainsi confiance (cf. op. cit., VIII, 9, 3-4 et 10, 1).
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 95

La victoire en bataille rangée est traditionnellement plus


noble que la victoire iniquo loco, victoire de la ruse, mais cette
dernière est considérée comme des plus efficaces. Cambyse con-
seille à son fils, le jeune Cyrus, de “tendre des pièges, dissimuler
ses pensées, ruser, tromper, voler, piller et l‟emporter en tout
point sur l‟adversaire” (Xénophon, Cyropédie, I, 6, 27, trad.
Bizos). Mais la fin justifie les moyens. Le général, écrit Xéno-
phon, doit être “fécond en expédients, entreprenant, soigneux,
patient, entendu, indulgent et sévère, franc et rusé, cauteleux et
agissant à la dérobée, prodigue et rapace, libéral et cupide,
réservé et résolu” (Mémorables, III, 1, trad. Talbot) ; “un com-
mandant doit savoir ruser, pour donner immédiatement le chan-
ge. Rien en guerre de si utile que la ruse (…) Qu‟on se rappelle
les succès remportés à la guerre ; on verra que les plus nom-
breux et les plus brillants sont dus à la ruse” (Le commandant de
cavalerie, V, trad. Talbot).
Rien dřétonnant, donc, à ce que les Ŗtraitésŗ, ou Ŗmanuelsŗ,
de stratégie antique accordent une place essentielle aux strata-
gèmes. Faisons de ces traités un bref tour dřhorizon Ŕ non
exhaustif18.
Au milieu du IVe siècle avant J.C., le Grec Énée, dit Ŗle
Tacticienŗ, publie divers ouvrages relatifs à lřart militaire, dont
seule la Poliorcétique (comment mener et résister à un siège)
nous est parvenue. Énée avait dû avoir des prédécesseurs, que
nous ne connaissons pas ; la Poliorcétique eut un grand succès,
fut maintes fois reprise et même paraphrasée, notamment par
Philon de Byzance et les compilateurs byzantins (Apparatus
bellicus, Sylloge Tacticorum). Le traité dépasse le seul cadre de la
poliorcétique et comprend un certain nombre de préceptes
généraux sur lřart de la défense face à lřattaque : nous y trouvons
un grand nombre de stratagèmes, et en particulier les stratagèmes
caractéristiques des procédés indirects (embuscades)19.
Au milieu du Ier siècle ap. J.C., le Grec Onosander publie
un Strategikos logos qui se présente comme une série de conseils
pragmatiques, plus particulièrement orientés vers lřart de mener

18
Pour plus de détails sur les auteurs évoqués, ainsi que sur dřautres, on
pourra se reporter à notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 26-30.
19
Exemples de stratagèmes en II, 1 ; 2 ; 3-6 ; IV, 8-11 ; VIII, 1-5 ; IX, 1-3 ;
XVI, 5-12 ; 19 (embuscades contre des envahisseurs) ; XXIII, 1-5 (sorties
secrètes de nuit) ; XXXI (long chapitre consacré aux moyens de faire passer
des messages secrets) ; XXXIX (ruses de guerre pour défendre une ville)…
96 Stratégique

la guerre offensive en territoire hostile20, le nécessaire maintien


de la discipline21 et le rôle que doit jouer le général22. Là encore,
ces principes généraux font la part belle aux stratagèmes23.
Des ouvrages dřart militaire écrits par lřhistorien grec
Arrien, sous Hadrien, il nous reste un remarquable Ordre de
bataille contre les Alains qui relate lřexpérience de lřauteur sur la
frontière orientale : la mise au point dřun extraordinaire dispositif
de défense échelonné, combinant lřensemble des forces dont il
disposait24 face aux Alains, un peuple nomade qui ravageait la
région. Aux yeux des Anciens, cřétait lřapplication, sur le terrain,
dřune partie du catalogue des stratagèmes, au service dřune
manœuvre qui était elle-même un vaste stratagème, destiné à
faire croire à un ennemi très supérieur quřil avait en face de lui
une force invincible et à le faire ainsi renoncer au combat.
Objectif atteint, comme nous lřapprend Dion Cassius, LXIX, 15.
Plus tard encore, en 163, sous Marc Aurèle et Lucius
Verus, le Grec Polyen publie un long Traité des ruses de guerre
qui se présente comme un catalogue dřexemples tirés de lřhistoire
ancienne grecque et romaine, inextricable fouillis où le lecteur ne
discerne aucune méthode, aucune logique, aucun ordre.
Les Romains, quant à eux, ont écrit un certain nombre de
traités de re militari dont lřessentiel a malheureusement été
perdu : Caton lřAncien (234-149 av. J.C.), Celsus (sous Auguste
et Tibère, Ier siècle ap. J.C.), Frontin, nous le verrons, sont les
auteurs dřouvrages de Ŗstratégieŗ dont il ne nous reste rien. Au
début du Ve siècle ap. J.C., Végèce publie un Epitoma rei mili-

20
VI, 1-7, sur les marches en pays hostile ; VII, 1, sur la conduite de lřarmée
dans les défilés ; XI, 1-4, sur la prudence à adopter dans la poursuite de
lřennemi ; XI, 6, sur le traitement à réserver aux ambassades ennemies,
XXXVIII, 1-5, sur le traitement des cités qui se rendent, XLII, 18-22 sur le
traitement des villes prises dřassaut ; XVIII, sur la disposition des troupes
légères en terrain accidenté…
21
Préface, 1 ; X, 1-6.
22
XXXIII, 1-5, sur la place du général dans la bataille ; XLII, 2 et 24, sur
lřexemple que doit montrer le général à ses troupes, etc.
23
XXI, 9 (simuler les retraites pour contre-attaquer), XLII, 23 (envoyer
femmes et enfants dans les villes pour les réduire à la famine) etc.
24
Archers et autres lanceurs de traits à pied (XIII-XIV, XVIII), archers
montés (XXI), artillerie (XIX-XX), infanterie auxiliaire et légionnaire (XIII-
XVII, XXIX, XXXVIII), cavalerie et infanterie légère pour la poursuite
(XXVIII-XXIX). Lřordre de bataille donne une importance essentielle aux
forces mobiles et à lřartillerie, cantonnant les légions au statut dřultime
recours.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 97

taris Ŕ Abrégé de l‟art militaire Ŕ qui sřest inspiré de ces textes et


dřautres. Son propos général, à une époque de décadence
militaire, est de mettre en valeur la science des armes qui carac-
térise, selon lřauteur, lřarmée romaine et lřhistoire de ses victoi-
res depuis lřorigine de lřEmpire. Végèce insiste longuement sur
lřimportance de la discipline et de lřexercice25. Il conseille aux
généraux et empereurs de tirer le meilleur parti des stratagèmes
qui ont fait leurs preuves dans les guerres du passé Ŕ chaque fois
dans lřobjectif dřéconomiser les forces et de parvenir à des
victoires non coûteuses en hommes et en matériel. Nous y lisons
en maints passages lřécho des Stratagèmes de Frontin26.
Les Byzantins, enfin, ont su tirer le meilleur de lřhéritage
grec et romain comme de leur propre expérience militaire au
contact des peuples nomades quřils durent affronter. Leur pensée
stratégique accorde une place essentielle aux stratagèmes, quřil
sřagisse de mener des opérations défensives contre un envahis-
seur ou des campagnes offensives en territoire ennemi.
À lřempereur Maurice, qui régna de 582 à 602, est attribué
lřexcellent Strategikon, Ŗmanuelŗ très complet destiné à lřensei-
gnement des officiers de lřarmée byzantine, écrit par un homme
dřexpérience : lřouvrage insiste sur la nécessité de tirer parti de
tous les stratagèmes pour tromper lřadversaire et le vaincre plus
facilement. Lřauteur définit la stratégie comme lřart dřutiliser les
occasions, les lieux, moments, surprises et stratagèmes pour
lřemporter même sans combat27 ; dans le Prologue du livre VII, il
assimile la guerre à la chasse : il faut surveiller lřennemi, préparer
ses filets et le prendre par surprise, en évitant autant que possible
les engagements ouverts. Lřun des attraits principaux de lřou-
vrage tient dans son analyse subtile des modes de combat des

25
I, 26-28 ; II, 23-24 ; III, Prologue (ŖQui désire la paix, se prépare à la
guerre. Qui aspire à la victoire, sřapplique à former ses soldats. Qui veut
combattre avec succès, combatte par principes, non au hasardŗ) ; 4 ; 9 ; 10 etc.
26
Voir ainsi III, 10 et les Ŗmaximes générales de la guerreŗ (III, 26), que lřon
peut rapprocher de nombreux chapitres des Stratagèmes et des conseils
généraux donnés à la fin de lřouvrage (IV, 7, 1-42).
27
II, 1. Voir également (parmi bien des exemples) II, 20 (nombre dřétendards
par unité), lřensemble du livre IV (consacré aux embuscades), lřensemble du
livre IX (les attaques surprises)… Le livre VIII est une longue suite
dřinstructions générales et maximes, qui reprend les chapitres comparables de
Frontin, Végèce et sans doute dřautres stratèges : il ne sřagit quasiment que de
stratagèmes.
98 Stratégique

principaux adversaires de lřempire byzantin, Perses, Scythes,


Germains et autres Slaves28.
Vers 550, sous Justinien, avait paru un anonyme Sur la
stratégie lui aussi fertile en stratagèmes29. À Léon VI, empereur
de 886 à 911, est attribuée la Tactique, qui reprend et approfondit
les enseignements de Maurice. Il est là encore question de
stratagèmes : tromperie de lřennemi, embuscades, supériorité de
la ruse sur la force30.
Quelques décennies plus tard, Nicéphore Phocas, empereur
de 963 à 969, écrit ou fait écrire le remarquable Peri Paradromè
(De velitatione), que lřon traduit généralement par Traité de la
guérilla : le sens de lřouvrage est de présenter toutes les mesures
indirectes permettant de lutter efficacement contre un envahisseur
sur les frontières orientale et arabe ; nous y trouvons tout le
catalogue des stratagèmes utiles dans un tel contexte31. En IV, 1,
lřauteur note que “le stratège doit avoir pour but, préoccupation
et objet de tous ses efforts d‟attaquer l‟adversaire autant que
possible par surprise et inopinément ; en adoptant ce procédé, en
effet, le stratège, même avec de faibles effectifs, mettra en fuite
même des troupes ennemies nombreuses” (trad. Dagron). Une
vingtaine dřannées plus tard paraît un anonyme Sur la tactique,
qui décrit cette fois de grandes campagnes offensives, sur la
frontière nord-ouest, auxquelles lřempereur lui-même participe :
dans ce contexte offensif, les stratagèmes sont également utiles
pour se garder de toute surprise et hâter la victoire32.

28
Voir notamment les livres VI et XI.
29
Voir ainsi XIII (mesures de contre-mines pour les assiégés), XVIII
(traversée des forêts), XIX (traversée des fleuves), XXXIII (les attaques
surprises), XL (la préparation des embuscades)…
30
Voir ainsi XIV (mesures à prendre le jour du combat), XVII (comment
mener des campagnes offensives en territoire hostile et comment résister à des
invasions). Léon reprend de ses prédécesseurs, Maurice en particulier, lřidée
quřil faut autant que possible éviter de combattre frontalement.
31
Tout y est : surveillance des routes et hauteurs pour devancer lřennemi (I,
1-2 ; III, 2-4 ; VIII-IX ; XI ; XXIII), attaque de lřennemi sur le chemin du
retour (IV, 1-6 ; XXIII), attaque de ses bagages (X, 7-9), embuscades contre
les raids de cavalerie (VI), espionnage (VII, 1-3), embuscades contre dřimpor-
tants contingents (XVII, 2-11), attaque de son pays si lřennemi persiste à rester
sur votre territoire (XX), combat de nuit (XXIV) etc.
32
Ainsi I (emplacement des camps) ; VII (division de lřarmée) ; X (marche) ;
XI (répliques aux attaques de nuit contre le camp) ; XVIII (espionnage) ;
XXIII (contre-embuscades) ; XXV (attaques de nuit contre les camps
ennemis) ; XXVI (attirer les assiégés hors des murs) etc.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 99

STRATÉGIE ET STRATAGÈMES CHEZ FRONTIN.


Lřapport de Frontin se distingue de la plupart de ses
prédécesseurs et successeurs par différents traits remarquables33,
parmi lesquels un effort de distinction entre stratagème et stra-
tégie. Mais voyons dřabord les grands traits de la vie de Frontin,
que rien ne prédisposait à lřécriture de traités stratégiques.
Frontin était un haut fonctionnaire modèle, proche du
pouvoir, qui occupa dřimportantes fonctions civiles et militaires
durant la deuxième moitié du premier siècle ap. J.C. et le tout
début du second siècle34. Après un premier consulat en 73, il est
désigné gouverneur de lřîle de Bretagne, province impériale qui
connaissait dřincessants troubles depuis que lřempereur Claude
en avait entrepris la conquête, en lřan 43. Dès son arrivée, il se
met en campagne pour soumettre les indomptables Silures, qui
résistaient aux légions depuis les débuts de la conquête dans leurs
refuges du Pays de Galles et lançaient des raids incessants contre
la province. ŖUn grand homme, autant que les circonstances le
permettaientŗ, écrit de lui Tacite : “il soumit par les armes la
puissante et belliqueuse nation des Silures, surmontant, en plus
de la vaillance des ennemis, les difficultés du terrainŗ35. Lřhom-
mage de Tacite est des plus remarquables, quand on connaît
lřacuité du regard critique de lřhistorien, toujours porté à fustiger
les prétentions des capitaines.
De fait, Frontin réussit dans son entreprise : les Silures
furent enfin soumis, grâce à une stratégie efficace de contre-
guérilla en terrain accidenté, à une discipline de fer et à diverses
mesures de Ŗromanisationŗ qui permirent de tenir le pays
conquis.
A son retour à Rome, il décide de tirer de son expérience de
la guerre un traité De re militari, auquel il fait référence dans les
premières lignes de la préface des Stratagèmes. Les Stratagèmes
constituaient un complément au De re militari, malheureusement
perdu36. Lřauteur avait peut-être écrit un premier ouvrage avant

33
Voir notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 33-38.
34
Pour plus de détails sur la carrière de Frontin, nous renvoyons à notre
Introduction aux Stratagèmes, pp. 5-17.
35
Tacite, Vie d‟Agricola, XVII, 4.
36
Il a servi de source à dřautres auteurs : Élien, qui écrit peu de temps après
Frontin, sřy réfère dans la Préface du De instruendis aciebus, ainsi que
Végèce, trois siècles plus tard (I, 8).
100 Stratégique

ce traité : nous avons conservé des fragments dřun Liber groma-


ticus, Traité de l‟arpentage, dont la date de rédaction est difficile
à établir. Cřest un signe de lřétendue de ses sujets dřintérêt.
Diverses références des Stratagèmes nous apprennent quřil
a ensuite participé à la campagne de 83 en Germanie, contre les
Chatti (Chattes). Lřobjectif de la campagne était de rectifier la
frontière en repoussant les Chattes au-delà de la crète du Taunus,
pour leur interdire la plaine de Vetteravie : Domitien poursuivait
là un travail engagé par Vespasien pour supprimer le Ŗsaillant
rhéno-danubienŗ et améliorer les lignes de communication ro-
maines. Cřest semble-t-il au retour de cette campagne que Frontin
commence la rédaction des Stratagèmes. Nous pouvons le
déduire de la façon dont il présente Domitien : lřempereur est
déjà Germanicus, et il est encore vivant (I, 1, 8 ; II, 3, 23 ; 11, 7).
Ce qui laisse tout de même une marge dřincertitude assez gran-
de : lřouvrage a été écrit entre 84 et 96. Il est tentant de penser
quřil lřa été dans les premières années de cette période : de la
même façon quřil avait rédigé son Art militaire à son retour de
Bretagne, Frontin a pu rédiger le complément de ce traité Ŕ les
Stratagèmes Ŕ à son retour de Germanie.
Vers 90, Frontin est proconsul de la province dřAsie.
Lřobtention dřun tel poste était réservée aux plus éminentes
personnalités sénatoriales, même sřil était dépourvu de réelles
responsabilités. LřAsie, province consulaire dont le gouverneur
était nommé par le Sénat, était une province riche et paisible. Les
dernières années du règne de Domitien voient Frontin prendre un
certain recul et sřéloigner quelque peu des fonctions officielles37.
Lřannée 96 est marquée par lřavènement de Nerva. Un
empereur modeste et soucieux du bien public remplace le sinistre
Domitien, dont le nom était devenu synonyme de terreur. Nerva
adopte Trajan, qui lui succède en 98. Période faste où se récon-
ciliaient libertas et principatus, période qui pouvait être fatale
aux hommes promus et appelés aux plus hautes responsabilités
par Domitien. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire, pour
Frontin.
En 97, Frontin est appelé à participer à une commission
économique constituée par le Sénat pour parer aux difficultés
37
Cf. Martial, X, 58, 1-6. Dans le chapitre II des Aqueducs, Frontin fait une
(trop) brève allusion à dřautres ouvrages quřil a écrits, dřaprès son expérience
pratique ; il songe au Traité d‟arpentage, à lřArt militaire, aux Stratagèmes et
à dřautres ouvrages que nous ne connaissons pas.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 101

financières laissées par Domitien (Pline le Jeune, Panégyrique de


Trajan, LXII, 2) et accède à lřun des postes de responsabilité les
plus importants de la Ville de Rome : le poste de curator aqua-
rum, que lřon pourrait traduire par ŖDirecteur Général des Eaux
et des Aqueducs de Romeŗ. Il sut mener à bien cette mission tout
en rédigeant son traité De aquis Urbis Romae pour sa propre
instruction et celle de ses successeurs (Aqueducs, Préface, 2).
En janvier 98, Frontin accède à son deuxième consulat : il
est consul suffect (Ŗremplaçantŗ) avec Trajan pour collègue. En
100, il est une troisième fois consul, cette fois-ci ordinaire, et
lřempereur est encore son collègue. Il siège au Sénat à la droite
de Trajan. Pline fait son éloge dans son Panégyrique de Trajan
(LX-LXII ). Cřest également lřépoque à laquelle il accède à
lřaugurat. Le collège des augures avait certes perdu de son impor-
tance et de son rôle politique depuis la plus lointaine époque
républicaine, mais il avait gardé un réel prestige en même temps
que sa compétence religieuse qui lui permettait dřŖinaugurerŗ Ŕ
en assurant que les dieux étaient favorables Ŕ villes, temples et
locaux divers. À la mort de Frontin, en 103, Pline lui succède :
cřest encore une occasion, pour Pline, de faire lřéloge de son ami
(Lettres, IV, 8, 3, ainsi que X, 13).
Venons-en aux Stratagèmes et à leur apport pour la
question qui nous occupe.
Lřauteur donne une définition de ce quřil entend par straté-
gie et stratagème dans la préface du livre I Ŕ il est lřun des très
rares Ŗstratégistesŗ antiques à le faire : “Puisque j‟ai entrepris de
présenter la science de l‟art militaire comme un système complet
(…), j‟estime qu‟il me faut encore, pour compléter mon œuvre,
traiter Ŕ en un recueil de récits sommaires Ŕ des hauts faits que
les généraux durent à leur habileté et que les Grecs rassem-
blaient sous le terme générique de strategemata (stratagèmes).
Ainsi, en effet, les généraux seront bien équipés en exemples de
sagesse et de prévoyance, qui leur permettront de nourrir leur
propre capacité à imaginer et à concevoir des actes semblables
(…) Ceux qui trouveront de l‟agrément à lire ce livre devront se
souvenir qu‟il faut bien distinguer stratégie et stratagèmes, qui
par nature se ressemblent beaucoup. Car tous les actes d‟un
général caractérisés par la prévoyance, l‟avantage obtenu, la
grandeur d‟âme, la fermeté, sont considérés comme relevant de
la stratégie ; ceux qui n‟en constituent qu‟une espèce particulière
sont considérés comme relevant des stratagèmes. Le mérite
102 Stratégique

spécifique de cette deuxième catégorie, qui réside dans l‟habileté


et l‟ingéniosité, est démontré aussi bien quand il faut éviter
l‟ennemi que l‟écraser”.
Le livre IV aborde des sujets plus généraux qui, lit-on dans
sa Préface, “constituent plutôt des exemples relatifs à la stratégie
en général qu‟aux stratagèmes”. De quoi sřagit-il ? De la disci-
pline et de ses effets bénéfiques, de diverses qualités et mesures
qui caractérisent les grands généraux (on a même imaginé que le
livre IV constituait lřArt de la Guerre de Frontin, quřun Ŗfaus-
saireŗ aurait ajouté aux trois livres des Stratagèmes en rédigeant
une préface pour assurer la transition38). La stratégie exprime le
genre Ŕ certains actes relevant du général Ŕ, les stratagèmes une
espèce particulière.
La distinction peut paraître manquer de clarté. Essayons de
mieux cerner la pensée de Frontin. Les stratagèmes sont une
illustration, parmi dřautres, des qualités du stratège, et plus
particulièrement des qualités dřhabileté et dřingéniosité.
Ce qui frappe en premier lieu, à la lecture de ce traité, est
l‟extraordinaire champ du concept de stratagème. Le stratagème,
cela peut être un vaste mouvement que nous qualifierions aujour-
dřhui de décision stratégique majeure, incluant plusieurs théâtres
dřopérations (envoi dřune armée en Afrique pour contraindre les
Carthaginois à rappeler Hannibal, I, 3, 8) ou bien un Ŗpetit rienŗ,
un point de détail, mais qui fait toute la différence sur le champ
de bataille : le dénominateur commun entre des exemples si
différents est le fait de surprendre lřennemi, de le tromper ; au
lieu de Ŗmarcher droit sur l‟adversaireŗ, pour reprendre le voca-
bulaire de Liddell Hart39, et de Ŗconsolider son équilibre physi-
que et psychologiqueŗ, ce qui Ŗaccroît sa ligne de résistanceŗ,
adopter la Ŗligne de moindre résistanceŗ, qui est la Ŗligne de
moindre attenteŗ, pour Ŗdisloquerŗ ses plans et détruire son
moral. Le stratagème le plus insignifiant, en apparence, peut y
suffire sřil est utilisé au bon moment : cřest le Ŗcoup d‟œilŗ du
grand stratège, la décision imprévisible qui retourne le cours
dřune bataille qui sřannonçait perdue, qui permet de prolonger un
combat ou une guerre alors que tout indiquait un désastre immi-
nent, la victoire de lřesprit sur la force brute. Par exemple le

38
Sur la question, longtemps débattue, de lřauthenticité du livre IV, voir
notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 36-37.
39
Histoire mondiale de la stratégie, édition française, Paris, 1962, p. 375.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 103

recours à lřordre oblique en situation dřinfériorité numérique, au


lieu dřun ordre parallèle Ŗmassifŗ ou de toute autre disposition
qui engagerait la plus grande partie des troupes pour une bataille
longue et indécise.
Pour Frontin, il y a souvent, dans le stratagème, lřidée dřun
retournement imprévu de situation, qui tourne à lřavantage du
plus faible Ŕ même si cet avantage est de courte durée. Lřart du
général Ŕ la stratégie Ŕ est de savoir lire dans les pensées de
lřadversaire pour trouver le détail qui changera le cours des
événements, et dřagir en conséquence, même si cela va à l‟encon-
tre des habitudes et des préceptes. Le grand général est nécessai-
rement expert en stratagèmes, et Frontin en distingue chez les
ŖBarbaresŗ comme chez les Grecs et les Romains, dans lřhistoire
la plus ancienne comme dans lřhistoire la plus récente.
Il est certain que la distinction entre stratégie et stratagème
aurait été plus claire si le temps nous avait conservé lřArt de la
guerre de Frontin, mais la lecture des Stratagèmes nous permet
dřen donner quelques illustrations :
 par exemple au sujet de la campagne germanique de
83 : Frontin ne traite pas des motivations de la cam-
pagne ni de ses résultats généraux dans les Strata-
gèmes, mais dřépisodes qui illustrent lřhabileté et
lřingéniosité de Domitien : ce sont parfois des points
de détail, mais qui eurent leur importance, parfois des
décisions majeures Ŕ ce sont toujours des actes qui
eurent pour effet de surprendre lřadversaire. Domitien
dissimule ainsi le véritable motif de son départ de
Rome pour tomber sur les Germains (I, 1, 8), fait tracer
des routes et met à découvert les refuges forestiers qui
leur servent de bases de repli et de contre-attaques (I,
3, 10), trouve une parade à la tactique de leurs cava-
liers (II, 3, 23), fait verser des compensations finan-
cières aux tribus qui perdent des territoires avec lřim-
plantation de forts permanents, ce qui lui vaut une
réputation de justice (II, 11, 7), au lieu de se faire haïr
des habitants comme cřétait lřhabitude en cas de
progression territoriale.
 le thème de la discipline et de ses effets bénéfiques est
considéré par Frontin comme à cheval sur la stratégie
et les stratagèmes : de fait, les passages du livre IV des
104 Stratégique

Stratagèmes consacrées à ce thème mêlent des princi-


pes généraux qui avaient déjà dû être exposés dans son
Ŗtraité de stratégieŗ et de Ŗpurs stratagèmesŗ. Cřest
particulièrement frappant au sujet des campagnes de
Corbulon en Arménie en 58-60 : au titre de la stratégie,
on peut ranger les mesures prises pour imposer la
discipline aux troupes devant lřennemi, qui font lřobjet
dřun principe général (“Domitius Corbulon, avec
seulement deux légions et très peu d‟auxiliaires, en
rétablissant la discipline dans ces troupes, parvint à
soutenir l‟assaut des Parthesŗ, IV, 2, 3) et dřexemples
(IV, 1, 21 et 28), mais le caractère imprévisible de la
victoire, en raison du déséquilibre des forces à lřavan-
tage des ŖBarbaresŗ, permet de comprendre pourquoi
Frontin place ces mesures entre la Ŗstratégieŗ et les
stratagèmes ; dans les Ŗpurs stratagèmesŗ, on peut
ranger la mise à mort dřun seigneur arménien et lřenvoi
de sa tête, avec une baliste, à lřintérieur des fortifi-
cations de Tigranocerte, mesure de terreur qui hâta la
reddition de la ville (II, 9, 5). Le principe général de
Ŗguerre scientifiqueŗ que suivait Corbulon (“Domitius
Corbulon disait que c‟était par la dolabre qu‟il fallait
vaincre l‟ennemiŗ, IV, 7, 240) est, pour Frontin, un
principe de stratégie tout autant quřun stratagème
habile, dans la mesure, là encore, où le général a su
renverser une situation qui paraissait compromise,
dřune manière inattendue.
 le choix du Ŗstyleŗ de guerre à adopter Ŕ approches
directe ou indirecte Ŕ paraît relever des stratagèmes
chez Frontin lorsquřil sřagit de choix habiles qui
permirent dřobtenir des avantages immenses avec des
forces peu importantes41, de faire durer un conflit42, de

40
La dolabra était lřoutil du soldat qui servait de hache et de pioche, symbole
du génie romain qui préférait avancer lentement mais sûrement, en consolidant
la marche par des camps et des routes.
41
Choix des approches directes et des batailles rangées par Alexandre (I, 3,
1) et César (I, 3, 2)…
42
Hasdrubal, vaincu en Espagne, partage son armée entre différentes villes
pour contraindre Scipion à se retirer, de crainte de disperser ses troupes, I, 3, 5.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 105

retourner une situation compromise43 ou dřaccélérer la


fin de la guerre44.
 au sujet du choix des ordres de bataille (parallèle ou
oblique, mince ou profond), la distinction entre
stratégie et stratagème est également liée à lřhabileté :
sont considérés comme relevant des stratagèmes les
procédés qui permirent à tel ou tel général dřaccélérer
la victoire dřune manière imprévue ou dřéviter le
désastre en surprenant lřennemi, parfois même en
répondant à un stratagème par un autre stratagème.
Lřordre de bataille des Carthaginois à la bataille de
Cannes en fait partie (II, 3, 7), mais Frontin donne bien
dřautres exemples dans ce qui constitue lřun des meil-
leurs chapitres des Stratagèmes (II, 3). Lřobliqua acies,
en particulier, retient son attention, car elle permet de
remporter la victoire en nřengageant quřune partie des
troupes sur un point précis de la ligne de bataille, et
cela en donnant une impression différente à lřennemi
(II, 3, 1 ; 2 ; 4 ; 5 etc.). Là encore, on retrouve dans le
même chapitre de Ŗpurs stratagèmesŗ45 et des mesures
que nous aurions plutôt rangées dans les principes
généraux de stratégie opérationnelle46, mais le lien
entre tous ces exemples est bien ce Ŗpoint de détailŗ
qui nřa lřair de rien mais qui change tout, fruit de
lřhabileté du général.

43
Choix de la guerre navale par Thémistocle pour résister aux Perses, I, 3, 6 ;
temporisation de Fabius face à Hannibal, I, 3, 3.
44
Envoi dřune armée en Afrique pour contraindre les Carthaginois à rappeler
Hannibal, I, 3, 8.
45
Les soldats égyptiens qui sřéquipent à la grecque pour faire peur à leurs
adversaires, II, 3, 13 ; lřadoption de la tortue par Marc Antoine, pour résister
aux pluies de flèches des Parthes, II, 3, 15 ; les pieux fichés dans le sol par
César pour arrêter les chars gaulois, II, 3, 18 ; les Ŗmains de ferŗ pour attraper
les vaisseaux carthaginois et les prendre dřassaut, II, 3, 24…
46
Disposition des forces romaines à Zama, II, 3, 16, à Pydna, II, 3, 20, des
forces de César à Pharsale, II, 3, 22…
106 Stratégique

L’UTILITÉ DES STRATAGÈMES DE FRONTIN ET DES


AUTRES “TRAITÉS DE STRATÉGIE” ANTIQUES
ŖL‟Art de la guerre a existé de tout temps, et la stratégie
surtout fut la même sous César comme sous Napoléon. Mais
l‟art, confiné dans la tête des grands capitaines, n‟existait dans
aucun traité écritŗ, écrit Jomini47. Les Stratagèmes, comme les
autres Ŗtraités de stratégieŗ antiques, étaient-ils donc inutiles ?
Frontin nřavait précisément quřun seul but, être utile,
comme il le dit clairement dans la Préface du livre I : ŖAinsi, en
effet, les généraux seront bien équipés en exemples de sagesse et
de prévoyance, qui leur permettront de nourrir leur propre
capacité à imaginer et à concevoir des actes semblables ; par
ailleurs, grâce à ce travail, celui qui aura lui-même imaginé un
stratagème n‟aura rien à craindre de son résultat, s‟il le compare
à ceux qui ont déjà été expérimentés avec succès dans le passéŗ.
Son seul souhait était de rédiger un Ŗmanuelŗ directement
opérationnel, qui pût servir à former les officiers et empereurs
aux réalités militaires et dans le même temps servir de Ŗlivre de
chevetŗ à nřimporte quel officier en campagne. Dřoù une présen-
tation rigoureuse et claire : “à mon sens, on doit penser aux gens
très occupés en étant bref. Car il faut du temps pour dénicher des
faits isolés et dispersés dans le corps immense de l‟histoire (…)
Toute notre application sera consacrée à présenter, selon le
besoin, chaque point réclamé par la démonstration comme une
réponse à une question précise ; car après avoir examiné
l‟ensemble des catégories de faits, j‟ai préparé les exemples
opportuns avec autant de soins qu‟un plan de campagne”.
Frontin a-t-il atteint son objectif ? La question concerne,
plus largement, lřensemble des Ŗtraités de stratégieŗ antiques.
Nous ne disposons pas de témoignage direct de lřutilisation de cet
ouvrage ni dřautres Ŗmanuelsŗ par tel ou tel empereur ou général
romain, mais il faut se rappeler quřil nřexistait à Rome aucun
institut de formation spécialisé, aucune préparation systématique
au métier dřofficier supérieur et de commandant. La formation se
faisait sur le terrain, au contact direct des réalités militaires. Sans
doute était-ce, dřun certain point de vue, la meilleure école, mais
il est permis de se demander si Rome nřaurait pas évité maints

47
Précis de l‟art de la guerre, ŖNotice sur la théorie actuelle de la guerre et
sur son utilitéŗ, Paris, 1977.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 107

désastres militaires avec une réelle préparation au métier de


commandant48. Lřabsence de formation théorique au métier de
commandant donnait une importance particulière aux Ŗmanuelsŗ
de stratégie antique.
Il sřagissait dřinstruments dřautant plus utiles quřune fois
en campagne, le commandant en chef disposait dřune réelle auto-
nomie de décision. Du seul fait de la lenteur des communications,
la déconcentration de la décision du niveau suprême au niveau du
stratège de terrain était nécessaire et inévitable, sous peine de
paralyser toute capacité dřaction et de réaction. Tout autant que la
stratégie opérationnelle, la stratégie générale romaine reposait
très largement sur les hommes qui commandaient les légions. Si
la stratégie générale au plus haut niveau relevait bien évidem-
ment de lřempereur Ŕ qui adressait des mandata à ses généraux49
Ŕ, la sphère dřautonomie des commandants restait considérable et
augmentait avec lřétendue de leurs pouvoirs et le nombre de
soldats dont ils pouvaient disposer.
Un général romain en campagne était sans cesse confronté
à la nécessité de prendre, seul ou avec lřaide de son état-major,
des décisions dont certaines pouvaient avoir de très lourdes
conséquences sur lřéquilibre impérial. La perte dřune seule légion
Ŕ jusquřà 10 000 soldats environ avec les auxiliaires Ŕ, était un
désastre, la perte de trois légions était susceptible de remettre en
cause lřensemble du dispositif militaire de lřEmpire, comme le fit
le désastre de Varus à la fin du règne dřAuguste.
Au début de lřEmpire, la sécurité du périmètre impérial
dépendait seulement dřune trentaine de légions, soit 165 000 à
180 000 légionnaires, 330 000 à 360 000 hommes avec les forces
auxiliaires. La moindre embuscade, la moindre attaque surprise
en terrain défavorable pouvait tourner au carnage : la légion,
souveraine dans les engagements bien préparés, concentrés et
intenses, sur terrain dégagé, était dřune extrême fragilité lors-
quřelle était surprise iniquo loco et devait combattre dans le

48
On peut penser au désastre de Varus en Germanie, fatal aux ambitions
romaines outre-Rhin. Varus était avant tout un administrateur, à lřexpérience
militaire limitée.
49
En témoignent notamment certains passages des Annales de Tacite (II, 43,
4 ; 77, 1 ; III, 16, 1 ; XV, 17, 2). Nous nřen connaissons malheureusement pas
le degré de précision, mais lřon peut imaginer que la lenteur des com-
munications contraignait les empereurs à se limiter à des instructions
générales.
108 Stratégique

désordre et la confusion. Dans le Teutoburgiensis saltus, en


lřespace dřune embuscade, Varus a perdu la vie, ses trois légions
et leurs auxiliaires, Auguste a perdu le résultat dřannées de
campagnes difficiles et coûteuses, lřEmpire a perdu à tout jamais
la Germanie, avec des conséquences immenses sur lřhistoire de
lřEurope et du monde.
Il ne faut bien sûr pas surestimer la portée stratégique des
Ŗmanuelsŗ de stratégie antique, mais les Stratagèmes de Frontin
donnent des conseils effectivement fort utiles pour affronter les
ŖBarbaresŗ dans les moins mauvaises conditions. La guerre avait
peu évolué depuis les Grecs : bien des exemples tirés de leur
histoire ancienne Ŕ comme de lřhistoire ancienne romaine Ŕ
étaient encore dřactualité à lřépoque impériale. Les Stratagèmes
de Frontin, ainsi que lřArt de la Guerre quřils complétaient,
pouvaient donc se révéler utiles à la formation militaire dřun
empereur ou dřun futur officier, et accompagner efficacement les
commandants en campagne.
Recruter ses ennemis
pour gagner les guerres irrégulières :
les barbares
au sein de l’armée du Bas-Empire
Loïc PATTIER

P ourquoi vouloir incorporer ses adversaires de la


veille ? La réponse fut donnée en 355 par lřempe-
reur Constance II (337-361) lorsque, après une
longue marche offensive entre Châlon et Augst, il se justifia
devant ses troupes dřavoir préféré la soumission Ŗspontanéeŗ des
Alamans plutôt que de les combattre :
D‟abord, pour éviter les incertitudes de la guerre,
puis pour faire de nos adversaires des alliés et nous
les attacher, suivant leurs promesses, et ensuite pour
adoucir sans verser de sang les excès de leur nature
sauvage, souvent funestes à nos provinces. Songeons
enfin que l‟ennemi vaincu n‟est pas seulement celui
qui tombe sur le champ de bataille, écrasé sous le
poids des armes et du nombre, mais que la victoire
est beaucoup plus sûre, même quand la trompette se
tait, lorsqu‟un ennemi se laisse conduire volontaire-
ment sous le joug et apprend par expérience qu‟il ne
nous manque ni courage contre les rebelles ni
mansuétude à l‟égard des suppliants1.

1
Ammien Marcellin, Res Gestae, éd. J. Fontaine, M.-A. Marie, G. Sabbah,
Paris, Les Belles Lettres, 1968-1999, XIV, 10, 14.
110 Stratégique

Choix opportuniste ou dessein visionnaire ? Il semble que


malgré les redressements militaires opérés à partir de la Tétrar-
chie2, les empereurs du Bas-Empire aient eu conscience quřune
réponse uniquement coercitive aux agressions barbares sans cesse
renouvelées, serait insuffisante. En effet, durant tout le IVe siècle,
sur les limes rhénan et danubien, une menace à peine jugulée
cédait la place à une nouvelle agression de “troupes innombra-
blesŗ3. De plus, les légions romaines, déjà sollicitées par les
nombreux conflits internes4 ou contre les Perses sassanides, man-
quaient dřeffectifs et nřétaient parfaitement adaptées aux conflits
asymétriques des confins européens.
Afin de faire face aux impératifs de recrutement, mais aussi
de pouvoir être plus efficaces dans les “petites guerresŗ, les em-
pereurs du Bas-Empire choisirent dřassimiler par le service des
armes ceux quřils ne pouvaient définitivement vaincre mili-
tairement.
Cette idée était tout dřabord une ébauche de réponse à la
complexité des guerres irrégulières menées dans le nord-est des
Gaules. Dřautre part, lřincorporation de Barbares permit dřétablir
un maillage territorial pour une défense dans la profondeur des
confins. Enfin, ces recrues étrangères permirent une adaptation
des tactiques, afin de lutter plus efficacement par le recours à des
procédés non-conventionnels.

“PETITES GUERRES” AUX CONFINS GALLO-


ROMAINS
Le refus par l’adversaire de la guerre conventionnelle
Le limes rhénan et son arrière-pays gallo-romain avaient la
spécificité de ne pas être des théâtres dřopérations où une guerre

2
Les Tétrarques incarnèrent un système de partage du pouvoir inventé par
lřempereur Dioclétien (284-305) à la fin du IIIe siècle. Deux Augustes, lui-
même et Maximien, étaient secondés chacun par un César, Galère et
Constance Chlore.
3
Le panégyrique de Constantin en 310 parle ainsi des “troupes innombra-
bles des Goths vomies par le détroit du Pont et les boucles du Danubeŗ in
Anonyme, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, éd. E.
Galletier, Paris, Les Belles Lettres, 1949-1955, VII, 12,2.
4
Les conflits entre empereurs et usurpateurs étaient réguliers aux IIIe et IVe
siècles, lřempereur Gallien (259-268) dut ainsi combattre 18 usurpateurs en
9 ans de règne.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 111

conventionnelle pouvait être menée. Faite de batailles rangées et


de sièges, cette guerre, habituelle en Mésopotamie contre les
Perses sassanides ou encore lors des combats entre Romains, était
difficilement concevable dans le nord-est des Gaules. Lřagresseur
germanique sřy était depuis longtemps adapté aux manœuvres
romaines dřenvergure et à la haute technicité du légionnaire. Il
pratiquait une Ŗpetite guerreŗ traduite en harcèlements, raids,
actions dřévitement et engagements vite rompus, plutôt
quřaffrontements directs trop meurtriers. La difficulté pour les
Romains nřétait donc pas de gagner la bataille rangée, mais de
contraindre un adversaire, Ŗhabitué à éluder la guerreŗ5, à la
bataille. Lřirrégulier cherchait à éviter la confrontation en privilé-
giant de petits détachements opérant simultanément sur plusieurs
directions et rendant ainsi difficile le combat frontal. En 366, un
général romain qui avait reçu lřordre de Valentinien Ier dřarrêter
une attaque dřAlamans, ne fit rien et temporisa, Ŗalléguant que
les forces des barbares étaient trop divisées pour lui permettre de
frapper un coup décisifŗ6.
Les confédérations franque et alamannique nřavaient, en
outre, pas dřintérêt stratégique, voire tactique, à vouloir anéantir
lřarmée romaine. Leurs buts de guerre étaient de portée plus limi-
tée : raids en Ŗva-et-vientŗ pour le pillage ou tentatives dřinstalla-
tion en deçà du limes. Les Barbares refusaient donc la bataille,
trop risquée. Quatre fois seulement au cours du IVe siècle, des
ligues dřAlamans acceptèrent de sřaventurer dans une bataille
rangée : à Strasbourg en 357, à Châlons en 366, lřannée suivante
à Solicinium (localisation indécise au-delà du limes) en 367 et
enfin à Horbourg (Alsace) en février 378. À chaque fois, elles
furent vaincues malgré un rapport de force favorable (35 000
contre 13 000 à Strasbourg par exemple) et le combat se conclut
par des pertes très importantes pour elles (5 000 Alamans survé-
curent à Horbourg pour 40 000 engagés). Cette supériorité
tactique écrasante des légions romaines en rase campagne con-
duisit logiquement lřadversaire à changer de stratégie et à trouver
des parades.
Les Barbares optèrent donc pour des tactiques permettant le
contournement des supériorités romaines. Puisque les légions

5
Anonyme, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, éd. E.
Galletier, Paris, Les Belles Lettres, 1949-1955, VII, 12,2.
6
Ammien Marcellin, Res Gestae, XXVII, 2, 1.
112 Stratégique

étaient construites pour créer le choc et résister au combat frontal,


les Barbares éludèrent cette invulnérabilité relative en refusant la
bataille. Refus de la bataille rangée, mais aussi refus du siège de
place forte, aussi bien en tant quřassiégeants quřassiégés. Depuis
la longue crise du IIIe siècle, les villes gallo-romaines sřétaient
entourées de remparts que les Barbares se risquaient rarement à
assiéger, maîtrisant mal lřart de la poliorcétique et la fabrication
de machines de siège. De plus, les Barbares ne souhaitaient sřy
laisser enfermer : Ŗils évitent les villes elles-mêmes, comme des
tombeaux entourés de piègesŗ7.
De même, en défensive, les agresseurs privilégièrent harcè-
lements et embuscades, ainsi que choix de terrains difficiles à la
manœuvre. En 388, alors que les Romains venaient dřécraser un
parti de Francs dans la Forêt Charbonnière (Belgique), le général
Quintinus décida dřexploiter cette victoire au-delà du Rhin.
ŖAprès deux jours de marche à partir du fleuve, [lřarmée romaine
atteignit] des maisons vides d‟habitants et de grands villages
abandonnés. Les Francs, feignant d‟avoir peur, s‟étaient retirés
dans la profondeur des forêts, dont ils avaient défendu la lisière
par des abattis. […] Au point du jour [les Romains] entrèrent
dans les bois, sous la conduite de Quintinus et après s‟être
embarrassés et trompés dans la première moitié à peu près de la
journée, ils se trouvèrent tout à fait égarés. Enfin se voyant
partout séparés des terrains solides par de grandes barricades,
ils se jetèrent dans des champs marécageux contigus aux forêts.
Pendant ces efforts, quelques ennemis clairsemés apparurent,
montés sur des troncs d‟arbres entassés ou sur des abattis ; et de
là, comme du sommet d‟une tour, ils lançaient, ainsi qu‟auraient
pu le faire des machines de guerre, des flèches […]. Bientôt
l‟armée, entourée par une multitude d‟ennemis plus grande, se
répandit précipitamment dans les campagnes découvertes que les
Francs avaient laissées libresŗ8. La cavalerie tomba dans le piège
qui sřoffrait à elle, se perdant dans les marécages. Voyant cela,
les fantassins retournèrent alors dans les bois, où les irréguliers
les attendaient pour les massacrer.

7
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 2, 12.
8
Sulpice Alexandre, cité par Grégoire de Tours, Histoire des Francs, éd. R.
Latouche, Paris, Les Belles Lettres, 1996, II, 9.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 113

Inefficacité relative des campagnes menées par les légions


Lřefficacité des légions romaines était, notamment, basée
sur une intense préparation logistique, nécessaire pour de grandes
expéditions. Cependant, cela était totalement inadapté pour des
réponses rapides contre des raids inopinés ou contre les agres-
sions soudaines, dont étaient coutumiers les Barbares. En 355,
Constance II souhaita lancer une campagne contre les Alamans
qui sřétaient installés de part et dřautre du Rhin dans la région de
Bâle-Augst. Cependant lřexpédition prit un retard considérable,
du fait de lřattente de vivres convoyés depuis lřAquitaine.
Lřarmée concentrée à Chalon-sur-Saône menaça alors de se
rebeller, faute de vivres. Les vivres arrivèrent finalement. Mais
lorsque lřarmée sřébranla enfin vers Augst, le retard pris était tel
que la marche offensive initialement prévue en été devint une
lente progression par les axes enneigés du Jura. Arrivés sur le
Rhin, les Romains ne parvinrent alors à installer leur pont de
bateaux, les Alamans ayant eu le temps de le retraverser et dřen
empêcher le franchissement depuis lřautre rive. Finalement,
lřexpédition tourna court et Constance en fut réduit à négocier la
paix avec les rois alamanniques.
Tant cette lenteur relative de la projection de forces
romaines que la prévisibilité des itinéraires dřoffensive (les voies
romaines) étaient exploitées par les irréguliers qui sřinfiltraient
alors hors des routes empruntées et profitaient du vide laissé
derrière les armées. Ils appliquaient ainsi Ŗla loi de supériorité
tactique et d‟infériorité stratégique des armées régulières face à
des combattants irréguliers plus mobiles, qui n‟ont pas à se
soucier de leurs communicationsŗ9. En 357, les Romains lancent
une vaste attaque en tenaille vers le coude du Rhin avec deux
armées, lřune partie de Reims avec 13 000 hommes, la seconde
partie dřItalie avec 25 000 soldats. Des irréguliers ŕ des lètes10
germaniques installés en Gaule ŕ non concernés par lřopération
en cours profitèrent du vide ainsi créé sur les arrières pour

9
Idée du colonel Charles E. Callwell, vétéran des Indes, énoncée en 1904
dans Small Wars et reprise par Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, 6e
éd., Paris, Economica-ISC, 2008, p. 268.
10
Lètes (du latin, laeti) : Barbares germaniques installés en tant que colons-
soldats dans les zones dévastées des Gaules. La première mention littéraire des
Lètes date de 297 ap. J.-C.
114 Stratégique

sřinfiltrer entre les deux armées, et aller piller la région


lyonnaise11.

La maîtrise de la riposte graduée12 par Rome


Lřétude approfondie des campagnes successives de pacifica-
tion menées au IVe siècle, permet cependant de dégager un
système empirique de riposte graduée reposant sur un principe de
seuils. Le niveau de la réaction était ainsi fixé à partir du degré de
respect des traités précédemment signés et de la gravité estimée
de lřagression. En fonction de ces deux points, le stratège se
réservait une “réponse flexibleŗ. Cette riposte pouvait aller de
lřextermination à la simple “promenade militaireŗ. Le but final
était, quoiquřil en fût, de revenir à un statu quo favorable à
Rome. Lřaction coercitive, souvent nécessaire, nřétait dřailleurs
pas obligatoire. Végèce rappelait quřil valait mieux débaucher ses
ennemis que les vaincre : ŖDétachez le plus d‟ennemis que vous
pourrez de leur parti, recevez bien ceux qui viendront à vous ;
car vous gagnerez plus à débaucher des soldats à l‟ennemi, qu‟à
les tuerŗ13.

Les réponses flexibles de Rome pourraient être hiérar-


chisées ainsi :
1. Marche à lřennemi : dissuasive et éventuellement suffi-
sante pour obtenir la reddition de lřagresseur (campagne
de Constance II contre les Alamans en 355) ;
2. Simples engagements destinés à faire fuir lřagresseur et
à le refouler au-delà du limes (opérations de pacifica-
tion du César Julien14 dans le nord-est des Gaules
contre les Alamans et les Francs en 356) ;
3. Campagne de dévastation chez lřagresseur pour le con-
traindre à lřaffrontement direct ou à la reddition (cam-

11
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 11, 4.
12
Tanguy Struye de Swielande, ŖLa politique américaine à lřégard du Viet-
nam de 1946 à 1973 : Faits, prise de décision et stratégieŗ, http ://www.
stratisc.org/TS_7.htm.
13
Végèce, Epitoma rei militaris, www.thelatinlibrary.com/vegetius.html, III,
26.
14
Julien : César de Constance II de 355 à 360, puis empereur de 360 à 363.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 115

pagne dřArbogast15 contre les Francs dřOutre-Rhin


durant lřhiver 389-390) ;
4. Bataille rangée pour écraser lřagresseur militairement
(bataille de Solicinium gagnée par lřempereur Valen-
tinien Ier (364-375) en 367) ;
5. Campagnes de terreur, voire dřextermination, notam-
ment en cas de violations répétées des traités (campa-
gne de Constance II contre les Sarmates en 359).

Une grande importance était accordée à lřaspect dissuasif


de la puissance militaire romaine. La riposte, même graduée,
devait être crédible pour dissuader toute velléité dřagression
nouvelle. Il demeurait fondamental que lřadversaire et les autres
agresseurs potentiels restassent tous intimement convaincus quřil
nřy avait pas de faiblesse passagère de la part de Rome dans une
attitude conciliante et quřelle nřhésiterait jamais à utiliser toute la
gamme de ses capacités coercitives. Lřidée de ce pouvoir dissua-
sif, procuré par une puissance crainte, fut rappelée dans le
panégyrique de lřempereur Constantin (306-337) en 310 :
Notre rempart ce ne sont plus les tourbillons du Rhin,
c‟est la terreur de ton nom. Libre à lui de tarir ses
eaux à la canicule ou de les immobiliser sous le gel.
[…] Il n‟est pas de contrée que la nature ferme d‟une
barrière insurmontable et interdit à l‟audace, s‟il
reste du moins à celle-ci quelque espérance en l‟ef-
fort. Le rempart inexpugnable, c‟est celui que bâtit
une réputation de vaillance16.

La dissuasion romaine sřappuyait à la fois sur lřexistence


dřune menace permanente de coercition, dřune riposte graduée
allant jusquřà lřannihilation, dřun discours sur lřinvincibilité des
empereurs et enfin de la prise dřotages, garants du respect de la
parole donnée.
Ces réponses flexibles de caractère militaire étaient accom-
pagnées dřune politique assimilatrice des Barbares vaincus qui

15
Magister militum (maître de la milice) en Occident de 388 à 394 dřorigine
franque.
16
Anonyme, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, VII, 11,
1-2.
116 Stratégique

pouvaient être amenés à servir Rome par les armes, notamment


dans le cadre de la défense des confins.

ASSURER LA COHÉRENCE D’UNE DÉFENSE DANS LA


PROFONDEUR
Face à des menaces irrégulières sans cesse renaissantes et à
un adversaire disposant de lřinitiative17 pour frapper en premier
et dřoù quřil veuille, les empereurs romains constituèrent un
maillage militarisé des confins gallo-romains, où lřinstallation de
Barbares vaincus joua un rôle primordial.

Maillage territorial des confins gallo-romains


Du fait de la désertification du nord-est des Gaules, amor-
cée dès le IIIe siècle, ces provinces étaient devenues progressive-
ment un glacis ou une zone de confins militaires entre lřEmpire
romain et les territoires barbares. Cette zone dévolue aux opéra-
tions se matérialisa par un regroupement de la population civile
dans les villes à lřabri de fortifications et une militarisation des
campagnes avec lřinstallation de colons-soldats. En effet, la
désertification favorisa indirectement un changement de la popu-
lation rurale. Désormais, une partie des occupants des régions
dévastées nřétaient plus de simples paysans sans défense ou les
esclaves de propriétaires terriens, mais des colons-soldats ger-
maniques ou sarmates installés par la volonté des empereurs dans
les Gaules. Ils constituaient, dřune part, un réservoir de forces,
pour les opérations offensives avec lřarmée de manœuvre, mais
armaient aussi des groupes de défense territoriale immédiatement
disponibles pour contrer des menaces inopinées.
Les Tétrarques inventèrent ainsi un nouveau type de colon-
soldat qui recevait des terres quřil devait cultiver pour prix du
service militaire quřil aurait à effectuer, à la différence de lřanti-
que colon-soldat qui recevait des terres pour prix de services déjà

17
ŖQuel que soit leur nombre, les Barbares, en tant qu‟agresseurs, disposent
de l‟initiative et donc de la possibilité de ce concentrer en un point. Ils ont
toujours eu cet avantageŗ, Philippe Richardot, La Fin de l‟armée romaine
(284-476), 3e éd., Paris, Economica-ISC, 2005, p. 76.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 117

rendus18. Cette solution originale aux problèmes de désertifi-


cation et de recrutement était aussi un moyen de vider en partie
Ŗle tonneau des Danaïdesŗ constitué par les terres barbares, en
répondant à la demande dřimmigration formulée ŕ violemment
ŕ par de nombreux Barbares, tout en les asservissant à la loi
militaire. Comme le rappelle le panégyriste de Constance Chlore
en 297, désormais le Chamave et le Frison déportés Ŗs‟ils sont
convoqués pour la levée, ils accourent, ils sont matés par la
discipline, tenus en bride par les verges et ils se félicitent de nous
servir à titre de soldat romainŗ19. Lorsquřen 358, les Francs de
Batavie tentèrent de franchir le Rhin, le César Julien les installa
alors en tant que lètes dans la région de Tongres et dans les
collines boisées au sud de Nimègue. Cette politique fut relative-
ment efficace, puisque ces Saliens défendirent lřEmpire fidèle-
ment, en particulier lors des grandes invasions en 406. Les Francs
tuèrent alors, selon un contemporain, 20 000 Vandales et auraient
anéanti les envahisseurs sans lřintervention des cataphractaires
alains20. Vivre et combattre en première ligne face aux menaces
des Barbares extérieurs (quelquefois celles de leurs anciens frères
de race) pouvait ainsi apparaître comme le prix à payer pour
pouvoir vivre sous la loi romaine. De plus, le Barbare rallié était
supposé défendre avec plus de hargne cette terre qui lřa accueilli,
son choix de servir lřancien adversaire étant devenu irréversible.
La politique dřinstallation des lètes dans les cités gallo-
romaines dévastées et estimées stratégiques sřinsérait ainsi dans
un dispositif de défense globale des confins septentrionaux de
lřEmpire romain. Les colonies létiques furent particulièrement
nombreuses dans le nord des provinces belges et germaniques.
Arras, autour de laquelle la plus grande concentration de tombes
germaniques a été trouvée, était alors au centre dřun réseau
important de voies romaines. De même, dans lřenvironnement
dřautres villes des Belgiques ont été trouvées de nombreuses
tombes germaniques : à Boulogne, Amiens, Tournai, Bavay ou
plus au sud à Reims. Enfin, Ŗs‟ajoutant au réseau des garnisons
urbaines, les postes militaires défendent les axes de pénétration
que constituent les cours d‟eau et les routes. Ils sont notamment

18
Sur les colons-soldats du Haut-Empire cf. Yann Le Bohec, L‟Armée
romaine, 3e éd., Paris, A. et J. Picard, 2002, p. 243.
19
Anonyme, Panegyricus Constantius Dictus, Panégyriques latins, IV, 9, 3.
20
Renatus Frigeridus, cité par Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 9.
118 Stratégique

implantés près des carrefours de voies, des franchissements de


rivières et sur les estuairesŗ21.
Un véritable dispositif de Ŗdéfense lacunaireŗ22 se dessine
avec le choix des sites sur des points de passage obligés des voies
terrestres ou des voies dřeau, des postes dřobservation face à la
Forêt Charbonnière incontrôlée et le long du Rhin. Ces installa-
tions létiques ont, en quelque sorte, une fonction dřantiques
Ŗhameaux stratégiquesŗ23. Ce dispositif essentiel de la contre-
guérilla était capable de fixer, voire de repousser, une tentative
dřinfiltration, et si la menace était trop importante, de donner
lřalerte aux éléments stationnés en retrait dans les villes et sur les
nœuds routiers permettant de choisir les meilleurs axes dřappro-
che (Bavay ou Arras, par exemple). Avec lřabandon de la défense
ferme à la frontière pour une défense dans la profondeur, ces
dispositifs de défense lacunaire en arrière du limes sont censés
donner de la réactivité au dispositif et permettre lřinterception des
raids ennemis dans la profondeur. Si lřennemi nřétait pas arrêté
par ces premiers points dřappui, il pouvait être encore intercepté
par les unités mobiles situées plus à lřintérieur des Gaules.
Un effort particulier fut conduit par les Romains pour
installer les colonies létiques de façon à ce que les liaisons avec
la Bretagne pussent être protégées. En effet le port de Boulogne,
ainsi que les axes stratégiques y menant, constituaient le cordon
ombilical de la Bretagne romaine. La maîtrise de ce port était
cruciale, parce quřelle permettait tant les interventions sur lřîle
que les bascules de renforts stratégiques entre lřîle et le continent.
Lřîle bretonne avait, de plus, un intérêt stratégique fondamental
pour Rome, du fait de ses ressources en céréales, en produits
miniers, mais aussi en ressources fiscales24. Boulogne fut donc un
enjeu majeur des combats entre lřusurpateur Carausius et les
Tétrarques dans les années 290. Carausius installa des Francs et
des Saxons dans la région de Boulogne pour protéger la Bretagne
rebelle face aux Tétrarques. Cependant Maximien et Constance

21
Claude Seillier, ŖLes Germains dans lřarmée romaine tardive en Gaule
septentrionaleŗ, in Michel Kazanski et Françoise Vallet, L‟Armée romaine et
les Barbares du IIIe au VIIe siècle, Condé-sur-Noireau, Association française
dřarchives mérovingiennes, 1993, p.189.
22
Emilienne Demougeot, La Formation de l‟Europe et les invasions
barbares, tome 1, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 202.
23
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, p. 543.
24
Anonyme, Panegyricus Constantius Dictus, Panégyriques latins, IV, 11, 1.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 119

Chlore, après la reconquête de Boulogne, poursuivirent cette


politique dřinstallation que rappelle un panégyriste : ŖSur un
signe de toi, Maximien Auguste, les champs en friche des Ner-
viens (Bavay) et des Trévires (Trèves) furent cultivés par les lètes
rétablis dans leur pays et par les Francs assujettis à nos lois,
ainsi aujourd‟hui, Constance, César invincible, grâce à tes vic-
toires, toutes les terres qui, au pays des Ambiens (Amiens), des
Bellovaques, (Beauvais), des Tricasses (Troyes) et des Lingons
(Langres), demeuraient abandonnées, reverdissent sous la char-
rue d‟un barbareŗ25.
Le système de défense terrestre fut complété par un systè-
me de défense maritime le long du littoral. Un chapelet de
découvertes archéologiques témoigne de la présence de soldats
germaniques et de leurs familles dans les forts de Boulogne,
Oudenburg26 ou Etaples. De même, plus à lřintérieur des terres,
mais toujours pour empêcher des infiltrations par embarcations
venues des mers et tentant de remonter les rivières, furent instal-
lés des groupes de 45 à 50 combattants avec leur familles à lřem-
bouchure des rivières, comme à Abbeville sur la Somme ou à
Vron sur lřAuthie27. Ce dispositif de surveillance et dřinterven-
tion devait permettre de prévenir les agressions des pirates saxons
ou francs et avait un pendant sur les côtes sud de lřîle de
Bretagne.

Les gendarmes de l’Empire


À ce maillage territorial des confins furent associées, en
deuxième échelon, des colonies de cavaliers alano-sarmates.
Constantin le Grand déporta des Sarmates vaincus dans les Gau-
les et en Italie en tant que gentiles28. ŖL‟examen de la diffusion de
la toponymie « sarmates » montre qu‟elle se concentre surtout
dans les zones des postes militaires mentionnés par la Notitia

25
Anonyme, Panegyricus Constantius Dictus, Panégyriques latins, IV, 21, 1
26
Sofie Vanhoutte, ŖOudenburg : Fortification du Litus Saxonicumŗ,
Dossiers d‟Archéologie, 315, juillet-août 2006, p.130.
27
Claude Seillier, Les Germains dans l‟armée romaine tardive en Gaule
septentrionale, p. 189.
28
Les gentiles sont les soldats installés sur une terre, ils cumulent le service
militaire et dřautres occupations (agriculture, élevage).
120 Stratégique

Dignitatum29 et liées avec les grandes communications stratégi-


ques (l‟Italie du Nord, la Loire, la Seine, la Marne). Ceci
confirme que les Sarmates s‟installèrent sur le territoire romain
au IVe siècle en tant que force militaire au service de l‟Empireŗ30.
Ces zones dřinstallation étaient destinées à protéger les voies
stratégiques à lřintérieur des Gaules. La mobilité stratégique
conférée par les chevaux leur permettait dřagir plus rapidement
pour intercepter des raids dřirréguliers barbares à lřintérieur des
Gaules. En 357, des lètes germaniques profitèrent du départ des
gros de lřarmée des Gaules, ainsi que du corps de manœuvre vers
le limes, pour ravager la région lyonnaise. Le César Julien
Ŗdépêcha en toute hâte trois escadrons de cavalerie armés à la
légère et valeureux, pour surveiller les trois routes par lesquelles
il savait que les pillards se précipiteraient sans aucun doute. Et
cette tentative d‟embuscade ne fut pas vaine. Tous ceux qui
essayèrent de s‟échapper par ces chemins furent massacrés, tout
le butin récupéré intactŗ31.
En plus de la protection des axes stratégiques face aux
irréguliers extérieurs, il semble que les cavaliers orientaux aient
eu des missions de sécurité intérieure face aux rébellions gallo-
romaines. En effet, dès la fin du IIIe siècle, apparurent, en Gaule,
les premières bagaudes32. Vers 284, Maximien Hercule dut ainsi
faire face à des révoltes dans le nord-est des Gaules et princi-
palement aux abords des voies qui allaient dřItalie vers Lyon et
Vienne ou par Besançon vers Chalon-sur-Saône et Autun33. Ma-
mertin décrit ce guérillero antique, véritable monstra biformia :
Quand des paysans ignorant tout de l‟état militaire se
prirent de goût pour lui ; quand le laboureur se fit
fantassin et le berger, cavalier, quand l‟homme des

29
Notice des Dignités, liste du début du Ve siècle présentant lřinventaire de
toutes les forces de lřEmpire, Notitia Dignitatum, http ://www.thelatinlibrary.
com/notitia.html.
30
Vera Kovalevskaja, ŖLa présence alano-sarmate en Gauleŗ, L‟Armée
romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle, p. 210.
31
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 11, 5-6.
32
Bagaudes, en latin bagaudae, terme dřorigine celtique (bagad) signifiant
attroupement, troupe et désignant des révoltes populaires dans les Gaules.
33
Emilienne Demougeot, La Formation de l‟Europe et les invasions
barbares, tome 1, p. 27.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 121

champs profitant des dévastations dans ses propres


cultures prit exemple sur l‟ennemi barbare34.

Vers 286, Maximien vint à bout de cette rébellion. Cette


première bagaude et les actions endémiques de brigandage qui
sřensuivirent contre les axes de communication entre le nord des
Gaules et lřItalie amenèrent les autorités de Rome à installer des
garnisons de gentiles sarmates à lřintérieur des terres gauloises,
afin de pouvoir agir efficacement en tant que force de présence
veillant sur les axes stratégiques. Cette politique de sécurité
intérieure fut poursuivie au Ve siècle avec les colonies dřAlains à
Orléans et à Valence. Ainsi, vers 447, alors que des bagaudes
durent depuis plusieurs années dans le Tractus Armoricanus (le
grand ouest des Gaules), Aetius commandita auprès de Goar, roi
des Alains installés à Orléans, des raids punitifs avec sa cavalerie
de cataphractaires.

SE BATTRE COMME L’ADVERSAIRE


Les ralliés dans l’approche indirecte
Une adaptation des modes dřaction de lřarmée romaine aux
méthodes irrégulières des Barbares, ainsi quřaux terrains sur
lesquels ceux-ci voulaient les mener, fut donc nécessaire pour
gagner en efficacité. Suite à la défaite de Quintinus en 388 dans
les territoires francs, le magister militum Arbogast, dřorigine
franque, décida de faire prendre leur revanche aux armes romai-
nes contre les rois francs Marcomer et Sunnon. Plutôt que dřatta-
quer, comme lřadversaire devait sřy attendre, au printemps ou à
lřété, le général fit le choix dřattaquer pendant lřhiver 389-390,
Ŗcar il savait que toutes les retraites des Francs étaient acces-
sibles et pouvaient être incendiées, parce que les bois dénudés
par la chute des feuilles et rendus arides ne pouvaient pas cacher
ceux qui s‟embusquaientŗ35. Après une campagne de dévastation,
les Francs en vinrent à demander la paix.
Cette recherche de la surprise et des approches indirectes
engendrait aussi lřusage de capacités à contre-emploi qui déstabi-
lisaient encore davantage. Les Barbares romanisés étaient alors
34
Mamertin, Panegyricus Maximiano Augusto Dictus, Panégyriques latins,
II, 4, 3.
35
Sulpicius Alexander, cité par Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 9.
122 Stratégique

sollicités pour leur habitude des procédés non-conventionnels. En


juillet 356, afin de poursuivre des bandes alamanniques qui
infestaient la région entre Autun et Troyes, le César Julien décida
dřeffectuer un raid avec 300 cavaliers par un cheminement
hostile emprunté quelque temps auparavant par une troupe de
manœuvre romaine de quelque 8 000 auxiliaires. ŖIl ne prit avec
lui que des cataphractaires et des arbalétriers à cheval, escorte
peu faite pour défendre un général, et, après avoir parcouru ce
même chemin, il arriva à Auxerreŗ36. Julien surprit ses adver-
saires, en les engageant sans discontinuer avec des capacités
Ŗblindéesŗ (cataphractaires) normalement dévolues au choc
frontal de la bataille rangée37. Cřétait aussi reprendre contre les
Barbares le principe de mobilité extrême que maîtrisaient parfai-
tement Sarmates ou Alains ralliés. Ces tactiques sřéloignaient, de
plus, des mouvements plus prévisibles des forces classiques.
Dřailleurs, quelques semaines plus tard, Julien quitta Reims avec
toute son armée et reprit les méthodes conventionnelles en atta-
quant Ŗen colonnes serrées la bande des Alamansŗ dans la région
de Dieuze. Mais Ŗcomme le jour était si pluvieux et couvert qu‟il
empêchait d‟y voir même de près, l‟ennemi, s‟aidant de la con-
naissance des lieux, suivit un sentier détourné et, attaquant dans
le dos de César deux légions qui fermaient la marche, [il manqua
de peu de les détruire]. Aussi, estimant que dorénavant il ne pou-
vait ni suivre un chemin ni passer des fleuves sans risquer une
embuscade, Julien demeurait sur ses gardes et temporisaitŗ38. Le
contraste est frappant avec le raid précédent, où le César avait
lřinitiative !

Le barbare rallié, combattant hors norme ou guerrier


d’élite ?
Les Barbares servant au sein de lřarmée romaine lui appor-
taient ainsi une expertise des combats irréguliers et une connais-
sance de lřintérieur du monde barbare. Lřunivers in barbarico
demeurait, pour les autres Romains, un monde incompréhensible

36
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 2, 3-5.
37
ŖLeur tactique de combat est la suivante : quand ils ont enfoncé la ligne
adverse, ils poursuivent l‟attaque et invulnérables aux coups, ils brisent sans
s‟arrêter tout ce qui leur est opposéŗ, in Nazarius, Panegyricus Constantino
Dictus, Panégyriques latins, X, 23, 4.
38
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 2, 9-11.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 123

et peu rassurant. En 361, deux légions et une cohorte dřarchers,


alors à Sirmium (Sremska Mitrovica, Serbie), sont expédiées par
Julien dans les Gaules, mais Ŗcette troupe, mécontente de sa
destination, et qui s‟effrayait de la perspective d‟avoir les redou-
tables Germains en tête, céda aux conseils de défection d‟un
tribun mésopotamien nommé Nigrinusŗ39 et préféra sřenfermer
dans Aquilée pour y affronter lřarmée impériale plutôt que mon-
ter vers le nord. Il se développa en effet progressivement au sein
des élites militaires romaines lřidée que Ŗseuls des barbares
pouvaient vaincre d‟autres barbaresŗ40.
Du fait des méthodes irrégulières employées par les
Germains, le doute sřétait peu à peu introduit dans les esprits sur
lřefficacité romaine pour les affronter, cřest pourquoi les
Romains incorporèrent des spécialistes de ce combat, les ralliés.
En 358, alors que, dans la région de Trèves, les Chamaves
Ŗn‟osaient pas encore se lancer dans une véritable campagneŗ au
sens romain du terme, Ŗmais s‟adonnaient à des incursions furti-
ves et à des brigandages et ainsi ils infligeaient au pays des maux
qui n‟étaient ni insignifiants ni occasionnelsŗ. Les Barbares con-
tournaient ainsi les capacités de réaction romaines par leurs
modes dřaction. ŖIl n‟était pas facile pour le César de s‟opposer
avec son armée aux furtives attaques nocturnes des Barbares, car
ils se livraient au pillage en petit nombre non sans se diviser en
de multiples groupes et, quand il faisait jour, il était tout à fait
impossible d‟en apercevoir un seulŗ. Le César Julien Ŗne sut que
faire et contrecarra cette tactique des Barbares par un prudent
stratagèmeŗ. Ce stratagème consistait à accepter les services de
Charietto, un irrégulier Franc qui avait fait le choix de se rallier à
lřEmpire. Il utilisait des méthodes irrégulières (infiltration noctur-
ne dans les zones de repli forestières des Chamaves avec une
équipe réduite de ralliés, campagnes de terreur et dřintimidation
avec une décapitation systématique des guerriers ennemis). Les
méthodes iconoclastes de la troupe de Charietto étaient si effica-
ces que Julien Ŗleur adjoignit un bon nombre de Saliens ; de nuit,
il les envoyait contre les [Chamaves] qui pillaient, vu qu‟ils
avaient l‟expérience du pillage, et quand il faisait jour, il

39
Ammien Marcellin, Res Gestae, XXI, 11, 2.
40
Richardot, Philippe, La Fin de l‟armée romaine (284-476), p. 324.
124 Stratégique

rangeait ses légions en bataille en terrain découvert et tuait tout


ce qui avait réussi à échapper à la bande de brigands [ralliés]ŗ41.
Là où les méthodes classiques nřétaient pas efficaces, les
chefs militaires avaient aussi recours aux services de leurs auxi-
liaires, capables de mener les deux types de guerre. Ainsi en 357,
pendant la campagne contre les Alamans installées dans la région
du coude du Rhin, le César Julien ne pouvait plus franchir le
fleuve avec les moyens de ses pontonniers, les navires néces-
saires au pont de bateaux manquants, “il encouragea les vélites
auxiliaires et les envoya avec [le Franc] Bainobaude, tribun des
Cornuti42, pour accomplir une action mémorable si la fortune les
favorisait. Ceux-ci tantôt par des bas-fonds, parfois sur leurs
boucliers placés sous eux en guise de barques, parvinrent à la
nage à l‟île voisine, mirent pied à terre et massacrèrent indistinc-
tement comme du bétail hommes et femmes, sans faire aucune
différence d‟âgeŗ43.
Grâce à la maîtrise inégalée de savoir-faire irréguliers, les
auxiliaires du Bas-Empire nřétaient plus les simples supplétifs
des siècles précédents, mais formaient désormais les corps dřélite
de lřarmée romaine. Les 65 unités dřauxiliaires palatins (auxilia
palatina) dřOccident avaient, dřailleurs, la prééminence sur les
légions dřaccompagnement dans la Notitia Dignitatum44. Ces
Ŗtroupes germaniques par excellenceŗ45 étaient recrutées par
appel aux Germains dřoutre-Rhin et aux lètes des Gaules.

Renseignement, espionnage et opérations d’intoxication


Lřune des fonctions fondamentales que pouvaient remplir
des soldats dřorigine étrangère était lřacquisition du renseigne-
ment. Fonction essentielle pour permettre aux colonnes romaines
de frapper un adversaire irrégulier aux tactiques évasives. Afin
dřobtenir ces renseignements, les transfuges servant au sein de

41
Zosime, Histoire nouvelle, éd. F. Paschoud, 2e éd., Paris, Les Belles
Lettres, 1979-2000, III, 6, 4 ; III, 7, 1-7.
42
Cornuti : Ŗles Cornusŗ, unité réputée dřauxiliaires palatins.
43
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 11, 9.
44
Notitia Dignitatum, In Partibus Occidentis, V.
45
Constantin Zuckerman, ŖLes ŖBarbares romainsŗ : au sujet de lřorigine des
auxilia tétrarchiquesŗ, L‟Armée romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle,
p. 17.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 125

lřarmée étaient forts prisés. En 359, le tribun en disponibilité


Hariobaud, dřorigine alamanique, fut envoyé par Julien en
mission dřespionnage chez les Alamans, au motif quřil Ŗparlait
bien la langue des barbares, pouvait facilement s‟approcher de
la frontière, et surveiller les mouvements de l‟ennemiŗ46. De plus,
de véritables opérations commandos pouvaient être aussi lancées
avec lřaide de Barbares ralliés pour sřemparer de guides ou de
sources in barbarico. En 358, préparant une expédition contre le
roi des Alamans, Hortaire, Julien donna lřordre à deux officiers
dřorigine germanique de sřinfiltrer, afin de “faire un prisonnier à
tout prixŗ47.
Cependant, le flux de renseignements allait dans les deux
sens. Certains auxiliaires qui désertaient ou qui rentraient simple-
ment auprès de leur famille barbare pouvaient aussi fournir de
précieux renseignements à lřennemi irrégulier. Peu de temps
avant Andrinople, en 378, un natif du pays des Alamans Lentiens,
Ŗqui servait dans les gardes de Gratien, eut à y faire un voyage
dans son intérêt privé. […] Il apprit à ses compatriotes que, sur
l‟invitation de son oncle Valens, Gratien48 portait ses forces en
Orient, et que les deux armées impériales allaient se combiner
pour repousser une invasion terrible de peuples voisins de l‟em-
pireŗ. Les Alamans saisirent alors lřoccasion unique qui leur était
donnée par cette absence de la majeure partie de lřarmée des
Gaules et Ŗils se forment par bandes, et, avec leur célérité de
mouvements ordinaire, traversent en février le Rhin sur la
glaceŗ49.
Enfin, la présence dřauxiliaires étrangers dévoués à la cause
de Rome permit de monter de véritables opérations dřintoxica-
tion. Zosime évoque longuement une opération menée sur le
Danube par le magister peditum50 Promotus contre les Goths
Greuthunges en 386. Celui-ci convoqua des Goths ralliés et leur
confia la mission dřintoxiquer les Greuthunges qui menaçaient
par-delà le Danube. “Il les envoie chez eux répandre des projets
de trahison. Ces gens réclamaient une somme d‟argent considé-
rable pour livrer le général romain ainsi que son arméeŗ. Une

46
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVIII, 2, 2.
47
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVII, 10, 3.
48
Gratien, fils de Valentinien Ier, empereur dřOccident de 367 à 383 et
Valens, frère de Valentinien Ier, empereur dřOrient de 364 à 378.
49
Ammien Marcellin, Res Gestae, XXXI, 10, 3-4.
50
Magister peditum : Maître de lřinfanterie.
126 Stratégique

fois les Goths dupés par les ralliés, ils embarquent nuitamment
“l‟élite de leurs forces sur un grand nombre de pirogues et
décidèrent que ce serait elle qui traverserait en premier et tombe-
rait sur les soldats encore endormis, puis à sa suite ceux qui
étaient moyennement vigoureux, afin qu‟ils viennent en aide aux
premiers qui auraient déjà commencé l‟attaqueŗ et enfin le reste
des mâles, vieillards ou enfants, pour quřils aident à achever le
facile massacre “Le général Promotus, qui avait été renseigné
d‟avance sur tout cela par ceux qu‟il avait envoyés pour machi-
ner la trahison, prit des mesures contre les plans des barbaresŗ51.
Il nřeut plus quřà attendre avec une partie de son armée embar-
quée sur le Danube, les Barbares. Ceux-ci, insouciants, furent
alors massacrés dans leurs embarcations par les Romains et
nřeurent pas le temps de réagir.

*
* *

Cette intégration croissante des ennemis de la veille pour


vaincre dans les conflits irréguliers fut poursuivie tout au long du
e
IV siècle. Elle permit à lřEmpire de conserver des unités fron-
talières et une armée de manœuvre capables de faire face aux
agressions récurrentes des Alamans, des Francs et des Saxons sur
le Rhin, mais aussi de lutter contre celles des Quades, des Marco-
mans, des Sarmates, des Goths ou encore des Huns et des Alains
sur le Danube.
Cependant, grâce à lřexpérience transmise par les transfu-
ges ou acquise par la répétition des affrontements, les irréguliers
améliorèrent leurs équipements et leurs tactiques et furent bientôt
capables de se mesurer à une armée romaine qui, de son côté,
Ŗbarbarisaitŗ ses hommes et ses savoir-faire. La description de la
bataille rangée de Strasbourg (357), faite par Ammien Marcel-
lin52, montre que les Alamans connaissaient les procédés romains
et manœuvraient. Vingt ans plus tard à Andrinople, les Goths
manœuvrèrent mieux que les Romains et les écrasèrent. De
lřasymétrie, les adversaires en revinrent progressivement par
lřaffaiblissement de lřun et renforcement de lřautre à la symétrie.

51
Zosime, Histoire nouvelle, IV, 38, 2-5.
52
Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 12, 1-70.
Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 127

Végèce le constate lui-même, lorsquřil traite de lřéquipement du


soldat, les Barbares se sont améliorés au contact des Romains,
tandis que ces derniers se relâchaient :
L‟ordre demande que nous parlions maintenant des
armes offensives et défensives du soldat, sur quoi
nous avons tout à fait perdu les anciennes coutumes ;
et quoique l‟exemple des cavaliers goths, alains et
huns, qui se sont si heureusement couverts d‟armes
défensives, nous en ait dû faire comprendre l‟utilité,
il est certain que nous laissons notre infanterie
découverte53.

53
Végèce, Epitoma Rei Militaris, Liber I, 20.
La pacification de l’Afrique byzantine
534 - 546
Philippe RICHARDOT

L‟Afrique a été appelée Libye par les Grecs, et la mer


qui la baigne, mer libyque ; elle a l‟Égypte pour
limite. Aucune région ne présente moins de golfes ;
les côtes s‟étendent obliquement sur une ligne pro-
longée à partir de l‟Occident. Les noms de ses
peuples et de ses villes sont peut-être plus impos-
sibles à prononcer pour les étrangers que ceux
d‟aucun autre pays, et d‟ailleurs les habitants n‟habi-
tent guère que des fortins.
Pline l‟Ancien, Histoire Naturelle, V, 1, 1-2.

L es Maures sont, depuis la guerre de Jugurtha (113-


105 avant Jésus-Christ), un vieil ennemi des
Romains. Malgré six siècles de voisinage avec la
romanité, voire de service dans les armées romaines, les Maures
conservent des mœurs et des tactiques que les auteurs romano-
byzantins considèrent comme primitives au VIe siècle de notre
ère. Les Maures des montagnes et des déserts nřont jamais voulu
être assimilés aux populations des plaines côtières, puniques ou
romaines, finalement christianisées. Les frontières de lřEmpire
romain nřont jamais pu résoudre cette situation coloniale où les
Maures font figure de voisins pauvres, toujours prêts à la révolte,
et forment en quelque sorte des sujets de lřextérieur. La recon-
quête de lřAfrique, arrachée aux Vandales en 533, rétablit, après
un siècle de rupture, un lien avec lřautorité impériale. Mais les
130 Stratégique

Maures des périphéries sont un ennemi autrement plus coriace


que les Vandales. Face aux tribus maures, les Romano-Byzantins
peuvent compter sur les villes côtières et sur les Églises1. Cřest
donc la lutte entre un mode de vie sédentaire citadin et christia-
nisé et des nomades païens.
LřAfrique du Nord byzantine nřest quřincomplètement
lřAfrique romaine. À lřépoque byzantine, le terme de Libye
désigne, selon lřusage grec, toutes les provinces romaines dřAfri-
que. La Libye couvre la Zeugitane (nord de lřactuelle Tunisie), la
Byzacène (région de Sousse dans lřactuelle Tunisie centrale), la
Tripolitaine (actuelle Libye) et la Cyrénaïque (dite aussi Penta-
pôle, avec les cités de Béréniké, Arsinoé, Ptolémaïs, Apollonia,
Cyrène) qui confine à lřÉgypte. La Maurétanie (ouest Algérien et
Maroc) a quitté lřorbite romaine depuis lřinvasion vandale de
429-442. Mais, vers 540, lřEmpire romano-byzantin renoue avec
les villes christianisées de Maurétanie Première (région de Sétif)
et Maurétanie de Tingitane (région de Tanger). La Numidie (est
algérien et confins nord-ouest de lřactuelle Tunisie) est contrôlée
par les tribus maures. Ses frontières commencent à près de quatre
jours de marche au sud-ouest de Carthage dans la plaine de
Boulla (Bulla Regia), actuelle vallée de la Medjerda2. Le massif
de lřAurès (Aurasita en latin ou Aurasion en grec) en forme le
cœur : ŖL‟Aurasion est situé en Numidie à environ treize jours de
route de Carthage et regarde vers le Sudŗ3. LřEmpire ne peut
tenir les plaines littorales quřen pacifiant les tribus des
périphéries.

QUI SONT LES MAURES ?


Corippe emploie le terme grec et poétique dř“armée
massyleŗ pour qualifier lřarmée des tribus maures4. Il utilise aussi

1
Y. Modéran, ŖLa renaissance des cites dans lřAfrique du VIe siècle dřaprès
une incription récemment publiéeŗ, in La Fin de la cité antique et les débuts
de la cité médiévale, Études réunies par Claude Lepelley, Bari, 1996, pp. 85-
114 ; Id., ŖLes Églises et la reconquista byzantine : lřAfriqueŗ, in L. Piétri
(éd.), Histoire du christianisme, t. III, Paris, 1998, pp. 247-248.
2
Procope, BV, I, 25, 1.
3
Procope, BV, I, 8, 5.
4
Corippe, I, v.470.
La pacification de l‟Afrique byzantine 131

le mot ŖMazaxŗ que les Maures emploient pour se désigner5. Le


plus courant est celui de Maure, qui signifie ŖNoirŗ. Il désigne
des populations quřaujourdřhui on qualifie en français de Berbè-
res, qui vivent dans les montagnes de Tunisie ou dřAlgérie, mais
aussi les peuples des zones désertiques de Libye6. Les tribus du
désert sont parfois distinguées par le nom générique de Syrtes.
Lřexpression ŖMauresŗ est aussi vague quřaujourdřhui le terme
de ŖNord-Africainsŗ. Avant lřinvasion arabe, il sřagit de Berbères
dont la langue commune se rattache au tamazight (adjectif
amazigh) et reste aujourdřhui parlée avec des variantes par une
vingtaine de millions de locuteurs du Maroc à lřoasis de Siwah en
Egypte. Néanmoins, à lřorée du Moyen Âge, cřest le nom de la
tribu qui importe pour les intéressés. Les tribus forment des
confédérations changeantes, comme dans le monde germanique.
Ainsi, à partir de 250 on nřentend plus parler des Gétules, une
confédération de tribus de Numidie jusque-là puissante. Le fait
dřutiliser plusieurs noms pour une même tribu montre que les
Romano-Byzantins connaissent mal leur adversaire. Laguantans,
Zaguantans ou Ilaguas désignent une même tribu (ou confédéra-
tion ?) de Tripolitaine. Avec les Austurs, ils sont une branche
dřun peuple du désert, les Nasamons. Dřaprès Pline lřAncien, ce
peuple nomade était appelé par les Grecs Mesammones : “Ceux
qui vivent au milieu du désertŗ7. Mais il sřagit dřune fausse éty-
mologie, car leur nom signifie Ŗles gens dřAmmonŗ (Nas Amon),
à la fois sanctuaire et oasis quřon nomme aujourdřhui Siwah8.
Le géographe grec Hérodote confirme les relations des
Nasamons avec lřoracle dřAmmon9. Lřoasis dřAmmon, situé à
dix jours de marche de Thèbes en Égypte dřaprès Hérodote, est
très connu des géographes antiques pour sa source jaillissante
dite Ŗdu Soleilŗ et pour son oracle consulté par Alexandre le

5
Corippe, I, v.449. V. Zarini, ŖBerbères ou barbares ? Recherches sur le
livre second de la Johannide de Corippeŗ, Nancy-Paris, de Boccard, 1997,
p.135.
6
Colin F., Les Peuples libyens de la Cyrénaïque à l‟Égypte d‟après les
sources de l‟Antiquité, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2000.
7
Pline lřAncien, HN, V, 5, 3.
8
Galand L., ŖPline et le nom des Nasamonsŗ, in C. Berger, G. Clerc, N.
Grimal (éd.), Hommages à Jean Leclant, Le Caire, Institut français dřarchéo-
logie orientale, 1994, vol. 4, p.73-80.
9
Hérodote, II, 32.
132 Stratégique

Grand10. Hérodote divise la Libye en quatre types de paysage : la


zone littorale, la région des bêtes sauvages, les oasis et le désert11.
Il décrit les Nasamons comme des éleveurs nomades. Ils migrent
chaque été entre le littoral et le désert, traversant la Ŗrégion des
bêtes sauvagesŗ pour rejoindre lřoasis dřAuguila (actuelle
Awijah) où ils sřapprovisionnent en dattes12. Hérodote note la
rudesse de leur pays, où les fleuves sont absents, les points dřeau
rares, côtiers et occupés par les colons grecs, les vents du désert
violents. Les Nasamons sont des voisins malcommodes qui atta-
quent les villes romaines au IVe siècle. Deux cents ans plus tard,
Corripe nomme indifféremment la même tribu sous les noms de
Laguantans, Zaguantans ou Ilaguas. Mais Procope ne les connaît
que sous le nom de Lévathes (Levathaï). Leur chef est Ierna,
également grand prêtre Ŗde Gurzil fils d‟Ammonŗ13. Ierna est
aussi qualifié roi des Marmarides par Corippe14. Dans la deuxiè-
me phase de la guerre de 546, Procope évoque les Lévathes de
Tripolitaine, quand Corippe parle dřune vaste coalition dont les
Laguatans sont membres, mais qui est commandée par Carcasan
roi des Ifuraces (Ifuraci)15. Les Lévathes et les Ifuraces sont des
Nasamons qui adorent le même dieu Ammon. Avant de soulever
les Maures contre les Romains, le roi Carcasan part chez les
Marmarides Ŗoù réside Ammonŗ consulter une prophétesse qui lui
promet la victoire16. Les Ifuraces sont une population montagnar-
de du sud de lřAurès, des monts Hodna et du Zab. Certains
chercheurs supposent leur territoire en Tripolitaine17. Leur nom
moderne est celui de la tribu berbère des Banou Ifren/ Beni Ifren.
Ifren signifie Ŗcaverneŗ en berbère. Faut-il les identifier avec la
tribu africaine que Hérodote, Pline lřAncien, Pomponius Mela,
appelaient les ŖTroglodytesŗ ?18 Ils sont également désignés sous
le nom dřIforen, dřIfoura ou en latin dřAfri (Afer au singulier).

10
Hérodote, IV, 181. Diodore de Sicile, XVII, 50, 4-5. Pline lřAncien, HN,
II, 228. Arrien, Anabase, III, 4, 2.
11
Hérodote, IV, 173-174.
12
Hérodote, IV, 172-173, 182, 190.
13
Corippe, V, v.23-25.
14
Corippe, V, v.519.
15
Procope, BV, II, 28, 47. Corippe, livres VI et VII.
16
Corippe, VI, v.147-178.
17
Y. Modéran, Les Maures et l‟Afrique romaine (IVe-VIIe siècle), Rome,
Ecole Française de Rome, 2003, pp. 241-243.
18
Hérodote, IV, 184. Pomponius Mela, Chorographie, I, 4. Pline lřAncien,
HN, V, 8, 1.
La pacification de l‟Afrique byzantine 133

Cřest dřeux que les Romains ont dérivé le nom dřAfrique. Plus au
nord, adossés aux monts de Tébessa en Byzacène, dans une
région aride19, séjournent les Frexes. Ils constituent vers 510,
sous le règne de Guenfan, une confédération qui comporte les
Naffurs. À partir de 517, les Frexes sont dirigés par Antalas20. En
534, Solomon leur concède de rester dans lřouest de la Byza-
cène21 et Antalas demeure fidèle aux Romains jusque vers lřhiver
543-544. Plus à lřouest, dans lřAurès, Iaudas est le maître incon-
testé à qui les Maures révoltés de Numidie et de Byzacène
demandent refuge en 53422. Cřest le dernier des Maures à être
soumis dans la première phase de la reconquête. Iaudas a une
force de 30 000 guerriers en 534, et de 20 000 en 54023. Il rejoint
Antalas dans la rébellion durant lřautomne 545. Selon Procope,
Iaudas et Koutzinas sont les principaux chefs numides24. Kout-
zinas sřorthographie Cusina chez Corippe25. Autour de ces chefs
et de ces tribus gravite une galaxie de peuples mal identifiés et
dřimportance mineure. Certains chefs évoqués par Corippe ne
peuvent être rattachés à aucune tribu, comme Sidifan et
Autiliten26.

19
Procope, BV, I, 15, 34.
20
P. Courtois, 1955, p.343-346.
21
Procope, BV, II, 12, 30.
22
Procope, BV, II, 12, 29. Y. Modéran, ŖIaudasŗ, Encyclopédie berbère,
t. XXIII, Aix-en-Provence, 2000, pp. 3565-3567.
23
Procope, BV, II, 13, 1 et 19, 19.
24
Procope, BV, II, 25, 2.
25
Y. Modéran, ŖKoutzinas-Cusina. Recherche sur un Maure du VIe siècleŗ, in
L‟Africa romana 7. Atto del VII convegno di studio, Sassari, 1989, Sassari,
1990, p.393-407 ; Id., ŖCusinaŗ, Encyclopédie berbère, t. XIV, Aix-en-
Provence, 1994, pp. 2158-2159.
26
Corippe, II, v.47 et 58.
134 Stratégique

Les tribus nord-africaines en révolte contre Justinien (543-546)


CONFÉDÉRATIONS TRIBUS LOCALISATION CHEFS
Peuples des montagnes (ouest-Tunisie et Aurès algérien actuels)
Numides Aurès Iaudas,
Koutzinas
(Cusina)
Frexes Sud-ouest de la Guenfan (début
Byzacène entre Théveste VIe siècle) puis
et Thélepte Antalas vers 517
Silcadenit Montagne tunisienne ?
Peuples associés Naffurs Sud-est de Sufetula et au
nord-est de Capsa-
Justiniana
Sinusdisae Byzacène ?
Silvacae ? ?
Nasamons Ifuraci Sud de lřAurès, monts Carcasan
Hodna, et du Zab
Peuples du désert (Libye actuelle) ou Syrtes
Nasamons, Laguantans, Grande Syrte, Ierna
Grande Syrte, Zaguantans, Ilaguas, Tripolitaine, sud-est de
entre Tripolitaine chez Corippe Leptis Magna
et Cyrénaïque (Lévathes chez
Procope)
Marmarides Sud de la Cyrénaïque, au
nord-ouest des
Laguatans
Austurs Grande Syrte
Garamantes Sud de la Tripolitaine,
ouest de Sabratha
Astrices Tripolitaine, au sud entre
Sabratha et Tillibari
Urciliani Tripolitaine, au sud de la
Grande Syrte
Imaclas ou Tripolitaine, au sud de
Machlyae Tacape
Muchtunia Tripolitaine, entre Oea et
Leptis Magna
Anacutanur Tripolitaine ?
Barcéens ?
Silzachtae ?
Caunes ?
Peuples associés Macae ou Macares Sud de Leptis Magna
entre Euphranta-
Macomadès et Digdiga
Selorum
Silvaizans ?
La pacification de l‟Afrique byzantine 135

LES MAURES AUXILIAIRES ET ENNEMIS DES


ROMAINS
Cette dualité se retrouve pendant toute lřépoque où existent
des relations entre les Maures et les Romains ou leurs successeurs
byzantins. Les qualités guerrières des Nord-Africains sont con-
nues depuis longtemps des Romains. César emploie des cavaliers
numides dans la guerre des Gaules et, jusquřau Bas-Empire,
lřarmée romaine a des unités de cavaliers et de fantassins maures.
À lřépoque de la reconquête justinienne de lřAfrique du Nord, les
Romano-Byzantins connaissent plusieurs retournements de situa-
tions et mécomptes. En 533, quand Bélisaire vient chasser les
Vandales dřAfrique du Nord, il peut compter sur lřalliance de
revers des Frexes qui ont pris le contrôle de lřouest de la Byza-
cène vingt ans plus tôt. En 523, les Frexes, commandés par
Antalas, fils de Guenfan, infligent une rude défaite au roi des
Vandales Ildéric27. Toutefois, au printemps 534 après la destruc-
tion de lřÉtat vandale et la nouvelle du départ de Bélisaire, les
autres tribus maures de Byzacène et de Numidie prennent les
armes contre les Romano-Byzantins. Procope commente leur
décision avec tous les préjugés hérités, irréflexion, fourberie,
trahison du serment dřalliance : ŖCette attitude n‟était, il est vrai,
pas étrangère à leurs mœurs, car chez les Maures on ne craint
pas plus Dieu qu‟on ne respecte les hommes. Ils ne tiennent
compte en effet ni des serments, ni des otages, même si ceux-ci
sont les fils ou les frères de leurs chefs, et le seul motif de paix
entre eux tient à la crainte d‟une attaque ennemieŗ28. Procope
répète plusieurs fois cet avis sans remarquer quřil nřen va pas
autrement chez les Romano-Byzantins. Bélisaire, sur le point de
partir pour Constantinople, délègue alors son commandement en
Libye (provinces dřAfrique) à Solomon. Solomon nřarrive pas à
faire face à la mutinerie dřune partie de lřarmée soulevée par un
officier appelé Stotzas (ou Stutias) en 536-537. Stotzas lève pas
moins de 8 000 mutins et rallie 1 000 Vandales29. Lřempereur
Justinien envoie son cousin, le patrice Germanos, pour appuyer
Solomon et commander dřailleurs victorieusement les opérations
militaires. À cette occasion, les Maures font preuve de la dualité
qui les caractérise. Ils placent leurs nombreux contingents derriè-

27
Procope, BV, I, 9, 3.
28
Procope, BV, II, 8, 9-10.
29
Procope, BV, II, 15, 2 et 4.
136 Stratégique

re ceux du rebelle Stotzas qui y voit un appui, et envoient dans le


même temps des ambassadeurs auprès de lřarmée impériale. Ils
assistent passivement puis se ruent au pillage dans le camp de
Stotzas quand celui-ci est mis en déroute30. Stotzas, avec quel-
ques Vandales, trouve refuge auprès dřune tribu de Maurétanie
(confins algéro-tunisien). En 539, Justinien rappelle Germanos et
confie à nouveau lřadministration de la Libye à Solomon31.
Celui-ci en profite pour recompléter lřarmée et expulser les
derniers Vandales et décide faire le siège de Iaudas dans lřAurès.
En 540, il recouvre la province de Maurétanie Première, dont la
ville principale est Sitifis (Sétif), et lui impose tribut32. La victoire
de Solomon offre presque quatre ans de paix à lřAfrique recon-
quise. Pour faire durer cette paix, Solomon offre un ravitail-
lement en blé à Antalas. Ces mutins font cause commune avec les
débris du peuple vandale et certaines tribus maures. Solomon
rétablit la paix vers 540, mais aussi bien lřarmée dřAfrique que la
province sont épuisées.
Trois ans plus tard survient une révolte maure généralisée,
uniquement due à la maladresse romano-byzantine. En 543,
Solomon, qui a la double fonction de maître de la milice dřAfri-
que et de duc de Libye, recourt à la pratique du népotisme pour
soulager sa tâche administrative. Il charge Himérios de la Byza-
cène (sud de la Tunisie actuelle) et nomme ses deux neveux
Sergios et Cyros respectivement duc de Tripolitaine et de Penta-
polis (Cyrénaïque). À sa prise de fonction, Sergios commet
lřerreur de ne pas verser à la tribu des Lévathes les cadeaux
garants de la paix. En conséquence, une importante armée lévathe
parvient devant Leptis Magna (aujourdřhui Lebda). Sur le conseil
dřun Romain de Tripolitaine, Sergios accepte de parlementer
avec une délégation de quatre-vingt Lévathes. Ceux-ci accusent
les Romano-Byzantins dřavoir pillé leurs récoltes, sans doute
pour faire monter les enchères. Sergios se lève pour quitter la
conférence, mais un Maure commet lřindélicatesse de le retenir
en lui posant la main sur lřépaule. Les gardes du corps de
Sergios, qui craignaient une tentative dřassassinat, dégainent
leurs épées et massacrent la délégation, sauf un qui va tout racon-
ter aux autres33. Mais Sergios ne perd pas de temps et défait
30
Procope, BV, II, 17, 8-31.
31
Procope, BV, II, 19, 1.
32
Procope, BV, II, 19, 20.
33
Procope, BV, II, 21, 10-16.
La pacification de l‟Afrique byzantine 137

lřarmée des Lévathes stationnée devant Leptis Magna. ŖPlus


tardŗ dřaprès Procope, vraisemblablement dans lřhiver 543-544,
Sergios doit affronter une nouvelle armée lévathe plus grande
encore et fait appel à son oncle Solomon et à son frère Cyros, duc
de Pentapolis. Les Lévathes envahissent la Cyrénaïque et pren-
nent Béréniké. Cřest à ce moment quřAntalas et les Frexes se
soulèvent34. À lřorigine de cette révolte, préside une double faute
de Solomon. Il supprime lřallocation en blé aux Frexes. La disette
qui sřensuit les pousse probablement au pillage. Solomon accuse
de ces pillages Guarizila, le frère dřAntalas, et le fait mettre à
mort35. Antalas veut venger lřassassinat de son frère. Le poète
Corippe, dans sa Johannide, est notoirement pro-romain, mais
lřhonnêteté le pousse à écrire sur Antalas : ŖLe premier à entrer
en guerre, poussé par la mort de son frère, est le prince des
Maures, soumis autrefois aux empereurs de Rome, agréable aux
ducs et fidèle aux tribunsŗ36. Il souligne quřil a été fidèle pendant
dix ans à la paix conclue et déplore : ŖQuel aveuglement d‟un
chef ignorant fit éclater la guerreŗ37. Sans le nommer, il met en
cause Solomon. Néanmoins, Antalas ne rentre pas immédiate-
ment en rébellion, il profite dřun affaiblissement du système de
défense romano-byzantin en Afrique. Avec les Lévathes et les
Frexes, les Maures des montagnes et ceux du désert sont en
révolte contre lřordre romano-byzantin dont les troupes dřAfrique
sont ainsi prises en tenaille. En printemps 544, avec leurs forces
coalisées, les Maures poussent vers Carthage. Solomon, qui a
regroupé les troupes de ses neveux, essaie de couvrir Carthage et
occupe Théveste située à six jours de marche. À une tentative de
paix proposée par Solomon, les Maures répondent par la raillerie,
échaudés par le massacre de quatre-vingts envoyés lřannée précé-
dente, ils nřont plus aucune confiance dans les serments jurés sur
les Evangiles et désirent voir ce quřil coûte de les parjurer38.
Solomon remporte un premier engagement, mais trouve la mort
dans une seconde bataille parce quřil nřa pas partagé le butin
avec ses soldats, qui le lâchent. Cřest Sergios qui assume alors,
avec une totale incompétence, son poste de gouverneur de Libye
(Libyès Strategos) soit de toutes les provinces africaines fors

34
Procope, BV, II, 21, 17.
35
Procope, BV, II, 21, 17.
36
Corippe, II, v.28-30.
37
Corippe, II, 36-37.
38
Procope, BV, II, 21, 20-21.
138 Stratégique

lřÉgypte. La révolte de lřAfrique sřétend avec la participation de


Stotzas, le déserteur romain qui a épousé la fille dřun chef de
Maurétanie. Dřautres tribus montagnardes se joignent à la rébel-
lion. Malgré cette révolte et le pillage des terres romaines, la
dualité du Maure vis-à-vis de lřEmpire continue. Antalas envoie
une lettre à Justinien qui est pleine de respect : ŖQue je sois
l‟esclave de ton Empire, personne, même moi, ne saurait le nier.
Et si les Maures, à qui Solomon a fait subir en pleine paix des
traitements scandaleux, se voient maintenant obligés, de la
manière la plus impérative, de recourir aux armes, c‟est qu‟ils
veulent non pas lutter contre toi, mais repousser leur ennemi
personnel. Tel est particulièrement mon cas. Car Solomon ne m‟a
pas seulement privé des dotations en blé que Bélisaire avait de
longue date prescrit de m‟accorder mais que tu m‟avais toi-
même octroyées, il a également tué mon frère, sans avoir aucun
acte criminel à lui reprocher. Nous avons donc exercé notre
justice sur l‟homme qui nous maltraitait au mépris de la justice.
Si tu veux que les Maures soient les esclaves de ton Empire et
qu‟en toutes occasions ils le servent comme ils l‟ont toujours fait,
ordonne à Sergios, le neveu de Solomon, de quitter notre pays et
de revenir auprès de toi, et dépêche un autre général (strategos)
en Libye. Tu n‟auras pas de mal à trouver des hommes intelli-
gents et à tous égards plus respectables que Sergios, car, tant
que cet individu commandera ton armée, il sera impossible qu‟un
accord de paix intervienne entre les Romains et les Mauresŗ39.
Malgré cette offre, Justinien maintient Sergios en poste, alors que
Procope se fait lřécho de Ŗl‟extrême stupidité et de l‟immaturité
tant en caractère qu‟en annéesŗ de lřintéressé, au grand dam des
officiers et des soldats40. Au printemps 546, alors que Jean
Troglita vient de débarquer pour ramener la paix romano-
byzantine dans la contrée, Antalas, chef de la coalition maures-
que, lui envoie des ambassadeurs qui lui rapportent les menaces
suivantes : ŖN‟as-tu pas entendu qu‟autant de troupes de Solo-
mon sont tombées de la même façon sous un dur combat, n‟as-tu
pas entendu par quel désastre l‟armée romaine a rempli les
fleuves, et combien d‟hommes à vous ont été couchés dans les
plaines, tués, n‟es-tu pas au courant de l‟immense ruine de ton
général (Solomon) à travers ces guerres ? Toi, tu oses mener une

39
Procope, BV, II, 22, 7-10.
40
Procope, BV, II, 22, 2.
La pacification de l‟Afrique byzantine 139

armée contre des peuples invincibles ? Le grand Ilaguas ne t‟est-


il pas connu à la guerre, lui qu‟une ancienne gloire durable
chante autant ? L‟Ilaguas de qui Maximien a déjà connu les
antiques aïeux aux combat ?ŗ41. Le souvenir de la guerre menée
par Maximien de 296 à 298 nřest pas éteint chez Corippe au
milieu du VIe siècle. Maximien avait dû abandonner la Tingitane
et revoir le dispositif du Limes. Dans la guerre, les Maures sont
des ennemis redoutables... ou des alliés incertains. Corippe met
ces paroles dans la bouche du général Jean Troglita au sujet des
Maures ralliés à la cause romaine : ŖCeux que tu crois amis, unis
à notre flanc, et que tu penses pacifiés, ils nous observent dans
cette circonstance. Si le Romain est victorieux, ils sont esclaves,
ils l‟adorent et seule la fortune les rendra fidèlesŗ42. Dans la paix,
les Romains sont en fait leurs tributaires. Toute rupture des
Ŗcadeaux diplomatiquesŗ entraîne la guerre.

UNE GUERRE DE PILLAGE ET DE REPRÉSAILLES


La guerre contre les Maures obéit à un schéma simple : une
guerre de pillage et de destruction en territoire romain, une
période dřincertitude et de trahison suivie par une campagne de
représailles menée par un corps expéditionnaire. Aussi bien
pendant la période romaine quřà lřépoque byzantine, les campa-
gnes et les villes romaines semblent complètement désarmées
contre les Maures. Cette vulnérabilité tient au faible contingent
militaire entretenu sur place et parce que les Maures sont les
garants ordinaires de la paix quand ils sont régulièrement payés.
Dans la guerre, le pillage est bien sûr une motivation des Maures.
Les humains sont également des proies. Alors que vieillards et
hommes sont tués sur place, leurs femmes et leurs enfants sont
emmenés en esclavage43. Eventuellement, les Maures mettent à
rançon les prisonniers de haut rang. Ainsi, Sergios a un jeune
frère qui sřappelle Solomon que lřon croyait disparu dans la
bataille qui avait vu périr son homonyme et oncle Solomon.
Solomon le jeune a la sagesse de se faire passer pour un jeune
esclave vandale et de déclarer quřun médecin de la ville de
Laribos peut payer sa rançon. Ce qui est fait pour cinquante

41
Corippe, I, v.473-476.
42
Corippe, V, v.447-450.
43
Corippe, I, v.31-39.
140 Stratégique

pièces dřor44. Le pillage nřest pas le seul but de guerre. Leurs


incursions sont particulièrement destructrices : ŖLes vents rou-
laient des flammes, qui s‟agitaient à leur sommet, et la cendre,
volant devant les astres cachés par la fumée, répandait de petites
étincelles dans l‟immense éther. La flamme s‟élève et on ressent
déjà sa chaleur au milieu de la mer, elle enveloppe toutes les
forces de la terre enflammée. La récolte nourricière, arrivée à
maturité, brûle à travers les champs cultivés. Tous les arbres font
grandir le feu qui se nourrit de leurs feuillages, et, consumés, ils
se désagrègent en cendres. Les malheureuses villes sont boule-
versées et leurs citoyens massacrés, tous leurs remparts brûlent,
alors que les toits sont brisés en morceauxŗ45. Les Maures
mènent une guerre quřon peut qualifier de pillage et de repré-
sailles, voire, dans une seconde phase, de dépopulation. Leur but
nřest pas de soumettre, mais de causer des déprédations et
dřobtenir vengeance de lřaffront subi. Cřest la seule stratégie
décelable dans la première phase dřune révolte maure.
Le comportement des Maures nřest donc pas unitaire. Les
Lévathes rentrent chez eux après avoir pillé la Cyrénaïque et
obtenu une forte rançon de la ville de Laribos en Numidie. Ils ont
obtenu réparation. Les Frexes dřAntalas et les autres tribus des
montagnes algéro-tunisiennes continuent la lutte jusquřà répara-
tion ou défaite. Au cours de lřannée 544, ils capturent par ruse
Hadrumète et la perdent sur une autre ruse imaginée par un prêtre
romain. Quand ils apprennent que la flotte expéditionnaire venue
libérer la ville nřétait quřun ramas de petits bateaux avec des
pêcheurs déguisés en soldats, ils en conçoivent un grand dépit
contre les habitants dřHadrumète quřils avaient pillée mais épar-
gnée46. Les Maures se mettent à massacrer pour laver lřaffront.
Un des effets de leurs raids est de dépeupler lřAfrique romaine de
ses colons Ŗlibyensŗ. Par cette expression, il faut entendre les
Puniques et les Maures romanisés et les colons romains. Procope
commente ainsi cette stratégie de dépopulation : “(Les Maures)
se mirent à lancer partout des raids et commirent à l‟égard de la
population de Libye des actes scandaleux, sans épargner aucune
catégorie d‟âge, au point que les campagnes furent vidées de
leurs habitants. Car les Libyens qui échappèrent aux rebelles se

44
Procope, BV, II, 22, 12-16.
45
Corippe, I, v.326-335.
46
Procope, BV, II, 24, 26-27.
La pacification de l‟Afrique byzantine 141

réfugièrent dans les villes, en Sicile ou dans les autres îlesŗ47.


Corippe fait déplorer par le général Jean Troglita la dépopulation
des campagnes et de villes : ŖIl s‟affligea sur les villes aban-
données par leurs citoyens, déplora que leurs maisons vides aient
été renverséesŗ48. Il en résulte une désorganisation du système
foncier, avec une concentration des richesses chez les survivants
et une tendance à épouser les riches veuves49. Les Maures
dřAntalas sont assistés dans ce massacre par les déserteurs de
Stotzas. Ceux-ci, dřaprès Procope, sont Ŗpas moins d‟un millierŗ
soit Ŗ500 Romains, environ 80 Huns et tout le reste était des
Vandalesŗ50. Il serait anachronique de voir dans les rébellions des
Maures une lutte anticoloniale. Une fois que massacre et pillage
ont atteint leurs limites de bénéfices, les chefs maures sont
toujours prêts à entrer dans les intrigues des gouverneurs romano-
byzantins et de se diviser entre eux pour satisfaire leurs
ambitions.

UN ARMEMENT SOMMAIRE MAIS


UN TEMPÉRAMENT GUERRIER
Les Maures sont présentés comme un ramas de tribus féro-
ces par Corippe, auteur de langue latine qui vante les mérites de
lřarmée romaine et de son chef Jean Troglita. Corippe témoigne
du mépris romain pour le style de guerre des Maures, archétype
de la pensée des armées régulières pour les forces de guérilla :
ŖLe Mazax, inapte à la guerre, agit en façonnant des combats par
ces embuscadesŗ51. Le combattant maure de lřAurès est un cava-
lier léger : “Cette armée ne peut pas venir à la guerre avec des
fantassins, mais ses cavaliers combattent avec beaucoup de for-
ce. Alors leur lance double unit un solide bois de genévrier à un
fer aigu, et souvent un léger bouclier de cuir hérissé de poils est
porté sur un dos dur ou tombe, suspendu au flanc. Une épée
étroite mais foudroyante pend, attachée elle-même au bras
gaucheŗ52. La tradition des cavaliers maures ou numides est
connue des Romains depuis les Guerres puniques. Lřéquitation

47
Procope, BV, II, 23, 27-28.
48
Corippe, I, v.411-412.
49
Corippe, III, v.365-375.
50
Procope, BV, II, 27, 7-8.
51
Corippe, I, v.449-550.
52
Corippe, II, v. 150-155.
142 Stratégique

de bataille des Maures consiste à faire tourner en cercle leurs


chevaux bien dressés pendant quřils lancent leurs traits53. Toute-
fois, parmi les nombreuses tribus maures, il y a des spécificités
tactiques. Les Frexes ont des fantassins qui combattent en plaine
et des cavaliers légers54. Corippe les qualifie de Ŗrapidesŗ, ce
sont les premiers au combat55. LřAustur, des déserts de Tripoli-
taine, est un cavalier qui dispose de troupes nombreuses et
emploie une tactique éprouvée dans les plaines : elle consiste à
creuser des fossés protégés par des levées de terre, puis à former
une ou plusieurs barrières défensives avec des chameaux et des
animaux de bât entravés ensemble56. Leur chef est aussi grand
prêtre de Gurzil, leur dieu principal57. Les Austurs coopèrent
tactiquement avec les Ilaguas/Laguantans, appelés aussi Lévathes
par Procope. Corippe met dans la bouche dřun envoyé de la tribu
des Laguatans lřadjectif de Ŗviolentŗ pour qualifier son peuple58.
La violence guerrière est exaltée comme menace. LřIfurac est un
fantassin, Ŗremarquable avec son bouclier et ses lances, puissant
à l‟épéeŗ59. Lřarmement des Barcéens est celui de fantassins
légers : ŖC‟est une race aux hommes violents, mais un petit
bracelet entoure, en les serrant dans un petit cercle, leurs bras,
leurs boucliers et leurs épées menaçantes, qui ne sont pas
attachées au flanc de la façon habituelle, et ils adaptent leurs
fourreaux pour être suspendus à leurs bras nus. Et les Maures
n‟ornent pas leurs bras des manches d‟une tunique, aucune
boucle n‟entoure un ceinturon, ils poussent leurs bataillons
sauvages au combat sans ceinture et portent chacun deux lances
au fer très solide. Ils portent une couverture effrayante, descen-
dant des épaules, suspendue et attachée à leurs membres ; un
manteau de lin entoure alors leur tête affreuse, soutenu par un
nœud solide, et leur fruste soulier maure est foulé sous leur pied
noirŗ60. Les Ilaguas, Nasamons et Garamantes, Maures des
déserts de Tripolitaine, alignent des fantassins et des cavaliers,

53
Corippe, I, v.544-545.
54
Corippe, II, v.45-47.
55
Corippe, II, v.184.
56
Corippe, II, v.89-96.
57
Corippe, II, v.109.
58
Corippe, I, v.468.
59
Corippe, II, v.113-115.
60
Corippe, II, v.126-137.
La pacification de l‟Afrique byzantine 143

mais aussi des chameliers61. Les Frexes dřAntalas renforcent leur


camp par un fossé à la manière des Romains62..
Les Maures ont des enseignes et un système de communi-
cation par signes comme lřarmée romaine, peut-être dřailleurs
inspiré par elle. Au IVe siècle, Ammien Marcellin dit que les
éclaireurs romains communiquent par des mouvements de leur
manteau. Corippe décrit ainsi les signes de transmission maures :
ŖUne couverture agitée par de fréquents mouvements, fait signe
aux armées de sortir des forêts et appelle les troupes au secours
selon la coutume des Mauresŗ63. Les Maures ne sont pas
compétents en matière de poliorcétique. Les auteurs byzantins ne
décrivent pas leurs tactiques de siège, mais force est de constater
que les Maures ravagent les villes de Cyrénaïque et de Tripoli-
taine, sans doute pas ou faiblement remparées. Face à la ville de
Laribos (Henchir Lorbeus au sud du Kef), quřils assiègent au
printemps 544, les Lévathes investissent la place mais préfèrent
une rançon à un siège : ŖComme les Maures croyaient qu‟ils ne
pourraient pas s‟emparer de la cité par la force, car ils ignorent
tout de l‟art de prendre les places fortes, et qu‟ils ne savaient
absolument pas que les assiégés manquaient de vivres, ils
acceptèrent cette offre. Ils reçurent donc 3 000 pièces d‟or, puis
levèrent le siège et les Lévathes dans l‟ensemble s‟en retournè-
rent chez euxŗ64. Peu après cet événement, les Maures dřAntalas
et les soldats mutinés ralliés à Stotzas prennent par ruse la ville
dřHadrumète (Adramètos en Grec, actuelle Sousse). Ils utilisent
le vieux stratagème de la fausse patrouille. Sous la menace, le
duc de Byzacène Himérios ramène à Hadrumète une colonne de
faux prisonniers maures enchaînés gardés par des soldats
romano-byzantins complices. Une fois la porte de la ville
ouverte, les hommes dřAntalas et de Stotzas nřont pas de mal à se
rendre maîtres de la place65.

61
Corippe, VI, v.194-195.
62
Corippe, V, v.391.
63
Corippe, II, v.181-183.
64
Procope, BV, II, 22, 20.
65
Procope, BV, II, 23, 11 et 16.
144 Stratégique

LA PACIFICATION DES TRIBUS MAURES PAR LES


ROMANO-BYZANTINS EN 543-547
La crise de 543-547 est un bel exemple de pacification des
tribus maures par les Romano-Byzantins. Ceux-ci cumulent des
problèmes politiques et stratégiques. Le plus grand problème
tient à la personnalité jeune, incompétente et arrogante de
Sergios, le nouveau gouverneur de Libye. Sergios se brouille
avec son meilleur officier, Jean fils de Sisiniolos, qui sombre
dans lřinaction à cause de Ŗl‟ingratitudeŗ de Sergios. Procope ne
blâme pas Jean fils de Sisiniolos, mais évoque par deux fois sa
réputation de guerrier, y compris chez les Maures66. Après la
capture pratiquement sans combat et le ralliement de lřarmée de
Byzacène au rebelle Stotzas, Jean fils de Sisiniolos nřa peut-être
plus les moyens dřagir. Sergios, enfermé derrière les murs de
Carthage, nřa pas une armée très nombreuse67. Les Maures ne
sont pas maîtrisés et les difficultés romano-byzantines en Italie
face aux Ostrogoths poussent les Wisigoths, maîtres de lřEspa-
gne, à sřemparer de Tanger vers lřété 544. Une gigantesque
tenaille gothique se dessine depuis lřItalie et la tête de pont de
Tanger. La situation dérape et compromet toute lřentreprise de
reconquête de lřOccident. Le second problème stratégique des
Romano-Byzantins tient aux moyens. Faibles en nombre, les
troupes occidentales de lřEmpire sont enlisées dans la reconquête
de lřItalie, où Bélisaire assume le commandement et se retrouve
piégé dans Rome par les Goths. Pour débloquer la situation,
Justinien envoie, avec un faible contingent et un état-major, le
sénateur Aréobindos comme maître de la milice en Afrique, sans
démettre Sergios qui conserve le même grade avec lřordre de se
partager les troupes et les territoires, le premier devant opérer
Byzacène et le second en Numidie68. Les deux hommes ne sřen-
tendent pas. Le système dyarchique, cher à la tradition romaine,
se trouve mal compris et mal appliqué ici. Justinien essaie de
concilier le principe Ŗdiviser pour régnerŗ avec lřefficacité mili-
taire, mais les deux ne sont pas conciliables. Sergios refuse de
joindre ses forces à celles de Jean fils de Sisiniolos comme
Aréobindos le lui demande par lettre69. La menace est grande, car

66
Procope, BV, II, 22, 3 et 32.
67
Procope, BV, II, 23, 21.
68
Procope, BV, II, 24, 1-6.
69
Procope, BV, II, 24, 7-8.
La pacification de l‟Afrique byzantine 145

Antalas et Stotzas ont rassemblé leurs forces à trois jours de


Carthage, près de la cité de Sicca Veneria (Sikkabénéria en grec,
actuelle Le Kef). Comme Jean, fils de Sisiniolos et Stotzas sont
des ennemis personnels, au cours de lřannée 545, ils commencent
par un duel fatal au second la bataille de Thacia (actuelle Bordj
Messaoud) avant que le premier ne tombe au combat70. Justinien
réalise après les pertes importantes de cette bataille que le double
commandement de lřAfrique est néfaste. Sergios est relevé à
lřautomne 545. Il faut donc trouver un autre général expérimenté
et prélever des troupes aguerries sur lřarmée dřOrient. Alors
quřAréobindus se retrouve seul duc de Libye, il est victime des
intrigues de Gontharis (ou Guntharith), le duc de Numidie71.
Gontharis, qui est dřascendance germanique, souhaite créer un
royaume indépendant en Afrique. Il incite Iaudas et Koutzinas,
chefs maures de lřAurès, à marcher sur Carthage. Il promet à
Antalas, la Byzacène, la moitié des richesses dřAréobindus et
1 500 soldats Ŗromains”. Parallèlement, Aréobindos traite en
secret avec Koutzinas (ou Cusina), le principal allié dřAntalas.
Cřest donc un intéressant chassé-croisé de trahisons, mais cřest
Aréobindos qui a la tête tranchée fin 545 ou début 54672. Cet
assassinat amène un retournement complet dřAntalas qui doute
que Gontharis ne tienne ses accords pris avec lui. Très provisoi-
rement, Anthalas prend le parti des fidèles de lřempereur Justi-
nien et donne asile au duc de Byzacène Markentios73. Mais
lřusurpation de Gontharis ne dure que 36 jours avant quřil ne soit
lui-même assassiné par un fidèle de lřempereur74. LřArménien
Artabanès, qui a éliminé lřusurpateur et assume le gouvernement
de la Libye, obtient de lřempereur Justinien dřêtre rappelé à
Constantinople75. Antalas revient à son attitude rebelle, mais les
tribus maures de Koutzinas se rallient. Justinien, inquiet de la
situation en Afrique, rappelle le général Jean Troglita dřOrient et
lui confie une armée expéditionnaire avec le titre de duc de
Libye76.

70
Procope, BV, II, 24, 9-14.
71
Procope, BV, II, 25, 1 sq. et 26, 1 sq.
72
Procope, BV, II, 27, 1.
73
Procope, BV, II, 27, 3-5.
74
Procope, BV, II, 28, 41.
75
Procope, BV, II, 28, 44.
76
Procope, BV, II, 28, 45.
146 Stratégique

Lřaffaire ne traîne pas. La première phase de la pacification


menée par Jean Troglita consiste à débarquer, non dans un port,
mais sur une plage pour conserver la surprise stratégique. Cřest
dřailleurs la même plage utilisée par Bélisaire en 533. Ce débar-
quement en force suffit à effrayer les Maures et à les pousser à
évacuer les plaines romaines pour se réfugier dans leurs monta-
gnes. La seconde phase de la pacification consiste à traquer les
Maures. Les Maures nřont pas la possibilité de rentrer chez eux
comme dans les guérillas modernes et de se cacher dans lřanony-
mat du vêtement civil. Il sřagit dřune guerre entre peuples et les
civils de lřennemi forment un objectif militaire comme ses
récoltes et son bétail. Les tribus maures deviennent, à ce moment
de la campagne, une horde traquée difficile à cacher longtemps
par son nombre même. Problème pour le stratège maure, la
dispersion des civils signifierait leur élimination au détail et la
perte du ravitaillement en bétail. Entre une armée régulière et une
peuplade traquée, lřinitiative stratégique revient à la première.
Corippe ne masque pas que Jean Troglita fait la guerre aux tribus
entières, femmes et enfants compris, les repousse dans des lieux
inaccessibles, donc peu propices à lřagriculture. Pourchassées,
ces tribus emmènent leur bétail avec elles. Vaincues, elles ne
peuvent être que pillées à leur tour et subir des pertes civiles qui
nřépargne ni lřâge ni le sexe77. La victoire est décidée non pas en
dřincertaines embuscades, mais quand les Romains mettent la
main sur les civils et le bétail, à la manière de Bugeaud qui
sřempare de la Smalah dřAbd el-Kader. Mais avant dřen arriver
là, les Maures profitent de leur connaissance du terrain et de la
visibilité du dispositif romain pour leur tendre des embuscades.
Cřest une stratégie dilatoire, la seule matériellement possible.
Elle peut réussir, comme lřatteste le massacre des trois légions
romaines de Varus par les Germains cinq siècles plus tôt.

LA BATAILLE D’EMBUSCADE, UNE SPÉCIALITÉ DES


MAURES
La guérilla pratiquée par les Maures joue sur la ruse et des
batailles dřembuscade. Les Maures, comme Végèce lřécrivait
justement, ont un art consommé de la ruse. Au début de 544,
selon Corippe, le duc de Byzacène Himérios est attiré hors de la

77
Corippe, V, v.468-469.
La pacification de l‟Afrique byzantine 147

ville dřHadrumète (Sousse) par un faux courrier et ses troupes


sont taillées en pièces par Antalas et Stotzas78. Mais dřaprès
Procope, lřévénement diffère et nřest pas à la gloire des qualités
morales et militaires des Romano-Byzantins. Jean fils de Sisi-
niolos ordonne à Himérios de rassembler toutes ses troupes pour
faire jonction avec lui au fort de Ménéphessè en Byzacène
(actuelle Henchir Djemmich à 25 kilomètres au nord-ouest
dřHadrumète). Or, les Maures dřAntalas réunis avec les mutins et
les Vandales de Stotzas occupent déjà le fort de Ménéphessè.
Informé de ce fait par ses éclaireurs, Jean fils de Sisiniolos dépê-
che un courrier qui ne trouve pas Himérios. Sans méfiance,
Himérios entre dans le camp ennemi où il est capturé. Sur son
armée, seulement cinquante cavaliers se défendent avant de se
rendre sur promesse de la vie sauve79. Procope note que les
soldats dřHimérios se rallient à Stotzas Ŗsans déplaisirŗ80.
Comme au début de toutes les guérillas, les Maures ont
dřabord lřexclusivité du renseignement et donc lřinitiative tacti-
que. Les Romains nřont pas lřinitiative et sont réduits à réagir.
Au moment de quitter son camp et de sřavancer dans lřarrière-
pays, pendant lřété 546, le général romain Jean Troglita donne un
véritable cours de tactique dřembuscade sur les Maures à ses
officiers : ŖL‟armée maure a mené les guerres par des embus-
cadesŗ81. Les vers de Corippe ne changent rien à la valeur
tactique de ce quřil rapporte. Les Maures se cachent dans les
montagnes, les vallées, les forêts dřoliviers ou de chênes. Les
toits de leurs cabanes sont couverts de feuillage : ce qui sert
autant dřabri que de camouflage82. Ils surprennent par des embus-
cades de cavalerie lřennemi qui nřest pas sur ses gardes. Ils
envoient dans la plaine des provocateurs peu nombreux, qui,
après avoir jeté quelques javelines, font une volte, invitent les
Romains à abandonner leurs rangs pour les poursuivre. Quand
lřarmée poursuivante est dispersée dans plusieurs directions et
aventurée dans dřétroites vallées, les Maures démasquent leurs
embuscades et exterminent ceux qui paniquent, mais fuient
devant ceux qui tiennent bon83. La première bataille livrée par

78
Corippe, IV, v.8-30.
79
Procope, BV, II, 23, 3-10.
80
Procope, BV, II, 23, 17.
81
Corippe, I, v.529.
82
Corippe, II, v.9-10.
83
Corippe, I, v.530-559.
148 Stratégique

Jean Troglita répond à ce type. Les Maures attaquent quand


lřavant-garde romaine commandée par Amantius et Geisirith est
sortie du camp et lřarmée encore coincée à lřintérieur. Ils com-
mencent par se signaler sur les lignes de crête en grand nombre et
à grand vacarme84. Ce dispositif tient de la guerre psychologique
et tend à impressionner les Romains mis en infériorité par le
nombre, la position en contrebas et le volume sonore. Lřennemi
déploie des éclaireurs peu nombreux qui sortent des vallées en
désordre, ne cherchent pas le combat mais poussent des cris et
appellent les autres au combat en agitant un manteau85. Les
Romains cherchent à gagner une hauteur86. Lřennemi très nom-
breux, mobile, est comparé à une nuée de sauterelles par
Corippe87. Il encercle rapidement les Romains88. La cavalerie
romaine envoyée en couverture est rapidement mise en fuite,
pressée par les Maures89. Il nřy a probablement pas eu de combat.
Vient ensuite lřengagement lui-même. La tactique des Maures,
qui repose sur la surprise et donc la rapidité, est menée à un
rythme rapide. Les fantassins romains nřont pas le temps de
lancer leurs traits et sont réduits à parer les javelots au bouclier,
lřépée à la main90. Cette dernière est plus une menace quřune
arme réellement utilisée dans ce combat qui consiste en un harcè-
lement massif à distance. Jean Troglita, averti par un messager,
presse ses troupes de sortir du camp pour secourir lřavant-garde91.
La cavalerie sort en premier, suivie par Jean Troglita avec son
état-major, et par lřinfanterie Ŗrassemblée en de nombreux
manipulesŗ92. Lřimmense nuage de poussière soulevé par lřarmée
en marche pousse les Maures à décrocher et à quitter les plaines
pour les montagnes. Lřavant-garde est sauvée93. Ce style de
bataille en évoque bien dřautres à travers lřHistoire.
Au bout de quelques semaines ou de quelques mois, le
corps expéditionnaire romano-byzantin se familiarise avec le
terrain et développe un réseau dřespionnage efficace. Les Maures
84
Corippe, II, v.164-167.
85
Corippe, II, v.178-183.
86
Corippe, II, v.192.
87
Corippe, II, v.196.
88
Corippe, II, v.206.
89
Corippe, II, v.224-226.
90
Corippe, II, v.227-231.
91
Corippe, II, v.235-246.
92
Corippe, II, v.246-251.
93
Corippe, II, v.259-264.
La pacification de l‟Afrique byzantine 149

perdent lřexclusivité du renseignement et donc lřinitiative. Après


une période de poursuite, leur position est révélée aux Romano-
Byzantins par des éclaireurs ou des traîtres. Les Maures sont
acculés à la bataille pour défendre leurs familles et leurs biens.
Cřest la phase finale de la campagne.

LE DÉROULEMENT D’UNE BATAILLE RANGÉE :


VICTOIRE DES ROMANO-BYZANTINS SUR LES
MAURES
Elle a lieu dans une plaine. Les deux armées se font face et
prennent le temps de se ranger en ordre de bataille. Les Maures
tant des montagnes que du désert forment une foule plutôt quřune
armée rangée, néanmoins Corippe note que lřaile gauche est
tenue par Carcasan, roi des Ifuraces94. Peut-être veut-il montrer
les qualités militaires de Carcasan, à cette époque subordonné à
Antalas, roi des Frexes. Cřest le moment du discours dřexhorta-
tion fait aux troupes : lřennemi est mauvais, la cause est légitime,
la victoire est certaine car Mars soutient les Romains, conseils de
méfiance vis-à-vis des alliés maures et de fermeté au combat,
ordre de faire mouvement95. Les armées avancent et, parvenues à
distance, engagent des tirs dřarcherie. À ce stade, les armées
restent immobiles96. Cřest alors que des défis sont lancés ou des
démonstrations diverses sont faites. Le Maure Antalas vient au
galop avec sa garde narguer le général Jean Troglita, puis fait
retraite aussitôt quand surgit un officier romain qui lřapostrophe.
Ierna, grand prêtre des Maures et roi des Ilaguas/Lévathes, lance
alors un taureau sacré contre les lignes romaines, mais un cava-
lier romain sort des rangs et tue lřanimal97. Les deux armées
essaient de sřimpressionner par des cris et des invocations : les
Maures dřAntalas évoquent le dieu Gurzil, tandis que, du côté
romain, une prière est criée : ŖQue le Christ, au grand courage,
combatte pour tes armes, Justinien, avec sa puissance. Père très
bon, protège le pouvoir de notre empereurŗ98..Ensuite sřabat une
pluie de flèches et de traits : ŖAlors, l‟air tout entier, plus triste et
obscur, se remplit d‟autant de javelots qu‟ils en ont lancés, les
94
Corippe, V, v.640-641.
95
Corippe, IV, v.406-456.
96
Corippe, V, v.2-7.
97
Corippe, V, v.8-31.
98
Corippe, V, v.33-49.
150 Stratégique

deux camps reçoivent presque aussitôt autant de blessures.


L‟arrivée de chaque lance peut apporter la mort, mais c‟est une
fortune inégale qui décide. En effet, un trait lancé atteignant
assez souvent, dans son vol, la lance de l‟adversaire, l‟abat d‟un
poids double…ŗ99. La terre ruisselle de sang, les corps dřhommes
et de chevaux sřentassent, puis cřest le corps à corps dans le bruit
et la fureur100. Le général en chef a un rôle très limité une fois la
bataille engagée. Il exhorte les siens et charge lřennemi en
criant101. La bataille reste confuse. Tout est masqué par la pous-
sière et les flèches continuent de tomber au hasard102. Cřest un
fait souvent rapporté dans les batailles dřété sur des terrains secs.
La question des pertes fratricides, posée comme un élément du
combat contemporain dans les années 1990, se trouve également
dans les batailles antiques. Corippe décrit ainsi cette confusion
propre à lřaction de guerre : ŖPersonne ne reconnaît son frère
recouvert de poussière… les lignes de bataille avaient mêlé en un
funeste combat leurs troupes respectives sans qu‟on puisse les
différencierŗ103. Vient alors le phénomène de la presse, les foules
de combattants peuvent à peine remuer104. Ce phénomène propre
aux foules paniquées entraîne généralement des morts par suffo-
cation. Un des camps, celui des Barbares, plie, parfois à cause de
la mort dřun chef, et cřest la poursuite105. Lřarmée romano-
byzantine Ŗharcèle les dos maures à travers de larges plaines et
accable ceux qui sont en fuite en un massacre déjà facileŗ106.
On retrouve une constante des batailles antiques et médié-
vales, les pertes entre le vaincu poursuivi et le vainqueur poursui-
vant sont très inégales. Image dépeinte chez de nombreux auteurs
antiques, mais aussi chez des chroniqueurs de la guerre de Séces-
sion, les cours dřeau rougissent du sang versé107. Les Romano-
Byzantins vainqueurs attaquent le camp ennemi et massacrent les
civils, capturent les femmes et les enfants ainsi que le bétail108.
Les enseignes prises à Solomon et les prisonniers de guerre sont
99
Corippe, V, v.56-62.
100
Corippe, V, v.64-71.
101
Corippe, V, v.89-100.
102
Corippe, V, v.102 ; VI, v.661.
103
Corippe, V, v.355-359.
104
Corippe, V, v.360.
105
Corippe, V, v.80-81.
106
Corippe, V, v.82-83.
107
Corippe, V, v.367.
108
Corippe, V, v.480-491.
La pacification de l‟Afrique byzantine 151

récupérés109. Reste un champ de bataille où les chevaux errent


sans cavaliers, où les cadavres Ŗeffrayants sont étendus sur toutes
les plainesŗ, où le sang coule sur lřherbe et poisse tant aux armes
quřaux mains, puis le soleil se couche110. Certains des chefs
comme Ierna, roi des Zaguatans/Ilaguas, gisent au sol. Les Mau-
res des montagnes nřont plus de base logistique et ne peuvent
poursuivre la lutte. Voilà pourquoi la guérilla des Maures échoue,
comme six siècles auparavant les quelques guérillas gauloises
avaient échoué contre César111. Il nřy a pas de limitation morale à
la guerre, pas dřanonymat protecteur dans la population, qui,
traitée en ennemie, est menacée dřéradication si elle ne se soumet
pas. Cřest la différence fondamentale avec la guérilla dřaujour-
dřhui qui réussit pour les raisons inverses. Mais les Maures du
désert ou Syrtes sont plus difficiles à vaincre dans les montagnes
que dans le désert.

DIFFICULTÉS ROMANO-BYZANTINES À OPÉRER


DANS LE DÉSERT
Procope donne un récit très succinct de la deuxième partie
de la campagne de 546. Après la défaite dřAntalas, les Lévathes
quittent leur désert de Tripolitaine, envahissent la Byzacène,
défont Jean Troglita avec de grandes pertes et lřobligent à se
réfugier à Laribos avant dřaller piller jusquřà Carthage : seule
lřalliance avec les Numides de Koutzinas permet de les repous-
ser112. Corippe donne une version beaucoup plus détaillée de la
fin de la campagne de 546113. Il met en scène le roi des Ifuraces
Carcasan qui lève une vaste coalition de peuples du désert.
Carcasan, après avoir consulté lřoracle dřAmmon au pays des
Marmarides, devient Ŗseul chef des peuples barbaresŗ114. Ce
pélérinage oraculaire et ses nombreuses aux références au dieu
Ammon, sous-entendent que Carcasan ambitionne le poste de
grand prêtre laissé vacant depuis la mort au combat de Ierna. Au
plan politique, Carcasan tient un discours quřon pourrait qualifier
de Ŗgaullienŗ aux chefs de tribus et en particulier à un certain

109
Corippe, V, v.511.
110
Corippe, V, v.512-518.
111
Ph. Richardot, 2006, p.167-168..
112
Procope, BV, II, 47-50.
113
Corippe, livres VI à VIII.
114
Corippe, VI, v.144.
152 Stratégique

Bruten : ŖAinsi une blessure a atteint notre peuple, cependant,


avec un grand courage, il ne l‟a pas senti du toutŗ115. Il refuse la
défaite. Pour montrer quřil sřagit surtout des peuples du désert,
Corippe associe des peuples de Tripolitaine : Ilaguas, Nasamons
et Garamantes116 ou Syrtes, Marmarides et Nasamons117. Co-
rippe, qui souhaite éviter une fastidieuse énumération de tribus,
déclare quřon ne peut ni les nommer, ni les compter118. Pour
distinguer les indigènes alliés des ennemis, Corippe appelle Mau-
res les hommes de Koutzinas et Syrtes les hommes de Carcasan.
Carcasan est même qualifié de Ŗgénéral des Syrtesŗ119.
La deuxième partie de la campagne de 546 voit la coali-
sation des peuples du désert dévaster Tripoli et piller les fron-
tières de la Byzacène, soit la région au nord des Chotts et du
Golfe de Gabès. Jean Troglita rassemble lřarmée dispersée dans
les villes et les fortins après la victoire sur Antalas120. Il a un gros
problème logistique, les ravages de la guerre annoncent une
mauvaise récolte impropre à nourrir une vaste armée121. Il part en
campagne, sans doute avec une armée réduite, qui nřen effraie
pas moins les Syrtes qui se réfugient dans le désert de Tripo-
litaine. Le général Troglita commet lřerreur de les poursuivre et
manque dřeau, mais aussi de pâturages pour ses quadrupèdes. La
troupe supporte la soif mais les chevaux lèchent le sable, man-
gent des herbes dangereuses et meurent en nombre122. Jean se
trouve touché dans la grande force de lřarmée romano-byzantine,
la cavalerie. Il fait demi-tour pour gagner la côte de Tripolitaine
où les hommes peuvent se restaurer dřherbes et de fleurs faute de
pain. La désertion sřinstalle et le ravitaillement par bateau échoue
à cause du vent du Sud, le Notos (Gibhli)123. Les Syrtes de Carca-
san ont des problèmes comparables dans le désert où ils se sont
réfugiés sans se disperser, sans doute en une trop grande multitu-
de pour les capacités dřaccueil des oasis124. Ils sont repérés par
une patrouille de cavaliers romains et leur éclaireur maure
115
Corippe, VI, v.124-125.
116
Corippe, VI, v.194-195.
117
Corippe, VI, v.564, 574, 586, 589.
118
Corippe, VI, v.200-201.
119
Corippe, VI, v.104.
120
Corippe, VI, v.54-55.
121
Corippe, VI, v.246-247.
122
Corippe, VI, v.358.
123
Corippe, VI, v.368-387.
124
Corippe, VI, v.368-387.
La pacification de l‟Afrique byzantine 153

comme se dirigeant vers un fleuve bordé dřarbres et de roseaux


aux rives abruptes. Jean Troglita et son allié maure Koutzinas
rejoignent ce fleuve qui sépare bientôt les deux armées125. Alors
que Jean Troglita fait creuser le fossé pour le camp et ordonne
aux troupes légères dřinterdire lřaval du fleuve par des traits,
sřengage ce quřon appelle une bataille de soldats126.

“UNE BATAILLE DE SOLDATS”


La Ŗjeunesseŗ de lřarmée romano-byzantine, audacieuse
mais indisciplinée, se rue à lřennemi sans être rangée, sans
sonnerie de trompette, sans enseignes, contre les Syrtes. Ces
Ŗbleusŗ chassent à coups de traits les Syrtes venus boire au
fleuve127. La fuite des Syrtes cause un élan martial chez les
Romano-Byzantins et chez leurs alliés maures. Jean Troglita fait
ranger son armée pour parer à toute éventualité : les Maures de
Koutzinas à lřaile gauche, le général Jean Troglita et les
phalanges dřinfanterie au centre, la cavalerie romano-byzantine
avec Putzintulus, Geisirith et Sinduit à lřaile droite128. Troglita
hésite avant dřengager lřarmée sur les conseils de ses officiers
dřescorte, des Protecteurs domestiques. Il commet une triple
erreur : celle dřhésiter devant son état-major, celle de céder aux
prières de seconds, et finalement dřengager lřarmée sans avoir
reconnu le dispositif de lřadversaire. Corippe explique lřéchec de
Jean Troglita par un terrain défavorable et par le nombre de
lřennemi. Si les armées romaines du Haut-Empire nřhésitaient
pas à combattre dans les bois, les stratèges romano-byzantins
répugnent à y engager leurs hommes, car les flèches ne passent
pas et les évolutions de cavalerie sont impossibles, dřoù lřhésita-
tion initiale du général Jean Troglita129. Une fois lřarmée enga-
gée, le couvert boisé, dont des oliviers sauvages, entrave le
maniement des piques de la phalange et favorise les attaques
surprises des Syrtes130. Pour se déployer, la phalange a besoin de
la plaine découverte et, défaite par le terrain, perd ici son
avantage tactique. Carcasan rameute le gros de ses troupes qui

125
Corippe, VI, v.448-489.
126
Corippe, VI, v.492-494.
127
Corippe, VI, v. 499-508
128
Corippe, VI, v.521-522.
129
Corippe, VI, v.437-439.
130
Corippe, VI, v.571-580.
154 Stratégique

campait et lance une contre-attaque qui submerge les Romano-


Byzantins. Les Maures de Koutzinas désertent, entraînant la fuite
des Romano-Byzantins131. Jean Troglita essaie de ranimer le
courage par le verbe, voit son cheval abattu sous lui et, encerclé,
doit se dégager à lřépée. Il reforme des groupes de combat et fait
retraite en combattant, pressé par les Syrtes. Il retraverse le
fleuve, et se retrouve en marche vers lřouest, le bouclier proté-
geant le flanc gauche, le flanc droit à la mer132. Lřarmée, sauvée
par la discipline et par un général énergique, trouve un refuge
derrière les remparts dřune petite ville qui nřest pas autrement
nommée par le poète133. Cřest une défaite. Néanmoins, les Syrtes
vainqueurs ne parviennent pas à éradiquer lřarmée de Jean
Troglita en un siège ou une bataille finale. Corippe évoque la
lenteur de lřarmée barbare suivie par de nombreux troupeaux et
donc incapable dřune poursuite stratégique134. Jean Troglita
bénéficie du ravitaillement par la mer à la suite dřune accalmie
du temps135.

ÉPILOGUE, UNE VICTOIRE DE L’EMPIRE GRÂCE AUX


MAURES DE NUMIDIE
Jean Troglita parvient à faire retraite vers le nord en
longeant le littoral. Cette retraite découvre la Byzacène qui est
occupée par les Austurs, peuple syrte136. Elle redonne du courage
à Antalas qui, malgré sa précédente défaite, lève une nouvelle
armée de Frexes137. Il fait sa jonction avec les troupes de
Carcasan138. Lřarmée romano-byzantine se mutine contre Jean
Troglita, résultat du manque de ravitaillement et du harcèlement
syrte139. Néanmoins, il a reçu des renforts très importants de
Koutzinas et des Maures de Numidie. Par exagération épique,
Corippe évalue à 100 000 hommes les renforts apportés par le

131
Corippe, VI, v.592-598.
132
Corippe, VI, v.667-770.
133
Corippe, VII, v.3.
134
Corippe, VII, v.68-69.
135
Corippe, VII, v.69-71.
136
Corippe, VII, v. 285.
137
Corippe, VII, v.286.
138
Corippe, VII, v.295-296.
139
Corippe, VIII, v.50.
La pacification de l‟Afrique byzantine 155

seul Ifisadaias140. Jean Troglita ramène les mutins avec lřargu-


ment quřil les exterminera avec lřaide des alliés maures141. La
campagne se déplace vers le nord, peut-être vers Laribos, comme
le suggère Procope. La ville est située aux confins de la Numidie
alliée des Romano-Byzantins. Cřest un lieu de rassemblement
probable entre les forces de Jean Troglita et les Numides de
Koutzinas. La bataille finale a lieu au nord de Carthage, près
dřUtique, dans le lieu dit des champs de Caton (référence à Caton
dřUtique ?)142. Lřarmée de Jean Troglita est rangée sur deux
lignes de combat : la première avec Koutzinas, les cavaliers de
Putzintulus et Geisirith, la seconde avec les jeunes recrues de
Sinduit, Fronimuth et les Maures dřIsfidaias143. Après un combat
difficile où Koutzinas est mis en difficulté, la mort de Carcasan
décapite la coalition des Syrtes et des Frexes144. Les Maures
nřont été vaincus quřavec lřaide des Maures. Les Numides se
sont montrés des alliés efficaces et fidèles. Comme sous la pé-
riode romaine, la pacification des tribus maures nřest que tempo-
raire. Une nouvelle sédition éclatera en 563-565, puis en 569…

ABRÉVIATIONS
Ant tard L‟Antiquité tardive
BG Bellum Gothicum de Procope
BV Bellum Vandalicum de Procope
CQ Classical Quarterly
HN Histoire Naturelle de Pline lřAncien
REL Revue d‟Etudes Latines

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140
Corippe, VII, v.262-263, 272.
141
Corippe, VIII, v.131.
142
Corippe, VIII, v.166.
143
Corippe, VIII, v.370-377.
144
Corippe, VIII, v.633.
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Une guerre irrégulière, civile et religieuse
au sein de la grande guerre :
l’exemple de la guerre des Camisards
Paul BURY

lřheure des conflits en Irak et en Afghanistan, les

À armées occidentales se retrouvent confrontées à la


contre-insurrection, cette lutte contre un ennemi
irrégulier, quřelles pensaient ne plus avoir à connaître. Face aux
difficultés soulevées par ces conflits, chacun tâche de retrouver et
adapter les enseignements de guerres passées. Ainsi redécouvre-t-
on, tant par le biais dřauteurs comme Galula et Trinquier, que par
lřexploitation de lřexpérience française en Algérie ou anglaise en
Malaisie et en Irlande du Nord, les expériences récentes en la
matière.
Or il apparaît que les Ŗpetites guerresŗ nřont rien de nou-
veau. Si, dans les buts recherchés, elles diffèrent, de même que
par la modernisation des techniques, les principes fondamentaux,
eux, guerre idéologique, guerre Ŗà fondŗ du faible au fort,
nřévoluent pas.
La guerre des Camisards, de ce point de vue, quoique
méconnue, présente dřintéressantes similitudes avec des conflits
actuels : il sřagit, à la fois, dřune guerre civile sur fond de fana-
tisme religieux, mais encore dřune rébellion face à une autorité
contestée ou considérée comme un envahisseur.
Dans le cas de la guerre des Camisards, lřinsurrection a
surtout été le fait dřun homme, à la fois chef militaire et guide
spirituel, Jean Cavalier. En effet, les autres chefs, comme Rol-
land, nřont pas obtenu ses succès, et lřinsurrection sřest éteinte
dřelle-même quelques mois après sa soumission. Cřest pourquoi
160 Stratégique

lřétude de ses mémoires, en les pondérant des textes écrits par ses
opposants, correspondance ou mémoires, revêt un intérêt tout
particulier.

LES TECHNIQUES DE GUÉRILLA SELON JEAN


CAVALIER : LA “GUERRE MODERNE”
AU XVIIIe SIÈCLE
Sans aucune éducation militaire, mais guidé par ses Ŗinspi-
rationsŗ religieuses, et son sens inné du combat de partisan, Jean
Cavalier sřimpose très vite comme le principal chef camisard, de
1702 à sa soumission, en mai 1704.

Jean Cavalier, meneur charismatique et avisé


Jean Cavalier, lřapprenti-boulanger dřAnduze, est nommé à
la tête de lřinsurrection dans les Cévennes par ses pairs alors quřil
nřa que 20 ans.
Ce ne sont ni ses compétences militaires, ni son âge, ni son
crédit social qui lui valent dřêtre choisi par ses coreligionnaires,
mais le fait quřil est un Ŗinspiréŗ, le meilleur prophète (même sřil
nřen fait pas mention dans ses mémoires). Pour autant, cette
Ŗinspirationŗ nřest spontanée quřau moment de la décision. Jean
Cavalier est, par ailleurs, un chef militaire rigoureux et un hom-
me de réflexion capable de suite dans les projets. À lřinverse, les
autres chefs, se fiant trop aux inspirations spontanées de leurs
prophètes, enchaînent massacres et défaites, de sorte que lřinsur-
rection ne survit pas longtemps à la soumission de Jean Cavalier.
Tout en sachant quřil ne pouvait revenir à lřÉdit de Nantes,
le jeune homme cherche avant tout à obtenir la liberté de cons-
cience et la libération des protestants retenus en prison et aux
galères.
Sa motivation, ainsi que celle de ses compagnons, repose
donc bien sur un fanatisme idéologique qui leur permet dřendurer
les souffrances et privations de cette guerre. Cela explique aussi
sa décision de sřengager dans une guerre totale dont les popu-
lations civiles sont les premières victimes. Il sait quřil doit avoir
recours aux méthodes éprouvées de la terreur : répression,
incendies, menaces, pillages...
Jean Cavalier a monté son premier Ŗcoupŗ avec 17 compa-
gnons. Mais au bout de deux ans, sa bande a pu compter jusquřà
Les Camisards 161

mille fantassins et deux cents cavaliers. Il a tenu en échec deux


généraux dont un maréchal de France et mobilisé, en pleine
guerre de Succession dřEspagne, jusquřà 20 000 hommes des
troupes royales. Sřil a pu arriver à ce résultat, cřest grâce à
lřemploi de techniques non-conventionnelles et lřexploitation des
faiblesses de son adversaire.

Les techniques de combat de Jean Cavalier


En combattant avisé, Jean Cavalier met rapidement au point
des techniques de combat adaptées à la guérilla.
Il a tout de suite compris que, même en profitant du terrain
quřil connaît à fond et en utilisant montagnes et forêts comme un
abri, sanctuaire inaccessible aux troupes royales, son principal
problème est dřordre logistique. Il fait preuve, dans ce domaine,
dřune imagination fertile.
Cavalier sřapprovisionne essentiellement avec les armes
prises aux troupes royales défaites, ou, le plus souvent, en les
volant aux catholiques, ce quřil appelle Ŗdésarmer un village
papisteŗ, ou encore en se rendant dans les maisons des prêtres qui
abritent des dépôts dřarmes !
Ils envoient la nuit quelques-uns d‟entre eux pour
faire des expéditions, et comme ces églises sont
seules et écartées, il leur est facile de réussir ; ils
s‟attachent principalement à prendre des fusils, ce
qui fait voir qu‟ils manquent d‟armes et qu‟ils ont
autant d‟hommes qu‟ils en veulent1.

De même, pour les provisions et la poudre, Cavalier se sert,


certes, sur les troupes royales, mais met aussi à profit le talent de
ses gens :
Nous recevions de la poudre même de l‟ennemi, car
nous avions trouvé le moyen de faire dire, en secret, à
ses soldats, que, s‟ils voulaient nous en vendre, elle
leur serait payée beaucoup plus que si elle était
achetée dans les boutiques2.

1
Lettre de lřintendant Bâville à Chamillart.
2
Jean Cavalier, Mémoires sur la Guerre des Camisards, Paris, Payot, 1987,
p. 65.
162 Stratégique

Cela ne suffisant pas, le jeune homme repère dans les


montagnes Ŗune sorte de massif naturel, qui, un peu taillé et
aménagé, était capable de supporter une chaudière, en laissant,
sous elle, assez d‟espace pour y allumer un feu suffisant pour
faire bouillir du salpêtre. [...] Par bonheur, nous avions avec
nous, à cette époque, deux fabricants de poudre qui se chargèrent
de l‟ouvrageŗ3. Et voilà quřil dispose dans ses inaccessibles
refuges dřun atelier de poudre.
Bien sûr, il lui manque encore les munitions, donc, il fait
prendre le plomb des fenêtres, des chaudières ou encore lřétain de
la vaisselle. Dřailleurs, ceci est très mal perçu, car le plomb et
lřétain font dřhorribles blessures, dont les victimes ne guérissent
pas. Cela permet aux gens du roi de stigmatiser la violence et le
jusquřau-boutisme du jeune chef camisard.
Dans le même temps, Cavalier, qui a installé ses dépôts
clandestins dans les cavernes des montagnes, se montre soucieux
du suivi sanitaire de sa troupe. Il fait aussi aménager des hôpitaux
de campagne :
J‟avais d‟avance fait des recherches dans plusieurs
cavernes des nos montagnes, choisissant celles du
plus difficile d‟accès, désignant les unes comme
magasin de blé ou de farine, les autres pour la
fabrique de la poudre et des balles, et les dernières
pour recevoir les vêtements et les armes pris sur
l‟ennemi. […] d‟autres comme hôpitaux pour les
malades et les blessés4.

Cřest ainsi que, bénéficiant de bases arrières sûres et bien


approvisionnées, Cavalier peut mener sa guerre. La plupart du
temps, il sřagit de coups portés aux villages catholiques ou aux
petites garnisons de milice locale.
Toutes les ruses de la guerre de guérilla sont employées, la
plupart du temps, avec succès : embuscades, mouvements de nuit,
déguisement, refus du combat si nécessaire, dispersion des
bandes, attaques simultanées en divers endroits.
Les Camisards se font ainsi parfois passer pour des étran-
gers en faisant Ŗusage […] de quelques stratagèmes, nous dégui-
sant, portant des moustaches […], parlant un baragouin que

3
Ibid., p. 93.
4
Ibid., p. 95.
Les Camisards 163

nous ne comprenions pas nous-mêmes qui, nous empêchant


d‟être reconnus, nous faisait prendre pour des étrangersŗ5.

Dans le même ordre dřidées, les uniformes et documents


pris sur lřennemi sont retournés contre lui, comme lorsque
Cavalier sřempare par ruse du château de Servas. En effet, après
une embuscade près de Sauves, Cavalier avait trouvé dans la
poche de lřofficier commandant le détachement un billet de
logement signé de Broglio, le général qui commandait en Lan-
guedoc en 1702, et de lřintendant du roi, M. de Bâville. Il
raconte :
Dans l‟intention de me servir de cet ordre, comme de
la vraie clé pour ouvrir les portes du château, je
choisis six de mes soldats braves et hardis (...). Je
commandais de les lier avec des cordes, et, habillés
en Barbets, de les faire marcher à la tête de ma
troupe, gardés par douze hommes habillés avec jus-
taucorps et coiffés avec les chapeaux pris aux soldats
du roi6.

Lřopération, hardie et audacieuse, se déroule pour le mieux


et fait, on sřen doute, grand bruit.
Bien sûr, les mouvements et actions se font en priorité la
nuit. Les bivouacs se font de jour, à lřabri des sous-bois, dans des
zones généralement facilement défendables en cas dřattaque, et
suffisamment difficiles dřaccès pour permettre une dispersion
rapide de la bande en cas de surprise.

En outre, les différents chefs camisards, et notamment Rol-


land et Cavalier, se coordonnent pour se déplacer sur plusieurs
axes en même temps, et attaquer en plusieurs endroits simulta-
nément, ou un même objectif de plusieurs directions à la fois.
Ceci rend bien évidemment la tâche des troupes royales très
complexe, comme lřavoue le général Broglio7 :
Je suis nuit et jour à cheval pour tâcher de trouver
ces canailles, on ne sait leurs opérations que quatre
ou cinq heures après et il n‟y a plus rien à faire.

5
Ibid., p. 66.
6
Ibid., p. 71.
7
Lettre de Broglio à Chamillart.
164 Stratégique

La plupart du temps, le combat se fait par embuscades dans


les sous-bois ou en montagne, mais peut parfois prendre la forme
de véritables batailles rangées, à lřissue plus incertaine, et
souvent, défavorables, mais qui apportent un crédit énorme aux
Camisards quand ils sont vainqueurs, comme à Calvisson ; ce qui
attire de nouvelles recrues.
En revanche, en chef de guerre avisé, Cavalier refuse le
combat lorsquřil ne se sent pas en force : il nřattaque jamais sans
avoir au préalable prévu un itinéraire de repli et un point de
ralliement.
Enfin, il est à noter que Cavalier fait régner une discipline
très stricte dans ses troupes. Il a exécuté vingt-deux de ses hom-
mes pour manquement à la discipline, et attribue au relâchement
de cette dernière les deux fois où il a été battu en sous-bois, se
laissant surprendre par les troupes royales dans ses refuges.

La guerre à fond
La force de Cavalier, surtout au début du conflit, où le
danger quřil représente est très largement sous-estimé par les
autorités royales, est dřavoir compris quřil sřagit dřune guerre
totale.
Guerre idéologique avant tout, elle préfigure les guerres
subversives ou religieuses du XXe siècle, avec un recours systé-
matique à la population qui est considérée tour à tour comme
amie ou comme ennemie, mais demeure lřenjeu permanent de
toute action entreprise.
La population ennemie, cřest-à-dire habitant les villages
considérés comme Ŗpapistesŗ, fait lřobjet de raids de terreur
destinés à la paralyser, la piller, mais aussi la soumettre.
La population amie est Ŗmise à contributionŗ pour toutes
sortes de tâches : ravitaillement, collecte de fonds, espionnage et
intoxication. Cavalier lřutilise même pour loger ses troupes par
Ŗbilletŗ, exactement comme le font les dragons de sinistre
réputation. Montrevel, qui remplace Broglio en 1703, se désole
dans un courrier à Chamillart :
Les habitants les favorisent et ne veulent jamais les
découvrir quoique je mette en avant les menaces et
les promesses d‟argent et toutes sortes de récom-
penses, ce qui n‟a encore rien produit.
Les Camisards 165

Pour autant, la population aide les Camisards aussi parce


quřelle y est contrainte et quřelle craint les représailles en cas de
refus. Dans ce cas, il sřagit plus de soumission de la population
par intimidation que dřappui, comme lřexplique Cavalier dans ses
mémoires :
Lorsque nous campions en un endroit, quelques-uns
de nos hommes étaient envoyés dans les villages
environnants, pour ordonner aux habitants de nous
fournir du pain et autres choses nécessaires et leur
défendre, sous peine de voir leurs maisons brûlées,
de donner à l‟ennemi aucune indication sur notre
marche8.

Les traîtres, renégats, etc. sont sévèrement punis, comme


un certain Jourdan, exécuté pour avoir fait mourir des protestants
cinq ans plus tôt.
Par ailleurs, Cavalier fait prévenir la population que les
Cadets de la Croix Blanche (milice catholique extrêmement
violente, qui sřest levée pour sřopposer aux Camisards, mais se
distingue surtout par ses rapines et sa brutalité) seront exécutés
sommairement, ainsi que tous ceux qui leur porteront assistance.

Enfin, Cavalier nřoublie jamais, jusque dans ses négocia-


tions avec Villars, sa cause idéologique. Ainsi, il convie les
populations à des offices, fait prier ses troupes en permanence, et
utilise des Ŗpasteursŗ pour fanatiser ses hommes au moment de
lřengagement. Dřailleurs, il nřignore pas que ce fanatisme est
cause de peur dans les rangs des troupes royales, aussi nřhésite-t-
il pas à en user au combat :
Au moment où nous allions à l‟ennemi ou lorsqu‟il
venait nous attaquer, l‟un de nos pasteurs, à notre
tête, priait et nous exhortait à combattre avec cou-
rage. Alors, nous entonnions un psaume, descendant,
en chantant, vers le bas des collines, si bien que notre
chant, répété et multiplié par les échos du voisinage,
faisait croire aux ennemis que nous étions plus
nombreux (...) et les remplissait de terreur.

8
Jean Cavalier, op. cit., p. 66.
166 Stratégique

Il convient de remarquer ici que dans ses mémoires,


Cavalier omet sciemment de mentionner quřil était lui-même lřun
de ces pasteurs, un Ŗinspiréŗ9, comme les appelaient les Cami-
sards. Cřest ce double état de militaire et de chef religieux qui lui
permit de sřimposer comme le principal chef camisard malgré
son jeune âge. On a dřailleurs déjà mentionné que, contrairement
à dřautres chefs camisards, il savait ignorer lřinspiration dřun
prophète, lorsque celle-ci menaçait de le conduire à un désastre
militaire. Dans ce cas-là, le pragmatisme du soldat lřemportait sur
le fanatisme du pasteur.

LA RIPOSTE ROYALE : IGNORANCE, RÉPRESSION ET


VICTOIRE PAR “LES VOYES DE LA DOUCEUR”
Le mouvement camisard a dřabord été largement sous-
estimé, et le pauvre Broglio10, par ailleurs soldat talentueux, mal-
gré ses efforts, ne pouvait pas faire grand chose dans ce terrain
qui lui était hostile et avec des troupes bien trop peu nombreuses.
La montée en puissance des troupes royales, et le remplacement
de Broglio par un maréchal de France prit un an. Encore ce
maréchal nřétait-il pas le moins du monde à la hauteur de sa
tâche. Il fallut attendre lřarrivée de Villars pour reprendre
lřinitiative.

Un mouvement sous-estimé
Aux premières actions de Cavalier, on croit quřil sřagit
dřune petite bande qui sera vite matée. Comment quelques
loqueteux emmenés par un adolescent pourraient-ils échapper
aux troupes royales, disciplinées et bien encadrées ?
Les tentatives précédentes de soulèvement, note Émile G.
Léonard11, celles dřAntoine du Roure et Gabriel Astiers en 1680

9
En effet, il a rédigé ces mémoires pour obtenir un grade de brigadier dans
lřarmée anglaise. Or les Anglais se méfiaient beaucoup de ces inspirés. Cava-
lier avait donc intérêt à nřen pas faire mention.
10
Doué dřun grand sens de lřinitiative et habitué au combat de partisans,
Broglio était lřhomme des missions difficiles pour le maréchal de Villars à
lřarmée du Rhin. Il sřest illustré à la prise de lřîle du Marquisat en 1706, au
forcement des lignes de Stolhofen, et lors du raid en Allemagne en 1707.
11
Émile G. Léonard, L‟Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, Plon,
1958, chapitre III.
Les Camisards 167

et 1688 dans le Vivarais, celle de Vivens en 1692 dans les


Hautes-Cévennes, avaient rapidement été réduites par lřintendant
Bâville et Broglio.
Ceux-ci pensent donc quřil en sera de même de ces
Ŗbarbetsŗ, comme on les appelle au début de la révolte, en les
assimilant aux Barbets vaudois de 1692.
Or, Broglio nřa au départ que huit compagnies de fusiliers,
soit 240 hommes, et la Cour refuse le recours à la noblesse locale
pour réduire la révolte. En effet, ces nobles sont souvent
protestants et le roi se méfie de la féodalité provinciale depuis la
Fronde. Avant février 1703, les renforts envoyés sont des troupes
fraîchement levées et donc sans aucune expérience, comme sřen
plaint Broglio : ŖLe métier de mes troupes est bien rude dans un
pays aussi vaste et dont la situation est si avantageuse pour ceux
qui veulent se cacherŗ12.

Le général est dřailleurs bientôt remplacé par le maréchal


de Montrevel qui, à une incompétence certaine, associe une frivo-
lité et une vision, tout au moins au départ, exclusivement mili-
taire de la lutte contre les Camisards, dont le mouvement ne cesse
de prendre de lřampleur, porté par le succès de Cavalier. Aussi
ses décisions, de bon sens dans la guerre traditionnelle, sont-elles
impossibles à mettre en pratique face à ces combattants extrême-
ment mobiles. Par exemple, Montrevel tente de faire interdire
lřaccès aux montagnes en en fermant toutes les routes. Mais les
Camisards passent alors impunément par des chemins inconnus
des officiers du roi.
Dřailleurs, Cavalier avait bien compris à qui il avait à faire,
et quelles étaient ses forces face aux troupes royales :
Le Maréchal, ignorant la guerre des partisans, ne
savait comment nouer une telle entreprise ; car s‟il
dispersait ses troupes, elles étaient en grand danger
d‟être taillées en pièces ; et s‟il les gardait, il lui était
impossible de nous rejoindre [...]. Les troupes régu-
lières du reste, n‟étaient pas habituées, comme nous
le faisions, à marcher à travers les forêts et les
montagnes13.

12
Lettre de Broglio à Chamillart.
13
Jean Cavalier, op. cit., p. 121.
168 Stratégique

Il faut attendre février 1703 pour que le brigadier Julien


inflige une première défaite dřimportance aux Camisards, soit un
an de campagne complète.

Le cercle vicieux de la terreur


Dans toute guerre de guérilla, il est de lřintérêt des insurgés
de provoquer un cycle de terreur, fondé sur la brutalité de la
répression des autorités, après une attaque des rebelles, qui
provoquerait en retour une sympathie accrue de la population
pour les insurgés, avec un accroissement du recrutement et du
renseignement.
Après les premières tentatives de quadrillage du terrain,
inefficaces du temps de Broglio par le manque de troupes dispo-
nibles, puis au temps de Montrevel par sa méconnaissance du
combat irrégulier et son peu dřintérêt porté à la chose, les auto-
rités royales ont tendance à durcir les mesures concernant la
population, au début, dans un but militaire : elles ordonnent donc
la destruction des moulins et limitent les approvisionnements en
blé, afin dřéviter quřils ne servent aux Camisards.
Mais des extrémistes catholiques se mettent aussi de la
partie, en mettant sur pieds des milices, auxquelles lřintendant
Bâville et le maréchal de Montrevel laissent à tort la bride sur le
cou, ce qui conduit à un nouveau déchaînement de violence.
Parmi ces milices catholiques, les Cadets de la Croix
Blanche14, aussi surnommés Camisards blancs, commettent de
nombreuses exactions, condamnées par les maréchaux eux-
mêmes, comme en témoignent ces trois extraits de courriers du
maréchal de Montrevel à Chamillart :
Je ne me trouve pas dans un médiocre embarras
d‟apprendre, de vingt endroits différents, qu‟il y a un
soulèvement d‟anciens catholiques, séparés en cinq
ou six gros attroupements, qui se sont armés de leur
chef, lesquels [...] vont égorger dans les villages des
nouveaux convertis tout ce qu‟ils trouvent indifférem-
ment [...].
Les Catholiques ont fait depuis plusieurs jours des
désordres infinis qu‟on prétend avoir été excités par
les prêtres.

14
Parfois aussi appelés simplement Cadets de la Croix.
Les Camisards 169

Leur conduite passe la raillerie, car ils volent impu-


nément partout, tuent et assassinent par merveille.

Le désarroi est tout aussi grand pour les soldats chargés de


mener les combats contre les Camisards, comme le montre ce
témoignage dřun brigadier présent sur place à ce moment-là, le
général de Paratte :
Les anciens catholiques formaient un parti qui était
du moins aussi dangereux que celui des nouveaux,
puisqu‟ils égorgeaient, brûlaient et pillaient indiffé-
remment les anciens comme les nouveaux.

Bien sûr, ces exactions ne remportent pas du tout le succès


escompté par les autorités royales, mais servent au contraire à
nourrir la rébellion, ce dont ne peut que se féliciter Cavalier dans
ses mémoires :
Si violents étaient les désordres commis par les
papistes, que beaucoup de protestants, vivant tran-
quillement dans leur demeure, vinrent à nous, dans la
crainte d‟être massacrés, si bien qu‟en peu de temps,
ma troupe compta jusqu‟à mille-deux-cents
hommes15.

Pour corser le tout, les troupes royales ne sont pas en reste.


Outre les Ŗdragonnadesŗ, le brigadier Julien reçoit lřordre
dřincendier et dépeupler les Hautes-Cévennes, ce quřil fait de
septembre à décembre 1703, malgré ses réticences.

Mais ces violences provoquent la lassitude dřune popula-


tion, qui, prise entre deux feux, finit, quelle que soit son
inclination première, par espérer avant tout un retour à lřordre.
Ses souffrances sont en effet bien réelles, et accrues par le fait
que pas plus Cavalier que lřautorité royale nřont lřintention de la
laisser basculer dans le camp adverse, même si lřun comme
lřautre reconnaissent que le prix à payer est lourd pour les civils.
Cavalier réplique ainsi à une directive de Montrevel de
brûler les fourrages et abriter les récoltes des paysans dans les
villes fortifiées :
La seconde [mesure] fut d‟avertir les paysans, dans
le cas où ils obéiraient aux ordres du Maréchal, leur
15
Jean Cavalier, op. cit., p. 60.
170 Stratégique

enjoignant d‟emporter leur provisions dans leurs


villes fortifiées, qu‟ils pourraient s‟attendre à voir
couper les jambes de leurs chevaux, mulets et ânes, et
que ceux qui les conduiraient seraient fusillés ou
pendus16.

Il en déduit ainsi que Ŗce pauvre peuple était assurément


digne de la plus grande pitié, car il ne savait à qui obéir, réduit à
ce cruel état d‟être frappé en obéissant à mes ordres, ou à celui
du Maréchalŗ. Pour autant, il nřen continue pas moins son
intimidation et ses contraintes. Quant à Montrevel, il parle de
Ŗtous ceux qui sont las de se voir dans la cruelle nécessité, ou
d‟être égorgés par ces scélérats s‟ils ne leur donnent pas tout ce
qu‟ils demandent, ou d‟être punis de ma part, si l‟on découvre
qu‟ils les aient assistés d‟intelligence et de bonne volontéŗ17.
Mais lui non plus ne semble pas comprendre que les dragonnades
ne sont pas une solution viable pour faire plier la population.

En 1704, lřélément-clé qui permet aux Camisards de tenir


est donc le soutien de la population, même si cette dernière,
lassée des souffrances induites par la guerre, aspire avant tout au
retour à la tranquillité. Dans ces conditions, la position des
Camisards nřest tenable que tant quřils tiennent en échec les
troupes royales. Une série de revers militaires pourrait fort bien
les isoler et leur ôter toute crédibilité. Il est vrai que jusquřau
début de 1704, les Camisards ont presque toujours eu le dessus
sur le plan militaire.
Pourtant, grâce au quadrillage et au renseignement, des
opérations efficaces avaient parfois pu être montées contre les
Camisards par Julien.
En février 1703, Cavalier avait échappé de peu, sinon à la
mort, du moins à la capture, cependant que sa bande était
durablement dispersée. Le mois suivant, une attaque inconsidérée
du chef camisard Rolland à Pompignan sřétait soldée par une
brutale défaite face à Montrevel et Julien. En avril, ce fut un
nouvel échec pour Cavalier à la Tour du Billot.
Lřarrivée du brigadier La Lande améliora encore la
situation militaire fin 1703. Ce chef intelligent comprenait bien

16
Ibid. p. 159.
17
Lettre de Montrevel à Chamillart.
Les Camisards 171

mieux la situation que ses prédécesseurs ; Cavalier lui-même le


décrivit comme : Ŗhumain et modéré, ne prenant pas plaisir à
verser le sang innocent, il s‟acquittait de son devoir mais n‟abu-
sait pas de son pouvoir, frappant seulement ceux qu‟il trouvait
armésŗ.
Ce même La Lande infligea une défaite sévère à Cavalier à
Navasselles et à Nages à la veille du remplacement de Montrevel
par Villars. La bande de Cavalier, dřabord surprise par les
dragons de Fimarcon en sous-bois, près de Caveyrac, avait été
ensuite cernée dans le village de Nages et ne put sřéchapper par
le Rhony, un affluent du Vistre, quřavec de très fortes pertes.
Dans ses mémoires, Cavalier avoue avoir perdu dans cet
engagement quatre cents hommes, dont un grand nombre de
cavaliers. Bâville annonce six cents morts à Chamillart. La vérité
se situe sans doute entre ces deux chiffres, pour une fois pas très
éloignés lřun de lřautre.
Mais le pire restait à venir pour Cavalier : sřétant réfugié
dans les bois dřYeuset, entre Navasselles et Montpezat, il y fut
surpris par les troupes de La Lande le lendemain, 20 avril 1704.
Sa troupe fut dispersée, ses principaux dépôts et refuges pris et
détruits.
Il venait de perdre, en deux jours, les deux tiers de son
infanterie, les trois quarts de sa cavalerie et toute sa logistique.
Ce fut pour la révolte des Camisards un tournant majeur.

En effet, alors que les rebelles étaient sévèrement malme-


nés militairement, un homme nouveau, dont la réputation nřétait
pas entachée des dragonnades et dévastations, mais dont le crédit
militaire était immense, remplaçait Montrevel : le maréchal de
Villars, qui avait conscience que la situation se présentait à son
avantage, et avait la ferme intention dřen tirer tout le profit
possible.

Villars, la soumission de Cavalier et la perte des autres chefs


Villars était parti de Versailles, bien que déçu de ne pas
sřêtre vu confier une armée sur le Rhin ou en Flandre, avec une
consigne très claire du roi : il fallait faire cesser la Ŗguerre des
fanatiquesŗ coûte que coûte. Le roi lui avait ainsi assuré quřil lui
rendrait bien plus grand service en mettant un terme à la révolte
quřen gagnant pour lui une nouvelle bataille.
172 Stratégique

Le maréchal de Villars était un homme qui préparait


sérieusement ses campagnes, mais qui avait aussi un solide sens
militaire, doublé dřune grande intelligence de situation. Homme
au passé coloré, il avait touché à tous les styles de guerre, et
particulièrement au combat de partisans, mais avait également
passé quelques années à Vienne comme ambassadeur du roi. Il
avait en outre étudié les méthodes de Cavalier avant même de se
rendre en Languedoc, et avait déjà quelques idées sur la façon de
procéder, puisquřavant même son départ, il assurait que la guerre
se terminerait par Ŗles voyes de la douceurŗ, donc par une
solution politique.

De fait, à son arrivée en avril 1704, la situation dans les


Cévennes était la suivante :
 Battus militairement, les Camisards étaient traqués,
sans ravitaillement, et faisaient face à une grande
désertion. Pour se refaire, ils avaient besoin de temps,
et du soutien actif dřune population qui leur avait été
jusque-là très favorable. Après tout, Cavalier avait su
se remettre de ses revers de février 1703 en quelques
mois à peine.
 Le problème était que la population, lassée de la guerre
et de tous ces outrages dont elle était la victime, atten-
dait à présent de connaître le vainqueur pour pencher
de son côté. Les défaites subies par les Camisards
depuis quelques jours lřinclinait donc à se retourner
vers lřautorité royale, et ce, dřautant que les hommes
nouvellement arrivés, tels que La Lande, nřétaient pas
discrédités comme pouvaient lřêtre Montrevel et Julien.
 Par ailleurs, les troupes avaient gagné en expérience,
étaient à présent renforcées de miquelets18 des Pyré-
nées, et avaient retenu des leçons de leurs échecs
précédents.
 Les nouveaux chefs, Villars en tête, avaient identifié

18
Il sřagissait de compagnies de fusiliers de montagne, constituées de
volontaires cévenols ou catalans, très aguerries et endurantes, dont Cavalier
remarque lui-même dans ses mémoires quřil sřen méfiait beaucoup plus que
des troupes régulières, même si, au final, ce sont des troupes régulières qui
lřont piégé à Navasselles.
Les Camisards 173

leur plus dangereux adversaire en la personne de


Cavalier et étaient résolus à lřacculer à la négociation.

Avant toute chose, Villars avait compris quřil fallait obtenir


le soutien de la population, ou du moins isoler un peu plus les
rebelles. Son premier souci fit donc de faire cesser au plus tôt les
exactions des catholiques, et de promettre la paix aux populations
si elles cessaient tout soutien aux insurgés. Ainsi, écrivit Bâville à
Chamillart,
M. le Maréchal de Villars fait assembler toutes les
communautés sur sa route et leur parle pour leur
faire entendre que si elles ne se soumettent pas inces-
samment, il les traitera avec autant de rigueur qu‟il
aura de facilité à les recevoir si elles se remettent
dans leur devoir. Cela fait un très bon effet.

Mais Villars avait aussi bien conscience que ces promesses


devaient aussitôt être accompagnées de signes tangibles de sa
volonté de mettre un terme aux violences. Sa correspondance
avec la cour est éclairante, à ce sujet :
La seule chose à laquelle on doit tenir la main, c‟est
à rendre les curés plus sages. L‟autorité qu‟on leur
avait donnée était bien au-dessus de leur état. Ils
étaient accoutumés à faire trembler toute leur
paroisse.

Et plus encore :
Ce qu‟il est important de finir et ce à quoi je
travaille, c‟est l‟insolence des Cadets ou Camisards
blancs, plus voleurs et presque aussi méchants que
les autres.

Par ces actions, le maréchal permet de faire pencher la


population en sa faveur. Dès lors, il cherche à établir le contact
avec Cavalier, en sachant que ce dernier est le plus redoutable
chef des Camisards et que sa soumission porterait un coup fatal à
la rébellion, mais aussi que le temps joue contre Cavalier, qui est
aux abois depuis sa défaite, puisquřil est privé de toutes les
ressources logistiques qui lui permettaient de tenir en autarcie
dans les sous-bois.
174 Stratégique

Pour ce faire, Villars fait établir le contact par La Lande,


homme qui bénéficie tant de son aura militaire que de sa répu-
tation dřhumanité. Au départ, Cavalier refuse de négocier, crai-
gnant un piège. Mais il doit finir par sřy résoudre, les garanties
données par La Lande et Villars lui semblant suffisantes, et ce
dřautant plus que ses hommes affamés parlent de reddition.
Après des négociations préliminaires entre le baron
dřAygaliers et ŖCatinatŗ19, la première rencontre a lieu le 12 mai
1704 à Saint-Hilaire entre Cavalier et La Lande.
Le chef Camisard demande la liberté de conscience, la libé-
ration de prisonniers religieux et la liberté de quitter le royaume.
Aucun accord nřest passé à ce stade.
Les rencontres suivantes ont lieu entre Villars, Bâville et
Cavalier par lřintermédiaire dřAygaliers. La première de ces
rencontres a lieu le 16 mai, et, tandis que Bâville se montre brutal
et arrogant, Villars traite avec Cavalier dřégal à égal. Ses mémoi-
res montrent cependant quřil nřavait fait cela que pour mieux
amadouer le jeune mais orgueilleux chef camisard, et il ne man-
que pas de se moquer de lřaccoutrement ridicule que portait le
jeune homme lors de la rencontre pour se mettre en valeur20.

Ce dernier tomba dans le piège comme en témoignent ses


mémoires :
Le Maréchal, auquel il faut rendre justice, gentil-
homme fin et distingué, s‟interposa, disant : “Mon-
sieur Cavalier, ne relevez pas ce que dit Monsieur de
Bâville, c‟est avec moi que vous traitez”21.

Villars cède sur les réunions et la liberté de conscience,


mais interdit formellement la construction de temples. Il faut
noter quřil outrepasse alors sensiblement ses prérogatives, et que
de toute évidence, il nřa pas rendu compte à la Cour quřil
autorisait la liberté de conscience, ou alors a-t-il résolu cette
tolérance avec le seul Chamillart, sans en référer au roi. En effet,
sřil avait demandé ces tolérances, le roi vieillissant et souvent

19
Un lieutenant de Cavalier surnommé ainsi parce quřil se vantait dřavoir
servi sous les ordres de lřillustre maréchal, mais réputé pour son extrême
brutalité.
20 Mémoire du duc de Villars, aux dépens de la compagnie, La Haye, 1734,

tome II, pp.198 et suivantes.


21
Jean Cavalier, op. cit., p. 194.
Les Camisards 175

mal conseillé22 les aurait sans doute refusées. Mais, partant du


principe quřil avait carte blanche pour mettre un terme à la
rébellion, Villars a préféré désobéir par omission pour mieux
obéir à lřesprit des ordres du roi.
Cette propension à la désobéissance formelle aux ordres du
roi est dřailleurs un trait caractéristique du maréchal de Villars,
sans doute le seul des généraux de la fin du règne de Louis XIV à
avoir ce genre dřaudace. Pour autant, celle-ci sřavère payante
puisquřen autorisant la liberté de conscience et en tolérant les
réunions, il satisfait les aspirations de la grande majorité de la
population et discrédite dřautant plus lřaction des Camisards qui
refusent de déposer les armes.
Quant à Cavalier, il est pris au piège, ayant eu satisfaction
sur ses principales demandes. Comme il a eu la naïveté de
protester de sa fidélité au roi, le voilà bien ennuyé en même
temps que flatté quand Villars lui propose de lever un régiment
de Camisards pour lutter contre les Anglais, qui lui vaudrait un
brevet de colonel. Le jeune chef nřa dřautre choix que dřaccepter,
ce qui lui vaut de perdre une grande partie de sa troupe qui se
rallie aux autres chefs camisards. Le même jour, Rolland se
discrédite un peu plus en attaquant un détachement royal alors
que les négociations sont en cours.
Ainsi, Cavalier quitte les Cévennes avec ses derniers fidèles
et son brevet de colonel. Il passe quelques semaines plus tard en
Suisse et se met au service des Anglais, mais son régiment est
anéanti et lui-même grièvement blessé en 1707 à la bataille
dřAlmanza, face au maréchal de Berwick. En effet, la guérilla est
une chose, le commandement dřun régiment régulier dans une
bataille rangée en est une autre.
De son côté, Villars, ayant éliminé la menace Cavalier,
tenant ses promesses et tolérant les Ŗréunionsŗ, peut mettre un
terme à la rébellion. Rolland nřest pas Cavalier. Il est tué en août,
alors quřil se rendait à un rendez-vous galant. Ce quřil ignorait,
cřest que sa maîtresse avait été détenue par Villars qui lřavait
faite libérer et suivre pour mieux arrêter le redoutable chef
camisard, qui trouva la mort dans un fossé, abattu par un dragon,
cependant que les troupes royales laissaient sřéchapper la
maîtresse, par un défaut de vigilance voulu par le maréchal.

22
On ne peut que se demander ce que lui auraient conseillé le duc de
Bourgogne et madame de Maintenon !
176 Stratégique

Ses successeurs, Catinat et Ravanel furent pris ou se rendi-


rent avec tous leurs hommes entre septembre et novembre. Vil-
lars avait en effet réorganisé lřarmée du Languedoc en détache-
ment très mobiles de trois à quatre cents hommes, qui quadril-
laient les zones en faisant des approches concentriques, cernant et
détruisant systématiquement toutes les bandes rencontrées.
À partir de mai 1704, les rebelles nřétaient plus que des
bêtes traquées, incapables de reprendre lřinitiative. Fin 1704, la
révolte des Camisards était éteinte. Il y eut de vagues et épiso-
diques tentatives de renaissance de la révolte jusquřen 1707 pour
soutenir le siège de Toulon par les Anglais, sans grand succès.

CONCLUSION
On le voit, tant par les techniques employées par les uns et
les autres, que par le déroulement général de la guerre, aussi bien
dans son aspect militaire que politique et idéologique, la guerre
des Camisards conserve tout son intérêt pour nourrir aujourdřhui
la réflexion renaissante sur la contre-insurrection.
Parmi celles-ci, les plus évidentes sont bien sûr quřune
guerre de nature idéologique ne saurait être résolue de façon ex-
clusivement militaire, sauf à anéantir lřennemi jusquřau dernier,
raser et saler ses villes comme le firent les Romains des Cartha-
ginois, mais induit aussi une vision politique.
Cette dernière doit admettre que la population est un enjeu
majeur qui ne peut être gagnée par la terreur par les loyalistes ;
mais aussi quřà un moment, négocier avec le pire ennemi de la
veille devient tout autant une nécessité pour trouver une porte de
sortie.
Ainsi, lřenjeu premier est sans doute de trouver le bon
moment pour rompre le cycle Ŗterreur Ŕ répression Ŕ augmen-
tation de la sympathie pour les rebellesŗ, si lřon sřy est laissé
emprisonner. Il nřest pas exagéré de dire que dans ce cas-là, la
politique et les opérations conduites par Villars sont exemplaires.
Enfin, nous avons vu que, devenu colonel régulier, Cavalier
a été sévèrement battu et a vu son régiment anéanti sans grande
gloire à Almanza. À lřopposé, les troupes régulières qui combat-
taient dans les Cévennes, après avoir tiré des leçons de leurs
échecs initiaux, conduites par un général astucieux, ont fini par
sřadapter à leur ennemi et finalement doubler la victoire politique
dřun succès militaire incontestable. En outre, ce même général,
Les Camisards 177

Villars, nřa ensuite, comme commandant en chef, tant sur le Rhin


quřen Flandre, jamais hésité à utiliser des méthodes vues chez les
Camisards, notamment lřutilisation du sous-bois tant pour les
combats que pour les mouvements de surprise.
Lřon peut sans doute en déduire quřune armée régulière,
bien disciplinée et entrainée, si elle est commandée par des chefs
sachant sřadapter, aura plus de facilité à sřadapter à une guerre
irrégulière, quřune troupe irrégulière en aurait à tenter des actions
de grande ampleur. Cela est sensible pendant la guerre des
Camisards, mais se retrouve dans de nombreuses autres guerres :
ainsi des échecs des attaques majeures menées par les indépen-
dantistes irlandais entre la Pâque sanglante et le Home Rule, de
lřadaptation des troupes anglaises au combat pratiqué par les
hommes de Montcalm, réguliers ou miliciens, pendant la guerre
de Sept ans, ou de lřéchec des Foco en Amérique latine.

La guerre des Camisards, si elle semble donc datée et trop


attachée à une période de lřhistoire que lřon a aujourdřhui la plus
grande réticence à exhumer, présente tout de même dřintéres-
santes caractéristiques. Elle répond à quelques grands principes
qui, des montagnes cévenoles aux reliefs afghans, sans permettre
de tirer des enseignements tactiques et stratégiques dřintérêt im-
médiat, permettent tout de même de nourrir la réflexion dřensem-
ble des politiques et militaires impliqués dans de telles
opérations.
Tradition et modernité dans les affaires
militaires du royaume de Hongrie
aux XVIe et XVIIe siècles
István CZIGÁNY

u début du XVIe siècle, lřexpansion ottomane et le

A nouveau système de défense créé contre elle modi-


fièrent considérablement les conditions politiques,
militaires et sociales du royaume de Hongrie. Dans la bataille de
Mohács, lřarmée redoutable de Soliman le Magnifique réussit à
anéantir dřun seul trait, non seulement lřarmée principale avec
son roi Louis II, mais également les fleurs de son élite politique
et militaire.
Les troubles intérieurs, les changements politiques sans
scrupules et lřégoïsme sévirent dans le pays, phénomènes quřon
considère comme causes principales des défaites hongroises face
à lřEmpire ottoman. Par ailleurs, ces problèmes surgissent dans
nřimporte quelle société féodale en crise à la recherche dřune
solution.
Lřélite hongroise était déchirée en deux partis. Les parti-
sans du voïvode transylvain Jean Szapolyai soutenaient la thèse
de la monarchie élective nationale, tandis que lřautre groupe
politique appuyait la candidature de lřarchiduc Ferdinand de
Habsbourg, frère cadet de lřempereur Charles Quint. Le duel des
deux candidats favorisait les projets du sultan Soliman le
Magnifique qui ne voulait pas occuper, dans un premier temps, le
royaume de Hongrie, mais plutôt Vienne et les pays de la Maison
dřAutriche. Néanmoins, aucun des deux partis ne pouvait garantir
la sécurité de la Hongrie contre lřirrésistible machine militaire
ottomane. Puisque lřempereur Charles Quint était occupé par les
180 Stratégique

guerres contre la France, le roi Ferdinand Ier ne pouvait assurer


que la partie occidentale et septentrionale du royaume de
Hongrie.
Le roi Jean Szapolyai conclut une alliance contre le roi
Ferdinand Ier avec le sultan Soliman le Magnifique qui le consi-
dérait comme son vassal hongrois. Suite aux malencontreux
sièges de Vienne par les Turcs en 1529 et 1532, le sultan décida
de poursuivre lřoccupation du royaume de Hongrie. En 1541, les
troupes ottomanes prirent possession de la ville de Bude, la
capitale du Royaume et ils sřemparèrent, durant les décennies
suivant, des territoires intérieurs du pays qui était littéralement
coupé en trois parties : le reste du royaume de Hongrie, la
Hongrie ottomane et bientôt la principauté de Transylvanie. Cette
dernière entité politique fut créée au moment où le sultan éleva le
fils du feu roi Jean Szapolyai, Jean-Sigismond, au rang de prince
de la Transylvanie, dorénavant principauté vassale de lřEmpire
ottoman. Les tentatives de réunification des Habsbourg se soldè-
rent par des échecs (1550-1558) et ils finirent par reconnaître la
souveraineté de la principauté de Transylvanie, dont les princes
reconnurent en secret la domination de la couronne de Hongrie.
Après le traité de paix dřAndrinople (1568), les territoires
centraux de la Hongrie devinrent des terrains dřopérations mili-
taires entre les forces impériales et royales et lřEmpire ottoman.
Les historiens de la postérité attribuaient les échecs militaires à
lřinefficacité et lřincapacité de la dynastie des Habsbourg. Lřexis-
tence dřune dynastie étrangère sur le trône de Hongrie nřétait pas
en soi un phénomène nouveau dans lřhistoire du pays, mais le
centre des décisions politiques du royaume fut transféré à lřexté-
rieur du pays et les intérêts des habitants du pays furent subor-
donnés aux intérêts de la Maison dřAutriche, impliquée dans des
conflits avec dřautres puissances européennes, en particulier avec
la France. Dans ces circonstances politiques et militaires, les
forces fournies par les Habsbourg ne suffirent quřà arrêter les
progrès des armées turques en Hongrie.
Dans cette perspective, le système de défense réalisé par les
Habsbourg en Hongrie avec le soutien financier des provinces
héréditaires autrichiennes, le royaume de Bohême et les princi-
pautés du Saint Empire Romain Germanique constituait un
élément essentiel. Vers la fin des années 1570, une immense zone
de frontière militaire fut établie. Elle reliait la côte de la mer
Adriatique jusquřà la frontière de la principauté de Transylvanie.
Tradition et modernité dans les affaires militaires de Hongrie 181

Elle représentait une longueur dřenviron 1 000 km et une profon-


deur dřentre 50 et 100 km, bien articulée et composée de forte-
resses modernisées selon la Ŗtrace italienneŗ de lřépoque. Par ail-
leurs, ce système faisait partie dřun système européen plus vaste
et plus grandiose allant de la Méditerranée jusquřà la Pologne
orientale.
Au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle, ce système
de défense comprenait environ 100-120 forteresses composées
dřouvrages plus ou moins modernes, y compris les palanques,
tandis quřau XVIIe siècle, leur nombre fut réduit à 90 forteresses.
Les points stratégiques du système, surtout les régions à proxi-
mité des routes de marche des armées ottomanes étaient particu-
lièrement fortifiés. La plupart de ces places étaient devenues des
villes fortifiées ou bien des villes-forteresses comme les villes
dřÉrsekújvár1, Győr, Kassa2, Szatmár3, Várad4. Elles étaient aussi
des centres de lřadministration militaire et civile de leurs régions.
Les effectifs employés dans les forteresses royales attei-
gnirent les 20-22 000 hommes, dont environ les deux tiers étaient
composés de soldats hongrois ou croates, le tiers restant était des
mercenaires allemands, tchèques, wallons ou espagnols. Les
coûts dřentretien des soldats sřélevèrent très rapidement, et vers
la fin du XVIe siècle, ils atteignirent les 2 millions florins rhénans
par an. Bien que les revenus fiscaux et domaniaux du royaume de
Hongrie, évalués à 700 000 florins par an, eussent une part im-
portante dans le financement de la défense du pays, elle nřaurait
pu être possible sans la contribution des provinces tchèques,
moraves et autrichiennes, ainsi que celle des principautés de
lřEmpire.
Les Habsbourg, tout en maintenant les institutions féodales
du royaume de Hongrie comme le palatinat, le conseil hongrois et
la chambre des comptes hongroise, établirent successivement les
institutions centrales de lřadministration des affaires financières
et militaires : cřest-à-dire la Chambre des comptes aulique
(Hofkammer) et le Conseil de guerre aulique (Hofkriegsrat). Une
hiérarchie administrative se mit également en place : sous lřauto-
rité directe du Conseil de guerre aulique, il y avait des capitaines
généraux des confins (Grenzobrist), qui commandaient les garni-
1
Aujourdřhui Nové Zámky en Slovaquie.
2
Aujourdřhui Kosice en Slovaquie.
3
Aujourdřhui Satu Mare en Roumanie.
4
Aujourdřhui Oradea en Roumanie.
182 Stratégique

sons des forteresses royales, et des capitaines généraux des


districts (Kreisobrist), qui étaient responsables des affaires mili-
taires ayant un rapport avec lřadministration locale (les comitats)
et avec les troupes montées par les ordres hongrois.
La chaîne de forteresses royales était complétée par environ
60-70 forteresses appartenant aux grandes familles de la haute
noblesse hongroise qui étaient des éléments importants du
système de défense. Ces familles aristocratiques, comme les
Batthyány, les Báthory, les Dobó, les Nádasdy et les Zrínyi,
avaient des propriétés foncières immenses et elles disposaient
dřarmées privées de plusieurs milliers de soldats qui jouaient
également un rôle auxiliaire important dans la défense du terri-
toire hongrois. Certaines forteresses appartenant aux familles
aristocratiques (Ecsed, Eger, Gyula, Kanizsa, Kassa, Kisvárda,
Szigetvár, Tata etc.) furent rachetées par lřadministration royale,
ou bien celle-ci contribua à leur modernisation.
La transformation de lřadministration militaire et financière
du pays exerça une forte influence sur la défense du royaume de
Hongrie. Suite à la menace ottomane, lřancien système de
défense médiéval était déjà en cours de transition bien avant la
bataille de Mohács. La défense de la frontière militaire présentait
de nouveaux défis face aux attaques turques. Les troupes tradi-
tionnellement hongroises, comme la cavalerie et lřinfanterie légè-
res, retrouvèrent leur nouvelle fonction sur les confins militaires.
La défense de la frontière militaire, la reconnaissance des
mouvements de lřennemi, la protection de la communication, les
raids et les contre-raids nécessitaient des unités composées de
troupes légères rapides.
Suite à la création du nouveau système de défense contre
les Turcs, les forces militaires hongroises sřadaptèrent aux
besoins spéciaux de la défense de la frontière, à la tactique et à
lřarmement de lřennemi. La cavalerie lourde disparut et fut rem-
placée par une cavalerie semi-lourde et légère. Les cavaliers
portaient désormais des cuirasses moins pesantes, des cottes de
mailles légères et des casques. Les armes principales restaient la
lance, lřépée et le bouclier, mais les armes à feu commencèrent à
se répandre : le pistolet et lřarquebuse dans la cavalerie et le
mousquet chez les fantassins.
Les haïdouks (hajdús en hongrois) constituaient un type
très caractéristique. Cřétaient des mercenaires issus des masses
de population chassées par les Turcs de leurs territoires. Leur
Tradition et modernité dans les affaires militaires de Hongrie 183

armement consistait en épées, mousquets ou arquebuses, bou-


cliers, haches ou piques. Ils vivaient du service de garde de
troupeaux de bovins ou dřautres services occasionnels, ou bien,
au pire, du pillage de la population civile. Leur nombre sřaccrut
considérablement dans la société fortement militarisée de la
Haute-Hongrie et des régions transtibiscines hongroises, on en
comptait environ 30 000 au tournant des XVIe- XVIIe siècles.
Les fantassins lourds munis dřarmes à feu et de piques et
les cavaliers cuirassés furent recrutés dans les autres pays sous la
domination des Habsbourg, comme la Bohême, la Moravie et les
provinces autrichiennes ou bien sur le territoire des principautés
du Saint Empire Romain Germanique. Leurs effectifs furent
augmentés pendant les campagnes militaires, leurs unités station-
nèrent alors dans les forteresses dřimportance stratégique.
Le manque dřinfanterie lourde et le témoignage négatif des
participants étrangers sur la discipline des troupes hongroises et
sur leur manière irrégulière de combattre renforçaient lřidée reçue
des historiens hongrois et étrangers que la Hongrie nřavait pas
bénéficié des acquis du processus européen appelé plus commu-
nément Ŗrévolution militaireŗ. Ainsi, ils considéraient les troupes
militaires hongroises complètement périmées et obsolètes par
rapport aux armées modernes occidentales. Les historiens mili-
taires hongrois expliquaient ce phénomène par la politique dřop-
pression de la Maison de Habsbourg envers les Hongrois, laissant
les affaires militaires aux abois. Mais les recherches plus récentes
ont découvert que certains acquis de la Ŗrévolution militaireŗ,
comme lřexpansion des armes à feu et des nouveaux systèmes de
fortification (la trace italienne), se déroulaient en Hongrie en
même temps que dans les armées occidentales.
La tactique de lřinfanterie ne se réduisait pas aux mouve-
ments machinalement exercés, elle reconnaissait rapidement la
situation militaire et agissait dřune manière autonome. Le dérou-
lement dřune embuscade ou lřorganisation dřune opération de
partisans avaient des traits caractéristiques similaires aux exerci-
ces militaires occidentaux, y compris lřapprentissage de lřemploi
des armes à feu et lřétablissement de camps retranchés. Les petits
groupes de cavalerie légère appuyaient les mouvements de la
cavalerie. Les armes à feu de plus en plus perfectionnées étaient
bien utiles dans les opérations militaires des confins hongrois, de
telle sorte que la grande partie de lřinfanterie hongroise, et
184 Stratégique

surtout les haïdouks, était composée de tirailleurs au tournant des


e e
XVI -XVII siècles.
La Longue Guerre (1593-1606) et le soulèvement politique
et militaire, avec la participation massive des haïdouks, mené par
István Bocskai (1604-1606) au tournant des XVIe-XVIIe siècles,
transformèrent le système de défense hongrois ainsi que son
arrière-plan social. Les traités de paix conclus à Vienne et à
Zsitvatorok en 1606 permirent une coopération plus ouverte entre
la Maison de Habsbourg et les ordres hongrois dans les affaires
militaires, en particulier dans le domaine de la guerre contre les
Turcs. Cette coopération reposait sur un appui mutuel des deux
parties, car la Maison de Habsbourg, occupée par les problèmes
intérieurs religieux et féodaux de ses provinces héréditaires, puis
par ceux de la Guerre de Trente Ans, pouvait sřappuyer sur la
force militaire et lřaide financière des ordres hongrois. Les ordres
hongrois étaient également conscients, même durant leurs mou-
vements politiques les plus âpres, quřils ne pouvaient pas se
passer de lřaide militaire indispensable de la Maison de
Habsbourg et du Saint Empire Romain Germanique.
Les armées privées et les forteresses des grandes familles
aristocratiques du royaume de Hongrie jouèrent au rôle toujours
très important dans le système de défense du pays contre les
attaques ottomanes. Il sřagit de forces importantes, puisque Adam
I Batthyány, capitaine général des confins transdanubiens,
commandait une armée privée de plus de 2 000 soldats. La
famille des Zrínyi avait à sa disposition une force privée compa-
rable en Hongrie et en Croatie. La plus grande armée familiale se
trouvait dans la partie occidentale du pays, sous le commande-
ment de la famille Rákóczi. Dans leurs forteresses, ils accueil-
laient aussi des troupes royales. Ainsi, dans la forteresse dřOnod,
dans la Haute-Hongrie, en 1652, les Rákóczi avaient 360 soldats
et 502 soldats royaux et, en cas de guerre, ils pouvaient bénéficier
de lřappui des troupes levées par les villes royales de la région.
Les troupes des ordres hongrois, comme la levée en masse
nobiliaire (insurrectio) ou les troupes levées dans les localités par
les impôts payés dřaprès le nombre des habitants, furent intégrées
dans le système de défense par des arrêtés de la Diète de 1649.
Selon ces derniers, les impôts de guerre et la levée en masse
nobiliaire étaient remplacés par la levée de 3 900 soldats destinés
aux forteresses des districts de Kanizsa, dřÉrsekújvár et de
Haute-Hongrie.
Tradition et modernité dans les affaires militaires de Hongrie 185

La militarisation de la société fut accélérée par la Longue


guerre au tournant du siècle. Le nombre des mercenaires libres,
nommés haïdouks, fut augmenté à 60 000 hommes dans les
régions orientales de la Hongrie, dans la Haut-Hongrie et dans la
Transtibiscie. Le plus grand magnat de cette partie du royaume
de Hongrie, István Bocskai, candidat ambitieux au titre de prince
de Transylvanie, sřappuyait sur cette société militaire dans son
combat contre son roi. Au terme de leurs services, 10 000
haïdouks furent implantés dans les régions transtibiscines, où
Bocskai leur fit don des propriétés foncières et dřun statut
nobiliaire collectif.
Après la fin de la guerre, les mercenaires libres présentaient
de graves problèmes que les autorités essayaient de résoudre par
leur implantation et emploi militaire ou économique. Suivant
lřexemple de Bocskai, les princes transylvains et les aristocrates
implantèrent environ 20-25 000 haïdouks ou autres militaires
attachés à leur service. Dans les régions orientales, les Báthory et
les Rákóczi, dans la partie occidentale les Batthyány et les Zrínyi
fondèrent des colonies nombreuses issues de haïdouks et soldats
divers.
Les haïdouks furent ainsi majoritairement incorporés dans
le système de défense contre les Turcs. Les haïdouks implantés
dans les comitat de lřest du pays servirent soit le roi de Hongrie,
soit le prince de Transylvanie.
Puisque les Habsbourg étaient occupés sur les fronts occi-
dentaux dans la première moitié du XVIIe siècle et ne pouvaient
pas concentrer leurs forces sur la défense de la Hongrie, les
effectifs des soldats royaux baissèrent de 25 à 30 %. Toutefois,
ces lacunes étaient comblées par les forces privées des aristocra-
tes et les contingents levés par les comitats et les villes royales.
La zone de frontière militaire comprenait des forces
comparables à celles de lřennemi, cřest-à-dire des troupes de 25-
30 000 hommes. La moitié de ces forces était constituée de trou-
pes royales et des contingents impériaux transférés en Hongrie, et
plus tard les unités de lřarmée permanente, le reste étaient com-
posé des armées des magnats et comitats. La plupart des forces
étaient utilisées dans un système de partage des rôles militaires,
pour la défense des frontières. Cela favorisait les troupes tradi-
tionnelles hongroises, la cavalerie légère et lřinfanterie légère,
ainsi que les opérations liées à la défense des forteresses qui
186 Stratégique

étaient acquises plus facilement par les milices occasionnelles


que les mouvements longtemps exercés par les troupes régulières.
La direction de lřarmée impériale reconnut déjà, durant la
guerre de Trente Ans, les avantages de lřemploi des troupes
légères face aux armées des plus en plus grandes et lourdes. Dans
le long processus dřétablissement de lřarmée permanente, elle fit
des tentatives pour régulariser les soldats hongrois servant dans
les forteresses des confins militaires. Bien que ces tentatives se
soient soldées par des échecs, plusieurs éléments en survécurent,
comment lřidée de lever des régiments réguliers de troupes légè-
res, ou bien lřintroduction dřunités tactiques parmi les troupes des
forteresses.
Lřintégration des troupes hongroises dans lřarmée impé-
riales se déroula durant la guerre de reconquête de la Hongrie sur
les Turcs (1683-1699). La majorité des soldats hongrois servaient
déjà dans des régiments réguliers et on commençait à lever
plusieurs régiments de cavalerie et dřinfanterie figurant dans les
ordres de bataille de lřarmée impériale et royale. Les armées
féodales et privées des aristocrates et des comitats sřeffacèrent
dans les opérations de reconquête.
Les troupes légères hongroises régularisées se distinguaient
dans la coopération avec les unités régulières combattant en ordre
serré. Les cavaliers légers, appelés désormais Ŗhussardsŗ, rem-
portèrent des succès avec leur tactique de Ŗpetite guerreŗ sur les
fronts occidentaux. Louis de Bade appréciait particulièrement le
rôle tactique des hussards dans les guerres turques et il nřaccepta
la direction de lřarmée du Rhin en 1692 quřà condition dřy
emmener 10 000 cavaliers légers hongrois. Au début de la guerre
de Succession dřEspagne, en 1702, il présenta un projet dřexpé-
dition militaire avec un corps composé de cinq régiments de
hussards, de dragons et dřinfanterie légère pour occuper la ville
de Versailles afin de contraindre Louis XIV à signer un traité de
paix.
Régularité et irrégularité
dans la guerre d’indépendance hongroise
au début du XVIIIe siècle
Ferenc TÓTH

a Hongrie moderne est souvent perçue comme un

L territoire par excellence de la guerre irrégulière.


Dřune part, elle fut victime dřune occupation par-
tielle turque durant environ 150 ans (1541-1699). Le
pays devint non seulement un champ dřopérations militaires pen-
dant les grandes guerres, mais il subit des campagnes irrégulières
(raids, razzias, coups de main etc.) pratiquement sans arrêt pen-
dant lřoccupation ottomane. La guerre turque devint ainsi une
réalité permanente qui transforma la manière de combattre à la
hongroise. Dřautre part, les Hongrois, désireux de se débarrasser
de la tutelle de plus en plus lourde de la maison de Habsbourg,
menaient des guerres dřindépendance contre celle-ci, souvent
avec lřappui de la Sublime Porte et de la France de Louis XIV
qui se cherchait des alliés de revers en Europe orientale durant les
guerres franco-autrichiennes. Parmi ces guerres, la plus impor-
tante fut celle menée en Hongrie par le prince François II
Rákñczi durant la guerre de Succession dřEspagne. Dans la
présente étude, nous nous proposons de montrer les effets de
cette confrontation sur le développement de la pensée militaire
hongroise et sur la tactique issue des guerres turques des siècles
précédents.
Lřhistoire militaire de la guerre dřindépendance hongroise
est quasiment un Ŗterrain de chasseŗ réservé aux historiens natio-
naux. Lřaccès aux sources écrites, les problèmes linguistiques et
les approches idéologiques du sujet ont fait de la Ŗguerre dřindé-
188 Stratégique

pendance hongroiseŗ un mythe national élaboré par le courant


romantique et nationaliste de lřhistoriographie dans un premier
temps, sous le régime austro-hongrois, puis durant lřentre-deux-
guerres. Ensuite, la guerre de François II Rákóczi a été récupérée
par lřhistoriographie marxiste-léniniste comme exemple de la
lutte des classes sous le régime communiste. Les historiens
modernistes plus éclairés1, à partir des années 1970, ont fait des
travaux très sérieux sur lřhistoire sociale, économique et des
travaux méritoires sur lřhistoire des relations internationales, en
particulier sur la politique française envers le mouvement de
François II Rákóczi. Malgré les travaux élargis des différents
courants, lřhistoire militaire a été moins étudiée et, hormis quel-
ques ouvrages importants, le domaine reste encore à explorer.
Les problèmes de régularisation des forces hongroises face à une
des plus grandes puissances européennes, lřarmée impériale de
Léopold Ier, se posent continuellement durant la guerre en
Hongrie et nous disposons dřexcellentes sources françaises sur
cette problématique, avec les Mémoires du prince Rákóczi2, les
témoignages des participants français de la guerre3 et la corres-
pondance diplomatique conservée aux Archives du ministère des
Affaires étrangères4.

LA TACTIQUE MILITAIRE HONGROISE


Lřoccupation turque dřune grande partie du royaume hon-
grois pendant cent cinquante ans environ représentait un défi
militaire permanent pour le reste du pays, cřest-à-dire pour la
Hongrie sous la tutelle de la Maison de Habsbourg et pour la
Transylvanie quasi indépendante. La ŖHongrie turqueŗ constituait
un vaste Ŗno manřs landŗ (senki földje en hongrois) situé entre les

1
Notons ici les travaux de M. Béla Köpeczi, Mme Ágnes R. Várkonyi et M.
Imre Bánkúti.
2
Nous avons utilisé lřédition critique établie par M. Béla Köpeczi et Mme
Ilona Kovács (Mémoires du prince François II Rákóczi sur la guerre de
Hongrie depuis 1703 jusqu‟à sa fin, Budapest, 1978. Désormais : Mémoires)
3
Le témoignage le plus important est celui du brigadier Lemaire publié
récemment : Brigadier général Louis Le Maire, Relation abrégée de ce qui
s‟est passé dans la guerre de Hongrie depuis le commencement de la cam-
pagne de 1705 jusqu‟au mois de mars 1708 (sous la direction de Jean Béren-
ger), Paris, Honoré Champion, 2007.
4
Il sřagit essentiellement de la série Correspondance Politique Hongrie et
Transylvanie.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 189

deux puissances continentales. Les confins militaires hongrois


étaient perpétuellement touchés par les raids turcs5. Une ligne de
défense était assurée par un système de forteresses des confins
reliées à des garnisons importantes. Lřétanchéité de cette frontiè-
re militaire était loin dřêtre impeccable et de petites unités tur-
ques pouvaient échapper à la vigilance des gardiens. Il en résul-
tait une tactique militaire orientale employée par les deux parties
belligérantes. Pour assurer la sécurité de la frontière et pour
décourager les incursions turques, on avait besoin avant tout
dřune cavalerie rapide. La bataille de Mohács (1526), comme
celle de Pavie à la même époque, avaient bien démontré lřineffi-
cacité de la cavalerie lourde. Les défaites subies par les troupes
hongroises nécessitèrent une réforme générale de la défense du
pays. Après la chute de Bude (1541), il était évident que le pays,
même avec lřappui de lřEurope chrétienne, était trop faible pour
se libérer. Entre les quelques grandes offensives et contre-offen-
sives, la manière de combattre la plus réussie était la petite
guerre. Sur les confins hongrois, les combats, les razzias et les
escarmouches furent pratiquement journaliers. La petite guerre
favorisait lřemploi de la cavalerie légère (les hussards, les uhlans,
les pandours etc.) et des fantassins irréguliers (les hajdús, plus
connus en France sous le nom de "haïdouksŗ)6.
Seuls les hussards hongrois représentaient une force capa-
ble de faire face aux redoutables spahis turcs. La cavalerie légère
hongroise jouait alors un rôle très important dans les partis (les
engagements militaires typiques de la petite guerre) et elle com-
plétait bien, par ses manœuvres dřattaque et de défense, le choc
lourd de la cavalerie allemande et le feu de plus en plus puissant
des mousquetaires montés. Dans les opérations et des batailles de
la Longue Guerre (1591-1606) les hussards hongrois sont proté-
gés par une armure encore importante. On les retrouve souvent à
lřavant-garde des corps dřarmées et cřétaient souvent eux qui
déclenchaient les batailles. Au début du XVIIe siècle, on trouve
déjà chez les hussards des pistolets ; parallèlement, ils abandon-
nent la lance au profit des armes à feu. Les lances, bien utiles
dans le choc dřune attaque, sont devenues quasiment inutiles dans
le combat corps à corps. Une arme apparaît alors : une longue

5
Jean Nouzille, Histoire de frontières, Paris, 1991, pp. 85. et 256.
6
Ibidem, p. 86.
190 Stratégique

épée très pointue, capable de transpercer les cottes de mailles des


cavaliers turcs dans les premiers contacts.
Durant la première moitié du XVIIe siècle, on assiste à une
nouvelle transformation avec lřapparition des Ŗhaïdouks montésŗ,
les grands spécialistes des combats antihabsbourgeois des princes
de Transylvanie. Les armées transylvaines étaient souvent mal
équipées et les cavaliers ne disposaient pas tous dřarmures ou
dřarmes à feu. Néanmoins, ils obtinrent des succès considérables
contre les troupes impériales, grâce à leur tactique dřescarmou-
ches avec laquelle ils inquiétaient et fatiguaient lřennemi jour et
nuit, pratiquant la guerre dřembuscade et des raids. Cette tactique
apparaît également dans les combats contre les Turcs, dont les
unités sont souvent détruites dans des pièges que leur tendent les
Hongrois dans des forêts ou défilés. Les Ŗhajdús montésŗ servent
également en tant que fantassins dans ces opérations. Les lances
et les longues épées (hegyestőr en hongrois)7 sont devenues bien
encombrantes et sont peu à peu abandonnées. Les armes à feu
prennent plus dřimportance, avec lřemploi massif des mousquets
et pistolets dans lřarmée impériale.
La période de paix durant le XVIIe siècle ne favorise pas les
combats, et le commandement impérial interdit même les escar-
mouches et embuscades. Une population importante se trouve
sans emploi et choisit lřarmée impériale ou, bien plus souvent,
celle du mouvement des kouroutz. Après la bataille de Saint-
Gotthard (1664) et surtout à la suite du traité de paix de Vasvár,
une longue période de mouvement national commence en
Hongrie, caractérisée dans un premier temps par la conjuration
des Magnats (1664-1771) et, après lřéchec de celle-ci, par la
révolte armée des kouroutz. Ils vivaient dans les forêts des
montagnes, dans une discipline assez libre. Pour échapper aux
autorités impériales, ils se réfugièrent en Transylvanie, prin-
cipauté sous la tutelle de lřempire ottoman, mais avec un large
champ dřactivité politique et une liberté de religion exemplaire.
Les Mécontents cherchèrent également un appui militaire et
politique à Constantinople, où lřon préparait déjà une campagne
contre la Pologne et leurs propositions furent bien accueillies. Le
mouvement kouroutz lança ses premières attaques en 1672,
lorsque lřarmée impériale était occupée en Flandre et en Pologne.

7
Voir lřarticle de János Kalmár, ŖHegyestör et pallos du Hussard hongrois
(XVe siècle)ŗ, Vivat Hussar n° 11/1976, pp. 13-34.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 191

Leur chef, Imre Thököly, devint un allié de Louis XIV qui lui
fournit des subsides, des armes et même une armée recrutée en
Pologne. Le mouvement de Thököly fut certes éphémère, mais il
met en relief la capacité de la cavalerie légère hongroise face à
lřarmée régulière impériale.

LA GUERRE DE FRANÇOIS II RÁKÓCZI


La guerre de Succession dřEspagne présenta une nouvelle
occasion dřemploi de la cavalerie hongroise en Europe occiden-
tale, surtout en Italie du Nord et en Rhénanie. En 1701, après les
tentatives infructueuses de remonter les effectifs des trois
régiments (Kollonits, Deak, Ebergényi), ils furent transférés à
lřOuest. Pour renforcer la cavalerie légère, le Conseil de Guerre
décida de lever cinq autres régiments de hussards et lřempereur
nomma cinq colonels : Gabriel Esterhazy, Simon Forgach,
Emeric Gombos, Leopold Joseph Csonkabég, Jean Pierre Loósy.
On assista alors à lřutilisation décidée du mot hussard pour la
cavalerie légère hongroise et le mot deviendra progressivement
symbole du cavalier hongrois. Comme le financement de ses
régiments incombait aux comitats hongrois, selon lřancien systè-
me féodal, lřenrôlement des hussards était très lent et insuffisant.
Malgré le manque récurrent de recrues et de chevaux, les régi-
ments de hussards se distinguaient régulièrement par leurs actions
dřéclat (raids, razzias etc.).
Cřest dans cette situation de misère et de mécontentement
que la guerre dřindépendance de Rákóczi éclata en Hongrie. De
nombreux officiers, et même des colonels de régiments de hus-
sards (S. Forgách, A. Esterhazy) se rallièrent au mouvement dřin-
dépendance du prince Rákóczi, changeant ainsi considérablement
la situation des régiments de hussards, avec un manque dřeffec-
tifs considérables dřune part, lřémergence de nouveaux régiments
de hussards Ŗkouroutzŗ de lřautre. Il en résulta la création de
nouveaux régiments impériaux recrutés parmi les cavaliers slaves
du sud, dans la région de la vaste frontière militaire. On les
appelait les régiments de hussards Ŗesclavonsŗ ou régiment de la
milice serbe. Une petite guerre perpétuelle se joua entre les cava-
leries hongroise et serbe (Rác en hongrois, Rassiens en français)
durant la guerre dřindépendance. En effet, lřarmée du prince
Rákóczi perdit toutes ses batailles contre les armées régulières
autrichiennes. Néanmoins, elle était capable de retenir des forces
192 Stratégique

considérables en Hongrie et constitua une véritable alliance de


revers pour la France de Louis XIV. Le véritable succès des
kouroutz résidait dans leur tactique célèbre : la guerre des partis,
dont ils devinrent les meilleurs spécialistes en faisant des dégâts
considérables dans les convois militaires, en enlevant des
officiers supérieurs (le maréchal de camp Maximilien Starhem-
berg en 1708, le colonel Jean Tököli-Popovics en 1709) et en
menant des raids, des razzias et des embuscades dans les terri-
toires occupés par lřennemi. Ainsi les Hongrois révoltés de
François II Rákóczi se firent une réputation comme troupes
irrégulières, mais ils succombèrent dans les batailles rangées
contre les Impériaux.
Pourtant, les efforts du prince Rákóczi se situaient dans la
durée et il souhaitait vivement réussir la régularisation de son
armée, renforcer sa discipline et approfondir la formation de ses
officiers. Mais quelles étaient ses troupes au départ ? Dans les
écrits autobiographiques du prince Rákóczi nous trouvons des
remarques abondantes à ce sujet. Dans ses Confessions, il carac-
térise ainsi la valeur militaire de ses premières troupes :
Dès lors sans aucun égard pour les dangers auxquels
je m‟exposois, je me jettai entre les mains d‟un
peuple tumultueux, insensé et sans retenue. Ce peuple
ne formoit pas plus de 500 hommes de pieds et 50
cavaliers. C‟étoit tout ce qui étoit resté des 3 000 qui
peu de jours auparavant lorsqu‟ils s‟avançoient vers
les confins de la Pologne, près d‟un village appellé
Climets pour venir au devant de moi, avoient été
battus et mis en fuite, la plupart étant plongés dans le
vin et dans le sommeil. Néanmoins sous vos auspices
ce reste d‟armée inagguérie qui n‟avoit pour armes,
que des épées, des faulx et quelques mousquets, qui
ne connoissoit ni guerre ni discipline militaire,
s‟accrut dans l‟espace de trois ans jusqu‟a former en
Hongrie ou en Transylvanie une armée de 75 000
hommes8.

8
Bibliothèque municipale de Troyes, série Ms 2144, Confession d‟un
pêcheur qui, prosterné devant la crèche du Sauveur nouvellement né, déplore,
dans l‟amertume de son cœur, sa vie passée et se rappelle les grâces qu‟il a
reçues et la conduite de la Providence sur lui, tome II, p. 1.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 193

Ces troupes, surtout dans la première partie de la guerre, ne


connaissaient pas de discipline et les officiers étaient incapables
de les commander. Le prince Rákóczi remarque amèrement dans
ses Mémoires lřincapacité de ses premiers soldats issus de la
paysannerie hongroise :
Le long séjour et l‟inaction de ce camp dégoûtoit le
soldat avide de la nouveauté et du butin. Les gardes
qu‟il falloit faire selon la discipline militaire leur
déplaisoient. Ceux donc qui étoient les mieux équi-
pés, se déroboient du camp, et il ne me restoit que les
mal montés pour le service. J‟avois bien de la peine à
remédier à ce mal, parmi une milice populaire, à
laquelle les officiers de même trempe que les soldats,
ne savoient, ni n‟osoient pas commander9.

Mais les défauts venaient aussi du haut, car le prince avoue


sincèrement dans ses Mémoires quřil nřétait pas en mesure
dřassurer le commandement de ses troupes :
J‟étois alors âgé de 26 ans, sans expérience militaire
et assez superficiellement instruit des affaires politi-
ques et historiques. Je savois remarquer les fautes et
des défauts, peut-être n‟ai-je pas su les corriger.
J‟avouerai donc que j‟étois un aveugle qui conduisois
des aveugles10.

En ce qui concerne ses généraux et les officiers de son


armée en général, le prince Rákóczi raconte, toujours dans ses
Mémoires, quřil existait parmi eux non seulement une incompé-
tence militaire, mais aussi une opposition continuelle quřil ne
peut jamais surmonter :
Peu de personnes connoissoient l‟état de nos troupes,
leur génie, et le ménagement qu‟on devoit garder.
Voilà pourquoi plusieurs blâmèrent Bersény ; ils
attribuoient à une pique, ou pour mieux dire, à une
aversion naturelle qui régnoit de tout tems entre eux,
de n‟avoir point passé pour secourir Forgatz. Le fait
est que surtout dans ces commencemens, il étoit
impossible d‟empêcher les troupes de se débander

9
Mémoires p. 42.
10
Idem, p. 66.
194 Stratégique

après quelque action ; si elle étoit malheureuse, ils


faisoient de même pour consoler leurs familles. Ainsi
il ne restoit à Bersény que peu de troupes, avec
lesquelles il vouloit garder le passage. Karoly
n‟aimoit pas d‟agir conjointement avec Forgatz en
qui il n‟avoit nulle confiance. Les officiers qui
influoient le plus dans son conseil étoient des parti-
sans fort contraires aux batailles rangées ; ainsi, au
lieu d‟aller joindre Forgatz, ils firent une course
jusqu‟aux fauxbourgs de Vienne ; et à leur retour,
l‟action étoit passée, et Karoly se trouva à portée de
rallier les fuyards. Il y avoit alors trois généraux
dans la Basse Hongrie, savoir Forgatz, Karoly et
Antoine Esterhazy, qui ne s‟accordoient guère, à
cause de leur génie et leurs maximes opposées11.

Un long passage suivant tiré des Mémoires du prince reflète


bien les idées répandues en Hongrie sur lřart de la guerre après
les guerres turques. On y trouve une résistance forte aux idées
militaires modernes pratiquées en Europe occidentale depuis au
moins la fin de la guerre de Trente Ans, ce que les historiens
appellent les éléments de la Ŗrévolution militaireŗ. Une espèce de
fierté nationale se mélange ici avec la tactique de la guerre
turque, elle aussi diamétralement opposée à la tactique militaire
occidentale :
Leur idée étoit de séjourner loin de l‟ennemi, de ne
tenir aucune garde, de bien boire et dormir, et après
un long repos des hommes et de leurs chevaux, faire
une course de trois ou quatre journées, pour tomber
brusquement sur l‟ennemi, le poursuivre s‟il fuyoit, et
rebrousser s‟il résistoit. Cette idée sur la guerre étoit
répandue dans toute la Nation. Le peu de soldats qui
se souvenoient de ce qui s‟étoit passé depuis la ba-
taille et depuis la trêve sanguinaire de St. Gothard,
ne parloient que des avantages remportés sur les
Turcs par des courses, par des surprises et par des
embuscades. Ceux qui depuis les commencements de
Tököly avoient porté les armes, ne citoient que de
pareilles époques. Or dans le commencement du sou-

11
Ibidem, pp. 75-76.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 195

lèvement populaire sous mon commandement, ceux-ci


primoient le plus ; ils étoient écoutés, et par-là ils
étoient devenus officiers. Le service dans l‟infanterie
étoit de tout tems méprisé de la noblesse ; elle croyoit
ce corps peu propre à de pareilles entreprises, elle
tenoit à honte d‟y servir ; le proverbe étoit commun
que c‟étoit le métier d‟un chien de marcher toujours
à pied, que l‟homme devoit se servir des animaux
pour se faire porter. On ne connoissoit presque
aucun usage de l‟infanterie, hors celui de leur faire
garder les portes des châteaux et des palanques ;
c‟est ainsi que l‟on nommoit les places frontières
contre les Turcs. Leurs fortifications consistoient
dans une enceinte de pieux, les plus longs que l‟on
pouvoit trouver, plantés de deux à trois pieds, l‟un de
l‟autre, clayonnés et revêtus de terre glaise mêlée de
paille hachée. Des cages quarrées bâties de poutres
entaillées et poussées hors d‟œuvre, tenoient lieu de
bastion. Tous ces endroits étoient des forts, parce que
selon les conditions de la trêve, on ne pouvoit se
servir de canon et on s‟étoit mis en tête de part et
d‟autre qu‟on ne pouvoit pas les insulter. Ces
frontières fourmilloient de noblesse qui ne pouvoit
pas habiter dans les maisons de campagne. Tous
étoient soldats, tous couroient sur les Turcs voisins
pour faire des prisonniers et s‟enrichir par leur
rançon12.

À la conception traditionnelle sur la guerre de la majorité


des officiers sřajoutait lřétat déplorable de lřarmement de lřarmée
kouroutz :
Le soldat le mieux armé n‟avoit qu‟un fusil ou arque-
buse à rouet, outre son sabre, et le nombre de ceux-ci
étoit toujours fort inférieur à l‟ennemi. On auroit pu
les armer de piques, mais quel moyen avoit-on d‟ins-
pirer la confiance en cette arme à ce soldat peuple, et
lui en apprendre le maniement ? Le cavalier le mieux
armé avoit une carabine de deux pieds de longueur,
la bouche du canon en entonnoir, un sabre d‟assez

12
Ibidem. p. 77.
196 Stratégique

mauvaise trempe, un bidet mal embouché, une selle


mal garnie, cependant la moitié d‟un régiment n‟étoit
pas si bien équipé13.

Conformément à lřidée traditionnelle de la guerre, le prince


Rákóczi espérait le renouvellement de la noblesse hongroise,
dont la situation lamentable ne facilitait pas les choses :
Pour introduire la discipline, il falloit nécessairement
casser les premiers officiers, paysans brutes, insolens
et ivrognes, avec lesquels la noblesse ne vouloit pas
servir ; il falloit persuader à celle-ci d‟entrer dans
l‟infanterie. Ceux qui avoient porté les armes, igno-
roient le métier par les sus-dites raisons, les jeunes-
gens, élevés dans les écoles et dans le barreau,
avoient bonne volonté et disposition d‟apprendre,
mais le seul brevet ne leur donnoit pas la connois-
sance de leur devoir : il étoit bien difficile d‟appren-
dre et d‟exercer en même tems14.

Rákóczi travaillait sans cesse sur des réformes de son


armée, en y introduisant de nouvelles charges prévues pour les
jeunes nobles :
Comme je ne pouvois pas faire tout à la fois la
réforme des colonels paysans, je commençai dès cette
seconde campagne de faire des brigadiers, pour
donner à la noblesse un rang supérieur à ses propres
sujets et vassaux. Mais cette même démarche, qui
visoit à discipliner les troupes, ne profitoit en rien
quant aux actions et entreprises journalières, parce
que ces brigadiers étoient incapables de comman-
der ; ainsi l‟ordre même portoit avec soi un désordre
dans les entreprises15.

LES INSURGÉS HONGROIS VUS PAR LES FRANÇAIS


Le brigadier Le Maire a été envoyé en mission en Hongrie
au cours de la guerre dřindépendance de François II Rákñczi. Il

13
Ibidem. p. 79.
14
Ibidem. p. 78.
15
Ibidem, p. 78.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 197

faisait partie de lřentourage du comte Des Alleurs, lieutenant


général choisi par Louis XIV pour diriger une mission mixte, à la
fois diplomatique et militaire, afin de donner forme de troupes de
guerre à ces légions de Mécontents16. Avec dřautres officiers
français, il était placé comme Ŗconseiller technique” auprès du
Prince François II Rákóczi. Il nous a laissé une Relation assez
détaillée et très critique de son séjour en Hongrie. LřÉtat du
prince François II Rákñczi est dotée dřune véritable armée dont la
valeur militaire nřest pas négligeable, malgré ses échecs systé-
matiques dans les campagnes. Cependant, la véritable discipline
nřexiste pas dans lřarmée kouroutz et les envoyés militaires
français sřen plaignent souvent dans leurs rapports… Le brigadier
Le Maire nous donne un témoignage sarcastique de valeur mili-
taire dřun des principaux chefs de lřarmée kouroutz :
Forgats n‟oubliant pas la tentative de l‟ambition de
Bercseni, ne perdait pas un moment à le décréditer
non seulement dans l‟esprit du Prince, mais encore
dans celui des autres généraux en lui disant et à eux,
qu‟il prenait un pouvoir qui obscurcissait tout autre
et le Prince même et ne faisait distinguer que sa
personne, soit dans les négociations, dans les projets
de guerre, dans les expéditions et dans les comman-
dements des troupes dont la direction ne lui conve-
nait pas, puisque depuis qu‟il s‟en mêlait il n‟avait
établi dans la milice ni règle, ni exercice ou disci-
pline et que de cette manière on ne ferait jamais de
bons soldats, ni de bons officiers, il parlait en guer-
rier consommé et de même que s‟il eut été disciple de
César17.

En réalité, le but de la mission des conseillers militaires


français nřétait pas la réforme approfondie de lřarmée des
rebelles hongrois, elle constituait plutôt un soutien ponctuel qui
leur permettait de prolonger leurs opérations contre les troupes
impériales et de retenir le maximum de leurs forces en Hongrie

16
Jean Bérenger, ŖUn exemple de coopération militaire franco-hongroise : la
mission du brigadier général Le Maire pendant la guerre dřindépendance de
François II Rákñcziŗ, in Zita Tringli-Ferenc Tóth (sous la dir.), Mille ans de
contacts II, Relations franco-hongroises de l‟an mil à nos jours, Szombathely,
2004. pp. 41-42.
17
Brigadier général Louis Le Maire, Relation abrégée, op. cit., pp. 188-189.
198 Stratégique

pendant la guerre de Succession dřEspagne. Après lřéchec des


Hongrois dans les batailles rangées, Louis XIV, dans sa lettre du
9 août 1708, encouragea son représentant, le comte Des Alleurs,
à recommander aux Hongrois la tactique de la petite guerre dans
laquelle ils se distinguaient particulièrement :
La derniere lettre que j‟ai recue de vous est datée du
20e de juin. Elle m‟informoit des dispositions que le
Prince Ragotzi faisoit alors pour assembler en peu de
jours une armée capable de livrer bataille a celle de
l‟Empereur. Ces préparatifs auront été inutiles et les
Hongrois n‟ont pas eu cette année a combattre des
ennemis assez forts pour en venir a une action déci-
sive. Il est même de l‟intérêt du Prince Ragotzi de
l‟éviter. Le sort d‟une bataille rangée serait plutot
favorable aux Allemands qu‟aux Hongrois, et de
quelque maniere qu‟il va se déclarer, il pourrait
donner un prétexte a la nation de forcer le Prince
Ragotzi a faire la paix. Le moyen de l‟obtenir sûr et
avantageux pour lui et pour les Confédérés est de
fatiguer perpétuellement l‟Empereur par une guerre
que les Hongrois soutiendront facilement et avec
avantage pour eux, lorsqu‟il ne s‟agira que de faire
des courses. Les sièges et les batailles ne leur con-
viennent point et je suis persuadé que lorsque vous
les en détournerez, vos conseils feront plaisir aux
principaux de leurs chefs18.

Le comte Des Alleurs, qui avait toujours des propos très


critiques sur la valeur militaire des Hongrois révoltés19, leur

18
Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique
Hongrie, vol. 13, fol. 162-163.
19
Dans sa lettre du 2 décembre 1705, il écrit ainsi à Louis XIV : ŖQuels
généraux, quels officiers et quels soldats, qui ressamblent a des lions armés
loin de l‟ennemy, et quand on les en approche, ces faux lions deviennent des
lièvres qui n‟ont plus que des jambes pour fuirŗ. Archives du ministère des
Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 10, fol. 516-517. ;
Dans une autre lettre adressée à Bonnac (le 9 juin 1708) il reprend la même
tournure vitriolée : ŖJ‟ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m‟avez fait l‟hon-
neur de m‟écrire le 10 du mois dernier, dont je vous suis très sensiblement
obligé, aussi bien que des nouvelles des négociations que se font en Hollande,
lesquelles m‟ont fait le plus grand plaisir que j‟aie ressenti depuis que je suis
dans le pays des Hurons, qui se transforment toujours en lievres a la vue d‟un
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 199

propose également la pratique de la petite guerre au lieu des


batailles ouvertes où les Hongrois étaient toujours battus. Dans sa
lettre du 16 août 1708, il en fait le rapport à son souverain :
Je sors d‟avoir une longue conférence avec le Prince
Ragotzi qui m‟a dit qu‟il connoissoit présentement
qu‟il avoit suivi de mauvais conseils préférablement
aux miens, et qu‟il vouloit faire ce que je lui avoit
conseillé en arrivant en Hongrie, qui étoit d‟attaquer
la nuit les ennemis de tous cotés. Je lui ai répondu
qu‟il le pouvoit faire parce qu‟il n‟y avoit nul danger
pour les Hongrois, mais que j‟appréhendois que
l‟épouvante que je voyois parmi eux ne les empechat
d‟approcher des Allemands ; que je lui conseillois
aussi de mettre ce qui lui resteroit d‟infanterie dans
des places ou des postes surs aux environs d‟ici pour
s‟en servir en temps et lieu sans l‟exposer, et de faire
deux ou trois corps de sa cavalerie pour voltiger
incéssament autour des ennemis et les incommoder
dans leurs fourrages et convois20.

Nous retrouvons le même raisonnement dans la lettre du


22 juillet 1710 de lřautre chargé dřaffaires français auprès du
prince Rákóczi, Louis de Fierville Le Hérissy, adressée au secré-
taire dřÉtat Torcy :
Tout le pays est las de la guerre, la noblesse et le
peuple regrette déjà leurs conditions passées et la
préfèrent a leur état présent qui les rend exposés a
une fin si dangereuse. Les troupes sont réduites pres-
que a rien et si découragées qu‟on ne peut compter
dessus. Les principaux ne songent qu‟à sortir du
Royaume pour aller jouir en repos du pillage qu‟ils
ont faits sur ce pauvre peuple. La premiere ardeur est
entierement éteinte, et il n‟en reste pas dans toute la
nation assez pour prendre la moindre résolution de
vigueur. La contagion qui règne partout achève de
les accabler, et empêche de pouvoir tirer quelques
impôts d‟argent qu‟on a mis sur les comitats pour un

chapeauŗ. Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance


Politique Hongrie, vol. 14, fol. 96.
20
Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique
Hongrie, vol. 13, fol. 197-199.
200 Stratégique

dernier effort. Outre tous ces maux, le manque de


résolution est le pire, mais sans en avoir beaucoup, il
me paraît qu‟on pourroit encore prolonger ces
affaires cette campagne et même la suivante, comme
la foiblesse des Impériaux les met hors d‟état d‟entre-
prendre aucun siege dans les formes. Il ne s‟agiroit
que de conserver le peu de places fortes que l‟on tient
encore, comme Cassovie, Neuhausel, Agria et Sperie
et Muren, ce qu‟on pourroit facilement faire en les
munissant de vivres et des autres choses nécessaires,
et y faisant entrer ce qui reste d‟infanterie, et avec la
cavalerie tenir la campagne et faire la guerre a la
houssarde. Il est vrai que par la l‟ennemi ne trouve-
roit point d‟opposition à pénétrer dans le pays, mais
il lui sera toujours impossible de se maintenir lors-
qu‟il n‟aura aucune de ces places, et sera toujours
obligé de se retirer de lui-meme. J‟ai proposé ce
moyen qu‟on a assez approuvé, mais trouvé impos-
sible dans l‟exécution21.

Pour des raisons dřincompréhension et de manque de


confiance, la mission militaire française en Hongrie nřeut pas les
résultats attendus. En général, lřinfluence de la pensée militaire
française fut fort restreinte durant cette période. Néanmoins, le
prince François II Rákñczi sřintéressa vivement à ce sujet. Dans
ses ouvrages autobiographiques, dans ses Mémoires et per tan-
gentem dans ses Confessions, il publia ses réflexions militaires.
Sa bibliothèque de Rodosto témoigne de son intérêt pour lřart
militaire et on y trouve entre autres les ouvrages historiques les
plus populaires en cette matière : notamment lřHistoire de Polybe
de Folard, les Commentaires de Monluc, les Discours de La
Noue22. Les premiers échecs de la guerre dřindépendance du
prince François II Rákñczi montrent bien lřincapacité des offi-
ciers de son armée à résister à la puissante armée impériale. Il se
plaint dans ses Mémoires de leur ignorance de la tactique, de leur
négligence fatale, de leur orgueil national et de leur incompétence
totale dans lřart militaire. Comme il ne pouvait les remplacer par

21
Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique
Hongrie, vol. 15, fol. 243-246.
22
Zolnai Béla, ŖII. Rákñczi Ferenc könyvtáraŗ (La bibliothèque de François
II Rákóczi), Magyar Bibliofil Szemle 1925/26. pp. 15-16.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 201

dřautres officiers, les officiers étrangers (français) étant isolés


dans son armée, il décide de réorganiser la direction de son
armée.
Dans ses Mémoires, le prince parle franchement de ses
idées de réformer son armée. Il attache une importance primor-
diale à la formation des officiers, selon les modèles étrangers
(français et allemand), et ceci à partir de quelques unités dřélite
de sa propre cour :
Ainsi pour former des officiers, depuis le commen-
cement de la guerre je tins une grosse cour pour
attirer la noblesse de tout âge. Le nombre des pages
de l‟Écurie, des pages de la Chambre, des gentils-
hommes de la Bouche, des gentilshommes ordinaires,
n‟étoit pas limité. Pour leur donner du goût, je
campois aussi-tôt que les neiges étoient passées, je
faisois faire l‟exercice à ma compagnie de grenadiers
François. Par bonheur, il s‟étoit trouvé un sergent
qui le savoit. Comme j‟aimois la chasse, je fis lever
60 chasseurs par un gentilhomme, qui de lui-même
leur fit apprendre l‟exercice à mon insu, par un
sergent qui avoit servi parmi les Allemands, et me les
produisit avec beaucoup d‟agrément de ma part. Le
régimen de ma maison, appelé Palotas ou du Palais,
et tous mes sujets du duché de Munkacz, ne deman-
doient pas mieux que d‟apprendre. Je leur avois
donné pour lieutenant-colonel le baron Limprecht,
Allemand de nation. Cet officier, lieutenant dans les
troupes de l‟Empereur, avoit été commandant du
château de Muran bâti sur une montagne fort élevée,
escarpée de tout côté, et qui n‟étoit accessible que
par un chemin étroit, pratiqué dans le roc. Il étoit
bloqué, mais il faisoit des courses avec sa petite gar-
nison, en vrai partisan. Enfin contraint à se rendre, il
prit service, il apprit la langue du pays, et se com-
porta jusqu‟à la fin de la guerre avec une fidélité et
un attachement exemplaire. Dès que j‟appercevois
dans quelqu‟un de ma cour quelque inclination pour
le service réglé, je l‟appliquois dans les régimens de
ma Maison. Mais en tout ceci, je n‟avançois pas aussi
vite que j‟aurois souhaité. Dans les autres régimens,
les généraux ne travailloient pas dans cet esprit.
202 Stratégique

Dans les armées réglées depuis longtemps, les jeunes


officiers qui entrent se conforment sur l‟exemple de
leurs camarades et de leurs supérieurs ; en deux ou
trois campagnes ils sont au fait, mais cela ne réussis-
soit pas dans mes troupes, où ces sortes d‟exemples
les gâtoient plus qu‟ils ne les instruisoient23.

Il fonde en 1707 un corps dřélite, la compagnie des jeunes


nobles (Nemesi Társaság), destinés à former des officiers sous
son contrôle personnel. Il accorde une importance à la formation
théorique, il fait imprimer un livre de Zrínyi et consulte longue-
ment ses officiers français sur les problèmes de la tactique mili-
taire. Il compose également, vers 1707-1708, un ouvrage en
hongrois dont le titre en français serait L‟école d‟apprentissage
de l‟homme de guerre. Les fragments de ce manuscrit com-
prennent deux chapitres probablement originaux du prince et
deux autres empruntés à lřouvrage de François de La Vallière
Pratique et maximes de la guerre (La Haye, 1693)24. Son chef-
dřœuvre dans le domaine de la régularisation de son armée fut le
texte concernant la réglementation de son armée, Regulamentum
universale, qui fut même voté par la diète dřÓnod en 1707. Le
texte juridique comporte les règles fondamentales de la création
et lřorganisation de lřarmée kouroutz : la levée des troupes, les
différentes armes, lřorganisation interne, le ravitaillement et le
paiement des troupes etc. Néanmoins, la réalité était souvent bien
loin des souhaits du prince exprimés dans cette loi qui resta en
majorité sur le papier…25

*
* *

La dualité régularité-irrégularité constitua un problème


fondamental tout au long de la guerre de Hongrie. La rébellion
issue du mouvement des Malcontents hongrois de la fin du XVIIe

23
Mémoires pp. 99-100.
24
Cf. V. Windisch Éva, ŖRákñczi Ferenc ismeretlen hadtudományi munkájaŗ
(Un ouvrage militaire inconnu de François Rákóczi), Irodalomtörténeti
Közlemények, Budapest, 1953, pp. 29-56.
25
Bánkúti Imre (dir.), Rákóczi hadserege (Lřarmée de Rákñczi), Budapest,
1976. pp. 151-154.
Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 203

siècle était per definitio une guerre irrégulière dřinspiration


turque et traditionnelle hongroise qui se heurtait à une des
meilleures armées régulières de son temps. Les résultats sont bien
connus : les Hongrois échouent sur tous fronts et dans toutes les
batailles rangées, mais démontrent leur capacité de résistance
grâce au succès de la tactique de la Ŗpetite guerreŗ (appelée
Ŗguerre à la houssardeŗ, Ŗguerre des partisŗ dans les sources)
dont ils deviendront les meilleurs spécialistes dans la première
moitié du XVIIIe siècle. Lřimportance de cette tactique propre aux
Hongrois est reconnue par les envoyés militaires français qui
encouragent même les Hongrois à éviter les batailles et à faire la
petite guerre. De cette façon, le but des missions militaires fran-
çaises doit être réévalué : hormis les tentatives de modernisation
ponctuelles, leur véritable objectif est de prolonger la guerre en
Hongrie. La phrase de la lettre du Louis XIV à Des Alleurs (le 28
juin 1708) révèle sans équivoque cette vérité : ŖMais vous devez
songer aussi que l‟essentiel pour mon service est que la diversion
d‟Hongrie continue de quelque maniere que ce soit et qu‟il vaut
encore mieux que les Hongrois fassent la guerre imparfaitement
qu‟a faire la paix avec l‟Empereurŗ26.

26
Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique
Hongrie, vol. 13, fol. 129-130.
La guérilla hongroise au XIXe siècle
La petite guerre de Háromszék
en décembre 1848
Tamás CSIKÁNY

L e déroulement de la guerre dřindépendance hon-


groise était évidemment commandé par les événe-
ments sur le théâtre dřopérations principal. Grâce à
la réussite de sa campagne dřhiver, Pest et Buda, avec la majeure
partie du pays sont tombés entre les mains du maréchal comman-
dant en chef impérial Alfred zu Windisch-Grätz. Lřarmée
hongroise, remarquablement dirigée par le général Artúr Görgei,
a temporairement atteint son objectif, ce qui a eu pour consé-
quence que peu de soldats étrangers sont restés dans le pays, mais
lřéchec à Temesvár de lřarmée principale hongroise dirigée par
Henrik Dembiňski dřabord puis par le général de division Jñzef
Bem, aboutit à la triste fin de la guerre dřindépendance. Cela ne
veut pas dire que la guerre se limitait seulement au territoire situé
entre Pozsony et Temesvár1. Au contraire, il y avait des combats
sur tout le territoire, avec des forces plus ou moins importantes
entre les troupes régulières, la garde nationale et les insurgés. En
dehors des grandes opérations recherchant la bataille décisive,
une série de petites guerres accompagnaient les conflits armés de
différentes époques. Nous souhaitons, parmi celles-ci, mettre
lřaccent sur la résistance de Háromszék en décembre 1848.

1
Aujourdřhui Bratislava en Slovaquie et Timisoara en Roumanie.
206 Stratégique

LES CARACTÉRISTIQUES DE LA PETITE GUERRE


Dans les décennies qui ont suivi les guerres napoléoniennes
une série de penseurs et dřhistoriens militaires ont tenté de mettre
au propre et de redéfinir certains concepts de lřart de la guerre. Ils
ont, entre autres, essayé de définir lřessentiel et le contenu de la
petite guerre, ce qui sřest avéré très difficile.
On peut considérer comme petite guerre tout acte de guerre
qui ne se livre pas sur le théâtre dřopérations principal et dont le
but direct nřest pas dřatteindre la victoire finale. La classification
de ce type dřévénement ne pose aucun problème. Selon un autre
point de vue, la petite guerre concerne les opérations qui Ŗsou-
tiennent seulement les opérations d‟une armée ou d‟un corps
d‟armée sans être en relation directe avec la conquête ou la
domination d‟un paysŗ. Ces mots viennent du général-major
Valentini2 qui sous-entendait la reconnaissance, les raids, les
surprises et les différentes actions de détournement par la petite
guerre. La couverture des actions amies et le recueil de lřinfor-
mation sur lřennemi incluaient lřensemble des missions effec-
tuées par des troupes légères qui appuyaient en cas de besoin le
gros des forces3. Au cours des temps, cette action est tellement
devenue partie intégrante des opérations quřil nřest pas possible
dřen discuter à part.
Dans le cas de la définition de la petite guerre, certains
disent que le but de celle-ci est le même que celui de la Ŗgrande
guerreŗ, mais par des moyens différents. Remporter plusieurs
petites victoires sur lřennemi, affaiblir progressivement sa résis-
tance, enlever ses chefs, le menacer, donc lřépuiser et le dissua-
der de ses objectifs de guerre, tout cela peut également conduire à
la victoire finale.
Pour ce qui est de lřessentiel, les différentes approches mar-
quent toutefois des actions similaires. En général, les troupes
régulières se rendaient rarement sur les théâtres dřopérations
secondaires, surtout celles qui avaient pour mission de conquérir
la décision dans les batailles et les combats. En premier lieu, on
pouvait y prendre en compte la présence dřunités légères et de
troupes de guérilla de diverses organisations, ainsi que dřinsurgés

2
Général-major prussien Georg-Wilheim von Valentini (1775-1834).
3
Lřart de guerre du XVIIIe siècle européen utilisait aussi la Ŗpetite guerreŗ
évitant les stéréotypes.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 207

locaux. Cette similitude rendait possible la définition généralisée


des principes de base caractérisant la petite guerre.
Lřobjectif de la petite guerre est de vaincre lřennemi, non
par la supériorité quantitative ou technique des forces, ni par une
supériorité qualitative ou organisationnelle, mais par la démons-
tration de capacités spéciales : lřautonomie, la mobilité, la
formation, lřengagement et parfois lřhéroïsme.
Les combattants luttant sur les théâtres secondaires recher-
chaient la tenue du terrain le plus souvent face des forces enne-
mies supérieures, le détournement du gros des forces ennemies
par une action défensive, mais aussi par des attaques, raids et
provocations. Pour ce faire il y avait des unités peu nombreuses
dont une petite partie était régulière, le gros des forces étant
fourni par la population locale. La fidélité de cette dernière
nřétait pas en cause malgré le bas niveau de leur instruction,
cřétait une guerre de défense de la patrie pour le peuple. Cřest
lřélément de base de la réussite dřune petite guerre. Lřenvironne-
ment géographique, cřest-à-dire le terrain, est lřautre élément
fondamental. Un terrain plat et ouvert était le moins adéquat pour
cette guerre, tandis quřun terrain montagneux et marécageux
pouvait assurer des avantages importants. Le raisonnement
tactique devait sřadapter à ces circonstances.
Un élément important de réussite dřunités peu nombreuses
combattant dans des circonstances difficiles était le mouvement
permanent qui rendait impossible la révélation de leur présence,
mais qui les aidait à acquérir des renseignements sur lřennemi.
Cette rapidité rendait possible les raids, par exemple sur les
avant-gardes de lřadversaire, sur ses points dřobservation et de
contrôle, ses dépôts et ses convois. Avec cette capacité, ces unités
pouvaient se retirer ou disparaître en cas dřune résistance forte.
Elles devaient effectuer les raids en petits groupes autonomes, ce
qui demandait un nouveau mode de commandement. Tous les
niveaux de commandement exigeaient une capacité de décision
adéquate et un commandement ciblé. Les petites guerres avaient
besoin de commandants instruits, car il nřy avait pas de lien
supérieur dont il suffisait de suivre des instructions. ŖL‟indépen-
dance est l‟âme de la petite guerreŗ- a dit le général prussien
Decker. Les groupes agissaient souvent dřune façon autonome
selon les instructions de leurs commandants. Cependant, la guerre
dřavant-garde ou dřincursion proprement-dite demandait un
comportement indépendant, attractif et souvent dévoué, non
208 Stratégique

seulement de la part du commandant mais du soldat aussi.


Pourtant lřabnégation nřétait exigée quřen cas ultime, car en
raison de leur petit nombre, chaque combattant était apprécié, en
particulier les plus forts. Cřest pour cette raison que des combats
ou des tirs éloignés étaient rares. La tactique est devenue plus
simple, le tir précis des tireurs dřélite est passé au premier plan.
Lřattaquant se préparait à une frappe inopinée, une fois atteint le
plus grand résultat possible il se retirait du terrain.
Lřorganisation de la force armée menant une petite guerre
correspondait aux principes généraux. Au XIXe siècle, la présence
de lřartillerie était évidente aux côtés de lřinfanterie et de la
cavalerie. Les proportions étaient déterminées par le terrain, la
mission et plus souvent par les circonstances. Lřadjectif typique
des trois armes est la légèreté. Dans le cas de lřinfanterie, cřest le
fusil plus précis, rapidement rechargeable ou la mise en service
dřarmes blanches par rapport aux fusils en ligne et à tir de salve.
Dans le cas de la cavalerie, lřarme des hussards considérée alors
comme classique sřavéra la plus efficace. Dans lřartillerie, les
canons plus mobiles étaient appréciés. En particulier, la version
de montagne ou démontable et à malles des canons dřun et trois
livres assurait un soutien important. La mise en service des
roquettes dont les trépieds se montaient facilement est passée au
premier plan.
La définition de certaines unités tactiques sřadaptait au
mode de combat. Dans lřinfanterie, le bataillon (environ 1 000
hommes) était normalement considéré comme unité fondamen-
tale, mais conformément aux critères de la petite guerre, lřenga-
gement dřun groupe comprenant deux compagnies (tiers-batail-
lon) avec trois à quatre cent hommes était habituel. Dans la
cavalerie, neuf ou dix cavaliers avec un chef de section étaient
capables de sřengager. Dans lřappui feu, il sřagissait de canons et
de canons couplés mis en service dans les détachements, lřemploi
des batteries étant exclu. Les soldats devaient sřactiver aux
travaux du génie aussi, car ce soutien leur manquait et ils
devaient être capables de porter leurs malles puisque les char-
rettes ou dřautres matériels de transport ne pouvaient ralentir les
marches.
Le terme technique préféré des théoriciens pour accomplir
ces missions est le combat dřavant-garde ou dřincursion. La
défense ou le combat défensif était le mode de combat le moins
apprécié de cette époque, mais souvent nécessaire.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 209

LA DESCRIPTION GÉO-MILITAIRE DE HÁROMSZÉK


La région de Háromszék est située dans lřangle sud-est de
la Terre des Sicules en Transylvanie4. Sa position est avantageuse
pour mener une petite guerre. Elle est entourée de hautes
montagnes, ses frontières ne sont ouvertes que vers le sud-ouest.
Pour les habitants de Háromszék de même que pour ceux de la
Terre des Sicules, le combat et lřautodéfense ont été vitaux au
4
Il appartient à la Roumanie sauf durant la période 1940-1944.
210 Stratégique

cours des siècles écoulés. La situation isolée du territoire assurait


une bonne défense, mais les habitants ne pouvaient espérer
aucune aide extérieure ou seulement avec du retard. Le désir de
liberté des Sicules qui les caractérise bien sřadaptait à cette
situation géostratégique. Ils jouissaient déjà de privilèges royaux
au Moyen Âge pour leurs missions de garde-frontières qui se
modifièrent considérablement durant les siècles. Une partie des
habitants des régions de Csíkszék et Háromszék effectuaient des
services de garde-frontières militaires au XIXe siècle, ce qui leur a
permis de livrer de petites guerres réussies grâce à leurs traditions
et en partie à leur préparation. Le mode de vie dur demandant des
efforts physiques exceptionnels des habitants locaux y contribuait
également. Sur le territoire de 3 153,6 km² il y avait quatre villes,
cent trois villages et deux plaines5. Háromszék, contrairement à
son nom, unifiait quatre szék, Sepsi, Kézdi, Orbai et
Miklósvárszék.6
Au XIXe siècle, les frontières géographiques et administra-
tives du territoire ne coïncidaient plus. Les frontières naturelles
de la région à lřest sont la montagne Nemere, puis vers le sud
après le col dřOjtoz les hautes montagnes de Háromszék avec ses
pics de 1 700 m jusquřau col de Bodza. Au nord, la montagne
Hargita et ses appendices constituent des obstacles difficiles à
franchir avec la montagne de Persány vers lřouest. Le mont
Kakukk, situé dans la montagne Hargita de sud, culmine à
1 558 m, le mont Vár, dans la montagne de Persány, dépasse
aussi 1 100 m.

Le territoire de Háromszék est varié, à lřouest se trouvent


les montagnes de Barót et de Bodok, au milieu la plaine de
Szépmező. Miklñsvárszék appartenant à Háromszék et le terri-
toire Bardoc-fiúszék faisant partie de Udvarhelyszék voisin
constituent la région de Erdővidék (Territoire des Forêts).

5
Sources : Lipszky János, ŖA magyar királyság általános térképeŗ (Mappa
generalis regni Hungariae), Pest, 1806 (1804-1808) DVD in Lipszky János, A
Magyar Királyság és társországainak térképe és névtára, Budapest, 2002.
6
Le szék est une unité administrative qui correspond au département.
Háromszék signifie littéralement trois szék.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 211

Le cours dřeau le plus important de la région est la rivière


Olt qui coule du nord au travers de Háromszék, mais avant de le
quitter, elle tourne dřabord vers lřouest, puis vers le nord, consti-
tuant ainsi une frontière occidentale. Lřaffluent le plus important
de lřOlt est le Feketeügy qui fait jonction près de Kökös. Les
deux cours dřeau constituent un obstacle important, sur tout le
territoire dans le cas de lřOlt et sur le cours inférieur du
Feketeügy. De nombreux ruisseaux tombent dans ces rivières qui
sont faciles à franchir à pied. Le réseau routier était relativement
dense. Les conditions météorologiques du paysage sont détermi-
nées par les caractéristiques du bassin. Le vent le plus connu est
appelé nemere. Ce vent fort et inattendu cause beaucoup de
dégâts en hiver, il provoque des tempêtes de neige et crée des
obstacles. Le climat est par ailleurs propice à la culture agricole.
La population de Háromszék comptait 100 000 habitants au
milieu du XIXe siècle. 90 % des familles vivaient de lřagriculture,
tandis quřà Kézdivásárhely7 de nombreux artisans et ouvriers
travaillaient. La moitié de la population appartenait à lřordre
militaire, il y avait quelques nobles, citoyens et curés, le reste

7
Aujourdřhui Târgu Secuiesc en Roumanie.
212 Stratégique

était constitué de familles de serfs et dřouvriers agricoles. Un


petit pourcentage de serfs et dřouvriers agricoles roumains habi-
taient dans les montagnes. Lřautorité civile élue de Háromszék
était le représentant principal royal, les autres szék étaient dirigés
par les représentants royaux suppléants. Leur autorité supérieure
était le gouverneur principal de Transylvanie. Une direction mili-
taire fonctionnait parallèlement, assurant directement la représen-
tation militaire de lřempire. Cřest en 1764 que le 15e régiment (2e
régiment sicule) dřinfanterie de garde-frontière a été installé à
Háromszék. Le szék assura également lřeffectif du 11e régiment
de hussards (sicules) dont lřétat-major était installé avec quelques
compagnies dans cette région. Les familles de lřordre militaire
étaient subordonnées aux commandements régimentaires relevant
du commandement suprême de Transylvanie de Nagyszeben8.
Les garde-frontières étaient des agriculteurs libres ayant une
propriété foncière. Les hommes de ces familles devaient faire
leur service militaire entre 18 et 50 ans. A lřissu dřune instruction
appropriée, ils participaient à la garde et au contrôle des fron-
tières ; en temps de guerre, ils étaient affectés aux théâtres
dřopérations. Ce système militaire imposé aux Sicules incarnait
la domination dřun pouvoir étranger.

LES ANTÉCÉDENTS DU COMBAT D’AUTODÉFENSE


Les événements de mars-avril 1848 en Hongrie ont provo-
qué un grand enthousiasme parmi les Sicules qui ont cru que le
temps était venu de mettre fin aux injustices. Toutefois, ils
devaient attendre lřentrée en vigueur des lois dřavril de Hongrie
après lřapprobation de la réunion de la Transylvanie à la Hongrie
par le parlement transylvanien9. À Kolozsvár10 entre le 29 mai et
le 18 juin se réunit lřassemblée transylvaine attendue depuis
longtemps qui vota la réunion et approuva les lois en harmonie
avec celles du mois dřavril permettant lřintroduction des princi-
pes de la société civique moderne en Transylvanie. Lřassemblée

8
Aujourdřhui Sibiu en Roumanie.
9
La Transylvanie sřest séparée au XVIe siècle de la Hongrie dont une partie
était envahie par les Turcs. Après lřélimination des Turcs, le gouvernement de
Vienne considéra la Transylvanie comme une province autonome. Parmi les
revendication des révolutionnaires du 15 mars 1848, il y avait la réintégration
(réunion) de la Transylvanie dans la Hongrie.
10
Aujourdřhui Cluj-Napoca en Roumanie.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 213

sřoccupa également de la question du service militaire des Sicu-


les, en envisageant de transformer le corps des garde-frontières
en garde nationale et en rendant le service militaire obligatoire et
universel. Mais, jusquřà lřapprobation royale, tout restait comme
avant.
Les événements des semaines et des mois suivants ne justi-
fièrent pas les attentes. Il sřavéra que les Saxons11 avaient voté la
réunion sous la pression et le général Anton Puchner, comman-
dant en chef impérial en Transylvanie, y était opposé aussi. Après
avoir refusé lřunion, la réunion nationale roumaine, tenue du 15
au 25 septembre, déclara la nécessité dřun combat armé.
Ces actions poussaient les Sicules à convoquer leur réunion
pour le 16 octobre à Agyagfalva12. Les participants déclarèrent
leur fidélité au roi, exprimèrent leur volonté de coopération avec
les peuples de Transylvanie en prenant une décision sur leur
autodéfense. Ils décidèrent de se défendre contre les Roumains et
par conséquent appelèrent tous les hommes âgés de 19-40 ans
sous les drapeaux. Une armée se mit en route pour faire valoir les
lois de lřassemblée. Dans plusieurs petites batailles elle vainquit
les troupes impériales, ensuite elle pilla et incendia la ville de
Szászrégen13. Cet événement marqua le début de la décomposi-
tion de lřarmée sicule qui sřévapora à la bataille de Marosvá-
sárhely le 5 novembre.
Le général Puchner déclara lřétat de siège le 18 octobre en
Transylvanie. Lřinsurrection populaire roumaine sřélargissait et
une situation de guerre civile sřinstalla. Lřarmée impériale occu-
pa les régions de Marosszék et Udvarhelyszék sans résistance et,
en décembre, le territoire de Csíkszék était également pacifié.
La région de Háromszék préparait alors sa défense. Le
travail dřorganisation débuta sous la direction du Comité perma-
nent de Háromszék et un Gouvernement central fut créé à la fin
octobre à Sepsiszentgyörgy14. Le gouvernement était dirigé par
Mózes Berde, qui appela sous les armes les hommes de 18 à
50 ans qui constituaient des unités. Lřuniforme était obligatoire et
ils recevaient des armes du dépôt central ou par achat individuel.
Les combattants sřéquipaient surtout de lances et de faux redres-

11
Appellation générique de la minorité allemande historique de la
Transylvanie.
12
Aujourdřhui Lutita en Roumanie.
13
Aujourdřhui Reghin en Roumanie.
14
Aujourdřhui Sfântu Gheorghe en Roumanie.
214 Stratégique

sées. La garde nationale mise en place après la révolution était


mobilisée pour se déplacer aux frontières menacées de
Háromszék, afin dřeffectuer un service dřobservation.
Pour les habitants de la région, cette situation était ambi-
guë. Dřune part, ils espéraient que les lois adoptées à Kolozsvár
entreraient en vigueur et que les décisions dřAgyagfalva se réali-
seraient, dřautre part ils devaient faire face à la proclamation du
général Puchner du 18 octobre envisageant de rétablir lřétat
dřavant-mars. Plusieurs rassemblements populaires étaient orga-
nisés en novembre pour clarifier la situation. Leur ambiance
démontrait quřen cas dřattaque, Háromszék choisirait le combat
mais ils appelaient la partie impériale à la négociation. La
direction de la région fut élue avec Mózes Berde en tête en
qualité de commissaire du gouvernement. Le colonel Károly
Dobay, commandant le régiment dřinfanterie de garde-frontière,
était responsable des affaires militaires. Finalement, lřautodé-
fense armée fut déclarée.
Le ravitaillement en munitions et en armes faisait partie
intégrante de la résistance armée de Háromszék. Lřautorité
nřaurait jamais pu engager des combats si elle nřavait pas reçu
des garanties quant au ravitaillement. Quelques soldats et ou-
vriers industriels résolurent cette question dřune manière inven-
tive. Une usine de salpêtre et de détonateurs, un atelier de poudre
à canon et de munitions et une fonderie de canons avec les
ateliers nécessaires à produire les autres pièces de rechange
sřinstallèrent sur place.

La force armée de Háromszék était composite, conformé-


ment aux conditions de petite guerre. Son noyau le plus instruit
était composé de garde-frontières, restés à la maison, du régiment
dřinfanterie et du régiment de hussards. Les volontaires du 12e
bataillon de défense de Marosvásárhely et les cavaliers volon-
taires appelés plus tard hussards de Mátyás, arrivant à Háromszék
après la bataille de Marosvásárhely, avaient peu dřexpérience du
combat. Le reste de lřarmée était composé de gardes nationaux
équipés surtout de lances et sřorganisait en unités de taille diffé-
rente selon les régions. Lřorganisateur de lřartillerie était Áron
Gábor, caporal des garde-frontières réformés, qui était respon-
sable de la production de canons dřune part et du recrutement et
de la formation des artilleurs Lřétat moral de lřarmée sicule était
excellent pour poursuivre la petite guerre.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 215

Une caractéristique typique de la petite guerre est quřil est


difficile de donner les chiffres des effectifs de lřadversaire. Quant
à la taille de lřarmée sicule nous pouvons seulement faire des
estimations. On peut accepter les chiffres vérifiés de Ákos Egyed
qui estime que 10 000 hommes participèrent en réalité à la
défense ou sřy préparaient.

Le commandant en chef de lřarmée de Háromszék était le


colonel Dobay qui, en sa qualité du commandant le régiment de
garde-frontières, jouissait dřun grand prestige et dřune grande
expérience. Son chef dřétat-major, le capitaine Sándor Gál, dis-
posant de larges connaissances théoriques, était un bon organi-
sateur, dynamique et engagé pour lřaffaire sicule. Lřarmée com-
prenait trois camps. Lřaile droite était commandée par le colonel
Sándor Sombori, commandant le régiment de garde-frontières de
hussards sicule stationné à Sepsiszentgyörgy. Lřaile gauche était
commandée par le lieutenant-colonel Imre Nagy de Uzon15 tandis
que la colonne de Erdővidék était commandée par le chef de
bataillon réactivé Mihály Pap et stationnait à Barót16. Le
commandant de la cavalerie était le capitaine Ignác Kovachich
Horváth, lřartillerie était commandée par le futur chef de
bataillon Áron Gábor. Certains groupes sřinstallèrent pour le
29 novembre, mais la ligne de garde transfrontalière fonctionnait
déjà et signalait les mouvements et raids de lřennemi.

Le général comte Anton Puchner, commandant en chef en


Transylvanie, se retrouvait dans une situation assez difficile à
lřautomne 1848 à son quartier général de Nagyszeben. Dans une
Transylvanie révoltée il devait faire face à de multiples missions
avec peu de soldats. Il compléta ses troupes par des dizaines de
milliers dřinsurgés roumains et allemands transylvains dont la
direction était assurée par des officiers subalternes royaux-impé-
riaux. Par le décret du 18 octobre, il essaya de rétablir la situation
de lřavant-guerre en tant que chef civil et militaire muni des
pleins pouvoirs. Puchner supposait, dřaprès les comptes-rendus
de renseignement, que les Sicules de Háromszék voulaient
attaquer de Kézdivásárhely vers Brassó17 le 24 ou le 25 novem-

15
Aujourdřhui Ozun en Roumanie.
16
Aujoudřhui Baraolt en Roumanie.
17
Aujourdřhui Brasov (Cronstadt) en Roumanie.
216 Stratégique

bre. Pour empêcher cela, il décida un regroupement à Földvár18.


Les unités regroupées étaient commandées par le colonel comte
Johann Stutterheim, commandant le 63e régiment dřinfanterie
(Bianchi). Le commandant Carl Riebel devait rejoindre les
troupes de Stutterheim avec les soldats de la circonscription de
Brassó. Puchner affecta le détachement du capitaine August von
Heydte et les insurgés de Fogaras de Székelyudvarhely19 à
Földvár. Le regroupement ordonné nřeut lieu que le 29 novem-
bre, lorsque le détachement du capitaine Hydte arriva le dernier.
Par rapport à la dernière note, les troupes du commandant Riebel
se réunissaient à Szászhermány20. Selon les chiffres de Heydte,
dans les effectifs du regroupement il y avait au total 1 890 fantas-
sins, 200 soldats cavaliers réguliers, 8 canons et environ 4 000
gardes nationaux et insurgés en alerte. De plus, au col de Bodza il
y avait une demi-compagnie de garde-frontières et 2 000 insurgés
avec deux canons et les garnisons de Fogarasi et de Brassó
complétées dřinsurgés. Le quartier général de Gedeon était à
Vledény21.

LES ÉVÉNEMENTS DE LA PETITE GUERRE


Il est dans la nature de la petite guerre de nřavoir ni début
ni fin, elle bat tout dřun coup son plein. Il est aussi difficile de
déterminer la date du commencement des opérations de la
défense de Háromszék. Les premiers combats éclatèrent proba-
blement le 26 novembre sur deux théâtres simultanément. Cřest
ce jour-là que la garde de Bodza des Sicules fut attaquée et eut
trois victimes. Ce même jour arrivaient le capitaine Heydte et son
détachement de Homorñdszentpál à Felsőrákos22.
Les troupes impériales stationnèrent pendant deux jours
dans ces deux localités en désarmant les habitants des villages
des voisins. Les troupes sicules dřErdővidék regardaient les évé-
nements sans rien faire. Leur doyen était le commandant Ema-
nuel Balázs, mais lui et ses officiers se contentèrent de poursuivre
des négociations avec Heydte. Cepandant, Balázs fut fait prison-
nier et envoyé par les soldats impériaux à Sepsiszentgyörgy où il
18
Aujourdřhui Feldioara (Marienburg) en Roumanie.
19
Aujourdřhui Odorheiu Secuiesc en Roumanie.
20
Aujourdřhui Hărman (Honigberg) en Roumanie.
21
Aujourdřhui Vlădeni en Roumanie.
22
Aujourdřhui Sânpaul et Racuşu de Sus en Roumanie.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 217

fut aussitôt exécuté. La défense de Erdővidék était dispersée, ce


qui rendait possible de faire payer un tribut et de piller.
Entre-temps, Sutterheim préparait une attaque générale
contre Sepsiszentgyörgy quřil voulait déclencher le 28. En raison
du retard du détachement de Heydte cette date fut repoussée. Le
premier accrochage eut lieu le 29 novembre à Árapatak23. Une
unité de la défense nationale stationnait dans le village, certains
soldats décidèrent de ramener le bac de lřautre côté du Olt. Ils
finirent par traverser la rivière et surprendre les troupes impé-
riales et ils ramenèrent le bac dans une grande fusillade. Du côté
hongrois, il nřy a pas eu de perte humaine, du côté de lřennemi il
y eut un homme tué.
Sutterheim décida de poursuivre lřaffaire. Il affecta trente
hommes de la compagnie du 63e régiment dřinfanterie (Bianchi),
une section du 5e régiment de dragons (Savoie) et une unité
dřinsurgés au travers du pont de la rivière Olt à Hìdvég24, Heydte
se trouvait à environ 2 km, de façon à attaquer Árapatak. La
partie hongroise, voyant ces événements, essaya de trouver une
bonne position. Lřattaque eut lieu vers midi dans un brouillard
épais permettant de nřêtre pas vu par les adversaires. La fumée
des premières fusillades rendait encore plus difficile lřorientation,
mais les balles sifflantes montraient les directions. Lřaile droite
des troupes de Heydte constituait la demi-compagnie du régiment
Bianchi, tandis que lřaile gauche était composée dřinsurgés, et
une compagnie roumaine de gardeŔfrontières et deux sections de
dragons étaient en réserve. Sous le feu intense, Heydte voyait que
les Hongrois ne se retiraient pas mais, au contraire, gagnaient du
terrain. Il précipita sur son aile droite pour convaincre les insur-
gés de progresser et de presser les Hongrois vers la rivière. Les
insurgés ne bougeant pas, le capitaine prit leur commandement,
tira en lřair avec son pistolet et partit à lřattaque en glorifiant
lřempereur. Seuls ses quelques hommes le suivirent, mais pas les
insurgés. Les soldats tchèques dřune section de dragons commen-
cèrent à les pousser en avant en créant une chaîne derrière les
insurgés roumains. Après cela le capitaine passa le commande-
ment aux officiers des insurgés et se précipita sur lřautre aile. Il
ordonna à lřautre section de dragons de se déplacer à lřavant avec
le soutien de laquelle les fantassins déclenchèrent une attaque.

23
Aujourdřhui Araci en Roumanie.
24
Aujourdřhui Hăghig en Roumanie.
218 Stratégique

La partie hongroise se tenait face à une supériorité impor-


tante. Ils menaient des contre-attaques dans le brouillard épais
jusquřà ce que leurs stocks de munitions fussent épuisés. Quand
ils virent les insurgés roumains sřavançant, ils arrêtèrent les tirs
disséminés et se retirèrent. Ils ne se risquèrent pas ensuite à la
défense du ruisseau Árapatak et cherchèrent un refuge dans les
montagnes.
Les combats aux environs dřÁrpapatak attirèrent lřattention
des commandants sicules. Les petits succès et lřendurance
permettaient de planifier un raid. Sombori réunit ses troupes à
Sepsiszentgyörgy : 400-500 combattants, pourvus dřarmes
mixtes, plusieurs dřentre eux avec des fusils de chasse, dřautres
avec des lances, ainsi quřune compagnie sicule et une section de
hussards Mátyás. Pour la première fois, les Sicules réunis
pouvaient aussi avoir deux canons. Selon les rapports autrichiens,
le matin du 30 novembre, environ 400 hommes partirent vers
Hìdvég pour attaquer lřennemi.
Ce jour-là, la plupart des troupes impériales de Földvár se
mirent aussi en route. Stutterheim pouvait finalement lancer son
attaque à Földvár, en laissant seulement 1 200 insurgés et 400
gardes nationaux. Les troupes se dirigeaient vers Botfalva25 et
après que les unités du commandant Riebel les rejoignirent, elles
voulaient prendre la direction de Illyefalva26 pour surprendre les
Sicules. Les troupes de Stutterheim étaient suivies du détache-
ment de Heydte.
Les Sicules réussirent à surprendre la garde impériale de
Földvár ainsi que les unités de retour de Stutterheim qui trouvè-
rent le site abandonné, pillé et incendié.
Stutterheim préparait sur toutes les lignes une défense et
des patrouilles de Hídvég au col de Bodza pour lequel il aurait eu
besoin de nouvelles unités. Les insurgés roumains et allemands
de Transylvanie ne constituaient quřune masse sans efficacité.
Heydte finit par les renvoyer chez eux, excepté mille hommes. Le
4 décembre, Stutterheim fit un compte-rendu sur les enseigne-
ments tirés des combats précédents et de lřétat de son camp au
général Gedeon. Il réclamait un renfort important : 5-6 bataillons
dřinfanterie, un régiment de cavaliers, deux batteries, Ŗquelques
équipements de franchissementŗ (ponts ou pontons) et quelques

25
Aujourdřhui Bod (Brenndorf) en Roumanie.
26
Aujourdřhui Ilieni en Roumanie.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 219

compagnies de gardes nationaux de Brassó en réserve. Il pourrait


alors se passer de Ŗl‟emploi de tous les insurgés qui ne provo-
quent que du désordreŗ.
La victoire de Földvár continua dřaugmenter la fierté et
lřenthousiasme dans le camp hongrois. Les ateliers de fabrication
dřarmement et de munitions travaillaient avec de plus en plus
dřefficacité. Des garde-frontières, soldats, gardiens nationaux et
hussards arrivaient de plus en plus souvent en petits groupes en
provenance des territoires différents de la Székelyföld (Terre des
Sicules). Leurs activités assez fructueuses résultaient des idées et
plans nouveaux, parmi lesquels lřattaque contre Brassñ devenait
très populaire. Les chefs radicaux et les jeunes officiers soute-
naient cette idée. Les officiers supérieurs et ceux de haute respon-
sabilité nommés Ŗanciensŗ étaient contre ou ne se prononçaient
pas. Cependant, sur décision du conseil de guerre, le projet de
lřopération fut élaboré par le colonel Dobay. Lřattaque devait
prendre trois directions : Szászhermány, Prázsmár27 et Földvár,
lřeffort principal portant sur Szászhermány.
Lřattaque générale contre les troupes autrichiennes eut lieu
le 5 décembre 1848. Le détachement du colonel Sombori, après
avoir fait 17 km, atteignit Szászhermány où les troupes du
commandant Riebel stationnaient. Selon le compte-rendu du
commandant du 2 décembre il disposait dřenviron 1 300 hom-
mes. Par rapport aux effectifs de Sombori, les Sicules étaient une
fois et demie plus nombreux.
Szászhermány est situé sur la rive gauche de lřOlt sur un
terrain marécageux et boisé. Entre le pont de lřOlt et le village, il
était utile de prendre la route surtout pour la cavalerie et lřartil-
lerie. Lřautre rive était un terrain ouvert et découvert. Des
patrouilles sicules et unités dřavant-garde apparaissaient souvent,
alertant les garde-frontières romains et gardes de Brassó.
En apprenant la nouvelle de lřarrivée des Hongrois, le
commandant Riebel mit ses troupes en position à 800 pas du
village. La bataille débuta vers midi avec le tir des canons au
cours duquel un obus atteignit une charrette de munitions, en
cassant son axe. Les fantassins furent décontenancés, ce qui suffit
aux attaquants sicules pour arriver au pont. Les hussards en
profitèrent pour traverser la rivière Olt. Mais il fut impossible de
poursuivre lřennemi, car Riebel regroupa ses unités sur un terrain

27
Aujourdřhui Prejmer (Tartlau) en Roumanie.
220 Stratégique

à lřarrière en ordonnant à ses canons de tirer à leur tour sur


lřennemi. Riebel voulut ensuite occuper une position de défense
sur le bord du village, mais les hussards montèrent en même
temps à cheval dans les rues dřouest du village. Voyant le village
incendié en quatre endroits, Riebel sřenfuit avec le reste de ses
troupes à Brassó.
Suivant le plan dřattaque, les Sicules lancèrent ce jour-là
des attaques à Hídvég ; ce fut une démonstration de force réussie.
La ville de Prázsmár avait été attaquée, depuis deux directions
par les Sicules, ils le prirent sans résistance. Cřest ainsi que
lřoffensive victorieuse du colonel Dobay commença. Il est diffi-
cile de comprendre pourquoi les unités de Sombori de Szászher-
mány se retirèrent alors. Pendant les jours et semaines suivants,
les Sicules prirent sous leur contrôle les villages de Hétfalu de
Barcaság à Földvár.
Du côté impérial, ce matin, à Brassó en particulier, il y
avait de fortes craintes quant à de nouvelles attaques des Sicules.
Dans la nuit du 5 au 6, Stutterheim se retirait à Brassó en laissant
de petits groupes sur lřOlt. Pour Puchner, lřaffaire de Háromszék
devenait un problème difficile à résoudre. Le général estimait que
ses forces ne suffisaient pas pour réprimer les Sicules, cřest
pourquoi il sřadressa au général dřarmée Alfred zu Windisch-
Grätz, commandant en chef des troupes impériales en Hongrie,
pour demander des renforts. En attendant, il envoya la brigade
commandée par le général-major Joseph Schurtter à Brassó.
Celle-ci nřarriva que le 18 décembre, mais la situation difficile de
Brassñ nřétait résolue que par la bravoure dřun officier de
dragons. Il sřagit du comte capitaine August von Heydte.
Heydte se rendit, au début de décembre, à Felsőrákos pour
effectuer dřimportants regroupements. La compagnie Bianchi
arrivée avec Heydte, une compagnie de garde-frontière roumaine
et 40 hommes du 41e régiment dřinfanterie (Sivkovich) représen-
taient lřinfanterie de ligne, 40 dragons Savoya représentaient la
cavalerie, en plus de cela des insurgés roumains et allemands
transylvaniens arrivaient de Székelyudvarhely, Alsórákos28 et
dřailleurs. Une lettre de Heydte témoigne du fait quřil avait au
total 200 fantassins, 70 dragons, 1 700 insurgés et 600 insurgés
de Héviz29.

28
Aujourdřhui Răcoş en Roumanie.
29
Aujourdřhui Hoghìz en Roumanie.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 221

Pour y faire face, les premières unités arrivaient le matin


9 décembre en renfort de Erdővidék. Les 170 soldats du 12e
bataillon de défense se déplaçaient vers Köpec30 en apportant leur
canon de deux livres et demi, auxquels sřajoutaient 500 soldats
équipés de lances et 37 hussards Mátyás. Les mouvements de
troupes furent annoncés à Felsőrákos, dřoù Heydte mit en route
se unités sans retard. Les Sicules sřavancèrent jusquřau ruisseau
Barót et se retrouvèrent face au dispositif impérial.
La petite force de Sicules se battit courageusement avec la
masse de lřennemi. Ils traversèrent le ruisseau Barót et se mirent
en dispositif spécial. Toute la force se mit en ligne, identique à
celle de lřennemi. Tout le monde sřaligna, même les hussards
sans cheval avec leur pistolet. La réserve de lřaile gauche était
composée de hussards. Lorsque ce dispositif se mit en place, les
attaquants de lřavant de lřinfanterie impériale sřapprochèrent et
peu après le combat débuta. Le combat fut décidé par le raid
inopiné des dragons qui essuyèrent des pertes importantes. Les
Sicules se mirent à plat devant les cavaliers puis tirèrent sur eux
avec efficacité. La force sicule se retira ensuite après ce petit
succès et traversa le ruisseau, en sřenfuyant vers Köpec. Les
unités impériales, en particulier les insurgés, les y poursuivirent,
ce qui engendra les pertes les plus importantes de cette journée.
Les insurgés incendièrent et pillèrent Köpec, tuant une partie des
habitants. Les dragons perdirent 9 hommes et avaient 10 hommes
gravement blessés. Les fantassins Bianchi eurent trois blessés, les
insurgés eurent 14 morts et 8 hommes gravement blessés. Les
Sicules perdirent deux hommes, Köpec eut 50 morts civils.
La destruction de Köpec mit les Sicules en colère. Si le but
de Heydte était la dissuasion, il avait obtenu lřeffet inverse. Il y
attira les forces principales de Háromszék qui voulaient prendre
une revanche rapidement. Le raid eut lieu le 13 décembre. Les
Sicules obligèrent les troupes de Heydte à quitter Felsőrákos en
leur causant des pertes importantes.
Le soir-même, Heydte envoya sa lettre de Homoród31 au
général Gedeon dans laquelle il parlait de lřattaque de toute
lřarmée sicule. Il rapporta au supérieur quřil essaierait plus tard
de réunir ses troupes et de soutenir Kőhalom32 en cas dřune

30
Aujourdřhui Căpeni en Roumanie.
31
Aujourdřhui Homorod en Roumanie.
32
Aujourdřhui Rupea (Reps) en Roumanie.
222 Stratégique

attaque éventuelle. Lřéchec du capitaine de dragons était inatten-


du. Après la victoire de Köpec, Gedeon pouvait avoir de lřespoir
pour lřavenir, car les forces sicules se retiraient de plusieurs
endroits.
Lřarrivée de la brigade de Schurtter le 18 décembre à
Brassó changea radicalement la situation. Les opérations visant à
clarifier la situation débutèrent afin de préparer lřattaque qui
tardait à cause des conditions météorologiques. Le colonel
Stutterheim, désigné pour commander lřattaque, reporta le début
de lřoffensive au 24 décembre.
Il passa en revue la région de Négyfalu33 et Prázsmár et le
village de Bodola34 fut aussi surveillé. Les Hongrois de Moldavie
(appelés tchanguos) de ce village étaient contents de voir les
troupes impériales, car le jour précédent, les Roumains avaient
tué à Hétfalu cent vingt habitants.
La brigade de Schurtter lança son offensive le 24 décembre
en partant de Földvár contre lřarmée sicule se rassemblant à
Hídvég. Bien que les Sicules aient construit des fortifications de
terre, le bataillon recruté les occupa. Les Sicules durent sřenfuir à
Sepsiszentgyörgy par Előpatak35. Les Sicules occupèrent de
nouveau Prázsmár, ils ne perdaient pas lřenvie de continuer à
combattre. Les troupes impériales durent y envoyer trois com-
pagnies dřinfanterie, une compagnie de dragons, deux canons et
un détachement dřinsurgés pour refouler les Sicules.
Ces événements rendaient Stutterheim plus prudent. Il avait
une unité forte stationnée à Botfalva sřinquiétant en permanence
pour les Sicules conformément aux unités de Prázsmár. Heydte
reçut entretemps lřordre dřoccuper Felsőrákos, ce quřil effectua
le 24 décembre, par un froid de moins 25 degrés. Il nřy avait
quřun bataillon dřinfanterie et une compagnie de cavalerie sicules
qui y stationnaient mais sans ordre, et il était facile de les
surprendre. Une partie des Sicules déposa les armes, quarante
hommes tombèrent en prison, les autres sřenfuirent. Les dragons
poursuivaient les hussards jusquřau pont de Barñt.
Le général Gedeon déplaça son quartier général de Vledény
à Brassó où arrivèrent le lendemain les troupes de Heydte. Le

33
Aujourdřhui Săcele en Roumanie.
34
Aujourdřhui Budila en Roumanie.
35
Aujourdřhui Vâlcele en Roumanie.
La guérilla hongroise au XIXe siècle 223

général désigna le 30 décembre pour lřoffensive générale, qui ne


se produisit pas.
À la fin décembre, la résistance sicule diminua. La plupart
des insurgés populaires, des gardes nationaux et des gardes-
frontières étaient rentrés chez eux et lřeffectif des camps diminua.
Les échecs, les renseignements sur lřennemi devenu de plus en
plus fort et la peur de lřintervention russe inquiétaient les Sicules.
Ils nřétaient pas au courant non plus de lřarrivée dřun corps
dřarmée hongrois qui fêta Noël à Kolozsvár. Les chefs de lřarmée
de Háromszék, les anciens officiers, pouvaient penser que le
temps du compromis est venu. Les chefs politiques, par contre,
continuaient dřorganiser la résistance, lřassemblée permanente
ordonna de quitter les camps. Berde Mózes, Dobay Károly et
Sombori Sándor décidèrent de commencer les négociations. Le
28 décembre, lřassemblée permanente formula les conditions de
base pour les négociations et élirent le conseil de paix. Le projet
de convention était proposé au capitaine Heydte le 1er janvier qui
négocia au nom du général Gedeon. À lřissu dřun bref discours,
le lendemain les parties signèrent la convention à Árapatak en
vertu de laquelle les troupes impériales nřoccuperaient pas la
région de Háromszék, les gardes-frontières pouvaient garder leurs
armes, mais les soldats du 12e bataillon de défense et les hussards
Mátyás devaient quitter la région et les canons seraient fondus
pour être retransformés en cloches. Háromszék aurait gagné du
temps avec cette convention jusquřà ce que les troupes victo et sq
rieuses du lieutenant-général Bem József attirent le gros des
unités impériales évacuant la Transylvanie. Les chefs de
Háromszék dénoncèrent la convention le 15 janvier.

CONCLUSION
La guerre dřindépendance de 1848-1849 était accompagnée
de plusieurs petites guerres. La plus longue fut celle de Délvidék,
de mai 1848 à la fin des combats permanents. Lřautre théâtre
important était la Transylvanie où des combats se déroulèrent
dřoctobre 1848 à la fin mars 1849 et de lřinvasion russe au désar-
mement. Lřopération transylvanienne de libération du général
Bem peut également être qualifiée de Ŗpetite guerreŗ, même sřil
sřagissait dřun combat autonome livré par des unités permanentes
pour la plupart. Dans ce cadre, le combat des Sicules après le
224 Stratégique

rassemblement de Agyagfalva contre les troupes du général-


lieutenant Gedeon est à considérer à part.
Il est bon de présenter et dřévaluer la résistance de
Háromszék car il sřagit dřune histoire glorieuse. Les gens de szék
combattaient pour leur défense, ils arrivaient à défendre leur
indépendance et à protéger leur liberté de décision tout en deman-
dant dřimportantes forces à dřautres théâtres. Le lieutenant-géné-
ral Puchner aurait eu besoin de tous ses soldats contre lřinvasion
de Bem, mais lřéquivalent dřune force de deux brigades était en
service à Háromszék, soit un tiers de ses forces.
La petite guerre classique de Háromszék peut servir de
modèle pour le mode de mobilisation des ressources dřun terrain.
Tous les hommes disponibles, tous les équipements et tous les
ménages étaient au service dřune guerre victorieuse. Dans la
direction politique il y avait des débats, mais ils ne mettaient pas
dřobstacles aux actions des troupes amies. Les chefs militaires
organisaient leurs activités en harmonie avec les unités en
surmontant leurs divergences. La capacité de décision, le courage
et la bravoure de certains commandants entrainèrent des victoi-
res. Sándor Gál, Ignác Horváth, Ferenc Sárosi étaient considérés
comme des commandants à succès, tout comme ceux qui boule-
versèrent la vie des troupes impériales par beaucoup de petites
victoires. Les Sicules profitaient parfaitement de leur connais-
sance du terrain quand ils apparaissaient vite et inaperçus et se
retiraient. Les adversaires avaient peu de renseignements précis
sur eux.
Le mode de combat correspondait aux critères de la petite
guerre conformément aux traditions des Sicules. Ils faisaient
attention à la proximité des forêts, ils ne sřen éloignaient que
rarement, sauf sřils étaient sûrs dřeux ou sřils subissaient un
échec. Ce fut le cas de la bataille du 9 décembre à Köpec où ils se
rendirent compte tard de la vanité du combat. Leur combat contre
la cavalerie était, par contre, lřexemple parfait de la tactique
Ŗdřinfanterie légèreŗ. Nřayant pas eu le temps de créer une for-
mation fermée, ils remplirent leurs missions individuellement. À
cette époque il était honteux de se coucher devant lřennemi, mais
quand cřétait la seule solution pour survivre ils le faisaient.
La mentalité des insurgés populaires contribua considé-
rablement à la réussite de la petite guerre. Bien quřils nřaient pas
eu dřinstruction ils se tenaient bien dans les combats. Cela
montre aussi quřils avaient confiance dans leur armée. Il était
La guérilla hongroise au XIXe siècle 225

important que lřarmée soit commandée par des chefs expérimen-


tés et quřils aient une artillerie et des garde-frontières. Le plus
important était quřils défendaient leur propre territoire.
Lřadversaire nřavait pas de chance avec les insurgés. Les
combattants allemands transylvains et roumains manquaient de
motivation, ils étaient simplement affectés aux combats. Par
conséquent ils subissaient énormément à cause de lřéchec. Bien
quřils aient été commandés par des chefs impériaux, ils nřavaient
pas confiance en la réussite. Après les premières pertes, ils deve-
naient incertains. Nous connaissons un cas où trois hussards
alertèrent un camp dřinsurgés qui sřenfuirent dans la forêt en se
tirant.
Les pillages et incendies vont forcément avec la petite
guerre. Cela entraina beaucoup de malheur, des deux côtés. Les
pertes les plus dures causées au peuple sont liées aux insurgés
indisciplinés. Parmi ces tragédies le cas de Köpec est éclatant,
dřune part en raison des victimes nombreuses, dřautre part parce
quřun officier impérial suivit les événements. Ces pertes caracté-
risaient les troupes irrégulières sur des théâtres secondaires.
La résistance de Háromszék jusquřà lřété 1849 empêcha
lřinvasion dřun ennemi sur le territoire de Háromszék et fournit
plusieurs milliers dřhommes pour le corps de Jozef Bem. Il
nřétait pas possible dřatteindre une plus grande réussite.

Traduit par Beatrix FREGÁN


Napoléon et la guerre irrégulière
Bruno COLSON

N apoléon eut personnellement à diriger ses forces


armées contre des adversaires irréguliers en Italie
(1796-1797), en Égypte et en Syrie (1798-1799).
Sur ces deux derniers théâtres, la guerre fut aussi de type
colonial. En Espagne, il fit une brève incursion à la fin de lřannée
1808 et combattit surtout les forces régulières espagnoles et
britanniques. Il donna ensuite de nombreux ordres à ses généraux
depuis Paris pour leur indiquer comment lutter contre la guérilla.
Il lřavait fait aussi en 1806 à propos dřinsurgés italiens, en
particulier calabrais. Durant ses campagnes Ŗrégléesŗ contre les
Autrichiens en 1809, contre les Russes en 1812 puis contre les
coalisés en 1813, la dimension irrégulière ne fut pas absente : les
Tyroliens dřAndreas Hoffer, les cosaques irréguliers, les paysans
russes et les corps francs prussiens lui donnèrent du fil à retordre.
Sans prétendre à lřexhaustivité, nous essayerons ici de rassembler
les considérations de Napoléon sur la manière de combattre des
adversaires irréguliers, tirées de sa correspondance et de ses écrits
de Sainte-Hélène. Nous ne retiendrons que les aspects spécifiques
à la guerre irrégulière et non ceux qui concernent la guerre en
général. Une confrontation de ce discours avec la pratique de
certaines campagnes sera effectuée sur une base sélective, en
fonction de lřexistence de travaux sérieux et de lřimplication
personnelle de Napoléon.

DES GUERRES D’UNE AUTRE NATURE


Napoléon nřétait pas un homme de définitions. À notre
connaissance, il nřa pas utilisé lřexpression Ŗguerre irrégulièreŗ.
228 Stratégique

Nous nřavons pas trouvé trace, non plus, dřune lecture dřouvra-
ges consacrés spécifiquement à la Ŗpetite guerreŗ. La Ŗguerre
civileŗ, par contre, faisait partie de son vocabulaire. Une guerre
civile comporte toujours une dimension irrégulière. Ce fut le cas
du soulèvement de la Vendée pendant la Révolution. ŖDans les
guerres civiles, selon Napoléon, il n‟est pas donné à tout homme
de savoir se conduire ; il faut quelque chose de plus que la
prudence militaire, il faut de la sagacité, de la connaissance des
hommesŗ1. Paradoxalement, il estime que les guerres civiles, au
lieu dřaffaiblir, retrempent et aguerrissent les peuples2. Par
contre, les troupes qui servent dans ce genre de guerre oublient
comment on se bat contre une armée régulière. Il sřen plaint
dřItalie, en octobre 1796, à propos de généraux et de soldats
envoyés de Vendée3. ŖTout est opinion à la guerre, opinion sur
l‟ennemi, opinion sur ses propres soldatsŗ4. Cřest encore plus
vrai dans une guerre irrégulière comme celle dřEspagne, que
Napoléon qualifie ici de guerre populaire : ŖLes mouvements
rétrogrades sont dangereux à la guerre ; ils ne doivent jamais
être adoptés dans les guerres populaires : l‟opinion fait plus que
la réalité ; la connaissance d‟un mouvement rétrograde que les
meneurs attribuent à ce qu‟ils veulent crée de nouvelles armées à
l‟ennemiŗ5.
La guerre nřest pas régulière quand les usages ne sont pas
respectés. En Égypte et en Syrie, les adversaires du général
Bonaparte méconnaissaient les pratiques européennes en matière

1
[Napoléon], Mémoires pour servir à l‟histoire de France, sous Napoléon,
écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et
publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, 8
vol., Paris, Didot et Bossange, 1823-1825 (2 vol. écrits par Gourgaud, 6 vol.
écrits par Montholon), VI, p. 246. Cet ouvrage sera désormais cité sous cette
forme : Mémoires, Montholon (ou Gourgaud), tome, pages.
2
[Napoléon], ŖQuatre notes sur lřouvrage intitulé Mémoires pour servir à
l‟histoire de la révolution de Saint-Domingueŗ, dans Correspondance de
Napoléon Ier publiée par ordre de l‟Empereur Napoléon III, 32 vol., Paris,
Plon et Dumaine, 1858-1870, XXX, p. 526. Nous utiliserons désormais lřabré-
viation Corresp.
3
Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, I, Paris, Fayard, 2004, n°
989, p. 626, au Directoire exécutif, Milan, 20 vendémiaire an V-11 octobre
1796. Lřabréviation Corresp. gén. sera désormais utilisée.
4
Corresp., XVII, n° 14343, p. 526, note pour le roi dřEspagne, Châlons-sur-
Marne, 22 septembre 1808.
5
Ibid., XVII, n° 14104, p. 315, au maréchal Bessières, Bayonne, 16 juin
1808.
Napoléon et la guerre irrégulière 229

de parlementaires. Sommé de capituler, le gouverneur de Jaffa,


pour toute réponse, fit couper la tête à lřenvoyé français. Lřassaut
fut ordonné, la ville fut pillée pendant vingt-quatre heures, les
4 000 hommes de la garnison furent passés au fil de lřépée et une
partie des habitants fut massacrée6. En Italie et en Espagne aussi,
Napoléon prescrivit des mesures rigoureuses en invoquant le
droit de la guerre. Des villages calabrais révoltés furent pillés
pour lřexemple en 18067. La ville de Cuenca, en Espagne, fut
prise dřassaut et pillée en 1808 : Ŗc‟est le droit de la guerre,
puisqu‟elle a été prise les armes à la mainŗ8. La dimension
juridique intervient aussi pour Napoléon en 1813, à lřégard des
partisans prussiens. Ils nřont pas droit au même traitement que les
soldats de lřarmée régulière. Sřils sont pris, ils deviennent des
prisonniers dřÉtat et non des prisonniers de guerre. Les officiers
du corps de Lützow sont ainsi envoyés en poste et sans com-
muniquer avec personne, jusquřà Mayence, où ils seront mis dans
une prison dřÉtat, sans avoir la permission dřécrire. Dans son
ordre à Berthier concernant tous les corps de partisans, lřempe-
reur ajoute que Ŗl‟usage de la guerre était jadis de les faire
pendreŗ9.
À lřen croire, son enfance corse lui a très vite fait compren-
dre les difficultés dřune occupation : ŖCe que j‟ai vu alors, dit-il,
m‟a servi dans les pays conquis : je n‟ai pas été étonné de la
haine qui pousse aux pires folies certains fanatiques et de la
difficulté qu‟il y a à obtenir leur soumissionŗ10. LřÎle de beauté
vit en effet, autour de 1769, une armée française aux prises avec
une guérilla corse capable de remporter des succès significatifs11.

6
Corresp. gén., II, n° 4294, pp. 882-883, au Directoire exécutif, Jaffa,
23 ventôse an VII-13 mars 1799.
7
Corresp., XII, n° 10131, p. 304, au roi de Naples (Joseph Bonaparte),
Saint-Cloud, 22 avril 1806.
8
Lettres inédites de Napoléon Ier (an VIII-1815), publiées par Léon
Lecestre, 2 vol., Paris, Plon, 1897, I, n° 333, p. 227, à Joseph Napoléon, roi
dřEspagne, Bordeaux, 31 juillet 1808, 23 h.
9
Inédits napoléoniens, publiés par Arthur Chuquet, 2 vol., Paris, Fonte-
moing et de Boccard, 1913-1919, I, n° 1014, p. 278, à Berthier, Dresde,
19 juin 1813.
10
Henri-Gatien Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène, manuscrit déchiffré et
annoté par Paul Fleuriot de Langle, 3 vol., Paris, Sulliver et Albin Michel,
1949, 1951 et 1959, II, p. 218.
11
Armstrong Starkey, War in the Age of Enlightenment, 1700-1789,
Westport, Conn., Praeger, 2003, pp. 154-156.
230 Stratégique

En se remémorant à Sainte-Hélène lřItalie conquise en 1796 et en


particulier la révolte de Pavie, Napoléon réaffirma quřil compre-
nait la difficulté de lřoccupation dřun pays : ŖLa conduite d‟un
général dans un pays conquis est environnée d‟écueils : s‟il est
dur, il irrite et accroît le nombre de ses ennemis ; s‟il est doux, il
donne des espérances qui font ensuite ressortir davantage les
abus et les vexations inévitablement attachés à l‟état de guerre.
Quoi qu‟il en soit, si une sédition dans ces circonstances est
calmée à temps, et que le conquérant sache y employer un
mélange de sévérité, de justice et de douceur, elle n‟aura eu
qu‟un bon effet ; elle aura été avantageuse et sera une nouvelle
garantie pour l‟avenirŗ12. Le constat est optimiste et fait partie
des réflexions que lřexilé de Sainte-Hélène voulut laisser à la
postérité comme autant de preuves de son génie politique et
militaire. Lřessentiel est ici que ce type particulier dřétat de guer-
re formait bien une catégorie dans son esprit et quřil connaissait
des moyens pour y faire face et sur lesquels nous reviendrons.
Il fut pourtant décontenancé par la façon russe de faire la
guerre en 1812. Il écrivit au tsar Alexandre, sans employer le
mot, que tout cela nřétait pas régulier. Le gouverneur Rostop-
chine avait fait brûler Moscou. Quatre cents incendiaires avaient
été pris sur le fait et tous avaient déclaré avoir mis le feu par
ordre du gouverneur et du directeur de la police. ŖCette conduite
est atroce et sans but, écrit lřempereur. A-t-elle pour objet de
priver de quelques ressources ? Mais ces ressources étaient dans
des caves que le feu n‟a pu atteindre. D‟ailleurs, comment
détruire une ville des plus belles du monde et l‟ouvrage des
siècles pour atteindre un si faible but ? C‟est la conduite que l‟on
a tenue depuis Smolensk, ce qui a mis 600 000 familles à la
mendicité. Les pompes de la ville de Moscou avaient été brisées
ou emportées, une partie des armes de l‟arsenal données à des
malfaiteurs qui ont obligé à tirer quelques coups de canon sur le
Kremlin pour les chasser. L‟humanité et les intérêts mêmes de la
Russie commandaient de laisser à Moscou une administration,
des magistrats et des policiers, comme on l‟avait fait à Vienne, à
Berlin, à Madridŗ13. Il sřagissait ici dřune forme particulière de
guerre irrégulière, autorisée par lřimmensité de lřespace russe et

12
[Napoléon], ŖCampagnes dřItalie (1796-1797)ŗ, Corresp., XXIX, p. 113.
13
Corresp., XXIV, n° 19213, p. 221, à Alexandre Ier, Moscou, 20 septembre
1812.
Napoléon et la guerre irrégulière 231

la ferme résolution de son tsar et de son peuple de ne pas


demander la paix avant toute évacuation du sol sacré de leur
patrie.

L’ARMEMENT DU PEUPLE
Napoléon estimait quřil fallait des cadres et une sorte de
substrat militaire national pour armer un peuple. La cour de
Rome, en février 1797, nřy parvint pas avec lřÉmilie-Romagne,
envahie par les Français. Si la France révolutionnaire avait pu
mettre si promptement sur pied de bonnes armées, cřest quřelle
avait un bon fonds, que lřémigration améliora plutôt quřelle ne le
détériora. La Romagne et les montagnes de lřApennin étaient
fanatisées par les prêtres et les moines. De plus, ces peuples
étaient naturellement braves ; on y retrouvait Ŗquelques étincelles
du caractère des anciens Romainsŗ. Ils ne purent cependant
opposer aucune résistance à une poignée de troupes bien disci-
plinées et bien conduites. La Vendée sřétait trouvée dans des
circonstances différentes. Non seulement la population était
guerrière, mais elle contenait un grand nombre dřanciens officiers
et sous-officiers de lřarmée et de la marine. En face, les troupes
républicaines avaient été levées dans les rues de Paris ; elles
étaient commandées par des hommes qui nřétaient pas de vrais
militaires et qui accumulèrent les erreurs, ce qui ne fit quřaguerrir
les Vendéens. Enfin, les mesures extrêmes adoptées par le Co-
mité de Salut public et les Jacobins ne laissèrent plus le choix :
mourir pour mourir, encore valait-il mieux se défendre. ŖOn
conçoit très bien que si dans cette guerre contre le Saint-Siège,
au lieu d‟employer des calmants, de remporter des victoires, on
eût d‟abord éprouvé des défaites, qu‟on eût recouru à des
moyens extrêmes et sanguinaires, une Vendée eût pu s‟établir
dans l‟Apennin : la rigueur, le sang, la mort, créent des enthou-
siastes, des martyrs, enfantent les résolutions courageuses et
désespéréesŗ14. Face à César, les Gaulois nřavaient pas non plus
lřesprit national nécessaire. Ils nřavaient que lřesprit de clan ou
de bourgade. Ils nřavaient aucune force armée entretenue et exer-
cée. Pour Napoléon, toute nation qui perdrait de vue lřimportance
dřune armée permanente et qui se confierait à des levées ou des
armées irrégulières, éprouverait le sort des Gaules, sans pouvoir

14
Mémoires, Montholon, IV, pp. 347-348.
232 Stratégique

opposer la même résistance, car celle-ci résulta à la fois Ŗde la


barbarie d‟alorsŗ et du terrain boisé et sauvage de ces temps
reculés, difficile à conquérir et facile à défendre15.
À lřépoque de la paix dřAmiens, devant le Conseil dřÉtat,
le Premier consul alla dans le même sens et refusa le projet de
bataillons auxiliaires locaux, constitués des jeunes appelés avant
leur enrôlement et commandés par des officiers réformés. Selon
lui, cela donnerait aux conscrits plutôt lřesprit de localité que
celui de lřarmée16. En 1815, face à lřEurope coalisée, Napoléon
prévit pourtant une levée en masse qui devait se composer de la
garde nationale, de tous les gardes forestiers, de toute la gendar-
merie et de tous les bons citoyens et employés qui voudraient sřy
joindre. Elle devait être organisée par département, être sous les
ordres dřun maréchal de camp et se réunir au son du tocsin. Les
généraux commandants en chef des armées devaient indiquer les
missions : occuper les défilés des ponts, les gorges des monta-
gnes, appuyer les forces régulières en tombant sur les flancs et les
derrières de lřennemi. Les habitants devaient travailler à mettre
en état de défense leur ville, leurs portes, leurs ponts, par des
barrières, des palissades ou des têtes de pont, pour empêcher la
cavalerie légère ennemie, les officiers porteurs dřordres, les
convois, les fourrageurs ennemis de se répandre nulle part17. Ces
ordres ne furent que partiellement exécutés. Lřarmement du
peuple dans une guerre devenue nationale fut encore évoqué par
Napoléon dans une conversation de janvier 1818. Avec une arme
à feu, constatait-il, un paysan valait presque un soldat. Dans une
guerre nationale où toute la population prendrait les armes, la
conquête serait bien aventureuse18. Pour lui cependant, la guerre
dřEspagne ne prouvait rien mais il disait sans doute cela pour
sřen dédouaner, en blâmant les circonstances, ses généraux et
surtout son frère Joseph. De toute façon, les tâches à confier au
peuple en armes ne devaient pas être celles de lřarmée régulière.
Il devait se contenter de fournir des garnisons aux places19.

15
[Napoléon], ŖPrécis des guerres de Jules Césarŗ, Corresp., XXXII, p. 14.
16
[Antoine-Clair Thibaudeau], Mémoires sur le Consulat. 1799 à 1804, par
un ancien conseiller dřÉtat, Paris, Ponthieu et Cie, 1827, p. 108.
17
Corresp., XXVIII, n° 21861, pp. 150-151, à Davout, Paris, 1er mai 1815.
18
Bertrand, Cahiers, II, p. 53.
19
[Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art
de la guerreŗ, Corresp., XXXI, p. 420.
Napoléon et la guerre irrégulière 233

Si lřon sřefforce de relever maintenant les ordres donnés


par Napoléon pour prévenir ou contrer un adversaire irrégulier,
on peut les regrouper sous les expressions suivantes, qui sont
autant dřétapes à suivre et de façons de réagir : respecter les
populations, se concilier les élites, se renseigner et désarmer, bien
placer ses troupes et les garder réunies, frapper vite et fort, miser
sur lřordre et la discipline des réguliers, ménager ses troupes et
ses communications, lancer des colonnes mobiles, faire des
exemples, bombarder et miner une ville révoltée, pacifier.

Respecter les populations


Dans un passage célèbre de Vom Kriege, Clausewitz
constate quřun conquérant est toujours ami de la paix, comme
Napoléon le disait lui-même, et quřil souhaite toujours entrer
dans lřÉtat quřil envahit sans rencontrer dřopposition20. Il est un
fait que la recommandation fut souvent donnée de se concilier les
peuples envahis. Au général Joubert, qui est entré à Trente et qui
marchera bientôt sur le Tyrol, le commandant en chef de lřarmée
dřItalie écrit, fin janvier 1797, quřŖil ne faut rien oublier pour
contenter les habitants des pays conquis. Ceux-ci doivent, en fin
de compte, être plus contents des Français que des Autri-
chiensŗ21. À la veille du débarquement en Égypte, une proclama-
tion est adressée aux soldats de lřarmée dřOrient qui les avertit de
respecter lřislam, ses muftis et ses imams. Les légions romaines
protégeaient toutes les religions22. Quelques jours plus tard, le
général Kléber, malade, reste à Alexandrie où il commande la
garnison. Il reçoit des consignes précises pour que les relations
soient les meilleures possibles avec la population et les autorités
locales. Il doit avoir les plus grands égards pour les muftis et les
principaux cheiks du pays. Il faut accoutumer peu à peu les
autochtones aux manières des Français et, en attendant, leur
laisser entre eux une grande latitude dans leurs affaires inté-

20
Carl von Clausewitz, De la guerre, trad. par D. Naville, Paris, Éditions de
Minuit, 1955, VI, 5, p. 416.
21
Corresp. gén., I, n° 1332, p. 815, au général Joubert, Vérone, 10 pluviôse
an V-29 janvier 1797.
22
Corresp., IV, n° 2710, p. 183, proclamation à lřarmée de terre, à bord de
l‟Orient, 4 messidor an VI-22 juin 1798.
234 Stratégique

rieures, surtout ne point se mêler de leur justice qui, étant toute


fondée sur des lois divines, tient entièrement au Coran23.
Le général Menou, chargé du commandement de Rosette,
reçoit des instructions encore plus précises où perce, cette fois, un
début de méfiance et une possibilité de répression. Il doit
protéger le culte et les autorités locales, Ŗen ayant soin cependant
de désarmer le plus possible et d‟étudier quels seraient les hom-
mes de qui il faudrait s‟assurer si jamais un événement malheu-
reux nous obligeait à prendre des mesures pour contenir la
populationŗ. Il faut pour cela découvrir quels jeunes de 16 à
20 ans pourraient être pris, moitié de gré, moitié de force, sous le
prétexte de leur apprendre le métier des armes, et pour servir
dřotages dès lřinstant que les circonstances lřexigeraient. Bona-
parte pense quřil y a dans la population trois partis : les partisans
de lřancien gouvernement des mameluks, les purs mahométans,
hommes saints et vertueux très implantés dans lřopinion et enfin
celui des hommes qui ont été agents des mameluks et qui sont
maintenant disgraciés. Menou doit flatter lřopinion du second
parti et lui faire naître de grandes espérances pour un ordre de
choses où le juste soit protégé. Il doit aussi laisser espérer aux
troisièmes de les remettre en place ; mais autant que cela sera
possible, il se servira de ceux qui sont actuellement dans le
gouvernement après leur avoir fait prêter le serment dřobéissance
et de ne rien faire qui soit contraire aux intérêts de lřarmée24.
Kléber réussit apparemment à pacifier la province
dřAlexandrie, où les Français avaient dřabord été mal accueillis.
Les portes et les remparts de la ville avaient dû en effet être
forcés lors du débarquement et un bref combat sřen était suivi.
Kléber se montra ferme avec les meneurs, mais il rassura les
habitants en respectant leur religion et leurs institutions. Bona-
parte lřen félicita et ajouta que sa plus grande crainte avait été
dřêtre précédé de la réputation des Croisés. Désormais, cřest le
comportement des soldats français qui fixera leur réputation25. À
peu près un mois plus tard, le général en chef ajoute que
lřadministration de la justice est une affaire très embrouillée chez

23
Corresp. gén., II, n° 2601, pp. 180-181, au général Kléber, Alexandrie, 19
messidor an VI-7 juillet 1798.
24
Ibid., II, n° 2602, p. 182, au général Menou, Alexandrie, 19 messidor an
VI-7 juillet 1798.
25
Ibid., II, n° 2680, pp. 217-219, au général Kléber, Le Caire, 12 thermidor
an VI-30 juillet 1798.
Napoléon et la guerre irrégulière 235

les musulmans, quřil faut encore attendre dřêtre un peu plus mêlé
avec eux et que jusque-là, il faut laisser leur divan faire à peu
près ce quřil veut26. Le commandant en chef dřune armée dřoccu-
pation a intérêt à se comporter dřune manière qui respecte les
mœurs et les coutumes locales. Napoléon essaie encore de le faire
comprendre à son frère Jérôme, qui mène une vie de plaisirs dans
son royaume de Westphalie, en 180927.
Le respect des populations ne doit pas être synonyme de
faiblesse. Il faut aussi se faire respecter et même craindre. Arrivé
sur le trône de Naples, Joseph essaie de gagner les sympathies de
ses sujets en promettant de ne pas imposer de contribution de
guerre et en interdisant aux soldats français dřexiger la table de
leurs hôtes. Il se voit écrire que Ŗce n‟est pas en cajolant les
peuples qu‟on les gagneŗ. Son terrible frère lui recommande au
contraire de se faire craindre. Les peuples conquis sřattendent
toujours à une imposition. À Vienne, où il nřy avait pas un sou, et
où lřon espérait échapper à une contribution, quelques jours après
son arrivée il en mit une de cent millions de francs : on trouva
cela fort raisonnable. On ne gagne rien en caressant trop. ŖLes
peuples d‟Italie, et en général les peuples, s‟ils n‟aperçoivent
point de maître, sont disposés à la rébellion et à la mutinerie28.
[…]Dans un pays conquis, la bonté n‟est pas de l‟humanité.
Plusieurs Français ont déjà été assassinés. En général, il est de
principe politique de ne donner bonne opinion de sa bonté
qu‟après s‟être montré sévère pour les méchantsŗ29. Ces
réflexions se ressentent de la lecture du Prince de Machiavel. Dès
le mois de février 1806, Napoléon décida de ne plus payer les
troupes stationnées dans le royaume de Naples : elles devaient
vivre de contributions levées sur place. Trop éloigné pour se faire
une idée juste, lřempereur surestimait les ressources disponibles.
Les ponctions opérées sur une population appauvrie ne feraient
quřentretenir le mécontentement et alimenter lřinsurrection30. En
Espagne, ce fut la même chose. Napoléon ordonna systématique-

26
Ibid., II, n° 2981, p. 347, au général Kléber, Le Caire, 11 fructidor an VI-
28 août 1798.
27
Lettres inédites, I, n° 441, p. 307, à Jérôme Napoléon, Burghausen, 29 avril
1809.
28
Corresp., XII, n° 9944, pp. 165-166, au prince Joseph, Paris, 8 mars 1806.
29
Ibid., XII, n° 10042, p. 249, au prince Joseph, Paris, 31 mars 1806.
30
Nicolas Cadet, ŖAnatomie dřune « petite guerre », la campagne de Calabre
de 1806-1807ŗ, Revue d‟histoire du XIXe siècle, n° 30, 2005, p. 72.
236 Stratégique

ment à ses maréchaux de faire nourrir la guerre par la guerre, en


levant des impôts là où cřétait possible pour pouvoir aller se
battre où cela ne lřétait pas. LřAragon tenue en main par Suchet
dut ainsi fournir les ressources nécessaires pour conquérir la
Catalogne et Valence. Ces levées de taxes au profit de la machine
de guerre française ôtaient à celle-ci lřoccasion de gagner quel-
ques sympathies dans les territoires où la résistance était faible31.
En Andalousie, le maréchal Soult nřéprouvait nulle compassion
pour la population. Sa politique conciliatrice en matière reli-
gieuse put exercer un effet lénifiant, mais la spoliation des habi-
tants ne put asseoir une pacification durable. Il mit lřéconomie
andalouse en coupe réglée, imposant des contributions déme-
surées par rapport à la fiscalité dřAncien Régime32. Le respect
des populations tant prôné en Égypte ne sřest pas retrouvé en
Italie ni en Espagne sous lřEmpire, comme si lřabsence de
Napoléon du terrain le rendait moins sensible aux réalités
humaines.

Se concilier les élites


La coopération des élites locales est indispensable. En
Égypte, Bonaparte nřapprouve pas la façon dont les traite le
général commandant la province du Menouf et en même temps,
comprenant les difficultés dřune telle situation, il ménage son
subordonné et lřassure de sa confiance : ŖJe n‟approuve pas non
plus que vous ayez fait arrêter le divan sans avoir approfondi s‟il
était coupable ou non, et de l‟avoir relâché douze heures après :
ce n‟est pas le moyen de se concilier un parti. Étudiez les peuples
chez lesquels vous êtes ; distinguez ceux qui sont les plus
susceptibles d‟être employés ; faites quelquefois des exemples
justes et sévères, mais jamais rien qui approche du caprice et de
la légèreté. Je sens que votre position est souvent embarrassante,
et je suis plein de confiance dans votre bonne volonté et votre
connaissance du cœur humain ; croyez que je vous rends la

31
Don W. Alexander, Rod of Iron. French Counterinsurgency Policy in
Aragon during the Peninsular War, Wilmington, Del., Scholarly Resources,
1985, p. 78.
32
Jean-Marc Lafon, L‟Andalousie et Napoléon. Contre-insurrection, colla-
boration et résistances dans le midi de l‟Espagne (1808-1812), Paris, Nouveau
Monde éditions-Fondation Napoléon, 2007, pp. 500, 507, 530, 531.
Napoléon et la guerre irrégulière 237

justice qui vous est dueŗ33. Toute la difficulté du commandant


dřune force dřoccupation est dans cette lettre, qui révèle aussi la
finesse psychologique de Bonaparte et son aptitude à se faire
comprendre et obéir. En quittant lřÉgypte, il laisse le commande-
ment et une série dřinstructions à Kléber. Quoi quřils fassent, les
Français auront toujours les chrétiens comme amis. Il faut
cependant empêcher ceux-ci dřêtre trop insolents, afin que les
Turcs nřaient pas contre les Français le même fanatisme que
contre les chrétiens : ŖIl faut endormir le fanatisme en attendant
qu‟on puisse le déraciner. En captivant l‟opinion des grands
cheiks du Caire, on a l‟opinion de toute l‟Égypte et de tous les
chefs que ce peuple peut avoir. Il n‟y en a aucun moins
dangereux pour nous que des cheiks qui sont peureux, ne savent
pas se battre, et qui, comme tous les prêtres, inspirent le fana-
tisme sans être fanatiquesŗ34.
Un mémoire est dicté sur la façon dont lřÉgypte a été
administrée par Bonaparte. Il reprend le contenu des instructions
données aux généraux. Pour avoir une influence immédiate sur
des peuples si étrangers, il faut passer par des intermédiaires. Il
faut leur donner des chefs, sans quoi ils sřen choisiront eux-
mêmes. Les ulémas et les docteurs de la loi ont été préférés parce
quřils avaient une autorité naturelle, parce quřils étaient les
interprètes du Coran, et que les plus grands obstacles éprouvés
dans lřoccupation provenaient des idées religieuses. Les ulémas,
ajoute Bonaparte, avaient également des mœurs douces, aimaient
la justice, étaient riches et animés de bons principes de morale.
Cřétaient sans contredit les plus honnêtes gens du pays. Ils ne
savaient pas monter à cheval, nřavaient lřhabitude dřaucune
manœuvre militaire et étaient donc peu propres à prendre la tête
dřun mouvement armé. Ils furent le canal dont Bonaparte se
servit pour gouverner le pays. Il accrut leur fortune, leur donna en
toutes circonstances les plus grandes marques de respect. Il leur
fit rendre les premiers honneurs militaires. En flattant leur vanité,
il satisfit celle de tout le peuple. Tous ces soins nřauraient rien
valu si le plus profond respect nřavait été constamment manifesté
pour lřislam et si les coptes chrétiens, grecs et latins, avaient
bénéficié de quelque émancipation. Bonaparte veilla au contraire
33
Corresp. gén., II, n° 2850, p. 286, au général Zayonchek, Le Caire,
29 thermidor an VI-16 août 1798.
34
Ibid., II, n° 4758, p. 1087, au général Kléber, Alexandrie, 5 fructidor an
VII-22 août 1799.
238 Stratégique

à ce quřils fussent encore plus soumis, plus respectueux pour les


choses et les personnes qui tenaient à lřislam que par le passé. Il
faut se donner les plus grands soins pour persuader les musul-
mans quřon aime le Coran et quřon vénère le Prophète : ŖUn seul
mot, une seule démarche mal calculée, peut détruire le travail de
plusieurs annéesŗ. Bonaparte nřa jamais permis que son admi-
nistration agît directement sur les personnes ou le temporel des
mosquées. Il sřen rapporta toujours aux ulémas et les laissa agir.
Dans toute discussion contentieuse, lřautorité française devait
être favorable aux mosquées et aux fondations pieuses. Il valait
mieux perdre quelques droits et ne pas donner lieu à calomnier
les dispositions secrètes de lřadministration sur ces matières si
délicates. Ce moyen fut le plus puissant de tous, estime Bona-
parte. Il fit aussi modifier partiellement les uniformes de ses
troupes pour quřils ressemblent davantage à la mode orientale35.
Dans les campagnes ultérieures, ses généraux suivirent plus
ou moins les mêmes procédés, en les adaptant aux données
locales. En Calabre (1806-1807), le maréchal Masséna joua sur la
convergence dřintérêts entre les autorités françaises et la bour-
geoisie locale, première victime des exactions des insurgés, pour
assurer le maintien de lřordre. Il favorisa la formation de gardes
civiques, sorte de milice dřautodéfense qui sřéquipait à ses frais.
Les généraux français se servaient aussi des rivalités ethniques
opposant les Calabrais aux communautés albanaises réfugiées là-
bas depuis la conquête de leur pays par les Turcs au XVe siècle36.
En Espagne, le général Savary, en mission à Madrid en juin 1808,
se fit dire par Napoléon quřil ne suffisait pas de rendre les auto-
rités responsables ; il fallait aussi leur en donner les moyens. Pour
cela, il fallait désarmer et former quatre compagnies des gardes
nationales des plus recommandables du pays, pour appuyer les
alcades et maintenir la tranquillité ; ceux-là seraient responsables
sřils ne la maintenaient pas. À cette responsabilité des plus
considérables de chaque ville, on joindrait celle des évêques et
des couvents37. Passé du trône de Naples à celui de Madrid,
Joseph Bonaparte se fit préciser comment les élites locales
devaient le servir. Pour que le pays soit bien soumis, les inten-

35
[Napoléon], ŖCampagnes dřÉgypte et de Syrieŗ, Corresp., XXX,
pp. 83-86.
36
N. Cadet, art. cit., pp. 74-75.
37
Corresp., XVII, n° 14117, p. 322, note pour le général Savary, en mission
à Madrid, Bayonne, 19 juin 1808.
Napoléon et la guerre irrégulière 239

dants, corrégidors et magistrats supérieurs auxquels le peuple


avait lřhabitude dřobéir, devaient être nommés par lui et se rendre
dans les provinces, y faire des proclamations, pardonner aux
révoltés qui rentreraient leurs armes, et surtout faire des circu-
laires aux alcades et curés. Ceux-ci comprendraient alors quřils
sont sous le gouvernement de Joseph. Les intendants et corrégi-
dors devaient aussi communiquer avec les ministres du nouveau
roi et leur révéler les différents renseignements qui arrivaient à
leur connaissance38. En Aragon, Suchet dirigea lřadministration
de la province avec beaucoup dřintelligence. Il sřassura dřun
modus vivendi avec lřÉglise et parvint adroitement à faire entrer
la noblesse locale dans lřadministration, ce qui, avec lřappoint de
quelques fonctionnaires français, donna à celle-ci une efficacité
réelle39. En Andalousie, Soult déploya une politique de classe en
faveur des oligarchies municipales, qui dépendaient de leur assise
locale et avaient surtout investi en trains de labour, outillage et
contrats de fermage à court et moyen terme. Soult protégea
lřexercice du culte, lřordre social et la propriété, suivant stricte-
ment en cela la politique voulue par Napoléon40.

SE RENSEIGNER ET DÉSARMER
Le renseignement est essentiel pour Napoléon dans toute
forme de guerre. Pour prévenir un soulèvement, en Égypte, il
interdit cependant de recourir à la torture : ŖL‟usage barbare de
faire bâtonner les hommes prévenus d‟avoir des secrets impor-
tants à révéler doit être aboli. Il a été reconnu de tout temps que
cette manière d‟interroger les hommes, en les mettant à la
torture, ne produit aucun bien. Les malheureux disent tout ce qui
leur vient à la tête et tout ce qu‟ils voient qu‟on désire savoir. En
conséquence, le général en chef défend d‟employer un moyen que
réprouvent la raison et l‟humanitéŗ41.
Comme déjà dit plus haut dans lřinstruction à Menou et
dans la lettre du 20 novembre 1808 à Joseph, le désarmement
préventif est une mesure qui sřimpose. À Naples, où son frère

38
Ibid., XVIII, n° 14499, p. 74, à Joseph Napoléon, Burgos, 20 novembre
1808.
39
D. W. Alexander, op. cit., p. 60.
40
J.-M. Lafon, op. cit., pp. 523-524.
41
Corresp. gén., II, n° 3656, p. 613, à Berthier, Le Caire, 21 brumaire an
VII-11 novembre 1798.
240 Stratégique

Joseph a pris la couronne en 1806, Napoléon prévient quřil doit


sřattendre à une insurrection et quřil faut désarmer préventive-
ment : ŖMettez bien ceci dans vos calculs, écrit-il, que, quinze
jours plus tôt ou plus tard, vous aurez une insurrection. C‟est un
événement qui arrive constamment en pays conquis. […] Quel-
que chose que vous fassiez, vous ne vous soutiendrez jamais dans
une ville comme Naples par l‟opinion. […] J‟imagine que vous
avez du canon dans vos palais et que vous avez pris toutes les
mesures pour votre sûreté. Vous ne pourrez trop veiller sur tout
votre monde. Les Français sont d‟une confiance et d‟une légèreté
sans exemple. […] Désarmez, désarmez ! Mettez de l‟ordre dans
cette immense ville. Tenez vos parcs dans des positions où la
canaille ne puisse pas prendre vos canonsŗ42. Une autre mesure
préventive est de montrer régulièrement ses troupes. Joseph, à
Naples, sřentend dire quřil ne doit y avoir aucun village dans son
royaume qui nřait vu ses troupes, Ŗet qu‟il importe cependant que
les habitants n‟aient pas à s‟en plaindreŗ43.

Bien placer ses troupes et les garder réunies


Le placement judicieux des troupes est important pour
prévenir un soulèvement. Au Caire, le général gouverneur de la
place reçoit lřordre de ne pas disséminer ses troupes pour assurer
la tranquillité de la ville : ŖQuelques officiers de service qui
courent la ville, quelques sergents de planton qui se croisent sur
des ânes, quelques adjudants-majors qui visitent les endroits les
plus essentiels, quelques Francs qui se faufilent dans les marchés
et les différents quartiers, et quelques compagnies de réserve
pour pouvoir envoyer dans les endroits où il y aurait quelque
trouble, sont plus utiles et fatiguent moins que des gardes fixées
sur des places et dans les carrefoursŗ44. À lřéchelle dřun pays, la
dissémination est également à proscrire. Mieux vaut tenir les
troupes dřoccupation à peu de distance de marche, de manière à
pouvoir les réunir rapidement. Napoléon lřécrit plusieurs fois à
son frère Joseph, parti occuper le trône de Naples en 1806. Il vaut
mieux que 600 hommes fassent six voyages sur divers points en
42
Corresp., XII, n° 9911, p. 121, au prince Joseph, Paris, 2 mars 1806.
43
Corresp., XII, n° 10086, p. 276, au roi de Naples, la Malmaison, 11 avril
1806.
44
Corresp. gén., II, n° 2767, p. 251, au général Dupuy, Le Caire, 17 thermi-
dor an VI-4 août 1798.
Napoléon et la guerre irrégulière 241

restant réunis que dřen envoyer 100 sur six points différents45. Il
faut éviter les petites garnisons pour avoir moins de pertes, ne
mettre de petits détachements que dans les forteresses et les
postes bien fortifiés.
Un bon système est celui des camps volants : 1 800
hommes sous un général de division et fournissant perpétuelle-
ment des colonnes de 500 à 600 hommes pour parcourir le pays.
Nulle part il ne faut avoir moins de 400 hommes46. Non seule-
ment des troupes réunies ont plus dřefficacité militaire, mais elles
se donnent confiance à elles-mêmes et elles en imposent plus aux
populations. Lorsque celles-ci ont lřhabitude dřen voir, elles
peuvent se révolter dès quřelles apprennent que les troupes se
sont portées ailleurs47. Les dragons sont particulièrement aptes à
pacifier une région occupée, si on les emploie bien, cřest-à-dire
réunis en une masse mobile. Napoléon conseille à Joseph, pour
avoir la paix en Calabre, de réunir ses cinq régiments de dragons
et dřen former une réserve avec quatre pièces dřartillerie légère,
attelées. Ces 4 000 hommes, capables de faire trente lieues en
deux jours, pourraient se porter sur tout point qui serait menacé.
300 dragons isolés perdraient lřesprit de leur arme et ne servi-
raient à rien48. Ces conseils étaient judicieux mais, en Espagne,
Napoléon commit lřerreur de ne pas laisser certaines unités au
même endroit pour assurer la pacification. Cette erreur relevait de
son éloignement et de la vue beaucoup trop abstraite quřil se
faisait de la situation. Toujours désireux dřobtenir la décision en
un seul coup, il ne comprenait pas les demandes de ses généraux
sur place qui souhaitaient maintenir leurs unités dans une région
quřelles apprenaient à connaître pour mieux la pacifier49.
Il y a toujours des points importants à occuper. Dans tous
les pays, il faut tenir les villes principales. On les contient
facilement en ayant sous sa main les personnages importants :
évêques, magistrats et gros propriétaires intéressés au maintien de

45
Corresp., XII, n° 10086, p. 276, au roi de Naples, la Malmaison, 11 avril
1806.
46
Ibid., XII, n° 10156, p. 321, au roi de Naples, Saint-Cloud, 27 avril 1806.
47
Ibid., XVII, n° 13875, p. 110, au maréchal Berthier, Bayonne, 12 mai
1808.
48
Corresp., XIII, n° 10629, pp. 63-64, au roi de Naples, Saint-Cloud, 9 août
1806.
49
D. W. Alexander, op. cit., pp. 130, 146 et 217.
242 Stratégique

lřordre50. De toute façon, il est impossible dřoccuper tous les


points. Au critère des villes principales, il faut ajouter celui des
dépôts et des hôpitaux, et avoir ses troupes sous la main pour les
porter où cela est nécessaire51. La stratégie consistant à nřoccuper
que des points cruciaux fut pratiquée par le maréchal Soult en
Andalousie. Il ne commit pas lřerreur de vouloir occuper tout le
terrain52. La situation de lřEspagne fut assimilée par Napoléon à
celle dřune guerre civile : ŖDans les guerres civiles, ce sont les
points importants qu‟il faut garder ; il ne faut pas aller
partoutŗ53. Les recherches les plus récentes ont largement corrigé
lřimage du soulèvement des peuples, en un élan patriotique
unanime, contre les armées napoléoniennes. Les désordres de
lřinvasion et de lřoccupation ont partout suscité des règlements
de compte et des affrontements entre classes. La guerre irrégu-
lière contre les forces de Napoléon sřest doublée dřune guerre
civile en Calabre et dans plusieurs régions de lřEspagne54.
La bonne garde des convois est un problème difficile dans
une guerre irrégulière. En Russie, où non seulement lřaction des
cosaques et autres partisans était à redouter, mais où les distances
étaient énormes, Napoléon fit prendre des dispositions particu-
lières. La cavalerie, lřinfanterie et lřartillerie composant chaque
convoi devaient marcher ensemble, bivouaquer en bataillon carré
autour du convoi, et ne se séparer sous aucun prétexte. Le
commandant du convoi devait bivouaquer au milieu. Tout
commandant qui manquait à ces dispositions était puni comme
négligent et coupable de la perte du convoi. Aucun convoi ne
pouvait partir sřil nřétait commandé par un officier supérieur et
escorté par 1 500 hommes dřinfanterie et de cavalerie, sans
compter les soldats du train, soit de lřartillerie, soit du génie, soit
des équipages militaires55.

50
Corresp., XVII, n° 13749, pp. 9-10, notes pour le prince de Neuchâtel,
major général de la Grande Armée, Bayonne, 16 avril 1808.
51
Ibid., XXI, n° 16921, p. 126, à Berthier, major général de lřarmée
dřEspagne, Fontainebleau, 18 septembre 1810.
52
J.-M. Lafon, op. cit., pp. 445 et 456.
53
Corresp., XVII, n° 14192, p. 382, notes pour le général Savary, Bayonne,
13 juillet 1808.
54
N. Cadet, art. cit., p. 69 ; Charles Esdaile, The Peninsular War. A New
History, Londres, Penguin Books, 2003, pp. 505-509 ; J.-M. Lafon, op. cit.,
pp. 537-538.
55
Corresp., XXIV, n° 19220, p. 227, au maréchal Berthier, Moscou,
23 septembre 1812.
Napoléon et la guerre irrégulière 243

FRAPPER VITE ET FORT


Cřest non seulement pour des raisons dřefficacité mais
aussi pour des raisons dřhumanité quřil faut frapper fort dès le
début dřune insurrection. À la fin du mois de décembre 1799, le
général chargé de pacifier les départements de lřOuest est prié de
faire confiance à ceux qui se soumettent, de se concilier les curés
et de faciliter le voyage des chefs désireux de se rendre à Paris.
Mais, sřil doit faire la guerre, ce doit être avec rapidité et sévé-
rité : Ŗc‟est le seul moyen de la rendre moins longue, par consé-
quent moins déplorable pour l‟humanitéŗ56. De même, contre une
populace menaçante, il ne faut pas tirer à blanc mais directement
à boulets et avec des balles réelles. Sinon la populace sřenhardit,
les affrontements se prolongent et font davantage de victimes :
ŖAvec la populace, tout consiste dans les premières impressions
que l‟on produit sur elle. Lorsqu‟elle voit, dans ses rangs, des
tués et des blessés, elle est frappée de terreur, et se dissipe en un
instant ; ainsi, quand on est forcé de faire feu, c‟est pour ainsi
dire mal entendre les intérêts de l‟humanité que de faire tirer à
poudre seulement ; car c‟est vouloir, au lieu d‟épargner le sang,
en faire couler une plus grande quantité qu‟il n‟est nécessaireŗ57.
Cette pratique était bien assimilée par le général Lamarque en
Calabre, qui disait : ŖIl ne faut pas adopter le système défensif, il
faut au contraire courir sur les brigandsŗ58. Sous la direction de
Masséna, de nombreux généraux et officiers savaient comment
sřy prendre avec une insurrection. Comme Napoléon, ils savaient
que le temps et lřespace jouent toujours en faveur de celle-ci.
Frapper vite et fort permet dřébranler les irréguliers, où il y a
toujours des suiveurs plutôt tièdes, à côté dřun noyau de fana-
tiques. Le général Mermet, qui servait aussi en Calabre, a bien
exprimé cette réalité : ŖDix pas en avant, disait-il, font trembler
et fuir les brigands les plus braves, deux pas en arrière donnent

56
Corresp. gén., II, n° 4825, p. 1121, au général Hédouville, Paris, 8 nivôse
an VIII-29 décembre 1799.
57
Barry E. OřMeara, Napoléon en exil à Sainte-Hélène. Relation contenant
les opinions et réflexions de Napoléon sur les événemens les plus importans de
sa vie, …, trad. de lřangl., 2e éd., 4 parties en 2 tomes en 1 vol., Bruxelles,
Voglet, 1822, I, 2e partie, pp. 129-130.
58
Archives nationales, Paris (AN), 566 AP 15, mémoire adressé au roi
Joseph par Lamarque, décembre 1806, cité par N. Cadet, art. cit., p. 73.
244 Stratégique

du courage aux brigands les plus lâchesŗ59. Les charges à la


baïonnette, en particulier, produisaient un effet de panique chez
les Calabrais.
La première campagne dřItalie fournit un bon exemple de
répression rapide et efficace dřune révolte. Aussitôt entré à Milan
à la mi-mai 1796 et nřayant pas le temps de percevoir régulière-
ment ce dont il avait besoin, Bonaparte extorqua en une fois vingt
millions aux Lombards, en faisant saisir les dépôts des monts-de-
piété et certains objets religieux60. Cela poussa immédiatement
plusieurs cités à la révolte. À Milan, la troupe intervint. Reparti
en campagne, le général en chef français revint à bride abattue. Il
fit incendier un village et arriva devant Pavie. Les portes de la
ville furent enfoncées à coups de hache, une colonne de grena-
diers appuyée par deux pièces de canon entra au pas de charge,
malgré une grêle de pierres et une fusillade nourrie et mit en fuite
les révoltés. Des otages furent pris et les principaux meneurs
furent fusillés. La révolte fut ainsi très rapidement étouffée61.
Guglielmo Ferrero, pourtant peu favorable à Bonaparte, reconnaît
que la révolte fut vite maîtrisée et sans la mise à exécution de
toutes les menaces proférées62.
Frapper de terreur, surprendre, cřest aussi ce que recom-
mande Bonaparte à Desaix contre les mameluks, qui nřont pas la
discipline ni lřorganisation des armées européennes. Parti avec
lřavant-garde en direction du Caire, peu après le débarquement à
Alexandrie, Desaix doit cacher ses principaux moyens et ne pas
se laisser impressionner par quelques cavaliers : ŖVous ne
rencontrerez probablement que quelques pelotons de cavalerie ;
masquez votre cavalerie : ne leur présentez que des pelotons
d‟infanterie, ce qui leur donnera la confiance de se tenir à portée
de la carabine, et pourra vous mettre à même d‟en prendre

59
AN, 304 MI 45, lettre du général Mermet au général Verdier, Scigliano,
s.d. [fin 1806], citée par Idem.
60
Guglielmo Ferrero, Bonaparte en Italie (1796-1797), trad. de lřital., Paris,
De Fallois, 1994 (1re éd. 1936), p. 56 ; Alain Pillepich, ŖLes Lombards face à
lřintervention françaiseŗ, Actes du colloque „La liberté en Italie (1796-1797)
organisé par le Centre d‟études d‟histoire de la Défense, 7 juin 1996, tiré à
part du n° 408 de la Revue du Souvenir napoléonien, Paris, s.d., pp. 56-57.
61
André Masséna et Jean-Baptiste Koch, Mémoires de Masséna, rédigés
d‟après les documents qu‟il a laissés et sur ceux du Dépôt de la guerre et du
Dépôt des fortifications, 7 vol. et un atlas, Paris, Paulin et Lechevalier, 1848-
1850 ; Jean de Bonnot, 1966, II, p. 74.
62
G. Ferrero, op. cit., p. 58.
Napoléon et la guerre irrégulière 245

quelques-uns. Ne faites point usage de votre artillerie légère. Il


faut la ménager pour le grand jour où nous aurons à combattre
quatre ou cinq mille chevaux. Ne faites aucun usage de votre
artillerie, à moins que ce ne soit contre des maisons. L‟art ici
consiste à tenir tous mes moyens extraordinaires cachés, pour
n‟en faire usage, et les surprendre d‟autant plus, que lorsque
nous aurons de grandes forces à combattreŗ63.

MISER SUR L’ORDRE ET LA DISCIPLINE DES


RÉGULIERS
Napoléon a la conviction quřune force militaire organisée
triomphe toujours dřune foule ou dřun groupe dřirréguliers,
même supérieurs en nombre : ŖToute troupe qui n‟est pas orga-
nisée est détruite lorsqu‟on marche à elleŗ64. Quel que soit le
nombre des irréguliers, il faut marcher droit à eux et dřune
résolution ferme. Ils sont incapables de tenir. Il ne faut ni les
biaiser, ni les manœuvrer, mais courir dessus65. La résolution et
la rapidité sont essentielles. Il ne faut pas hésiter. Napoléon sřest
fait une idée sur la manière de combattre des Turcs : ŖL‟Ottoman
est en général adroit, fort, brave et bon tirailleur ; il se défend
parfaitement derrière un mur ; mais, en rase campagne, le défaut
d‟ensemble, de discipline et de tactique, le rend très peu redou-
table. Des efforts isolés ne peuvent rien contre un mouvement
d‟ensembleŗ66. ŖLes mameluks étaient mieux montés, mieux
exercés et mieux armés que les cavaliers français : ils avaient
deux paires de pistolets, un tromblon, une carabine, un casque
avec visière, une cotte de mailles, plusieurs chevaux, plusieurs
hommes de pied pour les servir. Mais 100 cavaliers français ne
craignaient pas 100 mameluks ; 300 n‟en craignaient pas 400 ;
600 n‟en craignaient pas 900, et dix escadrons mettaient 2 000
mameluks en déroute, tant était primordiale l‟influence de la

63
Corresp. gén., II, n° 2569, p. 164, au général Desaix, Alexandrie, 15
messidor an VI-3 juillet 1798.
64
Corresp., XII, n° 10156, p. 321, au roi de Naples, Saint-Cloud, 27 avril
1806.
65
Ibid., XVIII, n° 14730, p. 236, à Joseph Napoléon, Valladolid, 16 janvier
1809, au soir.
66
[Napoléon], ŖCampagnes dřÉgypte et de Syrieŗ, Corresp., XXX, p. 53.
246 Stratégique

tactique, de l‟ordre et des évolutions régulièresŗ67. Il faut de


lřordre mais pas de manœuvre compliquée, surtout pas dřattaque
combinée. Desaix doit arriver devant les mameluks de Mourad-
Bey avec toutes ses forces68. Il ne doit point diviser celles-ci dans
lřidée dřenvelopper lřennemi. Ces manœuvres sont trop incer-
taines dans les pays coupés comme la vallée du Nil69.
En plaine, contre une formation de lřarmée française, les
irréguliers, même plus nombreux, nřont aucune chance. De multi-
ples exemples le prouvent. Devant Cassano en Calabre, début
août 1806, une poignée de chasseurs à cheval du 9e régiment
disperse en le sabrant un important rassemblement de paysans en
armes. À plusieurs reprises, sur le même théâtre dřopérations, les
troupes de Masséna emploient une tactique infaillible : une
colonne marche de front sur les insurgés, au pas de charge et
baïonnette croisée, ou bien elle fixe les insurgés par un feu
nourri, pendant que des voltigeurs partent sur le côté pour aller
leur tomber sur le flanc, provoquant leur panique70. Le 24 octobre
1811, le général espagnol Blake sort de Valence avec 30 000
hommes pour aller délivrer Sagonte, assiégée par le maréchal
Suchet. Celui-ci porte son armée en avant. Dans une plaine cou-
verte dřoliviers et de caroubiers, il balaie les Espagnols, compo-
sés pourtant en partie de troupes régulières, leur prend 4
drapeaux, 12 canons, 4 200 fusils et 4 681 prisonniers. Le rapport
numérique était de 14 000 à 27 000 hommes en faveur des
Espagnols71.

MÉNAGER SES TROUPES ET SES COMMUNICATIONS


Napoléon recommande dřéviter les marches inutiles contre
des irréguliers particulièrement aptes à se fondre dans la nature.
À propos de lřEspagne, où le soulèvement vient dřéclater en

67
[Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art
de la guerreŗ, Corresp., XXXI, pp. 320-322.
68
Corresp. gén., II, n° 3074, p. 384, à Desaix, Le Caire, 18 fructidor an VI-4
septembre 1798.
69
Ibid., II, n° 3067, p. 381, à Berthier, Le Caire, 18 fructidor an VI-4
septembre 1798.
70
N. Cadet, art. cit., p. 77.
71
Charles Oman, A History of the Peninsular War, V. October 1811 to
August 31, 1812. Valencia, Ciudad Rodrigo, Badajoz, Salamanca, Madrid,
Oxford, 1914, Londres, Greenhill Books, 1996, p. 45.
Napoléon et la guerre irrégulière 247

juillet 1808, le souci dřéconomiser les hommes est affirmé dřem-


blée, alors que lřempereur nřintervient pas encore personnelle-
ment et que la guérilla ne fait que débuter : ŖDans une guerre de
cette nature, il faut du sang-froid, de la patience et du calcul, et il
ne faut pas épuiser les troupes en fausses marches et contre-
marches. Il ne faut pas croire, quand on a fait une fausse marche
de trois à quatre jours, qu‟on l‟ait réparée par une contre-
marche ; c‟est ordinairement deux fautes au lieu d‟uneŗ72.
Jamais il ne faut perdre sa ligne de communication. Le
principe est valable dans toute guerre. Sur cette ligne se trouvent
les hôpitaux, les secours pour les malades, les munitions de
guerre, les vivres, le lieu où lřarmée peut se réorganiser, se
refaire. À son frère Joseph qui, en septembre 1808, voudrait
regrouper toutes ses forces en coupant momentanément toute
communication avec la France, Napoléon répond quřil faut
dřautant plus surveiller sa ligne quand on a affaire à une
insurrection : ŖOn n‟entend pas perdre sa ligne de communi-
cation, quand elle est inquiétée par des barbets, des miquelets73,
des paysans insurgés et, en général, par ce qu‟on nomme à la
guerre des partisans. Cela arrête des courriers, quelques hom-
mes isolés qui percent toujours, quelque parti que l‟on prenne,
mais n‟est pas dans le cas de faire front à une avant-garde ou à
une arrière-garde ; alors cela n‟est rienŗ74. On retrouve lřidée
quřune troupe régulière en avant ou en arrière de lřarmée
dissipera les partisans et maintiendra la communication.

LANCER DES COLONNES MOBILES


Dřune manière générale, la méthode préconisée par Napo-
léon pour lutter contre les partisans est dřorganiser des colonnes
mobiles, comme cela se fit en Vendée. Il conseille à son frère
Joseph dřen organiser quatre en Calabre, chacune de 700 à 800
hommes, avec des unités corses parlant italien, Ŗquelque cava-

72
Corresp., XVII, n° 14223, p. 409, notes sur la position actuelle de lřarmée
en Espagne, Bayonne, 21 juillet 1808.
73
Partisans auxquels les troupes de Louis XIV durent faire face : les Barbets
étaient des protestants vaudois du versant piémontais des Alpes ; les
Miquelets, des Pyrénéens défenseurs de la cause des Habsbourg durant la
guerre de succession dřEspagne.
74
Corresp., XVII, n° 14347, p. 528, à Joseph Napoléon, roi dřEspagne,
Kaiserslautern, 24 septembre 1808.
248 Stratégique

lerie et beaucoup d‟infanterie, réparties dans les différentes


parties de cette province, et envoyant des détachements partout.
Il n‟y aura pas un mois que ces colonnes seront établies qu‟elles
connaîtront toutes les localités, qu‟elles seront mêlées avec les
habitants, et qu‟elles auront fait une bonne chasse aux brigands.
Il faut les faire fusiller sur-le-champ dès qu‟il y en a d‟arrêtés.
[…] Mais tenez la main à ce que les généraux ne volent pas. S‟ils
se conduisent arbitrairement, s‟ils vexent et dépouillent les
citoyens, ils soulèveront les provinces. Il faut frapper hardiment,
destituer honteusement et livrer à une commission militaire le
premier qui voleraŗ75. Les colonnes mobiles vont de pair avec le
maintien des troupes réunies. Napoléon explique bien cela à
Murat à la veille de lřinsurrection madrilène du 2 mai 1808. Il a
appris quřun régiment avait été envoyé de lřEscurial dans un
village. Un régiment peut être détaché pour faire un exemple
mais il doit rentrer sur-le-champ. Si, à chaque émeute qui aura
lieu, Murat envoie un régiment ou un bataillon, il nřaura bientôt
plus dřarmée. Si les villages sřaccoutument à avoir des garnisons,
ils se révolteront dès que Murat les retirera. Il doit envoyer des
colonnes mobiles, qui ne doivent pas être absentes de plus de huit
jours, et rentrer dès que leur mission est finie76.
Lorsque lřEspagne sřest embrasée, les ordres sont toujours
donnés dans le même sens. Berthier doit écrire aux généraux
Dorsenne, Caffarelli et Thouvenot Ŗqu‟on suit dans le pays où ils
sont un détestable système ; que des forces immenses sont
rassemblées dans des villages contre des bandes de brigands qui
sont actives, de sorte qu‟on est continuellement exposé à des
événements désagréables, tandis que l‟inverse devrait être fait ;
que des points principaux devraient être occupés, et que de là
devraient partir des colonnes mobiles pour poursuivre les
brigands ; que, si les choses étaient conduites ainsi, on éviterait
beaucoup de malheurs particuliers ; qu‟il faut se hâter de suivre
ce plan et de faire une guerre active aux brigands ; que l‟expé-
rience de la Vendée a prouvé que le meilleur était d‟avoir des
colonnes mobiles, disséminées et multipliées partout, et non des
corps stationnairesŗ77.

75
Ibid., XII, n° 10118, p. 298, au roi de Naples, Saint-Cloud, 21 avril 1806.
76
Lettres inédites, I, n° 273, p. 187, au prince Murat, Bayonne, 29 avril 1808,
10 h.
77
Corresp., XXIII, n° 18276, p. 27, à Berthier, major général de lřarmée
dřEspagne, Saint-Cloud, 20 novembre 1811.
Napoléon et la guerre irrégulière 249

Malgré la distance, Napoléon voyait juste. Le séjour


prolongé des troupes de Caffarelli dans un village exposait
lřAragon à une nouvelle attaque de la guérilla78. En Andalousie,
Soult utilisa à bon escient des colonnes mobiles79. Masséna avait
fait de même en Calabre, Lamarque dans le Cilento et Duhesme
en Basilicate. Les colonnes se réduisaient là à des détachements
de 250 à 400 hommes : des fantassins, un peloton de cavaliers et
quelques auxiliaires locaux, parfois avec une pièce dřartillerie
légère. En se montrant régulièrement dans les bourgs et le
villages, ils contribuaient à raffermir le courage des partisans du
roi Joseph et signifiaient aux rebelles que lřarmée française était
bien présente sur le terrain. Des unités de supplétifs recrutés sur
place épaulèrent progressivement celle-ci80.

Faire des exemples


Brûler un village ou faire exécuter quelques meneurs
ressortissent aux modes éternels de la répression. En Égypte, les
méthodes sřadaptent aux mœurs orientales. Bonaparte écrit au
général gouverneur de la province de Menouf de traiter les Turcs
avec la plus grande sévérité. Tous les jours, au Caire, il fait
couper trois têtes et les fait promener dans la ville : Ŗc‟est le seul
moyen, dit-il, de venir à bout de ces gens-ciŗ81. Dans la province
de Mansourah, où des villages se sont révoltés, Bonaparte fait
brûler le plus coupable, prendre des otages et menacer les autres
villages de semblables représailles82. Mais, pour avoir valeur
dřexemples et empêcher lřengrenage de la violence, ces procédés
répressifs alternent avec des tentatives dřapaisement, comme en
témoigne cette phrase dřune lettre au général Vial : ŖTâchez de
faire retourner la masse des habitants d‟El-Choarah et de Lesbé,
en leur accordant un pardon généralŗ83. Manier la carotte et le
bâton : tel est aussi lřessentiel des instructions au général Brune,

78
D. W. Alexander, op. cit., p. 134.
79
J.-M. Lafon, op. cit., p. 527.
80
N. Cadet, art. cit., pp. 74-75.
81
Corresp. gén., II, n° 2691, p. 222, au général Zayonchek, Le Caire,
12 thermidor an VI-30 juillet 1798.
82
Ibid., II, n° 3033, p. 368, au général Dugua, Le Caire, 14 fructidor an VI-
31 août 1798.
83
Ibid., II, n° 3402, p. 512, au général Vial, Le Caire, 15 vendémiaire an VII-
6 octobre 1798.
250 Stratégique

commandant de lřarmée de lřOuest, sur la conduite à tenir envers


les Chouans, au début du Consulat. Tout individu qui se soumet-
tra sera bien accueilli. Mais Brune ne doit plus tolérer aucune
réunion de chefs et nřavoir plus aucune espèce de pourparler
diplomatique. Il sera très tolérant pour les prêtres, se montrera
sévère envers les grandes communes pour les obliger à se garder
et à protéger les petites. Il nřépargnera pas les communes qui se
conduiraient mal, brûlera quelques métairies et quelques gros
villages dans le Morbihan, et commencera à faire quelques
exemples. Ses troupes ne manqueront ni de pain, ni de viande, ni
de solde. ŖCe n‟est qu‟en leur rendant la guerre terrible que les
habitants eux-mêmes se réuniront contre les brigands et sentiront
enfin que leur apathie leur est funesteŗ84.
Après Marengo, certaines populations dřItalie donnent
encore du fil à retordre. À Arezzo, une régence sřest constituée
pour sřopposer aux Français et la ville a dû être prise dřassaut. Le
Premier consul espère quřArezzo a été punie. ŖIl faut être là-
dessus impitoyable, précise-t-il. Il faut aussi, si on se révolte dans
quelques coins, faire des exemples sévères. Tous les peuples
étrangers, mais surtout les Italiens, ont besoin de temps en temps
de répression sévèreŗ85. À Junot, qui est parti réprimer une insur-
rection dans les États de Parme et de Plaisance, la valeur des
exemples est rappelée dans plusieurs courriers. Il doit faire brûler
un gros village, faire fusiller une douzaine dřinsurgés et former
des colonnes mobiles Ŗafin de saisir partout les brigands et de
donner un exemple au peuple de ces paysŗ86. Faire un exemple
sévère épargne le sang de bien des milliers dřhommes. ŖRien
n‟est plus salutaire que des exemples terribles donnés à
proposŗ87. Sans cela, les peuples dřItalie seront toujours prêts à se
révolter88. Il faut donner un grand éclat au village brûlé, en faire
une grande description dans tous les journaux. ŖIl y aura beau-

84
Ibid., III, n° 4872, p. 39, au général Brune, Paris, 24 nivôse an VIII-
14 janvier 1800.
85
Ibid., III, n° 5743, p. 435, au général Brune, commandant en chef de
lřarmée dřItalie, Paris, 13 brumaire an IX-4 novembre 1800.
86
Corresp., XI, n° 9678, p. 543, au général Junot, Stuttgart, 19 janvier 1806.
87
Ibid., XII, n° 9744, p. 5, à Junot, Paris, 4 février 1806 ; n° 9772, pp. 18-19,
à Junot, Paris, 7 février 1806.
88
Ibid., XII, n° 9844, p. 62, à Junot, Paris, 18 février 1806.
Napoléon et la guerre irrégulière 251

coup d‟humanité et de clémence dans cet acte de rigueur, parce


qu‟il préviendra d‟autres révoltesŗ89.
Ces pratiques furent suivies en Calabre. Des tribunaux
dřexception furent mis sur pied et prononcèrent des condamna-
tions sévères, des villages furent incendiés, des rebelles décapités
et leurs têtes exposées, sur lřordre du général Lamarque, qui se
signalera pourtant plus tard par ses idées libérales. Il y avait une
volonté de frapper de terreur les populations en donnant un aspect
saisissant aux châtiments infligés. Des otages furent pris parmi
les notables les plus influents. Une répression sévère nřa valeur
dřexemple que si elle nřexaspère pas la population et ne la
conduit pas au désespoir. Après le châtiment exemplaire, il faut
ouvrir une porte de sortie. Les victimes des révoltés calabrais
furent indemnisées et surtout les chefs français étaient disposés à
promettre la vie sauve et la liberté aux rebelles qui se rendaient.
En août 1806, au nom du roi Joseph, Masséna lança une
promesse dřamnistie générale, excluant toutefois les chefs des
insurgés90.

Bombarder et miner une ville révoltée


Napoléon ne se fait aucune illusion sur les moyens impor-
tants dont il faut faire usage contre une population rebelle qui se
défend dans une ville fortifiée. En août 1808, il demande pour
lřEspagne une Ŗgrande quantité d‟obus à cause du grand nombre
de projectiles dont on est obligé de faire usage dans une guerre
d‟insurrectionŗ91. Le génie et particulièrement les compagnies de
mineurs devront utiliser leurs connaissances spécialisées : ŖLa
guerre d‟Espagne est comme celle de Syrie ; on fera autant par
les mines que par le canonŗ92. Le siège de Saragosse, contre une
population fanatisée, verra effectivement des bombardements par
des obusiers et un travail patient dřexplosion des maisons par les
mineurs du génie93.

89
Ibid., XII, n° 9852, p. 66, à Junot, Paris, 19 février 1806.
90
N. Cadet, art. cit., pp. 79-80.
91
Corresp., XVII, n° 14265, pp. 456-457, au général Clarke, Saint-Cloud, 22
août 1808.
92
Ibid., XVII, n° 14273, pp. 467, au général Clarke, Saint-Cloud, 27 août
1808.
93
Bruno Colson, Le général Rogniat, ingénieur et critique de Napoléon,
Paris, ISC-Economica, 2006, pp. 169-188.
252 Stratégique

De tels sièges sont particulièrement acharnés et il sřensuit


souvent de furieux combats de rues. Lorsque Murat est son
lieutenant à Madrid, en avril 1808, avant que le soulèvement
nřéclate, lřempereur lui fait cette recommandation : ŖVous devez
vous souvenir des circonstances où, sous mes ordres, vous avez
fait la guerre dans de grandes villes. On ne s‟engage point dans
les rues ; on occupe les maisons des têtes de rues et on établit de
bonnes batteriesŗ94. Trois mois plus tard, lřEspagne sřest embra-
sée. Saragosse est assiégé : Ŗune ville de 40[000] à 50 000 âmes
défendue par un mouvement populaire ne se prend qu‟avec du
temps et de la patience. Les histoires des guerres sont pleines de
catastrophes des plus considérables pour avoir brusqué et s‟être
enfourné dans les rues étroites des villes. L‟exemple de Buenos-
Aires et des 12 000 Anglais d‟élite qui y ont péri en est une
preuveŗ95.

Pacifier
Pour arriver à pacifier, il faut des moyens autres que
militaires : ŖLes provinces conquises doivent être contenues dans
l‟obéissance au vainqueur par des moyens moraux, la responsa-
bilité des communes, le mode d‟organisation de l‟administration.
Les otages sont un des moyens les plus puissants, lorsque les
peuples sont persuadés que la mort de ces otages est l‟effet
immédiat de la violation de leur foiŗ96. La coopération des élites
locales est aussi indispensable pour assurer la pacification quřelle
lřétait avant lřéclatement du soulèvement. Se pose alors la
question du recrutement de troupes locales, pour épauler les
occupants, voire assurer leur relève. Certaines conditions doivent
être remplies pour que lřesprit public y soit favorable. Il ne faut
pas, surtout, que lřarmée dřoccupation vive sur le pays. Cřétait le
cas en Italie en 1796 : ŖCette circonstance, d‟être obligé de vivre

94
Corresp., XVI, n° 13733, p. 487, au grand-duc de Berg, Bordeaux, 10 avril
1808, midi.
95
Ibid., XVII, n° 14223, p. 410, notes sur la position actuelle de lřarmée en
Espagne, Bayonne, 21 juillet 1808. Le 5 juillet 1807, 9 000 (plutôt que 12 000)
soldats britanniques attaquèrent Buenos Aires, pénétrèrent dans les rues et y
subirent de lourdes pertes, soumis au feu des défenseurs tirant à partir des
maisons et des terrasses.
96
[Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art
de la guerreŗ, Corresp., XXXI, p. 365.
Napoléon et la guerre irrégulière 253

des ressources locales, retarda beaucoup l‟esprit public de l‟Ita-


lie. Si, au contraire, l‟armée française avait pu être entretenue
des deniers de la France, dès les premiers jours on eût pu lever
des corps nombreux d‟Italiens. Mais vouloir appeler une nation à
la liberté, à l‟indépendance, vouloir que l‟esprit public se forme
au milieu d‟elle, qu‟elle lève des troupes, et lui enlever en même
temps ses principales ressources, sont deux idées contradictoires,
et c‟est dans leur conciliation que consiste le talentŗ97.
On peut lever des troupes si un certain enthousiasme se
manifeste. Sřil manque, mieux vaut ne rien lever. À Joseph, roi
de Naples en 1806, Napoléon conseille de ne pas lever de gardes
provinciales. Rien ne serait plus dangereux : ŖCes gens-là s‟enor-
gueilliront et croiront n‟être pas conquis. Tout peuple étranger
qui a cette idée n‟est pas soumisŗ98. Cela nřempêcha pas Masséna
de créer des unités de gardes civiques, constituées de proprié-
taires intéressés au maintien de lřordre et sřéquipant à leurs frais.
Ces unités de supplétifs eurent une certaine efficacité et contri-
buèrent à fermer progressivement une partie du territoire cala-
brais aux insurgés, les régiments français pouvant partir traquer et
détruire les bandes rebelles99. En Andalousie, des gardes civiques
furent formées dans plusieurs localités dřimportance variée et
concrétisèrent le lien entre les autorités françaises et les élites
locales. Aux secondes, elle garantissait la défense de leurs pro-
priétés et une marge de manœuvre face aux exigences de lřoccu-
pant. Aux premières, elles fournissaient des garnisons dřappoint
et la possibilité dřaffecter lřarmée du Midi à des tâches de
Ŗgrande guerreŗ100. En Aragon, le maréchal Suchet ne put jamais
attirer plus de 400 supplétifs locaux sur une population totale
excédant le demi-million, même au moment où la pacification
réussissait. Mais les Aragonais ne soutenaient pas les insurgés
avec plus dřenthousiasme101.
Faisant le bilan de la guerre dřEspagne à Sainte-Hélène,
lřexilé formule certains regrets : ŖLes peuples conquis ne devien-
nent sujets du vainqueur que par un mélange de politique et de
sévérité, et par leur amalgame avec l‟armée. Ces choses ont

97
[Napoléon], ŖCampagnes dřItalie (1796-1797)ŗ, Corresp., XXIX, p. 113.
98
Corresp., XIII, n° 10629, p. 61, au roi de Naples, Saint-Cloud, 9 août 1806.
99
N. Cadet, art. cit., pp. 74-75.
100
J.-M. Lafon, op. cit., p. 523.
101
D. W. Alexander, op. cit., pp. 103 et 105.
254 Stratégique

manqué en Espagneŗ102. La leçon de la Vendée nřa pas suffisam-


ment servi : ŖIl n‟y a que des moyens politiques et moraux qui
puissent maintenir les peuples conquis ; l‟élite des armées de la
France n‟a pas pu contenir la Vendée, qui ne compte que
5[00 000] à 600 000 habitantsŗ103. Dans les provinces insurgées
du royaume de Naples en 1806-1807, Joseph Bonaparte et
Masséna étaient conscients quřune politique de pacification
devait accompagner la force des armes104. Mais en Espagne,
comme Napoléon lřa reconnu lui-même, les moyens politiques
ont manqué. Il est accusé par les spécialistes de la guerre de la
Péninsule dřavoir eu une approche trop exclusivement militaire
de la contre-insurrection. Jean-Marc Lafon va jusquřà employer
lřexpression de Ŗpensée uniqueŗ pour qualifier la position de
lřempereur, appuyée par lřexemple de la pacification de la
Vendée sous le Consulat et cristallisée autour de trois principes :
concentration des troupes, mobilité tactique et armement possible
des autochtones. À cela sřajoutait, implicitement, lřexploitation
économique des territoires105. Napoléon ne formula jamais pour
lřEspagne une véritable politique complétant lřapproche militaire.
Lřinsurrection devait être éliminée avec des moyens purement
militaires. Se basant sur les impressions fugitives de sa brève
incursion de 1808, il donna pendant quatre ans des directives
Ŗtraditionnellesŗ depuis Paris, la Russie ou lřAllemagne. Sans
directives politiques, les maréchaux et généraux essayaient sur
place divers procédés pour satisfaire les exigences de lřempereur,
mais ces procédés étaient toujours basés sur la force et la
répression. Napoléon ne fit jamais preuve de la subtilité politique
quřil avait déployée en Égypte et dont les textes mentionnés plus
haut portent la trace. Lřimposition prenait toujours le pas sur la
pacification et cela ne fit quřaliéner davantage les Espagnols106.

102
Charles-François-Tristan de Montholon, Récits de la captivité de
l‟Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, 2 vol., Paris, Paulin, 1847, II, pp. 462-
463.
103
[Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art
de la guerreŗ, Corresp., XXXI, p. 340.
104
N. Cadet, art. cit., p. 78.
105
J.-M. Lafon, op. cit., pp. 23 et 26.
106
D. W. Alexander, op. cit., pp. 148, 216, 232-233.
Napoléon et la guerre irrégulière 255

CONCLUSION
La plupart des études sur Napoléon distinguent chez lui une
phase dřascension, une apogée et un déclin. Il semble que son
attitude vis-à-vis de la guerre irrégulière ait plus ou moins suivi
cette courbe. Durant ses premiers commandements, en Italie et
surtout en Égypte, il se préoccupa beaucoup des méthodes visant
à prévenir un soulèvement, à le contrer et à le calmer. Lřinsur-
rection lombarde fut réprimée et apaisée en deux jours en mai
1796. En Égypte, il prit dřinfinies précautions avec les popula-
tions musulmanes pour se les concilier, il sut faire preuve dřune
extrême sévérité, à lřorientale, envers les insurgés et développa
une politique de pacification culturelle et religieuse dont pour-
raient encore sřinspirer certaines forces dřintervention contempo-
raines. Sa correspondance, ses instructions et son récit de la
campagne dicté à Sainte-Hélène comportent des réflexions utiles
à méditer. Puis vinrent les années du Consulat et de lřEmpire. De
la pacification de la Vendée à la fin de la guerre de la Péninsule,
soit de 1800 à 1814, les guerres devinrent de plus en plus
complexes, elles engagèrent des effectifs croissants, ouvrirent
plusieurs fronts à la fois, avec des étendues de plus en plus
grandes à contrôler et lřexacerbation des peuples occupés aug-
menta. On connaît les difficultés éprouvées par le système de
commandement napoléonien durant les campagnes régulières de
1812 et de 1813, quand lřempereur dut déléguer des commande-
ments dřarmée à certains maréchaux mal préparés à cette tâche.
Un même effritement de la capacité de contrôle de Napoléon se
manifesta à propos des opérations de contre-insurrection. Sa
correspondance en témoigne. Nombreuses en 1806 à propos de la
Calabre et encore en 1808 à propos de lřEspagne, ses directives
se firent ensuite plus rares et surtout moins adaptées et plus
sommaires. Contrairement aux campagnes de 1796-1798, Napo-
léon nřétait plus sur le terrain pour diriger la lutte contre les
insurgés. Cette différence fut fondamentale.
En Calabre, les racines de lřinsurrection ne furent pas
comprises par Napoléon. Il ne sřattendait pas à un soulèvement
des Espagnols en 1808. Il refusa de voir la réalité de cette guerre
et ne vit pas où se situaient ses propres limites107. Les ordres de
lřempereur relatifs à certains théâtres particulièrement éloignés,

107
C. Esdaile, The Peninsular War, pp. 62-63, 398, 505.
256 Stratégique

comme lřAndalousie, sont étonnamment peu nombreux entre


1810 et 1812108. Ses erreurs de jugement, même à propos dřun
théâtre bien commandé comme lřAragon de Suchet, furent multi-
ples. Il ignora lřavis de certains généraux mieux au fait de la
situation, il répartit les commandements en fonction de la divi-
sion politique des provinces plutôt que dřaprès les réalités
géographiques, il privilégia toujours, pour promouvoir ses offi-
ciers, les vertus déployées dans la grande guerre au détriment de
la petite, il ne prit pas la peine de proposer des mesures politiques
de pacification, il sous-estima la force morale des insurgés et les
capacités de la guérilla, quřil méprisait109. Sa sous-estimation du
patriotisme espagnol est curieuse au vu dřun de ses textes de
jeunesse, où lřon trouve ces considérations dřune étonnante pres-
cience : ŖL‟Espagne est un grand État, la mollesse et l‟ineptie de
la cour de Madrid, l‟avilissement du peuple, la rendent peu
redoutable dans ses attaques, mais le caractère patient de cette
nation, l‟orgueil et la superstition qui y prédominent, les ressour-
ces que donne une grande masse, la rendront redoutable lors-
qu‟elle sera pressée chez elle. […] Il ne peut donc point entrer
dans une tête froide de prendre Madrid, ce projet ne serait point
du tout à l‟ordre de notre position actuelle. […] Frapper
l‟Allemagne, jamais l‟Espagne ni l‟Italieŗ110. Lřécart entre le
discours et la pratique de Napoléon ressort encore avec le texte
suivant : ŖIl n‟y a pas de doute que la conquête ne soit une
combinaison de la guerre et de la politique. C‟est là ce qui rend
Alexandre admirable. […] Ce qu‟il y a d‟admirable dans Alexan-
dre, c‟est qu‟il fut idolâtré par les peuples qu‟il a conquis ; c‟est
qu‟après un règne de douze ans, les peuples conquis lui étaient
plus attachés que ses propres soldats ; qu‟il était obligé à des
actes de rigueur pour forcer ses généraux les plus intimes à se
conduire politiquementŗ111. Constatant cela à Sainte-Hélène,
Napoléon mesure sans doute lřécart entre la position dřAlexandre
en Orient et la sienne dans la Péninsule ibérique. Sur un plan

108
J.-M. Lafon, op. cit., pp. 21-22.
109
D. W. Alexander, op. cit., pp. 74, 79, 130, 146, 164, 217, 233-235, 240-
241.
110
Archives du Service historique de la Défense, Département de lřarmée de
terre, Vincennes (SHD/DAT), 17 C 2, ŖNote sur la position politique et
militaire de nos armées de Piémont et dřEspagneŗ, s.l.n.d., sans doute au
quartier général de Loano, le 25 messidor an II (13 juillet 1794), pp. 2-5.
111
Bertrand, Cahiers, II, pp. 54-55.
Napoléon et la guerre irrégulière 257

purement langagier, si lřon relève les expressions utilisées par


Napoléon dans les différents passages que nous avons cités, on ne
trouve pas la Ŗguerre irrégulièreŗ, mais tantôt Ŗguerre civileŗ,
Ŗguerre dřinsurrectionŗ ou Ŗguerre populaireŗ.
Ceci étant dit, on doit constater que les méthodes préco-
nisées par Napoléon et pratiquées par ses lieutenants prouvèrent
leur efficacité, au moins durant un certain temps et sur le plan
strictement militaire, en attendant que des mesures politiques
prennent le relais, ce qui ne sřest pas produit. Les choix stratégi-
ques et tactiques des Français en Calabre se révélèrent Ŗglobale-
ment judicieuxŗ. Au printemps 1807, le vent tourna en défaveur
de lřinsurrection112. En Espagne, la Navarre fut pacifiée entre
juillet 1809 et février 1810. Lřautomne 1811 vit les Français sur
le point de gagner la guerre en Espagne et au Portugal. Les
forteresses avaient été prises les unes après les autres, les armées
régulières avaient toutes été battues et la guérilla était sur le point
de succomber. Lřexemple de la Calabre, maîtrisée en 1810, ne
laisse planer aucun doute sur la capacité des armées françaises et
de leurs chefs, en particulier des Masséna, des Suchet et des
Soult, à développer des stratégies efficaces de contre-insurrec-
tion, dont la Ŗmodernitéŗ est évidente113. Sur ce plan, la vision
synthétique du général Beaufre, par ailleurs intéressante, est
injuste envers Napoléon quand celui-ci est accusé de nřavoir pas
compris, ni en Égypte ni en Espagne ni en Russie, que lřenvahis-
seur devait sřen tenir à la zone quřil pouvait réellement tenir, au
lieu de se diluer dans de trop vastes espaces favorables à la
guérilla114. Il eût fallu retourner aux textes. Nous en avons vu une
quantité où Napoléon prescrit de tenir ses troupes réunies sur les
points importants. Pour Charles Esdaile, Napoléon aurait très
bien pu gagner la guerre de la Péninsule. Ses erreurs furent beau-
coup plus politiques que militaires. Le retrait dřune partie des
troupes en prévision de lřexpédition de Russie fut déterminant.
La frontière du Portugal fut dégarnie et cela permit à Wellington
de se reprendre à espérer. Mais le front ibérique était secondaire
pour Napoléon et ce fut là le tournant. Lřempereur sous-estimait
non seulement les Espagnols et les Portugais, mais aussi Welling-

112
N. Cadet, art. cit., p. 81.
113
J.-M. Lafon, op. cit., pp. 456 et 528.
114
André Beaufre, La guerre révolutionnaire. Les formes nouvelles de la
guerre, Paris, Fayard, 1972, pp. 103-104.
258 Stratégique

ton et son corps expéditionnaire britannique115. Enfin, sřil est vrai


que les guerres de la Révolution française et de Napoléon virent
lřabandon de Ŗbonnes pratiquesŗ116, cřest-à-dire de pratiques plus
modérées, de la guerre par rapport à lřAncien Régime, sřil est
vrai que la violence et le nombre des victimes augmentèrent, il
faut plutôt y voir une amplification quřune rupture brutale instau-
rant la Ŗpremière guerre totaleŗ. Les expéditions napoléoniennes
nřont pas suscité partout des ŖVendées potentiellesŗ et lřinimitié
ne fut absolue que durant quelques phases cataclysmiques de la
guerre irrégulière en Calabre, en Espagne et au Portugal117.
Toutes les études de cas auxquelles nous avons eu recours en
témoignent118.

115
Charles Esdaile, Napoleon‟s Wars : An International History, 1803-1815,
Londres, Allen Lane, 2007, pp. 352-353 et 357-358.
116
Paddy Griffith, The Art of War of Revolutionary France 1789-1802,
Londres, Greenhill Books, 1998, pp. 52 et 58-59.
117
David A. Bell, The First Total War. Napoleon‟s Europe and the Birth of
Warfare As We Know It, Boston-New York, Houghton Mifflin, 2007. Voir
deux excellentes lectures critiques de cet ouvrage stimulant mais trop radical :
Michael Broers, ŖThe Concept of ŘTotal Warř in the Revolutionary-
Napoleonic Periodŗ, War in History, 15, 2008-3, pp. 247-268 ; compte rendu
de Peter Paret dans American Historical Review, 112, 2007-5, pp. 1489-1491.
118
La guerre irrégulière à lřépoque napoléonienne a suscité dřautres travaux
intéressants concernant surtout la composition, la nature de la guérilla et donc
moins directement notre titre mais ils témoignent de la vitalité de ce champ de
recherche : C. Esdaile, Fighting Napoleon : Guerrillas, Bandits and Adventu-
rers in Spain, 1808-1814, New Haven-Londres, Yale University Press, 2004 ;
Id., dir., Popular Resistance in the French Wars : Patriots, Partisans and
Land Pirates, Londres, Palgrave Macmillan, 2005 ; Ronald Fraser, Napoleon‟s
Cursed War : Popular Resistance in the Spanish Peninsular War, Londres,
Verso, 2008 ; Vittorio Scotti Douglas, ŖLa guérilla espagnole dans la guerre
contre lřarmée napoléonienne 1ŗ, Annales historiques de la Révolution fran-
çaise, 336, [En ligne], mis en ligne le : 15 juillet 2007. URL : http ://ahrf.
revues.org/document1683.html. Consulté le 19 février 2009 ; John Lawrence
Tone, The Fatal Knot. The Guerrilla War in Navarre and the Defeat of
Napoleon in Spain, Chapel Hill-Londres, University of North Carolina Press,
1994.
Soumettre les arrières de l’armée.
L’action de la Gendarmerie impériale
dans la pacification des provinces
septentrionales de l’Espagne (1809-1814)
Gildas LEPETIT

[Lřinsurrection espagnole] est un enfantillage, ces


gens ne savent pas ce qu‟est une troupe française ;
croyez-moi, cela finira vite, quand mon grand char
politique est lancé, il faut qu‟il passe : malheur à qui
se trouve sous ses roues1.

L oin de lřeffort de contrition affiché du Mémorial de


Sainte-Hélène2, Napoléon ne prend pas immédiate-
ment la mesure du mouvement de révolte qui
secoue la péninsule Ibérique depuis 1808. Lřassurance impériale
du début de la campagne laisse progressivement la place à
lřinquiétude puis, finalement, au constat dřun échec politique et
militaire devant lřincapacité française à réprimer une insurrection
de plusieurs dizaines de milliers dřhommes armés et équipés
comme une troupe régulière.
Pourtant, plusieurs éléments laissent penser à la fin de 1809
et au début 1810 que la pacification est en bonne voie. Lřéléva-
tion en février 1810 des régions septentrionales de lřEspagne en
gouvernements militaires ne dépendant que de Paris et lřarrivée
concomitante de la gendarmerie laissent entrevoir la perspective

1
Cité par François Malye, Napoléon et la folie espagnole, Paris, Tallandier,
2007, p. 11, et aussi par Jean-René Aymes, L‟Espagne contre Napoléon. La
Guerre d‟Indépendance espagnole (1808-1814), Paris, Nouveau Monde/
Fondation Napoléon, 2003, p. 32.
2
Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Seuil, 1968,
p. 250.
260 Stratégique

dřun prompt rétablissement de lřordre, avec en filigrane une


annexion programmée du nord de lřEbre à lřEmpire français.
Quelques Ŗpetites bandesŗ3 sillonnent certes encore ces provin-
ces, mais rien de rédhibitoire.
La lente et inexorable dégradation de la position française
pose la question de lřinadaptation des méthodes françaises de
contre-guérilla, et, indirectement, de la responsabilité de la
gendarmerie dans cet échec. Lřanalyse des méthodes employées
permet de mesurer le rôle de lřinstitution pour circonscrire lřin-
surrection. Lřétude de leurs résultats fera lřobjet dřune partition
chronologique avec lřannée 1812 comme charnière, date à laquel-
le on assiste à un basculement du rapport de force dans le nord de
la péninsule, jusquřà lřabandon quasi-total de la péninsule au
début de lřété 1813. Enfin, nous tenterons de mettre en lumière
les raisons de lřéchec français dans la pacification de la région
entre Èbre et Pyrénées.

DES MÉTHODES ÉPROUVÉES


Lřenvoi de la gendarmerie en Espagne répond à une double
logique. La première, stratégique, permet à Napoléon dřexpédier
une troupe qualifiée qui a déjà fait ses preuves dans des circons-
tances analogues en Vendée ou en Italie. La seconde est politi-
que : faire entrer les provinces septentrionales dans la zone dřin-
fluence française. Les gendarmes ne sont plus alors de simples
militaires mais bien les représentants de la loi française, charge à
eux de la faire appliquer et de la diffuser auprès de la population.
Garante de lřapplication des lois à lřintérieur de lřEmpire,
réduite réglementairement en temps de guerre aux missions de
force publique, la gendarmerie est pourtant utilisée comme unité
combattante dans la péninsule4. On se heurte ainsi à une situation
paradoxale où une troupe incarnant le respect de la loi se trouve
en position dřagir de manière illégitime. Cette conception ne

3
Rapport du 3 août 1810 du général Avril au maréchal Berthier. SHD-DAT,
C8 53.
4
Des exceptions existent cependant, comme en témoigne la création des
divisions combattantes pendant la Révolution. Loi du 28 germinal an VI
(17 avril 1798) relative à lřorganisation de la Gendarmerie nationale, Art. 215.
Lřarrêté du 12 thermidor an IX (31 juillet 1801) ne modifie pas les missions de
lřarme lorsque celle-ci est envoyée aux armées. Arrêté du 12 thermidor an IX
(31 juillet 1801) sur lřorganisation de la Gendarmerie nationale, art. 11.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 261

résiste pas à la lecture des correspondances des généraux fran-


çais. Ces derniers refusent de reconnaître la dimension politique
de la guérilla espagnole et la militarité de ses membres, considé-
rés tour à tour comme des Ŗbrigandsŗ, Ŗscélératsŗ, Ŗvoleursŗ,
Ŗassassinsŗ, Ŗbanditsŗ ou Ŗcanaillesŗ. Cette péjoration est dřail-
leurs dénoncée avec beaucoup de pertinence et de lucidité par le
général Thiébault, qui stigmatise lřerreur commise par les Fran-
çais Ŗen ne donnant à ces guérillas d‟autres noms que ceux de
« brigands…vile et abjecte canaille », en ayant toujours l‟air de
dire qu‟on leur faisait en les tuant beaucoup d‟honneurŗ5. En
réduisant les partisans à de simples criminels de droit commun,
les autorités impériales légitiment lřemploi de la gendarmerie
dans le rétablissement de lřordre.
Pour assurer la pacification du territoire, Napoléon décrète
donc, le 24 novembre 1809, lřenvoi de plus de quatre mille
gendarmes, répartis en vingt escadrons placés sous lřinspection
du général Louis-Léopold Buquet et déployés à partir de mars
1810 dans cinq régions : la province de Santander, les Provinces
basques, la Navarre, lřAragon et la Castille6.
Dès sa formation, la gendarmerie dřEspagne se distingue de
son homologue de lřintérieur de lřEmpire. Composés à la fois de
gendarmes venant des légions de lřintérieur et de soldats fraîche-
ment sortis de la ligne, les escadrons disposent de brigades aux
effectifs renforcés (huit hommes pour les brigades à cheval et
douze pour celles à pied) comme celles mises en place dans les
départements de lřOuest de la France en lřan VIII7. Cet ensemble
de quatre cents brigades, ventilé sur 46 805 km², offre théorique-
ment un maillage territorial deux fois plus dense que celui de la
France impériale (une brigade pour 117 km² en Espagne, contre

5
Dieudonné de Thiébault (général baron), Mémoires du général baron
Thiébault, T. IV, 1806-1813, 5e éd., Paris, Plon, 1895, pp. 402-403.
6
Décret du 24 novembre 1809 formant vingt escadrons de gendarmerie en
Espagne, article 1er, SHD-DAT, Xf 172.
7
Décret du 24 novembre 1809 formant vingt escadrons de gendarmerie en
Espagne, article II. SHD-DAT, Xf 172. Pour lřorganisation de la gendarmerie
dans lřOuest de la France, voir le général Louis Wirion, Règlement de service
pour la gendarmerie formant les 12e, 13e, 14e et 22e divisions militaires,
Rennes, Chausseblanche, an VIII, 607 p. Loi du 28 germinal an VI (17 avril
1798) relative à lřorganisation de la Gendarmerie nationale. Art. 5. Arrêté du
29 pluviôse an VIII qui augmente le nombre des brigades de Gendarmerie
nationale dans les départements de lřOuest. Art. 3.
262 Stratégique

une pour 260 km² dans lřEmpire)8. Pourtant, au plus fort de la


présence française, les gendarmes nřoccupent quřune quarantaine
de places9. Cette répartition est donc très éloignée des capacités
initiales de lřarme et de celle prévue au terme du projet de
réorganisation de la gendarmerie dřEspagne envoyé à Napoléon
par le général Buquet le 22 août 181010. Ce fossé entre la capacité
de déploiement de lřarme et sa répartition réelle tient au fait que
lřunité de base de la gendarmerie dřEspagne ne semble pas être la
brigade, mais bien lřescadron. Le terme de brigade semble plus
constituer, en Espagne, un terme générique, presque administra-
tif, que désigner une véritable réalité organisationnelle. Dřail-
leurs, les effectifs de gendarmes laissés dans les garnisons sont
tels que lřéchelon brigade nřa aucune justification fonctionnelle :
abandonner à eux-mêmes huit ou douze gendarmes dans un pays
aussi hostile que le nord de lřEspagne relèverait du sacrifice pur
et simple. Si la gendarmerie essaie tant bien que mal de quadriller
le territoire espagnol à la manière de ce qui se passe en France,
elle le fait en évitant au maximum de laisser de faibles détache-
ments isolés.
Dès son entrée en Espagne, la gendarmerie sřinstalle dans
des villes à lřimportance stratégique avérée. Elle occupe les capi-
tales provinciales, les grands nœuds de communication et diver-
ses garnisons le long des principales routes11. Également pratiqué
en France, cet emplacement des cantonnements participe de la
volonté de surveiller fortement les itinéraires des courriers et des
convois, théâtres de la majorité des attaques des insurgés.
Lřinstitution doit donc assurer la libre circulation des
personnes et des biens. Si son dispositif répond indirectement à
cette aspiration, plusieurs aspects de son service quotidien

8
À lřépoque, lřinstitution dispose de 2887 brigades réparties sur 750 000
km². Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, t. II, L‟effondrement
du système napoléonien (1810-1814), Paris, Fayard, 2004, p. 29. Manuel de la
Gendarmerie impériale, Paris, Impr. Lefebvre, 1810.
9
Vingt dans les Provinces basques, trois en Navarre, trois dans la province
de Santander, quinze en Aragon et trois en Castille. Situation numérique des
escadrons de gendarmerie de lřarmée dřEspagne au 1er janvier 1812. SHD-
DAT, C8 400.
10
Ce projet prévoit ainsi le déploiement de 650 brigades dans les provinces
du nord de la péninsule. Projets de formation des légions de Navarre,
dřAragon et de Biscaye, datés du 22 août 1810. SHD-DAT, Xf 163.
11
Situation numérique des escadrons de la gendarmerie de lřarmée dřEspa-
gne. SHD-DAT, C8 400.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 263

démontrent plus concrètement lřimportance de cette mission.


Loin dřêtre anecdotique, elle entre pleinement dans le cadre des
missions de contre-guérilla. Comme lřécrit Paul Morand, dans
son roman-plaidoyer Le Flagellant de Séville, les insurgés Ŗsont
le caillot qui bouche l‟artèreŗ12. Ainsi, dans lřInstruction sur la
marche à suivre et les moyens à prendre pour résister à l‟inva-
sion française, extraite du Manifeste de la junte centrale publié
en 1808, les autorités insurgées prescrivent dřŖéviter les actions
générales et privilégier les initiatives individuelles. Il est néces-
saire de ne pas laisser l‟ennemi se reposer un instant, de harceler
sans répit ses flancs et son arrière-garde, de l‟affamer, d‟inter-
cepter ses convois de vivres, de détruire ses entrepôts et de lui
couper toutes les voies de communication entre l‟Espagne et la
Franceŗ13 érigeant comme principe dřŖembarrasser et ravager
les armées ennemies par le manque de vivresŗ14. Les guérilleros
nřont donc de cesse de gêner les ravitaillements français en
coupant les axes de communication.
On comprend dès lors la primauté de la mission de protec-
tion des routes. Comme en France15, lřarme est ainsi fréquem-
ment employée pour escorter les différents convois et courriers
qui circulent en Espagne. Autorités, prisonniers, argent, denrées
alimentaires, bétail sont protégés par des militaires de lřarme,
conjointement ou non avec des troupes de ligne. Dans le cadre de
ces escortes, les gendarmes surveillent, assurent lřordre et la
discipline des troupes, mais également éclairent la progression
pour déjouer les embuscades. Le 21 octobre 1811, sept dřentre
eux Ŗqui formaient l‟avant-gardeŗ dřune escorte de courrier sont
ainsi pris à parti par Ŗune quarantaine de brigandsŗ sur la route
menant de Tolosa à Pampelune16.

12
Lřauteur réalise une comparaison entre les occupations française en
Espagne pendant lřEmpire et allemande en France entre 1940 et 1944. Paul
Morand, Le Flagellant de Séville, Paris, Fayard, 1951, p. 267.
13
Manifeste de la Junte Suprême, cité par Nicolas Horta Rodriguez, ŖLe-
gislación guerrillera en la España invalidaŗ, Revue internationale d‟Histoire
militaire, 56, 1984, p. 161.
14
Emmanuel Martin, La Gendarmerie française en Espagne et au Portugal,
Paris, Léautey, 1898, p. 76.
15
Loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) relative à lřorganisation de la
Gendarmerie nationale, art. 125.
16
Lettre du 25 octobre 1811 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 83.
264 Stratégique

La gendarmerie a par ailleurs focalisé son action sur la


répression des douanes mises en place par les insurgés. Cette
présence est jugée suffisamment préjudiciable pour que Buquet y
appelle Ŗtoute l‟attention de la gendarmerieŗ17. Les méthodes
employées par les membres de lřarme sont multiples mais, pour
la plupart, fondées sur lřeffet de surprise. Pour mettre un terme
aux agissements des Ŗassureursŗ de marchandises18, Buquet pré-
conise ainsi en mars 1811 de faire Ŗdéguiser des gendarmes en
charretiersŗ et de tenir sur les routes Ŗdes voitures de contre-
bande remplies de gendarmesŗ19. Cette méthode, ponctuellement
tolérée en France20, a obtenu des résultats contrastés. Ce sont le
plus souvent les circonstances, la fébrilité des hommes, leur
précipitation, la vitesse des chevaux qui empêchent le succès
complet de lřopération. Une telle succession de malchance ou de
résultats en demi-teinte laisse lřimpression dřun manque dřeffi-
cience plus humain que théorique. De même, les militaires de
lřarme multiplient les embuscades. En décembre 1812, les gen-
darmes cantonnés à Arlaban ont tendu deux embuscades en cinq
jours, mais, dans les deux cas, Ŗtrop de précipitationŗ les a fait
échouer21. En luttant contre ce dispositif de douanes, les Français
espèrent diminuer les revenus des bandes, tout en limitant lřinfla-
tion du prix des denrées provoquée par le prélèvement de cet
Ŗimpôt patriotiqueŗ22.
En plus de ces fonctions de préservation de la libre circu-
lation, les gendarmes participent aux nombreuses colonnes
mobiles sillonnant les provinces septentrionales. Soit entièrement
composées de gendarmes soit Ŕ et cřest le cas général Ŕ mixtes,
17
Lettre du 5 mars 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-
DAT, C8 67.
18
Selon le général Buquet, les insurgés font payer un droit Ŗà raison de
chaque mule ou voitureŗ aux marchands, afin que ces derniers puissent circu-
ler librement. Lettre du 5 mars 1811 du général Buquet au ministre de la
Guerre. SHD-DAT, C8 67.
19
Lettre du 5 mars 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-
DAT, C8 67.
20
Ordre général du 25 pluviôse an XI (14 février 1803). Cité par Aurélien
Lignereux, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Le duel
Moncey-Fouché, Maisons-Alfort, Service historique de la Gendarmerie
nationale, 2002, p. 126.
21
Rapport du 12 au 13 décembre 1812 du général Buquet au ministre de la
Police générale. CHAN, F7 3049. Lettre du 17 décembre 1812 du général
Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 103.
22
Jean-René Aymes, L‟Espagne contre Napoléon…, p. 64.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 265

associant membres de lřarme et troupes de ligne, elles ont des


destinations variées. Elles peuvent assurer la perception des
contributions imposées par les Français aux localités espagnoles.
En octobre 1811, le général Thouvenot prévient le major général
quřil va Ŗprofiter de la présence momentanée de la gendarmerie
arrivée dernièrement à Vitoria pour continuer à faire rentrer les
contributions dans la province d‟Alavaŗ23. Dans ces colonnes, les
gendarmes sont présents tant pour combattre que pour assurer le
bon ordre. En effet, échaudés par la disette, les soldats impériaux
ont souvent tendance à se livrer au pillage24. La présence de la
gendarmerie se veut dès lors dissuasive.
Dřautres colonnes sont chargées de poursuivre les Ŗbri-
gandsŗ. Le 29 août 1810, le maréchal des logis Foulon, comman-
dant une colonne de gendarmerie, arrête Martin de Medina, Ŗpris
les armes à la mainŗ. Le gendarme Ŗl‟a fait fusiller de suite,
conformément à l‟arrêté de monsieur le général Thouvenotŗ25. Il
convient à cette occasion de rappeler quřen Espagne, les gendar-
mes voient leur compétence en matière de justice prévôtale
rétablie. Supprimée en 1790, elle permettait au membre de
lřancienne maréchaussée de juger sur place un individu pris en
flagrant délit. Pour les Provinces basques, par exemple, le général
Thouvenot la rétablit en mars 181026. Les Espagnols sans unifor-
me27 pris les armes à la main sont exécutés. En Navarre, le
général Reille attache des gendarmes Ŗà toutes les colonnes et
[ordonne] aux chefs de cette arme de juger prévôtalement tout
individu reconnu comme ayant favorisé les brigandsŗ28. Cette
mesure, qui nřest pas systématiquement appliquée, nřest pas
lřapanage de la seule gendarmerie. En tout état de cause, le
rétablissement de la justice prévôtale participe sans conteste de la
politique française de fermeté à lřégard des guérilleros.

23
Lettre du 31 octobre 1811 du général Thouvenot au maréchal Berthier.
SHD-DAT, C8 83.
24
Lettre du 21 mars 1812 de lřintendant général Bessières au maréchal
Berthier. SHD-DAT, C8 93.
25
Lettre du 11 septembre 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre.
SHD-DAT, C8 55.
26
Décret du 10 mars 1810 du général Thouvenot. SHD-DAT, C8 43.
27
Cette précision est apportée par Joseph-Jacques de Naylies, Mémoires sur
la guerre d‟Espagne, Paris, Anselin, 1817, p. 274.
28
Lettre du 18 septembre 1811 du général Reille au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 81.
266 Stratégique

Lřenvoi de colonnes mobiles dans les campagnes pour


rechercher les insurgés nécessite une véritable connaissance de la
géographie du territoire à couvrir. Le commandant de poste de
Maestu, Ian Tonningen, Ŗlassé d‟être journellement insulté dans
son cantonnement par des partis de brigands de la Navarreŗ,
opère une sortie discrète dans la nuit du 5 au 6 mars 1811, mais
se retrouve Ŗenveloppé et assailli par une bande de cinq cents
hommes tant à pied qu‟à cheval arrivée par des chemins qu‟il ne
connaissait pasŗ29. Un tel événement démontre les carences
géographiques des commandants dřunité français. Aussi apparaît
rapidement la nécessité dřattacher aux troupes impériales, sur la
base du volontariat, des autochtones au fait de la géographie et
des populations locales pour servir de guides et dřinterprètes30.
Des unités dřauxiliaires sont ainsi créées, notamment les gendar-
mes cantabres dans les Provinces basques et les gendarmes
aragonais. Ces supplétifs se transforment progressivement en
force de contre-guérilla. Pour améliorer leur action, les autorités
militaires françaises engagent également dřanciens insurgés
repentis et des prisonniers de guerre espagnols, cřest-à-dire des
hommes ayant combattu lřoccupation ou les armées françaises 31.
Ce recrutement, qui peut paraître paradoxal, doit permettre aux
soldats impériaux de bénéficier dřun instrument de contre-
guérilla efficace. Le général Thouvenot, dans un élan dřoptimis-
me, est dřailleurs convaincu que Ŗles colonnes dirigées par
Barrutia manqueront rarement les brigandsŗ32. Or, Barrutia est
un ancien chef de bande rallié à la cause française33. En tout état
de cause, quřils servent de guides et interprètes ou quřils se
battent au côté des troupes impériales, ces auxiliaires présentent
un bilan contrasté. On ne peut nier lřimpact réel de ces hommes :
sřils ne furent pas tout le temps exemplaires, ils nřen ont pas
moins rendu des services dans la contre-guérilla.

29
Rapport sur les événements survenus dans le gouvernement de Biscaye du
5 au 10 mars 1811. SHD-DAT, C8 388.
30
Lettre du 28 mars 1810 du général Thouvenot au chef dřescadron de
gendarmerie Vaillant. SHD-DAT, C8 185.
31
Lettre du 26 février 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre.
SHD-DAT, C8 66.
32
Lettre du 12 octobre 1810 du général Thouvenot au colonel Foulon, à
Tolosa. SHD-DAT, C8 194.
33
Lettre du 21 mars 1810 du général Thouvenot au chef dřescadron de
gendarmerie Seignan de Sère. SHD-DAT, C8 185.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 267

DES RÉSULTATS CONTRASTÉS


Tout dans le dispositif de la gendarmerie est donc voué à
faciliter ses missions de contre-guérilla. Arrivée dans la péninsule
en mars 1810, lřinstitution connaît des débuts retentissants. Au
cours de ses premiers mois de présence, les arrestations et les
exécutions se multiplient : en mars 1810, Cuco34 et surtout Javier
Mina, symbole de la résistance navarraise35 ; à la fin de mai,
Abad36 ; en août, Don Pedro37, Ugarte38, Amoros39 et Zumelzu40 ;
en septembre, deux chefs anonymes sont également pris41, tout
comme Sarto, tué au cours dřun engagement avec des gendar-
mes42. Ainsi, pas moins de neuf chefs suffisamment importants
pour être mentionnés dans les rapports des généraux français sont
arrêtés ou tués en six mois. La majorité dřentre eux sřétant rendue
ou ayant succombé sous des balles de gendarmes43, on peut sans

34
Lettre du 17 mars 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 139. Voir également, Emmanuel Martin, La Gendarmerie fran-
çaise…, p. 134.
35
Lettre du 2 avril 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 139.
36
Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 2 juin
1810. Nicole Gotteri, La Police secrète du Premier Empire : bulletins quoti-
diens adressés par Savary à l‟Empereur, t. I, Paris, Champion, 1997, p. 29.
Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 8 juin 1810.
Nicole Gotteri, La Police secrète…t. I, p. 38.
37
Lettre du 26 juillet 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-
DAT, C8 52. Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date
du 4 août 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. I, p. 191.
38
Lettre du 11 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 53. Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date
du 22 août 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. I, p. 249.
39
Rapport du 28 août 1810 du général Avril au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 54. Lettre du 28 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier.
SHD-DAT, C8 54.
40
Rapport du 29 août 1810 du général Avril au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 54.
41
Lettre du 8 septembre 1810 du général Thouvenot au maréchal Soult.
SHD-DAT, C8 195.
42
Lettre du 14 septembre 1810 du général Buquet au maréchal Berthier.
SHD-DAT, C8 55. Même lettre au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 55.
43
Lettre du 11 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 53. Même lettre au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 53.
Lřincertitude demeure sur les responsables de lřarrestation dřAbad. Rapport du
ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 2 juin 1810. Nicole
Gotteri, La Police secrète …t. I, p. 29.
268 Stratégique

conteste y voir un effet de lřaction des gendarmes. Plus générale-


ment, entre avril 1810 et décembre 1811, 585 insurgés sont tués
dans des actions auxquelles lřarme a participé44. Sur la même
période, on dénombre 365 arrestations dřinsurgés ou de leurs
agents45. Le bilan de lřinstitution est donc flatteur.
Pourtant, à partir de 1812, la situation française se dégrade.
Cřest à cette époque que le nombre de gendarmes tués au combat
atteint son paroxysme. La même année, le nombre dřinfirmités
infligées aux militaires de lřarme par les insurgés dépasse, dans
les certificats médicaux étudiés, celui des maladies46. Le recul de
lřinfluence française affecte le service de lřinstitution. A lřinstar
de leurs camarades de la ligne, les gendarmes quittent moins
souvent leurs cantonnements par peur de rencontrer des bandes
de plus en plus nombreuses, de mieux en mieux armées et de plus
en plus difficiles à disperser. Se plaçant inexorablement sur la
défensive, les Français perdent lřinitiative dans la recherche des
insurgés, mais également dans les combats et se retrouvent
invariablement en position de faiblesse.
Ainsi peut-on remarquer que le rendement des militaires de
lřarme diminue. La progression du nombre de guérilleros tués,
atteignant les 866 pour les années 1812 et 1813, est un leurre.
Elle repose en partie sur le bilan dřun combat entre le général
Abbé et les troupes de Mina dans la vallée du Roncal le 5 mai
1813, au cours duquel les Espagnols auraient perdu 800 hommes
contre 40 du côté impérial47. Si lřon exclut cet événement, malgré
tout exceptionnel, seuls 23 insurgés ont perdu la vie en 1813. Un
tel effondrement est également perceptible pour le nombre
dřinterpellations qui chute à 94, dont 72 en janvier et février
1812. Cela revient à dire que seuls 22 insurgés ont été arrêtés
entre mars 1812 et juin 1813, soit moins de deux par mois !
Au-delà de ces constatations chiffrées, apparaissent égale-
ment les difficultés rencontrées pour assurer la sûreté des com-
munications sur les routes. Pour preuve, les courriers adressés à
Paris y parviennent avec une grande irrégularité. À titre dřexem-
ple, nous avons compulsé les 124 rapports envoyés par le général

44
Correspondances militaires de lřarmée dřEspagne entre 1810 et 1814.
SHD-DAT, C8 38 à 124.
45
Ibid.
46
Certificats médicaux. SHD-DAT, Xf 164, 165 et 171.
47
Lettre du 23 mai 1813 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT,
C8 108.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 269

Buquet au ministre de la Police générale et retranscrits dans les


différents tomes de la correspondance du général Savary présen-
tée par Nicole Gotteri. Le retard pris par la correspondance atteint
son paroxysme à la fin de la période, lorsque le rapport rédigé le
5 mai 1813 met 33 jours pour atteindre Paris48. Les moyennes
annuelles de délai dřacheminement sont en constante augmenta-
tion : sřil faut 11,7 jours pour relier Vitoria à Paris pour les six
derniers mois de 181049, le délai passe à 12,5 en 181150, 13 en
181251 et 13,8 pour les six premiers mois de 181352.
Les difficultés de circulation nřont donc cessé de croître
tout au long de la période. Pourtant, on assiste en parallèle à une
forte augmentation de la puissance des détachements alloués au
service des escortes. À la fin octobre 1811, Buquet prédit ainsi
quřŖil nous faudrait incessamment pour les escortes des compa-
gnies, puis des bataillons, puis des régiments, puis des brigades,
puis des divisions et nous en sommes déjà au point aujourd‟hui
de ne pouvoir plus guère aller sûrement qu‟avec un bataillon, et
encore nous avons des parties où l‟on ne peut pénétrer qu‟avec
un bon régimentŗ53. Si ce présage paraît exagéré au regard de la
situation française, il nřen est pas moins une réalité sur le terrain.
Dans le courant de lřannée 1810, quelques gendarmes suffisent.
Pour preuve, ils ne sont quřune vingtaine pour garder un courrier
parti de Castro à destination de Santander en août 181054. De tels
détachements sont jugés suffisants par les autorités militaires
françaises. Pourtant, progressivement, devant la recrudescence
des attaques au cours desquelles les correspondances sont prises
par les insurgés, les autorités françaises réagissent par lřaccrois-
sement des détachements. En novembre 1812, il ne faut pas
moins de 150 hommes, dont une trentaine de gendarmes, pour
accompagner une malle venant de France et quelques dizaines de

48
Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 8 juin
1813. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. VI, p. 514.
49
Délai calculé sur 20 rapports.
50
Délai calculé sur 43 rapports.
51
Délai calculé sur 40 rapports.
52
Délai calculé sur 21 rapports.
53
Lettre du 26 octobre 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre.
SHD-DAT, C8 83.
54
Lettre du 2 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT,
C8 53.
270 Stratégique

malades55. Quelques mois plus tard, 265 militaires dont 15 gen-


darmes assurent lřescorte du courrier venant de France jusquřà
Villafranca56.
Autre symbole du délitement de la position française dans
le nord de lřEspagne, les envahissements de villes occupées par
les soldats impériaux se multiplient. Certes, les actions des
bandes contre les garnisons françaises nřont pas débuté en 1812,
comme le démontre lřattaque en mai 1810 de la venta Rentarria57
ou celle dřAyerbe survenue quelques semaines plus tard58. Lors
des premières tentatives contre les places françaises, les guérille-
ros peinent à pénétrer dans les villes, à lřimage de celles contre
Benasque en septembre 181059 ou contre Graus ou Benabarre en
décembre suivant60. Lřattaque contre Ayerbe fait encore office
dřexception. Pourtant, à partir de lřautomne 1811, les Français ne
parviennent plus à empêcher les insurgés dřinvestir les villes
quřils occupent. Il ne leur reste plus alors que la possibilité de se
replier dans les casernes de qualité inégale et de trouver un
moyen dřévacuer la place ou dřattendre dřêtre secourus. En
octobre 1811, après trois sorties pour repousser les troupes qui
lřencerclent dans Ejea et une Ŗbelleŗ défense selon le terme du
général Musnier61, le lieutenant Foison est ainsi contraint de faire
pratiquer discrètement une ouverture dans le mur dřenceinte pour
rejoindre sans trop de dommages Zuera62. Quelques jours plus
tard, Ayerbe est à nouveau attaquée et le commandant de la
place, le chef dřescadron de gendarmerie Luce, qui obtient la
croix de la Légion dřhonneur pour son comportement lors de cet
événement, est obligé de sřenfermer dans une caserne crénelée
avec quelques gendarmes. Pour les en déloger, les Espagnols,

55
Lettre du 2 novembre 1812 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 102. Même lettre. CHAN, F7 3049.
56
Lettre du 23 mai 1813 du commandant de la place de Tolosa au général
Thouvenot. SHD-DAT, C8 108.
57
Lettre du 30 mai 1810 du général Thouvenot au commandant du 2e
escadron. SHD-DAT, C8 185.
58
Ordre du jour du 15 juin 1810. CHAN, 384AP 76.
59
Lettre du 8 novembre 1810 du général Suchet au maréchal Berthier.
CHAN, 384AP 30.
60
Ordre du jour du 8 décembre 1810. CHAN, 384AP 76.
61
Lettre du 17 octobre 1811 du général Musnier au maréchal Suchet. CHAN,
384AP 104.
62
Lettre du 14 octobre 1811 du lieutenant Foison au général Renouvier.
CHAN, 384AP 104.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 271

vraisemblablement de la bande dřEspoz y Mina, ouvrent une


mine dans une maison voisine. Luce fait apposer une contre-
mine, opère une sortie et sřempare du matériel des insurgés.
Alors que la situation de la garnison devient chaque heure un peu
plus précaire, une colonne française, placée sous le commande-
ment du général Musnier, vient lui porter secours, entraînant le
retrait de Mina63. Tous les détachements français nřont cependant
pas cette chance, à lřimage des 137 gendarmes du 13e escadron
faits prisonniers lors de lřinvestissement de Huesca en janvier
1812 après avoir vainement attendu des renforts64. LřAragon a
donc été particulièrement touché par la dégradation de la situa-
tion française. La multiplication des attaques de postes français
ne peut être détachée des incursions fréquentes dřEspoz y Mina à
partir de lřautomne 1811.
Il convient pour autant de ne pas se focaliser sur le sort de
cette province, puisque le Vascongadas notamment connaît une
évolution similaire. En juillet 1812, les insurgés attaquent un
poste proche de Vitoria ; quatre soldats impériaux sont tués et
vingt-trois blessés65. Dans le même temps, les assauts sur Bilbao
se multiplient. Au cours de la seule année 1813, elle subit cinq
tentatives dřinvasion : deux en janvier66, une en février67, une en
mars68 et une en avril69. Celle du 6 janvier 1813 est plus parti-
culièrement intéressante, puisque le général Mendizabal et une
troupe de 4 000 hommes parviennent à déloger les Français et à

63
Lettre du 24 octobre 1811 du maréchal Suchet au maréchal Berthier.
CHAN, 384AP 31.
64
Lettre du 10 janvier 1812 du général Caffarelli au maréchal Suchet.
CHAN, 384AP 107. Rapport du 27 au 31 janvier 1812 du général Buquet au
ministre de la Police générale. CHAN, F7 3049.
65
Rapport du 5 juillet 1812 du général Caffarelli à lřEmpereur. SHD-DAT,
C8 140.
66
Rapport du général Caffarelli adressé à lřEmpereur du 28 janvier 1813.
SHD-DAT, C8 141. Rapport du 21 janvier 1813 du général Thouvenot adressé
à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 141.
67
Rapport du 9 février 1813 du général Caffarelli à lřEmpereur. SHD-DAT,
C8 141.
68
Rapport du 29 mars 1813 du général Clauzel à lřEmpereur. SHD-DAT, C8
141.
69
Attaque du 10 avril 1813. Rapport du 12 avril 1813 du général Thouvenot
à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 141.
272 Stratégique

occuper la ville pendant quelques minutes70. Certes, ce laps de


temps est court, mais la dimension psychologique est non négli-
geable. Pour les insurgés, cřest le signe quřune libération des
Provinces basques, après cinq ans de domination française, est
envisageable et quřils peuvent y parvenir seuls. Dřautre part, le
bilan, très lourd puisque les Français déplorent quatre-vingts tués
et blessés, démontre que lřexpérience française ne permet plus de
compenser la supériorité numérique des insurgés.

Les causes d’un échec inéluctable


Ainsi, la situation, en voie de rétablissement en 1810, sřest
considérablement dégradée à partir de la fin de 1811. Elle atteint
son paroxysme avec la bataille de Vitoria le 21 juin 1813 qui
marque lřeffondrement définitif des troupes françaises. Pourtant,
quelques semaines après son arrivée en Espagne, le général
Buquet écrit dans un élan dřoptimisme : Ŗle brigandage [dans les
Provinces basques] est déjà fortement comprimé et il est plu-
sieurs parties de la Biscaye où on pourrait voyager presqu‟aussi
librement et aussi sûrement qu‟en Franceŗ71. Trois ans plus tard,
le ton est tout autre et le même général fait un constat alarmant :
Ŗnous ne sommes plus maîtres que des points que nous occupons
et n‟en occupant que très peu, il s‟en suit que notre influence
dans le pays est presque entièrement détruite et que tout ce que
nous en avons perdu, Mina l‟a gagnéeŗ72. Ce revirement est la
conséquence de plusieurs facteurs à la fois différents, concomi-
tants et entremêlés.
Les bandes insurgées de 1813 nřont en effet plus rien de
commun avec celles de 1808, ensembles hétéroclites dřhommes
réunis autour de chefs charismatiques. Pour donner une vision
dřensemble des effectifs attribués aux bandes, les sources fran-

70
Rapport du général Caffarelli adressé à lřEmpereur du 28 janvier 1813.
SHD-DAT, C8 141. Emmanuel Martin, La Gendarmerie française…, pp. 157-
158.
71
Lettre du 11 avril 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-
DAT, C8 45.
72
Lettre du 20 avril 1813 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-
DAT, C8 107.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 273

çaises les estiment à 22 000 en avril 181273. Par la suite, ils ne


cessent de sřaccroître, passant successivement à 25 000 en juin
181274, 30 000 en juillet suivant75, puis à près de 35 000 à la fin
de lřannée 181276. Loin de combattre des petites bandes comme
en 1808, les Français se trouvent opposés à la fin de la période à
une masse nombreuse, soutenue par une population acquise par
conviction, crainte ou raison. Équipés grâce au soutien logistique
de lřAngleterre, aguerris par plusieurs années de résistance à
lřoccupation française et par lřafflux de déserteurs venus des
troupes impériales, les insurgés se sont transformés en une force
redoutable disposant dřarmements lourds tels que de lřartillerie77
et de structures (ateliers, magasins, hôpitaux, écuries) dignes
dřune armée en campagne78.
Or, les soldats impériaux, qui peinaient déjà à contenir les
bandes quand elles nřétaient pas aussi fortes, nřont pas vu leurs
effectifs sřaccroître en proportion. Au contraire, le départ de
Suchet, lancé à la conquête de Valence, a considérablement
réduit le nombre de troupes disponibles pour la contre-guérilla
dans la province dřAragon. Aussi, la préservation des garnisons
françaises ordonne-t-elle un regroupement des forces. Sous
lřimpulsion de Suchet et de lřEmpereur, des places, dont les
garnisons sont trop faibles pour se maintenir en sécurité, sont
évacuées. En Aragon, Graus lřest par dřHalmont le 30 octobre
1811 qui est contraint de se retirer sur Barbastro après une
attaque au cours de laquelle il a perdu six gendarmes79. Un an
plus tard, cette dernière ville est sur le point également dřêtre

73
Relevé des bandes qui composent le prétendu (sic) 7e corps de lřarmée
dřEspagne, sous les ordres de Mendizabal, en date du 14 avril 1812. SHD-
DAT, C8 94.
74
Lettre du 1er juin 1812 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-
DAT, C8 97. Même lettre. CHAN, F7 3049.
75
Lettre du 17 juillet 1812 du général Caffarelli au ministre de la Guerre.
SHD-DAT, C8 98. Rapport du 21 au 25 juillet 1812 du général Buquet au
ministre de la Police générale. CHAN, F7 3049.
76
État par aperçu des bandes dans lřarrondissement de lřarmée du nord de
lřEspagne en date du 18 décembre 1812. SHD-DAT, C8 103.
77
Rapport du général Buquet du 18 janvier 1812. SHD-DAT, C8 140.
78
Francisco Espoz y Mina, Memorias del general don Francisco Espoz y
Mina, t. I, Madrid, 1851-52, p. 203-204.
79
Lettre du 30 octobre 1811 du général Musnier au maréchal Suchet. CHAN,
384AP 104.
274 Stratégique

abandonnée80. Tout en constatant que lřinfluence française Ŗdé-


cline sensiblementŗ, Suchet rend compte des évacuations succes-
sives de Calatayud, Almunia, Borja et Tarragone81. Dans le
Vascongadas, Bilbao connaît le même sort en août 1812 avant
dřêtre réoccupée par la suite82.
Cette volonté de regroupement, dictée en grande partie
par le pragmatisme et par la nécessité, limite lřinfluence française
dans les provinces placées sous sa domination, mettant les
troupes impériales dans une position de faiblesse et de précarité.
Comme le constate, avec une amertume teintée dřune volonté de
justification, le général Reille au début dřoctobre 1812, Ŗil est
pénible d‟abandonner beaucoup de points mais c‟est le résultat
inévitable de cette diminution de mes forces et de l‟accroissement
de celles de l‟ennemiŗ83.
Même lorsque les Français conservent certaines places,
leur influence ne dépasse guère leurs proches alentours. À titre
dřexemple, le 29 octobre 1812, le général Reille écrit au maréchal
Suchet, à propos de Sos que Ŗl‟influence de cette garnison a pu
être grande dans d‟autres temps, mais à présent elle ne s‟étend
pas au-delà de la portée du fusil parce que nous ne pouvons pas
avoir une colonne dans cette partieŗ et le général de conclure :
Ŗje suis même inquiet de savoir comment elle pourra subsister en
ne recevant rien du dehorsŗ84. En janvier 1813, un constat
similaire est dressé par le général Henriod à propos de Fraga et
Monzon qui, selon lui, Ŗne peuvent presque plus savoir ce qu‟il
se passe autour d‟euxŗ85. Cette absence de contact extérieur est
préjudiciable tant du point de vue alimentaire quřen matière de
renseignement. Les Français, enfermés dans leur garnison, ne
peuvent plus pousser de reconnaissances vers les campagnes
avoisinantes par peur que le détachement soit attaqué, mais aussi

80
Lettre du 9 octobre 1812 du maréchal Suchet au général Reille. SHD-DAT,
C8 101.
81
Lettre numérotée du 10 novembre 1812 du maréchal Suchet au ministre de
la Guerre. SHD-DAT, C8 102.
82
Rapport du 12 août 1812 du général Buquet au ministre de la Police
générale. CHAN, F7 3049.
83
Lettre du 3 octobre 1812 du général Reille au maréchal Suchet. SHD-DAT,
C8 270.
84
Lettre du 29 octobre 1812 du général Reille au maréchal Suchet. SHD-
DAT, C8 270.
85
Lettre des 30 et 31 janvier 1813 du général Henriod au général Suchet.
CHAN, 384AP 114.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 275

que la place, dégarnie dřune partie de ses forces, ne subisse une


tentative de coup de main.
Enfin, dernière cause majeure de lřéchec français dans sa
volonté de pacifier le nord de lřEspagne, le soutien de la popu-
lation sřest montré déficient. Elle ne se rallie guère aux visées
impériales et montre progressivement que, pour la grande majo-
rité, la soumission nřest que de façade. Pour sřen convaincre, il
suffit de se pencher sur lřefficacité toute relative du renseigne-
ment. Les sources dřinformations, quřelles soient institutionnelles
(alcades, commissaires de police, espions) ou occasionnelles
(charretiers, insurgés repentis), ne montrent pas une fiabilité
démesurée et tendent à se raréfier au fur et à mesure de la
période. Lřexemple des alcades est en cela révélateur. En mars
1810, lorsquřil transmet ses consignes au général Buquet pour
mettre en place le service de la gendarmerie en Aragon, Suchet
insiste sur lřimportance de Ŗs‟attacher à protéger les justices du
pays, qui seules peuvent connaître les retraites des brigandsŗ86.
En septembre 1810, lřalcade de Lequeitio informe le même
général que Ŗl‟ennemi se proposait de débarquer des armes et
des munitionsŗ87. Doit-on pour autant voir à travers ces quelques
exemples lřexpression dřun attachement unanime et sans faille
des autorités locales à la France ? Cřest loin dřêtre sûr. Comme
lřécrit fort lucidement le général Thouvenot, les notables
Ŗemploient tous leurs moyens pour maintenir le peuple dans
l‟ordreŗ88. Par la suite, la collecte du renseignement se fait plus
délicate. Par peur des représailles ou par attachement à la cause
patriotique, les alcades fournissent les informations avec plus de
parcimonie. En mai 1811, Buquet relaie la terreur exercée par
Mina sur les notables de Navarre. Il se plaint alors Ŗqu‟il est
extrêmement difficile d‟avoir des renseignements certains sur sa
marche et ses projetsŗ89. Il déplore, quelques mois plus tard, que
Ŗles alcades, les régidors cessent leur correspondanceŗ et
annonce quřil Ŗdonne ordre aux commissaires de police et à la

86
Lettre du 7 mars 1810 du général Suchet au général Buquet. CHAN,
384AP 20.
87
Rapport du général Avril au maréchal Berthier en date du 17 septembre
1810. SHD-DAT, C8 56.
88
Rapport du maréchal Berthier à lřEmpereur en date du 5 janvier 1810.
CHAN, AFIV 1623.
89
Lettre du 6 mai 1811 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT,
C8 71.
276 Stratégique

gendarmerie d‟arrêter tout fonctionnaire public qui ne fera dans


la forme et dans le délai prescrit les rapports qu‟il doit faireŗ90.
Cette situation, prévisible, trouve ses racines dans plusieurs
facteurs. Comment les Français peuvent-ils espérer recevoir des
renseignements dřune population qui, loin de leur être attachée,
subit de surcroît tous les jours un peu plus les affres de lřoccu-
pation, les actes arbitraires, les excès de la soldatesque et les
prélèvements de nourriture ? Comment ont-ils pu espérer rallier
des habitants à une cause qui leur a été imposée ? Comment
souhaiter de lřaide alors que les soldats français ne sont même
pas en mesure dřassurer leur propre sécurité dans les campagnes
et que leur influence se délite chaque jour davantage ? Les
troupes impériales ne sont pas assez nombreuses et beaucoup trop
haïes pour pouvoir prétendre à des soutiens autres que ceux
justifiés par la crainte des destructions et de lřanarchie. Mais,
soumettre sans convaincre, cřest prendre le risque dřun renverse-
ment rapide dřallégeance. Dřailleurs, progressivement, les Fran-
çais deviennent totalement aveugles et sourds. Comme le déplore
le général Henriod au début de lřannée 1813, Ŗles postes de
Fraga (Aragon) et de Monzon (Aragon) ne peuvent presque plus
savoir ce qu‟il se passe autour d‟euxŗ et ce constat pour le moins
inquiétant semble pouvoir être appliqué à lřensemble des garni-
sons françaises91.
Le 21 juin 1813, à Vitoria, les troupes françaises subissent
un ultime revers, aboutissement de la lente dégradation de leur
position dans la péninsule. Alors que Joseph voit sřeffondrer ses
derniers espoirs de se maintenir sur le trône de Charles Quint, les
gendarmes français franchissent les Pyrénées et vont sřinstaller le
long du gave de Pau pour y former un cordon destiné à réprimer
les désertions au sein dřune armée française démoralisée. Avec
plus de neuf cents morts et quelques 1 350 prisonniers, le bilan
humain des quarante mois passés par la gendarmerie à combattre
lřinsurrection espagnole est très lourd.
Lřoccupation et la tentative de pacification des provinces
septentrionales de la péninsule sřachève donc sur un constat

90
Lettre du 21 octobre 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre.
SHD-DAT, C8 83. À propos de la proclamation de Mendizabal, voir également
le rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 7
novembre 1811. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. III, p. 313.
91
Lettre des 30 et 31 janvier 1813 du général Henriod au maréchal Suchet.
CHAN, 384AP 114.
Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 277

dřéchec. Faute de soldats, les autorités nřont pu assumer la


préservation de la correspondance, lřoccupation du territoire et la
contre-guérilla. Perdant, imperceptiblement dřabord, puis plus
visiblement, lřinitiative de la guerre, abandonnant aux insurgés le
cœur des provinces et les campagnes, pourvoyeuses de tout
renseignement et approvisionnement, subissant avec de plus en
plus dřacuité la pression des troupes de Wellington, les Français
se retrouvent dans une position inextricable dont lřissue ne fait
plus guère de doute dès 1812.
Quelle part de responsabilité porte lřinstitution dans cet
échec ? En réalité, la gendarmerie, à lřimage du reste de lřarmée
française, a vu son service perdre en efficacité. À mesure que la
pression des insurgés se fait plus forte, les gendarmes ne quittent
quasiment plus leurs garnisons que pour assurer leur ravitaille-
ment. Leur efficacité semble donc être intimement liée à celle de
la ligne. Ils se retrouvent dans la position peu enviable dřune
troupe secondaire servant sur un théâtre dřopération jugé non-
prioritaire par Napoléon.

La fin de la présence française en Espagne nřannonce pas


pour autant la fin des dangers pour les gendarmes. Loin de retrou-
ver le calme relatif de leurs brigades, ils demeurent aux armées
pour lutter contre les réfractaires et les insoumis à la conscription
et, surtout, sauvegarder lřintégrité du territoire impérial.
Les francs-tireurs
pendant la guerre de 1870-1871
Armel DIROU

lors que lřesprit du Traité de Vienne sřétait carac-

A térisé par une forte volonté de réglementer la


guerre, en réaction aux débordements de 1792-
1815, le conflit franco-prussien de 1870-1871 marqua à certains
égards la réapparition de la guerre totale. Le gouvernement de
Défense nationale tenta de mobiliser toutes les ressources de la
nation, en particulier par la constitution dřunités de francs-tireurs.
Selon leurs thuriféraires, leur action aurait dû permettre de mettre
à mal une armée prussienne fort éloignée de ses bases logistiques.
Toutefois, Gambetta renonça très rapidement à cette perspective
et ordonna lřincorporation des corps francs à lřarmée. La présente
étude tente de cerner les caractéristiques de ces unités, dřévaluer
leur action et dřexpliquer le choix de Gambetta. Elle sřappuie sur
les souvenirs publiés par les acteurs des événements au lende-
main du conflit. Reflets dřune époque extrêmement chaotique,
ces sources sont marquées par un souci récurrent dřautocélé-
bration, dřautojustification et de polémique (personnelle, institu-
tionnelle ou idéologique) ; chacun des épisodes ici relatés deman-
derait par conséquent une critique systématique. Lřentreprise est
malheureusement impossible dans le cadre dřun simple article,
mais le recoupement des auteurs nřen permet pas moins de se
faire une première idée du phénomène étudié, pierre dřattente
pour une enquête approfondie.
280 Stratégique

GENÈSE ET ORGANISATION DES FRANCS-TIREURS


L’apparition des francs-tireurs
Avant Sedan
Dès la fin dřaoût 1870, on note lřapparition de francs-
tireurs imbriqués dans le dispositif de lřarmée impériale autour de
Sedan. Nullement coordonnée avec lřaction de cette dernière, leur
initiative ajoute à la confusion qui règne alors dans le secteur.
Leur place serait en effet sur les ailes ou sur les arrières de
lřennemi, non sur la ligne de front où ils font courir le risque de
tirs fratricides et peuvent involontairement fournir des renseigne-
ments aux Prussiens. Dřoù le mécontentement de lřétat-major et
les excuses subséquentes du responsable de lřentreprise, François
Leroux, maire dřune commune voisine : ŖIl ne faut pas nous en
vouloir de notre maladresse. J‟ai assisté à l‟invasion de 1814 et
de 1815 et me suis souvenu de la façon dont nous nous y sommes
pris alors d‟ici aux Ardennesŗ1.
Ce corps franc nřest toutefois pas apparu par génération
entièrement spontanée. Il a quelque chose à voir avec la création
de la garde mobile par le maréchal Niel, ministre de la Guerre en
1867, qui visait à compenser les faiblesses structurelles de
lřarmée française sans pour autant recourir à un service militaire
universel dont lřopinion publique ne voulait pas. De nombreux
patriotes des départements de la frontière ayant exprimé le vœu
de se former en compagnies de francs-tireurs, voire ayant com-
mencé à le faire de leur propre impulsion, Niel proposait de les
regrouper dans la garde nationale mobile au moyen dřengage-
ments dřun an. À la veille de la guerre, cette mesure nřavait reçu
quřun début dřapplication : une dizaine de communes de lřEst
comportaient des compagnies allant de 87 hommes (Mirecourt) à
14 (Frouard), pour un total dřenviron 500 combattants2. Le
31 juillet 1870 dřautre part, une circulaire ministérielle admit le
principe de compagnies de francs-tireurs engagées pour la durée
du conflit et armées aux frais de lřÉtat.
Lřidée dřarmer le peuple gagna du terrain au début dřaoût,
lorsque surgirent les premiers doutes quant à lřefficacité réelle de

1
Anonyme, Sedan, souvenirs d‟un officier supérieur, Paris, Heinrischsen,
1883, p. 8.
2
Service historique de la Défense, carton Lx 138.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 281

lřarmée française. Dejean, ministre de la Guerre par intérim,


lřévoqua le 7 dans une lettre à lřimpératrice Eugénie. Deux jours
plus tard, Gambetta réclama publiquement une levée en masse au
motif que la France nřaffrontait pas seulement lřarmée prussien-
ne, mais une nation en armes. Le ministre de lřIntérieur demanda
alors aux préfets dřappuyer la constitution dřunités de francs-
tireurs. Mais cřest la défaite des troupes impériales à Sedan, le
2 septembre, qui donna toute son ampleur au mouvement.

Le grand élan
Aussitôt quřil fut ministre de lřIntérieur, Gambetta voulut
impliquer lřensemble de la nation dans la guerre : ŖQue chaque
Français reçoive ou prenne un fusil, et qu‟il se mette à la dispo-
sition de l‟autorité : la patrie est en danger !ŗ3 Ces derniers mots
nřétaient bien sûr pas anodins. Pour susciter un sursaut de fierté
nationale et donner une légitimité à la toute jeune République, le
tribun ne pouvait que se référer à la Révolution, durant laquelle
lřabolition de la monarchie et la lutte contre lřenvahisseur
nřavaient pas seulement coïncidé dans le temps, mais avaient
participé de la même logique politique.
Lřappel de Gambetta fut diversement reçu. Le Nord et lřEst
de la France, touchés au premier chef par lřinvasion, fournirent
nombreux groupes de francs-tireurs : Éclaireurs des Ardennes,
Chasseurs de lřArgonne, Montagnards de Revin, Corps franc des
Vosges… À lřinverse, les préfets de Bourgogne, du Jura, des
Cévennes, de la Lozère ou des Pyrénées avouèrent initialement
que les paysans semblaient indifférents au péril, celui de Nantes
allant jusquřà dire quřils préféreraient être Prussiens que soldats
français !4 Mais la situation évolua et des départements aussi
éloignés des zones dřopération que les Hautes-Alpes, lřAriège,
lřAude, le Cantal, la Corse, lřIndre, le Jura, les Landes, le Loiret
ou la Savoie parvinrent à envoyer une unité chacun. LřOuest fut
représenté par les francs-tireurs de la Sarthe ou le corps Cathe-
lineau. Paris, de son côté, contribua doublement à la lutte en
expédiant des corps francs en province et en en alignant bien

3
Cité par Jules Favre, Gouvernement de la Défense nationale du 30 juin au
31 octobre 1870, Paris, Plon, 1871, p. 381.
4
Michael Howard, The Franco-Prussian War, Bury St Edmunds, St
Edmundsbury Press, 2003, p. 235.
282 Stratégique

davantage encore pour sa propre défense contre le siège prussien.


LřAlgérie ne fut pas en reste : des francs-tireurs vinrent dřOran,
de Blidah et de Constantine. Le mouvement attira également des
français expatriés, comme le lieutenant-colonel Chenet, vétéran
de Crimée, dřItalie et du Mexique qui goûtait une retraite bien
méritée sur les bords du Bosphore. Consterné par la défaite de
Sedan, il sřembarqua dans le premier bateau pour Marseille, où il
mit sur pied une unité quřil baptisa la Guérilla dřOrient. Affluè-
rent encore quantité dřidéalistes ou dřaventuriers étrangers, les
uns engagés à titre individuel, les autres à titre collectif tels
Garibaldi et ses Chemises rouges, mais aussi des unités consti-
tuées en Espagne, en Grèce, en Turquie, en Irlande, en Pologne,
aux États-Unis et en Amérique du Sud. En comptant les défen-
seurs de Paris, le nombre total de francs-tireurs recensés par les
autorités sřéleva à 2 893 officiers et 69 182 hommes. À la fin de
la guerre, 350 corps francs représentant un effectif total de 1 135
officiers et 28 580 soldats, dont 35 corps francs venus de lřétran-
ger, battaient encore la campagne5.

Motivations, recrutement et structures


Sřil ne peut être question ici dřétablir une typologie précise
des corps francs, les sources permettent au moins de constater
leur diversité idéologique. En ce qui concerne les Français, leur
seul point commun est dřappartenir à la ŖFrance des patriotesŗ6.
Nombreux sont ceux qui ne partagent pas les opinions de
Gambetta. Ce peuvent être dřanciens fonctionnaires impériaux,
tel le comte de Belleval qui, à peine nommé sous-préfet de
Montbéliard par Napoléon III, est démis de ses fonctions par le
nouveau régime : trouvant indigne de sřabriter derrière la loi qui
le protège en tant que père de famille, il sřengage comme simple
soldat dans les Francs-tireurs de Neuilly-sur-Seine, troupe com-
mandée par un de ses amis, et dont il deviendra ultérieurement le
chef après la mort au combat de ce dernier. Ce peuvent être des
monarchistes comme le comte de Foudras, ancien officier de
cavalerie retiré en Belgique, dřoù il revient former un corps franc
dans la région du Mans : il entend suivre Ŗl‟exemple des fanati-
ques de Ferdinand VII et des guérilleros de Juarez (…), renouve-

5
Service historique de la Défense, carton Lx 138.
6
Pour reprendre le titre du livre de François Caron, Paris, Fayard, 1985.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 283

ler les exploits des Vendéens et des Chouansŗ7. Dans le même


registre, il faut mentionner le corps essentiellement vendéen et
breton constitué par M. de Cathelineau, que lřhistoriographie
rapproche souvent des Zouaves pontificaux commandés par le
colonel de Charrette. De fait, les noms de leurs chefs renvoient à
lřinsurrection contre-révolutionnaire de 1793 et leur recrutement
traduit une grande proximité idéologique, religieuse et géographi-
que. Mais, bien que les hommes de Charrette aient été surnom-
més les Volontaires de lřOuest, ils ne peuvent être considérés
comme des francs-tireurs stricto sensu puisquřils étaient issus
dřune unité régulière de lřancienne armée impériale, constituée
en vue de défendre les États du Pape. De nombreux prêtres se
lancent aussi dans lřaventure, sans toutefois prendre les armes
comme lřavait fait le clergé espagnol lors de la lutte contre les
armées napoléoniennes. À lřinstar de lřabbé Sterlin en Picardie,
ils se consacrent à la collecte de lřinformation, donnent un
soutien logistique et moral aux combattants ou cachent des
armes, dans les clochers notamment8.
La diversité sociologique des francs-tireurs nřest pas
moindre. Ledeuil, un engagé de Paris, évoque ainsi la composi-
tion de son corps : ŖÉtudiants, artistes, commis, ouvriers, anciens
soldats (...) toutes les classes s‟y trouvaient confondues dans un
seul vœu : la délivrance du paysŗ9. Lřélément populaire semble
dominer dans cette évocation sommaire, impression confirmée
par lřénumération très précise que Belleval fait des Francs-tireurs
de Neuilly : Ŗun voyageur de commerce, deux entrepreneurs, un
agent-voyer, un étudiant, quatre clercs de notaire, un photogra-
phe, neuf peintres en bâtiments, six coiffeurs, un tailleur de
pierre, six horlogers, deux imprimeurs sur étoffe, deux ferblan-
tiers, un jardinier, un charpentier, un menuisier, trois bouchers,
deux plombiers, cinq blanchisseurs, un forgeron, un emballeur,
un cocher d‟omnibus, deux couvreurs, trois boulangers, deux
charrons, deux tisseurs, un papetier, huit journaliers, cinq méca-
niciens, un tanneur, un paveur, trois commis, un serrurier, un
bijoutier, un cordonnier, un passementier, un marchand de porte-

7
Comte de Foudras, Les Francs-tireurs de la Sarthe, Châlons-sur-Saône,
Mulcey, 1872, p. 160.
8
Abbé Sterlin, Souvenirs de la campagne 1870-1871, Montdidier, Radenez,
1872, pp.26-27.
9
Edouard Ledeuil, Campagne de 1870-1871, Châteaudun, 18 octobre 1870,
Paris, Sagnier, 1871, p. 3.
284 Stratégique

monnaie et enfin un gymnasiarqueŗ10. Mais comme nous lřavons


vu, lřaristocratie est représentée à la tête des corps francs, et des
notables bourgeois prennent également les armes, comme un
certain M. Capron, pharmacien sexagénaire qui tente de fédérer
ses concitoyens pour défendre leur village de Parmain (Val-
dřOise) ; à ses côtés combat un juge dřinstruction en retraite âgé
de 71 ans, Desmortier11.
Ces deux derniers exemples montrent également que le
mouvement transcende les générations. Le pharmacien Capron a
dřailleurs sous ses ordres un garçon de 12 ans12 et M. de Catheli-
neau, comme dřailleurs son ami M. de Salmon, sont accompa-
gnés de leurs fils13. Plus étonnant encore, des femmes figurent
parmi les francs-tireurs. Certaines suivent leurs maris en qualité
dřinfirmières, comme Madame de Cathelineau14. Mais dřautres
lřaccompagnent en tant que combattantes, ainsi une Madame N.
promue sous-lieutenant dans la compagnie franche de son
époux15. Dřautres femmes francs-tireurs sont célibataires : Made-
moiselle Lix, receveuse des postes devenue sous-lieutenant,
sřillustre durant la bataille de Bourgonce (Vosges, 6 octobre
1870)16 et se mue en infirmière après le combat17. Un groupe de
francs-tireurs du Jura est même commandé de main de maître par
une femme lieutenant18. Lřengagement des femmes peut tenir à
des causes plus circonstanciées : un certain Pierre Bidault et sa
fiancée, recherchés par les Prussiens pour avoir blessé un de leurs
officiers trop entreprenant avec cette dernière, nřont dřautre issue
que de rallier le corps franc de Foudras19. Enfin, le feu de lřaction
peut amener des femmes à prendre les armes sans lřavoir prémé-
dité, comme à Rambervilliers (Vosges, 13 octobre 1870) où elles

10
Comte de Belleval, Journal d‟un capitaine de francs-tireurs, Paris,
Lachaud, 1872, p. 16.
11
E. Capron, Défense de Parmain, Paris, Dentu, 1872, p. 26.
12
Ibid., pp. 22-23.
13
Général de Cathelineau, Le Corps Cathelineau pendant la guerre (1870-
1871), Paris, Amyot, 1871, p. 85.
14
Ibid., p. 319.
15
Belleval, op. cit., p. 78.
16
Ch. Beauquier, Guerre de 1870-1871. Les dernières campagnes dans l‟Est,
Paris, Lemerre, 1873, p. 29.
17
Belleval, op. cit., p. 74.
18
E. Lebrun, Les Prussiens en France pendant la campagne de 1870-1871,
Nantes, Malnoë, 1872, p. 33.
19
Foudras, op. cit., p. 76.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 285

combattent aux côtés de leurs époux20, ou à Pouilly (Côte dřOr,


30 octobre 1870) où elles défendent des barricades avec des
enfants21.
La promotion de femmes officiers reflète le fonctionnement
méritocratique des corps francs, lui-même lié aux caractéristiques
du combat de partisans. Ce mode dřaction nécessite autant de
discipline que dřesprit dřinitiative, car il consiste en actions
décentralisées, menées par de petits groupes dont chaque membre
doit faire preuve de sens des responsabilités et de lucidité.
Comme par ailleurs ces groupes sont constitués sur la base du
volontariat, leur cohésion repose largement sur lřexemplarité de
leurs chefs. Dans lřarmée régulière, note Cathelineau, lřofficier
commande à Ŗdes hommes soumis et façonnés à la discipline
depuis longtempsŗ ; dans un corps franc, il sřagit au contraire de
Ŗconduire des volontaires, vos égaux, qui ne deviennent de très
bons soldats qu‟à la condition de s‟en faire estimerŗ22. Lřestime
mutuelle est indispensable aux irréguliers, car ils savent perti-
nemment que, nřétant pas couverts par la Convention de Genève
de 1864, ils seront passés par les armes sřils viennent à être
capturés. Il leur faut donc pouvoir accorder une confiance totale à
leur chef. Cřest pourquoi Cathelineau avait pris le temps dřobser-
ver le comportement individuel de ses hommes avant de choisir
des officiers parmi eux. Mais dans beaucoup dřautres corps,
lřélection semble avoir été le mode normal de désignation du
chef. Certains, tel Belleval, furent même bombardés officiers
contre leur gré. Le revers de la médaille était que toute défail-
lance réelle ou supposée de lřofficier pouvait amener son rem-
placement, dřoù parfois un climat dřintrigue nuisible à la cohé-
sion du corps franc. Par exemple, Ledeuil reproche au comte de
Lipowski dřavoir intrigué contre son supérieur pour se faire élire
chef des Francs-tireurs de Paris avant de démériter lors de la
bataille de Châteaudun ; dřoù sécession dřune partie de la troupe,
qui se rebaptisa Francs-tireurs de Paris-Châteaudun.

20
Belleval, op. cit., pp. 83-84.
21
Charles Perchet, Les Combats en Bourgogne. Un homme brûlé vif, Dijon,
Demeurat, 1871, p. 2.
22
Cathelineau, op. cit., p. 132.
286 Stratégique

La vie en campagne
L‟habillement
Quřelle débouche sur lřincorporation aux troupes régulières
ou sur la constitution de corps francs, la levée en masse nécessite
dřimmenses ressources matérielles et représente un important
coût à supporter pour un pays partiellement envahi. Les unités de
francs-tireurs sont donc confrontées à diverses difficultés logis-
tiques. Sur le plan vestimentaire, la plus grande diversité prévaut.
Par commodité mais aussi souci identitaire, beaucoup conservent
certains attributs de leurs régions ou pays dřorigine : les Bretons
se remarquent à leur grand chapeau, les Ardéchois à leur ceinture
de flanelle rouge… Plus pittoresques encore, Ŗles francs-tireurs
venus de Montevideo, de Buenos-Ayres, du Brésil portent le
puncho américain, le chapeau de feutre à plume d‟or et le
revolver à la ceintureŗ. Dřautres ont des guêtres jaunes, des capes
grises ou rouges et des chapeaux pointus à rubans ou plumes
dřaigle qui leur donnent Ŗl‟apparence de bandits calabraisŗ.
Dřautres encore, en dépit de leurs épaisses fourrures, ne sont pas
Ŗdes trappeurs de l‟Ouest du grand désert américainŗ mais… des
partisans nantais23 !
Plus la guerre dure toutefois, plus les corps francs tentent
de se donner des tenues adaptées. Dès sa prise de commande-
ment, Cathelineau fixe des normes vestimentaires privilégiant le
noir et le bleu foncé, choix imité par un grand nombre dřautres
groupes de francs-tireurs, dřoù leur sobriquet dř“hirondelles
noiresŗ ou dř“hirondelles de la mortŗ24. Certaines compagnies se
font même donner des uniformes de lřarmée régulière Ŗafin
d‟éviter aux prisonniers le sort que l‟ennemi réserve aux francs-
tireurs, c‟est-à-dire la mort accompagnée d‟horribles torturesŗ25
(sort qui dřailleurs menace des quidams, souvent des maires ou
adjoints peu prompts à céder aux exigences allemandes et pris de
ce fait pour des partisans26). Ainsi équipés cependant, les corps
francs perdent lřavantage de pouvoir se fondre dans la popula-
23
Auguste Foubert, Vandales et vautours ou l‟invasion, par un Franc-tireur
du Corps Lipowski, Rennes, Leroy et fils, 1871, p. 104.
24
Ernest de Lipowski, La Défense de Châteaudun, suivie du rapport officiel,
Paris, Schiller, 1871, p. 6.
25
Belleval, op. cit., p. 78.
26
Abbé Garreau, Les 40 otages de la Prusse à Beaune-la-Rolande, Orléans,
Herluison, 1873, p. 21.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 287

tion ; ils doivent par conséquent se retirer en des lieux difficile-


ment accessibles, mais les conditions de vie y sont très rudes. Un
bon exemple en est donné par la compagnie de Belleval qui, tapie
aux alentours de Besançon en novembre-décembre 1870, enre-
gistre plusieurs décès par Ŗcongélationŗ27.

L‟armement
Les besoins des francs-tireurs en fusils et en munitions sont
dřautant plus difficiles à satisfaire quřils sont concomitants à
ceux des armées mises sur pied par le Gouvernement de Défense
nationale et quřune grande quantité de matériel a été perdue lors
des redditions de Sedan, de Strasbourg et de Metz. Pour relever le
défi, le pays déploie des trésors dřénergie. Toutes les ressources
disponibles sont mobilisées, les marins enrôlés à terre et les
arsenaux réorganisés. À Brest par exemple, Ŗles divers services
du port redoublèrent d‟activité (…). Dix mille ouvriers, en
moyenne, furent employés dans les divers ateliers. Là, comme
dans tous les bureaux, le travail de nuit s‟ajouta à celui du jour,
même les jours fériésŗ, ce qui permit non seulement la mise en
état de défense du port breton mais encore Ŗl‟expédition d‟un
matériel considérable aux diverses arméesŗ28. Sans doute faut-il
entendre par là les armées régulières, jugées prioritaires. Les
francs-tireurs, quant à eux, dépendent du bon vouloir des auto-
rités. Le capitaine Wolowski, du corps franc des Vosges, nřa pas
de mal à équiper son bataillon en septembre 1870, car il est
appuyé par le préfet dřÉpinal. Deux mois plus tard cependant,
ayant reçu de Gambetta lui-même la mission de constituer un
escadron dřéclaireurs à cheval, il se heurte à lřintendance mili-
taire de Besançon qui refuse de lui céder chevaux, selles et harna-
chements : il lui faut se rendre à Lyon pour obtenir une demande
écrite du ministre de la Guerre29. En octobre, les Ŗmilitaires en
chambreŗ de Besançon avaient également refusé à Belleval les
Chassepot dont regorgeaient pourtant les magasins, et qui lui
furent cédés après un changement de commandement30. Aussi de

27
Belleval, op. cit., p. 135.
28
P. Levot, Participation du port de Brest à la guerre de 1870-1871, Brest,
Lefournier aîné, 1872, pp. 7 et 32.
29
Ladislas Wolowski, Corps franc des Vosges, Paris, Laporte, 1871, pp. 7-8
et 55.
30
Belleval, p. 90.
288 Stratégique

très nombreux francs-tireurs ne sont-ils équipés que de leur fusil


de chasse, expédient qui facilite certes lřapprovisionnement en
munitions, mais ne donne évidemment ni la même puissance ni la
même cadence de feu quřune arme de guerre. Dřautres sřéquipent
grâce aux prises faites sur lřennemi, quřil sřagisse de chevaux,
dřarmes ou de munitions.

La nourriture
Les unités irrégulières dont la constitution a été avalisée par
le gouvernement reçoivent de ce dernier une solde : celle des
officiers est la même que dans lřarmée régulière ; pour le reste,
les sergents-majors touchent 1,70 franc par jour ; les sergents
1,40 ; les caporaux 1,20 ; les soldats 1. Un prélèvement uniforme
de 10 centimes par homme et par jour permet de constituer une
cagnotte pour parer aux imprévus, car le versement de la solde est
très aléatoire, soumis quřil est aux péripéties des opérations et à
la disponibilité du numéraire31. En conséquence, les unités
reconnues par le gouvernement ont lřautorisation de procéder à
des réquisitions. Cependant, ce procédé est évidemment très mal
vu de la population, qui doit déjà se plier aux exigences de
lřenvahisseur. En octobre 1870, raconte Foudras, des paysans
beaucerons refusèrent de ravitailler les francs-tireurs : ŖIls parta-
geaient également leur haine entre les Prussiens et nous : comme
les premiers, nous étions des gens incommodes, des gâcheurs de
paille et des brûleurs de bois. La guerre, au fond, ne regardait
pas les paysans (…). Ils faisaient la sourde oreille et n‟en
cachaient pas moins leurs provisions. Pour eux, tout soldat qui
avait besoin de quelque chose était un ennemiŗ32. Or, le soutien
de la population est une carte essentielle dans le jeu des francs-
tireurs. Ils essaient donc de recourir le moins possible aux
réquisitions. Lorsque lřargent manque, il arrive que certains chefs
de corps francs lřavancent sur leurs fonds propres. Là encore, les
raids sur les arrières de lřennemi sont un moyen de se procurer
vivres et ressources financières.
Quant aux groupes constitués au pied levé dans les campa-
gnes, à des fins dřautodéfense, ils nřont généralement pas pu ou
pas voulu demander une reconnaissance officielle et ne reçoivent

31
Ibid., p. 17.
32
Foudras, op. cit., pp. 32-33.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 289

donc pas de subsides : ils doivent vivre sur leurs propres moyens.
Heureusement, leurs besoins logistiques sont bien moindres que
ceux des corps francs reconnus, puisquřils agissent au plus près
de leur cadre de vie ordinaire et ne sont armés que de fusils de
chasse.

LES BLOCAGES
Une situation confuse
Les tensions politiques
Les difficultés rencontrées par les francs-tireurs tiennent
dřabord à leurs relations souvent difficiles avec les autorités
civiles. Ces dernières, on lřa vu, ne font pas toujours preuve
dřesprit dřinitiative, vertu que la désorganisation provoquée par
la défaite et lřinertie héritée de lřadministration impériale ne
favorisent guère. Mais il y a aussi le vent dřostracisme et de
partialité quřamène tout changement de régime. Lřadministration
du Gouvernement de Défense nationale nřéchappe pas à cette
tendance : sa réticence à aider les corps francs est manifeste
lorsque leurs chefs nřappartiennent pas à la mouvance républi-
caine. Tel est le cas de Cathelineau, dont le projet de corps franc
a pourtant été avalisé par le Gouvernement le 22 septembre 1870,
mais dont le nom à connotation contre-révolutionnaire et le
catholicisme militant indisposent le préfet dřAngers : ŖC‟est le
drapeau blanc que vous levez, Monsieur de Cathelineau ; je ne
puis d‟aucune façon me plier à vos désirs (…). Vous parlez dans
votre déclaration de la Sainte Vierge, mais c‟est le paroxysme
religieux ; ne parlez pas de la Sainte Vierge ; dites que la
République (…) est pour le moment le seul gouvernement possi-
ble, et je serai le premier à vous favoriserŗ33. Cathelineau
sřadresse alors au préfet de Nantes, mais ce dernier, prévenu par
son collègue dřAngers, écrit aux maires de Vendée le 25 sep-
tembre pour leur demander de boycotter son entreprise de recru-
tement34. Cathelineau décide alors de plaider sa cause à Tours,
auprès des autorités gouvernementales. Le 28 de fait, Crémieux
envoie aux préfets un rappel à lřordre : ŖIl ne s‟agit en ce moment
que de faire la guerre aux Prussiens, laissons toutes nos opinions
33
Cathelineau, op. cit., p. 17.
34
Ibid., pp. 27-28.
290 Stratégique

se réunir pour libérer notre sol sous le drapeau de la France


(…). Ne nous fâchons pas de ce que des Français catholiques
invoquent la Sainte Vierge pendant que des Français libéraux
invoquent la sainte libertéŗ35.
Les tensions idéologiques divisent également les partisans
eux-mêmes. Elles sont particulièrement vives entre Français de
sensibilité conservatrice et garibaldiens. Lorsque Garibaldi arrive
à Besançon le 14 octobre 1870, précédé dřune rumeur selon
laquelle il va prendre le commandement de tous les corps francs
de la région, le préfet du Doubs invite le comte de Belleval à
lřaccueillir. Cela met en fureur lřancien fonctionnaire impérial
qui, se souvenant de Mentana36, déteste Ŗl‟illustre ganacheŗ, Ŗses
compagnons de révolutionŗ et autres Ŗbandits italiensŗ : ŖJe
réponds par un refus formel, déclarant qu‟en outre du mépris
profond que j‟éprouve pour cet aventurier, je ne servirai jamais
sous les ordres d‟un étrangerŗ37. Peu après, lřarmée du général
Cambriels se replie sur la Loire : ne restent plus dans les Vosges
que des étrangers, des mobiles et des francs-tireurs regroupés
sous lřautorité théorique de Garibaldi. ŖRien de plus hétérogène
que la composition de cette armée, ramassis sans cohésion de
soldats de toutes armes et de toutes nationalitésŗ, note Beauquier
avec un évident dégoût pour la caravane qui accompagne le
révolutionnaire italien38. A fortiori les garibaldiens sont-ils peu
appréciés des réguliers : le 4 décembre 1870, à La Charité sur
Loire, plusieurs cavaliers du 1er régiment dřéclaireurs à cheval
sont blessés lors dřune rixe avec Ŗcette troupe indisciplinéeŗ39.

L‟ingérence du pouvoir dans la conduite des opérations


Un autre problème vient de lřhypercentralisation qui carac-
térise le nouveau Gouvernement : soucieux dřasseoir leur auto-
rité, Gambetta et Freycinet essaient de conduire eux-mêmes les
opérations. Comme lřillustre lřaffaire Cathelineau, cela pousse
les exécutants à solliciter lřarbitrage gouvernemental pour régler
nřimporte quel différend, dřoù grosse dépense dřénergie dans des

35
Ibid., pp. 29-30.
36
Bataille ayant opposé les garibaldiens aux troupes françaises que Napoléon
III avait envoyées en Italie pour protéger les État pontificaux.
37
Belleval, pp. 86-88.
38
Beauquier, op. cit., p. 71.
39
Colonel de Bourgoing, Souvenirs, Nevers, Barthe et Brulfert, 1871, p. 44.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 291

tâches secondaires au détriment des objectifs majeurs. En


novembre 1870, Gambetta prête attention au rapport alarmiste
que lui fait un capitaine de francs-tireurs : aux dires de ce dernier,
un très important contingent prussien se masserait face à lřarmée
de la Loire du général dřAurelle de Paladines. Bien quřaucun
élément tangible ne confirme le propos dřun homme dont le corps
franc ne se trouve pas dans le secteur prétendument menacé, le
ministre de lřIntérieur prend peur et harcèle dřAurelle de Pala-
dines, puis le court-circuite en donnant directement des ordres
aux unités placées sous ses ordres40. Ces dysfonctionnements au
niveau national se retrouvent au niveau départemental, où des
préfets sřimprovisent maladroitement stratèges.
Les reproches faits à lřadministration doivent cependant
être relativisés, car la responsabilité des blocages apparaît
souvent partagée. Beaucoup de chefs dřunités irrégulières refu-
sent en effet de collaborer avec les autorités civiles au motif
quřayant été nommés commandants de corps par le Gouverne-
ment, ils ne relèvent que du ministre de la Guerre. Sembla-
blement, lřindépendance ou tout au moins lřautonomie des corps
francs les empêche de coordonner leurs efforts : lorsquřil sřagit
dřarrêter une décision, chacun y va de sa proposition et se montre
convaincu de sa justesse. Dans des conditions aussi troublées, les
rapports entre préfets et francs-tireurs sont largement affaire de
personnes. Emblématique à cet égard est le cas de Georges, préfet
des Vosges : pour certains francs-tireurs, son énergie et sa luci-
dité en font lřhomme de la situation ; dřautres au contraire voient
en lui un irresponsable qui, au lieu dřadministrer son départe-
ment, joue au Ŗgénéral en chefŗ et Ŗne respire que combats et
massacresŗ41. Rien dřétonnant dès lors à ce que trois compagnies
franches présentes à Saint-Dié le 22 septembre 1870 soient
incapables de sřentendre alors que, réunies, elles auraient pu
sřopposer efficacement à lřenvahisseur42.

40
Général dřAurelle de Paladines, La Première Armée de la Loire, Paris,
Plon, 1872, pp. 58 et suiv.
41
Belleval, op. cit., p. 32.
42
Ibid., p. 33.
292 Stratégique

Le défaitisme
Sřil est reproché à certains fonctionnaires de jouer aux
soldats et de pécher par excès de bellicisme, dřautres en revanche
sont critiqués pour leur faiblesse, voire pour leur lâcheté.
Lřexemple le plus significatif en est la reddition de Chartres en
novembre 1870, ainsi racontée par Foudras : ŖUne voiture, sur
laquelle flotte un drapeau d‟ambulance, passe rapidement devant
nous : elle emmène le préfet et le maire (…). „Vous n‟allez pas
vous rendre, au moins ?‟, crient les francs-tireurs avec animation
(…). „Non, mes amis, vous pouvez être tranquilles !‟, répond M.
E. Labiche. Une demi-heure ne s‟était pas écoulée que nous
apprenions que le préfet venait de conclure avec le général
Wittich une convention en vertu de laquelle les troupes régulières
et irrégulières pourraient quitter la ville, qui ne serait frappée
d‟aucune contribution en argent, et que les réquisitions ne
devraient être faites que par l‟intermédiaire de la munici-
palitéŗ43. On voit bien ici les motivations du maire et du préfet :
éviter des combats dans Chartres, minimiser le coût de la guerre
pour leurs administrés et éloigner les francs-tireurs qui font courir
à la population le risque de représailles. De notoriété publique en
effet, extorsion, pillage et incendie sont le lot commun des villes
qui résistent à lřenvahisseur. Mais les volontaires qui ont répondu
à lřappel de Gambetta vivent comme une trahison la défection de
fonctionnaires apeurés. Les jours suivants, un article paru dans le
Journal d‟Alençon incrimine la lâcheté du préfet Labiche, lequel
riposte par des manœuvres visant à discréditer les francs-tireurs
auprès de Gambetta et des populations villageoises44.
Lřautre moyen de ne pas combattre est, pour les maires et
les préfets, dřordonner à la garde nationale de déposer les armes.
Cette troupe avait initialement suscité un vif enthousiasme :
ŖPartout demandait-on à grands cris des armes (…). Il y avait, il
faut le dire, dans ces réclamations, une forte dose de fanfa-
ronnade (…). Plus on croyait l‟ennemi éloigné et plus on exigeait
des armes pour une résistance qu‟on s‟imaginait, peut-être de
bonne foi (…), pouvoir lui opposer (…). La suite a malheureuse-
ment prouvé que dans presque toutes les localités, ces fusils (…)
furent livrés aux Prussiens à la première réquisition, ou envoyés
en toute hâte au chef-lieu du département à la première alerteŗ,
43
Foudras, pp. 21-22.
44
Ibid., pp. 62 et 128-129.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 293

écrit Beauquier45. Dès le 28 septembre 1870, Wolowski note que


la garde nationale des Vosges “comme partout ailleurs (…) ne se
regardait pas comme un corps appelé à combattre. Elle n‟attri-
buait ce devoir qu‟aux soldats de l‟armée. C‟est pourquoi elle
déposait si facilement les armes devant la plus petite patrouille
ennemieŗ46.
Il arrive que les chefs de corps francs prennent sur eux de
sřopposer aux décisions des autorités défaitistes. À la mi-octobre
1870, Lipowski fait restituer à la garde nationale les armes
collectées par la municipalité de Châteaudun47. Le 4 novembre de
même, Foudras écrit à Gambetta pour dénoncer Ŗl‟incroyable
conduite du maire de Cloyesŗ, qui a désarmé la garde nationale.
Le ministre de lřIntérieur et de la Guerre donne aussitôt raison à
lřofficier et lřautorise Ŗà agir avec une extrême fermetéŗ48.
Notons à lřinverse que certains maires encouragent lřaction
des corps francs, ainsi celui de Mézières qui, Ŗdans l‟impossi-
bilité où il se trouvait de se défendre, avait confié les armes de la
commune aux francs-tireurs, afin de n‟être point obligé de les
rendre à l‟ennemiŗ. La sanction ne se fait pas attendre : les
Prussiens soumettent la ville à un Ŗbombardement sans pitiéŗ et
contraignent le maire, Ŗle pistolet sous la gorge, (…) à mettre le
feu à sa maisonŗ49.

Réguliers et irréguliers : des relations parfois difficiles


Les contacts entre soldats de métier et francs-tireurs
peuvent eux aussi être tendus. Nombreux chez les premiers sont
ceux qui se méfient des seconds, dont ils nřapprécient pas
lřaction peu conventionnelle et quřils jugent peu fiables. Avec la
meilleure volonté du monde en effet, il arrive que les corps francs
gênent lřarmée, par exemple en attirant lřattention des Prussiens
sur les zones où elle se déploie. En retour, les partisans voient
souvent les réguliers comme des fiers-à-bras incompétents. Le 19
septembre 1870, un certain commandant Perrin arrive dřÉpinal à
Raon, où se trouvent réunis 3 000 gardes mobiles et 800 francs-
tireurs. Très rapidement, raconte Belleval, il devient le Ŗcauche-
45
Beauquier, op. cit., p. 4.
46
Wolowski, op. cit., pp. 8-9.
47
Lipowski, op. cit., p. 7.
48
Foudras, op. cit., p. 41.
49
Lebrun, op. cit., pp. 11-12.
294 Stratégique

marŗ de ses hommes tant les marches et contremarches inutiles


quřil leur impose les épuise et les démoralise50. Leur Ŗexaspéra-
tionŗ éclate dès le 5 octobre, lorsque Perrin reçoit lřordre dřaller
reconnaître lřennemi : ŖIl demande trois de ces compagnies
franches dont il faisait si peu de cas (…). La mienne est la
première. Sans m‟être entendu avec mes deux collègues, je refuse
de marcher avec lui et ils en font autantŗ51. Le 12 novembre,
Perrin replie sa brigade sur Besançon au lieu de défendre Belfort.
Écœurés par tant de médiocrité, les francs-tireurs de la Seine
décident de lui fausser compagnie et de rallier lřarmée de la Loire
à marche forcée : ŖS‟il y aura plus de risques à courir, il y aura
aussi plus de services à rendreŗ52.
Parmi les carences de lřarmée régulière, il faut mentionner
son ignorance presque complète du rôle stratégique des chemins
de fer. Ayant assimilé les leçons de la guerre de Sécession, les
Prussiens ont des unités spécialisées dans lřexploitation, la
destruction et la réparation des voies ferrées, sur lesquelles leurs
transports dřhommes et de matériels sřeffectuent avec une
promptitude et une précision remarquable. Tel nřest pas le cas de
lřarmée française, qui, pour cette raison, ne semble pas se douter
du parti que lřennemi peut tirer des voies ferrées et les leur
abandonne sans même détruire les ouvrages dřart (notamment le
tunnel dřHommarting reliant lřAlsace et la Lorraine). Avec la
chute de Toul et de Strasbourg, les 23 et 28 septembre 1870, la
ligne Paris-Strasbourg tombe pratiquement intacte aux mains des
Prussiens : cela facilite le ravitaillement de leurs troupes autour
de la capitale, assiégée depuis le 19 septembre. Dans la seconde
quinzaine dřoctobre, Emile Georges, préfet des Vosges, suggère
de lancer un raid pour couper le nœud ferroviaire de Toul, qui
articule la ligne Paris-Strasbourg et les lignes de Metz à Dijon et
de Metz à Epinal. La réussite de cette opération ne laisserait à
lřenvahisseur que la ligne secondaire des Ardennes, mais la
proposition est rejetée comme farfelue. Le 27 octobre, la chute de
Metz libère dřimportants effectifs ennemis aussitôt dirigés vers
lřOuest : ŖCette ligne [Paris-Strasbourg] devenait pour les Alle-
mands plus importante que jamais ; ils le savaient et ne négli-
geaient rien pour en assurer la défense et le fonctionnement. Des

50
Belleval, p. 68.
51
Belleval, pp. 92-93.
52
Ibid., pp. 118-119.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 295

postes étaient échelonnés sur tout son parcours ; des sentinelles


gardaient jusqu‟aux plus petits ouvrages d‟art ; enfin, pour se
mettre à l‟abri de toute tentative de déraillement, on sait qu‟ils
forçaient les notables des villes de Champagne et de Lorraine à
monter sur les locomotives et à accompagner les trainsŗ53. En
novembre, des partisans proposent de faire sauter soit le tunnel de
Foug (9 km à lřOuest de Toul), soit le pont de Fontenoy-sur-
Moselle (7 km à lřEst de Toul), mais le général Arbelot, com-
mandant la place de Langres, leur refuse par deux fois les 400 kg
de poudre nécessaires. Il faut attendre le 10 janvier 1871 pour
quřune intervention du Gouvernement fasse plier cet officier54 :
deux mois se sont écoulés durant lesquels les mauvais rapports
entre réguliers et irréguliers ont laissé les Allemands libres de
diriger vers Paris assiégé hommes, chevaux, vivres, artillerie
lourde, munitions, et évacuer leurs blessés.

Les choix de Gambetta


Quelle stratégie pour les corps francs ?
Au lendemain de la chute de lřEmpire, le lieutenant-colonel
Chenet, déjà cité, avait développé une réflexion poussée sur le
bon usage des corps francs. ŖLa grande guerre en ligne est
impossible pour la France pendant au moins trois moisŗ, écri-
vait-il, puisquřune partie de lřarmée régulière avait capitulé à
Sedan, une autre était assiégée dans Strasbourg et le reste,
stationné à Metz, ne pouvait faire la décision à lui seul. La levée
en masse donnerait certes 900 000 hommes, mais on ne pouvait
précipiter leur instruction sous peine dřen faire Ŗun troupeau de
moutons qu‟on conduira à la boucherieŗ. Toute la question était
donc dřoccuper les Prussiens pendant le trimestre nécessaire à la
formation de ces nouvelles troupes. On y parviendrait en faisant
harceler lřennemi par les corps francs : ŖCes guérillas seraient
lancées en enfants perdus sur les flancs et les derrières de
l‟armée prussienne, qui n‟aurait ni trêve ni repos. Oui, cette
fameuse armée prussienne serait bien vite déconcertée par cet
ennemi invisible qui la forcerait à se garder partout et qui la

53
E. Rambeaux, La Guerre de partisans en Lorraine. Le pont de Fontenoy
(1870-1871), Nancy, Berger-Levrault, 1873, p. 3.
54
Ibid., pp. 6-18.
296 Stratégique

détruirait en détail. La tactique prussienne est celle de la grande


guerre, mais attaquées de tous côtés et ne trouvant de résistance
nulle part, ces masses frapperaient dans le vide. Nos guérillas,
au moment du choc, battraient en retraite avec une confusion
apparente pour se rallier sur un point indiqué d‟avance par le
chef (…). Un espionnage bien fait préviendrait les guérillas des
mouvements des troupes ennemies, et nos corps francs massés
tomberaient à l‟improviste sur chaque corps prussien isolé. Ainsi,
les Prussiens ne pourraient plus conserver intactes ces formi-
dables réserves qui, dans la guerre en ligne, viennent donner le
coup mortel à nos troupes épuisées pour avoir lutté à un contre
trois ; ces formidables réserves (…), ce sont elles surtout qui
deviendraient l‟objectif perpétuel de nos guérillas (…). Lorsque
cette belle armée prussienne aurait été travaillée par nos guéril-
las pendant trois mois, les hommes de la levée en masse pour-
raient entrer en ligne et compléter leur défaite, car ils auraient
eu le temps (…) d‟apprendre les manœuvres d‟ensemble indis-
pensables à une armée régulièreŗ55. Il était sans doute optimiste
de penser pouvoir faire jeu égal avec les Prussiens en alignant
une armée formée en si peu de temps, mais du moins le schéma
général était-il cohérent. Le Gouvernement de Défense nationale
allait-il lřadopter ?

Des dangers de la guérilla


Le 21 septembre 1870, lřamiral Fourichon, membre de la
Délégation du Gouvernement de défense nationale établie à
Tours, conseille à ses commandants dřutiliser les gardes mobiles
comme des partisans dont le rôle est moins de combattre lřenne-
mi en masse que de le harceler en détail en enlevant ses convois,
en lui tendant des embuscades ou en sabotant les voies ferrées ; il
décrit les qualités nécessaires aux partisans, vigueur, intelligence,
rusticité, ruse. Le 26, Gambetta donne des instructions analogues
à la Délégation de Paris. Le 28, la décision dřaccorder une solde
aux francs-tireurs et une commission régulière à leurs officiers
traduit la volonté de voir se développer la guérilla. Or, le lende-
main, Gambetta rend publique une décision radicalement diffé-
rente de ce que le Gouvernement encourageait depuis presque un

55
Cité par Robert Middelton, Garibaldi et ses opérations à l‟armée des
Vosges, Paris, Balitout, 1871, pp. 14-15.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 297

mois : lřincorporation des corps francs aux armées régulières de


la Loire et de lřEst. ŖLa délégation du Gouvernement de la
Défense nationale (…), attendu qu‟il ne peut exister sur le terri-
toire de la République aucune force armée qui ne soit subordon-
née à un pouvoir régulier ; attendu que les opérations des francs-
tireurs doivent, pour se combiner utilement avec celles des autres
armées, être dirigées par l‟autorité militaire, décrète [que] les
compagnies de francs-tireurs seront mises à la disposition de M.
le ministre de la Guerre et soumises, au point de vue de la
discipline, au même régime que la garde nationale mobileŗ56.
Acteur et historien de la guerre de 1870-1871, le célèbre
stratège allemand Colmar von der Goltz a cru pouvoir expliquer
cette volte-face de Gambetta par des considérations militaires :
ŖGambetta connaissait bien ses milices, il savait qu‟il ne pouvait
en exiger immédiatement la victoire. C‟est à lui qu‟appartient le
mot connu : „Les succès ne s‟improvisent pas‟ (…). Il ne croyait
qu‟à la supériorité technique de l‟armée prussienne, supériorité
que l‟on peut certainement vaincre, si les moyens sont assez
grandsŗ. En dřautres termes, Gambetta aurait recherché une lutte
du fort au fort sans voir que la France nřen était plus capable :
ŖC‟est en cela que consista la plus grande erreur du dictateur,
erreur qui lui fit commettre les fautes les plus dangereuses et lui
prépara les désillusions les plus amèresŗ57. De nos jours,
lřexplication a été reprise par le grand historien militaire bri-
tannique Michael Howard : ŖL‟obsession de délivrer Paris à tout
prix détourne Gambetta de la guérilla. Il s‟obstine à constituer
de lourdes armées pour affronter de façon conventionnelle et le
plus rapidement possible les armées prussiennes sur le champ de
batailleŗ58.
Ces analyses ne semblent pas tenir compte dřun facteur
essentiel, la situation politique. Le chaos dans lequel se trouve le
pays donne libre cours aux excès en tous genres, car les courants
radicaux, communistes et anarchistes comprimés depuis 1848 y
voient lřoccasion de relever la tête. La tentation est apparue dès
les défaites de lřarmée impériale à Spicheren et Woerth (6 août
1870) : le lendemain et le surlendemain, Gaston Crémieux a

56
Cité par le général Martin des Pallières, Campagne de 1870-1871. Orléans,
Paris, Plon, 1872, p. 349.
57
Colmar von der Goltz, Gambetta et ses armées, Paris, Imprimerie
Nouvelle, 1877, pp. 428-429.
58
Cité par M. Howard, op. cit., p. 250.
298 Stratégique

vainement tenté de proclamer la République et dřinstaurer une


Commune révolutionnaire à Marseille. Après la chute de lřEm-
pire, la cité phocéenne est redevenue un foyer dřagitation où,
selon un contemporain de sensibilité conservatrice, brigands et
intrigants tentent dřinstrumentaliser les corps francs au nom du
droit du peuple souverain à lřautodéfense en lřabsence dřun
gouvernement démocratiquement élu. À cette fin, les agitateurs
marseillais constituent une Ligue du Midi qui prétend fédérer les
départements du sud de la France59. Le 4 septembre 1870, dřautre
part, une délégation de lřInternationale a demandé la levée en
masse ; le 7, Blanqui a publié un texte intitulé La Patrie en
danger, quřil a significativement daté du 20 fructidor an 78 ; le
15, Bakounine est arrivé à Lyon et y a mis sur pied avec dřautres
internationalistes un ŖComité de salut de la Franceŗ prônant
lřabolition de lřÉtat au profit de communes révolutionnaires. Ce
dernier mouvement échoue le 28 septembre, veille de la publica-
tion du décret incorporant les corps francs aux armées régulières.
La coïncidence nřest évidemment pas fortuite. Gambetta a beau
parler, le 11 octobre encore, de Ŗfaire de la France une grande
guérillaŗ60, prôner durant tout le conflit la Ŗlutte à outranceŗ ou
affirmer à la fin de janvier 1871 que Ŗseul le souffle de la révo-
lution peut nous sauverŗ61, il redoute que lřextrême-gauche ne
plonge le pays dans une guerre civile dévastatrice. Cřest avant
tout pour conjurer ce péril quřil entend reprendre autorité sur les
francs-tireurs.
Le décret du 29 septembre doit également permettre
dřenrayer la dérive criminelle de certains corps francs, que les
difficultés de ravitaillement peuvent pousser à la maraude et de là
au pillage pur et simple, selon un processus déjà avéré au Moyen
Âge. Des bandits de grand chemin usurpent même la qualité de
francs-tireurs pour écumer les campagnes, brutaliser les paysans
et voler lřÉtat. Lřincorporation est un bon moyen de faire cesser
ces comportements, puisquřelle soumet les partisans au code de
justice militaire ou, sřils refusent de se soumettre, les met ipso
facto hors-la-loi. Enfin, cette mesure peut être vue comme une

59
Robert Middelton, Garibaldi et ses opérations à l‟armée des Vosges, Paris,
Balitout, 1871.
60
Cité par M. Howard, op. cit., p. 250.
61
Jean-Yves Guiomar, L‟Invention de la guerre totale, Paris, Editions du
Félin, 2004, p. 243.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 299

garantie juridique pour les francs-tireurs tombés aux mains de


lřennemi.

Des difficultés persistantes


Le décret du 29 septembre est accueilli favorablement par
de nombreux militaires. Les uns y voient un moyen de faire
respecter lřordre public, à lřinstar du général Martin des Pallières,
qui forme une compagnie de 150 éclaireurs réguliers choisis
parmi les meilleurs marcheurs et les meilleurs tireurs pour Ŗmain-
tenir dans le devoirŗ les corps francs adjoints à sa division62.
Dřautres apprécient de pouvoir enfin coordonner la Ŗgrande
guerreŗ menée par leurs troupes et la Ŗpetite guerreŗ des parti-
sans : ainsi le général dřAurelle de Paladines, le 9 novembre
1870, constitue-t-il la quasi-totalité des corps francs de lřarmée
de la Loire en une entité autonome mais non indépendante, dont
il confie le commandement à Cathelineau63. Leur mobilité est un
atout précieux lorsquřil sřagit de combler rapidement un vide
entre deux unités régulières, dřaller chercher du renseignement en
avant de lřarmée, etc.
Lřincorporation ne résout pourtant pas, à loin près,
lřensemble des problèmes qui se posent à Gambetta. En toute
logique, elle aurait dû amener le Gouvernement à rompre avec les
corps francs non-incorporés aux troupes régulières. Dans les faits,
on observe des entorses à ce principe, par exemple lřarbitrage
déjà cité des autorités en faveur des francs-tireurs préparant le
sabotage du pont de Fontenoy-sur-Moselle. Rien dřétonnant à
cela dès lors que lřapplication du décret se heurte à trois bloca-
ges : dřabord, certains corps francs se trouvent trop éloignés des
troupes régulières pour quřune collaboration soit possible ;
ensuite, les relations restent parfois trop tendues entre réguliers et
irréguliers pour que ces derniers acceptent de jouer le jeu ; enfin,
la confusion est telle dans le pays que Gambetta, en dépit de ses
tendances ultra-centralisatrices, ne peut coordonner lřensemble
des opérations. Il se résigne donc à avaliser au coup par coup des
initiatives locales.
Mais, de ce fait, le décret du 29 septembre ne peut remplir
entièrement les fonctions que lui assignaient les autorités. Les

62
Martin des Pallières, op. cit., p. 40.
63
Cathelineau, op. cit., p. 109.
300 Stratégique

menées subversives continuent, ainsi à Marseille où Esquiros,


vétéran de 1848 nommé Ŗadministrateur supérieur du départe-
mentŗ par Gambetta, laisse se développer une atmosphère insur-
rectionnelle et prend la tête de la Ligue du Midi. À la mi-octobre,
Gambetta le remplace par Alphonse Gent, mais lřopposition entre
modérés et révolutionnaires ne désarme pas au sein du conseil
municipal. Le 1er novembre 1870, lřannonce de la reddition de
Metz provoque un affrontement entre la garde nationale, contrô-
lée par les premiers, et la garde civique, créée par les seconds. Un
comité comprenant des membres de lřInternationale se constitue
et décrète la Commune révolutionnaire. Il est rejoint par Cluseret,
saint-cyrien qui, nřayant pu dépasser le grade de capitaine dans
lřarmée française en raison de ses opinions républicaines, avait
rallié Garibaldi lors de lřexpédition des Mille, avait été promu
lieutenant-colonel dans lřarmée piémontaise, était ensuite devenu
général de brigade nordiste pendant la guerre de Sécession et
venait de participer au soulèvement de la Commune de Lyon aux
côtés de Bakounine. Victime dřune tentative dřassassinat, Gent
parvient néanmoins à reprendre le département en main.
En deuxième lieu, certains corps francs continuent à se
signaler par leurs rapines. Le 13 novembre 1873, les autorités du
Loiret demandent au général Michaud des renseignements sur les
agissements de la compagnie de francs-tireurs dřIndre-et-Loire :
ŖDepuis qu‟elle est dans ce pays, répond lřofficier, cette com-
pagnie s‟est attirée par ses exigences, ses vexations et son incon-
duite, la haine et le mépris des populations (…). J‟ai reçu à ce
sujet des plaintes nombreuses qui me paraissent fondées. En
conséquence, ma conviction est que cette compagnie a été
jusqu‟à présent plus nuisible qu‟utileŗ. Michaud recommande
quřelle soit envoyée en première ligne sous les ordres de Cathe-
lineau, conformément à la décision prise peu auparavant par le
général dřAurelle de Paladines. En fait, Cathelineau ne verra
jamais arriver la compagnie dřIndre-et-Loire et sřen plaindra à
ses supérieurs, demandant des sanctions sévères contre ses
chefs64.
Lřapplication aux corps francs de la discipline militaire
peut dřailleurs avoir des effets pervers, comme lřillustre lřaffaire
de la Guérilla dřOrient. Lors de sa constitution à Marseille, cette
unité avait fait lřobjet dřune tentative de prise de contrôle par un

64
Ibid., p. 270.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 301

certain docteur Bordone, impliqué dans les mouvements subver-


sifs qui agitaient alors la ville. Son fondateur, le lieutenant-
colonel Chenet, y avait mis bon ordre, mais sřétait de ce fait attiré
la vindicte de lřaventurier. Ayant lřoreille de Garibaldi, ce dernier
se vengea en faisant convoquer Chenet auprès du révolutionnaire
italien durant les combats dřAutun, puis en le dénonçant aux
autorités militaires pour abandon de poste devant lřennemi.
Traduit en conseil de guerre, Chenet fut déporté au bagne. Le
réexamen de son dossier aboutit cependant à sa réhabilitation en
avril 187165.
Au total, lřincorporation des corps francs aux armées régu-
lières semble être souvent restée théorique. Les Prussiens ne sřy
trompèrent pas, qui ne modifièrent en rien leur politique envers
les francs-tireurs. On peut toutefois penser que cette mesure eut
au moins un impact symbolique, en tant quřaffirmation de
lřautorité du Gouvernement de Défense nationale.

TACTIQUES ET PROCÉDÉS DES CORPS FRANCS


Les espaces de la guérilla
Les milieux propices
Luttant par définition du faible au fort, les combattants de
la guérilla doivent dřune part vivre cachés, dřautre part nřagir que
par surprise, en utilisant au maximum le terrain comme multi-
plicateur de puissance. En cela, la montagne est leur milieu idéal.
Espace accidenté, coupé et peu accessible, elle constitue un
excellent refuge naturel et une zone de combat où il suffit de peu
dřhommes pour obtenir des effets importants. À lřinverse, une
armée régulière chargée de matériel ne peut y emprunter quřun
petit nombre dřitinéraires dont lřétroitesse ne lui permet guère de
se déployer. Le relief, qui limite son champ de vision, lřempêche
en outre de tirer pleinement parti de la portée de ses armes lour-
des. Bref, la montagne annule une bonne partie de sa supériorité.
Les opérations de 1870-1871 confirmèrent à cet égard les
remarques faites en 1823 par Le Mière de Corvey sur lřintérêt des
Vosges66. Les forces opérant dans ce massif pouvaient à la fois

65
Middelton, op. cit., passim.
66
Le Mière de Corvey, Des partisans et des corps irréguliers, Paris, Anselin,
1823, pp. XXVIII-XXIX.
302 Stratégique

menacer la voie ferrée Paris-Strasbourg et inquiéter la population


badoise en conduisant des raids sur lřautre rive du Rhin. Le
général Trochu, ministre de la Guerre, lřavait bien compris, et
avec lui le général Le Flô, qui, en septembre 1870, démantela une
de ses brigades pour constituer des détachements aptes à opérer
aux côtés des unités irrégulières déjà présentes dans la région.
Leurs actions contre les communications prussiennes obligèrent
le général von Werder à détacher dřimportantes forces du siège
de Strasbourg. La chute de cette ville (28 septembre) lui donna
ensuite les moyens dřentamer une vaste campagne de nettoyage
des Vosges. Or, au même moment, le général Cambriels préparait
une attaque contre le chemin de fer Paris-Strasbourg. Les deux
forces se rencontrèrent près de Saint-Dié. Cambriels fut refoulé
sur Epinal, puis sur Besançon, mais les francs-tireurs et le
mauvais temps ralentirent considérablement la progression des
Prussiens vers la Franche-Comté. À la fin dřoctobre finalement,
le général von Werder choisit de sřengouffrer dans la vallée de la
Haute-Saône plutôt que de sřaventurer dans le massif du Jura, à la
rencontre probable dřautres corps francs qui eussent usé ses
troupes de façon rédhibitoire.
Précisons toutefois que la montagne sřavéra un milieu diffi-
cile pour les partisans eux-mêmes, surtout lorsquřils manquaient
dřentraînement ou étaient lourdement chargés. De plus, des
obstacles Ŕ gros rochers roulés sur la route ou barricades de
pierres sèches Ŕ avaient été établis de façon anarchique dans les
Vosges. Faute de troupes en nombre suffisant pour les défendre,
ces barrages ne pouvaient durablement arrêter les Prussiens, mais
ils donnèrent beaucoup de désagrément aux francs-tireurs.
Outre la montagne, la forêt se prête bien à la guérilla : les
étendues boisées de la Sologne fournirent une bonne base
dřopérations aux partisans de 1870-1871. Quant au bocage, les
Prussiens savaient quel usage en avaient fait les Vendéens et les
Chouans moins dřun siècle plus tôt. Cřest sans doute, avec la
crainte dřun allongement excessif des lignes de communication,
la raison qui a poussé Moltke à exclure dřemblée lřoccupation
permanente de Ŗprovinces éloignées comme la Normandie, la
Bretagne et la Vendéeŗ67.

67
Cité par Hermann Wartensleben, Feldzug 1870-1871, Operationen der 1.
Armee unter General von Manteuffel von der Kapitulation von Metz bis zum
Fall von Péronne, Berlin, Mittler und Sohn, 1872, pp. 128-129.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 303

Les milieux hostiles


En plaine, et tout spécialement dans un paysage dřopen-
field, lřavantage va clairement aux forces régulières : elles voient
lřennemi de loin, peuvent lřengager au canon et déborder son
dispositif sřil est trop ponctuel, ce qui est nécessairement le cas
pour un groupe de partisans. La Beauce et les pays de Loire, qui
furent lřun des principaux théâtres dřopérations de la guerre de
1870-1871, présentent ces caractéristiques. Les corps francs
relevèrent le défi en se déplaçant de nuit et le plus rapidement
possible, à pied, à cheval ou en chemin de fer. Du 5 au 10 octobre
1870 par exemple, les 700 francs-tireurs de Paris parcoururent
plus de 300 kilomètres depuis Châteaudun, soit une moyenne
journalière de 60 kilomètres, en harcelant tantôt le front, tantôt
les flancs, tantôt même les arrières de Prussiens, qui ne compre-
naient pas dřoù ils pouvaient surgir68. Leur ubiquité et la menace
omnidirectionnelle quřelle impliquait déstabilisèrent profondé-
ment lřennemi : il fut porté à surestimer leur effectif réel et réagit
en augmentant le volume de ses forces, sans pour autant mettre
un terme à leurs agissements.

Le renseignement
Informateurs civils et réseaux d‟espionnage
Un franc-tireur ne peut guère recourir au renseignement de
contact dans la mesure où sa tactique consiste justement à refuser
de se laisser accrocher par les forces adverses. Il lui faut donc
avoir des informateurs dans la population pour connaître les
mouvements et éventuellement les intentions de lřennemi. Ce
point, essentiel à lřefficacité des guérillas, nřest abordé par aucun
des théoriciens du XIXe siècle lus dans le cadre de cette étude,
sinon sous forme dřallusions sommaires. Ainsi Le Mière de
Corvey note-t-il quřen Espagne, où Ŗtous les habitants servaient
d‟espions à leurs concitoyensŗ, les déplacements des troupes
napoléoniennes et leurs effectifs étaient systématiquement connus
des bandes de partisans, qui Ŗse réunissaient pour être au moins
en nombre doubleŗ69. Mais un tel mode de renseignement
suppose une grande confiance entre la population et les francs-
68
Ledeuil, op. cit., pp. 13-15.
69
Le Mière de Corvey, op. cit., p. 102.
304 Stratégique

tireurs. Or, lřune des particularités de la guerre de 1870-1871 est


la migration de ces derniers, venus dans lřEst au lendemain de la
chute de Sedan, puis refluant au fur et à mesure que les combats
se déplacent vers lřOuest. Beaucoup dřirréguliers agissent donc
en zone inconnue au départ, et sans liens particuliers avec les
habitants de la région. Cřest là un handicap non seulement pour
lřinformation, mais aussi pour le ravitaillement, la dissimulation
des corps francs, etc. En novembre 1870, Belleval parvint
cependant à monter un réseau de renseignements reposant sur des
maires et des gendarmes de communes de Haute-Saône, avec
pour agents de liaison des cantonniers. Il envoya également ses
hommes en reconnaissance sous divers déguisements70. Para-
doxe : pour les soustraire au sort que les Allemands réservaient
aux francs-tireurs, Belleval les avait précocement équipés dřuni-
formes de chasseurs à pied, mais il ne leur était dès lors plus
possible de se fondre dans la population ; pour passer à nouveau
inaperçus, ces civils déguisés en militaires devaient se redéguiser
en civils !
Ce dernier cas nřest quřune illustration particulière dřune
loi quasi-générale : pour pallier lřabsence de liens avec la popu-
lation, les partisans furent amenés à développer leurs propres
services dřespionnage en donnant de fausses identités à certains
des leurs. Ainsi le comte de Foudras, opérant dans la région de
Chartres en novembre 1870, infiltra-t-il dans les lignes ennemies
un faux garçon pâtissier, un faux abbé, un faux colporteur et un
faux meunier chargé de proposer ses services aux Prussiens. Au
bout de cinq à six jours, ces agents rapportèrent Ŗdes renseigne-
ments précieux sur les positions occupées par les troupes du
grand-duc de Mecklembourgŗ, mais aussi sur leur système de
communications optiques et, Ŗchose pénible à avouerŗ, sur la
discrète collaboration de certains civils français avec lřennemi.
Le faux meunier avait même réussi à se procurer des laissez-
passer censés servir au ravitaillement en farine des Prussiens,
mais dont les partisans comptaient évidemment faire un tout autre
usage71.

70
Belleval, op. cit., p. 72.
71
Foudras, op. cit., pp. 68-69.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 305

Le renseignement en liaison avec des unités régulières


Bien que le décret dřincorporation des corps francs aux
troupes régulières nřait jamais été pleinement appliqué, les
secondes sřen servirent pour confier aux premiers des missions
de reconnaissance ou dřéclairage72. À cette fin furent parfois
constituées des unités de francs-tireurs montés. Lřun de leurs
chefs, Wolowski, les a jugées bien plus efficaces que la cavalerie
régulière, car cette dernière, Ŗayant conservé encore l‟organisa-
tion des temps où son rôle principal consistait dans [des] charges
formidables à la Muratŗ, savait Ŗse faire bravement massacrer
sur le champ de batailleŗ Ŕ témoin Reischoffen Ŕ mais non
Ŗprévenir l‟armée d‟une surprise, tromper l‟ennemi par une de
ces ruses hardies qui sauvent souvent d‟une défaite ou facilitent
la victoireŗ73. Le propos est confirmé par le colonel de
Bourgoing : routinière et incapable dřinitiative, Ŗla cavalerie
française ne possède ni le cosaque, ni le uhlan, ni le partisan
monté des États-Unisŗ tel que lřont illustré les raids de Sherman
durant la guerre de Sécession74.
La correspondance du général dřAurelle de Paladines
révèle pour sa part ce quřil attendait des partisans : dřabord le
renseignement qui, levant partiellement le Ŗbrouillard de la
guerreŗ, lui permettait de concevoir une manœuvre au lieu de
subir celle des Prussiens ; ensuite un écran protecteur devant des
troupes jeunes, inexpérimentées et lentes à manœuvrer ; le tout
conférant à lřarmée régulière une plus grande liberté dřaction75.
Chanzy appréciait lui aussi les qualités des francs-tireurs. Appor-
tant à la recherche du renseignement les qualités des chasseurs
quřils étaient, ils savaient se fondre dans le paysage, utiliser les
mouvements de terrain, sřy disséminer et ne se regrouper quřen
fin de mission pour transmettre les informations à lřéchelon
supérieur. Colmar von der Goltz a rendu hommage à leur action :
ŖSur la Loire, il se produisit un changement considérable (…).
L‟ennemi employa très avantageusement ses compagnies fran-
ches et les troupes locales pour s‟entourer d‟un voile impéné-
trable d‟avant-postes. Le pays très couvert, et que la vue ne peut

72
La reconnaissance peut comporter au besoin lřouverture du feu, lřéclairage
lřexclut.
73
Wolowski, op. cit., pp. 38-39.
74
Bourgoing, op. cit., p. 45.
75
DřAurelle de Paladines, op. cit., p. 253.
306 Stratégique

pénétrer, de la forêt d‟Orléans, fournissait à cet égard les meil-


leures ressourcesŗ76.
Les corps francs sřillustrèrent aussi dans les missions de
jalonnement, action consistant à renseigner en permanence le
commandement sur la progression dřun ennemi en marche en
maintenant devant lui des éléments mobiles qui, sans se laisser
identifier ni accrocher, saisissent toutes les occasions de le ralen-
tir en lui portant des estocades ponctuelles, voire lřobligent à se
déployer pour révéler ses effectifs et ses intentions. Le 22 novem-
bre 1870 par exemple, la compagnie de Belleval reçut lřordre de
jalonner les Prussiens depuis la forêt dřOsselle, à 20 km environ
de Besançon. Cette mission lui échut au motif que la garnison de
la ville devait se consacrer entièrement à sa défense, mais en
réalité parce que ces troupes régulières étaient incapables
dřaccomplir une tâche aussi exigeante. Le jalonnement suppose
en effet une mobilité, une réactivité et un sens du terrain extrê-
mes. Il ne laisse pas de répit pour la récupération ni même pour
de vrais repas, car allumer du feu serait se signaler à lřennemi.
Aussi les consignes de Belleval lui enjoignaient-elles de
nřemporter que des aliments cuits à lřavance77.

Les opérations de harcèlement


Embuscade
Lřembuscade fut de tout temps lřun des procédés favoris
des francs-tireurs. Sa technique canonique suppose un élément
dřalerte, un élément de couverture, un élément de destruction et
un itinéraire de repli vers un point de regroupement. Facile à
mettre en place en montagne, elle lřest beaucoup moins en plaine.
La meilleure solution consiste alors à choisir les abords dřune
forêt et dřagir de nuit. Un bon exemple en est fourni par lřembus-
cade tendue dans la nuit du 16 octobre 1870 sur la route
dřOrléans à Blois, soit à la limite de la Beauce, terrain dřopen-
field, et de la Sologne, terrain boisé. Répartis en trois groupes
cachés, lřun dans le cimetière de Lailly-en-Val, lřautre au hameau
des Trois Cheminées et le troisième à celui de Mocquebaril78, les
francs-tireurs attendaient une soixantaine de dragons bavarois en
76
Goltz, op. cit., p. 408.
77
Belleval, op. cit., p. 130.
78
Orthographié Moque-Baril sur les cartes actuelles.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 307

reconnaissance. ŖOn laissa passer les dragons aux deux premiers


endroits ; à Mocquebaril, on les assaillit d‟un feu très vif qui tua
des chevaux et des cavaliers. Les autres prirent la fuite. Mais il
fallait repasser devant les embuscades des Trois Cheminées et du
cimetière : nouvelles décharges ; bien des morts tombent sur le
cheminŗ79. Cette embuscade entraîna des représailles sur Lailly le
22 octobre, lesquelles ne mirent dřailleurs nullement fin aux
attaques des corps francs. Le 31 notamment, les hommes de Ca-
thelineau, accompagnés par Ŗune douzaine d‟éclaireurs à cheval,
tireurs et cavaliers hors ligne, qui connaissaient à merveille tous
ces pays de la Sologne où ils avaient chassé à courreŗ, accro-
chèrent 21 hussards ennemis à trois kilomètres de Lailly. Un seul
Prussien échappa à lřembuscade80.

Surprise
“La surprise diffère de l‟embuscade, écrit Le Mière de
Corvey, en ce que dans l‟embuscade, on attend l‟ennemi, au lieu
que dans la surprise, on le cherche. On peut faire plusieurs
sortes de surprises : surprises de camp, surprises de ville, sur-
prises à un corps en marche, etc.ŗ81. Dans ce registre sřillustra
notamment le Corps franc du Jura, rebaptisé Compagnie des
francs-tireurs volontaires du Doubs après son repli sur Besançon.
Le chef de cette formation était un ancien hussard, le capitaine
Huot, qui était originaire de la région et savait admirablement
exploiter ses couverts forestiers. Il bénéficiait en outre du réseau
de renseignements mis en place en août 1870 par le lieutenant-
colonel de Bigot, chef dřétat-major de la 7e région militaire, dont
les informateurs étaient essentiellement des forestiers et des
facteurs ruraux. Fort de ces atouts, Huot écuma les campagnes
comtoises, se déplaçant constamment pour ne pas être localisé et
sřadjoignant parfois le concours dřautres corps francs pour faire
nombre. À la fin novembre 1870, il intercepta à proximité de
Raze un convoi de 120 prisonniers français gardés par 80 Prus-
siens et libéra ses compatriotes. Il récidiva quelques jours plus
tard dans la région de Noidans-le-Ferroux. Le 11 décembre, à un

79
Auguste Boucher, Récits de l‟invasion. Journal d‟un bourgeois d‟Orléans
pendant l‟occupation prussienne, Orléans, Herluison, 1871, pp. 144-145.
80
Ibid., p. 270.
81
Le Mière de Corvey, op. cit., p. 195.
308 Stratégique

contre dix, il sřempara dřun convoi logistique à Vellexon, captu-


rant quatre chariots et 50 prisonniers, dont le comte von Bonin,
neveu de Bismarck82. ŖLe brave capitaine Huot (…), qui battait
l‟estrade avec une compagnie de trente à quarante hommes, était
un bel exemple des résultats presque invraisemblables que peut
produire cette guerre de partisans intelligemment conduite, écrit
Beauquier. Toutes les semaines, ce chef justement populaire
faisait des entrées triomphales à Besançon, ramenant des prison-
niers, des chevaux, des voitures de munitions ou de vivres pris à
l‟ennemiŗ83.
Non loin de là, en Haute-Saône, une unité composée essen-
tiellement de braconniers encadrés par une douzaine de marins
menait des opérations similaires sous le commandement du capi-
taine de La Barre. Le 23 décembre 1870, elle intercepta un
convoi de 200 prisonniers français. Dans la nuit du 26, elle se
porta dans la région de Lure pour sřy emparer dřun convoi postal
et détruire une ligne télégraphique. Mais les Prussiens venaient
de suspendre la circulation nocturne du courrier, lřestimant trop
dangereuse. Les partisans se contentèrent donc de saboter les
installations télégraphiques. Ils capturèrent aussi un troupeau de
cent bovins conduits par des Prussiens et, bien que poursuivis,
parvinrent à en ramener 55 à Besançon84.
Dans dřautres cas, ce ne sont pas des convois ou des postes
télégraphiques quřil sřagit de surprendre, mais des ennemis au
cantonnement. Ainsi, dans la nuit du 29 septembre 1870, le Corps
franc des Vosges sřinfiltra dans le village de Vézelise, dont trois
maisons avaient été réquisitionnées par les Prussiens. Lřassaut
prématuré de la première donna lřalarme aux occupants des deux
autres, ce qui permit à ceux de la troisième de prendre en hâte
leurs dispositions de combat : elle ne tomba quřau terme dř“une
espèce de siège régulierŗ85.
Lřobjectif principal des surprises est de ruiner le moral de
lřennemi. Sřil ne fut atteint que localement en 1870-1871, ces
actions contribuèrent quand même à prolonger la lutte dans le
mesure où elles permirent aux partisans de sřemparer de biens
matériels qui leur faisaient cruellement défaut (vivres, argent,

82
Comte de Vitrolles, Notes et souvenirs sur la Garde mobile des Hautes
Alpes, Marseille, Seren, 1872, p. 43.
83
Beauquier, op. cit., p. 59.
84
Ibid., p. 65.
85
Wolowski, op. cit., p. 12.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 309

effets divers) et de courriers privés ou officiels qui constituaient


une précieuse source de renseignement. Une lettre écrite par un
soldat prussien à sa famille affirmait notamment que Ŗles bois
autour de Belfort sont remplis de quarante mille francs-
tireursŗ86, ce qui donne une idée de lřimpression produite par les
agissements des corps francs.

Coups de main
Lřexemple le plus significatif de coup de main contre une
infrastructure semble être la destruction du pont ferroviaire de
Fontenoy-sur-Moselle, dont nous avons déjà évoqué lřimportance
stratégique. On se souvient que le général commandant la place
de Langres refusa longtemps son concours aux partisans. Dans
lřintervalle, ces derniers harcelèrent lřennemi afin de le plonger
dans la psychose et de lui faire perdre sa liberté dřaction en
lřacculant partout à la défensive. Le stratagème réussit parfaite-
ment, à en juger par cette lettre dřun officier allemand interceptée
le 12 novembre 1870 : ŖLe pays tout entier s‟est levé, la faim et le
mauvais temps décimeront nos armées, et la question des appro-
visionnements deviendra très grave pour nous si les francs-
tireurs réussissent à détruire les lignes de chemin de fer que nous
avons occupéesŗ87. Dans un second temps, les partisans établirent
un camp de refuge et dřinstruction dans les bois situés au Nord de
Lamarche. ŖLes gens du pays (…) croyaient à l‟existence d‟une
dizaine de mille hommes réunis au camp (il n‟y en avait pas trois
cents). Nos partisans laissaient à dessein s‟accréditer ces bruits
et d‟autres bien plus effroyables, tels que les fusillades d‟espions,
la mutilation des prisonniers, etc., etc. Tout cela était répété aux
Prussiens et ceux-ci ne parlaient du camp de Lavacheresse
qu‟avec un sentiment de terreur nullement dissimulé. Les chefs
eux-mêmes s‟en émurent et l‟on renforça les garnisons d‟Epinal,
de Bains, de Mirecourt et de Neufchâteauŗ, écrit Rambaux88.
Le 10 janvier 1871, les partisans reçurent enfin les explo-
sifs qui leur étaient nécessaires. Commença alors une lente infil-
tration sur un itinéraire reconnu de longue date. Elle sřeffectua
surtout de nuit, par un froid glacial accompagné de chutes de

86
Belleval, op. cit., p. 111.
87
Cité par Rambaux, op. cit., p. 8.
88
Ibid., p. 17.
310 Stratégique

neige. Le corps franc sřefforçait dřéviter tout contact avec la


population, et au besoin se faisait passer pour une troupe prus-
sienne (lřillusion était dřautant plus complète quřil comptait des
Alsaciens coiffés de shakos pris à lřennemi). Lorsquřau contraire
il soupçonnait un colporteur ou un vagabond dřêtre un infor-
mateur des Prussiens, il se présentait comme lřavant-garde dřune
offensive lancée par le général Bourbaki sur Toul, ce qui devait
avoir pour effet dřy fixer lřennemi. Ayant parcouru 80 kilomètres
en 84 heures, les francs-tireurs atteignirent un point de ralliement
offrant abri et nourriture ; de là, ils consacrèrent plusieurs jours à
recueillir des renseignements sur lřobjectif. Lřopération fut
lancée dans la nuit du 21 au 22 janvier. Des quatre compagnies
engagées, la première liquida à lřarme blanche les soldats occu-
pant la gare et le pont, les deux suivantes cernèrent le village
pour empêcher lřenvoi de renforts et la troisième posa la mine. Le
pont de Fontenoy sauta partiellement à sept heures du matin,
cependant que les partisans sřexfiltraient par un autre itinéraire
quřà lřarrivée. La garnison de Toul ne réagit pas, intoxiquée
quřelle était par la rumeur dřune attaque française imminente89.
Le coup de main peut également viser une autorité enne-
mie, tel le raid sur Viabon (Eure-et-Loir) lancé dans la nuit du 14
au 15 novembre 1870 par le lieutenant-colonel Lipowski. Venant
dřapprendre que le prince Albrecht de Prusse, commandant la 4e
division de cavalerie de lřarmée du Grand-duc de Mecklembourg,
se trouvait à quinze kilomètres de lui, il décida aussitôt de lřenle-
ver. Le prince était protégé par un régiment de uhlans et deux
bataillons dřinfanterie, mais ces unités se croyaient trop loin des
lignes françaises pour pouvoir être attaquées et nřavaient donc
pas pris les précautions dřusage. Elles furent culbutées, pas assez
vite toutefois pour empêcher Albrecht de sřenfuir ; du moins
Lipowski saisit-il une lettre du Grand-duc de Mecklembourg
dévoilant les intentions stratégiques des Prussiens90.

89
Ibid., pp. 30-42.
90
Foudras, op. cit., p. 67.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 311

Le combat frontal
Châteaudun, phase préparatoire
Si lřincorporation des francs-tireurs aux armées régulières
ne signifia pas la fin de leurs missions traditionnelles de Ŗpetite
guerreŗ, elle impliquait potentiellement leur participation directe
à la Ŗgrande guerreŗ. Or, dans ce type dřopérations, le courage
des partisans ne compense pas lřinsuffisance de leur structure et
de leur armement. Cřest là une vérité générale que confirme
lřexemple de la bataille de Châteaudun. On se souvient que cette
ville avait servi de base de départ aux francs-tireurs de Paris pour
leurs raids du 5 au 10 octobre 1870. Voulant éradiquer la menace,
les Prussiens marchèrent sur Châteaudun. Les forces françaises
retranchées dans la ville avoisinaient les 2 000 hommes : les 9
compagnies des Francs-tireurs de Paris, soit environ 700 combat-
tants, une compagnie de francs-tireurs de Nantes (150), une autre
de Cannes (50), 5 compagnies de la garde nationale du lieu
(1 000), plus une autre venue de Vendôme. Jusquřau 12 octobre,
les autorités municipales sřétaient montrées particulièrement
coopératives, mais lřapproche de lřennemi changea du tout au
tout leur attitude et elles entreprirent même de désarmer la Garde
nationale. Sřimprovisant alors commandant de la place, le comte
Lipowski fit restituer les armes, demanda des renforts et fit
construire Ŗune série de barricades qui formait une sorte d‟en-
ceinte fortifiée autour de la partie de la ville qui regarde la
plaineŗ91. À cette occasion, raconte le capitaine Ledeuil, les
rapports se tendirent un peu plus entre compagnies franches et
municipalité : ŖLes Francs-tireurs de Paris et des ouvriers (…)
qui, la plupart, n‟étaient pas membres de la garde nationale (…)
ont travaillé jusqu‟à trente-six heures consécutives (…). Et la
municipalité leur créait des embarras quand ils venaient toucher
une indemnité ! „Allez vous faire payer par les francs-tireurs ; ce
sont eux qui vous ont occupés‟, leur répondait-onŗ92.

La bataille de Châteaudun
Le 18 octobre en fin de matinée, les Prussiens surgirent
devant Châteaudun, les uns par la route dřOrléans, les autres par
91
Lipowski, op. cit., p. 7.
92
Ledeuil, op. cit., p. 24.
312 Stratégique

celle de Meung. Ledeuil les évalue à quelque 8 000 hommes et


30 canons. En face se trouvaient Ŗ1 300 adversaires à peineŗ93, la
majeure partie de la garde nationale ne sřétant pas présentée (sans
doute parce quřelle se savait couverte par les autorités munici-
pales) et les renforts demandés par Lipowski nřétant pas arrivés.
Le combat sřengagea vers 11 heures 50. Les défenseurs de Châ-
teaudun essayèrent dřabord dřarrêter lřennemi à quelque distance
de la ville, dans les vignes et sur la voie ferrée. Mais, dès midi,
lřartillerie prussienne ouvrit le feu et les francs-tireurs avancés en
plaine se virent menacés de débordement par un ennemi très
supérieur en nombre. Ils se replièrent donc derrière les barrica-
des. Après la chute de celles-ci, le combat se transporta à lřinté-
rieur même de Châteaudun, où il prit une très grande intensité.
Faisant feu des boutiques, des soupiraux et des greniers, voire
chargeant à la baïonnette, francs-tireurs et garde nationale tuèrent
beaucoup de monde aux Prussiens, mais ces derniers avaient de
quoi regarnir leurs rangs. Lipowski comprit alors que la partie
était perdue et ne se fixa plus quřun objectif : tenir jusquřau soir,
puis profiter de la nuit pour faire retraite. Entre 19 heures 30 et
20 heures, il réunit les francs-tireurs encore valides, en chargea
une partie de continuer le combat dans Châteaudun pour couvrir
la retraite et se mit en route avec les autres. Cřest du moins la
version quřil donna des événements.
Celle de Ledeuil, qui commandait le détachement resté
dans la ville, est bien différente. À lřen croire, Lipowski a pure-
ment et simplement abandonné le champ de bataille alors que la
situation nřavait rien de désespéré. Ledeuil affirme dřailleurs être
resté pratiquement maître du terrain vers 22 heures 30 : si les
troupes emmenées par son supérieur avaient été encore là, il
aurait pu le tenir. Mais les 300 hommes qui lui restaient nřétaient
pas suffisants pour repousser une nouvelle attaque prussienne, de
sorte quřil ordonna la retraite à 23 heures. Cřest une ville en feu
que laissèrent derrière eux les francs-tireurs épuisés et affamés,
avec lesquels partirent des habitants craignant des représailles
prussiennes. Il leur fallut parcourir plus de vingt kilomètres par
un froid mordant. Les paysans des alentours, eux aussi effrayés
par la perspective de représailles, leur refusèrent tout, pain, verre
dřeau ou gîte. Un maire menaça même dřutiliser contre eux sa
garde nationale sřils tentaient de retarder lřavance des Prus-

93
Boucher, op. cit., p. 132.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 313

siens94. Arrivé à Brou vers trois heures du matin, Ledeuil envoya


aussitôt à Tours un télégramme dans lequel il mettait en cause
Lipowski95, puis demanda au maire du lieu de mettre des char-
rettes à sa disposition pour gagner Nogent-le-Rotrou ; impossible
en effet de faire encore 30 kilomètres à pied avec des combattants
aussi éprouvés que les siens. Or, Ŗà ces francs-tireurs venus
spontanément de Paris pour défendre l‟entrée de la Beauce aux
Prussiens, le maire refusa des charrettes et les refusa insolem-
ment ! (…). Mes hommes réclamaient qu‟on le pendît. Je dus
donner l‟ordre d‟entrer dans les remises et d‟éveiller les habi-
tants qui, je le proclame bien haut à leur louange, furent les
premiers à nous guider dans nos recherches. Leur empressement
à nous servir fut aussi grand que les refus du maire avaient été
férocesŗ96.

Les leçons de Châteaudun


Au total, les francs-tireurs sřétaient vaillamment battus,
puisque les estimations données par Lipowski font état de 3 000
Prussiens hors de combat. Du côté français, les pertes se montè-
rent à quelque 250 hommes des corps francs et 30 gardes natio-
naux, sans compter une douzaine de civils brûlés vifs dans leurs
propres maisons97. Mais faut-il en conclure, comme Ledeuil, que
la partie était gagnable ? Lipowski, qui refusa de polémiquer avec
son subordonné et salua même son héroïque résistance, répondit
par la négative. À supposer même que la totalité des francs-
tireurs soient restés dans Châteaudun et aient pu résister jusquřau
matin du 19 octobre, la disproportion des forces en présence était
telle quřils auraient été exterminés ou capturés dans la journée98.
Il nřy avait donc dřautre issue que la retraite.
Châteaudun ne fut dřailleurs ni la première ni la dernière
défaite de corps francs engagés dans des opérations frontales.
Auparavant, il y avait eu par exemple le combat de Bourgonce,
dans les Vosges, où ils sřétaient fait décimer par lřartillerie prus-
sienne (6 octobre 1870). Ultérieurement, celui de Varize démon-
tra, sřil en était besoin, les risques que court ce type dřunités en
94
Ledeuil, op. cit., pp. 81-91.
95
Ibid., p. 42.
96
Ibid., p. 120.
97
Lipowski, op. cit., p. 21
98
Ibid., pp. 18-19.
314 Stratégique

sřaccrochant au terrain. Ce combat survint le 28 novembre, quel-


ques jours après la défaite des forces françaises aux alentours de
Châteaudun et la seconde occupation de la malheureuse ville, qui
subit Ŗdes actes d‟une cruauté inouïeŗ. Poursuivant son avance,
lřennemi rencontra les francs-tireurs de Lipowski, chargés de
couvrir la retraite de lřarmée en défendant le pont de Varize : ŖIls
se battirent en désespérés et furent obligés de céder devant le
nombre, après avoir subi de grandes pertes. La compagnie des
francs-tireurs girondins, cernée dans le parc du château de
Varize, fut presque entièrement détruite après une résistance
héroïqueŗ, écrit le général dřAurelle de Paladines99.

La réputation militaire des francs-tireurs


Des imposteurs ?
Lřaction des corps francs a parfois suscité des appréciations
peu amènes de la part des autres combattants, comme en témoi-
gnent les souvenirs de M. X., capitaine dans les gardes mobiles :
ŖC‟est à Orléans (…) que j‟ai rencontré un grand nombre de
francs-tireurs. Il y en avait pour tous les goûts et de toutes les
couleurs : Fra Diavolo, le chasseur tyrolien, le brigand cala-
brais, bien d‟autres encore sillonnaient les rues de la cité de
Jeanne d‟Arc. Ces messieurs fréquentaient les cafés et leurs
récits se ressemblaient assez. Toujours trahis, ces pauvres
francs-tireursŗ100. La trahison est effectivement un argument
récurrent dans les écrits des anciens partisans, qui lui imputent
volontiers leurs revers. Ils ne font sans doute pas assez la
distinction entre la distance voire la défiance de civils terrorisés
par la crainte de représailles, ou contraints à parler sous la
menace, et la trahison proprement dite. Que celle-ci ait existé
semble toutefois hors de doute, car elle nřest pas seulement
évoquée au coin du zinc après quelques verres dřalcool, mais
aussi par des esprits aussi posés que Belleval101.
Le fait que M. X. ait servi dans la garde mobile jette par
ailleurs un doute sur ses affirmations : on se souvient en effet que
les partisans avaient généralement de mauvaises relations avec

99
DřAurelle de Paladines, op. cit., pp. 258-259.
100
M. X., Souvenirs d‟un capitaine de mobiles, Clermont-Ferrand, Pestel,
1871, p. 16.
101
Belleval, op. cit., p. 43.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 315

cette formation, accusée de rendre les armes plus souvent quřà


son tour. Toutefois, lřofficier prend soin de préciser que tous les
francs-tireurs ne sont pas des imposteurs et cite avec éloge le
député catholique Keller, dont la compagnie sřillustra dans les
Vosges ; son propos, qui laisse deviner une sensibilité conser-
vatrice, semble plutôt viser les étrangers, les aventuriers et les
révolutionnaires.
Pour M. X. dřailleurs, la guerre de partisans ne correspond
guère au tempérament national : ŖNapoléon (…) disait, en
parlant du courage, que rien n‟était plus rare que celui de
minuit ; après lui, je dirai que le courage nécessaire au franc-
tireur est le moins français de tous les courages. Nous ne détes-
tons pas la galerie, et nous ne sommes pas insensibles à l‟admi-
ration. On trouvera toujours un soldat français qui, sous les yeux
de ses chefs et aux applaudissements de ses camarades, ira, sous
une grêle de balles, planter un drapeau sur un bastion ;
trouverons-nous souvent l‟homme dévoué, plein d‟abnégation,
qui, n‟écoutant que la voix du devoir, ira seul, la nuit, s‟em-
busquer dans le bois et sans témoin y attendre l‟envahisseur ? La
chose existe, je n‟en ai nul doute, mais permettez-moi de la croire
assez rareŗ102. Outre quřelle le fut moins que ne le pense M. X.,
son jugement repose sur une assimilation entre Ŗgrande guerreŗ et
identité nationale qui suggère quřil a du mal à prendre ses
distances dřavec un certain nombre de lieux communs (images
dřEpinal, épopée napoléonienne réactivée par le Second Empire,
etc.).

Des lâches ?
Simple mobilisé de la Gironde, Ludovic Martiny met pour
sa part en cause la bravoure des francs-tireurs. Il a vu certains
dřentre eux, Ŗgalonnés et empanachésŗ, se pavaner juste après la
bataille de Coulmiers (9 novembre 1870), mais doute quřils aient
contribué à cette victoire française : ŖÀ la vérité, nous avions peu
vu de… ces gens-là la veille et surtout l‟avant-veille. Le bruit de
la mitraille était peut-être contraire au tempérament de ces
messieurs ; et puis j‟ai appris, par la suite, que les francs-tireurs
occupaient toujours l‟extrême-droite des corps d‟armée. Par
exemple, je n‟ai jamais su au juste où était située cette extrême-

102
M. X., op. cit., p. 17.
316 Stratégique

droite, ce qui m‟a laissé la conviction intime qu‟elle devait se


trouver quelques lieues en arrière des lignes de batailleŗ103.
Comme M. X., Martiny semble prompt à extrapoler : pour lui, la
plupart des partisans sont des tire-au-flanc plutôt que des francs-
tireurs. Mais son verdict témoigne surtout de son incompréhen-
sion profonde de la Ŗpetite guerreŗ. Nřétant pas faits pour
lřaffrontement décisif, les corps francs ne peuvent guère être
placés au centre du dispositif, mais bien plutôt sur les côtés, en
couverture ou en flanc-garde, pour préserver les troupes de ligne
de toute attaque latérale.
Il y eut certes, chez les partisans de 1870-1871, des lâches
et des incapables, mais on en trouve dans tous les types dřunités.
Si les circonstances particulièrement troublées dans lesquelles ils
opéraient Ŕ invasion du territoire, changement de régime, incerti-
tudes de tous ordres Ŕ ont pu favoriser lřusurpation dřidentité et
dřautorité, le brigandage, la désertion ou lřaventurisme, rien ne
permet dřaffirmer que ces attitudes aient été majoritaires parmi
les plus de cinquante mille francs-tireurs. Aux critiques de M. X.
ou de Martiny sřopposent dřailleurs les témoignages de généraux
comme Martin des Pallières ou dřAurelle de Paladines, qui surent
employer les compagnies franches conformément à leur vocation
et en tirèrent le plus grand profit.

CONCLUSION
Nul ne saura jamais si la stratégie de guérilla généralisée
préconisée par le lieutenant-colonel Chenet en septembre 1870
aurait pu réussir. Elle pouvait se prévaloir du précédent espagnol,
dans lequel les partisans engluèrent lřarmée napoléonienne au
bénéfice du corps expéditionnaire britannique ; mais ils étaient
beaucoup plus nombreux que les francs-tireurs de 1870-1871, et
lřaction britannique bien plus structurée que celle du Gouverne-
ment de Défense nationale. Quoi quřil en soit, il nřest pas certain
que lřincorporation des corps francs aux armées régulières ait été
très judicieuse sur un plan strictement militaire. Ils furent certes
de précieux auxiliaires pour les troupes de ligne, mais au
détriment dřune action de harcèlement sans doute plus dange-
reuse pour les Prussiens. La stratégie eut moins de part à cette

103
Ludovic Martiny, Le Vingt-cinquième mobile, Bordeaux, Crugy, 1871,
pp. 20-21.
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 317

décision que la politique : pour Gambetta, lřéventualité dřune


défaite face à la Prusse valait mieux que celle de la guerre civile.
De Ŗtactique militaire visant à harceler un adversaireŗ en effet,
la guérilla pouvait facilement se transformer en Ŗmoyen militaire
pour parvenir à renverser un régimeŗ104. À cet égard, la méfiance
de Gambetta envers les corps francs rappelle celle de lřÉtat
prussien devant le projet de Landsturm présenté par les réforma-
teurs de 1813105. Elle nřétait certes pas infondée, car les nuées de
révolutionnaires qui affluèrent du monde entier vers la France
envahie nřétaient certes pas motivées par le seul souci de
combattre les Prussiens. Incarnant ce que Gambetta nomma après
la guerre Ŗl‟esprit de violence qui a tant de fois égaré la
démocratieŗ106, lřextrême-gauche risquait de faire le jeu dřune
restauration monarchique. Contrôler les corps francs pour éviter
la révolution et éviter la révolution pour enraciner la République,
tel semble en définitive avoir été le calcul qui présida au décret
du 29 septembre 1870.

104
Gérard Chaliand, Stratégies de la guérilla, Lonrai, Grande Bibliothèque
Payot, 1994, p. 24.
105
Voir à ce sujet Thierry Noulens, ŖClausewitz et la guerre révolutionnaireŗ,
in Laure Bardiès et Martin Motte (dir.), De la Guerre ? Clausewitz et la
pensée stratégique contemporaine, Paris, Economica, 2008.
106
J.-Y. Guiomar, op. cit., p. 255.
L’Armée française face à Abdelkrim
ou la tentation de mener une guerre
conventionnelle dans une guerre
irrégulière 1924-1927
Jan PASCAL

A
u cours de la première guerre mondiale, les États
européens se sont livrés à une guerre industrielle
qui a débordé sur le théâtre colonial. À cette
occasion, certaines puissances ont utilisé localement des procédés
de guerre irrégulière comme le Royaume-Uni en Arabie. Parfois
elles nřont pas hésité à sous-traiter la guerre, à lřinstar des
Allemands qui armèrent les bandes dřAbd el-Malek au Maroc
dans lřespoir dřy ruiner le protectorat français. Dès 1919, le
Moyen-Orient, débarrassé du joug turc et sonné par lřabolition du
califat, semble sřembraser contre la tutelle européenne qui se met
en place. Ce mouvement de contestation, qui affecte notamment
la Syrie, finit par avoir des contrecoups au Maghreb où, dès 1921,
lřopération maladroite de pacification espagnole dans le Rif se
transforme en déroute retentissante contre les tribus menées par
Abdelkrim. Dès lors, le maréchal Lyautey, Résident général de la
France à Rabat, sait quřil aura à affronter tôt ou tard les guerriers
du Rif qui bordent la frontière Nord du Maroc utile. De 1921 à
1924, le problème rifain va ainsi sřimposer pour devenir une crise
à part entière puis une véritable guerre en 1925. Il faudra, pour
lřArmée française, une année de combat suivie dřune année de
stabilisation, pour éradiquer les dernières menaces de dissidence
de la région de Fez.
320 Stratégique

De nos jours, historiens et spécialistes ne sont pas tous


dřaccord sur la nature du conflit rifain. Certains y voient déjà les
prémisses de la décolonisation au Maghreb, dřautres considèrent
quřil sřagit dřune des dernières guerres coloniales1. Tous sřaccor-
dent pour souligner la disproportion des forces et des moyens
nécessaires à la France et lřEspagne pour en finir avec ces
Berbères obstinés qui mirent à mal le prestige militaire français
au point de nécessiter lřenvoi au Maroc du vainqueur de Verdun,
le maréchal Pétain. Dès lors une question sřimpose : quelle fut la
nature exacte de la guerre que mena la France dans le Rif ?

Nous prétendons répondre à cette question en soutenant que


la guerre du Rif fut une guerre irrégulière2, où lřArmée française
essaya de concilier sa pratique des guerres coloniales avec lřutili-
sation des moyens les plus modernes pour éliminer le plus rapide-
ment possible une force adverse, dont la maîtrise consommée de
la guérilla se conjuguait avec lřemploi limité des armements
modernes quřelle avait pu acquérir.
Dans ce but, nous montrerons dans un premier temps
quelles furent les différentes étapes de ce conflit atypique, puis
dans un second temps comment il opposa deux systèmes fonda-
mentalement différents, et enfin pourquoi lřasymétrie fut toujours
au cœur des opérations malgré la volonté, pour lřun ou lřautre des
adversaires, dřy échapper.

LES GRANDES ÉTAPES D’UN CONFLIT ATYPIQUE


Pour lřArmée française, les grandes étapes de la guerre du
Rif furent une phase de crise sřétendant de lřannée 1924 au
15 avril 1925, puis une phase de guerre jusquřà la reddition

1
ŖCette guerre pose un important problème d‟épistémologie stratégique :
fut-elle la dernière campagne coloniale entraînant conquête de style classique,
fut-elle la première guerre révolutionnaire préfigurant un quart de siècles à
l‟avance les luttes de libération ?ŗ Jean-Paul Charnay, La Guerre du Rif -
Dernière campagne coloniale ou première guerre révolutionnaire ?, Paris,
Anthropos, 1984, p 9.
2
Concernant le concept de guerre irrégulière, la définition que donne Gérard
Chaliand de la guérilla nous semble convenir idéalement : ŖForme de conflit
particulier utilisée par le faible contre le fort, la guérilla se caractérise par le
refus du combat frontal décisif, par l‟emploi du harcèlement et de la surpriseŗ.
L‟armée française face à Abdelkrim 321

dřAbdelkrim le 27 mai 19263 et une phase de stabilisation de la


frontière franco-espagnole qui sřacheva en juillet 1927 avec la
soumission des derniers dissidents.
Bordé par la Méditerranée au Nord, le Rif est, géographi-
quement parlant, un massif montagneux dřaltitude moyenne qui a
la forme dřun quadrilatère de 130 km de long sur 50 km de large,
soit une étendue de 6 500 km2. Sur le plan historique, le Rif a
tendance à désigner les montagnes du Nord marocain qui dessine,
un grand arc concave délimité au Sud par la vallée de lřOuergha,
à lřEst par celle de la Moulouya et à lřOuest, par la côte
atlantique de Tanger. Cřest avant tout un espace jugé marginal,
car resté en dehors des points de contact du Maroc avec le reste
du monde. Si le Sud marocain a toujours fasciné les Occidentaux,
le Rif a généré peu dřobservations. Ce fouillis de montagnes,
arides ou arrosées au gré des saisons, qui a souvent réussi à se
soustraire à lřinfluence formelle des sultans, semble un repous-
soir à la pénétration européenne. Neuf années après le traité de
Fez de 1912, qui a officialisé les protectorats français et espagnol,
le Rif demeure presque inviolé. En 1921, le général Sylvestre se
lance dans la conquête systématique de la région. Son offensive
rencontre une opposition croissante jusquřà lřété 1921 où, après
une série de revers, sa colonne est anéantie par les tribus berbères
menées par Abdelkrim. Les défaites espagnoles dřAnoual4 et de
Monte Arrui constituent, en quelque sorte, lřacte de naissance
officiel de la puissance rifaine. Côté français, durant trois ans, les
TOM (troupes dřoccupation du Maroc) scrutent lřhorizon des
montagnes du Rif en sřefforçant de deviner quel ennemi va en
déboucher.
En 1924, la crise commence véritablement avec le retrait
espagnol de la région de Chechaouen, qui achève de mettre en
contact Rifains et soldats français. Lřaffrontement apparaît inévi-
table pour le maréchal Lyautey qui avait déjà renforcé la fron-
tière, en occupant les crêtes Nord de la vallée de lřOuergha au
mois de mai, afin de soustraire les tribus riveraines à lřinfluence

3
Officiellement, la guerre du Rif française couvre la période du 15 avril
1925 (attaque de la zaouïa dřAmjot) au 27 mai 1926 (reddition dřAbdelkrim).
4
La retraite dřAnoual le 22 juillet 1921 vit la complète déliquescence du
corps de bataille du général Sylvestre qui périt sans livrer bataille avec 12 000
de ses soldats. Abdelkrim récupéra dans cette affaire un important stock
dřarmements et de munitions, encore accru par la reddition de Monte Arrui
dont la garnison fut massacrée.
322 Stratégique

de Ŗlřémir du Rifŗ5. Cette action préventive, qui ne visait quřin-


directement les Rifains, fut vraisemblablement ressentie par
Abdelkrim comme une déclaration de guerre et dès le 6 juin, une
harka6 rifaine attaqua un bataillon français. Dřautres combats
sporadiques eurent lieu jusquřà lřautomne, sans quřon puisse
encore savoir précisément sřils furent ordonnés par Abdelkrim ou
dus à lřinitiative isolée de quelques caïds locaux, comme celui-ci
le laissa entendre par la suite. Dès lors, le front sřinstalla dans une
Ŗdrôle de guerreŗ avant lřheure, où chacun sřobserve sans
sřagresser. Les hommes dřAbdelkrim creusent ostensiblement
des tranchées et installent des mahakmas7 reliées entre elles avec
le fil téléphonique dérobé en zone française, tandis que les
officiers des affaires indigènes sřéchinent à convaincre les tribus
de rester dans le giron du Maghzen8.
Le 15 avril 1925, le voile de lřambiguïté se déchira et les
Rifains assaillirent les tribus fidèles au sultan et les contraignirent
à attaquer les postes français isolés sur leurs pitons. Fait unique
dans la geste lyautéenne, ce fut, cette fois, la dissidence qui fit
Ŗtâche dřhuileŗ et contamina les tribus jusquřaux portes de Taza,
menaçant ainsi la liaison stratégique entre le Maroc et lřAlgérie.
La soixantaine de postes de couverture abritant des garnisons de
tirailleurs sénégalais et algériens constituait un ensemble défensif
trop faible pour arrêter des harkas de plus de 2000 hommes. La
plupart des positions furent rapidement assiégées. Le commande-
ment français de Fez se trouva contraint dřen organiser le ravi-
taillement grâce à la manœuvre dřunités interarmes de circons-
tance, les groupes mobiles (GM). Ceux-ci ne purent empêcher
certains postes de succomber aux assauts rifains ou à la trahison.
Mais surtout, malgré dřindéniables succès tactiques, ils ne parvin-
rent pas à obtenir un effet durable dans une zone dřaffrontements

5
Ŗ[…] Le développement d‟Abdelkrim, majoré par ses derniers succès,
constitue une menace d‟autant plus sérieuse qu‟il n‟y a pas là seulement le
point de vue local, mais aussi et surtout tout ce qui vient se greffer là-dessus
d‟interventions et d‟appuis extérieurs tendant à constituer au Nord du Maroc
un État musulman autonome se réclamant d‟Angora [Ankara] et de tout le
nationalisme musulman d‟Afrique du Nord, Égypte comprise. Il est maintenant
hors de doute qu‟autour d‟Abdelkrim, on envisage une action contre nous
succédant à celle contre les Espagnolsŗ. Télégramme du 11 décembre 1924 au
président du Conseil Herriot, ministre des Affaires étrangères.
6
Troupe en armes.
7
Centre de commandement rifain de niveau régional ou local.
8
Gouvernement marocain alors sous tutelle française.
L‟armée française face à Abdelkrim 323

qui sřétendait sur 350 km. En effet, les opérations des GM, menés
par des chefs aussi remarquables que le général Colombat, les
colonels Freydenberg, Cambay ou Noguès, ne produisirent pas
lřeffet stratégique escompté : empêcher les départs en dissidence
des tribus de lřOuergha. En outre, le moindre ravitaillement de
poste prit un caractère exagérément meurtrier9. Celui du Bibane
le 27 mai 1925, coûta plus de 100 morts et 400 blessés, prix à
payer pour débloquer temporairement un poste tenu par 50 hom-
mes qui devait finalement succomber dix jours plus tard. Néan-
moins, contrairement à lřarmée espagnole en 1921, les colonnes
tinrent bon dans cette fournaise insurrectionnelle. À maintes
reprises, elles évitèrent lřanéantissement grâce à la valeur des
bataillons, encadrés par des vétérans de 14-18, et à lřaction effi-
cace de lřaviation. La situation devint si critique que la plupart
des postes avancés furent évacués au profit dřune ligne de retran-
chements faites de points dřappui de niveau bataillon au sud de
lřOuergha. Ce repli tactique nřempêcha pas les infiltrations
rifaines de progresser à lřOuest (secteur dřOuezzane) et à lřEst
(secteur de Taza) en juillet et en août. Lyautey arrêta néanmoins
les Rifains en leur barrant la route de la plaine.
Le haut commandement militaire passa dans les mains du
maréchal Pétain qui obtint plus de renforts et réorganisa le front.
Il y eut désormais, en lieu et place des onze GM qui avaient été
engagés jusque-là, sept divisions. Les effets successifs dřun
débarquement espagnol dans la baie dřAlhucémas, en septembre,
et dřune offensive française, en octobre, achevèrent de renverser
lřinitiative. La mauvaise saison empêcha Pétain dřobtenir un
succès décisif malgré les 160 000 hommes engagés opposés à
15 000 dissidents. Toutefois, Abdelkrim ne put maintenir soudée
sa confédération de tribus qui commença à se déliter durant
lřhiver 1925. Au printemps 1926, la reprise de lřoffensive, cette
fois coordonnée, des forces franco-espagnoles acheva de désorga-
niser la résistance rifaine. Après une tentative avortée de paix
négociée lors de la conférence dřOujda, le front rifain éclata au
point dřabandonner son chef et de le contraindre à se rendre à

9
Pour les chefs des groupes mobiles, le ravitaillement des postes devient un
fardeau tactique qui hypothèque la manœuvre des bataillons. Les dissidents
ont généralement investi le poste en lřentourant de tranchées et dřobserva-
toires. Quand les colonnes arrivent aux abords du poste situé sur la crête, cřest
toute une manœuvre dřattaque en montagne quřil faut organiser pour parvenir
à lřentrée du blockhaus principal.
324 Stratégique

lřArmée française pour éviter le sort peu enviable que lui réser-
vaient les Espagnols désireux de venger les massacres de 1921.
Cependant, les combats nřen finirent pas pour autant, le
morcellement de lřalliance des tribus imposa un effort conséquent
aux troupes européennes. Chaque tribu dut être persuadée de
renoncer à la lutte souvent après un dernier baroud dřhonneur,
prélude à la demande dřaman (pardon) validée solennellement
par la cérémonie de la targuiba10. Enfin, par effet de contagion,
toute soumission de tribu ne put être considérée comme durable
que lorsque son voisinage était définitivement expurgé de la
moindre dissidence. Certes, les amendes de guerre exigées par
famille et la livraison des fusils aux officiers des Affaires indi-
gènes permettaient dřexercer une pression sur les communautés
rentrées de siba (dissidence). Mais lřaction politique dut sřadap-
ter à chaque particularité locale pour éviter de susciter une
nouvelle révolte. Parfois, les tribus furent même réarmées partiel-
lement pour pourvoir à leur autodéfense. De fait, la pacification
du front Nord se poursuivit discrètement jusquřen juillet 1927, où
une opération de police menée par lřarmée française eut raison
des derniers irréductibles de la tribu des Béni Mestara. Ceux-ci
avaient été acculés à la soumission par le bouclage effectif de la
frontière par lřEspagne, désormais capable dřassumer la surveil-
lance dřune zone où elle nřavait jamais mis les pieds auparavant.
Cette épisode final, sans tambours ni trompettes, sřapparente bien
aux derniers soubresauts dřune phase de stabilisation.

L’OPPOSITION DE DEUX SYSTÈMES


FONDAMENTALEMENT DIFFÉRENTS.
La guerre du Rif consacra lřantagonisme fondamental de
deux systèmes complexes dans plusieurs domaines.
Sur le plan politico économique, le Protectorat au Maroc en
1924 est un système colonial où une minorité de Français Ŕ
180 000 personnes en comptant lřarmée Ŕ tient sous tutelle un
pays de 4 millions dřhabitants. Son originalité et sa force sont la
préservation de la légitimité traditionnelle du sultan, à laquelle est
associé le Commissaire résident général de la République fran-
çaise, le maréchal Lyautey, ainsi que le recours au contrôle plutôt

10
Cérémonie berbère dřorigine antique lors de laquelle on égorge un taureau
après lui avoir coupé les jarrets pour officialiser la soumission de la tribu.
L‟armée française face à Abdelkrim 325

quřà lřadministration directe. La finesse politique de Lyautey, son


amitié respectueuse avec le sultan Moulay Youcef, son
expérience coloniale et sa connaissance du Maroc font que le
Protectorat fonctionne depuis 1912 en grignotant peu à peu le
bled siba (pays en dissidence) pour le convertir en bled maghzen
(pays soumis au sultan). Néanmoins, cela ne se fait pas sans que
lřarmée nřait à faire usage des armes pour pacifier lřespace et
convaincre les dissidents à accepter la paix du Protectorat.
Toutefois, la dynamique de la soumission, qui fait des ennemis
dřhier les alliés du moment, semble encore en 1924 quasiment
mécanique. Les tribus sont généralement contraintes à la soumis-
sion après quelques bombardements aériens sur leurs douars et
leurs troupeaux, une attaque terrestre vient ensuite concrétiser
lřempreinte de la puissance coloniale. Si les tribus résistent, les
postes organisent un blocus qui les empêche dřaccéder à leurs
champs. Généralement, après un hiver rigoureux, nombreux sont
les caïds qui viennent déposer les armes. Les officiers du Service
de Renseignements rivalisent de pédagogie pour expliquer aux
populations rétives que la pacification est inéluctable et quřelles
doivent se résigner à accepter la paix française qui amène les
routes, développe le commerce et respecte leurs droits. Sur le
plan économique, le Maroc, dont la banque dřÉtat est un consor-
tium de banques françaises, exporte des matières premières vers
la métropole et en importe des biens manufacturés comme toutes
les autres colonies européennes. Lřhabileté protectorale se ressent
dans la préservation des statuts de la propriété foncières qui
permettent (hormis dans le Gharb) aux tribus berbères de conser-
ver leurs terres et, par contrecoup, de limiter la colonisation de
peuplement, génératrice de frictions comme elle le fut en Algérie.
Lřassociation, certes souvent symbolique, des élites indigènes au
processus administratif contribue à lui donner une image accep-
table aux yeux de lřopinion publique en France et sur le plan
international.
Dans le domaine militaire, les TOM (troupes dřoccupation
du Maroc) représentent, sous le commandement de lřétat-major
de Lyautey à Rabat, une force composite de 75 000 hommes.
Avec cette troupe, le maréchal cloisonne les dissidents dans les
régions les plus inhospitalières (Grand Atlas, Moyen Atlas,
Tafilalet) à la façon des troupes romaines sur le limes. Alternant
forces de surveillance dans des postes de compagnies et colonnes
regroupant plusieurs bataillons, il mène au Maroc une guerre
326 Stratégique

permanente à la dissidence. Chaque saison amène une opération


limitée de pacification, soit au Sud, soit au Nord, conclue par de
nouvelles victoires au prix dřune perte moyenne annuelle de
2 000 hommes. Chasseurs dřAfrique, spahis, goumiers, légion-
naires, tirailleurs nord-africains ou sénégalais, zouaves, artilleurs
coloniaux, aviateurs, tringlots ou disciplinaires des Ŗbats dřAfŗ11,
tous deviennent peu à peu des Ŗblédardsŗ habitués à la guerre
coloniale. Quelques appelés du contingent sont même présents
dans les rangs de cette armée de métier encadrée par des vétérans
de la Grande Guerre ou de jeunes officiers enthousiastes12. Le
problème majeur de cette troupe est que ses effectifs tendent à
diminuer. Le volume de forces du Protectorat dépend, en effet,
des directives de la métropole qui ne cesse, dès 1919, de rogner
sur le Maroc pour assumer les charges imposées par les ambitions
françaises sur le Rhin. Chaque année, lřEMA reprend donc à
Lyautey des bataillons, le contraignant ainsi à restreindre son
programme de pacification, pourtant garant du succès de son
entreprise. Enfin, son modèle de guerre fait quřelle est habituée à
une opposition généralement peu coordonnée et dotée dřun
armement déclassé. Le lieutenant-colonel Michelin, qui fait des
conférences sur la guerre du Maroc, ne précise-t-il pas quřau
Maroc, lřennemi oppose rarement plus de 2000 fusils ?
En 1924, le modèle de développement encadré du Protec-
torat fait face au modèle rifain qui a déjà sérieusement mis à mal
la zone espagnole. Abdelkrim, caïd des Béni Ouriaghel, en
sřopposant par les armes à lřexpansion militaire de la Comman-
dancia de Melilla, a puisé dans les plus vieilles racines de lřiden-
tité marocaine, lřantagonisme avec lřennemi héréditaire espagnol,
le roumi. De plus, sa victoire et sa connaissance des tribus lui ont
permis de les fédérer sous son autorité parfois implacable. Pour
étendre son influence en pays Ghomara, Djebala ou sur les rives
de lřOuergha, il nřa pas hésité à alterner séduction et répression,

11
Bataillons dřAfrique constitués par les petits délinquants de métropole que
la nature de leurs fautes nřexcluait pas du service actif.
12
En 1923, le service militaire est de 18 mois et la conscription sřapplique
également aux populations indigènes de Tunisie et dřAlgérie, 1es conscrits
représentent parfois 50 % des effectifs des régiments comme pour les tirail-
leurs algériens, 10 % dřentre eux viennent de métropole et constituent souvent
les gradés dřencadrement qui secondent des officiers dont le bled est lřhorizon
quotidien, à lřexemple fameux du lieutenant de Lespinasse de Bournazel, du
commandant Stefani ou des capitaines Juin et de Lattre.
L‟armée française face à Abdelkrim 327

menace et persuasion, conforme en cela à la tradition féodale


marocaine. Lřhistoire du bled est pleine de récits de versement de
tributs, dřenvoi dřotages pour garantir les alliances et dřexpédi-
tions punitives entreprises contre ceux qui ont failli à la parole
donnée. Il est parvenu à éliminer ses deux rivaux les plus dange-
reux, Abdel el Malek et Raïssouli et a même obtenu un halo,
certes nébuleux, de reconnaissance internationale à travers le sou-
tien du Riff Committee. Ce dernier a même réussi à faire croire à
la presse internationale que le gouvernement dřAbdelkrim
sřapparentait à une démocratie moderne, la République du Rif ou
la Rifuplik. Cependant dans un contexte de conflit armé, la gou-
vernance dřAbdelkrim sřapparente plus à lřautocratie dřun nota-
ble de tribu qui sřest mué en chef de guerre sans se priver des
conseils dřun cercle de parents et de proches. Dans sa plus grande
extension, le front du Rif représente une frange de 350 km de
long sur 50 km de profondeur, soit un ensemble humain appro-
chant les 600 000 individus habitant des villages et des mechtas.
La principale solidarité qui les unit est leur farouche désir dřindé-
pendance et leur capacité à la défendre les armes à la main. Sur
cette aptitude à la résistance armée, Abdelkrim applique la trame
dřune autorité traditionnelle juxtaposée à une volonté de réfor-
misme dans laquelle lřinspiration kémalienne nřest pas étrangère.
Lřémir gouverne, perçoit lřimpôt et rend la justice, il commande
à lřarmée que conduit son frère et ses principaux caïds. Le systè-
me rifain est aussi un système militaire.
Il est difficile dřestimer le nombre de combattants qui se
rangèrent derrière lřétendard de la révolte rifaine. Certains
auteurs avancent le chiffre de 110 000 guerriers provenant des
tribus du Rif et du nord de Fez. Ils sont pour ainsi dire la levée en
masse du peuple rifain bien encadrée par les Béni Ouriaghel. La
valeur est inégale et, ici, ce sont les perceptions ennemies qui
sont intéressantes. Il a été souvent question dřun Ŗbloc djebalo-
rifainŗ, dřun Ŗbloc rifainŗ ou encore dřun ŖFront rifainŗ. Ces
termes, pour imagés quřils fussent à lřépoque, ne sauraient être
satisfaisants. Ils ne permettent pas dřapprécier la réalité du
ralliement et la valeur du tissu dřalliances tissées entre les tribus
et lřémir du Rif dans toute sa complexité.
328 Stratégique

Il faut distinguer différents types dřalliance et dřengage-


ment :
- le premier cercle avec les tribus Béni Ouriaghel,
Boccoyas, Béni Touzine et Temsamane fournissant des
levées pour trois à quatre semaines ;
- le deuxième cercle avec les tribus Djebalas et Ghomara ;
- les tribus périphériques de lřOuergha corvéables à merci
car sur la ligne des contacts (Béni Zeroual) ;
- les sympathisants qui conservèrent une attitude attentiste
jusquřau moment où les Rifains se présentèrent en armes
chez eux, comme les Tsouls et les Branès, puis qui repas-
sèrent dans le camp français quand les troupes dřAbdel-
krim reculèrent.

SYSTÈME MILITAIRE RIFAIN


Abdelkrim
Tribus du Rif Tribus alliées
Armée permanente de l’Emir du Rif

C
aïds

5 000 hommes
soldés
50 déserteurs européens
Réservoir de 1000 déserteurs marocains
30 000 hommes
50 déserteurs algériens

Réservoir de
60 000 hommes

Harkas
1 000-4 000 hommes
L‟armée française face à Abdelkrim 329

Abdelkrim ne disposait, en fait, que de 5 à 6 000 guerriers


soldés dont le tabor13 de sa garde, les artilleurs et les mitrailleurs
qui, coiffés du tarbouche noir, servaient lřartillerie du Rif (envi-
ron 200 pièces dřartillerie de campagne prises aux Espagnols). Ce
noyau ne lui servait pas à combattre groupé, mais à encadrer les
tribus ralliées en les empêchant de flancher.
Les contraintes du terrain et de la logistique sřopposent à la
concentration, certes séduisante sur le plan stratégique, de 80 à
100 000 hommes dans une zone réduite. Les guerriers rifains,
même sřils sont réputés pour leur frugalité, vivent sur les villages
sympathisants et ceux-ci nřont pas de grosses réserves alimen-
taires. De plus, le potentiel militaire nřest pas synonyme de masse
de manœuvre. De nombreux combattants sont disséminés dans de
petites unités pour garder le territoire et veiller sur les tribus
ralliées. Enfin, lřexigence de se battre sur deux fronts espagnols,
celui de Ceuta et celui de Melilla, contraint rapidement Abdel-
krim à disperser ses forces pour les réunir éventuellement pour
une offensive. Ces facteurs permettent de comprendre que sur un
front, Abdelkrim nřaligna pas plus de 20 000 combattants perma-
nents en additionnant le noyau rifain et les contingents alliés.
Aussi, ses grandes unités, les fameuses harkas qui donneront tant
de fils à retordre aux armées européennes, comptent au maximum
1 000 à 4 000 guerriers chacune. Ce chiffre nřen reste pas moins
conséquent quand il sřagit de manœuvrer dans un terrain compar-
timenté et chaotique de moyenne montagne. Lyautey, au début de
la crise, le 15 avril 1925, ne peut opposer aux Rifains que cinq
bataillons de manœuvre sur la quarantaine dont il dispose pour
tenir tout le pays. Les renforts augmentent peu à peu, mais
lřobligation de garder les postes consommateurs dřeffectifs et la
nécessité de sécuriser les voies de communication font que le
Protectorat nřa, pendant plusieurs mois, quřune force de réaction
de seulement 20 000 hommes. Le ratio rifains-troupes mobiles
françaises est donc quasiment de un contre un. Néanmoins, ce
ratio, à peu près équivalent sur le plan tactique, ne suffit pas à
transformer la guerre en un affrontement symétrique. En effet, la
disproportion des effectifs à grande échelle milite déjà pour un
rejet du conflit vers lřasymétrie. Lřafflux des renforts français par
lřaxe Oujda-Taza fait pencher progressivement la balance. Enfin,
sřajoutant aux différences structurelles des deux armées antago-

13
Terme marocain désignant une unité de la taille dřun bataillon.
330 Stratégique

nistes, cřest la nature des affrontements qui accentue la tendance


asymétrique du conflit rifain.

L’ASYMÉTRIE AU CŒUR DES AFFRONTEMENTS.


La guerre fut asymétrique sur le plan technologique, sur le
plan tactique et surtout sur le plan stratégique.
Sur le plan matériel, il existe entre les forces du Rif et
lřArmée française un différentiel technologique évident en faveur
de cette dernière. LřArmée de la IIIe République, sortie victo-
rieuse de la guerre mondiale, a atteint un degré élevé de moder-
nité et de perfectionnement technique, même si ses matériels ont
parfois mal vieilli. Les chars Renault FT 17 ou les avions Breguet
14 sont déjà en phase dřobsolescence sur un théâtre européen.
Les troupes au Maroc ont une aviation de 80 appareils, une
artillerie constituée de pièces de campagne et de montagne, un
système de transmissions et même quelques automitrailleuses. En
face, les Rifains ne jouissent pas des mêmes équipements. Ce
rapport a pour corollaire une adaptation dans lřart de combattre et
une démarche pour pallier ce désavantage, comme le pense Jean-
Paul Charnay :
La technologie guerrière, renvoie à la notion
d‟acculturation tactique. Comme la plupart des cam-
pagnes coloniales, la guerre du Rif posait, notam-
ment du côté des Rifains, le problème suivant : com-
ment faire la guerre avec un ennemi qu‟on ignore ou
plus exactement dont on ne possède pas les armes ?
Toute acculturation tactique commence par une
recherche conceptuelle de son ennemi. Tout conflit de
ce type est asymétrique14.

Abdelkrim rencontre un problème propre à toute armée


insurrectionnelle à ses débuts: la formation et lřentraînement des
troupes. Si les Rifains et leurs vassaux sont des guerriers accom-
plis, au sens traditionnel du terme, ils nřéchappent pas à la
nécessité de sřapproprier les nouveaux matériels acquis sur
lřadversaire. Cette formation requiert des instructeurs. Les rap-
ports de renseignement et les témoignages des captifs permettent
dřévaluer à environ 500, dont environ 50 européens, les déser-

14
Jean-Paul Charnay, op. cit., p. 11.
L‟armée française face à Abdelkrim 331

teurs des armées espagnole et française qui rejoignirent les rangs


rifains15. Conscientes de la capacité des armes adverses, les
Rifains épaulés par leurs mentors apprennent à creuser de remar-
quables réseaux de tranchées et de nombreux abris pour se
soustraire aux bombardements. Ils seront capables dřétrangler de
petits postes en les entourant de boyaux profonds débouchant
parfois sur des galeries de sape.
Sur le plan tactique, les Rifains continuent de pratiquer
leurs méthodes traditionnelles de harcèlement. Cette Ŗpetite
guerreŗ berbère consiste à rechercher localement la supériorité
que confèrent tour à tour, la surprise, lřattaque sur les arrières, les
débordements par les flancs ou lřengagement à très courte portée
qui prive lřennemi de ses moyens dřappuis. Dans cet art de la
guérilla, lřartillerie a surtout valeur de symbole. “Les Rifains
tirent mal au canon, mais au fusil ils sont extraordinaires. Ils
tirent comme des Suisses et font des contre-attaques en débou-
chant par surprise à 30 mètresŗ16.
Les unités sont souvent des harkas importantes qui adoptent
deux modes dřaction offensifs, dřune part un harcèlement
omnidirectionnel, dřautre part des attaques brutales effectuées
contre des troupes mal installées ou en cours de repli. En règle
générale, les déplacements des Rifains et de leurs alliés se font en
ordre dispersé. Cette dilution sur le terrain les rend peu vulné-
rables au feu des mitrailleuses, armes de saturation par excel-
lence, et de lřartillerie. Leur grande mobilité en terrain monta-
gneux fait le reste. Pour leurs opposants français, les premiers
accrochages sont caractéristiques. Les Rifains semblent insaisis-
sables quand les troupes régulières sont en surnombre et très
nombreux quand ils tendent une embuscade à un bataillon isolé
ou à un convoi muletier. Enfin, largement pourvus en fusils à

15
Ce chiffre doit être considéré avec précaution. Il ne sřagit pas dřun bloc
cohérent de formateurs partageant la même culture et les mêmes références.
Cřest un conglomérat informe et complexe, une somme totale dřindividualités
très diverses. Le profil type de lřEuropéen va du légionnaire déserteur, ancien
sous-officier de lřartillerie allemande au télégraphiste espagnol capturé à
Anoual et menacé continuellement des pires tortures. Pour les cadres non-
européens, on trouve aussi bien lřex caporal de regulares partis volontairement
que des sergents de tirailleurs algériens capturés et incités à donner des gages
de fidélité en instruisant leurs frères marocains sur le fonctionnement de la
mitrailleuse.
16
Lettre du lieutenant de Perrot datée du 11 juin 1925, in En pleine mêlée
marocaine, un soldat chrétien, Paul de Perrot, p. 218.
332 Stratégique

répétition moderne, les tireurs rifains utilisent des cartouches sans


fumée17, ce qui surprend les soldats français habitués à des
adversaires équipés de fusils traditionnels à poudre noire, les
vénérables moukalas. Les troupes mettent plus de temps à repérer
les tireurs isolés18. Cřest un véritable combat asymétrique qui est
mené avec une grande habileté par les guerriers marocains
dřAbdelkrim. Pour toutes ces raisons, les premiers accrochages
nřont pas été aussi payants quřils auraient dû lřêtre pour les
troupes françaises. Les Rifains semblent passés maîtres dans lřart
de lřesquive. Lorsquřils se retirent, ils prennent bien soin dřenle-
ver leurs morts. Les bilans côté français sont donc mitigés et les
communiqués officiels de Lyautey ne peuvent que reprendre les
comptes rendus relativement flous de ses subordonnés quand il
sřagit des pertes infligées à lřennemi. Un mythe commence à se
créer dans la vallée de lřOuergha, comme le relate le colonel
Boutry en parlant des Rifains : ŖLa sorte d‟invulnérabilité dont
ils jouissent les rend hardis et tenaces, tandis que nos soldats
deviennent timides et hésitants à force de recevoir des coups sans
pouvoir en rendreŗ19. Forts de cet ascendant moral, les dissidents
étendent désormais leurs attaques aux secteurs jusque-là épargnés
et conservent lřinitiative stratégique jusquřen août 1925.

17
Rapport Delpy. Archives SHD/Terre, série 3H carton n° 106.
18
Une des première leçons tirées par le commandant Deslandes, commandant
le 2/1er RE, concerne lřattitude à avoir contre les Rifains embusqués, même si
cela doit nuire à la sacro-sainte discipline de tir en vigueur dans lřArmée
française : Ŗl‟ennemi étant peu visible, il est nécessaire que chaque tireur se
tienne à l‟affût et tire de lui-même quand il aperçoit quelque choseŗ. .JMO
2/1er RE Archives SHD/Terre, série 34N carton n° 310.
19
Rapport du Colonel Boutry. Archives SHD/Terre, Série 3H Carton N° 106.
L‟armée française face à Abdelkrim 333

Équipe de mitrailleurs d‟une unité de zouaves à l‟exercice (collection privée).

Photos
Cette incapacité première à prendre lřascendant tactique sur Pascal.

les Rifains suscite des réactions très critiques chez certains


officiers qui sřefforcent dřanalyser la vraie nature de la guerre et
de proposer des solutions : ŖJe persiste à croire que notre systè-
me consistant à courir sus à des isolés est absolument inopérant;
à une guerre de guérillas il faut répondre par une guerre de
contre-guérillas, quoiqu‟on en dise, il ne semble pas impossible
de réunir des partisans, indigènes ou non, des aventuriers de tout
poil, qui opèreraient en petits groupes aussi légers que leurs
adversaires, leurs tendraient des embuscades, les harcèleraient
nuit et jour, bref leur enlèveraient l‟impunité dont ils peuvent
actuellement se targuer ; il n‟ y a qu‟à y mettre le prix, cela ne
coûtera pas plus cher que les pensions offertes aux parents des
victimes offertes journellement aux victimes du feu enne-
miŗ20.Cette infériorité des troupes régulières valait même pour les
troupes marocaines qui semblaient surclassées par leurs frères en
dissidence. Après coup, le général Vanbremeersh, qui avait com-
mandé une brigade, proposa pour elles un entraînement spécifi-
que visant à établir une parité entre combattants individuels:
ŖTâchons au moins de conserver à nos tirailleurs leurs qualités
actuelles, très grandes encore, de rusticité, de résistance à la

20
Rapport du colonel Boutry. Archives SHD/Terre, série 3H carton n° 106.
334 Stratégique

marche, d‟ardeur guerrière en ne les traitant pas tout à fait


comme de bons petits Français de vingt ans appelés pour quel-
ques mois sous les drapeaux. Surtout conservons intacte, déve-
loppons même la formule du Goum et des moghzanis qui nous
donne des combattants identiques en tous points à nos adver-
saires, aussi mobiles qu‟eux, usant des mêmes procédés de
combatŗ21.
Lřasymétrie en faveur des rifains incita lřArmée française à
changer partiellement de méthodes. Il nřy eut pas de remède
radical, mais une adaptation progressive et pragmatique de solu-
tions existantes. Lřétat-major du général Naulin, commandant
supérieur des troupes durant lřété et lřautomne 1925, adopta les
directives du maréchal Pétain et créa 7 divisions pour tenir le
front. Avec le colmatage du front et le repli rifain vers le Nord
pour repousser les troupes espagnoles, les modes opératoires
changent. On semble renoncer définitivement aux manœuvres de
GM dans un environnement hostile ainsi décrites par le sous-
lieutenant Beaufre : ŖUne colonne, c‟était une petite armée de
quelques bataillons avec des spahis, des partisans et de l‟artille-
rie qui se déplaçait dans une formation en carré, codifiée depuis
Bugeaud. Au centre était l‟artillerie et les bagages, les bataillons
déployés formaient les faces du carré, les partisans et la cava-
lerie escadronnaient autour. Ce carré humain, isolé au milieu du
pays hostile, gravissait les collines, franchissait les oueds en
conservant sa formation. Comme les bagages suivaient la piste,
les flanc-gardes pitonnaient inlassablement sous un soleil de
plombŗ.

Paradoxalement, en octobre 1925, les attaques de ces


grandes unités, appuyées localement par des compagnies de chars
et de lřartillerie lourde, nřamenèrent que peu de résultats. Lřenne-
mi refusa le combat par trop disproportionné quřon lui proposait.
On eut donc recours à lřengagement des brigades légères (fortes
de 6 bataillons), utilisées en appui des forces supplétives (gou-
miers, moghzanis et partisans)22 pour mener un combat dans le

21
Rapport du général Vanbremeersh, Archives SHD/Terre, série 3H carton
n° 106.
22
Une étude des pertes de la 128e division dřinfanterie du 1er septembre 1925
au 15 février 1926, donne, pour un peu plus de 6 mois, un total de 133 tués,
246 blessés ayant nécessité une évacuation, 12 disparus ou déserteurs et 798
malades. Lřattrition au combat (tués, blessés et disparus) représente donc 391
L‟armée française face à Abdelkrim 335

no man‟s land. Les pertes françaises baissèrent considérablement


durant lřhiver, car les combats furent sporadiques et lřemploi des
supplétifs accru. Leur efficacité est incontestée selon les témoins
de lřépoque23. Tactiquement, la Ŗpetite guerreŗ reprenait ses
droits, mais les partageait avec la guerre moderne, comme le
prouvait lřefficacité des bombardements par les hydravions gros
porteurs de la Marine. Cette hybridation de lřaffrontement fut
également portée à un niveau stratégique.
Sur le plan stratégique, la volonté conjuguée dřatteindre le
cœur du Rif par une offensive de grand style et la dissociation des
alliances par lřaction politique sur les tribus furent la cause du
succès franco-espagnol. Les méthodes rationnelles de Pétain se
réconcilièrent peu à peu avec la pacification selon Lyautey.
Au début de lřintervention de Pétain, lřorthodoxie héritée
de la victoire alliée sur lřAllemagne amena un effort de rationa-
lisation certain, qui nřétait dřailleurs possible que grâce au
sésame du maréchal vice-président du Conseil supérieur de
Guerre. Jouant de son influence considérable sur lřétat-major
général (EMG)24, Pétain accéléra lřacheminement des renforts et
pilota à distance la réorganisation du théâtre marocain en impo-
sant un changement de lřarchitecture du commandement. Le
général Naulin, héritant des prérogatives militaires de Lyautey en
juillet 1925, devenait Commandant supérieur des Troupes et
disposait dřun état-major chargé des opérations à Fez et dřune
Direction de lřArrière stationnée à Rabat. La rationalisation à
tous crins atteignit ses limites sur le problème des bureaux de
renseignements. Après avoir voulu, un temps, calquer le modèle

hommes, ce qui équivaut à peine à 3,25 % sur un effectif moyen de 12 000


soldats et donc, par mois, à un taux de pertes au feu de 0,54 %. Ramené à un
taux journalier, ce chiffre ne donne que 0,01 % de pertes au combat par jour
quand celles dues aux maladies représentent 0,03 %.
23
ŖJe vois encore les partisans nous dépassant, les caïds au petit galop, les
hommes les suivant au pas de course en poussant des cris aigus, puis rapide-
ment couronnant les crêtes, incendiant les villages après quelques coups de
feu ; ils pratiquaient la tactique marocaine traditionnelle, ardente au pillage,
aussi prompte au repli.
Nous, les réguliers, nous peinions dans la nature au sol inégal, maquis ou
maigres champs de blé et de sorgho, écrasés de soleil et de sueur, les hommes
ployant sous leurs bardas alourdis des munitions de guerre, les pieds meurtris
dans leurs godillots remplis d‟eau à chaque passage d‟oued. Encore mal
entraînés, nous étions aux limites de la fatigueŗ. Général Beaufre, Mémoires,
Plon, Paris, 1965, p. 39.
24
Équivalent de lřÉtat-major des Armées (EMA) actuel.
336 Stratégique

des 2e bureaux métropolitains sur le théâtre marocain, car Ŗle


terme politique indigène ne contenait pour lui, en langages
d‟opération militaire, rien de concretŗ25, Pétain décida, après
conseil, dřutiliser le Service des Renseignements (Affaires indi-
gènes) du Maroc dont on inséra les officiers au sein des 2e
bureaux de divisions et de brigades26. Prenant ensuite la mesure
de la guerre irrégulière, Pétain tira les enseignements du demi-
succès dřoctobre 1925 et passa la main aux officiers des Affaires
indigènes pour obtenir le ralliement des tribus. Durant lřhiver,
quelques officiers subalternes27, menant des levées de partisans et
des goums mixtes, combattirent au coude à coude avec les caïds
locaux et taillèrent des croupières aux réguliers rifains encore
présents sur lřOuergha. Ces succès tactiques locaux eurent une
vraie portée stratégique et confortèrent le commandement dans le
choix dřune combinaison étroite entre action politique visant à
convaincre la population et action militaire visant à détruire le
potentiel adverse. Le raid du capitaine Schmidt les 8 et 9 octobre
sur El Beraber, à 25 km en avant des lignes, reste un des exem-
ples les plus fameux de cette adaptabilité à la Ŗpetite guerreŗ.
La réussite de lřoffensive-éclair du printemps 1926 est un
cas dřécole à ce titre. Lřavancée fut fulgurante, car le principe
rifain dřinfiltration des tribus fut retourné contre ses premiers uti-
lisateurs. Les tribus furent, cette fois, travaillées en profondeurs
par les AI et fournirent, le moment venu, du renseignement, des
guides et même des combattants contre les guerriers du front
rifain déliquescent. Les troupes régulières prirent dřassaut les
quelques points dřappui qui se battirent avec acharnement, mais
souvent les attaques ne rencontrèrent que peu dřopposition. La
stabilisation qui suivit durant une laborieuse année (mai 1926-
juillet 1927) rappelle toutefois que le temps stratégique est sou-
vent incompressible quand il sřagit dřobtenir un effet sur une
population entière. Lřaction des officiers des Affaires indigènes
face aux tribus rentrées de dissidence fut pragmatique et effi-

25
Général Catroux, Lyautey le Marocain, p. 253.
26
Il fallut lřexpertise du chef du 2e bureau de lřEMG, le colonel Dumont, qui
soutint le colonel Catroux, alors chef du 2e bureau de lřEM de Fez, pour ne pas
détruire cet outil de maillage territorial dirigé par le colonel Huot, dont Pétain
pensait quřil avait failli à anticiper lřinsurrection.
27
Capitaine Schmidt commandant le 16e Goum mixte avec pour adjoint le
lieutenant de Bournazel, capitaine Maestracci commandant le 10e Goum
mixte.
L‟armée française face à Abdelkrim 337

cace : “Il importe à tout prix d‟apporter à cette situation intolé-


rable tous les remèdes nécessaires ; il faut tout d‟abord organi-
ser un contrôle étroit sur les petits chefs actuellement en fonc-
tion, écarter sans ménagement ceux dont l‟influence ou le loya-
lisme laisse à désirer et répartir enfin les fractions sous l‟autorité
de quelques notables dévoués et capables d‟assumer les respon-
sabilités de l‟ordre et de la sécurité sur leur territoire. Le contact
étroit que l‟appui et la collaboration de ces chefs ainsi choisis,
nous permettra de reprendre avec des populations farouches et
fermées, rendra possible leur apprivoisement et leur mise en
confianceŗ28.
Si lřadaptation dřune armée occidentale a été profitable
dans lřoffensive, à lřinverse, les tentatives dřAbdelkrim pour pro-
téger son sanctuaire avec des méthodes conventionnelles emprun-
tées aux guerres européennes sřavérèrent inefficaces. Elles ne
purent souffrir lřaccumulation de moyens matériels adverses.
Lřincapacité des batteries rifaines, regroupant une cinquantaine
de canons, à contrebattre les cuirassés et les croiseurs français du
6 au 9 septembre 1925 consacra lřisolement du Rif et son étran-
glement économique. En pensant quřil pouvait vaincre deux puis-
sances européennes sur trois directions géographiques sans aide
extérieure, le leader rifain avait, semble-t-il, surestimé lřavantage
tactique que représente la bataille en position centrale au détri-
ment de la situation stratégique.

*
* *

La guerre du Rif fut bien une Ŗpetite guerreŗ qui emprunta à


la modernité ce que les combattants dřAbdelkrim purent récupé-
rer comme armements européens. La volonté dřobtenir une symé-
trie pour des raisons de prestige politique, tant à lřextérieur quřà
lřintérieur, ne permit pas au chef rifain dřobtenir une parité
technologique. Sa guerre devint une guérilla sans avenir straté-
gique à partir du moment où la dynamique insurrectionnelle prit
fin, en juillet-août 1925, sur les contreforts de Taza et Ouezzane.
Seule une guerre au sein de la population eût pu prendre le relais
dřaffrontements, où la disproportion des moyens condamnait à

28
Lettre du général de Chambrun, commandant la région de Fez au colonel
Huot, commandant le territoire dřOuezzane, datée du 15 juin 1927, SHD
Terre, série 3H, carton n° 2297.
338 Stratégique

moyen terme le succès du combat mené par les tribus monta-


gnardes.
Pour lřArmée française lřépisode rifain ébranla certaines
certitudes coloniales et métropolitaines en prouvant, aux uns, que
lřennemi pouvait acquérir un semblant de parité technologique
conciliable avec les tactiques de guérilla, aux autres, que la
guerre européenne nřétait pas complètement exportable sur un
théâtre outre-mer. Le Rif constitua donc un épisode original de
synthèse qui eût gagné à être théorisé pour déboucher sur des
évolutions doctrinales. Lřobsession allemande enterra toute
velléité de le faire.
La guerre d’Indochine :
guerre régulière ou guerre irrégulière ?
Michel GRINTCHENKO

ouvoir nommer les choses, cřest en grande partie

P mieux les connaître ; les faire entrer dans une caté-


gorie, cřest sřoffrir la possibilité de mieux les
appréhender en raisonnant par analogie à partir dřautres modèles
similaires mieux connus. En caractérisant une guerre, on en
appréhende immédiatement les mécanismes, les contraintes, voire
les codes les plus cachés. Cette démarche permet de gagner du
temps et dřéviter les erreurs dřappréciation les plus grossières.
Bien des typologies de la guerre existent. Sans vouloir être
exhaustif, on classe les guerres selon des critères traditionnels, en
fonction des buts de guerre (guerres coloniales, guerres de libé-
ration), de la façon dont elles sont conduites (guerres de mouve-
ment, guerres de position) ou selon leurs caractéristiques ma-
jeures (guerres mondiales, guerres nucléaires, guerres psycholo-
giques, guerres navales …).
Hervé Coutau-Bégarie reprend le concept de guerre régu-
lière, réglée, quřil définit comme toute guerre respectant des
normes relevant du droit de la guerre et des règles stratégiques.
Par opposition naît la guerre irrégulière, qui, elle, ne remplit pas
lřune de ces deux conditions. Le fait de ne pas respecter le droit
de la guerre, que ce soit dans ses aspects droit à la guerre (jus ad
bellum) ou du droit dans la guerre (jus in bello), ou de ne pas se
conformer aux principes stratégiques dégagés par la science
militaire aussi bien dans les aspects politiques que militaires,
suffit à définir une guerre irrégulière.
340 Stratégique

Devant la diversité des situations et les difficultés dřappré-


ciation, Hervé Coutau-Bégarie suggère de conduire une étude
historico-descriptive pour bâtir un référentiel permettant de
mieux appréhender le concept. Lřobjet de cet article est donc
dřappliquer cette grille dřanalyse à la guerre dřIndochine, plus
communément connue selon le prisme choisi, comme une guerre
coloniale, une guerre révolutionnaire ou de libération nationale,
voire un conflit périphérique de la guerre froide.
En fait, la guerre dřIndochine déborde de ce cadre normatif
Ŗguerre régulière - guerre irrégulièreŗ. De décembre 1946 à août
1954, le conflit a changé de nature, au gré des bouleversements
Est-Ouest et de la maturité des adversaires. Certains aspects font
de cette guerre une guerre régulière ; dřautres permettent de la
classer parmi les guerres irrégulières. Ce sont ces deux aspects
que nous examinerons successivement avant de tenter de mieux
caractériser ce conflit long et douloureux, qui a laissé tant de
traces dans notre histoire.

LA GUERRE D’INDOCHINE VOUDRAIT ÊTRE UNE


GUERRE RÉGULIÈRE…
Le respect apparent du droit à la guerre (jus ad bellum)
Juridiquement, les deux acteurs semblent disposer de la
légitimité pour faire la guerre, même sřil nřy a pas de déclaration
de guerre écrite entre les deux parties. Il faut reconnaître que,
depuis 1939, tous les conflits sřaffranchissent de cette ouverture
solennelle, ce qui paradoxalement permet de trouver des chemins
de sortie plus souples, adaptés au cas par cas. Cette légitimité ne
va cependant pas de soi. Elle doit être démontrée, car la période
est ambiguë et plusieurs interprétations dřévénements méconnus
sont possibles. La France était-elle légitime en Indochine à la fin
de la seconde guerre mondiale ? Le Viêt-minh lřétait-il au même
moment ? Il convient de répondre à ces deux questions pour
savoir si les deux parties possédaient réellement le droit de faire
la guerre.
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 341

La légitimité de la France en Indochine remise en cause


La France est présente en Indochine depuis moins dřun
siècle. Espérant fonder un Hong-Kong français, le Second Em-
pire se trouve pris dans lřengrenage de la colonisation du fait de
nécessités locales et dřopportunités historiques. Pour éviter le
dépècement du Laos et du Cambodge par des voisins trop expan-
sionnistes, la France établit deux premiers protectorats : un avec
le Cambodge en 1863 et un autre avec le Laos en 1887. Dans le
même temps, elle consolide sa position en Cochinchine, qui
devient une colonie dès 1864. Vingt ans plus tard, après une
guerre contre la Chine, elle obtient, par le traité de Tien Tsin,
lřabandon de la suzeraineté millénaire de la Chine sur lřAnnam,
qui devient un protectorat en 1884. LřUnion indochinoise est
créée en 1887 : elle est composée de quatre protectorats et dřune
colonie. Le Viet-nam nřexiste pas encore administrativement, il
correspond à ce que lřon appelait les trois Ky : la Cochinchine,
lřAnnam et le Tonkin.
Juridiquement, la position de la France est inattaquable.
Mais le doute sur cette légitimité provient de la seconde guerre
mondiale, où Japonais et Alliés brouillent les cartes. Le 9 mars
1945, le Japon, puissance occupante de fait depuis 1942, balaye
la présence française dřIndochine au cours dřune véritable Saint-
Barthélemy : lřadministration française est brisée et son armée
anéantie. Les Japonais se livrent alors à la Ŗdéfrancisationŗ de
lřIndochine et proclament les indépendances : le 11 mars pour le
Viet-nam, le 13 pour le Cambodge et le 8 avril pour le Laos. Le
17 août, soit deux jours après la capitulation japonaise, le gouver-
neur général nippon ordonne de transférer la totalité des pouvoirs
aux souverains et gouvernements du Viet-nam, du Laos et du
Cambodge. Le 20 août, le Viêt-minh prend le pouvoir à Hanoi et
Saïgon. Le 25, lřempereur Bao Daï lui transmet le sceau de lřÉtat.
Le 2 septembre, jour de la signature de la capitulation japonaise,
le Viêt-minh proclame lřindépendance et lřunité de Viet-nam.
Cřest une véritable course de vitesse gagnée par lřéquipe dřHo
Chi Minh.
Cette action ne serait restée quřun rapt du pouvoir, assimi-
lable à un gigantesque coup de bluff, si son illégalité avait été
unanimement reconnue. Mais les accords de démobilisation de
lřarmée japonaise ne laissent aucune place à la France. Au nord
du 16þ parallèle, lřarmée nippone se rend aux Chinois, au sud elle
342 Stratégique

le fait aux Britanniques. La France ne revient en Indochine que


dans les bagages de ces derniers à compter du 12 septembre.

La construction de la légitimité du Viêt-minh


La légitimité Viêt-minh se construit alors progressivement.
Le 6 janvier 1946, il gagne les élections à lřassemblée nationale
du Viet-nam avec plus de 98 % des voix. Mais cette élection ne
comportait quřune liste unique et, un mois plus tard, il est vio-
lemment contesté par son principal opposant politique, le
VNQDD1. Pour gagner du temps et se débarrasser des Chinois,
Ho Chi Minh consent alors à traiter avec la France, qui, dans le
même temps, est parvenue à recouvrer une partie de son autorité
au sud grâce à une série de campagnes éclairs. Il faut préciser
quřau lendemain de la seconde guerre mondiale, le pays est en
quasi-faillite, confronté à la famine. Le prestige de la France
renaît et en février 1946, le commandement du CEFEO ose
même déclarer (de façon bien imprudente) que la pacification de
la Cochinchine et du Sud Annam est achevée.
Les deux protagonistes se reconnaissent alors mutuellement
et sřengagent dans la voie de la négociation. Par lřaccord du
28 février 1946, la France parvient à obtenir le départ des troupes
chinoises, mais à condition quřelles soient relevées par les
troupes françaises. Il est alors nécessaire quřun accord soit signé
entre la France et le Viêt-minh, ce qui est obtenu le 6 mars 1946 :
le Viêt-minh sřengage à accueillir amicalement les troupes
françaises, à condition quřelles ne restent pas plus de 5 ans. Le
18 mars, le général Leclerc entre à Hanoi, ouvrant la voie à la
négociation. Cřest une période délicate, où les protagonistes sont
ballottés entre les espoirs de paix et la cruelle réalité de la guerre.
Mais devant lřimpossibilité dřaboutir à un accord politique plus
global, seul un modus vivendi est signé le 14 septembre 1946 :
chaque partie prévoit de mettre fin à tous actes dřhostilité et de
violence, ainsi quřaux propagandes inamicales. Ces dispositions
sont globalement respectées jusquřau 19 décembre 1946, date du
coup de force Viêt-minh contre les forces françaises, marquant le
début de la guerre dřIndochine.
En reconnaissant lřautre comme apte à négocier, on peut
estimer que, juridiquement, les autorités françaises et le Viêt-

1
Viet Nam Quoc Dan Dang : Ligue Nationale du Viet-nam.
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 343

minh disposaient des compétences pour engager leurs troupes


dans la guerre. Ceci répond en partie au premier point de la
définition de la guerre régulière.

Respect apparent des principes stratégiques


Il faut reconnaître, que par bien des aspects, la conduite de
la guerre répond également aux principes généraux de la
stratégie.

L‟action du Viêt-minh enracinée sur des principes stratégiques


forts
Pour le Viêt-minh, il sřagit avant tout de prendre le
pouvoir, pour accomplir son grand dessein. Le parti communiste
indochinois (PCI) est fondé en 1930 et constitue une section de la
IIIe Internationale. En son sein, le permanent du Kominterm
Nguyen Ai Quoc (le futur Ho Chi Minh - celui qui éclaire) joue
un rôle essentiel. Dès 1932, le PCI fomente des troubles qui
dégénèrent en rébellion dans le nord de lřAnnam. Il est cassé par
une dure répression et de nombreuses arrestations. Il repasse alors
dans la clandestinité, faisant une brève apparition officielle entre
1936 et 1939. En 1940, il tente à nouveau lřaction militaire, et
est, encore une fois durement réprimé. Un an plus tard, Nguyen
Ai Quoc lui fait prendre son virage décisif : le PCI avec son
image de marque communiste est dissout et est créée à sa place la
Ligue pour lřIndépendance du Viet-nam (Viêt Nam Doc Lap
Dong Minh), appelée couramment Viêt-minh. Lřunité et lřindé-
pendance du Viet-nam deviennent alors sa ligne de conduite
essentielle ; elle sera ultérieurement étendue à la domination de
ce que fut lřIndochine française, à travers ce que lřon nomme Ŗle
testament dřHo Chi Minhŗ.
À partir dřune stratégie générale et politique claire, le Viêt-
minh met en place une doctrine militaire cohérente. Aux yeux des
Viet-namiens, lřindépendance et lřunité du pays constituent une
cause juste, qui correspond à un idéal de libération. Selon le
général Giap Ŗle moral populaire a été la base de notre stratégie
et de notre tactiqueŗ.
La mise sur pied de lřappareil militaire constitua un souci
constant et prioritaire pour les chefs Viêt-minh. Ils ne partaient
pas de rien, car lřorganisation avait été armée, financée et entraî-
344 Stratégique

née par les Américains au cours de la seconde guerre mondiale,


au titre dřopposant militaire à lřenvahisseur nippon. Dès mars
1946 des décrets du pouvoir organisent lřarmée, à base de régu-
liers permanents (chi doï). Elle se fonde sur la structure ternaire :
les divisions sont à trois régiments de trois bataillons et la logique
se décline jusquřaux équipes de trois hommes. Une division
compte théoriquement de 10 à 12 000 hommes, sans équipements
lourds dřartillerie et de génie qui sont regroupés dans des divi-
sions lourdes. Lřexistence de ces divisions opposées à un corps
expéditionnaire nous place de fait dans un schéma de guerre
classique.
Jusquřen 1950, lřarmement est cependant une source de
difficultés. Le Viêt-minh réussit à sřen procurer auprès des Japo-
nais qui leur en cédèrent, à en prendre aux Français, voire à en
acheter à lřextérieur ou à en fabriquer sur place. Mi-1948, la divi-
sion 308 est créée. Il faut attendre 1950 et la bascule de la Chine
dans le camp communiste pour voir les choses sřaccélérer. Trois
divisions sont créées en 1950 (divisions 304, 312 et 320) ; en
mars 1951, la division lourde 351 vient les renforcer.
Cette armée régulière sřappuie sur les unités de surface, qui
sont au contact avec le dispositif français et le privent de toute
liberté dřaction. Fortes de 5 000 hommes en 1945, ces unités de
défense en surface atteignent les 140 000 hommes en 1953.
Le Viêt-minh attend alors son heure. Sřil admet un com-
mencement de lutte par le mode de la guérilla, il cherche par la
victoire militaire classique la reconnaissance officielle de la légi-
timité de son action. Il ne peut empêcher la France de reprendre
lřinitiative de 1947 à 1949, notamment dans le delta tonkinois
quřelle parvient à tenir globalement. Il faut attendre la contre-
offensive de 1950 pour voir sřécrouler le dispositif frontalier
français. Sřen suit une âpre succession de batailles autour du
ŖViet-nam utileŗ où le Viêt-minh enchaîne succès et revers. Son
échec face au camp retranché de Na San fin 1952 lui permet de
corriger ses erreurs et de vaincre à Dien Bien Phu, un an et demi
plus tard.
Le comportement des troupes est conforme aux principes
de la guerre : concentration des efforts au moment de lřaction et
dispersion en temps normal ; attaque du fort au faible, désorgani-
sation du dispositif adverse dans la profondeur et unité dřaction et
de commandement. Le dernier acte de la guerre est régi à
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 345

lřéchelle de lřIndochine par le plan de campagne printemps-été


1954, mis en place pour contrer le plan Navarre2.

La France en quête de principes stratégiques


Du point de vue français, les choses sont beaucoup plus
complexes. Autant les chefs militaires suivirent des plans cohé-
rents (ce qui nřexclut pas les erreurs stratégiques et tactiques
rapidement exploitées par lřadversaire), autant la classe politique
française nřa jamais totalement compris cette guerre. 17 gouver-
nements se succèdent et il faut attendre 1953 pour voir les buts de
guerre enfin définis par la France.
LřIndochine est restée durant toute la seconde guerre mon-
diale sous lřobédience du gouvernement de Vichy. Son destin est
tracé par la déclaration du Gouvernement Provisoire de la Répu-
blique Française du 24 mars 1945, qui envisage pour la fédéra-
tion indochinoise un gouvernement fédéral et une inclusion dans
lřUnion française, avec uniquement une autonomie économique.
Il nřest point question dřindépendance, ce qui alimentera pendant
des années lřattractivité des parties adverses. Avec le départ du
général de Gaulle (27 janvier 1946) et la succession des gouver-
nements, les choses évoluent progressivement. Ce nřest quřen
1953 que le gouvernement Laniel annonce officiellement la
volonté de la France de parfaire lřindépendance des États asso-
ciés et de leur transférer les compétences encore conservées.
Mais il est trop tard pour créer une alternative politique crédible à
un peuple avide dřindépendance.
À ces cafouillages politiques il faut ajouter un fond dřaffai-
risme, illustré par le scandale des piastres, qui décrédibilisa com-
plètement les acteurs politiques locaux et même nationaux.
Pour compliquer le tout, la France devait passer pour la
conduite des affaires intérieures par les autorités autochtones, qui
constituaient bien souvent de véritables adversaires politiques.
Sur fond de scandale financier, les Français devaient affronter un
ennemi déclaré, le Viêt-minh, qui poursuivait en partie les mêmes

2
Il avait pour but de permettre une sortie de crise honorable. Conçu sur deux
ans, il imposait pour lřannée 1954 une attitude strictement défensive au nord
du 16e parallèle et résolument offensive au sud (opération Atlante). Après
avoir pacifié le sud, 1955 devait permettre de reprendre lřinitiative au nord,
tous moyens réunis.
346 Stratégique

buts de guerre que les partenaires vietnamiens : situation com-


plexe, devenant rapidement ingérable !
La France doit à ses militaires et non à ses politiques
dřavoir été forte en Indochine. Militairement, le dispositif fran-
çais (ou plus exactement celui de lřUnion française) demeure
cohérent. Comme tout corps expéditionnaire, il souffre dřun man-
que cruel dřeffectifs, mais il dispose dřune supériorité aérienne et
navale totale. Il fonde son action sur sa puissance de feu quřil
applique sur lřadversaire dès que celui-ci est repéré et concentré.
Mais, pour tenir le terrain, il doit diluer ses effectifs dans des
postes isolés qui demeurent appuyés par les feux indirects
(artillerie ou aviation). Il conserve sa liberté dřaction grâce à des
groupements mobiles, véritables unités interarmes, de la valeur
de la brigade (5 000 hommes) et ses unités parachutistes. Le
Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient (CEFEO) agit
avec des unités autochtones, qui arrivent à maturité vers 1953. En
1954, le rapport de forces global est de un contre un, correspon-
dant à environ 400 000 hommes de part et dřautre.
Lřencadrement du CEFEO est aguerri : il sort de la seconde
guerre mondiale. Avec le temps, ses chefs ont su adapter leur
action à une nouvelle donne tactique. Ils appliquent consciencieu-
sement les mécanismes de la guerre classique, et mènent essen-
tiellement une guerre régulière.
Ainsi peut-on dire que de part et dřautre et à des degrés
divers, les deux protagonistes se conforment aux canons de la
guerre régulière.

Un respect asymétrique du droit dans la guerre (jus in bello)


Le dernier critère à examiner, le jus in bello, est cependant
beaucoup plus délicat, tant il prête à interprétation. La guerre
dřIndochine a laissé bien des traces de débordements. De part et
dřautre des actes répréhensibles ont été commis. Mais les deux
camps nřont pas théorisé ni poussé la logique de ces atrocités
jusquřau même point.
La France et ses alliés des États associés ont tenté de maî-
triser la violence à travers des modes dřaction complémentaires.
Face à la population, ils ont développé la pacification, qui cher-
che à extirper le dispositif ennemi enkysté dans la population et à
reconquérir les cœurs. La violence existe, mais elle est limitée au
strict nécessaire. Il faut être respecté, voire craint, mais en aucun
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 347

cas haï. À titre dřexemple, pour maîtriser tout débordement, seul


le général commandant le secteur pouvait autoriser Ŕ à titre de
représailles Ŕ la destruction des habitations dřun village. À lřautre
bout du spectre de la violence militaire, le CEFEO développe le
concept de camps retranchés conçus pour subir la bataille : ils
sont loin de toute ville, ce qui, à lřimage de la guerre dřantan,
créé des champs de bataille distincts des zones où vit la popu-
lation. Le film Dien Bien Phu de Pierre Schoendorffer met en
évidence ce décalage qui existe entre les militaires du front et les
civils, spectateurs dřune guerre qui ne les concerne pas, pariant
sur la date de la chute du camp retranché.
Lřapproche est différente côté Viêt-minh. Même si des
actes chevaleresques autorisant le passage des ambulances fran-
çaises à travers les troupes pour aller chercher des blessés ont été
plusieurs fois signalés, on ne peut oublier que les autorités ont
systématisé la terreur contre les populations de lřautre camp
(voire même contre celle de leur propre camp), et ont mis en
place un véritable système concentrationnaire dont furent victi-
mes les prisonniers de guerre, au mépris total des conventions de
Genève. Ces manquements graves au jus in bello caractérisent la
guerre totale menée par le Viêt-minh.

… SANS Y PARVENIR
Les écarts par rapport au droit de la guerre
Lřenjeu principal de la guerre dřIndochine fut la popula-
tion. La conquête des territoires, la destruction des forces mili-
taires de lřadversaire ne sont que des étapes plus ou moins néces-
saires qui conduisent à la victoire finale. Aura gagné celui qui
maîtrisera la population, que ce soit par la crainte ou par lřintérêt.
La notion de milieu dřaction, la question des prisonniers, le statut
du civil découlent de cette priorité.

Le civil, enjeu de la pacification


Le civil, acteur passif de la guerre, nřexiste pas réellement.
Il est enjeu et moyen de lutte pour les deux camps. Côté franco-
vietnamien, nous lřavons vu, il est lřobjet de beaucoup dřatten-
tions par le biais de la pacification. Pour quřune province soit
348 Stratégique

déclarée pacifiée, il faut que lřautorité du gouvernement légal soit


reconnue par la mise en place des institutions politiques norma-
les, que lřépuration ait été conduite par la population et que les
collectivités aient mis sur pied les formations dřauto-défense
capables de protéger les points sensibles de la province. Tout ce
mécanisme aboutit naturellement à la question des ralliés et à leur
gestion. Pour séparer le vrai rallié de lřagent infiltré, les autorités
ont dû mettre en place de véritables centres de tri. Les vrais
ralliés aptes médicalement rejoignaient les rangs des forces
armées nationales (FAVN) ou des forces civiles de sécurité. Les
autres allaient grossir les effectifs des camps de prisonniers. La
prise en compte de la sécurité locale par les populations elles-
mêmes permettait de conserver des moyens pour la manœuvre
militaire.
Pour les prisonniers, les autorités franco-vietnamiennes
avaient mis en place le système des Prisonniers Internés Mili-
taires (PIM) au profit des moins endoctrinés. Ces PIM furent les
précieux auxiliaires des troupes du corps expéditionnaire. Com-
mençant leur service comme porteurs ou manœuvres, certains
rejoignirent les rangs des forces nationales ; dřautres prirent fait
et cause des unités avec lesquelles ils vivaient, allant parfois
jusquřà remplacer les servants des armes collectives tués ou
blessés.

Le peuple, acteur de la guerre révolutionnaire


Côté Viêt-minh, le contrôle de la population est fonda-
mental. Puisque le peuple constitue lřenjeu même de la guerre, il
ne peut échapper à son contrôle, fût-ce au prix de la terreur.
Lřarmée régulière a donc développé des unités adaptées à
ce dessein. Pour cloisonner au mieux les villages tenus, elle crée
dès 1945 des compagnies anti-parachutistes dřune centaine
dřhommes. Pour terroriser ceux encore sous administration
franco-vietnamienne, elle se dote de groupes de volontaires de la
mort dřune dizaine hommes et de sections dřassassinat disposant
de tueurs entraînés et quasiment professionnels (tout spéciale-
ment dans le sud). Enfin, pour conduire la guerre de surface, le
Viêt-minh met en place des troupes dřautodéfense locale de
caractère partisan. Les Tu-Vé, combattants des villages ou des
quartiers urbains, sont pris dans le peuple et continuent à vivre au
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 349

milieu de lui et comme lui. Ils constituent le premier étage de la


pyramide militaire Viêt-minh.
Toute la population des villages est mobilisée ou se trouve
en disponibilité permanente. De lřordre de dix hommes sont
armés ; ils constituent le noyau actif et se livrent à la guérilla
locale : pose de mines, sabotages, jets de grenades, harcèlement
des petits détachements, défense du village. Le reste assure les
services complémentaires : renseignement, sécurité, transports
(coolies), recueil et cache dřagents, constitution des stocks de
précaution pour les éléments actifs. La population nřest donc pas
passive : elle figure dans les tableaux des rôles des chefs Viêt-
minh, cřest-à-dire quřelle a une fonction précise à jouer et dans
bien des cas, cřest elle qui crée lřenvironnement favorable à
lřaction militaire. Dien Bien Phu nřaurait pas eu lřissue connue
sans la myriade de coolies qui a assuré la logistique de lřopé-
ration.
Rappelons que, côté franco-vietnamien, la population ne
rejoint lřaction militaire que lorsque le village est pacifié, unique-
ment pour ne pas créer une charge militaire supplémentaire.

La terreur, mode d‟action utilisé par le Viêt-minh


Pour atteindre ses objectifs, le terrorisme et lřassassinat
politique sont, pour le Viêt-minh, des modes dřaction parfaite-
ment admissibles. Cřest mû par ces principes quřil liquide ses
adversaires politiques au cours de lřautomne 1946. Sous la haute
autorité de Giap, alors ministre de lřIntérieur, il se débarrasse des
partis indépendantistes par la violence (à coups de massacres,
dřemprisonnements ou dřexil) si bien quřà partir de cette date, il
ne lui reste dans le nord que les Français comme adversaires.
Plus tard, dans lřensemble du pays, les élites locales hosti-
les au Viêt-minh sont froidement assassinées ou réduites à
lřimpuissance par une pression physique sur leurs proches. Par ce
mécanisme de terrorisme, toutes les actions qui vont dans le sens
des décisions du parti deviennent légitimes. Cette autojustifica-
tion par la raison dřÉtat est incompatible avec la volonté de
protection du non-combattant constitutive du jus in bello.
La notion dřéducation des masses et de rééducation a été
maintes fois dénoncée par les témoignages des survivants des
camps de prisonniers Viêt-minh. Ce système carcéral a dépassé
en horreur celui mis en place par les nazis vis-à-vis des prison-
350 Stratégique

niers de guerre. Même si les statistiques sont très difficiles à


réaliser, il est admis quřenviron 70 % des prisonniers du corps
expéditionnaire français y ont trouvé la mort, et bien souvent
après avoir dû subir un endoctrinement pour mourir Ŗen con-
vertiŗ. À la fin du conflit, 63 000 captifs des forces Viêt-minh qui
avaient été traités selon les conventions de Genève furent remis
aux autorités de Hanoi. Du côté du franco-vietnamien, sur envi-
ron 45 000 hommes disparus et présumés prisonniers3 seulement
8 000 ont été rendus. Parmi eux 67 % étaient malades. La morta-
lité a été terrible chez les soldats vietnamiens : sur 15 000 prison-
niers des forces armées vietnamiennes, 1 000 ont été rendus ; le
bilan est encore pire parmi les prisonniers vietnamiens relevant
directement du corps expéditionnaire : sur 14 000 prisonniers,
bien peu furent relâchés. Lřinhumanité vis-à-vis de lřadversaire
désarmé est certainement une faute grave vis-à-vis de lřavenir,
qui traduit la nature profonde de celui qui conduit la guerre. La
guerre dřIndochine était une guerre révolutionnaire, idéologique,
qui sřétait donné pour but de façonner un homme nouveau,
bannissant de lřhumanité ceux qui osaient sřopposer à ce grand
dessein.

La réécriture de l‟histoire par le parti, pour une nouvelle


mémoire
Du côté français, plus de mille ouvrages ont été écrits et de
nombreux travaux historiques ont pu sřadosser sur des archives
complètes permettant de faire avancer la vérité historique. Du
côté vietnamien, lřhistoire officielle prônée par le parti est parve-
nue à créer le mythe fondateur du Viet-nam indépendant à partir
dřune vision tronquée de lřhistoire, réussissant même à effacer
tout souvenir de cette terreur.
Selon lřhistoire officielle vue par les Viet-namiens, la
guerre dřIndochine débute avec le bombardement français
dřHaiphong le 23 novembre 1946, où les Français ont tenté de
sřemparer de la ville, tirant froidement sur la foule et faisant

3
5 000 Français, 5 400 légionnaires, 5 000 Nord-Africains, 1 000 Africains,
14 000 Autochtones des FTEO et 15 200 autochtones des FAVN.
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 351

6 000 morts4. Le Viêt-minh se présente alors comme le défenseur


de lřindépendance du pays face à cette injuste agression.
Sans remettre en cause la réalité du bombardement, recon-
naissons que dřautres versions des faits existent, montrant quřil
sřagit dřune provocation parfaitement orchestrée par le Viêt-
minh. À Haiphong, lřarraisonnement dřune jonque qui se livrait à
la contrebande de carburant déclenche un tir nourri contre les
Français, acculés à devoir riposter ; au même moment, près de
Langson, neuf militaires français sans armes sont assassinés. Il
sřagissait dřune volonté délibérée dřaller à lřaffrontement, démar-
che qui fut poursuivie jusquřau coup de force de décembre 1946.
Donner le beau rôle au Viêt-minh en tant que seul parti
prônant lřindépendance du pays est également réécrire lřhistoire :
cřest oublier quřil a lui-même liquidé ses rivaux politiques ; cřest
trahir ce pourquoi se battaient les hommes. En 1954, tous les
camps se battent pour lřindépendance du Viet-nam : le corps
expéditionnaire le fait pour une indépendance au sein de lřUnion
française ; les forces armées vietnamiennes le font pour une indé-
pendance quřils espèrent obtenir avec une empreinte minimale de
lřUnion française ; le Viêt-minh le fait pour lřindépendance au
sein du bloc communiste. La véritable question nřest pas lřindé-
pendance, elle est celle de lřappartenance à un camp qui nřa pu
que prouver par la suite lřéchec de ses théories économiques,
politiques et sociales. Paradoxalement, en gagnant ses guerres, le
Viet-nam communiste a fait perdre pratiquement un demi-siècle
de développement économique à son pays…
Cette démarche de réécriture de lřhistoire enferme le passé
sous une chape de plomb, rendant lřévaluation des faits très
délicate. En lřabsence de tribunal de Nuremberg mis en place
aussitôt après les faits, lřévaluation de la partie obscure de la
guerre ne peut plus se faire de manière indiscutable a posteriori.

Les écarts aux lois de la stratégie


Sur le plan de lois de la stratégie, la guerre dřIndochine
sřaffranchit également des normes traditionnelles en explorant
lřensemble du spectre des guerres possibles.

4
Chiffre contesté par la partie française qui estime les pertes à 2 500
personnes civiles.
352 Stratégique

L‟hétérogénéité des troupes


Nous avons vu la variété des troupes levées par le Viêt-
minh, allant du régulier mobile au régional en passant par le
guérillero. Côté franco-vietnamien, certaines troupes étaient pour
le moins originales. Les sectes religieuses (Caodaïstes, Hoa Hao)
et les catholiques disposaient de leurs propres forces, plus ou
moins incluses en tant que telles comme bataillons des forces
armées vietnamiennes. Les autorités vietnamiennes ont ainsi été
prises dans le dilemme suivant : fallait-il créer une armée natio-
nale (quitte à avoir une troupe faiblement motivée) ou développer
les armées provinciales (plus aptes à bénéficier de la motivation
des soldats, se battant sur leurs terres) ? Développer une stratégie
nationale avec des troupes locales a parfois posé de réels
problèmes dřefficacité.
Dans le registre des forces spéciales, il convient de citer
lřAction vietnamienne qui était constituée de commandos de
chasse, chargés de semer la terreur dans les territoires contrôlés
par le Viêt-minh. Assassinats politiques, menaces, neutralisations
dřopposants : ces unités agissaient sur le même registre que leurs
homologues Viêt-minh. La cinquantaine de commandos du nord
Tonkin avait un recrutement à base dřunités supplétives et menait
des opérations régulières. Le commando de lřadjudant-chef Van-
denberghe formait une exception, car il était constitué dřanciens
prisonniers de guerre retournés, qui luttaient pour lřindépendance
de leur pays aux côtés des Français. Enfin, ce tableau ne serait
pas complet sans citer les GCMA5, fameux maquis chargés de
maintenir lřinsécurité sur les arrières Viêt-minh. Le corps expédi-
tionnaire a donc développé simultanément des actions de guerre
régulière, des actions de guérilla et des actions de guerre secrète.
Le retournement des combattants, qui était monnaie cou-
rante, peut être considéré comme une marque de la guerre irrégu-
lière, car il représente une violation manifeste des conventions de
Genève. Côté franco-vietnamien, nous avons vu la question des
ralliés, celle des PIM et de certains commandos. Côté Viêt-minh,
les soldats blancs dřHo Chi Minh sont entrés dans lřhistoire.
Déserteurs du corps expéditionnaires, communistes convaincus,
une poignée de Français a rejoint le camp adverse, renforçant
lřencadrement, ou participant à lřendoctrinement des prisonniers.
5
Groupes de Commandos Mixtes Aéroportés, dépendant du SDECE
(Services secrets français)
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 353

La distinction entre combattants et non combattants parfois floue


Dans un contexte de guérilla, cette distinction nřa pas
toujours été respectée, que ce soit à petite ou à grande échelle.
Que dire des informateurs civils qui renseignent aussi bien que
des agents professionnels ou du combattant irrégulier qui devient
un paysan à partir du moment où il a caché son arme ? Au cours
des négociations de Genève, la délégation française décide de
changer de logique de négociation : après avoir négocié sur une
carte de guerre (conduisant les troupes à conserver leurs posi-
tions), elle décide de négocier sur les forces restantes. Se refusant
à encaisser un second Dien Bien Phu et estimant que les frères
dřarmes vietnamiens sont au bord de lřinsurrection, prêts à
liquider les Français dans une nouvelle Saint Barthélemy pour se
dédouaner auprès de leurs nouveaux frères Viêt-minh, les politi-
ques forcent les militaires à la rétraction du dispositif, conduisant
à abandonner les terrains pacifiés pour se regrouper sur des bases
importantes. Fin juin, toute une partie dřune province nouvelle-
ment conquise dans le cadre de lřopération Atlante est abandon-
née pour le chef-lieu de la province. Les populations qui le
désirent suivent les troupes. Parmi elles, de nombreux comman-
dos se mêlent aux civils. Après infiltration, ils attaquent le centre
de résistance depuis lřintérieur, au moment où les troupes régu-
lières le font depuis lřextérieur. Artifice de guerre traditionnel ou
rouerie, cet exemple montre que la distinction entre le combattant
et le non combattant était difficile à faire, tant du fait de la nature
du combattant que de la façon de faire la guerre.

Modes d‟action globaux qui débordent des normes


traditionnelles
Les grands mouvements de guerre classique ont été enca-
drés par des actions complémentaires. Le Viêt-minh complétait
sa stratégie par un effort important sur les arrières de ses adver-
saires : arrières immédiats, constitués par lřenvironnement des
troupes à partir duquel on pouvait agir directement contre elles ;
arrières tactiques, constitué par lřIndochine elle-même ; enfin
arrières stratégiques, constitués par la France et ses alliés. Ayant
défendu voire Ŗbétonnéŗ ses propres arrières, il attaquait ceux de
lřadversaire, soit par lřaction militaire, soit par lřaction psycholo-
gique quřil nřhésitait pas à porter sur le territoire français. Le
354 Stratégique

résultat de ces actions, parfaitement orchestrées avec celles des


partis frères, a été de faire douter la France du bien fondé de son
engagement et de rendre une partie de lřopinion hostile à cette
guerre.
Sur le plan tactique, lřaction psychologique était conduite
de main de maître, aboutissant soit à la démoralisation de lřunité
adverse, soit à son retournement. Les unités de propagande
étaient équipées de haut-parleurs pour exercer une pression cons-
tante sur lřadversaire. Durant lřopération Atlante, le Viêt-minh
avait binômé ses unités régionales avec les troupes des forces
vietnamiennes : elles évaluaient leur comportement, distribuant
des récompenses au nom du peuple vietnamien. Que dire du
terme Ŗfantocheŗ, qui prive de toute considération celui qui en est
affublé !
Enfin, il faut souligner la totale interdépendance du politi-
que et du militaire dans toute action, allant bien au-delà de la
Ŗcontinuation de la politique par dřautres moyensŗ. Côté Viêt-
minh, le politique soutient lřengagement des troupes par le biais
du commissaire politique. Il oriente lřaction militaire, puisque,
dans cette logique, lřobjectif politique possède plus de valeur que
lřobjectif militaire. Dans certains cas, lřaction politique peut
même remplacer lřaction militaire. Un tel phénomène permet
dřinféoder les pays voisins (Cambodge et Laos) par la mise en
place de partis politiques frères (Pathet Lao, Khmers Issaraks) en
faisant lřéconomie dřune campagne militaire inutile.
Côté franco-vietnamien, la pacification permet aux auto-
rités politiques dřaffirmer leur autorité sur le pays. La confusion
entre lřaction militaire et lřaction politique, conduit parfois à de
véritables non-sens tactiques, violant tous les principes de la
guerre. Lřopération Atlante en fournit encore un triste exemple. Il
sřagit de reconquérir quatre provinces dřAnnam et de défaire des
troupes dont on estime le volume entre 15 000 et 30 000 hom-
mes. Plutôt que de chercher au plus tôt la destruction des forces
de lřadversaire pour libérer ses propres forces des contraintes de
couverture et créer un choc psychologique favorable aux rallie-
ments, le plan prévoit de nřeffectuer lřaction décisive militaire
quřen fin dřopération (quatre mois après son lancement). Lřétat-
major estimait que le succès politique de lřopération permettrait
dřaugmenter les effectifs, ce qui conduirait à disposer dřun
rapport de forces favorable le moment venu. Cřest faire peu de
cas des intentions de lřadversaire à qui lřon permet de conserver
Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 355

ses forces intactes et qui conserve lřinitiative. Il peut alors


concentrer ses efforts, économiser ses moyens et conserver sa
liberté dřaction, cřest-à-dire asseoir en permanence son action sur
les principes de la guerre de lřécole française …

*
* *
La guerre dřIndochine est donc une guerre aux multiples
facettes quřil est bien difficile de faire entrer dans une catégorie.
Elle coûta aux forces franco-vietnamiennes 100 000 tués et
disparus, dont 28 000 Français métropolitains, 12 000 légion-
naires, 45 000 Indochinois et 15 000 Africains. Guerre révolu-
tionnaire, guerre de décolonisation, elle devient conflit périphé-
rique de la guerre froide à partir de 1950 pour le camp commu-
niste et de 1953 pour le camp occidental, à la fin de la guerre de
Corée. Les deux camps bénéficient alors du soutien technique
plein et entier de leurs amis respectifs. Sans lřaide chinoise, le
Viêt-minh nřaurait jamais triomphé à Dien Bien Phu ; sans lřaide
américaine, lřarmée française nřaurait jamais tenu si longtemps
ses positions.
Cependant, cette guerre change de nature au fil des ans, à
partir du moment où le Sud trouve une certaine cohérence
politique. À partir de 1953, lřarmée vietnamienne devient opéra-
tionnelle et elle peut sřengager au profit de son gouvernement
pour remettre en place une administration nouvelle. Le conflit
dresse alors lřarmée vietnamienne contre lřarmée Viêt-minh et
lřadministration vietnamienne contre lřadministration Viêt-minh :
tous les rouages sont en place pour que cette guerre devienne une
guerre civile, qui ne sřachèvera quřavec la prise de Saïgon en
1975. Or, une guerre civile ne peut être régulière, tant elle va
puiser au fond de lřhomme toute la haine dont il est capable.
Le rôle des bases aéroterrestres
dans la lutte contre la guérilla
Philippe KIRSCHER

řintégration de lřarme aérienne au combat terrestre

L sřest imposée dans la première moitié du XXe siècle.


Rapidement théorisé par Douhet, décliné en mode
opératoire par Mitchell1 mais aussi par Marshall, ce nouvel aspect
de lřart guerrier a démontré tous ses effets lors de la guerre
dřEspagne puis, bien sûr, lors de la deuxième guerre mondiale.
Cette période a vu se développer une coordination air-sol
(le Blitzkrieg) que les grands penseurs de lřarme aérienne
nřavaient pas envisagée. Ils nřavaient pas non plus envisagé les
premières applications du soutien aérien à des opérations non-
conventionnelles, que ce soit dans le soutien aux différents
mouvements de résistance dans la profondeur du territoire enne-
mi ou lřappui direct dřopérations offensives de guérilla, comme
ce fut le cas en Birmanie.
Dans le cadre des opérations de lutte contre les insurrec-
tions, la base aéroterrestre a commencé à être utilisée dans le con-
flit du Pacifique, puis en Indochine dans lřaprès-guerre, et sřins-
crit alors dans le cadre de la stratégie directe visant à conquérir la

1
William Mitchell constate cependant, dès lřaprès-première guerre mon-
diale, les effets de lřaviation sur les situations insurrectionnelles : Ŗen Méso-
potamie, en Irak comme on dit, la force aérienne gère l‟occupation militaire
du pays d‟une manière très semblable à celle des armées dans le passé. Le
résultat de cette occupation a été très satisfaisant. Les avions survolent le pays
en toute liberté, sont en mesure d‟écraser des soulèvements, de transporter des
troupes là où l‟on a besoin d‟elles au sol et de couvrir beaucoup plus de
terrain avec moins d‟effortŗ. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la
stratégie, Paris, Robert Lafont, 1990, p. 1151.
358 Stratégique

supériorité militaire sur lřinsurgé aux environs des capitales


régionales de la colonisation française (Da Nang, Cam Ranh, ex
Tourane).
Les développements ultérieurs lors des guerres de décoloni-
sation ne constituent donc pas une surprise, lřaviation légère ou
dřappui étant de plus en plus appelée, dans un souci de concen-
tration des efforts, à renseigner, coordonner, délivrer des feux
dřappui de façon toujours plus puissante tout en apportant ubi-
quité et surprise aux opérations, tout en profitant dřune impunité
quasi totale. Plus surprenante cependant fut la constitution de
bases aéroterrestres combinant dans une logique expéditionnaire
et défensive des moyens aériens dřappui et de transport (dont des
hélicoptères de manœuvre et dřappui feu, au fur et à mesure des
évolutions technologiques), des troupes dřintervention et leurs
soutiens. Ces bases, construites dans une logique souvent défen-
sive, ont pu contribuer et participent toujours à lřindispensable
maillage géographique des opérations de pacification ou de
contre-insurrection, selon le stade dřévolution des ces conflits.
Cette évolution constitue un nouvel avatar de la guerre de posi-
tion. Il est ainsi difficile de distinguer dřun point de vue opératif
le siège de Nimègue, ou encore celui de Dantzig, de ceux de Dien
Bien Phu ou de Khe Sanh.
Il convient donc dřétudier successivement lřutilité tactique
puis opérative de ce genre de base dans les conflits passés, ainsi
que leur application dans les conflits actuels.
De la même façon, nřy a t-il pas une contradiction évidente,
dans des conflits ou le succès dépend du contrôle des populations
et du terrain, dans le fait de concentrer des moyens déjà comptés
et fortement dépendants dřune puissance de feu disproportionnée,
sur des espaces très délimités et sujets à la concentration poten-
tielle des efforts ennemis ?

À LA RECHERCHE DE LA SUPÉRIORITÉ MILITAIRE


De façon chronique, le pays occidentaux se sont trouvés en
infériorité numérique dans les conflits de type coloniaux ou post
coloniaux, le plus souvent sur un terrain et dans un climat qui
leur était inconnu ou hostile, et généralement de nature à favo-
riser lřaction des rebelles, que ce soit contre leurs forces ou sur la
population.
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 359

Là où autrefois au Mexique, en Afrique noire ou en Inde,


des colonnes mobiles sřappuyant sur un réseau de points forts et
des milices locales sont venues imposer la paix de la puissance
dominante, au XXe siècle, la troisième dimension est venue com-
penser la fréquente infériorité numérique des corps expédition-
naires occidentaux ou tout simplement affirmer dřune autre façon
leur supériorité technologique.
Mis au point en Algérie après les premières expériences
indochinoises, le concept des bases aéroterrestres dans la guerre
contre-insurrectionnelle a offert le meilleur compromis entre
surprise, rapidité dřaction et concentration des efforts. Les com-
posants en sont toujours les mêmes : un détachement dřavions
pour lřappui feu rapproché, un autre dřhélicoptères, un déta-
chement de garde de la base (elles ne seront jamais attaquées en
Algérie, plus souvent au Viet-nam, occasionnellement
aujourdřhui en Afghanistan), une troupe dřintervention, des
moyens sol-sol (plus souvent confiés aux postes les plus isolés),
des éléments de soutien et de commandement.
La base aéroterrestre sřinscrit alors dans le cadre de la
stratégie directe visant à conquérir la supériorité militaire sur
lřinsurgé. Elle est utile, voire indispensable, dans ce que David
Galula2 décrit comme les phases de destruction des forces
dřinsurrection, de déploiement dřunités locales et statiques, et
enfin la prise de contrôle de la population. Elle illustre également
le triptyque améliorer, contenir, dissuader décrit par Sir Ruppert
Smith3. Au titre des avantages quřelle apporte, outre la mise en
œuvre accélérée de forces toujours plus nombreuses (en Algérie,
les plus gros héliportages emmènent une centaine dřhommes, au
Viet-nam, un millier), il faut aussi voir la relative discrétion de ce
nouveau type de place forte. À lřécart des villes, leur construction
est assez simple, car concentrée autour de la plateforme aéro-
nautique, les commodités sont temporaires. Elle constitue néan-
moins un relais de pouvoir politique à défendre ou à instituer :
ainsi, les pistes dřaérodrome dřAlgérie étaient celles des douars
ou des sous-préfectures, Dien Bien Phu constituait avant la
deuxième guerre mondiale un centre administratif de la Haute
Région indochinoise. De la même façon, les Américains instal-
2
David Galula, Contre-insurrection : théorie et pratique, Paris, Économica,
2008.
3
Général Sir Ruppert Smith, L‟Utilité de la force, Paris, Économica, 2007,
p. 306.
360 Stratégique

lent leurs plus grandes bases au Viet-nam dans des capitales


régionales de la colonisation française (Da Nang ou Cam Ranh,
ex Tourane).

Le réseau de bases aériennes en Algérie à la fin des années 50.


Les zones opérationnelles recoupent le maillage administratif.

Le niveau de la menace commande aussi le maillage géo-


graphique de ces postes. En Algérie, le réseau dřaérodromes et de
pistes militaires permet de disposer dřun appui feu aérien dans les
trente minutes au plus (47 pistes au total). Un nombre considé-
rable dřavions dřobservation vient réduire les délais dřinterven-
tion en guidant les avions dřappui, mis en route par de nombreux
PC air4. Chaque base regroupe des avions dřobservation, des
avions légers dřappui pour lřintervention dřurgence, et ponctuel-
lement des hélicoptères. Ce maillage sřadditionne à celui néces-
saire au cloisonnement de la population, des grandes opérations
de ratissage, et se superpose enfin à celui des unités dites de
secteur et celles dřintervention5. Lors des grandes opérations et

4
Patrick-Charles Renaud, Aviateurs en guerre. Afrique du Nord Sahara
1954-1962, Paris, Grancher, 2000.
5
Voir la description de Déodat du Puy Montbrun ancien chef de corps du
Groupe dřhélicoptères nþ 2 en Algérie dans L‟Honneur de la guerre, Paris,
Albin Michel, 2002, p. 152. Lřauteur, ancien chef de maquis en France
occupée et en Indochine, souligne - selon lui - à quel point les Français
nřavaient pas de véritable guérilla face à eux (p. 176), notamment parce que le
FLN ne réunissait pas la totalité de la population.
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 361

une fois lřemploi des hélicoptères de combat maîtrisé, il est


possible dřhéliporter un échelon de renforcement en 10 minutes
(DIH), en resserrant de façon drastique lřespacement des zones
dřenlèvement et les bases des moyens dřappui feu, notamment les
premiers hélicoptères armés6.
Au Viet-nam, confrontés au climat de mousson dont les
effets avaient pesé sur la bataille de Dien Bien Phu, les Améri-
cains doublent le maillage dřappui sol-air par des bases dřappui
feu, notamment le long de la zone démilitarisée du 50e parallèle
(les principales étaient dřest en ouest : Khe Sanh, Lang Vei,
Rockpile, Camp Caroll, Cam Lo, Dong Ha Con Thien, Gio
Linh)7. Une telle combinaison dřeffets sřétait vue en Algérie, le
long des barrages aux frontières avec la fameuse ligne Morice
faisant face à la frontière marocaine et à la frontière tunisienne.
La FSB8 reflète également lřévolution technologique : les pre-
miers hélicoptères de combat ont fait leur apparition, sřinspirant
des essais réussis des Français en Algérie. Leur mise en œuvre,
plus rustique, permet de sřaffranchir des pistes dřaviation et
augmente la réactivité des forces. Les avions dřappui sont alors
concentrés sur des bases plus stratégiques, quitte à bénéficier du
ravitaillement en vol pour mieux assurer la permanence des feux.
Ces FSB ont aujourdřhui leur suite en Afghanistan, avec les
FOB9, dont le maillage reflète peu ou prou les mêmes schémas
tactiques, à la réserve de la dimension du théâtre, qui place les
forces de lřOTAN dans une configuration plus proche de celle de
lřAlgérie que du Viet-nam. On a pu aussi les voir régulièrement
au Tchad depuis lřindépendance, les plus connues sřappelant
Abéché, Faya-Largeau ou NřDjamena. Typiquement, ces FSB ou
FOB regroupent un détachement dřartillerie, dont les feux recou-
pent ceux des bases voisines, des positions de mortier, indispen-
sables pour lřappui de lřinfanterie dřautodéfense, des éléments de
soutien et de commandement, de quoi abriter un détachement
dřinfanterie (au moins une compagnie), au moins une tour
dřobservation, et enfin une zone de poser pour hélicoptères. Une

6
En termes dřaire de responsabilité, chaque base couvre en Algérie une zone
dřenviron 40 000 km2 (Sahara compris, soit beaucoup moins pour lřAlgérie
utile), contre environ 20 000 km2 aujourdřhui en Afghanistan.
7
François dřOrcival, Jean-François de Chaunac, Les Marines à Khe Sanh,
Paris, Presses de la Cité, 1979.
8
Fire Support Base.
9
Forward Operational Base.
362 Stratégique

partie de la surveillance du site est effectuée dès le Viet-nam par


des capteurs électroniques et optroniques, bien que leurs perfor-
mances soient encore jugées insuffisantes et bien peu rentables
sur un terrain aussi difficile et face à un ennemi en jouant parfai-
tement, comme dans la bataille de la piste Ho Chi Minh. En
moyenne, lřappui aérien est alors disponible en quinze minutes au
plus10. Cependant, la guerre du Viet-nam démontra aux Améri-
cains que la puissance de feu mise en œuvre à partir des bases
aéroterrestres ne pouvait en rien se substituer à lřabsence de
stratégie : la mort dřun soldat vietnamien à Khe Sanh coûta en
effet au contribuable américain deux tonnes et demie de bombes,
sans effet majeur sur le déroulement de la guerre11.

Ce type de déploiement sřest multiplié dans les opérations


de type expéditionnaire postérieures au 11 septembre 2001. Que
ce soit avec les bases essentielles aux déploiements des forces
américaines en Irak comme en Afghanistan, il sřagit de déployer,
à partir de môles défensifs, des capacités dřintervention terrestres
et aériennes sřajoutant à des liaisons aériennes transcontinentales
destinées à la logistique et à une manœuvre aérienne de plus
grande ampleur.
La conquête de lřAfghanistan face à la guérilla talibane
sřest ainsi faite par un série dřopérations juxtaposées ou
couplées12 recherchant des effets complémentaires entre forces
spéciales et milices de lřalliance du nord, la base de Bagram étant
la première réouverte en tant que Forward Operating Base et
bientôt Main Operating Base, suivie par la FOB Rhino, dans le
sud du pays, au début de lřannée 2004, servant de base relais
avant Ŗlřouvertureŗ de la FOB de Kandahar. Les bases aéroter-
restres ont ainsi retrouvé un rôle délibérément offensif dans la
lutte contre les guérillas13.

10
David Johnson, Learning Large Lessons. The Evolving Roles of Ground
Power and Air Power in the Post Cold War Era, Santa Monica, RAND Corpo-
ration, 2007, p. 14.
11
Benjamin S. Lambeth, The Transformation of American Air Power, RAND
Corporation Cornell /University Press, p. 52.
12
Joseph Henrotin, L‟Air power au XXIe siècle. Enjeux et perspectives de la
stratégie aérienne, Bruxelles, Bruylant, 2005.
13
Dans sa période dřactivité la plus dense, cette base met en œuvre dans des
conditions très rudes de lřordre de huit hélicoptères de transport CH-46E,
quatre CH-53E, six UH-1N, et six hélicoptères dřattaque AH-1W.
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 363

En effet, Camp Rhino a rendu possible la guerre terrestre


dans cette région isolée du sud de lřAfghanistan. Lorsque cette
FOB est établie, de féroces combats entre lřalliance du Nord et
les Talibans ont encore lieu dans la région de Kandahar. Les
Talibans cèdent alors du terrain en réalisant la proximité des
Américains, qui usent à fond de leur supériorité en combat de
nuit. Ils se réfugient dans le réduit de Tora Bora. Cette manœuvre
dřenveloppement se poursuit par le déplacement vers lřaéroport
de Kandahar à la mi-décembre 2001. Ce mouvement est achevé
pour Noël 2001.

Camp Rhino Afghanistan, à 190 km de Kandahar, au milieu du désert


du Registan. Activée du 26 novembre 2001 au 1er janvier 2002 par la
15e Marine Expeditionnary à partir de lřUSS Peleliu, en mer et uniquement
avec des moyens aériens du Marine Corps et de lřAir Force (au fond sur la
photo). Les opérations aériennes nřy avaient lieu que de nuit.

Cette manœuvre, menée le long de lignes parallèles14, tout


en économie des forces, gestion Ŗstand offŗ de la crise (depuis le
Ŗcombined air operation centerŗ de Bahreïn et le CENTCOM de
Tempa), nřa cependant pas empêché la fuite des principaux chefs

14
Selon des conceptions chères au général américain Deptula.
364 Stratégique

talibans et terroristes, notamment par manque de troupes au sol,


singulièrement dépourvues de moyens dřappui suffisants (en
mortier et en artillerie à longue portée, notamment) et ce alors
que le réseau de bases au sol était encore trop peu dense15. Il y a
aujourdřhui environ 31 bases en Irak et 23 en Afghanistan ayant
le statut de FOB16.
Enfin, certaines bases aéroterrestres rencontrent un destin
hors normes, car situées à un point-clef de la campagne, elles
focalisent une bataille dont le niveau dřengagement dépasse le
simple affrontement de la guérilla. Ce fut le cas de Dien Bien
Phu, puis de Khe Sanh.

DES BASES CENSÉES GARANTIR LA DOMINATION AU


NIVEAU OPÉRATIF
Quoi de neuf au juste, si lřon rattache ce déploiement de
points forts à lřhistoire de la guerre de siège ?
Jomini décrit bien le rôle de toutes ces places fortes. ŖLes
places sont un appui essentiel, mais leur abus en serait nuisible17.
Si les grandes places sont bien plus avantageuses que les petites,
lorsque la population est amie, il faut convenir aussi que ces
dernières peuvent avoir leur importance, non pour arrêter
l‟ennemi qui les masquerait facilement, mais pour favoriser les
opérations de l‟armée en campagneŗ. Lřimportance de la bonne
localisation de telles fortifications Ŗen pays de montagneuxŗ est
également soulignée : Ŗdans les pays de montagne, de petits forts
bien situés valent des placesŗ. En Afghanistan, les bases les plus
importantes barrent par deux fois la grande circulaire stratégique
de ce pays : Kandahar et Bagram, lřune vers le sud, lřautre vers le
Nord.

15
David E. Johnson, Learning Large Lessons The Evolving Roles of Ground
Power and Air Power in the Post Cold War Era, Santa Monica, RAND
Corporation / project Air force, 2007.
16
Selon le site answers.com.
17
Antoine-Henri Jomini, Précis de l‟art de la guerre, Paris, Perrin, 2001,
p. 241.
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 365

Base dřappui moderne (en bas à gauche), la base de Tarin Kowt, dans
le sud de lřAfghanistan, contrôle la vallée du Tarin et celle du Daru, au pied
des monts Chora. Elle permet la mise en œuvre dřhélicoptères dřappui Apache
et dřartillerie à longue portée. Cette dernière recouvre ses feux avec la base de
Deh Rawod, à plus de 50 kms de là (© Googleearth).

Plus encore, le rôle des grandes bases aéroterrestres


contemporaines dans le cadre d‟un système défensif a déjà été
décrypté par les penseurs de la guerre de siège. Au carrefour de la
tactique et de la stratégie, elles constituent, y compris dans le
cadre de la lutte contre les insurrections, les places fortes des
temps modernes. ŖLes camps retranchés seuls appartiennent aux
combinaisons de la grande tactique et même de la stratégie, par
l‟appui qu‟ils prêtent momentanément à une arméeŗ18.
Il sřagit donc dřétudier le rôle opératif, parfois stratégique,
que les plus grandes bases aéroterrestres peuvent jouer dans le
cadre de la lutte contre les insurrections.
Dans les guerres dřIndochine au moins, la recherche de la
bataille décisive a révélé lřétrange parallèle tracé par les
puissances occidentales entre la guerre de siège et ces conflits
post-coloniaux. Ainsi, aussi bien à Dien Bien Phu quřà Khe Sanh,
le positionnement géographique quasiment stratégique (dans un
cas sur la route du haut Laos depuis le nord du Tonkin, dans

18
Ibid, p. 247.
366 Stratégique

lřautre le verrou du 17e parallèle et à mi-parcours de la piste Ho


Chi Minh) dans des régions particulièrement mal desservies, ont
amené la France puis les États-Unis à rechercher la décision à
partir dřune base aéroterrestre par une bataille, elle-même
fortement dominée par lřemploi de lřarme aérienne.
Il nřy au fond rien de surprenant à ces choix au départ
strictement tactiques : il sřagit dřattirer lřennemi sur son terrain,
dans une logique défensive. Le déroulement des opérations face à
un adversaire particulièrement fluide a naturellement placé la
puissance, pourtant dominante au plan technologique, dans une
logique défensive. Des lignes de défense hâtives sont constituées
face à la direction la plus dangereuse (qui nřest pourtant que la
direction des invasions historiques dans la péninsule indochi-
noise…). Leurs places répondent aux lois de Ŗrecompositionŗ19
de la frontière, aussi bien le long de la rivière Noire au Tonkin
durant la période française quřau sud du 17e parallèle pour les
Américains. Les bases aéroterrestres, places fortes des temps
modernes, sřefforcent alors de fixer lřennemi et de le soumettre à
une puissance de feu décisive. Après lřéchec de Dien Bien Phu,
la bataille de Khe Sanh sřavèrera coûteuse pour le Viet Cong. Le
prix en était cependant calculé, à lřapproche de lřoffensive du
Têt, dont le centre de gravité se trouvait dans les villes.

LE RECOURS À DES BASES JOUANT LE RÔLE PIVOT


ENTRE ZONES D’OPÉRATION
Les bases qui cumulent toutes les fonctions dřappui
tactique, de soutien logistique et de porte dřentrée au corps expé-
ditionnaire déployé sur le théâtre entrent dans cette catégorie. Ce
genre de déploiement, souvent gigantesque, est symbolique du
recours systématique à lřairpower par les Américains20. Pour
19
Anne Blanchard, Vauban, Paris, Fayard, 2007, pp. 221 222. Bien plus que
dans la construction accélérée par les Français dřune ligne de défense au sud
de la rivière Noire à la veille de la bataille de Na San, la fortification par les
Américains de la ligne au sud du 17e parallèle avec une série de bases dřappui
ravitaillées par hélicoptère sřapparente à la recomposition de la frontière du
Nord par Vauban à lřissue du traité de Nimègue. Il sřagit de fortifier au sens
propre cette nouvelle ligne dans lřespace géographique français. Pivots poten-
tiels de toute bataille future, ces places fortes se couvrent mutuellement, sont
en mesure de permettre la manœuvre de corps dřarmée de renfort (rôle que
joua parfaitement Khe Sanh) et constituent des dépôts logistiques.
20
FM 100-1 Manuel Air Land battle.
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 367

ceux-ci, ce sont les ŖMain Operating Basesŗ. Ce concept nřest


cependant pas totalement nouveau. La base de Mers el-Kébir fit à
ce titre lřobjet dřun traitement particulier dans les accords
dřÉvian, à la fin du conflit algérien. Base aéronavale de niveau
stratégique sur la rive sud de la Méditerranée, elle sřintégrait au
complexe militaire formé autour dřOran. Cřest par exemple
dřOran La Sénia que décollaient les rares bombardiers lourds
présents en Algérie (des B 26), qui eurent à effectuer de nom-
breuses missions tactiques, tout comme des bombardements plus
stratégiques sur les bases arrières de la rébellion, au-delà des
frontières internationales dans le cas de Sakiet Sidi Youssef
(Tunisie)21. Ces bases servent, selon les conceptions logistiques
en vigueur, de plateforme logistique de débarquement, mais aussi
de hub.

Le cumul des fonctions opératives et tactiques est dû à


lřévolution de la technologie, qui offre désormais la permanence
de la surveillance22 du champ de bataille, la permanence des
feux, facilitée par lřéconomie de forces due à la précision métri-
que et lřallonge23, parfaitement symbolisée par le rôle des drones
de longue endurance en Irak et en Afghanistan. Le besoin en
vecteurs et en logistique est ainsi considérablement allégé. Ces
bases sont cependant sujettes à des harcèlements fréquents et, du
fait de leur gigantisme, vivent coupées du monde extérieur.

21
Patrick-Charles Renaud, Aviateurs en guerre. Afrique du Nord Sahara
1954-1962, Paris, Grancher, 2000
22
Ce sont notamment les drones, les images satellites et, au sens large, les
moyens Istar (intelligence, satellites and targeting), couplés aux systèmes de
commandement automatisés.
23
Autorisée depuis la guerre du Viet-nam par le ravitaillement en vol.
368 Stratégique

La base de Bagram, au nord-est de Kaboul. Un complexe gigantesque


sur les parkings duquel se trouvent tous les modèles dřaéronefs, du drone armé
au transporteur stratégique (à gauche), en passant par les avions de guerre
électronique et les hélicoptères de combat (au centre et à droite). Les troupes
dřintervention sont logées dans lřimmense complexe, tout comme la logistique
(© Googleearth).

Cette typologie sřachève, toujours du fait de lřévolution de


la technologie, avec les bases off shore, qui de par lřallonge des
vecteurs quřelles mettent en œuvre, ont le pouvoir de jouer un
rôle décisif dans les premières étapes de la lutte contre lřinsur-
rection. En projetant la puissance de vecteurs stratégiques équi-
pés dřarmes à la précision métrique, elles viennent appliquer des
effets sans commune mesure avec un conflit qui se joue de
village à village, dřune vallée à lřautre.
Pour les puissances occidentales, il ne saurait donc y avoir
de lutte contre une insurrection sans recours à la puissance
aérienne, conjuguée à lřempreinte laissée au sol par autant de
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 369

bases aéroterrestres qui constituent des points dřappui. Lřhistoire


récente a souligné lřefficacité de ces moyens.

Les parkings de la base de Diego Garcia, dans lřocéan Indien. Il y a


presque autant dřavions ravitailleurs que de B 52 (emportant une quarantaine
de JDAM, armement suffisamment légers pour un combat de faible intensité et
à la précision redoutable). Cet espace off shore fut gardé par le groupe aérien24
dřun porte-avions au début de la crise afghane.

24
18 B 52 et B 2 effectuent, dans la première phase de la guerre, 10 % des
missions, à raison de 4 à 5 missions/jour, et larguent 65 % des munitions
utilisées.
370 Stratégique

Cependant, comme le laissent apparaître les derniers


conflits menés par les coalitions formées autour des États-Unis
ou au sein de lřOTAN, la vraie réponse est évidemment dans
dřautres facteurs. Le recours excessif à la technologie, la
tentation de frapper de jour comme de nuit à la façon dřun Dieu
tutélaire ne peuvent pas rassurer des populations qui sont à la
recherche dřune solution politique, et encore moins les mettre de
notre côté. Ainsi, et comme pour toute bataille, la base aéroter-
restre, place forte moderne ancrée temporairement dans le
paysage, doit absolument se rattacher à une stratégie digne de ce
nom. Comme le soulignait Clausewitz, Ŗle champ de bataille
n‟est qu‟un point dans l‟espace stratégiqueŗ.
Les supplétifs ralliés
dans les guerres irrégulières
(Indochine – Algérie, 1945-1962)
Pascal IANI

L řaspect sociologique des guerres irrégulières consti-


tue le cœur du problème pour une armée régulière,
dřabord organisée et entraînée pour mener un com-
bat conventionnel, des opérations militaires classiques. Rempor-
ter une guerre irrégulière ne se réduit pas à lřutilisation massive
du feu, à lřexploitation dřune supériorité technologique et logisti-
que. Bien au contraire, la dimension sociale, à travers le contrôle
des populations, la propagande, lřaction psychologique revêt une
importance capitale. La prise en considération de cette dimension
sociale implique le déploiement dřeffectifs nombreux, pour
contrôler le terrain et limiter la liberté dřaction des rebelles, et
lřemploi de forces autochtones pour toucher et sřattacher la popu-
lation locale. Les troupes supplétives, unités autochtones enca-
drées par quelques cadres français peuvent alors apporter une
aide extrêmement précieuse. Cette aide peut être temporaire, elle
nřen est pas moins appréciable. Le colonel Némo le souligne
lorsquřil écrit quřen situation de contre-guérilla, Ŗil serait souhai-
table que les unités régulières s‟adjoignent provisoirement des
unités irrégulières, pour remplir certaines missions qui nécessi-
tent une connaissance approfondie du milieu et du terrain. Ces
unités sont connues sous le nom de forces supplétives. On en a
souvent fait un usage abusif, en leur demandant d‟être de vérita-
372 Stratégique

bles unités régulières, ou de remplacer les forces territoriales


d‟infrastructure inexistantes, ou mal organiséesŗ1.
Parmi ces forces supplétives, en Indochine et en Algérie,
les supplétifs ralliés, ayant choisi de quitter les unités rebelles
pour rejoindre les forces françaises, se distinguèrent par leur effi-
cacité dans les combats de contre-guérilla. Cependant, leur recru-
tement présentait de réelles difficultés et dangers, qui coûtèrent la
vie à de nombreux soldats français.

LE RECRUTEMENT DES RALLIÉS


En Indochine, en 1952, est déclaré Ŗralliéŗ, Ŗtout individu
qui, venant avec ou sans arme de la zone rebelle, et ayant appar-
tenu soit à une unité régulière, régionale ou milice rebelles, soit
à un organisme politico-administratif VM quelconque, déclare
donner son adhésion à la cause du gouvernement national du
Viet-namŗ2. Le rallié est interrogé par les services de police ou de
renseignement, puis mis à disposition de lřautorité militaire pour
un complément dřinformation. Les deux interrogatoires sont
recoupés pour déterminer la fiabilité du ralliement. Lřexpérience
semble montrer quřun faux rallié ne fait jamais sa soumission
dans sa province dřorigine ou de domicile et quřil apporte pres-
que toujours soit une arme, soit un document, qui peut paraitre
intéressant au premier abord. Chaque province doit disposer dřun
camp pouvant accueillir les ralliés pendant un ou deux mois afin
dřassurer sa protection et de le surveiller jusquřà réception des
renseignements demandés à sa province dřorigine ou de domicile.
Si aucune information nřest obtenue, en fonction du déroulement
des interrogatoires et du comportement du rallié, le rallié sera
dirigé vers sa province dřorigine, muni dřun laissez-passer provi-
soire, ou maintenu dans le camp. Si les renseignements donnés
par le rallié présentent un intérêt certain, ce dernier peut parti-
ciper à leur exploitation. Si celle-ci donne des résultats satisfai-
sants et si le rallié manifeste un réel désir de servir dans les rangs
franco-vietnamiens, ce dernier pourra participer, sans armes, à
des opérations de plus en plus importantes. Il ne pourra être
intégré dans les forces supplétives quřaprès un stage probatoire

1
Colonel Némo, ŖLřorganisation de la guérilla et des forces régulièresŗ,
Revue militaire générale, avril 1957, p. 528.
2
SHD 10 H 3776, Circulaire n° 41-S/CAB/E/CIR du 21 novembre 1952.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 373

dřune durée minimum de quatre mois. De plus, comme le pré-


ciser une note de lřinspection des forces supplétives du Nord
Viet-nam, tout rallié VM candidat à un engagement dans les
forces supplétives doit être soumis, obligatoirement, préalable-
ment, à une enquête de la Sécurité militaire. ŖTout les candidats
ayant un avis défavorable ou signalés comme douteux devront
être impitoyablement éliminésŗ3.
Sur lřensemble du théâtre dřopérations, les sections de
renseignements, ŖSRŗ, sont composées en majorité de ces anciens
rebelles ralliés. Dans le sous-secteur Sud de Tourane, lřofficier de
renseignement disposait dřune section de renseignement, dont
lřeffectif soldé varia de 14 à 24 ralliés entre août et novembre
19534. Dans le centre du Viet-nam, dans la province de Quang-
Nam, 1129 membres du Vietminh se sont ralliés entre le 1er
décembre 1951 et le 15 juin 19525. Plus généralement, les fiches
dřinterrogatoires montrent que les raisons des ralliements indivi-
duels sont diverses : volonté de rejoindre les familles, sentiment
dřinjustice ou désir de quitter les forces rebelles. Ainsi, le rallié
Hoang Van Ba, âgé de 25 ans, décide-t-il de quitter les rebelles
parce quřil est Ŗlas du régime VM, a été l‟objet de surveillance.
Veut rejoindre la zone contrôléeŗ6. Cet homme donnera de nom-
breux renseignements sur son unité, le TD7 108, tous seront
recoupés par le 2e bureau, comme lřatteste la fiche de renseigne-
ment établie à lřoccasion de son ralliement.
En Algérie, dans une directive du 12 avril 1957, signée par
le général Salan, alors commandant supérieur interarmées, il est
précisé que le ralliement Ŗconsiste pour un individu ou une
communauté, à abandonner son attitude d‟expectative, de com-
plicité ou d‟hostilité pour apporter son concours à l‟instauration
et au maintien de la paix françaiseŗ. La communauté ou les
individus Ŗréintégrésŗ doivent fournir des preuves de bonne foi
indiscutables, tels que Ŗremise des armes fournies par les rebel-

3
SHD 10 H 2575, Note de service n° 1271/FTVN/INSP/FS du 7 novembre
1953.
4
SHD 10 H 3525, Etat des soldes des ralliés du commando SR du sous-
secteur Sud de Tourane.
5
SHD 10 H 3525, Bordereau dřenvoi nþ 419/HC du 25 juin 1952.
6
SHD 10 H 3525, Fiche sur un interrogatoire de rallié, 8 mai 1952.
7
TD : Trung Doan, régiment vietminh.
374 Stratégique

les, des renseignements exploitablesŗ8. Lřattention des responsa-


bles militaires et civils français est appelée sur la probable subsis-
tance dřune infrastructure rebelle au sein de communautés
ralliées. Les ralliements sont parfois conduits via la recherche de
contacts locaux. Le bureau psychologique cherche à exploiter les
avantages tactiques remportés par les troupes françaises sur le
terrain en amorçant la reddition des petits chefs locaux et de leurs
hommes. Les contacts avec certains rebelles sont même encoura-
gés, mais doivent être rapportés au commandement. Le bureau
psychologique rappelle que Ŗen pays musulman, la perception de
l‟impôt est le signe le plus net de l‟autorité rétablie. Il ne saurait
être question de faire payer l‟impôt des années passées mais un
impôt, même léger, prendra toute sa valeur symbolique. La
communauté ralliée doit comprendre qu‟elle est mise un temps à
l‟épreuveŗ9.

DES RALLIEMENTS COLLECTIFS OU INDIVIDUELS


Les rebelles qui se rallient collectivement sont peu à peu
assimilés à des supplétifs de lřarmée française, avec leur encadre-
ment. ŖCette façon d‟agir n‟a donné lieu à aucune remarque et
les déboires que nous avons pu connaître dans ce domaine
étaient dus au tempérament même de certaines de ces collecti-
vités ralliées plutôt qu‟à la façon dont elles étaient traitéesŗ10.
Parfois des villages entiers se rallient aux autorités françaises,
comme le montre le ralliement de plusieurs centaines de person-
nes dans le secteur dřAn Binh, au Sud-Viet-nam, en janvier 1950.
La population ralliée est alors rassemblée dans un village dont la
défense sera assurée par un poste de partisans. Les forces fran-
çaises doivent dès lors assurer la protection de ces ralliés. Le
colonel de Crèvecœur, commandant de zone, souligne dřailleurs
que la Ŗdéfense absolument sûre du village est capitale dès main-
tenant vis-à-vis des rebellesŗ11. Un commando de supplétifs est
créé, le commando 17, commandé par un lieutenant français,

8
SHD 1 H 2581, Directive particulière concernant les redditions et rallie-
ments du 15 mars 1957.
9
Idem
10
SHD 10 H 3776, Fiche à lřattention de M le conseiller aux affaires
politiques du haut commissaire, 31 mai 1951.
11
SHD 10 H 5476, Note de service n° 93/2.3.FS du 3 janvier 1950.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 375

assisté de trois sous-officiers, fort de 60 partisans, dont certains


sont recrutés parmi les ralliés.
Les ralliements individuels présentent une problématique
différente. Certains, après avoir déposé leurs armes et perçu la
somme correspondante à son rachat, rejoignent leur famille.
Dřautres demandent à rester dans les rangs franco-vietnamiens et
sont alors utilisés comme agents de renseignements ou comme
combattants. ŖDans tous les cas, ils sont l‟objet d‟une surveil-
lance discrète mais sérieuse et ce n‟est pas sans précautions ni
temps d‟épreuves qu‟ils sont enrôlésŗ12. En septembre 1951,
lřofficier des forces supplétives de Cai Bé, dans le secteur de
Mytho, en zone Centre-Conchinchine, est ainsi en contact avec
un chef de section rebelle, nationaliste anti-communiste, en fonc-
tion depuis 1947. Cet officier rebelle souhaitait se rallier avec la
moitié des 52 hommes composant sa section et avec tout lřarme-
ment (1 PA, 1 PM, 2 FM, 28 fusils). Lřaccord passé avec ce chef
rebelle stipule que Ŗles ralliés ne seront pas désarmés, ils seront
utilisés dans le cadre des forces supplétives, ils toucheront une
prime de ralliementŗ13.

DES PROBLÈMES DE SÉCURITÉ


Les ralliements posent cependant des problèmes récurrents
de sécurité liés aux tentatives de noyautage ou de subversion.
Une fiche dřinterrogatoire, rédigée à lřoccasion de lřarrestation
dřun faux rallié dénommé Le Trung Tuyen, engagé en mai 1947
comme partisan sous une fausse identité, montre que ce rebelle
avait pour mission de simuler un ralliement en vue de servir dans
un poste isolé. Il précise lors de son interrogatoire que Ŗles ralliés
devaient faire des croquis des postes à remettre aux agents du
“commerce extérieurŗ qui les remettaient au commandement VM.
Cette décision est importante car les croquis des emplacements
des troupes franco-vietnamiennes facilitent le VM dans le déclen-
chement des activités au cours de la campagne d‟été de mai à
juillet 1951ŗ14.
Le danger du Ŗfaux ralliementŗ existe et est même organisé
par les rebelles. Un document détaille les consignes données, le

12
SHD 10 H 5476, Note de service n° 93/2.3.FS du 3 janvier 1950.
13
SHD 10 H 3776, Lettre n° 1112/C3.S du 17 septembre 1951.
14
SDH 10 H 3525, Fiche dřinterrogatoire, Le Trung Tuyen, non datée.
376 Stratégique

Ŗprogramme pour la formation des camarades faux ralliésŗ15. Le


Vietminh donnait une instruction complète à certains de ses élé-
ments, dont la mission était de simuler un ralliement pour infiltrer
des unités ou des organisations françaises ou vietnamiennes. Les
instructeurs Vietminh expliquent, par exemple, comment présen-
ter des Ŗmotifs déguisés : famille pauvre, maladies, manque d‟en-
duranceŗ. Les familles de ces agents ennemis jouent alors le rôle
de relais pour la transmission des renseignements. Les faux
ralliés causeront des dommages irrémédiables à de nombreuses
unités, comme le montreront lřexemple des commandos Vanden-
berghe et Rusconi.
En Algérie, les autorités françaises, soucieuses de contrôler
les rebelles rejoignant les rangs dřunités supplétives, définissent
des conditions drastiques pour contrôler les ralliés : une directive
du 3è bureau précise que Ŗle ralliement doit être l‟acte volontaire
d‟un groupe de rebelles ou d‟un de ses membres qui ne veulent
plus vivre hors de la loi françaiseŗ, il doit Ŗs‟accompagner d‟un
témoignage non équivoque de sincérité : remise d‟une arme,
fourniture de renseignements exploitablesŗ16. En contrepartie, les
forces françaises sřengageaient à assurer la sécurité et la réinser-
tion de lřancien rebelle dans la vie sociale. Aucune poursuite
nřétait engagée pour fait de rébellion, la réintégration dans la vie
sociale pouvait se faire Ŗpar engagement dans les forces de
l‟ordre ou par retour pur et simple au foyer avec la possibilité de
travailler ou d‟apprendre un métierŗ. La liberté était laissée au
rallié Ŗde rejoindre la rébellion si son ralliement est refuséŗ.
Cependant, cette apparente bienveillance mérite dřêtre tempérée.
Une note de service du 2e bureau, du 6 décembre 1956 et signée
par le général Salan, souligne que le Ŗrefus de reddition ne doit
concerner que les cas impardonnables, c‟est dans un sens très
ferme que la désertion doit être interprétée comme une circons-
tance aggravante. La même attitude de fermeté doit être tenue
vis-à-vis des rebelles reconnus coupables de sabotages graves ou
d‟assassinats perpétrés dans des conditions particulièrement
odieusesŗ17.

15
SHD 7 U 812, Fiche de document n° 968/2 du 25 janvier 1954.
16
SHD 1 H 2467 d6, Directive particulière concernant les ralliements, 3°
bureau, document non daté, non signé.
17
SHD 1 H 2581, Note de service n° 5284/EM.10/2-RIDO du 6 décembre
1956.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 377

Des hommes rompus à la contre-guérilla


Ces hommes, maîtrisant lřensemble des savoir-faire enne-
mis, étaient particulièrement efficaces, capables de sřinfiltrer
derrière les lignes adverses et dřy mener des actions de contre-
guérilla extrêmement difficiles ou des opérations de renseigne-
ments. Le Vietminh développant les unités à faible effectif,
moins facilement décelables et repérables, certains cadres fran-
çais décidèrent de mettre sur pied des unités en tous points
semblables. Le commando de ralliés le plus célèbre fut sans
doute celui de lřadjudant-chef Vandenberghe. Le point de départ
de ce commando est une unité de supplétifs, dans la région de Ha
Dong, au sud de Hanoï. Les supplétifs de cette compagnie,
rattachée au 6e RIC, sont chargés des missions de reconnaissance,
de patrouilles de nuit, de protection éloignée des postes et de la
recherche du renseignement. En 1948, le commandant de compa-
gnie, le capitaine Barral, décide dřexploiter la mobilité, la parfaite
connaissance du terrain, de la population et de lřennemi. Le
caporal Vandenberghe devient ainsi chef dřun groupe de quinze
partisans. Ce groupe devient rapidement une section, dont le chef
décide dřadopter les modes dřaction de son ennemi, y compris les
tenues noires. Cette section, maitrisant parfaitement le milieu,
sřinfiltre au milieu des unités Vietminh pour y semer la confu-
sion. ŖNoyée dans le dispositif adverse, elle demeure insaisis-
sableŗ18. Lorsquřelle nřest pas en opération, cette section sta-
tionne au milieu de la population, les supplétifs ayant été recrutés
parmi la population locale. Ces supplétifs sont équipés de FM 24-
29, de MAS 36, dřun mortier de 2 pouces et de grenades. En
terme dřentraînement, chaque partisan devient polyvalent, capa-
ble dřutiliser des armes différentes. En 1949, dans le cadre de la
réorganisation des unités de supplétifs, les sections opération-
nelles deviennent des commandos, la section Vandenberghe
devient le commando 11. Des hommes sont recrutés parmi les
prisonniers internés militaires (PIM). Ce type de recrutement
permet de disposer de renseignements tactiques de qualité sur les
unités rebelles. Ainsi, en janvier 1951, le commando Vanden-
berghe va lancer une attaque audacieuse au milieu dřune zone de
repos dřunités régulières sur la base de renseignements récoltés
auprès de trois anciens membres du régiment Vietminh 109. À
18
Bernard Moinet, Vanden, le commando des tigres noirs, Paris, France-
Empire, p. 137.
378 Stratégique

cette occasion, la section Vandenberghe est dissoute et est immé-


diatement remplacée par le commando 24, commandé par le
même chef, fort de 300 hommes. Le 6 janvier 1952, après avoir
remporté des succès éclatants, et être devenu un symbole pour de
nombreux soldats français19, lřadjudant-chef Vandenberghe est
tué par un des anciens Vietminh quřil avait lui-même choisi et
enrôlé dans son commando. Les archives spécifiques sur ce com-
mando sont très rares et se limitent à des récits écrits a posteriori,
sur ce sous-officier qui fut lřune des figures de la guerre dřIndo-
chine. Des témoignages existent, dont celui de lřancien adjoint de
Vandenberghe, le colonel Tran Dinh Vy20, alors sergent-chef,
paru en février 1986 dans la Revue Historique des Armées21. Ce
témoignage est dřautant plus intéressant quřil émane dřun Viet-
namien ayant fait le choix de rejoindre les partisans servant au
sein de lřarmée française le 1er mars 1947 avant dřêtre intégré
dans une unité de supplétifs et de devenir lřadjoint de Vanden-
berghe en 1950. Il servit donc au sein du commando 24 jusquřà la
mort de son chef, puis rejoignit le commando 33, ou commando
Rusconi, dont le chef devait mourir assassiné. Le colonel Vy
explique dans cet entretien que les partisans, au début de la
guerre dřIndochine, nřétaient Ŗà l‟origine que de simples troupes
supplétives, ou en tout cas considérées comme telles, cantonnées
dans un rôle d‟appoint. Le statut de partisans était pour le moins
flou et évolutif, soumis aux décisions discrétionnaires des auto-
rités françaises (…). Intégré sans l‟être dans l‟armée française,
ce corps était constitué d‟enfants du pays dont un certain nombre
de prisonniers « retournés », ce qui expliquait une certaine
19
ŖDonnez moi 100 Vandenberghe et l‟Indochine est sauvéeŗ se serait
exclamé le général de Lattre de Tassigny, alors commandant en chef des
forces françaises en Extrême-Orient.
20
Le colonel Vy, après avoir servi au sein des commandos 24 et 33 en tant
que sergent-chef, rejoignit la mission militaire française prés de lřarmée
vietnamienne de Saïgon et fut intégré au sein de cette armée le 21 septembre
1952 avec le grade de sous-lieutenant. Capitaine en 1955, il suit différents
stages en France. En 1972, il est colonel et commande en second une division
dřinfanterie. Après la défaite du 30 avril 1975, il fuit le Viet-nam sur une
embarcation de fortune et arrive aux États-Unis en mai de la même année. En
octobre 1975, il rejoint la France et réintègre, le 26 février 1976, lřarmée
française, au 1er régiment étranger. Promu lieutenant-colonel en février 1981,
il rejoint le SHAT comme commandant en second et quitte le service actif en
1986.
21
Lieutenant-colonel Carré, ŖMoi sergent-chef Vy, adjoint et ami de Vanden-
bergheŗ, Revue historique des armées, février 1986, pp. 91-99.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 379

méfiance de l‟état-major à leur égardŗ22. En janvier 1951, la


section Vandenberghe est affectée à Nam Dinh, au Sud du
Tonkin, elle devient la 11e compagnie légère de supplétifs, avant
de prendre le nom de commando 24.

23
Nam Dinh (Tonkin)

Le colonel Gambiez, commandant la zone Sud du Tonkin,


avait décidé de disposer en périphérie du delta du Tonkin un
Ŗchapeletŗ de 120 commandos, issus des compagnies légères
supplétives, chargés de renseigner et de harceler lřennemi. Le
commando 24, désormais du volume de la compagnie, dut adap-
ter ses savoir-faire et notamment la recherche de renseignement.
Le colonel Vy précise ainsi que Ŗpour faciliter nos missions, nous
dûmes accumuler les renseignements. Nous avons dû apprendre
à nous déguiser comme eux, soit en tenue noire, soit en tenue
verte avec un casque en latanier ou en liège recouvert d‟un carré
de tissu ou de nylon, avec le même gilet matelassé et piqué de
kapok et les mêmes sandales locales fabriquées avec des pneus
usésŗ24. De même, son rôle dřadjoint lui imposait de négocier les

22
Idem, p. 92.
23
Hugues Tertrais, Atlas des guerres d‟Indochine 1940-1990, éditions
Autrement, 2004, p. 6.
24
Lieutenant-colonel Carré, art. cit., p. 95.
380 Stratégique

ralliements, de les provoquer. ŖIl fallait garder le contact avec les


anciens du commando qui « sentaient » les nouveaux recrutésŗ25.
Concernant la personnalité de lřadjudant-chef Vandenberghe, il
note que celui-ci avait de rares qualités de mimétisme et dřadap-
tation, un sens tactique au combat remarquable26. ŖEnfin et
surtout, il fut victime de l‟ambiance créée autour de lui (…).
Roger n‟a pas su résister à ceux qui l‟ont poussé à accroître ses
effectifsŗ27. Le chef du commando ne se méfie plus des trop
nombreux ralliés, anciens prisonniers, qui constituent en 1951 le
gros de son unité. La méthode de recrutement était particulière :
dans un camp de PIM, il faisait sortir les grands puis il dépar-
tageait ceux-ci en fonction des commandements quřils avaient
exercés au sein des unités rebelles. Il les intégrait ensuite comme
voltigeur dans le commando et leur donnait progressivement des
responsabilités. Lřhomme qui le trahit occupait ainsi des fonc-
tions de chef de section au moment de la mort du chef du
commando de ralliés.

Mener une action politique et psychologique


À lřactivité opérationnelle des troupes, le commandement
souhaitait associer une action politique vigoureuse orientée vers
la population et les rebelles. Les causes des ralliements étaient
diverses, de lřaction personnelle des membres de familles

25
Idem, p. 96.
26
Lors de cet entretien, le colonel Vy refuse dřémettre un avis sur la
personnalité de lřadjudant-chef Vandenberghe. Il cite les propos tenus par le
capitaine Barral, leur commandant de compagnie au 6e RIC, en 1948 : ŖRoger
Vandenberghe était un homme sans culture, sachant à peine lire et écrire, à
qui il fallait des circonstances assez extraordinaires pour révéler ses talents.
Ceux qui l‟ont connu ne se sont jamais expliqué comment ce garçon lourdaud
et taciturne pouvait soudainement devenir subtil et exubérant dès qu‟il sentait
approcher la bataille. Un pouvoir mystérieux le saisissait. On disait de lui
qu‟il devinait sans comprendre.
Son ascension ne s‟est pas faite sans un dur apprentissage qu‟il s‟est volon-
tairement imposé pour parfaire ses connaissances techniques. Son insertion
dans l‟environnement “partisan-supplétifŗ a été en revanche immédiatement
acquise. Dans le cadre d‟une unité régulière, aussi longtemps qu‟il a été
commandé et contrôlé, Vandenberghe est resté le sous-officier modèle,
discipliné et hardi. Mais plus tard, à la suite de ses succès, il a été acculé à un
chemin sans retour par une publicité tapageuse, des encouragements malheu-
reux, et des complaisances contraires aux traditions de l‟arméeŗ.
27
Lieutenant-colonel Carré, art. cit., p. 97.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 381

influentes, de lřaction énergique des forces du maintien de lřordre


à la lassitude des populations devant les exactions rebelles.
En Indochine, les autorités militaires cherchèrent à exploi-
ter ces ralliements en menant des opérations dřaction psycholo-
gique, notamment par la radiodiffusion de déclarations de
rebelles récemment ralliés. Ces témoignages devaient éclairer les
auditeurs sur les conditions de vie en zone rebelle et sous le
régime communiste. Radio France Asie fut ainsi sollicitée par le
général Chanson, le 14 mars 1951 pour produire des émissions
mettant en scène des ralliés. Le 22 mars 1951, M. Varnoux,
directeur de Radio France Asie, donna son accord28. Lřinspection
des forces supplétives fut chargée de gérer les ralliés et les
dépenses afférentes via des Ŗcrédits ralliésŗ. Une fiche rédigée à
ce sujet, en mai 1951, permet dřobserver que, pour le Sud-Viet-
nam, le volume de ralliés, engagés comme supplétifs, était supé-
rieur à 1 000 hommes (1 178 hommes de troupe, 110 caporaux,
83 sous-officiers, 31 officiers)29. Afin dřalléger le coût de ces
groupements de ralliés, ordre est donner de transférer les volon-
taires vers lřarmée vietnamienne. Cependant, il est rapidement
envisagé de trouver les crédits nécessaires pour que ces groupe-
ments soient intégrés comme supplétifs de lřarmée français au
cas où leur intégration dans lřarmée vietnamienne viendrait à
poser problème30.

Des camps dřinternés militaires sont créés, en Algérie, en


1958, pour rassembler les rebelles capturés les armes à la main.
Le but de ces camps était dřattaquer le moral des combattants du
FLN, de faciliter la récupération des militaires français prison-
niers du FLN. Les rebelles fait prisonniers Ŗconstituent une
ressource précieuse de harkis de qualitéŗ31. Lřobjectif est de
Ŗdiminuer le mordant des bandes rebelles en laissant espérer aux
combattants susceptibles de se rendre un traitement relativement
libéral, et non l‟extermination ou la condamnation à mort auto-
matique qui leur sont présentés comme la règleŗ. Dans cette
perspective, les prisonniers pourront être ventilés dans les régions
où résident leur famille ou sur celles qui éprouvent des problèmes
de recrutement de harkis de qualité.

28
SHD 10 H 3776, Lettre n° 47/JV-ED/720 du 22 mars 1951.
29
SHD 10 H 3776, Fiche n° 2022/IFS/4 du 23 mai 1951.
30
SHD 10 H 3776, Lettre n° 1835/SPDN du 30 mai 1951.
31
SHD 1 H 2581, Fiche n° 208/RM10/6/SC du 10 mars 1958.
382 Stratégique

Dès novembre 1956, le bureau psychologique de lřétat-


major de la 10e région militaire énonce des règles relatives aux
ralliements. Les commandants de zone opérationnelle reçoivent
lřautorisation de diffusion de tract, de ralliement. Ces tracts ne
doivent pas être de portée générale, mais doivent permettre de
Ŗtirer immédiatement profit d‟un fait ou de circonstances essen-
tiellement locaux, et d‟une diffusion réduite à la zone où un tel
tract est susceptible de donner des résultatsŗ32. En 1957, ce
même bureau définit une campagne de ralliement articulée
dřactions conduites par le bureau psychologique régional. Des
tracts et sauf-conduits sont produits pour les rebelles, des tracts
sont plus particulièrement destinés aux populations civiles fémi-
nines et masculines. Des émissions radio sont organisées avec le
témoignage dřun Ŗlieutenantŗ prisonnier, dřun commissaire poli-
tique rallié. De plus, Ŗl‟action doit se traduire, dans le bled, par
des réunions publiques, et des commentaires à la population. La
population et les familles sont invitées à agir sur les rebelles. Les
tracts et les conditions de ralliement doivent être affichées et
commentées partoutŗ33. Une exploitation psychologique des ral-
liements est organisée. Les officiers dřaction psychologique sont
autorisés, en 1957, à conserver quelque temps à leur disposition
des rebelles ralliés à des fins de propagande. Ces officiers sont
notamment chargés de recueillir une déclaration de lřintéressé, si
possible sur bande magnétique. Le rallié devra préciser Ŗles
raisons de son ralliement (certitude de l‟échec de la rébellion,
connaissance du tract sauf-conduit, auditions de déclarations
déjà diffusées,…), tous points conférant le caractère d‟authenti-
cité indiscutable (précisions géographiques, appels nominatifs
aux amis demeurés dans les rangs rebelles,…), tous arguments
susceptibles de convaincre les hésitantsŗ34. Les rebelles ralliés
participent à des séances de propagande près des populations.
Des tournées de propagande locales sont organisées dans la
région où lřex-rebelle avait ses activités. Comme le montre une
note de service précisant les modalités dřexploitation des rallie-
ments, Ŗsa présence physique constitue un témoignage concret de
la façon dont il a été traité. Le témoignage visuel sera accom-
pagné de déclarations orientées faites à la voix ou au micro d‟un

32
SHD 1 H 2581, Note de service n° 803/DO/BP du 15 novembre 1956.
33
SHD 1 H 2581, Fiche du bureau psychologique du 21 mars 1957.
34
SHD 1 H 2581, Note de service n° 404/EM10/PSY/GP du 15 mai 1957.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 383

public-adress et que la rumeur publique diffusera largement. Ces


déclarations seront d‟autant plus valables que les intéressés se
sentiront plus rassurés en ce qui concerne leur sauvegarde et
leur protectionŗ35.
Le commandement français est par ailleurs conscient de la
peur quřéprouvent certains rebelles à rallier les troupes fran-
çaises. Une lettre du 10 janvier 1958 du général Salan explique
que les Ŗhors-la-loi venant de Tunisie, craignant d‟être fusillés
dans le cas où ils seraient capturés par nos unités, préféreraient
le plus souvent combattre jusqu‟à la mortŗ36. Aussi, le comman-
dant supérieur interarmées décide de faire relâcher, après simple
interrogatoire dřidentité, les jeunes prisonniers de moins de
20 ans qui seraient capturés près des frontières tunisiennes ou
marocaines. ŖLeur retour prouvera à tous leurs camarades que
nous n‟exécutons pas les prisonniers et diminuera la volonté de
combattre de ceux-ciŗ37.

Transformer un prisonnier en harki,


l’exemple du commando Georges
En Algérie, la transformation dřun prisonnier FLN en harki
répond à des exigences précises. Le commandement doit tenir
compte du moral des autochtones qui servent depuis longtemps
dans les unités de lřarmée française et de la population, qui peut
avoir subi la violence des rebelles. De plus, un rallié peut déserter
après quelques mois. Une procédure est donc mise en place, un
prisonnier est obligatoirement envoyé dans un centre militaire
dřinternés. Des certificats provisoires de ralliement sont établis
au niveau des sous-secteurs, des dossiers de ralliement définitif
sont ensuite adressés au général commandant le corps dřarmée.
Une enquête préalable à un engagement dans une harka est
obligatoirement conduite par les services de renseignement du
corps dřarmée.
Lřune des plus célèbres unités de ralliés en Algérie fut
peut-être le commando Georges, créé par le capitaine Georges
Grillot dans la région de Saïda en 1958, sous les ordres du colo-
nel Bigeard, commandant de secteur. Cet exemple illustre lřorga-

35
SHD 1 H 2581, Note de service n° 2688/CAC/SY du 12 septembre 1957.
36
SHD 1 H 2581, Lettre n° 066/EM10/5/GP du 10 janvier 1958.
37
Idem.
384 Stratégique

nisation et le fonctionnement que pouvait avoir un commando de


supplétif chargé de lutter contre des bandes de guérilleros. Ce
commando, par ses structures, épousait parfaitement les particu-
larismes des guerres irrégulières, alliant souplesse dřemploi,
connaissance du milieu et des populations, action politique et
psychologique. La devise du commando parle dřelle-même :
ŖChasser la misèreŗ. Le capitaine Grillot avait, après son expé-
rience indochinoise, compris lřimportance de la population dans
la conduite dřune guerre de contre-guérilla. Dès 1947, alors jeune
sergent, il commandait une section de partisans dans le delta
tonkinois. Ces hommes semblent lřavoir rejoint pour fuir Ŗles
inévitables erreurs et les injustices des guerres révolutionnai-
resŗ38. Cherchant à comprendre et à obtenir des renseignements
sur le système Vietminh, il obtient le ralliement dřun commis-
saire politique, capturé par ses hommes. Cet homme rejoint lřuni-
té de supplétifs et parvient à renseigner discrètement et à iden-
tifier les hommes du Vietminh sans se dévoiler. Le sergent
Grillot peut définir lřorganigramme des rebelles dans sa zone et
découvre les modes dřaction développés et employés par ses
adversaires. La réussite est totale, cette section devient lřunité de
renseignement de la zone opérationnelle.
En 1955, il rejoint lřAlgérie. En 1959, ce sera le secteur de
Saïda pour servir sous les ordres du colonel Bigeard, lequel
déclare lors de sa prise de fonction : ŖCe qu‟il faut ! C‟est gagner
la population, lui donner du travail, l‟occuper, l‟éduquer et enle-
ver à l‟adversaire les arguments valables sur le plan économique
et social qui servent à son action psychologiqueŗ39. Le colonel
Bigeard décide de réorganiser les troupes du secteur et de donner
la priorité au renseignement et au retournement des prisonniers
détenus au centre de transit de Saïda. La création de ce com-
mando de chasse obtient lřaccord du général de corps dřarmée
Allard, commandant la 10e région militaire et les forces terrestres
en Algérie. Dans une note de service du 29 mars 1959, il est
précisé que le commandement Ŗapprouve et encourage l‟expé-
rience de formation d‟un commando de chasse musulman tentée
par le colonel Bigeard, commandant le secteur de Saïdaŗ40. Le
colonel Bigeard est notamment autorisé à dépasser le pourcentage

38
Raoul Gaget, Commando Georges, Paris, Granchet, 2000, p. 15.
39
Raoul Gaget, op. cit., p. 51.
40
SHD 1 H 1301 d1, Note de service n° 598/RM.10/3.OPE du 29 mars 1956.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 385

de gradés musulmans normalement accordés pour les harkas, le


général commandant le corps dřarmée dřOran est habilité à faire
délivrer lřarmement, lřhabillement, lřéquipement nécessaires
pour équiper ce commando comme les autres commandos de
chasse.

41
Le corps d‟armée d‟Oran et la région de Saïda

Le capitaine Grillot débute la constitution du commando


qui ne sera composé que de musulmans, des anciens fellaghas
ralliés ou prisonniers, dřanciens militaires, des jeunes hommes de

41
Guy Pervillé, Cécile Marin, Atlas de la guerre d‟Algérie, de la conquête à
l‟indépendance, Paris, Éditions Autrement, 2003, p. 31.
386 Stratégique

la région de Saïda, souvent tentés de rejoindre le maquis. Ce


commando, composé uniquement de volontaires, est une harka
spécialisée. Le statut de harka permet de recruter les supplétifs
sur la base de contrat mensuel renouvelable. Les six premiers
hommes sont trois prisonniers dřun camp de transit temporaire et
trois de leurs amis civils. Lřun dřeux est lřancien responsable des
liaisons et du convoyage dřarmes et de fonds entre le Maroc et
deux zones rebelles, Youcef Ben Brahim. Ce dernier, choqué de
voir les chefs rebelles réfugiés à lřétranger vivre dans un confort
inconnu sur le sol algérien, ne tarde pas à se rallier. Le recru-
tement sřaccélère, les candidatures se multiplient, et dès le début,
ŖGeorges sera le chef militaire et Youcef le chef politiqueŗ42.
Youcef est chargé de recruter les membres du commando : en
3 jours, 75 volontaires le rejoignent. Youcef recrute également
des agents de renseignements, il entretient des contacts avec les
autorités locales et traditionnelles. Il met en place un réseau de
renseignement parfaitement implanté dans la zone de responsabi-
lité du commando. Les succès contre les éléments rebelles se
multiplient, en coordination avec les troupes du secteur de Saïda
et les éléments aériens de la marine nationale, hélicoptères armés,
et de lřarmée de lřair, avions de reconnaissance et dřappui au sol
(Piper, T6).
Le commando de 150 hommes est composé de 30 % de
rebelles ralliés, tous mis à lřépreuve avant dřêtre définitivement
intégrés, de 40 % dřanciens militaires, de 30 % de nouvelles
recrues pris par les plus anciens. Lřunité est articulée en quatre
katibas, équivalant à une section, de trois sticks (un groupe de dix
hommes). Un stick de Ŗchocŗ, composé de dix hommes spéciale-
ment choisis, est aux ordres directs de Youcef, lřadjoint politique.
Lřarmement est conséquent : AA52, MAS 56, PM et les katibas
sont dotées de moyens radios leur permettant de se coordonner
avec les hélicoptères et les avions dřappui. Les chefs de katiba
sont tous des ralliés, ils sont adjudants. Les chefs de sticks ont le
grade de sergent-chef. Les chefs de groupe et de commando sont
élus par leurs pairs, chacun se sent dřautant plus responsable quřil
a été choisi. Une particularité supplémentaire organise les règles
appliquées aux soldes et à la hiérarchie. “Les galons sont prêtés
et il n‟y a pas d‟avancement automatique. Les chefs sont choisis
par leurs hommes dans une liste de « possibles » établies par

42
Raoul Gaget, op. cit., p. 71.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 387

Georges et Youcefŗ43. Notons que le capitaine Grillot considère


cependant, Ŗqu‟à la tête de ces unités de supplétifs, il doit
toujours y avoir au moins un officier métropolitainŗ44.
Dans le même temps, le chef de secteur lance une multitude
de travaux destinés à Ŗchasser la misèreŗ et intensifie lřaction
vers la population. La situation générale sřaméliore de façon
certaine. ŖVivant au contact direct de cette population misérable
dans laquelle ils ont des parents, des frères, des cousins, les
commandos de Georges prennent conscience de la noblesse de
leur mission et croient très fort que la rébellion cessera d‟elle-
même lorsque la prospérité et le bien-être seront revenus, que le
droit au travail et l‟égalité sociale auront redonné à chacun sa
dignitéŗ45. Lřadjoint de Georges est dřailleurs élu aux élections
locales, la majorité de la population bascule vers la France.
Lřorganisation géographique est calquée sur celle de la
rébellion. Ainsi, dans le secteur de Saïda, lřorganisation rebelle
comprend une zone, deux régions, quatre secteurs. Youcef dirige
la zone amie et chaque chef de katiba se voit attribuer un secteur
de chasse : Youcef nomme deux chefs de régions et quatre chefs
de secteur chargés de Ŗmarquerŗ leur alter ego rebelle. Les sticks
agissant souvent isolés, chaque chef de stick est placé sous le
contrôle dřun commissaire politique dont la mission est de sur-
veiller les hommes lors des missions ou dans la vie quotidienne.
Ce commissaire a en fait une lourde tâche. Outre ses prérogatives
en matière de discipline, il conduit les interrogatoires, gère les
contacts avec les autorités traditionnelles et locales. Il est égale-
ment chargé de porter le message du commando vers la popula-
tion en insistant sur les méfaits dřun régime FLN. Le commando
Georges parviendra à détruire lřorganisation rebelle dans la
région de Saïda. Lřefficacité du commando est telle que le
commandement diffuse des consignes demandant la reprise des
méthodes employées par le commando Georges. Une note de
service du 3e bureau du corps dřarmée dřAlger, portant sur
Ŗl‟emploi des commandos dans des opérations de recherche et de
destruction de bandesŗ présente, à lřensemble des unités, les
enseignements qui pouvaient être tirés des modes dřaction déve-
loppés par le commando Georges. Cette note insiste sur cinq

43
Raoul Gaget, op. cit., p. 124.
44
Archives privées.
45
Raoul Gaget, op. cit., pp. 111-112.
388 Stratégique

points : la recherche minutieuse du renseignement par tous les


moyens, notamment par lřétude des traces et les patrouilles de
pistages ; la transmission immédiate des renseignements obtenus,
leur étude, leur exploitation ; la mise en place discrète dřéléments
dřembuscade, la manœuvre qui sřorganise autour de lřélément
qui a pris le contact ; lřaide efficace et primordiale apportée par
les moyens Ŗairŗ. La note sřachève sur une prescription intéres-
sante : Ŗl‟assaut doit être mené par le Chef de l‟unité au contact,
il faut impérativement éviter toute superposition de commande-
mentŗ46.
Le désengagement français décidé par les accords dřEvian
entraînera la disparition du commando. En mars 1962, lřévolution
de la situation en Algérie conduit à régulariser le sort des harkis
du commando Georges, qui constitue une Ŗunité solidement
organisée, qui a obtenu d‟excellents résultats opérationnelsŗ. Il
est décidé que ce commando, Ŗtel qu‟il est constitué actuelle-
ment, soit à l‟effectif de 242 personnels FNSA, sera considéré
provisoirement comme une unité supplémentaire du 1/8°RI où il
comptera en sureffectif réalisé. Quatre aspirants FSNA à titre
fictif sont inscrits sur une liste d‟aptitude au grade de sous-
lieutenant d‟active, au titre de la loi 59-1431 du 21 décembre
1959 sur la promotion musulmaneŗ47. Le 5 avril 1962, une note
du directeur du cabinet militaire du haut-commissaire de la
République en Algérie indique quřil était prévu dřintégrer le
commando Georges Ŗtel qu‟il est actuellement constituéŗ48.
Néanmoins, la situation nřévoluant pas comme le prévoyaient les
accords de paix, certains cadres supplétifs décident de rejoindre
les rangs de lřALN. Ils seront tués par les rebelles.

L’ALGÉRIE ET LES ARMÉES PRIVÉES


Lřexistence de petites Ŗarmées privéesŗ, composées dřan-
ciens rebelles du FLN ralliés aux troupes françaises, mérite une
attention particulière. Ces forces très particulières, assimilées aux
forces supplétives, présentent lřavantage de limiter le risque de
pertes françaises, de disposer de troupes adaptées aux conditions

46
SHD 1 H 1924 d1, Note de service n° 248/CAA/3.INS du 22 janvier 1962.
47
SHD 1 H 1260 d1, Note de service n° 926/CSFA/EMI/I/EFF du 12 mars
1962.
48
SHD 1 H 1260 d1, Note n° 1144/CM du 5 avril 1962.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 389

de combat locales. Elles permettent également dřafficher le


soutien de groupes autochtones. Mais leur emploi soulève des
inquiétudes, notamment en termes de fiabilité. Deux exemples
sont emblématiques : Bellounis et Si Chérif.

L’armée nationale populaire algérienne (ANPA)


du général Bellounis
À lřété 1955, Amirouche, un des principaux dirigeants des
rebelles algériens, chef de la Wilaya 3, connu pour sa violence,
encercle et anéantit en Kabylie, à Guenzet, un camp armé de
dissidents du Mouvement National Algérien (MNA)49, comman-
dé par un chef de clan nommé Bellounis. Cet affrontement
sřexpliquait par la rivalité sans pitié qui opposait le FLN et le
MNA. Le groupe armé de Bellounis, le Ŗfoudjŗ, devait affronter
les troupes françaises et les rebelles du FLN. Ce dernier avait
réussi à sřenfuir avec quelques hommes et avait réussi à rejoindre
la région de Mélouza, zone aride et inaccessible située dans le
sud profond de la Kabylie. En 1956, les hommes de Bellounis
sřétaient ralliés au FLN après des représailles sévères conduites
par les troupes françaises. Bellounis finit par prendre le comman-
dement de tous les rebelles présents dans la région de Mélouza.
Des frictions apparurent avec la population locale et le chef de la
Wilaya 3 envoya des émissaires qui furent tués par des hommes
de Bellounis. Amirouche donna lřordre à son second Ŗd‟extermi-
ner cette vermineŗ50. Le 31 mai 1957, le gouvernement général
dřAlger annonçait que lřarmée était tombée par hasard sur un
massacre de paysans à Mélouza. Plus de 300 hommes de plus de
15 ans avaient été sauvagement assassinés, 14 blessés graves
avaient survécus. Les katibas du FLN sřétaient lancées dans une
guerre sans merci contre les dissidents du MNA. Mais ces affron-
tements sřinscrivaient aussi dans une animosité plus ancienne
entre Kabyles et Arabes.

49
Le MNA est crée par Messali Hadj en 1954, peu après les attentats de la
Toussaint. Le FLN, créé par Ahmed Ben Bella, au Caire en novembre 1954,
sřoppose au MNA, quřil juge trop modéré. Les deux mouvements indépendan-
tistes vont se lancer dans une concurrence sanglante pour gagner le soutien des
travailleurs algériens en métropole mais aussi en Algérie. Plusieurs milliers
dřhommes et de femmes auraient péri lors de ces combats.
50
Cité par Alistair Horne, Histoire de la guerre d‟Algérie, Paris, Albin
Michel, 1991, p. 230.
390 Stratégique

Après ce massacre, Bellounis et les survivants kabyles se


rallièrent aux Français. ŖEn mai 1957, le capitaine Pineau, du
11° choc, rencontre Bellounis et convient avec lui des bases de sa
coopération : se battre contre le FLN, fournir des renseignements
aux forces de l‟ordre, respecter les populations ralliéesŗ51.
Bellounis, au moment de son ralliement, prétendait disposer de
500 hommes, la réalité semble plus proche dřune centaine. Ses
troupes furent autorisées à avoir leur propre drapeau, leur unifor-
me et devinrent la Ŗtroisième forceŗ musulmane alliée, mais non
subordonnée aux Français. Au moment de son ralliement, Bellou-
nis précisa publiquement son point de vue : Ŗsi l‟on me recon-
naissait comme représentant de l‟Armée Nationale du Peuple
Algérien et le Mouvement National (MNA) et Messali Hadj
comme interlocuteur valables je suis disposais à participer à la
pacification de l‟Algérie avec mon Armée. Après cette pacifi-
cation, mon armée ne devait pas déposer les armes avant que ne
soit résolu le problème algérien. D‟autre part ma participation
était subordonnée à la fourniture d‟armements, d‟habillement et
de soins médicaux…ŗ52.

Les Bellounistes formaient la principale des armées indé-


pendantes présentes en Algérie. Le massacre de Mélouza avait
provoqué lřengagement spontané de deux cent cinquante hom-
mes, originaire de la région, dans les harkas voisines. Ces
volontaires étaient principalement motivés par la vengeance.
Parallèlement, des groupes entiers se rallient, et plus de 800
hommes sont recrutés dans les régions dřAumale et de Sidi-
Aïssa. En août 1957, Bellounis compte plus de 1 500 hommes
sous ses ordres et opère dans les régions marginales situées juste
au nord du Sahara. Il finit même par apparaître en uniforme de
général de brigade et décerne à sa troupe le titre dřŖArmée
nationale populaire algérienneŗ (ANPA), lui donnant un drapeau
orné dřun croissant rouge et dřune étoile sur fond vert et blanc,
comme le drapeau de lřAlgérie indépendante. À partir de décem-
bre 1957, les services du gouvernement général lui versent la
somme de 45 millions de francs pour entretenir son armée, tout

51
Général Jacquin, ŖBellounis : un boomerangŗ, Historia Magazine n° 238,
aout 1972, pp. 1329-1334. Cité par Chems Ed Din, L‟Affaire Bellounis,
histoire d‟un général fellagha, Éditions de lřaube, 1998, p. 105.
52
Cité par Chems Ed Din, op. cit., p. 35. Les fautes dřorthographe et de style
ont été conservées.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 391

en lřobligeant à renoncer aux multiples impôts quřil prélevait


dans les zones quřil contrôlait. La coordination entre ses forces et
les troupes françaises est assurée par des officiers de liaison ou
des postes radio. Il remporte de réels succès. LřŖarméeŗ de
Bellounis neutralise plusieurs bandes FLN dans lřAtlas saharien
et permet dřassurer la libre circulation du trafic pétrolier vers
Hassi Messaoud, mais Ŗla dureté avec laquelle il traitait la
population locale et ses propres hommes commença bientôt à
faire détester l‟ANPAŗ53. Bellounis refusait de remettre ses
prisonniers aux Français et surtout dřintégrer ses Ŗcommandosŗ
aux opérations de lřarmée française contre le FLN.
Le 22 mai 1958, il adressa une série de lettres au président
Coty et au général de Gaulle, dans lesquelles il menaçait de
reprendre les armes contre la France. Les forces françaises se
préparèrent alors à des mesures de rétorsion, tout en menant des
campagnes dřaction psychologiques dirigées vers les populations
et les troupes contrôlées par Bellounis. Il disparut au début du
mois de juillet 1958. Les autorités françaises furent accusées de
lřavoir tué, ainsi que ses 400 derniers partisans. Il semblerait, en
fait que le 3e RPC du colonel Trinquier, qui avait succédé au
colonel Bigeard à la tête de ce régiment, ait été envoyé pour
désarmer Bellounis et ait trouvé celui-ci et ses hommes assassi-
nés. Les archives consultables au SHD nřapportent pas de préci-
sions sur ce point particulier. Le 14 juillet 1958, le corps percé de
balles de Bellounis était découvert près de Bou Saada et exposé
longuement comme celui dřun traître à la France.

53
Cité par Chems Ed Din, op. cit., p. 267
392 Stratégique

54
Le village de Melouza et la zone d‟action de Bellounis

54
Guy Pervillé, Cécile Marin, op. cit., p. 25.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 393

Les forces auxiliaires franco-musulmanes (FAFM)


de Si Chérif
En juillet 1957, Si Chérif55 et son groupe armé se ralliaient
à lřarmée française. Chef militaire de la Wilaya 6, il avait pour
commissaire politique un homme surnommé ŖRougetŗ qui abu-
sait de son pouvoir pour exiger une sorte de Ŗdroit du seigneurŗ
sur les jeunes filles des villages dans lesquels il passait. À la suite
des exactions commises par les chefs rebelles contre les popu-
lations, ŖSi Chérif entre en désaccord avec son chef Si Rouget,
l‟abat en avril 1957, ainsi qu‟un nombre important de rebelles
d‟origine kabyle, et entre en dissidenceŗ56. Les premiers contacts
furent pris à lřinitiative dřun sous-officier de la SAS de Maginot,
qui avait connu Si Chérif en Indochine. Ce chef rebelle disposait
dřune force composée dřune compagnie de Ŗréguliersŗ, de 100
hommes, organisé en trois sections, armés essentiellement de
fusils de chasse de calibre 16, et dřune unité supplétive composée
de 200 hommes armés sommairement (baïonnettes, vieux
revolvers…). Lors des premiers contacts, ce chef rebelle exprima
son souhait de Ŗréorganiser sa bande, reprendre en main les
douars qui lui sont favorables et qui sont fréquemment envahis
par des unités FLN dépendant de la Wilaya 4, de faire une
ralliement spectaculaire, une fois les deux premiers objectifs
atteints, sans poser de préalable politique, de se mettre ensuite à
la disposition de l‟autorité militaire pour organiser ses propres
unités en harkasŗ57. Devenus harkis, les hommes de Si Chérif se
firent remarquer par une efficacité remarquable contre les bandes
du FLN. Dès aout 1957, le 2e bureau de lřétat-major du comman-
dement supérieur interarmées note que Ŗle contre-maquis Si
Chérif présente au départ de très bonnes garanties. Cette affaire
mérite d‟être valorisée et, en même temps, son contrôle doit être
renforcéŗ58. En mars 1958, un combat qui les opposa à une bande
armée de lřarmée nationale de libération (ALN), se solda par la

55
Si Chérif est alors âgé de 32 ans. Il avait passé onze ans dans lřarmée
française dont deux séjours en Indochine. Il avait été capturé par le FLN dans
une embuscade alors quřil servait dans les spahis. Après avoir été employé
comme coolie, il avait rejoint les rangs de la rébellion et était devenu chef de
la Wilaya 6 dont le noyau était formé de Kabyles.
56
SHD 1 H 1707 d1, Fiche du 2e bureau du 15 juillet 1958
57
SHD 1 H 1707 d1, Instruction personnelle et secrète n° 1046/TS du
23 juillet 1957 relative à la coopération de Si chérif à la lutte contre la FLN
58
SHD 1 H 1707 d1, Fiche du 2e bureau sur les contre-maquis, 2 août 1957.
394 Stratégique

mort de 70 rebelles et la récupération dřimportantes quantités


dřarmes.
En juillet 1958, cette force constitue une harka de 600
hommes, bien équipés et armés, dénommée Forces Auxiliaires
Franco-Musulmanes (FAFM). Le 2e bureau du commandement
en chef en Algérie, juge que cette harka a déjà rendu et pourra
continuer à rendre dřexcellents services à la cause de la pacifi-
cation et que Ŗson attitude actuelle est celle d‟une franche
collaboration. Après les événements du 13 mai, il est venu avec
sa garde au Forum d‟Alger et a pris la parole, manifestant publi-
quement son loyalisme à la cause françaiseŗ59. Il est intéressant
de noter que ce chef rallié sřinquiétait régulièrement sur le statut
de ses hommes. Le 11 mai 1958, il adresse un message au général
commandant la 20e DI : ŖM‟étant rallié à vous, mon général, j‟ai
l‟honneur de vous faire part des mes inquiétudes. Depuis dix
mois, servant sous le drapeau français, mes hommes ont risqué
leur vie chaque fois qu‟on leur a demandé. Ceux qui sont morts
ont laissé derrière eux des femmes et des enfants aujourd‟hui
sans ressources. Ceux qui sont en vie s‟interrogent sur leur
avenir. J‟aimerais pouvoir vous parler de ces questionsŗ60. Le
général de Pouilly, commandant la 20e DI, adressant ce message
au général commandant le corps dřarmée dřAlger, souligne que
Ŗson angoisse est légitime. Il est urgent de donner un statut aux
ralliés servant sous le drapeau françaisŗ61.
Le souci de Si Chérif de voir ses hommes dotés dřun statut
clair reprend en partie les termes dřune lettre envoyée le
10 décembre 1957 au général Salan, commandant supérieur
interarmées, en réaction au ralliement de Bellounis et à la
création de lřANPA. Il y déclare : ŖJe viens d‟apprendre avec
stupéfaction et une profonde amertume qu‟il y avait désormais
deux armées en Algérie. L‟armée française, celle à laquelle je me
suis entièrement rallié avec mes hommes pour lutter contre notre
ennemi le FLN (…). Une armée de Bourbaki, commandée par un
pseudo-général Mohammed Bellounis, dénommée “Armée
Nationale du Peuple Algérienŗ (…). Si M. Mohammed Bellounis
veut participer aux opérations qui ramèneront la paix en Algérie,
qu‟il fasse comme moi, c‟est-à-dire qu‟il se rallie purement et

59
SHD 1 H 1707 d1, Fiche du 2e bureau du 15 juillet 1958.
60
SHD 1 H 1707, Annexe à la lettre n° 885/ZSA/1 en date du 11 mai 1958.
61
SHD 1 H 1707, Lettre n° 885/ZSA/1 en date du 11 mai 1958.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 395

simplement au drapeau français, le seul respectable sur cette


terre. Comme il a trompé les 1 200 FLN qui se sont engagés chez
lui parce que justement ils le considéraient toujours comme
indépendant de la France et futur interlocuteur valable, il trom-
pera également la France. Soyez en persuadé mon généralŗ62.
À partir de septembre 1958, les hommes de Si Chérif
disposent dřun statut particulier, à mi-chemin entre les harkis et
les soldats réguliers. ŖSur la demande de leur chef, et pour
reconnaître les nombreuses preuves d‟attachement données à la
mère patrie par les FAFM, le commandant a fait étudier la possi-
bilité d‟accorder à cette unité une situation matérielle améliorée
et plus stableŗ63. En fait, Si Chérif ne souhaitait pas que ses
forces soient transformées en unité régulière, ni que ses hommes
contractent un engagement définitif. De plus, le commandement
français comprit rapidement quřil était impossible de connaître et
de tenir à jour la situation personnelle de chacun des membres
des FAFM. Pourtant, les responsables français accordèrent des
avantages précis à cette force : la solde des FAFM était calculée
sur le taux des Groupes Mobiles de Sécurité, des allocations
familiales furent versées individuellement aux membres des
FAFM chargés de famille, les membres des FAFM bénéficiaient
des avantages accordés aux harkis en matière de soins médicaux.
À cette date, les FAFM comprennent, administrativement, 5
compagnies de 110 hommes, 1 compagnie de commando à 110
hommes, 1 groupe dřagents de renseignement à 40 hommes et un
effectif de 20 hommes considéré comme Ŗvolantŗ64. En septem-
bre 1959, le général commandant en chef les forces armées en
Algérie décide de réorganiser progressivement la situation des
FAFM. Six officiers, dont un médecin, 12 sous-officiers et 72
hommes de troupes métropolitains sont affectés aux FAFM pour
encadrer les supplétifs65. Notons cependant que le directeur du
service de lřintendance en Algérie, en conclusion dřune étude sur
la situation administrative du djich de Si Chérif, explique que
Ŗles FAFM n‟ont pas d‟existence légale. Elles constituent des
forces que l‟armée utilise en mettant à leur disposition de

62
SHD 1 H 1707, Fiche n° 7618/EM/10/2/RIDO du 28/12/1957
63
SHD 7 U 786 d11, Statut et organisation des FAFM, pièce n° 4.
64
SHD 7 U 786 d11, Statut et organisation des FAFM, pièce n° 4.
65
SHD 7 U 786 d11, Statut et organisation des FAFM, annexe 3 à la lettre
n° 2585/ZSA/I/FA.IS du 11 septembre 1959.
396 Stratégique

l‟armement et des matériels gérés par une formation régulière, le


2° RIŗ66.
Un rapport de la direction de la sûreté nationale en Algérie
du 29 juin 1961, explique que le colonel Si Chérif, à la tête de
900 hommes armés, Ŗaurait été contacté par des “officiers de
l‟OAS (sans doute les ex-colonels Godard et Gardes) et il y
aurait eu une entente formelle, selon laquelle, il prendrait le
« djebel », chercherait à conquérir les sympathies de la popula-
tion civile musulmane et se rallierait ensuite à l‟OASŗ67. Il
nřexiste pas, dans les archives actuellement consultables, de
documents permettant dřétayer cette hypothèse de ralliement à
lřOAS. Bien plus, une lettre du commandant supérieur des forces
en Algérie, le général de corps aérien Fourquet, rédigée en mai
1962, montre que les FAFM du colonel Si Chérif ont été mises à
disposition de lřexécutif provisoire pour renforcer les forces de
lřordre. Notons que le général Fourquet insiste sur le caractère
particulier de cette unité. Il précise que Ŗl‟exécution de missions
comparables à celles des compagnies de la force locale, ne doit
soulever aucune difficulté. Si par contre il était envisagé d‟enga-
ger offensivement les FAFM contre des bandes dissidentes, il
conviendrait alors de faire connaitre à l‟Exécutif provisoire
l‟obligation dans laquelle nous nous trouverions de retirer au
préalable tous les personnels, cadres et techniciens de souche
européenne. J‟ajoute que l‟utilisation de matériels de l‟armée
française dans de telles opérations peut être, à bien des égards,
inopportuneŗ68.

*
* *

Ainsi, dans une guerre irrégulière, le ralliement dřanciens


rebelles présente dřévidents avantages tactiques et politiques.
Une parfaite connaissance du milieu humain et physique, une
maîtrise des méthodes de lřadversaire, des réseaux de renseigne-
ments solides et efficaces constituèrent les atouts des unités de
ralliés supplétifs engagés aux côtés des troupes françaises dans
les guerres dřIndochine et dřAlgérie. Les commandos de ralliés

66
SHD 7 U 786 d11, Lettre n° 1199/3 du 5 juillet 1961.
67
SHD 1 H 1707, Note n° 60/TS/SNA/Cab du 29 juin 1961
68
SHD 1 H 1320 d1, Lettre n° 1852/CSFA/EMI/3 OP/E du 24 mais 1962.
Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 397

du Tonkin illustrent parfaitement cette aptitude à la contre-


guérilla et à la recherche de renseignements.
Cependant, la ralliement dřanciens adversaires suppose une
prise de risque certaine qui ne doit pas être occultée par les
responsables militaires et politiques. Les trahisons et les manipu-
lations restent une possibilité qui ne peut être écartée. Le
commando Vandenberghe a été détruit par le Vietminh par la
faute dřun traitre, lřexpérience Bellounis sřest terminée dans le
sang.
Recruter dřanciens adversaires doit répondre à une stratégie
claire, où la prise de risque est calculée, mais reste indubitable-
ment un facteur dřefficacité pour des troupes étrangères peu
habituées à la guerre irrégulière. Lřexemple récent des tribus
sunnites de la province dřAl Anbar, en Irak, ralliées aux forces
américaines, le montre.
La peur et le cœur.
Les incohérences de la contre-guérilla
française pendant la guerre d’Algérie
Michel GOYA

n reparle beaucoup, depuis quelques années, dřune

O école militaire française de la contre-guérilla en


Algérie pour sřen inspirer ou pour la vouer aux
gémonies. La vérité est quřil y a surtout eu une
conjonction de plusieurs courants de pensée, souvent contradic-
toires, qui, au prix de sacrifices considérables (10 morts chaque
jour pendant plus de sept ans, 2% du produit intérieur brut par
an), est parvenue certes à briser lřorganisation militaire du Front
de libération nationale (FLN) en Algérie et à obtenir le sentiment
dřune adhésion de la population musulmane. Mais ce résultat
précaire, rendu inutile par les choix politiques du général de
Gaulle et largement mythifié avec le temps, a été acquis au prix
dřune profonde crise morale interne et de la dégradation de
lřimage de lřarmée au sein de la nation française. Dans ces
conditions, il est apparaît difficile de parler de Ŗmodèleŗ français
de contre-guérilla.

LA BRUTALITÉ DES “AFRICAINS”


Les débuts des conflits au milieu des populations nřont
pas le caractère net des déclarations de guerre. Pour autant, la
qualité du diagnostic initial y est essentielle, car elle détermine
largement le cadre des évolutions futures. Au matin du
1er novembre 1954, après la trentaine dřattentats de la nuit,
personne en France ne pense vraiment quřune guerre vient de
400 Stratégique

commencer. On ne sait dřailleurs pas si les terroristes sont des


communistes, des nationalistes, de simples mécontents ou des
gangsters. Le gouvernement hésite donc sur la politique à adopter
et se contente dřordonner aux forces de lřordre de rétablir la paix
publique.
Cette première vision de simple trouble à lřordre public
rencontre alors celle de beaucoup dřofficiers supérieurs de
lřArmée dřAfrique pour qui Ŗl‟Arabe ne comprend que la forceŗ1,
formant ainsi un mélange désastreux. Outre lřarrestation arbi-
traire de tous les nationalistes modérés (privant ainsi lřexécutif de
tout interlocuteur politique et fournissant des centaines de recrues
au FLN), les premières opérations conjuguent le principe de
Ŗresponsabilité collectiveŗ2, consistant à punir un village abritant
des Ŗhors la loiŗ, et le cadre juridique métropolitain pour lřinter-
pellation de ces mêmes hors la loi, cadre si contraignant quřil
incite à ne pas faire de prisonnier. Si on ajoute lřindulgence vis-à-
vis des Ŗratonnadesŗ des ŖEuropéensŗ et les pratiques policières
traditionnellement Ŗmuscléesŗ, cette guerre sans nom prend
dřemblée un tour brutal, parfaitement assumé par le général
Cherrière, commandant en Algérie, qui annonce : ŖNous devons
réagir brutalement […]. Nous l‟avons bien vu lors des massacres
de Guelma et de Sétif en 1945. Le général Duval a mis tout le
paquet et a maté la rébellion. Nous devons faire de même
aujourd‟hui si nous voulons éviter une guerre longueŗ3.
En termes de processus de production dřidées, on peut
qualifier cette première approche dřheuristique simple, cřest-à-
dire une méthode non élaborée reposant sur des solutions que
lřon juge éprouvées. Dans des contextes où les décisions doivent
être prises sous contrainte de temps, cette méthode a le mérite de
la rapidité, mais huit mois plus tard, malgré lřarrivée de premiers
renforts et lřinstauration de lřétat dřurgence (avril 1955), force est
de constater que cette politique dure, qui marquera les pratiques

1
ŖIls se disent de « Vieux Africains ». Vieux, en effet, pas tellement par l‟âge
mais plutôt par l‟esprit. Ils seraient tout à fait aptes à faire face à une révolte
du genre de celle d‟Abd el-Kader. Ils sont beaucoup moins à l‟aise devant la
subversion. Ils ne la conçoivent pasŗ. Colonel Godard, Les Paras dans la ville.
Mais de manière schizophrénique, cette armée dřAfrique est aussi lřarmée des
affaires indigènes et des régiments de tirailleurs.
2
Directive du 14 mai 1955 du général Cherrière.
3
Raoul Salan, Mémoires : Fin d‟un Empire, tome 3, Algérie française,
Paris, Presses de la Cité, 1972.
Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 401

jusquřà la fin de la guerre, ne donne pas les résultats escomptés.


La guérilla prend même de lřampleur. La phase exploratoire doit
donc continuer, en faisant appel cette fois à des heuristiques
élaborées, cřest-à-dire fondées sur des corpus de doctrine qui ont
fonctionné dans des situations analogues.

LES MALADRESSES DES “MÉTROPOLITAINS”

Le général Lorillot remplace le général Cherrière en juillet


1955. Comme son prédécesseur, il met lřaccent sur la destruction
des bandes rebelles et réclame pour cela des effectifs beaucoup
plus importants. Les débats internes sont difficiles4, car renforcer
lřAlgérie ne peut se faire quřau détriment de la modernisation des
forces affectées à lřOTAN, mais lřémotion causée par les massa-
cres du 20 août 1955 dans le Constantinois (une centaine dřEuro-
péens et un millier de Musulmans tués) fait basculer le gouverne-
ment. On va passer ainsi de 80 000 hommes en novembre 1954 à
400 000 en août 1956.
Cet afflux massif a plusieurs conséquences imprévues.
Ceux qui ont connu lřisolement de lřIndochine y voient le
symbole de lřimplication de la nation, mais sans comprendre que
cela introduit aussi lřopinion publique et les médias dans un
conflit où les intérêts vitaux du pays ne sont pas en jeu. Surtout,
ces renforts sont loin de donner le rendement attendu. On est
incapable de former, dřarmer et dřencadrer correctement ces cen-
taines de milliers dřhommes, souvent peu motivés, qui finissent
dispersés dans des états-majors pléthoriques ou dans les innom-
brables demandes de protection locales. Cette médiocrité géné-
rale se traduit finalement par 8 000 morts par accidents divers (de
tir en particulier) et à peu près autant dans les combats que nous
subissons (embuscades, coups de main de nuit, etc.). Des ressour-
ces financières considérables sont ainsi absorbées, qui auraient
été plus utiles ailleurs, notamment dans lřaide à la population
musulmane, et au bilan, les effectifs des unités qui manœuvrent
réellement restent inférieurs à celui des fellaghas (15 000 contre
20 000 environ en 1956).
Qui plus est, ces divisions ont du mal à se débarrasser des
habitudes de métropole et dřAllemagne. Le général Lorillot a

4
Le général Guillaume, chef dřétat-major général, et le général Zeller, chef
dřétat-major de lřarmée de terre, demandent à être relevés de leurs fonctions.
402 Stratégique

imposé le bataillon comme pion tactique de base et les opérations


de ratissage de 1955-1956 se limitent le plus souvent à des allers-
retours de colonnes motorisées incapables dřaccrocher les petites
bandes de felleghas. En désespoir de cause, ne parvenant pas à
distinguer les combattants des civils, on décide de créer des
Ŗzones interditesŗ à la population, dans lesquelles tout Musulman
sera forcément un fellagha.
Ces façons de faire désespèrent les vétérans dřIndochine.
En 1956, le colonel Trinquier écrit au général Salan :
Depuis deux ans on tâtonne ; il faudra encore deux
ans pour redécouvrir et mettre au point des méthodes
pourtant connues […]. Beaucoup de gens m‟avaient
dit : “Rien de ce que vous avez fait en Indochine ne
pourra s‟appliquer en AFN, le terrain, le milieu, les
conditions de la lutte, tout est différent”. Or rien
n‟est plus faux, mais il faudrait dans la masse des
renseignements tirés d‟Indochine déterminer ceux qui
peuvent s‟appliquer ici. Or je ne pense pas que
quelqu‟un ait même essayé de faire ce travail.

Salan lui répond :


Le plus grave défaut de notre armée actuelle, c‟est
qu‟elle travaille trop ! Tous les bureaux sont noyés
sous la paperasse ! Nos chefs, trop absorbés par des
questions secondaires, n‟ont plus le temps de
réfléchir et de penser aux questions importantes. Ils
ne dominent plus aucun problème. En dépit des
déclarations officielles, on est partout sur la défen-
sive. Malgré nos grands moyens, nous parons
simplement les coups comme nous pouvons, mais
toujours à courte vue, dans l‟immédiat5.

En parallèle des divisions métropolitaines, les régiments


parachutistes et lřarmée de lřair constituent les laboratoires dřune
autre voie qui combine lřimitation de lřadversaire dans sa légè-
reté, avec la maîtrise de la troisième dimension. Avec la bataille
dřAlger en 1957, ces unités apprennent aussi à organiser un
renseignement de contre-guérilla. Par capillarité, les Bigeard et

5
Raoul Salan, op. cit., p. 49.
Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 403

autres Jeanpierre font école sur lřensemble des forces françaises


en Algérie.

LES ILLUSIONS DES “COLONIAUX”


Au même moment, un autre courant considère que le
véritable enjeu nřest pas la destruction des katibas, mais le
contrôle de la population musulmane selon le principe quřune
fois ce contrôle obtenu, le Ŗpoissonŗ guérillero, privé dřeau, ne
pourra survivre. Ce courant lui-même comprend deux branches
distinctes.
La première, dans la tradition des bureaux arabes et très
inspirée des méthodes de Lyautey6, sřefforce de pallier la sous-
administration et la misère de la population musulmane grâce à
des sections administratives spéciales (SAS) constituées dřun
officier, dřun sous-officier, dřune trentaine de harkis et de
plusieurs spécialistes civils ou militaires (médecin, instituteur,
comptable, infirmière, radio, etc.). Les premières SAS sont créées
en mai 1955 dans les Aurès-Nementchas, sur lřinitiative du
général Parlange puis lřexpérience est étendue à lřensemble de
lřAlgérie par le ministre Soustelle contre lřavis de nombreux
ŖEuropéensŗ et même de militaires qui voient là une dispersion
des efforts sur une mission bien peu gurrière.
Au bilan, pour un investissement limité et des pertes assez
faibles (82 officiers et sous-officiers SAS sont assassinés), les
700 SAS sřavèrent un redoutable instrument de lutte contre le
FLN, grâce au contact qui est renoué avec la population et la
source de renseignement qui en découle. Pourtant, cette expé-
rience ne pouvait quřéchouer au regard de lřampleur de la tâche,
de son insuffisance à contre-balancer la peur inspirée par le FLN,
de son incompatibilité avec les pratiques militaires dures, mais
aussi de la contradiction entre cette vision dřintégration totale des
Musulmans et celle des deux Ŗétats finaux recherchésŗ à partir de
1958 : lřŖAlgérie françaiseŗ (sous domination européenne)ŗ ou

6
ŖJe crois comme une vérité historique que, dans un temps plus ou moins
lointain, l‟Afrique du Nord se détachera de la métropole. Il faut qu‟à ce
moment-là - et ce doit être le suprême but de notre politique - cette séparation
se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent toujours à se
tourner avec affection vers la France. À cette fin, il faut dès aujourd‟hui nous
faire aimer d‟euxŗ. Lyautey, le 14 avril 1925, devant le Conseil de la politique
indigène. www.islam-maroc.gov.ma
404 Stratégique

lřindépendance. Pour plus de prudence, les SAS sont Ŗdémilita-


riséesŗ à partir de 1960.
Un second groupe dřofficiers prend pour modèle le Viet-
minh, dont ils ont pu mesurer lřefficacité. Eux-aussi estiment que
la population musulmane est le Ŗcentre de gravitéŗ mais leur
combat contre le communisme a introduit des biais dans leur
raisonnement. Le premier est quřils considèrent que le conflit en
Algérie sřinscrit dans le cadre dřune guerre subversive mondiale.
Cela les conduit à nier la part de nationalisme dans le combat des
fellaghas et, surtout, à considérer que si lřAlgérie devient indé-
pendante, cřest la France elle-même qui devient menacée. Le
deuxième biais est que, selon eux, la peur inspirée par le rebelle
ne peut vraiment être combattue que par une contre-peur plus
puissante.
Lřarrivée du général Salan en décembre 1956 et la victoire
sur le terrorisme à Alger au printemps 1957 donnent une grande
extension à cette Ŗguerre psychologiqueŗ ou Ŗrévolutionnaireŗ.
Les grandes opérations sont délaissées au profit dřune pression
permanente sur la population (présence dans les villages, fouilles
des gourbis, interrogatoires de Musulmans pris au hasard7) qui est
largement regroupée dans des camps afin de mieux la contrôler.
Une fois la contre-peur établie, lřétape suivante consiste à
marteler un message politique élaborée par le 5e bureau par tous
les moyens possibles de la Ŗpropagande blancheŗ (revues, bandes
dessinées, tracts, haut-parleurs, etc.), puis à compromette le
maximum de Musulmans en les intégrant dans des organisations
dřanciens combattants, de jeunes, de femmes, etc. Là où les SAS
voulaient conquérir les cœurs, les 5e bureaux recherchent la
domination des esprits.

Victoire à la Pyrrhus
Lřarrivée au pouvoir du général de Gaulle sonne le glas de
la guerre psychologique. De Gaulle lui-même considère ces
théories comme puériles (“Foutez-moi la paix avec votre guerre
subversive. On ne peut à la fois manier la mitraillette, monter en

7
Directive de janvier 1957. Les interrogatoires doivent être Ŗpoussés à fondŗ
(note du 11 mars 1957).
Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 405

chaire et donner le biberon !ŗ8) et en 1960 Pierre Messmer,


ministre des Armées, supprime les 5e bureaux et le Centre interar-
mées de guerre psychologique (“hiérarchie parallèle de commis-
saires politiquesŗ)9.
Le nouvel exécutif suit en cela beaucoup de chefs militaires
qui sont exaspérés dřêtre devenus Ŗles domestiques à la botte des
5e bureaux […] suprématie du territorial sur l‟opérationnelŗ10 et
qui, à la fin de 1958, sont heureux de voir le nouveau comman-
dant du théâtre, le général Challe, redonner la priorité à la
destruction des bandes rebelles. La capacité de manœuvre est
augmentée au détriment du quadrillage, puis concentrée dřOuest
en Est dans de grandes opérations de nettoyage qui vont durer
presque deux ans.
Après plus de trois ans de tâtonnements, la phase explora-
toire semble déboucher sur une véritable analyse et faire place à
la phase dřexploitation dřun paradigme à peu près établi. Pour
autant, le champ des possibles reste balisé par le passé dont les
succès et les erreurs ne sont pas abolis dans les mémoires des
habitants ou des militaires. Le plan Challe ne fait dřailleurs pas
forcément lřunanimité parmi ces derniers, notamment chez les
tenants les plus durs de la guerre révolutionnaire. Pour le colonel
Argoud,
Le général [Challe] aborde le problème avec une
optique d‟aviateur. Il n‟a de la guerre révolution-
naire qu‟une connaissance livresque. Il n‟en a pas
saisi la philosophie. Réagissant en technicien, il
ignore les problèmes de la troupe, de la population. Il
est confirmé dans cette attitude par son entourage,
composé d‟une majorité d‟aviateurs et d‟officiers
d‟état-major de type classique […]. Lancée sur un
objectif secondaire [la destruction des bandes], sa
manœuvre ne put donner que des résultats partiels11.

8
Jean-Raymond Tournoux, cité par Paul et Marie-Catherine Villatoux, La
République et son armée face au “péril subversifŗ, Paris, Les Indes savantes,
2005, p. 551.
9
Pierre Messmer, Après tant de batailles, 1992, Paris, Albin Michel, p. 271.
10
Colonel Langlais alias Simplet, ŖGuerre révolutionnaire, guerre psycho-
logique ou guerre tout courtŗ, Revue militaire d‟information, n° 309, octobre
1959.
11
Jacques Duquesne, Comprendre la guerre d‟Algérie, Paris, Perrin, 2003, p.
189.
406 Stratégique

Les résultats sont pourtant là, puisquřen 1960 lřarmée de


libération nationale est réduite de moitié et, asphyxiée entre les
barrages sur les frontières du Maroc et de la Tunisie, elle ne
compte plus comme force combattante. On oublie cependant de
dire que cette destruction nřaurait pu se faire sans lřaccélération
de la politique de regroupement des populations rurales, qui finit
par toucher 2,3 millions de personnes (presquřun tiers de la
population musulmane). Ce qui aurait pu être admissible si la
France avait fait lřeffort nécessaire pour faire vivre dignement
cette population, devient honteux et même contre-productif
lorsque ces populations sont laissées dans un état misérable, ce
qui finit par être le cas le plus fréquent12.

La population dans la boîte opaque


En 1960, la grande majorité de la population musulmane
est dans la position du chat de Schrödinger13, de gré ou de force à
la fois proche des Français et du FLN. Nombre de familles ont
dřailleurs simultanément un homme dans les harkis et un autre
parmi les fellaghas. Chaque camp peut donc revendiquer, en
toute bonne foi, la victoire dans Ŗla bataille des cœurs et des
espritsŗ14. Comme dans la fausse expérience de Schrödinger, il
faut alors lřapparition dřun révélateur, politique cette fois, pour
dénouer cette contradiction.
Dans les conditions politiques du début des années 1960,
ces révélateurs ne sont plus que deux : lřindépendance de lřAlgé-
rie ou lřengagement massif de la France dans lřintégration totale
des Musulmans. Finalement, le résultat politique de la victoire
militaire du plan Challe nřest que de pouvoir placer ce choix
entre les mains de lřexécutif français et non celles du FLN. Or le

12
Le 22 décembre 1960, le général Parlange, créateur des SAS et inspecteur
des camps de regroupement, demande à être démis de ses fonctions, constatant
le décalage entre le rythme de formation des camps et celui des fonds qui leur
sont alloués.
13
Dans cette expérience fictive, le physicien Erwin Schrödinger imagine un
chat enfermé dans une boîte fermée avec un système aléatoire de désinté-
gration atomique qui a une chance sur deux de le tuer au bout dřune minute.
Selon la théorie quantique, tant que lřouverture de la boîte nřest pas faite, le
chat est simultanément vivant et mort. Cřest lřouverture (cřest-à-dire lřobser-
vation) qui provoque le choix de lřétat.
14
Cette expression est généralement attribuée à Sir Gérard Templer, haut-
commissaire en Malaisie de 1951 à 1954.
Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 407

général de Gaulle a fait son choix depuis longtemps, mais il nřa


pu le dévoiler plus tôt, tant lřaction militaire était devenue la
continuation de sa propre vision, floue et rétrospectivement peu
réaliste, mais suffisamment puissante pour lui donner un axe et
lui donner le sentiment dřapprocher la victoire. En prenant de la
cohérence, lřaction militaire sřest elle-même piégée dans un sen-
tier qui ne lřamenait pas dans la direction du réalisme politique à
long terme du général de Gaulle. Dès lors, le drame était inéluc-
table, ouvrant la porte à une version française du Ŗcoup de
poignard dans le dosŗ.
Il est possible de sřenorgueillir dřavoir éliminé au total plus
de 180 000 combattants rebelles15 (mais avec un rapport global
de pertes de 3 contre 1, peu flatteur compte tenu de lřécrasante
supériorité des moyens des Français) et de considérer quřainsi les
militaires français ont rempli leur mission, avant dřêtre trahis par
lřéchelon politique. Mais on peut se demander aussi comment ont
pu apparaître, dans une population de 8 millions de Musulmans,
plus de 200 000 volontaires pour combattre dans les pires
conditions (une telle proportion en Afghanistan donnerait actuel-
lement 800 000 combattants Talibans).
Le FLN menait effectivement une guerre psychologique
auprès de la population musulmane et de lřopinion publique
française. Mais, dans ce type de guerre, qui est avant tout une
confrontation de projets politiques dans le cadre dřune sorte de
campagne électorale violente, les différents gouvernements fran-
çais nřont jamais pu proposer quelque chose de vraiment réaliste
qui pût à la fois sřopposer à la vision du FLN et guider lřaction
militaire. Dřun autre côté, celle-ci, par ses erreurs de perceptions,
lřerrance des conceptions et lřincapacité à conjuguer la lutte
contre les fellaghas avec une action cohérente auprès de la popu-
lation, a contribué aussi à ce que le FLN gagne la bataille des
esprits, sinon celle des cœurs. Rétrospectivement, il semble que
plus que de Ŗsystèmeŗ cohérent de contre-guérilla, il vaille mieux
parler de Ŗschizophrénie tactiqueŗ, dont la face sombre a été, à la
fois, refoulée par lřinstitution militaire et régulièrement mise en
avant par tous ceux qui veulent se faire une gloire universitaire
ou politique facile.

15
François-Marie Gougeon, The “Challe Planŗ, counter-insurgency opera-
tions in Algeria, 12/1958-04/1959, Master of military studies, Command and
staff college, Marine Corps University, Quantico, Virginia, 22134-5068.
L’artillerie dans la lutte
contre-insurrectionnelle en Algérie
1954 – 1962
Norbert JUNG

L e 11 février 2009 un officier dřartillerie parachutiste


est mort au combat en Afghanistan dans la province
sud de Kaboul. Participant à lřencadrement et à la
formation dřune unité de lřarmée afghane, il est tombé dans une
embuscade obéissant aux modes dřaction classique de la gué-
rilla : explosion dřune charge télécommandée de circonstances à
proximité dřun véhicule du convoi, puis déclenchement dřun feu
précis et meurtrier sur le personnel débarqué avant une exfiltra-
tion. Lřaction aura durée un peu moins dřune dizaine de minutes.
Cet évènement va sřinscrire dans la chronique des tragédies
ordinaires de la lutte contre-insurrectionnelle face à un adversaire
fuyant et obéissant à ses propres règles. Il ne peut nous empêcher
de nous reporter soixante ans en arrière en Algérie, pour au moins
deux raisons.
La première parce que la nature de lřengagement, le terrain,
lřadversaire et ces modes dřaction présentent un certains nombre
de similitudes, même si, en soixante ans, un bond technologique
conséquent a été réalisé dans lřéquipement et la protection des
unités déployées au sol. La seconde raison réside dans le dérou-
lement des vingt-cinq ans de carrière de cet officier. Titulaire
dřun diplôme universitaire de lettres modernes, il sera sous-offi-
cier chef de pièce sur lřobusier américain 105 HM2 déjà en
service en Algérie, avant de devenir sous-officier adjoint à lřoffi-
cier de tir. Breveté chuteur opérationnel, il rejoindra une équipe
de commandos parachutistes, avant dřen prendre le commande-
410 Stratégique

ment au grade dřadjudant. Promu officier, il se verra confier, au


grade de capitaine, le commandement dřune unité élémentaire au
sein du régiment dans lequel il avait commencé sa carrière. Ce
parcours professionnel illustre la dualité de lřarme fondée sur le
feu et le renseignement, mais aussi et dřune certaine façon sur la
combinaison de lřaction et de la pacification. Les campagnes de
cet officier sont particulièrement significatives de la diversité des
actions susceptibles dřêtre menées par lřartillerie. De la conquête
dřAl Salman en 1991, au siège de Sarajevo en 1995, en passant
par le Rwanda en 1994 ; de lřassaut de la maison de la radio de
Bangui en 1996 à celui de lřaéroport dřAbidjan en 2004, il aura
été tour à tour artilleur par le feu et le renseignement, mais aussi
fantassin, commando et pacificateur. Il ne sřagit pas dřune orai-
son funèbre, mais bien de dresser le constat de la diversité et de la
similitude avec les opérations menées en Algérie.
Cet article a la modeste ambition de retracer succinctement
les conditions de lřemploi de cette arme dans une guerre dont les
aspects tactiques et techniques ont durant longtemps laissé la
place aux aspects politiques, où les débats, davantage animés par
lřémotion que par la raison, sur fond de repentance et de culpa-
bilité refoulée, nřont pas permis in fine dřen tirer tous les ensei-
gnements. Cet article sřappuie à la fois sur le travail de recherche
mené par la Fédération nationale de lřartillerie et sur lřexploita-
tion des documents de lřinspection de lřArme de lřépoque à Paris
ou à Alger, ainsi que sur les Cahiers de l‟artillerie de 1957 à
19611 pour montrer lřampleur du défi relevé.
Après avoir retracé le cadre de lřengagement, seront pré-
sentés les modes dřactions classiques et spéciaux mis en œuvre
dans les opérations, avant de sřattarder sur les hommes qui ont
mené les combats et leur formation.

1
Bibliothèque de lřÉcole de guerre. Les Cahiers de l‟artillerie du premier
semestre 1957 au premier semestre 1961.
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 411

UN THÉÂTRE D’OPÉRATION DIFFICILE MARQUÉ


PAR UNE GÉOGRAPHIE TOURMENTÉE ET UN
ADVERSAIRE INNOVANT
Un terrain et un climat difficile et tourmenté
En 1959, un officier supérieur de retour dřun séjour de deux
ans est appelé à témoigner devant le cours des capitaines à
lřEcole dřapplication de lřartillerie à Chalon-sur-Marne. Il insiste
sur la variété et la diversité du cadre et des situations, exigeant
une polyvalence, terme nouveau à lřépoque.
Pour être orthodoxe, et parlant d‟une guerre, je
devrais commencer par vous définir au moins som-
mairement le théâtre d‟opération, l‟adversaire, les
moyens et le dispositif avant d‟entrer dans le cœur du
sujet…
… Je ferai l‟économie du premier terme de l‟ensem-
ble. Je suis convaincu que vous êtes familiers avec la
géographie de l‟Algérie, ses races, son inquiétante
poussée démographique et votre curiosité vous a
certainement conduit à retrouver sur la carte ces
noms qui tour à tour bénéficient d‟une curiosité
malsaine de la presse pour retomber bientôt dans une
humble obscurité : Palestro, Malouja, Sakiet, les
Aurès ou les monts des Xsour.
Je me contente donc d‟afficher cette simple carte qui
met en évidence le relief tourmenté et si jeune qu‟il
est encore parfois agité de redoutables frissons
sismiques sur la majeure partie des 650 000 km2 du
territoire ; l‟orientation générale Est Ouest des
chaines de montagne ; les oppositions entre les crêtes
humides et les plateaux secs. Gardez en outre en
mémoire cette excellente définition des contradictions
climatiques du pays : l‟Algérie est un pays froid où le
soleil est chaud2.

2
Auteur anonyme, document extrait du fonds de documentation du Service
historique de la défense.
412 Stratégique

Pour les officiers engagés dans les opérations, le terrain se


résume à peu près à cela :
C‟est le djebel avec des sommets de plus de mille
mètres, des vallées très profondes et encaissées, un
terrain favorable à l‟adversaire. Le réseau routier
peu dense ne permet les déplacements rapides que
sur le pourtour de la zone d‟opérations. La pénétra-
tion se fait par des pistes créées ou refaites durant la
belle saison et mises à mal par la pluie et la neige
abondante de l‟hiver3.

Un adversaire habile et insaisissable agissant aussi bien dans


les campagnes que dans les villes présentant un véritable défi
Cette partie nřa pas pour but de décrire lřhistorique et
lřorganisation détaillée et complexe du FLN (Front de libération
nationale) et de son bras armé, lřALN (Armée de libération natio-
nale), mais de montrer comment il est perçu par les artilleurs à
travers les documents et les témoignages de lřépoque ; quelle est
leur impression, pour reprendre les termes employés dans la
rédaction dřune conception de tactique.

Dřune manière générale, lřensemble des cadres engagés


sřaccordent à constater que le Ŗfellagha ce n‟est pas le viet-
minhŗ, il est beaucoup moins fanatisé et politisé que le viet-minh.

3
ŖLřartillerie dans les opérations en Algérieŗ, Cahiers de l‟Artillerie,
1er semestre 1957.
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 413

Son comportement dans lřaction se traduit le plus souvent par le


refus de lřengagement. Il pratique le harcèlement des forces
régulières et sřattache à semer le chaos, en ayant recours à la
terreur sur les forces françaises et sur la population.

Pour lřartilleur, lřadversaire cřest tout dřabord un objectif


quřil doit acquérir et battre par ses feux. Ses traits essentiels sont
les suivants :
- une organisation politico-administrative, communément
appelé OPA qui pousse ses racines profondément dans
lřensemble de la population, sřen nourrit, la contrôle,
lřexploite, et en particulier lui soutire les fonds néces-
saire à la guerre ;
- une armée très disparate, allant du commando léger à la
bande importante, mais qui comporte néanmoins, lors-
quřelle dispose de la liberté dřaction suffisante, des for-
mations presque classiques dřinfanterie : bataillons ou
fallaks, compagnies ou katibas, sections ou ferkas :
À l‟extérieur, il a son organisation politique, son haut
commandement, ses bases de ravitaillement et d‟équi-
pement, des centres d‟instruction et un volume impor-
tant de troupes bloquées là-bas par les barrages
frontaliers. Ne pouvant les engager à l‟intérieur, il
les garde comme l‟embryon d‟une armée nationale
régulière, témoignant de son potentiel militaire en
réserve et donc de sa puissance politique. Elles cons-
tituent la menace la plus grave qui pèse aujourd‟hui
sur le développement heureux de notre pacification.

Les atouts militaires de lřadversaire sont perçus par les


officiers dřartillerie en 1960 de la façon suivante :
Sa vertu première c‟est la rusticité, qui contraste à
son avantage avec nos exigences de civilisés.
Sa vertu seconde c‟est la fluidité. Il est pareil à ces
gouttelettes de mercure qui se fractionnent au moin-
dre choc et deviennent alors insaisissables. Il se fond
immobile dans le paysage, avec un extraordinaire
talent.
Troisième écrasant avantage : la précision et la
continuité de son renseignement.
414 Stratégique

Le support que lui assure de gré ou de force et


surtout de force grâce au terrorisme la masse musul-
mane, lui permet d‟obtenir le petit renseignement,
celui qui touche à la vie quotidienne, à la routine de
nos gestes, à ces funestes habitudes qu‟engendre le
rythme trop régulier de notre machine militaire. Il
peut ainsi mener à bien ses embuscades, ses attaques
individuelles, ses gestes de terrorisme. Doublant cette
source précieuse par son propre réseau d‟observa-
tion, il s‟attache également avec grand soin, à suivre
les moindres mouvements de nos unités. Il sait par-
faitement ce que signifient les colonnes de camions
qui s‟ébranlent à l‟aube ou au milieu de la nuit en
éclairant la route à grands coups de phares ; il sent
venir l‟opération, le bouclage, il se disperse à la
moindre alerte, rendant ainsi vaines nos actions les
mieux concertées lorsqu‟elles n‟ont pas réussi à
obtenir la surprise.

Cet adversaire va se montrer extrêmement habile, non


seulement à obtenir du renseignement mais également à lřexploi-
ter afin de définir des parades efficaces et préjudiciables à
lřefficacité des feux de lřartillerie, comme en témoigne lřextrait
de ce document récupéré sur un cadavre de H.L.L (hors la loi,
selon la formule consacrée à lřépoque pour désigner les fellaghas
dans les documents dřétat-major) dans la région dřAkbou (zone
Ouest constantinois) le 28 novembre 19574.
Après avoir épuisé tous ses autres moyens, l‟armée
française fait appel de plus en plus fréquemment à
l‟aviation et à l‟artillerie pour essayer d‟amoindrir le
potentiel militaire de l‟ALN. Comme les autres, ces
armes seront vaines, mais le Moujahed doit cons-
tamment se tenir sur ses gardes et se préserver de
leurs effets meurtriers.
À ces projectiles qui pleuvent du ciel ou jaillissent de
tous les replis du terrain, à ces engins qui à tout
instant peuvent éclater sous ses pieds, le combattant

4
QR/AB/10e RM/Commandement de lřartillerie/Note Nþ28/ART.10/3-OPE
du 16 janvier 1958
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 415

ne peut opposer que des mesures de protection


habiles…

Après avoir décrit, de façon précise et détaillée, le danger


de lřartillerie pour les rebelles, il préconise les mesures
suivantes :
Dans tous les cas :
pris sous un tir d‟artillerie, on doit aussitôt que
possible, s‟écarter largement pour être sûr de sortir
de la zone pilonnée. Si un tir tombe devant nous, faire
un assez grand détour pour l‟éviter.
pris sous un tir de mortier, on peut sortir rapidement
de la zone battue ; mais par contre les coups tombant
très dru dans cette zone étroite, on court de gros
risques.

Le rédacteur du bulletin de renseignement joint au docu-


ment récupéré tire comme enseignement premier le fait que “les
rebelles redoutent tout particulièrement, et c‟est bien normal, le
tir en efficacité d‟emblée”. Tir contre lequel il nřexiste pas de
parade efficace, si ce nřest celle de sřenterrer, ce que le terrain et
les capacités détenus par les rebelles leur permettaient.
Habile, rustique, insaisissable, cet adversaire va néanmoins
être contré par la combinaison de plusieurs modes dřaction
résultant dřune profonde remise en cause.
Lřartillerie, employée de manière classique ou quasi-classi-
que pendant les conflits précédents, va, sur ce nouveau théâtre
dřopération, faire preuve dřimagination, de souplesse pour
sřadapter à la fluidité de cette adversaire. Toute son organisation
et son emploi vont en découler.

UNE ORGANISATION À ADAPTER ET UN EMPLOI À


RÉINVENTER
L’organisation de l’artillerie en Algérie de 1954 à 1962
Les insurrections qui se produisent au Maroc et en Tunisie
et gagnent rapidement lřAlgérie imposent, en raison des effectifs
insuffisants en Afrique, un renforcement avec des unités prove-
nant de la métropole ou évacuées dřIndochine. Lřenvoi en AFN
des appelés du contingent et de disponibles rappelés ayant été
416 Stratégique

décidé, les renforts, relativement limités en 1954, sont de plus en


plus importants en 1955 et 1956, puis à peu près stabilisés en
1958.

Lřartillerie (métropolitaine ou coloniale) constitue :


- des groupes avec matériel ;
- des groupes (parfois dénommés bataillons) à pied, sur le
type des bataillons dřinfanterie ;
- quelques formations particulières : groupe dřexpérimen-
tation des centres sahariens, groupe aériens dřobserva-
tion dřartillerie (devenu groupes dřALAT en 1956).

Au total, pendant la période 1954-1962, lřartillerie en AFN


verra passer dans ses rangs (y compris les unités organiques déjà
stationnées antérieurement) :
- en Tunisie, 15 groupes et au Maroc, 22 groupes qui vont
être pour la plupart transférés en Algérie après lřindé-
pendance des protectorats et vont se retrouver dans les
chiffres ci-après concernant lřAlgérie ;
- en Algérie, 81 groupes.

Après lřindépendance, toutes les formations vont être rapa-


triées en métropole (pour être dissoutes ou réinstallées) à
lřexception de quelques unités maintenues :
- dans les centres dřexpérimentation sahariens de Reggane
et dřHammaguir qui seront évacués en 1966 (620e, 621e,
701e groupes) ;
- dans lřenclave de Mers el-Kébir, 24e groupe et 457e
GAA (groupe anti-aérien) jusquřen 1964, puis 10e Gama
(groupe dřartillerie de marine) jusquřen 19675.

Dřune situation initiale, en 1954, de quatre régiments,


lřartillerie, en 1961 (point culminant de son engagement en
effectifs et en matériel), comprend 55 000 hommes, dont 2 650

5
Almanach de l‟artillerie, 2002.
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 417

officiers, servant 700 canons et 120 radars tout en assurant le


contrôle dřune partie importante du territoire6.

Un emploi multiple, simultanément fixe et mobile, innovant et


s’adaptant face au défi de l’adversaire et du terrain
Lřorganisation de lřartillerie décrite précédemment va lui
permettre dřêtre employée dans de multiples modes dřaction : du
plus classique, à savoir lřappui feu des unités engagées dans les
opérations de bouclage ou lřinterdiction du franchissement des
barrages marocain et tunisien, au plus inhabituel, comme la parti-
cipation en unité dřinfanterie au quadrillage ou à la pacification ;
en passant par les plus spéciaux, à savoir lřaction en commando
de chasse ou la participation à la création de ce qui va devenir la
composante tactique de la dissuasion nucléaire.

L’artillerie dans les opérations classiques d’appui-feu au


profit des unités de contact
Le pion tactique de référence pour cet emploi est le groupe
canon. “Il est réparti en général sur le territoire d‟une zone et
parfois appelé à fournir l‟appui de ses feux à deux zone voisines,
aussi stationne-t-il sur l‟une ou l‟autre. De plus, à 2 ou 3 excep-
tions près, le commandant de groupe reçoit toujours une mission
de commandement de quartier ou de sous-secteur. Si une ou deux
de ses batteries sont vraiment dégagées de charges territoriales
et disponibles en permanence, pour participer avec leur matériel
aux opérations, les autres au contraire, travaillent pratiquement
à pied et n‟interviennent qu‟assez rarement avec leurs canons”.
Dans lřengagement, ce qui caractérise cette unité, cřest son
éclatement et son aptitude à la coordination avec les moyens
aériens (avions de chasse type T6 ou hélicoptère) du fait de
lřimportance et de la polyvalence de ses moyens de transmis-
sions, comme en témoigne cet article sur lřartillerie dans les
opérations en Algérie de 1959 :

6
Fédération nationale de lřartillerie, Artilleur en Algérie 1954-1962, Paris,
Lavauzelle, 2007.
418 Stratégique

Lřartillerie de lřopération comprend :


- 1řofficier supérieur commandant lřartillerie, auprès du
commandant de lřopération, avec un PC réduit ;
- 3 batteries mobiles de 4 pièces de 105 HM2 adaptées à
chacun des trois groupements ;
- des sections dřartillerie de position implantées assurent
le renforcement des feux dans les limites de leur zone
dřaction.

Cet ensemble est relié par un système de transmission


comprenant :
- un réseau de tir ;
- un réseau de commandement (et de logistique) :
Eu égard à l‟éloignement des batteries, il arrive que
la situation transforme l‟adaptation en affectation
automatique, notamment lorsque la liaison radio
n‟est plus assurée qu‟en graphie. Dans ce cas, le
Commandant de Batterie se trouve à son tour à la
tête d‟une sorte de sous-groupement d‟artillerie, sa
batterie coordonnant les renforcements de feu des
sections des positions voisines.

Enfin, preuve de son efficacité et de sa précision, ŖLes


Régiments sont confiants dans leur artillerie et n‟hésitent pas à
demander de tirer jusqu‟à tirer au ras des moustaches”.
Au fur et mesure du déroulement des opérations, les unités
se rodent et les procédures sřautomatisent en même temps que se
renforcent la connaissance réciproque des hommes et des unités
au contact avec ceux dont la mission est de les appuyer. ŖC‟est
parce qu‟il a l‟habitude du feu que le DL du 20e GAP raccourcit
encore le tir de 50 mètres alors que les obus couvraient déjà les
premiers paras tombés lors de la contre-attaque rebelle de la
côte 428”7.

7
Cahiers de l‟artillerie, 2e semestre 1959. Extrait du compte rendu du
commandant de groupement ayant participé à lřopération K 19 dans la zone de
Sidi Ali Bou Nab visant 2 Katibas de la Wilaya dřAmirouche.
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 419

L’artillerie en commando de chasse. L’action et la


pacification combinée
Cet aspect peu connu de lřemploi des unités dřartillerie
sřexplique dřabord par le fait quřil a été occulté par le récit des
commandos de chasse des unités dřinfanterie Ŗprestigieux” pour
lesquels une littérature abondante est largement disponible, en-
suite parce quřil y a peu de documents officiels relatant lřhistoire
de ces unités, enfin parce que les témoignages sont rares.

À lřorigine des commandos de chasse on trouve la directive


numéro 1 du général Challe.
Ces unités seront constituées par les secteurs, à
raison d‟un commando au minimum par katiba sta-
tionnant ou séjournant fréquemment dans le secteur.
Ils pourront aller du commando exclusivement euro-
péen (cas exceptionnel) au commando harkis encadré
par des FSE8. Les résultats acquis jusqu‟à ce jour ont
montré les aptitudes remarquables des harkis à la
contre-guérilla et donc leur qualification particulière
pour les “commandos de chasse”.
L‟effectif devra être voisin de la centaine.

Afin de pouvoir prendre les katibas en chasse libre,
les commandos ne doivent pas être astreints à res-
pecter les limites des secteurs. Ceci est d‟autant plus

8
Français de souche européenne.
420 Stratégique

impérieux que les katibas se tiennent souvent aux


limites administratives.

Appui des commandos de chasse :
- appui feu : les commandos de chasse devront disposer
des moyens radio leur permettant de demander l‟appui
de l‟artillerie et de l‟aviation.
- appui intervention : les commandos de chasse devront
pouvoir, lorsqu‟ils l‟estimeront nécessaire, disposer de
l‟appui aussi rapide que possible d‟éléments d‟interven-
tion leur permettant de détruire une katiba.

Cette directive sera appliquée par les unités dřartillerie avec


la mise sur pied dřun nombre important de commandos de chasse
avec des modalités variables. Dans les régions où la concen-
tration de rebelles était la plus forte, on trouvait deux types de
commandos :
- les commandos de type L ou commando de quartier mis
sur pied par le régiment tenant le quartier en question ;
- les commandos de type V mis sur pied à partir des
volontaires de toutes les formations du secteur.

Le commando de type V était une grosse unité dřenviron


150 hommes, souvent constituée dřun demi-commando musul-
man à base de rebelles chaouias ralliés et dřun demi-commando
européen à base de volontaires. Son mode dřaction habituel était
lřinfiltration discrète et profonde de nuit en zone rebelle, puis
lřinstallation en poste dřobservation (chouf pour le commando
musulman), le déclenchement des tirs sur les katibas localisés
puis, phase la plus délicate, le décrochage et lřexfiltration.
Le récit du sous-lieutenant de réserve de Kermoal montre
lřadaptation de lřarme à mener des actions qui ne sont pas
initialement les siennes, tout en y rajoutant une touche plus
personnelle :
Nous avons bien sûr fait des opérations d‟envergure
dans le quartier, avec le concours d‟autres comman-
dos et compagnies d‟infanterie, mais elles se sont
révélées moins fructueuses à l‟expérience que la
chasse libre…
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 421

Le 10 janvier sur un renseignement fourni par la


SAS9, nous effectuons un bouclage rapide du village
d‟Ain Titaouine, et sa fouille minutieuse avec quel-
ques éléments de la SAS…Malheureusement si le
bilan positif nous apportait 4 rebelles hors de combat
dont le chef politico-militaire depuis longtemps
recherché, et 4 armes dont un PM, nous relevons de
notre côté un mort et deux blessés…
Pas de katiba entière mise hors de combat. Non ! et
pourtant que n‟avons-nous souhaité la rencontre
avec cette section de Katiba ! Mais un travail cepen-
dant positif se soldant pour une période de six mois
par une cinquantaine d‟armes récupérées et à peu
près le double de rebelles mis hors de combat, sans
parler des Organisations Politico-militaires locales,
faciles du reste à traiter en raison de leur peu de
conviction10.

9
Section Administrative Spécialisée, plus particulièrement chargée de la
pacification.
10
Sous-lieutenant de Kermoal, Cahiers de l‟artillerie, 1960.
422 Stratégique

Lřaction combinée des commandos de chasse et des SAS


va sřavérer être dřune redoutable efficacité. Le FLN les redoute
et lřOPA nřa pas de pires ennemis. Son quasi démantèlement à la
fin du conflit est à porter à leur crédit.

Le défi de la formation et de l’instruction. Maintenir la


cohésion et préserver la cohérence
À lřinstar de cet officier supérieur sřadressant au cours des
capitaines de lřÉcole dřapplication de lřartillerie en 1960, on ne
peut que constater que lřArtillerie en Algérie a davantage lřappa-
rence dřune mosaïque que celle dřun ensemble cohérent. Cela
sřexplique par la diversité de ses missions, son emploi nřayant
pas toujours un lien direct avec sa finalité, et par lřétendue des
matériels mis en œuvre. À cela, il convient dřajouter lřhétérogé-
néité de lřarme entre métropolitains, coloniaux et parachutistes
dřune part, entre soldats de métier, appelés du contingent et
supplétifs dřautre part.
La nécessaire cohésion de lřensemble passe en premier lieu
par ses organismes de formation, dont la tâche va être lourde. En
métropole, ils sont principalement au nombre de deux : lřEAA
pour la partie canon à Chalon-sur-Marne et lřESAA (École de
spécialisation antiaérienne) à Nîmes. Il va leur falloir développer
en parallèle deux types dřinstruction, lřune centrée sur le cœur du
métier, à savoir lřappui, lřautre centrée sur lřapprentissage des
missions dřinfanterie, comme le précise le témoignage du colonel
Pellissier11:
Dès 1956, l‟École d‟application de l‟artillerie parta-
gea ses promotions suivant les besoins et les de-
mandes des unités d‟Algérie en deux parties : des
brigades purement artillerie et des brigades infante-
rie…Les brigades infanterie avaient un programme
moins chargé en école à feu et en service en campa-
gne, remplacés par des cours de combat théoriques et
pratiques d‟armement, et par une instruction élémen-
taire sur le terrorisme et le combat en zone urbaine.

Un officier en charge de la formation des élèves officiers de


réserve à Nîmes dresse quant à lui le constat suivant : ŖL‟ins-

11
P. Pellissier, Saint-Cyr-Génération Indochine-Algérie, Paris, Plon.
L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 423

tructeur d‟EOR ne forme plus des officiers de réserve sol-air, ce


qu‟un vulgaire pékin appellerait DCA, il prépare tout bonnement
des chefs de section pour les combats d‟Algérie qui sont essen-
tiellement une guerre de fantassins…”.

Aux écoles viennent sřajouter les centres dřinstruction


jumelés à des corps quřils étaient chargés dřalimenter. Difficile et
ingrate était leur tâche. Difficile, parce quřelle consistait le plus
souvent en un travail à la chaîne pour faire du rendement hors des
normes de lřarme, provoquant chez les instructeurs un risque de
marginalisation. Ingrate, parce que cela consistait pour les cadres
à instruire continuellement des recrues, sans jamais pouvoir
bénéficier du résultat de leurs efforts dans le commandement
dřune unité constituée. Cette situation sera soulignée avec véhé-
mence par lřinspection de lřArtillerie dès 1957.
Malgré tout, quřil sřagisse des Corps, des Écoles ou des
centres dřinstruction, la formation va être menée sans relâche
avec efficacité, montrant une réelle capacité dřimagination pour
innover et se rapprocher le plus possible de la réalité des
conditions dřengagement en Algérie.

*
* *

Dans un éditorial de la Revue des forces armées de 1959,


on peut lire les conclusions suivantes : ŖMais en regard de ses
inconvénients, les apports de l‟Algérie sur le seul plan militaire
sont d‟une telle valeur qu‟ils confèrent en plusieurs domaines
une position privilégiée à l‟Armée françaiseŗ.
Dans ces combats où sřentrecroisent Ŗlřélectronique et le
muletŗ face à un adversaire retors et et habile justifiant lřemploi
de la terreur par son absence de moyens pour mener une guerre
conventionnelle, lřartillerie a relevé le défi qui était le sien en
menant, outre sa mission classique dřappui des unités au contact,
des missions auxquelles elles nřétait pas initialement destinée.
Il convient de rappeler également que simultanément aux
opérations en Algérie, Ŗ… d‟autres artilleurs participaient au
sein d‟unités spécialisés sur le même territoire, au Sahara, à la
préparation des armes nouvelles qui allaient donner à la France
les moyens techniques requis dans les conflits du futur et
424 Stratégique

apporter une nouvelle preuve des capacités d‟adaptation et de


modernité de l‟artillerieŗ12.

12
Le général dřarmée Monchal, chef dřétat-major de lřarmée de terre 1991-
1996. Officier dřartillerie parachutiste en Algérie 1956-1960.
Les trois guerres de Robert McNamara
au Viet-nam (1961 – 1968) et les
errements de la raison dans un conflit
irrégulier
Jean-Philippe BAULON

ucun secrétaire à la Défense américain nřest resté

A aussi longtemps en fonctions que Robert S.


McNamara : sept ans et un mois. Aucun, sinon
Donald Rumsfeld (dont la longévité au Pentagone fut aussi
remarquable), nřa vu son nom aussi étroitement attaché à une
guerre. De lřenvoi de conseillers militaires (1961) à lřoffensive
du Têt (1968), McNamara a supervisé lřengagement des États-
Unis au Viêt-Nam, jusquřà incarner lřAmérique en guerre. Dès le
24 avril 1964, avant même que lřescalade ne soit devenue
irréversible, le sénateur Morse ne désigna-t-il pas le conflit
comme Ŗla guerre de McNamaraŗ (McNamara‟s War) ? Après
presque trente ans de silence, McNamara se sentit dřailleurs
obligé de livrer son interprétation des événements dans un livre
qui tenait plus de lřanalyse historique que dřauthentiques
mémoires1. Cette guerre avait été dřune effroyable complexité :
une guerre irrégulière, un conflit sans front se déroulant au milieu
des populations, dans laquelle une guérilla communiste soutenue
par le Nord-Viêt-Nam contrôlait une part croissante du territoire
et de la population dans un État fragile allié aux États-Unis. Pour
ces derniers, lřenjeu dépassait la question de la nature du régime

1
Robert S. McNamara, In Retrospect. The Tragedy and Lessons of Viet-
nam, New York, Random House, 1995 (traduction française : Avec le recul. La
tragédie du Viet-nam et ses leçons, Paris, Le Seuil, 1996).
426 Stratégique

dans lřancienne colonie française ; il en allait de leur crédibilité


auprès des autres alliés, et de la nécessité de contenir lřextension
du communisme en Asie du Sud-Est Ŕ suivant la fameuse
Ŗthéorie des dominosŗ.
Robert McNamara incarnait alors le dirigeant moderne : un
brillant manager, nommé à 44 ans président de Ford, une société
dont il avait contribué de manière remarquable à rétablir les
marges2. Excellent gestionnaire, cadre soucieux de collecter des
données quantitatives toujours nombreuses pour définir les
solutions les plus rationnelles en termes de coût et dřefficacité,
responsable armé dřun solide optimisme en les capacités de
lřanalyse et de la technique pour résoudre des problèmes diffi-
ciles, était-il cependant le plus qualifié pour définir une stratégie
dans ce conflit lointain Ŕ aux enjeux essentiellement politiques
puisquřil en allait de la réunification du pays Ŕ dont il ignorait les
tenants et les aboutissants en arrivant au Pentagone ? Assurément
non ; la situation désastreuse quřil laissa en 1968 ne permet pas
dřautre conclusion. La guerre du Viêt-Nam fut-elle pour autant
Ŗsaŗ guerre ? Les stratégies retenues furent-elles Ŗsesŗ straté-
gies ? Rien nřest moins sûr.
Une abondante littérature fut très tôt consacrée au
processus décisionnel américain, grâce à une fuite massive de
documents bureaucratiques en 1971 (les Pentagon Papers publiés
par le New York Times)3. Quelques grands journalistes écrivirent
lřhistoire de lřenlisement des États-Unis4 ; leur travail fut suivi
dřune double réflexion : des penseurs militaires sřinterrogèrent
sur les causes de la défaite5 et des historiens analysèrent les

2
Deborah Shapley, Promise and Power. The Life and Times of Robert
McNamara, Boston (Mass.), Little, Brown & Co., 1993 ; Abraham Zaleznik,
ŖThe Education of Robert S. McNamara, Secretary of Defense, 1961-1968ŗ,
Revue Française de Gestion, n°159, 2005.
3
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers. The Complete and
Unabridged Series as Published by the New York Times, New York, Bantam
Books, 1971. Il existe une édition complète des Pentagon Papers : Mike
Gravel (ed.), The Pentagon Papers. The Defense Department History of the
Viet-nam War, 5 vol., Boston (Mass.), Beacon Press, 1971.
4
David Halberstam, The Best and the Brightest, New York, Random
House, 1972 (traduction française : On les disait les meilleurs et les plus
intelligents, Paris, R. Laffont, 1974) ; Stanley Karnow, Viet-nam : A History,
New York, Penguin Books, 1997 (1ère edition : 1983).
5
Harry G. Summers, On Strategy : A Critical Analysis of the Viet-nam
War, New York, Dell Publishing, 1982 ; H.R. McMaster, Dereliction of Duty.
Les trois guerres de Robert MacNamara 427

facteurs et les étapes de lřentrée en guerre6. Ces ouvrages mon-


trent quřil nřy eut pas une stratégie de McNamara au Viêt-Nam,
mais plusieurs. McNamara sřengagea avec énergie dans leur mise
en œuvre sans toujours participer de manière déterminante à leur
conception. Il joua néanmoins un rôle de manière constante : il
sřobstina à développer une approche rationnelle de la guerre, à
dissiper le Ŗbrouillardŗ qui lřentourait afin dřéviter la Ŗmontée
aux extrêmesŗ sans renoncer à agir. La succession des stratégies
retenues témoigna, en fait, des hésitations et des revirements dřun
dirigeant décontenancé face à un conflit qui échappait à ses
tentatives de rationalisation. McNamara mena donc trois guerres
au Viêt-Nam : il mit en œuvre la contre-insurrection (1961-1963),
puis tenta de maîtriser lřescalade (1964-1965), avant de chercher
des alternatives (1966-1968).

LE TEMPS DE LA CONTRE-INSURRECTION (1961-1963)


Robert McNamara assista à la réunion du 19 janvier 1961,
durant laquelle le président Eisenhower avertit John F. Kennedy
Ŕ la veille de son investiture Ŕ quřil pourrait bien avoir à faire la
guerre en Asie du Sud-Est7. Dans lřannée qui suivit, il ne
participa cependant pas activement à la définition de la stratégie
de la nouvelle administration dans cette région du monde : il
appliqua la contre-insurrection bien quřelle fût définie par
dřautres ; il servit dans un conflit qui, par bien des aspects, était
la Ŗguerre de Kennedyŗ.

Une stratégie conçue sans McNamara (1961)


Lřéquipe Kennedy se résolut, en 1961, à mener une
stratégie de contre-insurrection au Viêt-Nam du Sud. Il sřagissait
de soutenir le régime de Diem en assistant son armée (ARVN)
dans le combat contre le Viêt-Cong ; à cet effet, Washington
envoya plusieurs milliers de conseillers militaires et recommanda

Lyndon Johnson, Robert McNamara, the Joint Chiefs of Staff, and the Lies
that Led to Viet-nam, New York, Harper Collins, 1997.
6
Fredrik Logevall, Choosing War. The Lost Chance and the Escalation of
War in Viet-nam, Berkeley (Cal.), University of California Press, 1999 ; Brian
Vandemark, Into the Quagmire : Lyndon Johnson and the Escalation of the
Viet-nam War, New York, Oxford University Press, 1995.
7
Robert McNamara, Avec le recul, pp. 48-50.
428 Stratégique

un programme de Ŗhameaux stratégiquesŗ, destiné à isoler la


guérilla des masses rurales en regroupant celles-ci dans des villa-
ges sous contrôle sud-vietnamien. Quel fut le rôle de McNamara
dans la définition de cette stratégie ? Un rôle insignifiant. En
revanche, le Président manifesta dřemblée un intérêt personnel
pour la contre-insurrection. La guerre irrégulière, la Ŗpetite
guerreŗ, paraissait effectivement le conflit dřavenir dans la guerre
froide : celle-ci étant stabilisée en Europe (Berlin mis à part), le
Tiers Monde devenait le théâtre privilégié de lřaffrontement Est-
Ouest et les États-Unis devaient développer des modes dřaction à
même de contrecarrer les guérillas communistes. Kennedy suivit
de très près lřévolution de la situation en Asie du Sud-Est, mit en
place une réflexion sur la contre-insurrection associant les
diverses organisations gouvernementales concernées et veilla à la
montée en puissance des forces spéciales, basées à Fort Bragg et
spécialement constituées pour livrer ces guerres dřun nouveau
genre8.
Hormis le Président, quelques individus contribuèrent à la
réflexion de lřAdministration. Le général Edward Lansdale Ŕ un
homme de la CIA qui connaissait bien lřAsie du Sud-Est et avait
fréquenté le président Diem Ŕ adressa un rapport très pessimiste
sur la situation au Viêt-Nam, au début de 1961 ; personnage
atypique, Lansdale fut rapidement marginalisé dans le processus
décisionnel9. Lřintérêt pour les Ŗhameaux stratégiquesŗ, expéri-
mentés par les Britanniques en Malaisie Ŕ spécialement par Sir
Robert Thompson qui fut ensuite consulté au sujet du Viêt-Nam Ŕ
fut aussi vif chez lřhomme en charge des services de renseigne-
ment du Département dřÉtat : Roger Hilsman10. Afin dřétudier la
situation sur place, Kennedy désigna finalement deux hommes en
octobre 1961. Le premier était le général Maxwell Taylor.
Kennedy avait désigné cet officier brillant, ancien chef dřétat-
major de lřArmy, comme son Ŗreprésentant militaireŗ ; lřhomme
avait vivement contesté, à la fin des années 1950, la doctrine de
lřadministration Eisenhower et plaidé en faveur dřune réévalua-
tion du rôle de lřarmée de terre, spécialement pour mener des
Ŗguerres limitéesŗ. Le second était lřuniversitaire Walt Rostow ;
celui-ci fournit un cadre théorique à la réflexion : la situation
8
Lawrence Freedman, Kennedy‟s Wars. Berlin, Cuba, Laos, and Viet-
nam, New York, Oxford University Press, 2000, pp. 288-289.
9
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 127-129.
10
Lawrence Freedman, Kennedy‟s Wars, pp. 334-337.
Les trois guerres de Robert MacNamara 429

vietnamienne requérait une stratégie associant modernisation Ŕ


pour œuvrer au développement Ŕ et usage de la force Ŕ pour
éliminer les éléments communistes introduits dans le pays.
Durant ces premiers mois de lřadministration Kennedy,
Robert McNamara ne se préoccupa guère du Viêt-Nam et laissa
ce dossier à son adjoint, Roswell Gilpatric. Comment expliquer
cette absence du secrétaire à la Défense ? Simplement par la
priorité accordée à dřautres sujets. En 1961, McNamara lança une
profonde réforme du Pentagone dont la gestion était jugée
coûteuse et inefficace, les décisions résultant dřarbitrages bureau-
cratiques, non dřune démarche analytique rigoureuse. Il étendit
les compétences de la direction civile du Département afin de
mieux contrôler les armées ; à cet effet, lřintroduction du Plan-
ning Programming and Budgeting System (PPBS) rationalisa les
procédures de préparation du budget militaire Ŕ optimisant
lřallocation des ressources grâce à une approche analytique et
quantitative privilégiant les missions générales de la Défense
plutôt que les besoins individuels des forces Ŕ et justifia une
révision assez drastique des demandes avancées par les militaires
en armements supplémentaires11.
En plus de cette refonte du fonctionnement de son institu-
tion, McNamara ouvrit un chantier doctrinal. Il exigea plusieurs
études destinées à reformuler la stratégie des États-Unis, à rom-
pre avec la posture excessivement rigide héritée de la présidence
républicaine ; les armées américaines devaient être en mesure de
faire face à tous les types de conflits, du Ŗfeu de brousseŗ à la
guerre générale, en passant par un conflit conventionnel majeur et
un conflit nucléaire limité. Qui plus est, deux crises graves
accaparèrent aussi un Secrétaire déjà passablement débordé : le
désastreux débarquement tenté dans la baie des Cochons (avril
1961) et la crise de Berlin (juillet-septembre 1961). Quand le 3
novembre, au retour de leur mission, Taylor et Rostow recom-
mandèrent dans leur rapport au Président un relèvement de
lřeffort américain au Sud-Viêt-Nam, pour manifester le soutien
des États-Unis au régime de Diem, McNamara ne connaissait pas

11
Alain Enthoven, K. Wayne Smith, How Much Is Enough ? Shaping The
Defense Program, 1961-1969, New York, Harper & Row, 1971 ; Desmond
Ball, Politics and Force Levels : The Strategic Missile Program of the
Kennedy Administration, Berkeley (Cal.), University of California Press, 1980.
430 Stratégique

précisément la situation ; il donna son aval à ce plan et sřinterro-


gea seulement quelques jours plus tard12.

La “foi du converti” (1962)


Robert McNamara ne prit en charge la politique vietna-
mienne des États-Unis quřà la fin de lřannée 1961. Cette impli-
cation personnelle du Secrétaire fut dřabord la conséquence
naturelle de lřaugmentation des effectifs américains au Viêt-
Nam : le nombre de conseillers militaires passa rapidement de
quelques centaines à plusieurs milliers dřhommes Ŕ ils seraient
17 000 en 1963. Elle résulta aussi dřune moindre intervention
présidentielle, puisque Kennedy se préoccupa peu du Viêt-Nam
en 1962. Une politique, il est vrai, avait été définie pour aider le
régime sud-vietnamien à résister au Viêt-Cong ; dès lors, une
certaine confiance régnait Ŕ elle allait durer jusquřen 1963 Ŕ et
réduisait le sentiment dřurgence. Si la stratégie de contre-insur-
rection avait été conçue sous la surveillance étroite de la Maison
Blanche, son exécution pouvait revenir de manière plus classique
au Département de la Défense et à son secrétaire.
Robert McNamara devint dès lors omniprésent. Il entama
sa longue série de voyages à Saïgon. De manière significative,
son premier passage au Viêt-Nam eut lieu au mois de mai 1962 :
le Secrétaire revenait dřEurope, où il avait prononcé le fameux
discours dřAthènes présentant la Ŗriposte flexibleŗ aux alliés de
lřOTAN. La refonte de la stratégie nucléaire réalisée, le Viêt-
Nam pouvait constituer sa nouvelle priorité. McNamara prit aussi
lřhabitude de faire des allers-retours à Honolulu afin dřévoquer la
situation en Asie du Sud-Est avec les responsables militaires.
Pour mener lřeffort de guerre et évaluer avec exactitude les
actions entreprises, McNamara exigea des chiffres. Le comman-
dement militaire américain à Saïgon (MACV), dirigé par le
général Paul Harkins, lui adressa donc des statistiques abondan-
tes. Dřaprès elles, le programme de contre-insurrection était ron-
dement mené : une proportion croissante de la population rurale
était rassemblée dans des Ŗhameaux stratégiquesŗ toujours plus
nombreux ; lřactivité de la guérilla était sous contrôle, tandis que
lřarmée sud-vietnamienne (ARVN) voyait ses capacités étoffées

12
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 146-153.
Les trois guerres de Robert MacNamara 431

par lřacquisition de matériel américain. McNamara se répandit en


déclarations optimistes.

Un Secrétaire à la recherche de la vérité (1963)


Le réveil fut brutal. En janvier 1963, lřarmée sud-vietna-
mienne dévoila lamentablement ses faiblesses lors de la bataille
dřAp Bac, dans le delta du Mékong : un ennemi inférieur en
nombre lui infligea une humiliante défaite après que certains de
ses officiers eurent refusé de combattre13. Pire encore, la révolte
des moines bouddhistes, au mois de mai suivant, manifesta
lřétroitesse des soutiens dont bénéficiait le régime de Diem dans
la société vietnamienne ; celui-ci, sous lřinfluence du couple
Nhu, retint une politique de répression qui accusa un peu plus son
isolement et consterna une partie de lřadministration américaine Ŕ
laquelle se résolut à œuvrer en faveur dřun coup dřÉtat. La crise
trouva son issue le 1er novembre 1963 : un groupe dřofficiers de
lřARVN renversa Diem qui fut assassiné ; les États-Unis savaient
lřimminence du putsch mais, dépités par lřinconséquence de leur
allié, ils assistèrent passivement à sa chute.
Malgré cette avalanche de mauvaises nouvelles, Robert
McNamara ne perdit pas immédiatement confiance en 1963. Il
rejeta vigoureusement les doutes exprimés par certains respon-
sables durant lřété ; ce fut par exemple le cas de Roger Hilsman,
qui avait recommandé le programme de Ŗhameaux stratégiquesŗ
en 1961, mais constatait que la stratégie de contre-insurrection
piétinait. En septembre 1963, McNamara et le général Taylor
parcoururent le Viêt-Nam du Sud. Le Secrétaire maintint obstiné-
ment que les résultats obtenus dans la guerre étaient encoura-
geants et que le président Diem tenait le pays. Au cours de ses
visites sur le terrain, il constata certes des contradictions entre les
positions du quartier-général de Saïgon (MACV) et les exposés
des militaires américains présents dans les combats14. Le rapport
du 2 octobre remis au Président exprima néanmoins un optimis-
me persistant au sujet de la situation militaire, un premier retrait
de 1 000 hommes étant recommandé en décembre 1963 et un
retrait total étant évoqué pour la fin de 196515. Si le rapport

13
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 202-204.
14
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 283-284.
15
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 210-213.
432 Stratégique

contenait une évaluation pessimiste, cela concernait la situation


politique et lřaptitude de Diem à mener les réformes indispensa-
bles à la restauration de son autorité.
Cette lenteur de McNamara à mesurer la dégradation de la
situation sřexplique par son obsession des chiffres. Quels que
fussent les aléas de la vie politique sud-vietnamienne, les
statistiques livrées par les militaires américains à Saïgon Ŕ
souvent recueillies auprès des officiers sud-vietnamiens Ŕ res-
taient encourageantes. Objectivement, dřun point de vue quantita-
tif, la situation paraissait bonne. LřARVN mentait, Paul Harkins
et le MACV mentaient, mais McNamara tarda à sřen rendre
compte, à prendre conscience que ces livraisons régulières de
statistiques relevaient dřune véritable intoxication. Il ne se
rapprocha de la vérité que par étapes. Après la réfutation péremp-
toire des objections de certains responsables à Washington,
pendant lřété 1963, le voyage du mois de septembre le rendit plus
suspicieux vis-à-vis du commandement militaire à Saïgon. Mais
il fallut encore trois mois pour que McNamara reconnaisse la
vérité Ŕ et par là même le fait quřil avait été dupé. Lors de son
voyage au Viêt-Nam de décembre 1963, il admit enfin lřextrême
gravité de la situation16. La stratégie de contre-insurrection avait
échoué : le Viêt-Cong attaquait sans relâche les Ŗhameaux straté-
giquesŗ ; il en avait détruit la majeure partie et étendait son
influence. Lřallié sud-vietnamien se trouvait au bord de lřeffon-
drement, sans direction politique stable, ni armée efficace.

LE TEMPS DE L’ESCALADE (1964-1965)


Confrontée à la détérioration de la situation au Viêt-Nam,
lřadministration Johnson choisit dřintensifier son engagement
militaire. Elle augmenta spectaculairement les effectifs et les
moyens lancés dans la bataille au Sud ; simultanément, elle
déclencha une campagne aérienne dřune intensité croissante
contre le Viêt-Nam du Nord. Les États-Unis, néanmoins, ne déci-
dèrent pas clairement la guerre ; ils prirent une série de décisions
en apparence limitées, mais qui Ŕ les unes après les autres Ŕ les
firent imperceptiblement entrer en guerre et rendirent lřoption du
retrait moins acceptable à leurs yeux. Lyndon Johnson, dřailleurs,
balaya à plusieurs reprises cette dernière hypothèse en invoquant

16
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 271-274.
Les trois guerres de Robert MacNamara 433

le précédent de Munich, une analogie à bien des égards contes-


table. Malgré ses réticences, Robert McNamara se résolut à faire
la Ŗguerre de Johnsonŗ.

Le ralliement à la “pression graduelle” sur le Nord (1964)


Le voyage de McNamara au Viêt-Nam, en décembre 1963,
fut un tournant. Le Secrétaire constata lřéchec de la stratégie
définie en 1961 et prit conscience que le risque dřune arrivée au
pouvoir du Viêt-Cong était réel. Un autre séjour, en mars 1964,
ne le rassura pas17. Il parcourut le pays aux côtés du nouvel
homme fort, le général Khanh, pour manifester le soutien des
États-Unis au Sud-Viêt-Nam ; toutefois, derrière les sourires de
circonstances et les déclarations convenues sur lřissue nécessaire-
ment favorable du conflit, il ne put que relever la médiocrité des
hommes arrivés au pouvoir après la chute de Diem. Cherchant à
sortir de lřimpasse, McNamara sřintéressa davantage au problème
de lřinfiltration, cřest-à-dire au soutien accordé par Hanoi à la
guérilla. Ne fallait-il pas sanctionner le Viêt-Nam du Nord, le
contraindre à cesser dřaider la guérilla au Sud ?
Robert McNamara manifesta dřabord de la prudence.
Réticent face à la possible escalade, il nřen subissait pas moins
les pressions des militaires qui, dès le mois de janvier 1964,
recommandèrent lřutilisation de la force. Une première initiative
fut lřadoption du plan 34-A : des opérations clandestines menées
au Nord pour sanctionner Hanoi (ce sont elles qui causeraient, au
mois dřaoût suivant, lřincident du golfe du Tonkin). McNamara
donna aussi son accord pour que les militaires entament un travail
préparatoire sur le bombardement du Nord-Viêt-Nam. La situa-
tion du Secrétaire était, il faut lřadmettre, inconfortable. Il conve-
nait de repousser les grandes décisions qui auraient pu affoler le
pays en pleine année électorale. Cependant, tout en évitant de
précipiter lřescalade, il ne fallait pas paraître indécis, voire faible
dans le conflit vietnamien : le précédent chinois de 1949 avait
laissé un goût amer aux démocrates et, quinze ans après, Ŗperdre
le Viêt-Namŗ était impensable. Aussi McNamara sřefforça-t-il de
gérer la situation, soucieux de disposer dřoptions pour parer à
toute éventualité en cas de brusque dégradation de la situation au
Sud, mais attentif à ne pas commettre lřirréparable. Il sřagissait

17
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 352-353.
434 Stratégique

de montrer de la fermeté sans assumer une entrée en guerre en


bonne et due forme. Le Secrétaire laissa les chefs dřétat-major
préparer une campagne aérienne, tout en refusant Ŕ en août 1964
Ŕ le type dřoffensive quřils souhaitaient contre le Nord : deux
mois de bombardements massifs sur les infrastructures de trans-
port et les dépôts militaires. Dans le même temps, il aida Lyndon
Johnson à manœuvrer le Congrès pour obtenir le vote de la
résolution du golfe du Tonkin autorisant le Président à engager
des troupes.
Robert McNamara ne se départit de sa prudence quřà
lřautomne 1964 : Johnson avait largement battu Barry Goldwater
aux élections présidentielles ; la légitimité du Président était forte
et la situation au Viêt-Nam du Sud incitait à lřaction. Le secré-
taire à la Défense entendait malgré tout contrôler lřenchaînement
des événements : se résoudre à la force ne signifiait pas déchaîner
dřemblée toute la puissance de lřappareil militaire américain. Il se
rallia donc à une option intermédiaire, conçue par William Bundy
(en charge de lřAsie orientale au Département dřÉtat)18. Celle-ci
ne consistait ni en de simples représailles ni en des frappes dures
pour couper les communications entre le Nord-Viêt-Nam et la
Chine. Elle se voulait, à la fois, limitée et graduelle : par des
bombardements dřune intensité croissante, les États-Unis exerce-
raient une pression pour quřHanoi reconsidère son soutien au
Viêt-Cong. Lřintensité de la pression serait augmentée ou dimi-
nuée en fonction du comportement de lřadversaire : son obstina-
tion serait punie, mais sa modération serait récompensée. Robert
McNamara promut la Ŗpression graduéeŗ (graduated pressure)
au sein de la bureaucratie en décembre 1964 et en janvier 1965 ;
il réfuta les objections des partisans de la modération, tel le sous-
secrétaire dřÉtat George Ball19. Un mémorandum au Président du
27 janvier 1965, rédigé avec McGeorge Bundy, vint conclure ce
ralliement à lřescalade : le secrétaire à la Défense et le conseiller
à la Sécurité nationale y recommandaient lřutilisation de la force
pour éviter une Ŗdéfaite désastreuseŗ au Sud et obliger le Nord à
négocier. Les alternatives ne retinrent pas lřattention. Johnson,
Bundy et McNamara crurent que leur stratégie était la seule
raisonnable, une option jugée modérée par opposition aux solu-
tions radicales quřétaient lřévacuation ou la guerre totale.

18
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 373-378.
19
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 513-518.
Les trois guerres de Robert MacNamara 435

Rolling Thunder et le consentement à un déploiement massif


au Sud (1965)
Le 7 février 1965, alors même que McGeorge Bundy et
John McNaughton (un des proches collaborateurs de McNamara
au Pentagone) visitaient le Viêt-Nam du Sud, le Viêt-Cong lança
une attaque spectaculaire contre la base de Pleiku. Johnson
ordonna des représailles ponctuelles, deux jours plus tard, pour
venger les soldats américains tués. À son retour, Bundy remit au
Président un mémorandum décisif : il y recommandait lřintensifi-
cation des bombardements, dans une campagne de représailles
Ŗprogressive et prolongéeŗ20. La décision fut prise le 13 février et
lřopération Rolling Thunder débuta le 2 mars ; elle devait con-
traindre le Nord, tout en évitant le déploiement de troupes améri-
caines au sol. Washington déchanta rapidement. Les principaux
responsables civils et militaires, réunis à Honolulu le 20 avril
1965, durent admettre que les effets des bombardements étaient
décevants : ils ne réduisaient pas les infiltrations et le Nord ne
signalait aucune intention de négocier21. Le général Westmore-
land, commandant les forces américaines à Saïgon (MACV),
réclama donc des troupes pour faire la guerre au Sud.
Jusquřalors, la majorité des responsables était très réticente
à envoyer des unités de combat au Viêt-Nam. Ni McNamara, ni
McGeorge Bundy, ni le général Taylor (devenu ambassadeur à
Saïgon) nřy étaient favorables. Certes, Westmoreland avait obte-
nu des bataillons de Marines en mars Ŕ ils avaient débarqué à Da
Nang Ŕ mais il ne sřagissait officiellement que de protéger les
bases aériennes dřoù étaient lancée une partie des raids. Les
résultats décevants de Rolling Thunder changèrent la donne : lors
de la réunion du 20 avril, McNamara, Bundy et Taylor nřécar-
tèrent pas les demandes de Westmoreland ; ils étaient maintenant
prêts à le suivre dans une escalade au sol. McNamara étudia la
question de renforts massifs lors dřun séjour à Saïgon, en juillet
1965 ; il transmit au Président la demande de Westmoreland et
lřendossa au passage, le 20 juillet, invoquant la nécessité de
négocier en position de force22. Lyndon Johnson accepta le
27 juillet.

20
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 423-427.
21
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 575-578.
22
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 456-458.
436 Stratégique

Cřen était fini du simple conseil à lřarmée sud-vietna-


mienne ; des bataillons américains allaient combattre : rechercher
lřennemi en exploitant les atouts de lřaéromobilité, le priver de
couverture en répandant des défoliants, le fixer une fois le contact
établi, puis le détruire en misant sur la puissance de feu conju-
guée de lřartillerie et de lřaviation… search and destroy23. Les
États-Unis franchissaient une étape décisive, même si les troupes
étaient soumises à des restrictions dans lřusage de la force : les
combats ne se dérouleraient que sur le territoire du Sud-Viêt-
Nam ; il nřétait pas question dřenvahir le Nord, ni dřattaquer les
bases de la guérilla au Laos ou au Cambodge Ŕ lřélargissement de
la guerre viendrait sous la présidence Nixon. Lřoptimisme préva-
lait officiellement. Quand il prépara le budget pour lřannée
suivante, en décembre 1965, Robert McNamara minora les coûts
attendus de la guerre ; il lui affecta 10 milliards de dollars au lieu
des 20 milliards nécessaires, comme si le conflit devait être
limité, court et victorieux24. Trois ans plus tard, 540 000 Améri-
cains combattraient au Viêt-Nam.

Entre doutes et rationalisation


En 1964-1965, Robert McNamara consentit donc à une
transformation majeure de la stratégie américaine au Viêt-Nam :
lřattrition se substitua à la contre-insurrection25. Dans une guerre
irrégulière, les États-Unis sřen remirent finalement à une appro-
che conventionnelle qui marginalisait les considérations politi-
ques pour ne retenir que la dimension militaire du conflit. Ce
revirement, le secrétaire à la Défense sřy résolut sans véritable-
ment le décider. Il y eut de la résignation dans le ralliement de

23
Les Marines proposèrent une Ŗstratégie dřenclavesŗ comme alternative à
lřattrition privilégiée par Westmoreland ; cette stratégie de contre-insurrection
reposait sur lřassociation dřéquipes américaines aux milices vietnamiennes,
pour assurer la défense permanente de zones définies. Adrian R. Lewis, The
American Culture of War. The History of U.S. Military Force from World War
II to Operation Iraqi Freedom, New York, Routledge, 2007, pp. 256-257.
24
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 606-609.
25
Russell F. Weigley, The American Way of War. A History of United
States Military Strategy and Policy, Bloomington (Ind.), Indiana University
Press (1ère edition : 1973), pp. 256-258 ; selon Weigley, les États-Unis aban-
donnèrent alors une approche non-conventionnelle du conflit (qui était celle de
Kennedy) et revinrent à la culture de leurs forces armées, privilégiant la
recherche de lřanéantissement des forces ennemies.
Les trois guerres de Robert MacNamara 437

McNamara au principe dřune campagne de bombardements


contre le Nord ; il y en eut aussi dans son adhésion aux thèses de
Westmoreland sur la nécessité de combattre au Sud. McNamara
fit pourtant taire ses doutes et soutint vigoureusement la nouvelle
stratégie. Il recourut aux statistiques pour en démontrer lřeffica-
cité ; les critères ne manquaient pas : nombres de sorties aérien-
nes, nombres dřobjectifs détruits, nombres dřarmes saisies, nom-
bres dřennemis tués… le fameux body count, un Ŗscoreŗ au
regard duquel on pensait apprécier les progrès obtenus contre la
guérilla. Lřadversaire, affaibli par la machine de guerre améri-
caine, ne tarderait pas à venir négocier une solution politique.
Pourquoi McNamara sřest-il rallié à lřescalade ? Pourquoi
nřa-t-il pas écouté ce sentiment intime qui lui faisait entrevoir les
folles incertitudes dřun tel engagement ? On peut dřabord
invoquer des causes politiques. Le Viêt-Nam du Sud était au bord
de lřeffondrement : le renversement de Diem avait ouvert une
période dřinstabilité ; compte tenu des défaillances de lřarmée
sud-vietnamienne, les gouvernements qui se succédaient ne
tenaient que grâce au soutien américain. À défaut de vaincre, il
fallait éviter la défaite. Ajoutons des causes bureaucratiques : les
chefs dřétat-major réclamaient avec conviction lřutilisation de la
force et planifiaient des opérations ; leur refuser dřemblée toute
perspective dřaction aurait donné un signe de faiblesse embarras-
sant sur la scène intérieure et dangereux sur le théâtre vietnamien.
Enfin, on ne saurait écarter les causes personnelles. Contre son
intuition, McNamara fit en effet prévaloir son penchant pour
lřaction ; il ne pouvait pas non plus reculer sans nuire à sa
crédibilité et à celle du Président : les dirigeants sřétaient trop
impliqués dans le conflit, depuis 1961, pour sřen retirer sans
dommages.
Alors, McNamara rationalisa cet engagement dans lřesca-
lade et la guerre du Viêt-Nam parut ainsi Ŗsaŗ guerre. Il déploya
toute sa force de persuasion, dans ses briefings au Pentagone,
durant ses voyages à Saïgon, lors de ses apparitions à la télévi-
sion ou en témoignant devant les commissions du Congrès. Ses
prises de positions dégageaient immanquablement une impres-
sion de maîtrise ; des réponses rassurantes répliquaient avec
aplomb aux questions dérangeantes des journalistes et des parle-
mentaires, chiffres à lřappui. McNamara retomba dans le travers
de la période précédente : il désirait ardemment des chiffres pour
justifier ses positions, et son appétit pour les statistiques le
438 Stratégique

déconnecta de la réalité. Car les rapports adressés après les opéra-


tions de Ŗsearch and destroyŗ grossissaient avantageusement les
pertes ennemies26. Les cadres de terrain nřallaient pas risquer
davantage la vie de leurs hommes pour établir un décompte exact
des cadavres après un accrochage ; tant quřà faire, ils
arrondissaient largement, avec lřaccord tacite de la hiérarchie et
de lřétat-major de Saïgon qui se préoccupaient de valider les
tactiques retenues. Les exposés du Secrétaire tâchaient de présen-
ter une image claire dřun théâtre des opérations que les rapports
militaires rendaient plus opaque…
McNamara pouvait-il croire à ses propres discours ? Sans
doute, du moins dans un premier temps. La Ŗpression graduelleŗ
sřinscrivait dans des théories à la mode destinées à garder le
contrôle des conflits en posant des restrictions à lřusage de la
force : celle-ci devait être appliquée de manière progressive, afin
de laisser à lřadversaire la possibilité de reconsidérer ses
objectifs ; en somme, lřaction militaire établissait une forme de
communication avec lřennemi. Ces théories avaient été dévelop-
pées dans les années 1950, lorsque les stratèges avaient tenté de
rationaliser la pensée de la guerre à lřère nucléaire. Entre lřapoca-
lypse et la capitulation, entre le déchaînement brutal de toutes les
forces disponibles et lřinaction à laquelle la raideur doctrinale de
lřadministration Eisenhower paraissait condamner le pays, il
existait donc une solution permettant dřutiliser la force sans bas-
culer dans un inconnu terrifiant. Les tenants de la Ŗréponse
flexibleŗ avaient investi le Pentagone après la victoire de Kenne-
dy ; le Président, lui-même, avait rappelé aux affaires lřhomme
qui avait inventé lřexpression : Maxwell Taylor. Enfin, lřissue
favorable de la crise de Cuba semblait vérifier les vertus de
lřescalade, de lřapplication progressive de la force. Si McNamara
avait des doutes, les théories de lřescalade pouvaient les apaiser :
la guerre menée au Viêt-Nam était pensée conformément au
modèle considéré comme rationnel du conflit, une stratégie de
coercition Ŕ inspirée des travaux de Thomas Schelling27 Ŕ qui en
appelait théoriquement à la rationalité de lřadversaire.

26
Adrian R. Lewis, The American Culture of War, p. 259.
27
Thomas C. Schelling, The Strategy of Conflict, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 1960 (traduction française : Stratégie du conflit,
Paris, PUF, 1980).
Les trois guerres de Robert MacNamara 439

Le temps du désarroi (1966-1968)


Ce fut paradoxalement aux temps de lřéchec que Robert
McNamara joua le rôle le plus actif dans la réflexion sur la
stratégie à mener au Viêt-Nam. La contre-insurrection voulue par
John F. Kennedy avait échoué et lřescalade décidée par Lyndon
B. Johnson montrait ses limites. Lřévidente impasse stratégique
et un certain malaise moral amenèrent le Secrétaire à développer
sa propre approche du conflit. Il allait rechercher des alternatives
à une escalade quřil avait lui-même tenté de rationaliser, avant de
se désolidariser publiquement de la conduite de la guerre
soutenue par le Président.

La fin des illusions


Dès la fin de 1965, le Ŗsearch and destroyŗ révéla ses
défauts. Certes, les forces américaines avaient infligé de lourdes
pertes au Viêt-Cong lors dřune première bataille, à Ia Drang
(novembre 1965)28. Ce relatif succès reposait toutefois sur
lřexploitation dřune énorme puissance de feu. Les États-Unis
sřengageaient donc dans une stratégie dřattrition meurtrière pour
les populations civiles, un choix qui desservait la conquête des
Ŗcœurs et des espritsŗ, rendant un peu plus improbable la réali-
sation de lřobjectif politique de la guerre : stabiliser le Sud en
restaurant lřautorité dřun gouvernement pro-américain. De plus,
lřutilisation de la puissance de feu pour limiter les pertes améri-
caines, quitte à accroître les souffrances des populations vietna-
miennes, dévoilait une faiblesse : les responsables américains
étaient dřabord soucieux de la perception de la guerre par
lřopinion, aux États-Unis, et manifestaient à leur adversaire une
certaine irrésolution. Les États-Unis se trouvaient finalement
acculés à une stratégie défensive : incapables dřemporter la déci-
sion, il leur restait à réduire lřemprise du Viêt-Cong pour lui
démontrer que sa victoire était impossible. Cette posture défen-
sive ne fixait aucune limite à lřampleur de lřengagement : en
dernier lieu, le niveau pertinent des forces à déployer dépendait
des défaillances de lřÉtat allié et de la capacité adverse à suivre la
montée en puissance américaine.

28
Adrian R. Lewis, The American Culture of War, pp. 252-254.
440 Stratégique

Les effets des bombardements sur le Viêt-Nam du Nord ne


furent guère plus brillants. Les attaques de lřaviation américaine
se firent plus violentes ; elles se déplacèrent des alentours du 17e
parallèle pour se rapprocher des agglomérations du Nord. Dès le
mois dřavril 1965, des frappes visèrent des ponts et des infra-
structures de communication avec la Chine. Si lřopération
Rolling Thunder épargna Hanoi, Haiphong et la frontière chi-
noise, elle déversa une quantité croissante de bombes sur le Nord,
espérant infléchir sa volonté, lui signifier son incapacité à gagner
la guerre en continuant à déstabiliser le Sud. Las, Hanoi ne plia
pas. La Ŗpression graduelleŗ échouait face à un État du Tiers-
Monde dont le régime se battait pour une grande cause nationale,
qui plus est avec des armes produites à lřétranger. En outre, la
solution de lřescalade équivalait pour les États-Unis à se priver de
lřeffet de surprise, donc à laisser à lřadversaire la liberté de
sřorganiser défensivement.
Au mois de décembre, McNamara prit une décision qui
revenait à admettre lřéchec : il suspendit les bombardements pour
proposer des négociations. Lřouverture nřalla pas plus loin, car
lřoffre était formulée en des termes inacceptables. McNamara
doutait, mais souhaitait éviter dřêtre accusé de capituler ; il en
allait de sa crédibilité à Washington. Les bombardements repri-
rent dès janvier 1966, bien que McNamara fût maintenant scepti-
que quant à leur intérêt. Il accepta encore une escalade réclamée
par les chefs dřétat-major : en mars 1966, il autorisa des raids sur
les installations pétrolières du Nord-Viêt-Nam (les frappes POL Ŕ
pour Petroleum, Oil and Lubricants Ŕ débutèrent en juin). En
juillet, les avions américains attaquèrent des cibles situées à
proximité des grandes agglomérations : des batteries de missiles
antiaériens (SAM) commençaient à infliger des pertes sévères à
lřAir Force et à lřaéronavale. Après cette date, le secrétaire à la
Défense refusa les propositions des militaires pour augmenter la
violence des raids et effacer les contraintes géographiques qui
pesaient sur le choix des cibles ; il émit aussi des réserves devant
les demandes de renfort adressées par Westmoreland29.
McNamara commanda même à son service Systems Analysis
(SA) une évaluation de lřefficacité des bombardements30. Le SA
avait jusquřalors été utilisé pour estimer la pertinence des

29
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 500-501.
30
David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 643-644.
Les trois guerres de Robert MacNamara 441

demandes en armements nucléaires ; les militaires avaient avancé


des programmes ou des niveaux dřéquipement extravagants, et
les analyses du SA avaient justifié des réductions voire des annu-
lations de programme. Solliciter ce service pour étudier la guerre
menée au Viêt-Nam était une preuve authentique des désillusions
de McNamara. Rolling Thunder continua malgré tout.

Une alternative : la surveillance des frontières


Durant lřannée 1966, Robert McNamara chercha à modifier
le cours dřune guerre qui semblait déjà dans lřimpasse. La prio-
rité nřétait plus dřexercer une pression croissante sur le Nord,
mais de stabiliser lřescalade, de relancer la Ŗpacificationŗ au Sud
et de surveiller les frontières afin dřinterrompre les infiltrations
dřhommes et de matériel en provenance du Nord31. Ce dernier
point suscita des espoirs chez McNamara. À défaut de contrain-
dre le gouvernement de Hanoi à négocier, ne pouvait-on pas
couper lřaide quřil fournissait au Viêt-Cong grâce à la piste Hô
Chi Minh ? Au mois dřaoût 1966, il confia à une équipe de
scientifiques une étude sur la faisabilité dřune barrière de surveil-
lance électronique32. Le projet, baptisé Igloo White, fut pensé dès
lřorigine comme une alternative aux bombardements. Après un
voyage au Viêt-Nam en octobre 1966, où il eut confirmation de
lřinefficacité des bombardements pour stopper les infiltrations,
McNamara recommanda lřédification de cette ligne défensive. La
mise en place de capteurs sismiques et acoustiques devrait
signaler à un centre de commandement, localisé en Thaïlande, les
mouvements suspects le long de la piste Hô Chi Minh ; les avions
en patrouille recevraient les coordonnées géographiques des
incidents afin de lancer aussitôt des frappes. Des mines antiper-
sonnelles seraient aussi dispersées.
La barrière électronique fut mise en place en 1967 et attei-
gnit le stade opérationnel en 1968 ; elle ne tarda pas à être sur-
nommée la ŖLigne McNamaraŗ (McNamara Line). Elle mobili-
sait les technologies les plus avancées en matière de détection et

31
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 542-551.
32
Paul N. Edwards, The Closed World : Computers and Politics of
Discourse in Cold War America, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1997, pp. 3-
8 ; Gregg Herken, Cardinal Choices. Presidential Science Advising from the
Atomic Bomb to SDI, Stanford (Cal.), Stanford University Press, 2000,
pp. 151-156.
442 Stratégique

de communications, dans lřespoir de sanctuariser le Viêt-Nam du


Sud et dřy favoriser ainsi le travail de Ŗpacificationŗ. Les Viet-
namiens apprirent toutefois à la tromper, à provoquer des frappes
américaines sur des zones vides ; en outre, le concept même de
ligne de surveillance manquait de pertinence face à une piste Hô
Chi Minh qui était moins un axe quřun réseau dřitinéraires. Enfin,
lřAir Force sut exploiter la ligne pour augmenter le nombre de
ses frappes : contrairement aux attentes de McNamara, le dispo-
sitif justifia lřaugmentation des bombardements. Un chef-
dřœuvre de technologie militaire ne suffisait pas à maîtriser un
conflit fondamentalement politique.

Le temps du départ
Après les espoirs angoissés de 1965, la quête dřalternatives
en 1966, lřannée 1967 fut celle de la dissension officielle,
McNamara se désolidarisant de la stratégie menée au Viêt-Nam.
Le tournant fut sans doute la demande de 200 000 hommes sup-
plémentaires par Westmoreland, en mars 1967 ; ceci supposait de
mobiliser la garde nationale et laissait prévoir une extension de la
guerre, une offensive contre les sanctuaires Viêt-Cong situés hors
du Sud-Viêt-Nam33. Ces recommandations des militaires provo-
quèrent un débat interne à lřAdministration. Dans un mémoran-
dum adressé à Lyndon Johnson, le 19 mai 1967, McNamara
mentionna explicitement lřéchec des bombardements pour inflé-
chir le Nord-Viêt-Nam et insista sur la montée des oppositions à
la guerre, tant aux États-Unis que dans le monde34. Cette prise de
distance vis-à-vis dřune politique qui continuait à être approuvée
par le Président coïncidait avec une situation de plus en plus
précaire de McNamara au Pentagone : sur plusieurs sujets, les
chefs militaires Ŕ auparavant divisés Ŕ faisaient front contre lui ;
dans les relations exécrables entre les forces armées et la direc-
tion politique, cette dernière était désormais sur la défensive.
Johnson ne tint pas compte de lřopinion de McNamara. Le secré-
taire à la Défense perdit même de lřinfluence sur le Président par
son pessimisme désormais assumé.
Robert McNamara révéla donc publiquement son désaccord
sur la stratégie suivie au Viêt-Nam. En août 1967, devant la

33
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 556-560.
34
Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 577-585.
Les trois guerres de Robert MacNamara 443

commission des forces armées présidée par le sénateur Stennis, il


expliqua que lřinefficacité des bombardements nřétait pas due à
la nature graduelle des opérations et aux restrictions posées par
les responsables civils35. Il réfutait de la sorte les critiques émises
par les militaires, lesquels déploraient que le Secrétaire ne leur
laissât pas les coudées franches pour lancer contre le Nord une
offensive foudroyante mobilisant toute la force aérienne dispo-
nible. McNamara veilla à préciser quřaucune campagne de bom-
bardements ne pourrait faire à elle seule faire plier Hanoi, à
moins de viser lřanéantissement du pays. Ces positions inspirè-
rent à McNamara, le 1er novembre 1967, un dernier mémorandum
au Président : il lui recommandait un changement de stratégie au
Viêt-Nam. Johnson se garda bien de faire circuler le document
dans la bureaucratie et trouva le poste de président de la Banque
Mondiale pour évincer Ŕ de manière honorable Ŕ son secrétaire à
la Défense devenu encombrant. McNamara, désabusé et épuisé,
quitta le Pentagone le 29 février 196836.
Il nřy a pas lieu de dresser un long bilan des trois guerres
menées par Robert McNamara au Viêt-Nam. La contre-insur-
rection ne parvint pas à repousser, ni même à contenir le Viêt-
Cong entre 1961 et 1963. Lřescalade, préparée en 1964 et enga-
gée en 1965, aboutit à une impasse manifeste en quelques mois,
une impasse que les chefs militaires sřobstinèrent à vouloir forcer
en demandant sans cesse des renforts au sol et de nouvelles cibles
à bombarder. Enfin, la surveillance des frontières, devenue une
priorité en 1966-1967, ne perturba guère le soutien accordé par le
Viêt-Nam du Nord au Viêt-Cong. Quel est le point commun à ces
stratégies mises en œuvre successivement par McNamara ? Elles
tentèrent toutes les trois de maîtriser le conflit par une approche
qui se voulait rationnelle : lřexploitation dřune supériorité maté-
rielle permettrait de surclasser lřennemi et de voir clair sur le
terrain, le recueil et lřanalyse des statistiques livreraient une éva-
luation objective des opérations, lřapplication graduelle de la
force établirait une forme de communication avec lřadversaire
pour lřamener à négocier.
Cette foi en la raison et en la technique détermina une
approche excessivement abstraite dřun conflit complexe puisque
irrégulier. McNamara négligea les données locales : les États-

35
Robert McNamara, Avec le recul, pp. 275-283.
36
Deborah Shapley, Promise and Power, pp. 459-460.
444 Stratégique

Unis ne venaient pas au secours dřun allié agressé, mais sřimmis-


çaient dans une guerre civile. Il ne tira pas les leçons dřun précé-
dent historique pourtant proche, la guerre dřIndochine perdue par
les Français. Il dédaigna lřexpérience des militaires qui, il est
vrai, nřétaient pas toujours unanimes et dont les propositions
étaient souvent déraisonnables. Il sřaffranchit surtout de sages
principes stratégiques, puisque la Ŗpression graduelleŗ revenait à
renoncer à la surprise, à mesurer ses coups, puis à laisser lřinitia-
tive à lřennemi sur son propre terrain.
Pire encore, lřapproche abstraite de la guerre se concentra
sur les moyens et les modes dřaction, sans définir les objectifs
politiques autrement que de manière très générale. Aux temps
fatidiques de lřescalade, McNamara Ŕ par réflexe intellectuel et
malgré ses doutes Ŕ appliqua à une guerre irrégulière la démarche
conçue pour rationaliser la guerre nucléaire : des frappes limitées,
dřintensité croissante et visant les forces, amèneraient lřennemi à
réviser ses objectifs ; les villes adverses seraient épargnées le plus
longtemps possible pour garantir une forme de Ŗdissuasion dans
la guerreŗ. Ce modèle théorique fut utilisé de manière aveugle,
hors de son contexte originel et sans égard pour les spécificités de
la situation vietnamienne. Conçue pour raffiner les abstractions
de la stratégie nucléaire, pour penser la guerre entre les super-
puissances, lřescalade fut finalement appliquée à une guerre
irrégulière dont les enjeux restaient fondamentalement internes à
un pays récemment décolonisé. En tentant ainsi dřhabiller le
conflit dřun voile de rationalité, McNamara ajouta un peu plus au
Ŗbrouillard de la guerreŗ.
Les détachements d’intervention
héliportés dans la guerre irrégulière
Frédéric BOS

A
ccroître la mobilité tactique des unités sur le champ
de bataille et soutenir le rythme du combat par
lřutilisation de vecteurs aériens retrouve une acuité
fondamentale dans les conflits actuels. Espace ultime dřaffronte-
ment des volontés, le champ de bataille de nos anciens a changé
radicalement de visage au cours du siècle dernier. Autrefois zone
délimitée par lřopposition de forces équivalentes en un front
quasi toujours linéaire, ce dernier a cédé la place à un Ŗespace de
batailleŗ où sřopposent des dispositifs exploitant la profondeur et
au sein duquel les forces agissent dans les trois dimensions.
Ainsi, Ŗla troisième dimension tactique […] est bien devenue
consubstantielle à l‟efficacité des forces terrestresŗ1. Les évolu-
tions du siècle dernier ont été telles que lřon parle désormais de
combat aéroterrestre, au sein duquel le chef exploite dřemblée
lřespace aérien surplombant le champ de bataille, afin soit dřanti-
ciper lřaction de lřadversaire, soit dřagir contre lui en combinant

1
Général Desportes, ŖLa troisième Dimension Tactiqueŗ, revue dřétudes
générales Doctrine, janvier 2008, p. 3.
446 Stratégique

vitesse et surprise. Lřavion dřarmes de quatrième génération


délivre une bombe en appui des unités au sol sur autorisation du
commandement interarmées de théâtre, tandis que le drone de
lřavant est mis en œuvre par ces mêmes unités. La manœuvre
intègre désormais lřensemble des moyens terrestres et aériens, du
niveau interarmées jusquřaux plus bas échelons de mise en œuvre
pour être pleinement efficace.
À cette nature fondamentale des combats dans le cadre
général de la guerre moderne, quelle quřen soit la violence,
sřajoute le caractère fulgurant et imprévisible de lřaffrontement
quřimpose aujourdřhui lřadversaire irrégulier dans le cadre parti-
culier de la guerre dite asymétrique. Lřennemi frappe en de
multiples endroits du théâtre dřopérations, dilatant la zone des
combats, justifiant lřaugmentation du volume des unités enga-
gées, à un rythme qui devient rapidement insoutenable. Par
ailleurs, à cet élargissement de lřespace de bataille sřajoutent les
contraintes de disponibilité et de coût des moyens engagés : faute
dřen disposer en nombre suffisant pour couvrir la totalité du
théâtre dřopération, difficulté ancienne à laquelle faisait déjà face
lřEmpire romain, il est indispensable dřen accroître la mobilité
tactique, notamment par les moyens aériens. Le théâtre afghan
démontre cruellement cette problématique dřespace et de volume
dřunités disponibles. Lřimportance de la mobilité tactique face à
la guérilla nřest toutefois pas une découverte des conflits de ce
siècle, car lřhistoire regorge dřexemples dřopérations menées
face à un ennemi irrégulier agissant sur une zone immense. Avec
lřapparition de lřarme aérienne, cřest un nouvel outil qui sřoffre
au chef pour répondre à cette nécessité de mobilité. La campagne
de pacification du maréchal Pétain au Maroc, face aux rebelles
rifains dřAbdelkrim, en est une illustration. Lřemploi qui fut fait
de lřarme aérienne pour pallier les difficultés dřélongation peut
dřailleurs être envisagé comme un des actes de naissance de
lřemploi tactique de la troisième dimension au profit des troupes
au sol. Face à un adversaire irrégulier, la maîtrise du ciel est
vitale. Le constat est à nouveau fait en Indochine, et le rapport sur
les enseignements de la Guerre dřIndochine le note :
L‟automitrailleuse, le char, les amphibies ne suffisent
plus pour remplir les missions traditionnelles. Si nous
ne savons pas manœuvrer aux échelons tactiques
Les détachements d‟intervention héliportés 447

dans les trois dimensions, nous serons encore la


prochaine fois en retard d‟une guerre2.

Dès la fin du conflit indochinois, lřhélicoptère sřimpose


comme le moyen privilégié pour exploiter tactiquement lřespace
aérien Ŗpar-dessus terrainŗ comme on lřappelle alors. La guerre
dřAlgérie en sera la première et la plus flagrante démonstration.
La création des Détachements dřIntervention Héliportée y a
illustré la nécessité de bénéficier de cette capacité fondamentale
de manœuvre procurée par les hélicoptères lourds ou moyens et
le caractère crucial de la collaboration entre les troupes hélipor-
tées et les unités assurant ce transport.
Cet article abordera le rôle de ces détachements dřinterven-
tion héliportée (D.I.H.) dans la lutte contre la guérilla en Algérie,
en rappelant tout dřabord la genèse de ces unités particulières,
puis en soulignant le type dřactions dans lesquelles elles furent
engagées.

UN BESOIN OPÉRATIONNEL CONTESTÉ


Lřarmée de Terre appréhende dès les années 1950 lřemploi
de lřhélicoptère au profit des troupes au sol, notamment des
unités mobiles que sont les parachutistes et les unités de Légion.
Déjà, face au problème grandissant posé par lřévacuation des
blessés des antennes chirurgicales aux hôpitaux, le Service de
Santé avait adopté une approche tout à fait novatrice par lřexploi-
tation des capacités que procure lřhélicoptère, malgré les criti-
ques des aviateurs, sceptiques face à ce nouveau type dřappareil :
Les représentants du corps médical militaire n‟ont pas
craint, à une époque où les aviateurs du monde entier
regardaient pour la plupart d‟un œil sceptique, la nou-
veauté des hélicoptères, de faire étudier les possibilités de
ces appareils […] les services que les deux Hiller ont
rendu à l‟Indochine leur ont rendu raison3.

2
S.H.D. Terre, Enseignements de la Guerre dřIndochine du Commandement
en Chef en Extrême-Orient, communément désigné sous le nom de Ŗrapport
Elyŗ.
3
Lieutenant Delachoue, ŖHélicoptères en Indochineŗ, Forces aériennes
françaises, avril 1952, p. 64
448 Stratégique

À partir de cette période, lřarmée de Terre va lutter pour


progressivement absorber lřaviation légère rattachée jusque-là à
lřarmée de lřAir. En effet, à lřissue de la deuxième guerre mon-
diale, existent des groupes dřaviation dřobservations de lřartille-
rie (G.A.OA.), dont le personnel et les aéronefs appartiennent à
lřarmée de lřAir, mais dont lřemploi est du domaine exclusif de
lřArtillerie, donc de lřarmée de Terre. En mars 1952, cette
dernière obtient que la mise en œuvre de lřensemble des moyens
dévolus à lřobservation et la conduite des tirs lui soit confiée.
Puis, le 30 juin 1953, lřarmée de Terre prend le commandement
de lřensemble des formations dřA.L.O.A. stationnées en Europe
du Nord et en Afrique du Nord et les éléments Air correspon-
dants sont dissous. En métropole, le nombre de groupes est porté
à cinq, et les moyens des trois groupes dřAFN sont multipliés par
deux ou trois. Ces dispositions ne sont cependant pas appliquées
en Extrême-Orient, car le commandement juge que lřarmée de
Terre ne dispose pas du personnel qualifié pour armer une
A.L.O.A. indépendante des moyens Air et quřil nřest pas possible
de distinguer, notamment dans le cas de reconnaissance dřitiné-
raires au profit dřune colonne de troupes au sol, ce qui relève de
lřobservation pour les tirs de lřartillerie et de lřaviation de rensei-
gnement. Ainsi jusquřen 1954, les rares hélicoptères présents en
Indochine ne sont-ils employés quřà des évacuations sanitaires et
rattachés à lřAir.

Toutefois, cřest à un emploi beaucoup plus tactique que


pense déjà lřarmée de Terre et les premières idées dřopérations
héliportées germent dans les esprits du commandement :
Une manœuvre tactique d‟un genre nouveau surclas-
sant entièrement par sa mobilité et sa sûreté les
troupes adverses se déplaçant au sol4.

En décembre 1953, une mission dřétude est mandatée


auprès des forces américaines en Corée afin de recueillir les
renseignements utiles à la création de formations terrestres dotées
dřhélicoptères en Indochine. Cette mission rapporte au comman-
dement nombre de pistes quant à lřemploi des hélicoptères dans

4
Rapport du Commandement de lřA.L.O.A. cité par Paul Gaujac dans
ŖLřAviation légère de lřarmée de terreŗ, Revue Historique des Armées n° 4,
1992, p. 6.
Les détachements d‟intervention héliportés 449

un combat conventionnel, mais aussi dans le cadre dřopérations


menées face à un adversaire irrégulier :
Bien que ne possédant pas encore une capacité et un
rayon d‟action comparables à ceux des avions, les
hélicoptères sont appelés à des progrès rapides et
peuvent dès maintenant jouer un rôle important dans
les différentes phases du combat moderne : envelop-
pement vertical, combat retardateur… En Indochine,
ils pourront rendre de grands services dans les
opérations aéroportées ou amphibies, les actions de
commando en zone vietminh et le soutien des
maquis5.

En 1953, lřidée germe alors au sein des Forces Terrestres


en Extrême-Orient (F.T.E.O.) dřutiliser des hélicoptères pour,
soit mener des missions dřinfiltration de combattants à lřintérieur
du dispositif de lřennemi, soit projeter rapidement des renforts de
troupes spécifiquement entrainées vers une zone menacée, voire
créer une tête de pont. Simultanément, un groupe de travail de
lřétat-major, présidé par le général Beaufre, préconise lřélargisse-
ment des conditions dřemploi de lřhélicoptère et le développe-
ment du parc de Ŗvoilures tournantesŗ au profit de lřarmée de
Terre. Grâce à lřaide américaine, il est alors décidé de doter les
F.T.E.O. dřune centaine dřaéronefs selon un plan dont lřexécu-
tion devait se poursuivre jusquřen 1955. La première décision
découlant de la mise en œuvre de ce plan conduit à la création, le
10 avril 1954, du Groupement des Formations dřHélicoptères (G.
F. H.) de lřarmée de Terre.
Malheureusement, les réticences issues dřune longue oppo-
sition entre lřarmée de Terre et lřarmée de lřAir à propos de la
subordination des moyens aériens tactiques ne facilitent pas
lřapplication de ce plan. Lřarmée de lřAir craint, en effet, que la
création dřune aviation légère appartenant organiquement à
lřarmée de Terre ne signe la fin de lřaviation militaire française,
dont la genèse avait été déjà si douloureuse au début des années
1930. Plusieurs décrets qui auraient pu donner à cette A.L.A.T.

5
Rapport des missions en Corée et au Japon, ŖÉtude des formations
d‟hélicoptères de l‟armée de Terre américaineŗ, décembre 1953, cité par Paul
Gaujac dans ŖDu parachute à lřhélicoptère de combatŗ, Revue Historique des
Armées n° 4, 1992, p. 66.
450 Stratégique

une base juridique ne seront ainsi jamais signés, comme celui


proposé en 1954 :
En Indochine il s‟est avéré nécessaire de confier à
l‟ALOA d‟autres missions que celles définies (origi-
nellement), en particulier la surveillance du champ
de bataille et certaines liaisons de commandement.
Par ailleurs, l‟armée de Terre est appelée à mettre en
œuvre, tant en Indochine qu‟en Métropole, un certain
nombre d‟hélicoptères légers et lourds, que l‟armée
de l‟Air ne peut prendre à sa charge. Pour ces
raisons il devient nécessaire d‟élargir les missions
incombant à l‟Aviation Légère et puisque celles-ci
débordent largement le cadre de l‟Artillerie, de créer
une A.L.A.T. englobant tous les organismes de
l‟armée de Terre mettant en œuvre des avions légers
et des hélicoptères. L‟Aviation Légère d‟Observation
deviendra une des branches de l‟ALAT6.

En effet, lřarmée de lřAir sřen tenait au principe de lřAir


intégral qui fondait le domaine de ses attributions, ce qui se
heurtait avec les volontés de lřarmée de Terre de bénéficier dřune
arme dřappui souple dřemploi :
En Indochine, l‟Air est toujours pratiquement parvenu à
conserver la maîtrise des moyens aériens d‟observation.
Cette organisation comporte de multiples inconvénients.
Elle est la cause des mauvaises relations entre l‟État-
major Interarmées et des Forces Terrestres (EMIFT) et le
Commandement de l‟Air en Extrême Orient (CAEO).
Lorsque les combats cessent en Indochine, l‟exaspération
au sein des états-majors de l‟armée de Terre est réelle7.

Par ailleurs, afin de gagner du temps et de bénéficier de


lřexpérience et des infrastructures de lřarmée de lřAir, le général
Navarre confie le développement et la mise en condition de ces
formations à cette dernière. Simultanément, le commandement
aérien en Extrême-Orient obtient de la Défense nationale une
décision conférant à lřarmée de lřAir la création des formations
6
S.H.D. Terre, 1 K 430, cité par Pierre Louis Garnier, ŖLa guerre dřAlgérie
et la consécration de lřALATŗ, Revue historique des Armées n° 229, 2002,
p. 20.
7
Pierre-Louis Garnier, art. cit., p. 18.
Les détachements d‟intervention héliportés 451

dřhélicoptères en Indochine sřappuyant notamment sur la mise en


commun des moyens des armées de Terre et de lřAir. Le
14 juillet 1954, est créée, sur lřordre du secrétariat dřÉtat aux
Forces Armées ŖAirŗ (S.E.F.A.), la 65e escadre mixte dřhélicop-
tères. Le personnel Terre est mis Ŗpour emploiŗ à sa disposition.
Pratiquement, lřarmée de lřAir prend en compte les hélicoptères
de lřarmée de Terre au fur et à mesure de leur arrivée en
Indochine, et répartit le personnel spécialisé de lřarmée de Terre
dans chacune de ces formations. Cette décision ne fait en réalité
que transférer à lřarmée de lřAir les attributions de lřarmée de
Terre en matière dřhélicoptères, ce qui aura pour conséquence
principale, contrairement au but initial, de retarder la mise sur
pied de ces unités pourtant porteuses de tant dřespoirs. En mars
1955, le rapport de fin de campagne du groupement des hélicop-
tères en Indochine indique que :
Si le plan d‟extension de la flotte hélicoptère avait été
décidé un an plus tôt […] la mobilité que l‟on pouvait
donner aux bataillons parachutistes, le meilleur emploi
qui en aurait été fait, aurait certainement modifié radi-
calement le cours des événements entre janvier et mai
19548.

Le G.F.H. est rapatrié dřIndochine en mai 1955 sans


quřaucune opération héliportée nřait été menée et prend le nom
de Groupement dřhélicoptères nþ 2 (G.H.2). Basé à Aïn-Arnat
près de Sétif, il est placé aux ordres du chef de bataillon Crespin,
chef déterminé et iconoclaste. Lřaventure des D.I.H. peut alors
commencer.

LA CONCRÉTISATION D’EFFORTS D’IMAGINATION


ET D’ADAPTATION AU THÉÂTRE
Le G.H.2 nřest pas la seule unité dřhélicoptères présente sur
le théâtre dřopérations algérien. En effet, la détermination de la
métropole à conserver son autorité sur ce lointain département
oblige lřensemble des armées à engager un effort non négligeable
dans la guerre livrée contre les rebelles. La Marine et lřarmée de
lřAir disposent elles-aussi de formations dřhélicoptères sur le
théâtre, et les efforts des trois armées sont alors répartis géogra-

8
P. L. Garnier, art. cit.
452 Stratégique

phiquement. Deux escadrilles dřhélicoptères de lřarmée de lřAir


sont basées à Oran et à Boufarik, respectivement lřE.H. 2 et
lřE.H. 3. Quant à la Marine, elle dispose de trois flottilles de
lřAéronavale : la 31 F basée à Sidi-Bel-Abbès, les 32 F et 33 F à
Lartigue. Très rapidement, les formations héliportées de chacune
des armées vont fournir un effort crucial dans la lutte antiguérilla.
Lřarmée de Terre est cependant la première à innover dans ce do-
maine en Ŗinventantŗ lřhéliportage dřassaut dès 1955, et en tes-
tant par la suite de façon empirique lřarmement de ses aéronefs.
Devant le succès grandissant des opérations héliportées
menées par les unités parachutistes principalement, lřarmée de
lřAir va elle aussi développer un concept dřemploi spécifique en
sřappuyant sur la création de commandos dřassaut, spécifique-
ment formés et entraînés dans la lutte contre les bandes rebelles.
Ainsi le Groupement de Commandos Parachutistes de lřAir
(G.C.P.A.) regroupe en 1959 les cinq commandos parachutistes
recréés sur le théâtre algérien depuis 1957. Son bilan opération-
nel9 en AFN témoigne de lřadaptation de lřoutil héliporté à la
lutte antiguérilla. Les affrontements larvés des états-majors
centraux depuis la fin de la guerre dřIndochine nřont cependant
pas pris fin et les luttes secrètes continuent pour conserver la
mainmise sur lřaviation légère. Alors quřelle lřavait presque
abandonnée en 1952, lřarmée de lřAir recrée une aviation légère
en 1956 et se dote dřune flotte de Sikorsky H 34. Sans remettre
en cause les nombreux succès tactiques remportés par le
G.C.P.A., force est de reconnaître que derrière ce concept se
cachent, dřune part, le souci permanent de lřarmée de lřAir de
justifier de sa spécificité et, dřautre part, son souhait à peine
masqué de rassembler les aéronefs et les unités héliportées sous
son seul commandement organique. Mais, gênée par le périlleux
équilibre à maintenir entre la mission primordiale de défense face
à lřEst et un conflit jugé trop consommateur dřunités et dřhom-
mes, et empêtrée dans une doctrine dřappui aérien contraignante
décriée par les forces terrestres, lřarmée de lřAir ne parviendra
pas à donner à ses unités dřhélicoptères lřefficacité que le G.H.2
obtiendra avec la création des D.I.H. Lřemploi opérationnel des
hélicoptères dans le cadre de la lutte antiguérilla y trouve sa
pleine mesure. Fruit de lřénergie dřune poignée de chefs décidés

9
2 016 rebelles mis hors de combat, 648 prisonniers et plus de 700 armes
saisies au cours de 453 actions de combat.
Les détachements d‟intervention héliportés 453

face à un besoin opérationnel croissant, elle répond à la nécessité


dřadopter un nouveau dispositif de projection de forces qui soit
adapté, mobile et réactif face à lřapparition en 1958 des pre-
mières unités rebelles structurées en katibas.
Les initiatives anticonformistes du Ŗpatronŗ du G.H. 2, le
chef de bataillon Marceau Crespin, qui bénéficie de lřappui du
commandement de lřA.L.A.T., sont pour beaucoup dans la
genèse de ces unités. Elles permettent de compenser la faiblesse
des moyens de soutien ramenés dřIndochine, ainsi que le climat
défavorable généré par une armée de lřAir désireuse de voir
lřexpérience échouer. Ainsi, il obtient que le G.H. 2 soit renforcé
dřune dizaine dřhélicoptères H-19, dont deux de la Marine, en
mai 1955. Dřemblée, ce sont les unités parachutistes qui exploi-
tent les capacités offertes par les aéronefs à voilure tournante.
Dès le 4 mai, deux H-19 du G.H. 2 héliportent pour la première
fois une unité du 3e BEP10 au sommet du djebel Chelia dans les
Aurès. Le concept dřemploi progresse parallèlement au renforce-
ment du dispositif dřhélicoptères moyens au sein du G.H. 2, con-
firmant les espoirs placés en Indochine dans ce nouvel outil. Les
premières Ŗ Bananesŗ, les Vertol H-21C, parviennent au G.H. 2
le mois suivant. En août 1956, la flottille 31-F de lřAéronavale,
dotée elle aussi de ces mêmes Ŗ Bananesŗ vient renforcer le
G.H. 2, auquel elle est complètement intégrée.
Cřest en juillet 1957 que les trois escadrilles dřhélicoptères
légers et les trois dřhélicoptères moyens H-21 du G.H. 2 sont
dissoutes pour former les cinq D.I.H. composés de deux esca-
drilles mixtes opérationnelles aux ordres du chef dřescadron
Déodat du Puy-Montbrun, dřune escadrille mixte réservée et
dřune escadrille dřhélicoptères légers. Les D.I.H. interviendront
en divers points du Constantinois : Sétif, Tébessa, Touggourt,
Philippeville, Guelma, Bône, Oued-Hamimin, Bou-Saâda, Béni-
Messous, Arris, Djidjelli, Biskra, Bougie et Souk-Ahras. Ils sont
employés aussi dans le Sud-Algérois à Djelfa, Négrine et
Laghouat. En octobre 1958, les D.I.H. disposent de 136 aéronefs,
soit dix avions (deux L-18, cinq NC-856 et trois Broussard) et

10
La mise à terre sřeffectuera en quatre rotations de cinq paras par héli-
coptère, soit une section au complet, sur un piton culminant à 2 330 mètres, le
tout en un temps si court que la décision est emportée au sol en une dizaine de
minutes.
454 Stratégique

126 hélicoptères (vingt-cinq Bell 47-G2, vingt-quatre Alouette II,


vingt-deux H-19 et cinquante-cinq H-21).
Dans la région de Tébessa, de novembre 1957 à juillet
1958, le GH 2 transporte 42 500 commandos, 342 blessés et 80
tonnes de fret en 2 817 heures de vol. Dans la région de Guelma,
de janvier à juillet 1958, il transporte 26 656 commandos, 324
blessés et 43 tonnes de fret en 1 418 heures de vol.

UN SUCCÈS FONDÉ SUR L’EXPLOITATION DE LA


NOUVEAUTÉ
Ce succès est tout dřabord fondé sur des nouveautés techni-
ques. Les progrès réalisés dans la construction des aéronefs à
voilure tournante au début du conflit algérien viennent démentir
les discours des opposants à leur utilisation militaire. Les héli-
coptères sont désormais fiables, robustes, dřun soutien technique
aisé, et leurs capacités dřemport ont considérablement augmenté.
Ainsi, les hélicoptères moyens, comme le Vertol H-21C ou le
Sikorsky H-34, permettent dřemporter de 10 à 15 combattants
avec leur armement et leur équipement, offrant une solution
technique viable aux unités. LřAlouette II, grâce à sa motori-
sation révolutionnaire par turbine qui lui permet de battre tous les
records de lřépoque, apporte au chef un moyen de commande-
ment souple et performant. Lřhélicoptère moyen, souple et aux
capacités de transport sans cesse améliorées, appelé aujourdřhui
hélicoptère de manœuvre, sřimpose comme lřoutil le plus perfor-
mant, autorisant la réaction rapide aux événements ; sa vitesse de
vol raccourcit considérablement les délais dřintervention entre les
zones dřattente et les unités au contact, tout en sřaffranchissant de
la plupart des obstacles.
Mais la nouveauté technologique nřa de sens que si elle est
mise en valeur par de nouvelles façons de penser le combat. Des
chefs audacieux et innovants dans la conduite de la guerre
irrégulière sauront donner cette dimension aux D.I.H. La person-
nalité du chef de bataillon Crespin, patron du G.H. 2, a déjà été
évoquée. Cřest un homme dřune grande force de caractère, au
parcours militaire exemplaire11. Chef charismatique, exigeant et

11
Adjudant en 1944, il gravira tous les échelons de la hiérarchie jusquřà celui
de colonel en participant à toutes les campagnes, dont celles dřEurope au sein
du 11e Choc.
Les détachements d‟intervention héliportés 455

anticonformiste, tantôt estimé, tantôt craint, jalousé ou critiqué,


lui qui a créé le G.F.H en Indochine souhaite voir lřA.L.A.T.
acquérir son entière autonomie et être dotée dřhélicoptères
lourds, seuls capables dřapporter la mobilité tactique aux unités
quřil appuie. Il se montrera particulièrement hostile aux tentatives
de lřarmée de lřAir de garder la mainmise sur le ciel algérien. En
effet, dans certaines zones, le P.C. Air se veut lřintermédiaire
indispensable à lřemploi de tout aéronef, ce qui soulèvera de
nombreuses difficultés dans lřutilisation des hélicoptères de
transport moyens. Ainsi, une instruction12 de décembre 1959
place tout héliportage sous les ordres dřun officier Air indépen-
dant du commandement de lřopération dřensemble. Les pilotes et
les troupes embarquées préfèrent faire référence à lřinstruction
précédente de février 1959 qui prévoit que :
Les moyens A. L. A. T. intégrés dans la manœuvre ne
sont en aucun cas employés suivant les procédés du
système d‟appui aérien, réservés aux moyens de
l‟Aviation13.

Cette instruction de décembre 1959 est donc très mal


accueillie par les unités parachutistes qui y voient, dřune part, une
preuve de méconnaissance profonde des opérations héliportées
fondées sur la souplesse, dřautre part un danger pour lřopération
elle-même en remettant en cause les principes du commandement
opérationnel. Le lieutenant-colonel Masselot, commandant le 18e
R.C.P., écrit ainsi :
Le document à caractère combiné n‟a apparemment
été écrit que par des aviateurs, dont le souci
permanent a été d‟introduire un officier de l‟Air dans
un circuit qui n‟en comportait nécessairement pas et
de lui préciser des prérogatives qui mettent dange-
reusement en cause le principe du chef responsable et
de l‟unité de commandement14.

12
Instruction n° 448/emi/3/op du 30 décembre 1959 sur les opérations
héliportées en Algérie.
13
Paul Gaujac, ŖLřaviation légère de lřarmée de terreŗ, Revue historique des
armées, n° 4, 1992, p. 14.
14
Cité par Paul Gaujac, art. cit., p. 14.
456 Stratégique

Le lieutenant-colonel Dufour, commandant le 1er R.E.P., est


encore moins tendre et écrit non sans humour :
Nous avons l‟engin qui nous permettrait la souplesse,
la surprise, la brutalité, qui autoriserait le fignolage,
qui garantirait la vitesse d‟exécution, qui laisserait la
place à toutes les variantes imaginables, et on l‟a
enfermé dans les règles rigides qui étaient en vigueur
pour l‟exécution d‟un raid de bombardement de nuit
sur Berlin en 1945. Le commandant de l‟unité héli-
portée a autant d‟initiative en cette matière que lors-
qu‟il prend le train d‟Alger à Oran. Dans la conjonc-
ture présente, je ne vois plus qu‟un avantage dans ces
engins : ils évitent de se fatiguer pour monter sur les
pitons. Je doute que ce soit là leur rôle15.

Un autre homme a une influence considérable dans lřaven-


ture. Le chef dřescadron Déodat du Puy-Montbrun, patron des
escadrilles mixtes opérationnelles au sein des D.I.H., fait preuve
dřune grande inventivité sur le plan tactique. Cřest lui qui crée le
premier un commando chargé dřassurer la récupération des équi-
pages dřaéronefs abattus ou accidentés en territoire hostile,
concept particulièrement novateur et qui fera école. Il sera dřail-
leurs gravement blessé au cours dřune opération de ce commando
en avril 1958. Les tactiques nouvelles vont surgir de la pensée de
ces hommes.
Les tactiques mises en œuvre dans leurs opérations hélipor-
tées sont une autre raison du succès des D.I.H. Les équipages
comme les chefs des unités appuyées sont particulièrement favo-
rables à lřimbrication complète des unités héliportées et des
escadrilles. Il ne sřagit plus désormais dřun simple jumelage. Le
D.I.H. est projeté directement sur le terrain, dans des zones
dřimplantation rebelle repérées par le renseignement et suscep-
tibles de justifier une intervention héliportée. Aux côtés du D.I.H.
sřadaptent des unités dřinfanterie légère, parachutistes essentiel-
lement, et le commandant du D.I.H. devient conseiller tactique du
patron du groupement terre. Au fil du temps, les tactiques
évoluent et gagnent en efficacité. Plusieurs D.I.H. peuvent être
regroupés afin de projeter une force suffisamment importante
pour envelopper la zone à contrôler. Lřinfiltration des hélicop-

15
Cité par Paul Gaujac, art. cit.
Les détachements d‟intervention héliportés 457

tères se fait désormais à très faible hauteur, afin de masquer les


axes de progression aux vues dřéventuels guetteurs et de créer la
surprise en jaillissant de ces cheminements invisibles au plus près
de la zone de poser. Cřest au sein des D.I.H que sont effectués les
premiers héliportages de nuit, au moyen de dispositifs dřéclairage
tactiques adaptés. Lřemploi complémentaire de lřavion léger
dřobservation et de lřhélicoptère de commandement se perfec-
tionne sans cesse. Le premier confirme les positions des unités
engagées au contact, guide les actions de lřappui aérien et de
lřartillerie et prépare les héliportages des unités dřintervention.
Le second apporte au chef tactique un moyen de commandement
particulièrement adapté à ces manœuvres fondées sur la combi-
naison de la vitesse et du choc.
Grâce aux capacités des ŖBananesř, les D.I.H. peuvent
mettre à terre des unités homogènes massives, parvenant à héli-
porter en une seule rotation une compagnie dřinfanterie organi-
que, permettant ainsi de faire basculer très rapidement le rapport
de forces en faveur des unités amies engagées. Les unités terres-
tres vont très rapidement intégrer cette toute nouvelle composante
dans lřélaboration de leurs missions, donnant naissance à une
véritable manœuvre aéroterrestre :
Les moyens de l‟aviation légère, et en particulier
l‟hélicoptère, [doivent] de plus en plus être consi-
dérés comme des véhicules de combat, de transport et
d‟observation analogues à la jeep et aux véhicules de
combat terrestres. Ces moyens doivent pouvoir s‟inté-
grer au dispositif tactique terrestre et être en mesure
de vivre en parfaite symbiose avec le combattant à
terre16.

Dès le lancement des opérations au sol, une flotte mixte


dřhélicoptères légers et moyens, incluant les moyens de comman-
dement, de transport, de renseignement et dřappui-protection, est
mise en place au plus près des unités engagées au sol. Intégré à la
flotte dřhélicoptères dřassaut, le commandant des troupes partici-
pant à lřopération héliportée peut contrôler et décider au cœur
lřaction, tout en restant en liaison étroite avec le commandant de
16
Lettre au ministre n°1834/EMA/ALAT du 18 février 1952, citée par
Guillaume Lasconjarias, ŖUn outil révolutionnaire au service de la contre-
guérilla : les hélicoptères dans la guerre dřAlgérieř, Cahiers de la Recherche
Doctrinale n° 14, p. 73.
458 Stratégique

la flotte dřaéronefs. Le lieutenant-colonel Château-Jobert, chef de


corps du 2e Régiment de Parachutistes Coloniaux, sřexprime ainsi
dans son compte-rendu de mission suite à lřopération Djedida :
L‟emploi des hélicoptères transporteurs modifie con-
sidérablement le déroulement classique des opéra-
tions en leur donnant un rythme accéléré. Le rythme,
facteur de succès, ne peut être entretenu et les
Sikorsky ne peuvent être employés avec leur pleine
efficacité que si le commandement de l‟opération
dispose depuis la minute précédant son déclenche-
ment jusqu‟à son démontage, d‟un moyen de com-
mandement “du même pied” que les Sikorsky, c‟est-
à-dire, à l‟heure actuelle, d‟un Bell17.

Les hélicoptères armés font progressivement leur apparition


au sein des D.I.H., afin de procurer appui et protection aux
détachements dřhélicoptères de transport de troupe. Cřest le cas
avec les hélicoptères Sikorsky H-34 Pirate, équipés dřun canon
de 20 mm en sabord, et détachés par lřarmée de lřAir au sein des
D.I.H. en 1960. Cřest aussi le cas de lřAlouette II équipée de
roquettes de 37 mm, qui équipe les D.I.H. dès 1959, mais dont
lřefficacité reste limitée.
Par ailleurs, il apparait très vite quřà lřimportance du ren-
seignement, de la surprise et de la vitesse dřexécution sřajoutent
des facteurs déterminants de la réussite de cette manœuvre
intégrée : lřentraînement et la combativité des troupes hélipor-
tées. Ainsi, les D.I.H. travaillent-ils de façon privilégiée avec des
unités spécialisées : parachutistes et commandos. Le binôme
troupes aéroportées et hélicoptère dřassaut révèle alors toute
lřefficacité du concept et lřhélicoptère devient ainsi un élément
essentiel de la manœuvre des parachutistes dans la guerre irré-
gulière. Le lieutenant-colonel Bigeard, commandant le 3e Régi-
ment de Parachutistes Coloniaux, considère ainsi que lřhéli-
coptère :
[…] ne peut être et ne doit pas, compte tenu du
potentiel qu‟il représente, être considéré comme un
moyen de transport, un véhicule commode, mais bien
comme un engin d‟assaut à employer avec une troupe
qui saura donner, par son élan, le rendement maxi-

17
Cité par Paul Gaujac, art. cit.
Les détachements d‟intervention héliportés 459

mum aux possibilités offertes par toutes interventions


utilisant la troisième dimension18.

Il maîtrise son sujet. En effet, dès le 22 février 1956, à


Djebel, il conduit lřopération Ŗ744ŗ : 43 fellaghas sont prison-
niers, 96 arrêtés, 92 fusils et 24 pistolets sont récupérés. Le
8 mars 1956, lřopération Ŗ962ŗ est encore plus fructueuse : 126
rebelles tués, 14 prisonniers, 114 armes récupérées, dont 1
mortier de 81 mm, 2 mortiers de 60 mm, 4 fusils mitrailleurs, 18
pistolets mitrailleurs et 65 fusils de guerre. La création des D.I.H.
va décupler les facteurs dřintervention de ces troupes extrême-
ment mobiles.
À lřissue des grandes opérations menées dans le cadre du
plan Challe en Kabylie et dans les Aurès, lřadversaire revient aux
bandes dispersées, obligeant les D.I.H à se scinder en demi-
détachement ou U.I.H. pour des opérations ponctuelles. Le reli-
quat des moyens est alors conservé en réserve, en mesure dřinter-
venir sans délai par une opération héliportée plus massive.
Créés sur un théâtre dřopérations exigeant, par des hommes
focalisés sur lřefficacité opérationnelle, les détachements dřinter-
vention héliportés sřavèrent une réponse parfaitement adaptée au
problème crucial posé par la lutte antiguérilla : la recherche
permanente dřéquilibre entre espace des opérations et volume des
forces engagées. Souples, rapides, fondés sur la liberté dřaction et
la grande initiative des hommes qui les mettent en œuvre, les
D.I.H. ont eu un rôle déterminant dans la lutte contre la guérilla
en Algérie. Rapatriés à lřissue des opérations en Algérie, ils
disparaissent pour laisser la place à cinq groupements de lřavia-
tion légère divisionnaire, qui regroupent tous les moyens ALAT à
lřéchelon de la division.
Le G.H.2 a été commandé successivement par : le lieute-
nant-colonel Marceau Crespin du 29 avril 1955 au 31 décem-
bre 1958, le chef dřescadron Déodat du Puy-Montbrun du 1er jan-
vier 1959 au 7 décembre 1960, le chef dřescadron Charles
Petitjean du 8 décembre 1960 à sa dissolution.

18
Cité par Paul Gaujac, art. cit., p. 10.
L’avion à hélice dans la lutte
anti-guérilla, archaïsme ou avenir ?
Jean-Christophe GERVAIS

n 2009, lřaviation compte quatre-vingt-dix ans

E dřexpérience dans le domaine de la lutte contre la


guérilla, depuis lřAir Control dans les colonies
britanniques en 1919. Cřest une durée assez respectable pour
mériter un rappel historique. Dans cette lutte, tous les types
dřappareils furent utilisés, du plus léger (monoplace dřobserva-
tion) au plus lourd, comme les bombardiers stratégiques B-52
Stratofortress utilisés durant la guerre du Viet-nam pour détruire
les tunnels et bunkers où se retranchait le Viêt-Cong1. Ces appa-
reils sont encore employés en Afghanistan, avec la différence que
leurs bombes sont désormais Ŗintelligentesŗ et guidées par GPS !
Si lřon fait abstraction de ces cas extrêmes, dans tous les
conflits asymétriques du XXe siècle, lřavion anti-guérilla par
excellence fut un avion dřassaut, chasseur-bombardier ou bom-
bardier léger. Dans certaines conditions, ce fut un avion de trans-
port ou un avion-école hâtivement transformé en avion de
combat. En 90 ans, suffisamment de modèles ont été testés en
opérations pour que lřon puisse dégager des tendances de fond
relatives à leur conception, qui expliquent leur succès ou leur
échec, quelle que soit la technologie de lřépoque.

Deux constats, qui sont des invariants :


 les guerres irrégulières suivent toujours un conflit clas-
sique de grande ampleur, comme 1914-1948 ou 1939-

1
Missions ŖArc Lightŗ.
462 Stratégique

1945. Cela sřexplique car, comme le souligne Gaston


Bouthoul, la guerre affaiblit le vainqueur comme le
vaincu2. Cet affaiblissement enhardit les peuples colo-
nisés et leur donne lřespoir dřaccéder à lřindépendance.
 les états-majors sont toujours très réticents à financer le
développement dřavions spécialisés antiguérilla, alors
que la fin du conflit majeur réduit grandement leurs
crédits, et quřon dispose dřune masse dřavions de sur-
plus de guerre3, jugés suffisants pour mater une rébel-
lion en lřabsence de toute opposition aérienne.

L’entre-deux-guerres
Tout au long des années vingt et trente, la Grande-Bretagne
est confrontée à une série dřinsurrections au Moyen et au Proche-
Orient, ainsi quřen Afrique de lřEst : Somaliland en 1919-1920,
Mésopotamie en 1921-1922, frontière nord-ouest des Indes en
1928, Aden (Yémen) en 1933, Palestine en 1936. La Royal Air
Force formule alors la doctrine de lřAir Control, prétendant sou-
mettre des pays immenses avec la seule aviation, épaulée par de
maigres troupes terrestres montées sur automitrailleuses.
La France nřest confrontée quřà deux rébellions, mais
celles-ci sont de grande envergure. La plus bénigne est la révolte
druze de 1924, au Levant (actuelle Syrie). La plus grave est la
guerre du Rif, dont les tribus sont regroupées par Abd-el-Krim de
1921 à 19254.
Français et Britanniques engagent, pour ces opérations de
Ŗpolice colonialeŗ, presque toujours des avions légers : De
Havilland DH.95 ou Breguet XIV B.2, tous deux des bombardiers
biplans biplaces, armés de mitrailleuses à la fois fixes (tirant dans
lřaxe de lřavion) et mobiles servies par un mitrailleur en place
arrière. Leur lenteur constitue un avantage, car elle leur permet de

2
Gaston Bouthoul, Traité de polémologie. Sociologie des guerres, Paris,
Bibliothèque scientifique Payot, 1970.
3
Stéphane Ferrard, ŖLes Britanniques et lřAir Controlŗ, Défense & Sécurité
Internationale (DSI) n° 34, février 2008, pp. 86-89.
4
Simone Pesquiès-Courbier, ŖLa guerre du Rifŗ, Icare, n° 121, 1987,
pp. 50-105.
5
David J. Dean (lieutenant-colonel), Airpower in Small Wars. The British
Air Control Experience, Maxwell, Air University Press, 1985.
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 463

bombarder avec précision malgré les viseurs rudimentaires de


lřépoque. Le remplacement du DH.9 par le Bristol Fighter
dřaprès-guerre se traduira paradoxalement par une dégradation
des résultats, car le second nřest pas doté dřun viseur de
bombardement !6
Les deux pays recourent également à lřaviation pour le
transport : déplacement de troupes pour les Britanniques, évacua-
tions sanitaires pour les Français. Dans les deux cas, cřest une
première mondiale.

Indochine (1946-1954)
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cřest juste
après la seconde guerre mondiale que la France connaîtra sa
deuxième guerre coloniale dřimportance en Indochine, de 1946 à
1954. La guerre mondiale a suscité la construction dřune incroya-
ble variété dřappareils de tous types, dans tous les pays, et en
quantité jamais vue. Mais la France, hors jeu dès juin 1940, nřa
pratiquement plus dřindustrie aéronautique en 1945 et doit utili-
ser des appareils de provenance étrangère, tant des anciens alliés
que des anciens ennemis. Ce sont des avions :
 japonais (Najikama Ki-43) ;
 allemands (Junker Ju-52 renommé AAC1 ŖToucanŗ,
Fieseler 156 Storch renommé Morane-Saulnier MS
500 ŖCriquetŗ, Siebel Si. 204 renommé NC 701
Martinet ;
 britanniques (Vickers-Supermarine Spitfire7, De Havil-
land Mosquito8) ;
 et surtout américains, les États-Unis finançant vers la
fin de la guerre 80 % de son coût, par une aide finan-
cière ou en matériels : P-63 Kingcobra, Grumann F6F
Hellcat, Grumann F8F Bearcat, B-26 Invader, Douglas

6
James S. Corum, ŖThe Myth of Air Control. Reassessing the Historyŗ, Air
& Space Power Journal, vol. XIV, n° 4, hiver 2000.
7
Claude A. Pierquet, Les Spitfire français, Rennes, éditions Ouest France,
1980, p. 19.
8
Mister Kit et Jean-Pierre de Cock, De Havilland Mosquito, Paris, Atlas,
collection spéciale la dernière guerre, 1979, p. 42.
464 Stratégique

C-47 Dakota, Fairchild C-119 Flying Boxcar, Con-


solidated P4Y-2 Privateer, etc. ainsi que des hélicop-
tères Hiller et Sikorsky.

Pratiquement tous ces avions sont utilisés à contre-emploi :


les avions de transport sont hâtivement transformés en bombar-
diers9, et les chasseurs de défense aérienne adaptés plus ou moins
bien à lřappui-feu (très mal pour le Spitfire10 et le Kingcobra11,
mieux pour le Hellcat12 et le Bearcat13).
Les Français, soucieux de ménager le Ŗcapital humainŗ,
font des prodiges dřaudace pour assurer, avec des Morane-
Saulnier 50014 puis des hélicoptères, lřévacuation sanitaire, ce qui
nřest pas une nouveauté, les Américains en font autant en Corée à
la même époque, mais aussi la récupération des équipages
Ŗcrashésŗ en territoire ennemi, et là il sřagit dřune première mon-
diale que les États-Unis imiteront au Viet-nam.

Malaisie (1948-1960)
A la même époque, confrontés en Malaisie à une guérilla
qui dure de 1948 à 1960, les Britanniques emploient les mêmes
tactiques, mais avec des avions de fabrication nationale, souvent
les mêmes (Spitfire, Mosquito). Vieillissants et souffrant beau-
coup du climat tropical, ils sont rapidement remplacés par des
avions à réaction, dont la Grande-Bretagne est le leader mondial
en 1945. Fidèles à leur tradition de déplacer les troupes par air,
les Britanniques utilisent désormais des hélicoptères livrés par les
Américains, plus adaptés pour déposer les commandos dans des
clairières en pleine jungle. Il sřagit, là encore, dřune première
mondiale.

9
Charles-Patrick Renaud, Aviateurs au combat. Indochine 1950-1954, Paris,
Grancher, 2004, p. 143.
10
Martelly (Commandant), ŖLes enseignements aériens de la Campagne
dřIndochineŗ, Forces Aériennes Françaises, n° 35, août 1949, p. 589.
11
Charles-Patrick Renaud, op. cit., p. 20.
12
Jean-Pierre De Cock et Mister Kit, F6F Hellcat, Paris, Atlas, 1981, p. 2.
13
J. Salini, ŖEn Indochine sur Bearcat (2e partie)ŗ, Le Piège, n° 150,
septembre 1997, pp. 25-30.
14
Charles-Patrick Renaud, op. cit., p. 16.
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 465

Algérie (1954-1962)
Lorsque la guerre dřAlgérie éclate en 1954, les Français,
dont lřindustrie aéronautique a repris sa place dans les premières
du monde, tirent parti de cette expérience. Les hélicoptères sont
utilisés à grande échelle, dans les divisions dřintervention héli-
portées (DIH), pour le transport des troupes, notamment les
Vertol-Piasecki modèle 43 Ŗbanane volanteŗ. Lřarmée de lřAir
expérimente, pour les escorter, un hélicoptère Sikorsky armé, le
Pirate. La Ŗchasse lourdeŗ mérite bien son nom, avec des avions
à réaction (Republic F-84 Thunderstreak, SNCASE 532 Mistral)
parfois imposants (SNCASO 4050 Vautour biréacteur) épaulés
par des avions à hélice. Le P-47 Thunderbolt, qui nřavait pu être
déployé en Indochine du fait de son poids15, sert intensément de
1954 à 195916, mais son heure de gloire remonte à 1943, et il se
fait vieux. Il est remplacé en 1959 par un autre appareil améri-
cain : le Douglas AD-4 Skyraider. Conçu en 1944 comme bom-
bardier-torpilleur, monoplace pour maximiser la charge offen-
sive17, il a été reconverti dans lřattaque au sol lors de la guerre de
Corée (1950-1953) où il sřest montré supérieur à tous les autres
modèles. Il se montre si valable en Afrique saharienne quřil y
restera jusquřen 1976-1977, tant au Tchad quřà Djibouti, pour
être remplacé par les biréacteurs SEPECAT Jaguar.
Lřarmée de lřAir développe à un niveau sans précédent
lřaviation anti-guérilla, avec les escadrilles dřavions légers
dřappui (EALA), dotées dřavions dřécole ou de liaison sommai-
rement armés de mitrailleuses et de roquettes. Après avoir expéri-
menté divers modèles français18, la standardisation du matériel est
obtenue par lřachat en 1956 aux Etats-Unis dřun important lot

15
Patrick Facon (dir.) Regards sur l‟aviation militaire française en Indo-
chine : 1940-1954 : recueil d‟articles et état des sources, Vincennes, Service
Historique de lřArmée de lřAir, 1999.
16
Lucien Robineau (général), ŖChasse lourde sur les djebelsŗ, Revue histo-
rique des armées n° 2, 1992, pp. 59-65.
17
Enzo Angelucci et Paolo Matricardi, Multiguide aviation – Les avions 5/
L‟ère des engins à réaction – U.S.A., Japon, U.R.S.S., etc., Elsevier Sequoia,
1978, p. 52.
18
Patrick Facon, ŖLřadaptation de lřarmée de lřair à la guerre dřAlgérie : la
lutte antiguérillaŗ, in Patrick Facon, Francois Pernot, Philippe Vial (dir.),
Regards sur l‟aviation militaire française en Algérie, 1954-1962, recueil
d‟articles et état des sources, Vincennes, Service Historique de lřArmée de
lřAir, 2002, p. 37.
466 Stratégique

dřavions dřentraînement North American T-6 G Texan, surnom-


mé le Ŗroi du djebelŗ 19. En 1959, le T-6 est remplacé par son
successeur plus moderne et puissant20, le T-28 Trojan, qui sera
rebaptisée ŖFennecŗ.

Viet-nam (1963-1975)
La guerre dřAlgérie se termine en 1962, et lřannée suivante
lřengagement des Américains au Viet-nam passe à la vitesse
supérieure. Initialement, ils pensent vaincre la guérilla en utilisant
les avions qui sřétaient révélés les plus efficaces avec les
Français : B-26 Invader, Skyraider rebaptisé A-1. Mais, trente
ans après leur construction, ces appareils sont à bout de potentiel
et doivent être retirés pour cause de fatigue des structures.
Lřappui-feu est désormais assuré par des jets à réaction : North
American F-100 Super Sabre, Mac Donnell F-4 Phantom, etc.
Les mêmes causes quřen Algérie produisent les mêmes effets : en
raison de leur vitesse, ils ne voyaient la plupart du temps pas
lřennemi, et déversaient leur charge de bombes ou de napalm à
lřemplacement marqué avec des roquettes fumigènes par un
contrôleur aérien avancé (Forward Air Controler ou FAC), à
bord dřun avion lent à hélice. Dřabord, ce fut le Cessna O-1 Bird
Dog monomoteur, puis le Cessna O-2, version militaire du
Cessna 337 Skymaster, bimoteur à la curieuse configuration
Ŗpush-pullŗ. Enfin, des modèles spécifiquement conçus pour
lřusage militaire virent le jour : Grumann OV-1 Mohawk et North
American (Rockwell) OV-10 Bronco. Ces bimoteurs dřaspect
plus classique se caractérisaient par une verrière débordant
largement sur les côtés, ce qui facilitait lřobservation vers le bas.
Comme les Français en Algérie, les Américains transformè-
rent en avions antiguérilla les aéronefs les plus lents dont ils
disposaient. Du biréacteur léger dřentraînement T-37, ils tirèrent
le A-37 Dragonfly, économique et efficace. Surtout, comme les
Français en Indochine, ils utiliseront leurs avions de transport
pour des missions offensives, assez peu avec des bombes
(Fairchild NC-123), mais surtout avec des mitrailleuses et canons

19
Jean-Pierre De Cock et Mister Kit, Le T-6 dans la guerre d‟Algérie, Paris,
Atlas, 1981, p. 43.
20
Patrick Facon, ŖLřadaptation de lřarmée de lřair à la guerre dřAlgérie : la
lutte antiguérillaŗ, op. cit, p. 37.
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 467

montés sur le flanc gauche, donc tirant sur le côté. Ces appareils
seront baptisés du terme générique Ŗgunshipŗ (canonnière). Leurs
performances et leur armement iront sans cesse croissant : au
AC-47 dérivé du C-47 Dakota de la seconde guerre mondiale
succéderont les AC-119G Shadow (ombre) et AC-119K Stinger,
dérivés du C-119 Flying Boxcar, et enfin la famille des AC-130
Spectre, dérivés du C-130 Hercules. La dernière version, le AC-
130U, est encore en service de nos jours, notamment en Irak.
La particularité de la guerre du Viet-nam est lřemploi
intensif des hélicoptères, au point quřon lřa baptisée ŖThe First
Helicopter Warŗ. Bien que cet engin ait été conçu en France en
1907, il nřest parvenu au stade de la production en grande série
que grâce à la puissance de lřindustrie américaine. Les héli-
coptères au Viet-nam remplirent presque tous les usages confiés
aux avions dans les conflits précédents : transport de troupes et
évacuation sanitaire (Bell UH-1 Huey), transports logistiques
(Boeing-Vertol CH-47 Chinook birotor), sauvetage au combat
(Sikorsky HH-3 Jolly Green Giant ou CH-53) et combat, avec des
mitrailleuses et des roquettes (UH-1E Iroquois puis AH-1
Cobra). Ces machines firent preuve dřune extraordinaire souples-
se, mais aussi dřune grande vulnérabilité aux tirs venus du sol,
surtout à partir de 1972 et de lřapparition des missiles sol-air
portables à guidage infrarouge SA-7 aux mains des Viêt-Congs.

Afghanistan (1979-1989)
Quatre ans à peine après lřévacuation en catastrophe du
Viet-nam par les derniers Américains en 1975, ce sera au tour de
lřURSS de sřattaquer à un petit pays en pensant remporter une
victoire facile : lřAfghanistan, en décembre 1979. Les missiles
sol-air (SA-7 fournis par la Chine ou Stinger fournis par les
Etats-Unis) reçus en grande quantité par la résistance feront un
carnage dans lřaviation soviétique, bien davantage que les canons
anti-aériens. Les seuls avions à hélice présents sur le théâtre
seront les avions de transport, mais toutes les générations de
chasseurs-bombardiers à réaction seront représentées : MiG-17,
MiG-21, MiG-23. Ce sera surtout le premier emploi opérationnel
du Sukhoï 25 Frogfoot, biréacteur dřattaque doté de multiples
points dřemport qui constitue lřéquivalent du Fairchild A-10
américain, un Ŗcamion à bombesŗ rustique mais terriblement
efficace. Lřindustrie aéronautique soviétique ayant conçu les plus
468 Stratégique

grands hélicoptères du monde, il lui fut relativement aisé de


transformer une machine de transport lourd (Mil 8) en hélicoptère
armé de canons et de roquettes (Mil-24 Hind). Leur mode dřatta-
que en semi-piqué ressemblait plus à celui des avions de combat
quřau vol stationnaire des hélicoptères.

Afghanistan II (2001-…) et Irak (2003-…)


Un troisième constat, fait par John Keegan : les guerres ont
tendance à toujours se reproduire dans les mêmes régions21, soit
que les populations sont particulièrement belliqueuses et éprises
dřindépendance, soit que les tensions géopolitiques ne sont
jamais réglées. Ce fut le cas de lřIndochine, avec les Français
puis les Américains, mais également de lřAfghanistan, après les
attentats du 11 septembre 2001, et de lřIrak (Ŗbanc dřessaiŗ de
lřAir Control britannique en 1920) depuis lřinvasion américaine
et la chute du régime de Saddam Hussein. Dans ces deux pays,
les Américains reproduisent les mêmes tactiques quřau Viet-nam,
avec pour innovation la technologie omniprésente : bombes à
guidage GPS, Network Centric Warfare, etc. On retrouve :
 le Close Air Support des chasseurs-bombardiers à
réaction (F-16, F-15E…) ;
 lřA-10 dřattaque au sol, utilisé comme le Sukhoï 25
soviétique ;
 les hélicoptères de transport (UH-60 Black Hawk) ou
dřattaque (AH-64 Apache et AH-66 Comanche) ;
 les Ŗgunshipsŗ AC-130U.

La profusion dřaéronefs lents (avions à hélice, hélicoptères)


utilisés en contre-guérilla jusquřà nos jours, leur emploi intensif
par un pays capable de réaliser le F-22 Raptor supersonique
furtif, doit amener à se poser la question : ces appareils ne
seraient-ils pas irremplaçables dans cette mission ?

21
ŖNon seulement les batailles tendent à se répéter sur des sites proches les
uns des autres (…) mais il arrive aussi fréquemment qu‟elles se déroulent
exactement au même endroit pendant de très longues périodes de l‟histoireŗ.
John Keegan, Histoire de la guerre (du néolithique à la guerre du Golfe),
Paris, Dagorno, 1996, p. 101.
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 469

UN MATÉRIEL PLUS ADAPTÉ À LA “GUERRE


MODERNE” ?
Lřarme aérienne, comme on lřa vu en quatre-vingt-dix ans
de contre-guérilla, est indispensable à la force terrestre occiden-
tale qui, par définition, est en situation dřinfériorité numérique
par rapport à la population du théâtre dřopérations, et parfois
aussi par rapport aux effectifs des insurgés. Sans lřacheminement,
le ravitaillement, la surveillance, lřappui quřassure lřaviation,
aucune force terrestre ne pourrait se maintenir une semaine dans
ce type de théâtres. Ce qui est vrai, cřest quřil lui manque cruel-
lement le matériel adapté à ces conflits.
Depuis quelques années, de plus en plus de spécialistes se
demandent si on ne devrait pas développer un véritable avion
dřarmes à hélice, afin de succéder dans la lutte antiguérilla aux
actuels appareils dřentraînement ou de liaison, à hélice ou à réac-
tion, sommairement armés, largement utilisés par de nombreux
pays dřAfrique ou dřAsie22.
Il existe quelques projets sur ce Ŗcréneauŗ, comme
lřEmbraer EMB-314 Super Tucano au Brésil, ou aux États-Unis le
US Aircraft Corporation A-67 Dragon, aux caractéristiques si
proches du Super Tucano quřil a visiblement été conçu pour ne
pas laisser à cet appareil lřexclusivité dřun marché prometteur qui
sřouvre.

Disons-le dřemblée : lřavion anti-guérilla idéal nřexiste pas,


ou plus. Les appareils actuellement en service présentent tous des
caractéristiques qui, si elles représentent un avantage dans leur
mission première (combat de haute intensité, transport, entraîne-
ment), deviennent des défauts rédhibitoires dans la guerre asymé-
trique. Les avions qui se sont révélés les plus efficaces, comme le
B-26 Invader, nřexistent plus. Il ne saurait être question de relan-
cer leur production, car la technologie sur laquelle ils reposaient
est dépassée, par exemple le moteur à pistons. Si lřon veut dis-
poser de lřavion anti-guérilla idéal de nos jours, il faut le
concevoir.

22
Jean-Louis Promé, ŖQuel type dřavion pour la lutte anti-guérilla ?ŗ,
Défense & Sécurité Internationale, n° 34, février 2008, pp. 82-85.
470 Stratégique

Sans disposer des compétences techniques pour concevoir


précisément un avion de ce type, voyons comment on pourrait
brosser les grandes lignes de son Ŗportrait-robotŗ.

1. Motorisation
Lřappareil est à hélice, cřest un fait acquis, pour pouvoir
patrouiller le plus lentement possible et observer ce qui se passe
au sol. Reste à déterminer quel type de moteur doit lřéquiper. De
toute évidence, le moteur à pistons appartient à lřhistoire. Au XXIe
siècle, il nřest pas raisonnable dřenvisager autre chose quřun
turbopropulseur. Celui-ci permet en effet de mieux doser la puis-
sance délivrée, dřun régime de croisière économique aux brutales
accélérations qui sont nécessaires lors des phases de combat.
Une controverse peut alors surgir entre tenants du mono-
moteur et du bimoteur. Ce dernier présente une sûreté supplé-
mentaire, car il est bien peu probable que les deux moteurs soient
victimes dřune panne ou soient touchés par lřennemi, ce qui
permet au bimoteur de rentrer Ŗsur une jambeŗ à sa base ou de se
dérouter vers un terrain de secours, ou au moins de regagner une
zone contrôlée par des troupes amies pour abandonner lřappareil.
Avec de lřentraînement, il est tout à fait possible de piloter un
bimoteur sur un seul moteur, en compensant la dérive par le
manche et le palonnier.
Le bimoteur est préférable, car avec des moteurs dřun
modèle courant il lui est possible dřatteindre un rapport puis-
sance/poids élevé, comme le B-26 ou le Pucara, ce qui est le
gage dřune grande agilité dans les évolutions brutales, et lui
donne une marge de sécurité quand il doit évoluer plus bas que
les reliefs les plus élevés dans les zones montagneuses.

2. Voilure
Une attention toute particulière devra être portée à ses
surfaces mobiles, becs de bord dřattaque ou volets au bord de
fuite, celles-ci ayant un impact très important sur la portance.
Cela lui permettra de combiner une vitesse de pointe élevée avec
une vitesse dřapproche des plus réduites, en vue de se poser sur
des pistes courtes.
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 471

3. Train
Les volets permettant un atterrissage court devront être
conjugués avec un train dřatterrissage particulièrement solide et
rustique, permettant dřopérer à partir de terrains sommaires. Le
train nřa pas besoin dřêtre très massif, il peut être relativement
léger, mais doté dřamortisseurs efficaces, sur le modèle de ceux
du Fieseler Storch ou du IA-56 Pucara.

4. Équipage
Biplace ou monoplace ? La première solution semble la
plus judicieuse, si lřon se réfère à lřexpérience des T-6 en
Algérie. En effet, pour laisser le pilote se concentrer sur les
manœuvres de lřappareil, il faut impérativement quřil y ait un
second membre dřéquipage, remplissant la fonction dřobserva-
teur. Le terme de Ŗnavigateur officier de systèmes dřarmesŗ
(NOSA) semble moins approprié, car est déjà employé pour les
avions de combat à réaction. Cet observateur-radio se concentre-
rait, lui, sur le repérage (visuel ou électronique) de lřennemi ou
des troupes alliées au sol, les liaisons phoniques ou de données
avec ces derniers, sa base et les autres aéronefs alliés évoluant à
proximité, et éventuellement la mise en œuvre de lřarmement.

5. Ergonomie
Le biplace étant acquis, quelle configuration adopter ? En
tandem, cas le plus fréquent depuis la Grande Guerre, ou côte à
côte ? La seconde solution maximise la communication entre les
membres dřéquipage. En repérage visuel, ils peuvent plus sponta-
nément se répartir les secteurs à observer, comme les veilleurs
sur la passerelle des navires, en fonction de leur côté du fuselage.
Lřélargissement de la cabine que cela suppose peut être modéré,
sřil se limite à la verrière qui déborde de chaque côté, comme sur
le Fieseler 156 ou le OV-1. En tout état de cause, il ne saurait
nuire excessivement aux performances aérodynamiques en aug-
mentant la section du fuselage et la traînée associée. En effet, la
traînée est proportionnelle à la vitesse, et nous avons vu que
celle-ci est réduite.
472 Stratégique

6. Sécurité
Une sécurité maximale devra être offerte à lřéquipage, pour
maintenir sa motivation. En effet la mission dřappui au sol a
toujours été la plus dangereuse.
Les réservoirs, les moteurs et lřéquipage devront être proté-
gés par un blindage. Les matériaux synthétiques ayant fait
dřénormes progrès, ce blindage pourra, comme sur le Super
Tucano, être majoritairement en kevlar plutôt quřen acier, ce qui
permettra un allègement de poids. Les membres dřéquipage
devront être munis de sièges éjectables Ŗzéro/zéroŗ23.

7. Équipements électroniques
Ce qui est primordial, cřest la qualité des liaisons de
lřappareil. En effet, moins que tout autre type dřaéronef, lřavion
antiguérilla nřagit pas isolément, dans un combat solitaire comme
celui du chasseur de défense aérienne. Outre les classiques
liaisons HF et VHF, il est nécessaire quřil dispose dřune liaison
numérique, via une antenne satellitaire. Son appareillage élec-
tronique, également mis en œuvre par lřobservateur, inclura un
FLIR et un GPS. Un radar de suivi de terrain est un matériel trop
onéreux pour notre avion à coût réduit.
Ce qui est primordial, cřest que lřappareil soit doté dřune
liaison de données du type liaison 16 (MIDS) afin de pouvoir
contribuer à dresser la Common Operational Picture (COP). En
effet, lřavion antiguérilla nřopère jamais totalement seul, comme
il a déjà été dit. Il compte donc, pour repérer lřennemi, non seule-
ment sur ses propres capteurs mais sur ceux des autres aéronefs
en vol, avec lesquels il est en contact permanent. Cela lui permet
de nřintervenir quřà coup sûr, et au cours dřune patrouille de
maximiser ses chances de pouvoir attaquer. Sřil est lřéquivalent
moderne du B-26 ou du Skyraider, le rôle que tenaient les MS.
500 ou les T-6 est désormais assuré par les drones bien plus que
par des aéronefs pilotés. La dissociation du Ŗcapteurŗ qui localise
lřennemi et de Ŗlřeffecteurŗ qui lřattaque nřest pas nouvelle.

23
Cřest-à-dire pouvant être utilisés à vitesse et altitude nulles, même lorsque
lřappareil est immobile au parking.
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 473

8. Armement de bord
En ce qui concerne lřarmement, le canon semble sřimposer.
Les mitrailleuses de petit calibre (7,5 millimètres) des T-6 ou les
armes lourdes (12,7 millimètres) des P-47 se sont souvent avérées
manquer de puissance. A lřinverse, un calibre de 30 millimètres
est idéal contre des engins (aéronefs, blindés) mais excessif pour
sřen prendre à des insurgés souvent légèrement équipés. Le
calibre de 20 millimètres semble le meilleur compromis entre le
poids et lřefficacité, si lřon en juge par les passes de Ŗstrafingŗ
dévastatrices des F8F Bearcat, des SNCASE Mistral ou des
Douglas A-1 Skyraider. Pour que ses tirs soient prolongés, ne
reproduisons pas le handicap du Spitfire en Indochine, qui ne
pouvait tirer que 15 secondes ! Chaque canon devra être appro-
visionné à 450 coups au moins, voire jusquřà 600.
En ce qui concerne leur nombre et leur emplacement, de
manière un peu paradoxale, la disposition semble plus importante
que le nombre. Celui-ci pourra être de deux, trois, voire quatre,
mais pas au-delà. Contrairement à la plupart des appareils de
lřhistoire de lřaviation, cet armement ne sera pas fixe et concentré
dans le nez (ou sur les flancs du fuselage), mais en tourelle orien-
table, pour pouvoir être pointé indépendamment des évolutions
de lřappareil. Davantage quřau Pucara, il ressemblera au B-26, et
encore plus au Northrop P-61 Black Widow24, mais inversé. Ce
chasseur de nuit américain de la seconde guerre mondiale, le seul
conçu expressément pour cet emploi par les États-Unis au cours
du conflit, avait en effet pour armement principal25 quatre canons
de 20 millimètres placés dans une tourelle télécommandée située
sur le dos du fuselage, qui nřétait pas commandée par le pilote
mais par un mitrailleur-observateur, suivant les indications de
lřopérateur radar. Cette configuration laissait libre le nez pour y
installer le radar26. La tactique de chasse aux bombardiers de nuit
de lřépoque consistait en effet à voler parallèlement à la cible,

24
Veuve noire, surnom de lřaraignée venimeuse du désert du sud-ouest
américain.
25
Celui-ci était complété par quatre mitrailleuses lourdes de plus petit calibre
(12,7 millimètres) fixes, tirant dans lřaxe de lřappareil, placées dans une
nacelle ventrale.
26
Enzo Angelucci et Paolo Matricardi, Multiguide aviation – Les avions 4/
La seconde guerre mondiale – U.S.A., Japon, U.R.S.S., etc., Bruxelles,
Elsevier Sequoia, 1978, p. 103.
474 Stratégique

mais légèrement plus bas, pour la tirer à courte distance sous


lřangle où non seulement elle était aveugle, donc inconsciente de
la présence de son agresseur, mais également la plus vulnérable,
offrant sans protection les fuseaux-moteurs, les réservoirs de
carburant et les bombes. Concernant un avion anti-guérilla, son
objectif est par définition au-dessous de lui, et non au-dessus.
Voici pourquoi la tourelle sera ventrale.

Elle permettra à lřappareil de combattre de deux manières


possibles :
 soit comme un bombardier léger, il sřalignera sur la
cible en léger piqué, pour larguer des charges offensi-
ves (roquettes, bombes), en tirant avec sa tourelle avant
et après la ressource, pour neutraliser la D.C.A. qui
sřopposerait à lui, sur le modèle du Curtiss SBC
Helldiver ou mieux, du B-26 Invader, pour lesquels ces
tourelles étaient à la fois offensives et défensives !
 soit comme un gunship, en cerclant autour de la cible
sans cesser de lřarroser, la tourelle pouvant être auto-
matiquement verrouillée sur la cible, grâce à ses coor-
données GPS, comme certaines fleurs (la plus connue
étant le tournesol) sřorientent vers le soleil tout au long
de la journée. Depuis la guerre du Viet-nam, les
progrès des armes guidées permettent de conjuguer ce
tir avec le largage de missiles à guidage infrarouge,
comme le Hellfire américain, voire dřarmes de
précision à guidage GPS, comme lřA2SM français ou
la JDAM américaine.

9. Charge offensive
Outre ses armes de bord, qui sont souvent le dernier
recours, lřappareil devra être en mesure dřemporter la panoplie la
plus vaste possible dřarmements : roquettes, bombes à guidage
laser ou GPS déjà évoquées, missiles air-sol.
La proposition de certains constructeurs de doter leur
appareil de missiles air-air pour lřautodéfense, comme le A-67
Dragon, est une vue de lřesprit : par définition, la guérilla nřa pas
de chasse à opposer à notre avion antiguérilla. Ce dernier nřa pas
vocation à être employé dans un conflit classique, pour ne pas
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 475

reproduire lřerreur des Pucara aux Malouines. Le serait-il que


face à un chasseur à réaction, la seule attitude pour un avion lent
est la fuite en zigzags le plus près du sol possible, et en aucun cas
une manœuvre audacieuse pour se placer en position favorable
(idéalement, par lřarrière) pour contre-attaquer et tirer un missile
sur lřennemi !
De manière similaire au AD Skyraider, pour simplifier la
fabrication et réduire le coût, la charge de guerre ne sera pas
emportée dans une soute au complexe mécanisme dřouverture,
mais simplement sous la voilure, qui devra être munie de nom-
breux points dřemport, au moins huit. La traînée engendrée par
ces charges demeurera limitée, eu égard à la faible vitesse de
lřappareil. Le seul défaut de cette disposition, cřest que des rebel-
les à lřœil aiguisé pourraient constater quels armements il reste à
lřappareil, et adapter leur attitude en conséquence. Cependant,
même une fois toutes ses charges offensives larguées, lřappareil
ne sera pas contraint à lřimpuissance ou à des actions symboli-
ques, comme le passage à très basse altitude dit show of force,
puisquřil lui restera son armement de bord.

10. Missions annexes


Enfin, notons que, grâce à sa faible vitesse, lřavion lent à
hélice pourra recevoir un emploi plus étendu que la lutte anti-
guérilla strictement dite, notamment en ce début de XXIe siècle,
où la synergie entre actions militaires et actions de sécurité publi-
que se renforce. Le Livre Blanc sur la Défense français réaffirme
leur complémentarité. Cela se voit dès à présent, avec la parti-
cipation des armées à la lutte contre le terrorisme27 ou le trafic de
drogue.
Cet appareil comblera un Ŗcréneauŗ de vitesse intermé-
diaire entre les hélicoptères et les avions à réaction supersoni-
ques. Cela lui permettre de se substituer à eux, représentant une
économie (par rapport aux jets) ou des performances accrues (par
rapport aux hélicoptères) pour de nombreuses missions :

27
Jean-Jacques Patry, ŖPuissance aérienne et engagements non-
conventionnelsŗ, Défense nationale et sécurité collective, n° 6, juin 2007,
pp. 89-96.
476 Stratégique

 patrouilles en mer pour intercepter les navires des


trafiquants de drogue, notamment dans les Caraïbes ou
entre lřAfrique du Nord et lřEspagne (go-fast) ;
 interception dřaéronefs plus ou moins lents (avions
dřaffaires ou de tourisme, hélicoptères, ULM) dans le
cadre des Mesures Actives de Sûreté Aérienne
(MASA), actuellement assurées par des hélicoptères de
liaison non armés (AS.555 Fennec) avec à bord un
fusilier-commando de lřair tireur dřélite ;
 pistage des automobiles utilisées par les criminels (éva-
dés de prison, braqueurs de convoyeurs de fonds, go-
fast sur autoroute) en restant à une altitude assez élevée
pour ne pas donner lřalerte à leur cible ;
 reconnaissance photo et infrarouge pour localiser cul-
tures de drogue (marijuana, cocaïne en Amérique
latine, opium en Asie) et laboratoires de raffinage ou
repaires de gangs criminels avant lřintervention des
forces au sol ;
 etc.

CONCLUSION
Lřavion lent à hélice, parfaitement adapté à la lutte anti-
guérilla, rétablira un peu lřéquilibre, en donnant aux pilotes
occidentaux une efficacité supérieure contre les rebelles, et en
diminuant dans une certaine mesure les risques quřils encourent.
Il pérennisera aussi lřaviation pilotée, qui dans certains projets est
menacée dřêtre purement et simplement remplacée par une flotte
de drones armés (Unmanned Aerial Combat Vehicle, UCAV). Or
nous avons vu, par des expériences anciennes de quatre-vingt-dix
ans (Air Control) ou très récentes (Afghanistan), que dans la
guerre insurrectionnelle moins que dans toute autre, on ne peut se
permettre les Ŗdommages collatérauxŗ qui dressent la population
locale contre les troupes étrangères. Lřintelligence artificielle du
robot, ou son contrôle à distance, ne sont et ne seront sans doute
jamais capables dřapprécier la situation locale aussi bien que le
pilote présent au-dessus du théâtre des opérations.
L’appui aérien
dans le cadre de la guerre irrégulière
Olivier ZAJEC

L e général Mattis, actuel commandant de lřUS Joint


Forces Command, déclarait significativement le
20 mars 2009 : ŖNous devons faire de la guerre
irrégulière une de nos compétences clés. Et ceci devient la
priorité numéro une du Commandement Interarmées. En utilisant
les retours d‟expérience de l‟Irak, de l‟Afghanistan et de la
seconde guerre du Liban, nous comptons y parvenirŗ. Dans ce
domaine, le récent manuel de contre-insurrection FM 3-24 Army/
Marine Counterinsurgency (COIN) Manual démontre lřévolution
des Ŗterriensŗ américains, ainsi que des Marines, vers une appro-
che irrégulière plus réaliste et moins unilatéralement Ŗtechnolo-
gisteŗ. Se pose, en revanche, dans ce contexte de guerre irrégu-
lière où la coopération interarmées devient cruciale, la question
de lřapport des armées de lřair, historiquement focalisées sur
lřAir Interdiction et lřattaque dans la profondeur. Culturellement
et techniquement, la pertinence de cet apport reste questionnée.
Lřexamen de la capacité dřappui-feu aérien dans un contexte
irrégulier ne permet-il pas, cependant, sans occulter les difficultés
inhérentes à ce domaine, de suggérer lřintérêt dřune intégration
systématique entre air et sol, compte tenu des nouvelles formes
de conflictualité et des terrains difficiles sur lesquels les forces
occidentales interviennent désormais1 ?

1
Une partie de lřargumentaire présenté ici Ŕ sous une forme complétée et
augmentée - trouve son origine dans lřétude Puissance aérienne et théâtre
urbain de juillet 2007, réalisée par lřauteur au profit du Centre dřétudes
stratégiques et aérospatiales.
478 Stratégique

LE BEL AVENIR DES GUERRES IRRÉGULIÈRES


Des guerres napoléoniennes à la guerre du Golfe, le combat
en Ŗterrain ouvertŗ a consacré de manière écrasante la supériorité
des forces occidentales, laquelle repose sur lřexpertise logistique,
la capacité à imposer le rythme de la manœuvre et surtout sur une
puissance de feu conventionnelle incommensurable, le plus
souvent délivrée Ŕ sous ses aspects les plus destructeurs - depuis
la troisième dimension. En mode symétrique ou dissymétrique,
cette supériorité perdure, comme la première séquence ŖShock
and Aweŗ de la seconde guerre dřIrak lřa montré en 2003. Plus
que jamais, face aux armées occidentales ou aux alliés soutenus
par ces dernières2, une des seules manières pour les groupes
terroristes ou les forces dřÉtats Ŗrebellesŗ de parvenir à mener
leur combat sans se faire détruire rapidement est donc de parier
sur une résistance de longue durée en terrain difficile (montagnes
afghanes et kurdes, jungle colombienne, villes et périphéries
urbaines irakiennes et palestiniennes), tout en multipliant les
tactiques asymétriques Ŕ y compris le terrorisme Ŕ pour Ŗuserŗ à
terme un adversaire moins endurci moralement.
Compte tenu des données de cette nouvelle équation, à
laquelle lřadversaire sřest brillamment et rapidement adapté, le
thème de la Ŗguerre irrégulièreŗ (Irregular Warfare) semble
prendre une importance croissante dans les réflexions des opéra-
tionnels, singulièrement aux États-Unis, à tel point que les
théories de ŖCOINŗ (counterinsurgency) les plus diverses pros-
pèrent aujourdřhui significativement sur le cadavre de la RMA
(Révolution dans les affaires militaires). Plus plastique que cette
dernière, la Transformation, autre démiurgie conceptuelle améri-
caine englobante, se contente de les absorber souplement. Un
numéro récent de la revue doctrinale de lřArmy américaine,
Parameters, illustre les conséquences de cette évolution. Y sont
traités successivement ŖUne manière de comprendre une insur-
rection à travers les réseaux sociauxŗ, la question de ŖLa contre-
insurrection néoclassiqueŗ, et ŖLa mesure de l‟efficacité opéra-
tionnelle dans le cadre d‟une guerre irrégulièreŗ. Illustrée en
Irak par le général Petraeus, lřapproche culturaliste devient,
comme le rappelle Patrick Porter dans la même revue, une valeur
centrale dans la formation des combattants américains. Dans le

2
Voir les programmes Foreign Internal Defense (FID) américains.
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière 479

nouveau manuel de contre-insurrection de lřArmy et des Marines,


le FM 3-24 Army/Marine Counterinsurgency (COIN) Manual, le
terme Ŗcultureŗ revient ainsi 80 fois, et Ŗculturelŗ 90 fois. Avant
de Ŗmodéliserŗ un adversaire ou de lui assigner des Ŗkill boxesŗ
verrouillées où il se laissera détruire, on redécouvre quřil faut le
comprendre, saisir sa psychologie, ses réflexes, son rapport au
temps, à lřaltérité, son degré de résilience, pour la simple raison
que ce même adversaire, défait sur le terrain symétrique, se
retrouvera sous dřautres avatars durant toute la phase de stabili-
sation, et ce pendant plusieurs années. Le déchiffrement de la
Ŗgrammaire des insurrectionsŗ (et lřanticipation des mouvements
de lřadversaire) est à ce prix : lřArmée américaine avait eu
tendance à lřoublier depuis le Viet-nam.
Pour obtenir la Ŗvictoireŗ (une notion de plus en plus
volatile), cette approche est dřautant plus fondamentale que les
terrains Ŗdifficilesŗ chers aux irréguliers amplifient, en quelque
sorte, le brouillard culturel qui nimbe lřennemi des forces de
stabilisation. Pour prendre lřexemple emblématique du théâtre
urbain (appelé sans doute à devenir le lieu dřaffrontement privilé-
gié entre réguliers Ŗstabilisateursŗ et irréguliers Ŗasymétriquesŗ),
on constate que le grouillement permanent, lřanonymat coloré et
la complexité architecturale des mégapoles de lřex tiers-monde
garantissent une invisibilité relative à lřadversaire. Dans ces
conditions, contre qui se bat-on ? Qui frapper ? Quand ? Avec
quel effet ? Pour lřanalyste Franck Hoffman, la tendance sřinscrit
dans la durée : ŖComme le montrent les insurrections en Afgha-
nistan, en Colombie et dans les Philippines, la guérilla rurale n‟a
pas disparu, mais le terrain complexe des centres urbains mon-
diaux s‟impose aujourd‟hui comme la jungle des terroristes pour
le XXIe siècle. Les conflits irréguliers ne se limitent pas au combat
urbain. Cependant, la fréquence et l‟intensité des conflits urbains
deviennent des facteurs de plus en plus importants pour notre
compréhension de la guerre irrégulièreŗ3.

L’ARMÉE DE L’AIR DANS LE CONFLIT IRRÉGULIER :


EN DÉCALAGE ?
Pour lever ce brouillard et clarifier les objectifs dřinter-
ventions militaires de plus en plus soumises à la pression intense

3
Parameters, revue doctrinale de lřUS Army, été 2007
480 Stratégique

des décideurs politiques, toutes les logiques capacitaires des


outils militaires occidentaux sont invitées à être repensées selon
le prisme irrégulier, sans pour autant abandonner les missions
conventionnelles tournées vers les conflits majeurs. Cette
Ŗconversionŗ, au sens étymologique, nřest pas contre-nature pour
les forces terrestres, bien loin de là. Il leur suffit de se pencher sur
leur histoire pour y retrouver assez facilement la mémoire de
conflits Ŗirréguliersŗ nombreux, quel que soit le nom quřon leur
donnait alors (de la Ŗpetite guerreŗ aux Ŗopérations autres que la
guerreŗ ou Ŗde basse intensitéŗ en passant par la Ŗcontre-insur-
rectionŗ). Pour les forces aériennes, la chose est plus problé-
matique. Lřemploi de la puissance aérienne dans le cadre de la
guerre irrégulière est-il vraiment Ŗnaturelŗ, compte tenu de la
culture des armées de lřair occidentales, marquées par une fasci-
nation pour la technologie, une suprématie historique de la chasse
et la prégnance de lřhéritage du bombardement stratégique ? Du
côté américain, William Dean, de lřUSAF air command and staff
college, insiste sur ce biais culturel : ŖA l‟exception notable de
l‟école d‟état-major des Marines, les établissements américains
de formation militaire négligent l‟étude des guerres limitées.
L‟US Air Force est en général carrément hostile aux études
historiques, au point que beaucoup de ses responsables considè-
rent qu‟il ne s‟est rien passé avant Desert Stormŗ4. Nřest-ce donc
pas vouloir Ŗtordreŗ artificiellement leur nature que de demander
à ces armées de lřair, censées être focalisées sur des appareils de
supériorité aérienne depuis la fin des guerres de décolonisation,
de combattre dans le cadre dřune lutte irrégulière, face à un
adversaire le plus souvent non-étatique, réfugié dans les terrains
difficiles (villes, jungles, montagnes), ayant pour toujours aban-
donné uniformes, ordre de bataille blindé, colonnes de chars et
défense ferme, à lřaffût de toute exploitation médiatique dřéven-
tuels dommages collatéraux et nřoffrant, en fin de compte, plus
aucune cible traditionnelle à la puissance de feu des aéronefs
modernes ? De fait, concernant lřaviation, la lutte souple et
déconcentrée contre une guérilla mobile et inventive nřest pas la
première image qui sřimpose à lřesprit. En revanche, Berlin en
1945, Stalingrad en 1942, les villes britanniques confrontées aux

4
William Dean III, USAF Air Command and Staff College, ŖLes guerres
limitées et le futur de lřarme aérienne : enseignements de lřhistoire récenteŗ,
Penser les ailes françaises n° 12, CESA, janvier 2007.
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière 481

bombardements allemands, la destruction de Dresde, ou plus


récemment Grozny demeurent ancrées dans la représentation
symbolique du rôle de la puissance aérienne. Pour certains
analystes Ŕ et certains opérationnels Ŕ qui sřinscrivent dans ce
schéma hérité de lřhistoire, lřéquation qui consisterait aujourdřhui
à opposer une bombe de 250 kilos larguée de 10 000 pieds à un
poseur dřIED5 équipé dřun téléphone portable rustique en train
dřopérer à un carrefour urbain non loin dřun marché un jour de
grande fréquentation, nřa donc plus aucune pertinence (coût
disproportionné de lřarmement délivré compte tenu du résultat
obtenu, dommages collatéraux). Dans la foulée, les mêmes
critiques mettent en avant une théorie des avantages comparatifs
appliquée à lřinterarmées, en soulignant que la troisième dimen-
sion nřest plus la chasse gardée de lřarmée de lřair : les terriens
disposent de drones, dřhélicoptères, des moyens plus Ŗsouplesŗ
offrant lřavantage dřêtre Ŗà leur mainŗ en termes de doctrine
dřemploi, de formation, de modes dřaction (et donc suscitant une
confiance plus grande que lřappui-feu délivré par une armée
différente, en particulier dans les conditions délicates de la lutte
irrégulière). Il resterait, en somme, aux aviateurs à se recentrer
sur leurs missions traditionnelles, par ailleurs essentielles :
défense aérienne, acquisition de la supériorité dans la troisième
dimension au-dessus dřun théâtre, bombardement stratégique si
conflit majeur il y a, dissuasion nucléaire en cas de montée aux
extrêmes. Sans compter les défis spatiaux, créneau sur lequel se
positionnent toutes les armées de lřair modernes.

INTÉGRATION AIR-SOL DANS UN CADRE


IRRÉGULIER : LA QUESTION DES APPUIS
Ce Ŗpartage du mondeŗ capacitaire appliqué aux nouvelles
guerres fait bon marché dřune réalité : la doctrine dřemploi, les
moyens et les missions de la puissance aérienne se sont eux aussi
adaptés aux nouveaux conflits, en repensant toute la gamme des
appuis disponibles dans le cadre irrégulier. Dans un grand nom-
bre de domaines, de fait, lřapport de lřarmée de lřair sřavère peu
facilement remplaçable, que le conflit soit irrégulier ou non. Pour
le comprendre, il faut sřattacher au fond du problème qui semble

5
Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé (bombe artisa-
nale, commandée à distance le plus souvent).
482 Stratégique

bien être, non pas lřopposition stérile entre deux logiques cultu-
relles, mais bien la combinaison des moyens aériens et terrestres,
les premiers venant en appui des deuxièmes Ŕ ou les deux fonc-
tionnant de manière totalement intégrée - de manière à atteindre
un effet final adéquat. Si lřon prend un exemple français, on
constatera que la Ŗdoctrine interarmées de lřappui aérienŗ de
lřÉtat-major des Armées (EMA) entend conserver à cette notion
dřappui un caractère générique et donc ouvert : ŖAppui aérien :
ensemble des actions menées par une composante disposant de
moyens aériens au profit d‟une autre composante agissant sur
terre ou sur mer, pour obtenir un effet fixé sur un objectif de
niveau opératif ou tactique, tout en recherchant un emploi opti-
misé des forcesŗ6. Lřapplication de cette définition à lřéventail
des capacités de lřarmée de lřair peut être résumée à quatre
grands domaines :
- Transport (logistique, évacuation sanitaire, etc.) ;
- Renseignement (reconnaissance, surveillance, obser-
vation, identification) ;
- Opérations psychologiques, guerre électronique ;
- Appui-feu (Air Interdiction et Close Air Support).

En conflit irrégulier, lřemploi de la puissance aérienne sous


les espèces du transport ne pose aucun problème du point de vue
terrien, ce qui est somme toute logique et compréhensible : la
puissance aérienne permet une projection au loin dans des délais
contraints et offre à une force engagée en terrain difficile la
possibilité de se ravitailler, dřeffectuer les relèves indispensables
si lřaction entre dans la durée, et dřévacuer les blessés sur court
préavis. Il en va de même de la reconnaissance aérienne et du
renseignement depuis la troisième dimension : forte de sa
rapidité et de son rayon dřaction dans toute lřétendue du théâtre,
la puissance aérienne permet que les centres de gravité adverses
ne soient plus sanctuarisés, et que les zones lacunaires entourant
les terrains difficiles (villes, montagnes) soient prises en compte ;
la puissance aérienne, avec lřaviation de combat, les moyens
satellitaires et les drones, permet aussi dřobtenir ce que les

6
Doctrine interarmées de l‟appui aérien, PIA n°03.233, titre 1 : lřappui
aérien par le feu, État-major des armées, division emploi, n° 798/DEF/EMA/
EMP.1/NP du 25 juillet 2006.
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière 483

Anglo-Saxons appellent la ŖGod eye‟s viewŗ, ou vision totale du


champ de bataille. Cette capacité contribue à frapper à distance, à
surprendre, et surtout à anticiper. Avec les drones, en particulier
de niveau stratégique donc opérés par les armées de lřair
(MALE), la puissance aérienne apporte une persistance extrême-
ment précieuse en matière de connaissance de la situation opéra-
tionnelle et de renseignement jour/nuit et en temps réel. Concer-
nant la guerre électronique, ou de la fourniture de relais de
communication, lřavantage en contexte irrégulier est réel : les
adversaires, fondus dans la population, continuent à Ŗporter leur
uniforme dans le spectre électromagnétiqueŗ, il sřagit donc de
disposer de capacités ROEM7 suffisantes pour intercepter les
communications de lřadversaire et reconstituer son réseau infor-
mationnel. Il est intéressant que les armées de lřair puissent les
fournir. En résumé, les trois domaines et capacités dřappui ci-
dessus, fournis par la puissance aérienne, sont indispensables à la
survie des forces terrestres en terrain difficile, face à un adver-
saire réfugié dans des zones inaccessibles ou mêlé à la popula-
tion. Peu dřanalystes semblent le contester. Le problème nřest
donc pas là, mais concerne bien plutôt lřappui-feu, et particu-
lièrement lřappui-feu rapproché (Close Air Support).

LE CAS EN TERRAIN DIFFICILE ET EN CONTEXTE


IRRÉGULIER
Force est en effet de constater que lřappui-feu rapproché
depuis la troisième dimension dans un cadre irrégulier pose
immédiatement beaucoup plus de questions, suscite beaucoup
plus de méfiance et engendre bien davantage de débats que le
transport ou le renseignement. Deux difficultés sont mises en
avant, de deux types différents :
- Technico-culturel : le risque de tirs fratricides et la
difficulté de coordination persistante entre troupes
terrestres et pilotes de lřarmée de lřair, ces derniers
sřétant jusquřà récemment focalisés sur des missions
moins aéroterrestres ;
- Contextuel : lřinadaptation de lřaviation à un théâtre
irrégulier compliqué (critique qui concerne surtout la

7
Renseignement dřorigine électromagnétique.
484 Stratégique

Ville), dans lequel lřappui-feu rapproché engendrerait


plus de difficultés quřil nřapporterait de solutions.

La première difficulté se retrouve mentionnée dans les


textes officiels français : ŖLa différence essentielle entre le Close
Air Support et l‟Air Interdiction réside dans le degré de coordi-
nation requis entre les missions aériennes, le feu et le mouvement
des forces amies. Dans le cadre du CAS, cette coordination doit
être la plus détaillée possible, afin d‟éviter les tirs fratricides et
de guider les vecteurs sur les ciblesŗ8. Dans Aviation Urban
Operations, Are we training like we fight ?9, publié en septembre
2004, le LCL Todd Kemper, de lřUSMC, rappelle la tragédie de
la bataille de Nasiriyah le 23 mars 2003 en Iraq, opération
interarmées combinée durant laquelle un A10 fournissant un
appui-feu rapproché aux troupes terrestres avait tiré par erreur au
canon de 30 mm sur une section de Marines en progression,
faisant 18 morts. Le CAS, rappelle Kemper, est essentiel, et à
Nasiriyah, avait grandement aidé les troupes à pénétrer dans la
ville et à avancer. ŖMais nous savons aussi, écrit-il, qu‟aucune
action aérienne n‟est plus complexe et confuse que celles effec-
tuées dans un environnement urbainŗ.
Reste que les retex américains soulignent pourtant ce
besoin dřappui-feu depuis la troisième dimension dans un cadre
irrégulier. La leçon des conflits récents joue ici à plein : une
combinaison dřeffets efficaces ne peut être atteinte dans un
environnement complexe sans une intégration entre les capacités
terrestres et aériennes, (que cet environnement complexe soit
urbain ou autre). Et le terme Ŗappuiŗ est à prendre au sens large,
incluant tant lřappui-feu ou CAS que le brouillage électronique,
le show of force, ou lřescorte de convois. Pour autant, les
responsables opérationnels américains estiment encore que les
procédures de coordination nécessitées par cet appui ne sont pas
assez maîtrisées par les troupes terrestres américaines envoyées
sur le terrain : ŖLes entraînements de combat soulignent le besoin

8
Doctrine interarmées de lřappui aérien, PIA nþ03.233, Titre 1 : lřappui
aérien par le feu, État-major des armées, division emploi, n° 798/DEF/
EMA/EMP.1/NP du 25 juillet 2006
9
Lieutenant-colonel Todd G. Kemper, USMC, Aviation Urban Operations,
Are we training like we fight ?, Air War College Maxwell Paper n° 33 Air
University Press, Maxwell Air Force Base, Alabama, septembre 2004.
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière 485

de coordination air-solŗ10. Cřest une des conclusions qui émerge,


entre autres, dřun article de 2007 de la revue spécialisée National
Defense. Un pilote de la Navy sřy plaint du manque de formation
des JTAC (équipes de contrôleurs aériens) de lřArmy engagés au
sol en Afghanistan11 : ŖSur une douzaine d‟engagements, jamais
nous n‟avons disposé d‟un JTAC compétent au sol. Nous n‟avons
jamais eu de coordonnées suffisamment précises pour nos
JDAMŗ12. ŖSouvent, le contrôleur aérien nous poussait sur une
fréquence où l‟on se retrouvait avec un jeune gars paniqué, pris
sous le feu et demandant de l‟aide (…)». Ce qui ne facilitait pas
le dialogue. Pour le même pilote, Ŗnous nous attendons à des
contrôleurs aériens qualifiés…le monde réel ne ressemble pas à
l‟entraînement que nous avons euŗ. Pour régler ces problèmes,
lřArmy américaine voudrait disposer dřun Ŗcoordinateur interar-
mées des feuxŗ13 dans chaque section, mais lřobjectif semble trop
ambitieux. Pourtant, le retour dřexpérience dřAfghanistan et
dřIraq montre que la puissance aérienne fournit un appui-feu
rapide et persistant lorsque les forces au sol en ont besoin et que
cet appui-feu depuis la troisième dimension est apprécié des
forces terrestres engagées dans les combats difficiles des monta-
gnes afghanes ou des villes irakiennes. Lřobjectif semble donc,
pour les Américains confrontés à ce besoin mis en lumière par le
retex, de disposer dřune formation et dřun entraînement plus
poussés et plus réalistes, au bénéfice de leurs JTAC, et singulière-
ment de ceux de lřArmy. De fait, lřexercice de Close Air Support
emblématique aux États-Unis, Air Warrior, demeure encore
conventionnel, et peine à sřadapter aux conditions des opérations
de stabilisation en milieux complexes et irréguliers14. Jusquřici,
dřřautre exercices comme Green Flag, organisé au National
Training Center de lřArmy à Fort Irwin en Californie, réunis-
saient certes capacités aériennes et terrestres. Mais Green Flag
était jugé encore trop Ŗterro-terrestreŗ, selon les dires des spécia-

10
Grace Jean, ŖCombat Drills Stress Air-Ground Coordinationŗ, National
Defense Magazine, juillet 2007.
11
Sandra I. Erwin, ŖAir-Ground Coordination in the Battlefield Found
Lackingŗ, National Defense Magazine, juillet 2007.
12
Joint Direct Attack Munition, tirée sur coordonnées.
13
Joint Fires Officer (JFO)
14
Voir les critiques du lieutenant-colonel Phil M. Haun, de lřUSAF, ŖThe
Nature of Close Air Support in Low Intensity Conflictŗ, Air & Space Power
Journal, automne 2006.
486 Stratégique

listes du Joint Forces Command‟s Joint Fires Integration and


Interoperability Team15. Lřécueil à franchir restait le trop bas
niveau dřentraînement des JTAC de lřArmy, accusés, par déca-
lage de culture opérationnelle, de méconnaître les apports de la
puissance aérienne. La solution, pour certains spécialistes améri-
cains, serait de mettre sur pied “un concept qui permette que
l‟aviation soit partie intégrante de l‟entraînement de niveau
brigade. L‟état-major de cette dernière l‟intégrera mieux, et les
aviateurs comprendront mieux ce dont les forces au sol ont
réellement besoinŗ. Les leçons de lřIrak ont porté. Lřune des
principales est, semble-t-il, le besoin dřune meilleure coordina-
tion interarmées dans le domaine de lřentraînement au CAS, en
ville, dans les zones périurbaines et dans tous les terrains diffi-
ciles. Pour améliorer la coordination et la connaissance partagée
entre terriens et aviateurs, un exercice semi-annuel de pré-
déploiement, Atlantic Strike, a donc été monté aux États-Unis.
Cet exercice mêle des fantassins motorisés sur humwees, des
drones à voilure tournante équipés du système ROVER16, et des
avions de combat. Lřexercice est dirigé par un commandant de
lřAir Force. Le rôle des JTAC (Joint terminal attack controllers),
chargés de guider depuis le sol lřaction des avions de combat, est
central dans lřexercice. Pour de nombreux soldats de lřArmy
engagés dans lřexercice, le travail avec les JTAC a été, à partir de
2007, une découverte. Lřexercice Atlantic Strike reflète donc le
souci dřinclure totalement les capacités de la puissance aérienne
dans les environnements complexes de la guerre irrégulière,
comme le théâtre urbain. De plus, du point de vue de lřinterarmi-
sation des procédures, les Américains font aujourdřhui preuve de
volontarisme. Ainsi, en septembre 2004, les marins, aviateurs,
terriens et commandos ont signé un Ŗjoint close-air support
memorandum of agreementŗ visant à standardiser la procédure et
les terminologies employées par les aviateurs et les contrôleurs
au sol. Cet effort concerne aussi les procédures de commande-
ment et de contrôle des différents services. Tous les services
doivent donc en théorie partager le même Ŗ9 lines briefingŗ,
formé des neuf types dřinformations nécessaires au pilote pour

15
Colonel de lřUSMC Lawrence Roberts cité dans ŖArmy, Air Force
Should Combine Combat Trainingŗ, National Defense Magazine, juillet 2007.
16
Remotely operated video enhanced receiver, permettant aux forces terres-
tres de recevoir des données transmises par des senseurs aériens, drones ou
avions de combat, quelles que soient les conditions.
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière 487

frapper une cible avec précision, le point fondamental de ce


Ŗbriefŗ étant surtout la position des troupes amies. On retrouve
dans cette évolution les recommandations du JP 3-09/3 concer-
nant le besoin absolu de mêmes référentiels, de mêmes procé-
dures, et de mêmes équipements pour rendre efficace le CAS en
milieu difficile. Ce MoU est également destiné à être Ŗdiffuséŗ
dans lřOTAN. En ce qui concerne lřOTAN, on remarquera que la
doctrine interarmées américaine est répliquée quasi-intégralement
dans les documents doctrinaux de lřAlliance, influant de manière
extrêmement forte sur les standards et les procédures.

Concernant la deuxième difficulté (contextuelle) liée au


CAS, le document américain JP 3-09.3, Joint Tactics, Techni-
ques, and Procedures for Close Air Support (CAS) est très
explicite en listant les principaux écueils de lřappui-feu aérien en
milieu urbain (un des champs dřengagement Ŗirrégulierŗ
majeurs) :
- Ŗcanyonsŗ urbain créés par les immeubles ;
- déconfliction aérienne difficile dans un espace restreint ;
- règles dřengagement restrictives ;
- difficultés à analyser les menaces ;
- présence de non-combattants ;
- risque de dommages collatéraux ;
- difficultés à maintenir les communications ;
- besoin de systèmes de C2 fiables et redondants ;
- signatures infrarouges perturbées (proximité dřautres
bâtiments, températures urbaines);
- menaces anti-aériennes (armes légères, MANPADS)
affectant particulièrement les hélicoptères ;

Ces difficultés sont peu contestables, malgré les améliora-


tions en termes de précision apportées par les nouvelles muni-
tions guidées délivrées depuis les airs. Pour autant, et même si
80 % des conflits se dérouleront demain en environnement
urbain, on sent bien que faire de la ŖVilleŗ le seul enjeu de la
guerre irrégulière implique une vision partielle du théâtre des
opérations. Les zones lacunaires ou semi-lacunaires entourant les
villes et les quartiers dřhabitation denses demeurent, en effet,
essentielles pour le fonctionnement de lřensemble du milieu
urbain. Ce rapport dřinterdépendance est fondamental. En agis-
sant sur ces zones annexes plus ouvertes, il est possible de porter
488 Stratégique

des coups durs au dispositif irrégulier ennemi. On le saisit


pleinement en revenant, du côté français cette fois-ci, à un article
publié en 2006 dans la revue Doctrine du CDEF17. Ses rédac-
teurs, officiers supérieurs de lřarmée de terre, introduisent la
notion de Ŗzones refugesŗ : ŖConscientes de leurs vulnérabilités
dans les zones urbaines lorsqu‟elles sont confrontées dans la
durée à des forces conventionnelles, les organisations terroristes
et les guérillas ont développé une stratégie globale dans
lesquelles les zones urbaines et les zones refuges jouent des rôles
complémentaires. Les premières leur servent de “champs de
bataille” militaires et politiques, les secondes de zones d‟attente
et de préparation. En effet, les mouvements insurrectionnels ne
peuvent agir efficacement sans disposer de bases arrières sûres,
situées le plus souvent dans des régions rurales faiblement
peuplées, difficiles d‟accès, préférentiellement montagneuses ou
boisées et adossées à une frontière. Même lorsqu‟ils disposent
d‟un sanctuaire dans un pays ami, les mouvements terroristes et
les guérillas sont obligés de constituer des bases relais dans la
profondeur du territoire où ils combattent. Les zones refuges ont
une importance vitale dans le dispositif ennemi parce qu‟elles lui
permettent de s‟entraîner, de s‟équiper, de se ravitailler, de
planifier et de diriger ses opérations, de se reconditionner en
toute sécurité et d‟y expérimenter son modèle politico-religieux et
économique. Mais elles constituent aussi des points de vulnéra-
bilité car elles concentrent l‟essentiel de ses moyens, de son
personnel, de ses centres de commandement, de ses flux logisti-
ques et financiers. Elles constituent finalement, à l‟instar des
villes, des nasses potentielles puisqu‟elles sont les seules zones
où il ne peut pas appliquer systématiquement sa tactique fondée
sur l‟esquive. Ces zones refuges doivent donc constituer pour nos
forces un objectif militaire prioritaire qui, s‟il est atteint, détruira
“dans l‟oeuf” les fondements de l‟organisation ennemieŗ. La
présentation est convaincante. Notons que dans le cadre irrégu-
lier, ces zones refuges peuvent correspondre tant à la périphérie
urbaine anarchique (bidonvilles) quřà des zones rurales boisées
ou montagneuses, isolées. Quoi quřil en soit, il faut donc, pour
contrôler la ville, contrôler les flux reliant ces zones annexes au
cœur urbain. Ce qui semble possible : les déplacements y sont

17
Lieutenant-colonel de Courrèges, Givre et Le Nen (EMAT), ŖZone
urbaine et engagements futurs : une autre approcheŗ, Doctrine, n°10.
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière 489

repérables, la manœuvre y retrouve ses droits. Les rédacteurs


poursuivent donc: ŖCe sont (…) des combats interarmes et
interarmées de haute intensité qui attendent les forces terrestres
dans les zones refugesŗ. Cřest un fait, les zones périphériques
sont essentielles pour Ŗtenirŗ une ville, et les contrôler peut
contribuer à asphyxier une insurrection. Le point à retenir est
pourtant ici quřun tel raisonnement ne peut concerner seulement
les forces terrestres : dans les zones annexes, périphériques ou
refuges entourant la ville, lřapplication de feux depuis la
troisième dimension trouve un espace dřaction et de mise en
œuvre singulièrement élargi par rapport aux difficultés du bâti
urbain plus dense. Que ce soit en matière de frappe, de recon-
naissance, de surveillance, dřobservation, ou dřidentification, la
puissance aérienne trouve là un emploi important, au grand
bénéfice des forces terrestres, y compris sous la forme dřun
appui-feu rapproché.

UNE DIMENSION POLITIQUE


Au-delà de lřappui-feu lui-même, on peut ajouter, en
ouvrant la problématique, que lřenjeu de lřintégration entre air et
sol dans les conflits irréguliers a également une justification
éminemment politique. Dans un conflit irrégulier, qui Ŗégaliseŗ
dřune manière relative le rapport de force et retarde donc le
moment de la décision politique, le temps gagné par les adver-
saires permet à un conflit de sřéterniser, et à lřopinion publique
des pays occidentaux de se lasser avant, finalement, que de faire
pression sur ses gouvernants pour Ŗlâcher priseŗ. Lřadversaire
des forces de stabilisation obtient alors dans le domaine politique
ce quřil a conscience de ne plus pouvoir obtenir sur un plan
militaire. Chaque mois de présence sur un théâtre étranger
augmente le ressentiment des autochtones, fertilisant le terreau de
haine et de frustration dans lequel les terroristes ou insurgés vont
puiser et recruter. Il apparaît donc que lřutilisation de tous les
moyens est nécessaire et indispensable pour accélérer le tempo
des opérations et sécuriser lřenvironnement du plus grand
nombre, de manière à Ŗassécherŗ le cadre de vie, de subsistance
et de recrutement de lřennemi. La guerre irrégulière, y compris
sous les espèces de lřappui-feu, peut difficilement nřêtre confiée
quřaux seules forces terrestres : une collaboration interarmées et
lřutilisation combinée de tous les moyens doivent être mises en
490 Stratégique

œuvre pour obtenir les effets indispensables à la réussite de la


mission, en un temps minimum. Le but de la force de stabilisa-
tion est de remporter le plus rapidement possible la bataille de la
normalisation en confinant, isolant et décimant de manière ciblée
les cellules insurgées, tout en sřefforçant inlassablement de
gagner à sa cause la population, et particulièrement les leaders
dřopinion des communautés en présence. Les échanges dřinfor-
mations en temps réel progressent aujourdřhui très rapidement
entre plates-formes aériennes (avions de combat et drones) et
forces au sol (armée de terre ou forces spéciales). Lřobjectif est
bien de persuader les terroristes ou les insurgés que le danger
peut venir, en permanence, tant du sol que du ciel. Etant donné le
nombre de dimensions urbaines utilisables (sol, sous-sol, étages,
toits) à disposition des adversaires, les forces engagées en ville,
en combat de haute intensité ou en stabilisation, ne peuvent se
payer le luxe de ne pas contrôler le terrain à partir de la troisième
dimension. Dans le même temps, rien ne doit empêcher de la part
des armées de lřair une réflexion sur lřadaptation de leurs plates-
formes à la guerre irrégulière. Des appareils plus légers (trubo-
props) pourraient être davantage privilégiés quřaujourdřhui.
Enfin, la spécialisation consécutive des personnels chargés de
lřinterface air-sol doit aboutir à une politique de formation et
dřentraînement réaliste, compte tenu des nouvelles exigences en
cours de standardisation et de normalisation, en particulier dans
lřOTAN.

Comme le constate le colonel Noël, de lřarmée de lřair


française, ŖSi des insurgés peuvent affronter avec succès des
troupes adverses évoluant dans un seul milieu naturel, il leur est
plus difficile de se coordonner et de posséder des armements
adaptés pour vaincre dans deux milieux naturels différents. Au
contraire, les forces armées peuvent bénéficier de la complémen-
tarité de leurs moyens et mettre en avant certains modes d‟action
si d‟autres sont mis en échecŗ18. Autant de raisons, sans sous-
estimer les difficultés de lřappui-feu rapproché depuis la troi-
sième dimension, de prendre en compte lřintégralité des possi-
bilités capacitaires offertes par la puissance aérienne dans le
cadre de la guerre irrégulière.

18
Colonel Jean-Christophe Noël, ŖLa puissance aérienne et les conflits
asymétriquesŗ, Penser les ailes françaises, n° 12, janvier 2007.
Des armes maudites
pour les sales guerres ?
L’emploi des armes chimiques
dans les conflits asymétriques
Olivier LION

In no future war will the military be able to ignore


poison gas. It is a higher form of killing.
Fritz Haber, 1919

L es conflits asymétriques, sous leurs différentes


manifestations (guérilla, contre-guérilla, insurrec-
tion ou terrorisme) ont souvent été le théâtre
dřemploi dřarmes nouvelles ou de mise en œuvre secrète de
moyens particuliers. Lřarme chimique1 figure ainsi parmi lřarse-
nal des armes Ŗnouvellesŗ, Ŗsecrètesŗ, voire Ŗmiraclesŗ.
Mais la description de lřemploi de lřarme chimique dans les
conflits asymétriques contemporains, ou plus lointains, se heurte
très vite au manque de sources fiables. La nature même de cette

1
Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique
toxique pour les êtres humains (et souvent pour les animaux) et parfois pour
les végétaux. Les agents de guerre chimique peuvent être des incapacitants
(lacrymogènes ou irritants), des neutralisants psychiques ou physiques ou des
substances létales. Ces produits peuvent être très persistants, pour contaminer
une zone, ou au contraire très volatils.
Les toxines sont sécrétées par des êtres vivants (champignons, bactéries), mais
elles peuvent être aussi synthétisées artificiellement. À ce titre, elles se situent
sur la frange séparant les armes chimiques des armes biologiques.
492 Stratégique

arme et des opérations associées suffit à elle seule à expliquer la


difficulté dřobtenir des précisions concernant des faits volontaire-
ment oubliés voire délibérément niés. Et pourtant, en dépit
dřéléments parcellaires, incomplets ou erronés, il apparaît que
très tôt, cřest-à-dire dès la fin de la Grande Guerre, lřarme
chimique a été un acteur incontournable, mais pas décisif, de ces
guerres qui ne voulaient pas dire leur nom.

DES POISONS CONTRE DES RÉVOLTES :


UN HÉRITAGE ANCIEN.
La conquête de lřAlgérie fut le théâtre des Ŗenfumadesŗ2,
une forme primitive dřemploi de lřarme chimique en vue de
réduire des tribus rebelles. En 1843, lřOuarsenis et surtout le
Dahra, massif côtier truffé de cavités, au nord de la vallée du
Chélif, se sont soulevés. Près de 4 000 hommes commandés par
le colonel Pélissier, traquèrent les insurgés. À Orléanville, le
11 juin 1845, Bugeaud conseilla à ses subordonnés pour réduire
la résistance des populations de la région du Chélif : ŖSi ces
gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux
Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renardsŗ3. Une
partie de la tribu révoltée des Ouled Riah se réfugia dans une
grotte du Dahra près de Ghar-el-Frechih, utilisée comme abri de
longue date. Les négociations ayant échoué, Pélissier, afin de
précipiter le dénouement, fît allumer un brasier à lřentrée de la
caverne. Le lendemain, plusieurs centaines de morts, de tous âges
et tous sexes, asphyxiés, seront dénombrés4. Révélée, cette affaire
secoue la Chambre des pairs. À la suite de lřinvitation du
gouvernement à Ŗrépudier avec horreur, pour l‟honneur de la
Franceŗ (Montalembert) ce Ŗmeurtre consommé avec
préméditation sur un ennemi sans défenseŗ (prince de La

2
Charles-André Julien, Histoire de l‟Algérie contemporaine. La conquête et
les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, PUF, 2e éd., 1979, pp. 320-
321.
3
Lřannée précédente, le général Cavaignac avait utilisé un procédé similaire
pour venir à bout de la tribu des Sbéahs.
4
Un soldat écrira : ŖLes grottes sont immenses ; on a compté 760 cadavres ;
une soixantaine d‟individus seulement sont sortis, aux trois quarts morts ;
quarante n‟ont pu survivre ; dix sont à l‟ambulance, dangereusement
malades ; les dix derniers, qui peuvent se traîner encore, ont été mis en liberté
pour retourner dans leurs tribus ; ils n‟ont plus qu‟à pleurer sur des ruinesŗ.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 493

Moskowa), le maréchal Soult, ministre de la Guerre, fut amené à


Ŗdéplorerŗ ce forfait. Au ministre qui ne voulait pas croire Ŗque
le colonel ait eu des ordres pour employer de tels moyensŗ,
Bugeaud, qui demanda aux membres de la Chambre des pairs de
lui indiquer des procédés plus moraux lui permettant de gagner la
guerre, répondit quřil prenait Ŗtoute la responsabilité de cet
acteŗ, car il avait prescrit dřen user ainsi Ŗà la dernière
extrémitéŗ.
Au début du XXe siècle, plusieurs actions contre des anar-
chistes (neutralisation de la bande à Bonnot notamment), mirent
en lumière le sous-équipement de la police parisienne. Le préfet
de police Louis Lépine institua le 26 mai 1912 une commission
spéciale5 chargée dřélaborer des moyens dřaction et de protection
contre des malfaiteurs barricadés. Le bromacétate dřéthyle fut
retenu comme agent lacrymogène efficace6. Ce produit fut testé à
partir de mars 1913 par la préfecture de police de Paris, puis
utilisé par celle-ci à partir de septembre 1913 pour neutraliser les
forcenés et les individus barricadés7.

UNE ARME MODERNE POUR DES COMBATS AUX


MARCHES DES EMPIRES.
En dépit des ravages causés lors de la première guerre
mondiale et malgré lřhorreur absolue attachée à leur emploi, les
armes chimiques seront très vite réutilisées après 1918.
Lors de lřintervention du corps expéditionnaire allié en
Russie en 1919, les troupes britanniques auraient fait usage de

5
Cette commission était composée dřun membre de lřInstitut Pasteur, dřun
membre de lřAcadémie de médecine, de M. Kling, directeur du laboratoire
municipal de la ville de Paris, du capitaine Delacroix de la section technique
du Génie et de M. Sanglé-Ferriere, chef du Laboratoire municipal.
6
Kastell Serge, La brigade des gaz ; Bande à Lépine contre bande à Bonnot,
Histoire mondiale des conflits, n° 11, décembre 2003.
7
LřÉtablissement central du matériel du Génie décida dřadopter une grenade
copiée sur le modèle en usage à la Préfecture de police. À partir de juillet
1913, lřarmée française possédait des projectiles de pistolet lance-fusées
chargés de 19 cm3 de bromacétate dřéthyle, ainsi que des grenades suffocantes
contenant le même produit. Ces armes étaient destinées à lřassaut de fortifi-
cations. En effet, la volatilité du produit les rendait pratiquement inefficaces à
lřair libre. Cependant, la toxicité nřétait pas négligeable, car une minute passée
dans une atmosphère à 3 g/m3, concentration aisément obtenue par lřexplosion
dřun projectile dans un espace clos, était mortelle.
494 Stratégique

bombes aériennes chimiques improvisées à lřaide de Mark I


smoke generator canister adamsite ou ŖM deviceŗ diffusant de la
fumée toxique (adamsite) lors de la combustion. Les conditions
climatiques rigoureuses empêchant le fonctionnement normal de
ces Ŗchandellesŗ, le major Thomas H. Davies (Chemical Adviser
to the North Russia Expeditionary Force) imagina de les lancer
par avion, mettant en œuvre ainsi les premières bombes aériennes
chimiques.
En 1919, le major Foulkes, ancien membre de la Special
Brigade (unité de guerre chimique) fut envoyé en Inde en vue
dřétudier lřemploi des gaz contre les tribus rebelles afghanes. En
effet, leur ignorance, le manque dřinstruction et de discipline et
lřabsence totale de moyens de protection devaient indubitable-
ment améliorer lřefficacité des armes chimiques dans cette forme
dřengagement. Un stock de projectiles chargés en phosgène et en
ypérite ainsi que des équipements de protection furent envoyés en
Afghanistan. Mais il nřexiste à lřheure actuelle aucun document
officiel permettant dřétablir lřemploi réel de ces moyens de
guerre chimique.
Lřemploi de lřarme chimique par les Britanniques contre
les Kurdes en Mésopotamie est souvent évoqué. Selon un rapport
du War Office du 12 mai 1919, Winston Churchill défendait
lřemploi des gaz lacrymogènes lors des opérations menées contre
les révoltes tribales : “Je ne comprends pas cette répudiance sur
l‟utilisation des gaz. Nous avons définitivement pris position à la
conférence de la paix en faveur de la conservation des gaz en
tant que méthode licite de guerre… Je suis fortement en faveur de
l‟utilisation des gaz asphyxiants contre les tribus non civilisées.
L‟effet moral sera suffisant pour réduire au minimum les pertes
humaines. Il n‟est pas nécessaire de n‟utiliser que les gaz les plus
mortels. On peut utiliser des gaz qui causent de grands désagré-
ments et inspirent une terreur salutaire sans que la plupart de
ceux qui auront été touchés en conservent des séquelles
sérieuses”8. Le 19 février 1920, Churchill, alors Secretary for
War and Air, évoqua avec sir Hugh Trenchard, lřun des pionniers
de la guerre aérienne, la possibilité dřopérations aériennes de
grande envergure afin de contrôler lřIrak. Une telle opération
devait prévoir lřemploi dřarmes chimiques non létales afin de
prendre un ascendant moral certain lors des actions préliminaires.

8
Martin Gilbert, Winston S. Churchill, Londres, Heinemann, 1976.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 495

Lors de la révolte irakienne contre les Britanniques entre 1920 et


1922, le général sir Aylmer Haldane demanda la mise en place
dřarmes chimiques. Toutefois, les munitions nřétaient pas dispo-
nibles9. La question des restrictions morales ne semble pas avoir
été déterminante. Les lois de la guerre sřappliquaient en effet lors
des conflits entre nations civilisées et, selon les règlements en
vigueur, les opérations contre des tribus ou des états non-civilisés
échappaient à ces contraintes10.
Après avoir utilisé les gaz de combat en 1919-1920 lors des
combats contre les armées blanches, lřArmée Rouge utilisa
lřarme chimique lors de la révolte de Tambov en 1921. Pour faire
face à lřinsurrection, les bolcheviks créèrent une ŖCommission
plénipotentiaire du comité central exécutif panrusse du parti
bolchevik pour la liquidation du banditisme dans le gouverne-
ment de Tambovŗ. La révolte fut écrasée par 30 000 soldats de
lřArmée rouge commandée par Toukhatchevsky et Antonov-
Ovseenko qui signèrent le 12 juillet 1921, un ordre précisant
que : ŖLes forêts où les bandits se cachent doivent être nettoyées
par l‟utilisation de gaz toxique. Ceci doit être soigneusement
calculé afin que la couche de gaz pénètre les forêts et tue
quiconque s‟y cacheŗ. Les publications des journaux commu-
nistes locaux glorifièrent ouvertement la liquidation des
Ŗbanditsŗ par utilisation de gaz chimique11 En 1934, lřURSS
utilisa de nouveau lřarme chimique (épandage aérien dřypérite)
pour réduire la révolte des tribus Basmatch en Asie centrale12.

RIF MAROCAIN ET ÉTHIOPIE : VERS LA GUERRE


CHIMIQUE CONTRE-INSURECTIONNELLE
L’emploi de l’arme chimique durant la guerre du Rif
(1921-1927)
En 1919, à lřappel dřAbdelkrim, le Rif espagnol se souleva.
En juillet 1921, les troupes espagnoles subirent une grave défaite
militaire lors de la bataille dřAnoual. Pour en finir au plus vite

9
Niall Ferguson, The War of the World, Allen Lane, 2006, p. 412.
10
Manual of Military Law, HMSO, 1914, p. 235.
11
Collectif, Le Livre noir du communisme, Éditions Robert Laffont, Paris,
1997.
12
Seagrave Sterling, La Pluie Jaune. Enquête sur l‟usage secret des armes
chimiques, Paris, Seuil, 1983, pp. 167-168.
496 Stratégique

avec lřinsurrection des Rifains, les autorités espagnoles décidè-


rent dřemployer lřarme chimique. Le général Dámaso Berenguer,
haut-commissaire espagnol à Tétouan, écrivit le 12 août 1921 ;
ŖJ‟ai toujours été réfractaire à l‟utilisation de gaz asphyxiants
contre les indigènes, mais après ce qu‟ils ont fait et par leur
conduite traîtresse et fallacieuse (à la bataille dřAnoual), je vais
les employer avec une vraie délectationŗ. Le 21 août 1921,
lřEspagne ne disposant pas de tels moyens, elle demanda à
lřAllemagne13 de lui fournir des armes chimiques. La société
Stoltzenberg, alors impliquée dans le démantèlement et le net-
toyage du polygone chimique de Breloh, servit dřintermédiaire.
En juin 1922, à Melilla, un atelier de fabrication dřobus toxiques
chargés en phosgène et chloropicrine était créé avec lřappui
technique de la société Schneider. Le 20 décembre 1923, lřAlle-
magne signa avec lřEspagne une convention secrète portant sur la
vente dřypérite. Deux semaines après, un navire débarqua dans le
port de Melilla des experts militaires allemands et plusieurs
centaines de bidons dřypérite. Des bombes aériennes à charge-
ment chimique furent aussi fournies par lřAllemagne. La société
Stolzenberg participa à la réalisation de lřusine de production
dřagents chimiques de guerre de La Maraðosa (Fabrica Nacional
de Productos Quimicos). Dřautres usines furent aménagées par la
suite à Guadalajara, Fix, Grenade et Majorque14. Plus de 400
tonnes dřagents chimiques (ypérite, chloropicrine et phosgène)
auraient ainsi été produites en Espagne15. Les bombes chargées
de gaz toxiques étaient identifiées par la lettre ŖCŗ16 mais ces
munitions étaient appelées ŗ bombes spéciales ŗ ou ŗ bombes X ŗ
afin de conserver le secret et de dissimuler la véritable nature de
ces armes17.
La première attaque espagnole au phosgène eut lieu au
mois de novembre 1921, aux alentours de Tanger. Elle entraîna la

13
Le traité de Versailles de 1919 interdisait spécifiquement à lřAllemagne la
possession et le développement des armes chimiques.
14
Sebastian Balfour, Deadly Embrace, Marocco and the Road to the Spanish
Civil War, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 146-147.
15
Sebastian Balfour, op. cit., pp. 132-134.
16
Les plus utilisées en 1924 furent les C-1 et C-2 (chargées respectivement
de 50 et 10 kg dřypérite), mais à partir de 1925 furent utilisés dřautres modèles
comme la C-5 (chargée de 20 kg dřypérite), la C-3 (chargée de 26 kg de
phosgène) et la C-4 (chargée de 10 kg de chloropicrine). Des bombes de
100 kg chargées dřypérite furent plus rarement employées.
17
Sebastian Balfour, op. cit., pp. 147-148.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 497

première annonce de lřemploi des armes chimiques par les


troupes espagnoles dans un article publié à Tanger par le journal
francophone La Dépêche marocaine, le 27 novembre 192118. Les
premières bombes aériennes chargées en phosgène ou en
chloropicrine semblent avoir été utilisées durant cette même
période. Des obus chargés à lřypérite furent utilisés pour la
première fois lors de la bataille de Tizzi Azza, en juillet 1923. Le
premier bombardement aérien à lřypérite eut lieu au cours de
lřété 192419.
Lřemploi de lřarme chimique augmenta sensiblement les
pertes des insurgés. Madrid pensait économiser ainsi le sang de
ses soldats et détruire à moindre coût la résistance des Rifains20.
Lors des bombardements à lřypérite en août 1923, les troupes
rifaines compteront autant de victimes que durant lřensemble des
bombardements espagnols de lřannée précédente21. Un rapport du
chargé dřaffaire français à Tanger, le 1er septembre 1923, en
confirma lřusage : ŖIl semble que les contingents d‟Abdelkrim
aient subi des pertes lourdes, non seulement par le feu de
l‟artillerie et le bombardement des avions, mais encore par
l‟emploi des gaz asphyxiants. Les Rifains, en effet, assurent que
leurs adversaires ont eu recours à ce moyen pour arrêter les
progrès de leur offensive. Ce renseignement, qui est également
fourni par notre consul à Tétouan, est répété ici dans tous les
milieux indigènes et trouve créance auprès de gens qui, d‟ordi-
naire, sont bien informésŗ. Lorsque les Espagnols bombardèrent
aux portes de Tanger, la ville internationale, et non dans quelques
coins reculés du bled, Lyautey sřouvrit à son ministre de la
Guerre de lřŖindignation provoquée, aussi bien dans le Rif que
dans tout le Maroc, par les bombardements par gazŗ. Lřémotion
est immense et sřaccentue lorsque lřon sait que Ŗdans deux
douars seulement quatre-vingt personnes, dont femmes et
enfants, sont restés aveuglesŗ. Lyautey ajoutera : ŖLe sultan m‟en
a parlé plusieurs fois, encore aujourd‟hui, me rappelant que,
comme chef spirituel et temporel du Maroc tout entier, il ne
pouvait se désintéresser des plaintes des musulmans de la zone
au sujet de tels traitements. Il a insisté sur le devoir de cons-
18
Sebastian Balfour, op. cit., p. 130.
19
Sebastian Balfour, op. cit., pp. 139-142.
20
Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, La Guerre du Rif-Maroc
1921-1925, Tallandier, Paris, 2008, p. 106.
21
Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, op. cit., p. 105.
498 Stratégique

cience qui s‟imposait à lui, vis-à-vis de ses sujets et de toute la


communauté musulmane, se montrant disposé à faire connaître
par lettre chérifienne, à lire dans les mosquées de toute l‟étendue
de l‟empire, sa réprobation de tels procédésŗ. Selon la direction
des Affaires indigènes, Ŗl‟aviation espagnole répand la terreur
par ses bombardements à ypérite ou à gaz asphyxiantsŗ22. La
tactique espagnole consistait à choisir les zones plus peuplées et
les moments de grand rassemblement pour lancer les bombes
chimiques, au point que les Rifains ouvrirent les souks commer-
ciaux la nuit, quand lřennemi nřavait pas la possibilité dřattaquer.
Les troupes dřAbdelkrim tentèrent de riposter aux armes chimi-
ques espagnoles en utilisant des projectiles non explosés, mais
sans succès, et en réalisant des obus chargés avec de la poudre de
piment. Effort dérisoire au vu des résultats possibles23. En 1925,
le roi Alphonse XIII affirmait à lřattaché militaire français quřil
fallait laisser de côté les Ŗvaines considérations humanitairesŗ,
parce que, Ŗavec l‟aide du gaz le plus nuisibleŗ, on sauverait
beaucoup de vies espagnoles et françaises. ŖL‟important est
d‟exterminer, comme on le fait avec les mauvaises bêtes, les Beni
Ourriaguel et les tribus plus proches d‟Abdelkrimŗ. Il y eut aussi
un nombre relativement élevé de victimes parmi les Espagnols
par une manipulation négligente des armes chimiques dans les
ateliers ou pour conquérir précipitamment des territoires qui
venaient dřêtre bombardés avant que les effets meurtriers du gaz
ne se dissipent24.
Mais lřefficacité des armes chimiques espagnoles ne sem-
bla pas à la hauteur des espérances et des tonnages utilisés. Bien
souvent, de très petites cibles étaient attaquées avec une débauche
de projectiles et, en dépit des pertes, les farouches guerriers
rifains ne perdirent pas leur détermination et leur ardeur au
combat25.
En 1925, la France fut contrainte dřintervenir dans le
conflit lorsque la révolte rifaine menaça le Protectorat. Alors que
Lyautey sřétait élevé contre lřemploi de lřarme chimique par les
Espagnols, il sollicite le 4 mai 1925 lřenvoi dřypérite : ŖEn raison
événements front nord estime indispensable constituer en réserve
approvisionnement obus et bombes aviation à ypérite pour me
22
Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, op. cit., pp. 137-138.
23
Sebastian Balfour, op. cit., p. 150.
24
Sebastian Balfour, op. cit., pp. 145-146.
25
Sebastian Balfour, op. cit., pp. 151-152.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 499

permettre éventuellement interdire certaines zones ou points


vitaux où en raison faiblesse effectifs ne me trouverais pas en
mesure exercer action effective. Vous demande en conséquence
diriger urgence sur Kenitra pour Artillerie 7 520 000 obus
modèle n° 2026 et pour aviation 5 000 bombes de 50 kg, pour
avions gros porteurs. Vous demande en outre mettre à disposition
(…) six avions gros porteurs équipés lance-bombes 50 kg. Ces
avions étant seuls susceptibles rendement utileŗ. La réponse de la
métropole fut négative : aucun dřavion gros porteur ne serait
fourni et les bombes dřavion à lřypérite nřexistaient pas dans les
approvisionnements. Aucune réponse nřétait donnée sur les obus
n° 2027. En mai 1925, seul un stock de précaution de 34 400 obus
n° 20 était destiné lřarmée du Rhin.
Devant lřinsistance de Lyautey, Painlevé céda et, le 20 mai,
lřinforma quřil prescrivait lřexpédition de ces munitions, mais
quřelles ne pourraient être utilisées sans son autorisation préala-
ble. Néanmoins, les obus spéciaux nřarrivèrent pas au Maroc.
Alors que lřoffensive dřAbdelkrim se développait, Lyautey
renouvela sa demande le 6 juin : ŖÀ l‟heure actuelle où les
manifestations de l‟ennemi se font de plus en plus acharnées et
où j‟ai des preuves toujours plus grandes d‟une sauvagerie se
manifestant par les actes les plus odieux, j‟estime qu‟aucune
question de sentiment ne devrait être admise si l‟emploi de ces
munitions dont le pouvoir toxique permet de nous épargner dans
nos attaques des vies humaines et en particulier sur un front
aussi vaste que je ne peux défendre partout avec les forces dont
je dispose, de tenir le coup et redresser enfin la situationŗ. Pour
Lyautey, la conclusion à tirer des combats en cours est que le seul
moyen vraiment efficace à opposer aux rebelles, cřest la
supériorité en matériel. Dřoù le besoin en obus à lřypérite : ŖIls
sont indispensables. Dans les combats qui viennent de se livrer à
Taounat, ils auraient singulièrement allégé la tâche dans les
secteurs dont nos troupes n‟arrivaient pas à venir à bout et qui
leur faisaient subir les plus lourdes pertes. Nos adversaires
procèdent avec une telle sauvagerie, une telle cruauté, mutilant
les blessés et les prisonniers, razziant et brûlant, que tous les

26
Cřest-à-dire, selon la nomenclature française de lřépoque, des obus chargés
en ypérite.
27
Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, op. cit., pp. 159-160.
500 Stratégique

moyens sont justifiés pour leur tenir têteŗ28. Lyautey ajoutera un


post-scriptum à cette lettre : ŖOn me communique à l‟instant de
Rabat qu‟il vient d‟y arriver une lettre de vous, notifiant que,
pour des raisons d‟ordre général, l‟envoi d‟obus n° 20 serait
différé jusqu‟à nouvel ordre. J‟insiste donc plus que jamais pour
demander au gouvernement de revenir sur cette décision. Tous
les combats récents démontrent à l‟évidence que c‟est là le seul
moyen d‟atténuer nos pertes et de soulager l‟effort de nos jeunes
troupesŗ29. Mais comment, après lřemploi de lřarme chimique,
lřennemi dřhier pourra-t-il être lřami de demain ? Comment pou-
voir continuer lřœuvre de pacification dans de telles conditions ?
À lřheure actuelle, il nřest pas établi que des stocks de projectiles
spéciaux aient été effectivement mis en place et que les troupes
françaises aient employé lřarme chimique au Maroc.

La guerre italo-éthiopienne
Le 2 octobre 1935, Mussolini annonça la déclaration de
guerre à lřÉthiopie. Soucieux de sřassurer la victoire, il disposait
de moyens impressionnants30. Dès le 3 octobre, il prendra la
direction des opérations. Le 29 octobre 1935, Graziani, préparant
lřassaut de la place forte de Gorrahei, demanda lřautorisation
dřutiliser des armes chimiques pour des Ŗopérations défensivesŗ.
Graziani reçut rapidement la mission dřexterminer lřentière for-
mation ennemie11. Mussolini autorisa le 28 décembre Badoglio
Ŗà utiliser, même à grande échelle, toutes armes chimiques ou
lance-flammesŗ. Entre le 22 décembre 1935 et les premiers jours
de 1936, sur le front nord, Badoglio reçut lřordre dřemployer les
bombes chimiques contre les Éthiopiens passés à lřoffensive dans
le Sciré. Le bombardement devait être suspendu pour des raisons
politiques en vue dřune réunion de la SDN prévue à Genève le
5 janvier. Badoglio lřignora et poursuivit les bombardements
chimiques jusquřau 7, puis de nouveau les 12 et 18 janvier31. Fin
janvier, malgré lřemploi massif dřarmes chimiques, les armées
28
Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, op. cit., pp. 201-203.
29
Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, op. cit., p. 204.
30
Dont notamment 60 000 obus chargés en arsines, 1 000 tonnes de bombes
aériennes chargées en ypérite et 270 tonnes dřagents chimiques de guerre en
vrac.
31
Angelo Del Boca, Italiani, brava gente ? Un mito duro a morire, Vicenza,
Neri Pozza Editore, 2005, pp. 194-195.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 501

italiennes du front Nord étant en graves difficultés, Mussolini


nřhésita pas à proposer lřemploi dřarmes bactériologiques.
Badoglio exprima sa nette réticence, mettant en évidence les
réactions internationales que ce choix provoquerait et sa propre
crainte sur les conséquences incontrôlables dřune telle arme. Le
Duce retira sa proposition le 20 février32. Les bombardements
chimiques se poursuivirent aussi bien sur le front Nord (jusquřau
29 mars 1936) que sur le front Sud (jusquřau 27 avril), employant
un total de 350 tonnes dřarmes chimiques. Les Éthiopiens
nřavaient rien à opposer à lřemploi des gaz toxiques. Ils
disposaient de très peu dřéquipements de protection et man-
quaient des soins médicaux adaptés. Face à un ennemi qui
utilisait des méthodes aussi démoralisantes, de nombreux soldats
éthiopiens préféraient courir le risque de déserter plutôt que de
mourir dans de telles circonstances. Il est impossible de détermi-
ner avec précision le nombre des victimes de la guerre chimique
menée par lřItalie. Les sources de la Croix-Rouge font état dřun
peu moins dřun millier de victimes des gaz qui ont été soignées,
mais ce chiffre ne donne quřune image incomplète de la réalité33.
Lřemploi de lřarme chimique nřéchappa pas à la commu-
nauté internationale. Ainsi, le 18 mars 1936, le chirurgien suisse
Marcel Junod, délégué du Comité international de la Croix-
Rouge (CICR) en Éthiopie, assista, pour la première fois, dans la
plaine de Kworan, à un bombardement à lřypérite par lřaviation
italienne34. Le CICR reçut des deux belligérants des plaintes et
des protestations relatives aux violations des Conventions de
Genève. Du côté italien, elles avaient essentiellement trait à
lřusage jugé abusif de lřemblème de la Croix-Rouge par lřadver-
saire, à lřemploi de balles dum-dum et aux mutilations subies par
les prisonniers de guerre italiens tombés en mains éthiopiennes.
Cette dernière accusation servira notamment à lřItalie pour
justifier lřemploi de gaz de combat utilisé, selon elle, à titre de
représailles contre les atrocités infligées à ses soldats capturés...
Côté éthiopien, les protestations concernaient lřutilisation des gaz

32
Angelo Del Boca, op. cit., pp. 196-197.
33
Rainer Baudendistel, ŖLa force contre le droit : le Comité international de
la Croix-Rouge et la guerre chimique dans le conflit italo-éthiopien 1935-
1936ŗ, Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 829, mars 1998, pp. 85-
110.
34
Bernard Bridel, ŖLes ambulances à Croix-Rouge du CICR sous les gaz en
Éthiopieŗ, Le Temps, Genève, 13 août 2003.
502 Stratégique

et le bombardement des ambulances ou des formations sanitaires


protégées par lřemblème de la Croix-Rouge.
Le CICR estima quřil ne valait pas la peine de donner suite
à ces premières informations. Lorsque les rapports se firent plus
fréquents et plus insistants, début mars 1936, lřattention du CICR
était entièrement mobilisée par les préparatifs de lřenvoi à Rome
dřune délégation de haut niveau. Celle-ci devait discuter, avec les
autorités italiennes, des procédures dřune enquête concernant des
violations présumées de la Convention de Genève de 1929 sur les
blessés et les malades dans les armées en campagne. Les docu-
ments préparatoires aux réunions ne contenaient quřune brève
référence aux gaz. De toute évidence, lřemploi des gaz toxiques
nřétait pas encore un sujet de préoccupation pour le CICR. À
lřépoque, le CICR considéra le voyage à Rome comme extrême-
ment positif. Mais ni les documents du CICR, ni les archives
italiennes ne font mention de la question des armes chimiques.
Deux raisons semblent expliquer lřattitude du CICR. Tout
dřabord, lřenquête pour violations présumées de la Convention de
Genève de 1929 était la priorité absolue. Ensuite, le CICR ne crut
pas les rapports sur lřemploi de gaz toxiques. Cela semblait tout
simplement impossible et apparaissait, aux yeux de beaucoup,
comme issu de la campagne anti-italienne menée par lřÉthiopie.
LřItalie pouvait-elle employer une arme interdite, en violation du
Protocole de 1925, auquel elle avait solennellement adhéré ?35 En
avril 1936, alors que la pression des médias internationaux et de
lřopinion publique, horrifiée par lřusage des gaz, était à son
comble, la SDN fut, elle aussi, saisie de plusieurs protestations,
dont une plainte officielle de lřÉthiopie. Pour établir les responsa-
bilités de chacun dans cette affaire qui la mettait elle aussi en
cause, puisquřelle sřétait montrée incapable dřéviter un conflit
entre deux de ses membres, la SDN demanda au CICR de lui
communiquer les informations en sa possession, dont les fameux
rapports du Docteur Junod. Arguant de sa position de neutralité et
dřimpartialité, le CICR refusa… Le 9 mai, la victoire italienne fut
proclamée.

35
Rainer Baudendistel, art. cit., pp. 85-110.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 503

LA SECONDE GUERRE MONDIALE : DES EXEMPLES


MARGINAUX ?
Le 27 mai 1942, le véhicule de Reynard Heydrich, protec-
teur du Reich pour la Bohême et la Moravie, fut attaqué par un
commando tchèque (opération Anthropoïd). Atteint dans le dos
par les éclats dřune grenade antichar qui explosa sous le véhicule
et en dépit de soins rapides, Heydrich succombait le 4 juin 1942,
officiellement dřune septicémie. Une version bien différente de la
mort dřHeydrich est toutefois rapportée36 : la grenade qui lřavait
blessé contenait de la toxine botulinique37. En 1940, dans le cadre
du British Biological Warfare Project de février 1934, la direc-
tion du laboratoire de guerre biologique de Porton-Down fut
confiée à Paul Fildes, ancien chef du Medical Research Council
bacteriological metabolic unit, qui se spécialisa dans lřutilisation
de lřarme BTX, nom de code de la toxine botulinique. De son
propre aveu, il Ŗpréparaŗ deux grenades à main antichar nþ 73 sur
lesquelles étaient fixées par du sparadrap des capsules contenant
la toxine. Lorsque, le 28 décembre 1941, les sept parachutistes
tchèques décollèrent de Grande-Bretagne pour être largués en
Tchécoslovaquie, deux dřentre transportaient avec les plus gran-
des précautions ces projectiles spéciaux. Toutefois, en lřabsence
de preuves formelles, le seul témoignage demeure celui de Fildes,
qui disait volontiers, en privé, avoir contribué à la mort de
Heydrich38.
En octobre 1942 à Minsk, des partisans empoisonnèrent les
circuits dřadduction dřeau sans se soucier des risques pour la
population civile. Les Allemands répliquèrent par des rafles et
des exécutions dans cette même population. En dépit des décès
plus nombreux provoqués par lřempoisonnement, le recrutement
de partisans en fut localement accéléré39. En décembre 1942, un
stock dřagents chimiques et biologiques destinés à être utilisés
par la Résistance polonaise auraient été découvert par les Alle-
mands dans la région de Varsovie. Et selon lřofficier de liaison
36
R. Harris, J. Paxman, A Higher Form of Killing. The secret story of gas and
germ warfare, Londres, 1982, pp. 90-96.
37
H. H. Mollaret, ŖLa mort de Heydrich : un cas très spécial de botulismeŗ,
Médecine et Maladies infectieuses, 1986 8/9, pp. 493-495.
38
Fildes aurait dit à Alvin Pappenheimer, professeur de microbiologie à
Harvard : “Heydrich‟s murder was the first notch on my pistol”.
39
C. Aubrey Dixon, Otto Heilbrunn, Guérilla et contre-guérilla sur le front
russe, Londres, 1954.
504 Stratégique

polonais à Washington, le colonel Mitkiewicz, 426 Allemands


auraient été empoisonnés durant les quatre premiers mois de
1943 lors dřaction de la Résistance polonaise40.
Il sřagit là dřexemples limités dřactions de sabotage, mais
correspondant à une approche asymétrique des combats lors de ce
conflit.

MALAISIE ET VIÊT-NAM : LES DÉFOLIANTS POUR


VAINCRE LES GUÉRILLAS TROPICALES
Le premier exemple dřutilisation militaire dřherbicides
remonterait à 146 av. J.-C., lorsque les Romains répandirent du
sel sur les terres de Carthage afin de stériliser le sol. Mais la
quantité de sel nécessaire pour avoir un effet réel et le temps pour
mener une telle action permettent de douter de la véracité des
récits. Les recherches sur lřemploi militaire des herbicides débuta
en Grande-Bretagne dès 1940, avec des travaux sur des produits
anti-culture, et aux États-Unis vers 1943-1944. Plus de 1 000
substances furent ainsi étudiées pour leurs propriétés phytotoxi-
ques et les Alliés envisagèrent lřutilisation de tels herbicides pour
détruire les cultures agricoles des pays de lřAxe. Toutefois, lřétat-
major britannique ne considéra pas quřune telle action pût être
efficace contre lřAllemagne. Les projets américains dřattaquer les
rizières japonaises furent rejetés, car lřemploi de lřherbicide
prévu aurait pu être considéré comme un emploi délibéré de cya-
nure comme arme. LřUS Air Force et lřUS Army menèrent une
série dřessais pour étudier lřemploi des défoliants dans la jungle,
notamment pour détruire le couvert végétal et marquer des zones
particulières41. En 1951, les États-Unis achevèrent la mise au
point de leur première bombe anti-culture et en démarrèrent la
production. Lřherbicide fut choisi pour son efficacité mais aussi
pour sa, relative, innocuité pour lřhomme, en liaison avec l‟U.S.
Department of Agriculture.

40
R. Harris, J. Paxman, op. cit., p. 91.
41
Report, Army Air Forces Board, ŖMarking and Defoliation of Tropical
Vegetationŗ, 18 décembre 1944.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 505

1948-1960 : “état d’urgence” en Malaisie


La guerre de contre-insurrection en Malaisie (Malayan
Emergency) inaugura lřutilisation de défoliants pour affamer les
forces adverses et façonner la zone dřengagement (dégager les
bords de routes et les zones dřembuscades ou de stationnement).
Les défoliants furent ainsi utilisés de façon intensive en 1953 et
195442. Durant cette période, les Britanniques utilisèrent essen-
tiellement des hélicoptères et parfois des avions pour asperger les
champs dans les secteurs tenus par les rebelles. Toutefois,
lřaction de défoliation nřétait quřune partie dřun programme plus
vaste destiné à limiter la quantité de nourriture disponible pour
les insurgés. Lřefficacité de ce plan fut telle43 que les rebelles
durent, à la fin de 1952, se retirer des zones peuplées vers la
jungle profonde pour y cultiver leur propre nourriture. La produc-
tion de nourriture était devenue le facteur déterminant pour leur
capacité à survivre et à poursuivre leur action. Exploitant cette
situation, les Britanniques considérèrent comme prioritaire la
destruction des zones cultivées par les rebelles et dissimulées
dans la jungle. Des troupes au sol furent parfois employées pour
détruire ces emprises, mais la rentabilité en était limitée. Des
hélicoptères44 furent utilisés pour épandre des herbicides sur les
parcelles cultivées. Au début, les Britanniques utilisèrent de
lřarsénite de sodium, mais le danger dřempoisonnement de la
population indigène apparut rapidement politiquement inaccep-
table. Le produit le plus efficace fut un mélange de trioxane
(trimère de formaldéhyde) et de carburant diesel qui permettait de
détruire les récoltes et de stériliser le sol pendant une certaine
durée. La destruction des récoltes rendit insoutenable aux rebelles
la vie dans les camps de jungle, les forçant à prendre contact avec
leurs réseaux de soutien dans les zones peuplées et augmenta leur
risque dřêtre confrontés aux troupes britanniques. Toutefois, la
limitation des moyens aériens disponibles ne permettait pas de
mener de front les missions habituelles et les opérations anti-
culture. De plus, il était très difficile de distinguer les champs des

42
Royal Air Force, The Malayan Emergency, 1948-1960, Ministry of
Defence, Londres, juin 1970, pp. 113-114, 152.
43
Entre juin et octobre 1952, 1250 hectares de terrain furent défoliés.
44
De type S55, S51 et Whirlwind.
506 Stratégique

rebelles de ceux du reste de la population. Les opérations anti-


cultures furent suspendues à la fin de 195445.

L’utilisation des défoliants au Viêt-Nam


En 1961, les États-Unis durent faire face à une situation
particulièrement préoccupante en Asie du Sud-Est. Afin de
pouvoir aider le gouvernement Diem à faire face à lřinsurrection
communiste au Sud Viêt-Nam, il fut, dans un premier temps,
décidé dřétudier quelles pouvaient être les réalisations technolo-
giques américaines susceptibles dřêtre efficaces dans le cadre
dřopérations anti-guérilla. Le programme ARPA (Advanced
Research Projects Agency) fut ainsi créé afin dřétudier les
moyens de mener des conflits limités de type asymétrique. Le
12 avril 1961, Walt W. Rostow, un des conseillers du Président
Kennedy, lui communiqua un document exposant neuf modes
dřaction possibles au Viêt-Nam. Il était proposé dřenvoyer au
Viêt-Nam une équipe de recherche afin dřétudier, en liaison avec
le chef du U.S. Military Assistance Advisory Group (MAAG), le
général de brigade Lionel C. McGarr, lřutilité de diverses techni-
ques et matériels disponibles ou en cours de développement.
Lřemploi des défoliants par voie aérienne faisait partie de ces
moyens46. Lřutilisation dřherbicides chimiques pour créer des
Ŗcoupe-feuxŗ le long des frontières du Sud-Viet-nam fut évoqué
dès juillet 1961 dans le cadre du Project AGILE47. La même
année, du personnel américain utilisant des appareils sud-vietna-
miens mena une série dřessais limités, mais très prometteurs, afin
de persuader le Président Diem dřappuyer lřemploi de ces
moyens contre les forêts et les cultures48. Un projet dřemployer
des avions américains dans une opération dřenvergure visant à la
destruction des forêts et les cultures fut étudié à Washington à la
fin de lřannée 1961. Le Département de la Défense était favora-
ble à ce projet, tout en reconnaissant les risques dřune réaction

45
William A. Buckingham Jr., Operation Ranch Hand : The Air Force and
Herbicides in Southeast Asia, 1961-1971, Washington, U.S. Government
Printing Office, 1982, pp. 4-5.
46
William A. Buckingham Jr., op. cit., pp. 9-10.
47
Advanced Research Projects Agency, Project AGILE R (Feb. 1, 1964).
“Semiannual Report, 1 July - 31 December 1963ŗ.
48
J.W. Brown, Vegetational Spray Tests in South Viet-nam, Fort Detrick,
U.S. Army Chemical Corps Biological Laboratories, avril 1962, pp. 39-45.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 507

internationale défavorable aux États-Unis. Il sřagit peut-être là de


la raison qui amena à élaborer un plan ne prévoyant quřun emploi
des herbicides le long des principaux axes logistiques, tout en
conservant la possibilité dřactions contre les cultures si néces-
saire. Les autorités militaires américaines nřétaient pas opposées
à un programme de défoliation limitée et avancèrent que de telles
opérations ne violaient aucune loi internationale et pouvaient
même être considérées comme une tactique recevable, à lřinstar
des actions menées en Malaisie. Il sřagissait de raser le couvert
végétal pour empêcher lřadversaire de sřy camoufler, et de détruire
les récoltes pour affamer les populations et les combattants. Ce
second objectif était explicite : alors que “les opérations de guérilla
dépendent étroitement des récoltes locales pour leur approvisionne-
ment, les agents anti-plantes possèdent un haut potentiel offensif
pour détruire ou limiter la production de nourriture...ŗ49.
Lřutilisation dřherbicides au Viêt-Nam commença en 1961,
fut étendue en 1965-1966 et atteignit un pic entre 1967 et 1969.
Les herbicides furent utilisés pour défolier les forêts profondes,
les mangroves littorales et les zones cultivées. Les vecteurs furent
essentiellement aériens. Toutefois, des véhicules ou des systèmes
portatifs furent employés pour traiter le périmètre des camps
américains. Certains navires légers furent même adaptés pour
épandre des herbicides sur les berges de rivières. Le but
recherché était dřaugmenter la capacité à détecter lřennemi en
réduisant ses possibilités de camouflage. Les herbicides furent
aussi utilisés pour détruire les cultures alimentant le Viêt-Cong.
Lřensemble de ce programme fut baptisé Trail Dust et les actions
aériennes50 regroupées sous lřappellation dřopération Ranch
Hand.
Le 10 août 1961, la première mission dřessai de défoliation
fut effectuée le long dřune route au nord de Kontum par un
hélicoptère sud-vietnamien H-34 équipé dřun dispositif HIDAL
(Helicopter Insecticide Dispersal Apparatus Liquid) répandant du
Dinoxol. Le 24 août 1961, la première mission de défoliation fut

49
U.S. Department of the Army, Training Circular n° 3-16. Employment of
Riot Control Agents Flame, Smoke, Antiplant Agents, and Personnel Detectors
in Counterguerilla Operations , Washington DC, avril 1969.
50
Le détachement Ranch Hand (12th Air Commando Squadron puis 12th
Special Operations Squadron) de lřUS Air Force fut composé au maximum de
25 appareils en 1969. En terme de personnel et de matériel, cette unité ne
représenta quřune part marginal de lřeffort américain au Viêt-Nam.
508 Stratégique

menée par un C-47 sud-vietnamien qui épandit du Dinoxol sur


une bande de 4 km le long de la Route 13, à environ 80 km au
nord de Saïgon, près du village de Chon Thanh51. Le 29 septem-
bre 1961, le président Diem et ses conseillers rencontrèrent une
délégation américaine afin de proposer une action immédiate
pour détruire les cultures avant leur récolte52. Le 3 novembre
1961, lřétat-major interarmées recommanda au secrétaire de la
Défense, Robert S. McNamara, lřadoption dřun plan dřemploi
des défoliants53. Le 7 novembre 1961, McNamara ordonna à
lřétat-major interarmées de considérer comme une priorité la
mise sur pied du personnel, des matériels et des agents chimiques
nécessaires pour attaquer les cultures du Viêt-Cong54. Le 30 no-
vembre 1961, le Président Kennedy approuva personnellement le
lancement de lřopération Ranch Hand. La mise en place des
moyens sřaccéléra : en décembre, 20 000 gallons dřAgent Pink et
dřAgent Green et 15 000 livres dřacide cacodylique étaient déjà
stockés à Saïgon dans lřattente de lřautorisation du Président
Kennedy pour lancer les opérations de destruction des cultures.
Deux navires, chargés de 128 000 gallons dřAgent Purple et
80 000 gallons dřAgent Pink, arrivèrent au Viet-nam en janvier
196255. Le 7 janvier 1962, les six premiers appareils C-123 de
lřopération Ranch Hand arrivèrent à lřaérodrome de Tan Son
Nhut et furent stationnés dans une enceinte sécurisée à lřempla-
cement habituel de lřavion personnel du Président Diem. La
première mission de défoliation dans le cadre de lřopération
Ranch Hand eut lieu le 10 janvier 1962 (220 gallons dřAgent
Purple épandus par un C-47 de la VNAF sur un objectif situé au
nord de la Route 15 et proche de la cible traitée le 29 décembre
1961. Les résultats de cette mission furent estimés médiocres,
vraisemblablement à cause dřune concentration insuffisante du
produit utilisé.
Durant cette première année, toutes les utilisations de défo-
liants furent soumises à une autorisation spécifique de la Maison-
Blanche. Ce nřest quřà la fin de lřannée 1962 que la délégation
dřautorisation fut donnée à lřambassadeur américain au Viêt-

51
William A. Buckingham Jr., op. cit., p. 11.
52
William A. Buckingham Jr., op. cit., p. 13.
53
William A. Buckingham Jr., op. cit., p. 16.
54
William A. Buckingham Jr., op. cit., p. 16.
55
William A. Buckingham Jr., op. cit., pp. 29-30.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 509

Nam et au Commandant en Chef au Sud Viêt-Nam. La décision


de commencer la destruction des récoltes avec des herbicides fut
longue à venir en dépit de lřenthousiasme du Président Diem, qui
affirmait savoir où se situaient les zones de cultures du Viêt-
Cong, et des officiels sud-vietnamiens qui se demandaient
pourquoi les Américains hésitaient à leur donner un moyen bien
plus efficace que tous les efforts fournis jusque-là pour détruire
les cultures. Bien que lřétat-major américain ait été favorable à la
destruction des cultures par des moyens chimiques, certains
officiels américains considéraient que les récoltes du Viêt-Cong
ne seraient pas les seules touchées et que les inévitables erreurs
allaient priver lřeffort entrepris au Viêt-Nam du soutien des
populations rurales. Le 2 octobre 1962, le Président Kennedy
décida dřautoriser la destruction limitée des récoltes. Jusquřen
1964, de telles opérations furent rares et seulement effectuées par
les Sud-Viet-namiens. Mais après lřincident du golfe du Tonkin
début août 1964, des appareils dédiés à lřopération Ranch Hand
commencèrent à sřattaquer aux cultures. Du fait de la sensibilité
de telles missions, ces avions portèrent, pour un temps, les mar-
quages sud-vietnamiens afin de dissimuler lřintervention améri-
caine et éviter toute condamnation des États-Unis pour emploi
dřarmes chimiques même si, pour les autorités américaines, les
défoliants et les armes incendiaires demeuraient distincts des
armes chimiques. Chaque avion pouvait détruire 350 acres
(1,41 km²) de forêt par passage. Un épandage durait moins de
4 minutes et consommait 1 000 gallons (3 785 litres) dřagent
défoliant. Le plus souvent, lřépandage était assuré par trois appa-
reils volant en formation serrée, ce qui permettait le traitement de
1 000 acres (4 km²) par épandage. Les équipages chargés de cette
mission spéciale adoptèrent une devise cynique ŖOnly you can
prevent forestsŗ, un rappel évident de la mise en garde de lřU.S.
Forest Services : ŖOnly you can prevent forest firesŗ.
Lřopération Ranch Hand se développa au fur et à mesure
que lřengagement américain au Viêt-Nam augmentait. Les limita-
tions dřemploi furent peu à peu réduites et les zones dřaction
sřagrandirent. En 1963, les premiers résultats indiquaient une
amélioration de la visibilité horizontale dans la jungle de 30 à
75 % et de la visibilité verticale de 40 à 80 %. Les progrès
techniques permirent en 1968 dřobtenir des résultats de 50 à
70 % pour la visibilité horizontale et de 60 à 90 % pour la
visibilité verticale. Les différents agents durent leur appellation,
510 Stratégique

non à leur couleur, mais à celle des bandes dřidentification larges


de 10 cm peintes sur les barils de stockage de 55 gallons (208
litres). Les herbicides utilisés dans lřopération Ranch Hand
étaient des produits dřorigine commerciale et largement utilisés à
lřépoque. Lřagent actif le plus fréquemment employé était un
mélange de 2,4-D (2,4- acide dichlorophénoxyacétique) et de
2,4,5-T (2,4,5 - acide trichlorophénoxyacétique) qui causait une
prolifération destructive des tissus lors de la phase de croissance
des végétaux. Un composé arsénié, lřacide cacodylique, détruisait
les végétaux en les desséchant. Quinze herbicides différents
furent employés dans ce conflit. Pour favoriser le contact avec les
plantes et permettre une bonne dissémination, le produit défoliant
était mélangé avec du kérosène ou du carburant diesel avant
dřêtre répandu. Les principaux fabricants de défoliants furent
Dow Chemical, Monsanto, Diamond Shamrock Corporation,
Hercules Inc., Uniroyal Inc., T-H Agricultural & Nutrition Com-
pany et Thompson Chemicals Corporation. En 1966, lřutilisation
intensive dřherbicides au Viêt-Nam entraîna une pénurie de ces
produits pour un usage commercial, lorsque lřarmée américaine
utilisa les mesures prévues par le Defense Production Act de
1950 afin dřassurer son approvisionnement.
À la fin de 1965, les missions Ranch Hand commencèrent à
sřattaquer à la piste Ho Chi Minh au sud et dans lřest du Laos. En
1966, les missions ponctuelles de destruction des cultures devin-
rent partie intégrante de lřopération. En 1966 et en 1967,
Washington autorisa lřemploi dřherbicides sur la zone démilita-
risée séparant les deux Viêt-Nam. En 1967, 1,7 million dřacres
(près de 6 900 km²) furent ainsi traités, 85 % pour la défoliation
et 15 % pour la destruction des cultures. En octobre 1967, la
RAND Corporation publia deux rapports56 concluant que le pro-
gramme de destruction des récoltes avait un impact insignifiant
sur la pénurie de nourriture parmi les unités Viêt-Cong, avait
causé des dommages parmi la population vivant à proximité des
objectifs traités, avait enlevé au gouvernement sud-vietnamien le
soutien des populations rurales, avait développé lřhostilité contre
les États-Unis et le Sud Viet-nam et pouvait ainsi être très contre-
productif. En novembre 1967, après avoir repris les résultats
fournis par RAND, le Dr. Alain C. Enthoven, Assistant Secretary
of Defense for Systems Analysis, et son équipe conclurent que le

56
William A. Buckingham Jr., op. cit., pp. 133-134.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 511

programme de destruction des cultures était contre-productif car


il favorisait lřopposition de la population sans pour autant réduire
les approvisionnements du Viêt-Cong. Le 21 novembre 1967,
McNamara, manifestement peu satisfait de ces conclusions,
ordonna au chef dřétat-major interarmées de reprendre le travail
de la RAND57. Le 29 décembre 1967, le chef dřétat-major inte-
rarmées, en complète contradiction avec les résultats de RAND et
du Dr. Enthoven, affirma que les résultats du programme de
destruction des cultures étaient atteints, que cette action était une
part importante et efficace des opérations menées au Viêt-Nam et
quřaucune modification du programme nřétait nécessaire58.
Les premières utilisations dřherbicides en Asie du Sud-Est
par les forces américaines ne provoquèrent pas au plan interna-
tional les réactions hostiles que certains redoutaient. Au début de
1962, Radio Moscou, Radio Hanoi diffusèrent des condamna-
tions, mais les réactions des pays communistes demeurèrent très
mesurées.
Le 6 février 1963, le journaliste Richard Dudman accusa
les États-Unis de mener une Ŗsale guerreŗ et de répandre du
Ŗpoisonŗ pour détruire les rizières et les forêts. Un membre du
Congrès, Robert W. Kastenmeier, écrivit alors au Président
Kennedy pour lui demander de cesser lřemploi des herbicides
assimilés à des armes chimiques. Le Département de la Défense
répondit que les herbicides nřétaient pas des armes chimiques et
accusa la propagande communiste dřavoir transformé la réalité de
lřopération Ranch Hand. Les critiques de la communauté scienti-
fique furent aussi une source de problèmes. Dès 1964, la Federa-
tion of American Scientists exprima son opposition à lřemploi des
herbicides, considérant que les États-Unis profitaient de cette
opportunité pour tester des moyens de guerre chimique et
biologique59. En janvier 1966, le professeur John Edsall de
Harvard et un groupe de 29 scientifiques de Boston protestèrent
contre la destruction des cultures, considérant quřil était barbare
dřattaquer indistinctement des combattants et des non-combat-

57
William A. Buckingham Jr., op. cit., p. 135.
58
Entre 1967 et 1969, 76% du volume total dřherbicides utilisés au Viet-nam
furent épandus, souvent à plusieurs reprises sur les mêmes zones.
59
ŖFAS Statement on Biological and Chemical Warfareŗ, Bulletin of the
Atomic Scientists, octobre 1964, pp. 46-47.
512 Stratégique

tants60. Environ un an plus tard, le conseiller scientifique du


Président Johnson reçut une pétition, signée par plus de 5 000
scientifiques, dont 17 Prix Nobel et 129 membres de la National
Academy of Sciences, demandant lřarrêt immédiat de lřemploi
des agents chimiques au Viêt-Nam. En 1967, lřAmerican Asso-
ciation for the Advancement of Science, sous lřimpulsion du
professeur E.W. Pfeiffer de lřUniversité du Montana, demanda au
Département de la Défense dřétudier les possibles effets à long
terme de lřemploi des herbicides au Viêt-Nam. Le Département
de la Défense demanda au Midwest Research Institute de réaliser
cette étude à partir de la littérature scientifique existante. Le
rapport final (décembre 1967) affirmait que les effets étaient
réduits dans le temps et nřaffectaient pas la repousse des végé-
taux. Les membres de la National Academy of Sciences conclu-
rent néanmoins quřil nřexistait pas assez dřéléments pour permet-
tre dřappréhender réellement les dommages possibles sur les
écosystèmes attaqués par les herbicides.
Dans le même temps, des critiques économiques et politi-
ques vinrent menacer lřopération Ranch Hand. Un comité, nom-
mé par lřambassadeur Ellsworth Bunker, examina à Saïgon au
début de 1968 les détails des actions menées. En dépit dřindé-
niables succès militaires, le rapport final mit en avant de nom-
breux problèmes. Le coût économique de lřopération était très
élevé, avec la destruction des forêts qui représentaient lřune des
principales ressources du pays. Bien que la destruction des
cultures ait contribué à affaiblir lřennemi, la population civile
supportait en fait lřessentiel des dommages. Enfin, le système de
compensation financière prévu était gangrené par une corruption
endémique. En septembre 1968, lřambassadeur Bunker présenta
les résultats du programme dřemploi des herbicides au Président
Nguyen Van Thieu qui considérait que les herbicides avaient fait
la preuve de leur valeur militaire au début du conflit, mais que
leur utilisation devait dorénavant être limitée et très sélective. Il
estimait aussi que, du fait de la puissance des forces terrestres
américaines et sud-vietnamiennes, les herbicides ne devaient plus
être employés que sur les axes dřinfiltrations ennemies et dans les
régions inhabitées. Selon Thieu, lřemploi de tels moyens dans les
zones peuplées et cultivées favorisait la propagande communiste.

60
ŖScientists Protest Viet Crop Destructionŗ, Science, 21 janvier 1966,
p. 309.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 513

Avec la réduction de lřeffort américain au Viêt-Nam


engagée par lřadministration Nixon en 1969, lřopération Ranch
Hand vit ses moyens se réduire progressivement61. Le président
Nixon était favorable à la ratification du Protocole de Genève,
mais il soutenait quřil ne sřappliquait pas aux herbicides et aux
agents de lutte anti-émeutes. LřAssemblée générale des Nations
Unies rejeta ce point de vue en décembre 196962. Le Comité des
relations étrangères du Sénat hésita à recommander la ratification
tant que lřopération Ranch Hand devait continuer.
Lřarrêt de lřopération Ranch Hand fut directement lié la
parution dřune étude publiée à lřautomne de 1969, prouvant que
le 2,4,5 - T, pourrait, à des doses relativement élevées, provoquer
chez des souris des malformations et de nombreuses morts à la
naissance63. Par précaution, les Départements de la Santé, de
lřEducation et de la Protection sociale, de lřIntérieur et de
lřAgriculture, ordonnèrent le 15 avril 1970 lřinterdiction immé-
diate du 2,4,5-T aux États-Unis, à lřexception dřune utilisation
soigneusement contrôlée dans des zones non-cultivées. Lřarmée
américaine demeura favorable à lřemploi de lřAgent Orange en
Asie du Sud-Est, dans le respect des limites en vigueur aux États-
Unis. Mais, le 15 avril 1970, lřemploi de lřAgent Orange fut tem-
porairement suspendu et ne fut jamais repris, en dépit des
demandes répétées émanant des unités opérationnelles. Le 7 octo-
bre 1970, à la demande du Congrès, le Président Nixon ordonna
la réalisation dřune étude détaillée et Ŗindépendanteŗ sur les
effets des herbicides au Sud-Viet-nam (Public Law 91-441)64.
LřAgent Orange nřétant plus disponible, tous les stocks
dřAgent White, qui ne contenait pas de 2,4,5-T, furent utilisés
jusquřà la dernière mission de défoliation le 9 mai 1970. Les
missions de destruction des cultures continuèrent quelque temps
mais sřarrêtèrent finalement le 7 janvier 1971 (province de Ninh
Thuan). Le 31 octobre 1971 eut lieu la dernière opération
héliportée de défoliation. Entre le 10 août 1961 et le 31 octobre
61
Le 13 septembre 1969, il fut ordonné de réduire les missions de 30% et de
ne conserver que 14 appareils sur 25.
62
ŖU.N. Rebuffs United States on Tear Gas Use : Vote Declares Geneva Pact
Also Bans Defoliantsŗ, New York Times, 11 décembre 1969.
63
K. Diane Courtney, D.W. Gaylor, M.D. Hogan, H.L. Falk, R.R. Bates and
I. Mitchell, ŖTeratogenic Evaluation of 2,4,5-T.ŗ, Science, vol. 168, 15 mai
1970, pp. 864- 866.
64
William A. Buckingham Jr., op. cit., p. 189.
514 Stratégique

1971, lřarmée américaine utilisa au total 19 395 369 gallons


(73 419 000 litres) dřherbicides, soit en moyenne 5 193 gallons
(19 658 litres) par jour durant 3735 jours. LřAgent Orange
représenta près de 60 % du total des herbicides utilisés au Viêt-
Nam.
Le 22 février 1974, trois ans et demi après le début de
lřétude Ŗindépendanteŗ demandée par le Department of Defense,
la National Academy of Sciences publia finalement son rapport,
The Effects of Herbicides in South Viet-nam. Ce document
considérait quřil nřexistait pas de preuves précises de possibles
dommages à lřorganisme humains imputables aux herbicides,
quřil nřexistait pas de preuves concluantes que les herbicides
pussent avoir un lien avec des malformations et que rien ne
prouvait la possibilité dřune destruction permanente du sol. Le
24 février 1974, le Dr. George Kistiakowsky, vice-président de la
National Academy of Sciences, critiqua ouvertement le rapport
dans un article publié par le Washington Post (ŖViet Defoliation
Damage Held Seriousŗ) où il affirmait que les dommages causés
et les possibles effets sur la santé humaine étaient sous-estimés.
Le 8 avril 1975, le Président Gérald Ford renonça officiellement
à lřemploi en premier des herbicides par les troupes améri-
caines65. Les 15 480 fûts dřAgent Orange stockés au Naval
Construction Battalion Center de Gulfport (Mississippi) furent
transférés sur le navire néerlandais Vulcanus pour y être incinérés
entre le 15 et le 24 juillet 1977. Les 24 795 fûts dřAgent Orange
entreposés sur Johnston Island furent aussi incinérés sur le même
bâtiment. Le dernier stock dřAgent Orange fut ainsi détruit le
3 septembre 1977. En avril 1995, lřancien Secrétaire à la Défense
Robert S. McNamara, qui avait largement lancé et soutenu
lřopération Trail Dust, admit publiquement quřils Ŗavaient eu
tort, terriblement tortŗ.

GUERRE CHIMIQUE AU VIÊT-NAM ?


À partir de 1963, lřarmée américaine étudia lřemploi massif
dřagents chimiques afin de nettoyer des foyers de guérilla dissi-
mulés dans des zones difficiles dřaccès (grottes, forêts profondes)
tout en réduisant les pertes amies. Cette approche de la guerre

65
Executive Order 11 850 - Renunciation of certain uses in war of chemical
herbicides and riot control agents.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 515

chimique concernait des produits dits Ŗanti-émeutesŗ considérés


comme non-létaux. Toutefois, ces agents utilisés à lřair libre et à
des concentrations normales voyaient leurs effets décuplés dans
des espaces confinés et devenaient ainsi capables dřentraîner la
mort.
Trois types dřagents furent ainsi utilisés à partir de décem-
bre 1964, le CN, le CS et le DM. Si le CN et le CS étaient des
agents lacrymogènes, le DM était un produit émétique à base
dřarsenic. Selon les instructions en vigueur, cet agent ne devait
être employé que dans des situations où Ŗla mort devenait accep-
tableŗ. En cas dřémeutes, les agents lacrymogènes et lřadamsite
étaient utilisés à de faibles concentrations mais, en cas de combat,
il nřy avait plus de restrictions particulières. En 1967, 1,2 million
de livres (environ 500 tonnes) dřagents furent ainsi produits et
près de 6 millions de livres (environ 2 700 tonnes) en 1969. De
nombreux projectiles (grenades à main ou à fusil, obus dřartillerie
ou de mortier, bombes et roquettes) furent chargés, ainsi que des
barils de 300 litres ou des sacs de 10 livres répandus par un
distributeur automatique inspiré des engins agricoles66.
Mais des rumeurs persistantes firent aussi état de lřemploi
dřarmes chimiques létales, notamment neurotoxiques ! En
septembre 1970 au Laos, les forces spéciales américaines et des
montagnards locaux menèrent durant quatre jours lřopération
Tailwind contre les forces nord-vietnamiennes. Cette mission de
contre-guérilla se retrouva dans les années 90 entourée dřun halo
de mystère et de rumeurs : lřarmée américaine aurait, en effet,
lancé un raid contre des déserteurs américains et utilisé le sarin,
un agent neurotoxique. Des témoignages confus et contradictoires
permirent dřalimenter la controverse. Lřamiral Thomas Moorer,
président du Joint Chiefs of Staff en 1970 alla même jusquřà
reconnaître la véracité des allégations avant de revenir sur ses
déclarations. La vérité semble plus conforme aux réalités des
opérations de lřépoque avec lřemploi de gaz lacrymogènes,
notamment les munitions CBU-30 chargées en CS67. En avril
1972, un magazine évoqua lřemploi de VX par les troupes

66
Seagrave Sterling, La Pluie Jaune. Enquête sur l‟usage secret des armes
chimiques, Paris, Seuil, 1983, pp. 117-121.
67
Thomas Evan et Gregory L. Vistica, ŖQuestioning a report that the U.S.
used sarin gas during Viet-namŗ, Newsweek Magazine, 15 juin 1998.
516 Stratégique

américaines en 1968 au Cambodge68. Le programme Waterfall de


recherche sur le VX aurait été transformé en opération militaire
Red Cap afin de tester cet agent chimique en grandeur réelle. Le
Pentagone insista pour que la zone dřobjectif fût vide de civils.
Une unité des forces spéciales sélectionna un objectif situé à
environ 20 kilomètres dans la partie nord-est du Cambodge. Il
sřagissait dřune base logistique de la 94e division nord-vietna-
mienne. En juin ou juillet 1968, lřUS Air Force aurait largué
deux conteneurs de 50 livres de VX sur cette base. Cette infor-
mation fut reprise le 8 août 1970 par le journal suédois Dagens
Nyheter. Enfin, certaines rumeurs évoquèrent la présence sur les
bases aériennes de Da Nang et de Tuy Hoa de munitions chargées
en VX et en sarin sur la base de Bien Hoa et destinées à être
employées en cas dřattaque massive du Viêt-Cong69.
Au final, beaucoup de confusion, dřinterprétations et peut-
être une certaine dose de mauvaise foi afin de condamner encore
davantage la conduite de la guerre et lřemploi dřarmes aux effets
terribles. La presse de lřépoque se fit lřécho complaisant de ces
rumeurs, le plus souvent avec lřévidente attention de nuire à la
politique américaine en Asie du sud-est.

DU YÉMEN À L’AFGHANISTAN : DES UTILISATIONS


TOUJOURS SUSPECTÉES MAIS JAMAIS AVÉRÉES
Durant la guerre du Yémen (1963-1967), lřÉgypte fut
suspectée dřavoir employé des armes chimiques sous forme de
bombardement aérien à lřypérite et au phosgène afin dřappuyer
les troupes du Sud-Yémen contre les forces royalistes du Nord-
Yémen. Les pertes furent évaluées à près de 1400 tués. Certains
compte-rendus évoquèrent aussi lřemploi dřun agent neurotoxi-
que en janvier 1967. Cet agent inconnu était remarquablement
rapide et avait des effets dévastateurs sur les humains, les
animaux et la végétation. Selon certains témoignages, des
équipages soviétiques auraient été directement impliqués dans
ces attaques. Il est à noter que la tactique dřattaque aérienne fut la
même que celle observée une dizaine dřannées plus tard en

68
Gerard Van der Leun, ŖType VXŗ, Earth magazine, avril 1972, pp. 26-27.
69
Seagrave Sterling, op. cit., p.125.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 517

Afghanistan70. Dans le conflit yéménite, le CICR fut confronté au


problème de lřemploi de gaz toxiques par une partie, comme dans
la guerre italo-éthiopienne, emploi qui fut corroboré par le
personnel du CICR sur le terrain. Celui-ci ne fut pas directement
témoin de cet emploi, mais rassembla des preuves substantielles.
Cette fois, le CICR ne resta pas silencieux sur une question de
méthode de guerre. Il condamna publiquement à deux reprises le
recours à un tel moyen, puis adressa un mémorandum aux
signataires des Conventions de Genève71.

L’affaire de la “pluie jaune”


Entre la fin des années 70 et le début des années 80, de
nombreuses allégations dřemploi de lřarme chimique furent
rapportées en Asie du sud-est (Laos, Kampuchéa) et en Afgha-
nistan. Ces rumeurs associaient systématiquement une participa-
tion de lřUnion Soviétique et amenèrent les États-Unis à conduire
une enquête. Si les États-Unis ont officiellement pu constater que
des toxines avaient été utilisées, aucune preuve formelle ne put
être fournie concernant lřorigine de ces armes.
À partir de 1976, les forces vietnamiennes et laotiennes,
assistées par des conseillers soviétiques, auraient utilisé des
agents chimiques variés (trichothécènes, irritants, incapacitants et
létaux) contre la résistance HřMong et les villages, causant des
pertes nombreuses (plusieurs milliers de morts selon certaines
sources)72. Les forces vietnamiennes auraient utilisé, à partir de
1978, des agents chimiques similaires contre les troupes du
Kampuchéa et les villages khmers73.

70
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 20.
71
Seagrave Sterling, op. cit., pp. 131-151.
72
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 3.
73
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 3.
518 Stratégique

De nombreux témoignages décrivirent lřemploi dřagents de


guerre chimique contre les Hmongs, les Khmers et les Afghans.
Les vecteurs aériens (avions ou hélicoptères) étaient principale-
ment utilisés. Ces formes dřattaque furent décrites comme
ressemblant à des pluies de différentes couleurs (jaune, verte ou
blanche). Très rapidement, les êtres vivants devenaient malades
et désorientés et les individus les plus faibles pouvaient périr. Le
Kampuchéa et le Viêt-Nam nřayant pas à lřépoque les capacités
de mettre au point et de développer de tels moyens, il est
vraisemblable que lřUnion Soviétique ait fournit à ces pays toute
une gamme dřagents chimiques de guerre ainsi que des mycoto-
xines74. Cet agent agressif fut répertorié sous lřappellation généri-
que de Ŗpluie jauneŗ ; il était constitué de toxines, notamment les
mycotoxines trichotécènes de type T-275.
En 1981, les États-Unis annoncèrent que des preuves maté-
rielles avaient été trouvés démontrant que des mycotoxines four-
nies par lřUnion soviétique étaient utilisées comme arme contre
des populations civiles et des insurgés en Asie du Sud-Est et en
Afghanistan. Les États-Unis déterminèrent la nature de la toxine
grâce à une enquête reposant sur les témoignages de témoins
ainsi que sur des échantillons recueillis in situ. Mais ces conclu-
sions ne furent pas universellement admises, à commencer par les
Soviétiques eux-mêmes. Par ailleurs, certains pays ne purent
déterminer la présence de mycotoxines dans les échantillons
fournis. Les Nations-Unies considérèrent les preuves américaines

74
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 3.
75
Les trichothécènes sont des mycotoxines (toxines issues de champignons)
élaborés par diverses espèces de la classe des Fungi Imperfecti. Il sřagit de
substances solides qui ne sřévaporent pas aux températures courantes. Elles
résistent à la chaleur, ne perdent rien de leur toxicité après une heure dřébul-
lition à 100° et elles sont facilement absorbées par la peau et les muqueuses.
Ces mycotoxines furent responsables de plusieurs épidémies, qui touchèrent
les humains et les animaux après consommation de diverses sortes de céréales.
Ainsi, en 1891, une intoxication due à la consommation de céréales avait
provoqué, en Sibérie orientale, district dřUssuri, des malaises, vomissements,
céphalées, étourdissements, frissons intenses, et perturbations de la vision. Les
chiens, chevaux, porcs, et volailles avaient également été touchés. Entre 1942
et 1947, un tiers de la population du district dřOrenburg, limitrophe de la
Sibérie, fut intoxiqué par du millet, du blé et de lřorge, laissés à lřextérieur
lřhiver et attaqués par les champignons. Il y aurait eu 10 % de morts.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 519

insuffisantes et une autre explication vit le jour : les Ŗpluies


jaunesŗ seraient un phénomène naturel causé par la défécation
massive et simultanée dřessaims dřabeilles asiatiques…
Les éléments recueillis à lřépoque des faits nřétaient pas
assez robustes pour obtenir des preuves scientifiques indiscu-
tables. Cet événement permis dřétablir les conditions minimales
de collecte des informations dans le cas dřune allégation dřem-
ploi de lřarme chimique ou biologique (collecte au plus vite des
échantillons, utilisation de plusieurs techniques dřanalyse, déter-
mination des conditions environnementales, utilisation dřun pro-
tocole rigoureux de collecte des échantillons incluant la notion de
preuve légale). Une telle approche est maintenant en vigueur au
sein de nombreux pays dans le cadre du concept SIBCRA76.
Lors de leur intervention en Afghanistan en 1979, les forces
soviétiques auraient utilisé une grande variété dřagents chimiques
létaux et non-létaux (CN, CS, adamsite, phosgène, diphosgène,
oxime de phosgène GA, GB, GD, ypérite, lewisite, trichotécènes
et des produits non-identifiés). Mais les attaques à lřarme chimi-
que contre les moudjahidin furent aussi signalées six mois avant
lřinvasion soviétique, le 27 décembre 1979. Cinq attaques chimi-
ques aériennes furent rapportées dans lřest de lřAfghanistan, mais
sans preuves concluantes77.
Les Soviétiques semblent avoir utilisé lřarme chimique
pour neutraliser les rebelles dissimulés dans des grottes et des
réseaux souterrains, ainsi que pour nettoyer certaines zones de
toute présence hostile78. De lřété 1979 à lřété 1981, 47 attaques
furent ainsi recensées, causant près de 3 000 victimes79.

76
Sampling and Identification of Biological, Radiological and Chemical
Agents.
77
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 13.
78
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 14.
79
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate Volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 3.
520 Stratégique

Selon les différents rapports et les témoignages des combat-


tants afghans, lřemploi de lřarme chimique par les Soviétiques
demeura très ciblé et correspondait avant tout à la recherche
dřeffets tactiques précis (neutralisation, interdiction, harcèle-
ment). Les Soviétiques auraient ainsi graduellement réduit lřem-
ploi de tels moyens à partir de la fin de 1982 pour lřinterrompre
en 1983, du fait des conséquences négatives sur leur image
internationale. Toutefois, lřarmée soviétique continua, jusquřau
moins en 1987, à intégrer des spécialistes de la guerre chimique
lors de ses opérations anti-guérilla et cela jusquřaux plus petits
échelons tactiques80.

GUERRE CHIMIQUE ET BIOLOGIQUE ICI ET LÀ…


Au pays de l’apartheid
Lorsque P.W. Botha devint Premier Ministre de la Répu-
blique dřAfrique du Sud, sa politique rigoureuse contre lřopposi-
tion intérieure et ses soutiens dans les pays voisins amena à
développer une stratégie agressive. Un programme de guerre
chimique et biologique (Projet Coast ou Projekt Jota) fut mis sur
pied sous la direction du chirurgien-général Niel Knobel et dont
la mise en œuvre fut assurée par le médecin militaire Wouter
Basson. Ce programme étudia une gamme très large dřagents
chimiques et biologiques ainsi que de multiples vecteurs. Néan-
moins, les recherches semblent alors avoir été plus orientées vers
des moyens de sabotage et dřassassinats ciblés (nourriture empoi-
sonnée, objets usuels piégés) que dans une perspective dřemploi
massif. Il y eut de nombreuses présomptions dřemploi contre les
opposants au régime ou les rebelles de la fin des années 70
jusquřen 1993.

Au royaume des rumeurs


Il existe par ailleurs une longue liste des assertions dřem-
ploi de lřarme chimique, pas toujours bien détaillées et, le plus
souvent, associées à des actions de propagande :

80
Les Soviétiques en Afghanistan 1979-1989, l‟Armée Rouge bouleversée,
Paris, État-Major de lřArmée de Terre, Centre de Doctrine et dřEmploi des
Forces, 2009, pp. 49-53.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 521

 1947 : le Viêt Minh accuse la France dřemployer des


armes chimiques en Indochine française ;
 1949 : lřÉgypte accuse Israël dřutiliser des gaz de
combat ;
 1949 : la Grèce aurait employé des fumées toxiques
contre les rebelles communistes de lřEAM-ELAS ;
 1951 : la Corée du Nord accuse les États-Unis de mener
une guerre chimique et biologique en Corée ;
 1957 : le FLN accuse la France dřemployer des armes
chimiques en Algérie. Durant les opérations en 1958-
1959, les Ŗsections de grotteŗ utilisèrent des projectiles
chargés en lacrymogènes81 afin de neutraliser les occu-
pants de refuges souterrains. Certains sites souterrains
auraient été contaminés par des agents similaires afin
dřinterdire leur utilisation par les rebelles82. Les docu-
ments présents au SHD et relatifs à lřarme chimique
durant la période 1954-1962 en Algérie demeurent
classifiés ;
 Le 21 juillet 1970, le Mouvement Populaire de Libé-
ration de lřAngola accuse le Portugal de mener, depuis
1968, des opérations de défoliation visant les cultures de
manioc et de patates douces dans la partie est du pays à
lřaide dřépandages assurés par des avions C-47. Les
agents employés auraient été des herbicides dřorigine
commerciale83 ;
 Le 14 décembre 1970, les Nations-Unies adoptent la
résolution 2707 (XXV) demandant au Portugal de ne pas
employer dřarmes chimiques ou biologiques contre les

81
Comme la grenade lacrymogène modèle 51, chargée de 80 grammes de
CN2D ou de CND (mélange de chloracétophénone et dřadamiste) ou la grena-
de lacrymogène modèle 59, chargée de 80 grammes de CND ou de CB
(appellation française du CS).
82
Roger Clair, Commando Spécial Algérie 1959-1960, Paris, Pygmalion,
1997, pp. 114-116, 173-178, 183-187 et 210-214.
83
Ron Purver, La menace de terrorisme biologique ou chimique selon les
sources publiées, Ottawa, Service Canadien du Renseignement de Sécurité,
juin 1995.
522 Stratégique

populations dřAngola, du Mozambique et de Guinée-


Bissau ;
 1975 : lors de lřannexion du Timor oriental, lřIndonésie
aurait employé des défoliants visant les cultures ;
 1977-1978 : Cuba et lřAfrique du Sud sont accusés
dřemployer des armes chimiques en Angola ;
 1980 : les rebelles érythréens accusent lřÉthiopie
dřutiliser des armes chimiques ;
 1982 : lřOLP accuse Israël dřemployer des armes
chimiques au Sud Liban ;
 avril 1989 : les troupes soviétiques utilisent un agent
chimique Ŗinconnuŗ contre des manifestants en Géorgie.
Il y eut, officiellement, 14 morts et près de 600 per-
sonnes intoxiquées dont 120 nécessitant une hospitali-
sation. Lřagent fut identifié ultérieurement comme étant
du cheremukha, contenant essentiellement du chloroacé-
tophénone, un lacrymogène puissant et mortel à haute
concentration84.

Devant la quasi-absence de preuves légalement recevables,


les parties mises en cause se sont naturellement empressées de
nier les faits incriminés.

Halabjah : la terreur au grand jour


Lřemploi de lřarme chimique par le régime irakien pour
écraser la rébellion kurde et terroriser la population incarne
lřutilisation paroxystique de lřarme chimique dans le cadre de la
lutte contre-insurectionnelle. Le 16 mars 1988, les bombardiers
irakiens ont noyé la ville kurde de Halabja sous un déluge de
bombes chimiques. Lřestimation la plus couramment avancée fait
état de 5 000 morts. Lřattaque commença dans la soirée après une
série dřattaques à la roquette et au napalm. Selon les témoins, il y
eut 14 sorties, avec en moyenne 8 appareils. Le bombardement
semblait coordonné à partir dřhélicoptères. Des agents chimiques
variés furent utilisés : agents neurotoxiques, ypérite et cyanure

84
ŖParty Chief in Soviet Georgia Admits Some Died From Gasŗ, New York
Times, 25 avril 1989.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 523

dřhydrogène. Le régime irakien avait déjà employé lřarme


chimique le 15 avril 1987 dans la province de Sulaimanya contre
plusieurs villages, causant une centaine de morts Le 16 avril, la
vallée de Balasan fut à son tour attaquée, avec près de 300 morts.

LE TERRORISME CHIMIQUE : L’AUTRE DÉFI DE


L’ASYMÉTRIE
Lřaction terroriste constitue lřune des facettes des conflits
asymétriques. À ce titre, lřemploi dřagents chimiques représente
une menace réelle. Les sources ouvertes font état de plusieurs cas
de telles menaces terroristes, mais les attentats réels demeurent
rares. Quelles que soient les raisons de cette faible occurrence
(difficultés techniques ou logistiques, rendement instantané
moins spectaculaire, crainte de réactions disproportionnées, rup-
ture de toute possibilité de dialogue ultérieur), les exemples
connus montrent le possible visage de cette forme dřaction85 :
 En 1975 et 1976, le gang de Baader-Meinhof (Rote
Armee Fraktion, RAF) menace dřutiliser des agents chi-
miques contre des villes dřAllemagne. En 1980, les auto-
rités trouvent, dans un local servant de cache à la Rote
Armee Fraktion, plusieurs centaines de kilogrammes de
composés organophosphorés susceptibles de servir à
réaliser un attentat chimique.
 Vers 1980, un Ŗlaboratoire de fortuneŗ de sympathisants
de la Rote Armee Fraktion contenant de la toxine
botulinique est découvert à Paris.
 En juillet 1994, le général moldave Nikolay Matveyev
menace de contaminer avec du mercure lřapprovisionne-
ment en eau de la 14e armée russe à Tiraspol (Moldavie).
 En 1984 ou 1987, un produit phytosanitaire neurotoxi-
que est découvert mélangé à du café dans un mess de
lřarmée israélienne.
 Le 28 mars 1992, des concentrations létales de cyanure
de potassium (50 mg par litre) sont découvertes dans des
réservoirs dřeau dřun camp de lřarmée de lřair turque.

85
Ron Purver, op. cit., juin 1995.
524 Stratégique

 Le 20 mars 1992, des membres de la secte Aum réalisent


une série dřattaque au sarin dans le métro de Tokyo,
tuant douze personnes, en intoxiquant gravement cin-
quante et légèrement un millier dřautres.
 Le 1er janvier 1994, au moins neuf soldats et six civils
décédent suite à lřabsorption de champagne contaminé
au cyanure à Douchanbé, au Tadjikistan. Près de 60
autres personnes sont intoxiquées.
 2006-2007 : 13 attaques par des engins explosifs impro-
visés comprenant des bouteilles de chlore liquéfié sont
recensées en Irak.

ENTRE INTERDICTION ET CONTOURNEMENT, LES


NOUVELLES ARMES CHIMIQUES ?
Il nřexiste pas, depuis les attaques au sarin à Tokyo en 1992
de cas avérés dřemploi dřarmes chimiques ou biologiques.
Certes, en juillet 1999, les rebelles du Sud-Soudan accusèrent le
gouvernement soudanais dřutiliser des armes chimiques (produits
arséniés et lewisite)86. Néanmoins, certains événements très
récents dans le cadre de conflits asymétriques laissent apparaître
des velléités dřemploi dřarmes prohibées.
Ainsi, la lutte anti-drogue en Colombie recourt, depuis au
moins décembre 2000, à des opérations aériennes de défoliation
utilisant du glyphosate87 et visant les plantations de coca (régions
de Putumayo et Bolívar). Quelque 224 000 hectares de planta-
tions de coca ont été détruits manuellement ou par lřépandage
aérien dřherbicides en 2008 en Colombie88.
Le 23 octobre 2002, près de 50 terroristes tchétchènes
sřemparèrent dřun théâtre moscovite, prenant environ 850 per-

86
Voice of America, dépêche du 4 août 1999 ; The Financial Times, ŖSudan
Chemical Attack Inquiryŗ, 5 août 1999 ; The Guardian, ŖUN To Check
Chemical War Claimsŗ, 6 août 1999 ; The Independent, ŖBriton Taken Ill
After Sudan ŖChemical Raidŗ, 4 août, 1999.
87
Le glyphosate (N-(phosphonométhyl)glycine, C3H8NO5P) est un
désherbant total, cřest-à-dire un herbicide non-sélectif. Le glyphosate seul est
peu efficace, car il nřadhère pas aux feuilles ni ne les pénètre facilement. On
lui adjoint donc un agent tensioactif qui est soupçonné dřêtre une cause de
toxicité des désherbants contenant du glyphosate.
88
Dépêche AFP Bogota, 17 décembre 2008.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 525

sonnes en otage. Après un siège de deux jours et demi, les forces


de sécurité russes ont lancé un assaut 30 minutes après avoir
diffusé un agent chimique anesthésiant dans le système de venti-
lation du bâtiment. Les terroristes furent tous neutralisés et les
otages libérés. Le chiffre officiel des pertes fut variable et sujet à
caution. Au moins 33 terroristes et 129 otages furent tués au
cours de lřaction. Le 28 octobre, sur 646 otages, 150 étaient en
soins intensifs, dont 45 dans un état critique. Le traitement des
victimes fut rendu dřautant plus difficile que les autorités russes
conservèrent le secret sur la nature du produit employé. Un
aérosol mis au point par les services spéciaux russes et dérivé du
3-méthylfentanyl, un opiacé artificiel particulièrement puissant,
aurait été ainsi utilisé. Initialement, dřautres produits avaient été
suspectés (valium, halothane ou BZ). Selon un ancien membre du
ministère de la Défense russe, les autorités décidèrent de renoncer
à lřemploi des agents anti-émeutes classiques, car ceux-ci
nřauraient pas permis de neutraliser les terroristes dans des délais
acceptables. Lřordre fut donc donné de recourir à un Ŗgaz
psycho-chimiqueŗ mis au point par le KGB et appelé Kolokol 1.
Le vice-ministre de lřIntérieur russe reconnut que des Ŗmoyens
spéciauxŗ avaient été utilisés lors de lřopération. Selon un
membre des forces dřintervention russes, un assaut Ŗclassiqueŗ
aurait causé des pertes bien plus élevées, tant parmi les otages
quřau sein des unités dřintervention.

Les moyens mis en œuvre dans les conflits au Proche et


Moyen-Orient ont créé une controverse relative à la mise en
œuvre dřarmes prétendument chimiques, le phosphore blanc et
les munitions DIME.
Le phosphore blanc est un agent incendiaire et fumigène.
Son emploi89 génère aussitôt des commentaires évoquant lřem-
ploi dřarmes chimiques. Cette confusion, si elle ne doit pas faire
oublier les restrictions dřemploi prévues par le Protocole III sur
lřinterdiction ou la limitation de lřemploi des armes incendiaires

89
LřIrak aurait employé des munitions au phosphore blanc en 1991 pour
réduire la rébellion kurde. La Russie a utilisé des fumigènes au phosphore
blanc en Tchétchénie au milieu des années 1990. Lřarmée américaine sřen est
servie en Irak lors de la bataille de Falloujah en novembre 2004. Le phosphore
blanc fut également utilisé comme arme incendiaire par lřarmée israélienne,
lors du siège de Beyrouth en 1982 et pendant lřoffensive contre le Liban de
2006.
526 Stratégique

signé le 10 octobre 1980 et entré en vigueur le 2 décembre 1983,


ne reflète aucunement la véritable nature de cette arme, incen-
diaire et fumigène par destination.
Les projectiles Dense Inert Metal Explosive (DIME) sont
des munitions constituées dřune enveloppe en fibres de carbone
contenant un explosif mélangé à un alliage de poudre de
tungstène, de cobalt, de nickel ou de fer1. Les projectiles de ce
type créent des dommages très importants sur la matière vivante
dans un rayon dřune dizaine de mètres et peu ou pas au-delà. La
contamination de lřorganisme par les métaux lourds contenus par
ces projectiles peut favoriser lřapparition de cancer chez les
survivants. Ces armes furent développées pour limiter les effets
collatéraux notamment dans des zones fortement peuplées. De
telles munitions auraient été employées par lřarmée israélienne au
Sud-Liban durant lřété 2006 (opération Pluie d‟été) et à Gaza en
2009 (opération Plomb durci)90 Au regard de la Convention
dřInterdiction des Armes Chimiques, ce type de projectile nřest,
pas plus que les obus à lřuranium appauvri, une munition
chimique.

DES ARMES SALES : LA POLLUTION DES ÂMES ET


DES SOLS
La guerre du Rif a été largement occultée tant au Maroc
quřen Europe et, encore aujourdřhui, il est difficile dřétablir un
lien possible entre lřemploi des armes chimiques, notamment
lřypérite, dans cette région et lřapparente recrudescence de
certaines formes de cancers parmi la population locale91.
Lors de lřopération Ranch Hand (1961-1971), les forces
américaines ont répandu près de 75 millions de litres de produits
chimiques toxiques, dont environ 42 millions de litres dřAgent
Orange92. La superficie concernée atteint 2,6 millions dřhectares
(ces surfaces ont été traitées plusieurs fois, certaines zones ayant
reçu jusquřà dix épandages successifs), soit 10 % de la superficie du
Viet-nam du Sud et 50 % des forêts de mangrove. Deux tiers des

90
Jean-Dominique Merchet, ŖDIME : de quoi sřagit-il ?ŗ, Libération,
15 janvier 2009.
91
Sebastian Balfour, op. cit., pp. 154-155.
92
J.M. Stellman, S.D. Stellman, R. Christian, T. Weber et C. Tomasallo,
ŖThe extent and patterns of usage of Agent Orange and other herbicides in Việt
Namŗ, Nature, vol. 422, avril 2003.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 527

herbicides utilisés pendant la guerre du Việt-Nam contenaient de


lřacide 2,4,5-T. Les procédés de fabrication industrielle de cet
acide étaient tels que lřacide produit était contaminé par une
substance extrêmement toxique : la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-
para-dioxine (TCDD). Entre 150 et 400 kg de dioxine TCDD
auraient été ainsi répandus93. La dioxine est une substance cancé-
rigène et tératogène qui provoque aussi des affections dermatolo-
giques et des atteintes des systèmes immunitaires, reproductifs et
nerveux. Très stable, la dioxine tend à rester dans lřenvironne-
ment. Trente-cinq ans après lřarrêt des épandages, lřAgent Orange
continue de provoquer des décès, des pathologies dřune extrême
gravité ou des malformations à la naissance. Au Viêt-Nam, les
études généalogiques confirment que les familles dont un ascendant
a subi les épandages sont particulièrement affectées par des avor-
tements spontanés et des malformations congénitales. Sur le plan
psychologique, les conséquences de lřemploi des défoliants se tra-
duisent par un Ŗtraumatisme collectifŗ. En matière dřenvironnement,
des régions entières demeurent impraticables pour lřagriculture. Les
vétérans américains victimes de lřAgent Orange ont porté plainte
contre les fabricants, car lřÉtat fédéral américain bénéficie de
lřimmunité pour tout acte commis en temps de guerre. En 1984,
Monsanto et six autres entreprises accusées ont signé un accord à
lřamiable avec les associations de vétérans en échange de lřarrêt
de toute poursuite. Les fabricants versèrent la somme de 180
millions de dollars à un fond de compensation94. Le 31 janvier
2004, lřAssociation vietnamienne des victimes de lřAgent
Orange/dioxine a présenté un recours collectif aux États-Unis
contre onze fabricants dřherbicide pour crimes contre lřhumanité
et crimes de guerre. Le 10 mars 2005, la cour a rejeté la plainte.
Lřassociation vietnamienne a déposé un recours devant la Cour
dřAppel de New York le 8 avril 2005. Sans résultat pour
lřinstant.
Le rôle de lřopinion publique dans la dénonciation de
lřemploi dřarmes prohibées repose tout dřabord sur la connais-
sance de tels actes. Ainsi, le conflit dans le Rif ne semble pas
avoir créé dřémotion particulière en Europe. Lřutilisation de

93
À titre de comparaison, lors de lřaccident de Seveso le 10 juillet 1976,
moins de 5 kg de dioxine se sont répandus pendant vingt minutes sur 1 800
hectares où vivaient 37 000 personnes.
94
Multidistrict litigation 381 (MDL 381), rebaptisé In re Agent Orange
Product Liability.
528 Stratégique

lřypérite par lřItalie en Ethiopie causa davantage de préoccu-


pations, mais le CICR et la SDN ne purent condamner et sanc-
tionner lřItalie pour ces faits. Ensuite, seul lřemploi des défoliants
au Viêt-Nam réussit à mobiliser les foules, mais dans le cadre
dřune stratégie plus vaste dřopposition à la guerre. Les massacres
des Kurdes en 1987-1988 et lřaction soviétique en Afghanistan
provoquèrent des protestations ponctuelles, sans pour autant
susciter des condamnations internationales.
Le conflit du Golfe en 1990-1991, la signature de la Con-
vention dřInterdiction des Armes Chimiques en 1993 et le spectre
du terrorisme bio-chimique ont peut-être davantage sensibilisé les
opinions. Les dénonciations sont maintenant plus rapides, mais
tout aussi confuses et pleines dřarrière-pensées (DIME, phos-
phore blanc).

MOYENS, CONCEPTS ET RÉSULTATS


Les moyens de guerre chimique employés dans des conflits
asymétriques dépendent naturellement du niveau technologique
de lřutilisateur ou de ses alliés éventuels. Les agents et les
vecteurs peuvent ainsi être très rustiques ou particulièrement
évolués. Mais cet emploi particulier de lřarme chimique repose
toujours sur le triptyque de la surprise propre à la guerre chimi-
que : choix dřagents inédits ou inattendus, vecteurs permettant un
emploi massif ou en toute discrétion, choix de cibles déconcer-
tantes ou non protégées. Toute la gamme des agents fut ainsi
utilisée, des produits de la Grande Guerre (phosgène, ypérite) aux
dernières trouvailles de la chimie de guerre (toxines synthétiques,
gaz anesthésiants). Si lřavion fut un vecteur privilégié (rapidité,
capacité et surtout supériorité aérienne généralement acquise face
à un adversaire asymétrique), le rôle de lřartillerie nřest pas à
négliger (permanence des feux, emploi décentralisé). Enfin,
ponctuellement, des procédés spécifiques (sabotage, épandage
terrestre dřinterdiction) furent utilisés. Les effets recherchés
sřaccordent généralement avec les propriétés des agents chimi-
ques. Les lacrymogènes permettent la neutralisation et les agents
létaux autorisent la destruction de lřhomme ou des végétaux. Le
recours à des toxiques persistants permet de maintenir la durée
des effets (rémanence de lřypérite supérieure à plusieurs semai-
nes en cas de conditions climatiques optimales). Par ailleurs, les
combinaisons dřagents et de vecteurs permettent, en théorie, de
Des armes maudites pour les sales guerres ? 529

disposer de moyens adaptés aux effets recherchés. La nature


même du combat asymétrique a généré le Ŗbesoinŗ de lřarme
chimique. En plus dřasseoir une supériorité technologique, de tels
procédés cherchent à briser le moral de lřadversaire, tout en
évitant autant que possible les pertes amies. La notion dřarmes
Ŗhumanitairesŗ a, elle aussi, parfois été avancée, les progrès
techniques associés à des effets redoutables devant réduire la
durée des conflits.
Lors de lřengagement américain au Viêt-Nam, lřévaluation
de lřefficacité militaire des herbicides a été constamment posi-
tive. En 1972, lřArmy‟s Engineer Strategic Study Group publia
un rapport concluant que les opérations auraient été plus difficiles
sans lřutilisation des herbicides95. Les principaux avantages
étaient une meilleure visibilité terrestre et aérienne et un atout
non négligeable dans la protection des bases par la réalisation de
glacis et le dégagement de champs de tir. La destruction des
cultures obligea lřadversaire à modifier ses opérations logisti-
ques. Lřarmée américaine considéra, dans son immense majorité,
que les herbicides furent efficaces en contribuant directement à
préserver des vies américaines. Si les herbicides nřavaient pas été
utilisés, les opérations auraient coûté davantage de vies améri-
caines, un prix qui était trop cher à payer à la fois pour les chefs
militaires et les hommes politiques. Lřemploi des herbicides fut
donc une contribution importante à lřapproche américaine du
conflit asymétrique, où lřaccent mis sur la supériorité technolo-
gique devait contribuer à réduire les pertes amies.
Lřutilisation probable des agents chimiques au Laos, au
Kampuchéa et en Afghanistan semblait représenter un moyen
efficace de briser la volonté et la résistance obstinée des forces de
la guérilla opérant à partir de sanctuaires protégés relativement
inaccessibles. Ces armes offraient par ailleurs des avantages sur
les armes conventionnelles : rendement efficace, relative facilité
dřemploi, supériorité technique certaine et grande difficulté pour
lřadversaire de se protéger. Il est, par ailleurs, vraisemblable que
le choix dřemploi de tels moyens dans des régions reculées et au
cours de conflits initialement peu médiatisés permettaient dřespé-
rer emporter une décision avant la mobilisation des opinions
publiques et dřéventuelles condamnations internationales. Par

95
Herbicides and Military Operations, Engineer Strategic Study Group, vol.
I, Main Paper, février 1972.
530 Stratégique

ailleurs, la difficulté dřapporter des preuves recevables sur


lřutilisation de telles armes peut aussi avoir facilité la décision
dřemploi. Enfin, ces théâtres dřopération représentaient aussi une
opportunité pour essayer en grandeur réelle toute une gamme
dřagents et de vecteurs96.
À lřinstar des troupes italiennes en Éthiopie en 1935,
lřarmée irakienne a su exploiter lřefficacité et lřimpact psycholo-
gique considérable de lřarme chimique contre une population non
protégée. En revanche, les résultats ne semblant pas avoir été
aussi probants lors de la guerre du Rif. Il est intéressant de noter
que, depuis la fin de la Grande Guerre, lřarme chimique ne fut
jamais employée contre un adversaire disposant dřune capacité de
riposte similaire.
Pour lřutilisateur de lřarme chimique, des sentiments
Ŗmorauxŗ de culpabilité, une incompréhension technique ou un
refus des armes Ŗnouvellesŗ peuvent freiner le recours à de tels
moyens. Le poids des opinions publiques est fonction de la
diffusion des informations, de leur crédibilité et de la sensibilité
générale des populations. À lřheure actuelle, lřarme chimique,
confusément associée à la Grande Guerre, aux chambres à gaz et
à des pertes massives, demeure un facteur de panique et incarne
lřhorreur, notamment en cas dřemploi terroriste.
Lřarme chimique semble incarner lřasymétrie : décalage
technique et tactique, conséquences morales et psychologiques,
poids relatif des pertes. Le combat asymétrique impose parfois de
tuer, de terroriser, de nettoyer, de faire le vide ou dřinterdire des
sanctuaires. À ce titre, les armes chimiques représentent des
moyens séduisants, mais dont les conséquences politiques et
morales sont lourdes et généralement inacceptables. Armes de
terreur aux effets dévastateurs, mais souvent contre-productifs,
car pouvant radicaliser la lutte, mobiliser les opinions publiques
contre lřengagement et favoriser des plaintes devant les instances
internationales. Certes, les progrès technologiques ont pu faire
naître lřespoir dřarmes non-létales. Mais seule la dose fait le
poison …
Les allégations dřemploi du siècle précédent ont permis,
parallèlement à un mouvement dřinterdiction, de développer les
96
Director of Central Intelligence (USA), Use of Toxins and Other Lethal
Chemicals in Southeast Asia and Afghanistan, Special National Intelligence
Estimate, volume I Ŕ Key Judgements, 2 février 1982, déclassifié en novembre
1987, p. 21.
Des armes maudites pour les sales guerres ? 531

moyens permettant dorénavant dřapporter des preuves juridiques


recevables en cas dřemploi suspecté de lřarme chimique. Le refus
quasi-général des armes chimiques conduit dorénavant à accuser
et à vouloir interdire toute arme nřapparaissant pas convention-
nelle (DIME, phosphore blanc ou uranium appauvri). Les prétex-
tes humanitaires sont très vite relayés par des préoccupations
environnementales liées aux risques de pollution à long terme.
Aujourdřhui, il nřexiste pas dřambiguïté possible pour les États
parties de la Convention dřInterdiction des Armes Chimiques,
signée le 13 janvier 1993 et entrée en vigueur le 29 avril 199797.
Mais les exemples récents démontrent que les agents chimiques
demeurent une arme potentielle pour un adversaire asymétrique.
Rien ne prouve que lřennemi aura le même respect des conven-
tions internationales, surtout sřil nřest pas lui même un État
signataire (cas des organisations transnationales ou des mouve-
ments terroristes).
Une vigilance permanente sřimpose car la surprise, premier
effet recherché par lřutilisation de lřarme chimique, demeure
possible. Si des moyens dřalerte et de protection peuvent con-
courir à une dissuasion efficace, quřen est-il de la réaction suite
au premier emploi par un adversaire asymétrique ? Doit-on se
cantonner aux méthodes conventionnelles normées par les traités
internationaux ou peut-on encore envisager dřouvrir la boîte de
Pandore des représailles chimiques ?

97
Les États parties à la présente Convention, (…) Reconnaissant lřinterdic-
tion de lřemploi dřherbicides en tant que moyens de guerre, telle que la
traduisent les accords pertinents et les principes du droit international en la
matière :
1. Chaque État partie à la présente Convention sřengage à ne jamais, en aucune
circonstance :
a) Mettre au point, fabriquer, acquérir dřune autre manière, stocker ou
conserver dřarmes chimiques, ou transférer, directement ou indirectement,
dřarmes chimiques à qui que ce soit ;
b) Employer dřarmes chimiques ;
c) Entreprendre de préparatifs militaires quels quřils soient en vue dřun
emploi dřarmes chimiques ;
5. Chaque État partie sřengage à ne pas employer dřagents de lutte anti-émeute
en tant que moyens de guerre.
Aux fins de la présente Convention :
7. On entend par “agent de lutte anti-émeuteŗ : Tout produit chimique qui
nřest pas inscrit à un tableau et qui peut provoquer rapidement chez les êtres
humains une irritation sensorielle ou une incapacité physique disparaissant à
bref délai après quřa cessé son utilisation.
Les adaptations de la guerre irrégulière
aux nouvelles conditions technologiques :
vers la techno-guérilla
Joseph HENROTIN

L řévolution des débats stratégiques de ces dernières


années tend à montrer lřémergence de deux grandes
catégories de pensées à portée paradigmatique et
idéales-typiques, en ce sens quřelles agrégeraient des pratiques
doctrinales et conceptuelles des principales contributions dans le
domaine de lřétude du combat. La première est fondée sur les
processus de Transformation en tant que processus institutionna-
lisés et politiquement promu dřadaptation aux réalités stratégi-
ques de certaines écoles1 de la Revolution in Military Affairs,
identifiée aux États-Unis dès les années 1991-92. Cette voie a été
remise en question, récemment, par sa confrontation aux réalités
conflictuelles afghane, irakienne et libanaise, montrant le con-
tournement par lřadversaire des avantages comparatifs des
armées suivant le modèle de la Transformation. Outre la litté-
rature portant sur la thématique de lřasymétrie qui a fleuri dans le
courant des années 1990 et 2000 Ŕ et qui critiquait les concep-

1
On ne peut en effet résumer la RMA à une école en particulier, tant les
contributions quřelle a générées ont été nombreuses. Sur cette question, voir
notamment les travaux de Eliot Cohen (ŖAmerican Views of the Revolution in
Military Affairsŗ, Mideast Security and Policy Studies, n° 28, 1997) et
Michael OřHenlon (Technological Change and the Future of Warfare,
Washington D.C., Brookings Institution Press, 2000).
534 Stratégique

tions inhérentes à la RMA Ŕ, cette école sřépanouit dans une série


dřouvrages récemment parus2.
Le principal enjeu de ce débat, qualifié de low/high ends
dans le monde anglo-saxon, est celui dřune adaptation des
structures de force, mais aussi des doctrines comme de la stra-
tégie des États. En ce sens, face à une prospective incertaine
quant à lřévolution du caractère de la guerre Ŕ sa nature restant
constante Ŕ dans les trente à quarante prochaines années, mais
également face à la multiplication des modes de guerre, comment
adapter les forces ? Les limites des approches fondées sur la
technologie et de celles fondées sur la lutte contre-insurrection-
nelle sont à présent bien connues. Mais elles posent, en retour, la
question de lřémergence possible dřune Ŗtroisième voieŗ hybri-
dant ces modes de guerre, à la fois au sein des mouvements
subétatiques mais aussi des acteurs étatiques. Dans cet article,
nous examinerons cette hypothèse, que nous qualifierons de
Ŗtechno-guérillaŗ, afin dřen distinguer les ressorts historiques,
mais aussi les potentialités dřoccurrence et les limites.

L’ÉMERGENCE DES TECHNO-GUÉRILLAS


Les guérillas ne sont pas cantonnées au seul usage de
méthodes irrégulières. Elles prennent également à leur compte un
certain nombre de développements technologiques avec lesquels
leurs conceptions tactiques et doctrinales se mettent à interagir.
Les guérillas contemporaines ne sont pas des objets a-technolo-
giques, elles peuvent, dans un certain nombre de cas, mettre en
œuvre des formes de guerre industrielle Ŕ pour reprendre la
terminologie utilisée par Rupert Smith Ŕ afin de les instrumen-
taliser à leur profit. De ce point de vue, le fait technologique a un
impact sur la stratégie des groupes insurgés ou terroristes au
même titre quřil produit un impact sur les structures de force
étatique. Ce même fait et cette instrumentalisation posent ainsi la
question de la mutation des mouvements insurrectionnels/de
guérillas/terroristes vers des formes plus techniques, confinant au
modèle de la techno-guérilla. Nous verrons infra ce quřil en est
dřune convergence des pratiques entre ces structures étatiques et

2
Sur lřévolution de ces débats en France, Joseph Henrotin, ŖAdaptation et
contre-adaptation au défi du caractère évolutif de la guerre. Un aperçu des
débats françaisŗ, Les Cahiers du RMES, vol. 5, n° 1, été 2008.
Les adaptations de la guerre irrégulière 535

des groupes subétatiques mais, préalablement, il nous semble


nécessaire de réexaminer ici les fondamentaux des principes ani-
mant les conceptions débouchant sur les techno-guérillas.

LES RACINES DE LA TECHNO-GUÉRILLA


Dans les années 1970 et 1980, une série de conceptions ont
produit un débat portant sur le développement de Ŗstratégies
alternativesŗ, portant sur des doctrines et des propositions égale-
ment qualifiées de Ŗdéfense non-offensive/Non-Offensive
Defenceŗ (NOD) ou encore de Ŗdéfense défensiveŗ. Lřémergence
de ce débat était imputable à la conjonction de phénomènes
spécifiques : la prise en compte des questions de défense par des
mouvements écologistes Ŕ principalement nord-européens cher-
chant à développer leur légitimité à gouverner dans les débats
politiques intérieurs Ŕ ou la perception dřune augmentation des
capacités de combat soviétiques, liée à la fin de la période de
détente. Dès lors, le débat Ŕ à quelques exceptions près3 Ŕ prenait
une charge idéologique et débouchait sur des propositions
comprenant à la fois des versants :
- politiques, avec le démantèlement des alliances mili-
taires, une politique de stricte neutralité, la mise en
évidence des politiques de coopération, de confidence
building, de désarmement et dřarms control. Pour
certains auteurs, une telle vision était le préalable dřun
désarmement total ;
- doctrinaux, avec la mise en évidence dřun comporte-
ment militaire et lřaffichage dřintentions strictement
défensives aux plans stratégique et opérationnel, mais
aussi tactique (la possibilité dřoffensive étant toutefois
reconnue par la plupart des auteurs). Les conceptions
alors développées ont eu des rapports très spécifiques à
lřespace (y compris à la dispersion des forces et à leur
mobilité) et au temps ;
- sociologiques, dans leur rapport aux armées de cons-
cription ou aux milices territoriales constituant non
seulement une masse mise à la disposition dřun messa-
3
Dont, notamment, Guy Brossollet, dont L‟Essai sur la non bataille (Paris,
Belin, 1976) sera accueilli plus que froidement par lřinstitution militaire.
536 Stratégique

ge dissuasif, mais aussi en tant que facteur de com-


pensation militaire à la supériorité technologique dřun
adversaire ;
- technologiques, dans leur rapport à la disposition
dřarmement de précision dont la portée et le rayon létal
nřentraient pas en contradiction avec les principes
politico-militaires des doctrines envisagées.

Les racines du débat, au vrai, étaient complexes : un auteur


comme Gene Sharp, étudiant les stratégies politiques non-
violentes, cherchait effectivement lřefficacité stratégique et la
génération dřeffets politiques4. Dřautres auteurs, se réclamant de
la démocratie chrétienne ou des partis/mouvements verts ou de
gauche, étaient foncièrement opposés à tout emploi de la force,
mais mettaient en évidence la nécessité de disposer dřun instru-
ment dissuasif. Certains, comme E. Copel, y adjoignaient la
possibilité dřune dissuasion nucléaire5. Le corollaire militaire des
visions développées était une emphase marquée sur la défensive.
Le débat allemand des années 1980, très prolifique, résumait cet
impératif par lřexpression de StrUnA (strukturelle angriffsun-
fähigkleit Ŕ incapacité structurelle à lřattaque). Elle sřarticulait
sur une perception Ŕ parfois biaisée Ŕ dřun Clausewitz arguant de
la supériorité de la défensive sur lřoffensive, dans la mesure où la
première permet de mener la seconde, mais aussi et plus large-
ment dřune supériorité de lřattrition sur la manœuvre. Dans ce
contexte, les formes tactiques prises par ces conceptions pou-
vaient varier. Dans leur application, les défenses non-offensives Ŕ
dans leurs versants militaires et donc à lřexclusion des stratégies
de défense sociale Ŕ entretiennent des rapports spécifiques à
lřespace, sur plusieurs plans :
- premièrement, au plan tactique, la recherche dřune
posture défensive implique une dispersion des forces,
pouvant être, dans certains cas, liée à une perte de
mobilité. Des systèmes dřappui défensifs pouvaient
être positionnés statiquement. Cette contradiction entre
mobilité des forces et staticité des systèmes dřappui

4
Sharp a été qualifié de ŖClausewitz de lřaction non-violenteŗ. Gene Sharp,
The Politics of Nonviolent Action, Boston, P. Sargent Publisher, 1973.
5
Etienne Copel, Vaincre la guerre, Paris, Gallimard, Folio, Coll. ŖLieu
Actuelŗ, 1985.
Les adaptations de la guerre irrégulière 537

nřest que partiellement résolue par les auteurs adoptant


ce schéma. Elle ne trouve comme solution que la mise
en avant dřoptions matérielles, où ces derniers ne
devront pas permettre une acquisition de cible par
lřadversaire6 ;
- deuxièmement, au plan opérationnel, les auteurs entre-
tiennent fréquemment un rapport différencié au terri-
toire. La défense peut alors sřarticuler sur plusieurs
niveaux dřengagements Ŗdécoupantŗ le territoire et
parfois qualifié de Territorially Differentiated Defense.
Ainsi, le Ŗmodèle intermédiaireŗ dřHorst Afheldt envi-
sage la disposition de modules de guérilla fondés sur
lřinfanterie légère sur les frontières et appuyés, au
second échelon, sur des forces classiques. Son Ŗmodèle
intégralŗ envisage lřévacuation de toute force classi-
que, perçue comme potentiellement agressive7. Dans le
cas autrichien, le général Spannochi avait Ŗdécoupéŗ le
pays en plusieurs secteurs différenciés où seraient
intervenus des forces blindées/mécanisées, dřinfanterie
légère ou des barrages dřartillerie ;
- troisièmement, le statut de la frontière trouve deux
formes organisationnelles. Dřune part, une défense de
lřavant permettant de mener des contre-offensives
locales où lřattrition et le combat de retardement jouent
un rôle déterminant. Des modules de forces légères
sont évoqués pour mettre en œuvre cette option.
Dřautre part, la mise en place dřune zone-tampon qui
pourra être totalement démilitarisée (chez les adeptes
du concept de Ŗdéfense socialeŗ) ; seulement équipée
de capteurs avertissant dřune attaque adverse ; pourrait
être balayée par des feux défensifs (concepts de Fire
Belt ou de Defense Wall)8 ; ou encore qui pourrait

6
Permettant, au demeurant et dans le contexte propre de lřépoque, de
neutraliser lřoption dřun emploi du nucléaire tactique par lřadversaire.
7
Horst Afheldt, Pour une défense non-suicidaire en Europe, La Découverte,
Paris, 1985.
8
Sur ces concepts, voir, par exemple, Norbert Hanning, ŖUne défense
classique de lřEurope est-elle possible ?ŗ, Revue Internationale de Défense,
n° 1, 1979.
538 Stratégique

adjoindre à ces derniers la présence de forces dřinfan-


terie (Brossollet, SAS, Afheldt) ;
- la profondeur du territoire est quant à elle perçue
comme une zone de manœuvre ou encore, dans le
modèle intégral dřAfheldt, bénéficierait de la même
défense que la zone frontière9. Le plus généralement,
lřagressivité des forces défensives augmenterait avec la
progression des forces adverses, induisant un double
phénomène de coercition par punition, mais aussi de
resserrement autour dřun sanctuaire national. De la
sorte, les doctrines de défense non-offensives entretien-
nent des rapports complexes au temps. Fondamentale-
ment, elles tendent à évacuer la possibilité dřune
bataille décisive du fait de leur rapport à la dispersion
et à agir dans le temps long. Dans le même temps, un
tel positionnement implique pour le défenseur des
gains de temps afin de mobiliser et regrouper ses
forces, mettre en œuvre des programmes dřadaptation
de ses matériels, en appeler à une aide internationale
ou encore mener des négociations. Certains auteurs
soulignent quřun rapport au temps long induit, pour le
défenseur, une réduction des frictions et du brouillard
de la guerre, tandis quřils seraient augmentés pour
lřadversaire. Plus généralement, ces auteurs mettaient
en évidence la grande difficulté de contrer une guérilla
devenue, en lřoccurrence, étatique et pouvant se
doubler dřune défense sociale10.

Les débats sur la défense non-offensive se sont doublés de


considérations sur leur application de facto dans les politiques de
défense des États. LřAutriche, la Suède ou la Suisse ont ainsi été
perçus comme autant dřexemples. Couplant neutralité politique,
comportement défensif de leurs forces comme de leurs diploma-
ties, disposant dřarmées de milice appliquant des conceptions
doctrinales leur permettant dřexploiter lřattrition et leur profon-
deur stratégique, leurs aptitudes respectives à la défensive Ŕ le

9
On notera quřAfheldt misait également, dans cette hypothèse, sur une
staticité des forces, tout en les qualifiant de Ŗtechno-guérillaŗ.
10
Soit une Ŗdéfenseŗ fondée sur le cumul dřactes de désobéissance civile de
la part de la population du pays envahi.
Les adaptations de la guerre irrégulière 539

cas échéant en utilisant des armes de précision Ŕ ont été


considérées comme importantes, avec des variations sensibles.
Certains auteurs estimaient toutefois que la disposition de chars
de combat et dřappareils aptes aux missions offensives par les
deux derniers États nřen faisaient que des modèles imparfaits.
Les cas yougoslave et albanais ont également été considérés
comme tels, certes moins technologiquement offensifs, tout en
sřappuyant sur une population en armes et sur une politique
étrangère en rupture du Pacte de Varsovie. Cependant, on y voit
les limites dřun système où lřarmement des populations impose,
en compensation, un contrôle social voire politique fort. La
diffusion de lřarmement dans les populations jouera, à partir de
1991, un rôle important dans leurs guerres civiles.
Dans le courant des débats, lřémergence de la notion de
techno-guérilla a découlé dřune radicalisation de la pensée
défensive couplée à lřobservation de lřexpérience de la guerre du
Kippour. Ainsi, le missile antichar a-t-il rapidement été perçu
comme permettant de coupler les impératifs dřefficacité et de
maximiser lřattrition tout en respectant, par sa faible portée,
lřimpératif politico-militaire de la défensive. Dans le même
temps, son rayon dřaction létal reste limité11. De telles obser-
vations ont également été faites en ce qui concerne le minage ou
lřutilisation dřune artillerie qui aurait été dotée de sous-munitions
guidées de précision. Dans lřoptique des auteurs, la plus grande
précision des armes devait également réduire lřintensité des
combats, favorisant un règlement diplomatique. Lřadoption de
systèmes avancés de commandement et de contrôle tout comme
le renforcement des capacités de renseignement Ŕ et leur décen-
tralisation au profit des unités au contact Ŕ allaient dans un sens
similaire. Cřétait dřautant plus le cas que lřadoption dřune
défense dont le Ŗpoint de vueŗ est plus fondé sur le niveau
tactique que sur le niveau opérationnel impose une décentrali-
11
Cette vision double paramétrant la valeur défensive dřun équipement est,
évidemment, quelque peu naïve. Les auteurs travaillant sur les stratégies
alternatives ont souvent manqué de prendre en considération lřarticulation de
ces armements avec des dispositifs de force qui auraient structurellement pu
être engagés dans des missions offensives aux plans opérationnel et straté-
gique. Ce manquement méthodologique de leur part pouvait être compensé par
leur focalisation sur le niveau tactique et sur des unités équivalentes à la
compagnie, fréquemment vue comme le pion tactique élémentaire. Certains
modèles nřhésitaient dřailleurs pas à ne considérer les niveaux Ŗrégimentŗ,
Ŗbrigadeŗ ou Ŗdivisionŗ que comme des unités purement administratives.
540 Stratégique

sation du commandement et repose sur lřinitiative des plus bas


échelons.
Plusieurs auteurs notaient également que lřune des consé-
quences du développement de ces systèmes avancés résidait dans
une ergonomie améliorée pour le combattant et, plus générale-
ment, dans leur plus grande facilité dřutilisation, réduisant la
nécessité dřentraînement à leur usage. Cette perception, parfois
très exagérée, a sous-tendu, pour un auteur comme W. Agrell, le
remplacement de lřarmée suédoise par une milice territoriale dont
les unités seraient systématiquement dotées de missiles anti-
chars12. Dans les optiques défendues, le rapport à la technologie
est dřune nature instrumentale, il ne possède pas la charge
idéologique-systémique (dans leur relation à lřinterdépendance
des armes, au sens organisationnel) que peut recouvrir lřadoption
de systèmes de haute technologie dans armées classiques. À cet
égard, les technologies sont comprises dans leurs implications les
plus tactiques, dans des conceptions caractérisables comme rele-
vant dřune idéologie ou un culte de la défensive au même titre
quřil existe un culte de lřoffensive. Elles se mettent alors à
interagir avec les conceptions développées en matière de mobilité
des forces et, plus généralement, de rapport au territoire (fron-
tière, profondeur, différenciation territoriale des structures de
force). Ce sera particulièrement le cas dans les années 1980,
lorsque certains auteurs sřorienteront vers des conceptions plus
fluides de lřengagement des forces.
Jouant de la dichotomie Ŗstaticité/mobilitéŗ induite par
plusieurs modèles opératiques-tactiques de NOD, plusieurs
auteurs vont travailler sur des formes dřhybridation spécifiques,
formant sans doute lřitération la plus avancée des propositions
effectuées en matière de stratégie alternative. Les prémices de
cette hybridation remontent aux années 1970 et aux travaux de
Guy Brossollet13, avant que le concept ne soit repris et développé
plus avant, dans les années 1980, par le groupe de recherche
allemand SAS ou dřautres auteurs et qualifiés par ces derniers de
spider and web. Ils reposent toujours sur la supériorité de la
posture défensive face à une attaque blindée/ mécanisée majeure,

12
Wilhelm Agrell, Sveriges civila säkerhet, Stockholm, Liber Förlag, 1984.
Pour une vision suisse : Dietrich Fischer, ŖInvulnerability Without Threat :
The Swiss Concept of General Defenseŗ, Journal of Peace Research, vol. 19,
n° 3, 1982.
13
Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille, Paris, Belin, 1976.
Les adaptations de la guerre irrégulière 541

parce quřelle ne force pas les armées à mener une bataille


décisive, mais aussi parce que les forces dispersées respectent un
No-target principle déniant à lřadversaire toute utilité de lřemploi
du nucléaire tactique. Pour Brossollet, il sřagit aussi de refuser
une bataille décisive exigeant des moyens devenus hors de portée
du budget français. Ces forces dřinfanterie, dotées dřarmes
antichars et antiaériennes portables, forment alors un maillage Ŕ
qualifié de Ŗtoileŗ par le SAS Ŕ dans lequel les forces adverses
subiront, peu à peu, un phénomène dřattrition. Mobile, cette
infanterie sřattaque à lřadversaire sur ses voies de communication
et respecte les principes de la guérilla (combat hit and run,
considération du rapport de forces initial, combat à distance dans
la mesure du possible, puis rupture immédiate du contact).
Toutefois, dans les deux modèles, des unités plus mobiles
et disposant dřune puissance de feu plus importante sont mis en
place. Brossollet comme le SAS envisagent ainsi des Ŗmodulesŗ
de forces blindées et dřhélicoptères de combat qui permettront
dřépauler lřinfanterie légère sur les principaux axes de progres-
sion adverses, mais aussi de donner des coups de grâce à des
unités adverses déjà affaiblies par lřattrition due à leur passage
dans le Ŗfiletŗ. Par ailleurs, dans le cas du SAS, les Ŗaraignéesŗ
doivent être initialement positionnées dans la profondeur du
territoire à défendre pour ensuite être engagées en direction de la
menace. Pour les auteurs se réclamant de ces modèles, ils auto-
risent toujours la possibilité dřune confrontation plus directe avec
lřadversaire, sans, toutefois, subir la tyrannie du temps. Autre-
ment dit, les forces défensives seraient plus à même de choisir le
lieu et le moment de la confrontation, renforçant ainsi leur
avantage Dans la vision des auteurs se réclamant de ce modèle, le
couplage entre staticité/attrition (perçue comme se produisant
dans le temps long) et mobilité/anéantissement (perçu comme se
produisant dans le temps court) doit permettre dřoffrir un modèle
dissuasif mais, également, de réduire les structures de force
affectées à la défense nationale.
En outre, dans la vision des auteurs sřétant attaché aux
problématiques les plus militaires, les modèles de commande-
ment mettaient en évidence lřaction en réseau, mais aussi le
commandement Ŗpar lřobjectifŗ plus que Ŗpar le planŗ et, donc,
lřinitiative. Les propositions les plus avancées montraient égale-
ment, sur base des développements observés dans les systèmes
C3I dans les années 1980, la possibilité dřune coordination des
542 Stratégique

actions. À cet égard, les visions proposées confinaient quasi-


parfaitement aux principes de la guerre réseaucentrée, tels quřils
seront codifiés par Cebrowski en 199814. Le modèle laissait
néanmoins pendantes plusieurs questions : celle du positionne-
ment des unités de la Ŗtoileŗ sur lřensemble du territoire Ŕ afin
dřéviter un assaut aéroporté massif permettant de contourner le
dispositif15 - ou encore celle de lřemploi du nucléaire ou de
lřinteraction dřun tel système de défense avec les alliés16. Par
ailleurs, la disposition dřun certain volume de forces offensives
posait la question des guerres limitées, les modèles de défense
non-offensives ayant essentiellement été construits dans lřoptique
dřune guerre totale sur le front centre-européen. Or, certains
modèles étaient de nature à permettre des agressions limitées.
Enfin, les modèles les plus poussés posaient également la
question de leur engagement extérieur, au-delà des frontières
nationales, que ce soit dans le cadre de missions de maintien ou
dřimposition de la paix.

LES NOUVELLES FORMES DE LA TECHNO-GUÉRILLA


Lřindéniable richesse conceptuelle des débats ayant eu trait
à la défense non-offensive et, plus généralement, aux stratégies
alternatives17 ne doit donc pas occulter le fait quřelles sont
datées, du moins prise dans la globalité de leurs acceptions.
Cependant, une fois débarrassées de leur ancrage idéologique, et
considérées sous un angle exclusivement opératique-tactique, ces
objets stratégiques ont pu évoluer en une seconde génération de
stratégies alternatives. Deux phénomènes concourent simultané-
ment à cette émergence. Le premier est la validité fondamentale
des conceptions tactiques développées dans les années 1970 et
1980. Nombre dřauteurs ayant travaillé sur la NOD et ses
modèles les plus avancés, en ce compris la techno-guérilla,
étaient ou avaient été officiers et appréhendaient les ressorts
intimes de la stratégie, y compris insurrectionnelle. Nombre

14
Arthur K. Cebrowski, & John J. Garstka, ŖNetwork-Centric Warfare : its
Origin and Futureŗ, USNI Proceedings, janvier 1998.
15
Un réel problème, dans les années 1980, alors que lřURSS disposait de 7
divisions parachutistes.
16
Certains auteurs allemands avaient ainsi réclamé une sortie de lřOTAN.
17
Pour preuve la richesse du Dictionnary of Alternative Defense de Bjorn
Moller, Boulder/Londres, Lynne Riener/Adamantine Press, 1995.
Les adaptations de la guerre irrégulière 543

dřentre eux avaient étudié Mao ou Giap Ŕ deux praticiens fré-


quemment cités dans les travaux des spécialistes de la techno-
guérilla Ŕ et entendaient utiliser leurs principes. Aussi, la recher-
che dřopérations évitant le piège de la bataille décisive, dans une
confrontation se voulant pourtant décisive au plan stratégique et
permettant de maximiser les avantages offerts par les technolo-
gies de lřépoque, reste fondamentalement valide. Deuxièmement,
cette fois du point de vue des moyens disponibles, un certain
nombre de technologies utiles au combat, y compris de guérilla,
insurrectionnel ou de partisans, ont connu des processus conco-
mitants de diffusion/prolifération, de réduction de leurs coûts et
de facilitation de leur emploi, au fur et à mesure de leurs évolu-
tions. Elles sont déjà, à lřheure actuelle, massivement utilisées
par les groupes subétatiques, mais également par les États. On
peut tenter de les catégoriser :
- les technologies inhérentes à la guerre médiatique et
comprenant les caméras, les ordinateurs permettant la
mise en ligne des sujets filmés via des plateformes de
partage en ligne telles que Youtube ou encore leur
transmission aux chaînes de télévision classiques. La
mise en place de telles chaînes, capables de diffuser en
continu des informations, est elle-même considérable-
ment facilitée. Dans un certain nombre de cas de
figure, les groupes de guérillas sont eux-mêmes en
mesure de se doter de leurs propres médias et dřinvestir
dřimportantes zones géographiques de diffusion18 ;
- les technologies inhérentes à la cyber-guerre, telles que
les ordinateurs personnels, les connexions internet à
haut débit, une série de logiciels utiles à la program-
mation ou dřusage courant, les forums ou encore les
blogs, utiles tant à la manœuvre psychologique quřaux
communications entre les individus. Cette évolution
sřappuie également sur lřaugmentation du nombre de
connexions à internet et, corrélativement, les potentia-
lités de dřattaques par botnets19. Mais elle sřappuie
également sur les évolutions quřa connues la figure du

18
Dans le cas du Hezbollah, cf. Diane S. Cua, An Analysis of Hizbullah Use
of Media, Master Thesis, Naval Postgraduate School, Monterey, 2007.
19
David Ronfeldt and John Arquilla, ŖWhat Next for Networks and
Netwar ?ŗ in John Arquilla and David Ronfeldt (eds.).
544 Stratégique

hacker20, qui peut tendre à une professionnalisation,


voire à une mercenarisation, tout en bénéficiant de
lřincapacité des États à sřadapter à la nouvelle donne et
à développer des capacités de contre-hacking (techni-
ques mais aussi juridiques) suffisantes ;
- dans le domaine tactique, les technologies liées aux
télécommunications autorisent des attaques distribuées,
mieux coordonnées et plus fluides que par le passé,
pouvant éventuellement adopter des formes telles que
le swarming. Or, les technologies en matière de télé-
phonie cellulaire et satellitaire se sont spectaculaire-
ment développées, de sorte que les matériels disponi-
bles dans le civil confinent les groupes de guérilla à
une stratégie des moyens privilégiant les COTS (Cost
Off The Shelf). La problématique est dřautant plus
importante que les opérations contemporaines de stabi-
lisation ne peuvent faire lřéconomie de la (re)mise en
place de réseaux de télécommunications, qui pourront
alors être utilisés par lřadversaire. Dans certains cas de
figure, ces développements peuvent sřaccompagner
dřune capacité des groupes adverses à écouter les
communications non-cryptées, attestée dans le cas du
Hezbollah, mais aussi des talibans ;
- toujours dans le domaine tactique, une conjonction de
phénomènes complexes est en mesure de provoquer
une augmentation potentielle de la puissance de feu des
unités adverses, principalement au niveau des armes
dřappui. Premièrement, le nombre de producteurs de
missiles antichars ou antiaériens ou de roquettes tend à
croître. Deuxièmement, ces concepteurs peuvent sřen-
gager dans des politiques très agressives de vente de
leurs produits, tout en sřabritant derrière le manque de
transparence des dispositifs de vente. Troisièmement,
les circuits de distribution des armements tendent à se
complexifier. Ainsi, le Hezbollah a-t-il reçu des

20
Voir, par exemple : Pekka Himanen, The Hacker Ethic and the Spirit of the
Information Age, Random House, 2001. Sur un ton moins favorable : Laura J.
Kleen, Malicious Hackers. A Framework for Analysis and Case Study, Thesis,
Air Force Institute of Technology, 2001 et Gregory J. Rattray, Strategic
Warfare in Cyberspace, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2001.
Les adaptations de la guerre irrégulière 545

missiles antinavires achetés par lřIran à la Chine et


ayant transité par la Syrie21. Quatrièmement, la sophis-
tication de ces systèmes est de plus en plus importante,
de sorte quřils peuvent frapper à de plus grandes
distances un nombre plus important de plateformes
avancées, même équipées de systèmes de contreme-
sures ou de blindages renforcés. Les exemples-types de
cette évolution sont lřutilisation de missiles AT-14 par
le Hezbollah22, de SA-18 par les Tribunaux islamiques
somaliens23 ou encore dřexplosifs préformés en Irak ;
- par ailleurs, par extension, un certain nombre de
systèmes dřappui au combat permettent dřaugmenter le
champ dřengagement des techno-guérilléros. Cřest
typiquement le cas des équipements de vision noctur-
ne, qui connaissent depuis quelques années une évolu-
tion importante, conjuguant réduction de leurs coûts
dřacquisition et augmentation de leurs performances.
Ils permettent un combat de nuit et, ainsi, de com-
penser lřavantage technologique de forces occidentales
qui avaient précisément investi le combat nocturne
afin, notamment, de contrer les insurrections. Le même
type de raisonnement peut être applicable aux récep-
teurs GPS que lřon trouve facilement et à faible coût
dans le civil, et qui constitueraient un facteur dřaccrois-
sement qualitatif majeur des systèmes de missiles24. De
même, lorsque les talibans ont envahi lřAfghanistan, en
1996, ils disposaient de chars, de véhicules blindés et
même de roquettes à longue portée FROG-7 ;
- plus largement, les techno-guérillas se caractérisent par
une utilisation de ce que Paul Bracken qualifiait de
sidewise technologies, soit des technologies anciennes
pour lesquelles une nouvelle utilité a été trouvée ou

21
Joseph Henrotin, ŖUne techno-guérilla aurait-elle défait la meilleure armée
du monde ?ŗ, Défense & Sécurité Internationale, n° 18, septembre 2006.
22
Matt M. Matthews, We Were Caught Unprepared. The 2006 Hezbollah-
Israel War, The Long War Serie Occasionnal Paper, Combat Studies Institute
Press, Fort Leavenworth, 2008.
23
ŖSomalie : un peu de shopping ?ŗ Défense & Sécurité Internationale,
n° 23, février 2007.
24
Plusieurs sources indiquent ainsi que des missiles russes ou chinois
disposent de récepteurs GPS participant de leurs systèmes de navigation.
546 Stratégique

encore des systèmes qui sont utilisés dans des appli-


cations pour lesquelles ils nřont pas été conçus25. Ce
pourrait être lřexemple des câbles de communication
en cuivre utilisés par le Hezbollah en 2006, jugés inu-
tiles par la plupart des armées, mais permettant des
communications sûres. Ce pourrait également être le
cas de lřutilisation de GSM comme systèmes de mise à
feu dřIEDs à distance. Lřutilisation de radars de con-
trôle aérien civils dans des opérations militaires,
comme ça a été le cas en Serbie en 1999 ou au Liban
en 2006, pourrait également relever de cette catégorie.
De ce point de vue, on peut estimer que les sidewise
technologies sont une composante majeure du risque
de surprise technologique et, partant, de la notion de
surprise stratégique.

Lorsque les ressources budgétaires et humaines nécessaires


sont disponibles, les mouvements de guérilla peuvent investir des
secteurs aérien et maritime qui leurs étaient traditionnellement
interdits. Ainsi, la création des Sea Tigers, branche navale des
Tigres du Tamoul Eelam (LTTE), au Sri Lanka, dans les années
1980, à conduit à des attaques-suicide, mais également à des
actions de combat plus conventionnelles. Lors de la seconde
bataille dřElephant Pass, en 2000, le groupe a ainsi été en mesure
de débarquer plus de 2 500 combattants derrière les lignes sri-
lankaises. Ils ont utilisé des plongeurs dans des opérations de
minage de bâtiments de la marine sri-lankaise. Le LTTE a
également mis en œuvre de petits appareils de tourisme dans des
opérations de frappe contre au moins une base aérienne sri-
lankaise, aboutissant à la destruction de plusieurs avions de com-
bat. Dřautres raids ont également été menés contre des casernes
sri-lankaises, la base navale de Trincomalee ou encore des
centrales électriques. Dans la même optique, le Hezbollah a
utilisé à plusieurs reprises des drones dans des missions de
surveillance des forces israéliennes, mais aussi de reconnaissance
au-dessus dřIsraël, causant un vif émoi26. Dans tous ces cas de
figure, cependant, les technologies utilisées peuvent être consi-
dérées comme peu avancées. Les bateaux utilisés par le LTTE
25
Paul Bracken, ŖSidewise Technologies : National Security and Global
Power Implicationsŗ, Military Review, septembre-octobre 2005.
26
Durant la guerre de 2006, un engin sera abattu par un F-16 israélien.
Les adaptations de la guerre irrégulière 547

sont des petites embarcations simples, parfois construites en fibre


de verre, de sorte quřelles sont naturellement furtives. Les avions
utilisés ont été des Zlin-143, des appareils de tourisme de
construction est-allemande. Quand au drone iranien Mirsad-1,
lřappareil est rudimentaire, comportant un moteur de 10 cv et un
système de guidage par télécommande.
Lřutilisation du bois dans la conception des systèmes cons-
titue également lřune des mesures permettant de réduire simple-
ment lřavantage technologique des forces27. Ce peut être le cas de
certains drones comme celui de la reconversion dřanciens
missiles antinavires en missiles de croisière. En 2003, lřIrak a
ainsi utilisé des missiles SS-N-2 Styx contre les forces américai-
nes au Koweït. Si les engins rateront leur cible, ne causant que
peu de dégâts, ils nřauront toutefois pas été détectés28. Il con-
vient, donc, de ne pas considérer ces développements technolo-
giques dans une optique dřordre capacitaire, mais bien dans leur
instrumentalisation par les groupes de techno-guérilla. Les
facteurs de simplicité dřutilisation et dřentretien, de faible coût, y
jouent une part prépondérante. À ce stade, la recherche dřune
efficacité tactique même limitée apparaît comme plus importante
que la recherche de hauts degrés de performances, lesquelles sont
trop souvent associées à lřobtention dřune efficacité tactique ou
stratégique. Il y a ainsi lieu de considérer lřusage fait des roquet-
tes Kassam contre les villages et les villes israéliennes à proxi-
mité de la bande de Gaza. Plus de 3 000 engins ont été lancés,
causant des pertes humaines et des dégâts matériels hors de
proportion avec lřeffort consenti par les Palestiniens. Cependant,
la pression psychologique induite sur la population, dans la
longue durée, est bien réelle, forçant au demeurant Israël à con-
cevoir des systèmes de défenses spécifiques et coûteux.
Dès lors, là où les forces occidentales tendent à juger
lřefficacité militaire de leur action à lřaune de ce quřelles enten-
dent comme une perfection quasi-mathématique, voire matéria-
liste, les groupes de guérillas jugent de cette efficacité aux plans

27
La mesure nřest pas historiquement neuve. Ainsi, les concepteurs
britanniques du Mosquito ont expressément utilisé le bois.
28
Une vingtaine de pays disposent de missiles Styx et, plus largement, 70
pays disposent dřenviron 70 000 missiles antinavires pouvant être convertis en
missiles de croisière dřattaque terrestre. Joseph Henrotin, ŖMissiles de croi-
sière, une prolifération inquiétanteŗ, Défense & Sécurité Internationale, n° 23,
février 2007.
548 Stratégique

politique et psychologique. Dans cette optique, la question dřune


utilisation dřarmes chimiques ou biologiques par des mouve-
ments de guérilla et insurrectionnels Ŕ au-delà de leur utilisation
dans des actions terroristes29 Ŕ a également été soulevée. Lind et
les théoriciens de la Ŗguerre de 4e générationŗ y voyaient la
possibilité dřun passage à une cinquième génération. Dřun point
de vue factuel, lřutilisation de camions transportant du chlore à
proximité de lieux de rassemblement de la population irakienne
est attestée à plus de dix reprises, causant cependant plus de
blessés que de morts. Si le chlore peut être considéré comme lřun
des agents chimiques les moins létaux, sa disponibilité, sa facilité
de manipulation et dřutilisation offrent aux forces insurgées la
possibilité de préparer rapidement des attentats, tout en provo-
quant une importante pression psychologique. Mais lřhypothèse
est, pour lřheure, restée marginale. Outre les problématiques
inhérentes à lřutilisation dřun armement chimique Ŕ du point de
vue de la manipulation des agents comme de leurs effets
militaires concrets Ŕ lřhypothèse de leur utilisation par les
techno-guérillas reste ouverte.
Au-delà, une des métaphores rendant compte de lřutilisa-
tion et du rapport aux technologies des techno-guérillas est sans
aucun doute à retrouver dans lřhommage que rendait le général
Poirier au général Bru et indiquant que Ŗsa réflexion n‟isolait
jamais la physique de l‟armement de ses conditions de mise en
œuvre et d‟emploi sur le terrain. Il pensait naturellement en
termes de système homme-machine, l‟arme n‟étant qu‟une pro-
thèse du combattant qui lui donnait sensŗ30. La réflexion, très
européenne31, démontre la soumission nette de la technique à
lřhumain, ce dernier et son armement constituant la prolongation
naturelle Ŕ et clausewitzienne Ŕ de la politique par dřautres
moyens. Cřest le combattant qui donne sens à ses outils, la
mission qui prime toute autre considération, et non une relation
inversée, où lřarmement déterminerait tant la mission que les buts
de guerre. Mais lřarmement en tant que prothèse renvoie égale-
ment aux conceptions développées par des auteurs travaillant sur
la thématique du post-humanisme et entrevoyant lřalliance intime

29
En lřoccurrence, lřattentat manqué au sarin, à Tokyo, en 1992.
30
Lucien Poirier, ŖTombeau dřAlain Bruŗ, www.stratisc.org, 27 mars 2004.
31
Aux États-Unis, la tendance est plutôt à considérer lřhomme comme une
partie du système dřarmes. Cf. Joseph Henrotin, La Technologie militaire en
question, op cit.
Les adaptations de la guerre irrégulière 549

de lřhomme à la technique, la complémentarité de lřéchange entre


les deux, lřartisan ne sachant travailler sans son outil et lřoutil ne
produisant lřartisanat que par le brio de lřartisan. À bien des
égards, cette complémentarité naturelle est également celle qui
régit le rapport du militaire à la guerre : la politique et la stratégie
déterminent les moyens, mais ces derniers nřautorisent que
certaines politiques et certaines stratégies.
La différence entre les techno-guérillas et les armées
conventionnelles, de ce point de vue, se situe dans la liberté de
manœuvre laissée par la technologie au praticien. Elle ne lie
aucunement ses limites à celles du combattant. Au contraire, ces
limites sont comprises, parfaitement appréhendées et intégrées, là
où les praticiens des forces conventionnelles peuvent indiquer ne
pas toujours entrevoir les limites opérationnelles de tel ou tel
système. Si cette dernière appréciation peut être perçue positive-
ment Ŕ elle offre plus de liberté dřaction au combattant Ŕ, elle
peut également lřêtre négativement. Ne pas connaître les limites
dřun équipement laisse la possibilité de le surestimer, tout en
démontrant une perte de contrôle, voire pourrait introduire une
certaine forme de distance préjudiciable à sa conception en tant
que prothèse du combattant. À cet égard, une autre métaphore du
rapport du combattant à la technologie peut renvoyer au rapport à
la recherche de perfection dans la conception des systèmes, que
soulignait le secrétaire américain à la Défense. Il indiquait ainsi
que Ŗnotre programme de modernisation conventionnelle recher-
che une solution à 99 % (qui sera obtenue) dans des années ; les
missions de stabilité et de contre-insurrection – les guerres dans
lesquelles nous sommes – requièrent des solutions à 75 % dans
quelques moisŗ32.
Le rapport des techno-guérillas aux équipements introduit
ainsi une dimension temporelle marquée dans une dynamique de
la stratégie qui tendait à lřévacuer ou, à tout le moins, à la
minorer33. Or, le facteur temps est absolument central lorsque
lřon considère Ŕ dřun point de vue méthodologique Ŕ le conflit
comme une suite dřadaptations et de contre-adaptations. Le
praticien doit autant pouvoir jouer sur le temps court et chercher
à Ŗresserrer la boucle OODAŗ (Observation, Orientation, Déci-
32
Cité dans Vincent Desportes, ŖRelire le discours du nouveau Secrétaire à la
Défense américainŗ, Défense & Sécurité Internationale, n° 44, janvier 2009.
33
Au-delà des travaux portant sur la tactique et lřart opérationnel, le temps
est généralement déconsidéré en stratégie théorique.
550 Stratégique

sion, Action) quřà travailler dans le temps long des sorties de


crise. Pour le techno-guérilléro, son action intègre naturellement
le temps long par la recherche de lřattrition du potentiel moral et
matériel adverse, mais elle implique également le temps court,
que ce soit dans la recherche de lřaction tactique comme dans la
recherche des solutions techniques les plus adaptées. Au final, les
armées classiques/conventionnelles semblent ainsi se rapprocher
Ŕ du moins, en théorie, tant cette dernière semble mal comprise
en pratique Ŕ des rationalités temporelles propres aux techno-
guérillas34. Ce processus de rapprochement touche également le
domaine des moyens : de plus en plus fréquemment, les mouve-
ments de guérillas et insurrectionnels utilisent les moyens des
États au service de rationalités qui leurs sont propres35. Nous
retrouvons donc ici la thématique, vue supra, dřun processus Ŕ en
ce quřil nřest pas pleinement réalisé et que des différences ma-
jeures subsistent entre ces modèles militaires36 Ŕ de rapproche-
ment/hybridation entre forces classiques et de guérilla.

LES NOUVELLES FORMES DE LA TECHNO-


GUÉRILLA : UNE PRODUCTION POSTMODERNE ?
De nouvelles formes dřagencement de la puissance sem-
blent être en train dřémerger, mues par une conjonction de
phénomènes inédite relevant non seulement de lřordre technolo-
gique mais aussi des ordres sociologique et politique. À cet
égard, il a fréquemment été question du basculement des sociétés
occidentales dans un contexte de postmodernité, signe dřun
changement majeur dřépoque historique, et impactant de plein
fouet pratiquement tous les domaines de lřactivité humaine. Elle

34
Et ce, même sřil est paradoxal de constater que le rôle joué par le temps
long dans la résolution durable des conflits est parfaitement appréhendé par les
armées européennes.
35
Ainsi, lorsque le Hezbollah a utilisé des missiles AT-14, les forces russes
elles-mêmes nřen étaient pas dotées.
36
Il est ainsi défini comme lřagrégat des armes, des stratégies, des tactiques
et des formes dřorganisation dřune politique de défense permettant de définir
le positionnement dřune entité stratégique (État, alliance, coalition, groupe
subétatique) en regard dřune catégorie de menaces. Le Ŗrégime militaireŗ peut
ainsi permettre de distinguer quelles sont les priorités dřun acteur en regard du
spectre de menaces quřil considère comme probable. Voir : M.G. Vickers,
R.C. Martinage, The Revolution in War, Washington D.C., Center for Strategic
and Budgetary Assessments, décembre 2004.
Les adaptations de la guerre irrégulière 551

renvoie à des figures telles que la puissance des Ŗsociétés de


lřinformationŗ ; les mutations technologiques rapides et presque
imprévisibles ; lřévolution et la reconfiguration des rapports
sociaux privés, intimes, familiaux ou de travail ; la modification
des rapports au temps Ŕ par le Ŗsacre du présentŗ37 Ŕ et à la
géographie38 ; la remise en question de la légitimité des États en
tant que forme principale dřorganisation politique ; lřévolution
des rapports à la notion même de risque39 ; la transformation des
rapports à lřéconomie et les mutations de la mondialisation ; ou
encore aux mutations dřarmées sřappuyant sur la professionna-
lisation comme lřappel à des sociétés militaires privées ou à
lřévincement de lřhomme au profit de la technologie40. La condi-
tion postmoderne irriguerait dès lors lřensemble des secteurs
dřune société41 dans ses champs :
- artistique : le dadaïsme et le surréalisme seraient consi-
dérés comme des formes transitoires vers le postmo-
dernisme, tandis que la postmodernité marquerait la fin
dřune perspective renvoyant métaphoriquement à celle
de la modernité. En découleraient le pluralisme et
lřanarchie esthétique ;
- économique : lřémergence dřune Ŗsociété de la con-
sommationŗ mondialisée inclinerait à une réification
permanente dřun plaisir individuel acquis au travers
dřune consommation exponentielle et erratique ;
- sociologique : par lřémergence puis la radicalisation
des thématiques de lřindétermination, de lřanomie, de
lřincertitude, du chaos, de lřindividualisme ;

37
Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000.
38
Geraoid OřTuathail, ŖDe-Territorialized Threats and Global Dangers :
Geopolitics and Risk Societyŗ, in D. Newman, Boundaries, Territory and
Postmodernity, Londres, Frank Cass, 1999.
39
Ulrich Beck, La Société du risque : sur la voie d‟une autre modernité,
Paris, Aubier/Alto, 2001.
40
Chris H. Gray, Postmodern War. The New Politics of Conflict, Londres,
Routledge, 1997 ; C.C. Moskos and J. Burk, ŖThe Postmodern Militaryŗ in J.
Burk, The Military in New Times : Adapting Armed Forces to a Turbulent New
World, Boulder, Westview Press, 1994.
41
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir,
Paris, Éditions de Minuit, 1979.
552 Stratégique

- scientifique : par lřintérêt marqué aux sciences du


chaos, mais aussi à une génétique et à une chirurgie
esthétique propres à transformer lřindividu, et par
lřérosion de lřéthique dans les sciences commerciales
ou encore par la thématique dřun constructivisme qui
individualise lřappréhension dřune problématique.
Dans le même temps, lřutilité perçue des sciences
sociales régresse ;
- philosophique et religieux : par la radicalisation dřun
désenchantement du monde générant des postures
complexes et individualisées dřemprunts Ŗpuzzleŗ de
concepts philo-religieux, voire de radicalisation mysti-
que pouvant générer des proliférations sectaires, mais
affaiblissant également le concept de raison.

De ces points de vue, la postmodernité signerait la fin des


ordres sociaux, politiques ou économiques établis et, plus encore,
lřétablissement de Ŗla différenceŗ, du Ŗmultipleŗ, comme princi-
pal référent normatif. Si la thématique est certes source dřune
littérature particulièrement prolixe et que les débats à son égard Ŕ
dont nous ne rendrons pas ici compte Ŕ sont encore nombreux et
agités, contentons-nous cependant de contester la rupture qui
serait induite par lřirruption de la postmodernité en tant que
catégorie historique. À bien des égards, en effet, les mutations
que nous venons de citer ne sont pas orphelines et trouvent leurs
enracinements comme leurs dynamismes dans des trajectoires
historiques propres. Cependant, si le terme est à utiliser avec
précaution, il ne peut être évincé sans autre forme de procès. Des
mutations profondes sont effectivement à lřœuvre et ne peuvent
être éclairées quřavec lřaide conjuguée de la longue durée histori-
que et de la philosophie. À ces égards, plusieurs concepts peuvent
nous permettre de mieux appréhender les changements des modes
dřexercice des différents régimes militaires et, par delà, ceux
affectant le caractère de la guerre42. Le premier renvoie à la
multiplicité et à la fin dřune approche fondée sur des paradigmes
sřexcluant mutuellement. Il sřagit alors de suivre Edgar Morin43
et de Ŗdistinguer sans disjoindre, d‟associer sans identifier ou

42
Partant ici du principe que sa nature profonde est immuable.
43
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005.
Les adaptations de la guerre irrégulière 553

réduireŗ44. La Ŗpostmodernitéŗ renverrait dès lors au multiple et à


ce que nous pourrions qualifier de Ŗfin des oppositionsŗ, le Ŗetŗ
remplaçant le Ŗouŗ. De là découlent plusieurs conséquences pour
lřanalyste.
Dřune part, du point de vue de la méthodologie adoptée
dans lřanalyse des évolutions du caractère de la guerre, le
traitement du fait politico-militaire tendrait à la multidiscipli-
narité, aucune discipline nřétant seule en mesure de rendre
compte de la complexité dřun fait donné. Dřautre part, du point
de vue des évolutions dudit caractère de la guerre, aucune option
ne peut être positionnée de façon opposée à une autre. À cet
égard, le caractère contemporain de la guerre sřétablit dans le
mouvant et le fluide, dans une combinatoire de Ŗhigh techŗ et de
Ŗlow techŗ, pour les États comme pour les groupes subétatiques.
Cet Ŗagencement des contrairesŗ trouve des ramifications doctri-
nales établies, mais peu théorisées à travers la notion de combat
couplé présentée dans la foulée de la prise de Kaboul par
lřAlliance du Nord afghane, en conjonction avec lřemploi de
lřaviation et de forces spéciales45. Au demeurant, cette vision
constitue le prolongement logique dřune continuité historique
voyant la mise en œuvre de forces dřencadrement, extérieures, et
de forces locales. Elle renvoie donc aux expériences coloniales
françaises, mais aussi à lřaction de Lawrence dans la péninsule
Arabique ou encore, plus récemment, aux thématiques de la
Ŗvietnamisationŗ, de Ŗlřirakisationŗ ou de Ŗlřafghanisationŗ.
Deuxièmement, la Ŗreconfiguration des modernitésŗ dans
laquelle les systèmes militaires occidentaux seraient engagés
pourrait également renvoyer à une déstructuration identitaire. Elle
constituerait le pendant du constructivisme en tant que posture
méthodologique dans les sciences sociales ou encore au relativis-
me culturelle. En conséquence, les causalités seraient étudiées
dans leur intersubjectivité et dans leurs processus de constitution
mutuels, aboutissant à ce que les spécificités des acteurs tendent à
primer toute autre considération. Si ces questionnements ren-
voient à des thématiques telles que celle du cosmopolitisme où à
lřévolution du rapport quřentretiennent les identités au processus
de mondialisation, ils touchent également le domaine de lřanalyse
44
Cité dans Aymeric Bonnemaison, ŖVers une stratégie du « mobile »ŗ,
Défense & Sécurité Internationale n° 45, février 2009.
45
Thomas M. Huber (ed.), Compound Warfare : That Fatal Knot, Carlisle
Barracks, CGSC, 2003.
554 Stratégique

militaire. Ainsi, la question de lřévolution du concept même


dřidentité a des impacts directs sur les conceptions que lřon peut
adopter en matière de gestion des ressources humaines ou
dřéthique militaire. De ce point de vue, la question dřune ré-
émergence des nationalismes ou, à tout le moins, des nations a
été posée46. Dans le même temps, la question de lřémergence de
nouvelles formes identitaires, transnationales, voire Ŗcommunau-
tairesŗ sřest également imposée dans la foulée des travaux menés
durant les années 1990 sur les conséquences de la société de
lřinformation, chez Arquilla et Ronfeldt notamment. Sřil est
encore trop tôt pour y voir lřapparition de nouvelles formes
dřacteurs stratégiquement puissants, il faut cependant considérer
lřutilisation qui a été faite de la Ŗrue arabeŗ par lřintermédiaire
des médias par le Hezbollah durant la guerre de 2006 en tant que
levier de légitimité.
Cette évolution, si elle se confirme, montrerait également la
pertinence, au XXIe siècle, des conceptions clausewitziennes en
matière de Ŗremarquable trinitéŗ et, plus largement, la pertinence
de sa vision du rapport entre la guerre et la politique. La question
du rôle que lřÉtat joue dans ces nouvelles formes relationnelles
sřy montre secondaire, ce dernier apparaissant comme lřespace
dřinscription des projets nationaux, quřils soient préalablement
encadrés par la structure étatique ou quřils soient entrés en
concurrence avec dřautres nations dans ladite structure. Dans de
telles conditions, cřest la géopolitique qui tend à être remise en
question. Un auteur comme Richard Ek nřhésite ainsi pas à
remettre en question lřimportance du facteur géographique face à
celle du facteur temps et, plutôt que de placer le premier dans une
situation de sujétion du second, à mettre en évidence leur
conjonction47. Dřautres évolutions touchant aux déstructurations
identitaires affectent de plein fouet la perception que les forces
armées peuvent avoir dřelles-mêmes. Ainsi, la RMA, aux États-
Unis, a-t-elle mis en évidence la figure du guerrier, contre celle
du soldat. Là où le premier renvoie à des connotations de
destruction et de force non contrôlée, le second est partie dřune
organisation sociale hiérarchisée et soumise au politique, élément
dřun groupe social certes capable dřapporter la destruction, mais
46
Jaques Sapir, Le Nouveau XXIe siècle. Du siècle “américainŗ au retour des
nations, Paris, Seuil, 2008.
47
Richard Ek, ŖA Revolution in Military Geopolitics ?ŗ, Political Geogra-
phy, vol. 19, n° 7, 2000.
Les adaptations de la guerre irrégulière 555

appliquant une force maîtrisée. Cette différenciation sřincarne


dans le credo du soldat américain, qui met en évidence sa
participation à un projet dřanéantissement là où le soldat français
a un serment axé sur la maîtrise de la violence48.
Fondamentalement, lřémergence de la thématique du
guerrier Ŕ et sa quasi-institutionnalisation aux États-Unis Ŕ peut
être analysée comme un système symbolique de compensation à
ce qui est perçu comme une surpuissance du facteur technolo-
gique et ainsi constituer une réappropriation par le militaire de la
violence49. Cependant, cette émergence pourrait également
témoigner dřune nouvelle forme de rapport à la violence, qui ne
serait pas uniquement réservée à des armées technologiquement
avancées mais qui pourrait également toucher des armées en
cours de Transformation. Nous rejoignons ici la thématique de
lřidentification à lřanimal du combattant ou à des formes identi-
taires militaires sřancrant dans le tribalisme, comme en Nouvelle-
Zélande ou en Afrique. À ce stade et dans cette optique, ce que
nous qualifions de postmodernité était sans doute porté en son
sein par la modernité50. Jusquřici, toutefois, cette tension vers un
modèle du guerrier fondamentalement marquée par des référents
prémodernes reste ritualisée. La question reste cependant posée
de savoir comment elle peut muter et participer dřune évolution
postmoderne des régimes militaires. À ce stade, les modèles pré-
modernes tendent à irriguer des courants littéraires ou artistiques
contemporains, sřincarnant notamment au travers de jeux vidéos
faisant massivement appel à la science-fiction, à lřheroic fantasy
ou encore à lřultra-violence dans des cadres de relations sociales
totalement déstructurées, lorsquřelles sont existantes. On pourrait
également rapprocher de cette tendance la prolifération dřémis-
sions télévisées axées sur une certaine fascination tant pour la
criminalité que pour des situations de crise personnelle, là encore
décontextualisée. De ce point de vue, ce que nous qualifions de
Ŗpost-moderneŗ pourrait nřêtre quřune phase dialectique

48
John C. Barry, ŖAmerican warrior : quelques aspects religieux du nouveau
credo du soldat américainŗ, Inflexions, n° 9, juin-septembre 2008. Voir
également Thomas Saint-Denis, ŖLřattrait dangereux du guerrierŗ, Revue
Militaire Canadienne, vol. 2, n° 2, été 2001.
49
Joseph Henrotin, La Technologie militaire en question, op. cit.
50
Historiquement, cřest relativement tôt que lřidentification des unités
terrestres ou aériennes à des animaux sřest produite. Elle est également patente
dans la dénomination des classes de bâtiments de nombre de marines.
556 Stratégique

dřopposition entre un retour de la pré-modernité et la modernité


mais, au-delà, elle pose aussi la question de la recomposition des
modèles militaires dans un environnement social et politique à la
fois complexe et mouvant.
À cet égard, et troisièmement, il est remarquable de
constater à quel point la figure du chaos a pu être mobilisée dans
les travaux portant sur la RMA, dans les années 1990. Sřil faut ici
différencier le chaos, qui procède dřune rationalité propre et non-
linéaire, de lřanarchie Ŕ qui renvoie à une déstructuration totale
de toute forme de rationalité Ŕ cette mobilisation procède égale-
ment dřune zeitgeist particulière. Les travaux sur la théorie du
chaos, la physique quantique, les développements observés dans
les neurosciences ont largement contribué à une diffusion de la
thématique. Dans le même temps, les années 1990 étaient
porteuses, au travers de la RMA, dřun espoir dřordonnancement
du chaos, de sa maîtrise ou encore de son imposition à lřadver-
saire. Cřest notamment de là que découle, en partie, lřenthou-
siasme pour une théorie des Effects-Based Operations (EBO)
devant permettre de rationaliser la conduite des campagnes
aériennes. Elle devait permettre de synthétiser dřautres figures de
lřapplication du chaos dans la guerre, comme les opérations
parallèles51. Ces espérances seront toutefois déçues. Impliquant
des facteurs clausewitziens de friction, de brouillard de la guerre
et dřincertitude, elles ne peuvent être mathématiquement compri-
ses en temps réel par lřacteur ; en outre, elles exigeraient une
connaissance situationnelle totale à laquelle même les tenants les
plus optimistes de la RMA nřosaient rêver52.
Aussi, dans une certaine mesure, lřévolution des débats
stratégiques ces dernières années montre un retour aux impératifs
clausewitziens du Ŗgénieŗ et du Ŗcoup dřœilŗ et à la nécessaire
décision dans lřincertitude53. Lřon peut certes y voir un échec des
discours ultra-rationalisants qui ont émergé dans la foulée de la

51
Sur ces questions : Joseph Henrotin, L‟Airpower au XXIe siècle. Enjeux et
perspectives de la stratégie aérienne, Bruxelles, Bruylant, Coll. ŖRMESŗ,
2005.
52
M. T. Owens faisait ainsi remarquer que les États-Unis pourraient avoir, à
terme, la capacité de détecter 90 % de ce qui est militairement significatif sur
une zone de bataille. Reste que ce sont fréquemment les 10 % restants qui
posent un problème dřincertitude. Michael T. Owens, ŖTechnology, the RMA
and Future Warŗ, Strategic Review, printemps 1998.
53
Cf. Vincent Desportes, Décider dans l‟incertitude, Paris, Économica, 2007.
Les adaptations de la guerre irrégulière 557

RMA, mais il y a également lieu de se poser la question de la


production des discours actuels comme dřune filiation de la
thématique du chaos. Plus appréhendé que rationalisé, il laisserait
alors une place déterminante à lřofficier ou au sous-officier en
tant quřacteur stratégique par lřindividualisation de lřintelligence
Ŕ laquelle, selon Piaget, renvoie dřabord à la faculté dřadaptation
Ŕ et impliquerait un retour de lřAuftragstaktik. Le Ŗcomman-
dement par la missionŗ sřopposerait alors au rêve dřun Ŗcomman-
dement par le planŗ, centralisé, managérial et mathématisant Ŕ
voire à une automatisation du combat Ŕ que laissait entrevoir tant
la RMA que la Transformation dans leurs acceptions les plus
techno-optimistes. Cřest aussi dans ce cadre quřil faut reconsi-
dérer le concept de Ŗcaporal stratégiqueŗ tel quřil avait été énoncé
par Krulak, dans les années 1990. Fruit du brouillage des
référents entre les niveaux politique, stratégique, opérationnel et
tactique, il met en évidence la complexité de la décision et de
lřaction dans un environnement non-linéaire et fluide, marqué par
des opérations distribuées et parallèles. La notion dřinitiative y
est étroitement liée. En, ce sens, les concepts de Ŗcaporal straté-
giqueŗ ou de Ŗguerre des trois pâtés de maisonŗ54 sont pleinement
postmodernes, approchant dřune façon non-managériale et, pour
tout dire, plus centrée sur le facteur humain, la complexité des
opérations.
Conséquence logique de ces réflexions, chaos et complexité
sont également le produit dřune épistémologie du différent et de
la transition du Ŗouŗ vers le Ŗetŗ évoquée supra et, plus généra-
lement, du brouillage paradigmatique et de lřhybridation des
modèles militaires. Ce type dřenvironnement conceptuel renvoie
alors naturellement au dépassement des visions linéaires des
opérations, pour tendre à la non-linéarité. Un tel contexte favorise
largement lřapplication par un acteur stratégique de rationalités
ressortant tant des modes conventionnel/classique que des irrégu-
liers. Les techno-guérillas peuvent, sans aucun doute, en repré-
senter le point de convergence, montrant la diversité tactique des

54
Selon Krulak, Ŗà un moment donné, nos militaires nourriront et vêtiront
des réfugiés déplacés – pourvoyant de l‟aide humanitaire. À un autre moment,
ils sépareront deux tribus en guerre – conduisant des opérations de peace-
keeping. Enfin, ils livreront une bataille hautement meurtrière de moyenne
intensité. Tout cela le même jour et dans un rayon de trois quartiers d‟une
villeŗ. Voir : Charles C. Krulak, ŖStrategic Corporal : Leadership in the Three
Block Warŗ, Marines Magazine, janvier 1999.
558 Stratégique

choix de manœuvre et de commandement effectués tout en ren-


dant compte de leur unité fondamentale aux plans opérationnel,
stratégique et politique. La cinématique propre aux conflits irré-
guliers, foncièrement axée sur le parallélisme des actions tacti-
ques et la recherche de cumulativité à long terme de la myriade
dřactions menées, rejoint naturellement les thématiques de la
complexité et du non-linéaire. Elle autorise une plus grande
liberté dans la manœuvre de brouillage du Ŗcoup dřœil adverseŗ.
Là où deux colonnes blindées utilisées dans une optique classique
ont des axes de progression identifiables relativement facilement,
les actions de plusieurs dizaines de sections de guerre irrégulière
sont naturellement plus difficiles à appréhender dans leur globa-
lité. Il convient, cependant, de ne pas surestimer la Ŗpostmoder-
nitéŗ des concepts de guerre irrégulière, tant leur permanence
historique est marquée. Traditionnellement, comme le remarque
la littérature professionnelle, la guérilla a été la forme privilégiée
du combat du faible au fort et, contrairement à ce que pourrait
laisser supposer les travaux portant sur lřasymétrie, elle nřexiste
pas pour contrer ponctuellement les Transformations, mais bien
comme une forme historique et évolutive de stratégie alternative.
Pour autant, force est également de constater que cřest
précisément sa charge adaptative Ŕ et en premier lieu aux terrains
humains, politiques, et géographiques Ŕ qui en fait un mode de
guerre adapté aux conditions actuelles. La guerre irrégulière
démontre aussi la lutte que se livrent modernité et pré-modernité
au sein de la postmodernité. Ainsi, Braudel indique que Ŗla
guerre (…) n‟a pas un seul et même visage. La géographie le
colore, le partage. Plusieurs formes de guerre coexistent, primi-
tives ou modernes, comme coexistent esclavage, servage et capi-
talisme. Chacun fait la guerre qu‟il peutŗ et là Ŗoù il peutŗ55.
Cette coexistence en deviendra presque caractéristique de la
RMA dans lřanalyse quřen font J. Arquilla et D. Ronfeldt,
lorsquřils indiquent que les conflits à venir seront marqués par
Ŗde curieuses combinaisons d‟éléments prémodernes et postmo-
dernes (qui) vont apparaître au travers d‟idéologies, d‟objectifs,
de doctrines et d‟organisations antagonistesŗ56. Plus largement,

55
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (tome 3 :
Les temps du monde), Paris, Armand Colin, 1973, p.57.
56
John Arquilla and David Ronfeldt, “A New Epoch Ŕ And Spectrum Ŕ of
Conflictŗ in John Arquilla. and David Ronfeldt (eds.), In Athena‟s Camp :
Les adaptations de la guerre irrégulière 559

la perception renvoie à la métaphore clausewitzienne de la guerre


comme Ŗcaméléonŗ, à travers les contextes quřelle traverse. Si sa
nature est invariable, ses formes sont mouvantes et complexes ; à
son dynamisme propre dřobjet sřadjoint les évolutions de la
forme du sujet. À cet égard, il est frappant de constater que le
discours déstructurant du constructivisme, qui met en avant la
subjectivité (le mouvant, le changeant) au détriment de lřobjec-
tivité (le permanent), peut se voir remis en question par lřarticu-
lation objet-sujet chez Clausewitz.
À cet égard, la métaphore du Ŗmobile de Calderŗ présentée
par Bonnemaison est exemplaire de lřobjectivité dřun fait caché
derrière la subjectivité et le changement de ses représentations57.
Le constructivisme, dans cette optique, aurait donc manqué, dans
son développement et en portant par trop son attention sur les
facteurs de subjectivité, de prendre en considération le tournant
méthodologique représenté par le passage du Ŗouŗ au Ŗetŗ et de la
Ŗconvergence des oppositionsŗ. Au-delà, il faut également cons-
tater que certains autres développements inhérents à la postmo-
dernité ont manqué Ŕ voire rejeté Ŕ un certain nombre de
concepts pourtant utiles. Dans le cadre qui nous concerne, lřun
des principaux dřentre eux touche à une forme de retour du
darwinisme. Ce dernier (ou encore le néo-darwinisme) peut être
appliqué à lřépistémologie des révolutions militaires58 et à leur
appréhension historique ou encore peut jouer un rôle important
en tant que métaphore des processus dřadaptation des systèmes
de force59. Dans cette optique, les formes prises par lřadaptation
renvoient à une recherche de lřefficience non plus technique mais
bien politico-stratégique. Les dimensions inhérentes aux moyens
ne sont pas, dans ce cadre, évacuées ou placées en position de
soumettre les objectifs comme les ambitions politico-militaires ;
elles sont juste adaptées aux demandes politico-militaires, qui
gardent un rôle déterminant. Il en découle que lřadaptation est

Preparing for Conflict in the Information Age, Santa Monica, RAND, 1997,
p. 4.
57
Aymeric Bonnemaison, op cit.
58
Laurent Henninger, ŖApprocher les révolutions militairesŗ, Défense &
Sécurité Internationale, n° 38, juin 2008.
59
Voir, par exemple, lřutilisation qui en est faite chez Olivier Entraygues,
ŖFuller et le darwinisme militaire. Evolve or Dieŗ, Défense & Sécurité
Internationale, n° 44, janvier 2009.
560 Stratégique

dřabord un processus dřordre idéel, renvoyant aux facteurs cultu-


rels comme à une conception où priment les facteurs humains.

LES NOUVELLES FORMES DE LA TECHNO-


GUÉRILLA : VERS UNE ÉTATISATION ?
Un tel cadre de réflexion nřest cependant pas récent mais
entre en résonnance avec le contexte actuel. La question de
lřévolutionnisme de Spencer (soit la survie du plus adapté) est
également couplée au transformisme de Darwin, démontrant une
suite dřévolutions successives60. Ce retour de conceptions initia-
lement afférentes à la biologie et aux sciences naturelles semble
se placer dans la continuité de lřémergence, dans les années 1990,
des conceptions biologiques de lřÉtat et des groupes non-
étatiques, chez Warden notamment61. En tout état de cause, il
pose la question des techno-guérilla comme celle dřorganismes
susceptibles dřévoluer dřautant plus rapidement que les adapta-
tions idéelles sont plus rapides que les adaptations matérielles
auxquelles sont astreintes les armées occidentales. Leur faculté
dřadaptation est également favorisée par de hauts degrés de
consensus sur les ambitions et les objectifs politico-militaires et
sur le soutien local de groupes aux identités généralement fortes.
Lřavantage sur des forces occidentales évoluant dans des États où
les intérêts politico-militaires au regard des opérations expédi-
tionnaires sont concurrents apparaît comme important. Si les
systèmes de techno-guérillas peuvent être, à certains égards,
considérés comme Ŗparasitesŗ (ils tireraient profit de technolo-
gies développées par des États, pour les retourner contre eux), ils
apparaissent aussi comme potentiellement vulnérables.
Ces systèmes ne peuvent réellement croître, en termes de
puissance et de pouvoir, et se reproduire que dans des environne-
ments humains relativement denses. Or, en sřorientant vers les
réflexions découlant de la thématique de la Ŗguerre au milieu des
populationsŗ, les systèmes militaires occidentaux ont certaine-
ment franchi un pas décisif dans la compréhension de la spéci-
ficité des modes de développements des guérillas. De même, la

60
Olivier Entraygues, art. cit.
61
Ce qui fait entrevoir, par ailleurs, la métaphore de la Ŗguerre chirurgicaleŗ
sous un autre jour. John F. Warden, La Campagne aérienne. Planification en
vue du combat, Paris, Economica/ISC, ŖBibliothèque stratégiqueŗ, 1998.
Les adaptations de la guerre irrégulière 561

reconnaissance de lřimportance prise par les faits culturels, ethni-


ques, religieux, sociologiques et politiques dans lřimposition des
options de force et la conduite des missions de contre-insur-
rection/stabilisation constitue également une avancée. À ce stade,
la réflexion est déjà très éloignée de la volonté implicite de la
RMA et de la Transformation dřimposer une conduite spécifique
et préétablie à un adversaire dont les spécificités semblaient tout
bonnement ignorées. Il importe également de bien comprendre
que ce nřest pas tant le suffixe Ŗtechno-ŗ de Ŗtechno-guérillaŗ qui
importe que les rationalités qui lřaniment, et quřelles partagent
avec des modes irréguliers plus classiques. Fondées sur le facteur
humain, ces rationalités sont naturellement clausewitziennes Ŕ et
renouvelleraient ses enseignements Ŕ soumettant toute considéra-
tion à la réalisation des objectifs de et dans la guerre. De même,
la problématique dřune intégration de la technologie aux guérillas
cache également le fait que cřest précisément parce quřelles sont
parasites quřelles sont extrêmement dépendantes de leurs lignes
de communication en termes logistiques et de stratégie des
moyens62. La question de lřévolution de ces techno-guérillas est
également à poser :
- dřun point de vue historique, l‟armement des guérillas
sřest renforcé avec le temps, de sorte quřelles ont pu
suivre la suite dřadaptations et de contre-adaptations
dans le domaine technique définie comme une des trois
lois de Fuller. Leur montée en puissance, du point de
vue du volume de feu quřelles sont en mesure de
produire, ne pourrait donc, en toute hypothèse, que
croître. Cřest en particulier le cas lorsque les techno-
guérillas peuvent être appuyées par des États (cas du
Hezbollah par lřIran, cas afghan des années 1980 par
les États-Unis63), voire encadrant leur entraînement (le
Hamas par lřIran et le Hezbollah) ;
- dans le même temps, les rationalités de leur engage-
ment qui leur sont propres ont également évolué, leur
leadership ayant pris conscience des apports repré-

62
Giap aussi bien que Guevara indiquaient ainsi la nécessité de prélever ses
armes à lřadversaire, afin de pouvoir armer les groupes de combattants.
63
Au-delà de lřépisode de la livraison de missiles Stinger aux Moudjahiddi-
nes, les États-Unis ont également envoyé en Afghanistan des ânes, moyen de
transport rustique et particulièrement adapté.
562 Stratégique

sentés par des concepts tels que le swarming ou la


netwar. Ces concepts apparaissent comme de véritables
contributions à lřémergence dřun art opérationnel de la
guérilla, alors que les apports précédents renvoyaient
essentiellement aux plans stratégique, politique ou
tactique. Par nombre dřaspects, ces évolutions permet-
tent dřamender les concepts de guérilla précédemment
développés, notamment par les écoles chinoise et
vietnamienne et qui sont, idéologiquement et histori-
quement, datées. Leur montée en puissance, cette fois
en tant quřacteurs stratégiques aptes à mener des
manœuvres de plus en plus larges, voire globales, est
donc, également en toute hypothèse, appelée à se
poursuivre.

Se pose également la question dřune fertilisation croisée


des apports de la techno-guérilla aux États. Si cřest précisément
dans ce cadre que les premières conceptions en la matière sont
apparues, il nous semble également pertinent de nous interroger
sur la mobilisation du concept par une série dřÉtats, comme
forme dřadaptation de leurs systèmes militaires à la donne
stratégique induite par la Transformation. Plusieurs contributions
parues dans les années 1990, dans la foulée de Desert Storm,
indiquaient ainsi que les États qui voudraient combattre les États-
Unis ne pourraient plus le faire sans posséder lřarme nucléaire
ou, à tout le moins, selon les règles classiques du combat. Cřest
notamment à ce moment que les stratégistes iraniens ont recom-
mandé une relance du programme nucléaire militaire national ;
mais aussi que plusieurs contributions ont mis en évidence les
faiblesses des États technologiquement avancés. Le général
indien V.K. Nair a ainsi souligné la nécessité de développer une
stratégie aérienne asymétrique, cherchant à atteindre les Ŗmulti-
plicateurs de forceŗ, tels que les AWACS ou les ravitailleurs en
vol, en cherchant à les détruire au moment du décollage ou de
lřatterrissage64. Plus loin dans la décennie, les travaux des
colonels chinois Liang et Xiangsui ont apporté un nouvel

64
V.K. Nair, War in the Gulf. Lessons for the Third World, New Delhi,
Lancer International, 1991.
Les adaptations de la guerre irrégulière 563

éclairage aux stratégies alternatives, en lřoccurrence une guerre


hors-limites pouvant être développées par les États65.

Dans leur optique, la puissance des États-Unis est telle que


tout combat Ŗclassiqueŗ, suivant les règles que ces derniers ont
établies, est condamné à lřéchec. Tout en critiquant une approche
américaine excessivement centrée sur les capacités, ils mettent
également en évidence les vulnérabilités induites. Tout en repre-
nant des approches renvoyant aux débats ayant eu lieu sur lřasy-
métrie dans les années 1990, ils éclairent lesdits débats dřune
façon originale :
- premièrement, là où les opérations irrégulières étaient
considérées comme relevant des stratégies potentielle-
ment mises en œuvre par des groupes subétatiques, les
colonels les appliquent à un État par ailleurs doté de
moyens humains, budgétaires et matériels considéra-
bles66. Son évolution montre ainsi lřadoption dřune
Ŗstratégie de défense nationale de haute techno-
logieŗ67 ;
- deuxièmement, ils ne rejettent nullement, comme on
lřa trop entendu, les options technologiques. Aussi, la
principale leçon à tirer des travaux de Liang et
Xiangsui pourrait ne pas être lřutilisation à outrance du
terrorisme et de la guérilla, mais leur combinaison avec
des forces classiques et de systèmes avancés (cyber-
guerre, guerre médiatique, opérations spatiales, etc.)
dont certains secteurs, en Chine, connaissent des déve-
loppements similaires à ceux des forces Ŗtransfor-
méesŗ68 ;

65
Qiao Liang et Wang Xiangsui, La Guerre hors-limite, Paris, Bibliothèque
Rivages/Payot, 2003.
66
Une majorité des auteurs travaillant sur le sujet estime, pour lřheure, que la
Chine ne conduit pas une montée en puissance offensive de ses forces.
Cependant, leur progression Ŕ qualitative et quantitative Ŕ est bien réelle. Sur
cette question : cf. David Shambaugh, Modernizing China‟s Military :
Progess, Problems and Prospects, Berkeley, University of California Press,
2004.
67
You Ji, The Armed Forces of China, New York, I.B. Tauris, 1999.
68
Les raisons sous-tendant cette combinatoire sont complexes. En plus de la
recherche dřune efficience stratégique, on pourrait y ajouter la fonction
564 Stratégique

- troisièmement, au-delà de réflexions parfois hors de


propos (la question de lřaction latérale, celle de lřappli-
cation dřun Ŗchiffre dřorŗ aux manœuvres, etc.), les
officiers chinois démontrent quřun débat stratégique
existe en Chine et ne se limite pas à un mimétisme de
lřOccident en matière de structures de force. Ainsi, si
les analystes ont eu tendance à se focaliser sur la
modernisation capacitaire chinoise, la question de la
dissuasion populaire et du service militaire reste peu
abordée et il y a tout lieu de croire quřelle joue toujours
un rôle important.

QUELQUES REMARQUES CONCLUSIVES SUR LES


DESCENDANCES CONCEPTUELLES DES MODÈLES
CLASSIQUES DE TECHNO-GUÉRILLA
Quels que soient les développements observés, en Chine ou
ailleurs, il nřest pas officiellement fait référence au concept de
techno-guérilla. À bien des égards, sřil est encore trop tôt pour
voir dans ces développements une renaissance en bonne et due
forme du concept, il faut néanmoins nous interroger sur sa
reconversion, ses descendances et ses ramifications. Les nou-
velles formes de techno-guérilla, à cet égard, semblent procéder
dřune hybridation plus poussée entre les formes Ŗrégulièresŗ et
Ŗirrégulièresŗ de la guerre que ce que nřenvisageaient initiale-
ment leurs concepteurs. Aussi, si lřon peut poser que les nou-
velles formes de techno-guérilla conservent une valeur essen-
tiellement défensives Ŕ le vieux problème de leur projection sur
des théâtres extérieurs reste toujours posé Ŕ on peut également
remarquer quřelles sont de plus en plus couplées avec des formes
classiques de défense. De ce point de vue, nous sommes peut-être
en train dřassister à des formes dřinterpénétration poussée des
modèles militaires au sein même dřÉtats qui pourraient ne plus se
contenter de déployer des structures de force répondant aux
stricts critères des défenses occidentales, même sřils peuvent sřen
inspirer.
Trivialement, nous pourrions également indiquer que le
lancement dřopérations militaires ne vaut que si une probabilité

symbolique extrêmement importante de lřarmement, en termes de construction


dřune puissance chinoise.
Les adaptations de la guerre irrégulière 565

de succès est perceptible. Il semble évident que ce ne sera pas


nécessairement le cas, si les États qui lancent ces opérations sont
sûrs dřêtre défaits par des acteurs ayant modelé leurs forces
depuis ces 60 dernières années à cette fin. En ce sens et dans le
contexte actuel dřévolution technologique, lřévolution des systè-
mes de défense étatique aussi bien que subétatique laisse entre-
voir une probabilité relativement importante de voir émerger des
systèmes de techno-guérilla. La question mériterait, à cet égard,
une étude plus systématique que celle conduite ici et prenant
notamment en compte les évolutions observées dans les secteurs
terrestre, naval et aérien Ŕ mais aussi transversaux (guerre de
lřinformation, guerre médiatique, opérations psychologiques et
spatiales, etc.) Ŕ de lřart de la guerre. Mais il semble déjà assuré
que les formes de guerre dont nous pourrions voir lřémergence
dans les 50 prochaines années ne correspondront pas à la vision
que nous pouvions en avoir dans les années 1990 ou 200069. La
guerre mute constamment et les tendances de cette évolution,
telles quřelles peuvent être observées ces 20 dernières années,
montrent une évolution qui peut laisser pessimiste.
La généralisation des nettoyages ethniques ; lřutilisation du
génocide ou du viol comme modes dřapplication de la force ; la
diversification des acteurs stratégiques et, dans une certaine
mesure, leur égalisation ; lřemploi de tactiques contre-technolo-
giques et lřapparition de failles et de vulnérabilités technologi-
ques70 ; le combat dans les environnements les plus Ŗstriésŗ (ville
et montagne) et la conversion en striés des milieux lisses71 ;
lřexpansion rapide de systèmes de défense potentiellement adver-
ses et leur incompréhension par les nôtres ; lřégalisation des
rapports entre facteurs géographique et temporel ; lřégalisation
entre combattants et non-combattants sont autant de figure de
cette (r)évolution. Bien évidemment, elle reste le fruit dřune
nature invariable de la guerre qui semble, tour à tour et
dřévolution en évolutions, montrer sa course vers des rationalités

69
Tant il est vrai que nombre de forces armées, européennes notamment, ont
entamé leurs processus de Transformation dans les années 2000, sur base de
visions remontant aux années 1990, en plein Ŗâge dřorŗ de la RMA.
70
Joseph Henrotin, ŖVulnérabilités des sociétés techniciennes et terrorismeŗ,
Stratégique, n° 85, mai 2005.
71
Nous reprenons ici la distinction opérée par Deleuze et Guattari entre
espaces Ŗlissesŗ et Ŗstriésŗ, cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux,
Paris, Les Editions de Minuit, 1980.
566 Stratégique

à la fois toujours plus instrumentales et toujours plus politiques,


tout en délaissant les sirènes idéologiques, technologiques, voire
éthiques. Elle ne peut se comprendre que dans la longue durée
historique Ŕ tant il est vrai que notre rapport aux technologies,
pour ne reprendre que cet élément, ne peut que se comprendre
quřau travers de lřhistoire Ŕ mais aussi politique. La complexité
des formes de la guerre qui nous attend nous laissera sans doute
la perception dřun échec dans notre aptitude à comprendre dřun
point de vue stratégique les mutations en cours et, peut-être et au-
delà, la perception dřun échec éminemment politique. Reste, pour
autant, que ces évolutions sont perpétuelles et laissent également
la place à la possibilité de nouveaux modes dřadaptation.
Le “mobile” ontologique et politique
de la guerre irrégulière
Aymeric BONNEMAISON
Tanguy STRUYE DE SWIELANDE

L a guerre irrégulière doit son nom à une asymétrie de


statut entre les protagonistes de lřaffrontement,
puisquřelle signifie que lřun dřentre eux, au moins,
nřappartient ni à une force militaire classique, ni à une armée
régulière. Aussi sřoppose-t-elle à la guerre Ŗrégléeŗ, tradition-
nelle et comprend-elle les guérillas, les insurrections, les actions
de subversion, de sabotage et de propagande… Dans sa formula-
tion, la guerre Ŗirrégulièreŗ révèle déjà une approche occidenta-
lisée du conflit ; cette forme de guerre est celle qui ne respecte
pas les règles que lřOccident a fixées. Elle ne se construit pas sur
le mode Ŗwestphalienŗ de lřaffrontement symétrique et étatique.
Elle nřobéit pas aux normes officielles que sont le jus ad bellum
et le jus in bello. Elle incarne cette permanence historique de la
guerre que le Ŗciviliséŗ livre contre le Ŗbarbareŗ. Elle revient
désormais, avec quelques caractéristiques nouvelles, pour faire
notre actualité dans un contexte général dřensauvagement1. Elle
désarçonne puisquřelle se conjugue avec Ŗl‟imprévu moderne
presque illimité (…). Au lieu de jouer avec le destin comme
autrefois une honnête partie de cartes, connaissant les conven-
tions du jeu, connaissant le nombre des cartes et des figures,
nous nous trouvons désormais dans la situation d‟un joueur qui
s‟apercevrait avec stupeur que la main de son partenaire lui
donne des figures jamais vues et que les règles du jeu sont
modifiées à chaque coup. Aucun calcul de probabilité n‟est plus
1
Th. Delpech, L‟Ensauvagement, Paris, Grasset, 2005.
568 Stratégique

possible, et il ne peut même pas jeter les cartes au nez de son


adversaireŗ2. En poussant encore plus loin la métaphore, cette
partie complexe se joue même maintenant avec une multitude
dřadversaires et de partenaires, eux-mêmes changeants…
En effet, si les relations internationales, au cours de ces
derniers siècles, se sont jouées dans le cadre de la civilisation
occidentale, elles sont aujourdřhui de plus en plus désoccidenta-
lisées. Le monde, dominé par les valeurs occidentales en général,
se voit confronté à un repli identitaire et à une fragmentation
culturelle tout à la fois intranationale, transnationale et suprana-
tionale. Dans ce contexte, les guerres deviennent ou redeviennent
communautaires, ethniques, identitaires, désinstitutionnalisées et
privatisées. Cette forme de guerre, dite Ŗpré-moderneŗ ou Ŗpré-
westphalienneŗ, efface de plus en plus le rôle institutionnel de
lřÉtat dans son monopole de lřusage de la force et met plutôt en
exergue lřactivisme dřadversaires irréguliers au service de com-
munautés, de bandes, de clans et/ou dřethnies. Incapable de défier
des forces militaires conventionnelles dans un combat classique,
cet Ŗirrégulierŗ diversifie ses modes opératoires au-delà de toute
règle dřengagement. Il conduit une guerre ancestrale, hors
limites, avec des outils de la modernité. Son combat prend racine
ou sřappuie avec opportunisme sur les idéologies prônant la
rupture avec les valeurs reconnues en Occident.
Un tel fossé idéologico-culturel ne peut évidemment quřen-
traîner des approches divergentes au niveau politique, social et
stratégico-militaire. Les guerres se caractérisent, dans ces condi-
tions, par la non-linéarité, la fugacité, la disproportion et lřimpré-
visibilité. Le champ conflictuel devient plus complexe, plus
diffus et plus difficile à mettre en carte que par le passé. Il inves-
tit tous les champs dřaction possibles : culturel, social, informa-
tionnel et toujours politique…Une grille dřanalyse complémen-
taire de la violence et des approches sécuritaires sřavère donc
nécessaire. Le retour aux fondements ontologiques et métapoliti-
ques de la guerre sřimpose ensuite, avant de proposer un chemi-
nement vers une nouvelle modélisation stratégique.

2
P. Valéry, Regards sur le monde actuel, Œuvres, Bibliothèque de la
Pléiade, tome II, 1960, p. 1068. Dans ce livre, Paul Valéry livre des réflexions
sur un monde en transformation avec une vision qui demeure sur de nombreux
points dřune criante actualité.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 569

DE LA GUERRE ENTRE ÉTATS AUX CONFLITS PARMI


LES POPULATIONS
Depuis la chute du Mur de Berlin, nous portons un regard
nouveau sur certaines questions sécuritaires. Le conflit entre
grandes puissances étant peu probable à moyen terme, les États
se focalisent sur dřautres questions qui sont économiques, socia-
les, culturelles, environnementales... Là où, durant la guerre
froide, il sřagissait de survivre, de défendre les intérêts nationaux,
lřÉtat doit répondre aujourdřhui aux questions de justice, de
démocratie, de Droits de lřhomme, de droits sociaux… En
dřautres termes, ce qui importe ce nřest plus seulement de
défendre lřÉtat, mais bien lřÉtat de droit : la sécurité humaine. Ce
concept de sécurité humaine fait officiellement son apparition en
1994 dans le rapport annuel du Programme des Nations Unies
pour le développement (PNUD)3 et consiste à protéger les indi-
vidus et communautés contre toutes sortes de violence politique.
Il sřétend peu à peu et comprend également la famine, le
déplacement massif de personnes, la pollution, le trafic de drogue
et dřhumains, le terrorisme, les conflits ethniques... Il concerne
dès lors les interventions humanitaires, les opérations de maintien
de la paix, les mécanismes de gestion, de prévention et de règle-
ment des conflits.
Aujourdřhui, dřune certaine manière, il revient donc à
lřÉtat, aux États, de garantir aussi bien la sécurité humaine que le
développement humain (établir des conditions sociales, économi-
ques et politiques favorables). Cela sous-entend une approche
encore plus exigeante dans la manière dřaborder les menaces
contemporaines, les enjeux étant bien plus exhaustifs. Parallèle-
ment, les conflits actuels sont fondamentalement people-cente-
red ; la guerre se fait Ŗparmi les populationsŗ4 qui en deviennent
simultanément le cadre, lřacteur et lřenjeu. Cette remise en ques-
tion partielle de lřapproche stato-centrique, requiert des réponses
différentes et adaptées aux nouvelles réalités. Comme le note une
étude de lřOrganisation internationale de la francophonie : ŖCe

3
ŖDeux aspects principaux : d‟une part, la protection contre les menaces
chroniques, telles que la famine, la maladie et la répression et, d‟autre part, la
protection contre tout événement brutal susceptible de perturber la vie quoti-
dienneŗ.
4
R. Smith, The Utility of Force, The Art of War in the Modern World,
Londres, Alan Lane, 2005.
570 Stratégique

changement renverse alors la démarche et l‟orientation des


analyses et des politiques en matière de sécurité, en mettant en
avant ce qui menace concrètement l‟existence des gens, au détri-
ment de la recherche de la seule stabilité des États (…). L‟atten-
tion est passée de la sécurité de l‟État à la sécurité des person-
nes, sans pour autant que ces deux préoccupations soient
exclusives l‟une de l‟autreŗ5. Cette orientation brouille insidieu-
sement la frontière entre les notions de défense et de sécurité.
Nos systèmes politiques doivent donc repenser les questions
sécuritaires et sřinterroger sur la place quřelles occupent au sein
de nos sociétés et du système international. Bien quřelle ne puisse
être écartée totalement et durablement, la guerre Ŗrégléeŗ entre
États est devenue secondaire. Que ce soit Peters, Hanle, Kaplan,
Van Creveld ou Keegan, tous suggèrent que les conflits prennent
une forme pré-moderne. En outre, pour ces auteurs, la guerre ne
se cantonne plus au théâtre dřopérations, mais se déroule aussi
dans dřautres registres : lřémotion, lřopinion publique, les
médias… Il y a dès lors un glissement de plus en plus visible des
dominantes militaires vers les dimensions économico-sociales et
politico-culturelles. Nous sommes en pleine Ŗdérégulation de la
violence arméeŗ que les États doivent malgré tout parvenir à
contenir pour garantir la sécurité de leurs concitoyens, sur
laquelle repose leur légitimité.

Pourtant, tout en cherchant avec la Révolution dans les


Affaires Militaires ou Transformation une solution militaire plus
efficace aux guerres modernes qui subsistent, les États restent
actuellement plutôt confrontés aux enjeux posés par la guerre
irrégulière. Les États-Unis sont ainsi passés en peu de temps de la
préparation de Ŗla guerre sans mort à la guerre sans règleŗ6,
rebaptisée, pour lřoccasion, guerre asymétrique. Lřapparition
récente du concept dřasymétrie semble suggérer lřémergence
dřun nouveau phénomène, mais le fait matériel de lřasymétrie
entre adversaires nřest évidemment pas une réalité stratégique
nouvelle. Lřasymétrie est aussi vieille que la guerre elle-même.

5
ŖSécurité humaine : Clarification du concept et approches par les organi-
sations internationales. Quelques repèresŗ, Document dřinformation, Déléga-
tion aux Droits de lřHomme et à la Démocratie, (Organisation internationale
de la francophonie), janvier 2006.
6
A. Bonnemaison, ŖLa nouvelle stratégie américaine et les menaces
asymétriquesŗ, Collège Interarmées de Défense, 2003-2004.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 571

Tout au long de lřhistoire, les stratèges ont recherché à prendre


lřascendant en exploitant les faiblesses et vulnérabilités de
lřadversaire, au lieu de sřen prendre frontalement à ses points
forts. Sun Tsu nřécrivait-il pas, il y a plus de 2 500 ans, que Ŗsi
l‟ennemi est supérieur en force, évite-le. Si ses forces sont unies,
sépare-les. Attaque-le, là où il n‟est pas préparé ; apparais, là où
on ne t‟y attend pasŗ. Malgré cela, la conception américaine de
lřasymétrie reste initialement cantonnée à une approche capaci-
taire, techno-centrée, dénoncée avec précision par Joseph
Henrotin7. Le cadre devient néanmoins un peu plus vaste, défini
par S. Metz et D. V. Johnson :
En matière militaire ou de sécurité, l‟asymétrie con-
siste à réfléchir, à s‟organiser et à agir différemment
de l‟adversaire afin de maximiser ses propres avan-
tages, d‟exploiter les faiblesses de l‟autre, de prendre
l‟initiative ou de gagner une plus large liberté
d‟action. L‟asymétrie concerne donc les niveaux poli-
tico-stratégique, stratégico-militaire et opérationnel,
ou leur combinaison. Elle peut impliquer différentes
méthodes, technologies, valeurs, organisations, pers-
pectives de temps, ou une combinaison de ces élé-
ments. Elle peut être utilisée sur le court ou le long
terme, de façon délibérée ou par défaut. Elle peut
être conduite isolément ou en conjonction des ap-
proches symétriques. Enfin, elle peut revêtir une
dimension psychologique aussi bien que physique8.

Cette définition montre toute lřétendue et la complexité


dřappréhension de ce qui est devenu un véritable paradigme ; elle
met à mal la guerre industrielle, puis technologique, privilégiée
dans les armées occidentales, et impose au moins une adaptation,
au mieux une véritable refonte des modèles stratégiques. Lřasy-
métrie force lřimagination et la créativité ; elle pousse donc à
bousculer les champs dřinvestigation traditionnels de lřanticipa-
tion militaro-stratégique. Face à ce nouveau chambardement
stratégique, certains commentateurs en appellent dřailleurs à une

7
J. Henrotin, La Technologie militaire en question. Le cas américain, Paris,
Economica, coll. Stratégies et doctrines, 2008.
8
S. Metz et D.V. Johnson II, Asymmetry and U.S. Military Strategy :
Definition, Background, and Strategic Concepts, Carlisle, Strategic Studies
Institute, U.S. Army War College, janvier 2001, p. 6.
572 Stratégique

construction ex nihilo dřune nouvelle stratégie rejetant les acquis


classiques des siècles passés. Pour notre part, il nous semble
pourtant, a contrario, plus intéressant de repartir des fondamen-
taux de la guerre pour bâtir une véritable stratégie intégrale,
incluant toutes les expériences antérieures, y compris les acquis
de la parenthèse westphalienne. Car si la guerre Ŗcaméléonŗ
change de visage, elle nřen garde pas moins sa nature profonde.
Le concept dřasymétrie invite donc plutôt à dépasser sa seule
formalisation instrumentale (notamment capacitaire) pour y
adjoindre une approche ontologico-culturelle9 reflétant mieux les
tensions et frictions perceptibles sur la scène internationale.
Aussi, bien que délaissée dans la logique des blocs symétriques
de la guerre froide, il convient de revenir à la dimension onto-
logique qui a toujours été consubstantielle des guerres et des
conflits.
Pour discriminer les formes de guerre, Platon et Thu-
cydide établissent leur jugement sur un critère qui,
pour nous être familier, est formulé pour la première
fois : la nature du conflit est déterminée par les
statuts ontologiques des acteurs ; par ce qui fonde la
singularité essentielle de chacun devant chacun, et
exalte la conscience de leur irréductible identité. Plus
généralement, les pères fondateurs nous indiquent
que l‟objet-guerre ne peut être compris et dit –
expliqué – qu‟en l‟approchant, d‟abord, par la
polarité identité-altérité ; que l‟un des aspects dyna-
miques et significatifs – l‟une de ses dimensions – est
la rencontre des caractères innés du Même et de
l‟Autre, données structurant leur système interactif10.

Le général Lucien Poirier replace fondamentalement le


statut ontologique des acteurs au cœur de la réalité guerrière. Le
caractère ontologique, identitaire et culturel des conflits sřest
avéré moins prépondérant pendant la guerre froide, mais émerge
de façon primordiale aujourdřhui du fait de la mondialisation, de
la prolifération dřÉtats fragilisés et de la relation Ŗdomination/

9
T. Struye de Swielande, ŖLřasymétrie instrumentale et ontologico-straté-
gique dans lřaprès guerre froideŗ, Arès, octobre 2004 ; ŖOntological-Cultural
Asymmetry and Grand Strategyŗ, Journal of Military and Strategic Studies,
hiver 2004.
10
L., Poirier, ŖStratégie intégrale et guerre limitéeŗ, Stratégique, n° 54, 1992.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 573

rejetŗ des valeurs occidentales. En effet, la distribution symétri-


que du monde pendant plus de quarante années, dominée par une
lourde chape idéologique coulée par les deux superpuissances,
avait étouffé les revendications identitaires, religieuses et cultu-
relles, les avait écartées du champ conflictuel ou les orchestrait
dans une stratégie globale qui servait leurs intérêts et leur propre
idéologie. Ici, la collectivité se rattachait à une idée de nation,
dřidéologie, de répartition binaire du monde alimentée à dessein
par les deux camps, mais balayée depuis la fin de la guerre froide
par une mondialisation galopante.

Ce dernier bouleversement mondial induit une forme de


cohabitation forcée, une Ŗglocalisationŗ11 qui engendre souvent
une friction, entre civilisations, entre sociétés et communautés
pré et post-modernes, caractérisée par des asymétries entre leurs
différents systèmes de valeurs, entre leurs modes de représenta-
tions, entre leurs intérêts.

APPRÉHENDER LA COMPLEXITÉ DE LA GUERRE


IRRÉGULIÈRE
Il sřagit donc bien dřen revenir à lřHomme, aux acteurs
réguliers et irréguliers du conflit, de percer leur univers, leurs
intentions, de se convaincre quřil existe une culture stratégique
propre à chacun dřentre eux. Cela conduit à rechercher Ŗl‟algèbre
sous-jacente dans ce phénomène violent : l‟irrationalité qui y
joue un rôle considérable doit elle-même être considérée sous un
angle rationnelŗ12. Dès lors, persuadés que les conflits ne sont
pas animés exclusivement par une rationalité instrumentale
(logique de puissance et dřintérêts matériels), il nous appartient
de mettre à jour cette autre rationalité, identitaire, culturelle et
ontologique.
Recherchant dès 1993 un nouveau paradigme aux relations
internationales, Samuel Huntington13 sřest vite orienté vers une
prise de conscience de la contestation croissante de lřuniversa-
lisme de la civilisation occidentale. Il a alors proposé le paradig-
me civilisationnel : Ŗla culture, les identités culturelles qui, à un
11
Terme utilisé par les Anglo-Saxons pour caractériser dřun mot la globa-
lisation et les réactions identitaires quřelle engendre.
12
A. Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Hachette, 1998.
13
S. Huntington, ŖThe Clash of Civilizations ?ŗ, Foreign Affairs, été 1993.
574 Stratégique

niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les


structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le
monde de l‟après-guerre froideŗ14. Cette approche offre effecti-
vement une nouvelle rationalité pour appréhender les conflits.
Elle entérine une évolution évidente : la place déterminante de
lřidentité et de la culture dans la configuration des relations
internationales. Pour autant, cette vision se veut unique et délibé-
rément simplificatrice, quřil sřagisse de la réduction contestable
du monde à sept civilisations majeures15 ou de la négation
intrinsèque des différences, des concurrences et des influences
intra et inter-civilisationnelles. Elle peut ainsi conduire les déci-
deurs politiques et les opinions publiques à lire les événements
sous cette forme excessivement simplificatrice puis à agir de
façon radicale, validant ainsi rétroactivement la théorie du Ŗchoc
des civilisationsŗ. La substitution pure et simple du paradigme
symétrique de la guerre froide par celui des civilisations tronque
donc une réalité beaucoup plus complexe dřinteractions multi-
ples. Elle doit plutôt motiver une étude plus en détails des
relations humaines contemporaines.
Cette investigation passe alors nécessairement par les scien-
ces humaines, par une approche multidisciplinaire appliquées aux
relations internationales. Comme le constate J. Cesari : ŖDe telles
orientations sociologiques ne peuvent être que judicieuses dans
les recherches internationalistes, car elles remettent en cause la
vision dominante d‟acteurs stables produisant et reproduisant un
monde prévisible et incitent à prendre davantage en considéra-
tion l‟hétérogénéité et les contradictions des univers culturels et
sociauxŗ16. Dans ce contexte, les études des enjeux de sécurité
ont effectivement tout à gagner dřun rapprochement avec dřautres
écoles de pensée, en particulier issues de la sociologie et lřanthro-
pologie. Cette rationalité stratégique repose avant tout sur le fait

14
S. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
15
Lřauteur brosse une typologie des sept grandes civilisations de lřaprès-
guerre froide : la civilisation chinoise (confucéenne), la civilisation japonaise,
la civilisation hindoue, la civilisation musulmane (islam), la civilisation
occidentale (euro-américaine), la civilisation dřAmérique latine et la civilisa-
tion africaine.
16
J. Cesari, ŖIslam de lřextérieur, musulmans de lřintérieur : deux visions
après le 11 septembre 2001ŗ, Cultures et Conflits, printemps 2002, n° 44
(http ://conflits.org/article.php3 ?id_article=542).
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 575

que Ŗla guerre est un phénomène culturelŗ17 et plus encore dans


ces guerres irrégulières qui reposent sur des acteurs soumis à
leurs propres règles sociétales, claniques, religieuses, ethniques
qui diffèrent des nôtres. Il est donc essentiel dřintégrer la variable
identitaire ou culturelle, au sens anthropologique, dans les ques-
tions stratégiques. La culture forme lřexpression de lřidentité,
constitue ce qui fait la spécificité de lřun, ce qui le distingue de
lřautre. Cette considération incite donc à mieux connaître cet
Autre, au sens stratégique, en dépassant une vision ethnocen-
triste, en prenant garde de ne pas le calquer à notre image. Cette
démarche permet de mieux appréhender la complexité dans
laquelle interagissent ces acteurs, ce qui les motive, les unit, les
radicalise et surtout ce quřils défendent en nous affrontant ou en
sřassociant. A ce titre, il parait utile de considérer la notion de
sécurité ontologique18 en la comparant au sein des sociétés pré-
moderne et moderne19, aujourdřhui condamnées à cohabiter.

Cette sécurité ontologique diffère de la sécurité physique.


Elle incarne la confiance dans la constance de sa propre identité
et dans celle de son environnement social. Elle forme, dans toutes
les cultures, de pré à post-modernes, un sentiment de sécurité
reposant sur la fiabilité des personnes et des choses. Elle relève
plus du phénomène émotionnel que du cognitif, et sřenracine
dans lřinconscient. Certes, cette psychologie de la confiance est
universelle, mais entre pré-moderne et moderne (voire post-
moderne), les modalités de la confiance sont souvent divergentes,
leur comparaison ramène parfois à une brisure de symétrie entre
les deux approches dont lřénoncé peut servir de base à lřébauche
dřune meilleure perception de la polarité Ŗidentité/altéritéŗ.

17
K. Booth, Strategy and Ethnocentrism, Londres, Croom Helm, 1979. Il
ajoute : ŖA moins que nous nous efforcions de comprendre la particularité des
différentes cultures, il sera impossible d‟apprécier les ressorts des stratégies
nationales. Sans connaître la fierté, le prestige ou le préjudice, l‟outrage
moral, l‟insistance sur la survie, la vanité et la vengeance des différentes
sociétés, comment pourrait-on tenter d‟évaluer le rôle que peuvent jouer des
peuples comme les Arabes, les blancs et noirs africains, les Israéliens et Viet-
namiens dans des questions militaires présentes et à venir ?ŗ, p. 144.
18
J. Mitzen, ŖOntological Security in World Politics : State Identity and the
Security Dilemmaŗ, in European Journal of International Relations, 2006.
19
A. Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press,
1990.
576 Stratégique

Dans les cultures pré-modernes, par exemple, la sécurité


ontologique est liée au contexte local, elle repose sur les relations
de parenté généralement fiables et procure un réseau de relations
sociales stables au sein dřune communauté, dans un lieu géogra-
phique donné. La religion y contribue également pour le croyant,
par la confiance en la divinité, par lřinterprétation morale de la
vie ; elle est une garantie institutionnelle de la foi. Dans ces
sociétés, la tradition structure le rapport avec le temps dans une
logique de répétition où le passé organise le futur dans une
routine pleine de sens, reposant sur la confiance dans la continui-
té passé-présent-futur, organisé autour dřune démarche rituelle.
Souvent, cette sécurité ontologique sřavère indispensable dans un
environnement dominé par toute sorte de dangers (maladies,
contraintes naturelles, violences, guerres). Le monopole de la
force nřétant pas assuré par lřÉtat, les bandits, pilleurs, seigneurs
de guerre, pirates exercent une violence permanente et générale
sans comparaison avec lřinsécurité moderne.
Les cultures issues de la modernité consacrent pour leur
part une forme de séparation du temps et de lřespace portée par
des systèmes de mesure universels et une forme dřubiquité
garantie par les systèmes de communication. La sécurité sřextrait
des contextes locaux par des mécanismes de délocalisation et la
confiance est alors accordée aux institutions et à des systèmes
dits experts ou abstraits, sorte de construction humaine imper-
sonnelle. La famille nřest plus porteuse de lřorganisation sociale,
même si les liens de parenté restent importants, mais sřeffacent
devant dřautres formes dřintimité personnelle qui déterminent
une nouvelle organisation sociale. Le quotidien devient plus
cosmopolite, croisement de personnes et de cultures différentes
où le local, le régional et le mondial sont étroitement imbriqués.
Religion et tradition nřinterviennent plus dans la vie sociale
quotidienne. La notion de risque elle-même diffère, elle provient
principalement de lřactivité humaine, de lřindustrialisation
(même les catastrophes climatiques), des États fortement milita-
risés qui font peser une menace de destruction totale, mais dans le
même temps, ont pacifié leur territoire.
En poussant encore plus avant, on perçoit à quel point la
question de lřintimité interagit avec les relations sociales, sur les
modes de vie, sur les référents. La modernité entraîne le déclin de
la communauté et se développe au détriment des relations
personnelles ; lřindividu se replie sur le moi intérieur. Dans les
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 577

cultures pré-modernes, lřamitié est la pierre angulaire de la


communauté, un mode dřalliance contre des groupes étrangers
potentiellement hostiles dans lequel fraternité de sang et camara-
derie sont fondés sur lřhonneur et la sincérité dans un contexte
dřactions dangereuses, de vengeances, de guerres. La confiance
de base est inscrite dans les relations personnalisées. Avec la
modernité, lřabsence dřenjeu transforme la nature de lřamitié, en
authenticité et loyauté fondée sur essentiellement lřaffection
personnelle.
La mise en valeur de ces différences ontologiques permet
de mieux percevoir la distance conceptuelle qui sépare deux
mondes de plus en plus amenés à cohabiter. Certes, ainsi présen-
tée, cette approche ontologique demeure caricaturale, mais elle
fournit les extrêmes dřune échelle sur laquelle il conviendra de
placer le curseur lors de lřanalyse des acteurs dřun conflit. Elle
invite à considérer ces référents si éloignés lors de lřanalyse de
lřenvironnement dans lequel la guerre irrégulière, les conflits
asymétriques sřinscrivent aujourdřhui. Elle démontre aussi toute
la part de subjectivité qui demeure liée à chaque homme, la
dimension metapolitique de chaque société, communauté,
groupe, engagé dans un affrontement. Cette dernière dimension
s‟identifie à ce qui fonde et perpétue chaque entité
socio-politique dans l‟unité et l‟unicité de son être :
les mythes, les valeurs de culture et codes de civili-
sation rassemblant et personnalisant la communauté
et qui, plus ou moins sacralisés, s‟articulent en deux
strates d‟idéologies : l‟une transhistorique, qui réca-
pitule l‟héritage pluri-séculaire ; l‟autre, qui lui
ajoute les idées du moment sur le sens de la vocation
collective. Cette dimension métapolitique de la
guerre est fondamentale à la fois pour définir son
concept et pour éclairer ses avatars, les guerres
réelles20.

Vus sous ce jour, les conflits asymétriques peuvent sembler


reposer sur lřhétérogénéité des stades dřavancement dans la
modernisation des sociétés, dont rien ne laisse entrevoir à court
ou moyen terme une véritable perspective dřhomogénéisation
pacifique. La survie et la cohabitation de tels décalages paraissent

20
L. Poirier, art. cit.
578 Stratégique

alors plus propice à accélérer une friction entre modernité et


tradition, entre matérialisme et spiritualité, entre uniformité et
identité.
Prenons lřexemple de la perception de sécurité humaine
énoncée dans la première partie. Dans sa forme la plus extensive,
la plus Ŗmoderneŗ, elle dépasse la seule notion de freedom from
fear pour réclamer un freedom for want qui sřétend au déve-
loppement humain. De nombreux pays du Sud considèrent cette
nouvelle définition sécuritaire comme le prétexte à lřimposition
de modèles occidentaux21. Cette impression est renforcée par le
caractère internationaliste, voire interventionniste, du concept,
qui nřévoque jamais une application à lřintérieur même des pays
occidentaux. Dès lors, elle peut être perçue comme une forme de
nouvelle colonisation visant à imposer les valeurs occidentales
fondées sur les droits fondamentaux de lřindividu. La sécurité
humaine apparaît alors essentiellement comme un outil politique
et culturel à même de justifier des interventions par la force. Elle
amplifie alors le sentiment, né de la mondialisation, dřune culture
dominante sřimposant à tous sans aucune réciprocité. Cette
relation asymétrique favorise le développement dřun sentiment
de frustration et de tromperie aisément récupérable par des
communautés ou mouvements revendiquant Ŗl‟affirmation d‟une
identité qui devient le moteur de la violence. Cette violence iden-
titaire ne s‟applique plus seulement aux communautés nationales,
mais touche aussi les communautés d‟idées, religieuses ou ethni-
ques, rendant les conflits entrelacés et souvent inextricablesŗ22.
Cette investigation dans la dimension métapolitique des
conflits actuels et dans les interactions de la subjectivité des
acteurs montre toute lřimportance de ne pas traiter lřasymétrie
quřen surface en restreignant son étude à sa seule vision instru-
mentale, cřest-à-dire matérielle et capacitaire, sous prétexte
quřelle correspond mieux à notre approche cartésienne. Cela ne
signifie pas, bien entendu, quřil faille se garder de toute logique,
mais invite à appréhender différemment la complexité et lřinter-
action croissante des relations humaines et internationales. La
conceptualisation de lřasymétrie invite donc à reconsidérer les
modes de pensée occidentaux traditionnels. Elle renvoie à la
21
A. Amitav Acharya, ŖHuman Security : East versus Westŗ, International
Journal, 56(3), 2001.
22
J. Baud, La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Paris, Ed. du
Rocher, 2003.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 579

nécessité de parvenir à penser la complexité, à “affronter le fouil-


lis (le jeu infini des inter-rétroactions), la solidarité des phéno-
mènes entre eux, le brouillard, l‟incertitude, la contradictionŗ23.
A cet effet, E. Morin propose de substituer au paradigme de
Ŗdisjonction/réduction/unidimensionnalisationŗ, celui de Ŗdistinc-
tion/conjonctionŗ qui permet de Ŗdistinguer sans disjoindre, d‟as-
socier sans identifier ou réduireŗ. Les grilles de lecture binaire
du type Ŗinterne ou externeŗ, Ŗcoopération ou concurrenceŗ,
doivent être remplacées par des matrices où le Ŗetŗ se substitue
au Ŗouŗ. La pensée complexe trace alors le chemin dřune modé-
lisation systémique.

LA STRATÉGIE DU “MOBILE” DANS LA GUERRE


IRRÉGULIÈRE
La traversée des champs ontologique et métapolitique pour
appréhender la complexité des guerres irrégulières dans le systè-
me-monde nřen occulte pas moins lřimpérieuse nécessité de défi-
nir une stratégie pour y faire face. Elle la rend même encore plus
nécessaire car Ŗla complexité appelle la stratégie. Il n‟y a que la
stratégie pour s‟avancer dans l‟incertain et l‟aléatoire. … La
méthode de la complexité nous demande…, de penser sans jamais
clore les concepts…, de rétablir les articulations entre ce qui est
disjoint…, de penser avec la singularité, la localité, la tempo-
ralité…ŗ24. Le défi est immense, car il impose de tracer la voie
pour une stratégie apte à penser la guerre irrégulière dans sa
globalité, dans sa complexité, capable dřintégrer le mouvement,
la recomposition permanente, susceptible dřassembler les con-
traires, de relier des domaines interagissant, dřappréhender dans
un même élan objectivité et subjectivité dřune multitude
dřacteurs, dřoffrir un riche panel de représentations et dřinterpré-
tations. La pensée stratégique, quant à elle, vise à “inscrire les
pensées individuelles éclatées dans une pensée collective
intégratrice et régulatrice, structurée par l‟organisation fonc-
tionnelle du système politico-militaireŗ25. Stratégie et complexité
invitent donc à un effort de synthèse extraordinaire, synthèse
23
E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Ed. du Seuil. 2005.
24
E. Morin, cité par J.L. Le Moigne, ŖLřIntelligence de la complexité :
« faire avec » plutôt que la maîtriserŗ, Lřéditorial du Réseau Intelligence de la
Complexité, décembre 2008 - janvier 2009.
25
L. Poirier, art. cit.
580 Stratégique

créatrice en permanente reconstruction/assimilation, sorte de


système/synthèse à la fois évocateur et ouvert, vecteur de com-
préhension et référence pour lřaction collective. La pensée
complexe propose alors la modélisation systémique par symboli-
sation, sorte de disegno26 moderne, art de synthèse, apte à
appréhender de façon globale, à porter une multitude dřinterpré-
tations et à susciter lřimagination. La faculté de synthèse de lřart
nous offre le Ŗmobileŗ de Calder, comme figure conceptuelle
symbolique, objet conçu pour refléter un univers en mouvement
perpétuel, par des formes abstraites en suspension, en mouvement
autour de leurs attaches, dřune asymétrie structurelle apparente,
reposant sur la maîtrise des liens et dřun jeu de forces invisibles.
Le Ŗmobileŗ, comme système de symbolisation, aspire
à produire du sens, à imaginer des propriétés potentielles et par là
des représentations intentionnelles et intelligibles pour les acteurs
de ces guerres irrégulières. Il ne propose pas une lecture unique et
figée, un cadre fermé dřétude, un schéma de pensée imposé, un
dogme établi. Il se veut élément dřinspiration, support pour la
conceptualisation dřune stratégie intégrale, figuration de multi-
ples notions, de principes, de structures mouvantes, dřinteractions
permanentes. Il peut donc être lu, construit, évoqué de multiples
façons, observé sous des angles différents ; il ne vise quřà Ŗren-
dre visibleŗ, à Ŗcomprendre en recréantŗ ; il cherche à dégager
Ŗles réalités immuables derrière les formes changeantes de
l‟apparence subjectiveŗ27. Une première lecture possible en est
donnée ici, dřautres sont envisageables.

Le mobile comme définition du cadre général de


l’engagement
Lřart, dans sa globalité et sa symbolique, synthétise le juge-
ment et le sensible, la matière et lřesprit, les influences onto-
logiques et civilisationnelles ; il vit de lřintrinsèque subjectivité
de son créateur et de ses spectateurs. En ce sens, le Ŗmobileŗ
augure bien de lřappréhension de cette guerre complexe, de la fin
des certitudes, de la centralité humaine subjective. Dans sa forme
contemporaine, il revendique lřabstraction permettant de visuali-
ser ce qui ne lřest pas, offrant ainsi de limiter la cécité ethno-

26
Référence au Ŗdessin à desseinŗ de Léonard de Vinci.
27
Alexander Calder.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 581

centriste. Précurseur du cinétisme, il lui apporte encore le mouve-


ment, la recomposition permanente qui lui confirme son caractère
inachevé toujours changeant.
Dřune grande amplitude et dřun faible poids, évoluant dans
un univers à la fois de connaissance, dřabstraction et dřémotion,
le Ŗmobile de Calderŗ préfigure lřintérêt et la modernité dřune
stratégie sřinscrivant aussi dans lřimmatériel. Certes, la pesanteur
y joue encore son rôle mais elle nřest que la partie dřun tout,
dřune synthèse. La stratégie du mobile préconise donc de sřécar-
ter des stratégies purement matérialistes traditionnelles où domi-
nent le plus souvent les approches brutales, lethal et kinetic, pour
sřinvestir davantage dans les espaces cognitifs et émotifs. Cette
approche repose donc fondamentalement sur un ensemble de
données qui dépassent très largement le seul caractère militaire et
capacitaire auquel on lřa parfois restreint. Dans ce contexte, la
connaissance optimum des acteurs, de leurs référents, de leurs
interactions, de ce qui les unit et les sépare, de ce qui les motive
et les rassure doit sřajouter à la connaissance de lřenvironnement
physique et matériel. Pour ce faire, de nombreux états-majors se
penchent déjà sur lřamélioration et lřextension de leurs bases de
connaissances (knowledge base) en sřappuyant sur les sciences
humaines (sociologie, anthropologie…) et balayent systématique-
ment les champs politiques, sociaux, culturels, économiques,
informationnels de leurs zones dřintérêts. Renforcée par une
analyse systémique figurative qui met à jour les liens entre les
acteurs, entre les facteurs, les objectifs, les effets recherchés, les
disciplines, ils sřefforcent de mesurer les conséquences possibles
des différentes actions et événements sur les composants du
système global dans leur environnement.
Cet effort de compréhension de lřenvironnement physique
mais surtout humain de tout engagement conflictuel doit sřap-
puyer aussi sur la dimension profonde de lřHomme, sa part onto-
logique. Cette recherche pourra sřinspirer, entre autres, des diffé-
rences établies entre sécurité ontologique dans les sociétés pré
moderne et moderne, pour évaluer tous les acteurs dans leurs
relations sociales, dans leur référentiel communautaire. Cette
approche vise à ne pas assimiler dans un même ensemble tous les
acteurs du conflit, à ne pas établir une sorte dřennemi générique
toujours transposable. Elle invite, au contraire, à percevoir des
nuances, des dominantes pour mettre à jour des insurgés Ŗtradi-
tionnelsŗ aux préoccupations locales, des terroristes internatio-
582 Stratégique

naux aux ambitions nihilistes, politiques, religieuses, des émules


du crime organisé ou du banditisme international ou local… Elle
ne peut pas prétendre placer ces adversaires dans des catégories
pré-établies, closes et achevées, mais plutôt les dissocier sans les
disjoindre pour mettre à jour leurs référents, leurs buts, ce qui
influera sur leur action, ce qui les guidera sans négliger pour
autant leurs alliances, leurs influences réciproques, leurs apparte-
nances multiples, à une tribu, un clan, une communauté, une
religion, une région, un pays... Elle doit ensuite insister sur leurs
interactions, leurs mutations sous lřinfluence de certains acteurs,
facteurs, événements. Ainsi, elle permettrait par exemple de mon-
trer, à défaut dřexpliquer, comment des combattants traditionnels
en viennent à fomenter des attentats suicides contraires à leur
culture, tradition, identité. Ce qui différencie cette approche de
celle des expériences historiques de pacification, et donc de
lřapproche dřun Gallieni ou dřun Lyautey, cřest essentiellement
le caractère éminemment volatile des acteurs, dû à une interac-
tivité exacerbée par la mondialisation, et une sensibilité inter-
nationale amplifiée par la caisse de résonance médiatique. Lřap-
proche culturelle nřest effectivement pas nouvelle en soi, notam-
ment pour les pays européens dotés dřune passé colonial, mais
lřinstabilité ontologique des acteurs, la réappropriation/recons-
truction des cultures et identités la rend plus délicate à embrasser.
Pour nřen prendre quřune preuve, la Ŗréislamisationŗ est une
reconstruction identitaire Ŗpartie prenante d‟un processus
d‟acculturation, c‟est-à-dire d‟effacement des cultures d‟origine
au profit d‟une forme d‟occidentalisation (…) ; elle permet de le
vivre et de se le réapproprier. La réislamisation, c‟est la cons-
cience que l‟identité musulmane, jusqu‟ici simplement considérée
comme allant de soi parce que faisant partie d‟un ensemble
culturel hérité, ne peut survivre que si elle est reformulée et
explicitée, en dehors de tout contexte culturel spécifique, qu‟il
soit européen ou orientalŗ28. Elle renvoie donc plus à un
processus de mutation ontologique issue de la modernité quřà un
quelconque retour à la pré-modernité.
Cette recherche dřune connaissance plus approfondie de
lřenvironnement conflictuel dans lequel on sřengage ne doit pas
se limiter aux acteurs potentiellement hostiles, mais intégrer tout
lřenvironnement, les populations civiles, les autres acteurs

28
O. Roy, L‟Islam mondialisé, Paris, Ed. du Seuil, 2002, p. 10.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 583

internationaux ; tous ceux qui peuvent avoir, de près ou de loin,


une incidence sur le déroulement de la situation. Cette approche
sřavoue ambitieuse sans pour autant prétendre à lřexhaustivité.
Elle doit enfin accepter et reconnaître sa propre subjectivité
quřelle ne peut exclure totalement, même en intégrant des autoch-
tones, des linguistes, des experts dans ses groupes dřanalyse. Pas
plus que la haute technologie dřacquisition de renseignement, elle
ne peut prétendre lever définitivement le brouillard de la guerre.
Elle ne peut que lřestomper ponctuellement, le réduire locale-
ment. Aussi, comme le rappelle régulièrement le général V.
Desportes et contrairement à ce que certains optimistes ont pu
croire avec lřavènement de la Révolution des Affaires Militaires,
les chefs politiques et militaires devront continuer à savoir
Ŗdécider dans l‟incertitudeŗ29. Ce quřune telle analyse favorise
malgré tout, cřest une sorte de vision dřensemble, une meilleure
appréhension globale de lřunivers mouvant de la guerre irrégu-
lière et parfois une évaluation du niveau dřincertitude.
Pour ce dernier, lřanalyse doit enfin confronter notre action
à venir, notre vision, nos référentiels à ceux de nos adversaires
potentiels et parfois même aussi à ceux des autres acteurs. A cet
égard, les notions de symétrie, dissymétrie et asymétrie30 fournis-
sent une grille dřinterprétation utile de la relation, de la compa-
raison de ce Même et de cet Autre, de cette fondamentale polarité
Ŗidentité/altéritéŗ. Cette lecture conduit à comparer notre
Ŗmondeŗ à celui de nos adversaires cřest-à-dire, au-delà de nos
moyens militaires et de notre technicité, notre perception de
temps et de lřespace, notre organisation sociale, nos modes de
vie, nos relations de confiance, nos intérêts et nos dépendances,
nos peurs, nos références héroïques, notre volonté et notre
détermination à vaincre, notre unité, nos conditions de succès…
tout ce qui aura une incidence sur notre façon et notre volonté de
combattre. Plus la comparaison conduira à une différence radi-
cale, plus elle pourra être qualifiée dřasymétrique. Plus les
asymétries seront nombreuses, plus elles laisseront présager un
niveau dř Ŗimprévisibilitéŗ élevé de notre adversaire. Cette sorte
dřŖasymétrixŗ identifie notre décalage avec lřadversaire ; il

29
V. Desportes, Décider dans l‟incertitude, Paris, Economica, 2007.
30
La notion de dissymétrie, simple défaut de symétrie, a été mise à jour dans
la seule doctrine française. Elle permet dřutiliser une nuance graduelle entre
symétrie/dissymétrie/asymétrie ; la dernière signifiant un mode beaucoup plus
radical, difficilement comparable, inconciliable, non réciproque.
584 Stratégique

permet dřévaluer notre incapacité à lřanticiper ; bref, il mesure


notre niveau de cécité potentielle dans le conflit, nos chances
dřêtre surpris. Bien sûr, il faut ici prendre garde à ne pas con-
fondre ce degré dřimprévisibilité avec un indice de dangerosité.
En effet, un conflit entre les États-Unis et la Chine, en Ŗsimpleŗ
dissymétrie civilisationnelle, demeure naturellement potentielle-
ment beaucoup plus dangereux que la confrontation des mêmes
États-Unis à un acteur non-étatique de type Al Qaida, pourtant
beaucoup plus asymétrique.
Cette modélisation, tout en étant consciente de ses limites,
sřoffre ainsi en préalable à tout engagement dans un conflit, no-
tamment irrégulier ou asymétrique. Elle permet alors de contri-
buer à lřun des fondements de la stratégie énoncé par Clause-
witz : ŖLe premier, le plus important, le plus décisif acte de juge-
ment d‟un homme d‟État ou d‟un commandant en chef est l‟ap-
préciation du genre de guerre qu‟il entreprend, afin de ne pas la
prendre pour ce qu‟elle n‟est pas et de ne pas vouloir en faire ce
que la nature des circonstances lui interdit d‟êtreŗ31. Pour ce
faire, parachevant lřimage des schémas traditionnels de lřanalyse
systémique à deux dimensions (sur plan, papier ou écran), il peut
même proposer un vrai modèle système/synthèse à quatre dimen-
sions, spatiale et temporelle, dont la structure servirait à figurer,
de façon plus ou moins marquée, les acteurs, les relations, les
asymétries, les interactions, les influences, les libertés dřaction,
afin dřaider à appréhender la complexité de lřengagement.

Le mobile comme modèle structurel


Une meilleure appréciation de la guerre que lřon va entre-
prendre oriente et favorise la construction dřune véritable straté-
gie qui sera toujours élaborée ou recréée pour coller au mieux à
sa finalité et son contexte. En effet, Ŗla stratégie ne doit pas être
une doctrine unique, mais une méthode de pensée permettant de
classer et de hiérarchiser les événements, puis de choisir les
procédés les plus efficaces. A chaque situation correspond une
stratégie particulière ; toute stratégie peut être la meilleure dans
l‟une des conjonctures possibles et détestable dans d‟autres

31
Rappelé par V. Desportes, ŖOui, il faut lire Clausewitzŗ, Défense et
Sécurité Internationale, n° 37, mai 2008.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 585

conjonctures. C‟est là la vérité essentielleŗ32. En ce sens, le


modèle proposé ne saurait imposer la construction dřune stratégie
générique, mais ambitionne plutôt de fournir des caractéristiques
théoriques qui engendreront des créations originales, particu-
lières, adaptées. Lřétude des parties constituantes de ces mobiles
dégage trois éléments indispensables : un ancrage, des liens, une
multitude de composants. Sans lřun de ces constituants, il nřest
donc plus de mobile. La métaphore pourrait sřappliquer à la
stratégie.

L’ancrage incarne lřintangible, le permanent, ce qui fonde


la stratégie avec un but élevé. Bien entendu, le mobile porte en
lui la notion de mouvement mais au-delà, il peut être entendu
comme Ŗce qui motive l‟actionŗ, comme sa finalité. Il rappelle
que cette finalité demeure la raison dřêtre de lřaction, de la
stratégie. Elle doit être définie au plus haut niveau, par le
concepteur de la stratégie, puis ne doit jamais être perdue de vue
lors de la phase de conduite des actions, des opérations. Bien sûr,
elle peut être réaménagée au gré des évolutions, mais elle doit
impérativement fixer le cap à suivre. Cette clarification du mobile
de la stratégie nřest pas si simple à obtenir. Rappelons que si
toute guerre est politique et culturelle, nulle ne lřest plus que cette
nouvelle guerre irrégulière. Elle nécessite donc une orientation
politique précise, portant sur le temps long, incluant une vision de
notre propre perception ontologique33, de notre identité, de notre
projet collectif, de nos intérêts, de ce que nous voulons défendre
et/ou créer ensemble par notre action de force dans un contexte
éminemment fluctuant où Ŗl‟héritage pluriséculaireŗ lui-même se
voit désormais contesté par Ŗles idées du moment sur le sens de la
vocation collectiveŗ. Cette orientation, intrinsèquement politique,
incarne lřancrage fondamental de toute stratégie… Son absence
ou sa définition ambiguë conduit le plus souvent à lřéchec. Elle
peut servir des objectifs de défense collective, de sécurité
humaine extensive, de maintien de la paix, de défense ou dřacqui-
sition dřintérêt nationaux, mais elle doit être clarifiée préalable-
ment, en cohérence avec lřidentité collective qui va devoir agir et
supporter des sacrifices. En Europe, une lecture de cet ancrage/
finalité oriente généralement la stratégie vers la défense de la
32
A. Beaufre, op. cit.
33
Cf. le dernier chapitre de La Crise des fondements du général Poirier, Paris,
ISC/ Economica, 1994.
586 Stratégique

dignité de lřHomme, comme valeur essentielle et constitutive de


nos sociétés, de nos nations… Lřancrage ainsi défini devra alors
porter témoignage concret des valeurs que la stratégie entend
défendre.
Au-delà de lřaspect moral, il sřagit de convaincre que seule
une éthique forte permet de conserver sa crédibilité, de rétablir la
confiance, de nouer le dialogue et de toujours conserver lřadhé-
sion des opinions publiques, centres de gravité des démocraties.
Aussi, dans un contexte contraint de guerre irrégulière où les
garde-fous que sont le jus ad bellum et le jus in bello perdent leur
visibilité faute de guerre déclarée officiellement et dřennemis
indentifiables, il est fondamental de définir un cadre dřaction, des
procédures strictes et des règles dřengagement simples et appli-
cables. Faute de clarté suffisante et de détermination affichée à
tous les échelons, la confrontation concrète et brutale à la vio-
lence et la nécessité dřune efficacité à court terme sont à même
de faire perdre tout repère. En effet, il faut saisir que ces valeurs
Ŗoccidentalesŗ sont rarement adaptées aux théâtres dřopération et
peuvent aisément se retourner contre les acteurs physiquement
engagés sur le terrain. La volonté de réduire le nombre de
victimes, dřéviter les dommages collatéraux, de sřimposer des
limites dans les règles dřengagement reflète une asymétrie de
plus en plus grande entre lřapproche européenne et celle des
adversaires irréguliers. Des règles dřengagement très restrictives
contraignent la liberté dřaction de nos propres troupes et les
rendent vulnérables. Pour Jean-Louis Promé : ŖParvenir à établir
des règles suffisamment souples pour s‟en prendre efficacement à
l‟adversaire tout en étant suffisamment restrictives pour éviter les
pertes civiles, c‟est-à-dire trouver l‟équilibre idoine, constitue
donc un enjeu majeur des batailles urbaines modernesŗ34. Il faut
donc parvenir à éviter de tomber dans le piège de la brutalité pour
éviter de perdre notre identité et nos valeurs, sans toutefois en
arriver à questionner la légitimité du recours à la force. En cela,
un affichage politique clair et non démagogique doit préciser à
tous sur quoi se fonde la stratégie, ce qui justifie lřusage de la
force et ce qui la limite. Cette clarté, si difficile à obtenir,

34
J.-L. Promé, ŖCombattre dans les villes : évolutions et permanencesŗ, dans
ŖLe combat urbain, Analyses et perspectivesŗ, Raids, Hors-série, n° 11, 2003,
p. 8.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 587

demeure de la responsabilité des politiques, des stratèges et des


chefs.

Le lien est lřélément phare, la signification par excellence


du mobile. La notion de lien ouvre des approches particulière-
ment vastes, physique, métaphysique, conceptuelle. Sa première
évocation a dřores et déjà servi de support à la compréhension du
cadre de lřengagement par la mise en relation dřéléments diffé-
rents, voire divergents, pour donner du sens à lřanalyse puis à la
synthèse. Il soutient lřanalyse systémique, démontre lřinteraction
et transcende la complexité. En effet, Ŗle terme « complexe »
renvoie à la notion de « tisser ensemble », la faculté de relier des
composants distinguésŗ35. Ainsi, dans les mécanismes cognitifs,
il condamne la disjonction cartésienne au profit de la conjonction.
Pour le stratège, le lien permet de construire son mobile, de
concevoir et de visualiser sa stratégie. Il est le témoin de son
enchâssement dans une multitude de règles, de résolutions,
dřaccords internationaux, de coalitions et dřalliances, dřimpéra-
tifs divers qui cadrent tous à leur manière son engagement. Il est
la part de dialogue, de négociation, dřéchange dans laquelle va
sřinscrire son action et dont il veillera à maintenir la permanence
au niveau local, régional, national et international. Il est la
multidisciplinarité qui lui permettra de jouer de tous les instru-
ments de pouvoir dans une approche globale, politique, militaire,
économique et sociale. Il est sa force de communication, dřinfor-
mation pour expliquer son action aux populations du théâtre et
aux opinions publiques. Il est le système dřinformation et de
communication qui lui permettra de commander ses forces,
dřunir ses moyens, de mettre à jour son savoir. Il ne sřagit plus
dřimaginer quřil est possible de sřaffranchir de ces liens qui
entravent notre action mais plus exactement de les utiliser, de les
organiser par des attaches plus ou moins fortes, plus ou moins
prioritaires, plus ou moins lâches, pour conserver une liberté de
manœuvre. Ainsi, le stratège nřinscrit pas son action dans un
monde isolé, mais dans une dynamique dřinteractions, dřinterdé-
pendances, de sensibilité diffuse dont il a pris acte et dont il
sřefforce de jouer pour accroître sa légitimité, son influence, sa
connaissance.

35
Cité par J.L. Le Moigne, op. cit.
588 Stratégique

Ces composants justement restent essentiels comme ils


lřétaient dans les stratégies antérieures, preuve que les acteurs
continuent in fine de peser sur le succès de la stratégie. La nou-
veauté viendrait plutôt ici de lřextrême disparité de ces acteurs.
Nombre de ces guerres irrégulières modernes ne placent plus une
nation unique face à un seul adversaire. Elles voient souvent
interagir des coalitions dřÉtats, des organisations internationales
ou régionales (ONU et ses organismes, agences dérivés, UE,
UA…), avec toutes sortes dřacteurs non étatiques (sociétés inter-
nationales, ONG, lobbys, sociétés de sécurité privées…) aux
déontologies très différentes, engagés dans des projets commer-
ciaux, humanitaires, dřéducation, de reconstruction et même
sécuritaires. Loin de les ignorer, toute stratégie doit au moins les
prendre en compte, au mieux les intégrer à son projet, pour éviter
les effets pervers dřactions en ordre dispersé et renforcer la cohé-
rence de son intervention. En effet, plus une stratégie couvrira un
spectre large, à la fois politique, économique, social et informa-
tionnel, plus ses chances de succès seront importantes. La com-
posante militaire ne peut plus être considérée comme suffisante
pour réduire seule une asymétrie transverse par nature. Néan-
moins, elle demeure déterminante, car elle incarne encore la seule
capacité réelle de contrainte, de dissuasion pour faire face à la
violence immédiate. Une organisation militaire internationale
comme lřOTAN sřest dotée dřune approche stratégique globale
de sécurité nommée comprehensive approach pour marquer ce
besoin dřouverture. Elle œuvre aussi en relation avec les autres
organisations internationales. Son engagement vient souvent
appuyer lřONU, ou une organisation internationale comme
lřUnion Africaine pour son déploiement au Soudan ou en Soma-
lie, ou se coordonne avec lřUnion Européenne dans les Balkans
ou en Afghanistan.
Ces composants du mobile, sur un plan plus conceptuel,
symbolisent aussi une approche systématiquement pluridiscipli-
naire des études stratégiques, incitant à relancer les études polé-
mologiques embrassant toutes les formes de connaissance, les
expériences, expertises et compétences les plus diverses. Sans
renier ses références classiques encore riches dřenseignements et
en puisant dans lřempirisme des retours dřexpérience des armées
engagées dans les conflits modernes, la pensée stratégique trou-
vera un support utile à son renouvellement.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 589

Le mobile comme rappel des principes stratégiques


La notion de principe revêt une importance toute particu-
lière dans le langage stratégique. Ce sont des règles universel-
lement vraies, indépendantes du terrain, des cultures, des moyens
et des circonstances dont la non-observance peut conduire au
désastre. ŖAucun artiste n‟a jamais peint un tableau en partant
d‟une liste complète des règles théoriques. Parfois seulement, il
s‟est référé à certaines règles pour vérifier si son œuvre tenait
deboutŗ36. Cřest dans cet esprit quřil sřagit de les considérer. La
stratégie du Ŗmobileŗ en retient trois majeurs.

Le principe de convergence dérive du principe de concen-


tration des efforts puis des effets. Il est soutenu par une lecture de
bas en haut du mobile ; tous les acteurs/composants interagissent
pour concourir à la réalisation de lřeffet final recherché figuré par
lřancrage, le plus souvent par lřintermédiaire dřéchelons subor-
donnés. Celle-ci pourra être déclinée en Ŗsortie de criseŗ, en
objectifs, voire en Ŗeffet majeurŗ, de sorte que chacun puisse
inscrire son action dans la recherche de lřobjectif commun. Leur
formulation rappelle que si le mobile est un réseau, il conserve la
faculté de définir une architecture hiérarchisée favorisant la prise
de décision et la coordination. La notion de convergence vise
alors à maintenir des acteurs très différents dans une même
cohérence concentrée sur les effets. Dans le cadre des opérations
en cours, cette convergence conditionne le succès des opérations
mais sřavère très difficile à construire. Déjà, dans une coalition
militaire, elle est complexe car chaque État contributeur décide
de son niveau dřengagement et impose ses propres restrictions
opérationnelles liées à sa culture nationale, sa politique intérieure
et ses intérêts (burden et risk sharing37). Étendu à lřensemble des
intervenants civils internationaux et transnationaux sur un théâtre
dřopération, le principe de convergence nécessite une véritable
structure politique de coordination et de décision sur le terrain,
reconnue de tous, pour assurer la cohérence des actions destinées
à la stabilisation, à la reconstruction et à la pacification.
Précisons enfin que le principe de convergence, au niveau
stratégique, ne doit pas être entendu sous une forme militaire

36
Métaphore utilisée par le général Beaufre dans son Introduction à la
stratégie.
37
Le partage des coûts et des risques.
590 Stratégique

traditionnelle de concentration des moyens sur un endroit précis à


un instant donné. On pourra, par exemple, rechercher la neutra-
lisation dřun réseau terroriste international en reprenant lřinitia-
tive stratégique par lřaffrontement direct de ses leaders, en sřatta-
quant parallèlement aux flux financiers de son réseau, en luttant
contre sa propagande et sa manipulation intellectuelle, en rédui-
sant lřétendue des rancœurs et des frustrations par des projets
constructifs et des partages… Ces actions convergent vers un
même but, mais par un niveau décisionnel, un cheminement et
dans un cadre espace/temps différents. Dans tous les cas évoqués
ici, sans le suivi et le contrôle de cette convergence, toute straté-
gie devient caduque ; elle perd sa richesse née de la multitude de
ses angles dřattaque.

Le principe de ténacité est au cœur de la dialectique des


volontés. Malgré les courants dřair, le mobile perdure, il sřadapte,
se réarticule autour de son axe ; il tient par son ancrage. Dans le
contexte des menaces contemporaines, ce principe recouvrant la
sûreté vise certes à protéger les populations, les ressortissants, les
troupes engagées, mais aussi à agir au mieux pour limiter
lřimpact matériel et psychologique dřune attaque brutale toujours
probable. Il vise à se préparer et se couvrir des attaques de
lřadversaire, à réduire sa propre vulnérabilité. Dans le contexte
des guerres irrégulières, ce principe vise à raffermir notre volonté
collective autour de lřengagement, à renforcer la capacité de
résistance populaire et à démontrer notre détermination à ne rien
céder à lřadversaire. Il faut donc mieux préparer les opinions
publiques à la dureté et à la durée des engagements. Les sociétés
occidentales acceptent plus difficilement les sacrifices et sont
habituées à agir dans un contexte politico-économique focalisé
sur la rentabilité à court terme. La guerre irrégulière, quant à elle,
se conduit nécessairement sur le temps long, celui de lřadversaire
dřune part, et celui du rétablissement dřun cadre de vie apaisé,
dřéchanges socio-économiques restaurés et de relations de con-
fiance pacifiées. Comme le mobile sur son ancrage, la stratégie
doit perdurer malgré les coups de vent médiatiques. Il doit
résister aux titres alarmistes, aux images chocs (mise en scène de
décapitations, dřattentats, de lynchage) destinées à effrayer les
opinions publiques. Il doit sřaffranchir des manœuvres de décep-
tion visant à faire douter du bien fondé de lřaction, à entamer la
volonté collective. La guerre irrégulière est assurément devenue
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 591

une guerre médiatique face à laquelle la stratégie du mobile se


réarticulera autour de son axe pour trouver la réponse appropriée.
Cette dernière sřinscrira nécessairement dans une véritable politi-
que de communication, pensée, mesurée, trouvant appui sur la
connaissance fine du cadre de lřengagement. Ainsi, lřapplication
du principe de ténacité impose de protéger, de couvrir notre
propre centre de gravité en renforçant les liens de notre mobile,
en confortant toujours son ancrage, en communiquant. Il
sřapplique bien sûr aux acteurs directs du conflit, mais sřétend
tout naturellement à toutes les opinions publiques.

Enfin, le principe d’harmonie se présente comme intrinsè-


que à toute œuvre dřart. Pour le mobile, il se manifeste dans ses
formes, ses couleurs, la variété de sa composition et surtout dans
son mouvement mesuré. Pour la pensée stratégique, il est le plus
novateur des principes évoqués ici. Il se décline dans les conflits
ouverts, en principe de proportionnalité, de distinction et donc
dřadéquation, concourant ainsi à une véritable cohérence avec
lřancrage, défini comme devoir dřhumanité. Dans les guerres
irrégulières, il répond au questionnement ontologique omnipré-
sent que nous avons développé précédemment. Lřharmonie
incarne lřintelligence des relations, le discernement ; elle permet
une adaptation en souplesse, une certaine liberté dřaction dans les
limites dřune justesse de ton, dřune unité globale. Ce principe
sřimpose essentiellement dans la conduite sous la forme dřune
juste prise en compte des règles, des habitudes, des us et coutu-
mes, du cadre dans lequel la stratégie sřapplique. Il ne néglige
pas lřusage possible de la force, ne serait-ce que pour calmer les
ardeurs belliqueuses des plus radicaux, mais revendique une
action maîtrisée, proportionnée. En effet, dans ces guerres irrégu-
lières contemporaines, il ne sřagit pas de viser lřattrition des
forces adverses par la destruction physique mais de tarir, à terme,
les flux (recrutement, motivation, financement…) qui soutiennent
lřadversaire tout en ouvrant des perspectives meilleures, des
scénarii de sortie de crise. Il faut être convaincu que lřapproche
du marteau-pilon engendre un effet inverse à lřeffet final recher-
ché. On ne peut plus raisonner selon la formule : first in, first out,
car la plupart des conflits modernes sous-entendent un engage-
ment à long terme, impliquant la conquête des cœurs et des
esprits. On se doit alors plutôt de privilégier une délégation
progressive, liée aux progrès sécuritaires observés sur le terrain,
592 Stratégique

des responsabilités militaires au profit des responsabilités civiles.


Dans la mise en œuvre de ce principe, les nations agissent en
fonction de leur propre identité, avec une intensité plus ou moins
marquée, en fonction de leur approche naturelle. Elles reconnais-
sent le plus souvent le besoin, pour ses soldats, dřéchanger, de
partager, de vivre le plus harmonieusement possible avec la
population quřils protègent et non plus dans des camps retranchés
inaccessibles. Pour reprendre lřexemple américain, le plus cari-
catural en lřespèce, depuis le surge dřIrak et sous lřimpulsion du
général Petraeus, les États-Unis mettent lřeffort sur une présence
physique accrue (augmentation des troupes déployées), sur le
cultural awareness, sur lřŖethnographic, social, cultural intelli-
genceŗ. Formalisant leurs retours dřexpériences irakienne et
afghane avec pragmatisme et rapidité, ils contrebalancent ainsi
leur approche techno-centrée, en sřappuyant notamment sur les
théories de la décolonisation rédigés par des militaires fran-
çais38et en intégrant nombre de sociologues, anthropologistes,
linguistes dans leurs équipes opérationnelles.
Le principe dřharmonie recentre lřaction sur le facteur
humain et culturel, sur la présence physique plus que sur le
facteur mécanique ou technologique. Il implique aussi une grande
ouverture sur les facteurs politiques, économiques, sociaux pour
bâtir les conditions favorables à une sortie de crise. Pour les États
faillis, il inspire les programmes de reconstruction des instru-
ments régaliens (pouvoir politique, armée, police, justice…) et de
dynamisation de la production (agricole, économique, énergé-
tique…). Il inspire le Ŗfaire avecŗ au détriment du Ŗfaire contreŗ
plus utilisé dans les conflits symétriques.

CONCLUSION
La guerre irrégulière dans lřère post-westphalienne, offre
lřincertitude pour principale certitude. Elle réclame une étude
fine et décomplexée, un recoupement des expertises les plus
diverses, un croisement des subjectivités derrière lesquelles,
espère-t-on, se dégagera lřobjectivité de cette nouvelle guerre

38
D. Galula, Counter Insurgency Warfare. Theory and Practice, Praeger,
2006 et R. Trinquier, Modern Warfare : A French View of Counterinsurgency,
Praeger Security International Paperback, 2006, ont contribué par leurs écrits à
la nouvelle approche américaine de la contre-insurrection.
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière 593

asymétrique. Cette investigation devient cruciale, car Ŗla victoire


sourit à ceux qui anticipent les mutations des caractéristiques de
la guerre, et non à ceux qui attendent de s‟adapter une fois les
mutations devenues réalitéŗ39.
Bien quřancestrale, cette guerre combine désormais toutes
les caractéristiques de la modernité, ses outils, ses influences, ses
contradictions, ses asymétries avec un questionnement fonda-
mentalement ontologique et politique. Elle conduit donc naturel-
lement à recentrer la pensée stratégique sur lřHomme, à sřap-
puyer sur les arts et les sciences humaines pour mieux expliquer
le jeu des représentations, des perceptions, des émotions, pour
mieux appréhender cette nouvelle forme de radicalisation de la
polarité Ŗidentité/altéritéŗ40. Elle inscrit la pensée stratégique au
plus haut niveau, au cœur de la pensée complexe, dans une vision
intégrale. Elle lui impose de penser la globalité, la finalité, de
raisonner en termes de rapports de flux (maîtrise de lřinforma-
tion, des échanges, des influences) en plus des rapports de force
(militaires, capacitaires, instrumentaux), dřanalyser les liens,
autant que les éléments quřils relient, dřassumer son entrée dans
les champs immatériels de la connaissance, de lřimage, des
espaces psychologiques et électromagnétiques.
Le Ŗmobileŗ nous semble un outil permettant de Ŗvisua-
liserŗ la complexité de toute guerre dřune part, puis de servir de
support conceptuel à la construction dřune stratégie adaptée,
chaque fois différente. Il permet, tout dřabord, la lecture dřune
problématique contemporaine, en la montrant enchâssée dans ses
liens, avec une foule dřacteurs et de paramètres interagissant,
mouvante et changeante bien que construite dans une logique qui
lui est propre. Il condamne une vision figée et établie de la
stratégie et propose son cadre général et sa symbolique, sa struc-
ture et ses principes comme support pour une réflexion renouve-
lée apte à embrasser les acquis classiques, les retours dřexpé-
riences et les études multidisciplinaires réorientées vers une nou-
velle polémologie. Cette stratégie devra vivre, comme le mobile
autour de ses liens, animée par des forces invisibles, ces courants
immatériels dřinfluence, ces nouvelles communautés de pensée,
ce souffle dřune nouvelle Histoire, accélérée et revisitée, qui,

39
Lřadage du général Giulio Douhet (1869-1930), stratège aérien italien,
reste plus que jamais dřactualité.
40
L. Poirier, art. cit.
594 Stratégique

dans un même mouvement, cultivent les rancœurs et les revendi-


cations identitaires, ou portent des messages de sécurité et de
liberté universelles.
Paul Claudel écrivait : Ŗpour connaître la rose, quelqu‟un
emploie la géométrie et un autre le papillonŗ41. Notre modèle
ambitionne, pour la guerre irrégulière, dřunir les deux approches.

41
P. Claudel, La Perle noire, Paris, Gallimard, NRF, 1947.
La guerre maritime et aérienne et au-delà
de Carl Schmitt
David CUMIN

n sait combien Carl Schmitt1 (1888-1985) sřest

O intéressé au partisan2 et à la mer3, y compris au


corsaire et au pirate. Il nřa cependant pas combiné
les deux perspectives en étudiant la guerre irrégulière navale. À
cela, une raison centrale : le juriste allemand a toujours insisté sur
le fait que le partisan est un combattant terrestre, rural même, un
paysan, qui connaît le terrain, sřappuie sur le terrain et dont le
combat épouse la configuration du terrain. Cřétait souligner
lřimportance de la géographie pour la guérilla, mais aussi réduire
la lutte des partisans au seul théâtre terrestre. De fait, la littérature

1
Cf. notre thèse de doctorat : La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985), ainsi
que notre livre : Carl Schmitt. Biographie politique et intellectuelle, Paris,
Cerf, 2005.
2
Cf. La Notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy,
1972 (1963), présenté par J. Freund, rééd. en 1999 aux Champs Flammarion ;
ŖConversation sur le partisan. Carl Schmitt et Joachim Schickelŗ (1970), in La
guerre civile mondiale (recueil de six textes de Schmitt parus entre 1943 et
1978), Maisons-Alfort, Ere, 2006, préf. C. Jouin, pp. 113-136 ; ainsi que notre
article : ŖLa théorie du partisan de Carl Schmittŗ, supra.
3
Cf. notamment Terre et Mer. Un point de vue sur l‟histoire mondiale,
Paris, Labyrinthe, 1985 (1942), préf. et postf. J. Freund ; ŖLa Mer contre la
Terreŗ, ŖSouveraineté de lřÉtat et liberté des mers. Opposition de la Terre et
de la Mer dans le droit international des temps modernesŗ, in Du politique.
“Légalité et légitimitéŗ et autres essais (recueil de quinze textes de Schmitt
parus entre 1919 et 1952), Puiseaux, Pardès, 1990, préf. A. de Benoist,
pp. 137-142, 143-168 ; ainsi que notre contribution : ŖThalassopolitique. Carl
Schmitt et la merŗ, in H. Coutau-Bégarie (dir.), L‟Évolution de la pensée
navale, vol. VII, Paris, ISC-Economica, 1999, pp. 219-256.
596 Stratégique

sur le phénomène partisan sřen tient presquřexclusivement à ce


théâtre4. Dřun autre côté, notre auteur soulignait que la figure du
Partisan est double et que les deux figures nřentretiennent pas le
même rapport avec la terre et avec la technique : le caractère
Ŗtelluriqueŗ, enraciné et localisé du partisan patriote contraste
avec le caractère Ŗtechniqueŗ, mondialisé et délocalisé du
partisan communiste. Au-delà de cette dualité en partie polémi-
que, il reste que la technicisation du Partisan, quřobservait
Schmitt, lřamène non seulement à déplacer la lutte des campa-
gnes vers les villes, mais encore à utiliser les véhicules, donc les
espaces maritimes et aériens, autrement dit, à combattre dans les
espaces technologiques (non naturels à lřhomme) que sont la mer
et lřair (que ces espaces soient territoriaux ou internationaux)5.

DE L’EXISTENCE D’UNE GUÉRILLA NAVALE ET


AÉRIENNE
Le problème général est celui de la transposition des
concepts de la terre vers la mer ou lřair, donc de la préservation
ou de la disparition de la distinction paradigmatique des trois

4
Par exemple Gérard Chaliand, Les Guerres irrégulières, Paris, Gallimard
Folio, 2008, aboutissement dřun très long et très vaste travail de terrain et de
réflexion, ne recense que des guérillas terrestres.
5
Les espaces territoriaux sont les espaces de souveraineté des États et les
espaces internationaux sont les espaces hors souveraineté des États. Lřespace
territorial se compose dřéléments terrestres, maritimes, aériens. À lřexception
de lřAntarctique, tous les espaces terrestres sont des espaces territoriaux (il
nřexiste plus de Ŗterre sans maîtreŗ). Lřespace maritime comprend : le terri-
toire maritime ou la mer territoriale, espace de souveraineté généralement
étendu à 12 milles des côtes ; la zone contiguë, espace de juridiction (police,
justice, douane, fiscalité) généralement étendu à 24 milles des côtes (12+12) ;
la zone économique exclusive (ZEE), espace de souveraineté économique
(lřÉtat y a un droit exclusif dřexploration et dřexploitation des ressources bio-
logiques ou minérales) étendu à 200 milles des côtes (12+188) ; le plateau
continental, espace de souveraineté économique qui peut aller jusquřà 350
milles des côtes selon des facteurs géologiques. Ensuite sřétendent la haute
mer et la zone internationale des fonds marins, espaces internationaux. Quant à
lřélément aérien, il comprend : le territoire aérien qui surplombe les territoires
terrestre et maritime ; lřespace aérien international qui surplombe lřespace
maritime autre que la mer territoriale. Au-delà dřune certaine limite verticale
(20 km, altitude maximale des avions, ou 200, orbite minimale des satellites,
ou 40 000, orbite maximale ?), sřétend lřespace international extra-atmos-
phérique.
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 597

espaces et, avec elle, des trois branches du jus in bello6, des trois
armées, des trois théâtres, des trois stratégies, dont lřautonomie se
trouve relativisée par le caractère englobant de la dimension
aérospatiale. Carl Schmitt refusait dřassimiler les partisans à des
corsaires ou à des pirates pour deux raisons : le contraste élé-
mentaire entre la terre et la mer ou lřair ; le contraste du mobile
politique public et du mobile lucratif privé. La question se pose
néanmoins de savoir si la guérilla7 est un phénomène purement
terrestre ou, au contraire, sřil nřest pas possible dřenvisager
théoriquement et de constater empiriquement lřexistence dřune
guérilla navale ou aérienne. Il est difficile de concevoir et il est
impossible dřobserver une guerre irrégulière navale ou aérienne
qui serait principale, et pas simplement auxiliaire soit dřune
guerre régulière navale ou aérienne soit dřune guerre irrégulière
terrestre.

6
Le jus in bello ou droit de la guerre au sens strict (relatif à lřaction de
guerre) régit lřusage de la force armée en déterminant qui a le droit de faire la
guerre et comment, autrement dit, qui sont les acteurs (les combattants) et
quels sont les instruments (les armements) et les modalités des conflits armés ;
le jus ad bellum ou droit de la guerre au sens large (relatif à lřétat de guerre)
régit le recours à la force armée en déterminant qui a le droit dřordonner la
guerre et pour/quoi, autrement dit, qui sont les auteurs (les belligérants) et
quels sont les causes ou les buts des conflits armés.
7
Rappelons le sens de la terminologie. La guerre irrégulière désigne la
guerre qui nřest pas livrée de part et dřautre par des armées étatiques (= guerre
régulière), mais par des partisans contre des soldats. Lorsquřelle nřest pas
lřauxiliaire de la guerre régulière, la guerre irrégulière possède les caractéris-
tiques suivantes. Elle a pour milieu, la population ; pour acteur, le partisan ;
pour origine, lřinsurrection, avec ou sans tentative préalable de coup dřÉtat ;
pour modalité, la clandestinité, avec ou sans Ŗvitrine légaleŗ ; pour tactique, la
guérilla, parallèlement aux actions non violentes ; pour objectif stratégique, la
subversion, avec ou sans structuration des forces irrégulières en forces quasi-
régulières ; pour objectif politique, la prise du pouvoir, avec ou sans alliés.
Pour éviter la confusion sémantique, il importe de distinguer les trois niveaux
de la tactique, de la stratégie, de la politique. Tactiquement, des partisans, id
est des insurgés issus de la population, sřorganisant clandestinement, usent de
la guérilla. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres de partisansŗ, de Ŗguerres
populairesŗ, de Ŗguerres insurrectionnellesŗ, de Ŗguerres clandestinesŗ, de
Ŗguérillasŗ. Stratégiquement, les partisans visent la subversion. Cřest pourquoi
on parle de Ŗguerres subversivesŗ. Politiquement, les partisans, lorsquřils ne
sont pas de simples francs-tireurs luttant contre lřenvahisseur, visent un chan-
gement par la violence de lřautorité établie : chasser lřoccupant ; obtenir lřin-
dépendance, la libération ou la réunification nationales ; renverser le régime ;
obtenir la sécession. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres révolutionnairesŗ.
598 Stratégique

Dans cette perspective Ŗauxiliaireŗ, on peut soit assimiler la


course navale ou aérienne à la guérilla terrestre, soit inclure les
attentats ou les détournements à lřencontre de navires ou dřavions
dans la pratique générale de la guerre irrégulière (transposée du
théâtre terrestre aux théâtres maritimes et aériens). Il existe trois
principales formes dřattaques contre les navires ou les avions :
lřattaque à quai ou au sol ; la pose dřexplosifs dans le but de
détruire le navire en mer ou lřavion en vol ; le détournement
naval ou aérien en vue de commettre une attaque ou afin de
prendre des otages et de négocier leur libération en échange de
lřobtention de revendications. Dans le cas des navires comme des
avions, la cargaison peut être utilisée pour dissimuler des person-
nes et/ou des armes ; le bâtiment peut servir à commettre un
attentat, ou être utilisé comme une arme, ou servir à perturber la
circulation maritime ou aérienne. Cřest ainsi que la guérilla
comme le terrorisme8 suivent lřévolution technologique et se
déroulent dans les trois espaces terrestres, maritimes, aériens.
Lřoccupation belligérante elle-même a perdu son caractère
purement terrestre. Alors que lřinvasion est une irruption et une
opération militaires dřun belligérant dans le territoire de son
adversaire, lřoccupation suppose lřexercice dřun pouvoir de fait
ou dřune autorité effective par la Puissance ennemie, sans quřil y
ait transfert de souveraineté territoriale. Apparemment, il nřy a
dřoccupation que terrestre, car lřoccupation suppose une fixité
inaccessible à la marine et, plus encore, à lřaviation. En 1913,
Paul Fauchille avait pourtant émis lřhypothèse suivante : Ŗsi
(une) flotte, par le feu de ses navires, tient sous sa domination les

8
Terrorisme et guérilla sont deux modalités de la violence politique armée
irrégulière. Mais lřun correspond à des actions sporadiques et ponctuelles,
commises par des Ŗavant-gardesŗ autoproclamées, sans véritable soutien popu-
laire ni base territoriale ; ne dépassant pas le Ŗtrouble interneŗ, donc demeurant
dans le temps de paix, il relève de la police judiciaire, lřarmée fût-elle appelée
en renfort pour des missions de police administrative (exemple de Vigipirate
en France). La seconde correspond à des actions continues et durables, com-
mises par des mouvements implantés, sřappuyant sur un certain soutien popu-
laire et sur une certaine base territoriale ; dépassant le stade du Ŗtrouble
interneŗ pour arriver à celui du Ŗconflit arméŗ, donc du temps de guerre, il ne
relève plus seulement de la police judiciaire (pour réprimer) mais de la force
militaire (pour vaincre). La notion de campagnes dřattentats (étalées dans le
temps) fournit la solution de continuité entre le Ŗtrouble interneŗ (lřacte spora-
dique de violence armée relevant du droit pénal) et le Ŗconflit arméŗ (la
violence armée mutuelle durable relevant du jus in bello).
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 599

côtes de l‟ennemi, au point qu‟elle peut y exercer, en fait, son


autorité, on doit considérer ces côtes comme occupéesŗ. Cette
hypothèse nřest-elle pas confirmée dans la bande de Gaza ? Israël
occupe Gaza puisque les accès terrestres, les côtes et le ciel de cet
étroit territoire sont sous contrôle militaire israélien. Si lřoccu-
pation peut être navale et aérienne, il sřensuit que la résistance à
lřoccupation pourrait lřêtre également.

DES CONDITIONS D’OBTENTION DU STATUT DE


COMBATTANTS LÉGAUX PAR LES PARTISANS SUR
MER OU DANS LES AIRS
Les conditions dřobtention du statut de combattants légaux
par les partisans, sur terre, sur mer ou dans les airs, sont fixées
par les dispositions pertinentes du jus in bello9. Dans les deux
espaces non terrestres, les personnels sont considérés comme des
combattants légaux si les navires et les aéronefs arborent
légalement les signes distinctifs prévus.
La grande différence entre corsaires privés et pirates, eux
aussi simples particuliers et non pas agents publics, cřest que les
premiers, à la différence des seconds, détiennent une délégation
par la puissance publique du droit de faire la guerre. Tant que la
course privée et la délégation de lřactivité belligérante à des
personnes privées étaient admises, les corsaires étaient donc des
combattants légaux, réserve faite de leur respect des règles de la
guerre applicables. Depuis la Déclaration de Paris de 1856, il
nřexiste plus de corsaires privés légaux, à moins dřassimiler les
particuliers armant des navires ou des aéronefs à des partisans,
combattants irréguliers conditionnellement légaux. Sinon, il nřy
aurait donc plus que des pirates. Ces derniers nřétaient et ne sont

9
Cf. les articles 1 et 2 du Réglement de La Haye du 18 octobre 1907 sur les
lois et coutumes de la guerre sur terre ; lřarticle 6 de la Ve Convention de La
Haye du 18 octobre 1907 sur les droits et devoirs des Puissances et personnes
neutres en cas de guerre sur terre ; les articles 13 et 14 de la Ière Convention de
Genève du 12 août 1949 pour lřamélioration du sort des blessés et des malades
dans les forces armées en campagne ; les articles 13 et 16 de la IIe CG pour
lřamélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés dans les forces
armées sur mer ; lřarticle 4 de la IIIe CG relative au traitement des prisonniers
de guerre ; les articles 43 à 47 et 77-2 du Protocole additionnel I du 8 juin
1977 (P1) aux CG relatif à la protection des victimes des conflits armés
internationaux. Cf. aussi notre article : ŖQui est combattant ?ŗ, Inflexions.
Civils et militaires, n° 5, 2007, pp. 151-164.
600 Stratégique

que des criminels : criminels de droit commun, relevant dřune


procédure judiciaire (nationale comme étrangère)10, si leurs
actions sont purement et simplement crapuleuses, cřest-à-dire
motivées par le gain personnel, quand bien même leur répression
requerrait la marine ou lřaviation militaires ; mais criminels
politiques, quoique relevant également dřune procédure judi-
ciaire, si leurs actions prédatrices visent et servent à financer des
mouvements insurrectionnels.
Dans ce dernier cas, si le pirate agit en temps de paix, il
devient un Ŗterroristeŗ sur mer ou dans les airs11, qui nřest certes
pas considéré juridiquement comme un infracteur politique par
les textes pénaux internes ou internationaux aux fins de permettre
lřextradition, mais dont la motivation comme lřaction sont bel et
bien politiques. Même si les corsaires sont des personnes privées
motivées par le lucre, ils détiennent (détenaient), à la différence
des pirates, une délégation par la puissance publique du droit de
belligérance. De leur côté, si les pirates ne bénéficient pas dřune
telle délégation, ils ne sont pas de simples criminels de droit
commun, dès lors quřils sont animés par lřhostilité (pas sim-
plement la lucrativité), quřils mettent en cause le monopole étati-
que de la force légitime (pas simplement la sûreté des personnes
et des biens), quřils revendiquent publiquement une légitimité,
par opposition à la légalité en vigueur, et quřils sont susceptibles
de rencontrer une certaine approbation sociale. Si le pirate agit en
temps de guerre, il devient un Ŗpartisanŗ sur mer ou dans les airs,
cřest-à-dire un combattant irrégulier, un particulier qui a armé un
navire ou un aéronef pour lutter contre lřétranger (un envahisseur,
un occupant, une Puissance coloniale) ou contre lřautorité (à des
fins sécessionnistes ou révolutionnaires). Sřil est rattaché à un
État ou à un mouvement de libération nationale (au sens anti-
colonial ou anti-apartheid) et sřil remplit les conditions conven-
tionnelles, il pourra être considéré comme un combattant légal. À
moins que lřexigence du signe distinctif arboré légalement soit
absolue : lřobtention du statut de combattant légal serait donc
plus difficile sur mer ou dans les airs que sur terre. Dans ce cas,
ou à défaut de rattachement à une partie belligérante et de respect

10
Le pirate étant hostis generis humani, la compétence pénale des États est
Ŗuniverselleŗ : elle peut sřexercer même lorsque lřacte de piraterie est commis
à lřétranger ou en haute mer, par des étrangers, contre des étrangers. Les con-
ventions internationales contre le terrorisme maritime ou aérien le confirment.
11
Ne parle-t-on pas, par transposition, de Ŗpirates de lřairŗ ?
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 601

des conditions conventionnelles, il demeurera un combattant


illégal, nřayant pas droit au statut de prisonnier de guerre (PG) en
cas de capture ou de reddition12. En temps de guerre civile, rap-
pelons quřil appartient au gouvernement établi (ou au Conseil de
Sécurité des Nations Unies) de reconnaître les insurgés comme
belligérants13.
Si la qualité de combattant légal dřun personnel maritime
ou aérien dépend de la légalité de son utilisation dřun véhicule
maritime ou aérien, elle dépend aussi de la légalité du véhicule
lui-même. Or, le sous-marin a été un système dřarme très contro-
versé, dont lřusage a été qualifié par certaines Puissances, durant
et après la première guerre mondiale, de Ŗpiraterieŗ. Cřest préci-
sément cette question de la guerre sous-marine qui marqua le
début du tournant de Carl Schmitt vers la mer14. Évidemment, la
tentative de criminaliser lřarme sous-marine nřétait quřune ma-
nœuvre de la Grande-Bretagne pour garantir sa suprématie
navale. Au rebours de la Conférence de Washington de 1922, le
traité de Londres de 1930, confirmé par le Protocole du 6 novem-
bre 1936, admit lřarme sous-marine, tout en réitérant lřinterdic-
tion dřattaquer un navire marchand avant que soit mis en sûreté
passagers, équipage et livres de bord15. Au-delà du sous-marin,
simple système dřarme, cřest la problématique de la course,

12
La Puissance détentrice aura le droit de le transférer dans un autre pays que
le sien, de lřastreindre au travail, de lřinterroger et de le poursuivre péna-
lement. Le combattant irrégulier illégal se livre à une Ŗbelligérance risquéeŗ ou
Ŗnon privilégiéeŗ : en cas de capture ou de reddition, il ne bénéficiera ni du
statut de PG (exempté dřinterrogatoire et de poursuite pénale) ni du statut de
civil interné (exempté de travail, de transfert dans un autre pays que le sien, de
rétention durant toute la durée des hostilités), il sera assimilé à un détenu
politique ou à un détenu de droit commun, bénéficiant des dispositions du
Ŗminimum humanitaireŗ de lřarticle 3 commun aux quatre CG ou du Ŗnoyau
indérogeableŗ du droit international des droits de lřhomme (traitement humain
décent, procès équitable).
13
Cf. Victor Duculesco, ŖEffet de la reconnaissance de lřétat de belligérance
par des tiers, y compris les organisations internationales, sur le statut juridique
des conflits armés à caractère non internationalŗ, Revue Générale de Droit
International Public, 1975, pp. 125-151.
14
Cf. ŖDer Begriff der Piraterieŗ (1937), in Positionen und Begriffe im
Kampf mit Weimar, Genf, Versailles, 1923-1939, Hambourg, Hanseatische
Verlagsanstalt, 1940 (recueil de 36 textes de Schmitt parus entre 1923 et
1939), pp. 240-243.
15
Sur le droit de la guerre navale à lřépoque, cf. Raoul Genet, Précis de droit
maritime pour le temps de guerre, 2 t., Paris, E. Muller, 1939.
602 Stratégique

privée comme publique, qui est en cause, en tant que méthode


centrale de la guerre maritime et, par transposition, en tant que
méthode encore accessoire de la guerre aérienne.

LA STRATÉGIE NAVALE OU AÉRIENNE ET LE


BLOCUS
La stratégie navale ou aérienne demeure spécifique par
rapport à la stratégie terrestre. De manière générale, les actions
navales ou aériennes visent à articuler lřacquisition (offensive) ou
la conservation (défensive) de la maîtrise des milieux maritimes
ou aériens dřune part, son exploitation contre le milieu terrestre
dřautre part.

A) La spécificité de la guerre navale ou aérienne Sur


terre, la guerre oppose classiquement des armées étatiques, sans
viser les personnes et les biens civils, du moins tant quřils ne
participent ou ne contribuent pas aux hostilités. La guerre
maritime nřest pas quřune confrontation entre marines militaires,
ni un appui naval aux forces terrestres ; la guerre aérienne nřest
pas quřune confrontation entre aviations militaires, ni un appui
aérien aux forces terrestres ou navales. Toutes deux visent
Ŗlřarrièreŗ, notamment à travers le Ŗblocusŗ, cřest-à-dire lřattri-
tion par la rupture totale ou partielle des relations maritimes ou
aériennes de lřennemi avec les tiers. La guerre navale comme la
guerre aérienne incluent donc la Ŗguerre au commerceŗ, tradi-
tionnellement appelée Ŗguerre de courseŗ. Le commerce interna-
tional demeurant encore essentiellement maritime, la guerre au
commerce, donc la course, demeure essentiellement navale. Mais
la transposition aérienne existe16.
Outre la guerre au commerce ou guerre de course, la guerre
navale comprend la guerre entre forces organisées ou guerre
dřescadres. La guerre de course a pour modalités : lřattaque du
commerce ennemi, y compris les neutres en relation avec lřenne-
mi ; lřinterdiction à la mer de la marine marchande ennemie ou
blocus commercial ; la défense du commerce ami, cřest-à-dire

16
Cf. le texte de référence sur le droit de la guerre aérienne : les Règles sur la
guerre aérienne adoptées à La Haye de manière non contraignante en
décembre 1922-février 1923 par la commission des juristes chargée dřétudier
et de faire rapport sur la révision des lois de la guerre.
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 603

lřarmement des navires marchands et leur escorte militaire. Quant


à la guerre dřescadres, ses modalités sont : la bataille navale ;
lřinterdiction à la mer de la marine militaire ennemie ou blocus
militaire (la flotte est enfermée dans ses ports) ; lřattaque des
communications militaires ennemies ; lřattaque de la course
ennemie ; la Ŗflotte en vieŗ, cřest-à-dire le maintien dřune
menace navale de la part du belligérant non maître de la surface,
qui préfère refuser la bataille et conserver ses forces, tout en
immobilisant celles de lřadversaire. La guerre dřescadres permet
donc, elle aussi, dřexercer le blocus de lřennemi : une marine
marchande privée de protection militaire se retrouvera sans
défense.
Le blocus, à lřinstar des Ŗsanctions économiquesŗ du temps
de paix, vise à provoquer des effets physiques : la pénurie, ainsi
que des effets psychologiques : pousser lřopinion ennemie, privée
de biens, à réclamer la paix afin dřobliger le gouvernement
ennemi à céder. Le blocus repose sur un double postulat. 1) Les
populations sont vulnérables : elles dépendent de lřextérieur, pour
leurs approvisionnements ou leurs débouchés. 2) Les populations
sont en mesure dřinfluencer leurs gouvernements, donc elles
vivent, sinon dans une société démocratique, du moins dans une
société où lřopinion publique compte. Au fur et à mesure de
lřindustrialisation et de la démocratisation des sociétés, ou de la
mondialisation, qui est une extraversion et une Ŗmaritimisa-
tionŗ17, le blocus parait ainsi plus efficace. Cependant, la pratique
montre que le calcul psycho-stratégique du blocus -désolidariser
la population du gouvernement- se heurte à une forte résilience.
Les effets psychologiques escomptés des effets physiques sont
souvent démentis : face aux pénuries, cřest lřÉtat qui organise les
secours, le rationnement, la survie ; lui seul peut fournir les sub-
stituts aux biens de consommation ou dřéquipement dont lřoffre
diminue et dont le prix augmente ; si bien que le blocus, au lieu
de provoquer la scission entre la population et lřÉtat, renforce les
liens de la population avec lřÉtat ou bien engendre un Ŗmarché
noirŗ dont les cadres de lřÉtat profitent18.

17
Cf. André Vigarié, Géostratégie des océans, Caen, Paradigme, 1990, qui
souligne lřaugmentation des échanges par voie océanique, la concentration des
activités et des populations autour des ports et le long des côtes, la dépendance
croissante à lřégard des approvisionnements et des débouchés extérieurs.
18
Cf. Philippe Masson, De la mer et de sa stratégie, Paris, Tallandier, 1986,
La Puissance maritime et navale au XXe siècle, Paris, Perrin, 2002 ; Hervé
604 Stratégique

B) Les méthodes de la guerre navale ou aérienne La


Ŗguerre maritime militaireŗ (combat naval, bombardement sur
terre, opération amphibie, projection et contre-projection) obéit
aux principes généraux du jus in bello terrestre. La Ŗguerre
maritime économiqueŗ, elle, obéit à des règles spécifiques : seule
la vie des civils est protégée, en principe, sur mer, pas leurs biens,
du moins sřil sřagit de contrebande de guerre destinée à lřennemi,
cřest-à-dire de produits ayant une utilité stratégique. La grande
distinction en jus in bello terrestre sřopère entre objectifs
militaires et biens civils ; en jus in bello naval, elle sřopère entre
Ŗcontrebande de guerreŗ (notion plus large que celle dřobjectifs
militaires) et Ŗbiens essentiels à la survie des populationsŗ
(notion plus étroite que celle de biens civils). Dřautre part, les
navires de commerce peuvent être transformés en navires de
guerre, sous conditions. Par transposition, la Ŗguerre aérienne
militaireŗ (combat aérien, bombardement sur terre, opération
aéroportée, projection et contre-projection) obéit, elle aussi, aux
principes généraux du jus in bello terrestre. Quant à la Ŗguerre
aérienne économiqueŗ, elle obéit aux règles spécifiques issues du
jus in bello naval. De même, les aéronefs civils peuvent être
transformés en aéronefs militaires, sous conditions19.
Les droits dřarrêt20, perquisition, visite, prise, butin, captu-
re, saisie, blocus sont des notions spécifiques de la guerre navale,
inconnues dans la guerre terrestre, mais transposées dans la
guerre aérienne21. 1) Le blocus lato sensu consiste à empêcher

Coutau-Bégarie, La Puissance maritime. Castex et la stratégie navale, Paris,


Fayard, 1985, Traité de stratégie, Paris, ISC-Economica, 1999, L‟Océan
globalisé. Géopolitique des mers au XXIe siècle, idem, 2007.
19
Très logiquement, les équipages de la marine et de lřaviation civiles
peuvent être faits prisonniers de guerre.
20
Une différence terminologique : on ne dit pas arrêt, mais interception, pour
lřatterrissage dřun aéronef.
21
À cela sřajoutent : lřangarie, cřest-à-dire la réquisition dřun navire ou dřun
avion civil étranger en cas dřimpérieuse nécessité soit en temps de paix, soit en
temps de guerre (par exemple, elle permet à un belligérant de réquisitionner
des navires ou des avions qui ne transporteraient pas de contrebande de guerre
destinée à lřennemi mais qui pourraient le faire dans lřavenir) ; lřarrêt du
prince, qui consiste, en temps de paix ou de guerre, à immobiliser un navire ou
un avion étranger ou à lui interdire de quitter le port ou lřaéroport dans lequel
il se trouve. Ces mesures administratives ne tendent pas à la confiscation sans
indemnité du bâtiment, mais au contraire donnent obligatoirement lieu à
restitution ou à indemnisation. Le contentieux relève du juge administratif, non
du juge des prises. En temps de paix, les navires et les avions militaires étran-
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 605

tout ou partie des importations et exportations (tout ou partie du


ravitaillement ou de lřentrée de devises). Y compris si elles
transitent par un pays neutre : en vertu de la théorie du Ŗvoyage
continuŗ, un belligérant peut vérifier quřune marchandise nřa pas
pour destination finale ou provenance initiale le belligérant
adverse et saisir cette marchandise le cas échéant. Le blocus peut
évidemment sřétendre aux relations terrestres et aériennes de
lřÉtat visé : de moyen spécifique de la guerre navale, il entre
alors dans la panoplie de la guerre terrestre et aérienne. 2) La
capture signifie tenir le navire en son pouvoir ; la saisie signifie
tenir la cargaison en son pouvoir. 3) Sauf exemptions, la pro-
priété publique de lřennemi, militaire comme civile, est toujours
confiscable en mer ou à quai (hors des eaux territoriales neutres,
inviolables), sans quřil y ait besoin dřun jugement de prise : cřest
ce quřon appelle le droit de butin (sur terre, seule la propriété
publique militaire de lřennemi est confiscable). 4) La prise, elle,
consiste en mer ou à quai à sřemparer de la propriété privée
(civile) de lřennemi et même de la propriété civile, publique
comme privée, des neutres qui commercent avec lřennemi, du
moins la contrebande de guerre. Un jugement de prise est néces-
saire pour que la confiscation ou la destruction soient validées ; si
elles ne le sont pas, le tribunal des prises22 ordonne la restitution
du bien qui a été saisi ou le paiement de sa contrevaleur ou
lřindemnisation du propriétaire du bien qui a été détruit. 5) La
visite consiste à aborder un navire marchand afin dřexaminer les
papiers de bord et, en cas de doute sur leur véracité, de perquisi-
tionner le bâtiment, cřest-à-dire vérifier la nationalité (a-t-il le
droit dřutiliser le pavillon quřil arbore) et le caractère public ou
privé du navire ; inspecter la nature (contrebande de guerre ou
pas ?), la propriété (propriétaire ennemi ou neutre, public ou
privé ?), la provenance initiale ou la destination finale (ennemie
ou neutre ?) de la cargaison. 6) Lřarrêt consiste à stopper un
navire marchand, pour le visiter.
Comme la pratique des deux guerres mondiales lřa montré,
tout navire ou toute cargaison, du moins sřil sřagit de contre-

gers, eux, bénéficient dřune immunité totale : ils ne peuvent être soumis à
aucune mesure de contrainte ; en temps de guerre, cette immunité se limite
évidemment aux navires ou aux avions neutres.
22
En France, une formation spéciale du Conseil dřÉtat assistée de repré-
sentants des ministères des Affaires étrangères et de la Défense (de la Marine
autrefois).
606 Stratégique

bande de guerre, appartenant à lřennemi, provenant de lřennemi


ou destiné à lřennemi, sera capturable ou saisissable sous forme
de butin ou de prise. Le navire et sa cargaison seront déroutés
vers un port du belligérant afin dřy être confisqués après juge-
ment de prise, sřagissant de la propriété privée de lřennemi ou de
la propriété du neutre (le navire neutre transportant des mar-
chandises ennemies ou les marchandises neutres transportées par
un navire ennemi pourront être rendus). Ou bien, si le bâtiment
capteur nřa pas la possibilité de dérouter le navire capturé, celui-
ci sera détruit après mise en sécurité des passagers, équipages et
livres de bord (le capteur peut disposer du navire et de sa
cargaison, non des personnes en vertu de la règle dřinterdiction
de lřattaque-destruction des navires marchands). Toute destruc-
tion abusive doit donner lieu à indemnisation du propriétaire. Les
navires marchands ennemis ou neutres peuvent éviter la capture
de deux façons : en utilisant leur éventuel armement défensif,
mais ils sřexposent alors à être attaqués par les forces belligé-
rantes ; en naviguant en convois escortés. Si lřescorte militaire est
de la nationalité dřun belligérant, ils sřexposent à être attaqués
par le belligérant adverse ; en revanche, si elle est de nationalité
neutre, ils échappent non seulement à lřattaque mais à la visite,
suivant la présomption Ŕ fragable - que le commandant de
lřescorte a lui-même procédé au contrôle de la cargaison et que
celle-ci ne comporte pas de contrebande de guerre23.

23
Cf. la VIIe Convention de La Haye du 18 octobre 1907 sur la transfor-
mation des navires de commerce en bâtiments de guerre ; la VIIIe CLH sur la
pose des mines sous-marines automatiques de contact ; la IXe CLH sur le
bombardement naval ; la XIe CLH relative à certaines restrictions à lřexercice
du droit de capture dans la guerre maritime ; la Déclaration de Londres du
26 février 1909 relative au droit de la guerre maritime (ratifiée par aucun
signataire) ; le Manuel de San Remo de juin 1994 sur le droit international
applicable aux conflits armés en mer, préparé par des juristes internationaux et
des experts navals réunis par lřInstitut international de droit humanitaire (il
succède au Manuel dřOxford dřaoût 1913 sur les lois de la guerre maritime
dans les rapports entre belligérants, préparé par lřInstitut de droit interna-
tional). Cf. aussi Henri Meyrowitz, ŖLe Protocole additionnel I aux Conven-
tions de Genève de 1949 et le droit de la guerre maritimeŗ, Revue Générale de
Droit International Public, 1985, pp. 243-298 ; Elmar Rauch, ŖLe droit
contemporain de la guerre maritime. Quelques problèmes créés par le Proto-
cole additionnel I de 1977ŗ, idem, pp. 958-976 ; Natalino Ronzitti, ŖLe droit
humanitaire applicable aux conflits armés en merŗ, Recueil des Cours de
l‟Académie de Droit International, La Haye, 1993 III, pp. 9-196.
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 607

C) La participation des personnes privées à la guerre


de course Depuis 1856, la course désigne la guerre au commerce,
public comme privé, de lřennemi, y compris les neutres qui com-
mercent avec lřennemi. Cette guerre est livrée par des croiseurs
(course de surface), mais surtout par des sous-marins et des
avions (course sous-marine ou aérienne), qui rendent pratique-
ment inapplicable la règle dřinterdiction de lřattaque-destruction.
Auparavant, la course désignait la participation, à des fins lucrati-
ves sinon patriotiques, de personnes privées, en tant quřauxiliai-
res, à la belligérance maritime interétatique. À cet égard, la
course sřinscrivait dans la problématique de la délégation spé-
ciale, par Ŗlettres de marqueŗ octroyées par lřautorité souveraine,
du droit de guerre à des particuliers, en lřoccurrence des arma-
teurs, armant leur navire et leur équipage afin de capturer les
navires marchands de la Puissance ennemie ou même ceux dřune
Puissance neutre dont la visite a prouvé quřils commerçaient avec
lřennemi, pour en saisir la cargaison et la confisquer, du moins
après jugement de prise24. Soit une véritable entreprise privée de
guerre. La participation des personnes privées à la belligérance
maritime, pourvu quřelles aient lřhabilitation de leur gouverne-
ment, était ainsi une “institution légaleŗ, observait Schmitt25.
La course privée a eu une immense importance dans lřhis-
toire militaire, notamment à lřépoque de la lutte des Puissances
protestantes néerlandaise ou anglaise contre lřEspagne des
Habsbourg, aux XVIe-XVIIe siècles. Schmitt préférait insister sur la
formation de lřEmpire britannique : la course privée a non
seulement enrichi lřAngleterre, mais elle a fait du peuple anglais
un peuple de marins, dont la société, et pas seulement l‟État, était
tournée outre-mer. Lřépoque héroïque des privateers, corsaires
ou pirates selon quřils disposaient ou non dřune autorisation
gouvernementale, alla de 1568 à 1713, soit du début de la lutte de
la République des Provinces-Unies contre la Monarchie catho-
lique espagnole jusquřau traité dřUtrecht. Par la suite, corsaires et
pirates furent rejetés aux marges de la guerre navale, du fait que
les marines militaires publiques des États, notamment la Royal
Navy, commencèrent à assurer un contrôle efficace des océans.
Après les développements techniques de la construction navale et
24
Cf. Jean-Matthieu Mattéi, Histoire du droit de la guerre (1700-1819).
Introduction à l‟histoire du droit international, 2 t., Aix-en-Provence, PUAM,
2006, av-propos A. Leca, préf. P. Haggenmacher, t.1, pp. 188-195.
25
ŖSouveraineté de lřÉtat et liberté des mersŗ, in op. cit., p.159.
608 Stratégique

de la navigation, lřabolition officielle de la course privée fut


obtenue par la Grande-Bretagne avec la Déclaration de Paris du
16 avril 1856, au lendemain de la guerre de Crimée. Dřoù le
paradoxe final, quřavait souligné Schmitt : ces Anglais qui ont
condamné la course privée au XIXe siècle et qui voulaient con-
damner lřarme sous-marine dans les années 1920, sont les des-
cendants dřun peuple de corsaires et de pirates26 ! Schmitt a été
fasciné par lřexpansion maritime et coloniale des peuples atlanti-
ques, spécialement du peuple anglais. Or, si lřAngleterre a pu
lřemporter sur le Portugal, lřEspagne, la Hollande ou la France,
devenir la maîtresse des mers et édifier des États blancs (en
Amérique du Nord, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélan-
de), ce nřest pas seulement en raison de son caractère insulaire
qui la protégeait dřune invasion ou de sa croissance démogra-
phique qui lui fournissait des émigrants, mais aussi parce que
lřimpérialisme anglais était lřaffaire de lřÉtat et de la société. À
lřorigine de cette combinaison, il y a la décision de confier le
monopole de la navigation et du commerce avec les colonies,
conformément au système de Ŗlřexclusifŗ, à des Ŗcompagnies
privilégiéesŗ à capitaux privés, et non pas à des monopoles pu-
blics (cas espagnol) ou à des compagnies à capitaux majoritai-
rement publics (cas français). Ce nřétait donc pas seulement
lřÉtat, mais la société qui était intéressée et qui participait à
lřexpansion ultramarine27. Avec ces compagnies privilégiées, on
retrouvait la délégation à des personnes privées de prérogatives
de puissance publique, en lřoccurrence le droit de conclure des
traités avec les autorités locales et celui de lever des troupes ou
de faire la guerre, outre les droits de police et de justice
extraterritoriales.

26
Ibid., p.157.
27
La différence entre lřimpérialisme français et lřimpérialisme britannique,
au XIXe siècle, est à la fois connue et paradigmatique (Jacques Pirenne). Lřim-
périalisme français fut une affaire dřÉtat (une petite minorité dřhommes politi-
ques, dřhommes dřaffaires et dřofficiers de la marine), faiblement soutenue par
lřopinion dřun pays dissensuel au plan politique intérieur, à lřindustrialisation
lente, sans pression démographique et migratoire (la France a eu des colonies
mais pas de colons, sauf au Québec autrefois et en Algérie côtière). Le second
fut lřaffaire de lřÉtat et de la société, puissamment soutenue par lřopinion dřun
pays plus consensuel au plan politique intérieur, industrialisé, à forte pression
démographique et migratoire (la Grande-Bretagne a eu des colonies et des
colons).
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 609

La course privée est une institution qui a été longtemps


admise, puis critiquée par les Lumières, enfin abolie en 1856. La
critique portait sur les acteurs : des personnes privées, leur
motivation : la lucrativité, leurs cibles : le commerce, y compris
celui des neutres. Lřinstitution, dénoncée comme de la Ŗpiraterie
patentéeŗ, était donc une survivance de la Ŗguerre privéeŗ ne
respectant ni la propriété privée ni la neutralité. Or, le Ŗprogrès de
la civilisationŗ consiste à faire de la guerre une activité publique
à caractère politique, non pas (plus) une activité privée à
caractère lucratif : tel est le sens de la monopolisation étatico-
militaire de la belligérance, ainsi que de lřévolution du jus in
bello : lřabolition de la réduction des captifs de guerre en escla-
vage, de leur libération contre rançon, du droit de butin sur terre
(sauf la propriété publique militaire de lřennemi), de la course
privée sur mer, du mercenariat récemment28. Même lřélargisse-
ment du droit de belligérance aux mouvements de libération
nationale29 et à leurs membres ne remet pas en cause le caractère
public et politique de la guerre : simplement, Ŗpublicŗ et Ŗpoliti-
queŗ ne se confondent plus avec Ŗétatiqueŗ. Au début des guerres
de la Révolution et de lřEmpire, les autorités françaises auraient
voulu abolir la course, suivant le mot dřordre : Ŗpaix au commer-
ceŗ, par analogie avec celui de la Ŗpaix aux chaumièresŗ. Autre-
ment dit, elles auraient voulu que sřapplique, sur mer comme sur
terre, le principe de lřimmunité des personnes et des biens civils,
afin, selon la formule de Rousseau, que la guerre ne soit quřune
Ŗrelation dřÉtat à Étatŗ. Mais, face au blocus britannique, lřutilité
militaire de la course privée fut de plus en plus soulignée, puis

28
Cf. lřarticle 47-2 P1 ainsi que la Convention des Nations Unies contre le
recrutement, lřutilisation, le financement et lřinstruction de mercenaires du 4
décembre 1989.
29
Cf. lřalinéa 2 du préambule, les articles 1-2, 55, 73-b, 76-b de la Charte des
Nations Unies du 26 juin 1945 ; lřalinéa 8 du préambule, les articles 16-1, 22-
1, 22-3, 28-1, 29-1 et 30-1 de la Déclaration universelle des droits de lřhomme
du 10 décembre 1948 ; la résolution 1514 de lřAssemblée générale des Nations
Unies du 14 décembre 1960, ŖDéclaration sur lřoctroi de lřindépendance aux
pays et aux peuples coloniauxŗ ; la résolution 1541 de lřAGNU du 15
décembre 1960, ŖDéclaration sur les territoires non autonomesŗ ; lřarticle 1er
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre
1966 ; lřarticle 1er du Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels du 16 décembre 1966 ; les alinéas 2-b et 5 du principe 5 de
la résolution 2625 de lřAGNU du 24 octobre 1970 ; lřarticle 7 de la résolution
3314 de lřAGNU du 14 décembre 1974 ; lřarticle 1-4 P1.
610 Stratégique

justifiée en tant quřéquivalent maritime de la Ŗlevée en masseŗ


terrestre. Face à la puissance navale britannique pratiquant la
course publique, le peuple français devait répondre par la course
privée, lřatteinte privée (française) au commerce privé ennemi
(britannique) ne faisant jamais que contrebalancer lřatteinte
publique (britannique) au commerce privé ennemi (français).
Cřest ainsi que le décret du 9 mai 1793 autorisa la capture de tous
les navires marchands à destination des ports anglais. Face aux
réactions des neutres, notamment les États-Unis, il fallut cepen-
dant contrôler davantage les agissements des corsaires et rétablir
une juridiction des prises crédible, qui ne validerait que la saisie
de contrebande de guerre à destination de lřAngleterre...
Au XIXe siècle, lřopinion sřest répandue que la propriété
civile sur mer devait, par analogie avec la propriété civile sur
terre, bénéficier de lřimmunité dřattaque et de capture. Mais cette
opinion ne lřa emporté dans aucune conférence diplomatique : les
Puissances maritimes furent toujours peu enclines à renoncer à la
guerre au commerce, donc au droit de butin et au droit de prise.
En 1856, le Congrès de Paris posa les règles suivantes : la course
est abolie ; le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à
lřexception de la contrebande de guerre ; la marchandise neutre, à
lřexception de la contrebande de guerre, nřest pas saisissable sous
pavillon ennemi. La protection de la propriété civile connut là
son apogée, avant de subir un déclin très sensible lors des deux
conflits mondiaux du XXe siècle30. Selon une partie de la doctrine
continentale, lřabolition de la course privée aurait dû avoir pour
contrepartie lřinviolabilité de la propriété privée sur mer. La
Grande-Bretagne sřy refusa toujours... Cřest ainsi que la guerre
au commerce continue de faire partie de la pratique et du droit de
la guerre maritime, avec transposition aérienne, mais sans déléga-
tion à des personnes privées, au nom de la Ŗpublicisationŗ des
acteurs de la belligérance. Toutefois, par transposition, cette fois,
de la terre à la mer ou à lřair, il est possible que, en période de
conflit armé international, le statut de combattants légaux soit
étendu aux particuliers qui arment des navires ou des aéronefs
pour lutter contre lřenvahisseur, lřoccupant, une Puissance colo-
niale ou un régime dřapartheid. La course privée, abolie en 1856,

30
Cf. Paul Fauchille, Traité de droit international, t. II : Guerre et neutralité,
Paris, A. Rousseau, 1921 ; Charles Rousseau, Droit des conflits armés, Paris,
Pedone, 1983.
La guerre maritime et au-delà de Carl Schmitt 611

se trouverait ainsi rétablie, lex posterior derogat priori, par


lřévolution du régime des combattants au XXe siècle !
Otages : constantes d’une institution
archaïque et variantes contemporaines
Arnaud de COUPIGNY

ne étude de lřotage depuis les temps historiques,

U puisquřil nous faut des documents écrits pour en


certifier lřusage, montrerait la constance du
phénomène. Dans lřAntiquité, des otages sont attestés chez les
Hittites1, les Grecs2, les Romains3, les Chinois4, les Indiens5.
Lřotage fut une pratique commune entre souverains médiévaux,
mais aussi entre moines, nobles et bourgeois6. Si avec les
Grandes découvertes, lřotage sřétend à lřensemble du globe, en
lřabsence dřune ethnographie il faut se méfier de toute thèse
diffusionniste. Quant à lřétude de la pratique par les uns et les
autres dans les guerres coloniales, elle reste à faire, tout autant
que celle de Bonaparte en Italie et en Égypte, puis de Napoléon

1
T.R. Bryce, ŖA Reinterpretation of the Milawata Letter in the Light of the
New Joint Pieceŗ, Anatolian Studies, vol. 35, 1985, pp. 13-23.
2
Andreas Panagopoulos, Captives and Hostages in the Peloponnesian War,
Athènes, Grigoris Publications, 1978.
3
Joel Allen, Hostages and Hostage-Taking in the Roman Empire, New
York, Cambridge University Press, 2006.
4
Yang Lien-Sheng, ŖHostages in Chinese Historyŗ, Harvard Journal of
Asiatic Studies, vol. 15, décembre 1952, pp. 507-521.
5
Kautilya, Arthasastra, Traité politique et militaire de l‟Inde ancienne,
Paris, Éditions du Félin, 1998, pp. 72-73.
6
Charles Le Fort, ŖLřotage conventionnel dřaprès des documents du Moyen
Âgeŗ, Revue de législation ancienne et moderne, française et étrangère, Paris,
1874, pp. 408-433.
614 Stratégique

en Espagne.7 Les otages avaient alors droit au traitement des


officiers de lřennemi faits prisonnier. Mais de la Commune de
Paris jusquřà la Terreur Rouge en Russie soviétique, la dialec-
tique va justifier le meurtre8. Sřil y a une mutation dřimportance,
elle est le fait des deux grands totalitarismes du XXe siècle. Pour
la première fois dans lřhistoire de lřhumanité, des otages furent
massivement exécutés. En Russie de 1918 à 1921, les bolchevi-
ques massacrèrent leurs compatriotes quand ils épargnèrent les
otages étrangers. Mais à partir de lřautomne 1941, les nazis
assassinèrent les otages nationaux dans les territoires quřils occu-
paient. Telle est la rupture historique fondamentale. Quant à la
pseudo-invention par les groupes révolutionnaires des années
1970 dřune pratique aussi ancienne, nous nous bornerons à cons-
tater quřelle coïncide avec la fin des empires coloniaux et le
découpage quasi achevé des terres émergées en une multitude
dřEtats souverains selon le modèle européen. Or, la nouveauté
dans lřhistoire nřest pas tant que des groupes non-conventionnels
prennent des otages, mais que lřEtat sřinterdise de le faire.
Le 8 août 1945 à Londres, lřaccord visant à juger les
criminels des puissances européennes de lřAxe nřétablissait pas
lřillégalité de la prise dřotages, mais définissait Ŗl‟exécution des
otagesŗ comme crime contraire aux coutumes et lois de la
guerre9. À Nuremberg, les défenseurs des criminels de guerre
nazis devaient sřengouffrer dans la brèche quřouvrait lřarticle 358
du manuel militaire américain de 194010. Cet article sur les
ŖReprésaillesŗ précédent celui sur les ŖOtagesŗ sřachevait par :
ŖLes otages, pris et retenus dans le but déclaré de s‟assurer
contre les actes illégaux de forces ou personnes ennemies, peu-
vent être punis ou mis à mort si les actes illégaux sont quoiqu‟il
en soit commisŗ. Ce point était en totale contradiction avec
lřarticle 359 du même manuel établissant que Ŗquand un otage

7
Jean-René Aymes, La Déportation sous le premier Empire, les Espagnols
en France (1808-1814), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, pp. 162-165.
8
Karl Marx, La Guerre civile en France 1871, Éditions sociales, Paris,
1968, pp. 85-86. Léon Trotsky, Terrorisme et communisme (L‟anti Kautsky),
1920, coll. Les Classiques des Sciences Sociales, pp. 40-41.
9
Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de
guerre des Puissances européennes de lřAxe et statut du tribunal international
militaire.
10
War Department Field Manual, FM 27-10, Rules of Land Warfare,
1st October 1940, United Government Printing Office, 1947, article 359.
Les otages 615

est accepté il est traité comme prisonnier de guerreŗ et qui,


articulé avec lřarticle 358, interdisait de fait lřexécution des
otages puisque Ŗles représailles contre les prisonniers de guerre
sont expressément interdites par la Convention de Genève de
1929ŗ. Cette confusion intellectuelle et juridique flagrante, et
pour tout dire consternante du manuel américain, nřaurait pas dû
servir dřéchappatoire à certains criminels de guerre. Ce qui était
jugé à Nuremberg étaient les actes contraires aux coutumes et lois
de la guerre. Une coutume nřest pas liée à un seul écrit, mais à la
constatation dřune pratique établie dans la durée. Or, avant la
seconde guerre mondiale, nous ne connaissons pas un seul cas
dřexécution légale dřun otage étranger dans toute lřhistoire de
lřhumanité. Par légale, nous entendons une décision raisonnée du
pouvoir légitime ordonnant un tel acte en relation avec la loi. Non
seulement aucune loi nřa jamais autorisé lřexécution dřun otage,
mais les rares cas relevés sont tous extra-légaux : quatre pour
toute lřAntiquité romaine11, un pendant la guerre du Pélopon-
nèse12, deux au XVIIIe siècle13. Ils sont liés à des moments
dřhystérie collective, de disparition ou de perte de contrôle du
commandement, et leur existence nřétablit en aucun cas une
pratique coutumière. Bien au contraire, si la recherche historique
peut établir la coutume, cřest quřun otage nřétait jamais exécuté,
et les chroniqueurs des siècles passés nřauraient pas manqué de
relever une telle abomination, surtout venant de la part de
lřennemi. Aussi, quant à une histoire de lřotage, la seule date
identifiable est celle de 1949 avec les Conventions de Genève et
leur article 3 commun : ŖEn tout temps et en tout lieu (…) la
prise d‟otages est interditeŗ14. Ceci indique que lřotage relève du
droit international humanitaire, cřest-à-dire des ŖLois de la
guerreŗ selon la formulation anglo-saxonne.

11
Op. cit., note 3.
12
Op. cit., note 2.
13
Un équipage russe dans les îles Aléoutiennes massacre des otages aléoutes
en 1759. Lřéquipage sera condamné pour ces actes en 1764, Cette même
année, une garnison britannique massacre vingt-deux otages cherokees, suite à
la mort du commandant de Fort Prince-George atteint dřune flèche.
14
Article 3 commun des quatre Conventions de Genève et de leurs Protocoles
additionnels I et II de 1977.
616 Stratégique

Les études sur la guerre ont montré lřuniversalité de celle-ci


depuis les temps préhistoriques jusquřà nos jours15. Le lieutenant-
colonel Fielding L. Greaves a dénombré 14 542 guerres de
- 3 600 à 196216. Il serait impoli de contester lřexactitude, mais ce
grand nombre suffit à attester la constance de la guerre comme
institution plus ou moins normée régulant par la violence les
relations des sociétés entre elles. Le terme Ŗinstitutionŗ est ici
entendu dans son acception anthropologique de Ŗce qui a été
établi par les hommesŗ, cette institution pouvant être Ŗsavoir-
faire, habitudes, normes juridiques, injonctions morales, qui sont
acceptées par les affiliés, ou imposées contre leur grèsŗ (Mali-
nowski)17. Si la guerre implique un savoir-faire, établit ou trans-
forme la norme juridique, représente une injonction morale
acceptée ou imposée, elle fonde aussi des institutions, non plus au
sens anthropologique, mais sociologique. La plus évidente
dřentre elles est lřinstitution militaire, mais encore et à titre
dřexemples, lřOrganisation des Nations Unies, ou depuis peu, le
Tribunal Pénal International. Sans mandat du Conseil de Sécurité,
la guerre est illégale depuis 1945, la prise dřotages lřest depuis
1949. Or, ni les conflits armés ni lřotage nřont disparu : ces deux
institutions ont-elles pour autant radicalement changé de nature ?
Réaffirmer sans cesse que la prise dřotages est une invention
terroriste pour passer à la télévision, opinion intuitive et commu-
nément admise en lřabsence de toute recherche historique sérieu-
se, nřest-ce pas sřinterdire de comprendre les mécanismes pro-
fonds du phénomène ? Quřest-ce qui est nouveau : lřotage ou le
téléviseur comme en 1870, dans la pratique prussienne, les nota-
bles en otages sur des trains, ou depuis le vol inaugural dřAder,
lřotage et lřaéronef ? Cette vision technicienne a lřavantage de
restreindre le champ de la recherche, mais ce quřil y a au cœur de
lřotage, ce nřest pas une quelconque technique, cřest lřHomme,
lřhomme pris par des hommes pour contraindre dřautres hommes.
Aussi, peut-être vaut-il mieux partir du principe que lřotage est

15
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, ISC-Economica, 2006, 5e
éd., p. 43.
16
In Clarke Robin, La Course à la mort ou la technocratie de la guerre,
Paris, Le Seuil, 1972, p. 277. Cité par Jean Bacon, Les Saigneurs de la guerre,
brève histoire de la guerre et de ceux qui la font, Paris, Phébus, 2003, p. 251,
note n° 6.
17
Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences
humaines, Paris, Armand Colin, 1980, p. 175.
Les otages 617

une institution spécifique sur le plan anthropologique, et quřà


partir de lřisolement dřune définition minimale autorisant lřétude
comparative du phénomène dans le temps, il devient possible
dřisoler les autres constantes. Si elles existent, nous pouvons
espérer prouver la persistance des caractères archaïques ou leur
disparition afin dřétablir dans quelles limites la prise dřotages
contemporaine, cřest-à-dire postérieure à lřinterdiction de 1949,
possède des caractéristiques nouvelles. Afin dřéviter une exposi-
tion trop théorique du problème, nous avons choisi de commenter
un texte contemporain en le mettant en perspective avec des
documents de toutes époques. Ce texte est le Al-Quaeda kidnap-
ping manual attribué à Abdel Aziz al-Moqrin, chef dřAl-Quaeda
en Arabie Saoudite, théoricien et activiste mort en 2004. Mais, au
préalable, il faut éclaircir certaines difficultés juridiques et expo-
ser ce que pourrait être une définition minimale de lřinstitution.

DÉFINITION MINIMALE DE L’OTAGE


Il faut attendre 1979 et la Convention internationale contre
la prise dřotages pour obtenir une définition : ŖCommet l‟infrac-
tion de prise d‟otages au sens de la présente Convention, qui-
conque s‟empare d‟une personne (ci-après dénommée « otage »),
ou la détient et menace de la tuer, de la blesser ou de continuer à
la détenir afin de contraindre une tierce partie, à savoir un État,
une organisation internationale intergouvernementale, une per-
sonne physique ou morale ou un groupe de personnes, à accom-
plir un acte quelconque ou à s‟en abstenir en tant que condition
explicite ou implicite de la libération de l‟otageŗ. La première
constatation est que cřest lřinfraction qui donne son nom à la
personne qui en est victime. Cette distinction est importante
puisque nous pouvons distinguer lřotage comme situation (lřinsti-
tution de lřotage) et lřotage comme personne (le statut dřotage).
La deuxième constatation est que ce nřest pas lřacte de Ŗsřem-
parerŗ dřune personne qui constitue spécifiquement lřinfraction,
ni le fait de Ŗmenacer de la tuerŗ, mais le fait de la détenir Ŗafin
de contraindre une tierce partieŗ. Ce qui est important est la
détention, puisque lřotage est toujours physiquement aux mains
du preneur, mais ce qui est essentiel est la Ŗtierce partieŗ.
Cette notion de tierce partie, en soi parfaitement com-
préhensible, tend cependant à masquer la relation antagoniste
préalable à toute prise dřotages. Deux ennemis se font face, et la
618 Stratégique

question de savoir si le tiers a conscience ou non dřêtre en conflit


nřest pas ici importante, puisque la prise dřotages lui en révélera
lřexistence. Lřun des deux adversaires détient une personne
affiliée à lřautre groupe afin de contraindre ce dernier Ŗà accom-
plir un acte quelconque ou à s‟en abstenirŗ. Par conséquent, ce
nřest pas non plus le type de demande qui définit la prise dřotages
puisque tous les cas de figure sont envisageables. En outre, le
preneur peut tout aussi bien être un gouvernement, un groupe
armé ou criminel, un individu, et le tiers un ŖÉtatŗ comme Ŗune
personne physique ou moraleŗ, soit Ŗquiconqueŗ contre quicon-
que. Par conséquent, ce qui fait la spécificité de l’otage est
que, dans le cadre d’une relation antagoniste, l’un des adver-
saires contraint physiquement le corps d’une personne en la
privant de liberté afin de contraindre moralement l’esprit de
son adversaire. Là est le cœur de lřinstitution au plan anthro-
pologique. Cette définition minimale sřapplique à tous les cas
dřotages de toutes époques : deux exemples suffiront.
En 1563, au Brésil, alors que les Tamoyo de la baie de Rio
de Janeiro, alliés des Français, leurs étaient hostiles, les Portugais
proposèrent la paix aux Tamoyo dřIperoig. Intéressés par cette
alliance qui leur donnerait lřavantage contre leurs ennemis
Tupinikin, les Indiens demandèrent que les Jésuites Anchieta et
Nobrega fussent laissés en otages le temps que leur envoyé se
rende et revienne de chez les Portugais. Nobrega, en raison de sa
mauvaise santé, ne resta otage que deux mois ; Anchieta quitta
les Tamoyo six mois plus tard, une fois le traité de paix signé18.
Par la détention physique des Jésuites, les Indiens visaient à
contraindre moralement les Portugais afin qu‟un acte quelconque
s‟accomplisse (le retour de lřenvoyé), qu‟un autre acte s‟accom-
plisse ou non (le traité de paix).
En juin 1958, sur ordre de Raúl Castro, cinquante étrangers,
dont quarante-trois Américains, furent enlevés à Cuba. La reven-
dication était que la base navale de Guantanamo ne serve plus à
livrer des armes et du carburant aux troupes de Batista. Les États-
Unis devaient s‟abstenir de faire quelque chose, et après avoir
annoncé publiquement, via leur consul à Santiago en contact avec
la guérilla, que leur décision de mars 1958 de ne plus livrer

18
Donald W. Forsith, ŖThe Beginnings of Brazilian Anthropology : Jesuits
and Tupinamba Cannibalismŗ, Journal of Anthropological Research, vol. 39,
n° 2, New World Ethnohistory (été 1983), pp. 156-159.
Les otages 619

dřarmes à Cuba restait inchangée, les otages furent libérés19.


Dans ce cas, les États-Unis, en raison de leur décision de mars
1958, pouvaient estimer nřêtre pas en conflit avec les Barbudos,
mais ceux-ci, par la détention physique de ressortissants améri-
cains, contraignirent moralement lřadministration Eisenhower à
réaffirmer sa position dans le conflit cubain.
Bien entendu, cette définition minimale de lřinstitution
nřest pas suffisante, mais elle nous offre le point dřappui que
nous recherchions afin dřétablir la possibilité comparative dans le
temps. En outre, il apparaît quřil faut distinguer lřotage comme
institution et lřotage comme statut. Or, si la définition minimale
de lřinstitution sřapplique tout autant à une prise dřotages dřordre
politique ou criminel, et ce quelles que soient les époques et les
situations, il nřen va pas de même du statut de lřotage en fonction
des droits applicables.

COMPLICATIONS JURIDIQUES
La Convention internationale contre la prise d‟otages de
1979 exclut de son champ dřapplication un certain nombre de
prise dřotages, soit en raison des acteurs impliqués, soit en raison
de la situation politique du pays dans lequel se déroule la prise
dřotages. Lřarticle 13 stipule que Ŗla présente Convention n‟est
pas applicable lorsque l‟infraction est commise sur le territoire
d‟un seul État, que l‟otage et l‟auteur présumé de l‟infraction ont
la nationalité de cet État et que l‟auteur (…) est découvert sur le
territoire de cet Étatŗ. Ainsi, un Finlandais qui enlève un Finlan-
dais en Finlande pour obtenir une rançon dřun autre Finlandais ne
commet pas lřinfraction de prise dřotages au sens international,
dřautant que nul ne contestera lřabsence de conflit armé en
Finlande ; mais un Finlandais, où quřil soit enlevé dans le monde
et par qui que ce soit, guérilla ou mafia, braqueur de banque ou
individu paranoïaque, sera automatiquement un otage. Par
conséquent, pour quřil y ait prise dřotages, il faut quřau moins
lřun des acteurs (le preneur, lřotage ou le tiers) soit de nationalité
étrangère au territoire sur lequel se déroule tout ou partie de
lřaction. Ceci semble restreindre le champ de la recherche en
simplifiant la définition de lřotage. Or, ce nřest pas le cas puisque

19
D. Russel Buhite, Live at Risk, Hostages and Victims in American Foreign
Policy, Wilmington, Scholarly Ressources Inc, 1995, p. 210.
620 Stratégique

lřarticle 12 déclare : ŖDans la mesure où les Conventions de


Genève de 1949 pour la protection des victimes de la guerre ou
les Protocoles additionnels à ces conventions sont applicables à
un acte de prise d‟otages particulier (…) la présente Convention
ne s‟applique pas à un acte de prise d‟otages commis au cours de
conflits armésŗ.
La guerre possède une définition juridique. Elle doit être
autorisée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elle est
aussi conflit armé de fait entre deux États : les Conventions de
Genève sřappliquent automatiquement dès les premiers échanges
de tir. Mais il nřen va pas de même du conflit armé non inter-
national. Celui-ci ne possède pas de définition juridique. Un État
confronté à une opposition armée peut nier lřexistence du conflit.
Le groupe armé sera qualifié de Ŗmafiaŗ et ses membres de
Ŗterroristesŗ ou Ŗcriminelsŗ. Mais comment distinguer un groupe
armé non-conventionnel, possédant une hiérarchie et contrôlant
une partie du territoire dřun État tels des quartiers dřune ville,
dřune mafia possédant elle aussi les mêmes caractéristiques ?
Une guérilla comme une mafia peut contrôler un territoire
seulement de nuit, est-ce pour autant que la première nřest pas
une guérilla, quřil nřexiste pas un conflit armé non international ?
Or, une personne de même nationalité enlevée par un groupe
armé dans le cadre dřun conflit armé non international sera un
otage selon les protocoles additionnels aux Conventions de
Genève de 1977, ce qui constitue une infraction grave, cřest-à-
dire un crime de guerre, alors que dans ce même pays, cette
même personne enlevée par un groupe criminel nřaura pas droit
au statut dřotage selon la définition de la Convention contre la
prise d‟otages de 1979, et ce bien que les deux situations soient
similaires. Tout ceci se complique si lřon pense quřun groupe
armé non-conventionnel peut aussi, et cřest souvent le cas, avoir
des activités de types mafieux. Comment mesure-t-on la part de
motivation politique et la part de motivation criminelle ? Nous ne
résoudrons pas cette question, mais nous avons ici lřillustration
dřune des grandes difficultés permettant la compréhension du
phénomène à partir dřune lecture juridique ; lřotage comme
institution est identifiable, mais la confusion des droits applica-
bles en lřabsence dřune définition précise des conflits armés non
internationaux provoque une faille entre lřinstitution et le statut,
et nous devons rappeler que cřest lřinstitution qui donne son
nom à lřotage : lřotage est une institution et un statut.
Les otages 621

L’OTAGE COMME STATUT


Après avoir exposé lřimpasse juridique pour avancer dans
la compréhension du phénomène, nous reprenons notre définition
minimale dřordre anthropologique pour définir le statut de lřotage
sur le plan sociologique, avant de retrouver sur ce plan aussi le
problème des conflits armés non internationaux à lřégard dřune
catégorie très précise de personnes : les membres des forces
armées régulières engagées contre un groupe armé non-
conventionnel. La perspective prise ici lřest à partir de lřindividu
susceptible de devenir otage car : ŖSi l‟on prend pour centre
d‟observation un individu, la place qu‟il occupe détermine son
statut et son rôle : son statut est l‟ensemble des comportements à
quoi il peut s‟attendre légitimement de la part des autres ; son
rôle est l‟ensemble des comportements à quoi les autres
s‟attendent légitimement de sa partŗ20. Le statut dřotage est
déterminé par le fait que la personne détenue peut sřattendre à ce
que sa détention se poursuive tant que le tiers visé par le preneur
nřa pas accédé à la demande de ce dernier, mais il est aussi
déterminé par le fait que le tiers reconnaisse la nécessité de faire
ou de ne pas faire quelque chose en faveur de lřotage. En soi, ce
sont les deux adversaires qui font, quřau-delà de toute définition
juridique, lřotage est un statut.
Ce statut attribué par le comportement des autres sřillustre à
Rome en -194. Le troisième jour du triomphe de Titus Quinctius
Flamininus, après le défilé des captifs et des prisonniers de
guerre, les vingt-cinq otages ramenés de la campagne de Grèce
marchent devant le char du Triumphator.21 Cette place privilégiée
atteste de leur importance par rapport aux autres captifs, elle les
distingue. En outre, les otages ne sont pas des prisonniers de
guerre, et ils ne sont pas destinés à lřesclavage. Devenir esclave
fut longtemps la sanction du preneur contre lřotage de lřindif-
férence du tiers. Ainsi, les rois Thierri et Childebert, qui sřétaient
donné mutuellement des otages, entrant à nouveau en conflit en
533, les otages furent réduits en servitude : ŖMulti tunc filii
senatorum in hac obsidione (obsidione = obsides = otage) ; sed,
orto iterum inter reges scandalo ad servitium publicum sunt

20
Jean Stoetzel, cité in Jean Cazeneuve, Dix grandes notions de la socio-
logie, Paris, Seuil, coll. Points, 1976, p. 136.
21
Joel Allen, Hostages and Hostage-Taking in the Roman Empire, Cam-
bridge University Press, 2006, pp. 1-2.
622 Stratégique

addicti ; et quicumque eos ad custodiendum accepit, servos sibi


ex his fecitŗ22. Quant à la distinction entre le statut de prisonnier
de guerre et celui dřotage, elle sřillustre en 1360 dans la décla-
ration de Jean, roi de France, que ŖPhilippe, duc de Touraine, et
dix autres fait prisonniers à Poitiers, ont été libérés, et sont
maintenant otages pour la capitulation de La Rochelle et le paie-
ment de 200 000 couronnes or devant être payées par lui à
Edouard IIIŗ23. Le mouvement est clair : les prisonniers de guerre
sont libérés pour devenir otages ; et ce Ŗmouvementŗ nřest pas
physique, il est juridique ; les onze passent dřun statut de
captivité à un autre via une libération.
Mais la position dřotage, qui était supérieure à celle du
prisonnier de guerre jusquřau XVIIIe siècle, sřest progressivement
égalisée avec celle de ce dernier. Lřarticle 1 du décret napoléo-
nien du 11 août 1811 stipulait : ŖLes prisonniers de guerre ayant
rang d‟officier, ainsi que les otages, pourront jouir de la faveur
de se rendre librement et sans escorte, au lieu qui leur aura été
assigné…ŗ24. Lřerreur serait de croire que cette égalisation de
lřotage et de lřofficier prisonnier se fait en faveur du premier.
Bien au contraire, elle marque le début dřune dégradation qui ira
croissante tout au long du XIXe siècle. Le développement du droit
visant à la protection des personnels militaires hors de combat,
non accompagné dřun droit protégeant les civils avant 1949, aura
notamment pour conséquence que les représailles ou la menace
de les exercer qui auparavant visaient le prisonnier de guerre
sřabattront dorénavant sur les civils, cřest-à-dire sur les otages.
Depuis 1949, la preuve dřun statut spécifique de lřotage se
déduit toujours par rapport au prisonnier de guerre. Dans lřabsolu
et par la norme juridique, toute catégorie de personnes, civil et
militaire, peut devenir otage, et les prisonniers de guerre sont
protégés par les Conventions de Genève. Or, les Conventions ne
sřappliquent quřen temps de guerre entre deux États, et le statut
de prisonnier de guerre nřexiste que dans le cadre dřune guerre
interétatique. Par conséquent, dans le cadre dřun conflit non
international, les membres des groupes armés non-conventionnels

22
Benjamin Guérard, ŖExplication du capitulaire de Villisŗ, Bibliothèque de
l‟École des chartes, 1853, vol. 14, n° 1, pp. 201-247, citation p. 215.
23
Catalogue des Archives nationales, Angleterre, Exchequer : Treasury of
Receipt : Diplomatic Document E30/124.
24
Honoré-Hugues Berriat, Législation militaire, Paris, 1812, pp. 383-384.
Les otages 623

arrêtés nřauront pas droit au statut de prisonniers de guerre. A


contrario, les membres des forces légales tombant aux mains
dřun groupe armé nřauront pas droit non plus à ce statut protec-
teur. Aussi, policiers et militaires détenus par un groupe armé
seront de facto des otages, puisque nul autre terme ne permet de
définir leur situation. Le problème, et nous retrouvons un méca-
nisme pervers, est quřune infraction est automatiquement générée
puisque la prise dřotages est une infraction grave aux Conven-
tions de Genève. Or, le danger est quřun groupe armé, plutôt que
commettre lřinfraction de prise dřotages, ne fasse pas de prison-
niers au combat. Par conséquent, et paradoxalement, lřotage
devient un statut protecteur pour une catégorie unique et très
précise de personnes : les membres des forces de lřordre enga-
gées dans un conflit interne. Nous retrouvons ici lřune des consé-
quences de la non définition juridique des conflits internes établie
plus haut ; le drame étant que les imperfections du droit peuvent
conduire mécaniquement à une radicalisation. Cependant, les
parties au conflit peuvent sřentendre pour appliquer Ŗtout ou
partieŗ des Conventions de Genève. Ceci implique de recourir à
lřancien procédé du cartel, cřest-à-dire à un dialogue minimum
entre forces loyalistes et forces rebelles. Or, lřinstitution de
lřotage apparaît quand tout dialogue est impossible, quand les
ennemis ne partagent rien, si ce nřest leur humanité que symbo-
lise celui qui les sépare et les rassemble : lřotage.

LE MANUEL DE LA PRISE D’OTAGES D’ABDEL AZIZ


AL-MOQRIN
Si Internet permet lřaccès à nombre de documents, leur
identification nřest pas toujours chose aisée. Le texte dont nous
nous servirons ici a été en ligne sur Scribd25, site où des
internautes anonymes déposent des documents de tout format et
de toute nature. Excepté le titre, Al-Quaeda kidnapping manual,
et le nom de son auteur, Abdel Aziz al-Moqrin, ce texte dřun peu
plus de trois pages, format A4, en petits caractères, ne renvoie à
aucune autre référence. Cependant, dans un article du Spiegel,
daté du 12 janvier 2005, de nombreux extraits du kidnapping

25
al-Moqrin, Al-Quaeda kidnapping manual, www.scribd.com
624 Stratégique

manual correspondent au texte posté sur Scribd26. Il sřagit de la


traduction de lřarabe vers lřanglais du dixième numéro du
magazine Mu‟askar al-battar (Camp Al-battar magazine) publié
en ligne en mai 2004, magazine Ŗécrit par Al-Quaeda pour ses
membres et les autres jihadistes dans le mondeŗ, contenant des
Ŗinformations sur tous les sujets depuis les compétences néces-
saires pour l‟usage des armes légères, la culture physique, le
ciblage, la tactique et la sécurité des communicationsŗ27. Par ces
différents éléments, il est raisonnable dřestimer que le document
posté sur Scrib est la traduction anglaise dřun texte se voulant
une théorie pratique de la prise dřotages. De ce fait, nous pou-
vons le comparer avec dřautres écrits relevant de ce genre, tel le
Mini-manuel de la guérilla urbaine de Carlos Marighela, mais
aussi avec des manuels militaires, des traités et décrets, des précis
juridique, des réflexions politiques et diplomatiques, des relations
de prise dřotages de tout lieu et de toutes époques.
Le texte dřAbdel Aziz al-Moqrin est divisé en trois points
principaux : A. Raisons pour détenir un ou plusieurs individus de
lřennemi ; B. Capacités nécessaires dans la constitution dřun
groupe de kidnapping ; C. Types de kidnapping. Ce dernier point
se divise en deux sections : le kidnapping public et le kidnapping
secret. Chacune de ces deux sections est divisée en deux sous
sections : étapes du kidnapping et mesures de sécurité. La section
kidnapping publique constitue la moitié du document et il sřagit
de la situation dans laquelle Ŗles otages sont détenus publique-
ment dans un lieu connu. Le gouvernement entoure le lieu et
conduit des négociationsŗ. Quant au kidnapping secret, il sřagit
de la situation dans laquelle Ŗla cible est kidnappée et emmenée
dans un lieu sûr qui n‟est pas connuŗ. Nous les appellerons prise
dřotages de type ŖSiègeŗ et prise dřotages de type ŖEnlèvementŗ ;
deux techniques a priori opposées, puisque lřune recherche la
confrontation directe, la possibilité du combat, alors que lřautre
cherche à lřéviter. Mais dans les deux cas, il y a des otages, et le
C se termine par le paragraphe suivant : ŖComment se comporter
avec les otages dans les deux types de kidnappingŗ.

26
Spiegel on line, ŖHow to : The Al-Qaida Guide to Kidnappingŗ par Yassin
Musharbash, 12/01/2005, http//www.spiegel.de/international/0,1518, drucks-
387888,00.html
27
InTel Center, Al-Qaeda Targeting Guidance, Alexandria, États-Unis, 2004,
p. 5. www.intelcenter.com
Les otages 625

Structure du document
Le point A liste cinq raisons pour détenir des otages :
1. forcer le gouvernement ou l‟ennemi à succomber à
quelque demande ;
2. mettre le gouvernement dans une situation difficile qui
créera un embarras politique entre le gouvernement et
les pays des détenus ;
3. obtenir d‟importantes informations des détenusŗ ;
4. obtenir une rançon ;
5. mettre en lumière un cas spécifique.

Le point B liste six capacités principales pour former un


groupe de preneur dřotages :
1. capacité d‟endurer des pressions psychologiques et des
circonstances difficiles ;
2. intelligence et réflexes rapides pour gérer une
urgence ;
3. capacité de prendre le contrôle sur l‟adversaire (au
sens physique des capacités de combat) (…) pour
paralyser l‟adversaire et se saisir de lui ;
4. bonne condition physique et capacités de combatŗ
(redondance avec le point précédent) ;
5. connaissance des mesures de sécurité avant, pendant,
et après l‟opération ;
6. habileté à utiliser tous types d‟armes légères pour le
kidnapping.

Le point C débute par les définitions des deux types de


kidnapping. Le kidnapping public est longuement détaillé. Les
étapes sont les suivantes :
1. déterminer la cible (il sřagit des otages) ;
2. rassembler assez d‟informations sur le lieu (…) et les
personnes à l‟intérieur (exemples donnés en fonction
du lieu visé : bâtiment, bus, avion, convois) ;
3. les leaders doivent concevoir le plan en fonction du
membre (du groupe de kidnapping) le plus faible ;
4. exécution de la prise. Les preneurs sont divisés en trois
catégories : ŖA) Groupe de protection dont le rôle est
de protéger les preneurs. B) Groupe de garde et de
contrôle dont le rôle est de prendre le contrôle des
626 Stratégique

otages et de se débarrasser d‟eux si l‟opération échoue


(Ŗse débarrasserŗ ne doit pas être compris comme
Ŗexécuterŗ). C) Groupe de négociation dont le rôle est
très important et sensible. En général, le leader de ce
groupe est le négociateurŗ ;
5. négociations (le plus long paragraphe du texte, avec
des exemples) ;
6. procédure pour l‟échange des otages (long paragraphe
avec exemples) ;
7. libération des otages ;
8. procédures de retrait.

Les Ŗmesures de sécuritéŗ dans le cadre dřun kidnapping


public sont :
1. la détention ne doit pas être prolongée ;
2. en cas de prolongement (des négociations) les otages
doivent être progressivement exécutés, ainsi l‟ennemi
sait que nous sommes sérieux ;
3. quand des otages sont libérés, tels que les femmes et
les enfants, être attentif, car ils peuvent transmettre des
informations utiles à l‟ennemi ;
4. vérifier que la nourriture transportée pour les otages
et les kidnappeurs est sûre (suivi de conseils) ;
5. se méfier du négociateur ;
6. les délais (prolongement des négociations) indiquent
l‟intention de l‟ennemi de prendre d‟assaut le lieu ;
7. se méfier des attaques soudaines qui peuvent être
l‟essai d‟une diversion qui pourraient leur permettre
de prendre le contrôle de la situation ;
8. l‟équipe de combat (de lřennemi) fera deux attaques ;
une seconde juste pour attirer l‟attention, et l‟attaque
principale ;
9. dans le cas où vos demandes ont été acceptées, libérer
les otages doit être seulement fait dans un endroit sûr
pour les preneurs d‟otages ;
10. regarder les ventilations et autres ouvertures car elles
peuvent être utilisées pour installer du matériel de
surveillance permettant de compter les kidnappeurs et
d‟utiliser des gaz ;
11. ne soyez pas affectés émotionnellement par la détresse
de vos captifs ;
Les otages 627

12. faites que vos actions deviennent un appel à joindre


l‟Islam ;
13. évitez de regarder les femmes.

Les étapes du kidnapping secret Ŗsont très similaires à


celles du kidnapping publicŗ :
1. spécifier la cible ;
2. collecter assez d‟information sur la cible ;
3. élaborer le plan et procurer l‟entraînement approprié ;
4. l‟équipe d‟exécution (de lřenlèvement) doit être formée
de cinq groupes : le groupe d‟alarme qui rapporte les
mouvements de la cible ; le groupe de protection qui
protège les kidnappeurs d‟une intervention extérieure ;
le groupe de kidnapping qui kidnappe la cible et la
délivre au groupe d‟abris ; le groupe d‟abris dont le
rôle est de garder un œil sur l‟otage jusqu‟à ce qu‟il
soit temps de l‟échanger ou de se débarrasser de lui ;
le groupe de poursuite qui s‟assurera que le groupe
d‟abri n‟est ni suivi ni vu ;
5. transporter la cible dans une place sûre ;
6. se débarrasser de la cible après que la demande a été
acquise en la transportant dans une place sûre d‟où il
peut être remis en liberté. L‟otage ne doit pas être
capable d‟identifier son lieu de détention.

Les mesures de sécurité dans le cadre dřun kidnapping


secret sont :
1. l‟endroit où l‟otage doit être transporté doit être sûr ;
2. se méfier des patrouilles de police ;
3. connaître les points de présence de la police pendant le
transport de l‟otage ;
4. regarder les objets de l‟otage, montres, radios... ;
5. mettre dans une boite de métal les objets de l‟otage ;
6. ne jamais faire de contact avec l‟endroit où l‟otage est
détenu et ne jamais le mentionner dans les appels
téléphonique ;
7. utiliser une couverture appropriée pour transporter
l‟otage vers ou à partir du lieu (de détention) ;
8. il est impératif de ne pas laisser l‟otage connaître où il
se trouve ;
628 Stratégique

9. dans ce cas, il est préférable de lui donner un anes-


thésiant ou de lui donner un coup pour le rendre
inconscient.

Enfin, le dernier paragraphe concerne le comportement à


lřégard des otages Ŗdans les deux types de kidnappingŗ :
1. fouiller les otages et prendre possession des armes ou
appareils d‟écoute.
2. séparer les jeunes des vieux, des femmes et des enfants.
Les jeunes gens ont plus de force, donc leur capacité à
résister est importante. Les forces de sécurité doivent
être tuées instantanément. Ceci évite que les autres
montrent de la résistance ;
3. se comporter à l‟égard des otages avec le plus grand
contrôle ;
4. ne pas approcher des otages ;
5. parler dans un langage ou dialecte autre pour éviter de
révéler votre identité ;
6. couvrir les yeux de l‟otage ;
7. câbler le périmètre du lieu des otages pour en dénier
l‟accès à l‟ennemi.

Ce long résumé du texte dřal-Moqrin illustre la structure du


texte. Le défaut principal de cet exercice est de donner lřim-
pression dřune certaine rigueur dans la pensée théorique de
lřauteur. Une lecture attentive nous montrera que ce nřest pas le
cas. Ainsi, le texte sřachève avec les instructions dřAl-Battar
Magazine Ŗà tous les frères qui se demandent comment rejoindre
le campŗ. Ceci indique qui sont les destinataires, les individus
susceptibles de joindre le mouvement, et le point B sonne comme
le descriptif des compétences requises dřune offre dřemploi : il
faut être Ŗintelligentŗ, avoir de Ŗbons réflexesŗ, être capable dřen-
durer la Ŗpression psychologiqueŗ et des Ŗcirconstances diffici-
lesŗ, avoir une Ŗbonne condition physiqueŗ et posséder la capa-
cité Ŗd‟utiliser tout types d‟armes légèresŗ. À lřexception du
dernier point, nombre dřannonces comportent ce genre de
généralités et de fadaises, et il est évident quřune équipe de
preneur dřotages doit être constituée dřune élite, puisquřelle aura
face à elle lřélite de lřadversaire, ce quřal-Moqrin nřignore pas.
Mais cela nous signale que ce document, sous son habillage
technique, est un tract élaboré, visant au recrutement dřindividus
Les otages 629

se reconnaissant dans ce catalogue de vertus positives (jeunes


hommes voulant éprouver leur forme physique et mentale dans
lřaction), mais aussi à justifier auprès des sympathisants lřappa-
rente logique de lřaction armée comme seule stratégie politique.
En outre, les prises dřotages données en exemple par le texte
ayant la particularité de sřêtre toutes très mal terminées, lřargu-
mentation vise aussi à proposer à lřencadrement des arguments
justifiant ce type dřaction auprès des recrutés, les uns et les autres
pouvant avoir des doutes légitimes sur le bien fondé dřune telle
tactique. Aussi, il faut se garder de ce discours en nřoubliant pas
que ce texte est à destination de lřun des acteurs : le preneur
dřotages.

TECHNIQUE DE LA PRISE D’OTAGES : LE SIÈGE ET


L’ENLÈVEMENT
Si nous avons choisi de traduire Ŗkidnapping manualŗ par
Manuel de la prise d‟otages, cřest pour éviter la confusion
suivante. Le kidnapping peut être traduit par Ŗenlèvementŗ et si
lřenlèvement est une technique employée pour prendre quelquřun
en otage, elle nřest pas la seule. Qui plus est, lřenlèvement ne
conduit pas forcément à une situation dřotage. Une personne peut
être enlevée par un groupe quelconque dans le but de la faire
disparaître. Lřhistoire des dictatures en donne maints exemples.
En ce cas, la coercition est dirigée contre la personne enlevée et
non contre un tiers. Il manque lřun des acteurs essentiels qui
définit lřotage comme institution. Ce point est important, puisque
lřune des difficultés à penser lřotage provient justement de cette
confusion entre la technique employée qui conduit à la situation
dřotage et le phénomène de lřotage en lui-même. De ce fait, la
réflexion tend à se focaliser sur les aspects techniques et perd de
vue lřidentification des mécanismes profonds. Cette focalisation
est aussi celle des preneurs dřotages et, quand ils en possèdent
un, de leur théoricien.
Abdel Aziz al-Moqrin semble contourner la difficulté en
qualifiant ces deux types dřaction de kidnapping. Puisquřau final
il y a des otages dans les deux cas, nous pourrions penser que
cela est sans importance. Or, cela conduit le théoricien à inclure
dans les ŖRaisons pour détenir un ou plusieurs individus de
l‟ennemiŗ lřobjectif suivant : ŖObtenir une importante informa-
tion des détenusŗ. Cette raison ne sřinclut pas dans la définition
630 Stratégique

de lřinstitution de lřotage, puisque la contrainte morale sřexerce


sur la personne détenue et non en direction dřun tiers. Ceci peut
paraître accessoire, mais ce point nřest pas sans conséquences.
Lřinstitution de lřotage crée un mécanisme qui fait que lřun des
deux antagonistes se rend coupable de se saisir dřune personne
affiliée à lřennemi, personne qui est, comme nous le verrons,
toujours innocente. Non seulement cela implique quřil y a recon-
naissance implicite par le preneur de la part dřinnocence de
lřennemi, mais quřil va associer son adversaire dans la culpabilité
si celui-ci ne fait rien en faveur de lřotage innocent. Or, en
détenant une personne pour obtenir dřelle des informations, le
preneur identifie cette personne comme ennemie, cřest-à-dire
coupable de posséder des informations. Ce qui apparaît ici est
que la confusion entre la technique employée et la finalité de
lřaction conduit le théoricien à ne pas faire la différence entre
Ŗenlèvementŗ et Ŗprise dřotagesŗ. Ainsi, al-Moqrin utilise indif-
féremment les termes de Ŗkidnappingŗ et de Ŗkidnappeurŗ pour
les deux techniques, mais aussi de Ŗravisseurŗ dans lřaction de
type ŖSiègeŗ, alors que les otages nřont pas été enlevés puisquřils
étaient déjà sur place.
Cette bipartition de la prise dřotages se retrouve chez
Carlos Marighela, le théoricien révolutionnaire brésilien de
lřAccción Libertadora Nacional (ALN) qui, dans son Mini
manuel du guérillero urbain, daté de juin 1969, quelques semai-
nes avant sa mort, liste quatorze modalités dřaction28. Deux
dřentre elles, les ŖOccupations de locauxŗ et les ŖSéquestrationsŗ
devraient renvoyer respectivement aux types ŖSiègeŗ et ŖEnlève-
mentŗ. Ainsi, les séquestrations sont Ŗla capture et la mise en
prison dans un local secret (…) d‟un ennemi notoire et dange-
reux du mouvement révolutionnaireŗ et les occupations sont des
attaques dřétablissements Ŗpour une résistance temporaire à
l‟ennemiŗ. Avec Ŗlocal secretŗ, nous retrouvons la notion de
Ŗlieu sûrŗ dřal-Moqrin pour définir la technique ŖEnlèvementŗ, et
avec Ŗrésistance temporaire à l‟ennemiŗ la provocation du
combat puisque al-Moqrin poursuit sa définition du type ŖSiègeŗ
par : ŖLes autorités tentent souvent de créer une diversion et
attaquent les kidnappeursŗ. Mais le terme Ŗotageŗ (Rehen en
espagnol, pluriel Rehenes) apparaît chez Marighela uniquement

28
Carlos Marighela, Accción Libertadora, Documentos latinoamericanos 1,
Paris, François Maspero, 1970.
Les otages 631

dans la modalité dřaction ŖGrèves et interruptions de travailŗ qui


consiste à Ŗcauser des préjudices à l‟ennemi en cessant de
travaillerŗ et qui peut être associée à la modalité ŖOccupationŗ.
En ce cas, lřoccupation a pour but Ŗde maintenir des otages, faire
des prisonniers ou séquestrer des agents de l‟ennemi et proposer
l‟échange de grévistes arrêtésŗ. Lřutilisation de Ŗséquestrerŗ dans
la même phrase ou apparaît le terme Ŗotageŗ nous permet de
relier la technique ŖSiègeŗ et ŖEnlèvementŗ ; dans les deux cas,
lřotage est séquestré, il est détenu, il est aux mains du preneur
dřotage. Nous retrouvons là lřune des conditions essentielles qui
fait le cœur de lřinstitution de lřotage.
Nous nřavons pas ici la place de détailler le texte de Carlos
Marighela, mais il nřavait en aucun cas théorisé la prise dřotages.
Son Mini manuel est dřune admirable confusion et le fait quřil lie
lřotage aux grèves ne peut se comprendre que par la lecture dřun
document interne de lřALN où la séquestration de policiers lors
dřoccupation de locaux en 1968 Ŗavec la finalité d‟un échange
(…) révèlent l‟efficacité du procédéŗ29. Découverte semble-t-il
fortuite, tout comme peut lřêtre celle de braqueurs de banques
piégés par la police, ce qui fait songer au poème de Guillevic :
ŖTu dessines ? – Non, j‟invente. – Quoi ? – La brouetteŗ. Et ceci
est peut-être plus proche de la réalité historique : prendre des
otages est une réinvention constante qui nřa jamais été pensée ni
théorisée, il sřagirait dřune pratique et non dřune idéologie. Mais
lřincapacité de Marighela à hiérarchiser lřemploi des diverses
modalités dřaction quřil décrit sřexplique par le choix de lřaction
armée comme pensée politique se suffisant à elle-même. Ainsi,
pour Marighela tout est propagande ; Ŗles avions (…) les bus, les
trains assaillis et pris par les guérilleros, peuvent l‟être aussi et
seulement à fins de propagandeŗ, et un peu plus loin : Ŗles pein-
tures sur les murs et points inaccessibles sont d‟autres formes de
propagande. À les employer, le guérillero urbain doit leur don-
ner le caractère d‟actions à main arméeŗ. Lřincapacité à penser
les moyens en fonction de la fin est évidente. Or, si nous reve-
nons à al-Moqrin, celui-ci liste quelques raisons pour Ŗprendre
des individus de l‟ennemiŗ, mais nřexplique pas pourquoi il
faudrait choisir la tactique ŖSiègeŗ plutôt que la tactique ŖEnlève-
mentŗ, si ce nřest que la deuxième est moins dangereuse. Alors
pourquoi utiliser la première si, au final, les finalités poursuivies

29
Ibid, Operaciones y tacticas guerrilleras, pp. 47-67.
632 Stratégique

sont les mêmes ? Dans les faits, cřest la technique ŖEnlèvementŗ


qui est la plus utilisée, celle quřal-Moqrin développe le moins.

LA PRISE D’OTAGES DE TYPE “SIÈGE”


al-Moqrin développe longuement les étapes du kidnapping
public. Il sřagira de sřemparer dřun building, dřun bus, dřun
avion. Mais la cible ne se détermine pas tant par les caracté-
ristiques physiques du lieu que par les personnes qui sřy trouvent.
Si lřaction vise un immeuble, il faut Ŗêtre certain que les
individus kidnappés sont importants et influentsŗ, si elle vise un
bus, Ŗil est essentiel de connaître la nationalité des personnes
dans le busŗ, et si elle vise un avion Ŗil est important de détermi-
ner la destination de l‟avionŗ. Lřapproche plus technique du
détournement dřavion, par rapport au détournement de bus ou à
la prise dřun bâtiment, sřexplique notamment par lřimportante
sécurisation des aéroports et par le développement des techniques
dřintervention des forces de lřordre. Mais quel que soit le lieu
(mobile ou immobile) dont va sřemparer le preneur, celui-ci est
déterminé avant tout par les personnes qui sřy trouvent et leur
relation avec le tiers visé.
La prise dřotages de type ŖSiègeŗ fut une technique em-
ployée par les groupes armés dans les années 1970. Ils visèrent
principalement les représentations diplomatiques. En 1981, une
étude de la RAND Corporation relevait 48 occupations dřambas-
sades de 1971 à 1980, mais toutes ces occupations ou tentatives
ne débouchèrent pas nécessairement sur une prise dřotages.30
Après 1982, le phénomène est terminé. Si lřon excepte lřoccu-
pation des résidences à Koweït City par les troupes irakiennes en
1990, la dernière prise dřotages dans une ambassade fut celle de
Lima en 1996. Selon notre décompte, de 1971 à 2005, il y a eu 62
prise dřotages de type siège, dont 40 impliquant des représen-
tations diplomatiques (38 avant 1982). Les vingt autres cas
concernent des lieux publics tels que des hôtels, des écoles, des
parlements, parfois un bus, un train, une raffinerie ; 13 de ces cas
sont antérieurs à 1980, ce qui ne laisse que 11 cas depuis. Certes,
nous en avons oublié. De même que nous pourrions en retirer en
fonction de la définition choisie. La prise dřotages des parlemen-
taires salvadoriens en 1994 par des soldats démobilisés, comme

30
Brian Jenkins, Embassies under Siege, RAND Corporation, janvier 1981.
Les otages 633

celle des parlementaires fidjiens en 2000, nous semblent devoir


figurer dans la liste, mais elles peuvent être retirées si lřon prend
le critère de la nationalité comme exclusif.
Mais ce critère, dont nous avons déjà signalé quřil nřétait
pas pertinent pour définir lřinstitution, nous conduirait à exclure
le précurseur de la technique : lřécrivain japonais Mishima qui
prit en otage le général Mashita dans son bureau du quartier
général des Forces dřAutodéfense, le 25 novembre 1970, à
Tokyo. Ce fut la situation dřotage qui permit à Mishima de tenir
son discours sans risquer une intervention armée, et de dérouler
son scénario jusquřau seppuku. Cette prise dřotage inaugurale nřa
pas sa place dans la liste si nous prenons les critères du droit
international public, mais il nřen reste pas moins vrai que si nous
prenions la peine de lřanalyser, en dépit des uniformes dřopérette
et de lřacte final et spectaculaire de Mishima qui fait oublier
lřotage, lřaction conduite est le modèle théorique du type
ŖSiègeŗ. Avant Mishima, la volonté délibérée de sřintroduire
dans un édifice pour prendre un otage, et ce afin de provoquer
une situation dřaffrontement avec des forces supérieures, dans le
but de délivrer un message politique, ne se rencontre pas à notre
connaissance. Seul Mishima pousse à son terme la logique
suicidaire dřune telle action ; et cette technique est globalement
abandonnée par les groupes armés au début des années 1980.
Mais ce problème de lřaction suicidaire dépasse sans doute le
thème de lřotage qui logiquement repousse cette solution. al-
Moqrin insiste dřailleurs sur les procédures dřéchange, de retraits,
de sécurité des communications à lřissue de la prise dřotages, ce
qui implique que celle-ci doit idéalement sřachever sans effusion
de sang.
Quoiquřil en soit de la définition retenue pour les dénom-
brer, les prises dřotages de type siège possédant une dimension
politique sont le phénomène dřune décennie. Elles furent, en
cinquante ans, très inférieures à cent. Abdel Aziz al-Moqrin, qui
écrit en 2004, ne trouve pour exemple que Lima en 1996 et les
actions Tchétchènes, dont celle clairement citée du théâtre Nord-
Ost à Moscou. Aussi, dès sa définition donnée du kidnapping
public, la rhétorique dřal-Moqrin vise à transformer des échecs
tragiques en succès : ŖLes autorités tentent souvent de créer une
diversion et attaquent les kidnappeurs. Ce fut le cas du théâtre de
Moscou, et de la détention des officiers russes par Shamil
Basayev et les frères Moudjahiddin. Un officier du contre-
634 Stratégique

terrorisme a dit un jour : « Il n‟y a jamais eu une opération de


kidnapping qui fût un succès dans le monde ». Cette déclaration
avait pour intention de décourager ceux qu‟il appelle terroriste.
L‟histoire est pleine de faits prouvant le contraire. De nom-
breuses opérations de la Mafia ou des Moudjahiddin furent des
succès. Il y a de nombreux exemples d‟opérations couronnées de
succès, comme celles de l‟Armée de Mohammed, de Shamil à
Moscou. Même si tous les objectifs ne furent pas atteints, quel-
ques-uns le furent. L‟opération du leader Shamil Basayev fut un
succès à 100%, parce qu‟il a porté le cas à l‟attention de la scène
internationale, et ce bien que les Moudjahiddin reçurent leur
récompense, grâce à Dieuŗ. On notera la répétition redondante
du mot Ŗsuccèsŗ alors que les exemples choisis, du moins ceux
qui sont identifiables, car les autres sont affirmés dans un flou
nébuleux, furent des échecs tragiques avec la mort des preneurs
dřotages et de nombreux otages. Ceci illustre lřincapacité du
théoricien à inclure la prise dřotages dans une stratégie cohérente.
Du reste, il nřhésite pas à affirmer que Ŗde nombreuses opéra-
tions de la Mafia (…) furent des succèsŗ. Quelles opérations de
type ŖSiègeŗ a pu mener intentionnellement cette mystérieuse
Mafia ? Au final, al-Moqrin se contente de lřaspect spectaculaire
pour justifier des échecs cuisants. Et nous retrouvons ici lřerreur
de base de Marighela : lřaction armée étant en elle-même straté-
gie politique, toutes les tactiques se valent. Mais notre propos
nřest pas tant de décrypter les incohérences de ces théoriciens,
que dřisoler les constantes de lřinstitution de lřotage quřincons-
ciemment ils révèlent par leur texte.
Ainsi, le lien entre lřotage et le siège est ancien. En latin,
lřobsides est lřotage de guerre. Obsides renvoie à Obsideo qui
signifie Ŗassiéger sans combattreŗ. Il est aussi lié à Ŗguet-apens,
perfidie, ruse, artifice, termes de langue militaire comme obsi-
dium, praesidium, subsidiumŗ31. Nous avons là, en peu de mots,
une résolution des contradictions techniques du phénomène de
lřotage car une prise dřotages peut tout autant débuter par un
guet-apens ou un siège, mais ce qui compte est dřassiéger sans
combattre. Or, ŖObsideo, obsidereŗ a donné en français Ŗobsé-
derŗ, et ce qui obsède est ce qui assiège lřesprit. Si lřinstitution de
lřotage est une technique militaire, celle-ci relève de la psycho-
logie. Quelle que soit la technique employée pour sřemparer ou

31
Félix Gaffiot, Dictionnaire illustré latin-français, Paris, Hachette, 1934.
Les otages 635

détenir des personnes, lřobjectif est dřassiéger lřesprit de lřadver-


saire, de le contraindre Ŗà faire ou à ne pas faire quelque choseŗ.
Si al-Moqrin développe si longuement la technique de type
Ŗsiègeŗ, cřest simplement parce que le siège crée de facto la
situation dřotage : le face à face des deux ennemis. Leur intérêt
partagé de sortir de la situation fait que lřun va prendre des otages
pour limiter lřusage de la force. Et nous renvoyons ici au rôle des
otages dans la procédure de Vauban pour la capitulation des
forteresses32. La nouveauté contemporaine des preneurs
d’otages serait qu’ils se mettent intentionnellement dans une
situation dont ils espèrent sortir vainqueur alors que leur
technique est de capitulation. Or, la capitulation implique un
accord, ce que permet lřotage. Le drame aujourdřhui advient
lorsque les forces de lřordre et les preneurs refusent tout accord,
veulent une victoire totale et ne font quřimposer la reddition sans
conditions, morale de lřun (le tiers), physique de lřautre (le
preneur).
Raisons pour détenir un ou plusieurs individus de
l‟ennemi.

Dès la première ligne du texte dřal-Moqrin, nous retrou-


vons la définition minimale, mais cette fois-ci selon la pers-
pective du preneur : la première raison Ŗpour détenir un ou
plusieurs individus de l‟ennemiŗ est de Ŗforcer le gouvernement
ou l‟ennemi à succomber à quelques demandesŗ. Le Ŗsuccomber
à quelques demandesŗ répond au Ŗcontraindre une tierce partie
(…) à accomplir ou à s‟abstenir de faire quelque choseŗ. Toutes
les demandes sont donc envisageables. ŖForcerŗ et Ŗsuccomberŗ
indiquent la contrainte. Lřadversaire direct étant défini comme
Ŗl‟ennemiŗ, la situation antagoniste est posée. Notons que par la
formulation Ŗle gouvernement ou l‟ennemiŗ, lřadversaire peut
être quiconque. Mais la deuxième raison présentée, ŖMettre le
gouvernement dans une difficile situation qui créera un embarras
politique entre le gouvernement et les pays des détenusŗ, cible le
gouvernement comme lřennemi, mais via les cibles indirectes que
sont Ŗle gouvernement et les pays des détenusŗ. Par conséquent,
dans les deux premières raisons données, le tiers visé est le
gouvernement, mais dans le deuxième cas, la contrainte est

32
Vauban, Traité de la défense des places, 3e éd., Paris, Chez Alex. Jombert,
1783.
636 Stratégique

amplifiée en obligeant un ou plusieurs autres gouvernements à


intervenir. La contrainte physique exercée sur lřotage se trans-
forme en contrainte morale sur son gouvernement qui, de ce fait,
va devenir un allié forcé du preneur pour contraindre moralement
le tiers réellement visé : le gouvernement, lřennemi direct.
Dans une étude datant de 1977, la RAND Corporation a
relevé quasiment tous les cas depuis 1968 dans lesquels les
otages sont des étrangers. Sur les 77 cas, 29 ont impliqué des
citoyens américains, mais seulement trois cas sur les 77
Ŗciblaient explicitement le gouvernement U.S.ŗ33. Ce quřil nous
paraît important de mettre ici en évidence, cřest que le preneur,
groupe armé non-conventionnel, vise à se hausser au niveau de
son ennemi direct, le gouvernement, en impliquant via des otages
dřautres gouvernements. Or, si les gouvernements réagissent à la
prise dřotages, cřest parce que les preneurs dřotages, en dictant
leurs conditions, revendiquent une part de souveraineté. Il faut
noter ici que, dans le cadre dřune relation agonistique exacerbée
entre un groupe non-conventionnel et un gouvernement, l’insti-
tution de l’otage vise à créer une égalité factice entre adver-
saires. Ceci est la clef qui, associée avec la souveraineté, permet
de comprendre lřimpact toujours recommencé dřune prise
dřotages.
Aussi, les autres raisons présentées : Ŗobtenir d‟importantes
informations du détenu (…) une rançon (…) mettre un cas
spécifique en lumièreŗ ; qui semblent les demandes rationnelles
et évidentes dřune prise dřotages doivent être considérées comme
secondaires. Si nous retirons de lřinstitution de lřotage lřenlève-
ment dřun individu pour obtenir des informations, puisque la
contrainte physique et morale sřexerce directement sur lřotage et
non sur un tiers, il reste la prise dřotages pour rançon et celle de
type publicitaire. Or, il est des moyens de se procurer de lřargent
moins risqués pour un groupe armé quřaffronter un gouverne-
ment (impôt révolutionnaire, racket, contrôle des trafics). Quant à
la recherche de publicité via la prise dřotages, elle est lřindicateur
de lřabsence de stratégie politique. Mais une autre raison apparaît
dans le texte dřal-Moqrin, non pas dans son point A, mais dans le
paragraphe ŖProcédure dřéchange des otagesŗ : ŖSi l‟ennemi se

33
Brian Jenkins, Johnson Janera, Ronfeldt David, Numbered Lives : some
statistical observations from 77 Internationals Hostage Episodes, RAND
Corporation, juillet 1977, p. 1.
Les otages 637

soumet aux demandes, et si le but de l‟opération est de libérer


nos frères emprisonnés, il est essentiel de s‟assurer que nos
frères sont en bonne et saine conditionsŗ. Quant au paragraphe
ŖLibération de lřotageŗ, il déclare uniquement que ŖLes frères
devront faire attention à ne libérer aucun otage avant d‟avoir
reçu les leursŗ ; suivi de cette recommandation : ŖIl est essentiel
que les frères (…) gardent leur parole, car il ne leur est pas
autorisé (par notre religion) de tuer aucun otage après que nos
demandes et conditions ont été acceptéesŗ. Il faut ici noter deux
faits importants : le premier est que nous retrouvons la relation
entre lřotage et le prisonnier ; la seconde est que nous avons une
articulation, à lřissue du conflit, entre la protection de lřotage et
la parole donnée. Dřun point de vue archaïque, il y a prise
dřotages parce quřil y a impossibilité de croire à la parole de
lřautre, et lřinstitution de lřotage vise précisément à créer une
situation qui via la détention physique dřun homme va obliger le
retour de la parole et sa validité entre ennemis.
Si nous résumons les raisons dřune prise dřotages, les deux
premières qui ne définissent pas de demandes particulières sont
ce que nous appellerons la demande primordiale, par exemple :
ŖRetirez vos troupes d‟Irakŗ ou ŖCessez de maltraiter nos frèresŗ.
Ce type de demande rappelle la véritable raison de la prise
dřotage, cřest-à-dire lřexistence du conflit. Ce conflit empêche
toute discussion entre ennemis, et la prise dřotages ne permettra
pas de le résoudre. Mais les raisons secondes (accès aux médias,
rançon, libération de prisonniers) peuvent faire lřobjet dřun
accord représentant un retour de la parole. Ce qui apparaît ici,
cřest quřau-delà de la dimension technique, armée de la prise
dřotages, qui est usage de la force et de la violence, il y a la
dimension diplomatique ; rappel du conflit qui peut être irration-
nel et ne sera pas résolu, et proposition dřaccord sur des points
précis et rationnels qui peuvent effectivement être accordés.

LES DEMANDES SECONDES : PRISONNIERS, RANÇON,


PROPAGANDE
Lřétude de la RAND Corporation de 1977 notait que sur 60
prises dřotages de type Enlèvement et Siège, 28 demandes
visaient uniquement la libération de prisonniers, 12 la libération
de prisonniers et une demande monétaire, 6 uniquement une
rançon ; soit 42 demandes concernant la libération de prisonniers
638 Stratégique

sur 60 prises dřotages. Quant aux 14 demandes restantes, huit


concernaient un sauf-conduit pour sortir du pays, et les six
dernières des demandes diverses34. Ce qui se détache est la
prépondérance de la demande visant la libération de prisonniers
(42 demandes) associée ou non à une demande monétaire (18
demandes). Comme nous ne connaissons pas dřétude analysant
les revendications de 1981 jusquřà nos jours, et que des 300
prises dřotages internationales que nous avons relevées de 1958 à
2005, nous ne connaissons souvent ni la demande exacte des
preneurs ni ce quřils ont finalement obtenu, il est difficile de
savoir si la demande de libération de prisonniers est toujours
aussi majoritaire, mais à la lecture des journaux et autres textes,
cette revendication apparaît régulièrement. Quoiquřil en soit, ce
quřil importe de noter est que, si la définition statutaire de lřotage
se fait par rapport au prisonnier de guerre, dans les faits, nombre
de prises dřotages sont liées à la question des prisonniers. Par
conséquent, nous retombons ici sur la problématique déjà expo-
sée : il y a prise dřotages lorsque les adversaires ne peuvent
sřentendre et, hors la raison profonde du conflit entre eux, le sort
des prisonniers en raison de lřambiguïté du droit applicable lors
des conflits armés non internationaux pose question. Autrement
dit, lřincapacité des institutions sociologiques à définir juridique-
ment le conflit armé non international, et par voie de consé-
quence le statut des prisonniers faits de part et dřautre, est lřune
des causes majeures de lřusage de lřinstitution de lřotage par les
groupes armés non-conventionnels.
Or, seule la demande de libération de prisonniers attaque
lřÉtat au cœur, dans sa souveraineté. Une prise dřotages révèle
lřincapacité dřun gouvernement à protéger les siens. Mais il en va
de même avec un attentat à lřexplosif, et toute autre action armée
qui visent à tuer des innocents. Mais ce qui fait la spécificité de la
prise dřotages est quřune force illégale dicte à lřÉtat un com-
portement illégal. Or, il est possible que les preneurs dřotages ne
soient pas conscients de cette dimension essentielle, et que de ce
fait ils ignorent les forces quřils déclenchent. Ainsi, lors de
lřenlèvement de lřambassadeur Elbrick au Brésil en 1969, le
communiqué du MR8 et de lřALN, après le rappel des raisons du

34
Brian Jenkins, Janera Johnson, David Ronfeldt, Numbered Lives : some
statistical observations from 77 Internationals Hostage Episodes, RAND
Corporation, juillet 1977, p. 19.
Les otages 639

conflit, et prétendant que lřenlèvement de lřambassadeur nřétait


quřun acte équivalent à tous les autres actes révolutionnaires,
ajoutait : ŖLes quinze dirigeants révolutionnaires doivent être mis
en liberté, qu‟ils aient ou non, accompli leur peine. La situation
est exceptionnelle. Et dans les « situations exceptionnelles », les
juristes de la dictature ont toujours trouvé des solutions comme
on vient de le voir pour la prise du pouvoir par la junte
militaireŗ35. Fernando Gabeiro, lřun des membres du MR8, a
depuis présenté cet extrait comme plein Ŗde la joyeuse irrévé-
rence de 68ŗ36. Or, lřenlèvement de lřambassadeur nřest pas un
acte révolutionnaire de plus, identique à tous les autres. Il est un
acte exceptionnel, qui non seulement répond aux actes exception-
nels de la dictature, mais qui lui demande dřen commettre un de
plus : la libération de quinze détenus Ŗqu‟ils aient, ou non,
accomplis leur peineŗ. Cette proposition Ŗirrévérencieuseŗ est le
cœur de ce qui se joue. Puisquřil nřy a plus de droit, lřenlèvement
de lřambassadeur tout comme la libération de prisonniers
condamnés devient légitime, et le mouvement illégal par son acte
exceptionnel, quřil nřassume par comme tel puisquřil le noie dans
lřensemble de ses actions illégales, annonce quřil se hausse au
même niveau que la junte, cřest-à-dire quřil revendique lřégalité
dans la souveraineté, et même davantage puisquřil dicte au gou-
vernement ce quřil doit faire pour résoudre la crise. Ce qui nous
renvoie à la formule du juriste Carl Schmitt de 1922 : ŖEst souve-
rain celui qui décide de la situation exceptionnelleŗ37. Or, cette
formule qui définit la souveraineté par lřexceptionnel est une
négation du droit public, ce quřest aussi la prise dřotages. Mais
nous avons ici la véritable raison de lřimpact toujours recom-
mencé dřune prise dřotages. Celle-ci hausse le preneur au niveau
du tiers qui ne peut, moralement, ne pas répondre à lřinjustice
dřun innocent privé de liberté pour un conflit dont il nřest pas
responsable. Or, si la culpabilité se partage en cas de non
acceptation par le tiers des revendications du preneur, la souve-
raineté ne peut se partager.

35
Fernando Gabeira, Les Guérilleros sont fatigués, Paris, A.M. Métailié,
1980, pp. 131-132.
36
Ibid, pp. 131-132.
37
Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988.
640 Stratégique

L’OTAGE : RÔLE ET IDENTITÉ


Dans le texte dřal-Moqrin, lřotage est Ŗun ou plusieurs
individus de l‟ennemiŗ. Il est affilié à lřennemi sans pour autant
être défini comme étant lui-même lřennemi. Il est Ŗla cibleŗ, et il
faut être Ŗcertain que les individus kidnappés sont importants et
influentsŗ. Il est Ŗessentiel de connaître la nationalité des person-
nes (…) car les nationalités déterminent les effets de l‟opéra-
tionŗ. Dans le cadre dřun enlèvement, les ŖVIP peuvent avoir un
microphone dans l‟oreilleŗ. Si les gadgets électroniques sont
effectivement nouveaux, le fait de cibler des personnes influen-
tes, des VIP pour écrire comme al-Moqrin, est aussi ancien que
lřinstitution de lřotage. Ainsi, Tacite observe quřon Ŗs‟assure
plus efficacement des dispositions des cités dont on exige aussi,
entre autres otages, des filles noblesŗ car les Germains redoutent
la captivité Ŗplus vivement pour leurs femmesŗ38. Pour Kautilya
en Inde, il est préférable de recevoir comme otage un parent ou
un haut fonctionnaire, mais il vaut mieux donner un fils illégitime
plutôt que légitime Ŗmême s‟il est sotŗ39. Notons ici que les quali-
tés personnelles de lřotage ne comptent pas, mais son identité,
son statut. Lřambassadeur dřAngleterre auprès de Catherine de
Médicis refuse le sieur de Courtenay de Ŗne le pouvoir trouver
bon otage pour le regard de ses biens, qui ne répondent pas à la
dignité de sa maison, et à ce que le traité porteŗ40. Bonaparte
écrit à Joubert, le 26 juillet 1797 : Ŗprenez vingt-cinq otages
parmi ceux qui ont le plus de crédit, et faites-les conduire à
Mantoueŗ41. Encore en 1870-1871, les otages embarqués sur les
trains par les Prussiens Ŗdoivent être accompagnés par des habi-
tants qui sont connus et généralement bien respectésŗ42. Des
notables donc, et nous pourrions dérouler des pages dřexemples.
Depuis 1949, par vagues successives, et à partir des quel-
que trois cents cas que nous avons relevés jusquřen 2005, nous

38
Tacite, La Germanie, VIII.1.
39
Kautilya, Arthasastra, Traité politique et militaire de l‟Inde ancienne,
Paris, Éditions du Félin, 1998, p. 73.
40
Albert Desjardins, Les Otages dans le droit des gens au XVIe siècle, Paris,
Alphonse Picard, 1888, p. 9.
41
Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de lřEmpereur
Napoléon III, tome III, Paris, Henri Plon, J. Dumaine, 1849, p. 199.
42
War Department, Office of the Chief of Staff, Rules and Land Warfare,
Government Printing Office, Washington, 1914, p. 134.
Les otages 641

pouvons noter que jusquřen 1979, les otages étaient majoritaire-


ment des diplomates, mais la cible diplomatique, ainsi que
lřoccupation dřambassade, est une rareté depuis les années 1980.
Les journalistes sont visés en priorité depuis le Liban jusquřà
aujourdřhui, suivis par les travailleurs humanitaires depuis les
années 1990. Une cible beaucoup plus ancienne est celle des
religieux (en Chine dans les années 1920-1930) et cette tendance
se poursuit de nos jours. Mais la particularité de toutes ces
professions, hors le fait que derrière lřindividu il y a un média ou
une institution laïque ou religieuse, donc de puissants relais, cřest
quřelles sont toutes spécifiquement protégées par le droit inter-
national public. Les personnes Ŗau bénéfice d‟une protection
spécifiqueŗ sont le personnel sanitaire et religieux, le personnel
de secours humanitaire, le personnel des missions de maintiens
de la paix, et les journalistes43. Quant aux diplomates, des con-
ventions spécifiques sřassurent de leur statut singulier. Autrement
dit, de façon très claire, les personnes prises en otages sur le plan
international possèdent plus de droits que les autres. Et nous
retrouvons ici une constance très ancienne de lřinstitution : ce
sont ceux qui ont le plus d’identité, le plus de pouvoir ou le
plus de droit, dans une époque et une société donnée, qui ont
toujours été pris en otage. Ainsi, une tendance qui se dessine
depuis le début des années 2000 est la prise en otages dřhommes
dřaffaires ou de Ŗcontractants privésŗ par des groupes armés ;
cřest là sans doute lřune des conséquences de la privatisation
actuelle de la légitimité de la force, et des budgets de la recons-
truction et du développement attribués au secteur privé. Aussi, là
encore, si les contractants privés se font prendre en otages, ce
nřest pas là une mutation spectaculaire de lřinstitution anthropo-
logique, mais une mutation de la politique des institutions
sociologiques dans lřattribution des aides publiques en zone de
conflit ou post-conflit.
Mais plus important que la nationalité ou la profession de la
personne visée, cřest son innocence qui est essentielle : lřotage
est toujours innocent, et sřil ne lřest pas, il le devient. al-Moqrin
écrit et conseille, quel que soit le type de prise dřotages, de
Ŗséparer les jeunes des vieux, des femmes et des enfantsŗ, de faire
attention a ce quřune fois libérés, les otages, Ŗtels que les femmes

43
Jean-Marie Henckaerts, Louise Doswald-Beck, Droit international hu-
manitaire coutumier, vol. 1, Règles, Bruxelles, Bruylant, 2006, Règles 25-45.
642 Stratégique

ou les enfantsŗ, ne transmettent pas dřinformation, et quřil est


préférable Ŗqu‟une personne âgée ou un enfant apporte la nourri-
tureŗ. Utilisation cynique de la faiblesse, mais aussi révélation
dřune constance archaïque. Dans toutes les civilisations, lřenfant
représente lřinnocence, et par extension, celle de lřotage. Démé-
trios ou le futur Antiochos IV Epiphane, Aetius, sont des exem-
ples aussi célèbres que les fils de François Ier Ŗdonnésŗ à Charles
Quint. Plus près de nous, lřÉcole des otages est une institution de
la colonisation française en Afrique, et sřil sřagit dřéduquer les
fils de chef, il sřagit aussi, et peut-être surtout, de contrôler les
pères. Cette dimension douce de lřotage ne doit pas faire oublier
la contrainte exercée ni que les enfants sont aux mains dřun
preneur, que ses arrière-pensées soient ou non formulées : lřotage
a toujours été une violence morale. Depuis 1949, nombre
dřenfants ont été pris en otage. Mais si cela est aussi ancien que
lřinstitution de lřotage, lřeffroyable mutation est que cela nřa
empêché ni le preneur ni le tiers de sřentretuer et de tuer les
enfants : Beslan en est le pire exemple. Ce que cela nous révèle,
cřest que le conflit est entré dans une phase extrême dans laquelle
plus personne nřest respecté. Car si lřotage, représentation sym-
bolique de lřinnocence, est assassiné, alors plus personne nřest à
lřabri du meurtre et du pire. Négocier pour obtenir la libération
dřun otage nřest pas seulement un impératif humanitaire en
faveur de cette personne, cřest aussi une protection de tous les
autres, ceux que lřon ne distingue pas, la masse des civils, les
prisonniers, car ce qui se joue va bien au-delà du destin dřun seul.
Aussi, sřil est peu vraisemblable de voir le phénomène de lřotage
disparaître, par contre, le meurtre dřun otage est plus quřun crime
de guerre, cřest un crime contre lřhumanité.

LA RELATION ANTAGONISTE : LA FORCE, LE DROIT,


LA NÉGOCIATION
ŖLa parole engagée ou le serment constituent un pacte
stable à la fois dans ce monde et dans l‟autre, tandis qu‟une
garantie ou un otage, reposant sur la force, n‟ont de sens que
pour ce monde-ciŗ, déclarait le maître indien Kautilya voici deux
millénaires44. ŖEt la deffiance que le Roy François premier eut,
que sous prétexte d‟un abouchement avec l‟Empereur Charles, &

44
Op. cit., note 5.
Les otages 643

le pape, auquel il estoit convié pendant l‟ostage de ses deux


enfans en Espagne, l‟on le voulust retenir, luy fit refuser de s‟y
trouverŗ écrit Philippe de Béthune au début du XVIIe siècle45. Le
serment est supérieur, mais encore faut-il partager les mêmes
dieux, la même idéologie. Qui a raison dans un conflit ? César dit
son droit et les Gaulois le leur. Comment croire lřennemi ? La
défiance, voilà le maître mot. Impossibilité de se rencontrer, de se
parler. Lřennemi est fourbe, perfide, mais les armes ne font pas
vaincre et la parole est impossible. Alors, si lřon ne peut en
appeler à un Dieu commun, à un droit partagé, on peut sřentendre
au moins sur lřhumanité de lřautre que va symboliser lřotage. À
travers le corps de lřotage, lřesprit des ennemis doit se rencontrer
pour résoudre un problème concret, une injustice consciente et
délibérée : la privation de liberté dřun homme innocent ; et le
preneur va associer le tiers dans la culpabilité si ce dernier ne fait
rien pour lřun des siens. Lřotage représente lřhumanité du tiers et
cela va au-delà du lien politique rompu, de la souveraineté mise
en danger. Ce qui est en cause, cřest lřHomme injustement puni.
À partir de cette situation dřinjustice, de non-droit, les ennemis
peuvent entamer leur pauvre dialogue, non pour résoudre le
conflit dans son ensemble, mais lřinjustice contre lřotage. De
cette situation de non droit doit sortir la justice représentée par la
libération de lřotage, réparation commune réalisée par les
ennemis. Ambiguïté fondamentale de lřinstitution de lřotage qui
place lřHomme au cœur du conflit entre les hommes, entre deux
doubles, le preneur et le tiers, lřennemi et lřennemi. Et dans cette
situation, il nřy a pas un faible et un fort, il y a deux impuis-
sances. La détention prolongée de lřotage représente lřéchec de
lřun et de lřautre. A contrario, il est frappant de voir à quel point
chaque camp crie victoire lors des libérations dřotage issues de
négociations, comme sřil nřy avait que des vainqueurs, ce qui est
sans doute le cas.
Le texte dřAbdel Aziz al-Moqrin nřest quřun catalogue
illustrant la défiance. Il faut se méfier de la montre de lřotage, de
la ventilation de lřimmeuble, des patrouilles de police, du télé-
phone, de la nourriture, mais surtout du Ŗnégociateur ennemiŗ. Le
chef du groupe de négociation des preneurs dřotages Ŗest le
négociateur. Il transmet les demandes des Moudjahiddin, et doit

45
Philippe de Béthune, Le Conseiller d‟État ou Recueil général de la poli-
tique moderne, servant au maniement des affaires publiques, Paris, 1645.
644 Stratégique

être intelligent, décisif et décidéŗ. Face à lui, Ŗl‟ennemi utilise le


meilleur négociateur dont il dispose, qui est normalement très
rusé, avec de grandes connaissances en psychologie humaine. Il
est capable de planter la peur dans le cœur du ravisseur, dans le
but de le décourager. Les kidnappeurs doivent rester calme tout
le temps, car le négociateur ennemi commencera à gagner du
temps, dans le but de donner aux forces de sécurité le temps
d‟élaborer un plan pour emporter d‟assaut l‟endroitŗ. Portrait
flatteur du négociateur ennemi avec ses Ŗgrandes connaissances
en psychologie humaineŗ qui répondent à lřintelligence du chef
des preneurs dřotages. Mais le négociateur ennemi est aussi
perfide, il cherche à gagner du temps, à provoquer une issue
fatale. Ainsi, en Bosnie, Ŗles Nations Unies avaient mis en place
une embuscade contre les frères pendant le processus d‟échan-
ge ; mais les frères s‟étaient préparés pour cela, et avaient
préparés une contre embuscadeŗ. Lřennemi ne tient pas sa
parole, même quand lřaccord a été obtenu. Par contre, ŖIl est
essentiel pour les frères (…) de garder leur parole, car il ne leur
est pas permis de tuer aucun otage après que nos demandes et
conditions ont été acceptéesŗ. Absence de parole, impossibilité
de croire lřautre, mais vertu de sa propre parole. Le négociateur
ennemi tente de gagner du temps, et en ce cas Ŗles otages doivent
être graduellement exécutés, ainsi l‟ennemi sait que nous sommes
sérieuxŗ. Si des otages sont tués, cřest donc la faute de lřennemi,
car sinon, le preneur dřotages nřexécuterait pas les otages. Mais
lřadversaire tient le même discours sur le preneur dřotages et se
pose les mêmes questions : céder aujourdřhui nřest-ce pas déjà
céder demain ? al-Moqrin écrit en écho : ŖLes autorités doivent
réaliser le sérieux des kidnappeurs, et leur résolution dévouée à
la crédibilité de futures opérationsŗ. Les ennemis se posent les
mêmes questions et apportent les mêmes réponses : la défiance
répond à la défiance, la perfidie répond à la perfidie, le meurtre
au meurtre ; à ceci près quřils oublient trop souvent que
lřinstitution de lřotage vise justement à dépasser la défiance, la
perfidie et le meurtre, par ce pacte quřils se doivent de conclure
pour libérer lřotage afin de mettre fin au cycle des vengeances.
La clef de lřinstitution de lřotage se trouve dans lřanthropologie
du don et du contre-don, dans les rituels de détournement des
relations dřéchanges agonistiques qui, sans cela, conduisent toute
société à la violence pure et sans limite.
Les otages 645

CONCLUSION
Abordée sous lřangle de la recherche anthropologique, la
question de lřotage permet dřidentifier une institution spécifique.
La définition minimale de lřinstitution est la suivante : dans le
cadre dřune relation antagoniste, lřun des adversaires contraint
physiquement le corps dřune personne afin de contraindre mora-
lement lřesprit de son adversaire. Cette définition permet de
dépasser le blocage quřentraîne lřétude de lřotage en fonction des
droits applicables puisquřil apparaît que si lřinstitution de lřotage
est identifiable, cřest la définition précise du conflit de type non
international qui fait défaut.
Si la nationalité de lřotage nřest pas un facteur décisif
permettant de trancher ce quřest ou non une prise dřotages, cet
élément aura cependant une influence importante sur le compor-
tement des autres, et de ce fait renforcera le statut de lřotage.
Lřexistence de ce statut singulier sřillustre, hier comme aujour-
dřhui, par la relation particulière quřentretient lřotage avec le
prisonnier. Si cela est davantage perceptible en analysant le droit
dans la guerre, cela ne signifie pas que lřotage soit un phénomène
uniquement guerrier mais que lřotage, dans le cadre dřun conflit
armé, met en jeu et à nu, avec plus de force et dřévidence,
lřimplication des institutions sociologiques et les mécanisme qui
sřinstallent, tel celui de la mise en question de la souveraineté.
Mais de façon plus générale, ce qui importe est lřexistence dřun
conflit entre deux adversaires, conflit qui à un certain stade fait
que lřun va détenir une personne pour contraindre lřautre Ŗà faire
ou ne pas faire quelque choseŗ.
Ce conflit peut avoir plus ou moins dřintensité, il peut être
dřordre politique ou criminel, dřordre social ou affectif, mais il
existe préalablement à toute prise dřotages car cřest lřincapacité
des adversaires à le résoudre, soit par les armes soit par le
dialogue, qui va conduire lřun des ennemis à créer la situation
institutionnelle de lřotage. Cette institution donne son nom à la
personne qui en est victime : lřotage est en otage ; et tant lřappro-
che institutionnelle que statutaire autorise lřétude comparative du
phénomène dans le temps. Ainsi, non seulement la personne prise
en otage à toujours eu plus dřidentité, de pouvoir, de droits que
les autres dans une société donnée, mais avant tout, lřotage est
toujours un ennemi innocent considéré comme tel par les deux
adversaires. Une injustice est commise et le tiers visé est appelé à
646 Stratégique

rétablir la justice. De ce fait, son refus de répondre à lřappel de la


contrainte signe sa culpabilité. Phénomène profondément humain
qui place lřennemi innocent au cœur du conflit, la prise dřotages
a été longtemps une méthode contractuelle, basée sur une vio-
lence morale, visant à éviter la violence physique. Ce sont tou-
jours les mêmes mécanismes qui se mettent en place aujourdřhui.
Lřenlèvement évite le combat. Le siège est en fait une capitula-
tion conditionnelle programmée. Cependant, si une mutation est
identifiable, elle nřest pas tant dřordre technique quřidéologique
et pose une question grave. En lřabsence de dieux communs, de
droit partagé, les sociétés en conflit sacralisaient un homme. Ce
dernier, lřotage, incarnait le différend, imposait le dialogue et
offrait la possibilité de le résoudre. Lřotage nřétait jamais sacrifié
à lřéchec des négociations. Si mutation il y a, elle nřest pas
technique : le meurtre de lřotage pose la question de la désacrali-
sation de lřHomme au XXe siècle. Mais dans les faits, la très
grande majorité des prises dřotages continuent de sřachever par
un accord, et il est frappant de constater que le plus souvent, ni le
preneur ni le tiers nřen révèlent la teneur, comme si ce secret les
rassemblait. Aussi, cette situation obligeant le rituel de la rencon-
tre et la cessation des hostilités est avant tout une proto-
diplomatie.
Démocratie et guerre des idées
au XXIe siècle : la contre-insurrection,
une nouvelle confrontation idéologique ?
François CHAUVANCY

os démocraties rassemblées dans lřAlliance atlan-

N tique ou dans lřUnion européenne sont de plus en


plus engagées dans des guerres appelées asymétri-
ques. Dans ces engagements visant à amener une certaine paix,
lřOccident est contesté directement ou indirectement dans tous
les domaines par un ensemble dřÉtats qualifiables de non-occi-
dentaux, non comme au temps de la guerre froide sous la forme
dřun affrontement de bloc à bloc, mais dans lřobjectif historique
et naturel, car inhérent aux relations entre les groupes humains,
dřobtenir un nouvel équilibre, sinon un nouveau rapport de forces
au niveau mondial, que ce soit au profit dřun État particulier ou
dřun ensemble dřÉtats. En outre, les groupes non étatiques y
jouent désormais un rôle majeur.
Ces conflits asymétriques ou non-conventionnels sřap-
puient sur une guerre des idées, quřelles soient politiques, socia-
les, religieuses, au demeurant même ethniques. Cependant, autant
les opposants à la société occidentale sont motivés, autant celle-ci
paraît bien éloignée de toute velléité à défendre, sinon à promou-
voir fermement son modèle. Or, ce modèle donne le sens de
lřengagement de la collectivité éventuellement par son bras armé
quřest le soldat. Il définit la cause pour laquelle celui-ci sera prêt
à se battre et éventuellement à mourir sur une terre éloignée de
son propre pays. Il ne peut y avoir dřengagement militaire, même
dřune démocratie, sans idées fortes et motivantes pour le soute-
nir. Cela signifie que la volonté de vaincre de part et dřautre doit
648 Stratégique

être au moins la même, sinon légitimement supérieure dans les


forces armées occidentales…
LřOccident est-il capable de répondre aux défis des guerres
asymétriques tels que ses armées les subissent aujourdřhui ? Cela
est sans doute partiellement possible dans sa dimension politique.
Cependant, elles englobent désormais une lutte identitaire les
rendant passionnelles avec une rationalité que nous ne compre-
nons pas, sauf peut-être dans le cadre dřune soumission intellec-
tuelle et philosophique systématique dans la recherche des causes
atténuantes, notamment dans la Ŗrepentance” de Ŗfautes pas-
sées”. Elles sřappuient sur une nouvelle idéologie, cette fois à la
fois religieuse et politique, sinon ethnique, Ŗcontre” la suprématie
occidentale, faisant parfois craindre le retour dřune guerre totale.
Ainsi, cette guerre des idées, sinon par les idées, qui, dans
un conflit non-conventionnel sřappuie sur des valeurs fortes pour
les démocraties occidentales, est à soutenir dans la durée, en
amont, pendant et sinon surtout après la résolution de la guerre.
Elle sřexprime ensuite au niveau du théâtre des opérations par la
bataille des perceptions qui vise à convaincre lřadversaire de
lřinutilité de son combat et de sa cause peu acceptable pour la
paix. Sans succès clair dans cette bataille de longue haleine, le
conflit ne pourra pas trouver une fin honorable pour les deux
parties. Guerre des idées et bataille des perceptions sont donc
désormais essentielles pour les engagements militaires des démo-
craties occidentales à travers une approche globale du conflit,
cřest-à-dire une stratégie qui ne fait pas uniquement appel à sa
dimension militaire, même si elle représente un facteur incon-
tournable du rapport de forces.
Il nous faut donc redéfinir ce quřest la société occidentale
aujourdřhui, déterminer pourquoi et contre qui elle doit se proté-
ger, enfin expliquer comment elle peut engager la guerre des
idées et la bataille des perceptions.

SOCIÉTÉ OCCIDENTALE ET MONDE NON-


OCCIDENTAL
Malgré ses succès, le modèle occidental est de plus en plus
rejeté par le monde non-occidental, dont le premier lien est celui
de lřopposition à la société occidentale. Cependant, lřOccident
reste un concept flou quřil nous faut tenter de préciser.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 649

Évolution depuis le XXe siècle de la notion d’Occident


Hier, la société occidentale pouvait être définie comme
européenne et chrétienne. Elle sřaffichait puissante, conquérante,
dominatrice. Cet Occident chrétien et blanc, ce qui est sans doute
aussi une cause des tensions contemporaines, dominait peu ou
prou le monde, que ce soit politiquement, militairement, culturel-
lement ou économiquement. Il proposait, sinon imposait, sa
vision du monde dans la résolution des conflits en créant la
Société des Nations puis lřONU, dont près des deux tiers du
budget sont assurés par lřOccident, dans la promotion des libertés
individuelles et des droits de lřhomme par la révolution
américaine de 1776, la révolution française de 1789, enfin par la
Déclaration universelle des droits de lřhomme de 1948.
Aujourdřhui, lřappartenance à lřOccident se justifie par une
référence historique, culturelle et finalement peu religieuse à la
chrétienté, à la civilisation qui en est issue et aux valeurs, notam-
ment dans une certaine conception humaniste de lřêtre humain,
qui unissent ses États et ses peuples. En effet, initialement
européen, cet Occident a élargi son emprise géographique en
devenant euro-américain avec les États-Unis et le Canada, avec
un élargissement à lřAustralie et à la Nouvelle-Zélande.
La nouvelle société occidentale pourrait donc se définir
comme un groupe dřÉtats et de nations partageant les mêmes
valeurs démocratiques et le même respect des caractéristiques
sociétales de ceux qui la composent. Elle sřappuie notamment sur
une adhésion de lřindividu au modèle social et culturel majori-
taire. Néanmoins, cette société occidentale existe aussi par une
compréhension commune de sa sécurité collective. Lors du débat
sur la réintégration de la France dans lřOTAN, le président de la
République lřa exprimé très clairement le 11 mars 2009 : ŖLa
France (…) fière d‟être ce qu‟elle est, une démocratie libre, une
démocratie européenne et une démocratie occidentale (…). Et la
France sait, aussi, qui sont ses alliés et qui sont ses amis : et je
n‟ai pas peur de dire que nos alliés et nos amis, c‟est d‟abord la
famille occidentale”.
Il sřagit donc bien dřune appartenance civilisationnelle et
sécuritaire. De fait, elle exclut la Turquie, présente pourtant dans
le club occidental par lřOTAN, catalyseur potentiel des minorités
musulmanes en Europe malgré sa laïcité qui est aujourdřhui
fragilisée et ses références à lřOccident depuis Kemal Atatürk.
650 Stratégique

Elle exclut aussi Israël, dont les liens avec le monde occidental
sont anciens en raison de la présence de cette minorité religieuse
dont on ne peut négliger lřinfluence et son statut particulier au
sein des États occidentaux depuis la seconde guerre mondiale,
dřautres démocraties comme le Japon. Les questions restent
posées sur lřAmérique du Sud, pourtant aux valeurs chrétiennes
prononcées, mais qui nřest pas considérée comme faisant partie
du monde occidental, montrant que le critère de la chrétienté
nřest pas le facteur principal de lřappartenance à lřOccident.
Cet ensemble de critères conduit à définir une société occi-
dentale à laquelle nous nous référons, mais aussi aux
changements qui la secouent dans ce XXIe siècle. Peut-on dire
pour autant que cette conception de lřOccident puisse finalement
être lřexpression dřune civilisation comme cela est souvent
déclaré et donc être un acteur éventuel dřun choc des idées, sinon
des civilisations ?

Civilisation occidentale ou civilisation universelle


En effet, comment définir la civilisation occidentale
aujourdřhui ? Samuel Huntington, décédé le 24 décembre 2008, a
bien étudié ce quřest lřOccident et a identifié la problématique du
choc des civilisations1 qui est devenu une expression connue. Se
référant à la pensée des Lumières du XVIIIe siècle, la civilisation
occidentale vue par lřEurope désigne ce que les sociétés civili-
sées ont en commun, comme les villes et la culture écrite, qui les
distinguent des sociétés primitives et barbares. Le concept de
civilisation universelle, caractéristique de lřOccident, est issu de
cette compréhension de la mission civilisatrice de lřEurope. Au
e
XIX siècle, lřidée de Ŗla responsabilité de l‟homme blanc” a
servi à justifier lřexpansion politique occidentale et la domination
économique sur le monde non-occidental. Cette civilisation uni-
verselle présuppose, en outre, le besoin que les autres civilisa-
tions auraient à imiter les pratiques et les institutions occiden-
tales. Elle Ŗpeut désigner les principes, les valeurs et les doc-
trines auxquels adhèrent nombre d‟occidentaux et de représen-

1
Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1996,
402 p. On ne peut quřinviter à lire cet ouvrage pour ne pas se limiter au simple
titre politicoŔmédiatique et pour réfléchir sur le fond. Le lecteur comprendra
mieux alors les réactions négatives de lřintelligentsia française.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 651

tants d‟autres civilisations”2. S. Huntington lřappelle la culture


de Davos. La notion de civilisation universelle conduit aussi à
croire que les non-occidentaux Ŗsřoccidentaliseront” en consom-
mant plus de produits occidentaux : ŖL‟universalisme est l‟idéo-
logie utilisée par l‟Occident dans ses confrontations avec les
cultures non-occidentales”3. Or, comme le rappelle très juste-
ment S. Huntington, la civilisation occidentale Ŗest loin de former
une culture universelle, et les dirigeants qui la partagent ne sont
donc pas nécessairement en position de force dans leur propre
société”.
Lřautre expression de cette suprématie est celle du dévelop-
pement de lřinformation globalisée, alors que les agences de
presse mondiales sont américaines et européennes et dominent la
collecte et la diffusion mondiales des informations notamment en
accord avec leur déontologie. Par ailleurs, les mêmes images
visuelles transmises simultanément à travers le monde, suscitent
des perceptions différentes en fonction des audiences. Lřampleur
de cette domination occidentale est ainsi une source importante
de ressentiment et dřhostilité des non-occidentaux à son égard qui
contestent son approche occidentale des problèmes mondiaux.
Cela explique le développement de chaînes de télévision non-
occidentales à diffusion mondiale grâce à la technologie et
internet, pour établir une contre-influence et donner, sinon cons-
truire, une perception différente.

Les faiblesses de l’Occident


Aujourdřhui, sa domination est contestée par un monde que
lřOccident a lui-même créé par une mondialisation pour les
besoins du marché. Cela sřest accompagné dřun affaiblissement
des valeurs traditionnelles des sociétés au profit de lřoctroi de
droits de plus en plus importants à lřindividu au détriment des
devoirs envers le collectif, cřest-à-dire une domination de lřinté-
rêt particulier au détriment de lřintérêt général, finalement un fort
individualisme existant peu dans le monde non-occidental, créant
de fait un choc des cultures plus quřun choc des civilisations.
Autant, hier, nos nations étaient relativement homogènes
que ce soit sur le plan ethnique ou religieux, tout en se faisant

2
Ibid, p. 58.
3
Ibid, p. 67.
652 Stratégique

allégrement la guerre dans une logique le plus souvent politique


par le moyen de la domination militaire sur lřautre, autant
aujourdřhui nos sociétés voient leur cadre référentiel sřestomper,
se diluer, sinon être remis en cause par lřéchec dřune citoyenneté
unique affirmée. Nous assistons au refus de ce quřon pourrait
appeler une identité nationale sřappuyant sur les droits et les
devoirs de chaque individu au sein dřune communauté nationale,
au profit dřun communautarisme grandissant et donc de lřaffai-
blissement dřun engagement de lřensemble de la société lorsque
cela est nécessaire. Ainsi lřindividu choisit la cause quřil veut
bien défendre, comme lřaide humanitaire plus valorisante ou
même lřactivisme violent en fonction des causes. Cřest aussi le
refus du fait majoritaire au profit du respect des différences des
autres sous toutes leurs formes, quřelles soient médicales, ethni-
ques, religieuses… Cřest aussi la dimension compassionnelle de
lřOccident qui sřautolégitime en se donnant bonne conscience,
mais qui lřaffaiblit vis-à-vis de ses contradicteurs, alors que le
rapport de forces entre les civilisations change. Effectivement,
lřinfluence relative de lřOccident décline ; la puissance écono-
mique, militaire et politique des civilisations asiatiques sřaccroît ;
lřislam explose sur le plan démographique, ce qui déstabilise les
pays musulmans et leurs voisins ; enfin, les civilisations non-
occidentales réaffirment la valeur de leur propre culture.
Aujourdřhui, lřOccident nřest plus désormais le seul à être
puissant, Ŗle monde est divisé en une entité occidentale et une
multitude d‟entités non-occidentales”4. Ces entités constituent un
monde non-occidental hétérogène qui se définit par opposition à
lřOccident, qui veut bien de la modernisation quřil propose mais
ne veut pas ou plus être occidentalisé.

Le contexte d’emploi des forces armées occidentales


Il nous faut définir dans quel contexte intérieur et interna-
tional lřaction des forces armées occidentales se situe aujour-
dřhui. Elles ont en effet pour vocation de défendre le système
démocratique occidental et non dřentreprendre une guerre
dřagression. Par son respect des règles définies par la commu-
nauté internationale, une démocratie nřest pas agressive malgré
cette perception ancrée dans nombre dřÉtats non-occidentaux.

4
S. Huntington, op. cit., p. 31.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 653

Elle subit plus la guerre quřelle ne la fait, elle la perçoit comme


une épreuve. Cela ne signifie pas quřelle ne soit pas capable de
lřassumer et donc de la conduire, mais elle assumera cette obliga-
tion à reculons, laissant lřadversaire atteindre les limites de ce qui
est acceptable avant de sřengager dans un conflit où le coût élevé
est évident en absence de surprise face à un ennemi ayant eu le
temps de sřorganiser. En application de la charte des Nations
unies sur le droit à la légitime défense, que ce soit dans le traité
de Lisbonne ou dans la charte de lřOTAN, la solidarité des États-
membres sřexprimerait uniquement dřailleurs en cas dřagression
contre lřun dřentre eux. Le recours à la force dans un cas diffé-
rent serait soumis au mandat donné par le Conseil de sécurité,
avec toute ce que cela implique comme négociation, lenteur de la
prise de décision et montée en puissance progressive avant
lřaction, sans compter lřaction des États non-occidentaux.
Finalement, dans ce contexte, le soldat occidental ne sait
plus comment faire la guerre face à la complexité dans laquelle il
est engagé. Dřabord, il faut constater lřaffaiblissement du sens
national au point que certains soldats, par exemple en France, de
confession musulmane, refusent de servir en Afghanistan. La
nouvelle idéologie du respect à la différence a affaibli le concept
même de nation Ŗà la française” avec sa conséquence sur le
sentiment dřappartenance à la communauté nationale, donc
dřidentité, et sur la notion de citoyenneté qui amène le citoyen à
prendre les armes pour son pays par devoir. Cřest aussi le
problème de la qualification de lřadversaire avec ces ennemis
combattants, ne dépendant pas dřun État, sans uniforme, sans
déclaration de guerre permettant de donner un statut de prisonnier
conformément aux conventions de Genève, dont il faut se
demander sřil ne faudrait pas les faire évoluer sans oublier la
juridiciarisation des conflits. Cřest aussi le vocabulaire Ŗpoliti-
quement correctŗ choisi : crise, stabilisation, reconstruction. Le
mot Ŗguerre” est refusé. La grande sensibilité aux autres cultures
en contact sur les théâtres dřopération conduit même à déployer
des conseillers GENDAD (gender adviser) au sein des états-
majors pour prendre en compte les relations avec les populations
musulmanes en sřappuyant sur un dialogue en fonction du sexe…
654 Stratégique

CONTRE QUI OU QUOI, DANS QUEL TYPE DE


GUERRE ?
Le contexte de lřemploi des forces est devenu extrêmement
complexe. Il nécessite la définition de lřAutre et du type du
conflit dans lequel les forces armées occidentales sont engagées
afin de déterminer les conditions de la guerre des idées et de la
bataille des perceptions. Cette désignation sémantique des belli-
gérants doit orienter le sens du combat. Lřidentification des
acteurs de ce type de guerre est un acte fondamental. En effet,
peut-on combattre sans savoir contre qui, au service de quelle
idéologie, dans quel type de guerre ?

Définir les acteurs


Pour soutenir la légitimité de lřaction, les sociétés démocra-
tiques doivent donc être en mesure dřexprimer avec force et
conviction leurs idées. Il leur faut aussi identifier clairement celui
qui les agresse pour orienter les choix stratégiques afin de les
accompagner en expliquant sinon en persuadant de leur justesse.
Le général Delmas rappelait lřune des caractéristiques du
combattant adverse de la guerre révolutionnaire que lřon peut
assimiler à la guerre non-conventionnelle moderne. Celle-ci est
une guerre de Ŗmilitant” dont sa guerre est Ŗla seule juste, puis-
qu‟elle fait triompher la justice, tuer est nécessaire pour la
vérité”. Pour ce soldat militant, il y a le bien et le mal, Ŗtout
mensonge devient vérité s‟il aide l‟histoire à s‟accomplir selon
son sens”. Il lutte pour imposer sa vérité. Il ne discute pas sur la
légitimité de son action. Seule compte la signification quřil
attribue à cette action. Une autre caractéristique de cette guerre
est la cruauté et donc lřutilisation de la terreur qui Ŗest organi-
quement liée au phénomène révolutionnaire” en voulant Ŗchan-
ger le monde par la rupture”.
Aujourdřhui, le corpus doctrinal français interarmées fait
référence à lřadversaire irrégulier5 qui, affrontant nos forces,
exprime la confrontation entre des systèmes politiques, sociaux,
culturels et stratégiques différents. Il doit être nommé en tant que
tel par le pouvoir politique. Cela répond en partie à lřabsence de

5
PIA-00.180 du 22 mai 2008, ŖConcept des opérations contre un adversaire
irrégulierŗ.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 655

qualification juridique pour ce type dřadversaire. Cette notion


vise principalement les organisations non-gouvernementales ar-
mées qui recherchent la prise du pouvoir. Lřadversaire irrégulier
peut participer à la stratégie indirecte dřun État ou dřune autre
organisation, menée à des fins politiques ou économiques. Il est
cependant le plus souvent une faction de guerre civile poursui-
vant un but politique de type revendicatif (mouvements de
partisans, de résistance, ou de Ŗlibération nationale”). La notion
dřadversaire irrégulier doit également considérer deux entités,
dont les desseins sont de nature différente, mais qui sont très
souvent consubstantielles à son dispositif de soutien :
 les mouvements terroristes transnationaux qui défendent une
vision du monde et de son organisation sociale en opposition
avec celle des nations occidentales ;
 les organisations criminelles recherchant le profit, notamment
celles relevant du crime organisé et adossant leurs activités à
des États faibles ou faillis, de même que les bandes armées
locales.

Cependant, cet aperçu doctrinal ne paraît pas prendre en


compte lřensemble de la problématique de lřennemi. Un autre
axe de réflexion pourrait donc être la notion de source dřoppo-
sition. En effet, volontairement ou pas, les démocraties ne qua-
lifient pas lřennemi de tel 6. Aussi, la notion de Ŗsource dřoppo-
sition” peut contribuer à déterminer cet ennemi dissimulé et
permet de conduire cette guerre non déclarée. Ce terme géné-
rique nomme toute force ou acteur, militaire ou civil, suscep-
tible d’influer négativement, volontairement ou involontaire-
ment parfois, sur notre capacité à prendre les décisions
contribuant à notre sécurité. Il sřagit bien de préserver notre
capacité à décider en ne laissant pas la maîtrise de lřenviron-
nement informationnel aux seules sources dřopposition.
Il faut aussi oser qualifier les acteurs du combat sans timi-
dité ni crainte. La terminologie reste très importante, non seule-
ment parce quřelle doit définir le sens du combat et les acteurs du
conflit, mais aussi parce quřelle est utilisée, hier par la propa-
gande, aujourdřhui par une communication mondialisée. Une

6
Colonel Chauvancy, ŖConceptualiser lřennemiŗ, Cahiers du CESAT
n° 6, octobre 2006, pp. 47-52, www.cesat.terre.defense.gouv.fr
656 Stratégique

source dřopposition qui prend les armes contre les forces armées
occidentales est un ennemi.
Enfin, la bataille pour la population est une caractéristique
majeure des guerres non-conventionnelles. La population devient
localement un enjeu quřil faut conquérir en raison du soutien
quřelle peut apporter par conviction, par nécessité ou par peur
aux belligérants : Ŗla population constitue ce terrain différent. Si
l‟insurgé parvient à dissocier la population du loyaliste, à la
contrôler physiquement et à obtenir son soutien actif, il gagnera
la guerre”7. Comme le rappelait à nouveau le colonel Trin-
quier, ŖL‟enjeu de la guerre moderne est la conquête de la
population”. En fonction de sa position, elle peut être une source
dřopposition passive ou active, une alliée. Aujourdřhui comme
hier, cela se traduit par la remise en cause de la légitimité
supposée des sources dřopposition auprès de la population.

Quel cadre doctrinal pour les guerres non-conventionnelles ?


Le terme de Ŗguerre non-conventionnelleŗ utilisé jusquřà
cet instant exprime cependant la difficulté de qualifier ce type de
guerre dans le langage doctrinal dřaujourdřhui. Il évoque, bien
sûr, la guerre asymétrique, lřinsurrection et son pendant, la
contre-insurrection, la rébellion et la contre-rébellion, la guerre
irrégulière. Les modes dřaction de Ŗlřadversaireŗ contre lesquels
lřOccident se doit de réagir sont la guérilla8, le terrorisme9 et
peut-être, ce que lřon oublie aujourdřhui, la subversion. Aucun
terme néanmoins nřest neutre et cette situation mérite que lřon
sřy attarde pour mieux préciser lřengagement des États
occidentaux dans ces conflits du XXIe siècle.

7
Daniel Galula, Contre-insurrection : théorie et pratique, Economica,
première édition 1964, 213 p., p. 16. Le terme de Ŗloyalisteŗ est utilisé par
Daniel Galula pour définir les forces loyales au gouvernement face à lřinsur-
rection. Nous utiliserons lřexpression Ŗforces armées occidentalesŗ.
8
Opérations militaires et paramilitaires, conduites en général en territoire
ennemi ou hostile, principalement par des forces militaires ou paramilitaires
autochtones ; lutte armée menée par des partisans ou des groupes clandestins
se battant le plus souvent contre le pouvoir en place.
9
Emploi illégal ou menace dřemploi illégal de la force ou de la violence
contre les personnes ou les biens, afin de contraindre ou dřintimider les
gouvernements ou les sociétés dans le but dřatteindre des objectifs politiques,
religieux ou idéologiques.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 657

De quoi parle-t-on donc ? De lřinsurrection, de la rébellion


ou de la guerre irrégulière ? La notion de guerre irrégulière
sřavère tout à fait intéressante dans un monde juridiciarisé
comme aujourdřhui. La guerre irrégulière est une guerre dans
laquelle les règles conventionnelles de la guerre pour imposer sa
vision de la victoire ne sont pas appliquées par au moins un des
belligérants, que ces règles soient politiques (recherche dřune
solution pacifique et équilibrée en vue des intérêts des parties
prenantes et en fonction du droit international), militaires (par le
type dřemploi des forces armées, quřelles soient structurées ou
pas), économiques (menaces sur des infrastructures vitales, des
voies dřapprovisionnement, des enjeux financiers), juridiques
(non respect de la charte des Nations unies, du droit humanitaire,
recours à la violence), éthiques ou morales (intolérance reli-
gieuse, ethnique ou politique). Pour résumer, les règles commu-
nément admises pour limiter le recours à la force sont transgres-
sées par les sources dřopposition en vue des fins poursuivies par
les sources dřopposition luttant contre les forces armées occi-
dentales. Cependant, la notion de guerre irrégulière ne paraît pas
susciter lřadhésion de la communauté doctrinale française qui
sřoriente vers les termes dřinsurrection et de rébellion.
Au niveau interarmées et à partir dřune vision nationale, le
CICDE10 définit lřinsurrection comme un soulèvement armé ou
une révolte contre le pouvoir en place. Les personnes agissant
durant une insurrection sont des insurgés qui visent le renverse-
ment du pouvoir en place avec une participation active et
significative de la population à lřaction menée par les insurgés. Il
y a donc une remise en cause de la légitimité du pouvoir en place.
Lřinsurrection met aux prises des belligérants du même État,
mais dont lřun est globalement maître de lřensemble du territoire.
Les insurgés combattent un pouvoir local, possédant le contrôle
de lřadministration en place, de la police et des forces armées.
Une rébellion est quant à elle juridiquement définie comme le fait
dřopposer une résistance violente à une personne dépositaire de
lřautorité publique ou chargée dřune mission de service public si
lřon se réfère à la France. Il sřagit, en général, de lřaction armée
dřun groupe, quřil soit politique, ethnique, religieux, pourquoi
pas mafieux, dont lřobjet est de modifier la situation politique
établie. Dans les deux cas, les uns et les autres peuvent être

10
Centre Interarmées de Concepts, de Doctrine et dřEvaluation.
658 Stratégique

soutenus de lřextérieur. Comme le CICDE le spécifie, la princi-


pale différence qui existe entre ces deux notions (insurrection et
rébellion) consiste en la participation active de la population à la
première (insurrection) et pas à la seconde (rébellion).
Quant au type de guerre à mener par les forces armées
occidentales, selon lřOTAN, en attente dřune définition officielle,
la contre-insurrection est lřensemble des actions politiques, éco-
nomiques, sociales, militaires, juridiques, civiles et psycholo-
giques pour défaire une insurrection. Selon lřarmée de terre, la
contre-rébellion11 Ŗest un mode d‟action qui consiste à neutrali-
ser une organisation qui pratique la violence armée sous la
forme de guérilla ou de terrorisme, en réduisant sa liberté de
manœuvre par confinement, ou bien en l‟éliminant par des effets
de réduction et de désagrégation. Le niveau d‟engagement dans
ce type de lutte dépend de l‟option politique nationale ou inter-
nationale retenue, du rapport de force sur le terrain et de l‟atti-
tude de la populationŗ. La contre-rébellion a donc une portée
moindre que la contre-insurrection et apparaît comme plus orien-
tée vers des actions militaires, même si une action globale et
coordonnée avec lřensemble des intervenants, y compris civils,
est nécessaire, puisquřil faut séparer les entrepreneurs de violence
de la population. Nous retiendrons donc comme expressions
celles de la contre-insurrection et de source dřopposition.

Maîtriser l’environnement informationnel


La globalisation de lřinformation permet à tout acteur étati-
que ou non dřexercer une influence sur le processus décisionnel
dřune démocratie. Préserver ou être capable de soutenir les condi-
tions politiques dřun engagement militaire est un préalable incon-
tournable à la réussite dřune opération, quřelle soit une projection
de puissance ou une projection de forces. Cette capacité à
influencer les audiences identifiées (décideurs civils et militaires,
leurs conseillers proches, segment dřune population…) sřexerce
dans un environnement informationnel qui se définit comme un
espace virtuel et physique dans lequel l’information est reçue,
exploitée et diffusée. La notion d’information comprend aussi
bien l’information elle-même que les systèmes d’information.

11
Centre de doctrine dřemploi des forces, Doctrine de la contre-rébellion,
FT13, 2009.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 659

Les différents acteurs d’une crise ou d’un conflit y inter-


viennent pour entraver ou soutenir la stratégie choisie. Les
enjeux en sont non seulement la crédibilité, par exemple de la
France ou de la coalition dont elle peut faire partie, mais aussi
lřexpression indirecte de sa puissance en appui de sa politique
étrangère dans tous ses aspects : diplomatie, économie, emploi de
ses forces armées ...
La perception extérieure des actions occidentales doit aussi
être prise en compte, alors que la guerre menée par ceux qui
nřacceptent pas les valeurs de lřOccident vise à faire douter celui-
ci de leur pertinence. Le Livre blanc rappelle que Ŗla puissance
occidentale, l‟obsession de sécurité qui l‟anime depuis 2001, la
façon dont elle s‟exprime, sont souvent perçues comme agres-
sivesŗ12. Par ailleurs, les moyens utilisés par les sources dřoppo-
sition ne sřappuient pas en général sur le recours direct à la force,
compte tenu de la suprématie militaire occidentale. La guerre
idéologique et de propagande menée par les sources dřopposition,
sřappuyant sur une communication mondialisée, lřémotion et les
actes terroristes, est un mode dřaction privilégié et sřinfiltre dans
nos sociétés en retournant à leur encontre les valeurs prônées par
les démocraties. Le facteur humain dans sa dimension émotion-
nelle et souvent irrationnelle des conflits, les engagements
notamment idéologiques de ceux qui nřacceptent pas nos sociétés
démocratiques, sont donc à prendre en considération aujourdřhui
dans nos réflexions.
Aussi, pour permettre la sortie de crise, lřatteinte des objec-
tifs de la guerre constituant en quelque sorte la Ŗvictoireŗ
sřappuie sur la légitimité13 de cet engagement occidental et sur la
perception du résultat obtenu en agissant dans lřenvironnement
informationnel.

GUERRE DES IDÉES, BATAILLE DES PERCEPTIONS


ET CONTRE-INSURRECTION
La guerre des idées est donc fondamentale et sřapplique sur
le théâtre des opérations par le façonnage de la perception des
acteurs du conflit.

12
Livre blanc, 2008, p. 35.
13
Les cahiers du CEREM, La Légitimité des interventions militaires, mars
2008, 77 p.
660 Stratégique

Une approche globale incluant la persuasion


Lřécole de pensée militaire française avait identifié la
nécessaire approche globale dont on parle aujourdřhui, la diffé-
rence majeure étant quřhier le but était la colonisation, quřau-
jourdřhui cřest la stabilisation pour préparer et réussir une sortie
de crise en laissant un État en mesure dřassumer ses respon-
sabilités. Dans la tradition française de la guerre outre-mer,
Gallieni à Madagascar donne déjà les instructions suivantes dans
ses directives du 22 mai 1898 : ŖLe seul moyen d‟arriver à la
pacification dans notre nouvelle colonie est d‟employer l‟action
combinée de la force et de la politiqueŗ. En 1937, le lieutenant-
colonel de Monsabert, devenu général dřarmée et député après la
seconde guerre mondiale, préconise pour soumettre lřennemi
Ŗl‟emploi intense de l‟action politique et l‟emploi mesuré de la
forceŗ14, ce dernier point dřune compréhension bien différente de
la notion de recours disproportionnée à la force, instrumentalisée
aujourdřhui par politiques et médias15. Le colonel Trinquier
souligne aussi que Ŗla victoire ne dépend plus uniquement d‟une
bataille sur le terrainŗ16. D. Galula écrit enfin dans le contexte de
la contre-insurrection que Ŗles interactions entre les opérations
politiques et militaires deviennent si fortes qu‟on ne peut plus
nettement les séparer ; au contraire, toute opération militaire
doit être planifiée en prenant en compte ses effets politiques, et
vice versaŗ17. Bien que cela soit dans la logique dřun conflit
considéré comme interne à son époque, D.Galula aborde la di-
mension interministérielle et finalement lřapproche dite Ŗglobaleŗ
contemporaine du règlement des conflits, qui fait appel aux outils
de puissance de lřÉtat, éventuellement élargis à une action collec-
tive des États coalisés.

14
Lieutenant-colonel de Goislard de Monsabert, En relisant Bugeaud et
Lyautey, Charles Lavauzelle & Compagnie, Paris, 1937, 202 p., p. 13.
15
Article 57 du protocole 1 de 1977 des Conventions de Genève : le principe
de proportionnalité commande de s‟abstenir de lancer une attaque dont on
peut s‟attendre qu‟elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la
population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux
biens de caractère civil ou une combinaison des pertes ou dommages qui
seraient excessifs par rapport à l‟avantage militaire concret et direct attendu.
16
Colonel Roger Trinquier, La Guerre moderne, La Table Ronde, Paris,
1961, 202 p., p. 16. Voir aussi Guerre, Subversion, Révolution, 1968, dans
lequel il établit une doctrine de la contre-insurrection.
17
Daniel Galula, op. cit., p. 18.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 661

La notion dřapproche globale, esquissée hier et presque


panacée dřaujourdřhui, correspond grandement à cette vision des
conflits, car Ŗla guerre n‟est qu‟une partie des rapports politi-
ques, et par conséquent nullement quelque chose d‟indépen-
dantŗ18. Elle doit être comprise comme destinée à mettre davan-
tage en cohérence les actions dřune alliance comme lřOTAN et
des acteurs non-militaires déployés sur les théâtres dřopérations.
Cette cohérence est assurée par une prise en compte permanente
de lřenvironnement informationnel et donc du champ des
perceptions.

Définir une “contre-cause” pour s’opposer à la cause des


sources d’opposition
Aujourdřhui comme hier, lřélaboration dřune contre-cause
est une nécessité. Elle serait, en fait, une action politique définie
par les forces gouvernementales et coalisées sur le terrain en
accord avec le pouvoir politique local. Influencer sans idée-force
nřaura aucun effet. Actions politiques comprenant la reconstruc-
tion au profit des populations, actions de persuasion pour faire
comprendre et adhérer, actions des forces doivent donc être enga-
gées en fonction du résultat cherché et en coordination étroite au
niveau stratégique pour afficher une lisibilité des actions civiles
ou militaires sur le terrain.
La guerre de contre-insurrection doit faire lřobjet dřune
préparation politique pour faire face à ce qui est probablement le
problème le plus difficile de la guerre : sřarmer de cette Ŗcontre-
cause compétitiveŗ, cřest-à-dire qui emporte lřadhésion de ceux
qui la font et peut au moins neutraliser les orientations politiques
des sources dřopposition. Il sřagit de Ŗprouver que le statu quo
loyaliste est plus profitable à la population que la révolution
prônée par les insurgés. Les loyalistes doivent donc tout simple-
ment inventer une contre-causeŗ19. Celle-ci, en phase avec les
objectifs du niveau stratégique, doit être définie à partir du
terrain. Les forces armées occidentales parient sur le fait que dans
le long terme, la raison lřemportera sur la passion, mais elles
doivent sřassurer que cette proposition est réellement voulue par
les populations locales. Elles doivent, dřune manière ou dřune

18
Ibid, p. 50.
19
Ibid, p. 115.
662 Stratégique

autre, élaborer un programme de réformes applicables, visant


notamment à rallier une indispensable minorité favorable.
La question est de savoir dans quelle mesure cette orien-
tation est applicable aujourdřhui dans une opération contre-insur-
rectionnelle extérieure. En lřoccurrence, soutenir le régime léga-
lement élu dřun État reste pertinent puisquřil sřagit de le con-
forter, sans occulter que cet État est responsable de la dimension
politique de lřaction à mener. En respectant les lignes politiques
de la nation-hôte, les forces armées occidentales contribuent à sa
stabilité en lui donnant une légitimité supplémentaire. Cependant,
la légitimité initiale de lřÉtat soutenu peut être faible et cřest
souvent le cas aujourdřhui avec le paradoxe suivant : la légitimité
sur laquelle se fondent désormais les forces gouvernementales est
étayée par une coalition, alors quřelle devrait trouver son assise
dans son aspect national.

Une nécessaire autonomie politique du chef militaire sur le


terrain
Cependant, une différenciation peut être faite entre le
pouvoir politique qui est clairement désigné comme lřéchelon de
décision et lřaction politique que le militaire peut être amené à
appliquer sur le terrain. Dès lors que des opérations militaires
sont en contact permanent avec des populations parce que la
sécurité ne permet pas le déploiement de personnel civil, les
tâches civiles conduites par les forces armées deviennent des
actions politiques. En effet, si lřon suit Galula, lřinsurgé justifie
son action par une Ŗbonneŗ cause dont il faut le priver. Il remet
en cause à terme la supériorité initiale possible de lřidéologie de
lřinsurrection, notamment par un changement dřattitude de la
population au cœur du conflit par Ŗson besoin vital de sécuritéŗ
qui soutiendra finalement la contre-cause. Les questions qui se
posent et qui influeront sur la propagande sont alors : ŖQuel est
celui des opposants qui offre la meilleure protection, celui qui
menace le plus, celui dont la victoire est la plus probableŗ ?
Enfin, les opérations de coercition et la détermination affichée
restent essentielles : ŖLa population ne se ralliera que lorsqu‟elle
sera convaincue que les loyalistes ont la volonté et les moyens de
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 663

gagner. Quand la vie d‟un homme est en jeu, des actions de


propagande ne suffisent pas pour le convaincreŗ20.
La question de lřautonomie politique du militaire en opéra-
tion se pose donc, car il sřagit dřintégrer les actions politiques au
sein des forces de contre-insurrection. Lřétat-major dřune force
dans une guerre conventionnelle est généralement organisé
autour de deux grandes fonctions : Ŗrenseignement Ŕ opérationsŗ
et Ŗlogistiqueŗ. Cependant, selon D.Galula, pour un état-major de
contre-insurrection, Ŗil est impératif de disposer d‟une troisième
fonction “politiqueŗ, de même poids que les autres. L‟officier en
charge de cette fonction doit garder un œil sur toutes les affaires
liées à la politique ou au monde civil. Il doit conseiller- ses chefs
et se faire entendre tout au long du processus de planification,
pour éviter que les plans soient trop avancés pour pouvoir être
modifiésŗ21. Un lien organique doit donc être assuré avec la
composante civile pour travailler en relation étroite et réduire le
risque de divergence entre les actions civiles et militaires.
Cette solution du troisième homme est donc une adaptation
réaliste à la contre-insurrection. Concentrant aujourdřhui les com-
pétences, notamment opérations militaires dřinfluence et
coopération civilo-militaire (CIMIC), éventuellement Ŗcommuni-
cationŗ, sous une même autorité dřemploi, elle permettrait sans
doute aussi de réorganiser aujourdřhui des états-majors disposant
dřun grand nombre de conseillers (conseiller juridique, diplomati-
que, Ŗcoordinateur des opérations dřinformationŗ) directement
affectés auprès du commandant dřune force (COMANFOR). De
même, plus que dans toute autre forme de guerre, il faut dans la
guerre de contre-insurrection respecter le principe de lřunicité du
commandement. Un seul et même chef doit diriger les opérations,
en lřoccurrence le COMANFOR. Il ne serait pas incohérent dans
ce cas de mettre sous son autorité les composantes civiles com-
plémentaires, afin de préparer celles-ci à prendre la relève ou à
accompagner les forces pour agir immédiatement là où le niveau
de sécurité a atteint un seuil acceptable.
Une autre raison de cette autonomie politique est enfin celle
de la responsabilité du chef militaire dans lřengagement de ses
soldats sur les combats. Aujourdřhui, les pertes sur le terrain, mê-
me peu élevées, ont des conséquences politiques hors du théâtre

20
Ibid, p. 117.
21
Ibid, p. 137.
664 Stratégique

des opérations. Or, les ordres dřengagement sont de sa responsa-


bilité, dans un compromis entre des directives nationales et les
ordres dřune coalition à laquelle il appartient le plus souvent. En
ce sens, seul point dřentrée du niveau stratégique, compte tenu
des conséquences possibles, il doit disposer de cette autonomie
politique pour conduire la contre-insurrection dans une approche
globale au niveau opératif.

Mobiliser par ses idées


D. Galula souligne quřŖIl ne suffit pas de définir le but
(gagner le soutien de la population) de façon grossière ; il faut
également expliquer comment on va y arriver (…). Il faut aussi le
faire de telle façon que les hommes qui mènent la contre-insur-
rection, qu‟ils soient politiciens, fonctionnaires, économistes, tra-
vailleurs sociaux ou militaires, disposent d‟une certaine marge
d‟initiative tout en restant sous le contrôle du gouvernementŗ22.
Une coalition doit donc développer une stratégie dřinfluence à
partir des idées quřelle prône. Cette stratégie vise à persuader tout
décideur allié, neutre ou opposé que les objectifs et les modes
dřaction choisis pour atteindre le volet militaire de lřétat final
recherché sont légitimes, pertinents, crédibles et efficaces. Avant,
mais aussi pendant ou après un conflit, elle agit dans les champs
de la compréhension et de la perception des individus ou des
entités pour contribuer à construire une situation favorable,
prévenir aussi une décision défavorable aux intérêts nationaux,
sinon dřune coalition. Stratégie dřinformation et stratégie de
communication construisent la crédibilité des messages, éven-
tuellement en proposant des modifications à la stratégie générale
adoptée en prenant en compte que Ŗla diffusion instantanée de
l‟information qui caractérise le rythme des crises impose
d‟autres stratégies de communication et d‟information tout au
long de son déroulementŗ23. Elles contribuent aussi à faire de
lřÉtat ou de la coalition une source crédible dřinformation.
Se référer à la stratégie dřinformation et à la stratégie de
communication nřest pas uniquement sémantique. Cela pose la
question du niveau de conceptualisation de lřinfluence et des
zones dřaction ou de compétences afin dřidentifier qui fait quoi

22
Ibid, p. 125.
23
Livre blanc, p. 191.
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 665

pour quelle efficacité ou effet. La stratégie dřinformation définit


lřapplication de la stratégie générale dans le domaine de lřinfor-
mation pour lřensemble des acteurs, civils et militaires, pouvant
contribuer à la résolution dřune crise. Elle agit en synergie avec
lřemploi des outils économiques, diplomatiques, militaires pour
donner du sens et obtenir les effets désirés dans la poursuite de
lřétat final recherché. La stratégie de communication se réfère à
la politique gouvernementale de communication ou de la coali-
tion. Par une approche globale du conflit, il sřagit bien alors de
neutraliser, sinon de détruire, la capacité de nuisance de la (ou
des) source (s) dřopposition par une synchronisation et une com-
binaison des effets recherchés et obtenus par des actions mili-
taires, économiques, diplomatiques et informationnelles.

De la contre-propagande
Aujourdřhui comme hier, la propagande existe. Galula le
rappelait : ŖL‟insurgé, détaché de toute responsabilité, peut faire
jouer tous les rouages de la propagande ; il peut, en tant que de
besoin, mentir, tricher ou embellir la réalité. Il n‟a pas l‟obliga-
tion de prouver les informations qu‟il avance ; il est jugé sur ses
promesses et non sur ses actes. (…) Le loyaliste est prisonnier de
ses responsabilités et de son passif, et pour lui les actes en disent
plus long que les mots. S‟il ment, triche ou embellit la vérité, s‟il
ne prouve pas les informations qu‟il avance, il n‟obtient que des
victoires temporaires et est définitivement discrédité. Dans son
propre camp, l‟opposition sera prompte à démasquer chacune de
ses manœuvres psychologiques. (…) Le loyaliste peut donc
rarement masquer l‟inefficacité ou l‟absence de politique par la
propagandeŗ24. La problématique reste toujours la même avec
une dimension supérieure.
Lřabsence de Ŗfrontièresŗ pour la diffusion de lřinformation
permet lřexpression de la propagande de lřadversaire et conduit à
la guerre permanente des mots et des images avec leur contenu
émotionnel. Toute action militaire prévisible ou possible doit être
intégrée dans une stratégie générale dřinformation et de commu-
nication. Enfin, la durée même des conflits contemporains ne
tenant pas compte du calendrier politique national, a une influen-

24
Ibid, p. 26.
666 Stratégique

ce à terme sur la légitimité dřun conflit en période électorale et


rend vulnérables les dirigeants élus des démocraties.
La perception extérieure des actions des forces armées
occidentales sur le théâtre dřopération doit être prise en compte,
dřautant que la victoire par la seule force militaire ou par la
seule destruction des facteurs de puissance des sources dřoppo-
sition est rarement totale. En effet, la victoire de lřun, cřest-à-
dire lřimposition dřune paix, doit être acceptée par le vaincu.
Or, toute source dřopposition, et il y aura toujours une source
dřopposition nřacceptant pas la défaite, a les moyens aujour-
dřhui dřexprimer, par le terrorisme, la guérilla et… une propa-
gande mondialisée, sa résistance à une volonté et à une force
perçues comme ennemies. Une opération ne peut donc plus
sřaffranchir de lřappui dřune campagne dřinformation, sinon
dřinfluence et de persuasion, menée jusquřà lřatteinte de la
situation recherchée et considérée comme un succès à défaut
de victoire. Les principes démocratiques ne sont pas incompati-
bles avec les actions dřinfluence, dès lors que les règles éthiques
sont respectées. Lřétat final recherché à la fin de lřopération
militaire est étroitement dépendant pour son succès de la per-
ception du résultat obtenu par les différents acteurs du conflit.

CONCLUSION
Aujourdřhui sans doute encore plus quřhier, la société occi-
dentale Ŕ et dans ses différentes composantes Ŕ doit être claire
dans ses objectifs et ses choix, y compris civilisationnels. Cette
approche la rendra crédible dans sa communication pour avoir de
lřinfluence sur les acteurs dřune crise et sur la perception que
peuvent en avoir les opinions publiques non-occidentales dans le
cadre des interventions militaires. Ses idées peuvent être ap-
puyées aujourdřhui par des actions de persuasion qui correspon-
draient à ce quřon appelle aujourdřhui, dans lřOTAN, la commu-
nication stratégique. Conçue au plus haut niveau, mise en œuvre
sur le théâtre des opérations comme en Afghanistan, elle fait
appel à la diplomatie publique, la communication, les opérations
dřinformation. Cette approche globale de lřinformation est dřau-
tant plus justifiée en terme de contre-propagande : Ŗ(…) aucune
opération ne peut être strictement militaire ou politique, ne
serait-ce que parce les effets psychologiques des opérations
influent toujours sur l‟ensemble de la situation, en bien ou en
Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle 667

malŗ25. (…) Les dommages collatéraux bien exploités médiati-


quement sont suffisamment significatifs. En lřoccurrence, lřéla-
boration et la préservation du sens de lřengagement militaire
dřune démocratie occidentale sont au moins aussi importantes
quřune victoire militaire. Il ne sřagit pas seulement de gagner les
cœurs et les esprits des populations locales, objectifs bien aléa-
toires, mais toujours de gagner politiquement le conflit dans
lequel un État est engagé. Comme la société du XXIe siècle nřa
sans doute pas tout inventé, citons Machiavel : ŖToujours en effet,
quand bien même on aurait une très forte armée, on a besoin
pour entrer dans un pays de la faveur des habitantsŗ26.

25
Daniel Galula, op. cit., p. 131.
26
Machiavel, Le Prince, Paris, Garnier Flammarion, 1980, p. 93.
La contre-insurrection dans l’âge
informationnel : le cas afghan
Français GÉRÉ

DE LA SINGULARITÉ DE CHAQUE GUERRE


ET PLUS PARTICULIÈREMENT DES GUERRES DE
CONTRE-INSURRECTION

La guerre de contre-insurrection : approche méthodologique


Dès lors que lřon étudie un affrontement violent, on ne
saurait en parler en général, ou bien alors tardivement, en aval,
une fois épuisées toutes les analyses sur lřoriginalité singulière de
cet affrontement aux niveaux macro et micro stratégique. Ceci est
sans doute plus vrai encore pour la contre-insurrection. À lřéchel-
le dřune région ou dřun pays, elle constitue une micro-situation
plus ou moins affectée par un environnement macro-stratégique.
Par exemple, lřexistence dřun conflit idéologique mondial dans
lequel un courant messianique, internationaliste, incite à la
révolte et à la subversion de lřordre ou des ordres établis aura une
répercussion relativement importante sur lřinsurrection mais aussi
sur la conduite de la contre-insurrection. Celle-ci peut être ame-
née à commettre des méprises dřappréciation politico-stratégique
de grande ampleur dès lors quřelle surestime la dimension macro-
stratégique au détriment des facteurs micro-stratégiques qui peu-
vent sřavérer plus déterminants que les premiers. Telle fut
lřerreur des Français en Indochine et en Algérie, puis, à leur suite,
des États-Unis au Viet-nam.
Les guerres de contre-insurrection des années 1950 furent
déterminées au niveau macro-stratégique par la décolonisation, le
670 Stratégique

communisme et la guerre froide. Les États-Unis voyaient dans le


maintien de la colonisation un obstacle à la lutte contre le
communisme, leur principal objectif (dřoù en 1956, leur réaction
négative à lřégard de lřexpédition de Suez). De leur côté, les
colonisateurs cherchèrent à faire passer le maintien de leur
domination pour un engagement contre la subversion commu-
niste. Rares et peu écoutés furent ceux qui prirent en compte le
sentiment national des Ŗinsurgésŗ pour mieux les combattre, mais
aussi pour pouvoir les rallier à un compromis.

Que veut dire “gagner” une guerre de contre-insurrection ?


Les stratégies militaires de la contre-insurrection sont
victimes dřun syndrome : celui du manuel, de la méthode, de la
doctrine, uniformément applicable, sous réserve de mises à jour à
la marge. Comme les militaires sont là pour gagner la guerre, ils
cherchent des procédés, des méthodes ; ils aimeraient trouver les
recettes dans le manuel. Constatant lřinsuffisance ou le décalage
de la doctrine existante par rapport à la réalité, certains innovent
sur le tas. Mais rares sont ceux qui, au bon moment, sont
entendus, dřautant plus que chacun a tendance à prôner sa propre
solution, à lřexclusion de celle des autres.
Reste à savoir ce que veut dire Ŗgagner la guerreŗ de
contre-insurrection par rapport à la guerre Ŗclassiqueŗ. Quels sont
les critères du succès rapportés aux buts de la guerre ? Est-ce
lřécrasement de lřinsurrection, comme ce fut le cas en Grèce,
dans le cadre dřune guerre civile ? Est-ce Ŗsimplementŗ un
accord de compromis convenable ? Dans tous les cas, aucune
étude sérieuse ne saurait échapper à une règle fondamentale : se
soumettre soi-même à la critique. Il faut interroger la valeur des
mobiles politiques qui ont conduit à la décision de lřintervention
militaire sur un théâtre extérieur qui ne constitue pas une guerre
de nécessité mais une guerre optionnelle. Lřautorité politique
peut avoir de fortes raisons de chercher à faire passer une guerre
optionnelle pour une guerre de nécessité. Cřest le cas en Afgha-
nistan, au nom de la Ŗguerre contre le terrorismeŗ islamiste inter-
nationaliste. Convaincu par la séduisante théorie des dominos, JF
Kennedy avait cru que le sort des États-Unis et du Ŗmonde libreŗ
était engagé au Viet-nam. Or, la nation américaine nřest jamais
parvenue à sřen convaincre, en sorte que lřanalyse, peut-être
La contre-insurrection dans l‟âge informationnel 671

sincère du moins au début, périclita. Par la suite, les faits


démontrèrent, mais trop tard, quřelle était erronée.
Il faut donc considérer lřoriginalité de chaque contre-
insurrection pour ne pas remplacer une erreur par une autre, pour
ne pas opposer une nouvelle vérité incomplète à une erreur
ancienne laquelle comportait quand même des éléments perti-
nents aussi limités et insuffisants fussent-ils.
Remettre à plat, cřest dřabord considérer la complexité
spécifique du niveau macro-stratégique actuel, surdéterminé par
deux facteurs majeurs.
Premier facteur : nous sommes sortis de lřenvironnement
de la guerre froide et de la décolonisation. Lřislamisme radical
internationaliste ne sřapparente en rien au marxisme-léninisme en
version musulmane intégriste violente. Même le thème de la
libération est différent. Car il ne sřagit que de Ŗlibérerŗ le
territoire de lřislam et non point les Ŗprolétaires de tous les paysŗ
ou la foule hétéroclite des Ŗdamnés de la terreŗ.
Le second facteur, peut-être le plus important, tient à la
mutation de la civilisation mondiale. Les guerres de contre-insur-
rection se sont déroulées, pour lřessentiel, dans lřâge industriel.
Les vecteurs de communication étaient la radio, le cinéma et une
télévision naissante (la France de lřORTF, la Grande Bretagne de
la BBC : une seule chaîne !) Certes le transistor naissant joua un
rôle considérable, lorsque le général de Gaulle, et son premier
ministre Michel Debré appelèrent le contingent à désobéir aux
putschistes, mais quoi de commun avec lřenvironnement actuel ?
La conduite de la contre-insurrection se doit dřêtre en phase avec
lřâge informationnel.

ÉVALUATION D’UNE ÉTUDE DE LA RAND


CORPORATION SUR LA CONTRE-INSURRECTION
Sur la base des éléments formulés ci-dessus, le présent
article voudrait présenter quelques remarques sur lřAfghanistan,
1
inspirées par un récent travail de la RAND .

1
Seith G. Jones, Counterinsurgency in Afghanistan, RAND, 2008 pour
lřOSD.
672 Stratégique

L’idée de base
En soi fort louable, elle prétend tout remettre à plat en
critiquant les errements des conceptions et des pratiques anté-
rieures. Le principe directeur consiste à mettre en avant le
facteur crucial voire primordial des forces locales et des moyens
de sécurité quřelles pourront mettre en œuvre. Lřintervention
extérieure ne peut résoudre lřaffrontement. Certes, mais nřétait-ce
pas déjà une idée répandue au Viet-nam ? Pourtant les forces
internes hostiles au communisme ne manquaient pas. Pourquoi la
Ŗvietnamisationŗ nřa-t-elle pas fonctionné, comme ne fonctionne
pas Ŗlřirakisationŗ ? Parce que la formation de lřarmée était sous
responsabilité étrangère. Elle restait dans ses méthodes et son
inspiration foncièrement extérieure. Lřaide peut se faire en maté-
riel, mais lřorganisation et les méthodes de combat doivent pro-
2
venir des forces locales . Il suffisait dřapprovisionner les mou-
jahedines dans la guerre contre les Soviétiques. Ils savaient pour
le reste comment sřorganiser pour combattre.
Sans nul doute il faut sřengager dans cette voie, mais il
importe dřaller jusquřau bout. Or lřétude de la RAND manque la
dimension politique, au plus haut niveau, de lřaffrontement actuel
parce quřelle ne parvient pas à le caractériser. Reconnaissons que
ce nřest pas facile… Voici qui renvoie à une question essentielle.

La répartition des acteurs


De manière très classique, lřétude RAND en distingue trois
(en fait quatre) :
- les forces Ŗgouvernementalesŗ,
- leurs adversaires
et
- les intervenants allogènes qui se subdivisent entre
* ceux qui soutiennent le gouvernement et

2
Sur la base dřentretiens personnels avec dřanciens officiers et sous
officiers sud-vietnamiens rescapés en France, il apparaît que les instructeurs
américains ne comprenaient rien à la conception du combat vietnamienne. En
outre dans lřengagement même, les Sud Viet-namiens constataient la lenteur,
la lourdeur et le peu dřacharnement des troupes américaines. Au racisme des
uns répondait le mépris des autres. Evidemment ça ne fait pas une bonne
équipe !
La contre-insurrection dans l‟âge informationnel 673

* ceux qui, au contraire, œuvrent en faveur des


insurgés. Ceux-ci sont très justement subdivisés entre
États et ONG (Ŗsubstate actorsŗ).

Intérieur favorable et intérieur hostile


Côté gouvernement, la fragmentation demeure considérable
en Afghanistan, comme elle lřest encore en Irak. On ne peut
postuler la légitimité et lřefficacité corrélative du gouvernement
légal si on ne mesure pas son niveau de cohérence, dont résulte la
capacité à créer des forces de sécurité fiables et efficaces.
En regard, quelles en sont les composantes actives de
lřinsurrection et des factions sympathisantes ? Lřinsurrection peut
être monolithique (Vietminh), plurielle (alliance du Nord,
Fronts… et autres coalitions plus ou moins durables), voire
complètement éclatée… comme en Irak. Paradoxalement, lřenne-
mi facilite Ŕ en partie Ŕ la tâche dès lors quřune autorité parvient
à unifier les factions, les contraint à fusionner en un ou deux
groupes sur lesquels il devient possible, à condition de les
identifier, dřagir de manière sélective et ciblée !

Une fois identifiés les acteurs (en dépit de leur fragmen-


tation) il est essentiel de comprendre les espérances de gain de
chacun dřentre eux. Car lřidentification des acteurs ne servirait de
rien si nřapparaissaient pas clairement leurs mobiles sur lesquels
il est possible d’exercer une influence.

Acteurs extérieurs bienveillants et malveillants


Au-delà des deux grandes catégories : ceux qui soutiennent
le gouvernement établi, et ceux qui favorisent lřinsurrection, il est
indispensable dřentrer dans la diversité des projets de chacun. Ici
encore la fragmentation complique lřanalyse.

 Les intervenants Ŗmalveillantsŗ

Sont-ils délibérément complices (pour combien de


temps ?), simplement Ŗobjectivementŗ en accord ou au contraire,
compétitifs, rivaux, donc vulnérables à une manœuvre de lřautre
camp ?
674 Stratégique

Ici encore, les situations sont singulières. Cřest ce qui fait


de lřIrak une situation inextricable pour le moment tant que ne
sřest pas effectuée une réduction politique du nombre des acteurs
par fusion, élimination, ralliement, clarification des soutiens exté-
rieurs…. Perturbateur extérieur, lřIran excelle à mener ce jeu très
fragmenté qui du chaos nřa que les apparences. Chaque catégorie
est composite, de sorte que le jeu des intérêts peut varier à
mesure de lřévolution du rapport des forces sur le terrain et de
lřévaluation de bénéfices des États extérieurs sans rapports avec
la situation locale. La Syrie et lřIran jouent de la carte irakienne.
LřIran, le Pakistan, voire même la Chine et la Russie privilégient
leurs propres stratégies nationales, sans grand souci du bien-être
de lřAfghanistan.
Cela pose, in fine, lřimportante question, très politique, du
droit de poursuite contre un soutien extérieur lointain ou proche,
contre les infiltrations et lřexistence de bases arrières, proches des
théâtres dřopérations, à la limite de frontières indécises.

 Lřintervenant extérieur Ŗbienveillantŗ

Il est indispensable dřinterroger la légitimité du projet poli-


tique et la pertinence du but recherché par lřintervenant, présence
temporaire agissant en soutien du gouvernement légal. Cela seul
permet de mener une contre-propagande efficace au regard des
critiques intérieures et extérieures (en Afghanistan, comme en
France mais aussi au sein de lřOTAN et de lřUE).
Au final, soulignons que le problème nřest pas tant de
savoir combien exactement il y a dřacteurs. Les meilleurs servi-
ces de renseignement sřy perdront. Il est de créer des catégories
claires, pertinentes et maniables.
Cette investigation sur les acteurs vient épauler et nourrir la
démarche prioritaire qui consiste à identifier la nature politique et
idéologique de la situation, la relation entre la contradiction
principale et les contradictions secondaires (en sous-système)
disait Mao qui ne sřembarrassait guère des leçons du passé.
Ainsi, dřune part ayant posé rigoureusement et franchement
les caractéristiques de la situation macro-stratégique ; dřautre
part ayant clarifié les enjeux micro-stratégiques (quelle est la
nature de lřinsurrection, les mobiles acteurs…etc. ?), il devient
possible dřétablir la corrélation exacte entre les deux qui va
orienter lřaction.
La contre-insurrection dans l‟âge informationnel 675

Le danger du monologisme
Lřétude de la RAND tombe dans un travers classique
particulièrement dangereux : donner à penser quřune seule solu-
tion prévaut sur toutes les autres et quřil suffit de bien lřappliquer
pour résoudre le problème. Elle écarte les erreurs anciennes pour
imposer une unique vérité. Ce tropisme intellectuel que nous
appellerons Ŗsyndrome de LA solutionŗ exclusive et unilatérale
consiste à refuser la combinaison des approches en les posant
comme contradictoires, alors quřil faut les tenir pour complémen-
taires, les associer, les conjuguer, les faire fonctionner ensemble.
Trinquier avait partiellement raison, tandis que dřautres
comme Lacheroy ou Bigeard avaient aussi partiellement
3
compris . Chacun tenait une composante de lřaction, la croyant à
elle seule suffisante. Mais personne, nul chef militaire, nulle
autorité politique, nřest parvenu à coordonner les innovations, les
traditions des uns et des autres. Au contraire, le haut commande-
ment les laissa sřopposer. Chacun menait Ŗsaŗ guerre dřAlgérie.
Lřinnovation née de la connaissance du terrain est demeurée
constamment centrifuge. La mise en cohérence des procédés
tactiques et des méthodes opérationnelles au service du but
stratégique apparaît comme la tâche et la responsabilité principale
du commandant en chef qui ne doit pencher en faveur de
personne.
De même, assimiler lřAlgérie où intervenait gravement la
présence politique et économique des colons français avec dřau-
tres expériences, notamment britanniques, est tout simplement
ridicule. Colonisation dřexploitation et de peuplement créent des
conditions totalement différentes pour lřaction militaire quand se
déclare une réaction de rejet. La problématique est peu déter-
minée par les facteurs macro-stratégiques. Un rapprochement
mesuré peut être fait avec le cas dřIsraël face aux Palestiniens, à
ceci près Ŕ qui change tout Ŕ quřIsraël ne dispose pas dřune
métropole de repli.
Bref, lřétude RAND réfute facilement des expériences
antérieures inscrites dans des contextes totalement différents de
celui de lřIrak et de lřAfghanistan. Elle apporte un point de vue
3
Jřai étudié et partiellement publié dans La Guerre psychologique, ISC-
Economica, 1996, tous ces aspects. Partiellement car je nřai utilisé quřune
partie du matériau, en particulier les archives du colonel Trinquier dont je
dispose encore aujourdřhui.
676 Stratégique

intéressant mais insuffisant, trop catégorique, sans souplesse


intellectuelle. Cřest une pierre de plus à lřédifice, mais ce nřest
toujours pas lřédifice. Car la contre-insurrection requiert un art de
la combinaison des procédés et des vecteurs récusant tout
monologisme.

DES ÉLÉMENTS DE SOLUTION


La raison dřêtre de la présente réflexion est de déterminer
les bénéfices que la puissance militaire peut fournir au pouvoir
politique dans une situation très délicate où
- la victoire classique est impossible ;
- mais où un retrait précipité, forcément interprété à la
hâte comme une défaite, est également exclu.

Les objectifs politiques de l’action militaire


a) Accroître les degrés de liberté dřaction de lřautorité
4
politique ;
b) Diversifier ses options ;
c) Permettre de prendre une décision satisfaisant
- au moins une partie du but politico-stratégique initial :
supprimer ou, au moins, résorber la puissance dřaction
du terrorisme islamiste internationaliste ;
- la nécessité dřopérer un dégagement hors dřun terri-
toire où nulle présence étrangère durable ne sera jamais
bienvenue. Ce dégagement doit se faire dans des
conditions telles quřil ne puisse être perçu ni comme
un renoncement, ni comme une défaite. Cřest pourquoi
la condition précédente doit être remplie par les forces
armées.

Ceci posé, comment faire ?

4
Cřest un peu ce que De Gaulle avait demandé au général Challe en
1959-1960. Le succès dřopérations comme ŖJumellesŗ a donné le sentiment
illusoire que lřarmée gagnait la guerre dřAlgérie, alors quřelle ne faisait que
renforcer la position de négociation avec le FLN. On sait le tragique final de
ce malentendu.
La contre-insurrection dans l‟âge informationnel 677

Trois obstacles majeurs


L‟hétérogénéité de l‟ennemi et la diversité corrélative de ses buts
Ceci vaut pour le temps (long terme, court terme), lřespace
(local, régional, voire international), et les mobiles (politiques,
religieux, économico-mafieux). Lřensemble varie rapidement au
gré dřalliances du jour et de retournements du lendemain.
Comment sřy retrouver ? Comment implanter du solide dans ce
magma ? Il peut paraître impossible de conduire une guerre de
contre-insurrection si lřon ne connaît pas le but politique de
lřennemi. Existe-t-il seulement ? Ce peut être au minimum de
faire partir les étrangers. Mais pourquoi ? LřAfghanistan ne
cherche nullement à se libérer. La résistance unifiée nřexiste pas,
ni sous direction Ŗtalibaneŗ, ni à lřappel de personne. Le
Ŗgénéralŗ Dostum nřa pas lřintention de libérer qui ou quoi que
ce soit, hors ses comptes bancaires quand il est sous investigation
(ce qui constitue un outil de pression à ne pas négliger). Lřargent
de la communauté internationale représente une manne bonne à
prendre. Les forces étrangères, légèrement bernées, permettront
aussi de liquider un chef de clan rival, un concurrent du narco-
trafic… etc. Le schéma antisoviétique des années 1980 est
périmé.

L‟action externe de pays voisins


Le Tadjikistan et lřOuzbekistan sont membres de lřOCS et
sont donc susceptibles dřune influence dřorigine russe ou
chinoise. Moscou et Pékin, même sřils nřagissent pas forcément
de concert en permanence, partagent une même inquiétude à
lřégard de lřOTAN et nřentendent nullement lui faciliter la tâche.
Sřagissant du Pakistan, on ne peut négliger le comportement de
lřInde qui, sans aller délibérément profiter de lřoccasion pour
déstabiliser son ennemi héréditaire, ne cherchera certes pas à
favoriser ses intérêts afghans.
Il convient, par principe, dřadmettre quřil nřexiste pas de
solution politique en Afghanistan sans la coopération ou la non-
intervention, bienveillante, conditionnelle et négociable, de tous
ces acteurs. Énorme tâche diplomatique qui doit guider lřaction
des forces armées dans la détermination de lřennemi et la
678 Stratégique

définition de ses missions. Coordination et interaction exigeront


une extrême souplesse.

L‟hétérogénéité de la coalition
 Le troisième obstacle, le plus grave, est que cette
guerre de contre-insurrection est conduite par une
coalition. Or chacun des membres se fait une idée très
différente des raisons de sa présence en Afghanistan et
des buts à atteindre. Les missions des forces, de
cultures hétérogènes, diffèrent considérablement ainsi
que les instructions de comportement données aux
soldats de chaque pays.

Au regard des ces obstacles quels sont les atouts ?


Faiblesses de l‟ennemi
Ce qui pose de grandes difficultés peut être retourné en
avantage. Cřest une question de renseignement, de compétences
technologiques bien utilisées (notamment dans le domaine géo-
graphique) et de savoir-faire sur place. Les Américains multi-
plient la présence des anthropologues. Au regard de lřimmensité
des écarts culturels, le résultat nřest pas garanti, mais lřexpé-
rience vaut dřêtre tentée.
La division de lřennemi, sa fragmentation, ses rivalités. sa
sensibilité à lřargent… certains traits de caractère culturel :
orgueil, susceptibilité, machisme, code de lřhonneur, sont facile-
ment exploitables.
L‟ennemi est donc perméable à toutes sortes dřentreprises
de division, dřintoxication, sous réserve de disposer dřun soutien
local fiable fournissant un renseignement très précis.

Nos propres atouts


Six ans dřexpérience, la connaissance ancienne des zones
tribales (en a-t-on conservé la mémoire ? Est-elle disponible ?).
La supériorité technologique : détection, puissance de feu,
en principe mobilité ….. rapidité, précision, puissance de C2.
Encore faut-il que ces capacités soient effectivement disponibles,
directement utilisables pour que les personnels puissent les
La contre-insurrection dans l‟âge informationnel 679

maîtriser aisément, que leur utilisation ait fait lřobjet non de


simulations mais de véritables expériences sur le terrain.

CONDUIRE LA CONTRE-INSURRECTION EN
AFGHANISTAN DANS L’ÂGE INFORMATIONNEL
Si quelques principes conservent toute leur valeur, les pro-
cédés de contre-insurrection exigent une adaptation radicale pour
répondre aux deux données majeures de la réalité de la situation
(le rapport macro/micro stratégique), de manière à sřinscrire
efficacement dans lřâge informationnel qui ont été suggérées plus
haut.

Des principes durables à préserver5


Des forces appropriées, conçues et entraînées pour ce type
6
dřopérations , combinant une forte intensité physique et un grand
savoir-faire psychologique, disposant si possible dřune unité de
doctrine.
Une unité de commandement, capable de coordonner et de
mettre en cohérence les diverses catégories dřopérations de
manière à ce que leurs effets sřadditionnent au lieu de se défaire
par le jeu de la rivalité intellectuelle et des compétitions
corporatistes.
Un excellent renseignement.
Un secret absolu.
Une éthique rigoureuse sur les principes, exigeante sur le
traitement des prisonniers et la relation aux populations. Cette
vertu est également une nécessité afin de ne pas sřaliéner ces
composantes de la population, quřil sřagit au contraire de
Ŗgagnerŗ.
Une unité de vue sur les buts à atteindre et sur la conver-
gence des moyens à utiliser.

5 Je ne puis entrer ici dans le détail des procédés qui relèvent de lřévidence
pour certains : les convois dřun point à un autre, lřutilisation dřunités de scouts
indigènes envoyés à lřavant du détachement ou de la colonne. Tout cela est
connu, pratiqué depuis les guerres indiennes et tant dřautres mais…
6
Entraînées signifie capables dřanticiper non seulement la bonne vieille
embuscade, mais des procédés innovants de lřennemi comme les opérations
suicides à deux ou trois détentes.
680 Stratégique

Toutes ces conditions, difficiles à réunir pour un seul État,


deviennent un inextricable défi pour une alliance de 27 membres.
Le rapport entre nos atouts et nos faiblesses nřa rien de
désespéré, encore faut-il les jouer dans un environnement appro-
prié qui leur donne pleine efficacité.

Deux changements d’orientation s’imposent dans la conduite


et la nature des opérations
Revoir la “vieille trilogie” des acteurs
Il faut changer de perspective, abandonner lřapproche
coloniale ou les schémas guerre froide : il nřy a plus deux camps
et les populations au milieu. La reconstruction, lřaide au déve-
loppement persiste à se faire dans une optique SAS ou Croix
Rouge qui exaspère les Afghans.
Sřagit-il de gagner à Ŗnotreŗ cause ? Non pas, mais plutôt
dřaccompagner, de faire un bout de chemin ensemble vers un but
qui soit compatible sinon commun, un succès qui arrange et serve
les intérêts des uns et des autres.
Il sřagit bien plutôt dřune négociation dite du bazar, visant
à trouver le meilleur arrangement possible ; Ŗles populationsŗ
constituent un interlocuteur comme dans une négociation
syndicale.
LřAfghanistan devrait se traiter dans une approche Ŗaccords
de Grenelleŗ. Il faut faire valoir que nous ne sommes pas là pour
rester, pas là pour occuper une terre de lřIslam, mais pour aider à
construire une société dont le fonctionnement corresponde à une
mutualité dřintérêts locaux. Nous ne cherchons pas à gagner les
populations à Ŗnotreŗ cause, mais à créer ou à favoriser une
convergence dřintérêts entre les composantes de la société locale.
Nous ne sommes et ne devons pas nous présenter comme un
acteur de lřaffrontement, mais comme un honnête courtier, utile
intermédiaire qui apporte ses services, de toutes sortes, pour
rendre la prospérité (pas forcément la stabilité, la démocratie
moins encore) à ce pays.
Mais alors pourquoi intervenons-nous ? Certes pas par pur
humanisme et philanthropie. Simplement parce que lřintérêt de la
société afghane et le nôtre, français, européens coïncident. Et
tout ceci doit se développer à travers un discours, par de la
palabre que chacun doit être en mesure de tenir, à son niveau, sur
La contre-insurrection dans l‟âge informationnel 681

la base dřun argumentaire qui lui aura été fourni (lequel par
parenthèse aurait plus dřimpact en France que ce qui est aujour-
dřhui déclaré).

Pour un ciblage “informationnel” : revoir la conception de


l‟action militaire
Une fois posé ce premier principe, la conduite des opéra-
tions devrait se réorganiser dans une perspective radicalement
informationnelle (ne disons pas Ŗmédiatiqueŗ, ce serait réduc-
teur). La planification des opérations et lřusage de la force doit
être orienté en fonction des effets psychologiques quřil produit.
Détruire une concentration de forces réputées Ŗtalibanesŗ peut ne
pas constituer une priorité. Le succès de lřopération sera ignoré
ou vite oublié puisquřil faudra la recommencer. Pour autant, il
serait risqué de laisser à lřennemi toute latitude pour concentrer
ses moyens.

On peut donc envisager deux catégories dřopérations :


 physico-centrées, ponctuelles très ciblées, très dis-
crètes, sans risques de bavures ;
 psycho-centrées, spectaculaires, fortement médiatisées.

La définition des cibles, toujours renseignée au mieux de ce


qui peut être obtenu, devra obéir à cette dichotomie.

Comprendre la stratégie psycho-médiatique des ennemis (et non


pas de l‟ennemi)
Est-elle unifiée et, dans ce cas, par qui ? Existe-t-il un
organisme dédié à la communication ? Quelle est la part de
lřinitiative locale ? Quřest-ce qui relève de la rodomontade, du
bluff spontané par rapport à une manœuvre vraiment coordon-
née ? Il importe dřorienter le renseignement afin de répondre à
ces questions cruciales.
Les chances de succès dřune stratégie militaire de contre-
insurrection, que ce soit en Afghanistan, ou dans nřimporte quelle
autre région du monde, dépendent de lřintégration du facteur
informationnel. Aucune opération ne peut connaître le succès si
elle ne prend pas immédiatement en compte la capacité à être
682 Stratégique

présentée et expliquée par une stratégie de communication


souple, rapide, adaptée, prenant de court lřexploitation négative
qui peut en être faite par lřadversaire. Sřen tenir aux vieilles
recettes dřantan, cřest sřexposer à connaître la défaite politique
sur le terrain de lřinformation.
Le barbare :
une nouvelle catégorie stratégique ?
Frédéric RAMEL

Ŗ
Les relations interétatiques s‟expriment dans et par
des conduites spécifiques, celles des personnages que
j‟appellerai symboliques, le diplomate et le guerrier...
L‟ambassadeur et le soldat vivent et symbolisent les
relations internationalesŗ1. Ces figures du soldat et du diplomate
si chères à Aron afin de penser la conduite diplomatico-straté-
gique sont, aux yeux de certains, incomplètes en raison dřune
priorité sur lřagenda contemporain : les guerres irrégulières. À cet
égard, elles laissent de plus en plus la place au terroriste qualifié
de barbare. Contre lui, le soldat ne peut pas vraiment se battre de
manière frontale. Avec lui, le diplomate ne peut pas vraiment
négocier. Depuis la fin de la guerre froide, des théoriciens dans le
domaine des relations internationales expriment un intérêt à
lřégard de cette notion. Les attentats du 11 septembre ont large-
ment renforcé cet engouement. Invisible et incontrôlable, dange-
reux et menaçant, cet acteur dřun genre considéré comme inédit
pénètre le champ théorique. Il devient le prisme à partir duquel
lřensemble des phénomènes est appréhendé, révélant par là la
primauté des faits transnationaux sur les faits interétatiques.
Ainsi, Mark Salter propose de relier lřessor de ces théories avec
lřidentité occidentale fondée sur la désignation permanente des
Barbares2. Depuis Euripide jusquřaux discours coloniaux du XIXe

1
Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy,
1968, 6e éd., p. 17.
2
Mark B. Salter, Barbarians and Civilization in International Relations,
Londres, Pluto Press, 2002, pp. 24-27.
684 Stratégique

siècle, lřOccident aurait véhiculé de manière constante de telles


représentations de lřaltérité. Il serait ainsi basé sur la reconnais-
sance dřun dualisme entre le soi et les autres, dont le Barbare
constituerait lřune des figures saillantes quřil faudrait affronter.
Dans cette perspective, la production académique de ces derniè-
res années au sein du champ politologique nřest rien dřautre que
lřécho de ce dualisme que lřon retrouve également dans lřimagi-
naire populaire3. Parallèlement à cette première thèse (perma-
nence macrohistorique de la dichotomie civilisé/barbare dans la
production scientifique occidentale), lřauteur défend deux idées
complémentaires : lřÉcole anglaise en relations internationales
place au cœur de sa réflexion la notion de Barbare ; les théories
contemporaines sřapparentent à des théories postcoloniales ayant
pour objet la domination des récalcitrants.
Le travail de Salter a lřindéniable mérite de replacer dans le
temps long la formulation de discours savants non dépourvus de
tout lien avec les représentations ordinaires. Toutefois, il paraît
réducteur dřexpliquer lřémergence de théories contemporaines à
partir dřune donnée macrohistorique comme le dualisme culturel.
Deux raisons peuvent ici être convoquées afin de souligner le
caractère simplifié dřune telle lecture.
Tout dřabord, le Barbare ne constitue pas forcément une
catégorie dénoncée et/ou quřil faut repousser de manière cons-
tante. Dans lřantiquité, le Barbare, Ŗc‟est celui qui est ailleurs et
que l‟on a des difficultés à comprendre, mais que l‟on ne combat
pas nécessairement, d‟autant que l‟on croit à l‟occasion que l‟on
peut apprendre quelque chose de lui. Ainsi on se combat entre
Grecs autant sinon plus qu‟entre Grecs et Barbaresŗ4. Il révèle
une distance et une supériorité mais la relation avec lui ne
signifie pas ipso facto polarité et conflictualité. ŖBarbares, c‟est
le nom que les Grecs donnaient par mépris à toutes les autres
nations, qui ne parlaient pas leur langue, ou du moins qui ne la

3
Cette analyse comporte des points communs avec des recherches focalisées
sur lřessentialisme culturel comme Iver B. Neumann, ŖSelf and Other in
International Relationsŗ, European Journal of International Relations, 2, 2,
1996, pp. 139-174 et surtout Vilho Harle, European Values in International
Relations, Londres & New York, Pinter Publishers, 1990.
4
Jean-Louis Fournel, Isabelle Delpla, ŖIntroductionŗ, Asterion, 2, juillet
2004. http ://www.asterion.revues.org/document81.html (journée dřétudes
organisée à lřÉcole Normale Supérieure Lettres Sciences Humaines de Lyon :
ŖBarbarisation et humanisation de la guerreŗ, 14 et 15 mars 2004).
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 685

parlaient pas aussi bien qu‟eux (...). Dans la suite des temps, les
Grecs ne s‟en servirent que pour marquer l‟extrême opposition
qui se trouvait entre eux et les autres nations, qui ne s‟étaient pas
encore dépouillées de la rudesse des premiers siècles, tandis
qu‟eux-mêmes, plus modernes que la plupart d‟entre elles,
avaient perfectionné leur goût et contribué beaucoup aux progrès
de l‟esprit humain. (...) En cela, ils furent imités par les Romains.
(...) Les Grecs et les Romains étaient jaloux de dominer plus
encore par l‟esprit que par la force des armesŗ. La notion de
Barbares, telle que la livre ici lřEncyclopédie de Diderot et
dřAlembert, dépasse ainsi le champ lexical du sauvage ou du
grossier. Elle rend bien compte de cette distance et de cette
supériorité de civilisation entre groupes humains qui développent
deux conceptions de lřuniversel5.
Ensuite, les discours et les représentations du Barbare
apparaissent à des moments très précis de lřhistoire. Ainsi, sous
lřeffet du développement économique6 et de lřessor de la Renais-
sance, les représentations européennes du musulman sont affec-
tées au XVIe siècle par la rhétorique du Barbare que lřon rencontre
déjà sous la plume de Dante7. Pétrarque8, Erasme ou Luther usent
fréquemment du terme9. Ces représentations réactivent lřopposi-
tion entre Grecs et Barbares10 mais en lřinterprétant de manière
étriquée, cřest-à-dire en accentuant son caractère conflictuel : la
cruauté lřemporte sur lřétrangeté. En dřautres termes, ces dis-
cours refaçonnent lřhistoire et donnent une lecture a posteriori
des faits à des fins de légitimation ou de mobilisation. Ils révèlent
lřexistence dřun travail de mémoire qui contribue à lřélaboration

5
La conception des Barbares renvoie à une conscience ainsi quřà une
pratique imparfaite de cet universel. Hector Ricardo Lers, Eduardo Viola, ŖLes
dilemmes de la mondialisation face au terrorisme islamisteŗ, dans Jean-
François Mattéi, Denis Rosenfield (dir.), Civilisation et barbarie, Paris, PUF,
1992, pp. 241-274. Pour ces auteurs, le Barbare ne renvoie pas à une diffé-
rence de nature puisque dans lřantiquité, les frontières étaient particulièrement
poreuses et malléables.
6
Samir Amin, L‟Eurocentrisme. Critique d‟une idéologie, Paris, Anthropos-
Economica, 1988, p. 73.
7
Dante, La Divine Comédie, Paris, Garnier, 1966, pp. 138-139.
8
Alain de Libéra, ŖUne double amnésie nourrit le discours xénophobeŗ, Le
Monde diplomatique, septembre 1993, p. 17.
9
Jean Delumeau, La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, pp. 270-271.
10
Lřinterprétation de Bernard Lewis nous semble tout à fait pertinente dans
Europe Islam. Actions réactions, trad. Paris, Gallimard, 1992, pp. 54-55.
686 Stratégique

dřun imaginaire mythique11. Ces remarques invitent à Ŗhistori-


ciserŗ ces théories contemporaines du Barbare, cřest-à-dire préci-
ser leurs conditions historiques dřémergence ainsi que leurs
supports de diffusion12.
Lřobjet de la présente contribution vise à mieux saisir les
raisons qui poussent à lřintroduction de cette catégorie Ŕ Bar-
bare - dans la théorie des relations internationales tout en éva-
luant sa portée alors que la pensée stratégique semble encore fort
rétive à son égard13. Elle vise également à éprouver les thèses de
Mark Salter sur lřEcole anglaise et les théories contemporaines
tout en proposant une explication conjoncturelle et non culturelle
quant à lřessor du Barbare comme nouvelle catégorie. Dans une
première partie, les théories classiques seront appréhendées afin
de souligner la présence plus que secondaire du Barbare en leur
sein. Les formulations récentes qui placent le Barbare au cœur
des préoccupations théoriques seront ensuite examinées. Enfin,
les limites mais aussi les obstacles auxquels se heurtent ces nou-
velles conceptions des relations internationales font lřobjet dřune
troisième et dernière partie.

DE NOMBREUSES OCCULTATIONS
Rompre avec le sens commun. Tel est le socle de toute
activité scientifique. En théorie des relations internationales, cette
logique de la découverte mais aussi de lřintelligibilité se mani-

11
Voir en particulier Thierry Hentsch, L‟Orient imaginaire. La vision
politique occidentale de l‟Est méditerranéen, Paris, Minuit, 1988.
12
Le discours dřopposition envers le Barbare nřest pas frappé par une
pérennité. Le rapport à lřOrient, notamment, ne repose pas entièrement sur la
peur de populations inférieures en civilisation. Lřadmiration ou la fascination
ainsi que lřidée de régression surgissent dans les représentations européennes.
Voir Michael Hefferman, ŖRepresenting the Other : Europeans and the
Oriental Cityŗ, Cahiers de l‟Urbama, 24, 1993, pp. 80 et s.
13
Les différents dictionnaires ou traités de stratégie nřaccordent pas une
entrée ou un chapitre particulier à cette catégorie. Voir Hervé Coutau-Bégarie,
Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999 ; François Géré, Dictionnaire de
pensée stratégique, Paris, Larousse, 2000 ; Gérard Chaliand, Dictionnaire de
stratégie militaire, Paris, Perrin, 1998 ; Jean Klein, Thierry de Montbrial (dir.),
Dictionnaire de stratégie, Paris, PUF, 2000. Robert Steele est peut-être
lřexception qui confirme la règle dans son article Robert Steele, ŖLes nations
intelligentes : stratégie nationale et intelligence virtuelleŗ, Défense nationale,
40, 1996, pp. 161 et s. Il distingue les barbares à haute technologie et sans
technologie dans lřaction guerrière.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 687

feste à travers deux approches différentes : les tenants de lřexpli-


cation dřune part, et les représentants de la compréhension
dřautre part14. Inspirée par le positivisme des sciences sociales, la
théorie explicative Ŗambitionne de donner des relations interna-
tionales une explication comparable à celle que donnent des
phénomènes naturels les sciences exactes, tant elle estime que les
relations internationales sont déterminées par des causes objec-
tives existant indépendamment de la conscience que peuvent en
avoir les acteurs et que les mêmes causes provoquent les mêmes
effetsŗ15. Ancrée dans une tradition à dominante weberienne, la
théorie compréhensive insiste sur le caractère irréductible des
objets sociaux ainsi que sur la nécessité de rabaisser les impé-
ratifs scientifiques, à savoir Ŗinterpréter les relations internatio-
nales, et ce, à partir du sens, de la signification, que donnent à
ces relations les acteurs eux-mêmesŗ16. Le réalisme classique
(Morgenthau, Carr) ou le structuro-réalisme (Waltz) mais encore
lřinstitutionnalisme libéral (Keohane, Nye) sřinscrivent dans le
sillage de la théorie explicative, alors que la théorie compréhen-
sive trouve son expression, par exemple, à travers lřapproche
multifactorielle et sociologique de Raymond Aron17.
Cette distinction trouve dans le quatrième débat que traver-
se le champ des relations internationales à la fin des années 80
une acuité renforcée18. En effet, un rapprochement sřopère à
lřépoque entre les néoréalistes et les néolibéraux dřune part,
contre lřessor de nouvelles théories qualifiées de dissidentes19 en
raison de leurs objectifs épistémologiques. Robert Keohane intro-
duisit une formule synthétique afin de rendre explicite ce clivage

14
Dario Battistella, Théories des relations internationales, Paris, Presses de
Sciences Po, 2002, pp. 30 et s.
15
Ibid., p. 30.
16
Ibid.
17
Ibid., p. 31.
18
Lřhistoire de la discipline née dans le champ politologique anglo-saxon est
ponctuée par une série de débats : le premier oppose dans lřentre-deux guerres
les idéalistes pro-SDN aux premiers réalistes ; le deuxième est lié à lřessor du
behaviorisme dans les années 1960 et tend à améliorer la méthodologie de
recherche ; le troisième se sédimente dans les années 80 autour de trois
paradigmes qualifiés dřincommensurables (les réalistes et néoréalistes ; les
libéraux et les marxistes). Dario Battistella, op. cit., pp. 73-103.
19
David Campbell, ŖPatterns of Dissent and the Celebration of Difference :
Critical Social Theory and International Relationsŗ, International Studies
Quarterly, 34, 1990, pp. 269-293.
688 Stratégique

croissant au sein de la discipline lors dřune allocution présiden-


tielle à lřInternational Studies Association en 1988 : une ligne de
front sépare les thèses rationalistes des thèses relevant du réflecti-
visme20. Les premières partagent une même conception du travail
scientifique : distinction entre faits et valeur mise en exergue de
régularités, examen de la validité des théories par confrontation
aux données empiriques, existence dřune seule méthode scienti-
fique applicable aux sciences de la nature et aux sciences
sociales21. Le réflectivisme se compose, selon Keohane, dřun
spectre particulièrement large dřapproches (constructivisme,
théories critiques, féminisme, postmodernisme ou poststructura-
liste) qui présenteraient un dénominateur commun : Ŗmettre l‟ac-
cent soit sur l‟interprétation de la subjectivité des acteurs pour
comprendre le fonctionnement des institutions, soit sur l‟impor-
tance des normes et des règles en tant que phénomènes inter-
subjectifs en relations internationales. Ainsi, une des thèses
importantes, qui furent attribuées aux réflectivistes, était que les
institutions n‟étaient pas quelque chose que les acteurs rationnels
construisaient en suivant leurs propres intérêts, mais plutôt
l‟inverse, les acteurs agissant au sein de structures méta-institu-
tionnelles qui créent les acteursŗ22. Depuis, le débat en théorie
des relations internationales correspond à un affrontement entre
ces deux façons de concevoir à la fois les priorités et les moda-
lités de la recherche23.

20
Robert O. Keohane, ŖInternational Institutions : Two approachesŗ, dans
International Institutions and State Power : Essay in International Relations
Theory, Boulder, Westview Press, 1989, pp. 158-179. Cette dichotomie est à
nouveau énoncée en 1998 dans International Organization par Keohane et
deux autres internationalistes : Peter Katzenstein et Stephen Krasner.
21
Keohane affirme ainsi que ŖL‟institutionnalisme néolibéral partage d‟im-
portants engagements intellectuels avec le néoréalisme. Comme les néoréa-
listes, les institutionnalistes néolibéraux cherchent à expliquer les régularités
comportementales en examinant la nature de la décentralisation du système
international. Pas plus les néoréalistes que les institutionnalistes néolibéraux
ne se contentent d‟interpréter des textes. Les deux théories croient qu‟il y a
une réalité politique internationale qui peut être partiellement comprise, même
si elle va toujours rester partiellement voiléeŗ.
22
Article ŖRéflectivismeŗ dans Alex Mac Leod, Evelyne Dufault, F.
Guillaume Dufour, Relations internationales. Théories et concepts, Montréal,
Athéna, 2002, p. 149.
23
Pour une étude détaillée de ce quatrième débat, Ole Waever, ŖThe Rise and
Fall of the Inter-Paradigm Debateŗ dans Steve Smith, Ken Booth, Marysia
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 689

Le corpus que constituent ces différentes approches théori-


ques (avant 1989 et après 1989) révèle deux idées majeures. Que
ce soit dans le cadre explicatif ou bien compréhensif, avant la fin
de la guerre froide, le Barbare nřapparaît pas comme un concept
clef et encore moins comme une catégorie à part. Les auteurs
intègrent parfois dans la réflexion les dérives barbares dřun
conflit ou lřescalade vers la barbarie, mais le Barbare en tant que
substantif nřest jamais utilisé. Dans lřaprès-guerre froide, le Bar-
bare en tant que concept subit le même sort dans les théories
rationalistes et dans la plupart des théories réflectivistes.

Pendant la guerre froide


Le libéralisme et le réalisme sřopposent vivement depuis la
fin de la première guerre mondiale. Toutefois, les prédicats de ces
deux théories explicatives comprennent un point commun :
lřabsence de référence au Barbare. Les raisons qui expliquent ce
rejet tiennent à la nature de lřargumentation déployée. Les prin-
cipes du réalisme reposent sur lřexistence dřun état de nature
entre États qui définissent leur intérêt en termes de puissance de
façon rationnelle. Ils sřélaborent sur la base de deux axiomes
complémentaires : celui de la centralité de lřÉtat (les relations
internationales étudient dřabord et surtout le comportement des
acteurs étatiques) et celui de lřimpossibilité (le genre humain se
révèle incapable de satisfaire tous ses besoins)24. Le Barbare en
tant quřacteur non étatique inférieur en capacité et en culture
nřest pas intégré dans la réflexion. Il est hors de lřontologie
retenue (seuls les États incarnent des acteurs pertinents à lřéchelle
internationale), son appréhension demeure à lřextérieur des prio-
rités analytiques (il ne faut pas saisir les modalités de désignation
de lřautre où la dimension morale aurait une importance capitale
mais évaluer les intérêts en affrontement)25. Sous la plume des
libéraux de lřentre-deux guerres, comme Norman Angell, John
Hobson, ou Leonard Woolf, la catégorie de Barbare non plus

Zalewski, eds., International Theory : Positivism and Beyond, Cambridge,


Cambridge University Press, 1996, pp. 149-180.
24
Jean-Jacques Roche, Théories des relations internationales, Paris,
Montchrestien, 1999, pp. 25-31.
25
Sur ce second point, voir en particulier Robert G. Gilpin, ŖThe Richness of
the Tradition of Political Realismŗ, dans Robert O. Keohane (ed.), Neorealism
and its critics, Columbia, Columbia University Press, 1986, p. 304.
690 Stratégique

nřexiste pas. Seules les unités politiques sont prises en considé-


ration ainsi que les processus grâce auxquels lřéducation civique
des opinions publiques, la régulation économique et la sécurité
collective peuvent se réaliser à lřéchelle internationale. Lřappro-
che reste stato-centrée et étrangère à dřautres catégories que
celles de lřÉtat et de la coopération : Ŗles internationalistes libé-
raux voient dans l‟histoire moins un progrès linéaire qu‟un pro-
cessus d‟apprentissage, au cours duquel, grâce au coup de pouce
des Lumières apporté par la diffusion des connaissances, les
bénéfices de la coopération internationale deviennent évidents
pour tous. (...) (ils) soulignent l‟évolution inégale des relations
internationales, et reconnaissent aux unités politiques, ou en tout
cas à leurs élites éclairées, la capacité de faire prévaloir les
tendances coopératives de ces relations sur leurs tendances
conflictuellesŗ26.
Le Barbare nřapparaît pas non plus comme une catégorie,
quřelle soit centrale ou secondaire, sous la plume de Raymond
Aron. Sensible à lřimpossibilité de forger une théorie pure des
relations internationales ainsi quřaux excès du réalisme classique,
il propose une sociologie 27 autour de plusieurs variables dont
lřutilisation permet de comprendre lřaction ou Ŗcompréhension
des diverses idéologies – moralisme, juridisme, réalisme, politi-
que des puissances – à l‟aide desquelles les hommes et les
nations interprètent tout à tour les relations internationales et
s‟assignent des buts ou s‟imposent des devoirsŗ28. Dans Paix et
guerre entre les nations29, Aron se réfère aux Barbares30 mais
nřuse jamais du substantif en vue dřen faire une catégorie à part.
Il sřinterroge uniquement sur les dérives potentielles dřun
affrontement vers la barbarie. Selon lui, la guerre chevaleresque,
ludique ou agonale pour le prestige et la gloire de la victoire
constituent un élément de lřinstitution belliqueuse. Cette recher-
che du prestige et de la gloire trouve cependant des bornes dans
le partage de valeurs communes. Si le combat sort de ces bornes,
la brutalité peut surgir avec une immense intensité. La barbarie

26
Dario Battistella, op. cit., p. 156.
27
Raymond Aron, ŖQuřest-ce quřune théorie des relations internationales ?ŗ,
Revue française de science politique, 17, 5, octobre 1967, pp. 837-861.
28
Ibid., p. 859.
29
Paris, Calmann-Lévy, 1984.
30
Aron renvoie le lecteur à lřacception grecque, cřest-à-dire lřétrangeté
(Ibid., p. 143).
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 691

résulte ainsi du rejet de toute parenté entre les protagonistes en


conflit. La culture aurait pour Aron une fonction de limitation et
dřatténuation des excès puisque aussi longtemps que lřaffronte-
ment Ŗse livre dans un cercle dont les membres se reconnaissent
mutuellement comme des égaux ou du moins des égaux en
droitŗ31, les risques dřascension à lřextrême restent limités. La
passion de sřaffirmer comme supérieur et non égal par rapport à
lřennemi du point de vue culturel favorise la libération des débor-
dements guerriers.
LřÉcole anglaise, qui revendique le statut dřapproche à part
entière Ŕ cřest-à-dire irréductible aux perspectives analytiques ou
compréhensives Ŕ, est-elle lřexception qui confirme la règle ?
Selon Mark Salter, les représentants de cette École mentionnent
spécifiquement les barbares dans leurs théories. Dřune part,
Martin Wight les utilise afin de distinguer les trois traditions
réaliste, rationaliste et révolutionnaire mais aussi et surtout pour
appréhender tous les systèmes dřÉtats. Ces derniers se définissent
comme civilisés par rapport à la pression des étrangers, ce qui
justifie les missions civilisatrices et lřimpérialisme32. Martin
Wight en déduit un lien direct entre la formulation théorique en
relations internationales et les administrations coloniales33.
Dřautre part, Hedley Bull et Adam Watson soulignent la tension
entre communautarisme et cosmopolitisme au sein même des
idées européennes en matière de relations interétatiques. La
dichotomie entre les Grecs et les Barbares aurait pris les formes
dřun affrontement entre Chrétiens et Infidèles puis entre Euro-
péens et non-Européens, révélant par là le caractère régulier et
permanent dřune opposition entre le soi et le non-soi, ainsi que
lřévanescence dřune unité politique mondiale34. Toutefois, trois
remarques permettent de relativiser les conclusions formulées par
Mark Salter. La référence aux barbares sřeffectue non pas dans
une volonté dřélaborer une théorie empirique, mais plutôt dans
31
Ibid., p. 754. Aron fait référence à un ouvrage de Huizinga, Homo Ludens.
Essai sur la fonction sociale du jeu, 1945.
32
Mark Salter, op. cit., pp. 24-25. Salter sřappuie sur deux sources : ŖDe
systematicus civitatumŗ dans Hedley Bull, ed., Systems of States, Leicester,
Leicester University Press, 1977, p. 34 et Martin Wight, International Theory :
The Three Traditions, Leicester, Leicester University Press, 1991, pp. 57-63.
33
Martin Wight, International Theory : The Three Traditions, op. cit., p. 50.
34
Mark Salter, op. cit., p. 25. Il sřappuie sur Hedley Bull et Adam Watson
(ed.), ŖIntroductionŗ, The Expansion of International Society, Oxford,
Clarendon Press, 1984, p. 6.
692 Stratégique

une perspective dřévaluation des discours à caractère philoso-


phique (elle relève plus du champ de lřhistoire des idées ou de la
philosophie politique). Ensuite, les auteurs ne font pas usage du
singulier (le Barbare ne constitue pas une catégorie, mais unique-
ment un terme qui renvoie à une désignation historique ré-exploi-
tée par les politiques européennes). Enfin, les auteurs nřentendent
pas livrer une intelligibilité du réel international à lřaune de la
coupure entre civilisé et barbares. Celle-ci est insérée au cœur
dřautres concepts clefs comme celui dřanarchie, État, ou surtout
de société internationale35. À cet égard, le cas de Martin Wight
est révélateur. Dans le chapitre 4 de son International Theory
(ŖTheory of mankind : barbariansŗ), il mobilise la notion de
Barbares (au pluriel) afin de préciser lřétendue de la société
internationale selon les trois théories : réaliste, rationnaliste et
révolutionniste. Pour les réalistes, les barbares nřont aucun droit
(ils sont exploités et dans cette perspective restent en marge des
interactions interétatiques). Pour les rationnalistes, les barbares
possèdent des droits appropriés invitant à leur tutelle. Enfin, pour
les révolutionnistes, les barbares ont des droits égaux. Ils doivent
par conséquent être assimilés36. Wight ne fait pas des barbares
une catégorie à part, mais un instrument analytique qui permet de
distinguer les propriétés des trois traditions quřil perçoit dans la
théorie des relations internationales.

Dans l’après-guerre froide


Les théories rationalistes correspondent essentiellement au
néo-réalisme dřune part, et au néo-libéralisme dřautre part37.
Inspiré du réalisme structurel de Waltz, le premier insiste sur les
contraintes du système international qui pèsent sur le comporte-
ment des États mais aussi sur la transformation de lřanarchie qui
Ŗpeut s‟avérer moins sévère lorsque la compétition entre États
est régie par des mécanismes de sécurité coopérativeŗ (de lřanar-

35
Sur ce dernier aspect, voir Dario Battistella, op. cit., pp. 156-161.
36
Martin Wight, op. Cit., pp. 82-83.
37
Pour une description du débat entre ces deux postures, voir David Sanders,
ŖInternational Relations : Neo-realism and Neo-liberalismŗ, dans Robert E.
Goodin, Hans-Dieter Klingemann, A New Handbook of Political Science,
Oxford, Oxford University Press, 1996, pp. 428-445.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 693

chie pure à lřanarchie mûre)38. Cette révision du réalisme classi-


que ne repose pas sur une modification ontologique (les États
demeurent les acteurs-clefs) ni sur la reconnaissance du Barbare
comme catégorie. Le néo-libéralisme doit, quant à lui, beaucoup
à Robert O. Keohane39. À lřorigine des théories de lřinterdépen-
dance complexe dans les années 70, Keohane soutient que les
États cherchent de plus en plus à réduire lřincertitude qui entoure
les relations internationales en favorisant la coopération au sein
des institutions internationales. Le Barbare ne constitue pas un
concept à partir duquel lřobjet de cette coopération est appréhen-
dé. Il sřagit plutôt de dégager la transformation des pratiques
étatiques de plus en plus enchâssées dans un système de normes
et de conventions internationales qui favorisent une pacification
ainsi quřune stabilité internationales. La position dřAndrew
Moravcsik40 ne relève pas du néo-libéralisme dans sa version
institutionnelle, mais se définit comme héritière du véritable libé-
ralisme. Lřauteur accorde aux individus membres de la société
civile le statut dřacteurs fondamentaux des relations internatio-
nales à la fois rationnels et répugnants au risque. LřÉtat devient
une Ŗsimple courroie de transmission des intérêts de la société
civile sur la scène internationaleŗ41. Cette réflexion nřexclut pas
la possibilité de guerre mais cette dernière résulte plus des
avantages que les acteurs sociétaux peuvent retirer que de la défi-
nition de priorités stratégiques par lřÉtat. Là encore, la catégorie
de Barbare ne fait pas lřobjet de mobilisation.
Une majorité de réflectivistes, composée des constructi-
vistes, adopte, par rapport à la notion de barbare, la même pos-
ture. Quand bien même elle nřépuise pas lřensemble des réfé-
rences constructivistes, la pensée dřAlexander Wendt est assez
révélatrice. Trois principes lřaniment : les États sont les princi-
pales unités dřanalyse à lřéchelle internationale, les structures
clefs dans le système des États ne sont pas dřordre matériel mais

38
Charles-Philippe David, La Guerre et la paix. Approches contemporaines
de la stratégie et de la sécurité, Paris, Presses de Sciences po, 2000, p. 40.
39
Voir notamment, Robert O. Keohane, ŖInternational Liberalism Recon-
sideredŗ, dans John Dunn (ed.), The Economic Limits to Modern Politics,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 165-194.
40
Andrew Moravcsik, ŖTaking Preferences Seriously. A Liberal Theory of
International Politicsŗ, International Organization, 51, 4, Fall 1997, pp. 513-
553.
41
Dario Battistella, op. cit., p. 163.
694 Stratégique

dřordre inter-subjectif, les identités et les intérêts des États sont


pour une part importante produites par ces structures inter-
subjectives42. Ainsi, lřanarchie ne résulte pas seulement dřune
absence dřautorité politique au-dessus des États ou de la réparti-
tion inégale de la puissance. Cette anarchie est issue de la culture
Ŗpartagéeŗ par les acteurs significatifs quřincarnent les États.
Pour Wendt, la structure anarchique dépend de la façon dont les
États envisagent leurs interactions ou des idées concernant la
nature et leurs rôles au sein du système international. Il distingue
trois cultures de lřanarchie et, ce faisant, critique lřargumentation
réaliste qui conclut à une seule et unique logique de lřanarchie :
la culture hobbesienne, lockienne et kantienne. Lorsquřil décrit
les prédicats de la culture hobbesienne et notamment la dyna-
mique de lřinimitié qui la traverse, Wendt fait référence aux
images de lřautre. Il cite la dichotomie entre les Grecs et les
Barbares43. Il insiste sur les conséquences dřune désignation de
lřautre comme ennemi du point de vue de la politique étrangère
mais, à aucun moment, il nřélève LE barbare au rang de catégorie
dřanalyse. Lřennemi ne peut-être quřun acteur de même nature
que lřÉtat : Ŗle rôle de l‟ennemi est symétrique, constitué par des
acteurs situés dans la même position simultanémentŗ44. Le
concept de barbare est, enfin, dřautant moins pertinent pour cet
auteur que les relations entre États favorisent progressivement
lřémergence dřun État mondial45.
Cřest par conséquent hors des approches rationalistes et
reflectivistes constructivistes, que la formulation du Barbare
comme catégorie apparaît46. En effet, seules des théories critiques
mais également des théories sans liens manifestes avec les famil-

42
Voir en particulier deux références dřAlexander Wendt : ŖAnarchy is What
States Make of It : The Social Construction of Power Politicsŗ, International
Organization, 46, n° 2, 1992, p. 391-425 ; ŖCollective Identity Formation and
the International Stateŗ, American Political Science Review, 88, n° 2, 1994, p.
384-396.
43
Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, Cambridge,
Cambridge University Press, 1999, p. 261.
44
Ibid., p. 263.
45
Alexander Wendt, ŖWhy a World State is Inevitableŗ, European Journal of
International Relations, 9, 4, 2003, pp. 491-542.
46
La consultation de lřindex de lřInternational Political Science Abstracts
publié par lřAssociation internationale de Science politique est révélatrice.
Aucune entrée nřest accordée au Barbare depuis la fin de la guerre froide.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 695

les de pensée sus-présentées semblent reconnaître le Barbare


comme une catégorie dotée de vertus heuristiques.

DES FORMULATIONS RÉCENTES ET CONCENTRÉES


Lřessor de ces approches théoriques plaçant au cœur de la
réflexion la notion de Barbare peut sřexpliquer par deux facteurs
complémentaires qui renvoient, in facto, à deux chocs mentaux.
Le premier choc correspond à la fin de la guerre froide. Elle
favorise lřémergence dřune conjoncture de crise dans les relations
internationales qui prend deux déclinaisons complémentaires47 :
lřincapacité à prévoir les phénomènes (cřest-à-dire lřécroulement
de lřUnion soviétique et la bipolarité de par ce biais) ; la fébrilité
conceptuelle (disparition de lřennemi au sens dřÉtat régi par une
idéologique distincte et de lřarsenal des outils élaborés pendant la
guerre froide). Cette seconde dimension de la crise traversée par
la discipline engendre un affaiblissement plus ou moins vérifié
des repères traditionnels à partir desquels la réalité internationale
fut décrite jusquřalors. Lucien Poirier qualifie ce phénomène par
lřexpression Ŗcrise des fondementsŗ48 qui contribua à lřadoption
dřune posture : celle de lřattente stratégique49. Le second choc est
le 11 septembre. Sřils prennent lřallure dřun phénomène de
Ŗsurprise stratégiqueŗ50 selon Thérèse Delpech, les attentats de
2001 accentuent lřintérêt pour le Barbare. Un très grand nombre
de conférences, colloques, journées dřétudes se focalisent sur le
terrorisme : assiste-t-on à un changement dřéchelle dans lřexpres-
sion de ce phénomène ou bien sommes-nous les témoins de sa
mutation profonde ? Le temps de lřaffrontement militaire entre
armées laisserait place au temps des massacres dont les civils
seraient les principales victimes51.

47
Sur les circonstances historiques en rapport avec lřhistoire de la discipline,
voir Fred Halliday, Rethinking International Relations, Londres, MacMillan
Press, 1994.
48
Lucien Poirier, La Crise des fondements, Paris, Economica, 1995, p. 177 et
s.
49
Ibid., p. 40.
50
Thérèse Delpech, Politique du chaos. L‟autre face de la mondialisation,
Paris, Seuil, 2002, pp. 56-57
51
Sur ces questions, voir notamment le numéro spécial de Raisons politiques
(13, février 2004) consacré au retour de la guerre et en particulier les
contributions de Stephen Launay (Ŗquelques formes et raisons de la guerreŗ, p.
14 et s., pp. 21 et s.) et de Michel Fortmann et Jérémie Gomand
696 Stratégique

En tant que catégorie, le Barbare surgit essentiellement


dans deux tendances théoriques : la première peut-être qualifiée
dřimpériale (elle livre une représentation globale des relations
internationales à partir du concept dřEmpire et de son soi-disant
corollaire, le Barbare) ; la seconde résulte du développement des
approches postpositivistes52 ou critiques.

La tendance impériale
Dans l‟Empire et les nouveaux barbares53, Jean-Christophe
Rufin cultive une comparaison audacieuse entre le contexte
stratégique post-guerre froide et lřhistoire de lřEmpire romain
telle que la dépeint Polybe au IIe siècle av. J.-C. Après la victoire
contre Carthage (146 av. J.-C.), ne subsiste aucune unité politique
susceptible dřinquiéter Rome : seuls demeurent des Barbares.
Ceux-ci ne désignent pas des ennemis en temps de guerre mais
lřantithèse de lřEmpire : ŖDans tous les domaines, Empire et
barbarie forment des couples contraires. Rome se veut garante
de la paix et de l‟harmonie, les Barbares guerroient sans cesse.
Elle est une république où gouverne le peuple ; ils obéissent à
des monarchies violentes. Elle est unie par sa culture et sa
langue ; ils sont morcelés et ne se comprennent pas. Elle est
rationnelle et sa religion contribue à l‟ordre de la Cité ; ils sont
ravagés par le fanatisme. Elle pratique la justice et respecte le
Droit ; ils ne se contiennent que par la forceŗ54. Les Barbares
participent de lřidentité impériale : Ŗest barbare ce qui n‟est pas
l‟Empire, s‟oppose à lui et, a contrario, le conforte et le défi-
nitŗ55. Avec la fin de la guerre froide, Rufin perçoit une cons-
truction idéologique identique à celle-ci : Ŗla révolution idéologi-
que qu‟a connue Rome après la défaite de Carthage est compara-

(ŖLřobsolescence des guerres interétatiques ? Une relecture de John Muellerŗ,


pp. 79-96).
52
Ces approches se fondent sur une position métathéorique en rupture avec le
néopositivisme de Popper. Très diverses, elles critiquent : lřexistence dřun
sujet connaissant non influencé par le contexte discursif qui forge sa façon
dřanalyser son objet, lřétanchéité des jugements de faits par rapport aux juge-
ments de valeurs, le naturalisme qui identifie les objets sociaux à des objets
naturels, la croyance en un progrès ou une émancipation liés au développe-
ment scientifique.
53
Paris, Lattès, 1991.
54
Ibid., p. 19.
55
Ibid., p. 8.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 697

ble à celle qui, à l‟affrontement de l‟Est et de l‟Ouest substitue


aujourd‟hui un monde dominé par l‟opposition du Nord et du
Sudŗ56. Un climat de méfiance voire dřhostilité émerge entre les
pays du Nord et du Sud, contribuant par là à sédimenter un nou-
veau limes non seulement mental mais aussi et surtout géogra-
phique57. LřEmpire cherche à stabiliser ses frontières et à éviter
une invasion.
Cette première analyse comporte des faiblesses, car elle ne
sřinterroge ni sur les matériaux historiques ni sur la pertinence de
leur transfert aux circonstances actuelles. Outre le caractère
excessif dont elle témoigne en faisant de Polybe lřinventeur de
lřimpérialisme romain fondé sur lřopposition aux Barbares58,
lřapproche de Jean-Christophe Rufin reflète tout dřabord une
erreur quant au limes. Elle fait de ce dernier une ligne. Or, à
lřépoque romaine, les frontières ne sont ni naturelles, ni claire-
ment façonnées. Elles demeurent Ŗimprécises, plus zonales que
linéraires, en dépit de l‟illusion que créent les mursŗ59. De plus,
la dichotomie civilisé/Barbare à lřaune de celle qui se renforce
entre le Nord et le Sud de nos jours écarte la complexité des
incidences de la globalisation. Rufin réifie deux entités en leur
accordant une unité : le Nord prospère contre le Sud en proie à
une déstabilisation politique et une pauvreté endémique. Or, le
renforcement des interdépendances à lřéchelle internationale et
globale entraîne une dualisation interne à chaque société qui
ébranle, du même coup, un limes que lřauteur décrit avec tant de
précision. Selon François Perroux, le dualisme désigne la diffé-
renciation et lřécart de développement entre deux ou plusieurs
secteurs dřactivité économique. Il se présente sous la forme de
deux secteurs, lřun moderne lřautre archaïque dřoù il suit quřune
forte croissance appliquée en un point ne se propage pas à lřen-
semble. Lřensemble est composé dřîlots de croissance économi-
que, entourés dřespaces économiques vides ou stagnants. Le

56
Ibid., p. 13.
57
Des lignes de fracture surgissent le long du Rio Grande, de la Méditerranée
et du fleuve Amour. Ibid., p. 160.
58
Si Polybe apparaît bien comme un précurseur quant à la conceptualisation
de lřempire, il exprime cependant des réserves relatives à lřefficacité des
valeurs impériales. Voir Claude Nicolet (dir.), Rome et la conquête du monde
méditerranéen, tome 2, Paris, PUF, 1978, p. 885.
59
L. R. Whittaker, Les Frontières de l‟empire romain, Paris, Les Belles
Lettres, 1989, p. 16.
698 Stratégique

dualisme efface la dichotomie Nord-Sud puisque Ŗla frontière


entre le développement et le sous-développement (...) traverse
presque tous les pays et les divise en deux secteursŗ60.
Mark Salter analyse le choc des civilisations formulé par
Huntington comme une version contemporaine des stéréotypes
impériaux. Malgré sa reconnaissance du caractère réducteur de
toute distinction entre le soi et les autres Ŕ du seul fait que les
civilisations ne seraient pas monolithiques et donc non-unitai-
res -, le politologue américain resterait grandement attaché à la
thèse des deux mondes en affrontement. Une dichotomie liée à la
tendance humaine dřopposer sa propre civilisation aux barbares61.
Il réactive, selon Salter, les représentations impériales fondées sur
une stigmatisation des autres civilisations et en particulier celle
de lřIslam considérée comme irrationnelle, fondamentaliste et
violente. LřOuest incarne la seule et unique civilisation vérita-
blement développée62. Sans nul doute, la présentation de la civili-
sation islamique comporte chez Huntington dřincontestables
failles, mais il semble exagéré dřenvisager le choc des civilisa-
tions comme la manifestation dřun Ŗparadigme du barbareŗ.
Dřune part, lřauteur nřutilise jamais le singulier, préférant par là
lřusage de pluriel ou Ŗdes barbaresŗ. Dřautre part, la tendance
impériale suppose soit le rejet du Barbare hors du limes soit son
absorption. Or, chez Huntington, la définition de soi en termes de
civilisation (ou plutôt de culture car sous sa plume il y a confu-
sion des deux notions au profit dřune identité religieuse singu-
lière) nřengendre pas indifférence ou intégration, mais polarisa-
tion et affrontement. En cela, lřauteur reste totalement attaché
aux prédicats du réalisme classique, car il ne fait que substituer
les civilisations aux États dans son appréhension des relations
internationales.

La tendance critique
Cette seconde tendance a pour caractéristique essentielle de
ne pas sřinsérer au sein du dialogue scientifique stricto sensu.
Elle ne croit guère dans lřexistence dřénoncés vrais, mais plutôt

60
Alain Touraine, ŖCréer un nouvel État-providenceŗ, Le Monde, 30 mars
1994.
61
Mark Salter, op. cit., p. 133.
62
Ibid., p. 134.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 699

dans celle de discours savants qui reflètent des influences tex-


tuelles (James Der Derian). Les auteurs qui se réclament de cette
façon de penser comme Walker, Campbell ou Shapiro sřattachent
à déconstruire les concepts clefs des positivistes, mais aussi les
ressorts de la modernité que ce soit sur le plan philosophique
(critique de la rationalité) ou politique (critique de la souverai-
neté). Le Barbare devient une catégorie à partir de laquelle des
discours politiques fondés sur la domination de quelques États
sur les autres peuvent être appréhendés. Un premier exemple
dřapproche critique (ou aussi post-structuraliste) apparaît sous la
plume dřAriel Colonomos63. Sřinterrogeant sur les rapports entre
éthique et politique étrangère, lřauteur souligne la rémanence
dřune opposition entre lřidentité occidentale et le Barbare pris
dans son essence. Cette opposition fait du Barbare quelquřun qui
ne connaît pas le commerce, mais également un rustre. Lřensem-
ble de cette désignation contribue à la définition du soi encore
actif de nos jours : Ŗun tel rapport à l‟Autre est marqué par le
sceau d‟un universalisme conquérant. C‟est dans cette pers-
pective aujourd‟hui que l‟universalisme de la politique étrangère
des États occidentaux se voit critiqué. Quand bien même ils se
réclament d‟une éthique, ces États dont la prétention universa-
liste repose sur une supériorité économique et politique sont
confrontés à un front du refus de la part de nombre de leurs
interlocuteurs soucieux de leur opposer leur particularité cultu-
relle et la spécificité de leur histoireŗ64. Conscients des travers
dřune Ŗéthique de la puissanceŗ, les États du Nord chercheraient
à élaborer une éthique du recours (prise en considération des
risques à lřéchelle globale) mais aussi de la repentance (prise de
conscience des conséquences de pratiques politiques passées).
Lřauteur sřinterroge sur la portée de ces transformations dues
notamment à la mobilisation de réseaux éthiques, mais il place
finalement au cœur des relations internationales, la question du
rapport à lřautre sous la forme du Barbare (à dresser ou à intégrer
dans le cadre de principes qualifiés dřuniversels).

63
Ariel Colonomos, ŖLřéthique de la politique étrangère. Nous et les barba-
res ou sauver lřautre pour se sauver soi-mêmeŗ, dans Frédéric Charillon (dir.),
Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, 2002,
pp. 113-138.
64
Ibid., pp. 122-123.
700 Stratégique

Une seconde illustration de cette tendance apparaît dans


lřouvrage de Gilbert Achcan, Le Choc des barbaries65. Lřauteur
sřinscrit dans le prolongement de la théorie critique élaborée par
lřEcole de Francfort et, notamment, Herbert Marcuse66. Il se
place du point de vue dřune dialectique de la civilisation. Chaque
civilisation sécrète sa propre barbarie, cřest-à-dire ses dérives
particulières qui contribuent à rendre réversibles le processus
dřune atténuation des pulsions tel que le conçoit Elias. Il nřy a
donc pas une barbarie définie en termes universels, mais des
barbaries. La situation actuelle à lřéchelle mondiale se caractéri-
serait par deux formes de barbarie différentes : celle du faible (les
terroristes néo-fondamentalistes) et celle du fort (celle de la
superpuissance américaine). Cette distinction pousse Gilbert
Achcan à dénoncer la seconde et justifier la première : Ŗdes deux
barbaries, la plus coupable est encore celle du plus fort qui est
en situation d‟oppresseur. (...) La barbarie des faibles est une
réaction à celle des fortsŗ67. Si le point de vue adopté contribue à
souligner le caractère toujours inachevé du processus de civili-
sation Ŕ caractère déjà pris en considération par Elias lui-même68
-, il présente toutefois un double inconvénient. Dřune part, le
différentiel de puissance convoqué semble difficilement applica-
ble du seul fait que les terroristes suicidaires qui agissent avec de
plus en plus dřaplomb ne sont pas faibles69. Dřautre part, la posi-
tion retenue amène à une comparaison subjective des barbaries.
Le principal critère avancé correspond à la domination unipolaire
qui résulte de la fin de la guerre froide.

65
Paris, 10/18, 2003.
66
Ibid., p. 108.
67
Ibid., p. 114.
68
Pour la présentation du débat, voir les contributions dřEric Dunning,
Abram de Swaan et Patrick Bruneteaux, dans Yves Bonny (dir.), Norbert Elias
et la théorie de la civilisation. Lectures et critiques, Rennes, Presses Univer-
sitaires de Rennes, 2003.
69
Robert A. Pape perçoit une logique stratégique derrière ce phénomène. Les
terroristes visent à contraindre les démocraties libérales modernes à faire des
concessions notamment territoriales et, qui plus est, ils associent leur pratique
à une action payante puisquřelle offre des gains (le départ des forces françaises
et américaines au Liban, le renversement du régime sri lankais etc.). Voir son
article ŖThe Strategic Logic of Suicide Terrorismŗ, American Political Science
Review, 97, 3, août 2003, pp. 343-361. On peut toutefois sřinterroger sur la
présence dřune logique stratégique similaire au sein du néo-fondamentalisme
qui sřexprime à travers Al-Qaïda.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 701

DES LIMITES CONSÉQUENTES


Au-delà des critiques particulières qui peuvent être énon-
cées à lřencontre de lřargumentation propre aux auteurs, se déga-
ge des caractères communs qui révèlent deux types de limites.
Les premières sont de nature épistémologique, les secondes
tiennent plutôt à la portée des transformations de lřactuel système
international.

Des travers épistémologiques


Que ce soit la tendance impériale ou bien la tendance criti-
que, elles se confrontent à deux difficultés majeures sur le plan
épistémologique : celle de la conceptualisation dřune part, celle
de lřambition dřautre part.
La conceptualisation renvoie à un problème récurrent dans
les sciences sociales comme le souligne Stanley Hoffmann :
Ŗtantôt le concept de base est difficile à utiliser parce que l‟ana-
lyse n‟a pas été poussée assez loin. (...) Tantôt le concept de base
est inutilisable parce qu‟il résulte de la généralisation injustifiée
d‟une notion valable pour une période historique donnéeŗ70. Les
théories contemporaines qui placent le Barbare au centre des
relations internationales nřéchappent pas à ces remarques. Tout
dřabord, elles nřélaborent pas une catégorie conceptuelle dotée
dřindicateurs qui permettent de repérer les dimensions phénomé-
nales du Barbare. Elles restent de ce point de vue évasives. Cette
absence de réflexion quant aux dimensions du concept sřexplique
par une réserve (affichée pour la tendance critique, latente pour la
tendance impériale) quant à la constitution dřune théorie empiri-
que des relations internationales, quřelle soit dřobédience expli-
cative ou compréhensive. Ensuite, elles visent à appliquer une
catégorie forgée sous lřantiquité à des situations politiques
récentes, voire à toute lřhistoire européenne. Elles présentent des
similitudes avec les théories fustigées par la British Sociological
Association qui seraient enclines à utiliser des termes relevant
dřune perception colonialiste du monde71.

70
Stanley Hoffmann, ŖThéorie et relations internationalesŗ, Revue française
de science politique, 11, 3, juin 1961, p. 418.
71
Sur cette prise de position, voir Eric Dunning, ŖCivilisation, formation de
lřÉtat et premier développement du sport moderneŗ, dans Alain Garrigou,
702 Stratégique

La seconde difficulté tient au dessein intellectuel défini par


ces approches. Elles livrent une représentation globale des phéno-
mènes internationaux à lřaune de la figure du Barbare : la pre-
mière en élaborant une Ŗgrandeŗ théorie, la seconde réfutant
lřexistence dřune théorie mais aspirant à donner une lecture
monolithique des relations internationales. La première perspec-
tive Ŕ qui peut être qualifiée de Ŗfondationnalisteŗ72 Ŕ sřoppose à
ce qui semble constituer aujourdřhui une ligne assez communé-
ment partagée dans le champ : une poussée en généralisation dans
le but dřétablir une théorie générale relève de la chimère73. Il
sřagit dřun projet intenable et prétentieux qui répond mal aux
exigences actuelles : spécifier les hypothèses et observer leur
implication à chaque niveau dřanalyse74. La seconde perspective
Ŕ qui présente les traits dřune théorie antifondationnaliste75,
refuse toute forme de discours scientifique rationnel. Si ce point
de vue mérite attention car il met lřaccent sur les conditions de
production académique, il empêche tout cumul de connaissances,
celles-ci étant le fait dřorientations idéologiques plus ou moins
larvée. Cette façon de concevoir lřactivité de recherche devient
ainsi hors-champ.

L’attrait de la rupture
Une autre limite se profile quant à la prétention de ces
théories contemporaines. Elle réside dans le socle sur lequel elles
se construisent : à savoir la rupture fondamentale dans lřhistoire
des relations internationales avec la fin de la guerre froide et
surtout le 11 septembre. Si la période actuelle se caractérise en
effet par une transition dřun système international à un autre du
point de vue structurel (cřest-à-dire la configuration des rapports
de force qui nřest plus bipolaire), elle ne rime pas forcément avec

Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias. La politique et l‟histoire, Paris, La


découverte, 1997, p. 131.
72
Dans la mesure où elle repose sur lřexistence dřune base Ŗindiscutable sur
laquelle on peut fonder une interprétation ou une explication des chosesŗ.
Evelyne Dufault dans Alex MacLEod, Evelyne Dufault, Frédérick Guillaume
Dufourt, op. cit., p. 183.
73
Kjell Goldmann, ŖInternational Relations : An Overviewŗ, dans Robert E.
Goodin, Hans-Dietrer Klingemann, op. cit., p. 402.
74
Robert O. Keohane, ŖInternational Relations : Old and Newŗ, dans Robert
E. Goodin, Hans-Dietrer Klingemann, op. cit., p. 473.
75
Ces théories rejettent lřidée défendue par les fondationnalistes.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 703

une transformation complète ; une transformation qui tendrait à


intégrer de nouveaux acteurs Ŕ non-étatiques Ŕ dans le jeu et qui
instaurerait un nouveau type de régulation entre ces acteurs. Con-
trairement à la thèse de la rupture, les événements récents invitent
plutôt à renforcer lřidée dřune Ŗradicalisation de la modernitéŗ
telle que lřenvisage Anthony Giddens76.
Pour le sociologue britannique, la mondialisation comme
conséquence des propriétés inhérentes à la modernité Ŕ dynamis-
mes économique, social et politique favorisant la dissociation du
temps et de lřespace, la dé-localisation et la réflexivité (examen
et révision constante des pratiques sociales), se définit comme un
processus dřétirement dřévénements. Giddens parle dřinterpéné-
tration dřévénements locaux et distanciés. Reposant sur quatre
dimensions (le système des États nationaux, lřéconomie capita-
liste mondiale, lřordre militaire mondial et la division interna-
tionale du travail), la mondialisation renvoie ainsi à Ŗl‟intensifi-
cation de relations sociales planétaires rapprochant des endroits
éloignés au point où des événements locaux seront influencés par
des faits survenant à des milliers de kilomètres et vice versaŗ77. Il
convient de souligner ici deux caractéristiques intrinsèques de
cette modernité en proie à se radicaliser. Lřune des particularités
de la mondialisation poussée à son acmé réside dans une nouvelle
appréciation des risques. Avec lřavènement dřun sujet individuel
libéré de toute influence transcendantale, le terme de risque se
substitue à celui de fortune dans la réflexion métaphysique mais
aussi pratique. La nécessité dřexaminer les contours de ce risque
avec précision constitue lřun des préalables à lřaction quelle
quřelle soit. Elle révèle une transformation quant à la conception
de la nature humaine. La mondialisation accentue cette tendance,
car elle entraîne deux phénomènes complémentaires : lřintensifi-
cation des risques et lřextension des environnements à risques.
Ces deux phénomènes nřont que faire des différences entre riches
et pauvres. Cřest la fin dřune différence entre Ŗnousŗ et Ŗles
autresŗ78. Qui plus est, la mondialisation ne constitue pas un
processus univoque. Il sřagit plutôt dřune dialectique puisque des
Ŗévénements locaux peuvent aller à l‟opposé des relations distan-

76
Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité, Paris, LřHarmattan,
1996, p. 57.
77
Ibid., p. 70.
78
Ibid., pp. 133 et s.
704 Stratégique

ciées qui les façonnentŗ. Giddens qualifie ces tendances contra-


dictoires de Ŗpush and pullŗ.
Les événements du 11 septembre 2001 renvoient à cette
radicalisation de la modernité en raison des aspects quřils revê-
tent. Tout dřabord, ils participent pleinement de ce processus
dřétirement par lequel un événement local interpelle les autres
individus de la planète. Grâce à une forte médiatisation des atten-
tats, voulue délibérément dřailleurs par les protagonistes terroris-
tes, la quasi totalité des populations sur la planète ont pu assister
aux différentes catastrophes. En tant que témoin spectateur,
chaque individu a eu ainsi lřoccasion de Ŗjugerŗ au sens kantien
du terme, ce qui a pour principale conséquence de favoriser la
sédimentation dřun espace public mondial, certes limité mais bel
et bien embryonnaire. Ensuite, les terroristes qui ont procédé aux
attentats (indépendamment des commanditaires latents) semblent
bien être le fruit de cette mondialisation. Comme le fait remar-
quer Olivier Roy, le réseau al-Qaïda répond mal aux critères de
lřislamisme tel quřil a pu se développer au sein même des États
arabes depuis ces quinze dernières années. Les agents recrutés
sont issus de lřimmigration et sont formés aux instruments tech-
niques occidentaux. Ils ne correspondent guère à une tradition
dřenracinement national qui sřérige en gardienne dřun héritage
local face à des structures étatiques considérées comme extraver-
ties et coupées de leurs bases. Bref, il sřagit dřun néo-fondamen-
talisme plus que dřun réseau dřislamistes avec des revendications
dřaccès au pouvoir au sein des États arabes79. En outre, les évé-
nements du 11 septembre sřinscrivent dans ce double processus
dřextension et dřintensification des risques qui fragilise les
frontières entre riches et pauvres. Ces frontières étaient déjà
poreuses dans les domaines de lřécologie et de lřénergie. Mais le
11 septembre a pulvérisé des Ŗlignes maginotŗ mentales en
matière de sécurité physique classique. Il affermit les risques
globaux perçus par les populations. Enfin et surtout, il a des
effets ambivalents sur le système international. Il est ainsi au
cœur de la dialectique entre forces centrifuges et tendances cen-
tripètes, renationalisation du monde au profit des États-Unis80 et

79
Olivier Roy, ŖBen Laden et ses frèresŗ, Politique internationale, 93,
automne 2001, p. 67 et s.
80
On pourrait même dire renationalisation du monde au profit de certains
acteurs considérés comme cibles privilégiés des terroristes. La réaction
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 705

appels à une nouvelle gestion en commun des risques. Cřest là


peut-être le nœud même de la phase de transition que nous vivons
entre une première modernité considérant lřÉtat comme seule
réponse adéquate aux risques territoriaux et une seconde moder-
nité qui se fixe comme objectif lřétablissement de règles et de
procédures internationales face à des risques de plus en plus
globaux dans leur contenu81.

CONCLUSION
ŖLa globalisation nous indique que nous arrivons à une
nouvelle étape du développement de la science politique. Notre
travail d‟accompagnement de construction de l‟État-nation
souverain est maintenant complété. Ce qu‟il importe d‟inscrire à
notre programme de travail, c‟est de redéfinir les grandes
catégories constitutives du politique dans une optique qui prenne
en charge les mutations essentielles de notre époque, dont la
globalisation bien sûr. Il ne s‟agit pas de faire table rase du
passé. Bien au contraire. Mais simplement de réaliser qu‟il vient
des moments où l‟on ne peut plus se contenter de réduire l‟ancien
et qu‟il faut imaginer du nouveauŗ82. Les théories qui tendent à
fabriquer le Barbare comme catégorie sřopposent à cette assertion
puisquřelles envisagent de penser à lřaide dřune notion polysé-
mique et dont les usages historiques diffèrent. Tout comme la
barbarisation de la guerre devient un objet dřétude pour les
penseurs politiques avec les guerres dřItalie et la multiplication
des états dřurgence au sein des cités, lřintérêt pour la notion de
Barbare en relations internationales tient à une série dřévéne-
ments historiques inscrits dans la période post-guerre froide. Ces
théories reflètent des positions épistémologiques visant à sortir du
quatrième débat au sein de la discipline. Elles ne contribuent pas
vraiment à lřélaboration dřénoncés falsifiables et favorisent
encore plus la fragmentation dřune discipline83. Bref, les oracles
qui prophétisent lřarrivée des barbares méritent dřêtre traitées
comme des symptômes dřun débat épistémologique plutôt que

américaine nřest pas sans influence sur les perceptions et le comportement de


lřÉtat israélien face à lřautorité palestinienne à la mi-décembre 2001.
81
Ulrich Beck, World Risk Society, Londres, Polity Press, 1999, p. 3 et s.
82
Gilles Breton, ŖMondialisation et science politique : la fin dřun imaginaire
théorique ?ŗ, Études internationales, XXIV, 3, septembre 1993, p. 548.
83
Jjell Goldmann, op. cit., p. 424.
706 Stratégique

comme les prémisses dřune véritable transformation des relations


internationales.
Faut-il alors rejeter la notion de Barbare ? Ce serait trop
simple. Plutôt que de raisonner sur la base dřun concept qui
irriguerait toute la saisie du réel international (tendance impé-
riale) ou qui influencerait toute les représentations occidentales
de lřautre (tendance critique), une autre perspective reposant sur
des processus contextualisés de désignation est possible. Elle est
suggérée par Pierre Hassner84 mais aussi et surtout par Alain
Joxe85. Celui-ci sřinterroge sur lřévolution de la politique étran-
gère et de défense américaines. Sous Bill Clinton, lřadministra-
tion a déployé une vaste entreprise de développement écono-
mique international sans désigner des barbares. Avec George W.
Bush, un nouveau militarisme se manifeste qui relève dřune
régression vers la définition dřune périphérie au-delà de laquelle
se situent les barbares. Se multiplient alors des Ŗguerres de ban-
lieueŗ. Le propos dřAlain Joxe, quand bien même il sřinspire
clairement de la conception impériale de lřordre politique, met en
relief les changements dřorientation stratégique. La figure du
Barbare nřapparaît pas comme éternelle, mais plutôt comme une
construction historique qui contribue à réaffirmer le rôle de lřÉtat
en tant quřinstance protectrice. Cette façon dřenvisager le Bar-
bare sřinsère finalement dans le cadre dřune réflexion non pas
globalisée sur les relations internationales en général, mais ciblée
sur le comportement stratégique dřun acteur particulier. Il nous
semble possible ainsi de prolonger cette réflexion sur deux plans.
Du point de vue conceptuel, les attributs du Barbare présen-
tent de sérieuses similitudes avec ceux du dégénéré dans la typo-
logie des acteurs perçus élaborés par Richard K. Herrmann et
Michael P. Fischerkeller. Ces auteurs dégagent cinq catégories

84
Substituant les figures du barbare et du bourgeois à celles du soldat et du
diplomate sur lřactuelle scène internationale, ce dernier parle Ŗdřembourgeoi-
sement du barbareŗ ou de Ŗbarbarisation du bourgeoisŗ : Ŗle mafieux d‟aujour-
d‟hui est le business man de demain (...). Sous la pression d‟actions terroristes
à répétition, les démocraties pourraient se transformer en État policierŗ.
Pierre Hassner, ŖLe Barbare et le Bourgeoisŗ, Politique internationale, 84, été
1999, pp. 90-91. Sur ce point, voir également ŖBarbarians at the Gates : the
Moral costs of Political Communityŗ dans Igor Primoratz (ed.), Politics and
Morality, New York, Palgrave Macmillan, 2007, pp. 185 et s.
85
Alain Joxe, ŖBarbarisation et humanisation de la guerreŗ, dans Asterion,
op. cit.
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique 707

dřobjet cible (le perçu)86 : ennemi (acteur égal en capacités et en


culture qui constitue une menace et qui exprime une volonté
hostile), allié (acteur égal en capacités et en culture avec lequel
on tisse des liens de collaboration)87, impérialiste (acteur supé-
rieur en capacités et en culture), colonie (acteur inférieur en capa-
cités et en culture) et dégénéré (acteur en proie à une décadence
progressive de ses capacités et de ses valeurs). Il conviendrait de
creuser cette conceptualisation qui permettrait de donner une
texture empirique plus précise au Barbare.
Du point de vue des cultures stratégiques, il conviendrait
dřexaminer la place que revêt cet acteur dégénéré dans les
représentations véhiculées à lřOuest mais aussi ailleurs. Repère-t-
on une inflexion des pensées stratégiques (de lřennemi au dégé-
néré) ou bien celles-ci sont-elles étanches à cette nouvelle
catégorie ? Ces deux propositions sřinscrivent dans un champ
dřétude qui relève à la fois des modalités de désignation de
lřennemi, mais aussi de lřaction stratégique en lien avec les
représentations mobilisées par les acteurs étatiques. Cřest à notre
sens, une voie médiane et modérée afin dřéviter de tomber dans
le piège dřune Ŗinvasion des barbaresŗ qui, rappelons-le, peut
rimer avec développement des métastases comme le révèle le
fameux film de Denis Arcan.

86
Lřimage ne renvoie pas au locuteur mais bien à lřobjet de la désignation.
87
Une alliance suppose une relation de collaboration, une agrégation
(potentielle) des forces militaires, une communauté dřintérêts stratégiques
conçus en termes de menace, une conception de lřaction collective comme
supérieure à lřaction individuelle. Michael D. Ward, Research Gaps in
Alliance Dynamics, Monograph Series in World Affairs, Vol. 19, 1, University
of Denver, 1982, p. 5.
Une révolution militaire en sous-sol1
le retour du modèle Templiers
Bernard WITCH

Un cycle ne se bouclerait-il pas qui, par une appa-


rente régression, nous ramènerait vers un nouveau
Moyen Âge ?
Alain MINC

P our permettre au lecteur de saisir correctement ce


que nous entendons dans cet article par révolution
militaire en sous-sol, rappelons brièvement la
disparition de la milice des Pauvres Chevaliers du Christ et du
Temple de Salomon Ŕ les Templiers (1119-1312). Si on laisse de
côté la récupération de cet épisode de lřhistoire par la légende, la
littérature et plus récemment par le cinéma, la dissolution de
lřordre des Templiers, lors du fameux procès du 22 mars 1312,
apparaît, dans la perspective qui nous occupe ici, comme un
exemple caractéristique de transition et de mutation des formes
dřorganisation politique : lřeffacement dřorganisations militaires
et financières souveraines, mais sans territoire, au profit de
lřaffirmation naissante de lřÉtat territorial. En effet, dans le
contexte du Moyen Âge, les Templiers sont une société militaire

1
Ce texte représente la version remaniée dřune communication présentée
lors du colloque, Quelles frontières pour les relations internationales ?,
Université de Lausanne, La Grange de Dorigny, 29-31 mai 2008. La version
originale de ce texte paraîtra prochainement dans Pierre de Senarclens (ed.),
Les Frontières dans tous leurs états : les relations internationales au défi de la
mondialisation, Bruxelles, Bruylant.
710 Stratégique

disposant dřune véritable souveraineté au même titre que les


royaumes ou certaines cités-État ; cřest à la fois une puissance
militaire et une puissance financière. Dans une période largement
marquée encore par la décentralisation du pouvoir et la difficulté
de disposer des moyens financiers et des contingents militaires
nécessaires, les Templiers disposent précisément de ces deux
atouts : le premier réseau bancaire existant en Occident (les com-
manderies) et une troupe de chevaliers disciplinés et mobilisables
à tout moment. Par rapport à la relative absence de numéraire à
cette époque et à lřindiscipline chronique des bans et arrière-bans
féodaux, le double élément financier et militaire constitue le
pilier de la souveraineté de lřordre, tout en lui garantissant un
pouvoir effectif dans le monde médiéval. Il nřest pas étonnant dès
lors que le roi de France, Philippe IV le Bel, cherchant à
consolider les bases de lřÉtat territorial en devenir, se soit heurté
à la puissance des Templiers et ait vu en eux une organisation
concurrente sur son propre territoire. Or cřest là que se situe la
vulnérabilité de lřordre : contrairement aux Hospitaliers de Saint-
Jean-de-Jérusalem qui ont pris territoire sur lřîle de Chypre, puis
de Rhodes et aux Chevaliers Teutoniques qui ont fait de même
dans ce qui deviendra plus tard la Prusse orientale, les Templiers
restent sans ancrage territorial. Dès lors, ils seront incapables de
se défendre face aux mesures coercitives que prend le roi de
France pour démanteler lřordre (arrestation, emprisonnement,
torture, procès, exécution), mesures correspondant précisément à
la prise de contrôle dřun territoire déterminé où lřon peut ensuite
exercer la justice et la force à lřexception de tout autre. Autre-
ment dit, face à lřappareil étatique naissant et malgré sa puissance
financière et militaire, cette organisation souveraine mais Ŗsans
territoireŗ ne parvient pas à se maintenir.
Aujourdřhui Ŕ et cřest lřobjet de cette étude Ŕ on peut se
demander si on nřassiste pas à un processus similaire, en sens
inverse cependant : Ŗdes organisations sans territoire, mais
dotées d‟une réelle puissance financière et militaire ne sont-elles
pas en train de supplanter l‟État-nation ou, tout au moins, de le
concurrencer de manière décisive ?ŗ Nous pensons ici tout à la
fois aux diverses formes de groupes armés (des guérillas aux
réseaux terroristes sans tête, en passant par les mafias ou les
diasporas militairement organisées) ainsi quřaux sociétés militai-
res privées (SMP) et autres organisations paramilitaires qui repré-
sentent, à lřheure actuelle, les principaux entrepreneurs militaires
Une révolution militaire en sous-sol 711

des États modernes. Il serait en effet erroné et incomplet de ne


prendre en considération que les adversaires potentiels de lřÉtat
et de ne pas tenir compte de ses suppléants : cřest dřune transfor-
mation de la structure des unités politiques dont il sřagit en
lřoccurrence, et non dřune analyse des nouvelles menaces que
lřÉtat doit affronter.
À lřappui de cette réflexion, signalons déjà que, dans ses
efforts pour modéliser lřaction au plan international dans le
monde actuel, Thierry de Montbrial retient comme concept
central plutôt que la notion dřunité territoriale, celle dřunité
active. Et il définit cette dernière comme la conjonction dřune
organisation et dřune culture : Ŗune unité active est un groupe
humain dont les membres individuels… sont liés : 1) par un
système stable de pratiques, de références et de croyances,
autrement dit une Culture… ; 2) par une Organisation, effective
sur l‟ensemble du groupe, et tendue vers des buts à la fois à
l‟intérieur et à l‟extérieurŗ2. On ne peut sřempêcher de constater
quřune telle définition colle parfaitement à la milice des Pauvres
Chevaliers du Christ !

LA GUERRE FAIT L’ÉTAT… OU TOUTE AUTRE


ORGANISATION ADAPTÉE AU CONFLIT
Comment expliquer aujourdřhui cette inversion du pro-
cessus et le retour de Ŗpuissances militaro-financièresŗ sans terri-
toire ? La thèse néo-libérale de la mort de lřÉtat-nation en raison
de lřérosion économique provoquée par la mondialisation demeu-
re une démonstration insuffisante à cet égard. La cause de cette
inversion et du retour de ces concurrents de lřÉtat doit être
recherchée hors du strict domaine économique : cřest du côté de
la transformation de la guerre quřil faut se tourner pour
comprendre ce phénomène qui sřinscrit dans la durée plutôt que
dans lřévénementiel. On peut ainsi caractériser cette transforma-
tion par lřirruption de la guerre irrégulière dans le champ
stratégique et son développement à très grande échelle depuis le
milieu du XXe siècle. En ce sens, la notion de guerre irrégulière
sřoppose à celle de guerre régulière (réglée) : elle nřest pas le fait
dřunités conventionnelles, elle ne se déroule pas entre armées

2
Thierry de Montbrial, L‟Action et le système du monde, Paris, PUF, 2002,
p. 3 et sq.
712 Stratégique

régulières, cřest une guerre sans règle et sans limite, celle des
partisans, des insurgés, des pirates, des terroristes, des seigneurs
de guerre et des autres formes dřorganisations armées non-
étatiques3. Dans la stratégie moderne, la guerre irrégulière est
généralement qualifiée de petite guerre (klein Krieg, guérilla
dans son sens original), cřest-à-dire celle qui se déroule aux
marges de la grande guerre (guerre régulière, guerre
conventionnelle, guerre réglée), celle dont lřimportance
stratégique demeure mineure et se limite au harcèlement, à
lřembuscade, au coup de main, celle que lřon utilise Ŗen
attendantŗ ou Ŗpar défautŗ, mais dont on nřattend pas la décision
principale ou définitive. Pourtant, depuis les années 1940, ce type
de guerre est devenu un mode de conflit de plus en plus utilisé,
par les États dřabord, pour sřaffirmer ensuite, de nos jours,
comme la principale forme dřaffrontement à travers le monde.
Lřhistorien militaire britannique John Keegan parle à ce propos
de Ŗremilitarisation des sociétés par le basŗ par opposition à la
Ŗmilitarisation par le hautŗ quřil lie à lřÉtat moderne4.
Cette évolution sřexplique parce que la guerre convention-
nelle est devenue progressivement impraticable, dřabord en
raison de la faiblesse stratégique de certains États qui recourent à
la guerre irrégulière pour tenter de rétablir un certain équilibre
(Grande-Bretagne et URSS au début de la deuxième guerre
mondiale), puis en raison de lřapparition de lřarme nucléaire
rendant impossible tout affrontement conventionnel. On débou-
che ainsi sur une situation paradoxale où en quelque sorte Ŗla
petite guerre devient la grande guerreŗ, où le mode mineur
devient le mode majeur des conflits. Et pour revenir à la question
de lřinversion du processus et du retour dřorganisations sans
territoire : cette inversion dépend donc avant tout de ce renverse-
ment dans le domaine de la stratégie.
Quel en est le résultat ? Pour y répondre, il faut se reporter
à la formule de Charles Tilly, la guerre fait l‟État. Dans son
analyse de la formation de lřÉtat en Europe, le sociologue améri-
cain exprime par cette formule le fait que cřest la logique des
guerres modernes, à partir de la fin du XVIe siècle, qui conduit à la
création de lřappareil étatique moderne. Celui-ci constitue alors
3
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Économica, 1999, p. 317
et sq.
4
John Keegan, Histoire de la guerre : du néolithique à la guerre du Golfe,
trad., Paris, Dagorno, 1996, p. 77 et sq.
Une révolution militaire en sous-sol 713

la base de lřÉtat-nation tel que nous le connaissons aujourdřhui :


impôt, bureaucratie centralisée, contrôle dřun territoire et dřune
population au besoin par la contrainte (monopole de la violence
légitime). Tilly est catégorique : Ŗla structure de l‟État apparaît
essentiellement comme un produit secondaire des efforts des
gouvernants pour acquérir les moyens de la guerreŗ5. Il y a donc
antériorité de la guerre par rapport à lřÉtat ; à cette échelle
macro-historique, le militaire détermine le politique. En effet, ces
guerres modernes ont lieu entre des armées modernes, cřest-à-
dire des unités disciplinées à très gros effectifs, composées de
soldats professionnels équipés entièrement dřarmes à feu. De
plus, depuis cette période, ces guerres se déroulent à un rythme
soutenu, de manière quasi-ininterrompue, sur la presque totalité
du continent. Pour soutenir cet effort de guerre, les États doivent
donc se centraliser et se doter des institutions leur fournissant les
ressources nécessaires à lřentretien des ces outils militaires très
coûteux : ceci explique la généralisation de lřimpôt (en lieu et
place des anciennes redevances féodales) et la mise sur pied
dřune bureaucratie et de fonctionnaires chargés de sa levée,
lřarmée devient alors permanente et sert non seulement aux
guerres extérieures mais aussi, à lřintérieur du territoire, pour
mâter les populations récalcitrantes qui refuseraient de payer
lřimpôt. Les autres institutions financières de lřÉtat (dette natio-
nale, banque centrale) découlent aussi de cette nécessité de
soutenir lřeffort de guerre en disposant dřun financement aussi
continu que possible et ne dépendant pas du seul rythme des
rentrées fiscales6. Le développement du commerce maritime et de
la colonisation à travers les grandes découvertes répond à cette
même exigence : disposer de nouvelles ressources pour compléter
celles provenant du territoire et de la population7. Il est intéres-
sant de noter au passage que les autres formes dřorganisations

5
Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l‟Europe, 990-
1990, trad., Paris, Aubier, p. 38. De manière plus générale, nous nous ap-
puyons ici également sur les travaux de Martin Van Creveld, La Transfor-
mation de la guerre, trad., Paris, éditions du Rocher, 1998 ; The Rise and
Decline of the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; ainsi que
ceux de William McNeill, La Recherche de la puissance : technique, force
armée et société depuis l‟an mil, trad., Paris, Economica, 1992.
6
Cf. Niall Ferguson, The Cash Nexus: Money and Power in the Modern
World, 1700-2000, Londres, Allen Lane, 2001.
7
Cf. Michael Howard, La Guerre dans l‟histoire de l‟Occident, trad., Paris,
Fayard, 1988 (Hachette Pluriel ; 8543 C), p. 47 et sq.
714 Stratégique

politiques (ordres religieux militaires, cités-État, etc.) ainsi que


les États ne réussissant pas cette centralisation disparaissent
progressivement, comme le montre notamment lřexemple de la
Pologne, où la noblesse refuse toute concession au pouvoir
royal8.
À la lumière des travaux de Tilly, on comprend mieux
lřimpact de la guerre sur la structuration des unités politiques.
Toutefois, on vient de le voir, cřest un type de guerre bien précis
Ŕ la grande guerre régulière et conventionnelle Ŕ qui provoque la
formation de lřÉtat moderne : c‟est la guerre moderne qui fait
l‟État moderne. Il faut donc en déduire quřun type de guerre
différent, mais pratiqué intensivement et à grande échelle va
engendrer la création dřautres formes dřorganisation politique. Et
Tilly confirme : ŖLes empires, les royaumes, les cités-États, les
fédérations de cités, les réseaux de seigneurs terriens, les Églises,
les ordres religieux, les ligues de pirates, les bandes de guerriers
et bien d‟autres formes d‟organisation de pouvoir prévalurent en
Europe à différentes époques durant le dernier millénaire. La
plupart de ces organisations méritent le titre d‟État d‟une maniè-
re ou d‟une autre, parce qu‟elles contrôlèrent les principaux
moyens concentrés de contrainte dans le cadre de territoires
délimités et exercèrent leur droit de priorité sur toute les autres
organisations qui agissaient sur leur territoireŗ9.
En lřoccurrence, la guerre irrégulière est essentiellement le
fait de combattants dřoccasion et de groupes marginaux. Or ceux-
ci répondent à un ordre qui leur est propre et qui ne correspond
pas à celui de lřÉtat. Ce sont avant tout des Ŗpouvoirs locaux
dřallure privéeŗ10 où lřaccumulation de surplus (biens matériels,
argent, etc.) sert à recruter et entretenir une clientèle en armes.
Ces combattants permettent de tenir et dřexploiter les populations
locales. La technique est généralement celle du chantage : on
commence par terroriser les personnes pour leur Ŗproposerŗ
ensuite une protection contre rémunération (système du racket
mafieux). Clientèle en armes (capacité militaire) et accumulation
du surplus (capacité financière) constituent donc les deux piliers

8
Au sujet de la Pologne, cf. Thomas Ertman, Birth of the Leviathan : Buil-
ding States and Regimes in Medieval and Early Modern Europe, Cambridge,
Cambridge University Press, 1997, p. 267ss.
9
Charles Tilly, op. cit., p. 24.
10
Cf. Dominique Barthélémy, L‟Ordre seigneurial, XIe-XIIe siècle, Paris,
Seuil, 1990 (Nouvelle histoire de la France médiévale ; 3), p. 8.
Une révolution militaire en sous-sol 715

du fonctionnement de telles organisations. Signalons que ce


système est employé aussi bien par les seigneurs de guerres en
Afrique que par les trafiquants de drogue dans les banlieues des
villes européennes. En ce qui concerne les SMP en revanche, la
démarche entrepreneuriale remplace le système mafieux ; néan-
moins le principe de base visant à accumuler du surplus (à travers
contrats et offres de prestations) afin de pouvoir engager des
combattants (mercenaires) demeure inchangé. À titre dřexemple,
en 1994 la firme Executive Outcome reçoit du gouvernement de
la Sierra Leone, en paiement de ses services, une partie des mines
de diamant de la région.

RÉVOLUTION MILITAIRE ET ESSAI DE


PÉRIODISATION
En quoi tout cela est-il nouveau ? Le système des corsaires
est bien connu et a été utilisé à de nombreuses reprises dans
lřhistoire. Pourquoi cette pratique de la guerre irrégulière a-t-elle
donc maintenant un impact socio-politique ? On lřa dit, cřest à
cause de la durée et de lřintensité de son utilisation à partir du
milieu du XXe siècle. Cřest la raison pour laquelle on peut avancer
ici lřhypothèse dřune révolution militaire, cřest-à-dire une trans-
formation telle du mode de combat, sur une période suffisamment
longue, quřelle en affecte durablement la structuration des unités
politiques. En lřespèce, la mise en œuvre exponentielle de la
guerre irrégulière pendant plus dřun demi-siècle entraînerait le
retour et lřaffirmation de ces Ŗpuissances militaro-financièresŗ
sans territoire (le modèle Templiers) : dřoù la formule adoptée
dřune révolution militaire en sous-sol.
Cřest là que réside tout lřintérêt du concept de révolution
militaire. Encore relativement méconnu dans le monde franco-
phone, ce concept est abondamment débattu dans le monde
anglo-saxon depuis 1955, date de sa première formulation par
Michael Roberts11. Il souffre cependant quelque peu dřun usage
abusif, en particulier à lřheure actuelle avec lřarrivée des
armements de très haute technologie liés aux TIC (Revolution in

11
Étant donné lřabondance de la littérature sur le sujet, nous nous contentons
de citer lřouvrage suivant qui fait un excellent tour dřhorizon de la question :
Geoffrey Parker, The Military Revolution : Military Innovation and the Rise of
the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2e éd. révisée,
1996.
716 Stratégique

Military Affairs)12. Il importe par conséquent de rappeler quřune


rupture technologique ou la mise en œuvre dřune arme nouvelle
(quelle que soit son efficacité sur le champ de bataille) ne
suffisent pas pour permettre de parler de révolution militaire. Le
concept implique lřintervention de cinq facteurs quřil convient de
présenter brièvement : 1) la transformation militaire considérée
doit connaître une durée suffisante, de lřordre dřune centaine
dřannées, 2) elle doit représenter une véritable innovation tacti-
que, un changement décisif du mode de combat, 3) elle doit
bénéficier dřun volume suffisant, notamment en raison des effec-
tifs engagés, 4) elle doit comporter une dimension stratégique
dépassant le simple conflit local ou occasionnel, 5) elle doit avoir
un impact socio-politique sur la structure des sociétés impliquées.
Dans le cas présent, les quatre derniers facteurs ont déjà été
abordés plus haut dřune manière ou dřune autre. Le premier Ŕ le
facteur durée Ŕ mérite en revanche un examen plus approfondi.
Pour lřanalyser, nous procédons à un essai de périodisation. Tout
en restant conscient du caractère relativement arbitraire dřun tel
exercice, notre objectif est de pouvoir mieux déterminer, à travers
les périodes retenues, à la fois la continuité et lřévolution de la
transformation militaire envisagée.
Nous identifions ainsi trois périodes : une période militaire
allant de 1940 à 1945, une période politique de 1945 à 1975 et
une période économique à partir des années 1980 et jusquřà nos
jours. Nous choisissons comme point de départ de la première
période, le 19 juin 1940 avec le mot dřordre lancé par Winston
Churchill, ŖMettez l‟Europe à feu !ŗ. Avec ce mot dřordre, la
Grande-Bretagne se propose alors de soutenir tous les mouve-
ments de résistance et autres maquis se constituant dans lřEurope
occupée. Il sřagit en quelque sorte dřune mesure Ŗde la dernière
chanceŗ. En effet, la Grande-Bretagne se trouve à ce moment-là
dans une situation particulièrement difficile, voire désespérée : la
France vient dřêtre vaincue et lřarmée britannique a dû évacuer le
continent, en y abandonnant la plupart de son matériel lourd
(Dunkerque). Non seulement la Grande-Bretagne est quasiment
sans défense, mais elle porte seule tout le poids de la guerre
contre lřAllemagne nazie : lřURSS est encore lřalliée dřHitler et

12
Cf. notamment, Philippe Braillard/Gianluca Maspoli, La “Révolution dans
les affaires militairesŗ : paradigmes stratégiques, limites et illusions, Annuaire
Français des Relations Internationales 2002, www.afri-ct.org.
Une révolution militaire en sous-sol 717

les États-Unis ne sont pas encore entrés en guerre. Par consé-


quent, en cherchant à soutenir par tous les moyens possibles les
mouvements de résistance en Europe occupée, la Grande-Breta-
gne poursuit uniquement un but militaire : diminuer la pression
de lřAllemagne en la forçant à distraire des troupes pour faire
face à des actions sur ses arrières. Suite à lřinvasion de lřURSS
en 1941, lřArmée rouge suit le même chemin en organisant tous
les maquis se trouvant sur les arrières de lřarmée allemande.
Cřest pourquoi on peut parler ici, à propos de ce recours à la
guerre irrégulière, dřune phase proprement militaire. Néanmoins,
cřest à ce moment-là que les grandes puissances (Grande-Breta-
gne rejointe ensuite par les États-Unis, URSS) commencent à
développer toute une technique en vue dřéquiper, dřinstruire et
dřencadrer les différents maquis en Europe. Lřopération la plus
ambitieuse sera celle mise en œuvre en Yougoslavie avec les
partisans de Tito et de Mihailovitch. Deux composantes de cette
technique sont à retenir en raison de leur impact ultérieur. Il
sřagit premièrement de la production massive dřarmes légères par
le procédé de lřemboutissage ; ceci permet de fabriquer en très
grand nombre des armes à la fois simples et robustes (mitrail-
lettes, pistolets). À noter au passage que cřest par ce procédé
quřest produit massivement, après la guerre, la fameuse Kalach-
nikov AK-47 dont une centaine de millions dřexemplaires est
actuellement en circulation dans le monde et constitue lřépine
dorsale de lřarmement des différents groupes armés13. La seconde
composante concerne la formation dřun soldat dřun genre
nouveau : il sřagit du combattant des forces spéciales (les fameux
Jedburghs) dont la tâche est précisément dřêtre capable, non pas
de se battre en rase campagne, mais bel et bien de recruter des
maquisards, de les instruire, dřorganiser leur logistique (générale-
ment au moyen de parachutages) et de les conduire au combat. Là
aussi, cette technique fera école durant la période de la guerre
froide.
Abordons maintenant la deuxième période. Nous avons
retenu les dates de 1945 à 1975, à savoir du début de la guerre
dřIndochine à la chute de Saïgon. Ces deux dates marquent les
limites de ce quřon appelle les guerres de lřaprès-guerre. Nous
qualifions cette période de phase politique, puisquřelle se situe

13
Cf. notamment Larry Kahaner, AK-47 : The Weapon That Changed the
Face of War, Hoboken, Wiley, 2007.
718 Stratégique

dans le cadre des conflits de la décolonisation. Cřest le dévelop-


pement systématique des méthodes de la guerre révolutionnaire et
de la guerre non-conventionnelle sous les auspices respective-
ment de lřURSS et de la Chine et, dřautre part, des États-Unis.
Lřobjectif est alors dřutiliser la guerre irrégulière soit à des fins
de libération nationale, soit en vue de renverser un gouvernement
en place. La technique ne poursuit plus dès lors des fins purement
militaires, mais vise essentiellement un but politique de prise du
pouvoir et de contrôle de lřÉtat. On peut dire que cřest pendant
cette période Ŕ marquée notamment par la révolution chinoise, la
guerre dřIndochine, la guerre dřAlgérie, la guerre du Viet-nam
ainsi que les différentes guérillas en Amérique latine et en
Afrique Ŕ que la guerre irrégulière connaît sa véritable codifi-
cation doctrinale et prend les traits fondamentaux que nous lui
connaissons aujourdřhui. Il sřagit en particulier de toutes les
mesures visant la prise en main des populations (hearts and
minds) afin de les soustraire au pouvoir en place et de vider ainsi
lřÉtat de sa substance. Lřexploitation du mécontentement de cer-
taines couches sociales et lřintimidation des personnes devien-
nent la règle. Endoctrinement, action psychologique, autocritique
collective, mais aussi exécutions sommaires et massacres sont
abondamment employés. La population devient le centre de
gravité de ce type de guerre : cřest elle qui est lřenjeu véritable de
la lutte. De plus, lřEst et lřOuest développent procédures et
procédés permettant aux groupes armés dřévoluer de manière
relativement indépendante à lřintérieur dřun État tout en détrui-
sant aussi systématiquement que possible les infrastructures en
place. Chaque bloc dispose de forces spéciales chargées de cette
tâche et sřinspirant directement du modèle développé pendant la
deuxième guerre mondiale (Jedburghs). Hormis la généralisation
des méthodes de la guerre révolutionnaire, cette période politique
présente une autre caractéristique importante pour saisir lřévolu-
tion des groupes armés et de la guerre irrégulière à lřheure
actuelle. Ce sont toutes les questions liées à lřentretien et au
financement de ces groupes. Car cela nécessite dřénormes
moyens financiers qui commencent à dépasser les capacités bud-
gétaires des grandes puissances elles-mêmes. Cřest pourquoi
cette Ŗguerre saleŗ recourt à lřŖargent saleŗ. Les services spéciaux
de lřEst et de lřOuest font ainsi largement usage du trafic de
drogue et dřautres formes dřéconomie grise pour parvenir à
financer le soutien et lřactivité des groupes armés quřils contrô-
Une révolution militaire en sous-sol 719

lent. Cřest cette dimension qui permet dřintroduire la troisième


période et dřen comprendre la logique.
À partir des années 1980 environ, les différents groupes
armés actifs à travers le monde, quřils soient nationalistes, révo-
lutionnaires ou contre-révolutionnaires, commencent à chercher à
se financer de manière indépendante. Cette démarche nřest pas
très étonnante. Les groupes armés souhaitent en effet pouvoir
développer leurs activités politiques et militaires sans dépendre
dřun parrain (de lřEst ou de lřOuest), ni être victime dřun retour-
nement dřalliance les privant subitement de tout soutien. Les
groupes qui inaugurent avec succès cette démarche sont lřIRA et
lřOLP. Lřéclatement puis le développement des deux Intifadas ne
peuvent dřailleurs sřexpliquer que grâce à la mise sur pied de
cette capacité financière. Les autres groupes ne tarderont pas à
suivre la voie ainsi tracée. Ceci explique que la plupart des
groupes armés existant de par le monde aujourdřhui ont réussi à
assurer leur financement de manière non seulement autonome
mais durable. Traduit dans le langage de la médecine, on peut
dire que le virus a évolué, quřil est devenu résistant face aux
antidotes administrés, quřil peut dorénavant vivre et se reproduire
sans difficulté dans le corps humain. Il importe ici de bien saisir
la nature du financement mis en place par les différents groupes
armés. Ceux-ci, en raison de leur statut clandestin, ne peuvent
évidemment pas utiliser les canaux de lřéconomie formelle. Ils
sont obligés de se tourner vers lřéconomie grise et informelle.
Cřest à ce stade que lřon assiste à la rencontre, puis à la fusion
des groupes armés avec le crime organisé. En effet, pour pouvoir
disposer dřun financement régulier et sur la durée, les groupes
armés se voient contraints de faire alliance avec les mafias afin
de pouvoir accéder aux réseaux de lřéconomie grise. Le trafic de
drogue devient ainsi une des sources principales de financement
de ces différents groupes Ŕ la drogue étant à lřâge de la mondia-
lisation la seule monnaie véritablement globale, acceptée partout.
Avec cette phase économique, les groupes armés opèrent une
mutation : ils abandonnent quelque peu leurs objectifs politiques
pour se concentrer sur leur financement et lřaccumulation de
surplus. En dřautres termes, ils se sédentarisent. Les expressions
actuelles de narco-guérilla ou de narco-terrorisme témoignent de
cette mutation, mais aussi de la croissance exponentielle de
lřéconomie grise depuis la fin de la guerre froide.
720 Stratégique

Sur ce dernier point, un facteur supplémentaire vient com-


pléter lřexplication : il sřagit de lřimplosion du bloc soviétique et
de la métamorphose des anciens services spéciaux de lřEst.
Nombreux et dotés de bonnes infrastructures, ceux-ci se tournent
vers le crime organisé dès quřils détectent les premiers symptô-
mes de cet effondrement inéluctable. La clandestinité représen-
tant le milieu naturel de ces services, la métamorphose est
relativement aisée, dřautant quřune de leurs tâches principales
sous lřère soviétique consistait dans le pillage technologique de
lřOuest. Ils disposent donc déjà de tous les éléments nécessaires :
réseaux, filières, sociétés écran, contacts et liens avec certaines
communautés vivant sur place. Par ailleurs, la mondialisation va
encore leur faciliter la tâche et leur permettre un développement
exponentiel. Dřabord, la libéralisation et la globalisation des flux
financiers accroissent de manière décisive les opportunités de
blanchiment et dřinjection dřargent sale ainsi que les trafics gris.
Ensuite, la fin du bloc soviétique, conjuguée aux effets de la
mondialisation, provoque la dislocation des économies nationales
des pays de cette région. Enfin, les différents embargos pronon-
cés vis-à-vis de cette partie de lřEurope, au moment de la crise
yougoslave, achèvent la déstabilisation économique : le crime
organisé, les trafics de tous ordres et lřéconomie grise plus géné-
ralement deviennent alors la seule forme dřéconomie fonction-
nant réellement dans cette immense zone sřétendant des côtes de
lřAdriatique à lřAfghanistan en passant par lřAsie centrale et le
Caucase. Les spécialistes nřhésitent dřailleurs pas à parler à ce
sujet dřune nouvelle Ŗroute de la soie du crime organiséŗ14.
Cette troisième phase permet ainsi aux groupes armés de
solidifier la capacité qui leur faisait encore défaut : le finance-
ment. Si le procédé industriel de lřemboutissage a permis de
diffuser des armes légères à Ŗ1 personne sur 12ŗ dans le monde15,
la fusion des groupes armés et du crime organisé provoque
lřexplosion de lřéconomie grise dans des proportions équiva-
lentes. Citons quelques chiffres pour sřen faire une meilleure
idée : selon les estimations, lřéconomie criminalisée constitue
actuellement environ 20 % du produit brut global16 ; au niveau

14
Misha Glenny, Mc Mafia : a Journey Through the Global Criminal
Underworld, Toronto, Anansi, 2008.
15
Cf. scène introductive du film consacré aux marchands dřarmes, Lord Of
War (2006).
16
Cité dans Glenny, op. cit.
Une révolution militaire en sous-sol 721

mondial, les réseaux économiques et financiers des groupes


armés représentent deux fois le PIB du Royaume-Uni17 ; en
Europe, lřéconomie informelle (dont une bonne partie est consti-
tuée par lřéconomie grise) forme entre 15 % et 18 % du PNB de
chacun des grands États européens18. À la lumière de ces chiffres,
on constate combien le qualificatif de Ŗpuissance militaro-
financièreŗ nřest pas abusif.
En conséquence, de 1940 à nos jours, la guerre irrégulière
connaît une véritable systématisation dont on peut résumer les
principales étapes avec, dřabord, lřélaboration dřune technique et
dřinfrastructures (production massive dřarmes légères) pour équi-
per des maquis et armer des partisans. Dans lřaprès-guerre, la
technique se globalise et se diffuse à lřensemble du monde. Dřun
simple mode de combat en marge des grandes opérations mili-
taires, elle se transforme en une véritable doctrine de libération
politique. Le paradigme bouge alors en profondeur : le centre de
gravité des conflits passe du militaire au civil. Il ne sřagit plus
dřanéantir lřarmée adverse, mais de prendre le contrôle de la
population par nřimporte quel moyen. Ce changement de para-
digme bouleverse complètement la stratégie et, jusquřà aujour-
dřhui, aucune rupture technologique (du nucléaire aux TIC)19
nřest parvenu à renverser la tendance ; la guerre se déroule
désormais majoritairement à lřintérieur des États et des sociétés.
Finalement, vers la fin du XXe siècle, les groupes armés accèdent
progressivement à lřautonomie en créant leurs propres réseaux de
financement. La guerre irrégulière entre alors dans le champ de
lřéconomie : cřest lřessor de lřéconomie grise, aussi appelée
Ŗéconomie de la terreurŗ. Le spécialiste américain du terrorisme

17
Cité chez Loretta Napoleoni, Terror Inc : Tracing the Money Behind
Global Terrorism, Londres, Penguin Books, 2004. Cf. également Nick Ko-
chan, The Washing Machine: How Money Laundering and Terrorist Finan-
cing Soils Us, Mason, Thomson, 2005; Moisés Naïm, Illicit: How Smugglers,
Traffickers and Copycats are Hijacking the Global Economy, Londres,
William Heinemann, 2005; R. T. Naylor, Wages of Crime: Black Markets,
Illegal Finance, and the Underworld Economy; New York, Cornell University
Press, éd. révisée, 2004.
18
Cité chez Jean-Paul Gourevitch, L‟Économie informelle : de la faillite de
l‟État à l‟explosion des trafics, Paris, Le Pré aux Clercs, 2002.
19
Cf. en particulier, sur cette tentative de contourner la guerre irrégulière par
la technologie, Michael T. Klare, ŖLa contre-insurrection, doctrine améri-
caineŗ, Le Monde diplomatique : Manière de voir, n° 87, juin-juillet 2006,
p. 80 et sq.
722 Stratégique

John Robb relève dřailleurs que la motivation centrale des


mouvements terroristes à lřheure actuelle nřest pas tant dřordre
idéologique ou religieux, mais cherche à prendre le contrôle des
ressources économiques des États-nations visés20. De son côté, le
politologue Mark Duffield avance que le système des seigneurs
de guerre, qui se développe un peu partout en Afrique depuis une
décennie, nřest pas simplement lié aux conflits sévissant dans
cette région du monde : selon lui, il sřagit de structures durables
branchées sur lřéconomie grise et informelle constituant la
réponse de ces sociétés à la mondialisation, et représentant une
alternative non-bureaucratique à lřÉtat-nation. Il utilise pour les
décrire lřexpression de complexes politiques émergents21.

UN NOUVEAU SYSTÈME D’ARME ?


Avant de se demander sřil y a ou non révolution militaire,
si le processus a atteint sa Ŗmasse critiqueŗ, il importe dřabord de
compléter notre hypothèse de travail sur la base des éléments
présentés plus haut. À la lumière de cet essai de périodisation, il
ressort en effet quřun nouveau système dřarme se dessine peu à
peu à lřopposé de la structure des armées régulières. Par système
d‟arme, on entend ici un instrument de combat pensé Ŗjusquřau
boutŗ, dans ses différentes composantes technologiques, humai-
nes et stratégiques. Il sřimpose de la sorte dans un certain type de
conflit, à un moment historique donné. À titre dřexemple, le
binôme caravelle + canon domine les grandes découvertes
comme le binôme guérilleros + Kalachnikov domine la guerre
irrégulière contemporaine. Autrement dit, un système dřarme
Ŗbien penséŗ bénéficie dřune certaine autonomie ; il nřest pas
tributaire dřautres facteurs pour son fonctionnement. Il dispose
ainsi de la liberté d‟action, il a un Ŗcoup dřavanceŗ sur ses
adversaires.
Le système dřarme en question ici sřappuie principalement
sur trois composantes : seigneur de guerre (un chef de bande
disposant dřune clientèle armée) Ŕ lien avec le crime organisé

20
Google Documents, http://docs.google.com/Doc?id=ddxngf8j_ 314fzjc4x
f5&invite=fdkpvxt, 23 septembre 2008.
21
Mark Duffield, Global Governance and the New Wars : The Merging of
Development and Security, Londres, Zed Books, 3e éd., 2005; Guerre postmo-
derne: l‟aiuto umanitario come tecnica politica di controllo, trad., Bologne, il
Ponte, 2004.
Une révolution militaire en sous-sol 723

(pour lřaccès à lřéconomie grise) Ŕ dimension transnationale (à


travers les diasporas ou les réseaux informels et virtuels). Ce sont
là grosso modo les éléments constitutifs de ces nouvelles
puissances militaro-financières se trouvant au cœur de notre
réflexion. Ajoutons-y également une importante dimension socio-
logique. Ce système dřarme sřappuie sur un réservoir quasi
inépuisable de combattants : les jeunes déshérités du bidonville
global22 pour qui la guerre irrégulière est devenue un véritable
mode de vie, un facteur dřidentité et une forme de socialisation
au sein dřune contre-société. En effet, à travers lřappartenance à
une bande ou un gang, la possession dřune arme et la capacité de
sřimposer par la violence, les jeunes accèdent à des valeurs
viriles basées essentiellement sur la force et redécouvrent ainsi le
fameux Ŗcapital guerrierŗ dont parlent les sociologues (fraternité
dřarmes, obéissance à un chef, discipline, code dřhonneur)23.
Herfried Münkler parle de Ŗcombattant-testostéroneŗ pour quali-
fier lřémergence de ce nouveau type de guerrier alliant la pratique
dřune violence brute, la recherche dřune identité masculine et le
sentiment de désarroi de la jeunesse mondiale24. En simplifiant,
on pourrait donc dire que la guerre irrégulière et le système des
bandes reprennent mutatis mutandis le rôle joué auparavant par
les armées de conscription nationales : une forme de canalisation
de la violence sřexerçant toutefois non plus au service du
monopole étatique, mais au profit exclusif du seigneur de guerre
concerné. Par exemple, aux États-Unis un des puissants gangs
actif dans lřensemble du pays est le MS-13 composé, à lřorigine,
de jeunes formés à la guérilla pendant la guerre civile du
Salvador au début des années 1980. Le polémologue Gaston
Bouthoul rappelait dřailleurs que les sociétés produisant un
Ŗsurplusŗ de population jeune sont, par nature, des sociétés
belliqueuses, la guerre faisant office de mécanisme régulateur
des naissances25.

22
Mike Davis, Le Pire des mondes possibles : de l‟explosion urbaine au
bidonville global, trad., Paris, La Découverte, 2007 (Poche ; 261).
23
Cf. notamment, Thomas Sauvadet, Le Capital guerrier : concurrence et
solidarité entre jeunes de cités, Paris, Armand Colin, 2006.
24
Herfried Münkler, Die neuen Kriege, Hambourg, Rowohlt, 2002 (2004),
p. 35 et sq.
25
Cité chez Philippe Chapleau, Enfants-soldats : victimes ou criminels de
guerre, Paris, éditions du Rocher, 2007, p. 66 et sq. Cf. dans le même sens,
lřanalyse de Herfried Münkler sur les jeunes combattants-testostérones, Die
neuen Kriege, op. cit., p. 33 et sq.
724 Stratégique

Dans le contexte stratégique contemporain, lřavantage


décisif dřun tel système dřarme est de pouvoir agir Ŗen dessous
de la couverture radarŗ, cřest-à-dire faire la guerre pratiquement
sans entraves. Car un tel système dřarme nřest soumis à aucune
règle, nřa pas besoin de tenir compte de la communauté inter-
nationale, des embargos, des condamnations et autres mises sous
tutelle. En raison de son indépendance financière, de son accès
aux canaux de lřéconomie grise, il nřa pas à justifier ses actions
vis-à-vis dřun quelconque bailleur de fonds (grande puissance
soucieuse de ses intérêts internationaux, grande entreprise sou-
cieuse de son image, parlement national soucieux dřun usage
Ŗdémocratique et proportionnéŗ de la force). Il peut donc prati-
quer la violence brute, faire la guerre sans limite : cřest le retour
de celle-ci dans sa forme première, non plus affrontement réglé
entre États mais prédation pure.
Ouvrons une parenthèse. Dans sa théorie du partisan, Carl
Schmitt relève cet aspect spécifique et il est important de lřen-
tendre pour saisir tout lřenjeu de cette réapparition de la guerre
sans limite : Ŗen mettant des bornes à la guerre, l‟humanité euro-
péenne avait réussi une chose rare : elle avait renoncé à crimi-
naliser son adversaire dans une guerre, elle avait relativisé
l‟hostilité et nié l‟hostilité absolue. … Or, c‟est cela précisément
que le partisan semble remettre en questionŗ. Le juriste allemand
explicite encore : ŖLe partisan moderne n‟attend de son ennemi
ni justice, ni grâce. Il s‟est détourné de l‟hostilité conventionnelle
de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan
d‟une hostilité différente qui est l‟hostilité réelle, dont l‟escalade,
de terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu‟à l‟extermi-
nationŗ26.
Revenons à ce nouveau système dřarme et aux effets quřil
déclenche. Il convient de se rapporter à ce sujet à la formule, la
guerre fait l‟État et de la compléter comme on lřa vu précédem-
ment : la guerre fait l‟État ou toute autre organisation adaptée
au conflit. Dans cette optique, il faut considérer lřÉtat avant tout
comme une machine de guerre ; cřest sa raison dřêtre fondamen-
tale. Sřil nřest plus en mesure de remplir cette fonction de base, il
sera alors progressivement remplacé par dřautres structures
mieux à même que lui dřassumer ladite fonction. Et de nos jours,

26
Carl Schmitt, Théorie du partisan, trad., Paris, Flammarion, 1992
(Champs, 259), p. 213.
Une révolution militaire en sous-sol 725

on peut avancer que généralement Ŗl‟État a tortŗ : son action


coercitive et son exercice de la violence sont de moins en moins
perçus comme légitimes (au sens weberien) et de plus en plus
soumis à un contrôle extérieur ainsi quřà des règles étroites et
strictes. Sa fonction de base est ainsi profondément remise en
cause. Dès lors, la question de sa succession, ou tout au moins de
sa mise en concurrence sérieuse, est ouverte.
Inversement, il est intéressant de remarquer que les États
confrontés concrètement et pendant longtemps à la guerre
irrégulière et à ce nouveau système dřarme ont recours à un
système équivalent pour le combattre : les mouvements paramili-
taires et les SMP. Le but est évident : faire le poids, rétablir
lřéquilibre, cřest-à-dire faire la guerre (au sens précité) à armes
égales ou équivalentes à celles de lřadversaire. LřAfrique du Sud
crée Executive Outcome dans le sillage de la guerre irrégulière
quřelle mène en Angola. De même, face à lřun des groupes armés
le plus ancien et le plus résilient du monde Ŕ les FARC, la
Colombie adopte une stratégie paramilitaire garantissant la survie
de lřÉtat jusquřà nos jours. On lřa dit auparavant, les entités ne
parvenant pas à sřadapter au nouveau type de guerre sont
condamnées à disparaître.
Cřest pourquoi il est nécessaire de bien comprendre les
implications de lřémergence historique dřun nouveau système
dřarme : non la simple substitution dřun armement par un autre,
mais la définition d‟une nouvelle structure pour faire la guerre.
Car, au même titre que la guerre est antérieure à lřÉtat, lřoutil
militaire prime sur la structure politique : cřest cette dernière qui
doit sřadapter dřaprès les besoins définis pour faire la guerre. On
peut sřen faire une meilleure idée en se reportant au renouveau de
la cavalerie lourde à la charnière de lřAntiquité et du Moyen Age.
Les différentes invasions barbares entre le Ve et le VIIIe siècle
imposent cette évolution de lřart de la guerre : Huns, Avars, et
autres Vandales sont avant tout de remarquables cavaliers, dont la
mobilité et la rapidité surclassent systématiquement celle de leurs
adversaires. Les empires perse et byzantin trouvent la parade
dans le cavalier cuirassé, connu sous le nom de cataphracte. Mais
ceci entraîne des coûts exorbitants pour lřépoque (élevage de
chevaux, formation et entretien des cavaliers) et les deux empires
doivent se centraliser pour faire face à de telles dépenses. En
Europe occidentale à la même époque, la situation est la même :
les cavaliers barbares déferlent sur les populations locales et la
726 Stratégique

réponse militaire ne peut donc être quřidentique à celle apportée


par les deux empires susmentionnés. Cependant, les services
étatiques sont inexistants en Occident à ce moment-là ; la
situation institutionnelle est plutôt celle de lřanarchie et du chaos.
Toute centralisation est impensable, pourtant il faut trouver le
moyen de se doter de cette arme. Partant, en lieu et place de
lřorganisation impériale perse et byzantine, on a recours à la
décentralisation : les cavaliers (chevaliers) reçoivent chacun une
terre en échange du service militaire, à charge pour eux de
pourvoir à leur propre entretien et au recrutement de quelques
compagnons dřarmes. À partir de là, cette Ŗféodalisation précoceŗ
va marquer tout le Moyen Age, non seulement militairement mais
aussi économiquement et politiquement. La chevalerie va impri-
mer à lřEurope son mode dřorganisation, son fonctionnement
économique et son code de valeurs. Mutatis mutandis, il nřest pas
exagéré dřimaginer quřà lřinstar du cavalier cuirassé, le nouveau
système dřarme décrit plus haut puisse aussi sřimposer à nos
sociétés entraînant les adaptations nécessaires en vue de garantir
son entretien, accélérant de la sorte la mise en place de nouvelles
unités économiques mieux à même dřassurer le financement
indispensable. Autrement dit, la structure socio-politique se
formate en fonction de lřoutil militaire, le facteur décisif résidant
dans lřarme (au sens large) utilisée pour faire la guerre.
Dans le cas présent, pour mieux saisir la dynamique de ces
nouvelles formes dřorganisation se dessinant à lřhorizon, on se
réfère aux deux composantes définissant une unité active : une
culture et une organisation. En termes de culture, ces nouvelles
formes dřorganisation répondent à un besoin dřappartenance
auquel lřÉtat nřest plus en mesure de répondre. Or cřest là une
des caractéristiques que Carl Schmitt relève à propos du Partei-
gänger (le partisan), à savoir un combattant prenant parti pour
une Ŗcauseŗ que lřÉtat nřest plus en mesure de lui fournir. Et on
lřa vu, lřune des fonctions des bandes est précisément de permet-
tre cette affirmation dřidentité. En termes dřorganisation, le
principe de base est celui de la protection privée. Etant tout à la
fois unité militaire et Ŗfamilleŗ, la bande, le gang, le clan ou la
tribu offrent protection à leurs membres en échange de leur
allégeance et de leurs services. Ces formes dřorganisation ne
sřinscrivent donc plus dans la distinction civil/militaire caracté-
ristique de lřÉtat moderne. Le système de la protection privée
crée, en effet, une zone de pouvoir sui generis située entre le civil
Une révolution militaire en sous-sol 727

et le militaire. Ceci débouche, en quelque sorte, sur le retour de la


guerre privée Ŕ voie de droit connue au Moyen Age permettant à
une collectivité (ville, monastère, vallée alpine) de faire la guerre
à une autre pour obtenir réparation des torts commis. Il en ressort
que quelque part, dans un tel contexte, pour survivre, lřindividu
doit être rattaché à un groupe, en particulier sřil veut recevoir
protection et justice.

LE PRODUIT DE LA LONGUE GUERRE ?


Retournons maintenant au concept de révolution militaire.
Car si un tel phénomène peut être repéré, alors la conséquence est
évidente pour la forme des entités politiques. Cřest lřintérêt
central de ce concept : non seulement étudier lřimpact socio-
politique de la guerre mais déterminer si, en la matière, un pro-
cessus irrémédiable sřest enclenché, conduisant à la transition
historique de la structuration des unités politiques (à lřexemple
du passage de lřempire romain au Moyen Age et du Moyen Âge
aux Temps Modernes). En ce sens, le concept de révolution
militaire sřapprécie dans lřordre de ce que Braudel nomme la
civilisation matérielle (cycles, structures, infrastructures, super-
structures, mécanique des échanges). Ceci explique que sa durée
se mesure non pas en décennies (le temps des hommes) mais en
centaines dřannées ; le temps des institutions est toujours plus
lent !
Vis-à-vis des cinq facteurs conditionnant un phénomène de
révolution militaire, il semble que ceux ayant trait à lřinnovation
tactique, au volume et à la dimension stratégique soient aisément
remplis. Sřagissant de la durée, la périodisation adoptée permet
dřidentifier un temps dřenviron 68 ans (de 1940 à nos jours).
Quant à lřimpact socio-politique, cřest précisément lřobjet de
notre recherche. La masse critique est-elle atteinte ? Lřinversion
du processus mentionnée en ouverture de cette étude est-elle
enclenchée de manière irrémédiable ? Il nřest naturellement pas
possible de donner une réponse définitive à cette question en
lřétat. On peut, en revanche, faire appel à des éléments dřinter-
prétation qui, sans donner une réponse irrévocable à notre ques-
tion, indiquent néanmoins certaines tendances lourdes se dessi-
nant pour lřavenir et fournissent, de ce fait, un certain éclairage à
notre hypothèse de travail.
728 Stratégique

On lřa dit à plusieurs reprises, un processus de révolution


militaire sřinscrit dans le temps historique. Par conséquent, cřest
avec les instruments de la longue durée quřil faut lřapprécier.
Comment analyser le XXe siècle dans une telle perspective :
sřagit-il du temps des totalitarismes (fascisme, nazisme, stalinis-
me) succédant à celui des nationalismes du XIXe siècle ? Cette
approche du siècle passé est parfaitement pertinente sous lřangle
de lřhistoire chronologique et événementielle. Toutefois, elle ne
dit rien de la mondialisation actuelle, ni dřune éventuelle
transformation des unités politiques. La perspective du temps
long est différente : elle sřefforce de détecter, au-delà de la chro-
nologie et des événements, les courants de fond à lřœuvre ainsi
que les ressorts premiers des institutions et des sociétés. En ce
sens, le XXe siècle peut être interprété comme une seule et même
Longue Guerre débutant en 1914 et sřachevant en 1991 avec
lřeffondrement du monde soviétique (de Sarajevo à Sarajevo,
selon la formule consacrée)27. Le temps long historique assimile
ainsi, la première guerre mondiale, la deuxième guerre mondiale
et la guerre froide comme un conflit unique et continu. Cřest cette
Longue Guerre qui constitue le moteur de la longue durée : celui
qui génère les transformations durables, qui accouche dřun
nouvel ordre international. On le constate déjà, cette interpréta-
tion du XXe siècle sřinscrit pleinement dans la logique de notre
réflexion.
Quel est donc le produit de la Longue Guerre ? Cette der-
nière représente lřaffrontement titanesque de différents protago-
nistes en vue de lřemporter. Lřéchelle correspondante nřest plus
celle des États, mais celle de la civilisation : les efforts consentis
pour vaincre lřadversaire ne se calculent plus en termes
économiques, industriels et militaires, mais en termes structurels.
LřOuest est ainsi amené à rechercher lřavantage décisif en valori-
sant ses composantes les plus fondamentales : le capital et la
technologie. La combinaison de ces deux atouts permet finale-
ment de lřemporter. Mais ce résultat de niveau structurel ne se
réalise pas sans affecter profondément lřordonnancement socio-
politique occidental : le coup de 197928 peut être lu comme

27
En particulier, Philip Bobbitt, The Shield of Achilles : War, Peace and the
Course of History, Londres, Allen Lane, 2002.
28
Du point de vue événementiel et chronologique, le Ŗcoup de 1979ŗ
(augmentation spectaculaire des taux dřintérêt par les autorités monétaires
américaines) représente une réponse à la crise du système fordiste enclenchée
Une révolution militaire en sous-sol 729

lřexpression de cette volonté de Ŗliquiderŗ la société industrielle


pour disposer dřune masse financière jamais connue jusquřalors,
le capitalisme financier succédant au capitalisme fordiste. Et cette
liquidation passe évidemment, dřun côté, par la délégitimation de
lřÉtat-nation (Ŗtrop grand pour les petites choses, trop petit pour
les grandes chosesŗ) qui constituait jusquřà ce moment-là le
cadre naturel de lřéconomie et, de lřautre, par la promotion de
lřinitiative privée comme seule vertu dřavenir. Notons aussi que
les trois épisodes-matrice de la Longue Guerre Ŕ Verdun,
Auschwitz, Hiroshima Ŕ avaient déjà conduit au préalable à la
délégitimation politique de lřÉtat. Celui-ci est regardé comme un
fauteur de guerre et un pouvoir oppresseur (voir plus haut, ŖlřÉtat
a tortŗ). De plus, les gigantesques saignées de 14-18 et 39-45
mettent à mal le sentiment national des populations. La postmo-
dernité succède ainsi à la modernité : pacifisme, écologie,
anarcho-capitalisme, angélisme humanitaire se substituent, à la
faveur de la révolution de 1968, aux valeurs nationales admises
jusque-là.
Il nřest pas étonnant dès lors quřau sortir de la Longue
Guerre, le capital et la technologie règnent en maître et que les
États-nations soient en déclin : la route est dégagée pour de
nouvelles formes dřorganisation politique. Ajoutons un facteur
supplémentaire dřappréciation : la prochaine phase A de Kon-
dratiev devrait donner à ces nouvelles entités politiques un coup
dřaccélérateur, au même titre que la précédente phase A (1945-
1973) avait bénéficié aux groupes armés engagés dans les luttes
de libération nationale et de décolonisation29.

par le choc pétrolier de 1973. Cette réponse voulait néanmoins bel et bien faire
sortir lřéconomie de la stagnation et retrouver la croissance, le mot dřordre
étant de créer de la richesse financière à court terme.
29
En particulier, Immanuel Wallerstein, ŖCřétait quoi le tiers-monde ?ŗ, Le
Monde diplomatique : Manière de voir, no 87, juin-juillet 2006, p. 6ss.
730 Stratégique

Moyen Âge XVIe siècle Temps Modernes XXe siècle Age Global

Empire/communa
Empire/Égl État - nation uté internationale
ise État-nation
royaumes
groupes armés …
ordres reli-
gieux/cités/

Révolution militaire Révolution militaire


(1560-1660) en sous-sol ?
(1940- )

Cette brève présentation de lřéclairage donné par la longue


durée historique nřapporte évidemment pas de vérification défini-
tive à notre hypothèse dřune révolution militaire en sous-sol. Elle
ouvre néanmoins un horizon plus vaste en montrant quřune telle
révolution interviendrait après une période de troubles et de
ruptures Ŕ le court XXe siècle Ŕ et enclencherait à travers la trans-
formation de la guerre une dynamique nouvelle, un nouveau
processus de formation des unités politiques. À cet égard, il est
frappant de constater que la formulation initiale de la thèse de la
révolution militaire situe le processus également à la fin dřune
période troublée : les guerres religieuses du XVIe siècle se clôtu-
rant par la guerre de Trente Ans. Cette dernière période joue en
quelque sorte le rôle de Ŗsas de décompressionŗ assurant la tran-
sition entre le Moyen Age et les Temps Modernes30. Il nřest donc
pas déraisonnable de penser que lřon se trouve aujourdřhui dans
un scénario similaire, mais se déroulant en sens contraire : le

30
Cf. Jean Picq, Histoire et droit des États : la souveraineté dans le temps et
l‟espace européens, Paris, Presses de Science-po, 2005, p. 32. Le schéma dans
le texte représente une forme de périodisation de la longue durée institu-
tionnelle. Après un Moyen-Âge marqué par une pluralité dřinstitutions (Em-
pire/Église, royaumes…), sřouvre une phase de rupture (les guerres religieuses
du XVIe siècle) avec notamment lřenclenchement de la révolution militaire
(1560-1660). De là, naît une longue période de stabilité institutionnelle carac-
térisée par lřaffirmation de lřÉtat-nation (Temps Modernes). Le XXe siècle
représente une nouvelle phase de rupture (Longue Guerre), lřhypothèse dřune
révolution militaire en sous-sol se situant à la fin de cette phase. La mondia-
lisation (Age Global) se présente ainsi comme une nouvelle période de plura-
lité institutionnelle (Empire/communauté internationale…), un nouveau
Moyen Âge.
Une révolution militaire en sous-sol 731

court XXe siècle ouvrant la transition vers lřAge Global, considéré


comme un nouveau Moyen Age.
En conclusion, il importe de ne pas oublier que le phéno-
mène de mondialisation est un Janus dont le néo-libéralisme ne
représente que lřune des deux faces seulement. Sur lřautre
versant, sur le côté obscur, il y a fort à parier que les Templiers
sont de retour.
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 Edward Luttwak, La renaissance de la puissance aérienne
stratégique ...................................................................................... 19,06 €
 Jean-Pierre H. Thomas et François Cailleteau (dir.), Retour à
l‟armée de métier............................................................................ 26,68 €
 Claude Le Borgne, Le métier des armes........................................... 24,24 €
 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie 6e éd. ............................. 37 €
 Loup Francart, Maîtriser la violence ................................................ 30,49 €
 Frontin, Les Stratagèmes .................................................................. 26,68 €
 Bruno Colson et Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Pensée stratégique
et humanisme .................................................................................. 26,68 €
 Maréchal Foch, De la Conduite de la guerre ................................... 30,49 €
 Claude Le Borgne, La Stratégie dite à Timoléon ............................. 22,71 €
 Anne Marchais-Roubelat, De la Décision à l‟action........................ 28,20 €
 Henry Lloyd, Histoire des guerres d‟Allemagne .............................. 29,73 €
 Maréchal Marmont, De l‟esprit des institutions militaires ............... 22,87 €
 Lucien Poirier et François Géré, L‟attente et la réserve ................... 26,68 €
 François Géré et Thierry Widemann (dir.), La guerre totale ........... 23 €
 Pierre Laederich, Les limites de l‟empire ......................................... 30 €
 Général Lewal, Introduction à la partie positive de la stratégie ...... 23 €
 Philippe Boulanger, La géographie militaire française 1871-1939 . 49 €
 Maurice de Saxe, Mes Rêveries ........................................................ 39 €
 François Géré, La sortie de guerre ................................................... 23 €
 Jean Klein, Patrice Buffotot, Nicole Vilboux (dir.), Vers une
politique européenne de sécurité et de défense .............................. 37 €
 Michel Depeyre, Entre vent et eau. Un siècle d‟hésitations
tactiques et stratégiques 1790-1890 .............................................. 70 €
 Jean-Pierre Cabestan, Chine-Taiwan, la guerre est-elle
concevable ? ................................................................................... 55 €
 Général Karl von Willisen, Théorie de la grande guerre ................. 40 €
 Martin Motte, Une éducation géostratégique. La pensée navale
française de la Jeune École à 1914 ................................................ 70 €
 Christian Malis, Raymond Aron et le débat stratégique français
(1930-1966) .................................................................................... 70 €
 Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Les médias et la guerre ...................... 70 €
 Philippe Richardot, La fin de l‟armée romaine (284-476), 3e éd...... 35 €
 Jean-Philippe Baulon, Défense contre les missiles – 1945-2005 ...... 35 €
 Serge Gadal, La guerre aérienne vue par William Sherman ............ 35 €
 Philippe dřHugues et Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Le cinéma
et la guerre ..................................................................................... 24 €
 Bruno Colson, Le général Rogniat, ingénieur et critique de
Napoléon ........................................................................................ 55 €
 Giulio Douhet, La maîtrise de l‟air .................................................. 37 €
 Hervé Coutau-Bégarie, L‟océan globalisé ....................................... 30 €
 Laure Bardiès et Martin Motte, De la guerre ? Clausewitz
et la pensée stratégique contemporaine ......................................... 39 €
 Benoît Durieux, Clausewitz en France. Deux siècles de débat
sur la guerre 1807-2007 ................................................................. 49 €
 Michel Grintchenko, L‟opération Atlante. Les dernières
illusions de la France en Indochine ...........................................49 €
 Guy Hubin, Perspectives tactiques, 3e éd. ...................................29 €
 Dimitry Queloz, De la manœuvre napoléonienne à l‟offensive
à outrance. La tactique générale de l‟armée française
1871-1914 ..................................................................................49 €
 Matthieu Chillaud, Les pays baltes en quête de sécurité .................. 29 €
 Jean-Philippe Baulon, L‟Amérique vulnérable ? Antimissiles
et culture stratégique aux États-Unis (1946-1976) ........................ 49 €
 Edward Luttwak, La grande stratégie de l‟empire romain, 2e éd. ... 35 €

 Amiral Castex, Théories stratégiques (7 volumes) ........................ 220 €

HAUTES ÉTUDES MARITIMES


 Jean Peter, Vauban et Toulon ........................................................... 28,20 €
 Jean Peter, Les artilleurs de la marine sous Louis XIV .................... 20,58 €
 Hervé Coutau-Bégarie, L‟histoire maritime en France .................... 11,43 €
 Jean Peter, L‟artillerie et les fonderies de la marine sous
Louis XIV ........................................................................................ 22,56 €
 Jean Peter, Puget et la marine, utopie ou modèle ? .......................... épuisé
 Jean Peter, Le port et l‟arsenal du Havre sous Louis XIV ................ 21,34 €
 Jean Peter, Le port et l‟arsenal de Toulon sous Louis XIV ............... 27,44 €
 Jean Peter, Maîtres de forges et maîtres fondeurs de la marine
sous Louis XIV ................................................................................ 14,94 €
 Jean Peter, Les manufactures de la marine sous Louis XIV ............. 33,54 €
 Jean Peter, Les Barbaresques sous Louis XIV .................................. 27,44 €
 Jean Peter, Le port et l‟arsenal de Brest sous Louis XIV .................. 33,54 €
 Jean Peter, Vauban et Brest ............................................................. 35,06 €
 Jean Peter, Vauban et Saint-Malo..................................................... 35,06 €
 Jean Peter, Vauban et Dunkerque ..................................................... 27,44 €
 Jean Pagès, Recherches sur la guerre navale dans l‟Antiquité ........ 19,06 €
 Jean Pagès, Recherches sur les thalassocraties antiques ................. 25,15 €
 Jean Peter, Le duel entre Tourville et Seignelay ............................... 24,39 €
 Amiral Labrousse, Chroniques des mers orientales ......................... 30 €
 Jean Peter, Le port et l‟arsenal de Rochefort sous Louis XIV .......... 35 €
 Bernard Lutun, La marine de Colbert .............................................. 35 €
 Michel Ostenc (dir.), La marine italienne de l‟unité à nos jours ..... 30 €
 Jean Peter, Le journal de Vauban ..................................................... 37 €
 Amiral Labrousse, L‟océan Indien dans la seconde guerre
mondiale ......................................................................................... 33 €
 Marc-Louis Ropivia, Batailles navales précoloniales en Afrique .... 19 €

HAUTES ÉTUDES MILITAIRES


 Des étoiles et des croix. Mélanges offerts à Guy Pedroncini ........... 57,93 €
 La bataille de Verdun ....................................................................... 22,87 €
 Claude Carlier, Chronologie aérospatiale 1945-1995 ..................... 19,06 €
 1916 L‟émergence des armes nouvelles ........................................... 22,87 €
 Les troupes coloniales 1914-1918 .................................................... 22,87 €
 La révolution militaire en Europe XVe-XVIIIe siècles ......................... 14,94 €
 Maurice Faivre, L‟Algérie, la Bombe et l‟OTAN .............................. 25,15 €
 Nuno Severiano Teixeira, L‟entrée du Portugal dans la Grande
Guerre ............................................................................................ 30,18 €
 Sabine Marie Decup, France-Angleterre. Les relations militaires
de 1945 à 1962 ............................................................................... 28,20 €
 Yves Salkin, Collet au galop des Tcherkesses ................................. 22,11 €
 Geneviève Salkin, Général Diego Brosset ....................................... 30,49 €
 Edme des Vollerons, Un condottiere du XXe siècle. Le général
Monclar .......................................................................................... 22,11 €
 Philippe Boulanger, La France devant la conscription,
1914-1922....................................................................................... 26,68 €
 L‟exploitation du renseignement ...................................................... 26,68 €
 Jean Delmas, Officier et historien .................................................... 38,11 €
 Thomas Lindemann, Les doctrines darwiniennes et la guerre de
1914 ................................................................................................ 29,73 €
 Michel Grintchenko, “Atlante-Aréthuse”. Une opération de
pacification en Indochine ............................................................... 26,68 €
 Georges-Henri Soutou et Claude Carlier (dir.), 1918-1925 :
Comment faire la paix ? .................................................................... 27 €
 Jean-Charles Jauffret (dir.), Le devoir de défense en Europe aux
XIX et XX siècles ................................................................................ 32 €
e e

 Frédéric Naulet, L‟évolution de l‟artillerie française 1665-1765 ....... 33 €


 Jacques Frémeaux, La France et l‟Algérie en guerre (1830-1870/
1964-1962) ........................................................................................ 33 €
 Bernard Pujo, Le général George C. Marshall.................................... 33 €
 Gérard Fassy, Le commandement français en Orient (1915-1918) ..... 39 €
 Combattre, gouverner, écrire. Études réunies en lřhonneur de
Jean Chagniot .................................................................................... 49 €
 Philippe Richardot (dir.), Le Service de santé des armées entre
guerre et paix..................................................................................... 39 €
 Michel Bodin, Dictionnaire de la guerre d‟Indochine 1945-1954 ...... 35 €
 Philippe Nivet, Les réfugiés français de la Grande Guerre ................ 49 €
 Claude Carlier, “Sera maître du monde qui sera maître de l‟air” ....... 29 €
 Musée de lřarmée, Austerlitz. Napoléon au cœur de l‟Europe ............ 33 €
 Bruno Colson et Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Armées
et marines au temps d‟Austerlitz et de Trafalgar .............................. 33 €
 Corinne Micelli et Bernard Palmieri, René Fonck. L‟as des as,
l‟homme ............................................................................................. 30 €
 Claude Carlier, Les Frères Wright et la France .............................. 29 €

STRATÉGIQUE
 Stratégique n° 57. Varia ....................................................................... 20 €
 Stratégique n° 58. La géostratégie II.................................................... 20 €
 Stratégique n° 59. La stratégie aérienne .............................................. 20 €
 Stratégique n° 60. L‟évolution de la stratégie ...................................... 20 €
 Stratégique n° 61. La défense française. État des lieux........................ 20 €
 Stratégique n° 62. Stratégie fondamentale ........................................... 20 €
 Stratégique n° 63. Stratégies orientales ............................................... 20 €
 Stratégique n° 64. La stratégie aérienne II .......................................... 20 €
 Stratégique n° 65. La rupture stratégique ............................................ 20 €
 Stratégique n° 66/67. Les terrorismes contemporains ......................... 20 €
 Stratégique n° 68. Stratégie, opératique, tactique ................................ 20 €
 Stratégique n° 69. Stratégie, information, communication .................. 20 €
 Stratégique n° 70-71. Stratégies asiatiques .......................................... 20 €
 Stratégique n° 72. Ami-Ennemi ............................................................ 20 €
 Stratégique n° 73. Le renseignement I.................................................. 20 €
 Stratégique n° 74-75. La guerre du Kosovo ......................................... 20 €
 Stratégique n° 76. La pensée stratégique II ......................................... 20 €
 Stratégique n° 77. Stratégies nucléaires............................................... 20 €
 Stratégique n° 78-79. Clausewitz ....................................................... épuisé
 Stratégique n° 80. Stratégies africaines ............................................... 20 €
 Stratégique n° 81. La géographie militaire .......................................... 20 €
 Stratégique n° 82-83. La géographie militaire II ................................. 20 €
 Stratégique n° 84. Les penseurs militaires ........................................... 20 €
 Stratégique n° 85. Terrorisme et stratégie ........................................... 20 €
 Stratégique n° 86-87. Stratégies atlantiques ........................................ 20 €
 Stratégique n° 88. Stratégie et histoire................................................. 20 €
 Stratégique n° 89-90. Stratégies navales .............................................. 20 €
 Stratégique n° 91-92. Stratégies nordiques .......................................... 20 €
 Stratégique n° 93-94-95-96. Guerres irrégulières ............................... 39 €
CORPUS DES ÉCRIVAINS MILITAIRES
 Doisy, Essai de bibliologie militaire (1824)......................................... 20 €
 Bardin, Dictionnaire des auteurs militaires (1850) .............................. 35 €
 Grandmaison, La petite guerre ou traité du service des troupes
en campagne (1756) ........................................................................... 35 €
 Jeney, Le partisan ou l‟art de faire la petite guerre (1766) ................. 25 €
 Comte de La Roche, Essai sur la petite guerre (1770) ........................ 40 €
 Grenier, L‟art de la guerre sur mer ou tactique navale (1788) ............ 20 €
 Schlichting, Le Testament de Moltke (1900) ........................................ 35 €
 Clausewitz, La campagne de 1813 (1813) ........................................... 30 €
 Pétain, Tactique d‟infanterie (1911) ..................................................... 40 €
 Marquis, La stratégie maritime (1936)................................................. 40 €
 Monclar, Catéchisme du combat (1940)............................................... 30 €
 Bernard, L‟art de la guerre, ses progrès, son état actuel (1868).......... 30 €
 Bülow, Esprit du système de guerre moderne (1799) .......................... 30 €
 VDSG, Abrégé de la théorie militaire (1766) ...................................... 40 €
 Hay du Chastelet, Politique militaire (1668) ........................................ 40 €
 Montecucculi, Principes de l‟art militaire (1663) ................................ 40 €
 La Croix, Traité de la petite guerre pour les compagnies franches
(1752) ................................................................................................. 20 €
 Debeney, Cours d‟infanterie (1910) ..................................................... 40 €
 Prince de Ligne, Fantaisies et préjugés militaires (1780) .................... 40 €
 Gualdo Priorato, Le guerrier prudent et politique (1642) .................... 40 €
 Clausewitz interprété par Dragomiroff (1889)..................................... 30 €
 Camon, La manœuvre de Wagram (1911)............................................ 20 €

HORS COLLECTION
 Aspects du désarmement naval (CAPC) ...........................................30,49 €
 Claude Carlier, Le match France-Amérique. Les débuts de
l‟aviation ............................................................................................ 49 €
 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique ...................................... 20 €
 Frédéric Naulet, La ferme des poudres et salpêtres.............................. 20 €

Bon de commande à renvoyer à lřInstitut de Stratégie Comparée pour la


revue Stratégique, les dossiers de la FEDN, le Corpus des écrivains militaires
et les Études dřhistoire militaire ou aux Éditions Économica - 49 rue Héricart -
75015 Paris, pour les autres séries.
Les adhérents de lřISC doivent sřadresser à lřInstitut pour bénéficier des
prix préférentiels qui leur sont consentis.
N° 93 / 94 / 95 / 96

Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? H. Coutau-Bégarie


La théorie du partisan de Carl Schmitt D. Cumin
La guerre irrégulière dans le monde grec antique J.N. Corvisier
Stratégie et stratagèmes dans l‟Antiquité grecque et romaine P. Laederich
Les barbares au sein de l‟armée du Bas-Empire L. Pattier
La pacification de l‟Afrique byzantine 534 - 546 R. Richardot
La guerre des Camisards P. Bury
Tradition et modernité dans les affaires militaires
du Royaume de Hongrie XVIe et XVIIe siècles I. Czigány
La guerre d‟indépendance hongroise au début du XVIIIe siècle F. Tóth
La guérilla hongroise au XIXe siècle T. Csikány
Napoléon et la guerre irrégulière B. Colson
L‟action de la Gendarmerie dans la pacification en Espagne (1809-1814) G. Lepetit
Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 A. Dirou
L‟Armée française face à Abdelkrim J. Pascal
La guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? M. Grintchenko
Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla P. Kirscher
Les supplétifs ralliés dans les guerres irrégulières P. Iani
La contre-guérilla française pendant la guerre d‟Algérie M. Goya
L‟artillerie dans la lutte contre-insurrectionnelle en Algérie N. Jung
Les trois guerres de Robert MacNamara J.P. Baulon
Les détachements d‟intervention héliportés dans la guerre irrégulière F. Bos
L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla, archaïsme ou avenir ? J.C. Gervais
L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière O. Zajec
L‟emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques O. Lion
Les adaptations de la guerre irrégulière aux nouvelles conditions
technologiques : vers la techno-guérilla J. Henrotin
Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière A. Bonnemaison
T. Struye de Swielande
La guerre maritime et aérienne à partir et au-delà de Carl Schmitt D. Cumin
Otages : constantes et variantes contemporaines A. de Coupigny
La contre-insurrection, une nouvelle confrontation idéologique ? F. Chauvancy
La contre-insurrection à l‟âge informationnel : le cas afghan F. Géré
Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ? F. Ramel
Une révolution militaire en sous-sol. Le retour du modèle Templiers B. Witch

I NSTITUT DE S TRATÉGIE C OMPARÉE avril 2009

Revue Stratégique
B.P. 08 Ŕ 00445 Armées
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