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Marc

Fourny

12 scandaleuses qui ont changé l’Histoire

Pygmalion

Maison d’édition : Flammarion

© 2015 Pygmalion, département de Flammarion


Dépôt légal : février 2015

ISBN numérique : 978-2-7564-1461-4


ISBN du pdf web : 978-2-7564-1670-0

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-7564-1458-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :
Elles ont été critiquées, insultées, rabaissées, voire éliminées pour avoir
un peu trop levé la tête ou leurs jupons, dans un monde où les femmes
étaient condamnées à mener une vie conjugale exemplaire, sous peine de
s’attirer les foudres d’un pouvoir exclusivement masculin. Favorites
rêvant d’un trône, espionne mélangeant politique et sentiments,
militante féministe, princesse trop téméraire, artiste sans tabou, toutes
ont payé le prix fort leur engagement ou leur rêve démesuré.
Messaline, Anne Boleyn, Wallis Simpson, mais aussi Olympe de Gouges,
Mata Hari, Joséphine Baker, elles ont toutes fait scandale pour avoir osé
franchir un fossé bien trop grand pour leur sexe ou leur condition. Au-
delà de leur image, souvent maculée par l’opprobre, ce livre nous plonge
dans le destin de ces femmes sulfureuses qui ont changé, à leur manière,
le cours de l’Histoire.
12 scandaleuses

qui ont changé


l’Histoire
Messaline, la « putain » de l’Empire

« Elle rapporte au lit impérial les relents


du bordel… »
Juvénal

Rome tremble, Rome grogne, Rome s’agite… En cette fin d’août 48


après J.-C., la rumeur court le Forum que l’impératrice Messaline
s’apprête à épouser le consul Silius, l’un des plus beaux hommes de la
ville. Personne n’est dupe du caractère inique de cette cérémonie : les
noces se font dans le dos de l’empereur Claude, trop confiant, parti à
Ostie pour ses obligations officielles. Comment l’impératrice ose-t-elle ?
La jeune femme n’a que vingt-deux ans, mais toute la ville la connaît
pour sa sensualité hors norme, naturelle et provocante, ce goût
inextinguible pour le plaisir charnel et cette passion pour nouer les
intrigues.
Dans la demeure du beau Silius, la fête bat maintenant son plein.
Une poignée de fidèles courtisans accompagne les amants pour ce
mariage insensé. Messaline s’avance ce jour-là, impérieuse et désirable,
dans une tunique si légère qu’on la croit habillée d’un seul voile
quasiment transparent. Elle a voulu respecter la tradition jusqu’au bout,
comme toutes les jeunes mariées romaines. Ses servantes l’ont aidée à
attacher la ceinture à double nœud, tout en la couvrant du manteau
couleur safran. Sur sa chevelure brune, arrangée de six bourrelets
postiches, un voile orangé tombe sur ses fines épaules.
Dans l’atrium de la villa, les époux attendent qu’un augure prenne les
auspices afin de sonder l’avenir. Le vieux sage et ses assistants fouillent
les entrailles de l’animal sacrifié avant de se retirer, apparemment
satisfaits. Les noces ne semblent pas réprouvées par les dieux – à moins
que l’augure ait pris sur lui de ne pas froisser une souveraine
redoutable…
Une fois les consentements des époux prononcés, les témoins scellent
l’acte et lancent les acclamations d’usage : « Feliciter ! Feliciter ! Que la
félicité soit sur vous ! » Déjà les serviteurs s’approchent en portant des
plateaux débordants de mets raffinés, tandis que d’autres versent dans
les coupes du nectar de Falerne. Les fidèles de l’impératrice finissent de
dresser le lit nuptial dans la demeure de Silius, que Messaline a décorée
à son goût. C’est là que les invités accompagneront les mariés, tard dans
la nuit, au cours d’une procession licencieuse, éclairée par des torches et
rythmée par les chants grivois de circonstance…

Tandis que les noceurs festoient, les conseillers font grise mine et
n’en mènent pas large : comment va réagir l’empereur quand il
comprendra la signification de cette incroyable union ? Chacun craint
évidemment pour sa vie, puisque la trahison est généralement punie d’un
rapide coup de glaive. Mais comment rendre raison à la jeune
impératrice, aussi futile qu’insouciante, bercée par les flatteurs, esclave
de ses sens ? Messaline, elle, n’en a cure : ce dernier interdit manquait à
sa liste de débauches et d’excentricités. Épouser son vigoureux amant
devant les patriciens de Rome : voilà qu’elle ajoute la bigamie à la
luxure ! Pour le reste, la jeune souveraine fera comme d’habitude : elle
calmera son époux dans le lit conjugal. Sous ses caresses, le vieil
empereur ne lui refuse rien…
Dès leur première rencontre, Valeria Messalina a vite cerné le
caractère falot du curieux époux que sa famille lui destine : à l’époque,
Claude n’est rien encore, un homme de cinquante ans qui promène son
ennui, court après les honneurs qu’on lui refuse et enchaîne les déboires
conjugaux. Il est membre de la famille impériale, tout comme elle, érudit
bien sûr, mais bègue, boiteux, étourdi, peureux… Son passe-temps favori
consiste à s’empiffrer de victuailles et à boire plus que de raison.
Personne n’aurait parié trois sesterces sur le raté de la famille. Sa mère
elle-même, Antonia la Jeune, descendante de l’illustre Octavie – la
propre sœur du grand Auguste –, le désignait comme « un avorton que la
nature avait commencé à former sans jamais l’achever ». Rien à voir
avec son frère Germanicus, le héros du clan, qui s’était couvert de gloire
au-delà du Rhin, auquel la pourpre du pouvoir devait échoir. Mais
Germanicus a péri brutalement en Orient, habilement empoisonné par
quelques rivaux…
À Rome, quand on tutoie les aigles, on réveille les rapaces.

Quand ils se marient, en l’an 39 après J.-C., Claude espère que sa


nouvelle épouse et cousine saura lui faire oublier ses précédentes
compagnes : il avait répudié la première pour débauche et s’était séparé
de la seconde en invoquant l’incompatibilité de caractère. Pour l’heure,
le vieux patricien semble plutôt ravi. Il tombe très vite sous le charme de
cette jeune fille, âgée tout juste de quatorze ans : jeune, aguichante, elle
réveille comme personne sa lubricité et ses pulsions sexuelles. Les
femmes ont toujours été sa grande passion, souvent pour son malheur…
Il prend ce nouveau mariage comme un cadeau du ciel et continue à
vivre une existence oisive et dorée, à l’ombre du pouvoir, entre sa
demeure de Rome et sa villa de Campanie. Cette relative prudence, à
l’écart des luttes intestines, va se révéler la meilleure des tactiques.
À cette époque, après Auguste et Tibère, Caligula règne désormais
sur l’Empire. On consent alors à donner quelques charges à ce pauvre
Claude, que tout le monde considère comme un brave type, quand
l’Histoire, soudain, lui offre sa chance... bien malgré lui. En janvier 41,
lorsque son neveu Caligula tombe sous les coups de poignard de ses
opposants, Claude, apeuré, trouve refuge derrière une tenture. Une
précaution somme toute bien naturelle : on aurait très bien pu le liquider
lui aussi, comme prince du sang, sans autre cérémonie. Un garde zélé,
chargé sans doute de le retrouver dans les dédales du palais, finit par
apercevoir des orteils qui pointent sous des rideaux : ceux de Claude…
L’héritier, tremblant comme une feuille, croit sa dernière heure
arrivée et s’apprête à rejoindre sans gloire les mânes de ses ancêtres.
Heureusement pour lui, il tombe sur un prétorien plutôt accorte qui lui
laisse la vie sauve et en réfère aussitôt à ses supérieurs : la garde finit par
reconnaître Claude comme empereur, une riche idée que ce dernier
récompense en offrant quinze mille sesterces à chaque soldat, pratique
appelée à un grand succès dans les années à venir. Le Sénat, d’abord
réticent, n’a plus qu’à s’incliner. Claude, considéré par beaucoup comme
un vrai sot, règne alors sur le plus grand empire de l’Occident ! En
vérité, sous une apparence un peu gauche, il saura tenir le gouvernail de
l’État avec un certain bon sens et un art de la survie politique.

À l’époque, l’Empire romain s’implante pour des siècles, ne cesse de


repousser ses frontières, exploite l’Occident, empiète sur l’Orient, et
commence à couvrir sa capitale des marbres les plus rares pour célébrer
sa puissance : il règne sur la Méditerranée, l’empereur Auguste,
contemporain de Jésus-Christ, lui a donné un cadre, des lois, une
structure. L’or afflue dans les caisses, les esclaves servent les nouveaux
maîtres et défrichent les terres des domaines, le blé égyptien éloigne tout
risque de disette, l’armée consolide les frontières. Après Tibère et
Caligula, Claude revêt donc la pourpre suprême avec la lourde charge de
continuer l’œuvre entreprise, d’autant que Messaline vient de lui donner
deux beaux enfants : une fille, Octavie, et le fameux Britannicus, appelé
à régner un jour.
Un trône, un fils, une belle épouse, que demander de plus ? En
parvenant au pouvoir, le nouvel empereur demeure un homme comblé :
la naissance de ce garçon représente pour lui la continuité dynastique et
une garantie face à son grand âge – à cinquante ans, à l’époque, on est
presque un vieillard… Son épouse Messaline voit en tout cas sa vie
transformée du jour au lendemain. À seize ans seulement, elle devient la
femme la plus puissante du monde et la mère du futur César !
Ambitieuse, elle pousse son avantage : première femme de Rome, elle
entend s’afficher comme telle et vivre dans un luxe inouï, marque de son
rang.
Après les honneurs, le pouvoir. Quand on porte la pourpre, on la
défend ou on meurt : Messaline, tout comme Claude, connaît la règle
d’airain qui gouverne Rome. Pas de pitié pour les faibles, mieux vaut
frapper le premier ! Pour la jeune mère, un seul but compte, celui de
protéger son clan et permettre à Britannicus de régner sur l’Empire. Elle
sait combien son fils reste sa meilleure assurance-vie pour conserver sa
tête le plus longtemps possible... À condition que les rivaux lui laissent le
temps de monter sur le trône. C’est là qu’entre en ligne de compte le jeu
subtil des généalogies. Claude et Messaline descendent tous deux d’une
des plus prestigieuses familles de Rome, celle des Julio-Claudiens, vivier
des nouveaux Césars depuis le grand Auguste.
Mais les souverains ne sont pas seuls à côtoyer les sommets : les
prétendants et les ambitions existent, comme toujours au cœur du
pouvoir. Ainsi les sœurs de Caligula, Agrippine et Julia Livilla, que
Claude vient de rappeler d’exil, en signe de bonne volonté… Messaline
se méfie : elles avaient autrefois comploté contre leur frère, toutes deux
pourraient recommencer avec leur oncle. Si la belle Agrippine paraît
inoffensive – ou fait semblant de l’être –, ce n’est pas le cas de cette
Julia, bien trop entreprenante à son goût.
Ne passe-t-elle pas du temps en tête à tête avec l’empereur ? On dit
qu’elle se montre plus qu’aimable avec son oncle, un peu trop câline
même. Claude aime Messaline, bien sûr, mais elle reste sa troisième
épouse, rien ne dit qu’il n’y en aura pas une quatrième un jour…
D’autant que la branche généalogique de Julia Livilla remonte
directement à l’empereur Auguste, ce qui n’est pas le cas de Messaline et
de Claude, qui descendent tous deux de sa sœur, Octavie : c’est mieux
que rien mais, aux yeux des Romains, le sang reste moins pur... Pour le
nouvel empereur, un mariage avec Julia consoliderait le trône et
affirmerait son pouvoir vis-à-vis du peuple et du Sénat.
Il faut donc agir, vite et fort. Messaline peut compter sur une poignée
de fidèles qui se damneraient pour elle : les fameux affranchis, bêtes
noires des sénateurs, des hommes souvent compétents, placés à des
postes clés avec rang de ministres, et prêts à tout pour défendre un statut
plus que précaire dans ces premiers temps de l’Empire. Dans cette lutte,
Messaline reste leur alliée, car elle a l’oreille du maître. En retour, elle
exige une obéissance totale au cœur des intrigues et des complots du
palais. À la tête de ce cabinet noir excelle l’affranchi Narcisse, expert
dans l’art d’échafauder des pièges ou de récolter de juteux pots-de-vin
dans des combines de toutes sortes…

Le duo infernal met au point un stratagème pour faire tomber la


rivale, mais également Sénèque, son amant supposé. Depuis quelque
temps, le philosophe se rapproche dangereusement de l’empereur, et
soutient ouvertement le parti des deux sœurs de Caligula : cela fait un
peu trop d’ennemis pour Messaline, peut-être jeune, mais point sotte…
Aidée par ses conseillers, la jeune femme persuade donc Claude du
caractère infamant de la liaison qu’entretient sa propre nièce avec le
stoïcien pour précipiter leur chute. Le prince exile Julia Livilla dans l’île
de Pandateria, avant de la faire exécuter. Sénèque, lui, a plus de chance
dans son malheur : le philosophe part se faire oublier en Corse, en
attendant un éventuel retour en grâce. On le croit atteint d’une maladie
incurable et Claude estime sans doute inutile d’envoyer des sbires pour
un travail que la nature achèvera bien toute seule…
Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Une fois la purge commencée,
autant la terminer. Justement, dans les marigots du mont Palatin, un
prétendant menace, il s’agit du fils d’une autre Julia, issue de la lignée
de l’empereur Tibère. Lui aussi pourrait régner un jour, autant ne pas
prendre de risque. Cette Julia est promptement accusée à son tour d’une
affaire de mœurs : décidément, la méthode se révèle efficace ! La rivale,
pourtant de bonne réputation, préfère se donner la mort plutôt que subir
l’opprobre général. Une de moins sur la liste. Dans cette épuration
d’envergure, les patriciens non plus ne sont guère épargnés, surtout s’ils
affichent trop d’affinités avec l’empereur, au point de devenir son ami ou
confident – on se souvient du sort réservé à Sénèque. Aidée par ses
fidèles affranchis, qui continuent à miser sur la jeune impératrice,
Messaline agit sans état d’âme dès qu’elle sent le danger poindre.
Ainsi avec Appius Silanus, cet ancien consul, gouverneur de
province, rappelé par Claude pour devenir son beau-père, en épousant la
propre mère de Messaline, tout juste veuve. Les deux hommes
s’apprécient, le princeps prête volontiers une oreille attentive aux conseils
de ce patricien entré dans sa famille... Mais la jeune impératrice entend
conserver une influence exclusive et le sexe est un des moyens pour
entretenir son « réseau ». À en croire des auteurs anciens, elle fait donc
des avances à Silanus, histoire de l’intégrer dans ses fidèles et de prendre
l’ascendant sur lui, à la manière de celui qu’elle exerce déjà sur
l’empereur. Mais l’ancien consul a la très mauvaise idée de refuser ses
propositions ! Son avenir est scellé. Messaline et son affranchi Narcisse
mettent au point un stratagème redoutable pour perdre cet ingrat : ils
inventent un rêve prémonitoire dans lequel Silanus égorge Claude de ses
propres mains et demandent à leur victime de se rendre le lendemain
chez l’empereur.
Juste avant le rendez-vous, Narcisse débarque à l’aube chez Claude,
feignant la panique. Le souverain le somme de s’expliquer, Narcisse
raconte son rêve, quand Messaline fait irruption à son tour en décrivant
le même cauchemar. Ils touchent juste : de ses années passées au côté de
Caligula, Claude a la hantise des complots et des assassinats. Il fait
fouiller les gens avant toute rencontre, s’entoure d’une garde sûre et
préfère ses affranchis aux retors sénateurs… En outre, en utilisant la
force du rêve, Narcisse et Messaline ne pouvaient mieux tomber : les
Romains ne prennent jamais un songe à la légère, ils sont autant de
présages et de signes divins pour anticiper un futur toujours incertain.
L’arrivée soudaine de Silanus devant l’empereur confirme le présage : ne
vient-il pas justement pour le frapper à mort ? Claude ordonne alors son
exécution, sans lui donner une chance de se disculper. Messaline
triomphe et son mari ne semble guère regretter son geste : sans doute
voyait-il également dans son beau-père un ennemi potentiel qu’il
convenait d’écarter à court terme.
Ainsi va ce mariage improbable, entre un empereur un peu dupe et
une jeune épouse sans scrupule, curieux tandem appelé au déraillement
à plus ou moins longue échéance…

Lorsqu’elle arrive au sommet, Messaline considère son devoir d’État


accompli : elle a donné deux enfants à Claude, qui ne semble plus en état
de satisfaire son appétit sexuel apparemment démentiel – tout en
sachant que ses ennemis ne se sont guère gênés pour en rajouter sur le
sujet après sa chute. Pendant que son vieil époux se complaît dans les
bras des servantes, la jeune femme laisse libre cours à sa libido
exceptionnelle. Protégée et épaulée par certains affranchis, dont on peut
supposer qu’ils renforcent ainsi leur pouvoir sur l’impératrice, elle fait
son choix en puisant à sa guise dans la population mâle de Rome. Soit
pour s’allier des puissants, toujours utiles dans les arcanes du pouvoir,
soit pour profiter pleinement de sa position dominante. Magistrat ou
gladiateur, tout semble bon pour satisfaire ses ardeurs, à l’image
d’ailleurs d’autres femmes de Rome qui n’hésitaient pas à recruter dans
les arènes de la capitale l’étalon d’un soir…
À la décharge de la jeune impératrice, il faut bien reconnaître que
soixante-dix ans après l’avènement de l’empereur Auguste, la vie intime
des Romains n’a plus grand-chose à voir avec les vertus et la morale
héroïque célébrées sous la République, avec un pater familias tout-
puissant régentant sa famille. La femme a quelques droits, le divorce se
pratique, et les plus riches d’entre elles ne se gênent plus pour répudier
leur époux, tout en conservant au passage leur généreuse dot. Dans cette
Rome du Ier siècle, la liberté de mœurs est donc bien réelle, même si
l’adultère reste encore officiellement puni.
Difficile aujourd’hui de faire le tri dans cette vie de débauche décrite
par les auteurs antiques. Certains ne se sont sans doute pas gênés pour
noircir à dessein le tableau, compilant les anecdotes savoureuses pour
mieux salir une dynastie maudite ou régler leurs comptes avec un
empereur imposé par la troupe. Les historiens contemporains s’entendent
cependant pour reconnaître à Messaline un nombre important d’amants
et une vie plus que légère, surtout pour une femme de son rang…
À en croire Dion Cassius, l’impératrice associe les autres femmes de
la cour du palais à des orgies hallucinantes, où elle met en scène sans
vergogne ses propres ébats. Elle les aurait même obligées à commettre
l’adultère sous les propres yeux de leurs maris. Plus les années passent,
plus les perversités de cette impératrice érotomane semblent n’avoir
aucune limite. L’auteur Pline l’Ancien rapporte qu’elle concourt même
avec l’une des plus fameuses prostituées de Rome pour savoir laquelle
des deux copulera le plus dans un temps imparti : Messaline l’emporte
avec vingt-cinq hommes de suite au tableau d’honneur !
On n’ose imaginer ce qui serait arrivé à sa rivale si elle avait
décroché la palme…

Quant à Juvénal, ce grand pourfendeur des débauches romaines, il


nous décrit des scènes très explicites dans ses fameuses Satires, reprenant
sans aucun doute les ragots qui courent dans la capitale. « Écoute un peu
ce qu’a dû endurer l’empereur Claude. À peine était-il endormi que son
épouse osait préférer une paillasse à son lit du Palatin. La putain
impériale prenait sa cape noire et s’échappait avec une seule servante.
Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle entrait au
bordel. Tiédeur, vieilles tentures, une petite chambre réservée, avec son
nom de guerre indiqué sur un panneau : Lycisca 1. Et là, nue, les seins
maintenus dans un corset d’or, elle se prostitue en découvrant, ô noble
Britannicus, le ventre qui t’a porté. Quelle douceur pour accueillir le
client et demander quelques pièces en retour. Et quand le maquereau
renvoie toutes les filles, elle est bien triste de partir, toujours la dernière
à claquer la porte. La vulve toujours brûlante, elle s’en va, lassée des
hommes mais jamais rassasiée. Sale, les joues noircies par la fumée
grasse des lampes, elle rapporte au lit impérial les relents du bordel… »
On l’imagine bien, cette jeune impératrice lubrique, revenir épuisée
au palais, entourée de quelques gardes et d’une servante dévouée. Elle
quitte en pleine nuit les rues malfamées de Suburre, les plus sordides de
la capitale, puis traverse le centre de Rome, sans doute dans une discrète
litière, tandis que les premières lueurs de l’aube viennent caresser les
temples du Forum... Vite ! Il faut accélérer la marche, grimper la pente
pavée du Palatin, entrer par ce porche discret pour éviter les regards
trop curieux… même si personne n’est vraiment dupe des escapades
nocturnes de la jeune souveraine. Sauf ce balourd de Claude, peut-être.
Et encore…
Son attitude reste encore sujette à controverse : est-il si naïf, ou bien
fermait-il les yeux pour avoir, somme toute, la paix dans son foyer ? La
maladie commence à l’affaiblir, les affaires d’État l’occupent
continuellement… S’il semble effacé, les historiens sont cependant loin
de le considérer comme un imbécile complet : entre les turpitudes de sa
femme et sa loyauté à son égard, il a sans doute fait son choix. Mieux
vaut avoir une épouse avec lui, que contre lui.

En 47 après J.-C., Messaline règne quasiment sans partage. Elle


demeure toute-puissante, toujours soutenue par le réseau des affranchis,
protégée par l’empereur. Trois ans plus tôt, lors de son retour victorieux
de Grande-Bretagne, où il a lui-même commandé les légions, il a paradé
en triomphateur jusqu’aux marches du Capitole, acclamé par son peuple.
À quelques mètres, Messaline a partagé cet honneur, debout sur un char,
saluée également par la foule. Depuis, elle a obtenu le droit de se
promener dans Rome en carpentum, un chariot d’apparat, privilège
réservé jusqu’alors aux prêtres ou pour l’ostension des statues. Qui
oserait se mettre en travers de sa route ? Elle ne craint personne, pas
même les personnages les plus puissants de la capitale impériale.
Ses fidèles, à l’affût de contrats juteux ou de prébendes, lui passent
tous ses caprices sexuels. L’empereur ferme les yeux, les opposants sont
presque tous éliminés dans des purges familiales. La jeune femme,
instinctive mais sans doute immature et capricieuse, ne connaît pas la
contradiction. Qui se le permettrait d’ailleurs ? La roche Tarpéienne
reste si près du Capitole : un seul mot, et le plus puissant d’entre eux se
retrouve soudain ruiné, exilé, ou pire, assassiné.
Justement, Messaline est jalouse. Non pas d’un homme ou d’une
femme, non, mais d’un jardin. Le plus beau de Rome, le plus luxuriant,
des plantes subtiles, des arbres splendides, des essences rares, un
véritable Élysée entretenu au cordeau sur les hauteurs de la ville : celui
dessiné par le fameux Lucullus, un ancien général romain, adepte d’un
luxe extrêmement raffiné. Le domaine appartient désormais au valeureux
Asiaticus, un Gaulois romanisé, sénateur, originaire de Vienne, deux fois
consul, fort au combat, millionnaire en sesterces, amateur de belles
femmes, mais un peu trop m’as-tu-vu pour nombre de patriciens. Autant
dire qu’il a tapé dans l’œil de Messaline, dont le travail d’approche
commence sans tarder. L’homme et le jardin, elle veut tout ! Pourquoi
s’en priver du reste ? Mais Asiaticus résiste. Grave erreur, car l’homme
n’est pas en odeur de sainteté auprès du pouvoir.
L’empereur Claude est né à Lyon, il connaît bien les Gaulois – il sera
même le premier princeps à pousser le Sénat à accueillir en masse les
notables des Trois Gaules. Mais il se méfie de cet ambitieux Asiaticus qui
aurait trempé dans le meurtre de Caligula et dont les méthodes
d’enrichissement restent plus que suspectes. On le dit très puissant, il a
des clans à ses ordres chez les Allobroges, sa tribu d’origine, dont le
territoire s’étend de l’actuelle Isère à la Savoie. Un homme bien trop
influent auprès de l’armée, et trop puissant pour être honnête.
Dans cette affaire, on retrouve Claude et Messaline une nouvelle fois
unis pour renforcer leur pouvoir. Comme un couple de Thénardier
couronné, lui à moitié ivrogne, elle perverse sans scrupule, tous deux
féroces quand il s’agit de défendre leurs intérêts... Claude, éternel
suspicieux, voit d’un mauvais œil l’un des derniers opposants à Caligula
traîner dans la nature. Messaline, elle, veut récupérer les biens du
Gaulois et éliminer au passage sa maîtresse Poppée, l’une des plus belles
femmes de Rome. Cette femme a en effet commis la faute de devenir sa
rivale auprès de son nouvel amant, le comédien Mnester, un habitué du
lit impérial.
Concernant Poppée, l’affaire est rondement menée : on la harcèle si
bien, on la menace avec tant de persuasion d’un procès infâme pour
adultère, qu’elle finit par se suicider. Quant à Asiaticus, l’impératrice
charge ses sbires de monter un dossier où il apparaît que le Gaulois,
outre des mœurs déplacées, tenterait de corrompre des soldats. En vue
d’un putsch ? C’est en tout cas ce que la rumeur insinue. Ni une ni deux,
voilà l’ex-consul couvert de chaînes et traîné au palais pour une
explication en huis clos, ce qui en dit long sur le dossier à charge…
L’homme se défend si bien que Claude commence à douter de la
culpabilité de ce solide soldat qui l’a accompagné victorieusement en
Bretagne. Messaline sent le vent tourner, pas question de risquer la
vengeance d’un tel ennemi ! On fait croire à l’empereur qu’Asiaticus
reconnaît ses fautes et accepte sa condamnation ; il demande à choisir sa
mort, ce que Claude lui accorde bien volontiers. Après un succulent
repas entre amis, le Viennois s’ouvre les veines, non sans avoir prévu de
faire brûler son corps suffisamment loin des fragiles pins de son jardin
des délices. Jamais un citoyen d’origine gauloise ne mourut si Romain.

La fin expéditive de l’ancien consul commence néanmoins à agiter


Rome. Le Sénat trouve la méthode aussi brutale que cavalière, surtout
concernant un ancien consul. Se peut-il qu’un empereur se laisse ainsi
influencer par une femme ? Qui gouverne, en définitive ? Les rumeurs se
font plus insistantes, mais les critiques ne dépassent pas les murs épais
des demeures patriciennes. Trop dangereux. Messaline règne et, après ce
coup de force, elle se croit intouchable. La voilà d’ailleurs de nouveau
amoureuse… Plus qu’un coup de foudre, elle éprouve cette fois une
véritable passion, un amour « voisin de la frénésie », nous dit Tacite : en
48, elle s’éprend subitement de Caius Silius, présenté comme « le plus
beau des jeunes Romains ». Vite, on se débarrasse de son épouse Junia
Silana, priée de quitter le plancher pour laisser la place à la lubrique
impératrice.

Une fois sa femme écartée, le jeune Silius se prête au jeu : à vingt-


Une fois sa femme écartée, le jeune Silius se prête au jeu : à vingt-
deux ans, Messaline reste belle et il ne sait que trop ce qu’il advient à
ceux qui lui résistent. À en croire les Anciens, cette liaison prend soudain
des proportions indécentes. Messaline s’installe carrément chez son
nouvel amant, emportant avec elle une partie du mobilier et de la
vaisselle du palais – sans doute sa dot –, toujours accompagnée de sa fine
équipe d’obligés, de pervers et d’intrigants. Les fêtes succèdent aux
orgies tandis que Claude, accaparé par les affaires d’État, n’y voit que du
feu. Ou laisse faire : un amant de plus, ça lui passera…
En réalité, l’impératrice danse sur un volcan. Cet amour frénétique la
rapproche peu à peu de l’abîme, tandis que l’ambitieux Silius se sent
pousser des ailes. Pourquoi ne deviendrait-il pas empereur ? Le vieux
Claude est malade, il se plaint continuellement de douleurs à l’estomac,
si fortes qu’il envisage même le suicide. Âgé de cinquante-sept ans, il ne
durera pas éternellement… Silius est consul désigné, peut-être est-ce le
moment de risquer le tout pour le tout : il propose alors de s’unir avec
Messaline. Il la protégerait ainsi de tout revirement politique et pourrait
adopter Britannicus dans la foulée. L’impératrice hésite et on la
comprend : qu’a-t-elle à gagner dans cette affaire ? Elle connaît son
Claude mieux que personne et craint surtout d’être écartée brutalement
par Silius une fois au pouvoir… Mais elle finit par céder et franchit le
pas.
Les historiens sont divisés sur ce revirement : à en croire Tacite,
Messaline souhaitait transgresser un nouveau tabou. Certains estiment,
comme Paul Veyne, qu’elle s’égare véritablement par passion amoureuse.
D’autres, comme Pierre Renucci, jugent qu’il s’agit plus d’un pacte
politique : Silius aide Messaline à sécuriser sa position, notamment face
à la nièce de l’empereur qu’elle déteste, la fameuse Agrippine et son fils
Néron, le dernier descendant mâle du célèbre Germanicus, héros de la
famille. L’impératrice a besoin d’appuis au Sénat : son nouvel amant,
promis aux plus hautes fonctions, pourrait l’aider à placer Britannicus
sur le trône, sans pour autant hâter la fin de Claude. En échange,
Messaline soutient Silius dans sa conquête du pouvoir, qui passe par une
limitation du pouvoir des affranchis, devenus trop puissants sur le
Palatin. Le mariage n’aurait été qu’un symbole pour sceller en quelque
sorte une alliance entre amis. Une cérémonie qui va tourner à la farce,
avant de s’achever en tragédie.

En août 48, tout ce joli petit monde se retrouve donc pour des fêtes
mémorables données dans la demeure princière du consul désigné. C’est
au cours de l’une d’elles qu’une poignée de privilégiés assiste à la
célébration des noces de Messaline et de Silius. On peut faire confiance à
l’impératrice pour les avoir accompagnées d’une débauche de luxe et
d’excès de toutes sortes… Bientôt, tout Rome est au courant de ce
nouveau scandale : du Palatin au Sénat, les rumeurs les plus folles
circulent. Dans l’ombre, les affranchis, ces fameux ministres de
l’empereur, s’affolent et sentent le vent tourner. Ils tiennent leur pouvoir
de Claude, quel sera leur sort une fois ce dernier écarté par Silius ou un
autre, demain, encore plus puissant ?
Le jeu de Messaline dépasse les bornes : ils ont couvert jusqu’ici les
frasques de leur maîtresse, mais celle-ci devient incontrôlable… Il faut
prévenir le souverain et jouer serré, lui faire comprendre que ce coup
d’éclat frôle le coup d’État. Justement, Claude a quitté Rome et se trouve
à Ostie, le port de la capitale antique. L’affranchi Narcisse décide alors
de trahir sa maîtresse et d’aller prévenir son princeps. Il faut faire vite,
Messaline s’étourdit encore dans ses noces et sa folle passion amoureuse,
c’est le bon moment. Les conseillers, qui ont envisagé un temps de
raisonner leur maîtresse, tentent désormais de sauver leur peau en se
rapprochant de leur prince.
Comment le contacter sans éveiller les soupçons ? Messaline a ses
mouchards partout, elle possède comme personne l’art de sentir l’odeur
de la traîtrise dans les couloirs du palais. Autant ne pas agir à découvert.
Vite, on demande à deux prostituées – décidément, le stupre et la
politique restent intimement liés – de prévenir le vieux Claude.
Cléopâtre et Calpurnia sont ainsi chargées de la besogne : elles font
partie de la suite de l’empereur, leur proximité n’éveillera pas les
soupçons… Narcisse leur fait miroiter un avancement certain une fois
Messaline écartée, tout en glissant quelques pièces d’or pour écarter les
derniers scrupules de ces dames, si jamais elles en eurent ce jour-là...

L’empereur se repose avec quelques fidèles, lorsque Calpurnia


demande à lui parler en privé. Elle se lance, tombe aux genoux de
Claude et s’écrie que Messaline a épousé Silius. Puis Cléopâtre confirme
les dires de la courtisane. On presse alors l’empereur d’appeler Narcisse,
lequel arrive au plus vite pour éclairer Claude qui n’y comprend plus
rien : il est bel et bien au courant d’un pseudo-mariage, puisque
Messaline lui avait indiqué qu’elle épouserait Silius au cours d’une union
fictive afin d’écarter les mauvais présages… En effet, de terribles signes
annonciateurs indiquaient, il y a peu, que le mari de Messaline périrait
sous des coups de poignard. Claude, qui a vécu l’assassinat de Caligula,
sait trop bien comment peuvent finir les empereurs de Rome, et sa
superstition maladive l’avait convaincu de donner son aval à cette
comédie pour que Silius servît en quelque sorte de paratonnerre. Il serait
donc le mari de substitution, le temps que la prédiction s’accomplisse…
Messaline avait insisté, trouvé la parade amusante, et Claude avait
cédé, une fois de plus. Va donc pour un vrai-faux mariage, lors d’une fête
entre amis, une farce tout au plus, sans que cela porte à conséquence :
Messaline est si fantasque et capricieuse, pourquoi l’empêcher de
s’amuser ! Mais ce qu’on lui rapporte aujourd’hui ne correspond plus à
ce qui était convenu. Se pourrait-il que l’impératrice l’ait trahi aussi
impunément ? En veut-elle finalement à sa vie ?

Narcisse sent l’empereur complètement perdu, il insiste sur le


Narcisse sent l’empereur complètement perdu, il insiste sur le
caractère politique de cette union, en montrant combien elle place
désormais l’ambitieux Silius en position de force. « Sais-tu, César, que tu
es répudié ? lance l’affranchi à son prince. Le peuple, le Sénat, l’armée
ont vu les noces de Silius, et si tu ne te hâtes pas, le mari de Messaline
est maître de Rome ! » Cette fois, Claude prend peur, une grande
constante chez lui. Il panique, transpire, bégaie, interroge ses proches,
ses amis, les hauts magistrats qui l’entourent. Tous le pressent de rentrer
au plus vite dans la capitale afin de s’assurer de la fidélité des troupes,
les fameuses cohortes prétoriennes, dont la puissance cimente la solidité
du trône. Qui croire ? Que faire ? L’empereur nage en pleine
contradiction, doublée d’un drame conjugal.
On le voit s’emporter contre son épouse, réclamer vengeance pour
avoir été répudié devant Rome, avant de se rétracter et se souvenir des
douces heures passées à ses côtés. Il demande plusieurs fois qui, lui ou
Silius, était réellement empereur. C’est à ne plus rien y comprendre…
Narcisse entend pousser les feux, et tente de convaincre son prince
indolent à l’action, connaissant trop bien le caractère versatile de son
maître. Toute heure perdue profite à terme à Messaline. Et si elle revient
en grâce, l’affranchi se voit déjà dépecé dans l’arène, ou pire, crucifié
aux portes de Rome.
Il se trompe. La frénétique Messaline ne se doute de rien et continue
ses orgies insensées avec ses joyeux compères.
Les nouveaux mariés président des banquets dans une complète
insouciance lors des bacchanales, ces fameuses fêtes du vin où l’on
célèbre Bacchus dans l’ivresse et les débordements sexuels. Là, au milieu
des jardins, Messaline donne un simulacre de vendange, où l’on voit de
jeunes convives seulement vêtues de peaux de bêtes bondir au milieu des
patriciens en poussant des cris. Un peu partout, des pressoirs laissent
couler le moût, tandis que des cohortes d’esclaves nus apportent sur des
plateaux d’argent les mets les plus délicats. On rit, on danse, on se vautre
dans le plaisir charnel pour communier avec ce dieu du vin sans tenir
compte des convenances. L’impératrice et le consul paradent même
entièrement déguisés, comme s’ils célébraient les épousailles de Bacchus,
incarné en ce jour par un Silius couronné de lierre.
De son côté, Messaline, en plein délire, danse les mystères du dieu
païen, emportée, semble-t-il, dans une crise mystique. Tacite nous la
décrit complètement « échevelée », tandis qu’elle secoue un thyrse – une
sorte de sceptre en bois surmonté d’une pomme de pin – en se
déhanchant sur les cris et les sons chantés par un chœur lascif. Après les
noces inconvenantes, ces rites religieux ajoutent au scandale : les
bacchanales, même si elles restent populaires, ne sont pas forcément les
fêtes où l’on souhaite voir les plus grands personnages de l’État jouer les
satyres et les déesses ! Le vin coule tellement à flots que l’un des
convives, passablement éméché, grimpe sur un pin et clame au-dessus
des convives hilares qu’il voit « un orage violent du côté d’Ostie ».
Le drôle ne croit pas si bien dire. Les invités dégrisent vite lorsque
des messagers annoncent l’arrivée imminente de l’empereur, déterminé à
sévir et à réclamer des comptes sur ces débordements. Une douche froide
s’abat littéralement sur le banquet. C’est la débandade générale, chacun
cherchant à sauver sa tête. Silius se démaquille, jette sa couronne au feu,
enfile une toge immaculée et descend en centre-ville, sur le Forum, où il
s’emploie à jouer les consuls scrupuleux, histoire de donner le change.
De son côté, Messaline tente de garder son calme et se retire dans ses
jardins, le fameux domaine de Lucullus. « L’orage sera vite passé »,
estime-t-elle. « Il suffira de convaincre l’empereur que tout cela n’était
qu’une farce entre gens de bonne compagnie, un peu excessive certes,
mais une belle fête, rien de plus. » Elle se montrera soumise et
exemplaire, en attendant que la colère retombe. Elle sait comment
l’apaiser.
Mais pour cela, il faut le rejoindre au plus tôt, afin de réclamer sa
clémence et plaider sa cause. Vite, elle appelle des servantes. Beaucoup
se terrent, effrayées par les événements, seule une poignée d’entre elles
répond à l’appel. Mauvais signe… Les rumeurs et les nouvelles
parviennent par bribes jusqu’à la villa. Les gardes ont déjà arrêté
plusieurs convives, Silius est emmené par les prétoriens, couvert de
chaînes. Ça sent le roussi ! Vite, vite, il faut rejoindre le convoi
impérial ! Messaline prend ses enfants avec elle, sa fille Octavie et le
petit Britannicus, puis direction les portes de Rome.
Il faudrait une litière pour aller plus vite, mais impossible de s’en
procurer une, sa suite l’a abandonnée. Elle parvient à grimper sur une
charrette servant à ramasser les ordures : triste cortège en route pour
Ostie, celui d’une impératrice en sursis tentant de sauver sa peau, qui ne
vaut déjà plus grand-chose. Elle distingue enfin la suite de Claude, mais
on bloque son sinistre équipage, l’empereur est trop loin pour lui parler.
Soudain, elle aperçoit Narcisse, elle lui fait signe, elle se sent sauvée : il
va l’aider à convaincre l’empereur, ce cauchemar se termine. Mais que
fait-il ? Il écarte les enfants, couvre de sa puissante voix ses propres
appels en direction de Claude, qui détourne la tête… Comment est-ce
possible ? Tout s’effondre autour d’elle : Messaline comprend enfin que
l’affranchi l’a trahie.
De fait, depuis la révélation du scandale, Narcisse ne quitte plus son
prince d’une sandale, sachant trop bien que des courtisans peuvent
encore le retourner. Depuis des heures, dans le cortège du retour, il ne
cesse de persuader l’empereur d’agir vite et fort, de punir les coupables
et de ne pas épargner Messaline, désormais trop dangereuse. Il a même
réussi à obtenir les pleins pouvoirs militaires pour une journée, le temps
de faire le ménage… L’impératrice joue alors sa dernière carte en
demandant à Vibidia, la grande prêtresse des vestales, qui a bien voulu
l’accompagner jusqu’ici, d’aller plaider sa cause auprès de l’empereur.
Nul ne peut porter la main sur elle, Narcisse le sait, il la laisse
s’approcher de Claude, elle rappelle qu’une épouse ne peut être livrée à
la mort sans avoir été entendue. Ainsi sera fait, répond l’affranchi, en lui
demandant d’aller maintenant s’occuper de ses fonctions sacrées.
Messaline n’obtient pas l’audience espérée. Elle a compris : sa vie ne
tient plus qu’à un fil.

De retour à Rome, c’est la curée. On amène Claude dans la demeure


de Silius, où il découvre, estomaqué, comment le précieux mobilier
impérial sert de décorum au consul désigné. Les meubles du palais chez
son rival ! N’est-ce pas la preuve que le couple se voyait déjà au
pouvoir ? C’en est trop, la coupe est pleine, l’empereur laisse éclater sa
colère. Narcisse en profite pour l’accompagner presto dans le campement
des prétoriens, où sont gardés les coupables. Après une rapide harangue,
Claude s’assure de la loyauté des troupes et leur demande de châtier les
amants de sa femme : une bonne quinzaine de patriciens et de proches
de Messaline tombent sous le glaive, dont Silius, qui ne prend pas la
peine de se défendre et sollicite une mort rapide, immédiatement
accordée.
On exécute même un jeune chevalier, assez réservé, dont le seul
crime fut d’avoir été convoqué un soir par Messaline, avant d’être
finalement renvoyé la même nuit, parce qu’elle avait soudain changé
d’humeur. Voici le tour de Mnester, le fameux acteur contraint de
rejoindre la couche de l’impératrice : il rappelle qu’il a été forcé, arrache
quelques larmes à Claude… Va-t-il se laisser fléchir ? Ses affranchis
rappellent qu’on ne peut épargner un histrion, tandis que le sang des
nobles se répand sur le sable. Dans cette hécatombe, seuls deux suspects
sauvent leur vie : l’un en raison du prestige de sa famille, l’autre connu
pour n’avoir pu toucher Messaline, car habitué à se travestir en femme
lors des parties fines du palais…
La jeune impératrice ne s’avoue pas vaincue. Réfugiée dans sa villa,
elle rédige une dernière supplique pour adoucir l’empereur. Se pourrait-
il qu’il l’épargne ? L’idée ne paraît pas impossible. Tout ce sang versé
semble avoir apaisé la colère de Claude, occupé pour l’heure à déguster
un repas fin, bien arrosé. Le festin se prolonge, l’humeur change,
Narcisse commence sérieusement à s’inquiéter… Surtout quand son
maître ordonne qu’on annonce à sa « malheureuse » femme de se
présenter demain pour plaider sa cause. Les affranchis paniquent : si
Messaline arrive jusqu’au princeps, leur mort est assurée. Narcisse prend
les devants, quitte le banquet, réquisitionne les centurions de garde et
leur ordonne, au nom de l’empereur, d’aller tuer l’impératrice. Celle-ci se
trouve toujours dans les jardins de Lucullus, réconfortée par sa mère
Lepida, qui a mis leur brouille de côté pour la soutenir dans l’épreuve.
Voilà des heures qu’elle l’exhorte de mourir debout, en noble digne
de son rang. Messaline gémit, sanglote et pleure sur son sort, incapable
de se ressaisir. Soudain, des ordres secs, des pas, des bruits de fer : celui
de la mort. Les officiers découvrent les deux femmes, Messaline se
redresse, prend un poignard, l’approche de son sein, puis de sa gorge,
semble encore hésiter, lorsqu’un tribun la transperce d’un seul coup de
glaive.

L’empereur ripaille toujours, la panse bien remplie et l’esprit


largement embrumé par le vin lorsqu’on décide enfin de lui annoncer la
mort de sa femme, sans préciser les détails de l’exécution. Un silence
envahit soudain la salle à manger impériale. Tous les regards se fixent
sur Claude, vautré comme un noceur sur sa banquette de soie. Sans en
demander davantage, il se contente de lever sa coupe pour avoir du vin,
avant de continuer à banqueter. Les témoins restent saisis de ne le voir
manifester aucun sentiment humain, ni colère ni tristesse, rien, sinon
cette royale indifférence en guise d’épitaphe. Le Sénat se montre plus
radical : il s’empresse de frapper Messaline de damnatio memoriae, cette
terrible pratique qui consiste à effacer toute trace d’une personne des
monuments et des actes officiels.

Trop frivole ou capricieuse pour s’essayer à la politique, la jeune


Trop frivole ou capricieuse pour s’essayer à la politique, la jeune
Messaline a perdu la partie. Malheur aux vaincus ! Les affranchis, hier
alliés, aujourd’hui traîtres, ces nouveaux cerbères tout-puissants des
maîtres du Palatin, ont fini par trancher au nom de leurs intérêts.
Narcisse récupère d’ailleurs la mise en décrochant la questure, le premier
échelon d’une carrière sénatoriale. Quant à l’impératrice, elle finit dans
le ruisseau après avoir régné au sommet du Capitole : les auteurs
romains ne se gênèrent pas pour en rajouter dans le sordide afin de
graver sa terrible légende dans le marbre, faisant d’elle la plus grande
perverse de l’Antiquité.
Sa fin bouleverse en tout cas le jeu dynastique et ne fait que
provoquer la chute de son fils : l’héritier Britannicus, qui a sept ans à sa
mort, ne régnera pas. On le sait, l’empereur Claude finit par épouser
Agrippine, la fameuse fille de Germanicus et donc sa propre nièce qui,
patiemment, a attendu son heure. Une fois sur le trône, la nouvelle
impératrice, horrible dans le crime comme Messaline le fut dans le
stupre, fait tout son possible pour placer son fils Néron, né d’un premier
mariage. Claude meurt empoisonné, Néron monte sur le trône et
Britannicus finit éliminé par son frère : le pouvoir ne se partage pas.
Après la démence de Caligula, Rome devra supporter les caprices
d’un nouvel empereur, fantasque et cruel.
Anne Boleyn, la reine maudite

« Nan Bullen, l’ensorceleuse de roi, la


putain aux yeux de grenouille, la
sorcière à six doigts… »

Rien ne prédestinait la jeune Anne Boleyn à entrer avec fracas dans


l’Histoire. Comment une femme dotée d’attraits qui n’ont rien
d’exceptionnel, venant d’une famille récemment anoblie, poussera le roi
Henri VIII d’Angleterre à changer de religion, et avec lui tout son
royaume, afin de l’épouser ? Le mystère reste encore entier : une folle
ambition doublée d’un charme singulier peuvent expliquer en partie son
destin. Anne était certainement extrêmement intelligente et fine mouche
pour manœuvrer avec une telle habileté au sein de la cour raffinée, mais
retorse, de la dynastie des Tudors, régentée par un roi connu pour sa
brutalité et son cynisme absolu.
Anne vient au monde à l’aube du XVIe siècle, sans doute en 1507,
même si la date reste encore incertaine. À l’image de bon nombre de
familles anglaises, les Boleyn sont d’anciens marchands respectables,
récemment « parvenus » si l’on en croit les chroniqueurs de l’époque. On
raconte que leurs ancêtres vendaient de la laine et de la soie avant de
devenir de vrais notables londoniens. Le grand-père d’Anne fait ses
premiers pas dans l’aristocratie en épousant la fille d’un comte, et son
fils Thomas poursuit l’ascension en convolant avec celle du duc de
Norfolk, une jeune fille de grande noblesse proche du prince de Galles, le
futur Henri VIII. Dès lors, l’étoile des Boleyn ne faiblit plus : Thomas
Boleyn accumule l’or et les charges, écuyer royal, gentilhomme de la
chambre, ambassadeur, et bientôt conseiller...
Il possède d’imposantes propriétés, des terres, une maison à Londres,
un château, des rentes, c’est un homme riche et respectable. Et assez
puissant pour que ses filles soient accueillies tour à tour à la cour du roi
de France, l’une des plus brillantes d’Europe après celles des princes
italiens. Sa fille aînée Marie fait ainsi le voyage dans le sillage de Marie
d’Angleterre, la sœur du roi Henri, promise au vieux roi de France
Louis XII à la suite de négociations diplomatiques. Marie Boleyn, vite
rejointe par sa sœur Anne, douze ans, s’initie au luxe, à la mode et aux
mœurs de la cour de France, apprend l’art de la conversation, la danse,
les codes de la galanterie, et les jeux de l’amour aussi... Sur ce chapitre,
il semble que Marie ait d’ailleurs perdu rapidement sa réputation, ce qui
ne manquera pas d’influencer le caractère de sa sœur Anne : c’est dit,
elle ne se donnera pas aussi facilement.
Rêve-t-elle déjà d’un grand destin ? Rien n’est moins sûr, car elle
connaît ses défauts et ses imperfections physiques. Les témoignages à ce
sujet ne dressent guère un tableau flatteur de la future maîtresse royale,
bien éloignée des canons de beauté de l’époque : Anne a un teint foncé,
une dent de travers, un visage trop long et surtout de pénibles
difformités qui frappent ses contemporains. Elle aurait ainsi un kyste
sous le menton et un sixième doigt sur l’une de ses mains, doté d’un
ongle double peu reluisant. Signes du diable, diront plus tard certains,
pour appuyer leurs critiques contre l’indécente courtisane ! On peut
supposer que les chroniqueurs ont sans doute forcé un peu le trait une
fois la disgrâce prononcée, ou qu’Anne Boleyn usait de certains
stratagèmes pour camoufler au mieux ses défauts sous des pommades ou
des accessoires… Pour l’heure, la jeune femme met en avant ses attraits
principaux, à savoir un long cou, une chevelure noire exceptionnelle et
un esprit déjà brillant, que la conversation française et la fréquentation
d’une aristocratie éduquée achèvent de ciseler.

Quand elle rentre de France, en 1522, le roi Henri VIII est déjà épris
de sa sœur Marie, devenue sa maîtresse. Les faveurs accordées par la fille
rejaillissent aussitôt sur le père, qui arrondit ses domaines et continue à
grimper quelques marches : le voici maintenant trésorier et
officiellement vicomte, une place de choix et un titre ronflant. Les
ambitieux Boleyn poussent leurs pions avec précision dans un jeu de
cour redoutable. Anne a quinze ans quand elle devient à son tour
demoiselle d’honneur de la reine Catherine d’Aragon, l’épouse du roi
d’Angleterre.
La jeune fille attire très vite l’attention des jeunes aristocrates,
comme ce jeune Henri Percy, héritier du comte de Northumberland,
membre de la très prestigieuse suite de Wolsey, le cardinal-ministre,
l’homme de confiance du souverain. Percy est amoureux, il envisage le
mariage, une perspective écartée d’office par Henri VIII qui compte
marier la jeune Anne à un chef irlandais. Il charge Wolsey d’éloigner
Percy de la cour et de reléguer la fille Boleyn dans les froides contrées
du nord... Même si ce projet de mariage finit par avorter, Anne en
voudra terriblement au cardinal d’avoir brisé net cette idylle naissante
avec Percy.
Après quelques mois d’exil dans les domaines de son père, elle
revient en force à la cour d’Angleterre. Plus forte, plus mûre, et sans
doute portée par un désir de revanche. Elle a maintenant dix-huit ans et
des galants à ses pieds, dont le poète Thomas Wyatt, l’un des hommes les
plus séduisants de la cour, un chevalier « aux cheveux d’or », rapidement
conquis par la conversation de la jeune femme. Sa proximité avec le roi –
Wyatt est gentilhomme et compagnon de joute du souverain – va peu à
peu rapprocher Anne du trône.
Du reste, le roi la connaît déjà : elle est la petite sœur de sa
maîtresse, il l’avait croisée lors de banquets ou de quelques fêtes. Il avait
même envisagé pour elle un mariage avec ce chef irlandais, il y a
quelque temps déjà... Mais la fière adolescente a laissé la place à une
femme éclatante, au charme provocant, qui ne passe guère inaperçue
dans la suite des demoiselles d’honneur de la reine. Sa chevelure noire,
brillante et sensuelle, a quelque chose d’indécent lorsqu’elle danse au
son des luths et des flûtes. Lassé de Marie, Henri VIII se tourne
naturellement vers sa sœur Anne. Les Boleyn se frottent les mains, leurs
filles plaisent, la famille ne peut que se réjouir de cette royale fidélité...

En 1525, Henri VIII a trente-quatre ans, il subit un mariage auquel il


a consenti pour préserver les intérêts du royaume : son père Henri VII l’a
forcé à épouser Catherine d’Aragon, la femme de son frère aîné Arthur,
décédé cinq mois seulement après son mariage avec la fille des rois
catholiques. Afin d’éviter la crise diplomatique, on a gardé l’infante en la
mariant au frère, après avoir obtenu la dispense nécessaire du pape Jules
II, car il s’agit d’une union entre parents. Si le mariage consolide
l’alliance avec la puissante Espagne – qui vient de découvrir l’Amérique
–, il déplaît au roi d’Angleterre.
Henri respecte Catherine, mais ne l’aime pas. Elle a plus de quarante
ans, ses cheveux blonds ne sont qu’un lointain souvenir, six grossesses
infructueuses ont eu raison de son corps trapu... Ils n’ont eu qu’une fille,
Marie. Depuis, Catherine vit de plus en plus recluse, reine discrète et
pieuse, à l’âge où Henri VIII voit un François Ier se pavaner au bras de
sublimes créatures. Le charme, l’énergie et la jeunesse des sœurs Boleyn
viennent ainsi réveiller les ardeurs d’un souverain mal marié… même si
les événements ne se passent pas vraiment comme prévu.
Si Anne se laisse courtiser, elle ne cède pas aux avances du roi, une
attitude qui ne fait que renforcer l’ardeur du souverain et ses sentiments
amoureux. Il lui faut cette femme, comme il a eu sa sœur, la donzelle
pliera comme les autres... Le roi est d’autant plus excité qu’il se trouve
en concurrence avec d’autres prétendants, comme le poète Wyatt, qu’il
voit souvent dans le sillage de cette jeune biche. Il se prend au jeu de
l’amour, plaisir des princes et source d’une nouvelle jeunesse. Chacun se
croit en faveur, réclame un gage. Wyatt dérobe sur la belle un bijou tenu
par un ruban de dentelle, le roi lui emprunte un anneau qu’il se passe
régulièrement au doigt... Henri VIII est follement amoureux.
Un jour, les deux hommes disputent une partie de boules avec une
poignée de courtisans dans les jardins du palais. Le roi est d’humeur
badine, le jeu s’engage, les esprits s’échauffent et le roi finit par
l’emporter. Il manifeste son contentement en pointant sa boule gagnante,
tout en affichant ostensiblement l’anneau d’Anne sous le nez de Wyatt.
— Wyatt, je te dis que c’est à moi ! insiste-t-il, brandissant son
trophée sous les yeux de son rival, avec un sourire narquois. Ce dernier
finit par comprendre l’allusion et ne se laisse pas démonter. Profitant de
la bonne humeur du roi, il lui réplique aussi sec :
— S’il plaît à Votre Majesté de m’autoriser à mesurer moi-même la
distance, je pourrai bien lui prouver que c’est moi qui ai gagné !
Là-dessus, il sort son ruban de dentelle devant la mine déconfite du
roi, qui reconnaît là le bijou d’Anne, et fait quelques pas pour prendre
les mesures sur le terrain. C’en est trop. Le roi devient soudain furieux
et, devant les courtisans éberlués, jette sa boule au loin, crache au sol et
laisse éclater sa colère :
— Il est possible qu’il en soit ainsi, mais si c’est le cas, on m’a
trompé !

Dans cette cour effrénée que mène le roi, Anne reste inflexible et ne
cède en rien, sans doute conseillée en coulisses par les ennemis de
Dans cette cour effrénée que mène le roi, Anne reste inflexible et ne
cède en rien, sans doute conseillée en coulisses par les ennemis de
Wolsey. Pour Henri VIII, c’est aussi l’heure des grands choix. D’un côté,
le gouffre, l’inconnu, le grand saut avec Anne, mais de l’autre la vie,
l’espoir, un fils peut-être, celui que la reine Catherine n’arrive pas à lui
donner, cet héritier qui manque cruellement au royaume, à cette
dynastie toute neuve des Tudors. Le trône reste fragile, son père Henri
VII l’a conquis quarante ans plus tôt, lorsqu’il fut proclamé roi sur le
champ de bataille par ses chevaliers après leur victoire sur Richard III
d’York, le dernier roi Plantagenêt. Henri VIII a bien une fille, Marie
Tudor, elle a le droit de régner, mais que pèsera-t-elle face à des barons
puissants, toujours jaloux de leur pouvoir ? Il refuse de voir son royaume
« partir en quenouille » aux mains d’une femme, aussi douée soit-elle. Il
lui faut un fils, et la jeune Anne, si pleine de vie, pourrait bien le lui
donner.

Depuis plusieurs mois déjà, Anne obsède littéralement Henri, il lui


écrit des lettres enflammées en français :
« Il y a maintenant plus d’un an que j’ai été atteint par la flèche de
l’amour et que je suis dans l’incertitude, lui reproche-t-il. Je ne sais si j’ai
échoué ou si j’ai su trouver une place dans votre cœur et votre
affection… »
Le souverain est harponné, il se débat dans ses sentiments, Anne
reste sur la barque et tire à elle cette prise royale. Elle lâche le filin, puis
le tend à nouveau, déclarant son affection mais refusant de rejoindre la
couche d’Henri. Elle minaude, séduit, accepte les présents, rit gaiement
de ses hommages empressés, tout en contrôlant sa grande nervosité. Elle
joue serré, elle le sait, et pèse ses mots, faisant languir son soupirant. Le
roi ne comprend plus, il gémit, s’emporte et s’impatiente. Puis finit par
céder et se dit prêt à tout abandonner pour elle.

« Cette incertitude m’a empêché depuis quelque temps de vous


« Cette incertitude m’a empêché depuis quelque temps de vous
appeler ma maîtresse, puisque vous ne m’aimez que d’une simple
affection. Mais s’il vous est agréable de remplir les devoirs d’une
maîtresse loyale, et de vous donner à moi corps et âme, je resterai
comme je l’ai toujours été votre plus loyal serviteur, et je vous promets
de ne pas seulement vous donner le nom de maîtresse, mais de vous
prendre réellement pour maîtresse, et de chasser de mes pensées et de
mon affection toutes celles qui vous font concurrence, et de ne servir que
vous. »
La première place, près du trône. L’ambitieux projet d’Anne,
soutenue par sa coterie, prend soudain forme : chasser Catherine
d’Aragon, se venger du cardinal Wolsey, donner un fils à Henri... et,
pourquoi pas, coiffer un jour la couronne ? Quitte ou double, son destin
roule désormais dans la grande marche de l’Histoire. Son arrivée dans la
vie du souverain correspond du reste à l’évolution politique voulue par
le roi, prêt désormais à remettre en cause son alliance inconditionnelle
avec l’empereur Charles Quint.
En effet, Henri VIII nourrissait de grands espoirs politiques après la
défaite cuisante de François Ier à Pavie, en Italie : une fois le roi de
France prisonnier, Henri se voyait déjà porter la couronne des lis et
céder la Provence et la Bourgogne en compensation à son allié Charles
Quint, neveu de son épouse Catherine d’Aragon. Mais il va vite
déchanter. Le vrai vainqueur reste l’empereur Charles et ce dernier ne
s’est pas débarrassé d’un ennemi puissant pour le remplacer par un
souverain qui régnerait sur deux royaumes, l’Angleterre et la France !
Bien trop dangereux. Charles Quint refuse de dépecer la France. Dépité,
Henri a tenté de se débrouiller seul et de constituer une armée pour
traverser la Manche, mais les coffres sont vides et le royaume
récalcitrant à toute taxe supplémentaire. Il faut donc se tourner vers la
France et conclure un nouveau traité.

L’alliance espagnole s’effrite logiquement, et avec elle l’utilité d’un


mariage avec Catherine d’Aragon qui l’avait autrefois scellée. Le moment
L’alliance espagnole s’effrite logiquement, et avec elle l’utilité d’un
mariage avec Catherine d’Aragon qui l’avait autrefois scellée. Le moment
est opportun pour briser ses chaînes, estime le roi, d’autant que ce féru
de théologie ne cesse de méditer sur certains passages condamnant le
mariage avec la femme de son frère. Des phrases le hantent, notamment
celle du Lévitique, livre prophétique à ses yeux : « Quand un homme
prend pour épouse la femme de son frère, c’est une souillure : il a
découvert la nudité de son frère, ils seront privés d’enfants. » N’est-ce
pas exactement ce qu’il vit avec Catherine, un mariage stérile voulu par
Dieu ? Il faut laver cette faute, cette union coupable imposée par son
père. Cette idée le préoccupe, l’obsède, et même le terrifie. Les
évolutions diplomatiques récentes, la nécessité d’assurer le trône, et sa
passion pour la jeune Anne Boleyn finissent par l’emporter.

En mai 1527, Henri VIII informe le cardinal Wolsey de son projet


d’épouser la fille Boleyn. Le lord chancelier est stupéfait : l’union avec
Catherine et l’Espagne ne peut être remise en cause, sous peine de se
mettre à dos l’homme le plus puissant du monde – l’empereur Charles
Quint – ainsi que le chef de la chrétienté, le pape Clément VII. Le roi a-t-
il bien pesé le pour et le contre ? avance le cardinal. Le peuple grondera,
Catherine est aimée, on ne comprendra pas le remplacement d’une
princesse de sang par une fille dont les aïeux vendaient de la laine. C’est
aller vers de gros ennuis… Et le pape ? L’hérésie menace partout, Luther
convertit des foules, les Turcs sont à Vienne… Il a bien d’autres soucis
que de se plonger dans une affaire qu’il jugera secondaire. Wolsey estime
cette décision arbitraire et dangereuse à tous points de vue : que le roi
continue comme autrefois à s’amuser avec les demoiselles d’honneur de
la reine, soit, mais de là à les placer sur le trône !
Avec des mots choisis, des caresses de soie mais des arguments de
poids, le lord chancelier tente pendant plus d’une heure de raisonner
Henri qui n’en démord pas. Voyant son souverain résolu, le prélat finit
en pleurs par se jeter à ses pieds, le suppliant de renoncer à ce projet
démesuré et suicidaire, d’écouter son devoir avant son bon plaisir. En
vain. Le roi est formel, il veut la dissolution de ce mariage impie et la
disgrâce de Catherine, quoi qu’il en coûte. Wolsey n’insiste pas. Il
connaît mieux que quiconque la personnalité du roi : sa carrière est
désormais en jeu, s’il échoue, c’est l’exil. Voire la mort.
Selon le vœu d’Henri, il faut aller le plus vite possible. En juin, le roi
se rend chez son épouse pour l’informer brutalement que leur mariage
est désormais caduc. « Cette union est une abomination devant Dieu ! »
lui lance-t-il, pendant qu’elle fond en larmes. Pendant ce temps, Wolsey
réunit en huis clos hommes d’Église et théologiens pour statuer sur la
validité du mariage royal, tout en informant le pape.
Du côté anglais, les discussions avancent bien, les arguments se
précisent et prennent forme. En revanche, Clément VII, d’abord
coopératif, ne semble pas pressé de se plonger dans ce dossier épineux.
Les troupes impériales viennent de saccager Rome, il ne tient pas à
provoquer la colère de Charles Quint en donnant sa bénédiction à la
déchéance de sa tante Catherine… Il veut gagner du temps, mais en
réalité, il a fait son choix : entre Henri VIII perdu sur son île et les
troupes espagnoles menaçantes à ses portes, a-t-il vraiment une marge de
manœuvre ?

Bientôt, toute la cour bruit de commentaires sur la récente froideur


des relations entre le roi et la reine. La rumeur sur l’annulation du
mariage alimente les conversations et les commérages : « Elle fut bientôt
aussi répandue que si elle avait été annoncée par le crieur public »,
rapporte un chroniqueur. Lorsque le projet fut connu du peuple, le
scandale devint énorme : une demoiselle de rien, sans dot, à la place de
la fille des rois catholiques ? Impensable ! Le roi va se reprendre,
épouser une autre femme, oublier cette passade…
Pourtant, Anne Boleyn occupe de plus en plus la première place, elle
s’affiche au côté du roi, couverte d’or et de faveurs, sous les yeux d’une
Catherine d’Aragon humiliée mais toujours digne. La jeune Boleyn prend
soudain conscience de son rang et son attitude s’en ressent. Plus fière,
presque méprisante, sans doute aussi pour s’imposer dans cette cour qui
lui reste hostile. « Elle se mit à prendre des manières hautaines, à faire
montre de ses nombreux bijoux et somptueux atours, toutes choses que
seul l’argent peut procurer », note George Cavendish, le grand huissier
de Wolsey.
Anne a conscience que la partie est loin d’être gagnée. Elle se sait
impopulaire, évite de se promener dans Londres qui ne l’apprécie guère,
et souhaite désormais pousser les événements à son avantage, pour ne
pas laisser la situation s’éterniser : deux femmes au palais débouchent
toujours sur des tensions politiques. Elle tente d’amadouer le cardinal,
qui l’affuble du surnom « la corneille noire », elle place des fidèles aux
postes clés, s’appuie sur sa famille et, surtout, maintient une pression
constante sur Henri pour ne rien lâcher sur la dissolution de son
mariage.
Mais Catherine ne veut pas céder, elle se drape dans son honneur et
sa foi, sûre de son bon droit. Le légat du pape, dépêché à Londres, tente
de la convaincre d’entrer au couvent, une solution qui arrangerait tout le
monde. « À condition qu’Henri entre dans un monastère ! » réplique-t-
elle, tout en demandant à son neveu Charles Quint de faire pression sur
le pape. Elle exige que son procès ait lieu à Rome, mais le roi tranche
pour Londres, afin d’avoir un œil sur les débats… Ses arguments
reposent sur la loi du Lévitique et l’invalidité de la dispense pontificale,
accordée autrefois par Jules II.

En juin 1529, le roi et la reine se présentent donc devant la Cour


ecclésiastique, chargée de se prononcer sur l’annulation de leur mariage.
Dans la grande salle du monastère de Blackfriars, la tension semble
extrême. Le roi exige l’annulation et n’envisage pas l’échec. La masse des
prélats, tache écarlate présidée par le puissant Wolsey, fait écho à la
couleur dorée des trônes royaux, étincelants sous un dais de brocart. La
foule se presse dès l’ouverture des portes, le procès est public, on vient
voir le roi et se repaître du spectacle. Il a bien lieu, en effet, quand le
couple royal fait son entrée majestueuse dans la salle bondée.
« Henri, roi d’Angleterre, présentez-vous devant la Cour ! » lancent
les princes de l’Église.
« Voici mes seigneurs ! » réplique Henri VIII, rutilant comme un
empereur dans une tunique de toile d’or damassée sur laquelle scintille
un collier de rubis, de perles et de diamants.
« Catherine, reine d’Angleterre, présentez-vous devant la Cour ! »
La reine se lève et, sans prononcer un mot, s’avance jusqu’au roi
avant de tomber brusquement à ses pieds, suscitant une vague de
murmures dans toute l’assemblée.
« Sire, dit-elle, pendant ces vingt années, j’ai été votre femme fidèle,
et par moi vous avez eu divers enfants, bien qu’il ait plu à Dieu de les
retirer de ce monde, ce qui n’a pas été de ma faute… » Pendant plusieurs
longues minutes, elle plaide sa cause de façon directe et émouvante,
forçant le roi à la relever tandis qu’elle continue sa défense. « Quand
vous m’avez prise comme épouse, j’invoque Dieu comme juge que j’étais
tout à fait vierge, n’ayant jamais été touchée par un homme. Et je laisse
votre conscience décider si cela est vrai ou non. »
Ces paroles, doublées d’une scène presque intime, touchent
profondément l’assistance, même le roi se montre troublé. Cela augure
bien mal d’un procès qui, en effet, ne débouche sur rien. Ni gagnant ni
perdant, mais un gaspillage de temps considérable. Le pape Clément VII,
poussé par Charles Quint avec lequel il s’est réconcilié, révoque cette
cour et impose désormais le procès à Rome, ce qui sonne le glas d’une
future séparation. Le roi est furieux et rend Wolsey responsable de cet
enlisement politique, une opinion évidemment partagée par l’influente
Anne Boleyn plus que jamais au cœur des intrigues de la cour
d’Angleterre. La disgrâce du prélat est rapide, les portes du palais se
ferment peu à peu, les audiences s’espacent jusqu’à s’arrêter tout à fait.
Le prélat, rampant dans sa pourpre, tente par tous les moyens de
retrouver l’oreille du roi, allant jusqu’à demander à la « corneille noire »
de plaider en sa faveur.
Quel revirement de fortune ! Le lord chancelier, hier l’homme le plus
puissant de l’Angleterre après le roi, craint et détesté de tous, désormais
contraint de s’abaisser à solliciter l’aide de la maîtresse officielle du
souverain !
C’est trop tard. Tout le monde comprend au palais que Wolsey a déjà
tout perdu. On lui confisque ses biens, le roi récupère son palais
d’Hampton Court pour y installer Anne Boleyn, après avoir fait marteler
les armoiries du cardinal, et nomme Thomas More nouveau chancelier.
En novembre 1530, le connétable de la Tour de Londres vient l’arrêter
pour trahison, sur ordre du roi. Il meurt avant d’atteindre le lieu du
supplice, emporté par la maladie tandis qu’il maudit l’ingratitude d’un
roi qu’il a servi pendant quinze ans.
Les Boleyn triomphent, une autre pièce commence où ils entendent
bien jouer les premiers rôles. Ils célèbrent d’ailleurs la mort de leur
ennemi en banquetant sans scrupule, riant à gorge déployée au spectacle
d’une farce intitulée La descente du cardinal Wolsey aux Enfers. Leur heure
est venue, ils poussent leur champion, Thomas Cromwell, un redoutable
pragmatique, technocrate de haut vol, bras droit de Wolsey, mais
favorable à Anne Boleyn. Cromwell devient vite le personnage
incontournable du nouveau chancelier Thomas More, successeur du
défunt cardinal. Henri VIII, toujours obsédé par Anne Boleyn, leur
assigne le même objectif qu’à Wolsey : obtenir le divorce à tout prix.
À cette mission prioritaire s’ajoutent progressivement la mise au pas
de l’Église d’Angleterre, riche et puissante, et une attaque en règle du
pouvoir pontifical à travers une propagande bien menée. Là où Wolsey
tergiversait parfois, ménageant les uns ou les autres avec un art subtil de
la diplomatie, les nouveaux venus se lancent tête baissée dans leur
feuille de route, fidèles instruments de la volonté du souverain. Pendant
près de sept ans, de 1529 à 1536, le Parlement de la Réforme, convoqué
par le roi, va débattre et se prononcer sur de multiples questions
relatives à la religion et à la situation conjugale du souverain.
L’opposition au pouvoir de Rome et le fort sentiment anticlérical de
l’époque vont cimenter les débats et permettre au roi d’obtenir gain de
cause.

Pendant ces années décisives, Anne patiente tout en demeurant


extrêmement vigilante. Elle connaît l’hostilité des courtisans, même s’ils
font bonne figure. Catherine est toujours reine et ne se gêne pas pour le
rappeler à l’intrigante, notamment lors des grandes fêtes de Noël et
Pâques où elle tient encore son rang. « La mort seule me fera divorcer
avec ma dignité », répète-t-elle inlassablement à ses proches. Anne
fulmine. Tant qu’elle ne sera pas mariée, on ricanera toujours sur son
passage, comme lors de cette récente sortie de chasse, où le roi, agacé,
fit faire demi-tour à toute sa suite devant l’audace des quolibets.
Il y eut même pire, à la fin de l’année 1531, quand des femmes de
Londres en colère ont marché sur un manoir où se trouvait la favorite :
on dit qu’elles étaient des centaines, armées de gourdins ou de bâtons, à
houspiller son nom, « Nan Bullen », la traitant d’« ensorceleuse de roi »,
de « putain aux yeux de grenouille », de « sorcière à six doigts ». Toute
cette canaille l’aurait tuée si elle n’avait été prévenue à temps… Seule
l’affection démesurée du roi la rassure et apaise son angoisse. Son train
de vie est celui d’une reine, il la couvre de cadeaux : des robes
somptueuses, un lit en feuilles d’or et d’argent qui réfléchit la lumière,
des diamants et des rubis, prélevés directement dans les coffres de
Catherine… En 1532, elle est anoblie et reçoit le marquisat de
Pembroke : elle s’avance fière devant son roi et la cour rassemblée, vêtue
d’un surcot de velours pourpre doublé d’hermine.
La première marche vers le trône, murmurent ses ennemis.

De fait, quelques semaines plus tard, elle rayonne à Calais parmi la


cour de François Ier. Henri VIII a traversé la Manche pour parler
diplomatie avec le roi de France et surtout le convaincre de l’aider à
amadouer un pape très remonté contre le couple adultère. Elle, la fille
Boleyn, présentée au souverain de France, prince de la Renaissance et
grand séducteur ! Il s’approche maintenant d’elle, ce géant de près de
deux mètres qui dégage autant de puissance que d’élégance dans ses
habits de soie brodés d’or et piqués de gros diamants.
Le triomphe d’Anne est complet, le roi de France lui parle en privé,
danse même avec elle, Henri VIII jubile, sa maîtresse, sa compagne, et
demain sa femme, est enfin reconnue comme telle devant la fine fleur de
l’aristocratie. Tout devient possible : il tient désormais le clergé anglais
dans sa main et le pape finira bien par céder pour ne pas risquer un
schisme. Une récente loi vient de le priver d’une partie des taxes
ecclésiales qui lui revenaient de droit chaque année : en frappant au
cœur, dans le trésor pontifical, Henri lui fait comprendre qu’il doit
composer avec lui.

Désormais, Anne est toute proche du trône. En cet automne 1532,


elle en est si convaincue qu’elle se donne cette fois entièrement au roi
Henri VIII, au comble de la félicité. Les premières nausées apparaissent
dès janvier 1533 : elle est enceinte, les vœux les plus chers du souverain
sont en train de s’accomplir, Dieu l’a entendu, Anne ne peut attendre
qu’un garçon, un héritier pour la lignée des Tudors. Mais le temps
presse, pas question de voir naître un enfant illégitime. Devant quelques
témoins réunis, le couple se marie dans le plus grand secret.
Puis le roi bigame demande au nouvel archevêque de Cantorbéry,
Thomas Cranmer, d’accélérer la dissolution de ses liens avec Catherine
d’Aragon, mission dont il se charge avec zèle en parvenant à réunir
rapidement un tribunal ecclésiastique, mettant au pas les évêques les
plus récalcitrants, tandis que Catherine d’Aragon réclame toujours un
procès à Rome. Au printemps 1533, la nouvelle tombe : le mariage
d’Henri VIII et de la reine Catherine est annulé par l’archevêque car
contraire à la loi divine. Enfin ! On annonce dans la foulée au peuple
interloqué que le roi et sa favorite sont déjà mariés devant Dieu… Et
pour finir, le sacre de la nouvelle souveraine est fixé à début juin.
Le roi a vu grand pour en imposer à cette populace médisante. Rien
de mieux qu’une pompe royale et l’étalement de la puissance pour
impressionner ou émouvoir les esprits. Anne descend la Tamise entourée
d’une flotte de trois cents embarcations richement décorées, avec
oriflammes, fleurs et musiciens. Lorsqu’elle traverse Londres dans un
coche doré, pour ceindre la couronne à Westminster, la jeune femme,
épuisée par une grossesse de six mois, tente de faire bonne figure à ces
visages de curieux qui veulent la dévisager. On ne l’injurie pas – de peur
d’avoir la langue clouée – mais on ne l’acclame guère non plus, le
souvenir de la bonne reine Catherine étant toujours vivace.
Quant aux Londoniens peu pressés de se découvrir sur le passage
royal, le fou d’Anne les toise et les interpelle : « À croire que vous avez
tous la teigne puisque vous n’osez pas enlever vos bonnets ! » Le peuple
n’en pense pas moins, scrute cette chevelure noire dont leur reine est si
fière sous sa couronne d’or, et se demande in petto si elle est bien
enceinte du roi ou du démon… Ils ont encore en tête les prédictions de
la pucelle du Kent, cette prophétesse des comtés du sud, une épileptique
illuminée considérée comme une sainte pour ses guérisons miraculeuses :
cette vierge anglaise s’est montrée très sévère au sujet d’Anne Boleyn,
elle a condamné l’invalidation du mariage avec Catherine et annoncé
partout la mort du roi après ce mariage sacrilège. Henri ne voit là qu’une
folle aux mains de ses opposants et décide de faire cesser son manège en
l’enfermant dans la Tour de Londres.
Il ne doute pas que la naissance de son garçon apaisera les esprits et
finira par unir son peuple autour de son couple. Astrologues et devins
sont formels : Anne attend bel et bien un fils, on l’appellera Henri ou
Édouard, il portera haut les couleurs des Tudors. Anne attend la
délivrance au château de Greenwich, dans un décor entièrement refait à
neuf pour lui complaire. Elle vit dans un luxe effréné, possède sa propre
maison, des dizaines de suivantes et de domestiques portent sa livrée,
bleue et violette, avec sa devise « La plus heureuse… ».
L’ancienne reine Catherine a définitivement disparu, reléguée dans
un vieux manoir, où elle vit sous étroite surveillance, entourée de vieilles
servantes espagnoles. Mais tout danger n’est pas écarté, songe Anne. Elle
reste en alerte, les rumeurs parviennent en sourdine jusqu’à cette
chambre où elle doit demeurer allongée, par crainte d’une fausse couche.
On dit que le roi batifole, euphorique et impétueux, elle s’en ouvre
directement à lui, sans doute avec cette dureté qui lui est familière. Pour
une fois, Henri VIII ne plie pas, il s’emporte même :
« Vous devez fermer les yeux et supporter ce que d’autres plus dignes
ont supporté avant vous. Vous devriez savoir que je puis à tout moment
vous abaisser autant que je vous ai élevée ! »
En réalité, le roi est nerveux : il sait que cette naissance vaut
jugement de Dieu. Le 7 septembre 1533, le verdict tombe : une fille !
Tout cela pour une fille ! La répudiation d’une reine, le bras de fer avec
le pape, la rupture avec l’empereur Charles Quint, l’animosité de tout un
peuple… pour confier le royaume à une fille. Henri VIII est forcément
déçu, mais il maintient les fêtes, même s’il n’assiste pas au baptême de
cette petite Elizabeth, qui deviendra l’une des plus grandes reines que
l’Angleterre ait jamais connues.
De Rome non plus les nouvelles ne sont pas bonnes. Clément VII,
dont le règne tourne à la tragédie, ne peut que condamner une décision
prise contre son gré sur le sol anglais par ses propres ministres du culte.
Et les appels à la modération de François Ier ne changent rien : le pape
rejette l’annulation du mariage ainsi que les noces d’Henri et d’Anne,
tout en sommant le roi de reprendre Catherine comme épouse, sous
peine d’excommunication. Henri réplique en menaçant de convoquer un
immense concile au moment même où les catholiques se trouvent divisés
par la propagation du culte protestant : il ajoute de l’huile sur le feu,
sans laisser une porte de sortie honorable au pape Clément.
La rupture devient inévitable. En 1534, elle est définitive : le
Parlement anglais vote une série de lois concoctées par le redoutable
Cromwell qui mettent bas l’autorité du pape sur l’Angleterre. Justice et
finance, tout le pouvoir ecclésial passe aux mains du souverain dont la
primauté est renforcée. L’Acte de Suprématie, voté pendant l’été, fait
d’Henri VIII et de ses descendants les seuls chefs religieux de la nouvelle
Église d’Angleterre, nommée l’Ecclesia anglicana, spirituellement
indépendante. L’opération se révèle très profitable puisque le souverain
récupère au passage l’impôt sur les revenus des églises et des
monastères, dont Rome bénéficiait jusqu’alors… Le Parlement précise
également que seuls seront déclarés légitimes les enfants nés de son
union avec Anne, ce qui écarte d’office la princesse Marie, qu’il a eue
avec Catherine.
Anne devrait être rassurée, sa fille Elizabeth pourra un jour régner, si
Dieu le veut. Henri a tenu parole, elle est reine, riche et aimée… sauf du
peuple, même si elle ne s’en soucie guère. Mais elle ne peut s’empêcher
de craindre pour sa situation, en réalité bien fragile. Elle connaît mieux
que personne le roi, un homme colérique, dénué de scrupules, souvent
tyrannique. Elle le sait brutal et cruel, pouvant facilement éliminer ses
anciens fidèles. Ne vient-il pas d’envoyer à l’échafaud son ancien
chancelier Thomas More, un homme estimable, brillant esprit mais
piètre politique, parce qu’il avait eu l’audace de ne pas prêter serment
aux dernières lois adoptées par le Parlement réformant l’Église et la
succession du royaume ?
D’autres têtes suivront dès lors qu’elles s’opposent à la nouvelle
volonté d’un roi devenu despote en son pays. Henri VIII se montre en
effet de plus en plus intransigeant et irritable, dénichant des traîtres
partout. Pour ne rien arranger, il souffre d’un ulcère à la jambe, mal
soigné, qui lui tire d’atroces grimaces de douleur et altère son caractère,
le rendant souvent odieux. Une vieille blessure survenue lors d’un
tournoi aurait infecté l’os de la cuisse, provoquant un rejet régulier de
pus devant lequel les médecins restent impuissants. Anne est
régulièrement à son chevet, bien sûr, et tente de faire bonne figure. Mais
le roi semble comme lassé de son jouet, de cette femme qui lui plaisait
quand elle lui résistait, mais qui l’indiffère maintenant qu’elle est sur le
trône et dans son lit.
Les disputes se multiplient, il la trompe, elle le sait, avec quelques
coquettes de sa cour, peut-être cette blonde Jeanne Seymour, cette
demoiselle d’honneur qui n’a pas encore trente ans, dont la pudeur et la
grâce n’ont pas échappé au souverain d’Angleterre... Que faire puisqu’il
supporte de moins en moins ses remontrances ? Accoucher d’un garçon,
bien sûr, le fameux héritier. Justement, elle tombe de nouveau enceinte.
Une nouvelle naissance, un mâle de préférence, lui permettrait de
maintenir son pouvoir. Rien ne pourrait mieux surseoir à la disgrâce
qu’elle redoute, seule dans une cour hostile ou servile. L’amour d’Henri,
elle le sait, reste son unique protection face aux clans et à ses rivales. Si
Anne perd son affection, ce sera la curée. L’année 1536, elle le pressent,
sera décisive.

De fait, les événements se précipitent, comme si l’Histoire s’accélérait


De fait, les événements se précipitent, comme si l’Histoire s’accélérait
soudain. En janvier, l’ancienne reine Catherine d’Aragon succombe à un
cancer dans son manoir perdu de Kimbolton, priant pour les péchés de
son ex-époux. Enfin, soupire Henri, le voilà libéré de ce boulet à son
pied. Pourquoi se montrer attristé quand tous ses sujets connaissent ses
sentiments à son égard ? Il refuse de porter le deuil et préside plusieurs
festivités, banquets, bals et tournois, ne cachant pas sa joie. On le voit
ainsi parader au côté de sa fille Elizabeth, présentée comme sa seule
héritière, et espère bien sûr beaucoup de la grossesse d’Anne.
Mais à la fin de janvier, la roue tourne à nouveau dans le mauvais
sens : tandis qu’il dispute une joute, Henri VIII fait une chute de cheval
et reste coincé sous lui dans son armure. Panique des écuyers, on tente
de ranimer en vain cet homme de quarante-quatre ans, de plus en plus
corpulent. En vain : le roi tombe dans une sorte de coma pendant deux
heures, provoquant une véritable panique au sein de la cour. Il finit par
revenir à lui, apparemment sans séquelles, mais Anne a eu si peur qu’elle
en perd son enfant huit jours plus tard au cours d’une fausse couche. Un
garçon, cette fois, comme pour mieux éprouver le couple royal. Dans sa
chambre royale, Anne pleure chaudement, à la fois sur ce bébé que les
sages-femmes emportent mais aussi sur cet échec politique. Le roi entre,
la mine fermée : « Je vois bien que Dieu ne veut pas me donner d’enfants
mâles », murmure-t-il. Cette chute de cheval, où il a failli perdre la vie,
puis maintenant cet enfant qui lui est ôté : autant de mauvais présages.
S’il meurt demain, que deviendra ce royaume ?
Son mariage est maudit, il en est désormais convaincu. Anne ne peut
lui donner de garçon, Dieu le punit de ses fautes, de son schisme avec
Rome, de vivre avec cette Boleyn qu’il a mise sur le trône après avoir
pris sa propre sœur ! Un mariage sacrilège, marqué par l’inceste, comme
hier celui avec Catherine d’Aragon. Il faut laver cette offense, s’éloigner
de cette sorcière, retrouver une union pure, choisir une nouvelle épouse
qui lui donnera cet héritier convoité. Anne est perdue. Le fin Cromwell
est le premier à saisir les doutes du monarque et sentir le vent tourner :
l’homme fort du palais montre autant de zèle à défaire un mariage qu’il
en avait mis autrefois à le sceller sur ordre du roi !
L’entreprise est d’autant plus facile qu’Anne Boleyn n’appartient à
aucune grande famille régnante d’Europe. On monte donc un dossier à
charge en accusant la jeune reine d’adultère avec les membres de cette
jeune et frivole assemblée qui l’entoure et l’amuse quotidiennement.
Cette vie licencieuse durerait depuis plus de deux ans, après la naissance
d’Elizabeth. Plusieurs hommes sont soupçonnés, dont le courtisan Henri
Norris, ancien proche du roi, et le musicien Mark Smeaton, qui avoue
promptement tout ce que l’on souhaite dès les premières séances de
torture.
L’accusation d’adultère est grave pour une reine, puisque sa
progéniture est appelée à porter la couronne : elle doit se montrer
irréprochable. En cas de faute, la condamnation est sans appel et les
enfants déclarés bâtards. Faut-il croire ces rumeurs ? S’il est vrai
qu’Anne Boleyn aimait la compagnie amusante de ces jeunes gens, les
relations n’allaient sans doute pas plus loin qu’une certaine galanterie de
façade, fréquente dans les cours. On voit mal la reine se compromettre
en se livrant à des courtisans pour donner à tout prix un héritier au roi.
Henri VIII est pourtant convaincu du contraire, à moins que cette
histoire n’arrange ses intérêts : il ira lui-même jusqu’à affirmer que son
épouse avait eu plus de cent amants, et qu’il comptait bien écrire une
tragédie sur le sujet ! Sur cette question d’adultère, les historiens restent
toujours divisés.

Le rideau tombe le 1er mai 1536. La reine Anne d’Angleterre assiste à


un tournoi à Greenwich, sans se douter du piège pernicieux qui se
referme sur elle. Après quelques joutes, le roi la quitte, pour rejoindre
Londres. Elle demeure seule avant d’être soudain convoquée le
lendemain par un conseil qui lui signifie son enfermement dans la Tour
de Londres. En plein jour, sous les yeux des Londoniens, la souveraine
gagne la forteresse en barque et passe sous la sinistre grille pour ne plus
en ressortir. Son frère George la suit très vite dans les prisons du roi,
accusé d’inceste avec sa propre sœur ! La boue éclabousse le sceptre,
« autour du trône, le tonnerre gronde », écrit le poète Wyatt, lui-même
fortement suspecté d’avoir noué des relations trop proches avec Anne.
Les courtisans retiennent leur souffle mais savent la reine déjà
condamnée.
Car nul ne doute que le procès ne sera qu’une mascarade. De fait,
quinze jours après, la plupart des accusés ont beau nier, ils sont reconnus
coupables. Tout Londres sait désormais que la « Nan Bullen », comme on
l’appelle, a trompé le roi. Elle a commencé sa vie comme favorite et va
la terminer dans la peau d’une putain, cette sorcière détestée que
personne ne peut plus désormais sauver. Enfermée dans la Tour, sous
étroite surveillance, son procès bâclé ne lui laisse aucune chance : elle
répète devant ses juges que jamais elle n’a trompé le roi, mais on ne
l’écoute déjà plus.
Anne est condamnée à « être brûlée ou décapitée, selon le bon plaisir
du roi ». Son mariage est annulé dans la foulée. Il ne lui reste plus qu’à
soigner sa sortie, à mourir digne et forte pour l’Histoire. Le 17 mai, la
reine déchue assiste à l’exécution de ses amants supposés : elle les
regarde grimper tous les cinq, son frère en premier, sur l’échafaud, voit
leur tête rouler sur les planches et, comme si cela ne suffisait pas, retient
son dégoût lorsque le bourreau découpe les cadavres en plusieurs
quartiers pour l’exemple... Anne reste impassible, elle est déjà ailleurs,
elle se prépare à la mort. Le 19 mai 1536, tandis que le soleil du matin
blanchit les tours de l’imposante forteresse, elle descend dans la cour
pour subir son châtiment. Elle n’a presque pas dormi. La place est noire
de monde et les Londoniens qui n’ont pu entrer se pressent sur les
collines ou les terrains environnants. Ils suivent des yeux cette petite
silhouette frêle dans une robe de damas gris garnie de fourrure, l’air
épuisé, la tête recouverte d’un filet qui retient ses longs cheveux noirs
sur lesquels Henri VIII a tant fantasmé.
Son regard tombe sur l’échafaud dressé dans un petit pré,
entièrement jonché de paille pour éponger le sang. Elle reconnaît le
bourreau, cet homme avec cette grande épée venu tout exprès de Calais,
car elle ne souhaitait pas mourir sous la hache, une dernière volonté
accordée par le roi. Elle parle d’une voix frêle, emplie d’émotion, que
seuls les plus proches entendent. « Priez pour notre roi, dit-elle, en qui
j’ai toujours trouvé une immense bonté, une réelle crainte de Dieu, et un
grand amour pour ses sujets. » Elle s’agenouille enfin, on lui bande les
yeux pendant qu’elle répète comme une litanie « Dieu aie pitié de mon
âme, Dieu aie pitié… » D’un seul coup, l’épée tranche son cou gracile.
Le même canon qui retentit pour la déclarer reine tonne cette fois
pour annoncer son trépas. Londres se fige, on pense un instant à cette
maudite femme qui régna trois ans, avant de retourner à ses occupations.
On dit que le roi entendit la salve tandis qu’il chassait. Lui aussi s’arrêta
un court instant, puis talonna ses étriers pour rejoindre au plus vite celle
qui incendiait son cœur : Jeanne Seymour.

Mais il faut croire que Dieu ne voulut pas son bonheur : la nouvelle
reine meurt trop vite, laissant le roi désemparé avec un héritier, Édouard
VI, qui disparaît à son tour à seize ans. Des trois femmes suivantes, il
n’eut aucun descendant… Restent Marie et Elizabeth, les filles
respectives de Catherine et d’Anne. La première, connue sous le nom de
Marie la Sanglante, rétablit le catholicisme, envoie les protestants au
bûcher – on dit même qu’elle brûla en secret le cadavre de son père,
déclaré hérétique – et meurt impopulaire. La seconde devint l’une des
plus grandes reines d’Angleterre : Elizabeth Ire, défenseur de l’Église
anglicane, qui renforce le pouvoir royal et écrit l’une des périodes les
plus brillantes de l’histoire du royaume. La fille de la sorcière « Nan
Bullen » contredisait ainsi son père, qui estimait une femme incapable de
tenir fermement le gouvernail de l’État.
Aurait-il pu imaginer que son plus illustre descendant serait cette
petite fille, qu’il déclara illégitime lorsqu’il envoya sa mère à
l’échafaud ?
Gabrielle d’Estrées,
« la duchesse d’Ordure » d’Henri IV

« N’est-ce pas chose étrange d’une putain


faire un ange ? »

Un épais nuage de poussière s’élève sur la route de Saint-Denis, au


nord de Paris. Depuis tôt le matin, en ce dimanche 25 juillet 1593, le
peuple de la capitale se presse vers l’antique monastère pour assister à
l’événement le plus extraordinaire de cette fin de siècle : un prince
protestant devient catholique pour ceindre la couronne de France !
Lingères, paysans des faubourgs, porteurs d’eau ou encore bateliers, la
longue cohorte des moins-que-rien vient s’agglutiner comme un essaim
autour de l’abbaye des rois de France. On veut apercevoir cet Henri de
Navarre, ce « parpaillot », ce Bourbon prêt à abjurer sa foi devant les
grands prélats de France. On leur a bien interdit de franchir les portes de
la capitale, puisque Paris ne s’est pas encore livrée au roi, le légat du
pape a bien menacé d’excommunier les prêtres et les clercs qui se
rendraient à cette comédie de conversion, mais qu’importe ! La curiosité
reste la plus forte.

Voilà des années que les guerres de religion ensanglantent le pays,


Voilà des années que les guerres de religion ensanglantent le pays,
grevant les finances, épuisant la noblesse… Depuis la mort d’Henri II, fils
du grand François Ier, en 1559, pas une année sans que les luttes internes
et les batailles rangées fassent des ravages dans les rangs de chaque
parti, catholiques et protestants. Son propre fils Henri III est la dernière
victime de cette vaste vendetta religieuse : il a trépassé quatre ans plus
tôt sous le poignard du moine Clément, trop heureux de débarrasser la
France d’un prince considéré comme apostat depuis son alliance avec
Henri IV contre les catholiques fanatiques. Avant de trépasser, Henri III a
reconnu son cousin comme roi. À lui de saisir le pouvoir et briser les
factions.

Ce 25 juillet, le roi s’avance sur un parvis jonché de fleurs, précédé


d’un long cortège de gentilshommes. Il est neuf heures du matin et une
chaleur accablante écrase déjà les rues de Saint-Denis, tendues de
tapisseries multicolores. On se presse, on se juche sur les pointes de
pieds pour apercevoir le Béarnais dans son habit de satin blanc brodé
d’or et recouvert d’un manteau – le blanc comme symbole des
catéchumènes, mais aussi couleur identitaire d’Henri IV, portée sur tous
les champs de bataille. « Qui êtes-vous ? » lui demande l’archevêque de
Bourges. « Je suis le roi. » « Que demandez-vous ? » « Je désire être reçu
au giron de l’Église catholique, apostolique et romaine », répond le
souverain. Il pénètre maintenant dans la nef de l’abbatiale, pleine à
craquer, et s’agenouille devant l’autel sacré, sur un coussin fleurdelisé,
pour entendre la messe et communier dans la religion des rois de France.
Parmi les témoins, du fond d’une tribune, une femme savoure plus
que toute autre la scène historique : Mme de Liancourt, dite Gabrielle
d’Estrées, mariée pour la forme, mais, aux yeux de tous, la favorite en
titre du nouveau monarque. Un visage d’un ovale parfait, une bouche
fine, un port de reine et une robe de soie ruisselante de pierreries. Cette
conversion à Saint-Denis, c’est aussi un peu son ouvrage. Tandis
qu’Henri hésitait à faire ce « saut périlleux », selon ses propres mots,
redoutant à juste titre la réaction des protestants, elle l’a rassuré et
même convaincu de franchir cette dernière marche jusqu’au trône.
Comme le rapporte l’historien Mézeray : « Elle lui fit entrevoir la misère
des peuples et la perspective de passer le reste de ses jours les armes sur
le dos, dans les fatigues, les tracas, les hasards et les embûches, loin du
repos et des douceurs de la vie. »
Henri IV a suivi l’avis de sa maîtresse, qu’il juge bonne conseillère.

En ce jour de liesse, où les vivats fusent de tous côtés pendant que


certains ne peuvent retenir leurs larmes, Gabrielle d’Estrées mesure le
destin qui s’ouvre devant elle. Le roi lui fait entièrement confiance, il la
presse de ne plus le quitter, elle comprend désormais le rôle qui sera le
sien : finis les cavalcades, les rendez-vous galants écourtés par les
campagnes militaires, la peur des lendemains bien précaires. À elle les
palais, les honneurs, le pouvoir ! Elle se plonge dans une révérence au
passage du souverain, qui lui décoche un regard familier tandis qu’il
regagne le parvis noir de monde. Ce qu’elle ne voit pas, en revanche, ce
sont les grises mines de certains prêtres, outrés de croiser cette
« pécheresse publique » en ces lieux.
Si les hauts prélats sont conciliants avec le nouveau maître de la
France, sans doute pour s’en gagner les bonnes grâces, cette conversion
soudaine ne ravit guère les ligueurs, ces catholiques fervents, qui ne
désarment pas à Paris comme dans beaucoup de villes de province.
Quelle est donc cette mascarade ? Pire, que fait donc là cette ribaude,
dans une enceinte aussi sacrée ? Ce roi ne respecte donc rien pour
proclamer à la fois sa nouvelle religion et quasiment officialiser sa
relation avec une femme déjà mariée ? La cérémonie de Saint-Denis
attise bientôt les plus virulents pamphlets contre le roi et sa maîtresse.
« Honte au Béarnais et à ses adultères, à ses paillardises et ses
ordures ! » vocifère le curé Jean Boucher en l’église Saint-Merry. Il
souligne combien le roi fait preuve d’un double adultère en s’affichant
auprès de cette femme vicieuse – car le roi reste marié avec Marguerite
de Valois, la fameuse « reine Margot ». « Cet âne rouge est un malade, il
est pourri du ventre d’avoir trop embrassé sa catin ! » lance de son côté
l’abbé Guarinus. Les prédicateurs parisiens s’insurgent de voir Gabrielle
loger dans l’abbaye même de Saint-Denis : le palais de l’abbé est aussitôt
surnommé « le bordel de Saint-Denis », dont la maîtresse royale n’est ni
plus ni moins que « la putain » en titre.
La gloire et la haine : voilà bien deux constantes qui accompagnent
l’incroyable destin de cette femme née pour susciter les passions
amoureuses, comme les critiques acerbes. Elle appartient à une noblesse
de province, connue à la cour de France autant pour ses anciens exploits
sur les champs de batailles que pour la beauté de ses dames, notamment
Françoise de La Bourdaisière, la propre mère de Gabrielle, qui a épousé
le capitaine d’artillerie Antoine d’Estrées, avant de faire scandale en
aimant follement deux aventuriers, au grand dam de son époux : « Cette
femme me fera un clapier de putains de ma maison », rugit l’infortuné
mari en parlant de sa moitié.
De fait, Françoise quitte définitivement sa famille pour vivre avec le
dernier de ses amants, laissant là un mari furieux et ses nombreux
enfants, dont la petite Gabrielle, née sans doute en 1573. La jeune fille
vit une jeunesse agréable entre le château de Cœuvres, de goût
Renaissance, proche de la ville de Soissons, et l’hôtel de son père, situé
rue des Bons-Enfants à Paris. Sa tante Isabelle, la femme du marquis de
Sourdis, s’occupe de son éducation depuis la fuite de son incorrigible
sœur. Entre l’équitation, les broderies, la danse et quelques humanités,
l’adolescente grandit loin des dangers et du fracas des guerres de
religion, même si leurs échos parviennent régulièrement à ses oreilles –
sa famille demeure proche de la cour du roi Henri III.

Pour l’instant, les seuls tourments éprouvés par la belle restent ceux
Pour l’instant, les seuls tourments éprouvés par la belle restent ceux
laissés par les jeux de l’amour. Car son insolente beauté ne tarde pas à
enflammer les cœurs des jeunes nobliaux de la Picardie. À seize ans, ses
cheveux blonds incendiaires tranchent sur l’apparente sérénité de son
visage : « Ses yeux étaient de couleur céleste, racontera plus tard Mlle de
Guise. Avec cela, deux sourcils également recourbés et d’une noirceur
admirable, le nez un peu aquilin, la bouche de la couleur des rubis, la
gorge plus blanche que n’est l’ivoire le plus beau et le plus poli… » Et
surtout une douceur naturelle qui frappe tous ceux qui la croisent.
Une telle perle ne peut rester longtemps solitaire. À en croire certains
chroniqueurs, dont François de Bassompierre, elle serait déjà bien
connue de quelques hommes de la cour. On dit même qu’Henri III la
goûta pour six mille écus, avant de la laisser au financier Zamet, puis au
cardinal de Guise… Ragots ou vengeances ? Une chose est certaine, elle
va séduire l’un des hommes les plus influents du moment : le chevalier
Roger de Bellegarde, un grand escogriffe, hâbleur et coquet, autrefois
proche des Guises, aujourd’hui homme de confiance du nouveau roi
Henri IV. Il se présente en 1590 au château de Cœuvres, bien déterminé
à savoir dans quel camp se situe Antoine d’Estrées, à la tête de places
fortes en Picardie.
Henri III est en effet mort assassiné quelques mois plus tôt, et les
gentilshommes de France se trouvent soudain divisés entre le parti de la
Ligue catholique et la fidélité au descendant de Saint Louis, certes
légitime, mais de confession sacrilège… Le père de Gabrielle reçoit
Bellegarde avec tous les honneurs, et sollicite ses filles pour animer les
soupers, histoire d’amadouer le Grand Écuyer de France, en mission pour
le roi. Il ne faut guère de temps pour que le fougueux jeune homme, âgé
de vingt-sept ans, ne tombe sous le charme de Gabrielle, également
conquise par le flamboyant personnage.
Antoine d’Estrées se frotte les mains : avoir demain un tel gendre
comme allié pourrait favoriser son ascension auprès du futur
monarque…
De Bellegarde à Henri IV, il n’y a qu’un pas. Tandis que les deux
hommes font le siège de Paris la catholique, qui résiste toujours au
Béarnais, le jeune écuyer décide de rendre visite à celle qui tourmente
son esprit depuis plusieurs semaines, et dont il ne cesse de vanter les
traits, les mérites et la beauté à son entourage. Imprudent Bellegarde…
Henri IV, tous les sens en alerte, lui a fait promettre de lui présenter
cette jeune femme si désirable, perle encore inconnue de son royaume,
dont la mère traîne une réputation plus que sulfureuse. Ainsi fut fait.
Un jour d’automne 1590, tandis que Bellegarde souhaite s’absenter
pour aller saluer sa troublante Vénus, le roi accepte à condition de
l’accompagner avec une légère escorte. L’Histoire est en marche… En
voyant cette jeune femme de dix-sept ans, cheveux dorés, peau
immaculée, yeux bleus, lèvres rubis, si parfaite en tout point aux canons
de beauté de l’époque, Henri IV ressent un coup de fouet sans précédent.
Il la lui faut ! Ce qui est loin d’être le cas de Gabrielle, toujours très
éprise de Bellegarde, et surtout déçue par ce roi qu’elle juge sans
majesté, de vingt ans son aîné.
À sa décharge, le roi n’a rien d’un Apollon. Il se rapproche plus du
faune ou du satyre… Un corps fatigué par des années de vadrouilles sur
les chemins de France, une peau basanée par les séjours au grand air, un
long visage encadré par d’immenses oreilles, un nez en bec de rapace,
des dents gâtées, une haleine empestant l’ail et des touffes de cheveux
hirsutes déjà grisonnantes. Il fait le beau, mais il sent du gousset, l’habit
est passé, élimé sous la cuirasse, seul le regard perçant laisse deviner une
forte énergie contenue, mais comme voilée par des années de
désillusions et de quêtes sans lendemain.
Il est un roi sans royaume, un mari sans femme – la reine Margot est
en exil sur ses terres –, un aventurier aux conquêtes éphémères, un chef
de guerre sans troupes fidèles... Mais il aime cette femme qui croise sa
route à l’aube de son règne. Elle est l’avenir, la jeunesse, la vie. Un soir,
le Vert-Galant informe donc son Grand Écuyer de son bon plaisir : il doit
renoncer à Gabrielle, sa passion « plus chère que tout au monde ».
Bellegarde s’exécute – que peut-il faire face à son maître ? – et promet
tout ce qu’on voudra.
Si Bellegarde s’accommode de la décision royale, Gabrielle, elle,
résiste et s’offusque même de voir le souverain écarter son soupirant.
Elle lui tient tête, refuse ses serments, rejette ses avances d’une voie
passionnée : « Je ne vous aimerai jamais ! » Le roi accuse le coup, ce
caractère lui plaît, l’amuse presque. Quelle femme pour son âge ! Et quel
aplomb ! Le caractère bouillonnant de cette jeunette ne fait qu’exciter un
peu plus la passion du Béarnais. Il fait tout pour la revoir, quitte à frôler
le ridicule.
Un jour, il reprend la route de Cœuvres pour convaincre la belle de
ses vrais sentiments. Mais la zone est infestée par des troupes fidèles à la
Ligue. Qu’à cela ne tienne, le roi arrête un paysan, prend ses frusques et,
ainsi déguisé, parvient dans la cour du château. On imagine la tête de
Gabrielle en voyant le barbon fagoté de cette façon, puant l’ail et bien
pire encore dans ces vêtements de manant. Excédée, elle le renvoie en
lui disant qu’il est si laid qu’elle ne peut le regarder, avant de tourner les
talons.

La famille s’inquiète, intrigue et temporise. Gabrielle est si jeune, si


timide, il faut lui laisser du temps, font-ils comprendre au nouveau roi.
En parallèle, ils chapitrent fermement la jeune élue en lui faisant
miroiter les bienfaits d’une faveur royale. Dans ce domaine, sa tante
Isabelle de Sourdis et son amant, le puissant chancelier Philippe de
Cheverny, voient immédiatement les avantages à tirer de cette
inclination royale… La tante rusée et ambitieuse trouve les mots pour
faire fléchir la jeune femme : il convient d’accompagner le roi, sans
toutefois céder rapidement, car Henri IV méprise les conquêtes trop
faciles. Dans l’ombre, le clan d’Estrées, muni d’un formidable appât,
négocie avec le souverain sa montée en puissance. Isabelle de Sourdis
complote pour que les troupes reprennent Chartres aux ligueurs, la ville
perdue par son mari, tout en faisant main basse sur une riche province
gouvernée autrefois par son amant.
« Pourquoi pas Chartres ? » se dit le roi, encouragé par Cheverny,
surtout si elle sert de strapontin pour grimper dans le lit de la petite
d’Estrées… L’armée se met en route et fait le siège de la cité, pendant
que Gabrielle rejoint enfin son royal soupirant à son quartier général.
Son sourire suffit à rajeunir de dix ans le Vert-Galant, mais il devra
attendre encore deux mois, en avril 1591, pour goûter le fruit de ses
efforts : lorsque les portes de la ville s’ouvrent, nous racontent les
chroniqueurs, Gabrielle cède à son tour aux assauts du Bourbon.
Une pierre, deux coups, murmurent les impertinents.

Commence alors un amour passionné, surtout du côté de la couronne


il faut bien le reconnaître. Gabrielle d’Estrées accepte cet amour plus par
raison que par inclination, presque par raison familiale, poussée par un
clan avide d’honneurs et de gains. Elle aura sans doute plus d’affection
pour son roi par la suite, lorsqu’elle jouira d’un statut exceptionnel au
sein de la cour, tandis que leurs enfants auront quasiment le rang de
princes. En revanche, Henri IV ne peut déjà plus se passer d’elle : en un
sens, Gabrielle représente rapidement l’un des piliers non négociables de
sa vie d’errance – tout comme son compagnon Sully, pour tenir les
affaires d’État.
Il a déjà connu bien des femmes, a épousé l’une des plus belles de
son temps, Marguerite de Valois, sœur d’Henri III, a troussé nombre de
courtisanes, comtesses, abbesses ou servantes – il continue d’ailleurs à
collectionner les amourettes – mais Gabrielle, sans doute par sa jeunesse,
son intelligence et sa réserve, a su apaiser ce faune à l’appétit démentiel.
Maîtresse, conseillère, amante, elle est tout cela en même temps et,
surtout, compagne des années de gloire d’un roi qui cherche encore à
stabiliser son trône.
Très vite, les faveurs pleuvent sur la famille d’Estrées, une constante
dans le jeu des alliances de cœur. Le mari de la tante de Gabrielle, le
marquis de Sourdis, récupère le gouvernement de sa ville de Chartres.
Antoine d’Estrées occupe celui de la ville de Noyon, également
reconquise, avant d’être nommé lieutenant de Sa Majesté en Île-de-
France, malgré des compétences très discutables. Gabrielle parade
désormais à côté du roi, en robe de soie, parée des plus beaux joyaux,
attirant les regards des bourgeois de ces villes reconquises ou de la petite
cour en gestation autour de ce roi sans couronne, mais toujours marié
devant Dieu.
Comment gérer cette situation qui commence à ternir à la fois la
réputation de Gabrielle et l’image du nouveau souverain ? Il suffit de lui
trouver un époux, voilà tout. Un mariage permettra en outre d’éloigner
tout risque d’union avec le séduisant Bellegarde, pour lequel Gabrielle
nourrit toujours une très forte inclination, pour ne pas dire plus. En avril
1592, la jeune femme reçoit ainsi cinquante mille écus pour épouser le
seigneur de Liancourt, un gentilhomme de Picardie, veuf et
accommodant. Une dot en quelque sorte, ou plutôt le prix d’un mariage
blanc, d’un arrangement pour la forme. On achète également le mari,
laid à faire peur, mais plutôt complaisant, ce qui satisfait tout le monde
dans cette affaire. Et le manège peut reprendre.

La jeune mariée accourt au premier signe du roi, toujours sur les


routes pour reconquérir cette France si rétive. Entre deux campements et
les assauts, il abreuve sa belle de lettres enflammées. « Mon amour me
rend aussi jaloux de mon devoir que de votre bonne grâce, qui est mon
unique trésor. Croyez, mon bel ange, que j’en estime autant la possession
que l’honneur d’une douzaine de batailles. Soyez glorieuse de m’avoir
vaincu, moi qui ne le fus jamais tout à fait que de vous, à qui je baise un
million de fois les pieds. » Ou encore, le soir, avant de se coucher, ces
quelques mots touchants : « Je m’en vais entretenir Morphée, mais, s’il
me représente autre songe que vous, je fuirai à jamais sa compagnie.
Bonsoir pour moi, bonjour pour vous, ma chère maîtresse, je vous baise
un million de fois vos beaux yeux. »
Mme de Liancourt se montre plus réservée, comme à son habitude.
Elle écrit très rarement et tarde même parfois à rejoindre son prince
énamouré. Qui s’impatiente et le fait savoir : « Quand apprendrez-vous à
tenir chère votre foi ? Je n’en fais pas ainsi de mes promesses », lance
Henri IV à sa blonde inconstante, peu pressée d’honorer certains rendez-
vous…
Cette relation par intermittence convient finalement assez bien à la
favorite : en réalité, la petite d’Estrées a renoué avec le jeune chevalier
de Bellegarde et elle compte bien profiter des deux. Le plaisir charnel
avec le Grand Écuyer, l’or et les honneurs avec le roi ! Une célèbre
anecdote – sans doute enjolivée – met en scène ce curieux ménage à trois
entre un roi jaloux, un Bellegarde amoureux et l’ardente Gabrielle, lors
d’une scène digne d’un Vaudeville. Au printemps de cette année 1593,
alors qu’Henri IV fait le siège de Dreux, il quitte un matin sa maîtresse…
qui s’empresse de recevoir Bellegarde dans son lit encore chaud.
Mais le roi se ravise et revient au grand galop, et se fait annoncer :
on imagine la panique à l’étage, Bellegarde se cache dans une pièce qui
donne sur la chambre pendant que le roi, rendu furieux par sa jalousie,
tambourine comme un forcené sur la porte du réduit : « Ouvre, la
Rousse ! » hurle-t-il à la suivante de Gabrielle, qui possède les clés. La
Rousse tarde, bien sûr, le temps que Bellegarde saute dans le jardin
depuis un fenestron, puis elle finit par arriver, ouvre le loquet tandis que
le roi se précipite dans le réduit vide, joué par son Grand Écuyer. La
chronique nous raconte qu’Henri IV, pris de remords, demande alors son
pardon à sa maîtresse en pleurs, consciente in petto d’avoir risqué très
gros ce jour-là.
Mais le roi a des doutes, forcément. Il soupçonne une intrigue et
impose le plus souvent possible la présence de Madame, sa sœur
Catherine de Bourbon, comme chaperon au côté de sa Vénus. Autant
dire que les deux femmes se détestent, mais les désirs des rois sont des
ordres, et chacune noie son aversion sous l’étiquette… Henri IV, jaloux
et toujours entre deux combats, continue à inonder sa belle de lettres où
il prie, pardonne, s’agace et menace…

L’orage finit par éclater lors de l’été 1593, tandis que le monarque
joue son avenir politique. Lassé de courir les batailles ou de convaincre
les différents partis, le Bourbon a décidé de choisir son camp : il lui faut
le pouvoir, la couronne, donc Paris, et pour tenir la capitale, il doit
abjurer sa foi protestante – selon le fameux mot de Sully : « La couronne
de France vaut bien une messe. » On a vu dans cette affaire le rôle de
Gabrielle, favorable à cette issue où elle entrevoit toute la puissance
qu’elle pourra tirer en tant que jeune favorite du nouveau roi. Mais
patatras ! Au moment même où elle a convaincu le roi d’abjurer, ce
dernier reçoit les preuves de ses amours cachées avec Bellegarde !
La crise se déchaîne, terrible, violente, extrême. Henri IV se trouve
déchiré entre sa passion pour Gabrielle et sa colère si légitime. Il lui écrit
ses reproches, tout en lui baisant, une nouvelle fois, « un million de fois
les mains ». Il ne peut se résoudre à la rupture, la jeune d’Estrées le sait,
mais sa famille la conjure de cesser son manège et d’accepter le fabuleux
destin qui l’attend. Gabrielle pense-t-elle déjà au trône ? Se pourrait-il
qu’elle devienne un jour la femme du roi ? En ces jours décisifs, où
l’Histoire de France est en marche, nul doute que la jeune favorite ait
perçu les enjeux la concernant. Elle cède, renonce à Bellegarde et rejoint
Henri IV à l’abbaye de Saint-Denis. Le roi finit par pardonner à sa
maîtresse, avant de se réconcilier avec Dieu. Comme par miracle, la crise
politique et l’épreuve conjugale trouvent leur épilogue au même
moment.
Dès lors, l’ascension de Mme de Liancourt semble inexorable. Alors
qu’on avait prédit au roi qu’il n’aurait pas d’enfant, en raison d’une
mauvaise maladie attrapée où on imagine, sa maîtresse lui annonce une
grossesse. Il apprend la nouvelle tandis qu’il se prépare au sacre, à
Chartres, et ne doute pas un instant que cet enfant ne soit de lui,
contrairement à la rumeur, qui l’attribue aussitôt à Bellegarde. Le 7 juin
1594, Gabrielle accouche d’un garçon, baptisé César, comblant de joie le
roi de France, comme s’il s’agissait du dauphin. Un fils ! L’avenir semble
s’éclaircir de toute part, les villes se rendent – ou s’achètent –, la
couronne est gagnée, Paris ouvre finalement ses portes au roi converti.
Le Louvre, enfin, palais du pouvoir et cœur de la monarchie.

Gabrielle n’a plus qu’à cueillir les fruits des largesses princières : des
centaines d’écus tombent un peu plus dans ses coffres chaque mois, il
suffit qu’une rente se libère pour qu’elle en tire profit. Pendant toutes ces
années auprès du roi Henri, elle va ainsi s’enrichir de taxes diverses, sur
les bateliers de Paris, la loterie, les greniers à sel, sans compter les terres
prises sur le domaine royal, les abbayes distribuées aux proches, et des
dons de toutes sortes, riches parures et meubles précieux... La voilà
désormais côtoyant les sommets, première dame du royaume, mère du
fils du roi, accueillie avec tous les honneurs lors de ses entrées dans les
villes, par des bourgeois et gentilshommes soumis et obséquieux. Finis
les mauvais chemins de France à suivre un roi-capitaine et les rendez-
vous improbables dans des avant-postes de province. Elle s’affiche
désormais au premier rang, à côté de Catherine de Bourbon, sœur du
souverain. Son heure a enfin sonné.

Celle des critiques aussi, car la gloire a son revers. Depuis


Celle des critiques aussi, car la gloire a son revers. Depuis
l’abjuration, puis le sacre, les Français découvrent cette Mme de
Liancourt au bras du roi, sans jouir d’aucun statut particulier sinon celui
de lui plaire. Dans un pays encore fortement divisé – certaines provinces
résistent sans trêve –, voir le souverain tout juste converti et toujours
marié faire aussi peu de cas d’une certaine morale choque assurément les
fervents catholiques. On évoque la « sainte » reine Marguerite de Valois
– Dieu sait pourtant si la sœur d’Henri III a joui d’une vie tumultueuse –,
on prie pour la reine de France oubliée, pour mieux déconsidérer cette
Gabrielle de rien, qui se vautre dans l’or et la luxure pendant que la
France souffre, manque de blé et n’arrive pas à payer ses soldats – un
refrain contre les favorites appelé à un grand succès populaire.
Justement, les pamphlets reprennent, notamment à Paris. Son entrée
solennelle dans la capitale, le 15 septembre 1594, attise les quolibets. Le
roi lui offre une place de choix lors de la parade des Grandes Entrées, en
l’associant au cortège royal. Quelle maladresse ! Les Parisiens tout juste
domptés, encore échaudés par ce roi caméléon, voient passer maintenant
sa maîtresse sur une somptueuse litière, habillée de satin noir, écrasée
littéralement sous les pierreries… Elle se pavane comme la première des
sultanes, mais dans les rues, on la surnomme désormais « la putain du
roi ». Et déjà, les épigrammes ne la ménagent pas : « N’est-ce pas chose
étrange/De voir un grand roi serviteur/Des femmes, vivre sans
honneur/Et d’une putain faire un ange ? »
Gabrielle entend les insultes et en souffre, bien sûr. Mais que faire ?
On murmure partout que son enfant, le fameux César, n’est pas celui du
roi, et quand bien même il le serait, le voilà doublement adultérin
puisque ses parents sont mariés chacun de leur côté, Henri avec Margot
et Gabrielle avec M. de Liancourt ! Un comble ! Henri IV veut faire
cesser les critiques et tenter de sauver les apparences. Il faut donc casser
au plus vite ce mariage blanc avec le sieur de Liancourt, tandis qu’on
négocie avec la reine Margot pour défaire celui du roi. Gabrielle
d’Estrées dépose sa demande auprès du tribunal d’Amiens, prétextant un
mariage forcé et imposé par sa famille. On frôle le ridicule en invoquant
l’impuissance du mari, et, face au scandale et aux moqueries susceptibles
de salir un peu plus la maîtresse royale, on s’en tient à des liens de
parenté incompatibles pour annuler cette union rocambolesque. Le mari
finit par signer tout ce qu’on attend de lui, et voilà Gabrielle à nouveau
célibataire et libre comme l’air.
Le roi songe-t-il à l’épouser ? Personne ne l’imagine, cette possibilité
reste aux yeux de tous à la fois grotesque et inacceptable. Mais le roi a
changé. Un certain Châtel a porté la main sur lui, manquant de le tuer, il
a passé quarante ans, il règne et doit penser à l’avenir et surtout à
fortifier ce trône encore chancelant. Henri IV décide donc de légitimer
très officiellement ce fils premier-né, et lorsqu’un deuxième enfant naît
en novembre 1596 – une fille, cette fois – le roi franchit une étape
supplémentaire en décidant d’accorder à cette petite Catherine-Henriette
un baptême digne de ceux des enfants de France, à savoir les princes du
sang. Tambours, trompettes, troupes royales, pages avec flambeaux, rien
n’est trop beau pour marquer l’événement. On apporte l’enfant en grande
cérémonie à l’évêque de Paris, bien emmitouflé dans « un grand drap
d’argent doublé d’hermines mouchetées ». On demande à Madame, sœur
du roi, de prendre l’enfant dans ses bras, ce qu’elle refuse : quelle
indécence pour une Bourbon de s’abaisser à cette mascarade ! Le roi
n’insiste pas.

Gabrielle d’Estrées a désormais le rang de reine, sans en avoir le titre.


Elle croule sous les honneurs, les joyaux et l’argent, achète la propriété
de Montceaux, près de Meaux, pour près de quarante mille écus,
domaine que le roi s’empresse d’ériger en marquisat. Ce n’est pas assez :
elle devient duchesse de Beaufort en mettant la main sur des terres
champenoises pour cent vingt mille écus et gagne aussitôt son surnom de
« duchesse d’Ordure ». La jeune femme gère également les biens de son
fils César, nommé gouverneur du Lyonnais, du Forez et du Beaujolais, en
attendant de récupérer la Bretagne et le duché de Vendôme. Autant de
domaines et de rentes qui s’ajoutent les uns aux autres, et qui lui
rapporteront la somme vertigineuse de quarante mille écus par an !
Dans la lumière comme dans l’ombre, son influence se renforce. Elle
assiste au conseil du roi, ne se prive pas de donner son avis ou d’exiger
une charge pour ses proches. Henri lui fait confiance, elle a accompagné
son ascension, lui a donné des enfants, pourquoi la rejeter aujourd’hui ?
Il coule des jours heureux à ses côtés, sans doute les plus apaisants de sa
vie, un bonheur quasi bourgeois auquel il n’avait encore jamais goûté.
Henri l’écoute, lui demande conseille, elle le pousse à se réconcilier avec
son dernier opposant, le duc de Mercœur, chef des ligueurs bretons, et
l’encourage ensuite à promulguer l’édit de Nantes, en avril 1598, qui
reconnaît enfin la liberté de culte dans le royaume. Il trouve en elle
réconfort et soutien, comme autrefois lorsqu’elle l’avait accompagné
pour abjurer le protestantisme. De confession catholique, elle s’est
toujours montrée tolérante, apaisante, et si les ultras la vouent aux
gémonies, elle reste, pour certains protestants, le meilleur rempart
contre une reine extrémiste qui pourrait demain être imposée par le
pape.
Jamais son pouvoir ne fut plus grand. Elle le sait et tente de le
conforter chaque jour un peu plus. Face aux moqueries, a-t-elle d’autres
choix que d’imposer son rang et de viser le trône ? Rêve insensé mais
seule planche de salut dans ce nid d’intrigues qu’est devenue la cour. Son
pouvoir ne tient que par le bon plaisir du roi ; s’il se lasse, s’il meurt,
tout est perdu… À chaque sortie officielle, elle fait étalage d’un luxe
inouï, en décalage avec la simplicité du souverain. Elle profite d’une
maison quasi royale avec sa cohorte de domestiques, vit dans un hôtel
particulier, accolé au Louvre : le soir, il lui suffit de franchir la cour pour
rejoindre la chambre des reines de France, tout près du souverain. Les
princesses la coiffent et la servent, elle jouit du cérémonial du lever et du
coucher, avec présentation de la chemise, réservé en principe au couple
royal. Mieux encore : Henri IV a fait sculpter leurs initiales entremêlées,
le H et le G, sur les nouvelles façades du Louvre. Le message ne peut être
plus clair… La voilà reine de fait, sinon de droit.

La naissance de leur troisième enfant conforte la marche de Gabrielle


vers le trône. Au printemps 1598, elle met au monde un second garçon,
appelé cette fois Alexandre, petit frère de César l’aîné. Le baptême à
Saint-Germain frappe les esprits par le faste des cérémonies. Après
l’hommage des hérauts et la sonnerie des trompettes, comme il sied
d’ordinaire pour un héritier royal, un dîner réunit la cour autour du roi.
Et là, stupeur : Gabrielle d’Estrées s’assoit non pas à côté du souverain,
mais en face, place réservée à la reine de France ! C’en est trop, le fidèle
conseiller Sully, ministre des Finances, sermonne son prince : « Vos
enfants ne sauraient être considérés fils de France sans qu’il y ait eu au
préalable un mariage légitime… » Mariage, le mot est lancé, mais Sully,
comme la plupart des conseillers, ne l’envisage pas avec Gabrielle.
Quelle autorité aurait un roi, tout juste converti, à épouser une femme
de petite noblesse, déconsidérée aux yeux du peuple ? Ce serait folie de
mettre ainsi la dynastie en péril… Il faut se tourner vers une princesse
du sang, une alliance profitable à la France.
Henri IV reste toujours lié, on l’a vu, avec Marguerite de Valois, qui
se révolta un temps contre son frère Henri III et son propre époux.
Déconsidérée, elle vit depuis recluse en Auvergne dans le château
d’Usson, elle n’a de reine que le nom, accumule les dettes, et a bien
compris qu’elle pouvait négocier fort cher l’annulation de son mariage
avec le Béarnais devenu roi. Les tractations débutent dès 1593, soit
l’année de la conversion de son mari au catholicisme. Margot souffle le
chaud et le froid, fait grimper les enchères – à savoir un rang, des
domaines, une rente – et se montre inflexible concernant Gabrielle
d’Estrées : cette « bagasse » ne peut porter la couronne. Elle refuse de
céder sa place pour « une femme de si basse extraction et qui a mené une
vie si sale et si vilaine comme est celle dont on fait courir le bruit ».
Mais Henri IV a trop lutté pour se laisser dicter une quelconque
conduite. Marguerite est aux abois, elle finira bien par accepter, il suffira
de se montrer généreux. A-t-il vraiment voulu épouser Gabrielle
d’Estrées ? Les historiens n’ont toujours pas tranché la question, mais il
est certain qu’il l’a laissée s’en convaincre. Il connaît ses devoirs et
comprend bien que les Français n’accepteront jamais comme reine une
concubine. Un jour qu’il traverse la Seine, quai Malaquais, il entreprend
de discuter avec le batelier qui ne l’a pas reconnu. La France vient alors
de signer la paix de Vervins, avec la puissante Espagne, et le roi, nous
raconte le chroniqueur Pierre de L’Estoile, sonde son brave sujet sur ce
traité.
« Ma foi, je ne sais pas ce que c’est que cette belle paix, répond le
bonhomme, mais il y a des impôts sur tout, et jusque sur ce misérable
bateau avec lequel j’ai bien de la peine à vivre… »
« Et le roi, demande Henri IV, ne compte-t-il pas mettre bon ordre à
cela ? »
« Le roi est brave, poursuit le batelier, mais il a une méchante putain
à laquelle il faut tant de belles robes et tant d’affiquets que cela ne finit
point. Et c’est nous qui payons tout cela. Encore si elle n’était qu’à lui,
mais on dit qu’il y en a bien d’autres qui se font caresser dans son lit… »
Au-delà de l’anecdote, l’histoire prouve que le roi ne peut ignorer les
ragots concernant Gabrielle et la sévère opinion du peuple à son endroit.

La situation semble bloquée : Marguerite de Valois refuse de signer


son retrait pour laisser sa place à l’intrigante et il ne faut pas compter
non plus sur le pape pour approuver l’annulation du premier mariage
afin de voir le chef de la fille aînée de l’Église convoler avec sa
concubine ! Cet arrangement épouvantable aux yeux de Rome ne
manquerait pas d’affaiblir non seulement le monarque, mais également
la papauté.
D’autant que le souverain pontife défend la candidature de la
princesse Marie de Médicis, nièce du grand-duc de Toscane Ferdinand Ier,
une jeune patricienne grassouillette dont le mariage avec le roi
permettrait à la France d’annuler la dette phénoménale contractée
auprès des banquiers florentins ! Henri IV joue un jeu serré : il laisse les
négociations avancer avec les Médicis pour obtenir la dispense
pontificale indispensable à son remariage. Avec Gabrielle ? La chose
n’est pas impossible, la favorite n’est plus liée au sieur de Liancourt,
mais ce projet reviendrait à trahir à la fois le pape et le grand-duc.
« Le roi de France feint de vouloir épouser Marie de Médicis pour
obtenir l’annulation de son mariage, mais celle-ci obtenue, il épousera
Gabrielle », écrit secrètement le chanoine Bonciani au grand-duc, qui l’a
envoyé pour conduire les négociations matrimoniales. On imagine le
stress et les manœuvres de Gabrielle d’Estrées, occupant le rang de reine
sans avoir la couronne, dépendant du bon vouloir d’un roi indécis, et
point de mire de tous les opposants, dont les Florentins soucieux de voir
un jour leur pouliche entrer au Louvre. Le roi laisse faire, rassurant les
uns, encourageant les autres, demandant un portrait de cette jeune
Médicis, tout en promettant le mariage pour bientôt à sa belle favorite,
qui attend son quatrième enfant. Le temps a toujours été son plus fidèle
allié.

Ce jeu de dupes trouve son apogée en février 1599, pendant les


festivités de mardi gras. Devant la cour interloquée, le roi s’avance vers
Gabrielle et lui passe au doigt l’anneau du sacre. Sacrilège ! Le scandale
est énorme, mais l’annonce qui suit encore plus : le roi promet
solennellement de l’épouser le premier dimanche après Pâques. C’est-à-
dire demain ! Stupéfaction en Europe, la duchesse de Beaufort touche au
but : « Dieu seul ou la mort du roi peuvent m’empêcher d’être reine de
France ! » se réjouit-elle. Déjà de nouvelles tentures sont commandées
pour ses appartements du Louvre, aux couleurs de sa robe de mariée :
velours cramoisi. Les brodeurs s’affairent autour d’elle, dans ses
appartements, tandis qu’elle procède aux ultimes essayages de cette
pièce unique « tout en broderie d’or et d’argent fin, avec des soies jetées
sur les cannetilles ».
Mais rien n’est encore joué. Les Florentins ne se laisseront pas
abattre, le pape fulmine, la France reste à convaincre… Cela fait
beaucoup d’ennemis pour une seule femme. Quant au roi, peut-elle être
vraiment sûre de ses sentiments ? Certes, il sourit, il promet, il donne
sans compter, mais on l’a déjà connu aussi inconstant que passionné. Les
forces semblent contre elle, ses devins l’alarment soudain, les prédictions
sont bien mauvaises : elle ne se mariera pas, disent les uns, la mort la
prendra jeune, annoncent les autres, personne n’entrevoit de sceptre à
l’horizon… Gabrielle sombre dans l’angoisse.
Quand le confesseur du roi, conseiller de malheur, exige de la voir
s’éloigner de Fontainebleau pour faire ses pâques seule, afin d’éviter tout
nouveau scandale, la panique s’empare d’elle. Pas question de quitter
son roi, dernier rempart contre la boue abjecte qui se déverse
continuellement sur elle ! Elle le sent, elle le devine, le pire peut lui
arriver loin de la cour. Contrainte de se soumettre, elle monte à
contrecœur dans le luxueux coche d’eau qui doit la conduire à Paris par
la Seine. « Je suis sûre que nous ne nous verrons plus jamais ! » lance
Gabrielle à un Henri IV bouleversé. De fait, quatre jours plus tard elle
sera morte dans des souffrances épouvantables, frappant tous les esprits.

Que s’est-il réellement passé ?

Le mardi 6 avril 1599, elle débarque le soir à Paris et dîne chez le


Le mardi 6 avril 1599, elle débarque le soir à Paris et dîne chez le
banquier Sébastien Zamet, vieille connaissance, rangée par certains dans
la liste de ses anciens amants. Elle goûte un dîner somptueux, avec
toutefois un bémol lorsqu’on lui sert ce cédrat, un fruit qui lui laisse un
arrière-goût amer dans la bouche. Elle se couche avec « le feu au
gosier », mais fait bonne figure le lendemain pour assister à l’office des
Ténèbres de la Semaine Sainte. Le soir venu, la voilà de nouveau prise de
maux très douloureux, elle se croit empoisonnée, demande à quitter la
demeure de Zamet et à rejoindre celle de sa tante Mme de Sourdis. Elle
parvient le lendemain à communier à Saint-Germain-l’Auxerrois, avant
de rejoindre sa couche pour ne plus la quitter, torturée par d’atroces
convulsions.
Les médecins décident de l’accoucher en urgence, c’est un massacre,
on lui retire son enfant par morceaux... Elle trouve la force d’écrire au
roi, le priant de la rejoindre, tandis qu’elle sent ses forces l’abandonner
peu à peu. Apprenant la nouvelle, Henri IV accourt au plus vite, mais il
reçoit en route un message de Fouquet La Varenne, l’un de ses hommes
de confiance, lui annonçant la mort de Gabrielle. Le roi veut la prendre
une dernière fois sans ses bras, on l’en dissuade en lui expliquant qu’elle
est affreusement défigurée.
Elle l’est assurément, la tête de travers, la bouche touchant presque
l’épaule, mais toujours vivante. Pourquoi Fouquet La Varenne, témoin de
toute l’agonie, ment-il au roi, tout en l’empêchant de voir une dernière
fois sa maîtresse ? Son attitude pour le moins ambiguë continue à
intriguer les historiens. Il laisse également la foule envahir l’hôtel
particulier des Sourdis, de sorte que des milliers de Parisiens viennent
assister à la mort de la « duchesse d’Ordure » comme on se rend au
marché, pour regarder de près ce que Dieu inflige aux âmes égarées…
La jeune beauté de vingt-cinq ans n’est plus qu’un chiffon tordu par
les convulsions, plongée dans un état comateux où elle perd
progressivement toutes ses fonctions vitales. Elle expire le samedi
10 avril, à l’aube, à deux pas du Louvre où elle s’apprêtait à régner en
souveraine. Le roi ordonne immédiatement une autopsie, la Faculté
s’empresse autour du cadavre pour constater qu’elle avait « le poumon et
le foie gâtés, une pierre en pointe dans le rognon et le cerveau offensé »,
sans conclure à l’empoisonnement. Ce n’est pas l’avis de la famille,
convaincue d’un complot, ce qui ne manque pas de rajouter de l’intrigue
au scandale.
Il est vrai que beaucoup pouvaient se réjouir de voir trépasser « la
putain du roi », alors qu’elle affichait jusqu’ici une santé florissante.
L’Église y voit le doigt de Dieu, l’intervention divine, pour punir la
débauchée. Le pape Clément VIII se sentit soudain soulagé d’un grand
poids, quant à Ferdinand Ier de Toscane, la voie est libre pour toutes les
ambitions familiales. Se peut-il que le fameux citron du financier Zamet
fût empoisonné sur ordre du grand-duc Ferdinand ?
En réalité, les deux avaient plus à perdre dans l’affaire : Zamet restait
très proche de Gabrielle, dont il tirait nombre de faveurs ; et le grand-
duc ne pouvait prendre le risque d’un conflit ouvert avec la France, son
meilleur allié face à la puissance des Habsbourg. Dernière explication,
aujourd’hui admise par la majorité des historiens : Gabrielle, enceinte de
sept mois, succomba vraisemblablement à une éclampsie puerpérale, un
empoisonnement généralisé des organes, dont les symptômes se
rapprochent parfaitement de ceux décrits par les témoins de l’agonie
publique.

Ses funérailles se déroulent en grande pompe à Saint-Germain-


l’Auxerrois, le lundi de Pâques, sans le roi mais en présence des princes
et des Grands du royaume, tandis que le peuple s’amuse encore à flétrir
son souvenir à travers de cruelles épitaphes : « Ci-gît le malheur de la
France/Ci-gît le bordeau de la cour/Ci-gît la grand’réjouissance/Des
filles et femmes d’amour. »

Henri IV, s’il a cru un moment à l’empoisonnement, finit par


Henri IV, s’il a cru un moment à l’empoisonnement, finit par
admettre le châtiment divin : Dieu ne voulait pas de ce mariage. Il se
mure dans la douleur et confesse à sa sœur, Catherine de Bourbon, sa
grande tristesse : « La racine de mon amour est morte, elle ne rejettera
plus. » Même tristesse à l’archevêque de Bourges : « J’ai perdu la moitié
de moi-même… » À la surprise générale, il porte le deuil en s’habillant
de noir, une couleur que l’on n’utilise même pas pour les reines de
France, tandis que les proches de l’ancienne favorite, tels des rapaces,
achèvent de récupérer meubles et bijoux en raclant le fond des coffres…
Le vide a laissé la place aux nouvelles ambitions : même si Henri IV voue
une grande affection à ses enfants légitimés – César, Catherine-Henriette
et Alexandre –, ces derniers ne peuvent prétendre au trône, il faut une
femme et un héritier à la couronne.
Déjà une jeune intrigante, Mlle d’Entragues, se positionne à la cour
pendant que le portrait de Marie de Médicis trône dans les appartements
du roi. De Rome au château d’Usson, on s’active au plus vite : la reine de
France, Marguerite de Valois, déclare que son mariage avec Henri était
forcé, on plaide la trop grande parenté et le pape annule le tout avant la
fin de l’année 1599. En échange, Margot récupère ses titres et deux cent
mille écus d’indemnités, une rente mirifique. Au printemps suivant, le
roi épouse Marie de Médicis par procuration et éponge la moitié des
dettes de la France, soit six cent mille écus ! Que pesait donc la belle
Gabrielle au cœur de ces enjeux politiques et financiers ?
L’Histoire retiendra d’elle qu’elle prit une part non négligeable à la
pacification du royaume, en accompagnant le roi dans sa reprise en main
du pays. Mais qu’elle quitta la scène à temps pour éviter, sans aucun
doute, de plonger la France dans des affrontements haineux que n’aurait
pas manqué de provoquer un mariage inacceptable aux yeux du peuple,
de l’Église et de la plupart des nobles.
Christine de Suède,
l’excentrique reine du Nord

« Vous savez, quoi qu’en puisse dire


la médisance, que je suis innocente
de toutes les impostures dont elle
a voulu noircir ma vie. »
Christine de Suède

Ce 6 juin 1654, la Suède, encore sous le choc, retient son souffle : sa


jeune reine, au pouvoir depuis dix ans, s’apprête à abdiquer. Ira-t-elle
jusqu’au bout ? Le peuple est amer, la noblesse se sent trahie. Voilà où
sombre le pouvoir lorsqu’il échoit aux dames, murmurent les plus
accablés d’entre eux… La jeune souveraine fait son entrée solennelle
devant le Sénat. Vêtue d’un long manteau d’hermine, le sceptre et le
globe dans chaque main, l’air décidé, elle se dirige vers le fameux trône
d’argent de la couronne suédoise. Derrière elle, les « vénérables
vieillards » l’accompagnent dans un silence pesant, tenant la traîne grise
et l’épée, suivis de toute la cour. De chaque côté, entassés sur des
gradins, les sénateurs et députés du royaume scrutent la procession avec
des yeux embués ou un regard cinglant, empli de colère ou de mépris.
Christine reste plus déterminée que jamais : le dernier acte politique
se joue ici, le premier jour de sa nouvelle vie également. Voilà plusieurs
années qu’elle réfléchit à ce renoncement : la couronne lui pèse, elle ne
veut plus de ce rôle imposé, la soif de liberté excite trop son âme pour
continuer cette farce. Il lui faut quitter cette prison pour s’adonner à
toutes ses passions, sa soif intellectuelle ou ses quêtes spirituelles. Tout
est arrangé, son cousin Charles-Gustave, l’homme qui a failli devenir son
époux, a été accepté comme nouveau roi, non sans difficulté. Mais la
crise institutionnelle est évitée, pour le bien de la Suède. C’est l’essentiel.
Elle s’assied sur le trône pendant que le chambellan lit l’acte
d’abdication. Vont-ils la laisser aller jusqu’au bout ? Elle se souvient
soudain de ce paysan qui l’a apostrophée il y a deux semaines, lorsque
fut communiquée devant les États sa décision d’abandonner le trône.
« Qu’allez-vous faire, Mademoiselle notre reine ! s’exclama le délégué
en lui baisant la main. Vous allez nous quitter, alors que nous vous
aimons si sincèrement… Nous voulons tous vous aider afin d’alléger
votre lourd fardeau. »
Scène touchante, mais un peu ridicule, songe-t-elle. Une manœuvre
de plus, combinée par ses opposants, pour la faire fléchir, rien de plus.
Son regard croise les yeux désapprobateurs de son vieux chancelier Axel
Oxenstierna, qui ne s’est pas gêné pour lui dire le fond de sa pensée.
« Que Sa Majesté se dise bien qu’au bout de trois mois elle regrettera son
geste. Malheureusement, il sera trop tard pour le bien du royaume ! »
s’était insurgé le Grand Chancelier. Oublié Oxenstierna ! Elle ne le verra
bientôt plus, comme toutes ces mines sombres et austères, ses vieux
pions figés dans un décorum et un jeu politique qui désormais
l’indiffèrent. Elle pense à son peuple, qu’elle quitte bien sûr à regret,
mais elle sait qu’une couronne est plus solide portée par un homme.
On l’interpelle, l’heure est venue. Elle se lève, quitte son manteau
pour apparaître dans une robe de taffetas blanc immaculé, comme un
agneau mené au sacrifice. Elle rend le globe et le sceptre, que l’on pose
sur des coussins. Vient le tour de la couronne, mais personne ne fait un
pas. Pierre Brahe, le vieil ami de son père Gustave-Adolphe, le grand
conquérant et champion de la religion luthérienne, refuse d’accomplir le
geste sacrilège. « Les lâches ! pense-t-elle. Ils vont m’humilier devant
tous, pas un pour venir terminer la besogne... » Très digne, le regard
lointain, la reine Christine prend elle-même la couronne dans ses mains
pour la déposer sur le coussin de soie d’or. Après une dernière harangue,
elle tend la main à son cousin Charles X Gustave, le nouveau roi, lui
rend un ultime hommage, et quitte la salle pendant que les courtisans se
déchirent le manteau pour en conserver un bout d’étoffe, comme il est
d’usage.
On l’aperçoit plus tard à une fenêtre, applaudissant le cortège de son
parent couronné, pendant que ses valets entassent les meubles et la
vaisselle d’or qu’elle a bien l’intention d’emporter avec elle, loin du
palais. Car elle part, elle quitte la Suède, résolue à ne pas gêner son
successeur et surtout à rejoindre cette Europe méridionale qui la fascine
depuis l’enfance. Elle sait ce qu’on dit sur elle, bien sûr. Ces ragots et ces
libelles, autrefois contenus par peur du trône, se déversent désormais
sans vergogne, une fois la souveraine dépouillée.
On a loué hier la reine, on raille aujourd’hui Christine. Elle a ruiné le
pays, elle veut devenir catholique, elle court assouvir ses vices, elle s’en
repentira bien assez vite… Les cours d’Europe accusent le coup, surprises
ou inquiètes. Les souverains n’aiment pas trop voir leurs cousins
abandonner le sceptre par caprice, craignant que ce précédent n’excite
leurs peuples. Et la Suède reste un pays puissant aux portes de la Russie,
de la Pologne et des principautés allemandes… Quelle sera la politique
de ce nouveau roi installé sur le trône ? Dans cette Europe du XVIIe siècle,
le nom de Christine de Suède est désormais sur toutes les lèvres, comme
celle d’une femme ayant osé braver l’interdit. Un acte extraordinaire, un
coup de tonnerre, que d’aucuns jugent comme une crise de démence, une
véritable extravagance. Christine, elle, n’en a cure.
Elle chevauche déjà hors des frontières, déguisée en homme sous un
nom d’emprunt, elle pique sa monture bien décidée à rejoindre
Hambourg au plus vite par le Danemark. Qu’importe ces critiques, cette
médisance, ils devront s’habituer à ses propres toquades, à cette liberté
qui emplit désormais ses poumons. Ils n’ont encore rien vu ! Son esprit
vogue déjà au-delà, vers ces chimères et ces rêves qui bercent depuis
toujours sa jeunesse.
La jeune Christine s’est toujours sentie à l’étroit dans ce pays perdu
aux confins de l’Europe. La Suède reste encore sauvage, peu peuplée,
avec des esprits limités et la religion restrictive pour une femme
extrêmement intelligente – surdouée diront certains – attirée par toutes
les transgressions, qu’elles soient sexuelles, morales ou encore
religieuses. Lorsqu’elle vient au monde, en décembre 1626, son destin
est tout tracé : elle sera l’héritière du trône, celui des Vasa au pouvoir
depuis la fin du XVe siècle.
À défaut de fils, son père se contentera de cette fille que Dieu lui
donne. Le « roi de neige » Gustave II Adolphe, surnommé « le Grand » en
raison des conquêtes victorieuses contre les Danois, les Russes et les
Polonais, a non seulement agrandi son territoire, réorganisé son armée,
mais il a fait également entrer son pays dans le concert des royaumes de
la Baltique. Grâce à l’habileté de son chancelier Axel Oxenstierna,
surnommé « le Richelieu du Nord », la Suède s’enrichit, s’appuie sur
l’aristocratie et les marchands, développe son commerce, vend son
minerai et s’ouvre peu à peu au monde moderne.
Le roi Gustave, un géant blond dont les talents militaires n’excluent
pas une vraie culture humaniste, a épousé une princesse allemande,
Marie-Éléonore de Brandebourg, femme ravissante mais psychiquement
fragile, qui voue un amour passionné à son beau capitaine. De cette
union naissent plusieurs enfants, dont un garçon, tous morts
prématurément, ce qui ne fait qu’accentuer le dérèglement mental de la
reine. Aussi, lorsque la petite Christine s’accroche à la vie, le conquérant
Gustave-Adolphe se réjouit pour l’avenir de son règne. Il aime d’emblée
cette drôle de fille, qui trompe son monde en étant si poilue qu’on croit
d’abord à l’arrivée d’un fils !
« Je naquis coiffée depuis la tête jusqu’aux genoux, n’ayant que le
visage, les bras et les jambes de libres, explique la future reine dans ses
Mémoires. J’étais toute velue, j’avais la voix grosse et forte : tout cela fit
croire aux femmes occupées à me recevoir que j’étais un garçon. Elles
remplirent tout le palais d’une fausse joie, qui abusa le roi même pour
quelque moment. » Quand on vient préciser au souverain le sexe de
l’enfant, ce dernier conserve sa bonne humeur : « Remercions Dieu.
J’espère que cette fille me vaudra bien un garçon. Je prie Dieu qu’il me
la conserve, puisqu’il me l’a donnée. » Avant d’ajouter, malicieux : « Elle
va être habile, car elle nous a tous trompés ! »
Il ne croit pas si bien dire. La petite Christine se révèle un vrai
garçon manqué. Si ses relations avec sa mère restent tendues – elle la
trouve si laide qu’elle aurait laissé ses dames d’honneur malmener
l’enfant, la faisant plusieurs fois tomber par terre, un traumatisme qui lui
laissera une épaule déformée –, la jeune fille semble ensorcelée par ce
père immense, intrépide, que rien ne saurait vaincre. À défaut d’avoir un
fils, Gustave-Adolphe souhaite l’éduquer comme un garçon et donne des
instructions précises en ce sens. Il l’habitue aux chevaux, au son du
canon, à l’odeur de la poudre et fait jurer aux États qu’ils la
reconnaissent comme héritière en cas de vacance du pouvoir.
Sage précaution car les batailles appellent de nouveau ce père adulé :
Gustave II Adolphe se lance dans une campagne complexe, en Allemagne
cette fois, dans cette fameuse guerre de Trente Ans qui enflamme le
centre de l’Europe entre les partis catholiques et protestants. Il vole de
victoire en conquête avant de tomber au combat, dans la bataille de
Lützen, en novembre 1632, foudroyé en pleine gloire à moins de
quarante ans.

La stupeur et la désolation envahissent Stockholm et la couronne


La stupeur et la désolation envahissent Stockholm et la couronne
semble bien lourde à porter pour une enfant de six ans. Le trône reste
fragile, la branche cousine qui règne en Pologne pourrait s’en emparer,
le chancelier Oxenstierna fait reconnaître au plus vite la fille de Gustave-
Adolphe comme princesse héréditaire des Suédois, des Goths et des
Vandales par le Parlement. La petite Christine plonge alors trop vite dans
le monde des adultes : à la tristesse d’avoir perdu son père s’ajoutent le
poids des responsabilités et la crise émotive d’une mère instable dont
elle supporte les accès de démence.
La reine Marie-Éléonore entre en effet dans une affliction qui effraie
peu à peu les anciens conseillers du roi. Elle pleure, elle crie, elle veut
garder le corps du souverain dans ses appartements, puis cède devant
l’insistance des ministres mais parvient à conserver son cœur embaumé,
qu’elle place au centre d’une custode d’or dans sa chambre toute tendue
de draperies noires. Entre chagrin et fascination, Christine communie
ainsi dans le souvenir du cher disparu au côté de cette mère emportée
par un délire morbide et l’aigreur de voir le pouvoir lui échapper.
Son mari, qui connaissait son instabilité psychique, avait laissé des
instructions très claires pour l’exclure des affaires publiques et de
l’éducation de sa fille. Le chancelier Oxenstierna n’hésite pas : il organise
la régence, écarte la reine mère en lui imposant une retraite dans un
château, entourée de ses nains et de ses bouffons, et confie Christine à sa
tante, la princesse Catherine de Palatinat-Deux-Ponts, sœur du défunt et
épouse du comte palatin. Mère et fille continueront à correspondre, mais
jamais à s’entendre, surtout quand Marie-Éléonore finira par s’exiler à la
cour du Danemark, en terre ennemie, acte inqualifiable aux yeux des
Suédois.

Loin de cette mère fantasque, orpheline de père, Christine surmonte


ce désert affectif en se plongeant dans les études. Pour qu’elle soit à la
hauteur de son héroïque géniteur, disparu trop tôt alors que tant reste à
faire, on l’écrase littéralement sous les devoirs et l’instruction, sur ordre
exprès du gouvernement. Là encore, la petite surprend son monde. Elle
se montre plutôt autoritaire, voire colérique, n’hésite pas à frapper les
domestiques s’ils ne filent pas droit… Ce petit bout de fille connaît son
rang et comprend vite ce qu’on attend d’elle. Plus on la gave de leçons,
plus elle en redemande : « Je portais en moi, a-t-elle reconnu, un désir
insatiable de tout savoir… » Elle travaille jusqu’à douze heures par jour,
ingurgitant sans broncher l’histoire des Anciens, les mathématiques,
l’astronomie, la théologie, puis la politique, avec ce cher Oxenstierna.
À quatorze ans, elle maîtrise déjà plusieurs langues – elle en parlera
huit, dont l’arabe et l’hébreu – et commence à répondre à ses maîtres. La
religion sera pour longtemps source de questionnement chez cet esprit
avide de connaissances, si prompt à jouir de son libre arbitre pour se
faire sa propre opinion. Sa formation d’élite, menée au pas de charge, va
durer plus de quinze ans puisqu’elle arrête de rendre ses copies en 1650,
soit l’année de son couronnement ! Jamais reine ne fut aussi
complètement formée pour son époque : elle lit César et Sénèque dans le
texte, comprend le grec ancien, rédige des compositions en français,
s’initie à l’horlogerie, connaît la botanique, adore l’équitation, excelle à
l’escrime, tous ces exercices physiques auxquels on l’astreint pour son
plus grand plaisir. Avec toujours, comme impératifs, le respect de Dieu,
l’amour de la Suède et l’art de la politique.
La voilà enfin prête à gouverner. À dix-huit ans, le Parlement la
reconnaît comme son roi et elle prend en charge les affaires du royaume,
toujours conseillée par le vieux chancelier, contraint de passer la main
devant cette élève si douée. Il comprend vite que sa reine impérieuse et
combative ne se laissera pas manœuvrer facilement. Sa priorité est
d’instaurer la paix en Europe, au cœur des royaumes chrétiens. Mais
avant de négocier, il faut vaincre, à l’image de ce père adulé. Son armée
fait des étincelles, prend la ville de Prague et fait ainsi main basse sur le
trésor impérial du château du Hradschin, contenant des œuvres
remarquables, des bronzes, des dessins de Léonard de Vinci, des tableaux
de Titien, de Raphaël, autant de merveilles qui constituent ses premières
collections. Puis la reine signe le traité de Westphalie, en 1648, mettant
fin à la guerre de Trente Ans.
La Suède et ses alliés – dont la France de Mazarin – ont tenu tête à
l’empire catholique des Habsbourg toujours trop gourmand, et les
frontières sont redessinées en partie à son profit : Christine récupère la
Poméranie occidentale, annexe quelques villes qui lui assurent un
meilleur contrôle des voies navigables, et agrandit notoirement son
royaume sur la Baltique. Reste la délicate question de l’avenir de la
monarchie : la jeune reine se doit de perpétuer la dynastie, c’est l’une
des toutes premières priorités d’un souverain, avec celle de conserver
son royaume. Mais elle ne désire point se marier… Est-ce bien étonnant
pour une femme élevée de façon virile pendant des années ? Pour le bien
de l’État, on l’a éduquée en homme, loin des poupées, des conversations
de femmes, des perruquiers ou des modistes. « Le mariage entraîne des
sujétions que je ne saurais encore goûter, affirme-t-elle, et je ne puis
affirmer le moment où je serai en état de vaincre cette répugnance. »

La vie sexuelle de la reine de Suède reste encore un mystère, malgré


les nombreux ouvrages y faisant référence. Elle a alimenté bien des
fantasmes, des railleries, des films ou des romans… Il est vrai que son
physique surprend tous ses contemporains, à l’image de Pierre-Hector
Chanut, ambassadeur de France à la cour suédoise : « Si vous aviez vu la
reine une seule journée, écrit-il, vous ne croiriez jamais qu’un homme,
quelque grand qu’il fût, osât en être amoureux. » En réalité, elle ne
ressemble à rien tant son physique reste singulier. Seule sa chevelure
paraît trahir sa féminité – et encore, elle semble fâchée avec son peigne
–, une identité qu’elle ne cherche d’ailleurs nullement à mettre en
valeur, ayant une aversion quasi maladive pour les femmes dont elle
déplore autant la conversation que leur superficialité. « Elle est de taille
médiocre, souligne un notable hollandais qui la croise en 1654, ayant les
épaules hautes, les yeux vifs, un nez un peu courbé vers le milieu. Elle
n’avait de femme que le sexe ; sa prestance, ses manières, sa voix même
étaient tout à fait mâles. »
À cela s’ajoute une difformité importante, particulièrement
disgracieuse, qui remonte à cet accident malencontreux de son enfance
où elle tomba par terre : « Elle a un téton plus bas que l’autre d’un demi-
pied, souligne un témoin, et si enfoncé sur l’épaule qu’il semble qu’elle
ait la moitié de la gorge absolument plate. L’autre partie se présente
mieux, bien rebondie, à la vérité, et tout à fait aimable. » Un devant
d’homme, un derrière de femme, comme la décriront certains, avec des
yeux bleus nerveux et transperçants, qui trahissent une vraie volonté et
une haute estime de soi.
On l’a décrite lesbienne, hermaphrodite, la soupçonnant même d’être
un homme travesti en femme ! Qu’en est-il exactement ? Les historiens
estiment aujourd’hui que la reine était sans doute bisexuelle, un mot
évidemment complètement inconnu à son époque. La légende lui prête
une quantité innombrable d’amants ou de maîtresses, hommes ou
femmes, peut lui importe ! Elle aime avant tout la beauté, l’esprit, et les
caractères forts, sans aller parfois jusqu’à la passion charnelle.
L’histoire a retenu quelques amours notoires, comme celui qu’elle
porte à Ebba Sparre, une femme dont la plastique et le charme vont
longtemps troubler les sens de la reine – il y en aura d’autres dans sa vie,
dont une juive de Hambourg et une Française de haut rang. Dame
d’atour, la blonde Ebba devient très vite une familière de la souveraine,
partageant son intimité et plus si l’on en croit leurs contemporains,
scandalisés par cette relation quasi publique. Pour faire taire les
rumeurs, elle marie sa compagne avec un nobliau, mais continue à
éprouver pour sa « Belle » – comme elle l’appelle – une passion à la fois
littéraire et névrotique dont les sulfureux échos vont longtemps nourrir
une littérature salace et bâtir une légende de lesbienne hystérique.
Si la reine reste attirée par les femmes, elle est aussi aimée des
hommes. Une liste impressionnante dans laquelle on retrouve des
militaires, un ambassadeur – comme l’Espagnol Pimentel – et nombre de
gentilshommes qui composent sa cour. Jusqu’où vont ces relations ?
Simples flirts, jeux courtois ou passions charnelles, là encore, difficile de
répondre… L’un des tout premiers à attirer son regard est Magnus de La
Gardie, un fringant jeune homme devenu très vite colonel, ambassadeur
à Paris puis grand trésorier. Dans son sillage, la France s’invite bientôt
au cœur du palais : la patrie des arts et des lettres agit comme un aimant
sur l’esprit de la reine qui désire s’entourer d’écrivains, d’architectes, de
conseillers français, qui viennent grossir un important contingent de
savants et d’artistes hollandais ou allemands, faisant soudain de la cour
de Suède une nouvelle Athènes éclairant les brumes du Nord.
Ils ne deviennent pas forcément ses amants, mais ils forment, en tout
cas, sa cour, brillante et éloquente. Même Descartes fait le voyage,
appelé par la reine pour discourir sur sa fameuse méthode, celle qui ne
tient rien pour certain et remet en cause le savoir acquis, toujours en
quête de l’idée pure… De quoi intriguer et largement exciter ce cerveau
royal fertile et rebelle. Ils se rencontrent, se jaugent, discutent
philosophie et morale souvent tôt le matin, la reine le faisant venir dès
cinq heures dans la bibliothèque glacée du château, au grand dam du
philosophe, la cinquantaine bien sonnée, qui se plaint de ce régime
spartiate en plein hiver. À juste raison d’ailleurs, puisqu’il finit par y
perdre la vie, emporté par une méchante pneumonie…

Évidemment, tout cela commence à coûter cher pour un pays encore


modeste, rural et peu développé. Artistes et savants ne viennent pas sans
pensions, le budget du palais explose, le déficit s’aggrave, Christine vit
comme un prince de la Renaissance dans une bourgade de province…
Après son couronnement, en octobre 1650, les caprices vont s’amplifiant.
La souveraine finit par se lasser de La Gardie, jeté comme un malpropre,
qualifié « d’ivrogne et de menteur », avant de s’emballer pour un
médecin, le Français Bourdelot, nouveau favori du palais. Appelé auprès
de la reine souffrant de maladies chroniques, l’habile praticien, bel
homme et beau parleur, établit rapidement son diagnostic : cette vie de
rat de bibliothèque ne convient guère à une femme de vingt-cinq ans !
Après un bon régime et une mise au repos, il préconise de fermer les
cahiers, d’ouvrir les fenêtres et de profiter du bon temps, une perspective
que nul n’avait encore osé soumettre.
Tout change alors à la cour de Stockholm ! Après le règne rébarbatif
des savants advient celui de la fête perpétuelle : on danse, on joue, on
rit, on se déguise, rien n’est trop drôle, ni trop futile… Les fêtes
succèdent aux ballets, aux folies et aux festins. Christine semble soudain
rattraper le temps perdu, vivre une adolescence retardée, n’hésitant pas
à reporter les affaires de l’État quand il le faut. Les ministres, effrayés,
voient les dernières pièces du Trésor englouties dans de nouvelles farces
à la mode. Les dépenses de la cour dépassent désormais les dix pour cent
du budget du royaume, quand elles frôlaient les trois pour cent quelques
années plus tôt. La banqueroute menace, les sénateurs se crispent.
Pendant qu’on festoie au palais, la flotte pourrit dans les ports, les routes
se dégradent, la paie des fonctionnaires est divisée par deux, on tarde à
régler la solde des gardes, les coffres sont vides…
On croit la reine désormais dérangée, voire folle. Le mal de la mère
semble rejaillir désormais sur la fille ! Les extravagances de Bourdelot,
haï des Suédois, entament dangereusement le crédit de la jeune reine,
qui semble par ailleurs s’en moquer. Elle fuit ses obligations et ses
anciens conseillers qu’elle trouve désormais assommants. Il faut éloigner
ce Bourdelot de malheur, convaincre la reine de se marier. Le meilleur
parti reste encore son cousin germain Charles-Gustave, avec lequel elle
fut un temps élevée. Combien de fois lui a-t-elle promis de l’épouser une
fois qu’il aura fait ses preuves sur le plan militaire, et qu’elle sera
couronnée ? Charles-Gustave est devenu un vrai capitaine de guerre, il a
été nommé généralissime des troupes suédoises et, bien qu’il soit de
souche allemande, les nobles suédois ont fini par l’accepter, bon an mal
an, comme l’un des leurs. Christine de Suède a même réussi le tour de
force de le faire reconnaître comme son successeur, si elle venait à
mourir, toujours pour éviter que le trône n’échoie au roi de Pologne.

Maintenant qu’elle est couronnée, va-t-elle finalement épouser ce


cousin si parfait afin de rentrer sagement dans le rang ? C’est bien mal
connaître la reine ! D’abord, Charles-Gustave n’est plus à son goût : trop
rustre, trop gros, elle ne lui trouve aucun charme. Et elle ne veut
s’encombrer d’aucun mari, la maternité la dégoûte, avec toujours cette
aversion ou tout au moins cette indifférence pour l’acte sexuel. L’idée
« qu’un homme usât d’elle comme un paysan de son champ » la répugne.
Cette reine virile se veut indépendante, libre de tout engagement,
farouchement hostile à tout lien conjugal qui viendrait l’enfermer dans
un cadre honni.
Quand les ministres comprennent qu’ils ont été dupés, il est trop
tard : Christine fait ses valises, elle se sent désormais bien trop à l’étroit
dans un royaume encore à demi sauvage qui l’ennuie à mourir… Elle
avait déjà hésité une première fois à abdiquer, mais cette fois, sa
décision est irrévocable. Le Grand Chancelier ne peut s’en prendre qu’à
lui-même : la reine est sa créature, il l’a voulue tellement parfaite,
nourrie de culture et de philosophie, qu’elle semble soudain trop grande
pour un pays si petit. Son tempérament volcanique emporte tout, elle
doit partir, tout quitter, refuser ce destin tout tracé jusqu’au tombeau !
Son cousin Charles-Gustave fera un bon roi, à elle les plaisirs, la vie,
l’Europe, l’aventure…
Ministres et conseillers sont stupéfaits, mais ont-ils leur mot à dire ?
Christine est leur reine, elle peut imposer ses vues. L’argent d’abord : elle
a besoin d’une rente annuelle, on lui accorde les revenus de vastes
domaines et de villes, qui reviendront à la couronne à sa mort. Le
statut ensuite : elle garde le titre de souveraine, mais ne peut exercer le
pouvoir. Encore sonnés, les ministres finissent par respecter son choix et
laissent partir la fille de leur bien-aimé Gustave-Adolphe avec ses
tableaux, son argenterie et ses meubles précieux. « Dans quel temps
vivons-nous, bon Dieu, s’exclame son ancien professeur Vossius. Les
reines déposent le sceptre et veulent vivre en particulières, pour elles et
pour les Muses ! » La majorité des Suédois n’est pas loin de partager le
même avis.

Ce coup d’éclat fait soudain de Christine une véritable star, un


phénomène, une curiosité. Son arrivée dans les villes assure une
animation sans précédent : on l’acclame, on veut la voir, elle répond aux
saluts, aux honneurs, préside des banquets, improvise une harangue.
« Elle alla comme une vagabonde, écrit le marquis de Montglat dans ses
Mémoires, de provinces en provinces, voyant toutes les cours de
l’Europe. » Christine se plaît à distraire les foules, discuter avec des
savants, visiter des collections au gré de ses pérégrinations. Mais ces
mondanités cachent un nouveau coup de théâtre, car la reine cherche en
réalité à se convertir au catholicisme.
Ses cheminements philosophiques, renforcés par ses échanges avec
Descartes, l’avaient rapprochée de la religion romaine. Des discussions
intenses et secrètes avec des jésuites l’ont convaincue de faire le grand
saut : elle a longuement interrogé les savants sur la moralité, le bien et le
mal, l’immortalité de l’âme, autant de questionnements auxquels elle
n’arrivait pas à trouver de réponses apaisantes dans la religion
luthérienne. L’attrait du sud, de la France et de Rome, l’a poussée à
envisager la conversion comme la seule réponse possible à cette
enivrante envie de lâcher les amarres. Jamais son peuple et ses ministres
n’auraient accepté une telle révolution religieuse à la tête de l’État, elle
le savait et ne pouvait qu’abdiquer pour vivre sa foi et aller respirer sous
des cieux plus cléments, les deux étant finalement liés.

On imagine en tout cas l’impression qu’a pu causer l’annonce de


cette conversion ! Que la souveraine d’un grand royaume luthérien, qui
tient tête aux Habsbourg catholiques, passe chez l’ennemi, voilà de quoi
indigner toutes les principautés de confession protestante. Cette décision,
à l’époque, dépasse le simple caprice et revêt un caractère éminemment
politique. Voilà plus de cent ans que la chrétienté se divise sur la
question religieuse, allant même provoquer des guerres civiles comme en
France, sous la régence de Catherine de Médicis. En Europe, la bataille
se déroule entre les monarques fidèles au catholicisme – parfois divisés
entre eux du reste – et les grands États protestants, situés au nord, dans
les Pays-Bas, ainsi qu’au-delà du Rhin. Le pape se bat sur tous les fronts
pour contrer ce qu’il nomme l’hérésie, et voilà qu’une grande reine
protestante bascule dans son bénitier !
L’affaire est si formidable qu’elle reste d’abord secrète : Christine
abjure dans l’intimité sa religion à Bruxelles, dans la nuit de Noël 1654,
l’année même de son abdication, preuve que le projet lui tenait à cœur.
Elle entre alors en contact avec Rome, souhaite aller voir le souverain
pontife en personne, prendre l’Europe à témoin de sa conversion, dans
une mise en scène spectaculaire. Mais le nouveau pape Alexandre VII se
méfie de la jeune femme : il connaît ses foucades, ses colères, son
extravagance, et veut être sûr de sa foi. L’affaire a trop d’importance
pour tomber dans le ridicule ou la farce.
Le 3 novembre 1655, à Innsbruck, Christine professe publiquement
sa nouvelle religion en s’agenouillant devant le légat pontifical, tout en
énumérant toutes les erreurs du protestantisme. La Suède crie sa douleur
pendant que le pape applaudit des deux mains. Un déluge d’horreurs
s’abat alors sur la nouvelle convertie depuis les bastions protestants : on
l’accuse d’opportunisme, d’hypocrisie, de traîtrise, on assure qu’elle ne
croit en rien, sauf en elle-même, et qu’elle est folle à lier.
Christine s’en moque, sa notoriété n’en est que plus grande encore
dans le monde chrétien. Déjà Rome se prépare à l’accueillir avec une
pompe digne de l’éclatante Renaissance : les tailleurs vont travailler six
mois pleins pour habiller de pied en cap la noblesse de la ville et les
princes de l’Église. Le 21 décembre 1655, elle fait son entrée au son du
canon, Porta del Popolo, tandis que les Romains se pressent pour voir
cette ancienne luthérienne parader en direction de la basilique Saint-
Pierre, parée de draperies scintillantes et de candélabres d’or et d’argent.
À son arrivée sur l’esplanade, le clergé lui fait une haie d’honneur
jusqu’au pape, dont les chroniques nous apprennent qu’il dépensa plus
d’un million d’écus afin de mettre en scène avec tout le faste nécessaire
le triomphe du catholicisme sur la ténébreuse hérésie ! Le pontife la
reçoit en lui déclarant que « sa conversion était d’un si grand prix, que
dans le ciel il se célébrait là-dessus de plus grandes fêtes qu’elle n’en
voyait sur terre ».

Du jour au lendemain, Christine de Suède devient la sainte du jour,


la reine de Rome, un trône fait pour elle. Elle s’installe dans ses
collections au palais Farnèse, s’affiche au côté d’une cour de cardinaux
dépêchée par le souverain pontife, et reçoit sans limites avec ses
manières un peu rudes et son franc-parler, dans des costumes mal taillés
à la limite du ridicule. Toutes les grandes familles – les Barberini, les
Colonna – se mettent en quatre pour recevoir « la nouvelle étoile du
Vatican » qui préside banquets et bals dans un tourbillon de luxe. Mais
cette reine gothique, à demi bossue, intrigue et fascine. On la voulait
sainte, elle se révèle incorrigible. Elle finit par agacer Rome par ses
frasques et évoque peu à peu un personnage de la commedia dell’arte qui
aurait enfin trouvé une scène à sa mesure. On la voit parler fort aux
offices, dire leurs vérités aux prélats, délaisser les psaumes pour des
lectures plus licencieuses, s’amuser avec de nouveaux favoris, grimacer
comme un bouffon en face de ceux qui se moquent d’elle dans la rue,
ignorer les dames de l’aristocratie, tout en menant grand train avec les
subsides envoyés par la Suède.
Au bout de quelques mois, l’argent manque déjà, les créanciers font
le siège de sa demeure. Le pape, soucieux de ménager sa prise de choix,
paie les dettes mais impose une vie plus sage. Christine promet mais n’en
fait qu’à sa tête, comme d’habitude. Pour une question d’étiquette, elle
se met à dos l’ambassadeur d’Espagne, l’affaire remonte à Madrid, elle
dérange et embarrasse… La voilà qui rêve maintenant de s’asseoir sur le
trône catholique de Naples, désormais vacant. Mais pour mettre au point
son retour politique, elle doit trouver des appuis contre les Espagnols, et
donc se rapprocher de la France et de Mazarin. La France, patrie des
arts, encore inconnue… Elle file au-delà des Alpes comme Moïse vers la
Terre Promise.

La reine Christine débarque à Marseille, remonte jusqu’à Lyon,


entourée de tous les honneurs dus à son rang. Le peuple, tout comme les
nobles, accourt pour voir de près cette créature fantasque, source de bien
des rumeurs. Le duc de Guise, chargé par Louis XIV de l’accompagner
jusqu’à Paris, en fait une description tout imagée. « Elle n’est pas grande,
mais elle a la taille fournie et la croupe large, le bras beau, la main
blanche et bien faite, mais plus d’homme que de femme, écrit le seigneur
à un ami. Sa chemise sort tout autour au-dessus de sa jupe, qu’elle porte
assez mal attachée et pas trop droite. Elle est toujours fort poudrée, avec
force pommade, et ne met quasi jamais de gants. Elle est chaussée
comme un homme, dont elle a la voix et quasi toutes les actions… Enfin,
c’est une personne tout à fait extraordinaire. »
Un avis partagé par les Parisiens, venus en masse l’accueillir rue du
Faubourg-Saint-Antoine : elle salue la foule montée sur un cheval blanc,
des pistolets à la selle, la tête couverte d’un superbe chapeau à plumes
noires. Elle visite Paris, ses monuments, ses bibliothèques, assiste à une
messe à Notre-Dame, avec toujours cette foule à ses basques dès qu’elle
fait un pas. Après le peuple, c’est au tour de la cour de s’enticher de cette
drôle de reine à la conversation insolite et aux manières étranges. On
l’héberge, elle brille, surprend, amuse, puis finit par lasser par ses
exigences et ses caprices. Elle repart pour l’Italie, éternelle « reine
ambulante » puis revient en France en novembre 1657, espérant toujours
le soutien de Mazarin pour obtenir le trône de Naples, qui occupe
désormais toutes ses pensées.
Le roi de France l’autorise à loger à Fontainebleau, en l’absence de la
cour. Elle y débarque avec sa maison, ses domestiques et ses favoris, le
marquis Monaldeschi, son grand écuyer, et le comte Santinelli, le
capitaine des gardes. C’est là, dans le château royal, que la farce va
tourner à la tragédie : pour la troisième fois de sa vie, Christine sera au
cœur d’un immense scandale. On la savait colérique, autoritaire,
courageuse, narcissique et fantasque, on va cette fois la découvrir cruelle
et sans pitié. On a beaucoup écrit sur ce terrible épisode où la reine de
Suède fait exécuter quasiment sous ses yeux son ancien amant
Monaldeschi, un meurtre qui va révulser non seulement la cour de
France, mais l’Europe entière.
Que s’est-il passé exactement ? Encore aujourd’hui, le doute subsiste.
Il semblerait qu’une crise de jalousie entre les deux favoris soit à
l’origine du drame : l’ancien – le marquis de Monaldeschi – ne
supportant pas de voir le nouveau – le comte Santinelli – prendre
l’ascendant sur la reine. Le marquis aurait ainsi écrit des lettres très
critiques sur Christine, en imitant l’écriture du comte afin de le perdre.

Une autre version veut que Monaldeschi ait trahi la reine en


Une autre version veut que Monaldeschi ait trahi la reine en
prévenant les Espagnols de ses visées sur Naples, faisant échouer le
projet. Lorsque la reine découvre la forfaiture, elle décide de punir son
ancien amant. Elle le convoque dans une pièce, où se tient son rival
Santinelli entouré de deux spadassins, et demande à ces derniers de
l’exécuter séance tenante. Le supplice va durer presque trois heures :
Monaldeschi résiste, supplie, reçoit l’absolution d’un prêtre dépêché sur
place, implore les témoins de plaider sa cause auprès de la reine, qui
renvoie les émissaires en leur signifiant de hâter le châtiment.
Dans la galerie des Cerfs, l’exécution tourne au carnage : Santinelli
blesse maladroitement le grand écuyer, qui porte une cotte de mailles,
les cris succèdent aux suppliques, on lui tranche des doigts par mégarde,
il se confesse dans une mare de sang avant de recevoir l’estocade d’un
coup dans la gorge. Quand il apprend la nouvelle, Mazarin trouve
Christine décidément infréquentable : on lui signifie de rester cloîtrée à
Fontainebleau, le temps que l’affaire retombe, car la réputation de la
reine est désormais au plus bas, aussi bien à la cour que parmi les gens
du peuple. Quelle est donc cette barbare sans cœur, pour faire occire de
la sorte son ancien amant à deux pas de sa chambre ?

On la retrouve à Rome, où elle continue à faire illusion tout en


courant après l’argent qui lui manque, encore et toujours. Elle a déjà
vendu à vil prix une partie de ses diamants pour renflouer sa cassette…
Le pape s’en mêle, il ne tient pas à gâcher la conversion de son règne, et
lui accorde une rente de douze mille écus, tout en chargeant le cardinal
Decio Azzolino de tenir les comptes de cette incorrigible souveraine. Ce
doucereux prélat, bel homme, intelligent et charmant, séduit d’emblée
Christine. La voilà amoureuse de son « ange », son « divin », comme elle
l’appelle. Amour platonique ou réelle relation charnelle ?

Une véritable amitié romantique naît en tout cas entre la reine et le


Une véritable amitié romantique naît en tout cas entre la reine et le
cardinal, réputé pour sa culture et ses conquêtes, une tendre communion
ponctuée de lettres de témoignages de fidélité, de passion souterraine
même, surtout du côté de la reine à en croire ses missives enflammées :
« Puisque la dévotion vous dispense d’être mon amant, je vous dispense
d’être mon serviteur, car je veux vivre et mourir votre esclave », lui écrit-
elle, sans doute blessée de le voir se draper trop souvent à son goût dans
sa pourpre bien chaste…
La reine ne s’assagit pas pour autant. Elle pousse ses pions partout, se
mêle de tout, avec désordre et précipitation, attirant le plus souvent
critiques et moqueries. Elle poursuit ses chimères politiques, rêve de
fédérer les grands princes catholiques contre les Turcs, avant de lorgner
sur la Suède, qui vient de perdre son roi, Charles X Gustave. Il y a un
héritier, certes, mais il est si petit, si frêle aussi, les astrologues lui ont
assuré qu’il ne survivrait pas. La place pourrait donc se libérer…
Christine retourne dans son pays, les coffres remplis par un pape qui se
met à rêver d’une Suède catholique, se fait applaudir par le peuple mais
est rejetée par les nobles, agacés par cette revenante extravagante et
incontrôlable.
Encore un coup manqué. Elle se replie sur Rome, éternelle
vagabonde, puis revient à Hambourg, en 1666, aux portes de la Baltique,
pour surveiller de près ses possessions territoriales qui lui assurent un
revenu décidément trop irrégulier. Elle y reste plus d’un an, projette une
nouvelle fois de rejoindre Stockholm pour faire respecter ses droits et
pousser ses pions, mais elle reçoit à nouveau un camouflet : on lui
interdit cette fois l’entrée dans la capitale ! De retour à Hambourg, elle
apprend l’élection d’un nouveau pape, Clément IX, proche de sa coterie.
Enfin une bonne nouvelle ! Ni une ni deux, elle décide de fêter
dignement l’événement en terre protestante ! Grand-messe, coups de
canons et réception, les Hambourgeois sont stupéfaits par cette
célébration papiste dans leur ville. Ils prennent soudain d’assaut son
palais, elle fuit par une porte dérobée et trouve refuge à l’ambassade de
Suède.
Tout feu, tout flamme, elle croit toujours en son destin et n’a pas
renoncé à retrouver une couronne, malgré ses échecs à Naples et en
Suède. Cela tombe bien, un nouveau trône cherche preneur, celui de
Pologne, après l’abdication du roi Jean-Casimir issu de la dynastie des
Vasa comme Christine. Une fois de plus le pape s’en mêle, autant pour
assurer l’avenir de ce royaume très chrétien face à l’avancée des Turcs en
Europe que pour éloigner une reine encombrante, dont les caprices et les
sautes d’humeur déclenchent des tempêtes sans fin. On évoque
prudemment sa piété, son intrépidité et sa « sagesse virile et héroïque »
pour tenter d’attirer les suffrages de la noblesse… Mais rien n’y fait : la
Pologne ne veut pas de cette virago et rit déjà de l’imaginer comme sa
reine. Christine doit se faire une raison.

Rome reste donc son seul royaume, à partager avec le pape. Elle
habite désormais le quartier du Trastevere, où le peuple la chérit pour
les libéralités qu’elle accorde autour d’elle, menant grand train dans son
palais Riario, toujours entourée d’une cour hétéroclite parfois remplie
d’aventuriers et de fieffés coquins. Elle s’amuse pour carnaval, parade en
Diane chasseresse sur un char somptueux, fait pénitence les jours de
carême en se rendant dans les hospices, rit des libelles qui font courir
mille rumeurs sur sa personne... Au côté de son cher cardinal, elle
complète ses splendides collections, joue les généreux mécènes auprès
d’écrivains et d’artistes, se lie d’amitié avec le Bernin, dont le style
s’impose dans Rome.
Quand elle ne donne pas des comédies ou des concerts dans son
palais, elle court trôner dans sa loge du Tor di Nona, le premier théâtre
public de la ville créé par ses soins, où l’on entend des femmes chanter
sur scène, une pratique longtemps interdite par l’Église. Toujours
passionnée par les lettres et les sciences, elle crée une académie, où
siègent musiciens, mathématiciens, poètes, un véritable cénacle
intellectuel respectant la libre parole. Elle se plonge avec toujours autant
de passion dans la littérature et la philosophie, se pique d’alchimie, écrit
ses Mémoires, axés sur son enfance, et dicte ses propres maximes pour la
postérité, à la manière – mais sans toujours le talent – du grand Marc
Aurèle.
Elle a compris que ce meurtre de Monaldeschi a terni son blason,
même si elle ne saisit toujours pas pourquoi on a fait grand cas de ce
point de détail : le traître n’a-t-il pas eu droit à sa compassion en ayant
reçu l’absolution chrétienne ? La reine vagabonde ne quitte désormais
plus guère son palais romain. Elle a grossi, porte le double menton, des
cheveux ébouriffés, des poils disgracieux et de grosses chaussures. La
fière amazone ne chevauche plus que ses souvenirs et occupe ses jours
en faisant enrager ce nouveau pape avare de ses écus, qui lui a supprimé
sa pension de douze mille écus. « Il faut bien que l’Église soit gouvernée
par le Saint Esprit, lance-t-elle un jour avec ironie à un visiteur, car
depuis que je suis à Rome j’ai vu quatre papes, et je vous jure qu’aucun
d’eux n’avait le sens commun ! »
En février 1689, elle tombe gravement malade, avant de ressusciter,
comme par miracle, et avec ce sens du théâtre qui ne l’a jamais quittée.
Rome respire, banquette et fait donner des Te Deum pour sa reine de
cœur. Ce n’était qu’un répit que Christine, sentant la fin proche, met à
profit pour rédiger son testament en faveur de son beau et fidèle cardinal
Azzolino, désigné comme seul héritier de l’une des plus fabuleuses
collections d’art du XVIIe siècle. La reine peut mourir en paix.

Le dernier acte fut son apothéose. Le 19 avril 1689, Christine


succombe à l’âge de soixante-deux ans. Le Saint-Siège estime l’avoir
assez entretenue pour détourner sa mort à son profit. Elle a exigé de
sobres funérailles, c’est tout l’inverse qui se produit. Jamais on ne vit un
tel déploiement de faste et d’or autour d’un cadavre couronné ! Mais le
pape tient à honorer jusqu’au bout cette reine convertie en l’enterrant
dans une débauche de louanges et de pompe, devant toute la chrétienté.
Après une cérémonie solennelle, on l’emporte sur son lit de parade
dans les rues de la ville secouée par les lamentations : cinq cents moines
portant flambeaux entourent la reine figée dans un habit de brocart
blanc garni de boutons d’or, un masque d’argent sur le visage couronné,
le sceptre à la main, le corps couché sur un manteau royal violet et
bordé d’hermine. Une fois arrivé à la basilique Saint-Pierre, devant une
marée de cardinaux et de prêtres enivrés d’encens, on dépose la défunte
dans un cercueil en bois de cyprès. Puis on l’enterre avec les pontifes,
dans la crypte la plus sacrée de la chrétienté, où sa sépulture se trouve
toujours.
En 1965, lors de la réparation de sa pierre tombale, les scientifiques
se penchèrent sur ses restes – quelques vertèbres et des fémurs – pour
vérifier une bonne fois pour toutes son sexe. Les médecins affirmèrent
que le squelette était bien celui d’une femme.
Presque trois siècles après sa mort, Christine de Suède parvenait
encore à faire débat.
Marie-Catherine de Brignole,
la sulfureuse princesse de Monaco

« Rien de plus gracieux que cette svelte


blondine… pas un homme qui eût résisté
à ses agaceries. »
Goethe

Les Grimaldi de ce siècle n’ont pas à rougir : bien avant que leurs
frasques ne s’étalent à la une de la presse, leurs ancêtres suscitaient déjà
le scandale et l’opprobre général, notamment sous le règne de Louis XV.
En cause ? La délicieuse Marie-Catherine de Brignole, une jeune femme
d’origine italienne dont la beauté, tout autant que la vie tumultueuse, fit
faire des gorges chaudes à ce siècle aussi frivole que décisif aux yeux de
l’Histoire, puisqu’il accoucha à la fois du champagne et d’une révolution.
Siècle également du grand libertinage, où les rois collectionnent les
favorites, les prélats les courtisanes, où les mariages de cour restent une
simple union d’intérêts communs visant à agrandir à la fois la fortune et
le rang, consolider une puissance et assurer le rayonnement de la
dynastie. Même si les femmes bien nées n’ont presque aucun droit, sinon
celui d’enfanter le plus possible – des mâles de préférence –, elles vivent
parfois leurs passions, à condition d’être discrètes et de ne pas séparer ce
que Dieu a uni devant l’autel. Les mœurs se relâchent mais les
apparences restent sauves, l’honneur intact, le magot entier, c’est bien là
le principal. La fidélité, la vie de famille, voilà bien des valeurs
bourgeoises !

Ainsi vit donc la marquise de Brignole, la mère de notre héroïne,


descendante de doges et belle à couper le souffle. Elle est mariée au
marquis Joseph de Brignole-Sale, ambassadeur de Gênes à la cour de
Versailles, dont la fortune s’élève à presque deux millions de livres de
rente, un patricien qui partage son temps entre Paris et son palais de
Gênes, le fameux Palazzo Rosso. Madame papillonne, s’évade d’un
ménage qu’elle trouve pesant, brille à la cour de France où l’on apprécie
son esprit vif et précieux. Et tombe sous le charme d’un homme puissant,
le prince Honoré III de Monaco, conquis par la beauté de cette Italienne
plus âgée que lui.
Lorsqu’ils ne se voient pas à Paris, la marquise et le jeune souverain
se croisent en Italie, puisque Monaco n’est pas si loin de Gênes. Il arrive
même que le prince soit logé au palais Rosso, chez les Brignole, ce qui
prouve combien le marquis se montre compréhensif envers sa femme. Il
a des soupçons, bien sûr, mais son épouse se montre habile pour cacher
l’essentiel. M. le marquis se tait donc, même si quelques orages entre les
époux font parfois trembler les lustres en verre de Murano.
Dans un recoin, une jeune fille ne rate pas une miette des scènes de
cette vie conjugale. Marie-Catherine de Brignole, l’unique héritière du
couple, reste subjuguée par cette mère sûre d’elle, hautaine et brillante.
Tous ceux qui la croisent s’accordent pour dire qu’elle a hérité des traits
magnifiques de la marquise ; on la décrit belle comme un ange et
intelligente de surcroît, très mûre pour son âge. Elle grandit dans ce
palais génois, entourée d’une armada de domestiques et éduquée selon
les principes aristocratiques du siècle. Le manège de sa mère avec le
prince monégasque l’intrigue forcément : elle commence à être en âge de
comprendre le jeu des sentiments entre adultes, et il faut bien admettre
que le souverain libertin enflamme peu à peu les sens de la belle
héritière…
A-t-il provoqué cette passion ? Difficile de savoir, mais le
tempérament impétueux de la marquise de Brignole, auquel s’ajoutent
inévitablement les effets de l’âge, commence sans doute à lasser le prince
qui s’intéresse désormais de près à la fille. Et Marie-Catherine est loin
d’être insensible au charme de Grimaldi. À seize ans, elle signe un
curieux pacte d’une main tremblante dans lequel elle engage son destin :
« Moi, soussignée, je déclare et promets à M. le prince de Monaco de ne
jamais épouser d’autre que lui, quelque chose qu’il puisse arriver, ni
jamais écouter aucune proposition qui pût tendre à me dégager. À Paris,
ce 29 novembre 1755 – Marie-Catherine de Brignole. »
Voilà son cœur engagé, pour le pire et son malheur.

Qui est-il vraiment ce prince de Monaco ? En ce milieu du XVIIIe


siècle, il règne sur un territoire plus étendu qu’aujourd’hui, englobant
Menton et Roquebrune, mais comptant à peine cinq mille habitants. Une
côte encore sauvage et guère réputée, si l’on en croit la description de la
principauté faite par un témoin de l’époque : « Une méchante petite ville
qu’on a tort de célébrer, si ce n’est par rapport à un grand fort assis sur
un rocher plat, où est assise la maison du prince de Monaco, d’assez
belle apparence. » Le souverain tire ses revenus de cette étroite bande de
terre rocheuse, mais également de ses domaines français comme le
duché de Valentinois, le marquisat des Baux ou le comté de Carladès. Un
petit royaume, certes, mais qui reste stratégique vers ce coin de France
au contact du duché de Savoie et des villes italiennes ambitieuses.

Depuis Louis XIII, les rois de France ont pris l’habitude de favoriser
Depuis Louis XIII, les rois de France ont pris l’habitude de favoriser
leurs souverains, fidèles alliés de la couronne, et Honoré III ne déroge
pas à la règle. Il reçoit une éducation soignée à Versailles, entre comme
il se doit dans l’armée comme mousquetaire et gagnera brillamment ses
galons en se distinguant notamment à la bataille de Lawfeld en 1747,
contre les Anglais, un acte de bravoure apprécié de Louis XV puisqu’il lui
donne le grade de maréchal de camp. L’avenir lui appartient, il le veut
brillant et opulent : entrer dans le premier cercle des courtisans, en
imposer à ceux qui regardent parfois avec condescendance ce prince
gouverneur d’un minuscule royaume perdu aux confins de la Provence.
« C’est au demeurant la souveraineté d’une roche, du milieu de
laquelle on peut, pour ainsi dire, cracher hors de ses étroites limites »,
écrit ainsi Saint-Simon dans ses Mémoires. Valeureux sur le champ de
bataille, Monaco peine à convoler. On l’a d’abord fiancé avec la fille du
duc du Maine, un parti prestigieux, mais l’opposition du cardinal de
Fleury, alors premier des ministres, mit fin au projet d’alliance. Le père
d’Honoré III vise ensuite la fille du duc de Bouillon, mais une fois encore
le mariage échoue, cette fois en raison des atermoiements du jeune
prince. Si son courage n’est plus à prouver, il se montre en effet
capricieux et versatile, voire même colérique à en croire les témoignages
de ses contemporains. C’est à cet homme dur et imbu de lui-même que la
petite Marie-Catherine va offrir sa main en toute innocence.

Honoré III, toujours à la recherche d’une épouse, a flairé le pactole :


la jeune fille reste en effet l’unique héritière du fabuleux trésor amassé
par le marquis de Brignole. Un mariage avec l’ingénue pourrait
également l’intégrer à la prestigieuse aristocratie génoise. Il lui a suffi
d’accorder à Marie-Catherine quelques sourires et un peu d’attention
pour la conquérir définitivement. Elle ne voit en lui que ce grand
militaire, galant courtisan et prince souverain ; il la trouve vraiment
coquette, instruite et gracieuse, et commence à compter les millions que
sa jolie frimousse va lui rapporter. « Une mère idéale pour mes futurs
enfants », songe-t-il avec gourmandise... La jeune fille se laisse vite
séduire, au grand dam de ses parents – dont la mère qui voit très mal son
ancien amant courtiser son rejeton ! Les larmes et les remontrances
succèdent aux crises de jalousie, mais que peut-elle faire ? Le destin fait
de sa fille sa rivale, mais l’avenir princier qu’on lui destine vaut bien son
sacrifice.
Monsieur le marquis reste plus difficile à convaincre : il voit bien,
lui, dans quelles mains ses biens et son héritière vont tomber. Il n’aime
pas ce Monaco qui vient folâtrer dans sa propre maison, un homme
réputé pour sa vanité et son antipathie. Les négociations commencent,
difficiles et tendues entre les époux, le prince, et même la République de
Gênes qui entend avoir droit au chapitre. De guerre lasse, le marquis
finit par céder face aux jérémiades incessantes de sa femme : c’est
entendu, Marie-Catherine deviendra princesse de Monaco puisqu’elle le
veut. L’infortuné père donne son aval et signe, non sans rechigner, le
contrat de mariage dicté par son futur gendre. « Mon cher mari, écrit la
jeune Marie-Catherine, mon bonheur sera parfait si je puis effectivement
espérer que le vôtre en dépende. Je ne négligerai jamais rien de ce qui y
pourra contribuer… et ma vie prouvera que je suis incapable d’abuser de
votre confiance. »
Peut-elle se douter que sa beauté déclenchera bientôt des tempêtes ?

Pour l’heure, en ce mois de juin 1757, elle vogue vers son destin sous
un ciel limpide et cristallin. Une galère ruisselante d’or, escortée par une
élégante flottille génoise, pointe ses oriflammes en vue de Monaco. La
mariée se tient sur le pont, les matelots ne voient qu’elle, cette jeune
blonde, svelte et lumineuse, avec des yeux d’un bleu pénétrant sur un
visage de porcelaine, comme une ode à la beauté italienne. Elle sourit,
serre son bonheur, pointe du doigt, très excitée, la ribambelle de maisons
blanches et ocre qui semblent tomber dans la mer, comme une crèche
napolitaine.
La principauté offre des allures bien guerrières, avec son bastion
surélevé, ses tours pointues encerclées par de longs remparts, mais la
douceur méditerranéenne, avec l’ombrelle de ses pins, les colonnes des
cyprès, les nombreux champs d’orangers et de citronniers, viennent
briser la froideur toute militaire de cette bourgade agrippée à sa falaise.
Déjà une salve de canons salue l’arrivée de la galère, à laquelle
répondent des cris de joie. « Voilà donc mon nouveau royaume », songe
la future princesse comme bien d’autres feront plus tard, en découvrant
la baie du Rocher.
« Marie-Catherine arrive ! », clament les Monégasques en se
précipitant sur le port. La curiosité pousse la foule à dégringoler les
escaliers, tandis que les cloches sonnent à toute volée. On veut voir de
près cette jeune génoise, dont on ne cesse de vanter la beauté, devenue
désormais leur souveraine. Honoré III l’a déjà épousée par procuration
quelques jours plus tôt, par l’intermédiaire de l’un de ses gentilshommes,
comme le veut la coutume. De son palais, avec une longue-vue, il suit
l’avancée de la galère qui s’immobilise dans la baie, point d’or sur
l’immensité azur. Il s’agace de toute cette liesse déplacée, l’entrée
solennelle n’est pas encore pour aujourd’hui, et il ne souhaite pas
rejoindre sa femme dans sa flottille d’apparat. Qu’elle descende et vienne
à lui sur le quai ! Question de rang, a décrété ce seigneur plein de
morgue.
Pour le coup, les problèmes d’étiquette manquent de faire sombrer le
mariage. En apprenant que le prince refuse de venir chercher sa fille, la
marquise enrage. Pour qui se prend-il ? Une Brignole vaut bien un
Grimaldi ! La première des galanteries impose l’hommage de l’époux, on
attendra donc pour le faire céder. Mais Honoré III s’entête, il réplique
que sa dignité lui interdit de « s’avancer au-delà du quai de
débarquement ». Les tractations s’éternisent, quand l’un des parents des
Brignole trouve la solution : on décide de construire un éphémère pont
de bois entre le quai et la galère, pour que le couple se rejoigne en son
centre. L’honneur est sauf : le marié consent à venir chercher son épouse,
même si le pont n’est pas encore achevé… mais on imagine le dépit de la
mariée, secouée pendant huit jours par la houle sur son esquif de
parade !
Son entrée solennelle dans la ville efface ce mauvais souvenir. À
défaut d’avoir épousé une princesse française, Honoré III tient plus que
jamais à éblouir ses sujets : notables, officiers et prélats, tout ce beau
monde patiente au garde-à-vous sur le quai pour accueillir avec faste le
couple princier, les mitres et les chapeaux emplumés se noyant dans une
forêt de crucifix, de bannières et d’étendards chatoyants. L’éblouissante
Marie-Catherine parade sous un dais porté par les consuls au milieu des
rues tendues de guirlandes de fleurs et de splendides draperies.
Arrivée devant le palais des Grimadi, elle franchit un immense arc de
triomphe de toile et de bois, flanqué de deux fontaines de vin, pour la
plus grande joie des soldats et de la populace venue en masse. Le soir, un
joyeux feu d’artifice vient clore cette journée de liesse populaire, avec
« gerbes ou jets de feu de six pieds de hauteur ». En attendant, la jeune
princesse laisse ses yeux s’attarder sur les quatre grandes statues qui
surmontent l’échafaudage baroque planté sur le parvis du palais : la
justice, la tempérance, la force et la prudence. Autant de vertus dont elle
croit son royal époux paré, lequel répond avec hauteur au salut de la
foule. Si elle savait…
Marie-Catherine veut cependant croire en son bonheur et se montre
une princesse monégasque parfaite en tout point. Elle met au monde un
héritier, le futur Honoré IV, et reste cloîtrée dans ses appartements
pendant que son époux parade à Versailles. Ses journées se déroulent
sans surprise, à s’occuper de son premier-né et faire ses dévotions – au
moins deux heures par jour. D’une jalousie maladive, Monaco l’oblige à
tenir le compte exact de son emploi du temps, ce à quoi elle s’applique
avec toute la rigueur de l’innocence, comme le prouve sa nombreuse
correspondance consultée par l’historien Pierre de Ségur.
Ses rares distractions concernent la musique, la promenade et le jeu,
grande passion du siècle, notamment le pharaon. « Nous y jouons tous
les soirs, écrit-elle dans ses lettres ; il y a cent livres en banque, on met
deux sols par carte, mais ceux qui aiment le jeu augmentent le chiffre
sans s’en apercevoir, et maman est du nombre… Elle perd depuis
quelques jours assez honnêtement, ce qui la met de fort mauvaise
humeur. Pour moi, en cinq jours, j’ai perdu trente francs. » Cette vie
tranquille aurait pu s’écouler longtemps, noyant peu à peu la jeune
femme dans une vie luxueuse et oisive, comme tant d’autres aristocrates
de son temps. Mais ce que redoutait tant le très jaloux prince de Monaco
finit par arriver.
Par sa seule imprudence, doublée d’une vanité sans bornes.

Comme toute caste, la haute société de l’époque a ses codes et ses


habitudes. Prendre les eaux reste ainsi un passage obligé pour les
courtisans : outre les vertus curatives de ces établissements de bains, on
se retrouve entre soi, pour bavarder et badiner, notamment lors des bals
et des réceptions données en fin de journée. À chaque saison, ses
nouvelles têtes ! En 1761, le prince consent à présenter sa femme à la
cour de France qui prend les eaux à Plombières. Marie-Catherine a
mûri : sa maternité l’a changée, sa nouvelle position a renforcé son
caractère. La petite ingénue est devenue une femme épanouie, sereine,
capable de comprendre les jeux de cour – on l’a même vue conseiller
habilement son mari dans ses approches vers le tout-puissant ministre
Choiseul pour défendre ses intérêts. Quatre ans après son mariage,
Monaco découvre soudain une autre femme, superbe et confiante,
lorsqu’il s’avance au milieu d’une cour au jugement redoutable.

Pour Marie-Catherine, ce tour de piste se transforme en véritable


Pour Marie-Catherine, ce tour de piste se transforme en véritable
triomphe : réputée pour être l’une des plus belles femmes de son temps,
elle est très vite de toutes les fêtes et le point de mire des hommes...
Parmi eux, un jeune veuf, le prince Louis-Joseph de Bourbon-Condé,
vingt-cinq ans, brave au combat et frivole en amour. L’habile homme
courtise le mari pour mieux atteindre la belle : la tactique est ancienne,
mais fonctionne à tous les coups !
Le prince de Condé tombe littéralement sous le charme de la
princesse de Monaco. Il la veut, elle l’envoûte, il n’en dort plus la nuit.
Honoré III, flatté de compter l’un des princes les plus puissants du
royaume parmi ses proches, ne voit rien venir. Il répond aux invitations,
court au spectacle, se presse aux réceptions, notamment aux brillantes
soirées données dans le château de Chantilly, propriété des Condé.
Comme dans une fable, il parade, se gonfle d’orgueil et relâche sa
vigilance au moment même où il devrait sérieusement l’activer. Il laisse
de plus en plus seule son épouse à Paris et rejoint son domaine de
Thorigny, en Normandie, où il s’adonne comme un forcené à sa passion
du cheval.
Pendant ce temps, Condé insiste, fait sa cour, ne lâche rien. « Il n’y a
rien, princesse, rien de nouveau à Paris depuis votre départ, qu’une
désolation générale, les amours sont en défaut… », écrit-il à Marie-
Catherine alors qu’elle se trouve à Gênes, dans sa famille. A-t-elle cédé
rapidement ? Elle éprouve de la sympathie pour Condé – qui n’en aurait
pas ? –, mais refuse de répondre dans l’immédiat à ses inclinations. La
princesse de Monaco craint Dieu, la médisance de Versailles et surtout
son mari, dont elle connaît le caractère colérique et violent. Ce qui ne
l’empêche pas de fréquenter le Bourbon et de mener joyeuse vie dans le
Paris de l’Ancien Régime, tandis que son mari vaque tantôt à ses
chevaux, tantôt à ses maîtresses, car le galant s’est toujours montré
volage avec ces dames...

De fait, le mariage des Monaco-Brignole n’a de brillant que le


blason : le couple ne s’entend plus, loin s’en faut. Voilà comment
De fait, le mariage des Monaco-Brignole n’a de brillant que le
blason : le couple ne s’entend plus, loin s’en faut. Voilà comment
Casanova, proche du prince, décrit sa visite au couple, au début des
années 1760 : « Elle était à son clavecin, écrit-il dans ses Mémoires. Cette
princesse était belle, affable, et élevée avec tous les talents. Elle était fille
unique. Sa mère, qui connaissait le prince de Monaco et qui prévoyait
qu’il la rendrait malheureuse, ne voulait pas la lui donner ; mais elle dut
s’y déterminer quand elle lui dit : “O Monaco, o monaca 1.” Voilà le
prince qui entre, courant après une de ses femmes de chambre, qui se
sauvait en riant, mais la princesse fait semblant de ne pas voir et achève
le propos qu’elle me tenait. »
Les soupçons mêlés aux ragots vont alors dynamiter ce mariage très
en vue aussi vite qu’une étincelle dans une soute de galion.

Ce ne sont au début que quelques rumeurs colportées, des phrases


entendues au cours de jacasseries mondaines, dont la teneur finit par
arriver aux oreilles d’Honoré III. Puis des missives, des lettres plus
précises achèvent de le convaincre, avec des noms, des lieux de rendez-
vous, signés par des amies compatissantes : « Est-ce que vous n’imaginiez
pas qu’elle serait comme sa mère ? Vous n’aviez donc pas pensé à cela
avant de l’épouser ? » Messaline de mère en fille, l’argument fait
mouche, comment a-t-il pu se laisser berner ainsi devant toute la cour !
Du jour au lendemain, la réaction d’Honoré III est épouvantable.
Voilà la princesse de Monaco sommée de rester à l’hôtel Matignon,
demeure des Grimaldi, quasiment enfermée avec ses deux garçons. Elle
est désormais placée sous une surveillance étroite et humiliante,
prisonnière dans une cage dorée, obligée de donner la liste de ses
rendez-vous, de ses rencontres, des conversations, sans compter les
scènes devant les domestiques, les colères du prince, les insinuations de
toutes sortes… « Un long supplice », résumera plus tard la jeune épouse
soupçonnée des pires débauches. Emporté par la jalousie, Monaco
dérape et commence à choquer la cour par son comportement étrange,
comme lors des fameuses réceptions offertes par le prince de Condé au
prince de Brunswick, pendant l’été 1767.
Bals, concerts, feu d’artifice, joutes de gondoles sur les canaux…
Pendant plusieurs semaines, le domaine de Chantilly devient l’écrin de
fêtes somptueuses données à tout ce que Versailles compte de ducs,
princes et chevaliers du royaume. Les Monaco en font partie, bien sûr,
mais Marie-Catherine s’y rend la bride sur le cou, son mari sur les talons.
Il ne la quitte pas, surveille ses propos, lui interdit de danser, l’empêche
de se promener dans le parc et l’oblige à s’enfermer le soir dans sa
chambre, quand lui-même soupe en bonne compagnie. De leur
mésentente flagrante, on fait des gorges chaudes au sein des courtisans,
amusés ou atterrés par ce manège grotesque, un rien bourgeois… Mais
on trouve que Monaco dépasse les bornes lorsqu’il entre à l’improviste
plusieurs fois au cours de la nuit dans les appartements de son épouse
pour simplement vérifier si elle dort bien seule ! Pire, lorsque le prince
de Condé propose à ses invités de rester quelques jours de plus, Honoré
III, pris d’une rage soudaine, tente de précipiter son épouse dans les
fossés du château !
Pour ne pas envenimer les tensions, Marie-Catherine fait profil bas.
Elle essaie de calmer son mari en lui permettant de décacheter son
courrier. « Vous ne trouverez dans aucune de mes lettres rien qui puisse
blesser votre délicatesse, et vous m’offensez fort en disant que vous
n’avez pas assez de confiance en moi pour les lire. » Elle évite désormais
de se rendre à la cour, tout en refusant les bals et les invitations. Ses
enfants suffisent à son bonheur, déclare-t-elle. « Cette vie serait peut-être
ennuyeuse pour une autre, mais elle me plaît : elle est douce, uniforme
et tranquille. » Mais plus sa femme se veut vertueuse, plus le prince
prend plaisir à l’humilier. « Vous avez un mari qui n’a ni sensibilité ni
humanité, lui lance-t-il, mais il est votre mari. Et où la chèvre est
attachée, il faut qu’elle broute ! » On ne peut être plus clair.

Les rebondissements de la vie de ce couple singulier commencent à


Les rebondissements de la vie de ce couple singulier commencent à
alimenter toutes les conversations. On rapporte ainsi la dernière
anecdote, qui ruine un peu plus la réputation de la belle Marie-Catherine
et agrandit un peu plus les cornes d’Honoré III. Un soir, lors d’un dîner
chez Mme de Beuvron, la princesse de Monaco, qui s’était soudain isolée,
est surprise par un domestique avec le comte de Thiard dans un boudoir,
au bout de l’appartement.
Les deux convives avancent une explication alambiquée selon
laquelle ils auraient cassé une clé en tentant d’ouvrir un tiroir, puis
perdu beaucoup de temps à vouloir tout réparer… La maîtresse de
maison pousse la princesse à raconter son histoire devant les invités pour
la disculper et convaincre la maisonnée de son honnêteté. Mais le
remède est pire que le mal car voilà du grain à moudre pour tous les
persifleurs de Paris. Pendant des semaines, on se gausse de ce pauvre
comte de Thiard qui gaspille son temps pour réparer une clé tandis que
« la plus jolie femme de France » se trouve seule à ses côtés…
Pour Monaco, c’est la goutte d’eau.
Il ne supporte plus son épouse, cette frivole indigne de porter son
titre. La rumeur dit qu’il bat sa femme, la maltraite au point qu’elle se
met à cracher du sang. La famille Grimaldi s’en mêle, tente de raisonner
le prince : « Avec tout cela, vous la menez au tombeau ! » lui lance son
frère, le comte de Valentinois. « Tant mieux, réplique Honoré, j’en serai
plus tôt quitte ! » Face à tant de violence, Marie-Catherine demande à
l’archevêque l’autorisation de se rendre quelque temps dans un couvent
au Mans, pour retrouver des forces.
Elle reçoit des lettres de réconfort, notamment du fidèle prince de
Condé, ou de sa mère, à qui elle cache plus ou moins la vérité. « J’ai tout
lieu de craindre que vous n’êtes pas heureuse, écrit la marquise de
Brignole à sa fille. Le silence que vous gardez me fait trembler que ce
que j’ai toujours appréhendé de M. de Monaco ne fût vrai. » À son retour
du Mans, Honoré III a pris ses dispositions. Du jour au lendemain, il
rapatrie toute la famille à Monaco et prévient sa femme qu’elle ne devra
franchir les limites de la principauté sous aucun prétexte. Pour Marie-
Catherine, c’en est trop ! Elle pressent que le Rocher sera son tombeau.
Le 26 juillet 1770, à onze heures du matin, elle décide de s’enfuir et
trouve refuge dans un couvent d’où elle fait appel aux juges de France
pour préserver « sa liberté et sa vie ». Devant la cour médusée par tant
d’audace, elle demande purement et simplement la séparation de corps,
à savoir le divorce de l’époque.

Le scandale est énorme, non pas en raison de cette procédure, mais


parce qu’elle concerne la plus haute aristocratie, celle des princes,
proche de l’entourage royal, et qu’elle entraîne fatalement l’affrontement
de clans favorables à l’une ou l’autre des parties. D’un côté le souverain
de Monaco, longtemps intime de la Pompadour, et de l’autre le prince de
Condé, amant de Marie-Catherine de Brignole, elle-même de grande
famille génoise – la rumeur évoque un duel qui aurait opposé les deux
hommes dans cette affaire. Les détails du procès, les calomnies, la rage
de Monaco, l’embarras du roi, tout cela nourrit la polémique, les libelles
et les conversations. L’affaire fera tant de bruit que les révolutionnaires
se serviront de Marie-Catherine pour illustrer la dérive morale de
l’Ancien Régime : en 1789, un pamphlet populaire intitulé Nouvelle
assemblée des notables cocus du royaume, en présence des favoris de leurs
épouses fera référence à l’affaire en citant l’éminent prince de Monaco.
En sollicitant le Parlement pour juger sa situation matrimoniale et les
violences faites à sa personne, Marie-Catherine de Brignole met sur la
place publique ce qui, d’ordinaire, demeure caché au plus grand nombre.
« Quelle drôle d’idée de vouloir perdre du temps et sa réputation dans un
procès ! » estiment les aristocrates. Alors qu’il est plus simple de vivre
chacun ses inclinations, tout en restant mariés… Ces Monaco sont
vraiment impossibles ! De fait, la principauté est toute retournée : on ne
parle plus que de ce procès à l’encontre du prince souverain.
Les langues se délient, les premiers témoignages remontent sur Paris,
la plupart accablants pour Honoré III décrit comme un petit tyran
méditerranéen qui a soumis sa femme en esclavage… Un valet de
chambre souligne sans détour son « caractère dur, violent, jaloux jusqu’à
la fureur, haut, impérieux, méprisant ». Le prince réagit maladroitement
en usant d’une vieille loi contre les domestiques coupables de faux
témoignages : il annonce que les traîtres seront promenés sur un âne,
montrés sur la voie publique, avec une rame sur l’épaule et fouettés sur
la place principale ! Ce qui ne fait que confirmer le caractère despotique
du maître des lieux.
Honoré III, du reste, prend ce procès de haut. Il fait valoir – à juste
titre – qu’une juridiction française ne peut juger un prince étranger. Il
déclare donc le tribunal incompétent, annonce déjà comme nul tout
prochain jugement et fait appel au roi, en lui glissant habilement un
mémoire sur l’affaire en question. Louis XV se montre embarrassé, il ne
veut pas s’en mêler, cette affaire empoisonne bien assez la cour : le
dossier d’Honoré finit par judicieusement s’égarer dans les tiroirs et le
procès suit son cours.
Agacé, Monaco envisage de faire jeter sa femme dans un carrosse
pour la ramener au plus vite dans la principauté. Il reprend soudain
espoir quand il apprend que le Parlement, en conflit avec le roi, a décidé
de suspendre sine die tous ses travaux – autant de répit gagné. Mais le
prince de Condé veille en coulisses, il use de son influence auprès des
magistrats pour faire accélérer la procédure, et manœuvre si bien que le
31 décembre 1770 le Parlement prononce la séparation de corps et
d’habitation. Et voilà Grimaldi condamné à ne plus s’approcher de son
épouse et à lui restituer intégralement sa formidable dot !
La colère du prince s’abat alors sur Monaco : il poursuit les traîtres
qui ont témoigné contre lui et fait condamner à mort ses sujets dont les
dépositions l’ont accablé. Comme on lui fait justement remarquer qu’il
devra répondre de ces actes à la justice du roi, il contourne la loi en
érigeant un gibet dans sa ville où il suspend l’effigie d’un valet
soupçonné de connivence avec Condé. Dès que le mannequin se
détériore, il le remplace par un neuf et fait repeindre sa figure de bois, si
bien que ce curieux monument devient le but de toute promenade à
Monaco ! Aveuglé par sa rage, Honoré dénonce officiellement la
« révolte de son épouse » en son royaume et lui défend de porter le nom
de Monaco, « auquel elle a renoncé par sa félonie ». La belle Marie-
Catherine, autrefois acclamée par la principauté dans sa galère d’or, est
soudain déchue de ses titres et son nouveau rang lui interdit de voir ses
enfants.
Monaco tremble et laisse passer l’orage en espérant que l’héritier du
trône, le prochain prince, se montrera moins sanguin que son père.

Libre et richissime, Marie-Catherine entend bien profiter de sa vie


sans états d’âme, ce qui reste contraire à toute convenance pour
l’époque. Une femme du monde, a fortiori membre de la haute
aristocratie, se doit d’être mariée, de se faire oublier dans un couvent, ou
à défaut de rester extrêmement discrète. La princesse de Monaco n’en a
cure, elle aime Condé, elle vit à ses côtés, en état de concubinage quasi
officiel. Elle estime avoir assez souffert avec cet excité de Monaco pour
ne pas profiter désormais de ses meilleures années ! Elle prend ses
quartiers à Chantilly, le somptueux château de son compagnon : son
amant est enfin à elle, tous deux reçoivent leurs familiers, partagent leur
temps dans les différents domaines du prince et bâtissent mille projets.
« Vous êtes non seulement la meilleure, mais la seule amie que j’aie au
monde, lui écrit-il. Ce n’est que pour vous seule que je puis aimer la
vie. »
Dans l’ombre, Monaco ressasse sa haine et son humiliation. Il ne
lâche rien et supplie Louis XV de fermer les portes de Versailles à son
extravagante épouse. Mais depuis la chute du ministre Choiseul, il n’est
plus en cour, il le sait. Sa mésentente conjugale, l’étalage vulgaire de sa
vie intime ont achevé de le discréditer aux yeux des puissants du
royaume. On ne l’écoute guère, d’autant que le règne de Louis le
Quinzième touche à sa fin, le jeune Louis XVI monte sur le trône au côté
de Marie-Antoinette. Monaco, toujours rancunier, ne se décourage pas :
il repart à l’assaut, écrit au « couple vertueux qui règne maintenant sur
la France » pour que son épouse adultère ne soit plus reçue à la cour.
De fait, la nouvelle reine ne semble guère pressée de recevoir la
princesse de Monaco. Aux multiples demandes de celle-ci, Marie-
Antoinette répond une lettre plutôt sèche : « Je ne vois pas de femmes
séparées de leurs maris, lui précise-t-elle. Le temps vous désabusera des
conséquences défavorables que vous envisagez aujourd’hui. J’espère
qu’au moins que vous serez toujours dans le cas d’être contente de mes
sentiments pour vous. M. A. » Une fin de non-recevoir en bonne et due
forme. Voilà donc Marie-Catherine en disgrâce à son tour. L’affaire,
encore fraîche, a laissé trop de traces.
La jeune femme paie au prix fort une vie jugée bien trop sulfureuse,
trop libre, trop libertine.

La princesse s’approche désormais de la quarantaine. « Elle était belle


encore, surtout par la fraîcheur », rapporte l’une de ses contemporaines.
Elle puise sans compter dans sa fortune pour organiser sa nouvelle vie et
se fait bâtir un somptueux pied-à-terre parisien rue Saint-Dominique,
tout près du Palais-Bourbon. L’architecte Brongniart édifie un hôtel
particulier flambant neuf, avec un péristyle toscan demi-circulaire et des
appartements en enfilade donnant à la fois sur cour et sur jardin. À
l’intérieur, pilastres, glaces, décors en trompe-l’œil, tapis d’Aubusson,
rien n’est trop beau pour recevoir avec faste et aimer discrètement son
prince.

Dans le parc, deux charmantes maisons antiques et romaines


Dans le parc, deux charmantes maisons antiques et romaines
viennent égayer un parterre de gazon. Quand elle n’est pas à Paris, elle
court à Chantilly, près de son cher Condé. Réceptions, soupers,
comédies, bals, elle mène grand train et reste l’une des femmes les plus
en vue de l’époque. Est-elle heureuse ? Elle souffre assurément de ne pas
profiter de ses enfants, désormais sous la coupe d’Honoré III, et de voir
Condé reprendre goût aux galanteries de passage. Si cela restait encore
discret, mais il dispute un jour sottement un duel, provoqué par un
fiancé jaloux, suscitant une fois de plus les railleries de la cour et
l’agacement du roi.
Pour ne rien arranger, les enfants du prince de Condé lui battent
froid. Ils ne l’aiment guère et ne s’en cachent pas, suscitant une tension
de plus en plus lourde à Chantilly. On l’accuse même d’avoir provoqué le
fiasco du mariage du jeune duc de Bourbon, le fils du prince. Qui peut
être meilleure coupable que cette Mme de Monaco, femme légère et
inconstante, qui aurait trouvé là matière à se venger des enfants du
prince ? Marie-Catherine laisse dire mais veut changer d’air : elle décide
de s’aménager une retraite dorée « pas trop loin de Chantilly, et pas trop
près ».
Son Élysée s’appelle le château de Betz, près de Crépy-en-Valois, un
si vieux domaine qu’on murmure que les terres appartenaient déjà aux
premiers rois de France, les Mérovingiens Clotaire et Chilpéric. La
princesse trouve là une nouvelle passion, consulte les architectes, suit de
près les travaux, fait bâtir une vaste demeure et commande un jardin à
l’anglaise, comme l’exige la mode de l’époque, où l’on voit les essences
rares et les arbres exotiques entourer les ruines de l’antique château
féodal. Quelques « folies » surprennent les visiteurs, comme des
tombeaux anciens, une guérite gothique, un moulin en bois, et surtout
un temple de l’amitié, de forme antique.
Dans ce havre de paix, Marie-Catherine goûte à la vie champêtre et à
la méditation intellectuelle : elle possède une bibliothèque
encyclopédique de premier ordre, marquée de ses propres armes,
réunissant toutes les branches des connaissances de l’époque. Pendant
presque dix ans, Mme de Monaco semble enfin profiter d’un équilibre
qui lui manquait. Elle continue à recevoir sans limites, fait les honneurs
de son domaine à la meilleure société du moment, invite le prince de
Condé, qui jouit là d’une simplicité charmante et d’un amour
inconditionnel, loin de la médisance versaillaise, et elle accueille surtout
avec tendresse ses enfants désormais majeurs, affranchis de l’autorité
parentale. Ses deux garçons, le duc de Valentinois, l’aîné, et le prince
Joseph, le cadet, font ainsi plusieurs fois le voyage à Betz et renouent
avec cette mère qui osa quitter un jour leur royaume pour retrouver sa
liberté.

L’aventure n’est pourtant pas terminée. En 1789, l’orage éclate, la


Révolution s’abat sur Paris, le roi se fait déborder par le tiers état pressé
de donner une Constitution à la France. Un ordre nouveau balaie
l’Ancien Régime, les nobles s’agitent, s’inquiètent, et fuient le royaume
face à cette révolution inéluctable qui va tout emporter. Le 15 juillet
1789, au lendemain de la prise de la Bastille, Marie-Catherine file sur les
routes de France au côté du prince de Condé, parti à l’étranger pour
trouver des alliés capables de défendre à tout prix la cause des Bourbons.
Il faut imaginer cette femme de cinquante-deux ans, toujours amoureuse,
prête à tout quitter pour suivre l’homme qu’elle chérit dans un combat
incertain. Qu’avait-elle à craindre ? Elle aurait pu rester dans son
château de Betz, elle n’est pas menacée, ni surveillée, la Terreur et ses
arrestations arbitraires ne gouvernent pas encore la France et la frontière
du Nord n’est qu’à quelques heures de berline en forçant les chevaux.
Mais pour cette bouillante princesse, la passion reste encore la plus
forte. Elle suit donc Condé dans son périple, d’abord à Bruxelles, puis sur
les bords du Rhin, enfin en Italie, dans le Piémont, où elle lui ouvre les
portes d’une grande villa près de Gênes, un héritage de famille. Sans
hésiter, elle puise dans sa fortune pour aider les émigrés à reconquérir le
trône et finance en partie l’armée contre-révolutionnaire prête à en
découdre avec les sans-culottes. Aspirée dans le tourbillon des
campagnes de ces soldats en exil, elle s’attache au drapeau de Condé
pour ne plus le quitter. La voilà maintenant à Worms, en Rhénanie, où le
prince établit son quartier général, peaufine sa stratégie et attend encore
et toujours des subsides pour armer ses troupes.
Au cœur des préparatifs, Mme de Monaco reçoit les fugitifs,
encourage les uns, conseille les autres, et apporte cet esprit versaillais,
que tous aspirent à voir triompher de nouveau dans ce Paris livré aux
« assassins ». Le poète Goethe, qui croise sa route, tombe lui aussi sous le
charme de cette femme qui, malgré la cinquantaine passée, semble
toujours aussi séduisante : « Elle se montrait gaie et sémillante. On ne
pouvait imaginer rien de plus gracieux que cette svelte blondine, jeune,
gaie, folâtre et enjouée ; pas un homme qui eût résisté à ses agaceries. Je
l’observais avec une entière liberté d’esprit, et je fus bien surpris de la
trouver vive et joyeuse. »
Fidèle parmi les fidèles, elle est la première à remonter le moral de
ces troupes qui finissent par s’étioler aux frontières, abandonnées des
monarchies voisines et poursuivies par les républicains. Les nouvelles ne
sont pas bonnes… On apprend la mort de Louis XVI, puis de son fils, on
jure alors fidélité à Louis XVIII, frère du roi. Marie-Catherine tient bon,
garde son rang près de l’état-major, partage la maigre pitance de cette
armée fantôme et vend ses derniers biens pour améliorer l’ordinaire,
payer l’intendance ou régler les impayés des soldes. Amoureuse jusqu’au
bout.
De son exil, elle assiste à l’effondrement de l’ordre ancien. Les
Monaco sont balayés, son mari Honoré III est jeté en prison, puis meurt
d’épuisement, son fils aîné arrêté comme suspect, avant d’être libéré, son
second fils en fuite tandis que son épouse, la jolie princesse Françoise-
Thérèse, monte sur l’échafaud en 1794, avec un certain panache.

« Du courage, mon amie, dit-elle à l’une de ses suivantes qui faiblit


« Du courage, mon amie, dit-elle à l’une de ses suivantes qui faiblit
soudain devant la guillotine. Il n’y a que le crime qui puisse montrer de
la faiblesse. » Que reste-t-il de cette glorieuse maison, qui a tant fait pour
se rapprocher du pouvoir, du roi, des prébendes, des honneurs ? Des
cendres, du sang, des larmes… L’ambition d’Honoré III, comme tant
d’autres, finit dans les gravats d’un vieux monde, abattu par une
révolution aussi soudaine que violente. Si Marie-Catherine conserve la
vie, elle a perdu sa fortune. Les révolutionnaires ont confisqué tous ses
biens sur le sol français, le domaine de Betz envolé, disparu, vendu aux
enchères, et le reste dilapidé dans des combats chimériques au côté de
Condé.

La paix signée, Bonaparte au pouvoir, elle peut enfin poser ses malles
avec son prince en Angleterre, nouvelle patrie des émigrés. Onze ans de
lutte pour terminer sur une défaite, certes, mais aussi sur une retraite
bien méritée. Marie-Catherine, toujours vaillante, fait contre mauvaise
fortune bon cœur et égaye autant que possible leur exil chez l’ennemi
héréditaire. À Wanstead-House, près de Londres, on n’a plus un sou,
mais on conserve le sens de l’honneur : leur train de vie n’a évidemment
plus rien à voir avec celui d’un prince du sang à Chantilly, mais les
Monaco-Condé gardent la tête haute et adoptent tant bien que mal la vie
bourgeoise à l’anglaise. On jardine, on se promène, on joue le soir au
loto ou au trictrac…
La monarchie britannique, généreuse, verse une pension à la vieille
aristocratie française. Mais cette rente ne suffit pas, il faut toujours
quémander, réclamer, marchander avec les ministères pour rembourser
les créanciers. Un dernier malheur vient frapper le vieux Condé, lorsqu’il
apprend l’arrestation soudaine de son petit-fils, le duc d’Enghien, suivi
de son exécution dans les fossés de Vincennes, ordonnée par Napoléon
en mars 1804. « Le sang des Bourbons est-il si puissant, si honni, qu’il
doit couler à chaque naissance d’un nouveau régime ? », soupire le
prince. Il est dans une telle gêne financière qu’il réclame aux
Britanniques qu’une partie de la pension de son petit-fils soit désormais
reversée à sa compagne, Mme de Monaco.
Il fait encore plus pour elle. En 1808, Condé écrit au roi de France,
Louis XVIII, en exil lui aussi, pour lui demander l’autorisation d’épouser
sa compagne, un vieux projet auquel il songe depuis ses campagnes
militaires. « J’ai une permission à demander à Votre Majesté ; j’ose
espérer qu’elle me l’accordera sans peine : c’est de me permettre
d’épouser la veuve d’un prince souverain, duc et pair de votre royaume,
la princesse douairière de Monaco. » Il sollicite également que sa future
épouse jouisse des prérogatives attachées à son nom, ce que le
prétendant au trône accorde bien volontiers. Condé se doute bien que sa
décision va surprendre et faire jaser l’aristocratie en exil. On va railler
ces vieux concubins, désormais septuagénaires, soudain pressés de
régulariser une liaison jugée scandaleuse qui ne les gênait nullement.
Pour échapper aux moqueries, on mettra tout le monde devant le fait
accompli – même les enfants du prince ne seront prévenus qu’au
lendemain de la cérémonie.

Le jour de Noël 1808, à minuit, Marie-Catherine de Brignole s’avance


dans la petite chapelle de Wanstead, illuminée par les cierges. Pour la
deuxième fois de sa vie, elle épouse un prince, l’un des plus grands de
France, devant l’évêque d’Uzès et seulement quatre témoins. Après bien
des tourments et des tumultes, la sulfureuse princesse de Monaco trouve
la miséricorde générale, celle de l’Église et de la cour, au pied de l’autel.
La voilà princesse de Condé, même si elle n’a plus guère la force de
veiller sur son vieux chevalier. Les rares visiteurs admis dans leur cercle
les trouvent souvent paisiblement installés dans leur salon, près d’un feu
déclinant, elle à moitié couchée dans un fauteuil, lui à ses pieds, sur un
tabouret, partageant des souvenirs communs et les derniers échos d’une
cour moribonde. Elle meurt au printemps 1813, juste avant la chute de
Bonaparte et le retour du roi sur le trône de France, cette cause qu’elle a
ardemment défendue auprès de son amant, dont elle serre les mains
jusqu’à son dernier souffle.
Elle a traversé la vie sans regret, elle part heureuse et apaisée.
Sa vie fut loin d’être parfaite aux yeux d’une aristocratie si soucieuse
des apparences… Elle sait qu’elle a humilié publiquement une
principauté, mais elle en a aussi payé le prix : une damnation officielle,
la froideur d’une reine, les critiques des courtisans, les pamphlets de la
Révolution qui l’ont présentée comme la pire des débauchées, symbole
de ce monde vicieux qu’il fallait balayer… Marie-Catherine de Brignole a
surtout vécu libre et amoureuse, un désir inconvenant pour sa race et
son siècle.
La comtesse de La Motte,
aventurière et escroc

« La reine impliquée dans une affaire


de faux !
Que de fange sur la crosse
et sur le sceptre ! »
Fréteau de Saint-Just

Cette incroyable histoire éclaboussa, en son temps, un Ancien


Régime à bout de souffle. Elle rassemble, pêle-mêle, un cardinal
ambitieux mais candide, une reine de France maladroite et fière, des
joailliers de renom abusés par leur rêve, un mage extravagant, des
aigrefins de tout poil jouant de leurs réseaux dans la prostitution et le
recel, le tout manœuvré par une intrigante experte et géniale dans le
crime : la comtesse Jeanne de La Motte, animée d’un esprit de revanche
hors du commun. Pour résumer, des fripons vont se servir du nom de la
reine pour duper un prince de l’Église…
Tout ce grand et petit monde finit par s’enchevêtrer dans l’un des
plus gros scandales du XVIIIe siècle, dont les soubresauts vont salir à
jamais l’image de Marie-Antoinette. Alors qu’elle n’est coupable de rien,
sinon d’avoir pu inspirer tant de frivolité et de médisance sans que
personne en soit surpris… « L’événement me remplit d’épouvante comme
la tête de la méduse, écrit Goethe qui étudia de près cette affaire. Ces
intrigues ensevelirent la dignité royale et, par avance, la détruisirent.
L’histoire du collier constitue la préface immédiate de la Révolution. Elle
en est comme le fondement. »

Tout commence en 1763, dans le faubourg de Chaillot, aux portes de


Paris. Une fille en haillons tente d’émouvoir quelques rares passants, en
tendant la main pour gagner son pain. Et comme d’habitude, les
bourgeois ne se retournent même plus sur cette fillette, sale et
pouilleuse, dont ils connaissent par cœur les racontars. Elle se dit fille de
grands seigneurs déclassés, malheureuse orpheline tombée dans la fange,
victime des plus noirs malheurs et d’un revers de fortune…
« Une petite menteuse, voilà tout », estiment la plupart de ceux qui la
croisent en glanant des bribes de ses sornettes. Mais la petite Jeanne ne
se démonte pas, plus on la rejette, plus elle s’obstine. Si elle ne ramène
rien, ce sera le bâton, le fouet, les coups… Elle lorgne les riches avec
autant d’envie que de rage, et elle connaît les mots pour toucher ces
femmes poudrées à l’extrême, vêtues des étoffes les plus coûteuses. Plus
le mensonge est gros, plus la récompense augmente, c’est la seule règle
qu’elle connaisse. Justement, voilà un lourd carrosse qui s’avance, l’or se
renifle à cent pieds, Jeanne tend sa main.
« L’aumône, l’aumône, pour Dieu qui vous voit et une pauvre
orpheline des Valois, qui descend des rois de France. »
« Que veux-tu dire, petite ? » lance une dame intriguée, pendant que
son mari s’agace d’emblée de cette perte de temps et d’argent. La fille est
déjà sur le marchepied, agrippée à la poignée comme un noyé à sa
bouée.

Et Jeanne déroule sa rengaine pour la énième fois, tandis que la


Et Jeanne déroule sa rengaine pour la énième fois, tandis que la
voiture avance au pas, arrangeant les faits, gommant l’accessoire, jouant
sur la surprise, la pitié et la tendresse, toute la gamme des émotions afin
de tirer une larme à une dame soucieuse de gagner le ciel par de bonnes
œuvres. Jeanne dit avoir sept ans, elle est la fille aînée de Jacques de
Saint-Rémy, baron de Luz et de Valois, qui descend d’un bâtard légitime
du roi Henri II, le fils du grand François Ier… Son père a toujours été
malade, trahi par les siens, obligé de vendre ses biens par morceaux, il
vient de mourir, sa mère et les enfants n’ont plus rien, « la charité, par
pitié ! ».
En réalité, amoral et ivrogne, marié à une femme débauchée, cet
héritier indolent s’est laissé vivre et a mangé le peu de capital que son
nom lui avait valu, à savoir une ferme à côté d’un château éventré qui
lui servait de remise. Pour payer ses frasques, le baron a vendu son
domaine à la découpe, si bien qu’il ne lui restait plus grand-chose et que
le curé passait régulièrement pour laisser quelques denrées à la famille,
lors de sa tournée aux plus nécessiteux de sa paroisse. Jeanne s’occupait
des troupeaux, tout en courant la campagne nu-pieds… Quand il n’y eut
vraiment plus rien, les Valois montèrent à Paris en charrette pour tenter
leur chance, mais le baron finit par mourir, avant d’être remplacé par un
fringant soldat dans le lit de la baronne. Dans ses Mémoires, Jeanne
racontera plus tard que ce couple maudit déchargeait sa haine et ses
frustrations sur elle, en l’attachant régulièrement au pied du lit avant de
la fouetter sous n’importe quel prétexte.
Depuis son carrosse, la marquise de Boulainvilliers, d’abord distraite
par le récit enjolivé de la petite, tend l’oreille au nom des Valois. Se
pourrait-il que cette fille en haillons descende directement d’Henri II ? Si
tel est le cas, son devoir de chrétienne et d’aristocrate est de l’aider sur-
le-champ. Le marquis lève les yeux au ciel, tente de raisonner sa femme,
mais rien n’y fait : on place Jeanne dans une pension pour jeunes filles,
afin de lui donner les rudiments d’une éducation laissant jusqu’ici à
désirer.
La petite grandit, gagne quelques pièces comme apprentie couturière,
blanchisseuse ou cuisinière et trouve toujours écoute et réconfort auprès
de la marquise de Boulainvilliers. Cette dernière fait vérifier
l’ascendance de la petite pour constater avec surprise que la généalogie
concorde en effet avec ses dires. Elle récupère alors la sœur de Jeanne,
Marie-Anne, abandonnée autrefois par ses parents chez un fermier, et
soutient même le frère aîné, vite placé dans une institution. Les enfants
semblent sauvés : tandis que le roi leur accorde une pension, les deux
filles rejoignent l’abbaye de Longchamp pour parfaire leur éducation, en
attendant d’entrer dans les ordres. Le conte de fées aurait pu s’arrêter là :
trois pauvres héritiers, descendants des rois, recueillis par la bonté d’une
femme et remis dans le droit chemin. Sauf que Jeanne, dévorée par
l’orgueil, blessée dans son enfance et frustrée par sa condition, va suivre
les voies de traverse… Pour le malheur de la couronne.

Un beau jour, elle quitte les sœurs de Longchamp et entraîne sa sœur


à Bar-sur-Aube, en Champagne, pour récupérer le restant de l’héritage
familial, soit quelques terres à leur nom. Les jeunes femmes achèvent
leur escapade chez une aristocrate de la ville, qui les prend sous son aile
et les loge dans sa demeure pendant plusieurs mois. La jeunesse et
l’espièglerie de Jeanne commencent à faire tourner les têtes des hommes
de la ville, dont celle de Nicolas de La Motte, un gendarme qui n’a de
comte que le nom mais dont les galons d’argent et les élans fougueux
finissent par convaincre l’héritière des Valois, déjà grosse, de l’épouser
au plus vite, en juin 1780.
La Motte n’a rien d’un fringant capitaine, on le dit lourdaud, il n’a
pas de fortune, Jeanne aurait pu choisir meilleur marchepied pour
commencer dans le monde. Mais elle a de l’intelligence pour deux et a
déjà compris que son homme la suivrait jusqu’en enfer. Pour l’instant, il
faut bien vivre et les jeunes gens, à peine ensemble, tirent déjà le diable
par la queue. Nicolas de La Motte a le don d’accumuler les dettes et
Jeanne tient à s’afficher avec luxe. La solde et la pension du roi ne
suffisent plus, on emprunte, pendant que les créanciers tambourinent à
la porte. Un an plus tard, Jeanne se demande comment réussir à faire sa
place au soleil quand elle apprend que la marquise de Boulainvilliers se
trouve dans la région, plus exactement à Saverne, près de Strasbourg, où
elle rend visite à son vieil ami le cardinal de Rohan.
Ni une ni deux, ils plient leur baluchon et vont rencontrer
l’aristocrate pour lui demander une nouvelle fois son appui.
La marquise sermonne sa petite protégée, bien sûr, lui reprochant sa
fugue de l’abbaye de Longchamp, mais elle l’a déjà pardonnée et veut
bien aider le jeune couple. Promis, elle les présentera au cardinal, le
prince Louis de Rohan, son ami et voisin. Ce grand prélat, gothique et
puissant, a tout de l’Ancien Régime : sa frivolité, son esprit, son luxe
indécent et le sentiment absolu que tout lui est dû. Ne descend-il pas de
l’une des branches les plus illustres de l’aristocratie française ? La devise
de la famille résume son orgueil : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan
suis. »
Après avoir été ambassadeur auprès de l’influente cour autrichienne,
il est revenu sur les terres de France, et pas n’importe lesquelles puisque
l’évêché de Strasbourg reste l’un des plus riches du royaume avec près
d’un million de livres de revenu annuel – ce qui n’empêche pas le pontife
d’être toujours à court d’argent. Rohan demeure un mondain dans l’âme
– même si beaucoup louent sa vraie générosité –, doté de peu de
jugement et d’une crédulité presque enfantine. De fait, le cardinal
libertin, amateur de jolies femmes, est tout aussi intéressé par les attraits
de la jeune comtesse de La Motte qui se trouve devant lui, avec ses
cheveux châtains, ses yeux bleus et son merveilleux sourire, que par son
histoire invraisemblable remontant à Henri II, dernier prince de la
Renaissance.

En ces temps où tout est matière à distraction, un bon récit, narré par
une aussi jeune femme, à la voix si convaincante, vaut bien toutes les
En ces temps où tout est matière à distraction, un bon récit, narré par
une aussi jeune femme, à la voix si convaincante, vaut bien toutes les
pièces à la mode… On s’assoit, on l’écoute, l’enfance de Jeanne fait
toujours son petit effet, tire quelques larmes, bouleverse les bonnes
âmes. Le prélat décide de prendre le couple sous sa protection et accorde
à Nicolas une charge dans la compagnie des gardes du corps du comte
d’Artois, frère du roi, en actant au passage son titre de comte, ce que
personne n’imaginera remettre un jour en question. Les jeunes gens n’en
espéraient pas tant : les voilà partis pour Paris, des rêves plein la tête,
dont celui de faire valoir les droits de Jeanne, héritière des Valois, en
bonne terre ou en bourse d’or, tout est bon à prendre.

Croyant enfin leur heure arrivée, Jeanne et Nicolas s’installent dans


un hôtel au cœur de la capitale, tout en louant un pied-à-terre à
Versailles, près du pouvoir et des ministères, là où tout se joue. Le faux
comte parade comme un prince, pendant que Madame se rend en
cachette au mont-de-piété pour obtenir des avances qui remboursent en
partie les anciennes dettes… On court à la ruine, mais avec panache ! La
comtesse cherche crédit auprès de riches pigeons, allant même, selon
certains, jusqu’à vendre discrètement ses charmes à quelques messieurs
bien faits, des militaires ou des juges, tandis que son mari disparaît
quelques heures pour ne pas déranger…
En attendant, Versailles reste le but : c’est là que l’argent coule à
grand torrent, encore faut-il en dévier le cours pour remplir son propre
tonneau. Mme de La Motte se met à fréquenter les domestiques plus ou
moins influents et se montre dans les suites des princesses de sang pour
jouer sa meilleure partition : la femme accablée mais digne dans son
malheur, qui sollicite l’aide des puissants. En 1783, elle feint de
s’évanouir dans l’antichambre de Madame Élisabeth, la propre sœur de
Louis XVI, qui lui envoie ses médecins et une bourse de deux cents
livres. Toujours ça de pris. On quête pour elle dans les salons, trois cents
livres de plus dans la poche. Le roi, sans doute sollicité par sa sœur,
porte la pension de la fausse comtesse à mille cinq cents livres, c’est bien
mais pas assez…
Mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses saints : en 1784, elle décide de
jouer son va-tout et feint l’évanouissement dans la galerie des Glaces
devant Marie-Antoinette elle-même ! La première fois, sa chute au milieu
des courtisans produit un tel effet que la reine ne la voit pas dans
l’attroupement. Jeanne va alors jusqu’à rejouer la scène sous ses fenêtres
sans plus de succès. Tandis qu’elle grouille dans les allées de Versailles,
elle brille également à Paris, faisant croire à tous qu’elle a désormais ses
entrées dans les meilleurs salons, et même chez la reine.
Qu’en est-il réellement ? Elle a sûrement croisé Marie-Antoinette,
échangé un sourire, peut-être même lui a-t-elle remis une lettre pour lui
conter son histoire et recouvrer ses droits sur les terres familiales, ou
tout au moins des compensations, comme elle l’affirme dans ses
Mémoires. Mais de là à devenir une intime… Jeanne affabule comme
toujours, avec le culot et le toupet qu’on lui connaît, invente des récits,
raconte les soupers servis dans de l’argenterie, les confidences lâchées
entre deux promenades, on s’extasie, on en redemande, on veut en être,
même par procuration…
Si on l’écoute, la cour ne la nomme plus que par son plus beau
blason : la comtesse de Valois !

La ruse prend, la puissance appelle l’argent. On commence à faire


appel à ses services pour faire parvenir tel placet, pour tenter
d’amadouer untel, convaincre tel autre… Elle commence à monnayer
son entregent et encaisse l’or sans vergogne. Le couple voit l’avenir sous
un meilleur jour, il reçoit dans sa demeure parisienne de la rue Neuve-
Saint-Gilles, dans le quartier du Marais, surjouant les aristocrates bien en
cour, loin du vrai palais où les La Motte ne sont rien. On croise chez eux
des abbés, des officiers, des avocats et des intrigants, comme Rétaux de
Villette, un séduisant Champenois qui devient l’amant et le secrétaire de
Madame.
Le couple a assez de moyens pour entretenir une dizaine de
domestiques, ce qui prouve qu’ils sont désormais à l’aise. Mais pour la
comtesse, ce n’est jamais assez : elle veut viser plus grand, plus haut,
d’autant que les créanciers reviennent frapper à la porte puisqu’elle est
redevenue solvable. Ces petits expédients ne suffisent pas, elle ne veut
pas connaître à nouveau la gêne. Il lui faut un pigeon, un gros, avec un
duvet si épais qu’on pourra le plumer sans crainte.
Elle n’en connaît qu’un : le cardinal de Rohan.

Le prélat et la comtesse ne se sont jamais perdus de vue depuis leur


rencontre. Jeanne lui soutire régulièrement quelques louis, on les dit
même amants, c’est en tout cas ce que soutiendra toujours Jeanne, et, à
force de rencontrer le cardinal, elle en connaît toutes les failles et les
faiblesses. L’homme est naïf et ambitieux, deux traits de caractère qui
s’accommodent mal entre eux : combinés, ils mènent souvent à l’abîme.
Naïf, Rohan se laisse facilement abuser, notamment par le fameux
magicien Cagliostro, qui l’amuse autant qu’il le fascine, l’initiant à
l’alchimie, au culte des esprits, à toutes sortes de fadaises où se mêlent
les rites des grands prêtres d’Égypte, la chimie et les langues orientales…
Ambitieux, car le cardinal se verrait bien jouer un rôle politique de
tout premier plan à Versailles, auprès du roi. Mais pour son malheur, la
reine lui bat froid, elle ne l’aime pas, tout comme autrefois la mère de
celle-ci, l’impératrice Marie-Thérèse, qui fut dégoûtée par le train de vie
et les mœurs frivoles de l’ancien ambassadeur à la cour de Vienne.
Rohan est pourtant grand aumônier de France, premier personnage de
l’Église, mais il ne parvient pas à briller à la cour, à son grand désespoir.
Il lui faut retrouver les faveurs de la reine pour revenir en grâce auprès
du roi et devenir, pourquoi pas, un ministre influent.
Jeanne de La Motte a flairé le bon filon : « Qu’à cela ne tienne, je
vais user de toute mon influence à la cour pour vous être utile et vous
remercier de vos bontés », fait-elle comprendre un jour au prélat
stupéfait. Pourquoi douterait-il ? Il sait la reine capricieuse, adepte des
rendez-vous secrets, fuyant les officiels qui l’assomment, amusée par une
petite cour iconoclaste. Alors pourquoi pas une de La Motte dans le
décor de Trianon, la chose reste plausible… Cette dernière entreprend
son travail d’approche, rapporte régulièrement à Son Éminence des
nouvelles fraîches, lui fait miroiter un éventuel retour en grâce,
expliquant que Marie-Antoinette commence à faire le tri dans tous les
mensonges rapportés sur sa conduite.
L’heure est au changement, il faut la croire, et le cardinal, écarté de
la cour, s’engouffre dans la brèche sans réfléchir. Elle le tient, elle ne le
lâche plus. Pour le conforter dans ses espoirs, la comtesse demande à son
secrétaire et amant Rétaux de Villette d’imiter l’écriture de Marie-
Antoinette et lui dicte des messages à l’adresse du prince de Rohan sur
un papier orné de lis de France, acheté chez le parfumeur du quartier.
« Je suis charmée de ne plus vous trouver coupable. Je ne puis encore
vous accorder l’audience que vous désirez. Quand les circonstances le
permettront, je vous ferai prévenir. Soyez discret. » Le cardinal ne
marche pas, il court !
La comtesse incarne désormais son seul recours pour revenir au
premier rang. Il la presse d’obtenir un rendez-vous, la voilà bien
embêtée, mais elle ne se démonte pas : elle charge son époux de dégotter
une fille peu farouche qui ressemblerait à la reine de France. Nicolas de
La Motte tombe sur une dénommée Nicole Leguay, qui arrondit ses fins
de mois au Palais-Royal. La donzelle, vite rebaptisée baronne d’Oliva par
la comtesse, est très ressemblante et peu regardante pourvu qu’on y
mette le prix, fixé à quinze mille livres tout de même. On prévient le
cardinal de se tenir prêt pour une rencontre secrète, dans le parc du
château de Versailles, prévue le 11 août 1784. On imagine l’impatience
et l’excitation de Rohan pendant qu’on prépare la drôlesse à son rôle : il
lui suffit de remettre un billet et une rose à un grand seigneur dans une
allée, pour servir la reine.
Rien de plus, rien de moins pour de l’argent vite gagné.

Le soir venu, le comte et la comtesse, aidés de Rétaux de Villette,


prennent la direction du château. Vite, on habille Nicole d’une robe
blanche de linon moucheté, fidèle au portrait de la reine signé par
Mme Vigée-Lebrun, d’une coiffe en gaze d’Italie et d’un mantelet blanc
en laine fine. Dans le noir, personne ne verra la supercherie… On se
hâte, les terrasses du château sont désertes à cette heure-ci, on descend
vers le fameux bosquet de Vénus, le comte et la comtesse restent en
retrait, tandis que la fausse reine remonte l’allée comme prévu. Un
homme vient à sa rencontre, caché par une grande redingote : le
cardinal, tout énamouré. Il s’agenouille et baise le bas de sa robe dans
une profonde révérence, la jeune fille tremble légèrement, laisse tomber
une rose, murmure quelques mots mal appris : « Vous pouvez espérer
que le passé sera oublié », quand Jeanne surgit pour abréger la
rencontre : « Vite ! Madame s’approche avec la comtesse d’Artois. »
Le cardinal récupère sa rose et tourne les talons en s’enivrant déjà de
cette rencontre au sommet avec la plus belle des reines… De son côté, la
joyeuse troupe savoure son succès et se moque à gorge déployée du
grand aumônier à genoux devant une prostituée, dans les jardins de
Versailles. Trop beau pour être vrai ? Certains historiens estiment que
l’affaire n’aurait pu se faire sans le consentement de la reine, qui aurait
ainsi voulu jouer une farce au grand aumônier, avec l’aide de Mme de La
Motte. Qui croire ? Si tel est le cas, cela prouverait que la souveraine
connaissait bien la pseudo-comtesse, ce qui reste à prouver, mais surtout
qu’elle enclenchait sans le vouloir un engrenage bien dangereux autour
de sa personne.

Pour Jeanne, il faut maintenant tirer profit du prince aveuglé. Vite,


elle lui soutient que la reine a besoin de soixante mille livres pour aider
une famille dans la gêne. Pourtant criblé de dettes, le cardinal s’exécute
et donne la somme à Jeanne qui paie quelques créances urgentes,
s’achète illico une belle demeure à Bar-sur-Aube, du mobilier de prix et
des parures de diamants. Son salon devient soudain très fréquentable, il
y a là le comte d’Estaing, le mage Cagliostro, un conseiller au Parlement,
des financiers… « C’est bien, mais c’est toujours peu », songe Jeanne.
Elle doit frapper un grand coup, ramasser le gros lot et se faire oublier
en profitant du pactole. Toujours à l’affût du moindre ragot,
l’aventurière entend alors parler du grand collier de la du Barry,
l’ancienne maîtresse de Louis XV, qui ne trouve pas preneur. Il s’agit
d’un joyau époustouflant, une rivière composée des diamants les plus
prestigieux et les plus chers du monde, assemblés patiemment sous le
règne de la favorite, mais jamais portés puisque le roi Louis XV est mort
avant d’avoir pu l’acheter…
Depuis, les joailliers de la couronne, Böhmer et Bassenge, tentent en
vain d’écouler leur merveille, dans laquelle ils ont tant investi et qui
menace de les ruiner. Ils ont fait le tour des cours d’Europe sans succès
avant de revenir à la charge, pour convaincre Marie-Antoinette. Mais
elle n’aime pas ce précieux harnais, trop lourd, trop brillant, trop
voyant… Ce n’est plus la mode, et la somme demandée reste
démentielle : un million six cent mille livres pour près de trois mille
carats – soit environ la valeur de trois splendides châteaux avec terres et
fermages. La France finance une guerre en Amérique, elle n’a pas les
moyens de dépenser une telle folie. En désespoir de cause, les joailliers
proposent une commission de mille louis pour celui qui les aiderait à
vendre leur fameux collier.
La comtesse tend l’oreille et renifle la bonne affaire. Elle entre en
contact avec Böhmer et Bassenge, salive en contemplant cette parure
brillant de mille feux et échafaude un stratagème… L’escroquerie est
osée, le risque énorme, mais la récompense sublime : elle se met en tête
de faire acheter le joyau par le cardinal pour le compte de la reine de
France, de récupérer l’ensemble et de revendre les diamants à son
profit ! Jeanne de Valois se tourne alors vers Rohan et le persuade
d’acquérir la pièce afin de retrouver grâce aux yeux de Marie-Antoinette.
Pour appuyer ses dires, elle lui transmet une fausse lettre de la reine le
priant de servir d’intermédiaire pour acheter le collier, qu’elle paierait
en plusieurs fois sur ses économies, sans en parler au roi, c’est un service
qu’elle lui demande…
Le cardinal trouve la requête un peu forte, surtout à l’annonce du
prix, mais il consulte Cagliostro qui le rassure après quelques invocations
égyptiennes au milieu d’une forêt de cierges : cette négociation sera
couronnée de succès, lui prédit-il ! Le prélat accepte donc la mission de
confiance, croyant trouver là le sésame tant espéré. Puis Mme de La
Motte revient vers Böhmer et Bassenge, en leur disant que le grand
aumônier se porte acquéreur, mais qu’elle exige la plus totale discrétion,
refusant même un bijou que les deux hommes, proches d’un état
extatique, veulent à tout prix lui offrir.
La comtesse fait ainsi plusieurs heureux d’un seul coup : le cardinal,
certain de faire plaisir à sa souveraine, et les joailliers, soudain emplis
d’espoir, surtout quand ils apprennent que Rohan agit en secret pour la
reine. En réalité tous dupés dans l’un des plus grands coups de maître
jamais manigancés ! En quelques jours, tout est joué : on se met d’accord
sur un paiement en plusieurs versements et la comtesse, dans le secret de
sa chambre, imite l’écriture de la reine pour signer et approuver le
contrat de vente. Mal, puisqu’elle paraphe Marie-Antoinette de France,
alors que la souveraine signe seulement de son prénom !
Mais dans l’excitation, personne n’y voit que du feu…

Le 1er février 1785, le cardinal se rend à Versailles chez la comtesse


de La Motte, le collier sous le bras. Il remet l’écrin à un valet muni d’une
lettre de la reine, en vérité Rétaux de Villette déguisé par sa maîtresse.
Rassuré, le cardinal trop candide repart l’esprit apaisé et ses rêves en
tête. Pendant ce temps, le trio infernal dépèce le collier avec des
couteaux et des tenailles pour en extraire les fabuleux diamants qu’ils
vont écouler un peu partout, récupérant au total six cent mille livres
chez des bijoutiers français mais également à Londres, où le comte
Nicolas de La Motte file vendre la marchandise.
Prudente, la comtesse renvoie Rohan sur ses terres d’Alsace, en lui
affirmant que la reine de France lui voue une éternelle reconnaissance et
qu’elle mettra tout en œuvre pour lui obtenir la charge de Premier
ministre auprès de son époux… Mais le cardinal se montre nerveux :
pourquoi donc la souveraine ne porte-t-elle pas ce magnifique collier ?
Elle n’en a pas encore parlé au roi, répond la comtesse, elle craint son
courroux, il faut encore patienter...
Avec l’été, la première échéance de quatre cent mille livres arrive,
mais rien ne tombe, comme on s’en doute. Jeanne de Valois annonce
avec aplomb que la reine veut désormais une ristourne de deux cent
mille livres, mais qu’elle s’engage également à payer une première traite
de sept cent mille livres en une seule fois au 1er octobre. L’inquiétude
commence à gagner les esprits, mais Jeanne, jamais à court d’idées,
emprunte trente mille livres en secret et les fait porter au cardinal pour
calmer les joailliers de plus en plus angoissés.
Pour la comtesse de Valois, l’essentiel est de gagner du temps. Au
fond d’elle-même, elle est convaincue que le cardinal n’aura d’autre
choix que de payer Böhmer et Bassenge sur ses propres deniers pour
éviter le ridicule et le scandale. Elle laisse donc le cardinal à ses
inquiétudes, en le rassurant comme elle peut. Mais les joailliers et leur
banquier sont moins patients : ils flairent l’escroquerie et se rapprochent
de l’entourage immédiat de la reine, sans intermédiaire, des démarches
qui mettent le feu aux poudres.
Lorsqu’elle apprend la nouvelle, la souveraine demeure stupéfaite.
Comment un cardinal a pu acheter en son nom un collier de plus d’un
million et demi de livres ? Marie-Antoinette se perd en conjectures
pendant que son aversion pour Rohan ne fait que grandir. Elle demande
un mémoire aux joailliers, charge le baron de Breteuil, ministre de la
Maison du Roi, grand ennemi du cardinal, de tirer cette intrigue au clair,
et décide d’informer son mari de cette incroyable affaire qui salit son
honneur.
Tout est prêt pour la scène historique du plus grand scandale du
règne.

Le 15 août 1785, le cardinal de Rohan finit de revêtir ses habits


pontificaux afin de célébrer la grand-messe devant toute la cour de
Versailles. On se presse dans les antichambres et surtout la galerie des
Glaces où doit passer, tout à l’heure, la famille royale au grand complet
pour assister à l’office qui commémore l’Assomption de la mère du Christ
et la fête de la reine de France. Mais on vient prévenir Son Éminence que
Sa Majesté le convoque dans ses appartements… Vite, Rohan finit de
passer sa soutane écarlate et se rend dans le cabinet du roi, où
l’attendent de pied ferme les souverains ainsi que le baron de Breteuil et
Miromesnil, le garde des Sceaux. Au milieu de ce tribunal improvisé,
Louis XVI attaque d’emblée :
« Monsieur, avez-vous acheté au sieur Böhmer un collier de
1 600 000 livres ? »
Le prince avoue le fait, les joues aussi empourprées que ses habits.
« Qu’est devenu ce bijou ?
— Je l’ignore.
— Avez-vous acheté des diamants pour le compte de la reine et avez-
vous eu quelque titre qui vous y autorisait ? »
Le cardinal cherche des yeux un regard de Marie-Antoinette, un
dernier espoir qui lui permettrait d’échapper à ce cauchemar, mais la
souveraine se tient droite et fière, contenant difficilement une sourde
colère. Le prélat comprend que sa disgrâce n’a en réalité jamais cessé. Il
dit avoir été « cruellement » trompé et demande au roi de lui
pardonner… Louis XVI évoque le fameux contrat passé avec les joailliers
sous le nom de Marie-Antoinette de France et ordonne alors au grand
aumônier de rédiger une note résumant sa version des faits. Voyant que
les souverains sont apparemment au courant de tout, Rohan s’exécute et
reconnaît ses fautes. Tout en précisant qu’il a reçu des instructions
données par une certaine Mme de La Motte-Valois. Cette fois, la reine
explose.
« Comment avez-vous pu imaginer, Monsieur, que j’eusse chargé
d’une affaire de cette importance une personne inconnue ? D’ailleurs,
mon opinion sur votre compte a dû vous être assez connue depuis
longtemps pour que vous fussiez bien persuadé que je n’aurais jamais
voulu vous donner aucune commission. Où est le billet signé de mon
nom que la dame de La Motte vous a donné ? »
Le cardinal balbutie, ne sait plus rien, il demande grâce au roi,
promet que tout sera réparé et remboursé, que l’on se souvienne du rang
de sa famille et des services jadis rendus…
« Je ne puis laisser tomber cette affaire, prévient Louis XVI, car la
reine s’y trouverait compromise et je vous avertis que vous serez arrêté
en sortant de mon cabinet. »
« Arrêté ! » Peut-on ainsi écrouer un grand aumônier de France,
membre de l’Académie française, aux portes de la chapelle royale devant
toute la cour assemblée ? Car cette fois, la galerie des Glaces bruit de
toutes les rumeurs, une tête va tomber, c’est sûr. Ce conciliabule de
dernière minute, juste avant l’office sacré, ne dit rien de bon…
Voilà le cardinal qui sort justement du cabinet, l’air livide, tandis que
le baron de Breteuil marche sur ses pas, et lance à un officier, devant la
foule stupéfaite : « Je vous ordonne, de la part du roi, d’arrêter M. le
cardinal et d’en répondre. » Les cris, mêlés à une cohue indescriptible,
envahissent le palais : on grimpe sur des banquettes, on cherche à voir
ce prince de sang appréhendé comme un malfrat dans ses habits de
cérémonie. Rohan traverse la foule et fait front. Dans la confusion
générale, il a le temps de préparer un ordre qu’il remet à l’un de ses
valets : il s’agit de faire disparaître au plus vite le portefeuille rouge qui
contient toute sa – fausse – correspondance avec la reine de France,
déposée dans son hôtel parisien. Un serviteur zélé brûle le pavé pour
accomplir la mission, bien avant la mise sous scellés de la demeure du
prélat.

L’arrestation de Rohan enflamme Paris comme une traînée de


poudre. A-t-on vu pareille histoire ? La comtesse de La Motte apprend la
nouvelle tandis qu’elle se trouve en Champagne, où elle se donne plus
que jamais des airs d’aristocrate, largement aidée, il faut le dire, par les
dizaines de milliers de livres arrachées du collier, vite dépensées en
carrosses et mobilier précieux. Tandis qu’elle dîne chez l’abbé de
Clairvaux, elle manque de défaillir en entendant le récit du coup d’éclat
en plein Versailles. Elle lâche sa serviette et quitte ses convives,
accompagnée par son ami – et ancien amant – l’avocat Beugnot.
À son trouble, il comprend qu’elle est bien plus compromise qu’elle
ne veut bien l’avouer : il la presse de fuir, de détruire ses papiers. Elle
refuse sa première proposition, qui serait pour elle une preuve de
culpabilité, mais accepte son aide pour la seconde : et les voilà en train
de brûler par liasses toutes les preuves les plus accablantes de la
machination… Une heure après le nettoyage, une fois Beugnot reparti, la
police débarque au logis de Bar-sur-Aube. On embarque Madame et les
quelques papiers restants, mais on laisse Monsieur le comte, car aucune
charge ne pèse – encore – contre lui. Il saisit sa chance, récupère
l’argent, met quelques réserves en lieu sûr, et file vers l’Angleterre.
Marie-Antoinette jubile : son ennemi est à terre, elle peut compter
sur le baron de Breteuil pour accumuler les preuves contre lui. Elle veut
un procès public, éclatant, magistral, pour que le peuple sache qu’elle
n’est pour rien dans cette affaire, que son nom est mêlé bien malgré elle
à une sordide escroquerie manigancée par Rohan. Car elle en est
convaincue : tout vient de lui, il est le seul coupable, elle le déteste !
Louis XVI partage son avis et veut surtout contenter sa femme, qu’il sait
maltraitée dans l’opinion.
Car les gazettes vendues sous le coude ne sont pas tendres avec la
reine, soupçonnée non seulement de défendre les intérêts de l’Autriche,
au cœur de Versailles, mais surtout d’être un véritable panier percé,
obligeant son mari à régler bijoutiers ou modistes en puisant dans les
coffres. Il y a là quelques vérités et beaucoup de médisances, colportées
souvent par la grande aristocratie snobée par cette reine capricieuse, qui
n’aime rien tant que s’isoler à Trianon, loin des obligations officielles.
Autrefois, la maîtresse royale servait de paratonnerre au
mécontentement général : mais Louis XVI reste un homme fidèle, et sa
femme cristallise dès lors les critiques et la colère.
Quelques conseillers clairvoyants redoutent à l’avance la publicité
qu’un procès ne manquera pas de donner à « cette friponnerie », où la
couronne et la pourpre cardinalice sont mêlées. Le roi, premier juge du
royaume, pourrait trancher en son âme et conscience, sans confier
l’affaire au Parlement, qui se régale par avance. De fait, cette institution
toujours frondeuse a été mise au pas sous Louis XV, mais, depuis le
nouveau règne, elle a retrouvé toute sa vigueur et une partie de la
noblesse et du clergé pourrait pencher en faveur du cardinal… Malgré
les risques, Louis XVI décide de lancer la procédure. « Grande et
heureuse affaire ! s’exclame déjà le conseiller Fréteau de Saint-Just. Un
cardinal escroc, la reine impliquée dans une affaire de faux ! Que de
fange sur la crosse et sur le sceptre ! Quel triomphe pour les idées de
liberté ! »

Le grand déballage peut commencer, le royaume et l’Europe entière


vont se passionner pour l’affaire.
La Bastille devient le dernier lieu à la mode. Rohan y prend ses aises,
servi par trois domestiques, la comtesse le suit de près, avec moins
d’égards. Elle charge si bien Cagliostro qu’il rejoint également la
forteresse, puis c’est le tour de la prostituée Nicole Leguay, la fausse
baronne d’Oliva et enfin du faussaire Rétaux de Villette. Tout ce beau
monde s’invective, se charge de mille turpitudes, en vient parfois aux
mains, seul le cardinal faisant montre d’une certaine décence, le
contraire de Jeanne de Valois dont la verve et l’imagination fertile ne
connaissent plus de bornes.
Chaque semaine, ses révélations plus stupéfiantes les unes que les
autres viennent contredire les anciennes dépositions, elle accuse le
cardinal, crie au complot pour mieux faire oublier le sien... Le peuple
applaudit, Paris en redemande : car tous ces rebondissements finissent
imprimés dans les libelles et les gazettes, dont les tirages ne cessent de
grossir. Le procès déborde dans la rue, on imprime les notes et les
mémoires des avocats, qui sont aussitôt commentés, comparés,
déformés…
Tout se mélange dans un feuilleton savoureux, où le sexe, l’argent et
l’ambition, ajoutés à l’alchimie de Cagliostro, font merveille. Quand
l’histoire du bosquet déboule sur la place publique, on frôle le délire !
Les gazettes imaginent la reine et la comtesse de Valois lesbiennes, le
cardinal culbutant Nicole et devenant père d’un fruit illégitime, le comte
de La Motte circoncis à Constantinople... On publie des images
croquignolesques, des caricatures, des satires, des romans. Tout se vend
avant midi, il suffit d’écrire : les perruquiers, les épiciers, les
nouvellistes, chacun trempe sa plume dans le scandale pour en tirer le
meilleur profit !
Dans ce fatras, les juges tentent d’y voir clair : l’innocence du
cardinal et la culpabilité de Jeanne de Valois ne tardent pas à être
démontrées. Le 30 mai 1786, les accusés défilent devant les membres du
Parlement, mais aussi face à la foule accourue en masse les observer de
près. On acclame Cagliostro et plus encore le cardinal, qui salue les
Parisiens venus l’applaudir… « J’ai été complètement aveuglé, avoue le
prélat devant ses juges, par le désir immense que j’avais de regagner les
bonnes grâces de la reine. »
Le lendemain, 31 mai, les magistrats rendent leur arrêt, conforme
aux premières hypothèses : un triomphe pour Rohan, acquitté, et donc
un camouflet pour la reine, définitivement salie aux yeux de l’opinion
publique. « Vive le Parlement ! Vive le cardinal innocent ! » crient plus
de dix mille poitrines dans les rues de Paris et devant la Bastille. Toute la
faute retombe sur Jeanne de Valois, condamnée à être fouettée nue et
marquée du « V » des voleuses, puis enfermée à la Salpêtrière. Son mari,
le comte de La Motte, toujours en exil, écope des galères à perpétuité.
Rétaux de Villette doit s’exiler, Cagliostro se trouve innocenté tout
comme la jolie Nicole Leguay, qui s’en tire avec un blâme…
Un simple blâme pour avoir imité la reine dans les jardins de
Versailles ! Marie-Antoinette se montre outrée, tout comme le roi. Aux
yeux de tous, elle est la grande perdante de ce procès. Tout est allé à
contresens, se dit-elle, le Parlement et les grandes familles se sont ligués
contre la couronne, elle croit toujours le cardinal coupable, il faut qu’il
paie, d’une manière ou d’une autre. Au lieu de tourner la page, Louis XVI
s’obstine et se venge en exigeant la démission de Rohan de sa charge de
grand aumônier de France et son exil immédiat dans son abbaye de La
Chaise-Dieu. Pour le peuple, le roi ajoute l’arbitraire à l’injustice : pour
la première fois, Louis XVI fait l’objet de vives critiques tandis que la
reine se met à dos définitivement le peuple de Paris.
Reste la comtesse de La Motte, qui redoute sa sentence au fond de la
Conciergerie, où elle a été transférée. Le 21 juin 1786, on vient la
chercher au petit matin pour l’emmener dans la cour du Palais de justice.
L’exécution est prévue pour midi, mais le lieutenant de police a préféré
avancer l’heure pour éviter les émeutes : les meilleures places pour
assister au spectacle se sont arrachées à prix d’or, tout Paris souhaitant
voir le seul châtiment public venant clore cette extravagante affaire. Une
descendante des rois de France fouettée par le bourreau, personne ne
manquerait la scène ! La comtesse déboule la corde au cou, on ne
l’attend pas si tôt, mais les cris et l’agitation ont vite fait d’attirer une
foule dense et curieuse.
Elle se présente très agitée, prenant le public à témoin : « C’est le
sang des Valois que vous traitez ainsi ! Arrachez-moi à mes bourreaux ! »
Les injures pleuvent sur le Parlement, le cardinal et la reine tandis qu’on
la tire sur les lieux du supplice. Jeanne se débat, frappe les bourreaux, si
bien qu’elle déchire ses vêtements et tombe à demi nue sur les pavés. Le
reste nous est décrit par un témoin de l’époque, le libraire Nicolas
Ruault : « Elle découvrait tout son corps qui était superbe et avait les
plus belles formes. Et devant l’éclat de ses cuisses blanches, dans
l’épouvante silencieuse, un loustic lance une obscénité. La chair délicate
fume sous le fer rouge. Une légère vapeur bleuâtre se mêle aux cheveux
dénoués. Les yeux injectés de sang semblaient sortir de la tête, les lèvres
grimaçaient atrocement. Tout le corps dans ce moment eut une telle
convulsion que la lettre V fut appliquée la seconde fois, non sur l’épaule,
mais sur le sein. Jeanne eut un dernier soubresaut. Elle tomba sur
l’épaule de l’un des bourreaux et trouva encore la force de le mordre à
travers la veste, jusqu’au sang. » C’est une comtesse de Valois évanouie
que l’on emporte à la Salpêtrière, sa nouvelle prison.
Pour beaucoup, elle fait figure de martyre dans cette histoire, tout
comme le cardinal. On la plaint d’être enfermée dans un tel cloaque, un
couvent n’aurait-il pas mieux fait l’affaire ? Ces dames la visitent, elle
excite toutes les curiosités, intrigue en secret, et finit par s’échapper de
façon rocambolesque en juin 1787 en se déguisant en homme avec une
habile comparse, avant de trouver refuge à Londres. Aussitôt, l’affaire
rebondit : qui a payé, qui l’a aidée ?
Les historiens avancent aujourd’hui plusieurs pistes. On évoque la
reine, qui aurait tenté de négocier avec le mari, le fameux comte de La
Motte resté à Londres, toujours en possession de quelques lettres
compromettantes... Le maître chanteur aurait accepté la restitution du
paquet moyennant une bourse d’or bien garnie et la libération de sa
femme. On avance aussi le nom du prince d’Orléans, rival de Louis XVI,
qui pouvait avoir intérêt à laisser un tel oiseau en liberté pour
discréditer son cousin… De fait, l’enquête ne donne rien. Faut-il s’en
étonner ?
Depuis le début, dans cette intrigue, les forces de l’ordre, corrompues
jusqu’à l’os, semblent aussi mener leur propre jeu… À leur tête, le
fameux Lenoir, le lieutenant général de police, habile et sournois, qui a
eu la bonne idée de démissionner juste avant que n’éclate l’affaire du
Collier. Il en savait beaucoup – trop sans doute – et son attitude dans
cette histoire reste plus que louche : Lenoir a tout fait pour minimiser
dans ses rapports l’opinion très négative du peuple envers la reine,
poussant ainsi le roi à choisir un procès public, désastreux pour son
image. Qu’avait-il à gagner dans ce scandale ? Peut-être quelques
diamants, car il se mit soudain à mener grand train dès 1785… On
suppose également que le mari de Jeanne, le fameux comte de La Motte,
était l’un de ses précieux mouchards. L’historien Robert Muchembled en
est convaincu : la police de cette fin du XVIIIe siècle, gangrenée et vénale,
a sa part de responsabilité dans l’affaire du Collier. Une telle entreprise
nécessitait des complicités au plus haut niveau.

Le couple de La Motte se retrouve donc à Londres, mais vit


séparément, Monsieur ayant désormais ses habitudes. Qu’à cela ne
tienne, Jeanne tombe dans les bras de Calonne, l’ancien contrôleur
général des Finances, également en exil après avoir été remercié par le
roi. Leur rancune les rapproche, Calonne pousse la comtesse à écrire ce
qu’elle sait et à publier sa version des faits. Jeanne tient enfin sa
vengeance, elle veut dévoiler le vrai visage de la reine devant l’Europe
entière, traîner dans la boue la pourpre et les lis, elle rumine sa haine,
cuite et recuite, et ne fera pas de quartier ! Sans compter l’argent que ses
écrits vont lui rapporter…
Fin 1788, elle publie un premier ouvrage, Mémoires justificatifs de la
comtesse de Valois, et obtient un premier succès. Versailles s’inquiète.
Mme de La Motte, encouragée par la presse révolutionnaire, continue à
écrire régulièrement des brûlots qui viennent attiser l’incendie général,
mais les souverains hésitent à payer des sommes folles pour empêcher
leur parution, comme il est d’usage à l’époque. Ils apprennent que
Jeanne, toujours à court d’argent, s’apprête à publier un nouveau livre
sur sa vie, où la reine passe pour une femme vicieuse au côté d’un
cardinal lubrique… Cette fois, Louis XVI envoie un agent secret, pour
tenter de soudoyer l’incontrôlable comtesse et de retarder la parution :
les pourparlers commencent…
Jeanne de La Motte a trente-quatre ans, elle est encore jeune, mais
elle a bien changé. Sujette aux colères et à l’abattement, elle se réjouit
de cette révolution qui la venge mais vit terrée dans son appartement
londonien, se croyant épiée, à juste titre, par des espions français et le
gouvernement anglais. Le 12 juin 1791, elle entend des policiers
s’annoncer, elle s’imagine à nouveau emprisonnée, voire suppliciée, et
s’affole soudain. Tandis qu’on force la porte – en réalité, on vient
recouvrer une énième créance – elle panique et se jette par la fenêtre
avant de s’écraser dans la cour et se briser les deux jambes. Jeanne de
Valois meurt sur son lit de douleur, rongée par la gangrène, le 23 août
1791.
Mais sa dernière flèche n’a pas encore touché son but. Les
exemplaires de son nouveau livre, Vie de Jeanne de Saint-Rémy de Valois,
finissent par atterrir dans les mains de Louis XVI qui achète le tout et
ordonne leur destruction en catimini, dans le four de la manufacture de
Sèvres : trente ballots partent en fumée, le roi croit l’affaire enfin
terminée, le venin de la descendante des Valois ne frappera plus. Mais
des ouvriers jacobins dénoncent l’autodafé à l’Assemblée qui finit par
mettre la main sur un exemplaire, miraculeusement épargné et
rapidement réimprimé.
Lorsqu’il sort des presses, la monarchie agonise.
Olympe de Gouges, à corps perdu dans
la Révolution

« Cette virago, cette femme-homme,


l’impudente Olympe de Gouges, qui
abandonna les soins de son ménage,
voulut politiquer et commit
des crimes… »
Le procureur Chaumette

À la fin de décembre 1789, une pluie fine tombe sur la capitale


assoupie. Paris a retrouvé son calme et semble digérer cette Révolution
soudaine et bruyante qui, l’été dernier, terrorisa les nobles et réjouit les
faubourgs. Une assemblée constituante siège pour édicter de nouvelles
règles, le roi a cédé, la noblesse a voté l’abolition des privilèges, on
critique Dieu, on adule le peuple. De partout, les idées neuves s’invitent
dans les débats, les gazettes fleurissent par centaines, on donne son avis,
on décrie l’ordre ancien, on échafaude des projets de société toujours
plus audacieux. Les clubs remplacent les anciens salons, les débats
s’invitent dans les cafés, les affiches tapissent les galeries du Palais-
Royal, à deux pas du Louvre, où vit désormais la famille royale ramenée
de Versailles par le peuple en armes, à l’automne 1789.
Ce 28 décembre, la foule des grands soirs se presse à la Comédie-
Française, rebaptisée Théâtre de la Nation – dans l’Odéon actuel. Le
ballet des fiacres déverse son lot de bourgeoises, de jeunes écrivains et
de chroniqueurs, pressés d’entrer dans le hall pour fuir le crachin
glaçant. En coulisses, une femme d’une quarantaine d’années, les
cheveux fins, mince et fiévreuse, surveille les derniers préparatifs avant
les trois coups décisifs. Elle est l’auteur, elle joue ce soir sa carrière. Paris
va la juger.
Quitte ou double, son destin est sur le point de basculer.

Voilà cinq ans qu’Olympe de Gouges attend cet instant, cinq ans
qu’elle a proposé sa pièce à la troupe des comédiens du roi avec laquelle
elle entretient des relations plutôt tendues, pour ne pas dire exécrables.
À l’époque, Louis XVI est encore au pouvoir, englué dans des dettes
d’État insurmontables. La société reste cloisonnée entre les différentes
classes, mais déjà les idées nouvelles circulent, dans les salons, l’édition
ou les journaux, plus ou moins tolérés par une censure aux ordres. En
1784, Olympe de Gouges tente de se faire un nom dans le monde des
lettres et propose un « drame indien » à la troupe de la Comédie-
Française, une pièce évoquant les tribulations de Zamore et Mirza, un
couple de jeunes Noirs fugitifs, dont les aventures à rebondissements
permettent à l’auteur de soulever la question de l’esclavage.
Même s’il n’a rien d’un chef-d’œuvre, le texte plutôt subversif est
accepté par les comédiens. Mais les choses se gâtent, la bouillante
Olympe s’impatiente, multiplie les maladresses, vexe certaines vedettes
des tréteaux et finit par se brouiller tout à fait avec l’un des plus
puissants théâtres d’Europe : on s’invective, on se menace, les paroles
dépassent les pensées, si bien que les comédiens tout-puissants exigent
qu’on embastille cette excitée au plus vite ! La lettre de cachet, signée du
roi, est finalement détournée par quelques amis influents… mais Olympe
de Gouges a eu chaud.
En 1789, tout change. L’esclavage s’invite aux débats de la
Constituante, les Droits de l’homme proclament l’égalité pour tous, on se
souvient de la pièce polémique de cette fameuse Olympe… Elle a même
publié son drame avec un long plaidoyer contre la traite des Noirs et leur
inhumaine condition. « Quand s’occupera-t-on de changer le sort des
Nègres ? » écrit-elle avec une certaine audace. « Les Européens, avides de
sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l’or, ont fait changer la
nature dans ces climats heureux. Les vaincus ont été vendus comme des
bœufs au marché… »
Face au Théâtre-Français, l’auteur ne désarme pas : elle les menace
d’un procès pour ne pas avoir encore monté sa pièce, elle fait appel au
maire de Paris, écrit à l’Assemblée… Si bien que les comédiens, un peu
forcés, finissent par la programmer pour la fin de décembre. La tension
est à son comble, certains estiment l’œuvre bien médiocre, d’autres ont
refusé de se noircir la peau au jus de réglisse, un procédé jugé infamant
pour leur ego, jugent-ils ! Quant aux journaux conservateurs, ils raillent
« ces amis des Noirs qui ne sont que des ennemis des Blancs ».

Dans les coulisses, ce soir de décembre 1789, Olympe de Gouges


n’est pas rassurée. Elle connaît le pouvoir des colons, leur puissance,
leurs fortunes et leurs appuis, même en ces temps révolutionnaires. Ils
louent fort cher des loges à la Comédie et ne laisseront pas cette donzelle
étaler ses convictions subversives. Une bataille se prépare, elle le sent,
elle le sait. Elle a lu ces articles qui annoncent partout la première de
cette pièce antiesclavagiste, un événement en soi dans cette France en
plein bouleversement. Les chroniqueurs la raillent, pressentent le
scandale, mais bien peu la soutiennent. Après tout, il ne s’agit que d’une
femme, peu connue qui plus est.
De fait, dès les premières scènes, le spectacle descend dans la salle,
les premiers murmures laissent vite place aux invectives et aux cris. Les
colons s’en prennent aux libertaires, contrent la claque, les hurlements
couvrent les répliques, mille personnes donnent de la voix. Dans un
brouhaha indescriptible, les comédiens parviennent difficilement à finir
leur texte. On siffle à tous les entractes, on s’injurie par-dessus les
balustrades, on en vient parfois aux mains… Pendant trois jours, la pièce
fait couler autant d’encre que de fiel, avant d’être définitivement
enterrée, officiellement pour mauvaises recettes. Même le maire de Paris
juge la pièce « incendiaire » et approuve son arrêt.
Mais qu’importe ! En quelques jours, tout Paris connaît désormais la
sulfureuse Mme de Gouges.

D’où vient-elle, cette virago des lettres, cette amazone de la liberté ?


Elle voit le jour au milieu du XVIIIe siècle, en 1748, à Montauban, dans le
Quercy, d’un père boucher, Pierre Gouze, et d’une mère fort belle, Anne-
Olympe, issue d’une famille de drapiers aisés. Mais le père n’a pas jugé
bon d’assister à son baptême… En réalité, toute la ville sait que le
géniteur de la jeune Marie Gouze n’est autre que le puissant marquis
Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, un aristocrate lettré, devenu très
vite auteur à succès avec sa pièce Didon, mais également victime du
grand Voltaire, qui ne verra en lui qu’un versificateur de province.
Sans reconnaître officiellement l’enfant – question de prestige –,
même s’il aime certainement sa mère, le marquis de Pompignan propose
de prendre Marie sous son aile et de lui donner une éducation digne de
ce nom en la plaçant chez les sœurs. Mais la mère de Marie refuse de
voir son enfant lui échapper : elle entend bien l’élever elle-même.
Pompignan insiste, surtout que le père officiel de la petite Marie décède
deux ans seulement après sa naissance, sans doute emporté par une
méchante crue du Tarn. La jeune mère tient bon, le marquis s’efface,
épouse une aristocrate et oublie sa maîtresse et ses amours de jeunesse.
Après quelques rudiments de lecture et d’écriture, une faible
instruction qui lui fera souvent défaut, Marie est appelée à suivre le
destin réservé à toute fille de seize ans, à savoir épouser un bon parti, un
bourgeois cossu, voire, avec un peu de chance, un petit aristocrate.
N’est-elle pas issue d’un bon milieu social, et jolie de surcroît ? Ce ne
sera rien de tout cela. Pour d’obscures raisons, on marie la demoiselle à
un officier de bouche du nom de Louis-Yves Aubry, une union forcée,
selon ses propres termes, sans doute malheureuse, qui sera certainement
à l’origine de son aversion pour le mariage. À la déception s’ajoute
l’humiliation, la première de sa vie, et sûrement l’une des plus
importantes : elle découvre combien la femme reste soumise à l’autorité
des hommes. Mais son fardeau ne dure pas, son époux a la bonne idée de
mourir rapidement – encore une nouvelle crue dévastatrice –, le temps
tout de même de lui faire un fils, prénommé Pierre.
La mort subite de son mari ne lui fait verser aucune larme mais lui
procure, en revanche, un immense sentiment de liberté : elle est jeune,
belle, intrépide et sûre d’elle, l’avenir lui appartient ! Lui serait-il
possible d’embrasser un destin romanesque, de tenter sa chance à Paris
où tout se joue, de fuir Montauban, étriquée dans son protestantisme
rigoureux ? Marie Gouze n’hésite pas. Elle ne sera pas la veuve Aubry et
décide de prendre un nouveau nom en empruntant celui de sa mère,
Olympe, tout en ajoutant une particule : ce sera désormais Marie-
Olympe de Gouges, puis Olympe de Gouges tout court, comme un nouvel
acte de baptême, gage d’une vie meilleure. Pas question de convoler à
nouveau pour assurer sa sécurité, elle tient dès lors le mariage pour « le
tombeau de l’amour et de la confiance ». Les hommes, merci bien, elle a
déjà donné !
À moins de savoir les utiliser pour parvenir à ses fins…
Justement, elle croise à Montauban la route de Jacques Biétrix de
Rozières, un célibataire d’une quarantaine d’années dont les poches
débordent de louis d’or. Son négoce d’entrepreneur aux armées lui
procure de confortables revenus dont Marie-Olympe profite largement. Il
l’installe à Paris, avec son petit garçon, et lui assure un train de vie assez
conséquent. L’aime-t-elle vraiment ? On peut le supposer, puisqu’ils
entament une relation qui va durer, tant bien que mal, jusqu’à la
Révolution. Mais la belle Olympe n’aime pas les attaches et, même si elle
nourrit quelques sentiments pour Jacques, elle collectionne les amants
ou les passades. Rien de bien extraordinaire sous l’Ancien Régime, où les
femmes n’ont guère le choix qu’entre le voile, le mariage ou la
galanterie… Olympe se veut libre, elle a choisi son camp. Et sa beauté
fait le reste. On lui prête « l’idéale perfection de la beauté du Midi » avec
« des yeux d’où jaillissent des étincelles ». Elle trouve sa poitrine trop
petite : qu’à cela ne tienne, elle la rembourre de coton !
De quoi faire tourner la tête de bien des hommes…
Commence pour Olympe une période mondaine, assez méconnue,
tant elle comporte des zones d’ombre et des mystères. Une phase de sa
vie peu glorieuse, sans doute noircie à dessein par ses adversaires et trop
idéalisée par ses admirateurs, pour qui la grande féministe du XVIIIe siècle
ne pouvait s’adonner à la prostitution de luxe. L’écrivain Restif de la
Bretonne, auteur d’un ouvrage qui recense les courtisanes de l’époque,
n’hésite pas à classer Marie-Olympe parmi les « filles » de Paris. D’autres
font allusion à son commerce « impur », à son absence de moralité…
Le journal La Correspondance en parle un jour dans des termes sans
équivoque : « Née avec une jolie figure, son unique patrimoine, elle
n’était depuis longtemps connue à Paris que par les faveurs dont elle
comblait ses concitoyens. » Quelle est la part de vengeance et celle de
vérité dans ces témoignages ? Un élément reste particulièrement
parlant : quand elle arrive à Paris, sans doute vers 1770, elle possède à
peine deux mille livres, une somme qui grimpe à soixante mille, quinze
ans plus tard, sans pour autant être mariée ni remplir un quelconque
office. S’il est vrai que le brave Jacques Biétrix met la main à la poche, il
est tout aussi plausible qu’elle soit allée chercher le reste dans celles
d’autres protecteurs fortunés…
Un nom se détache des éventuels soupirants, celui du prince
d’Orléans, qui deviendra le fameux Philippe Égalité, même si aucune
preuve ne vient confirmer cette liaison que des pamphlets évoquent à
l’époque. L’appui ou l’amitié d’un tel homme, qui jouera un rôle
politique pendant la Révolution – il votera notamment la mort du roi –,
a pu évidemment accélérer l’ascension parisienne de la jeune Olympe.
De fait, on la voit partout, menant grand train, un jour aux Tuileries,
le lendemain au Palais-Royal, le soir à l’Opéra, dans un salon littéraire
ou à quelque souper mondain… Sa fraîcheur, son sourire, son esprit et
ses reparties toujours fines, soutenus par son accent fleuri, la font vite
remarquer dans les cercles mondains d’une aristocratie en sursis, qui
danse avec frénésie au-dessus d’un volcan. Marie-Olympe butine et
amuse la galerie avec un charme certain. Voici comment un
contemporain la décrit en 1780 : « Une taille de nymphe, un noble
maintien, un son de voix qui charme les sens et ravit l’âme, de grands
yeux noirs, un teint de lis et de rose, une bouche vermeille, un sourire
enchanteur, des grâces naturelles... »
Au cœur de ce milieu bouillonnant, aussi frivole que littéraire, où les
pensées les plus subversives côtoient les derniers potins du Mercure de
France, Olympe de Gouges s’initie aux idées nouvelles et à la politique,
telle une abeille faisant son miel de toute fleur rare. Elle observe, juge,
écrit et s’emporte, toujours sans aucune prudence, ce qui fait son charme
mais aussi sa faiblesse. Passer du statut de courtisane à celui de femme
savante n’est pas une mince affaire, surtout avec son faible bagage
culturel, mais elle parvient peu à peu à imposer sa faconde, sinon sa
prose.

C’est l’époque où Mme de Gouges commence à écrire, à présenter ses


C’est l’époque où Mme de Gouges commence à écrire, à présenter ses
œuvres dans des séances de lecture publique, avec ce même culot et
cette foi inébranlable en sa destinée qui l’ont amenée à quitter
Montauban. Elle amuse, elle intrigue, lit Rousseau, se proclame elle-
même « Fille de la nature », fréquente des journalistes, transforme ses
appartements en arche de Noé depuis qu’elle croit dur comme fer à la
réincarnation… et décide de monter un théâtre ambulant ! Elle fait jouer
son fils Pierre, investit dans des décors et des costumes, et met en scène
des compositions de son cru qui attirent l’attention de quelques gens de
lettres. Certains aristocrates connaissent aussi ses liens de sang avec le
célèbre marquis de Pompignan, ce qui fait d’elle, quelque part, un
membre acceptable dans la grande caste dominante du moment. Elle se
montre fière de ses origines, même bâtardes, et compte bien jouer de ce
capital-là pour forcer quelques portes utiles.

C’est d’ailleurs à la mort de son géniteur, Lefranc de Pompignan,


qu’elle prend finalement son envol, comme pour assurer un relais
littéraire. En 1784, elle publie un roman autobiographique à clé, sans
doute pour solder le passé. Mais elle n’oublie pas pour autant le théâtre,
sa passion première, et commence avec éclat en osant écrire une suite au
fameux Mariage de Figaro, très en vogue à l’époque. Sa pièce Les Amours
de Chérubin fait un tabac auprès des acteurs de la Comédie- Italienne
mais provoque surtout l’agacement du célèbre Beaumarchais, qu’elle
remet aussitôt à sa place. Ces années restent très prolixes : Olympe a
déjà plusieurs pièces en réserve dans ses tiroirs mais elle tente surtout
d’imposer la plus osée de toutes, son fameux drame indien dénonçant
l’esclavage des Noirs.
Il fallait avoir un certain culot, surtout de la part d’une femme, pour
dénoncer l’esclavage en 1784, même à mots feutrés, dans cette France de
l’Ancien Régime où bon nombre d’aristocrates tiraient leur fortune de la
traite du « bois d’ébène ». Mais Olympe de Gouges a désormais des
appuis, elle se sent pousser des ailes et part à l’assaut avec la fougue et
l’inconscience d’un Don Quichotte. Elle mettra cinq années, comme on
l’a vu, à imposer son drame exotique au répertoire, mais elle ne lâchera
jamais ce combat qu’elle juge essentiel, autant pour sa carrière que pour
ses convictions. À ses yeux, les Noirs sont comme les femmes, opprimés,
exploités, nés libres mais partout dans les fers pour paraphraser le
Contrat social de Rousseau. Cinq ans avant la Révolution, l’ancienne
mondaine milite ardemment pour une égalité des droits et voit grossir
d’un seul coup les rangs de ses ennemis.
On l’a pourtant mise en garde de ne pas se mêler de politique : ce
n’est pas la place d’une femme, encore moins d’une inculte, lui fait-on
comprendre à demi-mot. Autant de freins qui attisent la fougue de cette
révoltée, soucieuse de se faire une place dans ce milieu misogyne.
Désormais, elle suit son instinct et rend coup pour coup. Un jour, à un
pédant qui se vante d’écrire les pièces de Mme de Gouges en sous-main,
en ajoutant des fautes pour faire croire que l’œuvre est bien d’elle, elle
réplique : « On trouve communément des hommes de votre espèce, mais
apprenez qu’il faut des siècles pour faire des femmes de ma trempe. »
Drapée dans son orgueil, Olympe manie la plume comme un sabre,
pas toujours avec style mais en tranchant dans le vif. Gare aux hommes
qui se mettront sur sa route ! Outre ses prises de position contre
l’esclavage, on la voit critiquer en sourdine cette société masculine et
figée dans ses dogmes à travers plusieurs de ses pièces comme Le Couvent
ou les vœux forcés, ou encore Le Philosophe corrigé. À la fin des années
1780, elle a bien l’intention de continuer à publier, malgré ces
messieurs.
Il faut dire que la France de l’époque donne motif à de nombreuses
controverses, sinon de mécontentements : de mauvaises récoltes, une
société bloquée, un déficit budgétaire colossal et par-dessus le marché
une guerre d’Amérique qui achève de saigner les finances royales… On
connaît la suite : l’incapacité de Louis XVI à prendre des décisions
radicales ouvre la voie aux émeutes et à la Révolution.
En novembre 1788, la citoyenne Olympe de Gouges tente d’apporter
sa contribution aux débats en proposant la formation d’une « caisse
patriotique ». Dans un article publié à la une du Journal général de
France, elle défend l’idée d’un impôt volontaire en fonction de ses
possibilités – un peu sur le modèle de notre impôt sur le revenu qui, lui,
est obligatoire. Nobles, bourgeois et tâcherons, chacun apporterait ainsi
son écot pour sauver le royaume. « L’homme de la halle, ainsi que la
femme de charge, éprouveraient une satisfaction sans égale de voir leur
nom à côté de celui d’un prince du sang », affirme-t-elle avec une
certaine candeur.
Un mois plus tard, elle récidive en proposant cette fois, toujours dans
le même journal, un train de réformes sociales à défriser les perruques
de la cour. Olympe se garde bien d’attaquer le roi, elle connaît le poids
de la censure, et n’a pas envie de se retrouver menacée par une nouvelle
lettre de cachet. Mais elle ne craint pas de s’en prendre aux privilèges
des nantis et à leur promettre des lendemains meurtriers si rien ne
bouge. Elle propose la mise en place d’ateliers nationaux pour endiguer
le chômage, une réforme agraire afin de partager les terres et même un
impôt sur les signes extérieurs de richesse, en évaluant le train de vie des
plus riches, leurs domestiques, leurs équipages et leurs œuvres d’art, une
sorte d’impôt sur la fortune avant la lettre !

La Révolution de 1789 éclate alors qu’elle entre dans la quarantaine,


comme un cadeau tombé du ciel. La presse est libre, adieu la censure :
cette passionnée du verbe va prendre la parole et ne plus la lâcher. Elle
frappe à la porte de journaux, mais on ne veut pas de cette excitée, la
Révolution reste une affaire d’hommes. Elle tente de créer une gazette,
mais le projet capote. Alors elle imprime des brochures, toujours à ses
frais, quitte à bientôt s’endetter… Elle en jette ainsi trois mille dans les
couloirs de Versailles pour inciter le roi à abdiquer au lendemain de la
prise de la Bastille, et laisser la place à un régent ! Tollé chez les
royalistes, indignation chez les démocrates : on l’accuse de pure folie en
ces heures dramatiques, de faire le jeu du duc d’Orléans, dont l’ambition
dévorante le pousse à rêver du royaume...
D’ailleurs, ce même prince ne fut-il pas l’amant de cette enragée
politique ? murmure-t-on dans les couloirs du pouvoir. Mais il en faut
plus pour décourager Olympe de Gouges, lancée dans une frénésie de
publications. Elle se mêle de tout, participe au débat public en
imprimant, publiant, affichant, toujours sur ses propres deniers, à la
manière d’une rédactrice en chef engagée dans des combats d’avant-
garde, comme le fait justement remarquer l’historien Olivier Blanc dans
sa biographie très documentée. On la voit militer pêle-mêle pour le droit
au divorce, la reconnaissance des enfants naturels, la création d’un
contrat civil, sorte d’union libre qui pourrait faire écho à notre PACS
d’aujourd’hui… Autant de sujets importants aux yeux d’une mère seule,
attachée à son indépendance, issue d’une liaison clandestine. Comme
toujours, Olympe parle avec son cœur et mélange bien souvent ses
convictions et sa vie privée.
D’autres causes trouvent son soutien, et d’abord celle des esclaves,
puisque sa pièce vient d’être enfin jouée au Théâtre de la Nation, avec le
scandale que l’on sait. Elle commence naturellement à fréquenter
certains clubs issus de la Révolution, dont celui des Amis des Noirs fondé
par le député Brissot, où se retrouvent également l’abbé Grégoire,
Mirabeau ou encore La Fayette. Olympe participe à leurs réunions, se
fait connaître de ces ténors de la réforme, dont certains l’apprécient.
Mirabeau, notamment, sensible certainement à sa fougue, mais
également aux idées neuves et parfois iconoclastes de cette amazone de
la Révolution. « Si cette femme n’avait pas des fusées dans la tête, elle
nous dirait parfois d’excellentes choses », reconnaît-il, tout en soulignant
parfois le bien-fondé de ses pensées : « Nous devons à une ignorante de
grandes découvertes. »
Ces remarques, teintées par un certain mépris, prouvent combien ces
« femmes savantes » n’ont pas toujours leur place dans le cénacle des
politiques, même si le salon de Madame Roland, qui encourage les idées
neuves, reste un lieu prisé. On veut bien les écouter, on les utilise même,
mais pas question de leur laisser une once de pouvoir… « Je donne cent
projets utiles, remarque Olympe. On les reçoit ; mais je suis une femme :
on n’en tient pas compte. » Elle reste une curiosité, une originale que
l’on tolère, mais de là à lui reconnaître un talent politique ! Quelle idée !
« L’honneur des femmes consiste à cultiver en silence toutes les vertus de
leur sexe sous le voile de la modestie et dans l’ombre de la retraite,
écrivent ainsi à l’époque certains chroniqueurs jacobins. Ce n’est pas non
plus aux femmes à montrer le chemin aux hommes. » Tout est dit.

Olympe de Gouges compte pourtant. Elle est connue et continue à


parler fort dans l’arène politique. Elle envoie ses écrits aux députés de
l’assemblée, qui ne se gêneront pas pour piller allégrement ses idées en
rédigeant la Constitution. Elle occupe les tribunes publiques de
l’Assemblée, invectivant sans crainte les représentants du peuple sur des
sujets de société. Elle continue son combat, évoque la création d’un
tribunal populaire, de centres d’accueil pour les veuves et les orphelins,
de maternités pour éviter les accouchements sans hygiène… Autant de
réformes qui se concrétiseront peu à peu, mais plus tard, toujours bien
trop tard aux yeux de l’ardente militante. On la voit dans des cafés, des
salons, au club de la Révolution, fréquenté par bon nombre
d’intellectuels, comme Condorcet. On apprécie ses interventions, parfois
brouillonnes, mais le plus souvent percutantes, même si elle suscite
railleries et sarcasmes. On se moque notamment de ses opinions
changeantes, de son récent soutien au roi, revenu penaud de sa fuite
manquée à Varennes, par laquelle il a tenté de rejoindre une armée à ses
ordres pour balayer cette révolution honnie.
Dans cette affaire, Olympe prône la modération, tandis que les
extrémistes rêvent d’instaurer une république pure et simple. Que les
femmes restent au foyer et laissent les hommes mener leur char
politique ! La pasionaria ne se démonte pas et répond aux critiques avec
la même énergie : « Quelques-uns des honorables membres de
l’Assemblée nationale opinent, m’a-t-on dit, que je suis folle. Qu’ils me
prouvent qu’ils sont plus raisonnables que moi, écrit-elle en septembre
1791. Me voilà à la barre : quelles sont vos preuves d’aristocratie, me
demande M. le président ? Mon Esclavage des Noirs, publié en 1784, qui
peignait à la fois les fers des Français et ceux des Noirs d’Amérique. Ma
Caisse patriotique en 1788. Mes vues de bienfaisance en faveur des
malheureux, pendant le grand hiver, l’établissement des ateliers publics,
etc. Voilà ma véritable aristocratie. »
Pour l’heure, elle s’attelle à son œuvre, sa grande publication, sa
profession de sa foi et l’accomplissement ultime de ses idées. Dans
l’indescriptible capharnaüm de son bureau de la rue du Buis, dans le
village d’Auteuil, où les encyclopédies côtoient pêle-mêle des brochures
et quelques brouillons pamphlétaires, l’écrivain achève de dicter d’un
ton emphatique à son secrétaire sa fameuse Déclaration des droits de la
femme, son testament pour l’Histoire. On l’a écartée, elle et ses
semblables, de la rédaction de la nouvelle Constitution, censée
accoucher d’une nouvelle société ? Qu’à cela ne tienne, elle rédigera ses
propres règles universelles, et appelle l’innombrable troupe des
déclassées à la soutenir.
« Femme, réveille-toi. Le tocsin de la raison se fait entendre dans tout
l’univers, reconnais tes droits ! » écrit-elle, rageuse, en marge de sa
Déclaration, en septembre 1791. « Quand cesserez-vous d’être aveugles ?
Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un
mépris plus marqué, un dédain plus signalé. » Inutile de dire que, dans
ce constat d’échec, les mâles n’en sortent pas grandis. « L’homme seul
s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé
de sciences et dégénéré dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans
l’ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui
a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la
Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus. »
Suivent dix-sept articles, en complément de la Déclaration des droits
de l’homme, adoptée deux ans plus tôt, où elle réclame l’égalité des
droits civils et politiques pour son sexe : liberté d’expression et
d’opinion, droit à la propriété, au vote, au travail, à tous les emplois
publics, à la résistance à l’oppression… Elle évoque même la mise en
place d’un pacte civil, entre l’homme et la femme, qui donnerait les
mêmes droits entre enfants légitimes et bâtards. Des revendications
jugées scandaleuses pour l’époque, à la limite de la démence, tant les
femmes restaient soumises à l’autorité de leur époux. De fait, les idées
généreuses d’Olympe de Gouges n’ont que peu d’échos : la guerre
menace, la Constituante se dissout après ses travaux. On considère sa
Déclaration au mieux comme une curiosité, au pire comme la énième
élucubration d’une folle qui ose proclamer : « La femme a le droit de
monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la
tribune ! »
Ces messieurs ne vont pas tarder à la suivre au mot près.

Mme de Gouges commence à déranger. Figure folklorique de la


Révolution, tout comme Théroigne de Méricourt, cette enragée qui
chevauche les canons portés par la foule, sabre au côté, toujours prête au
coup de feu, Olympe agace plus qu’elle n’amuse. Il faut dire qu’en 1792,
la révolution bascule soudain : l’orage gronde, les menaces se précisent,
la dernière manche se joue. Le double jeu du roi, qui abuse de son droit
de veto tout en soutenant la Constitution, excite les plus extrémistes. On
soupçonne Louis XVI de vouloir gagner du temps, en attendant la
formation d’une armée de secours, financée par l’aristocratie en exil et
des monarchies européennes inquiètes par la tournure des événements.
La Constitution civile du clergé, qui impose à une Église spoliée de
ses biens de prêter serment, soulève les régions les plus catholiques de
France. Où se situe Olympe dans ce jeu politique ? Elle se dit toujours
fidèle au roi, en faveur d’une monarchie constitutionnelle, une étiquette
délicate à défendre. Toute à ses idées d’égalité, elle n’hésite pas à
dédicacer sa Déclaration des droits de la femme à la reine de France elle-
même, cette Marie-Antoinette si décriée qu’on la surnomme bientôt Mme
veto. « Soutenez, Madame, une si belle cause lui écrit-elle en préambule.
Défendez ce sexe malheureux, et vous aurez bientôt pour vous une
moitié du royaume, et le tiers au moins de l’autre. » Paroles bien
imprudentes en ces temps confus, où le dernier acte de la monarchie se
joue.
On la sait également proche du duc d’Orléans, surnommé Philippe-
Égalité depuis son entrée à l’Assemblée, cousin du roi mais proche des
révolutionnaires. Olympe l’a soutenu, puis critiqué, il lui en a voulu…
Elle entretient avec lui des relations complexes qui brouillent aussi son
combat. De quel bord est-elle en fin de compte ? À force de distribuer les
bons et les mauvais points dans chaque camp, de changer d’opinion
comme une girouette, elle multiplie les critiques à son endroit. Les
monarchistes s’agacent de ses idées révolutionnaires. Les Montagnards
ne tolèrent guère sa proximité avec les Girondins, réputés modérés.
Quant à ces derniers, ils ne jugent pas toujours « convenable » cette
marginale au sein de leur combat.
L’écrivain, elle, refuse de choisir. Elle se dit amie du peuple et de la
justice, à l’image de cette réplique qu’elle insère dans l’une de ses pièces
intitulée Les Aristocrates et les démocrates, où elle peint une dame de haut
lignage pleurant sur ce monde qui part en tous sens : « Les uns veulent
que je sois aristocrate, les aristocrates prétendent que je suis démocrate.
Je me trouve réduite comme ce pauvre agonisant à qui un prêtre
rigoureux demandait à son dernier soupir : “Êtes-vous moliniste ou
janséniste ? — Hélas, répond le pauvre moribond, je suis ébéniste.”
Comme lui, précise-t-elle, je ne connais aucun parti. Le seul qui
m’intéresse vivement est celui de la Patrie, celui de la France. »
Mais l’heure n’est plus au compromis et à la tiédeur des idées. Les
couteaux s’aiguisent sur la grande meule d’une révolution qui s’emballe.
L’état catastrophique de la France nécessite une pause ou le grand saut
vers l’inconnu. Le roi devient un obstacle, il faut en finir, et tant pis pour
les plus modérés ! En août 1792, le peuple prend les Tuileries et Louis
XVI se trouve emprisonné au Temple. Un mois plus tard, les plus
fanatiques étripent des centaines de suspects dans les prisons ou les
édifices religieux, notamment ces prêtres qui refusent de jurer fidélité à
la Constitution.
Ces massacres épouvantables de Septembre viennent s’ajouter à ceux
de la prise de la Bastille et des Tuileries. La violence semble réclamer son
quota de tueries, un engrenage infernal pour Olympe de Gouges,
pacifiste dans l’âme. « Ce n’est pas avec le sang que l’on peut cimenter la
Révolution », affirme-t-elle. Elle dénonce ces excès, vise les
commanditaires, ces hommes assoiffés de pouvoir, partisans d’une lutte
extrême, dont le puissant Marat, qui appelle régulièrement au meurtre
dans son journal L’Ami du peuple. Et derrière Marat, l’implacable
Robespierre.
La dictature approche, elle le sent, elle la prédit et la rejette de toutes
ses forces. Les Montagnards, l’aile extrémiste des Jacobins, voilà
l’ennemi ! Au moment où le temps des démocrates semble révolu,
Olympe de Gouges se montre plus virulente que jamais, comme pour
sauver cette révolution qui file vers l’enfer. Un matin, tout Paris se
réveille en tombant sur des affiches rouge vif, collées un peu partout par
une Olympe déchaînée contre le député Robespierre, pas encore tout-
puissant mais déjà très influent. « Ton souffle méphitise l’air pur que
nous respirons actuellement, écrit-elle avec rage. Ta paupière vacillante
exprime malgré toi toute la turpitude de ton âme, et chacun de tes
cheveux porte un crime. »
Elle énumère ensuite les prochaines victimes du député avec un
certain sens prophétique, puisque presque toutes, en effet, monteront sur
l’échafaud ou périront dans les mois qui suivent : Louis XVI, bien sûr,
mais aussi « Pétion, Roland, Vergniaud, Condorcet, Louvet, Brissot (…),
en un mot, tous les flambeaux de la République ». Toujours prophétesse,
elle lui lance : « Tu te dis l’unique auteur de la Révolution, tu n’en fus, tu
n’en es, tu n’en seras éternellement que l’opprobre et l’exécration. »
Tandis que ce dernier triomphe à la Convention, elle reprend la plume
pour lui rabattre sa superbe : « Oh, Maximilien, tu proclames la paix à
tout le monde et tu fais la guerre au genre humain… Médiocre et
orgueilleux avec tes supérieurs en mérite et en talent ; rampant et
imposteur avec le peuple – voilà ton portrait. »
Attitude courageuse mais surtout bien téméraire : la voilà désormais
surveillée de près par les jusqu’au-boutistes de la Convention. Et
Robespierre, cet animal à sang froid, attendra son heure pour frapper.
En condamnant les plus virulents, elle se range d’office dans le camp
des modérés, donc des Girondins, les futurs perdants de ce combat de
titans. Mais la militante reste en réalité inclassable, jalouse de sa liberté
de parole et toujours prête à un nouveau coup d’éclat. Lorsque débute le
procès de Louis XVI, accusé de trahison avec l’ennemi après la
découverte de documents compromettants dans la fameuse armoire de
fer des Tuileries, elle se propose de défendre le roi à son procès et envoie
en ce sens une lettre à la Convention.
Les députés, agacés et choqués, ignorent sa scandaleuse proposition.
Que cette ancienne courtisane ne se mêle plus de politique ! « Qu’on
imagine à la Convention deux cents femmes de l’espèce d’Olympe de
Gouges, écrit un pamphlétaire : nous laissons à nos lecteurs le plaisir
d’en calculer les suites ! » Elle hante les couloirs de l’Assemblée, tente de
convaincre des députés de ne pas voter la mort du roi : « Cette tête
coupable, une fois tombée, ne nous est plus d’aucune utilité. Elle nous a
coûté trop cher pour ne pas en tirer un réel avantage. » Pourquoi ne pas
s’en servir comme monnaie d’échange, tenter une négociation ? Peine
perdue, la tête de Louis Capet roule le 21 janvier 1793.

Olympe ne va pas s’en tirer comme ça. Aux yeux des extrémistes, elle
est allée trop loin, une bonne correction lui ferait le plus grand bien. Un
soir, une foule d’émeutiers se presse devant son domicile, rue Saint-
Honoré. Le coup a été bien préparé, on a glissé son adresse à quelques
meneurs, la populace des faubourgs a suivi, ce genre d’attroupements est
à la mode depuis quelques mois. On crie son nom, on l’insulte, la
clameur enfle sous ses fenêtres. D’autres se seraient claquemurés en
laissant passer l’orage. Pas Olympe. Elle arrange sa coiffure, prend une
capeline et descend les escaliers pour faire face à la foule.
Un silence, puis les insultes reprennent, on la ridiculise pendant
qu’elle demeure impassible. Elle risque de se faire écharper quand un
gaillard l’attrape soudain par la robe, enserre sa tête dans son bras, tout
en levant son sabre, et lance de sanglantes enchères :
« À vingt-quatre sous la tête de Mme de Gouges, vingt-quatre sous !
Une fois, deux fois, personne ne parle ? À vingt-quatre sous la tête ! Qui
en veut ? »
« Mon ami, dit-elle avec calme, alors que sa vie ne tient qu’à un fil, je
mets la pièce de trente sous et je vous demande la préférence. »
La repartie de l’écrivain brise net la haine de la foule : l’humour a
gagné. Un grand rire éclate dans les rangs, pendant que le bourreau du
jour lâche sa victime.
Il n’empêche, Olympe a frôlé le lynchage.
Cette année 1793 reste celle de tous les dangers, mais la militante
continue le combat, à l’égal des hommes, et sans doute avec plus de
courage que beaucoup d’autres. Elle en a vu des rebondissements depuis
1789 : après tout, ces Jacobins peuvent bien perdre demain le pouvoir
qu’ils ont conquis récemment. Elle compte sur sa nouvelle pièce de
théâtre, dédiée au général Dumouriez, pour prouver son patriotisme. La
France entière acclame ce brillant militaire, l’homme des victoires de
Valmy et Jemmapes qui, quelques mois plus tôt, a stoppé l’offensive de
la Prusse et de l’Autriche contre la France.
Olympe décide d’écrire immédiatement une pièce tout à la gloire de
ce héros de la Révolution, mais, une fois de plus, les comédiens ont
traîné avant de finalement l’inscrire au programme pour la fin de
janvier. Ce devait être un triomphe, ce fut un désastre ! Mal joué,
sabordé par les sans-culottes, le spectacle tourne au fiasco : on hue
Olympe de Gouges, on va jusqu’à la poursuivre dans les coulisses pour
l’accabler d’insultes, des spectateurs montent sur scène pour danser la
carmagnole… On brocarde « l’avocate » de Louis XVI, on se moque de
son talent. Mais le pire est à venir : le fameux Dumouriez finit par passer
à l’ennemi et rejoint les Autrichiens. Voilà le héros devenu traître ! La
pièce, déjà critiquée, devient cette fois insultante.
Elle fait décidément trop de bruit et pas du bon côté. Et la faible
condition de son sexe n’arrange rien, bien au contraire : on supporte de
moins en moins ces furies de la liberté, fauteuses de troubles et
donneuses de leçons, on veut les faire taire, les briser, les empêcher de
« politiquer ». De fait, une bande de fanatiques va bientôt fesser en
public Théroigne de Méricourt, une humiliation dont elle ne se remettra
pas – elle finira ses jours, enfermée dans un asile. Pour Olympe, la
menace se précise au printemps de cette même année : en mars 1793,
tandis qu’elle appelle de nouveau toutes les factions à oublier leurs
querelles pour sauver la République, elle se fait poursuivre dans la rue
par une « troupe de coupe-jarrets », dont l’un armé d’un immense
gourdin, qu’elle finit par semer à la hauteur de la rue Dauphine. Encore
une fois, cette correction manquée sonne comme un avertissement :
qu’elle se tienne tranquille et cesse d’inonder Paris de ses pamphlets.
Mais comment se taire quand la Révolution s’enfonce dans les
ténèbres ? La trahison de Dumouriez entraîne la chute de Philippe
Égalité, accusé de complicité, puis bientôt des députés girondins. Le
pouvoir glisse peu à peu aux mains des Montagnards, ces partisans d’une
république pure et implacable, dont la tête devient le redoutable Comité
de salut public. On traque les ennemis, les opposants, les suspects ;
Olympe flaire le danger, mais refuse de se renier : elle a toujours
combattu l’extrémisme, la violence, la dictature, parfois avec maladresse,
mais toujours avec sincérité. On ne lui pardonnera rien, elle le sait,
l’heure des comptes a sonné. Autant aller jusqu’au bout, mais avec
courage et panache ! Elle distribue ainsi son Testament politique, où elle
prend la défense des Girondins : « Vous cherchez le premier coupable ?
écrit-elle, c’est moi ! Frappez, j’ai tout prévu, je sais que ma mort est
inévitable. »
De fait, ses ennemis n’attendent plus que la faute. Elle survient au
cœur de ce mois de juillet 1793, où Marat tombe sous le poignard de
Charlotte Corday. L’ambiance dans Paris est surchauffée, électrique, on
cherche des traîtres partout, et c’est le moment choisi par Olympe de
Gouges pour publier une dernière bombe, Les trois urnes, dans laquelle
elle propose une sorte de référendum national où les Français pourraient
opter, dans chaque département, pour la monarchie, un gouvernement
fédéral ou un régime républicain. À peine s’apprête-t-elle à coller ses
affiches qu’elle se trouve aussitôt arrêtée. Le Tribunal révolutionnaire
l’interroge à huis clos sur ce projet, dans lequel il voit une remise en
cause de l’unité républicaine.
Olympe proteste, en appelle à la liberté d’opinion. Avec quelques
complicités, elle parvient même à faire placarder une nouvelle affiche
dans Paris, Olympe de Gouges au Tribunal révolutionnaire où elle tire ses
dernières cartouches contre le club des Jacobins, comparé à une
« caverne infernale où les Furies vomissent à grands flots le poison de la
discorde », sous la coupe de Robespierre, « un ambitieux sans génie, sans
âme ». « Je n’ai pu supporter cette ambition folle et sanguinaire et je l’ai
poursuivi, comme j’ai poursuivi les tyrans. »
Sa santé se dégrade, certains révolutionnaires s’émeuvent, on la
transfère à la prison des femmes de la Petite-Force, dans le Marais.
Olympe ne supporte ni son désœuvrement, ni la promiscuité avec les
autres prisonniers, et prend les Parisiens à témoin de son infortune en
faisant distribuer un dernier placard, titré Une patriote persécutée : « Que
l’on me juge donc ! La mort, ou la liberté ! » On la transfère encore, cette
fois dans une pension de santé où elle pourrait s’évader. Elle refuse,
persuadée qu’elle sortira grandie de son procès.

Mais les têtes commencent à rouler par dizaines sur l’échafaud.


D’abord celle de Marie-Antoinette, en octobre, puis celles des Girondins.
Cette fois, Olympe se trouve enfermée à la Conciergerie, l’antichambre
de la guillotine. Le 2 novembre, elle comparaît enfin devant ses juges,
mais elle est affaiblie, malade, sans avocat car on l’estime capable de se
défendre seule. On l’accuse d’attentat à la souveraineté du peuple, elle
réplique, explique, conquiert une partie de l’auditoire, mais n’évite pas
la peine de mort. Elle annonce alors qu’elle est enceinte, croyant
repousser la sentence de quelques mois. Mais le tribunal balaie la
remarque.
Dès le lendemain, par une température de cinq degrés, elle traverse
Paris dans la charrette des condamnés, en simple robe de toile, les bras
liés dans le dos, les cheveux coupés. La foule se presse, il n’y a pas eu
d’exécutions de femmes depuis celle de Marie-Antoinette, on vient voir
comment la Gouges va « faire le saut de carpe les mains derrière le dos ».
Elle fut digne, à en croire certains témoins, donnant une touche lyrique à
ses dernières paroles : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort ! »
Ce ne fut pas le cas de son fils, l’adjudant-général Pierre Aubry, qui,
dès son décès, reniait publiquement sa mère et ses écrits, pour sauver sa
carrière dans l’armée.
Au même moment, le procureur de la commune Chaumette prenait la
parole au club des Jacobins et mettait en garde les citoyennes :
« Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente Olympe
de Gouges, qui abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et
commit des crimes… Cet oubli des vertus de son sexe l’a conduite à
l’échafaud. Tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur
des lois. Et vous voudriez les imiter ? Non ! Vous sentirez que vous ne
serez vraiment intéressantes et dignes d’estime que lorsque vous serez ce
que la nature a voulu que vous fussiez. »
Il faudra attendre 1936 pour que la Ligue des droits de l’homme
élabore un complément à la Déclaration des droits de 1789, en affirmant
la pleine égalité entre l’homme et la femme, des principes qui seront
repris dans le préambule de la nouvelle Constitution de l’après-guerre. Le
grand rêve d’Olympe de Gouges, qui fut à l’origine des premiers
mouvements féministes, commence réellement à se concrétiser avec le
droit de vote accordé aux femmes, en avril 1944. Plus de cent cinquante
ans après sa mort.
La duchesse de Berry, la dernière
aventurière des Bourbons

« Aucun danger, aucune fatigue ne


me décourageront ! »
Marie-Caroline de Bourbon-Siciles

La voilà donc, cette petite princesse que l’on me destine… » Charles-


Ferdinand de Berry tourne comme un chasseur autour de ce portrait un
peu grossier qui vient d’arriver aux Tuileries en ces jours encore sombres
de l’hiver 1816. Il regarde ce visage allongé, ces grands yeux bleus qui
semblent un peu fuyants, ces lèvres épaisses qui cachent une dentition
peu amène et ce nez puissant, apanage des Bourbons. Dans ce dessin, qui
tient plus de la caricature que du tableau de maître, seuls les cheveux
parviennent à adoucir les traits de sa cousine Marie-Caroline de
Bourbon-Siciles. Tout ne semble pas perdu, le regard a l’air doux, le
sourire engageant, cette fille de dix-sept ans dégage une certaine
fraîcheur que le prince ne saurait définir… Elle ou une autre, de toute
façon, il doit se marier, il le sait. Il représente l’avenir, dernier espoir de
la race des Bourbons revenus sur le trône de France après les soubresauts
révolutionnaires et la parenthèse bonapartiste.
Waterloo a envoyé Napoléon à Sainte-Hélène et Louis XVIII, le frère
de Louis XVI, règne à nouveau sur le royaume de France, rétabli par les
grandes puissances. Le roi est âgé, veuf et sans enfants, la couronne
reviendra donc en temps voulu à son autre frère, Charles d’Artois – le
futur Charles X. Et après ? Ce dernier a deux fils, sans descendance. Le
premier, le duc d’Angoulême, a épousé la fille de Louis XVI, Marie-
Thérèse, la très austère « orpheline du Temple » comme on l’appelle,
mais ce mariage est resté stérile après plus de quinze ans. Pas d’espoir
donc de ce côté-là.
Le second s’appelle Charles-Ferdinand, trente-huit ans, duc de Berry,
ce même homme qui scrute avec attention le portrait de celle qu’on lui
destine comme épouse. Le devoir l’oblige : lui seul peut désormais
continuer la lignée. On l’en sait capable, puisqu’il a déjà des enfants…
Pendant l’Empire, exilé à Londres, il avait mené joyeuse vie, avec
l’insouciance coutumière de ceux qui savent que l’avenir leur réserve
encore le meilleur. Il s’est épris d’une jeune Anglaise, Amy Brown, avec
laquelle il a eu deux jolies fillettes, dont le grand public ignore tout – on
estime aujourd’hui qu’ils étaient même mariés. Depuis son retour en
France, il a discrètement installé sa petite famille à Paris, tout en
continuant à courir les dames du monde ou les filles faciles. Ce n’est pas
un Apollon, mais il en impose : il est encore jeune, populaire, impulsif,
prince du sang, autant d’atouts et d’atours pour conter fleurette…
« Alors mon neveu ? Votre avis ? demande le roi Louis XVIII.
— C’est que le portrait semble un peu grossier…, répond
diplomatiquement Charles-Ferdinand.
— Je vous l’accorde, mais j’ai là une lettre de notre ambassadeur qui
le complète habilement… »
Berry lit rapidement la missive du duc de Blacas d’où il ressort que la
santé de Marie-Caroline reste excellente, son humeur douce, son charme
indéniable… Charles-Ferdinand n’est pas dupe, mais il trouve ce portrait
finalement charmant. Il approche de la quarantaine, elle est jeune, c’est
un avantage. Le roi sait que son neveu ne renoncera pas pour autant à sa
vie licencieuse. Dans cet accord tacite, chacun souhaite surtout que la
couronne reste au sein des Bourbons.
« Sire, vous êtes le maître.
— À la bonne heure mon neveu ! Il vous faut faire votre demande
dans les règles puis nous préviendrons la Chambre des fiançailles
officielles. »
Le vieux roi podagre pouvait-il se douter en cet instant que cette
ravissante ingénue, un peu gauche et mal dégrossie, négociée comme un
ventre dont on s’est d’abord assuré l’aptitude à procréer, allait embraser
sa dynastie pour le siècle à venir ?

La jeune Marie-Caroline n’a en réalité rien d’une princesse classique,


rangée et docile. Elle est une fille du sud, bercée par le soleil de Naples,
de tempérament entier et même colérique, pouvant passer d’une grande
rage à un pardon complet, sans amertume ni aigreur. Elle est naturelle et
généreuse, voilà tout, elle laisse parler ses sentiments et ses humeurs,
incapable de dissimuler ses émotions. Elle descend à la fois des
Habsbourg d’Autriche et des Bourbons d’Espagne, de ce fameux Philippe
V, placé sur le trône de la péninsule par son grand-père Louis XIV. Sa
famille règne précisément sur Naples et sur la Sicile, un royaume riche et
prospère qui s’étend sur tout le sud de l’Italie et contrôle, de fait, une
partie du commerce méditerranéen.
Comme son futur mari, les vicissitudes de la Révolution, puis de
l’Empire, lui ont fait connaître les chemins de l’exil : devant l’avance des
révolutionnaires, puis les annexions de Bonaparte, la famille royale
quitte Naples et se réfugie en Sicile. La jeune Marie-Caroline, indolente
et joyeuse, mène alors une enfance libre, loin du protocole et des
contraintes. Elle apprend le français, s’endort au cours d’histoire, se
réveille au piano, et n’aime rien tant que chevaucher sur ses terres
gorgées de soleil, aux portes de Palerme. Dans cette île où vient se briser
le souffle brûlant de l’Afrique, la jeune princesse pousse à la diable,
grandit « comme une chèvre », selon ses propres mots, « paresseuse
comme une couleuvre », chapeautée tant bien que mal par une
gouvernante française.
C’est cette petite sauvageonne qui est promise à devenir reine de
France.

Son arrivée fait d’emblée souffler un vent de fraîcheur sur la cour de


France. La candeur et la spontanéité de la jeune Sicilienne séduisent tout
autant les Français que la famille royale, figée dans ses principes et le
souvenir de ses martyrs, décapités par la Révolution. Sa traversée du
territoire, de Marseille à Paris, tourne rapidement au triomphe : on veut
voir cette fille du sud, on lui trouve « l’âme angélique », on loue sa
simplicité, on fond littéralement lorsqu’elle pleure d’émotion sous les
vivats... Aix, Lyon, Nevers, l’envol du nouvel astre fait la une de toutes
les gazettes ! Marie-Caroline conquiert la France en quelques jours, ses
portraits fleurissent un peu partout, elle devient la personnalité la plus
aimée de la famille royale, un peu comme le deviendra, bien plus tard,
Lady Di au royaume d’Angleterre.
Son mariage à Notre-Dame, le 17 juin 1816, achève de consolider sa
popularité : les Parisiens se massent par dizaines de milliers sur le
parcours des carrosses pour acclamer leur future reine. Après plus d’une
heure de liesse, le couple arrive sur le parvis de la cathédrale : Charles-
Ferdinand, en grand habit, prend la main de son épouse pour l’emmener
à l’autel. En la voyant pénétrer sous la nef, dans sa robe de tulle blanc
brodée d’argent, digne malgré ces centaines de paires d’yeux braquées
sur elle, il se dit qu’elle est désormais bien loin de ce portrait mal
dégrossi reçu il y a cinq mois à peine… Le peintre était décidément très
malhabile.
Rapidement, les Berry deviennent la coqueluche du Tout-Paris. Ils
vivent au palais de l’Élysée, où le roi a bien pris soin de faire effacer les
abeilles impériales. Marie-Caroline installe un mobilier précieux, fait
construire une orangerie pour humer à souhait l’air de son pays, court
les bals et les boutiques des modistes. Étourdie par la vie parisienne, elle
mène grand train avec toujours cette spontanéité que certains nobles
prennent pour de la sottise. Les cérémonies la barbent, elle trouve les
dîners trop longs, les lotos aux Tuileries bien ennuyeux. On la
réprimande, le roi en rit parfois, ce qui n’est pas le cas de la duchesse
d’Angoulême, la fille de Louis XVI, figée dans son malheur, qui jette
régulièrement des regards désapprobateurs à la jeune effrontée.
Berry, lui, s’en amuse : sa femme lui plaît, ils se sont finalement bien
trouvés, deux impulsifs au caractère farceur, presque enfantin. On les
voit se promener dans Paris, comme des bourgeois ravis de passer
incognito quelques heures. Marie-Caroline s’efforce surtout de faire ce
qu’on attend d’elle, à savoir donner un héritier aux Bourbons. Mais le
destin se montre capricieux : ses premiers enfants ne survivent pas et,
quand elle tombe de nouveau enceinte, en 1819, elle accouche d’une
fille, Louise, à la grande satisfaction des Orléans, la branche cadette des
Bourbons, qui espère secrètement ravir le trône de France à leurs
cousins.
Le duc de Berry n’en veut pas à sa femme : il chérit la fille et
continue à couvrir la mère de tendresse et de cadeaux, comme ce
château de Rosny, à quelques heures de Paris. Mais ce prince du sang
n’en continue pas moins de visiter ses nombreuses maîtresses, alimentant
toutes les rumeurs au sein de la cour. La petite duchesse l’apprend,
évidemment, elle pleure abondamment, puis fait contre mauvaise
fortune bon cœur : on lui raconte que tout cela est fort commun, qu’elle
ne doit aucunement s’en formaliser. Marie-Caroline sèche ses larmes et
retourne dans le lit conjugal : elle n’est encore qu’une enfant et adore
son mari par-dessus tout. Au début de l’année 1820, elle lui annonce
qu’elle attend un nouvel enfant. Se pourrait-il que ce soit enfin un
garçon ? Elle tiendrait sa revanche sur tous ces médisants.

Paris est en fête, Paris est en transe : le carnaval anime tous les bals
de la haute société en ce mois de février 1820. Caroline fait grise mine,
Charles-Ferdinand lui interdit de danser pour le bien de cet enfant à
venir. Eux seuls sont au courant, le duc s’apprête à annoncer la nouvelle
à la famille royale dans quelques jours. Mais ils ne vont pas pour autant
s’enfermer à l’Élysée pendant que Paris s’amuse… On décide de se
rendre à deux pas, à l’Opéra, situé à l’époque rue de Richelieu, en plein
cœur de Paris – Garnier n’a pas encore construit son monument à la
gloire du Second Empire. L’affiche est alléchante et Berry compte bien y
applaudir sa maîtresse, la danseuse Virginie Oreille dont il s’est entiché.
À onze heures du soir, en plein spectacle, le duc raccompagne Marie-
Caroline vers sa voiture, au pied des marches : elle est fatiguée et désire
rentrer. C’est à ce moment précis que Louvel, un ouvrier bonapartiste qui
attendait patiemment son heure, frappe Charles-Ferdinand au cœur, avec
une longue pointe servant habituellement à percer le cuir. Un cri, une
bousculade, la panique. Marie-Caroline se rue hors de la voiture et
rejoint le blessé que l’on traîne dans le hall de l’Opéra. « Venez, ma
femme, que je meure dans vos bras… » La jeune duchesse l’étreint, le
presse, se colle à son torse, si bien que sa robe est soudain rouge sang.
On transporte le mourant à l’étage, on appelle un prêtre, on court
prévenir le roi…
Commence alors la lente agonie du duc de Berry, le défilé des
médecins impuissants, les proches tirés du lit qui accourent, les
spectateurs de l’Opéra, toujours grimés, devenus témoins de l’agonie du
Bourbon, la mort et les masques se mêlant soudain en cette nuit tragique
de carnaval... La plaie est trop profonde, le duc est chasseur, il sait juger
les blessures, il s’estime perdu. À ses côtés, il entend sa femme pleurer
doucement. Il fait un effort et prononce d’une voix ferme, pour qu’on
l’entende : « Mon amie, ne vous laissez pas accabler par la douleur,
ménagez-vous pour l’enfant que vous portez… »
Les murmures succèdent soudain aux plaintes : la duchesse est
enceinte ! L’espoir et la vie s’invitent soudain dans cette scène macabre.
Mais déjà, l’évêque s’avance, Charles se confesse puis demande à son
épouse d’approcher et lui avoue l’existence de sa deuxième famille.
Marie-Caroline fait face, elle exige que les petites filles voient une
dernière fois leur père. On court les chercher, elles s’approchent en
larmes, impressionnées, au milieu de l’assistance figée par l’émotion. La
duchesse se lève, prend leur main, et les conduit vers sa petite Louise,
âgée de quelques mois : « Embrassez votre sœur », leur dit-elle. Puis, se
tournant vers Charles : « Vous voyez, j’ai trois enfants à présent. » Même
l’austère duchesse d’Angoulême, qui égrène son chapelet dans la pièce,
ne peut s’empêcher de trouver « sublime » son attitude.
Arrive enfin Louis XVIII que l’on a traîné tant bien que mal hors de
son palais des Tuileries, puis hissé sur une chaise jusqu’à l’étage de
l’Opéra. Le roi obèse assiste à la mort de son neveu, tandis qu’on éloigne
Marie-Caroline. Mais elle revient, hurlante, se précipite sur le cadavre
encore chaud de son époux, furie disloquée par la colère et le chagrin,
manquant à toutes les règles de la bienséance. Elle invective ceux qui
veulent la retenir, laisse éclater cette rage contenue depuis des heures,
dans cette atmosphère funèbre. On finit par l’emporter à l’Élysée,
toujours pantelante dans sa robe trempée de sang.
Dans ce palais soudain désert, elle erre comme un spectre, hume les
vêtements du disparu, se souvient de leurs rires mêlés dans les couloirs…
Sa décision est prise : elle ne veut plus rester en ces lieux. Elle coupe ses
longs cheveux blonds – qu’elle fera mettre dans le cercueil du défunt – et
décide de rejoindre les Tuileries où la famille royale va la couver comme
une reine dans sa ruche. Ne porte-t-elle pas le fruit des Bourbons, ultime
rameau sur lequel repose la dynastie des rois de France ? Si son ventre
faisait hier l’objet de toutes les spéculations, il est considéré aujourd’hui
comme le tabernacle de la patrie.
À peine mariée, la voilà désormais devenue la veuve de toute la
France.

Pour Louis XVIII, l’affaire devient politique puisque la couronne est


en jeu : si Marie-Caroline accouche d’une fille, les Orléans raviront le
pouvoir… ou pire : les bonapartistes et les républicains pourraient bien
se réveiller et profiter des troubles. Tout doit être fait pour préserver au
mieux les intérêts et la santé de la mère et de l’enfant : on lui interdit de
se déplacer, elle reste au lit ou en chaise longue, un supplice pour cette
fougueuse fille de la Sicile habituée à consommer la vie avec délices. Elle
se retrouve bien isolée au sein d’une famille rigide que seul le bouillant
Berry parvenait à lui faire supporter. L’a-t-il vraiment quittée, du reste,
son cher mari ?
Elle sent la vie croître en elle, son sang se mêler au sien dans ses
entrailles à travers cet enfant dont elle perçoit les premiers mouvements.
Pour lui, pour leur amour, pour cette France qui l’a toujours chérie, elle
se promet d’être plus qu’une mère : la gardienne du temple de son
honneur et de sa race. Car les rumeurs courent déjà, habilement
distillées par le courant orléaniste : elle n’est pas enceinte, on lui mettra
un nouveau-né dans les bras au dernier moment… À l’approche du
terme, le roi exige donc que des témoins prestigieux, comme le maréchal
d’empire Suchet, dorment au palais pour assister à l’accouchement et
couper court à toute rumeur.
Dans la nuit du 28 septembre 1820, Marie-Caroline est prise de
violentes crampes : elle se lève et expulse l’enfant d’un coup, dans le
noir. Catastrophe ! On n’a pas eu le temps d’appeler les témoins ! Vite,
elle garde l’enfant sur son ventre, avec son cordon et demande à ses
suivantes d’appeler le médecin et les gardes, pour qu’ils viennent
constater l’arrivée de l’héritier. Car il s’agit d’un garçon : « J’ai tâté »,
annonce fièrement Marie-Caroline aux femmes qui s’embrassent, gagnées
par une joie communicative. Déjà sa dame d’honneur, Madame de
Gontaut, court dans les couloirs tandis qu’on illumine le palais. Elle
tombe sur les deux factionnaires de service, éberlué de voir cette femme
en jupon gesticuler devant eux. Ils refusent de quitter leur poste :
« Venez vite sauver celui qui sera un jour votre roi ! », crie la duchesse,
excédée.
Elle finit par ramener les gardes dans la chambre de Marie-Caroline,
trop heureuse d’ouvrir les cuisses pour « pour qu’on pût voir le cordon
jusque dans les parties ». « Ne craignez rien, messieurs, approchez et
voyez si c’est bien un garçon ! », leur lance la princesse. Le médecin,
cravate et gilet de travers, veut couper le cordon. Mais la jeune mère
veut encore attendre un dernier témoin, le plus illustre : le maréchal
Suchet, duc d’Albufera, héros de l’Empire rallié aux Bourbons. Le voilà
qui arrive, mais dans quel état : il a oublié son pantalon et fait la
révérence en caleçon ! Enfin, on coupe le cordon devant le militaire,
sidéré par tant de grâce et de courage. A-t-on vu naissance royale
tourner ainsi à la commedia dell’arte ?
La vie de Marie-Caroline semble osciller entre la grandeur
monarchique et la farce à l’italienne…

Au matin du 29 septembre, Paris se réveille avec cent un coups de


canon, une salve réservée aux enfants mâles. Tout le monde a compris.
Le peuple se rue aux Tuileries, on acclame « l’enfant du miracle », celui
qu’on n’attendait plus, cet « Henri Dieudonné », appelé à monter un jour
sur le trône. Le nom de la duchesse est désormais sur toutes les lèvres :
elle est sans conteste la femme la plus louée du royaume. Et aussi la plus
iconoclaste. Ses manières simples et directes alimentent la chronique des
gazettes, qui connaissent un nouvel essor après la chape de plomb
bonapartiste. On relit ses bons mots, on commente les anecdotes, les
péripéties de la naissance, on tombe parfois dans l’indécence la plus
grivoise… Marie-Caroline devient « un bon sujet » pour cette presse en
plein renouveau. Pour sa part, elle préfère s’isoler, rejoindre son cher
Rosny, le château offert par son mari, dont le cœur repose dans une
chapelle du domaine.
Dans sa nouvelle demeure, à quelques kilomètres de Mantes, près de
la Seine, où l’ancien ministre Sully a séjourné autrefois, elle partage son
temps entre l’éducation de ses enfants et la décoration de son nouvel
éden. Elle puise sans compter dans la liste civile accordée par le roi et sa
fortune personnelle, embellit ses jardins dans le style anglais, acquiert
une bibliothèque de huit mille volumes. Car elle aime la lecture : elle va
dévorer Walter Scott, Balzac, Chateaubriand, et même Hugo, du moins à
ses débuts, quand celui-ci est encore monarchiste… Rosny devient tout à
la fois son palais et son refuge, son terrain de jeux favori où elle laisse
libre cours à ses caprices. Elle y donne des bals, parcourt ses terres à
cheval, joue au billard et s’exerce au tir au lapin, ce qui ne manque pas
d’indigner la bonne société.
Ils n’ont encore rien vu. L’été, la duchesse décide de prendre des
bains de mer à Dieppe, un lieu fréquenté autrefois par la reine Hortense,
la fille de Joséphine. À l’époque, se baigner dans l’océan ne serait venu à
l’idée de personne : ce traitement éprouvant, réservé aux malades ou aux
fous, consiste à entrer entièrement dans l’eau, en costume de laine,
soutenu par un baigneur assermenté aux bras musclés. Le tout sous les
yeux des curieux, qui s’agglutinent sur le bord de la plage… Quelle
indécence ! Marie-Caroline adore, elle entre dans la mer au son du
canon, pousse également ses dames d’honneur à affronter les vagues,
tandis que les salons parisiens commencent à la juger vraiment
impudique et impossible dans tous les salons.
Quant à la famille royale, elle apprécie modérément de la croiser
uniquement le dimanche matin, pour assister à la messe en coup de vent.
Mais qu’y faire ? Les Tuileries l’assomment, elle dépérit et s’ennuie au
milieu de cette famille antique et solennelle. En 1824, Charles X succède
à son frère Louis XVIII, emporté par la gangrène. Les Bourbons vivent
leur dernier règne sans le savoir, mais avec la sourde impression que
tout peut à nouveau chavirer. Le beau-père de Marie-Caroline, désormais
au pouvoir, reste convaincu que la faiblesse des rois les mène tout droit
à l’échafaud et n’a de cesse de revenir à d’anciennes pratiques honnies
par un peuple nourri par la Révolution puis l’Empire.
Charles X se laisse peu à peu déborder par les ultras qui le conseillent
mal. Il est trop catholique, traditionnel, intransigeant, trop vieux jeu, en
somme, à l’heure où les cartes ont déjà été rebattues. On acclame
toujours le roi, mais plus encore la jeune et brillante Marie-Caroline,
dont le voyage entrepris dans l’Ouest de la France tourne au triomphe :
partout des hommages, des fleurs, des ovations, de Rennes à Pau, en
passant par la Vendée royaliste. Un tableau idyllique en trompe-l’œil :
l’Ouest n’est pas la France. En juillet 1830, après une série
d’ordonnances qui veulent supprimer la liberté de la presse et dissoudre
la nouvelle Chambre, Paris se soulève et culbute le régime hors des
Tuileries.

La couronne des Bourbons est à terre. Les Orléans, qui attendent


depuis si longtemps leur heure, vont s’empresser de la ramasser.
On se réfugie à Versailles où Marie-Caroline bouillonne : elle supplie
le roi de la laisser montrer son fils au peuple de Paris. La fougueuse
Napolitaine se fait fort de renverser l’opinion et de faire acclamer
l’héritier d’Henri IV, elle n’a pas peur, elle emporte avec elle un petit
pistolet, elle a déjà revêtu un costume masculin... Il faut forcer le destin,
tenter le tout pour le tout, enflammer la Vendée, on peut encore sauver
le trône ! Mais Charles X refuse : « Enlevez cette toilette d’héroïne de
Walter Scott ! » lance-t-il à sa belle-fille, tout en la plaçant sous
surveillance.
Le 2 août, le roi abdique en faveur de son petit-fils Henri et confie la
gouvernance du royaume à son cousin, le duc d’Orléans. Mais ce dernier
n’a pas attendu la décision du roi pour pousser ses pions sur l’échiquier
politique. Le futur Louis-Philippe Ier n’entend pas être le second : il s’est
déjà accordé avec l’influent député La Fayette, il y a désormais un roi de
trop ; Charles X a fait son temps, il doit partir, quelques bons gaillards en
armes se chargeront de le faire fuir comme un lapin. Des hommes se
mettent en route pour Versailles, on dit qu’ils sont des dizaines de
milliers… Les Bourbons, effrayés à l’idée d’être la cible d’émeutiers,
prennent rapidement le chemin de l’exil. Seule Marie-Caroline semble
plus furieuse que peureuse dans cette débandade générale, enragée
d’avoir été trompée par les Orléans désormais installés dans leurs
meubles des Tuileries. Elle renversera cette monarchie de Juillet, elle en
fait le serment !
Pour l’instant, les Bourbons demeurent en Grande-Bretagne où le roi
déchu, entouré d’une cour fantôme, renouvelle solennellement son
abdication en faveur de son petit-fils Henri, seul héritier du trône à ses
yeux. Charles X assume dès lors la régence et précise qu’elle reviendra de
droit à la duchesse de Berry en cas de retour en France. Voilà donc
Marie-Caroline propulsée en première ligne, avec le lourd devoir de
défendre les droits de l’aîné des Bourbons. Elle refuse dès lors l’inaction
dans laquelle le roi semble se complaire, elle n’entend pas croupir en exil
et finit par persuader beau-papa de faire la tournée des cours d’Europe
pour tenter de rallier quelques princes à leur cause, tout en s’entourant
d’une petite coterie toute dévouée à fomenter une insurrection pour
reprendre le pouvoir aux Orléans.
Ces derniers sont au courant, bien sûr, ils surveillent de près cette
duchesse un peu trop excitée et laissent courir rumeurs et ragots sur
elle : la veuve joyeuse vivrait sur une montagne de dettes, elle
collectionnerait les amants, on lui prête même une fille de père inconnu,
et ce fameux « Henri Dieudonné » ne serait-il pas lui-même un bâtard ?
Sa naissance est arrivée bien trop à propos pour être honnête… Plus
grave, le pouvoir encore fragile craint des émeutes dans les régions
traditionnellement fidèles au roi, comme celles de l’Ouest, et des
régiments viennent renforcer les forces de l’ordre pour prévenir tout
soulèvement.
C’est justement depuis la Vendée que parviennent à Marie-Caroline
des lettres habilement triées par sa cour d’exaltés, qui l’entoure à Massa,
en Italie, où elle séjourne loin de la famille royale. La mère d’Henri V
incarne désormais l’espoir de tous les légitimistes, ces monarchistes
favorables au retour des Bourbons. On la presse de venir sauver le
royaume, il suffit qu’elle se montre en Vendée pour qu’on reprenne les
fusils, la région suivra comme un seul homme, emportant tous les
mécontents dans son sillage ! D’autres messages appellent à la prudence,
mais on les oublie vite.
Marie-Caroline s’imagine déjà chevaucher à la tête d’une armée,
entourée de drapeaux blancs à fleurs de lis, acclamée dans chaque ville
libérée comme autrefois lorsqu’elle parcourut la France, de Marseille à
Paris, sous les arcs de triomphe. Des conseillers et des officiers, aussi
arrogants qu’incompétents, abondent dans son sens, fomentent un plan
d’insurrection générale, préparent un gouvernement provisoire ainsi que
les premières ordonnances à promulguer dès le retour au pouvoir. Sur le
papier, le projet est impeccable. Dans la réalité, on se fie aux
témoignages reçus, au courage et à la divine providence. Il suffit d’une
étincelle, d’une volonté, d’une héroïne, et tout peut basculer dans ce
pays si émotif ! On lui promet de l’or, des secours, des soutiens, une
armée.
Les proclamations sont rédigées, on prépare donc un plan pour le
printemps 1832, en liaison avec un comité français. La duchesse,
toujours surveillée, fera semblant de partir pour Florence avant
d’embarquer discrètement avec une dizaine de fidèles à bord d’un bateau
à vapeur en direction de Marseille, pour enflammer la Provence
royaliste. Le soulèvement est prévu le 30 avril au petit matin : deux mille
hommes en armes devront se rendre maîtres de la ville en emprisonnant
le préfet, puis enverront des courriers pour rallier Montpellier, Avignon,
Toulouse ou encore Bordeaux…
Louis-Philippe tombera alors comme une poire trop mûre, comme
autrefois Louis XVIII devant Napoléon.

Après une mer démontée, Marie-Caroline finit par accoster tant bien
que mal sur une plage proche de Marseille. Au même moment, moins
d’une centaine de personnes, sur les deux mille prévues, tentent le coup
de force sur la ville. Mais tout va de mal en pis. Tandis que la troupe
hétéroclite se dirige vers l’hôtel de ville, ses chefs sont aussitôt arrêtés
par des hommes en armes. Le préfet connaissait les menaces, il avait fait
renforcer la garde. On prévient la duchesse que tout est perdu, qu’il faut
reprendre la mer. Pas question ! Il faut improviser, voilà tout. Emportée
par sa fougue, la bouillante Sicilienne décide de rallier au plus vite la
Vendée royaliste, pour y rallumer la flamme de la résistance. Ce qui
suppose de traverser le royaume prestement et incognito.
Commence alors le périple folklorique et pittoresque de la régente
sur les routes de France, avec la police de Louis-Philippe à ses trousses et
une poignée de compagnons comme garde rapprochée, dont son écuyer,
le fidèle comte de Mesnard. La voilà tantôt à pied, tantôt en calèche ou
encore à cheval, dormant chez l’habitant ou dans un grenier, serrée
contre sa dame de compagnie pour se tenir chaud, une fois habillée en
homme, une autre fois en bourgeoise, mariée dix fois pour tromper son
monde, bravant des dangers multiples sans pour autant en avoir
conscience, tant cette chevauchée singulière exalte son âme et excite son
imagination. La petite troupe des conjurés passe par Nîmes, Montpellier
puis Toulouse…
Le gouvernement s’affole, on se demande où la duchesse se cache,
pas question de la laisser mettre le feu dans les provinces de France, les
dépêches se croisent, les préfets du Midi s’agacent, le roi s’impatiente et
fait renforcer les garnisons. Marie-Caroline, elle, file comme l’éclair,
s’arrête dans des auberges isolées ou bien chez quelques nobles de
province, où elle se fait passer pour une autre, à son grand amusement.
Au début de mai, elle s’accorde quelques jours au château de
Plassac et donne l’ordre de prise d’armes aux troupes vendéennes pour le
24 du mois. Elle connaît par cœur le plan de l’insurrection pour l’avoir
préparé et commenté avec ses fidèles : près de vingt-cinq mille hommes,
sous les ordres des généraux Cathelineau, Charette ou encore Cadoudal –
fils ou parents des anciens chefs historiques –, vont investir les gros
bourgs, désarmer les gendarmes, rallier les paroisses pendant qu’on
prend d’assaut les villes importantes comme Rennes, Nantes, Angers et
La Rochelle. Une fois l’Ouest contrôlé, on attend les renforts nécessaires
depuis la côte, à savoir des armes, des munitions et surtout l’or pour
payer les troupes.
Mais sur place, la duchesse de Berry prend vite conscience de la
division des chefs vendéens : tout semble trop compliqué, les paysans ne
suivront pas, les récoltes s’annoncent excellentes, les troupes
gouvernementales sont puissantes et bien armées, tandis qu’on manque
de poudre et surtout de balles… Marie-Caroline ne comprend pas, tout
ce chemin pour en arriver là ! Elle refuse de céder, son honneur est en
jeu, mais elle consent à donner un contrordre pour mieux se préparer et
décide le soulèvement pour le 4 juin prochain. « J’appelle à moi tous les
gens de cœur, écrit-elle à ses généraux. Aucun danger, aucune fatigue ne
me décourageront ! On me verra paraître au premier rassemblement ! »
Une proclamation qu’elle signe « Marie-Caroline, régente de France ».

Les premières escarmouches éclatent déjà, on se bat dans le bocage,


parfois avec rage, sinon pour le principe. Certains chefs font défection,
Les premières escarmouches éclatent déjà, on se bat dans le bocage,
parfois avec rage, sinon pour le principe. Certains chefs font défection,
faute de combattants ou par choix délibéré. La duchesse, elle, sillonne
les routes détrempées, déguisée en berger vendéen ou en paysanne, à la
fois pour convaincre les hésitants et fuir la police de Louis-Philippe qui a
mis sa tête à prix. On la voit se cacher dans des hameaux, patauger dans
la boue, ramper dans les ronces, soigner des blessés, éviter les
patrouilles, sans jamais être dénoncée.
En raison des ordres et des contrordres, la levée en masse n’a jamais
lieu, il faut se résoudre à des combats épisodiques sur quelques jours,
une guerre de bocage à défaut de batailles rangées, où les compagnies
font le coup de feu dans leurs zones, sans concertation. Le gouvernement
philippiste déploie ses troupes dans les grandes villes, procède à des
arrestations, et met la main sur les plans détaillés de l’insurrection. En
apprenant la nouvelle, la duchesse comprend que tout est perdu. « C’est
le dernier coup porté à mes espérances ! » gémit-elle. « Mon fils, tu ne
sauras jamais toutes les angoisses de ta mère, toutes les larmes qu’elle a
versées ! »

De fait, le bilan reste pitoyable : elle a englouti des fortunes dans


l’expédition, sans compter des dizaines de morts, la menace de guerre
civile, et ce cuisant échec dont elle se doute qu’on la tiendra pour seule
responsable. Malheur aux vaincus ! « Le succès justifie tout, le blâme ne
s’attache jamais qu’au malheur », écrit-elle en pleine débâcle, de façon
prémonitoire.
Elle doit fuir, mais où aller ? Les ports sont surveillés, l’ouest
encerclé, le mieux est encore de se terrer dans la gueule du loup, au
cœur de Nantes. Tandis que la guérilla s’achève dans les campagnes, elle
se déguise en paysan, noircit de boue ses talons trop blancs, et gagne à
pied la ville où pullulent les troupes de Louis-Philippe. Ni vue ni connue,
elle rejoint son nouveau palais : des mansardes situées dans la rue
Haute-du-Château agrémentées d’un lit, d’une table et quelques chaises,
mais dont l’immense avantage est de dissimuler, dans une petite pièce,
un réduit d’à peine trois mètres carrés derrière la cheminée, accessible
depuis une plaque de fonte qui tourne sur ses gonds… « Parfait comme
nouveau quartier général », estime la régente de France, qui ne désarme
pas.
Toujours secondée par le fidèle Mesnard et quelques fidèles, dont
l’avocat Guibourg, elle tente de réorganiser la lutte et correspond à
l’encre sympathique avec les cours étrangères pour obtenir armes et
argent. On la presse de fuir, de quitter la France, mais elle refuse, elle a
ses raisons, avance-t-elle mystérieusement… Elle se plaît, dans cette
cachette, protégée par l’omerta d’un clan et le dévouement de ses hôtes,
deux demoiselles de Nantes. On la croit morte, en fuite, ou bien terrée
dans quelque masure de Vendée... au grand dam du gouvernement qui se
trouve ridiculisé par cette enragée ! Il va être aidé par un traître, comme
dans les meilleurs romans : à l’automne 1832, un certain Simon Deutz,
un proche de la duchesse, se fait fort de livrer sa maîtresse moyennant
finance – on évoque la somme de cinq cent mille francs. Adolphe Thiers,
le nouveau ministre de l’Intérieur, conclut l’affaire avec un certain
dégoût tout en se frottant déjà les mains…
Ce fameux Deutz avait été chargé d’une mission par Marie-Caroline
auprès de la cour du roi du Portugal. Sous prétexte de vouloir remettre
des dépêches importantes à la régente, il finit par l’approcher le
30 octobre 1832. Après avoir longuement parlé ensemble, ils se revoient
une seconde fois le 6 novembre. C’est à ce moment-là que le traître
choisit de la livrer au commissaire : elle est dans la place, lui assure-t-il,
« la suite dépend de vous… ». On cerne la maison, et même le quartier.
Vite, Marie-Caroline se précipite dans le réduit, derrière la cheminée, en
compagnie de Mesnard, Guibourg et d’une suivante. Les policiers
fouillent partout sans rien trouver, mais le commissaire, méfiant, laisse
des troupes dans toute la maisonnée, jusqu’à la dernière mansarde où
veillent deux gendarmes.
Derrière la cloison, les quatre emmurés retiennent leur souffle : une
longue attente commence, seulement animée par les propos grivois des
militaires qui amusent beaucoup la duchesse, serrée contre ses
compagnons. À l’aube, les deux sentinelles, prises de froid, décident de
faire du feu : le réduit se transforme vite en fournaise, par deux fois la
robe de Caroline manque de s’enflammer, on suffoque, on tousse, on
tente d’éteindre les flammèches avec le chapeau de Guibourg, rempli
d’urine, puisqu’il a bien fallu trouver un pot de chambre… Puis les
quatre proscrits finissent par sortir de leur trou à rat, en actionnant le
mécanisme, si bien que les gendarmes voient tout à coup ramper devant
eux une jeune femme à quatre pattes, rouge d’émotion, les vêtements à
moitié calcinés, les cheveux en bataille et les mains pleines de cendres…
« Je suis la duchesse de Berry ! leur lance-t-elle en se relevant. Vous êtes
Français et militaires, je me fie à votre honneur ! »
L’aventure s’achève en bouffonnerie, elle va vite tourner au
vaudeville.

Le gouvernement triomphe : en arrêtant la furie légitimiste on


éloigne tout risque de nouvel embrasement. Marie-Caroline est
désormais en lieu sûr, enfermée à la citadelle de Blaye, avec les égards
dus à son rang. Mais le roi Louis-Philippe n’est rassuré qu’à moitié : il
aurait préféré que « la régente » déguerpisse au plus vite après son
soulèvement avorté pour éviter toute polémique. Car déjà elle apparaît
en martyre, notamment sous la plume de Chateaubriand, qui prend fait
et cause pour « la captive de Blaye » dans un vibrant Mémoire que la
France s’arrache.
« Illustre captive ! tonne l’écrivain. Que votre héroïque présence sur
une terre qui se connaît en héroïsme amène la France à vous répéter ce
que mon indépendance politique m’a acquis le droit de vous dire : votre
fils est mon roi ! » Les légitimistes applaudissent, on critique
l’usurpateur, ce roi indigne qui fait enfermer la mère du futur Henri V, le
véritable héritier du trône de France. Quelle ignominie ! Marie-Caroline
devient leur sainte, la Jeanne d’Arc au drapeau blanc, la vestale
royaliste, gardant le feu sacré, payant aujourd’hui son courage au prix
fort !
Sa popularité culmine quand, soudain, tout bascule : on annonce
dans la presse qu’elle serait enceinte de plusieurs mois déjà… Le
scandale est inouï, inimaginable : la future reine mère enceinte d’un père
inconnu ! La rumeur enfle, grossit aussi vite que le ventre déjà bien
rebondi de la duchesse et provoque de nombreux duels où les plus ultras
veulent laver au champ d’honneur celui de leur championne. Mais en
février 1833, Marie-Caroline tente de prévenir l’orage en défendant sa
vertu : « Pressée par les circonstances, écrit-elle, et quoique j’eusse les
motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à
moi-même, ainsi qu’à mes enfants, de déclarer m’être mariée
secrètement pendant mon séjour en Italie. » Et les journalistes
républicains d’ajouter, perfides : « La duchesse est venue en France pour
revendiquer un trône : elle a fini par réclamer un tablier de nourrice ! »
La confusion est extrême, le déshonneur manifeste. Marie-Caroline
ne donne pas le nom du mari, ce qui, au début du XIXe siècle, a fortiori
pour une altesse royale, relève de la plus grande indécence. « Le connaît-
elle vraiment ? » s’empressent de commenter les orléanistes, qui
exultent, en rappelant combien Marie-Caroline s’est toujours montrée
excentrique et frivole. « L’ange pur de la Restauration » ne serait
finalement que la Messaline des Bourbons… L’humiliation est à la
mesure des espoirs qu’elle portait. Voilà le parti légitimiste
définitivement compromis au moment même où il resserrait les rangs
derrière son héroïne. La consternation la plus complète succède à
l’incompréhension. Puis à la colère : les légitimistes estiment que l’on
salit à dessein l’honneur de la duchesse, elle écrit sous la contrainte, tout
cela est faux, on veut la discréditer, voilà tout. Les journaux s’en donnent
évidemment à cœur joie, les articles satiriques fleurissent, et, des
boulevards aux salons, c’est la même question qui revient : mais qui
donc est le père de cet enfant ?
Il faut attendre le 10 mai 1833 pour connaître la réponse : la
duchesse met au monde une fille, Anne-Marie Rosalie, annoncée comme
le fruit de son mariage avec le comte Hector Lucchesi-Palli, un noble
italien que toute la botte surnomme rapidement « Saint Joseph ». Les
orléanistes éclatent de rire devant cette farce à répétition : comment ces
deux-là auraient-ils pu consommer une union tandis qu’elle était tapie
dans sa mansarde, à Nantes ? Les légitimistes s’accrochent à l’histoire,
aussi rocambolesque soit-elle. Ce Napolitain n’est-il pas de naissance
noble ? N’a-t-il pas servi Madame, comme diplomate, notamment pour
approcher le roi de Hollande ? Mais la plupart des historiens tombent
d’accord pour dire que leurs rapports ne sont jamais allés beaucoup plus
loin et que leur contrat de mariage fut arrangé après coup pour la bonne
cause. Marie-Caroline aurait obtenu le consentement du comte Hector
une fois la grossesse entamée, moyennant quelques subsides…
Pour résumer, tout le monde s’y perd ou s’en amuse, selon le parti
que l’on défend. Une seule question brûle toutes les lèvres : mais qui
pourrait être le vrai géniteur ? Deux hommes étaient près d’elle à
Nantes : le fidèle écuyer Mesnard et son avocat Guibourg. Le premier
pourrait être son père, il a plus de soixante ans, ils sont très proches,
mais de là à devenir amants, le doute est permis. Le second, l’avocat
Achille Guibourg, est nettement plus fringant et la rumeur lui prête
depuis toujours une liaison avec la duchesse. Mais il y aurait un
problème de dates, car l’homme aurait rejoint Marie-Caroline bien trop
tard à Nantes pour coïncider avec la conception supposée.
Dans sa biographie très complète, la journaliste Laure Hillerin met
l’accent sur une autre thèse, celle du marquis de Rosambo, que la
duchesse a bien connu comme voisin dans son domaine de Rosny. Marié
à l’une de ses dames d’honneur, il était l’un de ses familiers et l’aurait
plusieurs fois visitée dans son exil en Angleterre et à Massa. La jeune
veuve se serait ainsi consolée dans les bras d’un jeune noble, dont le
rang trop modeste empêchait toute union. Se sont-ils vus pendant l’été
1832 ? On a souvent dit qu’elle s’était rendue à Rotterdam quelques
jours en cachette, à la fin du mois de juillet, avant de revenir à Nantes.
Pour négocier une aide ? Rencontrer son futur mari ? Ou bien le jeune
marquis de Rosambo ? Le mystère demeure.

Tandis que les orléanistes glosent sans fin sur les ridicules péripéties
de Marie-Caroline, les légitimistes défendent la version officielle et n’en
démordent plus, même si certains n’en pensent pas moins… L’honneur
reste sauf, mais l’avenir politique de leur idole est définitivement
compromis : le blason des Bourbons reste largement entaché par cette
grossesse et ce mariage surprise. Les Orléans consolident ainsi leur
emprise sur le trône auprès des royalistes, alors même que leur passé
régicide en dégoûtait autrefois plus d’un – Philippe Égalité, le père de
Louis-Philippe, avait en effet voté la mort de Louis XVI.
En ce sens, Marie-Caroline porte une part de responsabilité dans ce
changement d’opinion. Même Charles X, le roi déchu, ne veut plus
entendre parler de sa belle-fille, c’est dire tout le mal qu’il pense d’elle.
Malgré les suppliques de la duchesse et les efforts de Chateaubriand pour
réconcilier la famille, l’éducation de son fils Henri lui est retirée. Un
véritable drame, non seulement pour la mère, mais aussi pour les
Bourbons : au lieu de s’ouvrir au monde, le jeune Henri grandira dans le
souvenir d’un royaume perdu, entouré des survivants d’une monarchie
engloutie qui se remémorent sans fin des souvenirs hors d’âge. Marie-
Caroline, elle, ne représente plus de danger, le gouvernement l’autorise à
rejoindre son mari avec lequel elle va finalement couler des jours
heureux, même si sa petite Anne-Marie, l’enfant du scandale, meurt très
rapidement.
Avec la vente du château de Rosny, elle rembourse en partie les
colossales dettes contractées dans son aventure vendéenne et s’achète le
domaine de Brünnsee, en Autriche, une demeure austère entourée d’un
joli parc qu’elle entreprend de remanier. Toujours dépensière, elle mène
grand train, acquiert le palais Vendramin à Venise, de style Renaissance,
avec vue sur le Grand Canal, pour passer l’hiver dans une parenthèse
enchantée. Le lieu devient le point de ralliement des chevaliers et des
princes désœuvrés, on y croise des monarchistes, bien sûr, mais aussi
tout son clan, son fils Henri, devenu le duc de Chambord, sa fille Louise,
les enfants qu’elle a eus avec son mari Hector, sans oublier les filles du
duc de Berry et d’Amy Brown, la jolie Anglaise…
Une famille élargie avant l’heure, dans la pure logique de cette
Italienne généreuse qui s’interdit de vivre avec des carcans. Elle traverse
le siècle en spectatrice désinvolte et gourmande, applaudit à la chute de
Louis-Philippe en 1848, puis s’inquiète de cette révolution qui contamine
l’Europe. Elle aspire à l’avènement de son fils, qui pourrait profiter des
troubles en France, mais Napoléon III finit par prendre le pouvoir :
encore un usurpateur sur ce trône destiné aux Bourbons ! Car elle en est
sûre, l’Histoire lui donnera raison, son fils Henri deviendra le prochain
roi de France... Elle meurt quasiment aveugle au printemps 1870,
ignorant que son rêve est à deux doigts de se réaliser.
La chute du Second Empire accouche d’un nouveau parlement
conservateur, les légitimistes croient fermement au retour de leur
champion, le fameux Henri V, duc de Chambord, il suffit d’un vote et de
quelques compromis. Mais le prétendant hésite, il refuse d’accepter
l’étendard tricolore, maigre concession pour s’asseoir sur un trône…
Faut-il lui en tenir rigueur ? Il a été élevé dans le respect absolu du
drapeau blanc, la couleur du panache d’Henri IV, son aïeul, par le frère
et la fille de Louis XVI. Le duc de Chambord n’osera pas franchir le
Rubicon et ne prendra pas cette couronne qu’on lui tend pourtant à
pleines mains.
Quand on pense que sa mère, quarante ans plus tôt, était allée la
conquérir en y perdant son honneur !
Lola Montès, une tigresse pour la Bavière

« Sa Majesté est possédée… ! »


L’archevêque de Munich

La colère gronde, enfle et déborde pour venir mugir sous les vitres de
la demeure de celle que tout Munich appelle désormais « la sorcière »,
cette « envoyée du diable » qui a littéralement envoûté leur vieux roi
Louis Ier de Bavière. « À bas l’Espagnole ! », « À bas la favorite ! », cette
Lola Montès dont les caprices, les folies et les charmes ont fini par mettre
le feu au sein du royaume allemand, provincial et conservateur. En ce
printemps 1847, les esprits s’échauffent vite, les critiques fusent
facilement, la tentation républicaine excite même les plus hardis... Il
suffit parfois d’une étincelle pour précipiter l’incendie et la scandaleuse
Lola Montès a suffisamment le sang chaud pour embraser la ville.
De fait, il lui a suffi de quelques mois pour se mettre à dos tout un
pays en raison de ses extravagances et de ses provocations. Le peuple, le
clergé, la presse, les ministres, et aujourd’hui ces étudiants, soutenus par
les passants, qui ne supportent plus l’arbitraire et viennent par centaines
hurler leur colère sous ses fenêtres. « Dehors la danseuse ! » hurle la
foule d’excités. Elle les entend, elle n’a pas peur. Lola Montès connaît ce
bruit, vulgaire et puissant, qui accompagne depuis toujours les
soubresauts de sa vie d’aventurière, cette jalousie ou cette fascination
qu’elle suscite partout où elle parade, ce parfum de scandale, ces cris de
haine ou de mépris, comme autant de preuves de son pouvoir sur des
esprits trop étriqués. Elle savourerait presque cet instant, tandis que ses
servantes se terrent, blanches comme leur tablier, dans un recoin de la
pièce.
« Passez-moi mon peignoir, celui festonné de dentelles… », lance-t-
elle tranquillement à son valet de chambre.
Elle ouvre la fenêtre, les cris cessent soudain avant de redoubler de
plus belle en voyant la brune incendiaire braver la foule depuis son
balcon, dans une tenue indécente. Elle applaudit, sourit avec hauteur et,
dans un geste aussi magnifique qu’insultant, se verse une coupe de
champagne sous les huées, porte un toast et vide la coupe d’un trait,
comme à Paris ! « Qu’ils aillent au diable ! juge-t-elle, demain, je serai
plus puissante que la Pompadour ! » Mais les Munichois ne désarment
pas, déjà des pierres se fracassent contre la façade de sa maison. On
brandit les poings, on injurie la fausse gitane, on réclame presque sa
tête…
Quand soudain, une rumeur suivie d’une bousculade vient animer le
coin de la rue : le roi Louis s’avance, on l’a prévenu de la scène, il vient
lui-même s’interposer, calmer son peuple et sauver sa jeune maîtresse.
« Découvrez-vous devant votre roi ! » lance-t-il aux jeunes effrontés. On
enlève son chapeau ou sa casquette, impressionné par le courage du
monarque. Il pénètre dans la maison pour y rester plusieurs heures,
réconfortant sa protégée qui peste contre ce peuple indocile. Elle pensait
régner sur une principauté d’opérette, voilà qu’on lui rejoue la prise de
la Bastille ! Quand Louis Ier de Bavière ressortira, la garde
l’accompagnera au milieu d’une foule moins hostile mais tout aussi
remontée par cette créature jugée malfaisante, dont l’ambition ne paraît
connaître aucune borne.
D’où vient-elle, cette Lola Montès ? Son histoire se perd dans ses
propres mensonges, tant elle prit plaisir à s’inventer un destin
romanesque et à enjoliver les faits, à commencer par son âge en par son
nom. Par coquetterie, elle s’est rajeunie de cinq ans, fixant sa naissance
en 1823, au lieu de 1818, et se disant tantôt créole, espagnole, turque,
hindoue ou encore cypriote, sachant bien qu’un peu d’exotisme a
toujours enflammé les sens de ces messieurs. En réalité, elle s’appelle
Marie-Dolorès Élisa Rosanna, mais on la surnomme vite Betty. Elle est
irlandaise, née d’un père officier et d’une mère aux origines douteuses,
peut-être espagnole, mais sûrement pas d’un clan aristocrate au sang
andalou, comme la danseuse le prétendra plus tard… La famille part
pour les Indes, le père meurt du choléra, on promet de fiancer la petite
Lola à un barbon anglais, quand elle décide rapidement de partir avec
l’amant de sa mère, le jeune lieutenant anglais Thomas James.
On nage déjà en plein vaudeville.
Le couple convole au plus vite, s’installe en Irlande, puis vogue vers
les Indes où il finit par se séparer : Betty déchante vite à côté de son
petit lieutenant sans avenir, elle dépérit ; il se révèle volage, à quoi bon
s’obstiner… Elle revient en Grande-Bretagne et commence à faire
tourner toutes les têtes. Elle n’est pas grande, mais elle a du chien, une
fierté, un maintien qui en impose, des cheveux noirs fascinants, un corps
souple et un regard sombre, hypnotisant. Que faire ? Séduire les
hommes, bien sûr, et quoi de mieux qu’un métier d’artiste pour parcourir
les capitales et trouver l’oiseau rare ? Betty part pour l’Espagne où le
flamenco semble réveiller ses sens et son imagination.
Elle apprend quelques pas folkloriques, fume le cigarillo et le tour est
joué : forte de son physique et de ses racines romancées, elle se proclame
danseuse andalouse, veuve d’un hidalgo ou enfant de bohème, volée
dans un berceau et forcée à danser, c’est selon… On l’écoute, elle
intrigue et parvient à faire ses débuts d’artiste en se produisant sur la
scène d’un théâtre londonien, en juin 1843, sous le nom de Maria
Dolores de Porris y Montez – devenu Lola Montès sur l’affiche – venue
tout exprès de Séville... Elle imagine qu’on l’a oubliée et qu’elle peut
refaire sa vie : grossière erreur. À peine commence-t-elle son numéro de
castagnettes plus ou moins convaincant qu’un cri fuse dans la salle :
« Mais je la reconnais, c’est la petite Betty James, ma parole ! » Éclats de
rires, cris, sifflets… Des spectateurs exigent le remboursement immédiat.
Pour un coup d’essai, c’est un véritable désastre.

Lola part de se faire oublier en Belgique puis en Pologne, où elle


tente l’aventure sur des scènes moins réputées pour massacrer le
fandango. Dans ces contrées du nord, la pseudo-gitane apporte une
bouffée d’exotisme à des spectateurs moins exigeants et ses courbures
élastiques parviennent à embraser l’esprit des potentats locaux. À chaque
fois, les hommes frémissent à l’idée de dompter cette fière Espagnole,
colérique et irrésistible, avant de se lasser des inévitables querelles
provoquées par son humeur capricieuse. Lola empoche les billets et
cherche le prochain pigeon, bien emplumé de préférence… Elle ressurgit
à Berlin avec fracas, lors d’une parade militaire : à en croire la
chronique, elle est en train d’admirer les soldats sur un pur-sang quand
celui-ci s’emballe et fonce vers la suite du roi de Prusse, avant d’être
rapidement maîtrisée.
Un gendarme s’en mêle, le ton monte, elle frappe à coups de
cravache ce cerbère trop tatillon – cela deviendra une habitude – et évite
la prison en prenant une fois de plus le large. En Saxe, l’intrépide
Andalouse tente une approche auprès du musicien Wagner, mais il
esquive tout en la présentant à Franz Liszt, alors au sommet de sa
carrière : il finit dans son lit puis en repart vite, le musicien supportant
mal les colères intempestives de sa maîtresse, décidément trop criarde
pour ses oreilles délicates... Un beau jour, il disparaît en laissant une
lettre de rupture à son intention : quand Lola comprend que tout est
terminé, elle met littéralement en pièces le mobilier de la chambre de ses
amours défuntes et prend la route de Paris. La chasse recommence !
Dans la capitale de Louis-Philippe, elle tente de vivre de son art mais
les critiques ont vite fait de lever la supercherie. « Lola Montès était une
charmeuse, raconte le journaliste Gustave Claudin, dans ses Souvenirs. Il
y avait dans sa personne un je ne sais quoi de provocant et de
voluptueux qui attirait. Elle avait la peau blanche, des cheveux
ondoyants comme des pousses de chèvrefeuille, des yeux indomptés et
sauvages et une bouche qu’on aurait pu comparer alors à une grenade en
bouton. Ajoutez à cela une taille lancinante, des pieds charmants et une
grâce parfaite. Par malheur elle n’avait, comme danseuse, aucun talent. »
Elle se fait siffler à l’Opéra mais assoit sa notoriété en jetant l’une de ses
ballerines dans la salle en guise de représailles. Toujours cet art de la
mise en scène…
La fausse Espagnole parvient à régner sur une petite cour qui loue ses
charmes incandescents, à défaut de la qualité de ses entrechats.
Qu’importe ! Elle abandonne ses activités de demi-mondaine pour
s’installer avec Léon Dujarrier, un journaliste très épris au bras duquel
elle mène grand train, fréquente le Tout-Paris des Grands Boulevards,
côtoie des artistes, de jeunes ambitieux, des écrivains comme Alexandre
Dumas ou Théophile Gautier, les uns irrités, les autres séduits par cette
maîtresse femme si jeune mais avec tant d’histoires à raconter... Ce qui
ne l’empêche pas de s’exhiber sur les planches, et parfois sans maillot,
dévoilant ainsi son buste pour agacer Dujarrier qu’elle juge trop jaloux.
Elle défraye à nouveau la chronique, s’attire les foudres de la justice,
et seule l’intervention du journaliste lui évite la correctionnelle pour
atteinte aux bonnes mœurs ! Elle se croit arrivée au sommet mais elle ne
jouit que d’un sursis : son amant, protecteur et pygmalion, a la sotte idée
de se faire tuer dans un duel en mars 1845 à la suite d’un malheureux
échange d’injures… On estime que les règles n’ont pas été respectées, un
procès s’engage, et voilà Lola Montès une nouvelle fois à la une des faits
divers de la presse populaire : elle comparaît comme témoin, fait
sensation en assurant qu’elle tire très bien au pistolet, et regrette de ne
pas avoir pris la place de son amant. « J’aurais affronté son adversaire
d’égale à égal ! »
En attendant, tout est à refaire.

Ce brave Dujarrier a eu la bonne idée de la coucher sur son


testament, ce qui a le mérite de renflouer ses économies d’un capital de
vingt-cinq mille francs. De quoi voir venir… Mais Paris devient soudain
étouffant, on l’accuse d’avoir provoqué ce duel, pour toucher l’argent, on
dit qu’elle porte malheur, qu’elle a « le mauvais œil ». La rumeur est trop
forte, il est grand temps de changer d’air. Elle décide alors de jouer
gros : elle renouvelle entièrement sa garde-robe et se met dans la tête de
« décrocher un prince », selon ses propres mots. Elle épluche donc le
Gotha européen et cible l’Allemagne et ses multiples royaumes confettis
avec des victimes en puissance à leur tête. C’est bien le diable si elle ne
séduit pas une couronne compatissante !
Elle débarque ainsi avec ses malles et sa réputation dans le duché de
Bade, où Ses Altesses viennent souvent prendre les eaux et dissiper leur
stress. La chasse est bonne, elle harponne le prince d’Orange, le fils du
roi de Hollande qui y traîne son ennui, avant de ferrer le souverain de la
principauté de Reuss. Mais elle ne parvient pas à décrocher une position
assez stable : il lui faut devenir la favorite en titre d’un gros poisson.
Justement, il y a ce vieux Louis Ier de Bavière qui règne sur un pays riche
et prospère et collectionne discrètement les maîtresses, sous l’œil
indulgent de son épouse, la reine Thérèse.
Il ne se montre pas compliqué, du reste, tout est bon pour satisfaire
l’appétit royal : de jolies bourgeoises, des filles d’artisans, quelques
nobles, qu’il gratifie toutes d’un bijou ou d’un gentil poème, car Sa
Majesté se plaît à versifier pour immortaliser ses états d’âme. Ce
fantasque souverain, âgé d’une soixantaine d’années, est un esthète dans
l’âme : il préfère l’art et les joutes d’esprit aux bruits des bottes et
engloutit des fortunes pour faire de Munich la nouvelle Athènes de
l’Europe. Il aime le beau, voilà tout, et fait peindre les jolis minois de ces
conquêtes successives par des peintres qu’il pensionne, avant d’aller les
contempler tout émoustillé dans sa « galerie des beautés », au cœur du
palais.
Ne manque que celui de Lola Montès pour sublimer sa collection…

L’aventurière a vingt-huit ans quand elle déboule dans Munich. Une


vraie bombe est sur le point d’atomiser la vie bien monotone de Louis Ier,
surnommé « l’Auguste ridicule » par des persifleurs plutôt inspirés. En
septembre 1846, la danseuse fait antichambre pour être officiellement
présentée au souverain. Elle a été refusée par les ballets royaux, elle
vient plaider sa cause et prouver qu’elle possède bien des talents
insoupçonnés… Le roi hésite, mais on la dit belle, alors il cède. Ce vieux
romantique n’a jamais pu résister à une jolie femme. Lola Montès a mis
ses plus beaux atours et lance ses fameux regards de braise à un
monarque estomaqué par tant de grâce. La voilà, sa nouvelle Athéna, sa
Diane chasseresse qu’il attend depuis des années !
Que s’est-il réellement passé au cours de cette audience particulière ?
Mille rumeurs ont couru, on raconte qu’elle a, en réalité, forcé la porte
du cabinet royal, qu’un garde l’aurait retenue, arrachant une partie de
son corsage et c’est la poitrine à demi nue que la fougueuse Lola se serait
soudain présentée au monarque médusé ! Une entrée en matière
saisissante et percutante… On peut supposer en tout cas que l’Andalouse
d’Irlande a déroulé ses plus beaux arguments pour tout emporter.
Ils parlent de Séville, elle le flatte d’avoir si joliment embelli Munich,
elle minaude, sourit, lance ses œillades, et le vieux souverain ne voit
plus que les jolis accroche-cœurs de sa chevelure… La jeune Lola est
d’office programmée à l’Opéra pour un intermède espagnol, attirant du
même coup toute la haute société munichoise venue contempler de près
cette étrangère dont on dit que le roi s’est entiché. Elle virevolte sur la
scène dans son costume de dentelle et de soie, une fleur rouge piquée
dans ses cheveux noir corbeau, tandis que des sifflets fusent dans un
joyeux brouhaha. Le roi est furieux du scandale, une colère sans doute
attisée par l’irritation de la tempétueuse Lola : lors d’une nouvelle
représentation, on prend soin de remplir la salle de fonctionnaires et de
soldats bien disciplinés pour ne pas troubler la gloire naissante de la
folle ambitieuse.
Dès lors, comme dans les plus beaux contes de fées, il lui suffit
d’émettre un désir pour le voir se réaliser. La belle veut un palais ? Le
vieux roi subjugué lui aménage un délicat pied-à-terre sans regarder à la
dépense. Voici comment une gazette de l’époque nous décrit cette
demeure, considérée comme l’une des plus ravissantes de la ville :
« Légère et gaie, élevée de deux étages, elle est bâtie à l’italienne.
D’élégants balcons en fer forgé relèvent la simplicité de l’ensemble…
L’intérieur surpasse tout ce qu’on a fait de mieux à Munich par le luxe
des aménagements. C’est à la fois le triomphe du goût français et du
confort britannique. Les murs des pièces de réception sont couverts de
décorations dues aux premiers artistes de l’Allemagne et qui
reproduisent les fresques récemment découvertes à Pompéi et à
Herculanum… Le mobilier s’harmonise avec le cadre, à l’exception d’un
bureau du plus pur style anglais. Les murs sont garnis d’excellents
tableaux, parmi lesquels un Raphaël, un bon portrait du roi, un autre,
détestable, de la maîtresse du logis… Derrière la maison s’étend un
grand jardin fleuri où le roi et sa confidente se tiennent ordinairement
pendant la belle saison. »
Lola Montès a ses propres domestiques, elle croule sous les pièces
d’or et reçoit son vieux soupirant quasiment tous les jours sous les yeux
d’abord goguenards puis inquiets de ses sujets bavarois. Ils déjeunent
tous deux en tête à tête, il lui lit ses poèmes du jour : « Tu viens
régénérer l’inspiration lasse… », déclame-t-il. Elle applaudit, le félicite,
et émet dans la foulée un nouveau souhait vite exaucé… L’aime-t-elle
vraiment ? Il l’amuse plus qu’autre chose, il l’attendrit par sa prévenance
et ses vieilles manières.
Quant à Louis Ier, il confessera sur son lit de mort qu’elle n’était
qu’une tendre et chère amie, rien de plus. Ce n’est pourtant pas ce qu’il
confiait secrètement à quelques intimes, avouant que cette maîtresse
femme ravivait chez lui un feu digne de l’enfer. « Une passion, comme
jamais je n’en ai éprouvé, s’est emparée de moi », reconnaît-il un jour.
« Et ce n’est pas en homme de quarante ans que j’aime, mais en
adolescent, oui, en amoureux de quinze ans. » L’âge où l’on fait les plus
belles bêtises…
C’est d’ailleurs l’avis de la plupart des Munichois, agacés par les
comportements hautains de l’étrangère. Elle se promène désormais
comme une reine en son royaume, chevauche à la mexicaine, en culotte
d’homme, avec parfois un chapeau de mousquetaire sur la tête, houspille
ceux qui ne la saluent pas, frappe avec sa cravache les passants trop lents
à lui céder le passage, avec toujours cet œil bleu aux éclats menaçants.
« Elle a envoûté notre roi », constatent les habitants, navrés.
La religion s’en mêle : la Bavière est catholique, une telle aventurière
au côté du trône ne peut être tolérée, les jésuites complotent avec les
plus conservateurs pour accélérer sa perte. L’archevêque vient rappeler
ses devoirs au souverain, qui l’écoute patiemment sans pour autant
modifier son comportement. « Sa Majesté est possédée ! » juge le prélat
en se signant. Même le nonce du pape écrit à son maître pour lui
signifier que cette créature est parvenue au sommet en usant « toutes les
ruses du démon ».

Notables, ministres et puissants tombent rapidement d’accord pour


Notables, ministres et puissants tombent rapidement d’accord pour
éloigner au plus vite cette sorcière venue du sud et la sœur du roi,
Caroline de Wittelsbach, ancienne impératrice par son mariage avec
François Ier d’Autriche, alerte le puissant ministre Metternich, pour
essayer de mettre un terme au scandale. L’influent conseiller flaire
également le danger à laisser un roi se déconsidérer de la sorte. Il envoie
un émissaire, chargé d’or, pour tenter d’acheter la sulfureuse maîtresse et
l’inciter à aller exercer son charme sous d’autres contrées… Mais la belle
renvoie le messager : elle tient un vrai premier rôle, qui lui assure gîte,
honneur et couvert, pourquoi donc changer de scène, et pour un cachet
si modeste, de surcroît… Elle déchire le mandat qui lui assurait deux
mille livres dans une banque anglaise. Le roi de Bavière, mis au courant,
en pleure d’émotion. Et rédige illico un sonnet : « Le monde hait et
persécute/Nos deux cœurs ensemble liés/Quoi qu’il puisse dire ou
tenter/Ils sont à jamais réunis… »
La presse étrangère fait ses choux gras de cette relation cocasse : on
caricature Lola en Messaline, le vieux souverain devient la risée des
pamphlets satiriques… Pour faire taire ces coquins, Louis Ier, en despote
échaudé, décide d’anoblir sa belle par décret. La señora Marie-Dolorès
devient comtesse de Landsfeld, baronne de Rosenthal, Bavaroise de fait,
régnant sur un territoire comptant pas moins de deux mille paysans. Et
pour alourdir le blason, il lui confère le titre ronflant de chanoinesse du
chapitre noble de l’ordre de Sainte-Thérèse, réservé aux familles les plus
prestigieuses. De quoi faire taire ces odieux commérages, juge-t-il.
C’est tout l’inverse qui se produit.

Les bourgeois munichois ne rient plus, les nobles sont écœurés : la


farce n’a que trop duré et le gouvernement du Premier ministre Karl von
Abel refuse d’approuver ce nouveau caprice. En février 1847, les
membres du cabinet adressent un mémorandum au roi, le suppliant de
renoncer, et mettent leur démission dans la balance. La passion
amoureuse prend soudain un tour politique : Louis Ier doit choisir entre
ses ministres et sa danseuse. Il ne tergiverse pas, il garde son Espagnole
et renvoie son cabinet ! Si un roi ne peut plus désormais anoblir sa
maîtresse, à quoi bon porter une couronne ? L’Europe entière savoure la
comédie, la renommée de Lola Montès atteint des sommets : la voilà qui
fait valser tout un pays, des ministres jusqu’au peuple.
Car la rue commence à gronder. On s’insurge contre ce changement
de gouvernement, ce nouveau cabinet libéral issu des beaux yeux d’une
courtisane. Un drôle ose même l’appeler « le cabinet de toilette », ce qui
est joliment trouvé mais agace fortement le palais. L’université s’en mêle,
un professeur respecté exige le retour des anciens conseillers, on
emprisonne l’insolent, les étudiants investissent alors le centre-ville et
accablent d’injures la maîtresse royale, vont hurler leur colère sous ses
fenêtres. C’est là qu’elle fait front, avec sa fameuse coupe de champagne
et le culot qu’on lui connaît.
Au lieu de temporiser, la flamboyante favorite exige la tête des
coupables. Grossière erreur. On arrête les meneurs, on limoge le chef de
la police, un ordre implacable remet Munich au pas. Pour contrer les
étudiants frondeurs, Lola regroupe ses propres partisans au sein d’un
corps baptisé Allemania, une sorte d’escadron d’honneur qui la suit
partout, adoptant les allures d’une garde prétorienne aux couleurs rouge
et or, et la protège des passants trop belliqueux. On la voit ainsi parader
dans un uniforme d’opérette, avec culotte blanche, tenue de velours noir
à brandebourgs et calot rouge brodé d’or, ce qui ne manque pas d’attirer
sur elle non seulement les regards, mais aussi les critiques.
La concubine achève d’incarner à elle seule toutes les crispations
d’un royaume, d’autant qu’on murmure qu’elle trompe le roi avec un
jeune comte devenu l’un de ses plus fidèles gardes du corps. Les
catholiques, jésuites en tête, voient en elle une « bête de l’Apocalypse »,
les politiques une dangereuse intrigante, à la solde sans doute de pays
ennemis, toujours prêts à affaiblir l’un des royaumes les plus puissants
d’Allemagne… Serait-ce l’Angleterre, sa première patrie ? Ou bien la
Prusse, si prompte à attiser le scandale, à payer la presse pour
caricaturer le régime en place et le discréditer un peu plus… On connaît
les appétits de Berlin, jalouse de ces États voisins qu’elle rêverait de
croquer pour établir un nouvel empire. Le scandale entretenu par cette
Lola Montès pourrait bien servir leurs intérêts.

L’orage éclate en hiver 1848. Le roi, fâché avec son nouveau


gouvernement, révoque une fois de plus le Premier ministre. On le
remplace par un conseiller plus souple, et surtout plus proche de
l’influente Lola. Tout paraît calme, mais l’exaspération demeure, en
sourdine, prête à exploser. Ne manque qu’un prétexte pour que tout
s’embrase et c’est encore de l’université que va partir l’incendie : les
funérailles du professeur von Goerres, l’un des plus farouches opposants
de la Montès, vont servir de détonateur. Pendant son agonie, devant des
étudiants qu’il continuait à sermonner et instruire, Goerres avait pointé
l’index en direction du palais en haletant : « Je meurs pour ne pas vivre
sous le règne de cette gourgandine ! », avant de rendre son dernier
soupir. Un tel anathème fait toujours de l’effet, surtout quand on le
répète à des centaines de jeunes gens…
Le jour de l’enterrement, tous les grands clubs d’étudiants défilent en
hommage au courageux professeur, sauf le groupe Allemania, bien sûr,
qui n’a pas eu la décence, ou l’audace, de venir brandir son drapeau
devant le cercueil du défunt. « Ils doivent sûrement boire des bières en
se réjouissant de la mort de notre maître », estiment ses fidèles. C’en est
trop : les clubs décident de faire front commun pour aller siffler et
lapider ces suppôts de l’Espagnole honnie. Après la cérémonie, les
étudiants vont donc naturellement protester devant le siège de sa propre
association, dans le centre de Munich, en agitant des cannes. C’est
maintenant un torrent humain qui déferle sur la Barerstrasse, emporté
par l’émotion et la colère. « À bas la comtesse de Landsfeld ! » crient les
étudiants. « Qu’on l’empale ! Dehors la saltimbanque ! »
Voilà justement Lola Montès, fière et bravache, plus tigresse que
jamais, et surtout guère impressionnée par la bagarre, aussi terrible soit-
elle. Elle n’a pas voulu abandonner ses fidèles et se tient parmi eux, la
tête haute et le regard brillant. Les cris se mêlent aux jets de pierres, la
situation devient intenable, il faut quitter le siège du club et tenter une
sortie. On fonce donc tête baissée au milieu de la cohue, on tente de
franchir la grille d’entrée. Lola fend la masse des émeutiers avec sa
cravache à la main, au milieu des clameurs.
La foule se presse, menaçante, ses gardes du corps sont blessés, elle
brandit un pistolet à la face de ses assaillants, tout peut basculer, on
piétine déjà sa robe, quand ses partisans lui indiquent le porche d’une
église toute proche, où elle pourra se réfugier. Aidée par quelques gardes
venus à la rescousse, la favorite royale parvient à entrer dans l’édifice et
à rejoindre la sacristie, les cheveux en bataille et les vêtements déchirés.
Elle reste une heure enfermée dans l’église des Théatins, le temps que
des renforts achèvent de disperser les émeutiers. Puis elle finit par sortir,
toujours hautaine, le visage grave, avant de rejoindre Louis Ier, rongé
d’inquiétude. En guise de réparation, elle exige la fermeture de
l’université, suprême provocation dans laquelle le souverain fonce tête
baissée. Les étudiants non munichois sont priés de quitter la ville dans
les vingt-quatre heures. Pour les commerçants et les artisans, c’est une
catastrophe : la faculté irrigue toute l’économie de la cité.
La capitale s’embrase aussi vite que le décret est signé. Les étudiants
refusent de céder, les bourgeois tentent de faire revenir le roi sur sa
décision, tandis que Lola Montès ne décolère pas contre ce peuple qui la
rejette. Pauvre Louis Ier écartelé entre ses sentiments et les intérêts de
l’État – qui ont d’ailleurs rarement fait bon ménage dans l’Histoire ! Le
11 février 1848, Munich se couvre de barricades dressées par les
étudiants, sans doute aidés par quelques émeutiers payés par la Prusse.
Les manifestants se retrouvent une fois de plus devant la demeure de
l’étrangère, on siffle son nom, elle apparaît encore au balcon, narguant
la foule par des applaudissements moqueurs. « On va t’enfumer
sorcière ! » hurlent les Munichois.
Le souverain, pressé par ses ministres, consent à rouvrir l’université
dans trois mois. Mais il est déjà trop tard : les étudiants réclament
désormais la reprise immédiate des cours et le départ de la favorite,
cause de tous leurs maux, estiment-ils. « Trois mois, c’est mon dernier
mot. Quant à ma vie privée, elle ne regarde que moi », tranche Louis Ier
de Bavière. Cette fois, on s’attaque au palais : les pierres viennent briser
les vitres, les troupes contiennent difficilement des manifestants
désormais incontrôlables, on parle déjà de République... « Sire, pour
sauver la Bavière, il faut sacrifier la comtesse de Landsfeld, votre devoir
l’exige ! » Le ministre des Affaires étrangères insiste, presse son
souverain d’agir au plus vite, pendant qu’il est encore temps. Louis Ier, le
visage défait, les yeux embués, signe le décret que lui tend son
conseiller. D’un trait de plume, tout s’achève.
Bannie, déchue de ses droits, Lola Montès redevient une simple
aventurière.

On se rend aussitôt chez la favorite pour lui signifier son renvoi. Elle
n’en croit rien, invective les messagers, refuse de partir, brise quelques
bibelots tout en maudissant la Bavière. Mais déjà l’annonce de sa chute
court les rues, les Munichois quittent leurs barricades pour se rendre
devant sa résidence, la foule grossit, Lola n’a que le temps de récupérer
ses bijoux, de grimper dans une voiture fermée et de traverser la ville au
plus vite, protégée par un escadron, sous une volée de pierres et
d’injures. Fouette cocher ! Les rêves de grandeur de la fausse danseuse
espagnole s’achèvent ainsi dans une fuite aussi lamentable que cocasse…
Mais elle n’a pourtant pas dit son dernier mot. Elle sait qu’elle peut
retourner son bon Louis d’une seule câlinerie. Il faut qu’elle le voie,
qu’ils s’expliquent, tout peut être encore sauvé !
La courtisane s’arrête devant la première auberge venue, revêt un
costume masculin et reprend la route de Munich. Mais une fois au palais,
un ministre parvient à la reconnaître sous son déguisement et l’empêche
d’accéder au souverain. La garde se dépêche de jeter dehors ce jeune
homme en furie, qui griffe et mord les mains qui l’agrippent, dans un
dernier sursaut de rage ! Un peu plus loin, la foule achève de mettre en
pièces la jolie demeure de style italien et à l’élégance très française où
l’Espagnole pinçait sa guitare en attendant son amant couronné.
Un vieil homme en redingote hante les lieux et assiste au navrant
spectacle, en pleurant sur les ruines et la poussière de cet amour
fracassé. C’est l’infortuné roi de Bavière qui tente encore une fois de
sauver ses derniers souvenirs. « S’il vous plaît, rentrez tranquillement
chez vous, demande-t-il à ses sujets. Si vous aimez votre roi, épargnez
cette maison qui lui appartient… » Sans un regard, les pillards
continuent à détruire le nid de la vipère sous les yeux de leur monarque.
« Je ne suis plus que l’ombre d’un roi », gémit Louis Ier, avant de
s’enfermer dans ses appartements.
Munich exulte mais se méfie toujours. On craint le retour de la
scandaleuse, des bruits courent partout dans la ville qu’elle a revu le roi,
qu’il s’apprête à la rappeler une fois l’orage passé… La tension est
toujours palpable, les manifestants occupent encore les rues, et le vieux
souverain, très amer et définitivement compromis, finit par abandonner
le trône à son fils aîné, Maximilien, le prince héritier.
Le 21 mars 1848, il fait apposer sa décision dans toute la capitale :
« Bavarois ! Des temps nouveaux commencent, différents de ceux prévus
par une Constitution que j’ai toujours respectée et sous laquelle j’ai
gouverné pendant vingt-trois ans. Je résigne ma couronne au profit de
mon fils bien-aimé, le Kronprinz Maximilien. À l’instant où je descends
du trône, mon cœur brûle toujours du même amour pour la Bavière et
pour l’Allemagne. » En seulement dix-sept mois de règne, Lola Montès a
eu raison d’un souverain qui, aux portes de la vieillesse, connut dans ses
bras les affres et les tourments d’un amour d’adolescent…

Et Lola, que devient-elle ? La sultane a trouvé refuge dans la Suisse


toute proche. Elle n’a pas tout perdu car son vieux soupirant, qui
s’imagine avoir une dette à lui payer, lui fait parvenir un chèque
salvateur. La voilà donc déchue mais toujours à flot. Et célèbre comme
jamais : le scandale érotico-politique de la Bavière lui donne une aura
sans précédent. Elle croit un moment que son cher prince va la suivre
pour couler des jours heureux à ses côtés. Mais le charme est rompu,
Louis Ier a enfin ouvert les yeux et découvert les tromperies, les
chantages et la vénalité de celle qu’il a aimée à la folie. Il ne la rejoindra
pas, il est toujours marié à Thérèse d’ailleurs, et restera ce roi populaire,
à demi exilé entre la Bavière, Rome et la France, féru de culture et plus
que jamais rêveur.
À Genève, son ancienne favorite trompe son ennui au bord d’un lac
bien trop calme à son goût. Quel avenir l’attend au pied des pâturages
alpins, loin des grandes capitales européennes ? Déjà on oublie son nom,
elle doit retrouver le devant de la scène et harponner un nouvel amant,
jeune et riche de préférence. Elle rejoint Londres, où elle refait parler
d’elle en tenant le haut de l’affiche dans Lola Montez ou la comtesse d’une
heure, une pièce immédiatement censurée pour inconvenance. Elle
renoue avec une vie mondaine, séduit un jeune héritier, George Trafford
Heald, et l’épouse en grande pompe en juillet 1848. Mais une vieille
tante méfiante se penche sur la vie mouvementée de cette drôlesse
entrée par effraction dans sa famille. Pour découvrir, au bout du compte,
que la comtesse de Landsfeld était simplement séparée de corps de son
ancien mari, le lieutenant James, rendant caduque cette nouvelle union
pour cause de bigamie !
La police l’arrête avant que les juges ne la remettent en liberté sous
caution. Mais le jeune George est mordu, il adore sa nouvelle épouse, et
tous deux fuient Londres pour le continent : on les croise en France, puis
en Espagne, enchaînant une vie de bohème et des disputes sans fin. Le
couple part à vau-l’eau, George fuit Lola, puis revient, avant de
l’abandonner à nouveau. Elle pousse alors l’audace, dit-on, jusqu’à faire
publier une annonce pour retrouver son époux contre une récompense…
Après une ultime tentative de réconciliation, le jeune Britannique
renonce à sa comtesse, lassé par ses extravagances et son impossible
caractère. À peine a-t-il fait prononcer la nullité de son mariage qu’il
finit par se noyer au cours d’une partie de yachting.
Encore ce mauvais œil…
Pour Lola Montès, il s’agit d’un retour à la case départ. Que faire ?
Elle revient à une vie de demi-mondaine, puisqu’il faut bien vivre, mais
prend tout de même le soin de retourner le tableau représentant son
mari qui orne sa chambre à coucher. « Il ne doit pas voir ce que je fais,
dit-elle, ce serait indécent… » Sans argent, les créanciers aux trousses,
elle embarque en 1851 pour l’Amérique, certaine qu’un grand avenir
l’attend. Toujours cette foi en son destin et son goût du risque, chevillé
au corps ! Elle s’acoquine avec un manager qui la vend comme une
véritable curiosité dans ce pays neuf, où le moindre titre de comtesse
donne soudain un vernis baroque et fascinant à son propriétaire. Elle a
tant d’histoires à raconter, elle a connu des princes, des révolutions, des
passions tumultueuses, sa vie est déjà un roman dont il suffit de
représenter les plus belles pages…
Comme en Angleterre, elle tente sa chance sur scène et joue le
premier rôle dans Betty la Tyrolienne, une comédie musicale donnée sur
Broadway, puis à Philadelphie. Après ses premiers succès, elle enchaîne
avec un spectacle caricatural et très imagé sur sa vie où on la retrouve
dans la peau de l’artiste, de la comtesse, de la révolutionnaire, sans
aborder les alcôves de la courtisanerie… Elle s’enrichit, bien sûr, mais
elle reste toujours aussi dépensière et ne parvient pas à se fixer quelque
part. New York commence d’ailleurs à l’oublier, l’habitude succède à la
nouveauté, son numéro a fait long feu. Après l’intérêt des premiers
journalistes, toujours avides d’un bon papier, on se rend vite compte des
piètres performances musicales et dramatiques de cette Espagnole
trentenaire…
Qu’à cela ne tienne, la Montès ne se démonte pas et trouve un emploi
dans un cirque, un divertissement très populaire à l’époque : les
Américains adorent frissonner sur des numéros ou contempler des
célébrités en chair et en os. On aménage donc un semblant de palais
dans un décor clinquant où Lola joue les princesses, maquillée et parée
comme une reine, tandis que les spectateurs s’acquittent d’un dollar pour
aller discuter avec elle en plusieurs langues… Elle tourne ainsi sur la
côte Est, dans une attraction de foire aussi saugrenue que juteuse, avant
d’échouer à La Nouvelle-Orléans, où elle foule à nouveau les planches
dans son rôle désormais rodé de comtesse fugitive.
Elle entend alors parler de cet Ouest fantastique, où tout reste
possible : il suffit de se baisser, dit-on, pour ramasser l’or à pleines
mains. Lola n’est pas assez naïve pour croire ses fariboles, mais elle sait
par expérience que les gros poissons tournent toujours dans les eaux les
plus fécondes. Elle prend donc le chemin de ce nouvel Eldorado,
s’entiche d’un journaliste de San Francisco, Patrick Purdy Hull, un
immigré irlandais mystique et écologique avant l’heure, prônant un
retour vers la nature sauvage et nourricière. Pour Lola Montès, c’est une
révélation, doublée d’un coup de foudre. Elle se marie donc pour la
troisième fois et s’installe dans la vallée du Sacramento en 1853.
La voici désormais pionnière dans ces lieux farouches, oubliée des
hommes et du monde, toujours prête à manier le fusil pour chasser dans
les gorges reculées du Far West. Son physique moitié créole, moitié
amazone, continue à attirer les regards des hommes, et notamment d’un
certain Karl Adler, connu pour abattre promptement les loups et les ours
dans de longues traques éprouvantes. Il se montre aussi nomade et
intrépide que l’aventurière bavaroise : à force de chasser ensemble, tous
deux finissent par se découvrir et s’aimer follement. Lola abandonne son
troisième mari sans le moindre remords pour rejoindre son fougueux
amant au cœur des montagnes, et goûte, sans doute, les mois les plus
enchanteurs de sa vie. Mais l’idylle tourne court quand le beau Karl
meurt brutalement d’une chute de cheval, la colonne vertébrale brisée
net.

En souvenir de son beau chasseur, et parce qu’elle n’a, soudain, plus


la force d’avancer, elle se fixe dans les environs, au pied de la Sierra
Nevada. L’ancienne danseuse acquiert une modeste ferme et se lance
dans l’élevage, tout autant pour subvenir à ses besoins que pour
s’occuper l’esprit. Un journaliste parvient à retrouver sa trace et nous
décrit son nouveau palais, à Grass Valley : « La comtesse de Landsfeld
mène une existence paisible et douillette au milieu de ses oiseaux, de ses
chiens, de ses chèvres, de ses moutons, poules, dindons et du poney,
compagnon de ses courses à travers champs. Quelle étrange
métamorphose que celle de cette femme ! Son nom est connu du monde
entier ; elle a dominé de puissants potentats et maintenant préfère à tout
une cabane perdue dans la nature et des chevauchées solitaires dans les
monts de Californie. »
Une nuit, le sort s’acharne à nouveau, comme pour lui signifier que
sa route ne peut s’arrêter là : un incendie se propage dans la vallée et
réduit en cendres son modeste ranch. Lola fait son baluchon, récupère
ses derniers diamants, et fuit cette terre maudite en direction… de
l’Australie !

Pouvait-on rêver pays plus lointain que ce continent austral, encore


Pouvait-on rêver pays plus lointain que ce continent austral, encore
tout neuf, dont la couronne britannique s’est servie pour déporter ses
proscrits ? Sans doute pense-t-elle se refaire, là où tout reste encore
possible… De fait, elle remonte vaillamment sur scène pour jouer et
rejouer un ersatz de ses péripéties bavaroises, sans cesse enjolivées. La
magie opère toujours, une vedette venue d’Europe et des États-Unis est
pratiquement sûre de remplir les salles des plus grandes villes du pays :
Sydney et Melbourne applaudissent le répertoire de l’ancienne comtesse
de Landsfeld, à nouveau grisée par ce retour en grâce inespéré.
Lorsqu’elle visite le bush et les centres miniers, elle s’adapte à son
public, plus rude, et invente la Spider Dance, la danse de l’araignée, une
sarabande érotique qu’elle interprète sans dessous. Lorsque ses jupons se
lèvent, la salle frôle l’apoplexie ! Le scandale la régénère, elle voit à
nouveau des hommes se battre pour elle, elle refait la une des gazettes,
comme ce jour où, croisant un propriétaire de journal qui l’avait
critiquée, elle fonce sur lui comme une forcenée et se venge en le
cinglant de coups de cravache ! Mais l’aventurière a vieilli, elle préfère
tourner la page. Elle fatigue, traîne une mauvaise toux et accumule les
problèmes de santé. Après avoir fait le tour de l’Australie, où elle s’est
fait autant acclamer que détester, la star du bush préfère rembarquer
pour New York.

Il lui reste à jouer son dernier rôle, sans doute le plus insolite.
Comme une Marie-Madeleine repentante, l’ancienne favorite entend
l’appel de Dieu dans une chapelle méthodiste de Broadway. Les
paroissiens accueillent cette prise de choix, ils la bichonnent, la
transforment en dévote et l’envoient prêcher dans des conférences
jusqu’en Angleterre, convaincus que son nom de scène garantira une
salle pleine. Cette dame aux camélias devenue bigote, couverte de croix
et d’habits sombres, n’en finit plus d’expier ses fautes devant des
parterres de femmes intriguées ou extatiques, c’est selon. Elle met autant
d’ardeur dans le mysticisme qu’elle en eut autrefois dans la galanterie et
distribue l’argent récolté des conférences aux miséreux de tout bord.
Les hommes viennent l’entendre par curiosité, puis repartent, ils
aimaient mieux le premier acte, celui des jupons, de la cravache et des
jurons ! Les danses lascives ont cédé la place aux discours moralisateurs :
« Quelle femme n’ai-je donc pas été ! écrit l’ancienne Pompadour de la
Bavière, qui riait autrefois au nez de l’archevêque de Munich. Combien
donnerais-je pour que mon exemple pût servir d’avertissement à celles
qui seraient tentées de m’imiter… À présent que je suis seule au monde,
malade, abandonnée de tous, même de ma propre mère, Jésus est venu
frapper à la porte de mon cœur. Béni soit-il ! Par le secours de Sa grâce,
le soutien de Sa divine parole, j’entrevois, pour mon âme coupable, un
espoir de salut. »
Ses derniers diamants vendus, pauvresse parmi les pénitentes, avec la
Bible comme seul viatique, Lola Montès finit ses jours en distribuant des
tracts édifiants à des passants et des prostituées. Très affaiblie par une
pneumonie, elle est secourue par une âme charitable et survit dans un
modeste cottage, près de New York. C’est là que la mort vient la saisir,
en janvier 1861, après une attaque d’hémiplégie. Elle a seulement
quarante-deux ans. À peine deux personnes suivent le cercueil de celle
qui envoûta jadis un roi.
Danseuse créole, demi-mondaine, comtesse de Bavière, star de
Broadway, cow-girl du Far West, Goulue du bush puis prédicatrice
méthodiste… Sa courte mais intense cavalcade sur plusieurs continents
se terminait enfin.
Mata Hari, sensuelle espionne

« La peau se tordait, appelait, s’offrait…


Mata Hari se donnait. »
Louis Dumur

Comme la lampe d’Aladin, l’évocation de son seul nom suffit à faire


jaillir l’image d’une Shéhérazade sensuelle et perfide, jouant de ses
charmes comme de ses danses pour envoûter les puissants, avant de se
perdre dans des histoires d’espionnage aussi rocambolesques que
dangereuses. Femme fatale, issue de cette Belle Époque où les cocottes
règnent dans les salons, mais aussi star de génie, qui s’inventa avant
Madonna une réputation sulfureuse faisant d’elle la femme la plus
célèbre de son temps, Mata Hari devient un agent double pendant la
guerre de 1914, avant d’être arrêtée comme traître à la patrie, jugée
comme telle, et fusillée pour l’exemple au moment où la France doit se
rassembler pour le dernier assaut contre les Allemands. Puis mythe
universel, incarnée sur grand écran par Greta Garbo ou Jeanne Moreau,
ressuscitée à l’infini à travers d’innombrables biographies relatant sa vie
très romanesque.

Dans tous ces portraits, quelle est la vraie Mata Hari ? Impossible de
Dans tous ces portraits, quelle est la vraie Mata Hari ? Impossible de
répondre puisqu’elle-même inventa sa vie au fur et à mesure des
circonstances… Son image se superpose avec d’autres, comme autant de
costumes qu’elle enfile entre deux boudoirs pour accompagner ce siècle
finissant où elle excelle à jouer plusieurs rôles à la fois. Aux yeux de
l’Histoire, qui a besoin de symboles, ce caméléon femelle a toujours
représenté la coupable idéale, lascive et forcément vénale.

Elle naît dans le dernier quart du XIXe siècle, en août 1876, dans une
ville de province du nord des Pays-Bas. Moins de trente mille habitants,
une bourgade laborieuse, étriquée, dans laquelle son père, chapelier de
son état, passe déjà pour un excentrique : surnommé « le baron », Adam
Zelle mène grand train, porte le haut-de-forme et nourrit de grands rêves
pour sa fille Margaretha, objet de toute son affection. Il gâte sa
princesse, l’habille de vêtements coûteux, lui offre même un équipage,
une voiture à quatre places tirée par des chèvres…
Pourquoi une telle préférence pour cette enfant ? Peut-être à cause
de ce curieux physique, qui la distingue nettement de ses frères, tous
blonds. Margaretha possède une longue chevelure sombre, des lèvres
charnues, une peau mate et de grands yeux noirs légèrement en amande,
très éloignés des canons de beauté hollandais. Pour certains, il s’agirait
d’une particularité bien connue d’une ancienne tribu de la Frise dans
laquelle puiseraient les origines maternelles. À cela s’ajoute un
tempérament déjà fortement marqué, un rien théâtral, et une curieuse
fascination pour ce père qui ose tout, s’invente des vies, et croit en son
destin.
Il l’attendra toute sa vie, cette fortune si convoitée, distillant chez sa
fille cette soif de revanche et de reconnaissance. Adam place sa fille
chérie dans le plus chic pensionnat de la ville, où elle fait sensation par
ses manières et son insolence. Cette grande sauterelle aux allures
métisses détonne chez les filles de bonne famille de négociants
hollandais : Margaretha a déjà sa cour et ses ennemies, enjolive la
réalité, joue de son charme et apprend à s’imposer par la seule force de
ses convictions. La direction tente tant bien que mal de canaliser cette
forte tête, mais le père paye d’avance, alors… Seulement, à force de
dilapider sa fortune dans ses chimères, le chapelier se retrouve soudain à
sec.
Chez les Zelle, la vie tourne subitement au cauchemar : après les
dettes, c’est la ruine complète, et la mère, aussi taciturne que son mari
est volubile, finit par décéder de maladie et de mélancolie. Voilà Adam
forcé de disperser sa famille chez ses proches. Margaretha quitte son
collège pour atterrir chez une tante : elle est seule, sans biens, éloignée
d’une fratrie qu’elle ne reverra pour ainsi dire plus jamais, avec un père
brisé par sa disgrâce. Adieu les rêves de princesse, le destin lumineux
tracé par le paternel, un mariage grandiose, une vie de reine au bras
d’un puissant… Elle sera institutrice, on la place à l’école normale. Mais
la cage est trop étroite pour cet oiseau rare, elle prend la poudre
d’escampette en racontant que le directeur se montre trop entreprenant.
Fin du premier acte.
Pour avoir la paix, il lui faut un mari. Mais pas n’importe lequel : un
homme fort, pas un rond-de-cuir, un type capable de lui faire connaître
l’amour et l’aventure, ces émotions nouvelles auxquelles elle aspire. Elle
tombe un jour sur une annonce matrimoniale dans le journal local :
« Capitaine de l’armée des Indes, quarante ans, en congé en Hollande,
cherche jeune femme en vue mariage. » Elle répond et glisse une
photographie en pied, où elle cambre les reins, attitude qui ne fait
qu’émoustiller un peu plus l’officier Rudolph MacLeod, qui veut la voir
sans tarder. Le militaire avait posté son annonce par défi, poussé par ses
camarades, le voilà pris dans les filets de plus rusé que lui. Un officier
des Indes néerlandaises ! Déjà la bouillante Margaretha s’imagine voguer
vers d’improbables lieux exotiques et mystérieux.

Pour elle, le destin a mis ce capitaine sur sa route, il n’y a pas à


hésiter, elle doit l’épouser sans tarder.
Pour elle, le destin a mis ce capitaine sur sa route, il n’y a pas à
hésiter, elle doit l’épouser sans tarder.

En juillet 1895, le couple convole à Amsterdam et s’installe à


La Haye. Pour vite déchanter. Le fringant capitaine souffre en réalité de
diabète et de rhumatismes, il avait même été rapatrié des Indes
néerlandaises pour raison de santé. Officier psychorigide, d’ascendance
irlandaise, noble de surcroît, il supporte mal de voir sa femme virevolter
comme une précieuse, sensible aux compliments des galants et follement
dépensière. De son côté, Margaretha a vite cerné le caractère ronchon de
son mari, qu’elle juge également brutal et grossier.
L’arrivée d’un premier enfant, un garçon prénommé Norman,
raccommode ce couple si mal assorti et la perspective de quitter les
Pays-Bas finit de les ressouder : MacLeod, enfin reposé, peut repartir
pour les colonies, accompagné cette fois de son épouse. Direction Java.
L’exotisme, enfin ! L’aventure, les voyages, la nouveauté, loin de ce pays
où elle a la sensation d’étouffer.
Sur place, la vie coloniale la fascine, elle y trouve à la fois un
dépaysement complet et un réel statut. La jeune femme reçoit, s’occupe
de sa domesticité, pendant que son mari intrigue pour obtenir de
l’avancement. Elle s’amuse de voir les boys malais l’appeler « Madame
capitaine » avec respect dans des bungalows cernés par une végétation
luxuriante. Lorsqu’elle tombe enceinte de sa fille Jeanne-Louise, elle se
retrouve un peu plus cloîtrée, mais occupe son temps en écoutant les
légendes locales, s’initiant aux récits traditionnels et aux coutumes de
cette contrée mystérieuse, allant même parfois jusqu’à s’habiller à la
mode indigène.
Puis la voilà à nouveau dans son plus beau rôle quand son mari
devient commandant : elle brille de mille feux, fait venir ses robes
d’Amsterdam, organise des réceptions, autant de dépenses qui agacent
un peu plus son mari. Elle se montre frivole, légère, il se mure dans son
autorité et ses galons, tout en la trompant avec des indigènes. Les scènes
de ménage succèdent alors aux cocktails mondains, la passion des débuts
n’est plus qu’un lointain souvenir et l’exotisme, aussi puissant soit-il, ne
parvient pas à raffermir leur couple. Un drame finit même par tout
emporter : en juillet 1899, leur garçon meurt après une atroce agonie,
peut-être empoisonné.
Accident ou vengeance des domestiques ? MacLeod fait mille
reproches à sa femme et pleure cet enfant qu’il aimait tant. « Je suis
resté des jours sans lui adresser la parole, à cette garce, écrit-il ainsi à sa
sœur. Elle ne vit que pour son plaisir et a scandaleusement négligé les
pauvres gamins… Il faut absolument soustraire la petite à l’influence
infecte de la nature crapuleuse de sa mère, sans quoi elle sera perdue à
jamais. » La rupture est inévitable, l’aventure s’achève dans une dernière
crispation. Margaretha, atteinte par les fièvres, veut repartir au plus vite,
MacLeod souhaite prendre sa retraite sur place. Il faut encore patienter
deux ans, dans la touffeur de la colonie, avant que ce couple en miettes
ne revienne au pays. Après une séparation hâtive, prononcé en 1902,
MacLeod prend sa fille sous le bras et laisse son épouse sur le carreau,
sans lui donner un florin, malgré les décisions de justice.
Sans pension, sans fortune, sans famille, Margaretha est au pied du
mur : soit elle grimpe, soit elle s’effondre.

Paris l’attire comme un aimant. Elle n’est pas la seule, en fait,


puisque la Ville lumière reste la capitale la plus en vogue du moment. Là
s’amassent les fortunes, s’écrivent les gloires de demain, à l’aube de ce
nouveau siècle. Les lettres, la peinture, la musique, tous les arts bruissent
dans une même fête perpétuelle… Elle doit en être, avec beaucoup de
culot et un peu de chance elle peut se faire une place au soleil ! La
France, cette grande voisine, riche et puissante, reste l’une des premières
nations du monde. Dans ses immeubles cossus vivent les banquiers, les
industriels, les grands politiques, autant de proies qu’elle peut chasser
avec audace et talent. Il lui faut un homme, un pygmalion, un généreux
confident… Surtout pas un mariage, elle a déjà donné, merci bien : un
riche protecteur fera très bien l’affaire.
Après avoir vendu quelques bijoux, elle débarque donc à Paris au
printemps 1903, bien décidée à conquérir son monde. Fidèle aux
préceptes de son père – tout ou rien – elle descend dans un palace et se
met aussitôt en chasse du pigeon du jour, puisque, selon le dicton, il s’en
lève un tous les matins. Mais sur ce terrain-là, la concurrence est rude et
les maigres économies fondent rapidement. Elle change de crémerie,
passe du luxe à la pension de famille et tente de gagner quelques pièces
en posant pour les peintres, consciente que son physique peut inspirer de
croustillants nus et lui attirer quelques miettes de gloire… Là encore, le
succès tarde à venir. Elle se fait passer pour la veuve d’un colonel de
l’armée des Indes – le titre dont a toujours rêvé son mari sans y parvenir
– et se dénude devant quelques impressionnistes qui lui trouvent du
charme et de très belles jambes. Mais la pose dans les ateliers mal
chauffés reste bien mal payée, ce n’est vraiment pas la vie dont elle avait
rêvé.

Retour à Amsterdam, sans le sou et plutôt désabusée.


Elle a manqué son entrée, elle le sait. Il lui faut une idée, mais
laquelle ? En attendant, on perd sa trace. Il est probable qu’elle
commence à vivre de ses charmes en fréquentant quelques discrètes
maisons de passe. Pendant quelques mois, elle amasse un pécule et songe
à son avenir, toujours fixé sur Paris. Elle feuillette des revues, tombe sur
les images de cette Exposition de 1900 où les pagodes et l’exotisme sont
à la mode. Elle a vu ces nouvelles courbes dessinées par les architectes,
ce style art nouveau imposé par Guimard qui tord les métaux comme des
lianes…
Pourquoi ne pas jouer sur ce registre-là ? Après tout, elle a quelques
connaissances en danse, elle est souple, gracieuse et se souvient des
mystères exotiques appris dans la jungle de Java. L’idée fait son chemin,
elle travaille quelques acrobaties, invente des chorégraphies à partir de
ses souvenirs, annote un Kâma-Sûtra rapporté dans ses bagages… Peu à
peu, la jeune prostituée hollandaise s’invente un passé et un métier
auquel elle croit dur comme fer : elle sera une danseuse sacrée et se
produira uniquement au prix le plus fort.
Bien décidée à faire saliver le Tout-Paris, elle revient dans la capitale
en 1904, avec cette fois un projet et une histoire à vendre. Elle descend
au Grand Hôtel, parade dans les lieux à la mode, distribue des cartes de
visite et déroule son histoire à la moindre occasion : elle est née en Inde,
sur la côte de Malabar, au sein d’une famille de la caste sacrée des
brahmanes… Élevée comme une prêtresse hindoue, initiée aux rites des
danses sacrées par sa mère bayadère, au sein même du temple de Shiva,
elle s’est ensuite mariée à un officier, ou plutôt un fou, qui lui aurait
arraché une partie d’un sein lors d’une crise de jalousie… Elle intrigue,
amuse, fascine et devient la convive obligée des dîners snobs d’une élite
parisienne blasée de tout.
Comme toujours dans ces cas-là, personne n’a l’idée d’aller vérifier
les dires d’une beauté à l’allure aristocratique, drapée dans le luxe et si
touchante dans ses récits fleuris. Ces dames sont fascinées, leurs maris
aussi, mais pas pour les mêmes raisons, surtout quand Lady MacLeod
explique aux convives le rituel sacré pour amadouer le dieu Shiva : il
convient d’enlever successivement plusieurs des voiles recouvrant son
corps dénudé, au rythme d’une prière lascive… On la presse, on veut
voir, uniquement entre nous, bien sûr, un rituel pour initiés en quelque
sorte, ne s’agit-il pas d’art en vérité ?
Margaretha compose, se fait prier, accepte moyennant quelques
cachets et devient peu à peu le clou de tout dîner mondain. L’influente
baronne Kireevsky la prend sous son aile et lui ouvre la porte des salons
les plus cotés, dont le sien pour commencer. Très vite sa réputation
s’envole dans le petit milieu parisien : Lady MacLeod devient la
coqueluche du moment et les prix de ses prestations « sacrées » ne
cessent d’augmenter avec la demande.

Le 13 mars 1905, elle joue son va-tout. Quitte ou double, la gloire ou


le ridicule. L’industriel Émile Guimet lui propose de venir danser dans
son nouveau musée, consacré aux arts asiatiques. Branle-bas de combat,
le Tout-Paris est annoncé ce soir-là. Dans la rotonde de la bibliothèque,
aménagée en temple hindou, le silence se fait lorsque surgit
l’énigmatique Mata Hari, « l’œil de l’aube » en malais – comme l’a
baptisée Guimet lui-même pour la circonstance. Au fond, une statue du
dieu Shiva fixe les spectateurs transportés par l’encens et les lumignons
rouges dont les lumières fantomatiques font scintiller le diadème en
forme de lune porté par la danseuse.
Le reste est rapporté par l’écrivain Louis Dumur, témoin de la scène.
« La bayadère sacrée angoissait ses beaux bras amoureux, les martyrisait
comme de divins enlacements… » Le corps se découvre peu à peu,
laissant voir son torse avec deux cupules argentées qui retiennent ses
seins, puis le ventre, les hanches, et ce pubis également masqué par un
accessoire très léger. « Le ventre se gonflait. La peau se tordait, appelait,
s’offrait… Mata Hari se donnait… Une ivresse de haschisch empoignait
la salle. Dans la pénombre bleue s’entendaient des respirations
oppressées, des soupirs, des halètements, des râles… » Cette volupté se
prolonge jusqu’à l’extase suprême quand la fausse danseuse hindoue
s’effondre quasiment nue devant la statue de son dieu.
Tonnerre d’applaudissements, articles dithyrambiques, Mata Hari est
définitivement lancée ce soir-là. Le lendemain, la France entière
découvre l’existence de cette danseuse féline venue de la lointaine Asie,
qui ose se découvrir publiquement sans pudeur mais avec goût, chose
assez nouvelle pour l’époque. L’année 1905 voit son triomphe, elle
honore contrat sur contrat. Les beaux quartiers s’encanaillent à bon
compte en pimentant leurs soirées des arabesques de la belle
affabulatrice : quelques bougies, un peu de musique, une histoire épicée,
trois pas de danse, et voilà comment Mata Hari invente le strip-tease de
luxe !
Elle virevolte chez la princesse Murat, puis les Rothschild, chez
l’industriel Menier, empereur du chocolat, qui l’exhibe dans ses serres
comme une plante rare. Elle exige désormais mille francs-or pour
s’effeuiller en public et collectionne les aventures tarifées avec de
généreux « mécènes », toujours assis au premier rang du public.
L’Olympia aligne dix mille francs pour la faire monter sur scène où elle
fait à nouveau un tabac. L’argent coule à flots mais elle dépense sans
compter, loge dans les plus grands hôtels, laisse des dettes partout, roule
en grand équipage et parade comme une reine, picorant à sa guise dans
les portefeuilles de ses plus fervents admirateurs en échange de soirées…
très privées.
Elle est partout, on ne parle que d’elle. De ce point de vue-là, Mata
Hari a tout inventé : elle sait comme personne entretenir ce fameux
buzz, devenu aujourd’hui le moyen d’exister de bon nombre de
célébrités. Les journalistes font le siège des palaces pour obtenir une
interview de cette bonne cliente. Son histoire fascine, elle l’enjolive, se
contredit, invente des fiançailles, annonce une retraite au Tibet, surgit
un jour dans une fête hindoue, sur un cheval blanc avec un harnais de
turquoises, on la suppose maîtresse officielle du Kronprinz, le fils de
l’empereur Guillaume II… Autant de nouvelles et d’anecdotes qui font
les gros titres d’une presse populaire. « Paris, engoué d’elle, vantait sa
chaste nudité », rapporte un jour Colette. « Partout conviée, partout
payée, elle arrivait nue, dansait vaguement, les yeux baissés,
disparaissait roulée dans des voiles sombres. » Personnage de feuilleton,
femme fatale, star du moment, son nom s’affiche désormais sur des
cartes postales, des paquets de cigarettes et des livres à succès.
Il suffit d’afficher ses courbes pour vendre n’importe quoi.

La voilà bientôt demandée dans toute l’Europe : elle danse à Madrid,


Monte-Carlo, Vienne, Rome et Berlin. Cette femme cosmopolite, qui
parle plusieurs langues, conçoit les rêves les plus fous : elle souhaite
sortir de cet érotisme de pacotille et danser pour les plus grands. Le
compositeur Massenet l’engage pour assurer le spectacle dans le IIIe acte
de son Roi de Lahore, mais elle peine à forcer la porte des grandes scènes
classiques. En avait-elle seulement la volonté ou le talent suffisant ? La
célèbre Javanaise, grisée par le succès, retombe vite dans le piège des
liaisons sécurisantes.
Elle prend ainsi une semi-retraite au bras d’un riche officier allemand
et s’installe à Berlin. On croit même qu’elle envisage un temps de
paresser en Égypte, comme pour mieux se rapprocher de cet Orient
mystérieux, propre à sa légende. Mais il s’agit en réalité d’une nouvelle
foucade. Grave erreur : quand elle revient en France, en 1908, on l’a
quelque peu oubliée. Et surtout la place est prise par de nouvelles
concurrentes, comme Colette, qui miment, dans les cabarets, des danses
du ventre, du sabre ou du voile, dans la même veine que « l’œil de
l’aube ».
Elle a grossi, du reste, mais croit toujours en son étoile. L’ex-star fait
encore quelques scènes, attisant la curiosité, mais les tarifs ne sont plus
les mêmes. Et les problèmes d’argent ressurgissent. Un banquier la
courtise, l’exile dans un château au bord de la Loire, ce qui n’arrange pas
sa carrière mais arrondit ses fins de mois. En 1912, elle revient sur Paris
et recommence une carrière de courtisane, tout en vendant ici et là son
numéro exotique. Elle mène toujours grand train, reçoit beaucoup,
s’habille chez les meilleurs couturiers, accumule les dettes, fréquente
encore quelques mondains, mais s’éclipse pour quelques rendez-vous
discrets, notamment dans une maison de passe, rue Troyon, près de
l’Étoile, où elle affiche la passe pour mille francs. Le prix d’une heure
lascive avec une ancienne légende...

La guerre de 1914 sonne le glas de sa carrière. L’heure n’est plus à la


fête, l’Europe se déchire, la Belle Époque s’écroule dans le suicide d’un
continent. Que devient Mata Hari ? La vedette a désormais trente-huit
ans, elle se trouve à Berlin, engagée par un grand music-hall et maîtresse
d’au moins deux Allemands, un militaire et un fonctionnaire de police.
Même si Berlin la considère comme une star, elle reste également une
artiste française. Il faut fuir : elle retourne logiquement en Hollande, sa
première patrie, avec certainement beaucoup d’amertume. Toujours à
court d’argent, l’artiste renoue vite avec d’anciennes connaissances mais
cela ne suffit pas à rembourser ses dettes permanentes.
À la fin de l’année 1915, le destin se charge de renflouer ses caisses :
le consul d’Allemagne Kramer, apprenant son désir de se rendre en
France, lui propose de travailler pour lui. Elle connaît du monde,
voyage, fréquente les officiers… Qu’elle laisse traîner ses oreilles et
rapporte ce qu’elle entend, voilà tout. « Une mission dans mes cordes »,
songe-t-elle, surtout quand le consul lui offre d’emblée vingt mille francs
avec quelques flacons d’encre sympathique pour écrire ses comptes
rendus. Vite, elle encaisse l’argent et vide les bouteilles dans un canal
avant de se rendre en France, via l’Angleterre.
En réalité, l’agent allemand H 21 – son matricule officieux – se révèle
une piètre espionne. Lors de son transit par l’Angleterre, pour rejoindre
la France, elle attire très vite les soupçons des policiers britanniques en
se montrant très évasive sur les motivations de son voyage. Au lieu de
répondre clairement, Mata Hari se contredit et passe désormais pour
suspecte. On la laisse cependant traverser la Manche, mais on l’a
désormais à l’œil, et les Français sont évidemment prévenus.
L’intrigante ne s’en soucie guère, elle rejoint Paris, qu’elle trouve
soudain bien triste, fréquente un officier belge et un fonctionnaire du
Quai d’Orsay, contacte quelques salles de spectacle, puis revient au
bercail, le porte-monnaie déjà vide. À son retour, les Allemands la
recontactent : après ce galop d’essai, peu fructueux, on passe aux choses
sérieuses : l’agent H 21 est pris en main pour un stage intensif d’une
semaine en mai 1916, à Francfort, si l’on en croit les travaux de Léon
Schirmann, relatés dans Mata Hari, Autopsie d’une machination.
En juin 1916, la revoilà à Paris. Quelle est sa mission précise ?
Impossible de le savoir, mais il est certain qu’elle s’offre une nouvelle
virée dans la capitale aux frais des Allemands ! Seulement, cette fois, les
Français la suivent à la trace : ses multiples va-et-vient entre La Haye,
Madrid et Paris attirent forcément l’attention et l’ancienne danseuse est
désormais considérée comme suspecte. Pourtant, en la suivant pas à pas,
les policiers reviennent bredouilles. Les activités de Mata Hari sont bien
éloignées de celles d’une comploteuse !
Quelques visites à d’anciennes connaissances, des repas pris seule au
Grand Hôtel, des achats compulsifs dans les grands magasins, et une
mini-lune de miel dans les bras du marquis de Beauffort, officier belge et
ancien amant venu la rejoindre… Il y en a d’autres, bien sûr, dans ces
couloirs du Grand Hôtel qui brasse autant de galons que d’industriels en
tout genre. Mais Mata Hari a toujours eu un faible pour l’uniforme – on
se souvient de son mariage avec MacLeod : « J’aime les officiers, dira-t-
elle un jour. Mon plus grand plaisir est de coucher avec eux sans penser
à l’argent. Et puis, j’aime à faire entre les nations des comparaisons… »

Il y en a un, justement, pendant cet été 1916, qui bouleverse tous ses
sens. Un sentiment nouveau, violent, passionnel : elle est tombée
Il y en a un, justement, pendant cet été 1916, qui bouleverse tous ses
sens. Un sentiment nouveau, violent, passionnel : elle est tombée
follement amoureuse du capitaine Massloff, membre du corps
expéditionnaire russe en France. Il a presque vingt ans de moins qu’elle,
mais il se ruine sans compter pour la courtiser : dîner chez Maxim’s,
cadeaux somptueux, champagne au Grand Hôtel… Ce militaire russe,
viril et fougueux, elle l’a dans la peau, il lui a redonné une énergie, des
rêves, des projets. Mais la guerre est là et se rappelle vite à eux : Massloff
est blessé, il a perdu en partie la vue, il se trouve soigné à Vittel, dans les
Vosges. Il faut qu’elle le rejoigne, plus rien ne compte sauf retrouver son
nouveau héros. Elle en profitera d’ailleurs pour suivre une cure afin
d’entretenir son corps, sa plus belle assurance vie.
Seul problème : Vittel demeure un lieu stratégique militaire
important. Outre les hôpitaux militaires, où se trouvent toutes sortes de
gradés en soin ou en repos, l’armée y a installé le camp d’aviation. Il
s’agit d’une zone interdite et la demande de sauf-conduit de Mata Hari
suscite bien des remous au sein de l’administration française. De refus en
reculade, elle finit par être habilement aiguillée vers le bureau du
capitaine Ladoux, chef du contre-espionnage français, intrigué par les
manœuvres de cette célébrité sulfureuse. L’officier lui déclare qu’elle est
suspecte, ce dont Mata Hari se doutait en raison des nombreuses filatures
dont elle a fait l’objet. Mais il lui propose un marché : il lui donne le
sauf-conduit en échange de services à rendre dans l’avenir…
Mata Hari accepte, pressée sans doute de rejoindre son beau
Massloff, dont elle s’occupe d’ailleurs à plein temps pendant trois
semaines. Elle se sait surveillée, à quoi bon risquer sa vie pour aller
lorgner des terrains d’aviation pour le compte de l’Allemagne, un
aérodrome dont elle se fiche par ailleurs comme d’une guigne ? Elle
passe son temps entre les promenades avec son amant et ses soins
thermaux, faisant mille projets dont le plus fou serait d’épouser ce beau
capitaine qui réveille ses sens comme personne. Mais il lui faut de
l’argent, beaucoup d’argent, suffisamment pour pouvoir se retirer et
vivre sa passion sans souci. Frapper un grand coup, rafler la mise, puis la
dépenser loin des folies de cette guerre fratricide qui emporte tout. Et
pourquoi pas avec l’aide des Français, après tout ? S’ils proposent plus
que les autres…

En septembre 1916, elle se présente de nouveau devant le capitaine


Ladoux du contre-espionnage français pour mettre au point leur
collaboration.
« Je vous félicite, vous ne nous avez pas trahis, Madame, reconnaît
Ladoux en caressant sa barbe noire, qui impressionne tant la danseuse. Il
vous faudrait maintenant aller en Belgique, occupée par les Allemands,
mais comment faire ?
— J’ai fréquenté un banquier, qui a ses entrées à l’état-major
allemand, répond-elle confiante. J’irai à Bruxelles, avec des robes
épatantes, je fréquenterai les généraux. Et je ferai un grand coup !
— Quel genre de coup ?
— Je pourrai récupérer des plans militaires importants ! J’ai été la
maîtresse du Kronprinz, lance-t-elle soudain, enflammée, à en croire les
souvenirs de Ladoux. Il ne tient qu’à moi de le revoir ! Écoutez-moi et
tâchez de me comprendre. Les Allemands m’ont adorée et j’ai été traitée
chez eux en reine, alors que chez vous je ne suis qu’une poule. Si vous
aviez assisté à nos soirs d’orgies de Berlin ! Quand ils étaient vautrés à
terre à mes pieds nus, j’ai déchaîné alors en fouaillant leurs désirs de
bêtes. Tous m’obéissaient. J’ai dû garder sur eux mon empire. J’en suis
certaine. Laissez-moi essayer. »
Elle demande un million pour réussir son « coup ». Pas moins. La
négociation commence, Ladoux n’a rien à perdre dans l’histoire, c’est
Mata Hari qui joue sa tête si jamais les Allemands s’aperçoivent qu’elle
est passée à l’ennemi… Il refuse de lui avancer des fonds, il veut juger
sur pièces.

Voilà donc Mata Hari agent double de fait. Elle travaille pour les
Voilà donc Mata Hari agent double de fait. Elle travaille pour les
Français, même si ces derniers ne l’aident guère, tandis que les
Allemands pensent qu’elle est toujours à leur service et continuent à la
payer. Insoutenable position pour une danseuse de music-hall, peu
discrète de surcroît. En réalité, Mata Hari ne songe qu’à son million et
aux bras vigoureux de Massloff. Elle repart donc pour la Hollande, via
l’Espagne, mais son navire est contrôlé par la police britannique, qui se
méfie d’elle, et la voilà refoulée vers son point de départ sans que la
France lève le petit doigt auprès de ses alliés. Une fois à Madrid, Mata
Hari descend au Ritz, quartier général de tous les intrigants d’Europe, et
se met à échafauder des plans : elle doit prouver sa bonne foi aux
Français en espionnant pour leur compte. Inutile de perdre son temps à
soutirer des informations aux sous-fifres, mieux vaut frapper au plus
haut niveau.
Elle prend donc contact directement avec l’attaché militaire
allemand, un nommé von Kalle, afin de le séduire et le cuisiner
discrètement, tout en récupérant une avance au passage, car ses fonds
baissent. L’argent n’a pas d’odeur, n’est-ce pas ? Et Massloff en a
tellement besoin… Les bonnes vieilles tactiques se révèlent souvent les
meilleures : contre toute attente, von Kalle la reçoit très rapidement et
tombe vite sous son charme électrique. Il dit ne pas la connaître et
s’empresse de partir à sa découverte… intime.
Elle cède à ses avances, lui donne quelques informations sans
conséquences, glanées ici ou là dans des conversations ou des journaux
parisiens, et lui demande des subsides en tant qu’agent H 21. L’attaché
militaire lui confie en retour qu’il travaille actuellement sur le
débarquement d’un sous-marin sur la côte du Maroc, en zone française.
Mata Hari croit tenir son gros coup, elle informe rapidement Paris via
des relais, en ignorant que les services de renseignements français sont
déjà au courant de ce débarquement.
Von Kalle, méfiant, ne lui a livré qu’un secret de polichinelle.
En revanche, en mettant les pieds chez le major allemand, en ce mois
de décembre 1916, elle a signé sa perte. Elle a renoué avec ses anciens
employeurs et, en réclamant de l’argent, elle a réactivé son service. Très
méthodique, l’attaché militaire câble plusieurs télégrammes à ses
supérieurs pour les informer du travail de l’agent H 21. Et pour le
malheur de l’apprentie espionne, les Français peuvent déchiffrer leurs
messages en les captant depuis la Tour Eiffel.
« Attaché militaire Madrid à état-major Berlin – L’agent H 21 de la
section de centralisation de renseignements de Cologne est arrivé ici.
Elle a feint d’accepter les offres du service de renseignements français et
d’accomplir deux voyages d’essai en Belgique pour le compte de ce
service. Elle voulait, avec l’assentiment du service français, se rendre
d’Espagne en Hollande à bord du Hollandia, se proposant d’en profiter
pour renouer des intelligences avec le centre de Cologne. Bien qu’elle fût
en possession de papiers français, elle fut renvoyée en Espagne parce que
les Anglais persistaient à la considérer comme suspecte. Elle a fourni des
rapports très complets sur les sujets que je vous transmets par lettres.
Elle a reçu 5000 francs à Paris, au commencement de novembre, et en
demande maintenant 10 000. Prière de me donner très rapidement des
instructions. »
Toujours ce rapport à l’argent qui l’angoissera jusqu’au bout. En
réalité, Berlin considère les informations tellement minimes qu’ils
n’accorderont que trois mille francs à la moins performante de leurs
espionnes – tout juste de quoi couvrir son voyage. Mais quand le
capitaine Ladoux, patron du contre-espionnage français, lit ce rapport
décrypté par ses services, son opinion est faite : Mata Hari, l’agent H 21,
l’a bien eu ! Elle est toujours fidèle aux Allemands puisqu’« elle a feint
d’accepter les offres du SR français », détaille le rapport ennemi de façon
très précise.

Trop peut-être : quel intérêt pour von Kalle de divulguer ainsi les
Trop peut-être : quel intérêt pour von Kalle de divulguer ainsi les
parcours de ces agents ? Il sait que les informations transmises peuvent
leur être fatales. Sauf s’il veut se débarrasser de cette encombrante Mata
Hari, trop voyante, inutile et surtout passée à l’ennemi français, ce dont
il se doute fortement depuis qu’elle est entrée dans son bureau de
Madrid. Ses agents lui ont sûrement confirmé ses soupçons, en ouvrant
son courrier. Il laisse donc la sale besogne à ses voisins en trahissant la
danseuse. Et les Français tombent dans le panneau.
Le 29 décembre 1916, le capitaine Ladoux sursaute à nouveau quand
on lui tend un autre message allemand soigneusement décrypté : « H 21
arrivera demain à Paris. Elle demande qu’on lui envoie tout de suite, par
l’intermédiaire du consul Kramer à Amsterdam et de sa domestique Anna
Lintjens à Roermonde, 5000 francs au Comptoir d’Escompte de Paris… »
Mata Hari revient à Paris ! Il faut la coincer, les services français sont
mis en alerte. Dès que le bel oiseau descendra dans un hôtel, on
refermera la cage. On la file, on l’épie, on constate qu’elle encaisse bien
les cinq mille francs versés au Comptoir d’Escompte. Autant de preuves,
autant de trahisons… En réalité, la danseuse ne sait plus quelle
chorégraphie jouer : elle se sent surveillée, elle cherche à entrer en
contact avec les services français qui se montrent distants, on lui
demande de patienter, elle rêve toujours à son magot qui lui permettra
de paresser avec Massloff.
Mais rien ne se déroule comme prévu, seuls les Allemands lui ont
versé jusqu’ici de l’argent – déjà dépensé –, les Français ne l’ont jamais
vraiment engagée, elle ne compte pas, ils ne se considèrent pas liés par
contrat. Elle était à l’essai, une mission d’agent double bien trop grande
pour la liane javanaise. Elle s’inquiète, s’affole même, consulte une
voyante qui lui déclare qu’elle ne verra jamais le premier centime de ce
million espéré !

Le 13 février 1917 au matin, la police descend à l’Élysée-Palace et


Le 13 février 1917 au matin, la police descend à l’Élysée-Palace et
frappe à la porte de sa chambre pour arrêter une dénommée Marguerite-
Gertrude MacLeod Zelle. Pas de réponse. Le commissaire menace
d’enfoncer la porte, l’ex-star des music-halls les laisse entrer, tout en
achevant de prendre son petit déjeuner, assise sur son lit. Elle demande à
faire sa toilette, passe dans sa salle de bains, puis en ressort
complètement nue pour poser une question, devant des policiers très
gênés… Elle finit de se préparer, tandis qu’on procède à une perquisition
en règle des lieux. Dans les papiers de cette grande courtisane, il reste
moins de mille francs sur les cinq mille versés il y a peu par l’Allemagne.
Les policiers prennent le tout et bouclent Mata Hari dans la prison de
Saint-Lazare, réservée aux femmes.
L’arrestation reste discrète, pas une ligne dans les journaux tant que
l’instruction n’est pas terminée. En ces temps de guerre, la censure reste
impitoyable et la presse plie sous le pouvoir du sabre. Il faut attendre le
mois de juin, avant le procès, pour que la nouvelle se répande : on a
arrêté une traîtresse ! Cette Mata Hari, la danseuse javanaise qui
couchait avec le Tout-Paris ! L’événement est à la hauteur de sa
réputation : ses codétenues l’insultent lors des transferts, elle symbolise
cette débauche immorale, la luxure pernicieuse, capable d’abattre un
pays bien plus sûrement que les obus de la grosse Bertha.
En cette année 1917, la France est au milieu du gué. Deux ans et
demi de conflit avec l’Allemagne l’ont laminée, endettée, saignée dans sa
chair et ses terres. Déjà des centaines de milliers de morts, ensevelis dans
les tranchées, car la guerre s’est enfoncée dans le sol, elle a creusé des
boyaux comme autant de plaies ouvertes, où toute une génération
agonise depuis des mois. Pas une famille qui ne soit endeuillée, et parfois
plusieurs fois, tant cette guerre ressemble à un moloch jamais rassasié de
chair humaine. Les batailles sanglantes, la reconquête vaine d’un bout de
terre pour des milliers de morts, les ordres et contrordres parfois jusqu’à
l’absurde… En vérité, les soldats sont las et les familles en colère. On
cherche des coupables, on accuse les traîtres, les planqués, les étrangers,
les riches, les profiteurs, l’arrière qui se goberge et sable le champagne
pendant qu’au front, on monte sous la mitraille.
L’année 1917 reste celle des mutineries. En avril, au moment où
Mata Hari croupit en prison en attendant d’être fixée sur son sort, le
général Nivelle lance une offensive qu’il imagine décisive au Chemin des
Dames. C’est un lamentable échec et une boucherie de plus. Celle de
trop. Les soldats ne veulent plus avancer pour rien, mourir pour
reprendre quelques mètres vite perdus, se sacrifier tandis que les grands
officiers et les politiques ne rendent guère de comptes. Près de quarante
mille poilus refusent d’obéir, on étouffe l’affaire pendant que Pétain
prend le commandement de l’armée : plus de cinq cents mutins sont
condamnés à mort pour l’exemple – moins de cinquante passent par les
armes. Dans le même temps, les autorités rallongent les permissions,
améliorent un peu l’ordinaire des soldats et limitent les offensives
meurtrières. On attend désormais les Américains et leur matériel avant
de relancer l’offensive générale.
Un peu de pommade, après les coups de bâton.
Mais on a eu chaud. Le gouvernement ne peut se permettre un
flottement sur le front et des critiques à l’arrière. Car des grèves éclatent
également dans les villes, et notamment à Paris. Certaines femmes,
appelées à remplacer les hommes dans les usines, protestent contre leurs
conditions de travail, elles réclament des temps de repos, des
augmentations de salaire, le retour de leurs maris… Le gouvernement
doit se montrer ferme, restaurer l’unité nationale, tout en faisant porter
la responsabilité des contestations à ces traîtres et ces espions, si
difficiles à débusquer. C’est dans ce contexte explosif que s’ouvre à huis
clos le procès de Mata Hari. Elle seule n’a pas encore compris que son
destin est scellé : quoi de mieux que sacrifier une célébrité sur l’autel de
la patrie, montrer que l’arrière sait aussi faire sa guerre ? On fusille sur
le front ? On punit aussi à Paris, on débusque les renégats, la patrie
élimine ses « parasites », surtout s’il s’agit d’étrangers.
Que reproche-t-on vraiment à l’agent H 21 ? Les Français estiment
qu’elle a toujours travaillé pour les Allemands, même s’ils l’ont
approchée un temps en vue de la recruter. Il est vrai que Berlin assurait
en partie ses dépenses somptuaires, mais avait-elle le choix puisque les
Français ne l’ont jamais formellement embauchée et surtout jamais
payée ? Son train de vie démentiel l’obligeait à chercher des subsides,
elle a pioché chez l’un tout en rêvant de travailler pour l’autre, la
France, l’alliée de la Russie, patrie de son cher Massloff. A-t-elle trahi ?
Certainement, mais mal. Et surtout qui ? En vérité, son travail
d’espionne s’est limité à des contacts mondains, malgré toute la
production romanesque que ses aventures supposées ont pu susciter par
la suite. La courtisane répétait des ragots, des informations lues dans les
journaux, entendues dans les salons, la plupart du temps déjà éventées et
connues de tous les services...
De ce point de vue-là, ses juges se sont appuyés sur le fameux
rapport envoyé par von Kalle depuis Madrid, précisant noir sur blanc les
informations données par Mata Hari. Rien de bien extraordinaire en
vérité : elle raconte comment les Français ont découvert une encre
sympathique allemande, que les officiers français sont tenus d’avoir un
passeport pour circuler, avant de dévoiler les « relations intimes » entre
le président du Conseil Briand et la princesse de Grèce, une information
connue des diplomates… Plus grave a priori, la révélation de transport
d’espions par un aviateur français sur le sol allemand ou encore la
préparation d’une grande offensive de printemps, même si ce genre de
tactique est très courant après chaque hiver. Pour bien se rendre compte
de l’importance des informations données, le mieux est encore de laisser
la parole aux Allemands qui, en décembre 1916, signifiaient au major
von Kalle que « les résultats obtenus ne sont pas satisfaisants ». Preuve
de leur peu d’intérêt stratégique.
Le 24 juillet 1917 s’ouvre le procès de Mata Hari devant le conseil de
guerre. Elle a bien changé en quelques mois : la galante insolente a laissé
la place à une femme aux traits lourds et au regard perdu. Elle a préparé
tout de même son entrée, la presse est là, la foule aussi, venue scruter le
visage et le style de la « Bochesse », dans cette robe bleue au décolleté en
pointe quelque peu indécent. Mais les autorités ne l’entendent pas ainsi :
à peine l’ordre du jour prononcé, on fait évacuer la salle. Le procès se
tiendra à huis clos, pour ne pas divulguer des informations
confidentielles. En trois audiences, tout est dit, mais rien n’est vraiment
prouvé : les Français ont des doutes sur l’espionne, ils possèdent les
fameux messages captés, point final. Il suffirait à Mata Hari de tout nier
pour instiller le doute. Mais elle entend bien se défendre, elle répond, se
perd dans les dates, fait appel à des témoins qui se récusent, ses anciens
amants se défilent…
Les faits parlent contre elle, les juges ont déjà leur opinion sur cette
femme émancipée, cocotte de la Belle Époque, célébrité vénale sans
attache et sans morale… Une « Salomé sinistre qui joue avec la tête du
soldat », résume son accusateur, le lieutenant magistrat Mornet,
favorable à la peine de mort. Quarante ans plus tard, le même homme
avouera qu’il n’y avait pas là « de quoi fouetter un chat ». Mais la
politique et l’effort de guerre réclament des têtes, des symboles, des
traîtres à tout prix. Les juges se rangent à son avis et condamnent Mata
Hari. « C’est impossible ! Impossible ! » lance-t-elle, avant de se
reprendre en adressant un sourire aux journalistes présents sur les lieux.
Il y a là les correspondants de toute la presse, ceux du Figaro, du Matin,
du Gaulois, avides de décrire la disgrâce de l’ancienne star parisienne…
La plupart l’ont jugée coupable avant même sa condamnation. « Cette
Hindoue n’était qu’une Boche, écrit Le Pays. Elle était de surcroît une
espionne redoutable. Là encore, sa carrière est terminée. »

Reste le dernier acte, que Mata Hari accomplit avec courage. À l’aube
Reste le dernier acte, que Mata Hari accomplit avec courage. À l’aube
du 15 octobre, une délégation vient la réveiller à la prison de Saint-
Lazare. L’ancienne bayadère dort profondément, on lui a doublé sa dose
de somnifère. Elle ne se doute de rien, elle espère encore une grâce
présidentielle. La veille, elle a encore esquissé quelques pas de danse
devant sœur Léonide, la surveillante-chef, devenue proche, qui a insisté
pour la voir une dernière fois virevolter.
On l’informe du rejet, elle s’emporte : « Oh ces Français ! C’était bien
la peine que je fasse tant pour eux, et pourtant je ne suis pas française. »
Elle se dit prête, s’habille et presse le pas. Le groupe montre même de la
peine à la suivre tant elle file dans la prison, coiffée d’un grand canotier,
vêtue d’une robe garnie de fourrures, enchaînant au pas de course les
différents couloirs, descendant les escaliers, chassant les rats sur son
passage. Avant de quitter la prison, elle écrit encore trois lettres, dont
une pour sa fille, restée en Hollande, qu’elle n’a jamais revue malgré
plusieurs tentatives. Elle grimpe dans une voiture, accompagnée de sœur
Léonide et d’un pasteur, suivie de toute une caravane de véhicules,
« comme pour un cortège de noce », remarque un témoin. Direction
Vincennes, où l’exécution doit avoir lieu.

C’est un jour pâle d’automne. Mata Hari, bien droite, passe devant le
peloton qui doit la fusiller, regardant les soldats dans les yeux, digne et
forte. Elle se dirige vers le poteau, accompagnée des gendarmes, refuse
qu’on lui bande les yeux, fait un signe à son entourage et se tourne vers
sœur Léonide. « Embrassez-moi vite et laissez-moi maintenant ; mettez-
vous sur ma droite, je regarderai de votre côté. Adieu ! »
Elle se laisse menotter et semble prendre la pose devant la mort. Il
est 6 h 15, les détonations claquent. Mata Hari s’effondre dans un
sourire, comme à la parade.

Les troupes défilent déjà devant le cadavre, au son du clairon, tandis


que les journalistes partent rendre leur copie. La censure guette toujours,
Les troupes défilent déjà devant le cadavre, au son du clairon, tandis
que les journalistes partent rendre leur copie. La censure guette toujours,
mais presque tous évoqueront l’attitude crâne de l’ex-danseuse devant la
mort, comme un véritable soldat de l’ombre. Pour la dernière fois, son
portrait fait la une des journaux de Paris et d’Europe : l’espionne
courtisane n’a pas loupé sa sortie. Elle emporte ses secrets dans la tombe,
autant de mystères qui vont nourrir une légende rocambolesque. Morte
pour l’exemple, elle entre avec fracas dans l’Histoire.
Wallis, la pestiférée de la maison
Windsor

« Je ne pensais pas que le monde puisse


s’acharner à ce point sur deux êtres dont
le seul crime est de s’aimer… »
Wallis Simpson

Tout est prêt, Votre Majesté... »


Le roi Édouard VIII jette un regard bienveillant au directeur de la
BBC, qui vient de lui parler avec tout le respect dû au souverain. Il se
trouve entouré d’une équipe de techniciens, mobilisés depuis des heures
pour aménager un studio de radio correct au cœur du château de
Windsor. Tous scrutent du regard ce jeune monarque qui s’apprête à
laisser son trône par amour. Tous savent que le moment est historique…
pour ne pas dire pathétique aux yeux de certains.
« Vous devrez parler ici, le plus distinctement possible. Ne vous
pressez pas, oubliez-nous… »
Édouard n’écoute déjà plus les conseils. Pourquoi tant d’égards ? Il
ne bégaie pas, lui, comme son frère Bertie, appelé à le remplacer sur le
trône. Albert roi, qui l’eût cru ? songe-t-il. Il s’avance d’un pas
déterminé, comme libéré d’un grand poids. Il faut tourner la page, et
vite. Il y a déjà eu bien trop d’émotion, de larmes, de crises de nerfs… Il
y a à peine une heure encore, son jeune frère le duc de Kent ne pouvait
retenir ses hoquets lors d’un dernier repas familial, en présence de leur
mère, la reine Mary. Les visages étaient sombres, hostiles presque.
La reine désapprouve, il le sait. Son frère, le duc d’York, le futur roi
George VI, celui qui s’apprête à ceindre la couronne après son départ,
tremble en imaginant le destin qui l’attend. Lui, en revanche, en a fini
avec les angoisses. Pour la première fois depuis longtemps, il a bien
dormi. Paisiblement. Comme lorsqu’un choix final, définitif, vient
soudain tout clarifier. Il y a encore quelques jours, il pensait au suicide,
ne sachant comment concilier son amour pour Wallis Simpson et
l’immense royaume dont il avait la charge. Il ne pouvait y avoir de
compromis, il a tranché en faveur de sa maîtresse tout en sauvant le vieil
empire, désormais mué en Commonwealth. Le voilà soulagé, heureux
même.
On lui tend l’allocution qu’il a écrite et travaillée avec l’aide de
Churchill, l’un des rares politiques à lui accorder encore son soutien. Ce
soir, le 10 décembre 1936, il s’adresse à tous les Britanniques via la BBC.
Le message se veut celui d’un roi à ses sujets, ce sera finalement celui
d’une conversation intime, celle d’un homme emporté par son destin. La
lumière s’allume, les premiers mots s’enchaînent.
« Vous devez me croire quand je vous dis que j’ai estimé impossible
de porter le lourd fardeau de responsabilités et les devoirs qui
m’incombent en tant que roi, sans l’aide et le soutien de la femme que
j’aime… »
Il insiste sur le fait que lui seul est responsable de son abdication et
que son frère le remplacera sur le trône « sans interruption ni dommage
pour l’empire ».
« Et maintenant que nous tous avons un nouveau roi, je lui souhaite,
et à vous aussi, son peuple, bonheur et prospérité, de tout mon cœur.
Dieu vous bénisse tous. God save the King ! »
Wallis est à Cannes lorsqu’elle entend le message de son royal amant.
Elle a fui à la fois la presse et la haine d’une partie des Britanniques qui
la rendent responsable de la crise au sommet de l’État. Terrée chez des
amis, elle écoute les paroles qui décident de son destin. Puis entre dans
une colère folle, brisant les objets à la portée de ses mains, criant sa rage
et son désespoir devant des intimes pétrifiés. La grande ambitieuse sait
qu’elle a perdu l’essentiel : ce pouvoir, qu’elle voulait exercer dans
l’ombre.
Elle avait exhorté Édouard à ne pas fléchir, à garder la couronne, elle
partirait loin, elle s’effacerait jurait-elle, sachant qu’elle reviendrait
quand les Anglais, lassés, auraient fini par l’accepter. Elle a perdu face à
un gouvernement impitoyable, ligué avec les forces les plus
conservatrices du pays. On n’a pas voulu de cette aventurière américaine
près du trône. Tout sauf cette arriviste au passé douteux et aux relations
dangereuses ! Wallis échoue aux portes du palais et portera jusqu’à sa
mort le sceau infamant d’une abdication royale.
Intelligente et clairvoyante, elle le sait. Et hurle pour cela.

Comment Mme Simpson a-t-elle pu ainsi séduire le prince le plus


convoité du monde ? Les méandres de sa longue aventure débutent aux
États-Unis, loin de l’Angleterre. Comme si son destin devait être marqué
depuis le début par la honte, Bessie Wallis Warfield naît hors mariage en
juin 1895. Ses parents, Teackle et Alice, deux jeunes Américains de
Baltimore, ont consommé trop vite leur passion naissante. Aujourd’hui,
ce genre de situation ne fait l’objet d’aucune critique, mais à l’époque, il
en va autrement : les familles sont immédiatement victimes de
l’opprobre général. Il faut donc se débrouiller, cacher la grossesse,
déménager, tricher avec la pudibonderie d’une société encore
profondément chrétienne.
Ses parents finissent par se marier plus d’un an après sa naissance,
sans tambour ni trompette, ni dot, ni trousseau. En 1897, le jeune père,
Teackle, meurt d’une tuberculose qui le rongeait depuis l’enfance. La
mère et la fille se retrouvent placées dans la famille avec cette
désagréable sensation d’être un poids, un fardeau imposé que les proches
acceptent par charité chrétienne. Wallis est une fille choyée par Alice,
couverte de poupées, impertinente et travailleuse. À l’école des filles, son
caractère fait autorité et personne ne s’avise de juger la situation
matérielle un peu trop juste de sa mère : son air hautain, sa fierté, son
élégance naturelle et sa volonté de fer découragent toute critique. Rester
droite, travailler ferme, se présenter sous son meilleur jour, voilà des
valeurs qu’on lui enseigne depuis toute petite, parfois à la trique ou à
coups de douches froides.
La jeune Wallis ronge son frein en secret. La famille de son père
défunt, les Warfield, connaît une bonne fortune, notamment oncle Sol,
dont les investissements ne cessent de prospérer. Elle jalouse ses
cousines bien mieux loties, plus jolies et très à l’aise financièrement. Le
luxe, les vêtements coûteux, cette sensation de vivre sans gêne, dîner
dans de l’argenterie, se coucher dans des draps de coton parfaitement
repassés, voilà ce qui la fascine dès ses plus tendres années. Elle ne vivra
pas comme une pauvrette, elle s’en fait le serment, et parvient à
convaincre son oncle paternel de lui offrir une école pour riches
héritières.
À dix-huit ans, elle est prête à se lancer dans le monde, à chasser les
plus beaux partis de Baltimore et connaît quelques flirts sans lendemain.
Mais l’attrait de l’uniforme reste le plus fort : lorsqu’elle croise la route
du jeune Earl Winfield Spencer, un aviateur issu d’une famille aisée, elle
tombe immédiatement amoureuse. Spencer en impose : c’est un homme
sûr de lui, assez fier, le regard perçant, les manières un peu brusques… Il
a ce côté aventurier qui plaît aux femmes, Wallis l’épouse en grande
pompe à Baltimore en novembre 1916, comme pour effacer la tache
originelle. Mais le mariage tourne rapidement à l’échec.

Wallis ne veut pas d’enfants, Spencer se détourne peu à peu d’elle, il


sombre dans l’alcoolisme, les bouderies et les crises de jalousie, tandis
que son épouse s’ennuie ferme dans le microcosme social des bases
militaires. Elle se sent à l’étroit, elle étouffe, si bien qu’elle finit par
prendre des amants, toujours haut placés, notamment dans les milieux
diplomatiques. Cela tombe bien : son mari est muté en Chine, désigné
commandant d’une vieille canonnière après s’être opposé une fois de
trop à ses supérieurs.
Le couple vit maintenant séparé, lui s’adonnant encore plus à la
boisson et à ses penchants bisexuels, elle bien déterminée à chasser du
gros gibier avec plus ou moins de succès à Washington, où elle habite
désormais. La technique est toujours la même : se renseigner
méticuleusement sur la proie, attirer son attention, flatter l’homme sans
vergogne, faire le tour de toutes ses passions et surtout ne jamais parler
de soi. Selon le biographe Charles Higham, c’est également à partir de
cette époque qu’elle fait ses premiers pas dans l’espionnage.
Les services de renseignements américains l’ont remarquée et la
contactent. Les femmes d’officiers de marine, ils le savent, font
d’excellents relais, inoffensifs et discrets, en accompagnant leurs époux
aux antipodes. Wallis prend donc le chemin de l’Orient pour rejoindre
son mari Spencer, lui aussi versé dans l’espionnage. La jeune femme
débarque à Hong Kong en 1924, tandis que la Chine est dévastée par des
luttes internes entre communistes et factions rivales. Commencent des
mois d’aventure, où la trace de Mme Spencer se perd dans les méandres
des colonies britanniques et des missions en tout genre, que les services
secrets britanniques tenteront très discrètement de reconstituer dix ans
plus tard, lorsque le gouvernement va s’effrayer de l’intimité naissante
entre l’aventurière et l’héritier du trône.
Ce fameux « dossier chinois » contiendrait des éléments extrêmement
compromettants, où l’on découvre la future duchesse de Windsor
s’adonnant au trafic de drogue, à la prostitution de luxe, maîtresse de
riches négociants et même d’un général chinois, tout en fréquentant des
maisons closes où elle s’initie à des techniques sexuelles asiatiques
particulièrement sophistiquées. À ce sujet, Wallis aurait appris à
maîtriser l’art du « fang chung », un massage particulier des zones
érogènes du corps, permettant de « réveiller un mort » par le simple
frôlement de la peau. La méthode, enseignée par des mains expertes, vise
à contrôler l’orgasme, à le freiner comme à l’accélérer… Une arme de
séduction massive si elle est correctement employée !
Wallis connaît-elle ce genre de pratique, comme le suggèrent les
services secrets britanniques ? Quoi qu’il en soit, les témoignages de
cette époque la montrent grouillant dans des endroits aussi bien louches
que prestigieux, comme les grandes réceptions mondaines données par
les communautés étrangères de Hong Kong ou Shanghai dans les années
1920. Elle n’oublie pas l’espionnage et doit même transporter des
documents vers Pékin, tandis que la confusion règne en maître dans la
capitale, désormais point de mire des différents seigneurs de la guerre.
On situe à cette époque sa liaison avec le comte Ciano, futur ministre
italien et fasciste des Affaires étrangères. Selon certains témoignages,
l’idylle alimente copieusement les ragots des épouses de marins de la
communauté britannique. Wallis serait même tombée enceinte du jeune
comte avant d’opter pour l’avortement afin de ne pas compromettre sa
situation, ni celle de son amant. Les mêmes sources indiquent que
l’opération se passa mal et l’empêchera, ensuite, de pouvoir enfanter.

En 1925, elle revient épuisée aux États-Unis, fatiguée et même


En 1925, elle revient épuisée aux États-Unis, fatiguée et même
déprimée. À quoi ressemble sa vie, sinon à une succession d’échecs et
d’espoirs déçus ? Des liaisons sans lendemain, un mariage définitivement
enlisé et un cruel manque d’argent. Elle quitte finalement son mari,
après une vaine tentative de réconciliation, tente le journalisme, sans
succès, puis envisage de devenir secrétaire avant d’abandonner…
L’horizon semble bien sombre lorsqu’elle rencontre par hasard Ernest
Simpson, un fringant Américain de vingt-neuf ans, riche et cultivé, dont
l’occupation principale consiste à vendre des navires dans toute l’Europe.
Il est marié, mais cela n’a jamais empêché Wallis de nouer des
relations et Simpson tombe dans ses filets aussi vite que les autres.
Ernest se sépare de son épouse, fait sa demande en mariage et invite sa
maîtresse à venir le rejoindre à Londres, où il s’est désormais installé. En
1928, pour la deuxième fois de son existence, Wallis épouse un homme
pour échapper à une vie sans perspectives, en nourrissant le secret espoir
que Londres pourrait lui permettre de redémarrer sa vie.
Cette fois, elle a vu juste.
Sans mener grand train, les Simpson ont une vie mondaine, un mode
de vie à la fois bourgeois et raffiné. Affamé de culture, esthète dans
l’âme, Ernest Simpson initie longuement sa nouvelle épouse à la
littérature comme à la peinture, ils courent ensemble les expositions,
fréquentent le monde de la finance et la communauté américaine, dont
leurs amis Consuelo et Benny Thaw, ce dernier étant le premier
secrétaire de l’ambassade des États-Unis. C’est grâce à eux qu’ils font un
jour la connaissance de Thelma Furness, l’épouse de Lord Furness et
accessoirement la maîtresse du prince de Galles, Édouard d’Angleterre.
La liaison est connue du Tout-Londres, le prince ne fait pas forcément
mystère de ses conquêtes amoureuses et profite de la vie en attendant de
monter sur le trône – le plus tard possible espère-t-il.
Depuis une dizaine d’années, Édouard joue les sportifs, fait attention
à sa ligne, fréquente les dancings, se veut résolument moderne, parcourt
l’empire pour se faire connaître et fait chavirer le cœur de toutes les
jeunes filles de la planète. Voilà pour la façade. Ce que l’on sait moins,
c’est que ces amourettes successives cachent un grand vide affectif : une
enfance pas très heureuse – plusieurs de ses nurses étaient de véritables
dragons –, des parents lointains et hautains, une sexualité complexe et
mal définie, un caractère capricieux mêlant des joies parfois enfantines à
des périodes de profond abattement. Le prince de Galles n’est
manifestement pas un homme bien dans sa peau.

À force de fréquenter Thelma, la maîtresse du prince, Wallis s’en fait


une amie. Elles se retrouvent régulièrement autour d’un thé dans les
palaces de Piccadilly, évoquent la vie londonienne et leurs amis
communs, dont les fameux Consuelo et Benny Thaw. Un jour de janvier
1931, ces derniers invitent justement les Simpson à venir les rejoindre
dans la demeure de campagne des Furness, à Melton Mowbray. Les
princes Édouard et George feront peut-être un saut… Wallis ne se fait
pas prier : elle s’enferme chez le coiffeur, suit des cours de révérence et
fonce avec son mari chez les Furness.
Pas question de laisser passer pareille occasion ! Elle aussi était
tombée amoureuse, comme toutes les adolescentes américaines, du
blond prince de Galles. Elle l’avait même un jour aperçu de loin, aux
États-Unis, dix ans plus tôt, lors d’une escale à San Diego où elle vivait à
l’époque avec Spencer, son désespérant premier mari. Elle garde de lui
l’image d’un officier en uniforme blanc, agitant sa main, pressé d’en finir
avec les mondanités et les obligations militaires. Ce soir, elle le verrait
en chair et en os.
À la nuit tombée, les deux princes font leur entrée dans le hall de la
villa de style Tudor des Furness, avec Thelma sur leurs talons. Wallis le
trouve d’emblée plus petit que sur les photos, le regard bleu, innocent,
presque faible. « Un enfant », songe-t-elle. Elle maudit cette grippe qui la
désavantage, et attend son heure pour porter le premier assaut.
L’occasion lui est donnée le lendemain matin, où elle s’assied
directement à la table du prince pour le petit déjeuner. Le premier
échange est entré dans l’Histoire.
« Vous regrettez le chauffage central, Mme Simpson ? s’enquiert
Édouard, alerté par le nez bouché de sa convive.
— Je suis désolée, Sire, mais vous me décevez…
— Que voulez-vous dire ? demande le prince, soudain interloqué.
— Toutes les Américaines qui arrivent en Angleterre entendent le
même refrain. J’attendais plus d’originalité de la part du prince de
Galles. »
Tandis que les autres invités tentent de détendre l’atmosphère en
enchaînant rapidement sur un autre sujet de conversation, Wallis sait
d’ores et déjà que le prince se souviendra d’elle dans l’innombrable liste
des visages aperçus lors des mondanités. Comme celui d’une femme au
caractère bien trempé, qui ne le craint pas.
Ni lui, ni aucun homme d’ailleurs.
Leurs routes se croisent à nouveau, lors d’une réception chez les
Furness, où Édouard reconnaît Wallis, et même à Buckingham Palace,
lorsqu’elle est conviée à une présentation officielle à la cour, en
compagnie de bon nombre d’autres femmes de la haute société, comme
il est de tradition chaque année… Le prince est encore là, ils discutent
autour d’un verre, une fois la cérémonie terminée, toujours chez Thelma.
L’ambitieuse tisse sa toile, se sert de son amie pour mieux approcher son
royal amant, se débrouille toujours pour lui glisser un mot.
Les Simpson intègrent la petite coterie du prince, cette cour
personnelle issue de la bonne société londonienne qu’il sollicite dès qu’il
échappe au protocole, et deviennent des habitués du Fort Belvedere, la
résidence campagnarde d’Édouard. Puis Wallis commence à recevoir des
télégrammes privés, jusqu’au jour où le chauffeur du prince vient la
chercher à domicile, l’invitant à le suivre sans délai pour rejoindre
l’héritier du trône. Son mari Ernest Simpson, fatigué de ce jeu de dupes,
a déjà compris tandis que les intimes assistent, sidérés, à la disgrâce
progressive de Thelma, la maîtresse officielle. Wallis a gagné, Édouard
est tombé dans sa toile, elle n’a plus qu’à le ligoter. À partir de 1934, elle
entre définitivement dans la vie du prince de Galles.

On a beaucoup écrit sur la curieuse alchimie qui soudait ce couple


atypique. D’un côté, une roturière américaine, pas forcément belle mais
dotée d’une classe folle, dominatrice et foncièrement vénale. De l’autre,
un homme séduisant mais fat, intelligent mais revenu de tout, conscient
de son rang, jaloux de ses titres, mais peu doué pour le bonheur. Ils
partagent un certain nombre d’opinions politiques, notamment cette
haine du communisme qui les fera se rapprocher du nazisme. Mais c’est
certainement sur le plan plus intime que cette relation commence de
façon torride et radicale : Édouard semble avoir enfin trouvé celle qui le
satisfait complètement, à travers des jeux pervers et guère
protocolaires…
Voici ce que rapporte sir Dudley Forwood, l’écuyer du duc de
Windsor : « Les techniques que Wallis avait découvertes en Chine ne
suffisaient pas à triompher entièrement des graves défaillances sexuelles
du prince. Il est douteux qu’ils aient eu ensemble des relations sexuelles
normales. Mais elle réussissait à l’apaiser. Fétichiste refoulé, il avait
l’obsession des pieds ; elle flatta sans réserve cette perversité. À la
demande du prince, ils s’adonnèrent à des jeux érotiques compliqués, où
s’exprimaient notamment des fantasmes infantiles : il portait des
couches, elle était la nurse. Elle était dominatrice, il se soumettait avec
bonheur. »
Pour d’autres, leur amitié se nourrissait également d’une véritable
communion d’esprits. « Pour lui, elle était la femme parfaite : elle
insistait pour qu’il fût toujours au mieux et donnât le meilleur de lui-
même en permanence, et il la regardait comme son inspiratrice, écrira le
collaborateur d’Édouard VIII, Walter Monckton. C’est une grave erreur
de dire qu’il était amoureux d’elle au sens physique ordinaire du terme.
Il y avait une relation intellectuelle et sans aucun doute la nature
solitaire du roi trouvait auprès d’elle une amitié supérieure. »
Désormais, Wallis et Édouard ne se quittent plus : elle se comporte
en nounou, surveillant ses repas, régentant sa maison, renvoyant les
domestiques récalcitrants. Le prince se métamorphose, gagnant soudain
une confiance en lui qui lui faisait défaut. On les croise parfois jusqu’à
l’aube en boîte de nuit, ils passent des vacances ensemble en France et
en Espagne, le prince la présente à des ambassadeurs… La presse n’en
souffle mot, l’ère n’est pas encore celle des tabloïds, et, du reste, ce n’est
pas la première femme à s’afficher plus ou moins discrètement au bras
de l’héritier du trône.
En revanche, les services secrets commencent à se réveiller : les
fréquentations politiques du prince et le passé plus ou moins douteux de
sa maîtresse alertent certains responsables. On les voit un peu trop
s’acoquiner avec les milieux proches des dictatures d’Europe, celles
d’Italie et d’Allemagne. Et la passion manifeste du futur roi pour une
roturière ne pouvait qu’ébranler Buckingham. Ce qui devait arriver
survint : le roi George V et la reine Mary se bouchèrent quasiment le nez
en apprenant la nouvelle. Quand leur fils finira-t-il par mûrir un peu et
prendra enfin conscience de la grandeur de sa tâche ?
À la fin de l’année 1934, les souverains exigent que le nom de Wallis
soit rayé de la liste pour un grand bal donné à Buckingham à l’occasion
du mariage de leur fils, le duc de Kent. Qu’à cela ne tienne : Édouard fait
entrer sa maîtresse au palais et pousse l’affront jusqu’à la présenter à ses
parents, à la fois blêmes et consternés. Tandis que toutes les femmes ont
opté pour des couleurs pastel et discrètes, afin de laisser la reine et la
mariée briller sous les lustres, Wallis parade dans un fourreau violet
aussi scandaleux que ravissant.
Édouard triomphe, sans se douter qu’il vient d’enclencher les
hostilités avec son père.
George V n’approuve pas cette relation, il la redoute même. L’avenir
de la couronne impose un mariage princier pour son aîné. Cette Wallis
ne lui dit rien qui vaille, il veut des renseignements, tout savoir sur
elle… Dès 1935, les services de renseignements britanniques
commencent leur travail, accumulant discrètement informations,
témoignages et ragots en tout genre. Peu à peu, le passé américain sort
de sa gangue pour surgir en pleine lumière dans un relent nauséabond. À
la lecture des premiers rapports, le roi est accablé : « Après ma mort, il
ne faudra pas un an à ce garçon pour se perdre… » En janvier 1936, le
vieux souverain rend l’âme, après avoir tenu la barque des Windsor
pendant plus de vingt-cinq ans. Son fils Édouard, huitième du nom, est
proclamé roi d’Angleterre et empereur des Indes.
Le nouveau monarque entend bien changer les règles et imposer ses
vues. En matière politique, d’abord, il n’a jamais caché à son entourage
ses sympathies pour les dictatures européennes en place. Tout plutôt que
les bolcheviks, les bourreaux du tsar Nicolas II, cousins de la famille !
Selon lui, le fascisme ne doit pas être condamné, mais au contraire
soutenu pour éviter le chaos, car seuls des régimes forts pourront
endiguer la menace rouge. De fait, il admire plus ou moins discrètement
Hitler, la façon dont il tient l’Allemagne dans un gant de fer, jugule le
chômage et pourchasse les communistes. Ses opinions l’entraînent à
prendre personnellement position dans les crises qui émaillent cette fin
des années 1930, où les Européens se préparent à s’entre-déchirer une
nouvelle fois.
Lorsque le Führer décide de réarmer la Rhénanie, piétinant de fait les
accords du traité de Versailles, le roi refuse catégoriquement que
Londres intervienne dans l’affaire. Il aurait même menacé le
gouvernement anglais d’abdiquer – déjà ! – s’il décidait d’envoyer des
troupes aux côtés des Français, si l’on en croit les souvenirs de l’attaché
de presse de l’ambassade d’Allemagne de l’époque. Quant à Wallis, elle
n’est pas négociable : il envisage de se faire couronner en sa présence, à
Westminster. Ce qui pose de multiples problèmes puisqu’elle reste une
roturière, déjà divorcée et toujours mariée... Sur ce point-là, l’Église
anglicane et son principal responsable, l’archevêque de Cantorbéry, se
montrent farouchement hostiles.
Édouard et Wallis forment déjà un couple, même si la plupart des
Britanniques l’ignorent toujours. Le roi lui a déjà versé plus de cent mille
livres sur ses comptes. Il la couvre de bijoux, elle l’accompagne
discrètement à des cérémonies officielles et même lors d’une croisière en
Méditerranée pendant l’été 1936, au moment même où la guerre
d’Espagne ensanglante la péninsule. Des photos sont publiées, le grand
public commence à s’interroger sur cette femme si proche de leur roi, on
se perd en conjectures, se peut-il que le monarque ait enfin trouvé sa
reine ?
En coulisses, le gouvernement s’affole : on connaît le vrai visage de
Wallis, on la soupçonne d’être un peu trop liée à Ribbentrop, le nouvel
ambassadeur des nazis à Londres, et même de lui divulguer certaines
informations… Les fameuses boîtes rouges, qui contiennent diverses
dépêches destinées au roi, sont peu à peu expurgées des informations les
plus sensibles. On se méfie de plus en plus de ce couple dangereusement
proche des régimes fascistes et désormais sous surveillance continue. Le
Premier ministre de l’époque, Stanley Baldwin, est convaincu, comme
feu le roi George V, que le nouveau souverain est capable de faire
basculer son pays vers les dictatures, quitte à bouleverser les cartes
diplomatiques de l’Europe.
Son avis est partagé par un certain nombre de prélats et de hauts
responsables politiques. Il faut mettre au pas ce jeune roi avant son
couronnement, le faire choisir entre le pouvoir et cette femme trop
influente. Et s’il abdique ? Eh bien, on se passera de lui ! Déjà George V
estimait que son second fils ferait, somme toute, un meilleur roi que son
aîné : pourquoi ne pas mettre Bertie le bègue sur le trône, à la place de
cet Édouard décidément trop aventurier ? Pour convaincre les derniers
indécis, Baldwin dispose d’une arme de destruction massive : le fameux
« dossier chinois » dont les révélations, habilement distillées, finiront de
dégoûter une frange de la haute aristocratie.
De son côté, Wallis a décidé de clarifier sa situation conjugale. Elle
entame une procédure de divorce avec Simpson, même si elle aurait
largement préféré continuer à jouer les maîtresses royales, dans l’ombre
– mais aussi le luxe – de son prestigieux amant. La procédure s’éternise,
Ernest Simpson monnaie son départ au prix fort, et le roi demande aux
patrons de presse la plus grande discrétion. Cette fois, le Premier
ministre Baldwin n’a plus aucun doute, Édouard compte bien se faire
couronner puis épouser Wallis dans la foulée.
Il lui fait comprendre que cette situation est intenable : les
gouvernants des dominions s’inquiètent, l’Église ne consent pas à cette
relation indigne, la presse est sur le point de tout déballer… En cas de
mariage, le gouvernement démissionnerait en bloc, et le roi ne trouvera
personne pour en constituer un nouveau. Mais Édouard reste inflexible :
elle sera sa femme, ou il partira. Wallis panique, lui demande de revoir
son jugement, elle est prête à s’éloigner, elle peut rester sa compagne
officieuse, un mariage n’est pas forcément nécessaire, elle ne veut pas la
couronne, cela n’a jamais été son but. Elle tremble à l’idée de tout perdre
en imaginant une nation se dresser contre elle.
Peine perdue, le roi s’enferre : il désire l’épouser aux yeux du monde.
Conseillé par des proches, Édouard VIII avance l’idée d’un mariage
morganatique, qui permettrait de sauver la face en faisant de Wallis une
duchesse, même si leurs éventuels enfants ne pourraient pas régner, la
couronne restant dans la famille royale. Mais il faudrait l’accord du
gouvernement et du Parlement, et Stanley Baldwin ne souhaite pas
entrer dans une telle négociation. C’est l’impasse. Au début du mois de
décembre, tous deux se revoient à nouveau, mais l’échange tourne au
vinaigre. Baldwin, excédé, aurait fini par lancer au monarque : « Si le roi
veut coucher avec une putain, c’est son affaire. Mais s’il veut en faire
une reine, cela concerne l’empire. »
Cette fois, le point de non-retour est atteint.

À bout de nerfs, très fatigué, Édouard VIII capitule quelques jours


plus tard. Il négocie âprement son départ avec son frère et successeur, le
duc d’York, assisté du Premier ministre. On lui octroie le titre de duc de
Windsor, mais son épouse et ses éventuels descendants ne pourront
porter le titre d’Altesse royale, une mesure qu’Édouard juge insultante
pour Wallis. Il obtient une pension – vingt-cinq mille livres par an – et
doit quitter l’Angleterre, mais le gouvernement cherchera toujours à
contrôler de près ses déplacements, ce qui sera l’objet de constantes
tensions. C’est l’exil.
Le 10 décembre 1936, il ratifie l’acte officiel avec ses frères York,
Gloucester et Kent, avant de lire, dans la nuit, sa déclaration à la BBC.
Lorsque les sujets britanniques apprennent la nouvelle, le choc est
énorme, terrible, et dépasse même les frontières de l’empire : un roi
abdique par amour, les gazettes commencent à tisser la légende
d’Édouard et Wallis, même si cette dernière n’a pas le meilleur rôle dans
cette histoire. Dans les pubs ou les clubs, on glose sur le sujet : « C’était
l’amiral de la Flotte, et qu’est-il devenu ? Le troisième larron d’une
traînée américaine… »
Bien peu à l’époque se rendent compte que derrière cette passion
extrême se noue une crise politique sans précédent dans une Europe
bientôt emportée dans une nouvelle guerre : quelle aurait été l’attitude
d’Édouard VIII, sympathisant des dictatures, soutenu par une intrigante
comme Wallis, pendant le conflit mondial ? Aurait-il signé une paix
séparée avec les nazis, but recherché par Hitler pour avoir les mains
libres, afin de se retourner rapidement contre l’URSS ? La suite des
événements le laisse présager, même si les historiens s’interrogent
toujours sur le sujet.
Pour l’heure, les amants terribles vivent séparés, lui en Autriche, elle
sur la Côte d’Azur. Wallis est effondrée, elle est sans doute la femme la
plus calomniée d’Angleterre, mais elle s’efforce de faire bonne figure
devant les grappes de photographes qui ne quittent plus ses talons. Une
fois son divorce prononcé d’avec Simpson, au printemps 1937, elle
envisage plus sereinement son avenir et prépare son remariage avec
Édouard. Tous deux choisissent de s’unir au château de Candé, en
France, près des bords de Loire, cadre naturel de tant d’amours
princières sous la Renaissance…
Le domaine appartient à Charles Bedaux, un industriel français
naturalisé américain, dont les affaires juteuses lui ont permis de nouer
des contacts utiles avec des responsables de tous pays, parmi lesquels les
nazis – des liens qui finissent par attirer l’attention des services secrets.
Le 3 juin 1937, Wallis s’avance devant un autel improvisé, pour
rejoindre celui qui a tout quitté pour elle. Elle porte un ensemble bleu
pâle d’une rare élégance ainsi qu’une parure de diamants et de pierres
précieuses.
Quelques notes de Haendel, les serments, une bénédiction, et ce
couple qui défraya tant la chronique est désormais uni pour le pire et le
meilleur devant une poignée d’intimes. Aucun membre de la famille
royale n’a jugé opportun de se déplacer, ce qui n’est pas le cas de la
meute de journalistes accolée le long des grilles du château, à qui l’on
cède la photo officielle de ces noces très médiatiques : Wallis et Édouard
côte à côte, sur les marches de la demeure, affichant leur bonheur à la
face du monde. L’Américaine a gagné, certes, mais elle ne règne que sur
le cœur d’un homme sans royaume.
Plus grave, le couple achève de se compromettre définitivement en
choisissant de se rendre en voyage de noces en Autriche, via l’Italie, où
l’on voit l’ex-roi britannique faire le salut fasciste aux badauds venus en
masse les acclamer. Quelques mois plus tard, les voilà en Allemagne,
pays pour lequel le duc de Windsor ne cache pas son admiration – il est
par ailleurs très fier du sang germanique qui coule dans ses veines par la
dynastie des Saxe-Cobourg-Gotha dont il est issu. Le 22 octobre 1936, le
couple est carrément reçu par Adolf Hitler dans son nid d’aigle de
Berchtesgaden, au grand dam de Buckingham.
L’ancien roi et le Führer passent pratiquement deux heures ensemble,
Hitler faisant les honneurs de son chalet et traitant Wallis avec beaucoup
d’égards. Que se sont-ils vraiment dit ? Pendant vingt minutes, les deux
hommes s’isolent et abordent, semble-t-il, la question de l’Union
soviétique et la menace communiste, une obsession commune. À en
croire le duc, Hitler lui aurait confessé ne pas vouloir l’affrontement avec
l’Angleterre, mais après tout, quel crédit accorder à une promesse de la
part d’un homme qui ne les respectait guère ? Quoi qu’il en soit, l’image
des Windsor est irrémédiablement associée au fascisme. Maladresse
politique ou réelle conviction partagée ?
La duchesse bottera en touche en disant que les questions politiques
l’ont toujours assommée.

Lorsque la guerre éclate, deux ans plus tard, les Windsor résident à
Paris. Les autorités britanniques ne savent que faire de leur duc aux
amitiés suspectes. Aussi sont-elles ravies de voir les Français lui confier
une mission d’inspection de leurs troupes, massées aux frontières
pendant que l’Allemagne ne fait qu’une bouchée de la Pologne. Entre
octobre 1939 et février 1940, Édouard se rendra plusieurs fois de suite
sur le terrain, relevant les effectifs, notant certains détails précieux,
rédigeant des notes stratégiques à l’intention des Anglais, pendant que
Wallis reste à Paris. C’est à ce moment précis que l’historien Martin
Allen situe la trahison du duc : il aurait fait parvenir ses observations
détaillées aux nazis. Le but ? Une victoire rapide des Allemands
entraînerait une crise gouvernementale, voire la chute de George VI, la
mise en place d’un gouvernement pacifiste et le retour éventuel
d’Édouard VIII sur le trône…
En novembre 1939, Édouard aurait ainsi envoyé des informations à
Hitler, via « son ami » Charles Bedaux, écrivant même une lettre à
l’intention du Führer signée EP (Edward Prince) : des indications si
capitales qu’elles auraient convaincu Hitler d’envahir la France par les
Ardennes, prenant de court les Alliés. Faut-il aller si loin dans les
accusations et voir le duc comme le principal responsable d’une défaite
sur le front occidental ? Même si les sympathies nazies d’Édouard sont
difficilement contestables, certains historiens critiquent toujours les
travaux d’Allen, en soulignant qu’Édouard était plus un prince falot et
influençable qu’un politique sournois.
Il n’en demeure pas moins que Churchill, très bien informé, s’est fait
une opinion sur les Windsor. Son arrivée au pouvoir, en mai 1940, signe
la fin des espoirs de paix d’Hitler : jamais le nouveau Premier ministre
britannique ne signera un traité, il lui fera la guerre jusqu’au bout, pas
question de s’accorder avec les ennemis de la démocratie. Pour
Churchill, Édouard est une bombe à retardement, il faut le mettre sous
contrôle, l’exiler en Égypte ou dans les Malouines, le plus loin sera le
mieux. Quant à la duchesse, il la surnommera bientôt la « salope », sans
doute à la lecture de certains rapports… En attendant, le couple a fui la
France occupée et se trouve en Espagne, puis au Portugal. Les rumeurs
les plus folles circulent dans les milieux diplomatiques : elles rapportent
que le duc rêve toujours du trône, qu’il serait favorable à la paix et
qu’Hitler pourrait lui redonner sa couronne…
Le temps presse, on parle même d’un éventuel projet d’enlèvement
du couple par les nazis, afin de mettre le duc et la duchesse de Windsor
en lieu sûr, carte maîtresse dans le jeu stratégique mené par le Führer
sur le front occidental. Les câbles diplomatiques entrent en surchauffe,
les dépêches secrètes se croisent et se contredisent… Churchill, soucieux
d’éloigner tous les partisans d’une paix séparée, somme le duc d’accepter
un poste de gouverneur dans la colonie britannique des Bahamas. Une
cage dorée pour éviter le pire et sauver l’honneur.

Une fois de plus, les Windsor se sentent blessés et rejetés par


Buckingham. Pour Wallis, George VI s’est débarrassé d’eux, les envoyant
en exil sur leur île, comme autrefois Napoléon à Sainte-Hélène. Avoir
dirigé le plus grand empire du monde et régner aujourd’hui sur les
Bahamas, quelle dérision ! Édouard se sent ridicule dans ce royaume
confetti, comme un prince de pacotille vêtu d’un costume blanc
d’opérette, tandis que Wallis se morfond dans des réceptions
languissantes avec les notables locaux. « Je hais cet endroit chaque jour
davantage, écrit-elle à sa tante Bessie. Nous détestons ce pays tous les
deux, les gens du cru sont mesquins et les visiteurs communs et
inintéressants… » Non, vraiment, cet exil est bien trop cruel à leurs yeux.
Le nouveau gouverneur tourne en rond dans ses îles, tente de jouer
les diplomates et conseillers auprès d’un Roosevelt méfiant, exige que
l’on donne de l’Altesse royale à son épouse, pendant que Wallis trompe
l’ennui en décorant leur demeure coloniale tout en s’investissant dans
des œuvres de charité, notamment au profit de la Croix-Rouge locale. En
réalité, elle n’en peut plus et sa haine pour l’Angleterre ne fait que
grandir au fil de ces mois gâchés dans la chaleur et l’esprit étriqué de
cette colonie perdue. Elle se montre aigrie et dépressive, fustigeant le
clan des Windsor, « la bande de Buckingham », qui l’a enterrée vivante
« par jalousie familiale ».
Ils suivent les péripéties de la guerre, ne cachent guère leur
admiration pour Hitler lors de dîners officiels, désapprouvent in petto
l’entrée en guerre des États-Unis en estimant qu’il vaut bien mieux
laisser l’Allemagne vaincre une bonne fois pour toutes l’empire des
Soviets. La libération de la France sonne comme une délivrance : vont-ils
enfin pouvoir quitter leur purgatoire ? Le duc n’hésite pas longtemps et
donne sa démission dès le printemps 1945.
Ils rêvent de Londres, bien sûr, pour vite s’apercevoir que personne
ne souhaite réellement leur retour. Les relations entre George VI et son
frère restent distantes, il y a trop de lourds secrets entre eux, une rivalité
jamais vraiment apaisée. Édouard comprend que Wallis demeure persona
non grata en Angleterre. « Je hais ce pays, rumine Wallis, je le haïrai
jusqu’à ma mort… » Ce sera donc Paris, ville chatoyante, berceau de la
mode et capitale d’un art de vivre renommé. Les Windsor dégottent leur
palais près du bois de Boulogne, un hôtel particulier loué à la ville de
Paris et décoré d’une main experte par Wallis en mélangeant le style
Louis XV avec le mobilier anglais de son époux.

Tout ici respire le trône perdu, le royaume regretté, une demeure


figée dans la nostalgie crépusculaire des âmes en exil. Dans le hall
monumental, tout de marbre et de style italien, la bannière royale du
prince de Galles accueille les visiteurs. Un luxe raffiné s’exhale de tout le
décorum : tapis épais, meubles précieux en acajou, cheminées de maître,
plafonds en trompe l’œil, rideaux de soie, chinoiseries du XVIIIe siècle…
Partout s’étalent les armes du prince, comme autant de symboles
d’un rêve englouti. On les trouve sur les appliques, les tapis de bains, les
mouchoirs, jusqu’au dessus-de-lit de la chambre du duc où s’affiche,
grandiose et pathétique, la devise de l’ordre de la Jarretière : « Honni
soit qui mal y pense », ce qui ne manque pas de sel quand on connaît les
idées subversives longtemps défendues par le duc ! À quelques pièces de
là, celle de la duchesse semble lui faire écho, finement brodée sur son
coussin préféré : « On n’est jamais ni trop mince, ni trop riche. » Son
programme de vie.
Entourés d’une trentaine de domestiques, dont plusieurs valets en
livrée rouge et or, de leur armée de carlins et d’une cour d’amis et de
confidents, les Windsor règnent sur le vide et les pages glacées des
magazines. Dotée d’une classe folle et d’un goût très sûr, Wallis donne le
ton de la mode internationale pendant de longues années, avant d’être
supplantée dans la jet-set par Jackie Kennedy. À défaut de sceptre, elle
manie le style, impose ses tenues strictes, ses coupes racées, ses lignes
épurées, ses joyaux ciselés par Cartier sur les thèmes animaliers que lui
offre le duc pour mieux se faire pardonner.
Elle reçoit avec faste, dirige sa maisonnée au cordeau, se montre
intransigeante avec son personnel et fait de chaque dîner un banquet
digne de Buckingham. Ils mènent une vie oisive entre Paris, New York et
le midi de la France, dans un tourbillon de luxe réglé par des placements
judicieux et un souci de l’argent qui ne les quittera jamais. Wallis se
console en décrochant régulièrement le titre envié de femme la plus
élégante au monde, en s’imposant une discipline de fer et des régimes
sévères. Un sacre planétaire qui a le goût d’une revanche bien éphémère.
Le duc, lui, s’ennuie, replonge dans la boisson, pratique le golf, jardine
dans sa maison de campagne, rédige ses Mémoires, bientôt suivis par
ceux de son épouse, qui réécrit forcément la légende pour la faire
coïncider avec ce portrait officiel et glamour qu’elle impose au monde.
Les bordels de Shanghai et les fantômes des dictatures brunes restent
bien camouflés sous les tapis persans.
À Londres, on n’a toujours pas pardonné, bien au contraire. La mort
de George VI, survenue bien trop tôt pour ses proches, ravive les
rancœurs. Sa mère, l’intransigeante reine Mary, figée dans le devoir, n’a
jamais compris comment son fils aîné avait pu fuir ses responsabilités
pour épouser une femme sans honneur ni pedigree. Un sentiment
partagé par sa belle-fille, la reine Elizabeth Bowes-Lyon – la future
« Queen Mum » – qui met le décès de son mari George VI sur le compte
du duc de Windsor : la guerre et le stress l’ont tué à petit feu pendant
qu’Édouard se pavanait sous le soleil des Bahamas, après avoir fricoté
avec les nazis…

Lorsqu’il assiste, seul, aux obsèques de son frère, en 1952, l’ex-roi


Lorsqu’il assiste, seul, aux obsèques de son frère, en 1952, l’ex-roi
comprend que la disgrâce est définitive. Wallis reste une pestiférée, elle
n’a jamais été considérée comme membre de la famille souveraine.
L’arrivée d’Elizabeth II sur le trône ne change guère les règles, du moins
dans un premier temps : la jeune reine adopte la même attitude que sa
famille envers les proscrits de la couronne, qui furent la cause de l’une
des pires crises que la monarchie ait connues. Le duc et la duchesse
n’assistent ni à son mariage ni à son couronnement, dont ils suivent les
fastes à la télévision. Il faut attendre les années 1960 pour que la
nouvelle souveraine accepte de faire un pas vers la réconciliation.
Lorsque le duc est hospitalisé à Londres en 1965, pour des problèmes
oculaires, Elizabeth II rend visite à son oncle et rencontre la duchesse.
Première révérence, première approche.

Sept ans plus tard, la mort du duc attire sur elle une dernière fois les
projecteurs. Le monde redécouvre la duchesse, très éprouvée mais digne
dans sa robe noire stricte mais toujours impeccablement coupée, au côté
de la famille royale, comme un adoubement de la dernière heure. Les
Windsor font bloc autour de l’ex-roi, emporté par un cancer. Wallis est
logée au palais de Buckingham, dans l’appartement réservé aux chefs
d’État, elle assiste à l’office funèbre et à l’inhumation du corps à
Frogmore, sur le domaine de Windsor, où elle demande qu’on lui garde
également sa place. Puis elle retourne à Paris, retrouver ses souvenirs,
ses fidèles et ses carlins.
Son arrivée dans les réceptions provoque encore une certaine
effervescence, on la croise à New York, elle brille toujours, mais plus
rarement, dans la chronique mondaine. L’hôtel particulier du bois de
Boulogne se fige peu à peu en tombeau, où glissent silencieusement les
ombres des infirmières, qui la veillent nuit et jour. Wallis joue encore les
coquettes, se pare de diamants, contemple les photos du duc toujours
alignées comme à la parade sur les meubles en acajou, reçoit ses rares
visiteurs comme la dernière reine d’un monde désormais disparu, avant
de sombrer peu à peu dans la démence la plus complète. Son esprit lâche
avant son cœur, qui cède au printemps 1986, dans sa quatre-vingt-
dixième année.
La famille royale d’Angleterre, magnanime, lui rend un dernier
hommage dans la chapelle Saint-Georges du château de Windsor, pressée
de tourner définitivement la page sur ce mauvais conte de fées. Ont-ils
vraiment pardonné ? Le nom de la duchesse ne fut même pas prononcé
lors des funérailles.
On a sans doute jugé qu’elle avait fait assez de bruit comme cela.
Joséphine Baker, la folle vie de la Vénus
d’ébène

« On aime beaucoup mon derrière


à Paris : on le trouve à la fois
confortable et artistique… »
Joséphine Baker

Ce soir-là, le 2 octobre 1925, le Tout-Paris se presse au Théâtre des


Champs-Élysées, avec ce mélange d’excitation et de curiosité suscité par
l’annonce d’un spectacle nouveau : depuis plusieurs jours, les colonnes
Morris sont couvertes d’une drôle d’affiche représentant une jeune Noire
aux jambes interminables, la croupe en avant et les seins rebondis,
entourée de musiciens joufflus et plutôt rigolards. Nul doute, on va bien
s’amuser ! Après les Ballets russes, qui ont fait la renommée du théâtre,
il fallait trouver quelque chose de neuf, de vivant, d’audacieux.
Le cubisme explose, l’art nègre commence à percer, le jazz et le
charleston font danser Paris, alors pourquoi pas une revue ? La direction
est allée dégotter des artistes noirs à New York, dont Sidney Bechet et
cette petite Joséphine Baker. C’est elle que l’on a choisi de mettre en
avant, aguicheuse et lutine sur l’affiche, on parie gros, mais on risque le
tout pour le tout : il est prévu de la faire danser quasiment nue, histoire
de corser un peu le spectacle.
La foule des grands jours prend place, les élégantes avec leurs fume-
cigarette, les notables en goguette, les habitués des music-halls que plus
rien ne choque, et la cohorte des blasés dont bon nombre de journalistes
et de critiques venus trouver là de quoi rédiger un article pour remplir
les gazettes. La routine, en quelque sorte... En coulisses, Joséphine Baker
commence à paniquer. Elle a dix-neuf ans, ne connaît rien de cette ville
et ne parle pas le français. Elle amorçait une jolie carrière aux États-Unis
quand on est venu lui présenter cette occasion.
Joséphine a suivi son instinct, comme toujours. Et serre son gri-gri en
entendant les premières notes lancées par l’orchestre des jazzmen noirs.
C’est son tour, elle fuse sur scène avec une chemise déchirée, les cheveux
gominés, presque androgyne : la voilà sautillant dans un charleston
endiablé, tortillant dans tous les sens son corps de caoutchouc, en
multipliant les grimaces et les poses burlesques, notamment ce fameux
regard louche qui deviendra sa marque de fabrique. Le public rit, siffle
aussi beaucoup, la salle est chauffée. Encore trois pirouettes, et la voilà
repartie.
Derrière le rideau on s’active, les numéros s’enchaînent et la troupe
voltige dans tous les sens sous les ordres du metteur en scène du Casino
de Paris, venu tout exprès pour dynamiser le spectacle. Le dernier
tableau s’annonce, la lumière s’éteint, le public retient son souffle : un
couple enlacé embrase soudain la scène pour un numéro aussi torride
qu’exotique. Joséphine est presque nue, seules quelques plumes
recouvrent l’essentiel, et encore, certains ont eu l’impression d’une
impudeur totale, à l’image de la chroniqueuse Janet Flanner, qui
rapporta la scène pour le New Yorker : « Elle a fait son entrée
complètement nue, écrit-elle, à part une plume de flamant rose entre les
jambes ; elle était portée tête en bas et faisait le grand écart sur l’épaule
d’un géant noir. »

On imagine la fascination de ces dames et l’émotion de ces messieurs


On imagine la fascination de ces dames et l’émotion de ces messieurs
devant cette danse tribale et sensuelle, la fameuse « danse sauvage » ou
« l’accouplement primitif »... Le critique André Levinson se montra
subjugué par ces nouvelles chorégraphies noires : « Ce bref pas de deux
des “sauvages” dans le finale atteint une grandeur farouche et une
superbe bestialité. Certaines poses de Miss Baker, les reins incurvés, la
croupe saillante, les bras entrelacés et élevés en un simulacre phallique
évoquent tous les prestiges de la haute statuaire nègre. Le sens plastique
d’une race de sculpteurs et les fureurs de l’Éros africain nous étreignent.
Ce n’est plus la dancing girl cocasse que nous croyons voir : c’est la Vénus
noire qui hanta Baudelaire. »
Dans la salle, l’ambiance vire à l’émeute. On s’invective, on se bat,
certains exigent le remboursement pendant que les plus jeunes
applaudissent la performance. On déteste ou on admire, il n’y a pas de
demi-mesure. Les cubistes adorent, les surréalistes exultent, ils
proposeront même de remplacer la statue de Jeanne d’Arc par celle de
Joséphine ! En revanche, pour les plus conservateurs, la danse de cette
« gorillonne » reste outrancière, lubrique, vulgaire, un « lamentable
exhibitionnisme transatlantique qui semble nous faire remonter au singe
en moins de temps que nous n’avons mis à en descendre ».
La culture noire, voilà l’ennemi des gardiens de la vieille civilisation
blanche : l’Europe n’est-elle pas à la tête d’immenses empires coloniaux,
preuve, selon eux, que les Occidentaux sont de race supérieure ? Il ne
s’agirait pas d’inverser les rôles... Joséphine sourit. Paris s’étripe sur son
corps, que demander de plus ? La revue était programmée pour dix
jours, elle va rester à l’affiche dix semaines... Miss Baker commence à
collectionner les articles qui parlent d’elle, les premières interviews, la
voilà devenue la coqueluche de l’une des plus grandes capitales du
monde. Et tant pis si on raconte qu’elle sort tout droit de la jungle...
Dans un sens, ces journalistes n’ont pas tout à fait tort : la jungle de la
rue, la sauvagerie de la misère, elle connaît.
Cette jeune fille est déjà une survivante.
Lorsqu’elle vient au monde en 1906, dans la ville de Saint Louis du
Missouri, aux États-Unis, ses parents tentent de joindre les deux bouts
dans le ghetto noir. Sa mère est serveuse, rêve de théâtre, lui est batteur
dans les bistrots et les bouges de la ville. L’arrivée d’un enfant brise le
couple, son père finit par partir : est-elle d’ailleurs vraiment de lui ? Le
doute persiste, Joséphine entendra souvent sa grand-mère critiquant sa
fille pour avoir « fauté avec un Blanc ». Elle grandit mal aimée, connaît
une enfance misérable, dans un taudis de planches calfeutrées au papier
journal, brûlant l’été, glacial l’hiver, au milieu des rats et des punaises.
La mère se remarie, la famille s’agrandit, l’argent manque encore
plus, Joséphine gagne quelques pièces en déblayant la neige des voisins
ou en faisant le ménage, la lessive, la bonne à tout faire, et tombe même
dans la prostitution occasionnelle. Elle trouve un emploi de serveuse
dans un club fréquenté par des musiciens, danse parfois dans les arrière-
salles de bar, l’argent rentre plus régulièrement, elle prend son
indépendance et se marie, à douze ans, avec un certain Willie Wells.
Joséphine croit son ménage assuré, c’est tout l’inverse qui se produit : le
jeune homme décampe à la première dispute, sans demander son reste,
après avoir reçu sur la tête une bouteille lancée par la jeune mariée…
Premier épisode d’une longue liste d’amants et de maris souvent
éconduits.
Dans cette ville ségrégationniste du Sud, elle comprend vite que les
Noirs sont condamnés à rester à leur place. Son avenir est déjà tracé :
blanchisseuse ou serveuse, comme sa mère. Seule la scène lui semble un
moyen de s’évader du quotidien : elle aime rire, grimacer comme
personne, la danse est pour elle une seconde nature, apprise sur le tas,
dans les rues où la musique est reine. Elle commence à fréquenter des
artistes, arbore son plus beau sourire, tente sa chance au music-hall du
coin, et finit par décrocher un petit rôle dans une troupe de passage, les
Dixie Steppers. Elle n’hésite pas : l’adolescente suit les saltimbanques et
laisse là sa famille.
Commence une vie sur les routes, à enchaîner les rôles et les emplois
moins nobles, à toujours s’accrocher pour provoquer la chance. Elle
écume les salles et les clubs réservés aux Noirs, danse plusieurs fois par
jour, touche à peine de quoi vivre, mais goûte à une nouvelle sensation
qu’elle ne connaissait pas : la liberté. Et l’amour aussi, puisqu’elle épouse
un jockey rencontré à Philadelphie, Willie Baker, dont elle gardera
désormais le nom de famille.
Mais la jeune Joséphine Baker n’a pas l’intention d’en rester là : la
tournée des Dixie Steppers se termine, elle tente d’intégrer une autre
troupe, celle de Shuffle Along, le grand succès du moment, alors de
passage dans la ville. C’est l’échec : on rejette cette girl trop noire, et
surtout bien trop jeune. Joséphine n’imagine pas finir sa vie ici, comme
danseuse puis femme au foyer. Elle quitte son mari et investit ses
derniers dollars dans un billet pour New York, la ville de tous les
possibles.
À Broadway, Miss Baker, quinze ans, tente à nouveau sa chance
auprès des artistes de Shuffle Along, qui tient toujours l’affiche. À force
d’insister, elle parvient à décrocher un job d’habilleuse dans la troupe
secondaire, celle destinée à la tournée de province. Fine mouche, elle
joue les doublures dès qu’une fille tombe malade et apprend sans relâche
les techniques et les jeux de scène, l’art d’improviser ou d’apprivoiser
une salle. Elle revient à New York plus mûre et surtout plus sûre d’elle :
la petite fille de Saint Louis ne craint pas de se mesurer aux vedettes de
la côte Est et décroche rapidement un rôle dans Chocolate Dandies, où
son jeu de jambes fait des étincelles, avant de briller au Plantation
Theater Restaurant, un célèbre night-club de Broadway, pour cent vingt-
cinq dollars par semaine.
C’est là qu’on vient la dénicher pour monter le spectacle parisien, la
fameuse Revue nègre. Joséphine hésite, elle commence tout juste à
percer, à bien gagner sa vie, qu’irait-elle faire en France ? À dix-neuf
ans, elle tente le coup : aux États-Unis, les Noirs sont encore considérés
comme des êtres inférieurs, tout juste bons à servir les Blancs, il faudra
des années pour que les mentalités évoluent. Sans compter que, pour les
gens de couleur, les places à Broadway sont déjà prises, tandis qu’en
Europe…
Si la France lui ouvre ses bras, tout reste possible !

À l’automne 1925, le Théâtre des Champs-Élysées fut son galop


d’essai, la « danse sauvage » son triomphe. La voilà désormais connue,
mais pas encore célèbre. Qu’a-t-elle fait jusqu’ici à part se tortiller et
jouer du popotin ? Elle est bien consciente du côté précaire de son statut
et le dit avec cet humour teinté de provocation qui nourrira sa légende :
« On aime beaucoup mon derrière à Paris, on le trouve à la fois
confortable et artistique, lance-t-elle un jour au journaliste René Pujol.
Ce qui m’a le plus flattée, c’est d’entendre dire qu’il est espiègle et
spirituel. Depuis que je sais cela, j’ose à peine m’asseoir dessus ! »
Pour l’instant, la danseuse continue à le remuer dans les grandes
villes d’Europe, lors d’une courte tournée, avant de lâcher complètement
la troupe de la Revue nègre en Allemagne : Joséphine a décidé de jouer sa
propre partition en solo. Elle a trouvé un écrin mirifique pour exposer ce
postérieur qui fait bander tout Paris en devenant la grande vedette des
Folies-Bergère, détrônant au passage la grande Mistinguett, soufflée par
l’affront. Et pour bien attirer les regards où il faut, Miss Baker ceint ses
hanches de sa fameuse ceinture de bananes factices qui choque les
bourgeoises mais excite une bonne partie de la France.
Le spectacle se veut grandiose, surprenant et démesuré : elle
multiplie les tableaux, dont l’un, resté célèbre, qui la fait descendre du
plafond au cœur d’une boule de fleurs d’où elle s’extirpe en sautant sur
scène avant de se jeter dans un charleston endiablé et démultiplié par un
faisceau de miroirs. La girl de Saint Louis a gagné en glamour et en
maturité : elle n’est plus ce clown grimaçant de Broadway ou la
sauterelle sexy de ses débuts. Les critiques soulignent sa métamorphose :
cette fois, sa popularité est lancée, les billets se vendent comme des
petits pains. « La Baker » est née !
Joséphine a vingt ans, Paris est à ses pieds, elle se noie dans le
champagne et dépense sans compter.
Qui l’en blâmerait ? On ne parle que d’elle, on la veut dans toutes les
soirées, elle pose pour Picasso et le sculpteur Alexander Calder,
fréquente Ernest Hemingway, dîne à Montparnasse et s’encanaille à
Montmartre, au cœur du milieu interlope de la Ville lumière. Elle sait
qu’elle doit briller pour exister, surprendre pour intriguer, telle est la loi
du show business à laquelle elle a été formée aux États-Unis. « Si je veux
devenir une star, je dois être scandaleuse, reconnaît-elle justement. Je
dois amuser les gens. »
Alors elle étincelle, elle dilapide, elle rugit, comme une lionne
exotique sans peur ni tabou. Ils veulent du sensationnel ? Ils en auront !
Si elle est quasiment nue sur scène, elle se couvre de diamants et de
robes de prix dès qu’elle met un pied dehors. Son méticuleux biographe
Emmanuel Bonini a calculé qu’entre octobre 1925 et octobre 1926, elle
aurait dépensé presque trois cent mille francs en tenues, manteaux et
fourrures de luxe, commandés notamment à la maison Poiret !
Elle se promène avec son serpent Kiki autour de son cou, puis un
jeune tigre, des singes, un perroquet, un cochon qu’elle parfume et
même une chèvre, ce qui horripile ses employeurs, lorsqu’elle les
emporte dans sa loge, mais amuse évidemment la galerie. Car la presse
en redemande, bien sûr, et les frasques de la Vénus noire divertissent
autant qu’elles scandalisent la France des Années folles.
La popularité de Joséphine Baker dépasse alors ses plus folles
espérances : elle inspire les artistes, on copie son style, elle devient une
véritable marque à elle toute seule, la femme la plus photographiée du
moment. Elle symbolise ce nouveau monde, cette Amérique
émancipatrice et salvatrice, creuset de toutes les immigrations du
monde. La tornade Baker colle à cette époque de tous les possibles, où
les femmes revendiquent le droit de vote, se coupent les cheveux,
portent des robes plus courtes pour danser sur de la musique nouvelle,
trépidante, entraînante…
Hier allergiques au soleil et cachées sous leurs délicates ombrelles,
ces dames se mettent au bronzage, persuadées que les hommes
succombent désormais au teint hâlé ou à la peau mate. Un comble,
quand on sait qu’au même moment, la danseuse tente par tous les
moyens de s’éclaircir l’épiderme en le frottant avec des écorces de citron
ou de la Javel ! On imite sa coiffure en adoptant les accroche-cœurs, la
coupe à la garçonne ou les cheveux plaqués par de la pommade, teintés
de noir, pour ressembler au plus près à cette nouvelle icône de mode.
L’argent coule à flots mais s’évapore aussitôt, dans des tenues
excentriques, des nuits dans les palaces, des caprices extravagants ou
encore dans ces mandats, envoyés à ses proches, restés à Saint Louis, qui
emménagent rapidement dans une spacieuse maison tout confort. En
1926, Joséphine est une grande vedette, une vraie. Et le fait qu’elle soit
de couleur accentue bien sûr son statut exceptionnel.

Belle, jeune et riche, la nouvelle reine de Paris butine les plaisirs


comme une abeille son miel : les hommes se pressent, elle n’a qu’à faire
son choix. Sa grande liberté sexuelle contribue également à sa réputation
sulfureuse : mai 1968 est encore loin et, dans la France des années 1920,
on ne dispose pas de son corps comme on le souhaite, surtout pour les
femmes. Joséphine Baker, elle, n’en a cure : les hommes, elle ne les
connaît que trop bien, elle a déjà été mariée deux fois – ce que tout le
monde ignore – et conçoit le sexe comme une gymnastique saine et utile,
une approche physique et presque sportive, dont certains de ses
partenaires témoigneront.
Si un homme lui plaît, elle le lui fait savoir et couche avec lui, point
final. Nombre de journalistes, reçus par cette star de vingt ans, finissent
dans ses draps pour leur plus grand plaisir. Un certain Georges Simenon,
alors au début de sa carrière, a reconnu que jamais il n’avait retrouvé
une si belle entente dans les bras d’une femme… Venant d’un
connaisseur – il faisait parfois l’amour cinq ou six fois par jour –, la
remarque a valeur de compliment.
Il y a aussi tous les autres, les amants d’un soir, les milords prêts à
payer des sommes hallucinantes pour coucher avec la star du moment,
l’étoile des Folies-Bergère, un lieu réputé pour ses girls faciles et vénales.
Joséphine propose son corps au prix fort, autant parce qu’elle déteste
dormir seule que par souci matériel : elle a constamment besoin d’argent
et aime, comme un enfant gâté, accumuler les bijoux comme des jouets
qui rassurent. « J’ai reçu des bagues avec des cailloux gros comme des
œufs, se vante-t-elle un jour. Des boucles d’oreilles vieilles de cent
cinquante ans qui ont appartenu à une duchesse, des perles de la taille
d’une dent de bélier, des paniers de fleurs d’Italie, six chaises chinoises
laquées (…), du parfum dans un cheval de verre, une paire de
chaussures dorées, quatre manteaux de fourrures et des bracelets avec
des pierres rouges pour mes bras et mes jambes. »
Les soupirants attendent souvent à l’entrée des artistes, avec leurs
cadeaux dans la poche, espérant un regard, un baiser ou plus encore.
Elle court alors les restaurants avec sa cour du moment, danse jusqu’au
milieu de la nuit, et revient avec ou sans ces compagnons d’une nuit,
pressés d’épingler cette belle liane à leur tableau de chasse. Capricieuse,
elle laisse un soir l’un de ces galants devant sa porte, après avoir mis
dans sa poche une pierre « aussi grosse qu’un œuf de grenouille », qu’il
venait de lui offrir. Les insultes fusent, le chauffeur de taxi doit
s’interposer…

Une autre fois, c’est elle qui ravala sa déception quand un riche
Une autre fois, c’est elle qui ravala sa déception quand un riche
homme d’affaires, un dénommé Marcel, lui signifia la fin de leur histoire
lorsqu’elle commença à lui parler mariage. Il lui louait un somptueux
appartement sur les Champs-Élysées et elle avait fini par réellement
tomber amoureuse de son amant. Elle comprit ce jour-là que l’argent ne
peut tout et qu’elle devait rester à la place qu’on lui assignait : celle
d’une saltimbanque de couleur.
Elle finit par succomber au charme d’un faux comte, moitié filou,
moitié génie, Pepito de Abatino, un gigolo italien d’origine sicilienne. Il
l’abreuve de compliments, la traite comme une princesse, ils se plaisent,
se comprennent et ne se quittent plus. Joséphine n’est pas dupe : derrière
les belles paroles de son amant, elle sait qu’il n’a pas un sou vaillant,
mais il la fait rire, la rassure, la conseille et lui apprend les bonnes
manières, au point de se rendre rapidement indispensable. Miss Baker a
finalement trouvé un partenaire à sa mesure, un pygmalion qui ne
s’intéresse pas qu’à son corps, mais aussi à son art, ce qui la flatte par-
dessus tout.
De fait, le duo fonctionne à merveille : Pepito prend en main la
carrière de sa compagne, s’autoproclame imprésario exclusif de la
nouvelle star, une nouveauté pour l’époque, écarte les parasites, lui
achète une villa tarabiscotée au Vésinet, où elle se promène souvent nue,
négocie les contrats d’une main de fer et transforme en or massif tout ce
que touche la danseuse. De fait, son nom s’étale bientôt partout, sur la
brillantine évidemment – la fameuse Bakerfixe –, de jolies poupées avec
des petites bananes, des parfums, des cigares, des cocktails, des maillots
de bain, des bijoux et même… des camemberts.
Son nouvel amant lui conseille d’ouvrir également son propre
cabaret, Chez Joséphine, où des pachas en goguette paient désormais
une fortune pour la voir danser de près, ce qui a le mérite de remplir
rapidement les comptes en banque et de garder l’œil sur sa belle – Pepito
est très jaloux, à juste titre. Pendant que les contrats publicitaires
s’accumulent, la danseuse est sur tous les fronts : elle tourne un film très
moyen, La sirène des Tropiques, annonce son mariage secret avec Pepito –
qui n’a en fait jamais eu lieu –, sort ses Mémoires de jeune fille et se
tortille toujours aux Folies dans un spectacle qui n’a de nouveau que le
nom : la critique commence à douter, Paris se lasse, Paris critique…
Il est temps de se faire oublier, pour mieux revenir, songe Pepito.
Joséphine prend alors le large et part pour une tournée européenne avec
quinze malles, cent quatre-vingt-seize paires de chaussures et plus de
soixante kilos de poudre de riz pour atténuer sa couleur de peau.

Une épidémie de peste n’aurait sans doute pas soulevé autant d’effroi
que l’annonce de ses spectacles. À Vienne, les groupuscules d’extrême
droite se rallient aux conservateurs et dénoncent la contamination de la
culture occidentale par cette danseuse pornographe et sa musique noire.
On déclare qu’on sonnera le tocsin pour signaler son arrivée en gare et
prévenir les bonnes âmes autrichiennes ! L’affaire remonte même au
Parlement, son show est suspendu, avant d’être finalement autorisé au
Johann Strauss Theater. Mais les catholiques ne désarment pas contre le
« démon d’immoralité ».
Lors de la première, le clergé fait dire une messe à deux rues de la
scène pour sauver l’âme de Joséphine, assurant ainsi la meilleure des
publicités à la danseuse. Pepito se frotte les mains : il habille sa perle
noire de robes épurées et sages, mais multiplie les extravagances pour
entretenir le scandale. À Budapest, elle traverse ainsi la ville dans un
petit cabriolet tiré par une autruche ! À Prague, la foule est si dense pour
l’accueillir à la gare que les badauds prennent d’assaut le véhicule venu
la chercher, forçant les policiers à lui ouvrir le passage dans une ville
surexcitée. À Amsterdam, elle triomphe en dansant le charleston en
sabots hollandais ! À Munich, les nazis obtiennent l’annulation de son
spectacle, elle doit se replier sur Hambourg, plus tolérante.

Partout la même hystérie, le même déferlement d’injures et de


Partout la même hystérie, le même déferlement d’injures et de
fascination, d’insultes ou de sympathie. On critique ses costumes à plus
de vingt mille francs, ses cachets vertigineux dévoilés sur la place
publique, ses atteintes à la morale publique… Mais on achète les billets
pour se faire une opinion ou contempler le phénomène de l’année ! En
Amérique du Sud, où elle enchaîne les spectacles, les catholiques ne
désarment pas. Le président argentin prend même position contre la
danseuse et sa supposée perversité. Le soir, le spectacle tourne à la
bataille rangée entre adversaires et partisans du chef de l’État, les
pétards crépitent, les noms d’oiseaux fusent… Pendant que Joséphine
compte les points derrière le rideau, l’orchestre joue des tangos pour
pacifier une salle surchauffée.
Deux ans durant, malgré le stress et parfois la peur, la tournée est un
triomphe, une cavalcade époustouflante entre jazz et paillettes, un bras
d’honneur aux nazis, un immense pied de nez aux tartuffes de tout poil.
Joséphine Baker devient la grande star de l’entre-deux-guerres ; la presse
européenne, et même mondiale, rend compte très régulièrement de ses
frasques suscitées par son comportement ou sa seule présence. Photos,
interviews, disques, tout se vend, tout s’achète, sous la surveillance
étroite et professionnelle de son pygmalion-compagnon, avec lequel les
relations oscillent très souvent entre orages et infidélités... Loin de
l’avoir écartée de la France, cette tournée a renforcé son prestige et son
nom. Quand elle revient à Paris, à la fin de l’année 1929, la Baker est
une immense star. Et une nouvelle femme, plus accomplie, plus sûre
d’elle. Pepito a mis à profit ces longs mois pour lui apprendre à parler
moins fort, à bien se tenir à table, à déguster son champagne avec grâce,
à articuler son français et, surtout… à chanter sur scène.
La voilà prête à surprendre une nouvelle fois son monde.

Elle ressurgit par la grande porte, celle du Casino de Paris,


jusqu’alors temple exclusif de la grande Mistinguett. La meneuse de
Elle ressurgit par la grande porte, celle du Casino de Paris,
jusqu’alors temple exclusif de la grande Mistinguett. La meneuse de
revue a trente ans de plus qu’elle et déteste cette jeune Noire qui vient
soudain fouler les fameuses marches où elle a bâti sa gloire. Mais la
comparaison excite les journalistes, fait vendre les journaux : la Baker
est-elle capable de chanter, de supplanter la star indétrônable de Paris ?
En coulisses, c’est la guerre : les anciens refusent de voir la nouvelle
occuper la loge de leur Miss, Joséphine doit se changer ailleurs, sous une
tente improvisée. Un soir, les deux divas se croisent lors d’une première
parisienne. C’est l’esclandre. Mistinguett lance à sa cadette : « Eh bien,
négrillonne, tu ne viens pas me saluer ? » Le mot de trop pour la jeune
Noire qui se rue sur la danseuse et lui crache à la figure, laquelle
réplique de même devant leurs proches estomaqués…
Mais c’est bien Joséphine Baker qui occupe désormais le haut de
l’affiche. Elle est partout, entretenant comme d’habitude sa légende et
son aura. On la voit maintenant se promener avec un guépard,
surnommé Chiquita, dans les rues de Paris et même au théâtre où, un
soir, s’échappant de son siège, il crée une telle panique parmi les
spectateurs que toute la presse du monde entier ne parle que de
l’incident.
Sur scène, elle triomphe à nouveau. Sa revue coïncide avec
l’Exposition universelle de 1931, où l’empire colonial se donne en
spectacle pour la plus grande fierté des métropolitains. Une Noire au
Casino, voilà l’événement ! Dans un tourbillon de plumes ou dans des
robes moulantes, au milieu des boys et des girls, Miss Baker envoûte
Paris dans un spectacle accompli où elle chante pour la première fois un
refrain qui construira sa légende : « J’ai deux amours/Mon pays et
Paris/Par eux toujours/Mon cœur est ravi/Ma savane est belle/Mais à
quoi bon le nier/Ce qui m’ensorcelle/C’est Paris, Paris tout entier ! »
Les critiques saluent la performance, avec les mots de l’époque :
« Nous avons laissé partir une gentille négresse, cocasse et primitive,
écrit Paris-Soir. Une artiste, une grande artiste nous revient. » Ce qui
n’empêche pas les journalistes de se déchaîner quand on décide de la
sacrer tout à coup reine des colonies. Le tollé est énorme, immédiat,
étourdissant. Une honte pour la France ! Une infamie ! Une danseuse de
music-hall pour symboliser tant de « sacrifices », estiment certains… Les
lettres affluent au ministère des Colonies et à la présidence de la
République, les organisateurs reculent, on se contente de lui décerner le
titre d’invitée d’honneur et d’oublier l’incident.
Cornaquée par Pepito de Abatino, Joséphine Baker continue sur sa
lancée. Elle surprend encore son monde en acceptant de jouer dans La
Créole, une opérette d’Offenbach, pour laquelle elle peaufine encore sa
voix et ses talents de comédienne, puis enchaîne quelques films, dont
Zouzou avec le jeune Gabin, avant d’oser la grande aventure : percer
comme artiste noire aux États-Unis ! Comme une revanche sur le destin,
la fille de Saint Louis souhaite étaler son nom sur les façades de
Broadway et intègre par contrat la revue des Ziegfeld Follies pour la
saison 1936.
Mais la nouvelle reine de Paris comprend vite qu’à New York elle ne
reste qu’une Black de plus, à qui les directeurs d’hôtels intiment de
prendre l’entrée de service. Ici, le goût de l’exotisme n’a pas cours et les
gens de couleur sont encore tout juste tolérés, dans les postes subalternes
il va s’en dire… Quant aux critiques américains, peu réceptifs à sa
renommée, ils jugent sans pitié les performances de leur compatriote,
estimant qu’elle a une voix de crécelle et un talent fort commun : « Une
jeune négresse en dents de lapin dont le corps ne vaut pas mieux que
celui de tant d’artistes de cabaret », selon le Time… Les Blancs la
rabaissent, les Blacks la rejettent, jugeant qu’elle a trahi les siens.
L’échec américain achève de briser son couple, où sentiment et travail
acharné ont toujours difficilement cohabité. Elle quitte Pepito, tient un
cabaret encore quelques mois à New York avant de revenir en France
pour apprendre que son fidèle pygmalion a succombé à un cancer.
Que faire ? Danser, bien sûr. Elle ne sait faire que cela. La voilà libre,
elle a à peine trente ans, l’avenir lui appartient. Elle illumine de nouveau
la scène, retrouve les Folies-Bergère, enregistre des chansons, ouvre un
nouveau cabaret… mais se sent plus seule que jamais. Elle défraye à
nouveau la chronique en épousant Jean Lion, un jeune homme d’affaires
d’origine juive, au moment même où les nazis l’ont justement désignée
comme le symbole de la culture décadente.
Le mariage ne dure guère, le couple est trop mal assorti, son mari
s’agace de sa notoriété, elle revient des night-clubs quand il part
travailler, et une fausse couche finit de rompre leurs derniers liens. Mais
ces noces permettent à Joséphine de devenir française : elle laisse
tomber sa nationalité américaine qui ne représente désormais plus
grand-chose pour elle, si ce n’est un relent de racisme qu’elle a pu encore
récemment renifler. La France devient de fait sa nouvelle patrie, celle
pour laquelle elle s’apprête à jouer son plus grand rôle : celui de soldat.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’officier Jacques Abtey,


du contre-espionnage français, se rend à « Beau-Chêne », la pompeuse
villa de Joséphine Baker située au Vésinet. Il traîne des pieds, se fait
forcer la main par un ami imprésario qui lui assure que la vedette, qui
connaît le Tout-Paris et a ses entrées partout, ferait une excellente
espionne au service des Alliés. « Une excentrique, avec ses plumes et ses
bananes… », songe Abtey, qui se souvient trop bien des frasques de Mata
Hari.
« Nous avancions par l’allée d’un parc, racontera plus tard l’officier,
lorsque nous entendîmes un joyeux “hello”. Puis ce fut l’apparition, au-
dessus des buissons, d’un feutre ratatiné… Souriant de toutes ses dents,
elle était là, une main dans la poche d’un vieux pantalon, l’autre tenant
une boîte remplie d’escargots. » Le contact s’établit, Joséphine se dit
immédiatement partante. « La France a fait de moi ce que je suis, je lui
en suis reconnaissante à jamais. Les Parisiens m’ont tout donné, ils m’ont
offert leur cœur, je leur offre le mien… Vous pouvez disposer de moi
comme vous l’entendez. »
On lui propose d’abord un simple rôle de correspondante, à savoir
rapporter ce qu’elle entend, notamment sur les Allemands et les Italiens,
ce dont elle s’acquitte, apparemment, avec brio. Lorsque les Allemands
envahissent la France, elle prend le large et refuse de continuer la scène,
ce qui n’est pas le cas de nombre d’artistes comme Mistinguett ou
Maurice Chevalier.
Mais a-t-elle le choix ? Elle est noire, détestée des nazis, mariée avec
un juif…
Elle se replie aux Milandes, un château loué en Dordogne, qui lui sert
désormais de base de repli pour ses nouvelles activités secrètes en
compagnie de Jacques Abtey. On concocte un projet, il faut rejoindre le
sud, l’Espagne, le Portugal, faire croire à une tournée de la Baker à
destination du Brésil, un prétexte qui servira de couverture à Jacques,
désigné comme simple accompagnateur de Madame… Le duo est
désormais en contact avec Londres, il transmet les informations sur les
partitions de la diva, à l’encre sympathique et, quand il le faut,
Joséphine cache même de précieux renseignements dans son soutien-
gorge. À la guerre comme à la guerre !
Les deux aventuriers finissent par se fixer au Maroc, où Joséphine
enchaîne des galas et fréquente de riches potentats pour donner le
change et se refaire financièrement – elle ne reçoit aucune pension.
Après Tanger et Casablanca, elle descend sur Marrakech et est sensible
au charme du pacha de la cité, qui la reçoit comme une reine des Mille
et une nuits. Est-elle tombée enceinte d’El Glaoui, comme le veut la
rumeur ?
En juin 1941, elle se tord de douleur, on la transporte d’urgence à
Casablanca où elle aurait accouché d’un enfant mort-né, selon des
témoignages. D’autres évoquent un empoisonnement, ou une injection
mal maîtrisée, qui aurait provoqué une grave infection… Terrassée sur
son lit de douleur, la danseuse subit plusieurs opérations, dont sans
doute une hystérectomie, l’ablation de l’utérus. Elle ne pourra plus avoir
d’enfants, à la maladie s’ajoute l’effondrement psychique. Joséphine n’est
plus que l’ombre d’elle-même et met des mois à recouvrer ses forces.
Maurice Chevalier, de passage dans la région, souhaite aller la saluer,
ce qu’elle refuse, elle ne l’a jamais aimé, lui non plus d’ailleurs. Vexé, le
chanteur fait savoir que la pauvre danseuse n’est plus qu’une has been,
qui « meurt sans le sou ». La voilà une nouvelle fois à la une des
journaux, les nécrologies saluent sa mémoire et sa terrible fin dans les
sables marocains…
En réalité, Joséphine Baker loge dans le palais d’El Glaoui où elle
passe de longs mois de convalescence. La nouvelle du débarquement
américain en Afrique lui redonne espoir, elle se met à la disposition des
troupes et remonte sur scène dans un club de Casablanca pour fortifier
leur moral. Très faible, encore chancelante, le ventre labouré par de
multiples cicatrices, la perle noire renaît à la vie et finit par fredonner
J’ai deux amours dans une ambiance survoltée.
Commence alors une tournée épique le long du front, toujours
flanquée de Jacques Abtey et de quelques fidèles, où ils raniment
ensemble la flamme du combat tout en usant de leurs contacts avec le
monde arabe pour asseoir l’influence française au Proche-Orient :
Joséphine assure jusqu’à quatre représentations par jour dans les plus
grandes villes, d’Alger à Jérusalem en passant par Le Caire. Elle traverse
les déserts libyens et égyptiens en Jeep, dort dans des conditions
rudimentaires, chante parfois sur des scènes branlantes pour les soldats
ou la Croix-Rouge, avec toujours le drapeau tricolore comme décor, sans
recevoir pour autant le moindre centime.
Son plus beau cachet reste cette petite croix de Lorraine en or, offerte
par le général de Gaulle, qu’elle finit d’ailleurs par vendre aux enchères
pour trois cent cinquante mille francs au profit des troupes françaises.
La Libération la remet dans la lumière, elle regagne Paris avec le
grade de sous-lieutenant des Forces féminines de l’air et brode son
prénom sur sa petite casquette, sans doute le plus émouvant accessoire
de son excentrique destin… On l’acclame, on la fête, on la célèbre
partout. Joséphine Baker a refusé dès le début le camp de l’abdication et
de la soumission, un engagement auprès des troupes et du
renseignement bientôt récompensé par la croix de la Résistance puis
celle de la Légion d’honneur.
Auréolée d’une gloire nationale, elle relance sa carrière avec le doux
rêve de vouloir changer le monde, comme cette nouvelle génération
issue de la Résistance bien décidée à rendre la France plus fraternelle et
plus juste. La guerre, les privations et les combats l’ont encore changée :
Joséphine Baker a l’intention de ne pas perdre la seconde moitié de sa
vie en maquillant son âge derrière les plumes d’autruche et les bulles de
champagne. Le show continue, bien sûr, mais vient également le temps
des choix et des engagements.
Elle prend un nouveau compagnon de route, le cinquième en vérité,
mais son second mari pour la galerie officielle : Jo Bouillon, un chef
d’orchestre qui l’accompagne désormais dans tous ses spectacles. Un
partenariat plus qu’une véritable passion, un père plus qu’un amant,
mais il correspond à cette épaule solide dont Joséphine a besoin dans
l’après-guerre. En 1947, leur mariage relance soudain l’intérêt des
médias, les radios accourent pour retransmettre la bénédiction depuis la
demeure des Milandes, que la star possède en Dordogne : « Jo la
châtelaine a épousé Jo la musique, s’amuse la presse. Le Blanc était en
noir, la Noire était en blanc ! »
Le Tout-Paris plaisante de ce mariage détonant entre deux
personnalités connues pour leur bisexualité, restée discrète. Dépassant
les préjugés et les tabous, ils décident ensemble de faire de leur domaine
une vaste pouponnière pour tous les orphelins du monde. De ses
tournées triomphales sur tous les coins de la planète, Joséphine ramène
des enfants adoptés, telle une Angelina Jolie avant l’heure… Jo Bouillon
est d’accord pour en élever six, elle refuse de se limiter et en récupérera
finalement une douzaine, tous de nationalités et de religions différentes.
Pour celle qui ne pouvait plus avoir d’enfants, cette « tribu arc-en-ciel »,
comme elle la surnomme, a figure de symbole, même si son projet en
déconcerte plus d’un à l’époque…
Tout ce joli monde bigarré et bruyant vit aux Milandes, aidé par des
villageois embauchés au sein d’une véritable ruche ouverte au public.
Toujours en avance d’une idée, Joséphine Baker a en effet décidé
d’exploiter son image jusqu’au bout et de faire de son château une
véritable attraction, avec deux hôtels, une immense piscine en forme de
« J », comme « Joséphine », une guinguette, un petit train, une boutique,
des animaux partout, et un musée tout à sa gloire, où on la découvre en
statue de cire dans ses plus grands moments.

Le public se presse, histoire d’apercevoir à quoi peut bien ressembler


l’antre de cette excentrique devenue la Noire la plus riche du monde…
On compte jusqu’à trois cent mille visiteurs par an et des bouchons
dantesques sur les routes de la Dordogne. Mais Joséphine est meilleure
danseuse que patronne et Jo Bouillon a beau faire de son mieux, l’argent
file entre ses doigts dans des créances sans cesse plus nombreuses et une
tribu à élever… La chanteuse s’épuise sur scène pour renflouer sans cesse
les caisses toujours vides de son « village du monde », d’autant que la
générosité proverbiale de la star, qui n’hésite jamais à envoyer des colis
ou des chèques aux plus nécessiteux, épuise un peu plus les comptes.
En 1956, elle annonce ses adieux à la scène, elle a cinquante ans, elle
est épuisée : c’est le meilleur moyen pour remplir l’Olympia et lancer
une longue tournée à travers le monde, pour saluer une dernière fois
tous ses fans et ramener d’autres enfants dans ses bagages… Entre deux
voyages, elle passe aux Milandes, gâte et gronde ses petits, assène ordres
et contrordres aux employés, s’emporte contre des factures trop
nombreuses… Les tensions se font plus vives au sein du couple, si bien
que Jo finit par jeter l’éponge au début des années 1960, laissant là sa
fantasque épouse en proie à des dettes insurmontables.
À ce rêve de fratrie sans frontières, il faut ajouter un vrai
militantisme contre la ségrégation raciale, une cause dont elle se sent
désormais plus proche. Baker a tout de suite aimé Paris car, pour la
première fois de sa vie, elle ne se sentait plus noire. Ce simple sentiment,
elle veut désormais que chacun puisse le partager. Lors de ses nouveaux
séjours dans les États-Unis de l’après-guerre, elle découvre que le pays
n’a guère évolué sur la question et prend un malin plaisir à provoquer
les Blancs en s’invitant dans les restaurants, quitte à être virée sur-le-
champ.
En 1951, elle profite d’une nouvelle tournée aux États-Unis pour
s’engager résolument dans son nouveau combat : elle exige que des
clients noirs puissent se mêler aux Blancs pour assister à ses shows, loge
avec toute sa troupe dans le même hôtel et défend l’idée de l’égalité des
races dans ses interviews. Ses prises de position ont d’autant plus de
retentissement qu’elle obtient enfin la reconnaissance dont elle rêvait
depuis longtemps : de Miami à New York, en passant par Chicago, on se
presse pour venir l’applaudir, le succès est total, les critiques élogieuses.
Au sein de la communauté noire, elle devient également une
véritable héroïne. Les lettres affluent, on la célèbre à Harlem en mai
1951 au cours d’une « journée Joséphine Baker », avec parade, discours
officiels et concerts… On la menace, elle réplique aussi sec : « Je n’ai pas
peur du Ku Klux Klan, lance-t-elle, ni d’aucun groupe de brutes
encapuchonnées ! » À Los Angeles, elle fait condamner un client d’un
restaurant qui s’était publiquement indigné de sa présence, éructant qu’il
ne mangerait pas « dans la même salle que des nègres ». Il écope de cent
dollars d’amende, elle fait une fois de plus la une des journaux. Elle
récidive à New York, lorsque l’un des restaurants les plus selects de la
ville, le Stork Club, refuse de la servir. Elle porte l’affaire dans la presse
mais s’en prend maladroitement à un journaliste connu et déclenche
cette fois une énorme polémique où on l’accuse d’être communiste et de
provoquer des esclandres pour attirer l’attention... Elle finit par se mettre
une partie des Américains à dos en accusant leur pays d’être une fausse
démocratie. « Être bannie des États-Unis est un honneur ! » lance-t-elle,
bravache.
Toujours ce goût pour l’éclat, qui ne l’a jamais quittée.

Elle revient pourtant en 1963, toujours fidèle à sa lutte, lors de la


marche pour les droits civiques organisée par Martin Luther King devant
le Lincoln Memorial de Washington. Dans son uniforme d’auxiliaire de
l’armée de l’air, médailles sur la poitrine, elle se tient droite sur la scène
aux côtés des leaders et sa voix ne tremble pas lorsqu’elle prend la
parole devant cette foule « sel et poivre, comme les choses doivent
être », juge-t-elle : « Vous êtes tout près d’une victoire complète. Vous ne
pouvez pas échouer, le monde entier vous soutient ! »
Pour Joséphine commence l’heure des derniers combats. Elle tient à
sauver à tout prix les Milandes, le cœur de ses rêves, là où grandissent
ses enfants, désormais la proie de tous les créanciers. Elle court le cachet
pour rembourser les dettes les plus urgentes et joue de ses contacts pour
renflouer son compte en banque : le roi du Maroc lui envoie trente mille
francs, Brigitte Bardot dix mille francs, mais rien n’y fait, on lui coupe
l’eau et l’électricité avant de vendre le domaine aux enchères en mai
1968. L’artiste tente le tout pour le tout, elle se barricade dans la cuisine
quand les nouveaux propriétaires viennent prendre possession des lieux,
appelle la presse à témoin et couche sur un lit de camp en menaçant de
faire la grève de la faim…
Des gros bras la délogent un matin et la laissent sur le perron,
hagarde, en guenilles. La photo paparazzi fait le tour du monde et
montre soudain la reine de la scène déchue, miséreuse et ruinée. Presque
au bout de la route… Joséphine se sent alors bien faible, elle a déjà eu
des soucis cardiaques, elle traîne des problèmes d’intestins depuis la
guerre, le rock la ringardise, elle sent que son temps est révolu, comme
hier Mistinguett. Mais il y a tous ces enfants à élever, et cet argent qu’il
faut bien gagner puisqu’elle n’a jamais su mettre une pièce de côté.
« J’espère que mes forces ne me lâcheront pas, confie-t-elle à l’époque.
Parfois, je me regarde et je me dis : Tu n’es peut-être qu’une esclave. »
Ses amis ou ses fans ne l’abandonnent pas. Jean-Claude Brialy lui
ouvre son cabaret parisien pour la relancer, Grace de Monaco se propose
de la loger dans une villa de Roquebrune, une opportunité vite acceptée
par la star qui s’installe bientôt avec sa grande nichée sur la Côte d’Azur,
tout en assurant des galas de la Croix-rouge dans la principauté. Le
général de Gaulle la convoque à l’Élysée : « Madame, je sais que vous
avez des problèmes d’argent, la France va vous donner la main, nous
pouvons vous soutenir… »
Joséphine se drape dans son honneur : « Merci mon général, mais j’ai
fait des bêtises et la France n’a pas à payer pour mes bêtises. » Elle croit
de nouveau en son étoile, s’offre un nouveau triomphe au Carnegie Hall,
à New York, reçoit les hommages avec gratitude et multiplie les dates,
tout en récupérant ses cachets en cash, ne faisant aucunement confiance
aux banquiers… L’amour lui sourit également, lorsque le riche jet-setteur
Robert Brady lui propose le mariage, tandis qu’elle se remet d’une
nouvelle attaque cardiaque. Une union toute platonique, un
compagnonnage spirituel, mais qui finit vite dans les cris et les disputes,
laissant une Joséphine convaincue que les hommes, décidément, ne
valent rien…

Son petit cœur malmené par les chaos de la vie trouve encore la
force d’assurer un dernier spectacle, intitulé sobrement Joséphine, pour
célébrer ses cinquante ans de scène parisienne. Elle a le dos un peu
voûté, un double menton et se trouve soudain bien lasse de tout ; mais il
lui suffit de passer sa robe lamée, ses perruques et des couches épaisses
de paillettes sous ses yeux pour se métamorphoser en véritable star :
olympienne et souveraine, impeccablement droite sous un casque de
plumes d’autruche vertigineux, telle que son public adore l’applaudir.
À Bobino, ce soir du printemps 1975, le Tout-Paris est là pour venir
la contempler, comme lors de ses débuts dans la Revue nègre. Et comme
en 1925, la Baker se démène, enchaînant les tableaux de sa vie, enfilant
douze costumes d’affilée pour danser le charleston ou encore chevaucher
une Harley-Davidson, comme boostée par l’énergie du public et de la
scène. À presque soixante-neuf ans, elle triomphe encore, on l’acclame,
ce nouveau show est d’ores et déjà un succès, qui va l’emporter jusqu’à
New York…
Deux jours plus tard, une hémorragie cérébrale la terrasse à son
domicile. Emportée en pleine gloire, dans un dernier tour de piste.
Première star planétaire noire, combattante de la Résistance, grande
défenseuse des droits… La France organise pour la première fois des
funérailles nationales à une femme de couleur. Selon ses dernières
volontés, toutes les gerbes de fleurs sont déposées sur la tombe du soldat
inconnu, sous l’Arc de triomphe.
Pour remercier cette France, qui l’avait si bien acceptée.
BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE

– Sur Messaline
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BORDONOVE Georges, Les rois fous de Bavière, Éditions Robert Laffont.
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THIERRY Augustin, Lola Montès, favorite royale, Éditions Grasset.
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– Sur Mata Hari


BRAGANCE Anne, Mata Hari, Éditions Belfond.
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SCHIRMANN Léon, Mata Hari, autopsie d’une machination, Éditions Italiques.

– Sur Wallis Simpson


The Heart has its reason, The memories of the Duchess of Windsor, David
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– Sur Joséphine Baker


BONINI Emmanuel, La Véritable Joséphine Baker, Éditions Pygmalion.
ROSE Phyllis, Joséphine Baker, Éditions Fayard.
WOOD Ean, La Folie Joséphine Baker, Éditions Le serpent à plumes.
CAHIER PHOTOS
TABLE

Messaline, la « putain » de l’Empire


Anne Boleyn, la reine maudite
Gabrielle d’Estrées, « la duchesse d’Ordure » d’Henri IV
Christine de Suède, l’excentrique reine du Nord
Marie-Catherine de Brignole, la sulfureuse princesse de Monaco
La comtesse de La Motte, aventurière et escroc
Olympe de Gouges, à corps perdu dans la Révolution
La duchesse de Berry, la dernière aventurière des Bourbons
Lola Montès, une tigresse pour la Bavière
Mata Hari, sensuelle espionne
Wallis, la pestiférée de la maison Windsor
Joséphine Baker, la folle vie de la Vénus d’ébène

Bibliographie succincte
Cahier photos
Notes
1. La louve ou la chienne.
Notes
1. « Ou Monaco, ou religieuse. »

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