Vous êtes sur la page 1sur 16

06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public 

: les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

Presses
universitaires
de Caen
Aménagement du territoire  | Armand Frémont,  Sylvain
Allemand,  Édith Heurgon

Conflits, débat
public : les
nouveaux défis de
l’aménagement du
territoire
Philippe Subra
p. 197-205

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 1/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

Full text
1 Un des principaux changements qui ont affecté la question
de l’aménagement du territoire en France depuis trente ans
est certainement l’émergence, puis la multiplication des
conflits autour des équipements, en projet ou existants, et
d’un certain nombre d’activités économiques, sources de
nuisances ou de risques. Certes, cette contestation n’est pas
systématique –  de nombreux équipements y échappent
encore –, mais on peut se demander si ce qui a longtemps été
l’exception n’est pas en train de devenir la norme. Un
recensement effectué en 2005 à partir de la revue  Combat
Nature par l’universitaire Bruno Charlier pour l’ex-
Commissariat général du Plan aboutit à quelque 1  800
« conflits d’usage » en trente ans.
2 Tous les types de territoires et tous les types d’équipements
sont concernés  : les infrastructures de transport bien
entendu, les lignes électriques à haute et très haute tension,
mais aussi les projets de barrages, d’éoliennes,
d’incinérateurs, de carrières, d’usines ou de centrales
nucléaires. Si les aménagements de grande taille sont
particulièrement visés par la contestation, des projets
modestes, d’impact local, peuvent susciter des luttes tout
aussi acharnées.
3 Fait notable : à côté des conflits provoqués par des nuisances
matérielles on voit se développer depuis quelques années de
très forts mouvements de protestation contre ce qu’on
pourrait appeler des « nuisances sociales » ou ce qui est du
moins perçu comme tel par les riverains  : les projets
d’équipements destinés aux catégories marginales,
toxicomanes, jeunes délinquants, gens du voyage, SDF, et
plus largement pauvres et immigrés (comme les nouveaux
programmes HLM), ont de plus en plus de difficulté à se
concrétiser, comme le montre la difficile mise en œuvre de
l’article 55 de la loi SRU de décembre 2000.
4 Les aménageurs sont donc confrontés à un phénomène
massif et qui ne donne aucun signe d’affaiblissement.
D’autant qu’il s’appuie sur des évolutions de fond de la
société française :

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 2/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

la crise de légitimité qui frappe à la fois l’État, les élus


politiques et les élites techniques et scientifiques et qui a
sapé la confiance de la population dans la culture de
l’aménagement qui prévalait jusque-là ;
l’audience dont bénéficie le discours écologiste, même si
cette audience n’est pas exempte d’ambiguïtés ;
la croissance des classes moyennes et l’amélioration du
niveau de formation de la population qui a permis la
constitution de l’acteur de la contestation ;
enfin, l’évolution du rapport au territoire de la société
française, dans sa dimension physique et mentale, sous
l’effet d’une série de changements technologiques et
sociaux ou culturels, mais aussi géopolitiques (identité
régionale), donnant au territoire proche une valeur
nouvelle et dévalorisant dans le même temps le cadre
national, et donc la légitimité des projets d’intérêt
national.

La question de la faisabilité politique des
politiques d’aménagement
5 Pour les aménageurs, le défi est double. Il est d’abord
opérationnel. La contestation ne remet en cause ni plus ni
moins que la possibilité pour les pouvoirs publics ou les
maîtres d’ouvrage de mener à bien des politiques
d’aménagement du territoire dans les délais nécessaires et à
un coût supportable.
6 Les mouvements de protestation sont plus ou moins
virulents, plus ou moins organisés, plus ou moins efficaces.
Certains n’ont qu’une influence marginale sur le
déroulement du processus d’aménagement. Mais d’autres
ont des conséquences majeures…
7 – soit parce qu’ils se traduisent par des retards de plusieurs
années dans la mise en service des équipements  ;
l’inauguration de nouveaux quais pour l’accueil du trafic de
conteneurs au Havre (le projet Port 2000), par exemple, a eu
lieu avec six ans de retard sur le planning initial ;
8 – soit parce qu’ils conduisent à des modifications de tracé ou
l’adoption de solutions techniques coûteuses pour minimiser
les nuisances et l’impact environnemental :
https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 3/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

le tracé de la nouvelle ligne du TGV Méditerranée,


d’abord prévu dans l’arrière-pays drômois, a été
déplacé, suite aux protestations des viticulteurs, dans la
vallée du Rhône, entraînant la construction de trois
franchissements du fleuve  ; plus loin, dans la traversée
des Pennes-Mirabeau, au nord de Marseille, la SNCF a
dû concéder la construction d’un tunnel, sous la
pression de la population  ; bilan  : une majoration d’un
tiers du budget initial (hors matériel roulant) ;
dans l’ouest de l’Île-de-France, la construction de
l’autoroute A14 n’a été possible qu’au prix d’un passage
en tranchée couverte à travers la forêt de Saint-
Germainen-Laye  ; en y ajoutant d’autres
aménagements, la facture totale de l’ouvrage a gonflé de
55  %  ; tout l’équilibre financier de l’opération a été
remis en cause, conduisant à une renégociation du
contrat de concession entre l’État et Cofiroute et à une
hausse du péage, avec en conséquence un trafic très
inférieur aux prévisions et une infrastructure qui ne
joue qu’imparfaitement son rôle de délestage de
l’autoroute A13.

9 Enfin dans d’autres cas, le conflit se traduit par un gel


durable du projet, comme pour le bouclage de la
Francilienne au sud de Cergy, projet envisagé il y a quarante
ans, relancé en 1994 et toujours pas réalisé, ou même par son
abandon pur et simple, comme pour le canal Rhin-Rhône,
l’autoroute A400 en Haute-Savoie, ou le troisième aéroport
parisien.
10 Les exemples pourraient être multipliés. La capacité de
l’aménageur à intégrer le conflit, si possible en en prévenant
l’apparition ou en en gérant au mieux les effets, est devenue,
dans bien des cas, une des conditions de la réalisation de
l’équipement.
11 La question posée par cette situation est celle de la
faisabilité, non seulement technique ou financière, comme
auparavant, mais désormais politique des politiques
d’aménagement du territoire.
12 Les sociologues, qui sont nombreux à s’être penchés sur cette
nouvelle réalité, parlent de «  l’acceptabilité sociale  » des
https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 4/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

projets d’aménagements. Le terme me paraît beaucoup trop


lisse et consensuel. Il suppose un face-à-face entre le maître
d’ouvrage et la « société », qui ne correspond pas à la réalité
car ces conflits traversent la société et la divisent, élus contre
élus, acteurs socio-économiques contre monde associatif.
13 Le terme d’«  acceptabilité sociale  » gomme l’acuité des
conflits et la force, la rugosité des contradictions d’intérêts
qui opposent les acteurs qui en sont partie prenante. Ce qui
est en jeu, en fait, c’est le contrôle du territoire, selon des
modalités qui diffèrent évidemment de celles des conflits
géopolitiques classiques, mais qui sont tout aussi physiques
et concrètes. Contrôler le territoire, en effet, c’est pouvoir en
user, en user c’est en avoir le contrôle, de fait sinon de droit.

Les habits neufs de l’intérêt général
14 Le défi est aussi idéologique. À la question « qu’est-ce qu’un
bon aménagement  ?  », il n’y a plus aujourd’hui de réponse
simple et partagée. Ce qui faisait consensus fait désormais
conflit. Ce qui relevait de l’évidence suscite aujourd’hui
débats, polémiques et épreuves de force.
15 Ce qui pose problème, en réalité, c’est à la fois le contenu de
l’intérêt général et l’échelle du territoire de référence, du
territoire politiquement légitime, pour décider si une action
d’aménagement relève ou non de l’intérêt général – contenu
et territoire de référence étant étroitement liés.
16 À quel intérêt général en effet faut-il se référer  ? À l’intérêt
général environnemental ou à l’intérêt général économique ?
Où se situent désormais les priorités : dans la croissance et la
création d’emplois ou dans la protection de la nature, de la
biodiversité, des paysages, dans la lutte contre le
changement climatique ?
17 Faut-il continuer à définir l’intérêt général à l’échelle
géographique de la Nation (intérêt national) ou privilégier
d’autres échelles et parler désormais d’intérêt général
européen, planétaire ou local  ? L’intérêt général est
largement devenu une affaire de point de vue, c’est-à-dire en
réalité d’intérêts et d’idéologie.
18 Cette nouvelle pluralité de l’intérêt général est en partie la
conséquence de la crise que traverse la représentation de la

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 5/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

Nation, concurrencée à la fois par la libre expression


d’intérêts plus ou moins particuliers, ceux des riverains et
des entreprises, et par la montée en puissance d’autres
espaces de références, géographiques –  ou plus exactement
géopolitiques  –, sous l’effet de la mondialisation, de
l’unification européenne, du régionalisme –  et sociaux
(tribalisme culturel, communautarisme). Avec pour
conséquence l’apparition d’autres intérêts collectifs ou
«  généraux  », au niveau local, régional, européen et
planétaire.
19 L’intérêt général est donc devenu l’enjeu d’une bataille
idéologique, d’une lutte d’influence, le moyen pour chaque
acteur, chaque groupe social ou ensemble d’acteurs, de
légitimer aux yeux de la société et de faire prévaloir ses
propres revendications. Chacun appellera donc «  intérêt
général  » ce qui correspond à la fois à ses convictions, à sa
culture, à ses valeurs, aux représentations dont il est porteur
ou qui l’habitent, et à ses intérêts.
20 On voit bien que cette remise en cause de la notion d’intérêt
général – dont il a déjà été question à plusieurs reprises, au
cours de ce colloque, notamment lorsque l’on a parlé du
concept de « bien commun » chez Paul-Henry Chombart de
Lauwe –, pose la question de la place et du renouvellement,
dans notre pays, d’une représentation géopolitique majeure,
qui est celle de la Nation.

Quelles conséquences sur les pratiques
des maîtres d’ouvrage ?
21 Les grands maîtres d’ouvrage ont pris conscience du
problème que posait le développement de la contestation
autour de 1990, prise de conscience qui a abouti, on va le
voir, à la mise en place de la procédure du débat public.
22 Chez les autres maîtres d’ouvrage et du côté des entreprises à
forte production de nuisances, la prise en compte de la
conflictualité croissante de leurs activités a été parfois plus
tardive. Il a fallu par exemple l’explosion de l’usine AZF de
Toulouse en 2001 pour que les grands groupes
pétrochimiques (et les élus locaux aussi d’ailleurs) soient
confrontés au rejet des usines à risques par les populations
https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 6/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

environnantes. Mais EDF et sa filiale RTE (pour la création


de nouvelles lignes THT) ont une longue expérience en la
matière, grâce au nucléaire. Les cimentiers et les exploitants
de carrières ont mené une réflexion et modifié leurs
pratiques depuis plusieurs années.
23 Premier changement  : la prise en compte du contexte
territorial. L’espace d’implantation d’un projet est désormais
perçu par les maîtres d’ouvrage non seulement dans sa
dimension technique, mais de plus en plus comme un facteur
de conflit plus ou moins grand selon :

la nature des enjeux du territoire en question, tels que


peut les analyser un spécialiste de l’aménagement, mais
surtout tels que les perçoivent les acteurs de ce
territoire ;
l’histoire et la mémoire de ce territoire (a-t-il été le
cadre quelques années plus tôt d’un autre conflit autour
d’un autre projet, qui a sensibilisé la population et les
élus, formé des militants et des associations, et dont
l’achèvement a laissé les uns et les autres disponibles
pour un nouveau combat ?) ;
l’arrivée d’une population nouvelle qui sera porteuse
d’une nouvelle représentation du territoire, défendra ses
intérêts propres, avec les armes qui sont les siennes ;
l’existence d’activités ou de fonctions menacées par le
nouvel équipement ;
enfin les caractéristiques du système local des acteurs,
en particulier l’existence de rivalités fortes entre les
différents acteurs politiques, le dossier d’aménagement
et le conflit lui-même étant instrumentalisés au service
de ces rivalités de pouvoir.

24 L’ensemble de ces facteurs définit une formation sociale,


culturelle et géopolitique à chaque fois spécifique, et
détermine, pour le maître d’ouvrage, ce qu’on pourrait
appeler un «  risque territorial  », attaché au projet. Risque
qu’il s’agit de réduire, soit en quittant un territoire trop
dangereux pour un autre qui le paraît moins, soit en
adaptant le projet ou en l’accompagnant de mesures qui le
rendront plus acceptable par une partie des acteurs locaux.

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 7/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

Aussi les maîtres d’ouvrage, ainsi que les commissions


particulières du débat public, font-ils de plus en plus souvent
réaliser des « études de contexte » sur les territoires d’accueil
des infrastructures projetées.

La gestion du conflit, facteur déterminant
25 Le deuxième facteur décisif dans le devenir du projet
d’aménagement est la façon dont les différents acteurs vont
gérer le conflit, afin d’en sortir avec des gains optimaux, ce
qu’on pourrait appeler leur compétence stratégique et
tactique.
26 La capacité du camp des opposants à se mobiliser et à
s’élargir, en particulier, sera décisive. L’alliance entre nimby
et environnementalistes est un cas de figure assez fréquent,
et redouté par les maîtres d’ouvrage, car les riverains
fournissent les troupes, qui permettent d’occuper le terrain,
de couvrir de slogans la moindre départementale, de bloquer
des heures durant des gares ou des voies ferrées ou le site du
futur équipement, de peser physiquement dans les réunions
publiques ; la forte motivation des riverains leur permet par
ailleurs de «  tenir  » sur la durée, dans des conflits qui
peuvent se prolonger pendant des années, parfois dix ou
quinze ans, dans certains cas de mener des actions coup-de-
poing, qui présentent certains risques, notamment
judiciaires.
27 Les militants écologistes apportent, eux, un réel savoir-faire
organisationnel et médiatique, le soutien  a  priori d’une
grande partie de l’opinion, une légitimité idéologique et une
caution scientifique ; autant d’éléments dont les riverains ont
le plus grand besoin pour s’affranchir de l’image d’égoïsme et
d’intérêt purement local qui colle à leurs luttes. Les deux
composantes de la contestation sont donc complémentaires
et ont tout intérêt à s’associer, en reléguant dans l’ombre
leurs divergences sociologiques, culturelles et de
motivations.
28 Lorsque la convergence ne peut s’opérer, notamment quand
les écologistes échouent à mobiliser la population locale à
leurs côtés, trois options restent ouvertes, qui peuvent suffire
à créer un rapport de forces favorables aux opposants :

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 8/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

le déplacement du conflit sur le terrain du droit, une


tactique très économe en moyens et d’un excellent
rapport investissement militant/résultats, puisqu’il
permet à une poignée de militants accrocheurs et
motivés de bloquer durablement un projet ou d’en
obtenir l’abandon, sans avoir besoin du moindre soutien
de la population. Dans le cas de l’A28, la construction de
l’autoroute a été bloquée pendant huit ans, de 1996 à
2004, par un très petit nombre de militants écologistes
et d’entomologistes, s’appuyant sur les législations
française, européenne (directives Oiseaux de 1979 et
Habitat de 1992) et internationale (convention de
Berne) ;
la recherche d’un grand allié extérieur (le président de la
République, le ministre de l’Environnement), qui fait
office de recours et est en mesure d’opposer son veto au
projet contesté (voir les cas du TGV Méditerranée, de
l’autoroute A83 dans le Marais poitevin, de l’autoroute
A14) ;
la mobilisation nationale et internationale, qui, en
changeant d’échelle géographique, permet de déplacer
le conflit sur un nouveau terrain, plus favorable, où il
sera possible de trouver les alliés qui font défaut au plan
local.

29 Cette dernière solution suppose que deux conditions soient


remplies :

la première est que le combat des opposants puisse être


adopté par l’opinion nationale ou européenne – ceux-ci
s’efforceront donc d’imposer dans le débat une série de
représentations qui vont dans ce sens, celle d’un
territoire unique, dont la préservation est un impératif
pour tous, celle d’une lutte emblématique, au nom de
tous les territoires menacés par une même politique
« irresponsable » ;
seconde condition : ces représentations doivent pouvoir
atteindre l’opinion, ce qui suppose que les médias les
relaient  ; il faut donc produire des événements et plus
concrètement des images susceptibles d’être reprises

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 9/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

par les chaînes de télévision et les plus efficaces


possible, c’est-à-dire proposant un message simple,
rapidement et facilement compréhensible, jouant sur les
ressorts de l’affectif et de l’émotion : chaînes humaines,
si possible avec des enfants, plantation d’arbres, défilés
colorés et festifs…

30 Du côté des maîtres d’ouvrage, les préoccupations sont


symétriques : gagner la bataille de l’opinion en faisant valoir
les retombées économiques du projet et en affichant sa
disponibilité au dialogue, diviser le camp adverse par des
réponses partielles (déplacer le tracé là où il suscite le moins
d’opposition des riverains, proposer des compensations
financières).
31 Fait intéressant, écologistes et maîtres d’ouvrage manifestent
la même tendance à s’aventurer sur le terrain de l’adversaire,
les écologistes en attaquant le noyau dur de l’argumentation
du maître d’ouvrage (les retombées économiques, la facture
du projet), celui-ci en prévoyant des opérations d’ingénierie
environnementale.

Quel bilan pour le débat public ?
32 Pour faire face à cette montée de la contestation, les pouvoirs
publics ont imaginé une parade avec la mise en place au
milieu des années 1990 du débat public, c’est-à-dire d’un
dispositif de concertation pour les grands projets
d’aménagement du territoire, à la fois profondément
novateur, par rapport aux pratiques françaises antérieures,
et profondément original, par rapport aux expériences
étrangères (Québec excepté).
33 Présentée aujourd’hui comme une avancée démocratique et
l’une des principales formes de la démocratie participative, la
nouvelle procédure a d’abord été conçue pour permettre aux
grands maîtres d’ouvrage publics de continuer à produire des
infrastructures, dans un contexte devenu très difficile, en
désamorçant les conflits le plus en amont possible, avant que
les projets ne soient finalisés, avant l’enquête publique, avant
que les opposants ne puissent attaquer la déclaration d’utilité
publique devant les tribunaux.

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 10/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

34 La première version du débat public, celle de la loi Barnier


de 1995, assez restrictive, a été revue et élargie en 2002 par
la loi Démocratie de proximité. Tous les aménagements
importants, définis sur des critères de taille (à partir de 20
kilomètres pour une autoroute) ou financiers, mais aussi en
fonction de leur intérêt national et de leur impact sur
l’environnement et l’aménagement du territoire, sont
concernés. Ce qui en exclut en théorie les grandes opérations
d’urbanisme et les infrastructures de transport urbain (mais
l’extension du tramway des Maréchaux à Paris a fait l’objet
d’un débat public, en raison de son rôle dans le dossier de
candidature pour les JO de 2012, tout comme
l’enfouissement de la RN12 dans sa traversée de Neuilly).
35 Quel a été l’impact du débat public sur la politique
d’aménagement du territoire, c’est-à-dire à la fois sur la
réalisation des équipements, sur la solution des problèmes
d’aménagement et sur les pratiques des acteurs, en
particulier les élus et les maîtres d’ouvrage ?
36 Il n’y a pas de réponse simple à ces questions. Les quelque
trente débats publics menés à terme depuis 1997 sont chacun
des cas spécifiques. On peut néanmoins essayer d’en tirer
quelques leçons :
37 1- Le débat public améliore sensiblement l’information de la
population et de tous les acteurs sur le contenu du projet
d’aménagement. Les dossiers de présentation produits par
les maîtres d’ouvrage sont beaucoup plus clairs, mieux
illustrés et plus accessibles au citoyen lambda que ne le sont
les dossiers d’enquêtes publiques. Et leur diffusion est bien
meilleure. Ils permettent, dans certains cas, de dissiper
certains fantasmes, mais permettent aussi un meilleur accès
des opposants aux données techniques du projet, condition
indispensable à l’élaboration d’une contre-argumentation. Le
débat améliore aussi l’information du maître d’ouvrage sur le
territoire, ses enjeux, sur l’impact territorial que peut avoir le
projet d’infrastructure et sur les risques qu’il court du fait de
la contestation. Si la plus-value du débat public en termes
d’information est peu contestable, la pratique des contre-
expertises, réclamées par les opposants, demeure, par
contre, limitée et insatisfaisante, essentiellement pour des
questions de coûts et de délais.
https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 11/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

38 2- Un certain nombre de débats publics ont abouti à


l’abandon du projet. C’est le cas par exemple du projet
d’extension du port de Nice, du projet de ligne THT à travers
le parc naturel du Verdon ou entre la France et l’Espagne, du
projet de contournement autoroutier de Lyon. On peut
considérer que certains de ces projets étaient peu solides
économiquement, que leur impact environnemental était
disproportionné et qu’ils n’auraient de toute façon pas
survécu au conflit, s’il n’y avait pas eu débat public.
39 Il n’en demeure pas moins qu’en règle générale le problème
qui était à l’origine du projet n’est toujours pas résolu
plusieurs années plus tard  : le débat public n’a pas permis
l’émergence d’une solution alternative. La vulnérabilité de
l’alimentation électrique de l’agglomération niçoise est
toujours aussi grande, huit ans après le débat public,
d’autant que le Conseil d’État vient de recaler, sur plainte
d’une association, le projet de remplacement proposé par
RTE. L’engorgement de l’agglomération lyonnaise par le
trafic de transit nord-sud n’a, lui non plus, pas trouvé de
solution.
40 3- Il existe bien entendu des exceptions. Ainsi le projet CDG
Express de liaison ferroviaire dédiée aux passagers de
l’aérien entre Paris et Roissy CDG est-il sorti, fin 2003,
«  amélioré  » du débat public, avec l’adoption par le maître
d’ouvrage des propositions d’une association d’opposants,
qui aboutissaient à la fois à une limitation des nuisances et
du coût final du projet. Mais cette issue heureuse et
exemplaire n’a été possible que parce que des conditions
bien précises, et à vrai dire rarement réunies, étaient
remplies : un maître d’ouvrage ouvert à l’amélioration de son
projet, une association se plaçant dans une posture
d’opposition constructive, un président de CPDP
(Commission particulière du débat public) très
interventionniste.
41 4- L’exercice du débat public contraint les maîtres d’ouvrage
à modifier leurs pratiques, en intégrant la question de la
concertation et de la communication autour de leurs projets,
avec des répercussions en termes organisationnels, en
termes de compétences (recrutement de jeunes docteurs,

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 12/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

appel à des cabinets de consultants spécialisés), enfin en


termes de comportements et de stratégies.
42 Cette évolution des pratiques des maîtres d’ouvrage est
d’autant plus nécessaire, que pendant la durée du débat
celui-ci n’est plus qu’un acteur parmi d’autres  : les
opposants, mais aussi tous les acteurs qui le souhaitent
peuvent élaborer des « cahiers d’acteur », dont la réalisation
et le financement sont pris en charge par le budget du débat,
c’est-à-dire en réalité par le maître d’ouvrage. Le débat
public modifie donc les rapports de force entre le maître
d’ouvrage et les opposants, même si c’est parfois pour une
durée limitée et si en interne la diffusion de la culture du
débat dans l’entreprise est souvent laborieuse et très
incomplète.
43 5- Pour autant, le débat public est loin d’être toujours
l’exercice de démocratie appliquée qu’il est censé être. Les
dérives sont nombreuses. Certaines réunions publiques
tournent au happening, car pour les associations locales la
phase publique du débat, qui dure quatre mois seulement,
est une fenêtre exceptionnelle pour se faire entendre non
seulement de la Commission du débat public, du maître
d’ouvrage, des élus ou des représentants de l’État, mais plus
largement de l’opinion publique.
44 Cette situation pousse à une radicalisation du discours des
opposants et à une certaine confiscation de la parole par un
petit nombre, aux dépens de participants venus s’informer et
de ceux qui auraient intérêt à la réalisation de l’ouvrage
(chômeurs, entreprises).
45 Dans d’autres cas, le public est au contraire à peu près
absent, ou limité aux mêmes associations, aux mêmes élus
contestataires, aux mêmes représentants du maître
d’ouvrage ou de l’État, que l’on retrouve de réunion en
réunion, dans des communes différentes, tenant le même
discours, avançant inlassablement les mêmes arguments, ce
qu’on appelle « la caravane du débat public ». On ne voit pas
très bien alors qu’elle est la plus-value de l’opération,
puisque soit le débat est instrumentalisé par des acteurs
précis et n’aboutit à aucun dialogue, soit il se réduit à des
échanges entre institutionnels et associatifs, qu’on aurait très
bien pu organiser en préfecture.
https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 13/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

46 L’organisation d’un débat public ne garantit donc nullement


un apaisement du conflit, un échange plus serein
d’arguments et au final l’élaboration d’un compromis ou
l’adoption d’une décision faisant consensus. Cela peut être le
cas, mais l’inverse peut tout autant se produire. Le débat
public en effet n’est pas la fin du conflit, il est parfois une
simple mise « entre parenthèses », une trêve dans le conflit,
et plus souvent sa poursuite sous d’autres formes et par
d’autres moyens, car les participants y entrent avec leurs
intérêts et leurs représentations, bien décidés à les défendre.
47 Reste un problème majeur, qui est sous-jacent à une bonne
partie des échanges que nous avons eus depuis trois jours  :
celui du rôle respectif de la démocratie participative, dont le
débat public est l’une des manifestations, de la démocratie
représentative, celle des élus, élus locaux, ministres, et de la
démocratie directe, celle des référendums locaux, ou si l’on
préfère de l’articulation entre ces trois formes de démocratie.
L’ambiguïté est réelle. Une partie des associations
revendique un pouvoir de codécision sur les projets
d’infrastructures, en s’appuyant sur une légitimité tirée du
« terrain », qui serait supérieure ou égale à celle des élus. La
loi sur ce point est très claire et elle est rappelée avec une
belle constance par Yves Mansillon, le président de la
Commission nationale du débat public  : le débat public ne
sert pas à décider, on n’y vote pas, il sert à éclairer le maître
d’ouvrage, dans bien des cas le ministre, qui demeure le seul
décideur, afin qu’il prenne sa décision en toute connaissance
de cause, avec en main toutes les données du problème. Je
rejoindrai François Geindre qui disait au cours du colloque
que la démocratie participative ne peut fonctionner que dans
le cadre de la démocratie représentative1.

Notes
1. L’intervention de François Geindre ne nous est pas parvenue à temps
et ne figure donc pas dans cet ouvrage.

Author

Philippe Subra

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 14/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

Maître  de  conférences  à  l’Institut


français  de  géopolitique
(Université  Paris  VIII  –  Saint­
Denis),  ancien  directeur  d’études
dans  un  cabinet  d’études
d’aménagement  et  d’urbanisme,
membre du comité de rédaction de
la  revue  Hérodote,  il  codirige  le
DESS  «  Gestion  des  territoires  et
enjeux  de  géopolitique  locale  »
depuis sa création en 2001. Auteur
de  plusieurs  articles  dans  la  revue
Hérodote,  et  de  Le  Temps  d’une
conversion, le Valenciennois 1965­
1995,  Paris,  Presses  universitaires
de  Vincennes,  1996,  il  a  contribué
à  la  Nouvelle  géopolitique  des
régions  françaises,  sous  la
direction de Béatrice Giblin, Paris,
Fayard, 2005.
© Presses universitaires de Caen, 2008

Terms of use: http://www.openedition.org/6540

Electronic reference of the chapter
SUBRA, Philippe. Conflits,  débat  public  :  les  nouveaux  défis  de
l’aménagement  du  territoire In: Aménagement  du  territoire:
Changement  de  temps,  changement  d'espace [online]. Caen: Presses
universitaires de Caen, 2008 (generated 06 mai 2019). Available on the

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 15/16
06/05/2019 Aménagement du territoire - Conflits, débat public : les nouveaux défis de l’aménagement du territoire - Presses universitaires de Caen

Internet: <http://books.openedition.org/puc/10405>. ISBN:


9782841338122. DOI: 10.4000/books.puc.10405.

Electronic reference of the book
FRÉMONT, Armand (ed.) ; ALLEMAND, Sylvain (ed.) ; and HEURGON,
Édith (ed.). Aménagement  du  territoire:  Changement  de  temps,
changement d'espace. New edition [online]. Caen: Presses universitaires
de Caen, 2008 (generated 06 mai 2019). Available on the Internet:
<http://books.openedition.org/puc/10358>. ISBN: 9782841338122.
DOI: 10.4000/books.puc.10358.
Zotero compliant

https://books.openedition.org/puc/10405?lang=en 16/16

Vous aimerez peut-être aussi