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L’HÉGÉMONIE DES ALLIANCES STRATÉGIQUES DANS

LE TRANSPORT MARITIME DE LIGNES :


INTERROGATIONS ET VOIES DE RÉPONSES DU DROIT DE LA CONCURRENCE
AU NIVEAU EUROPÉEN ET INTERNATIONAL

Laurent FEDI
Professeur Associé
CESIT - KEDGE Business School

En 2019, plus de onze milliards de tonnes ont été transportées par la voie
maritime1 malgré la pandémie de Covid-192. Ce mode de transport économique
« surfe » sur les besoins de la mondialisation face à des économies émergentes
consommatrices de matières premières et de produits finis. Le transport maritime
demeure plus que jamais l’un des vecteurs majeurs du commerce mondial. Dans
le tonnage total, si environ 50 % représente les vracs solides ou liquides, le
transport conteneurisé occupe une part marginale, moins de 20 %3. Pourtant, ce
secteur a connu une progression spectaculaire au cours des dernières décennies
modifiant profondément les chaînes logistiques et l’organisation des ports. Au
demeurant, le nombre de navires porte-conteneurs a augmenté de près de 700 %
depuis les années 1980 et leur taille a atteint des échelles considérables, jusqu’à
24 000 EVP4 (Equivalent Vingt Pieds) avec de nombreuses interrogations
relatives aux coûts induits par ces géants des mers tant pour les ports que pour
les infrastructures de transport en général5. Techniquement, ces Ultra Large
Container Ships (ULCS) pourraient atteindre 27 000 EVP mais ils seraient dans
l’incapacité d’emprunter le Canal de Suez6.
De manière corollaire, le segment conteneurisé dit des liners ou de lignes
maritimes régulières, a connu des changements structurels majeurs7. Parmi ces
changements, il convient de relever que le système conférentiel permettant à ses
membres de s’entendre sur les taux de fret et qui a pérennisé le développement
des lignes maritimes tout au long du 20ème siècle, s’est substantiellement affaibli.

1 Maritime Review 2020, UNCTAD, p. 18.


2
Patrick CHAUMETTE, Alexandre CHARBONNEAU et Laurent FEDI, « Prospective internationale », Le
droit maritime français, 2020, p. 718-721.
3
Maritime Review 2019, UNCTAD, p. 21.
4
« Hyundai confirme douze porte-conteneurs de 23 000 EVP », Le marin du 28 septembre 2018.
5
International Transport Forum (ITF) : « The Impact of Mega-ships – Case-specific policy
analysis », OECD-ITF, 2015, 108 pages.
6
Anoine FREMONT, » Porte-conteneurs : une croissance sans fin ? », TI & M n° 513, janvier-février
2019, p. 37-43.
7
Margaux TOURNEUR, L’organisation internationale du transport maritime de lignes régulières, mémoire
Master de droit maritime, CDMT, Faculté de droit et de sciences politique AMU 2014, 95 pages.

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LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

Avec le boom de la conteneurisation et la création de véritables réseaux de


transport à travers le globe, les contrats de services individuels se sont
progressivement généralisés au détriment de ceux relevant du tarif conférentiel8
et les ententes dites « techniques » permettant en particulier de partager des
capacités de transport entre armateurs se sont rapidement imposées. En outre, si
elles sont encore tolérées à travers le monde, les ententes tarifaires ont été
interdites en Europe par la suppression de l’exemption de groupe accordée par le
règlement n° 4056/869. Les ententes tarifaires ont ainsi cédé leur place au profit
des fameux consortia et alliances. Enfin, il convient de noter que la concentration
accrue des opérateurs dont le nombre a réduit drastiquement au cours des
dernières années par le jeu d’incessantes fusions et d’acquisitions10, a créé un
marché oligopolistique en recomposition permanente dont les trois armateurs
européens MAERSK, MSC et CMA CGM, sont néanmoins toujours leaders aux
côtés du géant chinois Cosco-China Shipping Company. Le nombre d’alliances a
également été réduit, trois seulement sont effectives en 2020 au lieu de quatre en
2016 à savoir « Ocean Alliance », « 2M » et « THE Alliance ».
A l’heure où le règlement n° 906/200911 relatif à l’exemption par catégorie des
consortiums a été prorogé pour quatre années supplémentaires par le règlement
n°2020/43612, les alliances soulèvent de nombreuses questions qui agitent les
autorités de concurrence et la doctrine française13. Nos tribunaux commencent à
connaître les premiers contentieux14 mais on ne peut parler encore d’une
jurisprudence à l’encontre de ces alliances. Comme le pense le professeur
Delebecque, nous sommes dans une phase de transition où les questions, les
présomptions sont plus nombreuses que les réponses. A défaut d’affirmations
certaines, nous allons tenter de dresser l’état des lieux du droit européen et des
droits étrangers relatifs aux alliances stratégiques dans le secteur des liners. En
premier lieu, nous rappellerons le contexte et l’environnement juridique des
alliances (I). Ensuite, nous aborderons la question « épineuse » de leurs
structures actuelles, tant au regard de leur organisation interne que pour les effets

8
Marion BESANCON et Laurent FEDI, « La fin du régime des conférences maritimes : vers une
concurrence pure et parfaite du transport par mer au départ ou à destination de l'Union
européenne ? », Le droit maritime français, 2008, p. 791 – 803
9 Règlement CEE n°4056/86 du Conseil du 22 décembre 1986, J.O.C.E. L 378 du 31 décembre 1986.
L. FEDI, « L’abrogation des conférences maritimes dans l’Union européenne : premiers bilans et
perspectives d’évolution », Le droit maritime français, 2013, p. 697-711.
10
Philippe CORRUBLE, « Les autorités de concurrence face aux alliances maritimes mondiales », Le
droit maritime français, 2018, p. 2-14.
11
Règlement (CE) n° 906/2009 de la Commission du 28 septembre 2009 concernant l’application de
l’article 81, paragraphe 3, du traité à certaines catégories d’accords, de décisions et de pratiques
concertées entre compagnies maritimes de ligne (« consortiums »), J.O.U.E. L. 256 du 29
septembre 2009, p. 31 prorogé par le règlement UE n° 697/2014 de la Commission du 24 juin 2014
modifiant le Règlement (CE) n° 906/2009 en ce qui concerne sa durée d’application, J.O.U.E. L.
184 du 25 juin 2014, p. 3.
12
Règlement (UE) de la Commission du 24 mars 2020 modifiant le règlement (CE) n° 906/2009 en
ce qui concerne sa durée d’application, J.O.U.E. L. 90 du 25 mars 2020, p. 1.
13
Cf. les articles récents du professeur Philippe CORRUBLE parus dans Le droit maritime français, en 2018.
14
CA Paris (5ème ch. 4) 5 juillet 2017 n° 17/08926 SAS Terminaux de Normandie et à c/Sté NYK Group
Europe et a. commentaire Philippe DELEBECQUE, Le droit maritime français, 2018, p. 15-27.

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L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

de leurs décisions à l’égard des tiers. Nous envisagerons quelles réponses peut
apporter le droit de la concurrence au niveau européen et international (II).
I. Le contexte et l’environnement juridique des alliances maritimes
Remontant aux années 1990, le phénomène de coopération entre armateurs par
les alliances dans le secteur des liners n’est pas nouveau15. En ce début de 21ème
siècle, sa consolidation et son importance traduisent les nouvelles échelles et les
enjeux stratégiques de ce secteur dont le contexte en réalité, n’est guère différent
des autres industries globalisées qui pratiquent les mêmes stratégies de
coopération (A). Cependant, face à son hégémonie sur les grands axes maritimes
mondiaux, le cadre juridique applicable aux alliances maritimes reste pour le
moins « fragile » tant au niveau européen qu’au niveau international (B).
A. Le contexte des alliances stratégiques dans l’industrie des liners
Le gigantisme des dernières générations de porte-conteneurs implique des
investissements considérables, avec de manière corollaire le besoin d’optimiser
les capacités de remplissage et donc de minimiser les coûts d’exploitation qui
sont devenus exponentiels en termes de combustibles, de frais de manutention et
de redevances portuaires. Les alliances stratégiques entre armateurs permettent
ainsi de gérer les fortes contraintes financières induites par la taille de ces navires
et d’en partager les risques qui ont proportionnellement augmenté16. Ces méga-
navires ont donc fait naître des méga-alliances entre les compagnies maritimes
sur l’ensemble des routes Est-Ouest (Asie-Europe du Nord, Asie-Méditerranée et
Asie-Moyen-Orient)17 et actuellement, les trois alliances 2M, THE Alliance et
Ocean Alliance regroupent les plus grands opérateurs de liners au monde. Ces
géants du shipping ont acquis une certaine dimension géostratégique car ce sont
les intérêts économiques d’Etats ou de régions qui sont aujourd’hui représentés à
travers les alliances18. Si les unions purement européennes (2 M) ou purement
asiatiques (The Green Alliance)19 ont pu exister, les « unions mixtes » sont
désormais une réalité telle qu’Ocean Alliance20.
Cette tendance forte des alliances dans le secteur des liners n’est pourtant pas
une singularité maritime. De nombreuses industries suivent cette tendance au
niveau international depuis la fin du siècle dernier : les autres modes de transport

15
Pierre CARIOU, Les alliances stratégiques dans le transport maritime de lignes régulières :
efficacité ou pouvoir de marché ?, thèse, Paris, 2000 et Mustapha EL KHAYAT, Pouvoir et
régulation : le cas des transports maritimes, thèse, Aix, ANRT Diffusion, 1992.
16
Rapport Allianz, « Safety and shipping review 2016 », p. 31. En cas de perte totale, un navire de
19000 EVP représente environ 1 milliard de dollars.
17
Philippe CORRUBLE, « Les autorités de concurrence face aux alliances maritimes mondiales »,
DMF, 2018, p. 6
18
Laurent FEDI et Margaux TOURNEUR, « Les consortia et les alliances (géo)stratégiques face aux
nouveaux enjeux du transport maritime conteneurisé », Le droit maritime français, 2015, p. 385-
399.
19
The Green Alliance regroupait Cosco (Chine), Hanjin (Corée du Sud), Kawasaki (Japon), Yang-
Ming (Taiwan), Evergreen (Taiwan).
20
Cette alliance regroupe CMA CGM, COSCO, OOCL et EVERGREEN.

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LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

bien entendu, tels que l’aérien ou le ferroviaire21, mais également l’industrie


automobile, la grande-distribution, la distribution spécialisée, la recherche et le
développement (R&D). A l’instar de ces autres secteurs, les alliances des liners
connaissent aussi des « turbulences »22 par le jeu de divorces, de fusions-
acquisitions, ou de faillites (Hanjin), qui entraînent de facto une forte
concentration de certaines entreprises et font aujourd’hui de ce marché un
véritable oligopole où la concurrence est exacerbée. Cette forte concurrence est
d’autant plus marquée que les acteurs sont moins nombreux mais davantage
globaux et ainsi capables d’opérer sur l’ensemble des marchés avec une offre de
services de porte-à-porte.
B. Le cadre juridique applicable aux alliances maritimes
Le cadre juridique applicable aux alliances repose sur deux sources juridiques
distinctes et complémentaires : une source purement contractuelle entre les
membres de la coopération et le droit substantiel de la concurrence.
La première source concerne les différents contrats qui organisent le
fonctionnement de l’alliance et régissent les droits et obligations de ses
membres. Ces contrats sont en général des Vessel Sharing Agreement (VSA), des
Slot Charter Agreement (SCA) ou des Swap agreements. Ils ont fait l’objet de
premières analyses riches d’enseignements23 que nous développerons plus en
détail en seconde partie.
De manière schématique, le VSA peut être défini comme un accord cadre24 qui
permet de partager de l’espace à bord de navires mis en commun par les
armateurs afin d’opérer un service de ligne. Chaque armateur est responsable de
ses opérations et de ses propres coûts au sein de la flotte partagée. Ainsi, en
définissant sa propre politique tarifaire et marketing, chaque membre préserve
son indépendance commerciale mais aussi son autonomie comptable. En termes
d’avantages, le VSA permet d’optimiser l’exploitation commerciale des navires,
de trouver des navires complémentaires, de délivrer un meilleur service avec plus
de navires, de partager et de diversifier les risques, de réaliser des économies
d’échelle (réduction du coût de slot grâce à la mise en commun de navires), et de
renforcer le pouvoir de négociation auprès des fournisseurs (prestataires de
services annexes au navire, terminaux portuaires notamment). Ces économies
d’échelle permettent in fine d’offrir un taux de fret plus compétitif pour le client
chargeur. Ces VSA entraînent également des inconvénients pour leurs membres
en particulier au regard de leur dépendance mutuelle. Le niveau de la qualité de
services offerts n’est pas garanti autant que le degré de coopération entre les
partenaires. En outre, les chargeurs qui voient leur marchandise transportée sur

21
Philippe DELEBECQUE, « Les alliances maritimes », in Mélange en l’honneur du Professeur Michel
Germain, ed. LGDG, 2015, p. 259-271.
22
Vincent CALABRESE, « Le monde des alliances en recomposition », L’Antenne, numéro spécial
STIL, mars 2016, p. 6-7.
23
Lire les travaux de Philippe DELEBECQUE et Philippe CORRUBLE en particulier.
24
Philippe DELEBECQUE, « Les alliances maritimes », op. cit., p. 265.

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L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

des navires qui ne sont pas ceux du transporteur choisi peuvent réagir
négativement25.
En ce qui concerne le SCA, il s’agit d’un accord relatif à la mise à disposition
d’espaces à bord d’un ou plusieurs navires de lignes régulières entre deux
armateurs. Un armateur qui opère un service, vend de l’espace à bord de son
service (des slots) à un autre armateur qui loue cet espace. Pour le professeur
Delebecque, le SCA s’identifie comme un contrat de prestation de services régi
par le droit de l’affrètement maritime et non comme un simple contrat de
location26. Parmi les principaux avantages de ce type de contrat, on relève que
l’affréteur peut tester un nouveau marché avec un minimum de risques, avoir un
coût garanti quelles que soient les contraintes opérationnelles de la ligne,
bénéficier de la « connaissance terrain » et de la réputation du fréteur qui opère
le navire. Pour ce dernier, le SCA lui permet d’optimiser sa capacité de
remplissage tout en ayant des revenus garantis. Les inconvénients existent en
particulier pour l’acheteur d’espaces qui n’a pas la maîtrise du service
commercial et dont le coût de slot peut-être plus cher comparé à celui proposé
directement par le fréteur à ses propres clients.
Enfin, il peut également s’agir de Slot Exchanges ou SWAP agreements qui sont
des accords d’échange d’espaces entre opérateurs de lignes sur des services
différents pour une période déterminée27. Si l’échange de slots ne donne pas lieu
à un flux financier entre les bénéficiaires de l’échange, il offre une certaine
flexibilité aux opérateurs qui peuvent ainsi optimiser leur taux de remplissage et
tester un nouveau marché avec une prise de risques limitée.
La seconde source juridique des alliances réside dans le droit de la concurrence.
Nous rappelons de manière préliminaire que ce droit n’est pas harmonisé au
niveau international nonobstant des principes anti-trust communs. Au niveau
européen, ce droit se subdivise en deux catégories. Il s’agit tout d’abord du droit
commun de la concurrence, tel que codifié au Traité de Fonctionnement de
l’Union Européenne (TFUE), dont les articles 101 et 102 s’appliquent aussi bien
aux entreprises privées que publiques. Il s’agit ensuite d’un droit spécifique
inhérent aux ententes dites techniques ou consortia. Dérogatoire au principe de
l’interdiction des ententes, la légalité de ces accords est prévue par le Règlement
n° 906/2009 modifié en 2014 puis en 2020 portant renouvellement de
l’exemption par catégorie jusqu’au 25 avril 2024. Bien que ne désignant pas
expressément les alliances, les contrats qui les gouvernent entrent de manière
implicite dans son champ d’application eu égard à la définition large proposée :
« un accord ou une série d’accords connexes entre au moins deux transporteurs
exploitants de navires qui assurent des services maritimes internationaux
réguliers de ligne pour le transport exclusif de marchandises sur un ou plusieurs
trafics, dont l’objet est d’établir une coopération pour l’exploitation en commun

25
Pierre.-Edouard EZOUAN, La Commission Fédérale Maritime Américaine : la FMC légitime t’elle
l’immunité du transport maritime à la législation anti-trust Américaine ?, thèse professionnelle,
MS MMI, Kedge, 2013.
26
Philippe DELEBECQUE, « Les alliances maritimes », op. cit., p. 265.
27
Pierre-Edouard EOUZAN, La Commission Fédérale Maritime Américaine : la FMC légitime-t-elle
l’immunité de transport maritime à la loi antitrust Américaine ?, op. cit., p. 39 et suiv.

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LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

d’un service de transport maritime améliorant le service offert individuellement,


en l’absence de consortium, par chacun de ses membres, afin de rationaliser leurs
opérations et cela au moyen d’arrangements techniques, opérationnels et / ou
commerciaux »28.
Pour la doctrine, les alliances sont considérées comme des « consortiums
étendus » ou des « méga consortia »29. Selon le professeur Cariou, elles « visent
à consolider et à rationaliser l'offre de transport sur le segment maritime et le
long de la chaîne logistique »30. Ainsi, au-delà du seul transport maritime au sein
duquel s’effectue la coopération horizontale entre armateurs, l'alliance
stratégique intervient tout au long de la chaîne logistique, c’est-à-dire en
coopération verticale intégrant notamment les opérations de manutention des
conteneurs au sein des terminaux portuaires et les opérations de pré ou post-
transport. Dès lors, les prestations offertes dans le cadre des alliances peuvent
être très variées.
Pour le juriste, les interrogations soulevées par ces formes de coopération
relativement ou fortement intégrées, sont nombreuses et alimentent un débat qui
s’apparente à un « phénomène de ressac »… .
II. Les interrogations soulevées par les alliances et les voies de
réponse du droit de la concurrence
Dès le début des années 1990, certains auteurs soulignaient déjà la spécificité des
alliances stratégiques par rapport aux autres formes de coopération et évoquaient
« la profondeur et l’ambiguïté de la relation entre alliés »31. Trois décennies plus
tard, ce constat est toujours d’actualité. Les interrogations sont nombreuses
notamment sur les effets préjudiciables des alliances pour les utilisateurs et les
prestataires de services et donc sur le marché de la ligne régulière ou plus
précisément sur une partie substantielle de ce marché. En effet, les trois grandes
alliances représentent aujourd’hui plus de 80 % du trafic conteneurisé mondial,
regroupant les huit plus grands transporteurs de lignes qui opèrent environ 95 %
de la capacité totale des navires sur les lignes Est-Ouest où se concentrent les
plus grands flux conteneurisés32.
Pour apporter des voies de réponses, il convient d’analyser à la fois les contrats
qui organisent la coopération des armateurs au sein des alliances ainsi que les
règles qui leur sont actuellement appliquées. Les questions inhérentes à leurs
structures, tant au regard de leur organisation que pour les effets de leurs
28
Règlement (CE) n° 906/2009 de la Commission du 28 septembre 2009 concernant l’application de
l’article 81, paragraphe 3, du traité à certaines catégories d’accords, de décisions et de pratiques
concertées entre compagnies maritimes de ligne (« consortiums »), J.O.U.E. L. 256 du 29
septembre 2009, p. 31.
29
Marie DUAULT, Les méga-alliances, à l’image des groupements d’entreprises de transport
maritime, en droit communautaire de la concurrence, Mémoire Master 2, Université de Nantes
2011, 99 pages.
30
Pierre CARIOU, Les alliances stratégiques dans le transport maritime de lignes régulières :
efficacité ou pouvoir de marché ?, op. cit., p. 277.
31
Bernard GARETTE, Les alliances entre firmes concurrentes : configurations et déterminants du
management stratégique, thèse, HEC Paris, 1991, HAL.
32
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », OECD
2018, 127 pages, cf. Executive summary p. 7.

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L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

décisions à l’égard des tiers, retiendront tout d’abord notre attention (A). Puis,
nous envisagerons les réponses du droit de la concurrence au niveau européen et
international (B).
A. Les contrats d’alliances : analyse interne et externe
a) L’analyse « interne » : entre coopération et intégration des membres
Il convient en l’espèce de s’appuyer principalement sur les Vessel Sharing
Agreement (VSA) et Slot Charter Agreement (SCA) qui formalisent et
organisent l’alliance. Bien que supposés confidentiels, ces contrats sont
disponibles sur le site internet de la Federal Maritime Commission lorsque leur
champ d’application concerne des services de transport au départ ou à
destination des États-Unis. Avant d’entrer en vigueur, les transporteurs ont en
effet l’obligation de notifier à la FMC tous leurs contrats quelle que soit leur
nature conformément au Shipping Act 1984. Ces contrats sont riches
d’enseignement33. Si au regard du droit maritime, les relations contractuelles
entre les opérateurs sont régies par les règles de l’affrètement d’espaces (VSA)34,
l’application du droit commun de la concurrence apparaît plus complexe.
À la lecture de ces contrats, le premier constat qui s’impose est le fort degré de
coopération des membres bien que chacun est supposé conserver son autonomie
et son identité propre tant en matière commerciale (politique tarifaire et
marketing) que juridique (émission des B/L, responsabilité). Dans le cadre des
VSA, les membres ne se contentent pas de mutualiser une simple capacité de
transport, ils organisent le quotidien de tous les aspects des lignes couvertes par
l’alliance. Ils s’entendent sur la couverture géographique, le choix des ports
desservis, les terminaux concernés, le nombre et la taille des navires et ils se
mettent d’accord sur tous les changements éventuels35. D’un point de vue
opérationnel, ils doivent trouver des consensus journaliers et accepter certains
choix qui ne sont pas les leurs. Les membres vont par ailleurs négocier les
prestations avec les différents fournisseurs pour l’accueil des navires dans les
ports (remorquage, pilotage, lamanage, soutage), la manutention des
marchandises (terminaux, entrepôts, parcs à conteneurs, etc.) mais également
pour le transport terrestre. En synthèse, grâce à l’objet très large des VSA, les
membres peuvent ainsi répondre plus facilement à une stratégie commerciale
individuelle tout en profitant des avantages d'un regroupement en termes
d’économies d’échelle et de pouvoir de négociation. Au demeurant, ces contrats
permettent une veille concurrentielle stratégique des partenaires car chaque
armateur sait combien de conteneurs sont chargés à bord des navires sur les
lignes concernées. A l’exception des taux de fret, les communications et les
échanges d’informations entre les membres sont donc permanents et concernent
tous les domaines couverts par leur accord. A l’instar de certains contrats, le

33
Philippe CORRUBLE, « Les alliances maritimes mondiales entre le zist et le zest », Le droit
maritime français, 2018, p. 867-876.
34
Philippe DELEBECQUE, « Les alliances maritimes », op. cit., p. 265-267.
35
Cela peut concerner les évolutions législatives au regard de la qualité des combustibles, de la protection
de l’environnement notamment : Beverly S.Y. TAN and Vinh V. THAI, « Knowledge Sharing within
Strategic Alliance Networks and its Influence on Firm Performance : The Liner Shipping Industry »,
International Journal of Shipping and Transport Logistics, 6 :4, 2014, p. 387-411.

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LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

niveau d’échanges d’information est particulièrement dense incluant aussi bien la


dimension économique (coût, productivité, parts de marché, prévisions d’offre et
de demande), commerciale (marketing) et technique des prestations (délais,
respect des schedules, transfert modal, maintenance, systèmes d’information
(SI), etc.)36.
Par ailleurs au-delà de la forte coopération horizontale entre les membres de
l’alliance, il convient de souligner leur intégration verticale. De nombreux
transporteurs ont pris des parts dans le capital d’opérateurs de manutention et ont
investi dans des terminaux portuaires dédiés. Selon l’International Transport
Forum (ITF), les parts de marché des transporteurs dans ce secteur sont passées
de 18 % en 2001 à 38 % en 201737. En 2018, 2M et Ocean Alliance détenaient 90
terminaux avec une capacité totale de 50 millions d’EVP38. Le choix prioritaire
de ces terminaux dédiés par les alliances39 renforce leur pouvoir de marché et
l’exclusivité qui en découle leur confère un avantage concurrentiel notamment
par rapport aux opérateurs indépendants.
b) L’analyse « externe » des alliances : les effets sur les tiers
En ce qui concerne l’effet des alliances à l’égard des tiers, les questions
soulevées sont également nombreuses tant de jure que de facto. Pour rappel, les
tiers sont essentiellement les chargeurs des lignes opérées par les alliances et
leurs divers fournisseurs.
Sur le principe, les accords de VSA ne sont pas censés créer de jure
un partnership au sens du droit anglo-saxon et entraîner une responsabilité
solidaire de ses membres40. Dans les SCA, les membres se vendent et s’achètent
des slots via l’alliance et s’engagent au travers des lignes qu’ils opèrent. De la
même manière que les VSA, les lignes décident ou agissent à la fois de manière
individuelle mais aussi de manière collective41. Cela signifie que les alliances
négocient des contrats communs pour leurs membres et en particulier par le
truchement d’appels d’offre42. A fortiori, les alliances prévoient le plus souvent
un centre de coordination en charge de la gestion quotidienne qui sera doté de
larges attributions opérationnelles, commerciales et stratégiques43. L’échange
d’informations y est facilité par des systèmes d’information (SI) très développés
qui collectent une quantité considérable de données au profit des membres et qui
peuvent renforcer leur pouvoir de marché grâce aux gains d’efficience réalisés44.

36
THE Alliance art. 5.17.
37
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », OECD
2018, 127 pages, cf. Executive summary p. 8.
38
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 46.
39
Théo NOTTEBOOM, Francesco PAROLA, Giovanni SATTA, Athanasios PALLIS, « The relationship
between port choice and terminal involvement of alliance members in container shipping »,
Journal of Transport Geography, 64 2017, p. 158-173.
40
Cf. art. 15 .2 VSA THE Alliance. Lire Philippe DELEBECQUE, « Les alliances maritimes », op. cit.,
p. 265.
41
Philippe CORRUBLE, « Les alliances maritimes mondiales entre le zist et le zest », précité, p. 867-876.
42
CA Paris 5 juillet 2017, Sas Terminaux de Normandie et a. c. Sté NYK Group Europe et a., Le
droit maritime français, 2018, p. 15-27, commentaire Philippe DELEBECQUE.
43
Philippe CORRUBLE, « Les alliances maritimes mondiales entre le zist et le zest », op. cit., p. 874 et suiv.
44
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 48.

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L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

In fine, comme l’ont fait justement remarquer les professeurs Corruble et


Delebecque, c’est toute la question de la personnalité juridique des alliances qui
est en jeu et in fine la possible qualification d’entreprise. La mutualisation des
coûts et des risques autant que le fort degré de coopération et d’intégration de
certaines alliances sont incontestablement « border line » au regard de l’article
1832 du code civil. Cette présomption est renforcée par la taille et le mode
d’organisation centralisé des alliances. Dans le défunt « P3 Network » entre
MAERSK, MSC et CMA CGM, le Anti-Monopoly Bureau of Ministry of Commerce
(MOFCOM) en Chine n’a pas considéré l’alliance comme un accord de
coopération mais comme une fusion45. Tout est donc question d’interprétation en
particulier pour les alliances les plus intégrées46. Le règlement n°246/2009
évoquait par ailleurs la « forme spécialisée et complexe de joint-venture »47 pour
définir les consortia bien que cette définition n’ait pas été reprise par le
règlement 697/2014. En résumé, une question fondamentale demeure :
qu’est-ce qui différencie les alliances maritimes actuelles d’une
société commerciale en droit français ? Car ces alliances sont formalisées par un
accord mutuel - et des accords annexes -, et sans parler d’ « apports » stricto
sensu, elles impliquent la mise en commun de biens, de partage
d’investissements en numéraire, en nature et en industrie. Au demeurant,
l’affectio societatis ne fait aucun doute. Certes, la création de l’alliance ne donne
pas lieu au dépôt de statut et d’enregistrement au Registre Commercial des
Sociétés (RCS). Or, dans certains pays, les contrats d’alliance sont déposés et
ainsi enregistrés auprès d’une autorité administrative. Si on considère le degré
d’intégration systémique de ces alliances et si l’on examine à la fois leur mode
d’organisation et de fonctionnement au quotidien, la qualification de société de
fait peut se légitimer.
Au niveau factuel ensuite, il semble que les alliances ne satisfont pas les clients
pas plus que les fournisseurs. Du côté chargeur, notamment français, l’AUTF
souhaite la suppression pure et simple de l’exemption de groupe car autorisant
les armateurs à trop de rationalisation et donc de dérives en termes de réduction
de ports touchés en direct, de capacité de transport ou d’annulation récurrente de
départs48. Plus récemment, l’European Shippers’ Council (ESC) qui représente
les chargeurs européens, considère également que les effets des alliances sont
globalement négatifs dans la mesure où la qualité des services autant que
l’amélioration de la productivité ne sont pas satisfaites. Selon eux, la
concentration du marché a augmenté fortement et la législation européenne sur
les consortia est devenue obsolète face aux alliances49. Cet avis est partagé aussi

45
Laurent FEDI et Margaux TOURNEUR, « Les consortia et les alliances (géo)stratégiques face aux
nouveaux enjeux du transport maritime conteneurisé », op. cit., p. 394.
46
Charles-Henri CHENUT, Le contrat de consortium, LGDG Paris, 2003, p. 112.
47
Considérant n° 9 du Règlement n°246/2009 du Conseil du 26 février 2009 relatif à l’application de
l’article 81, paragraphe 3, du traité à certaines catégories d’accords, de décisions et de pratiques
concertées entre compagnies maritimes de ligne (« consortia »), J.O.U.E. L.79 du 25 mars 2009, p. 1
48
Eric DEMANGEON, « Les chargeurs s’opposent à un nouveau règlement consortia », L’antenne du
19 mars 2014.
49
GSF, « Stakeholders in the maritime logistics supply chain call for a repeal of the consortia BER”,
19 février 2019. Site GSF : https ://www.globalshippersforum.com

159
LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

bien chez les opérateurs de terminaux européens (FEPORT) que les


organisateurs de transports (CLECAT) ou encore par les prestataires de services
aux navires (remorquage et lamanage notamment).
La remise en cause de l’exemption de groupe dont bénéficient les alliances ne
fait aucun doute à l’échelle européenne et au niveau international, les mêmes
contestations s’élèvent en particulier pour les chargeurs via le Global Shippers
Forum (GSF) mais plus largement encore par l’ITF qui représente une
soixantaine de pays. Son rapport de 2018 sur les impacts des alliances dans le
transport de containers est sans appel : « Alliances have contributed to lower
service frequencies, fewer direct port-to-port connections, declining schedule
reliability and longer waiting times. This has increased total transport times and
delivery uncertainty for various shippers, leading to higher inventory and buffer
costs. […]. Moreover, alliances have proved to be inherently instable :
considering that all major carriers are in alliances, changes in one alliance can
have an impact on the whole sector”. They contribute to concentration of port
networks and bigger cargo shifts from one port to another when alliances change
port networks. Within ports, the buying power of the alliance carriers can create
destructive competition between terminal operators and between other port
service providers such as towage companies. This can lower the rates of return
on investment for the port industry, results in the decline of smaller container
ports and the disappearance of smaller independent terminal operators, as well as
towage companies »50.
Face à ces impacts négatifs, il s’agit de savoir à présent comment la Commission
européenne et les autres autorités de la concurrence à l’étranger vont réagir.
B. Les voies de réponse du droit de la concurrence
a) Au regard du droit européen
Pour ce qui concerne le droit européen, à défaut de cadre juridique spécifique, la
légalité des alliances maritimes repose sur les dispositions relatives aux ententes
techniques pour lesquelles une exemption de groupe est en vigueur jusqu’en avril
2024 désormais. La définition large de la notion d’ » accords exemptés »51
permet en effet d’y inclure les alliances. Pour rappel, ces accords ne doivent pas
fixer des prix, répartir des marchés ou des clients, limiter des capacités ou des
ventes – sauf l’ajustement des capacités en réponse aux fluctuations de l’offre et
de la demande -, imposer des restrictions de concurrence qui ne sont pas
indispensables pour atteindre les objectifs justifiant l’exemption, pas plus qu’ils
ne permettent d’éliminer la concurrence sur une partie substantielle du marché
opéré. Ainsi, afin de maintenir une concurrence effective, le règlement limite à
30 % les parts de marché totales des membres. Lorsque ce seuil n’est pas dépassé
de plus d’un dixième, l’entente peut bénéficier de l’exemption pendant deux
années consécutives. Le problème est que ce seuil est dépassé par certaines
alliances notamment sur les trades Asie-Europe et Asie-Méditerranée52. Les
alliances constitueraient une barrière à l’entrée sur la plupart des trafics Est-
50
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », précité, p. 7-8.
51
Art. 3 Règlement n° 697/2014 de la Commission du 24 juin 2014, précité.
52
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 39.

160
L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

Ouest, notamment sur le trade Asie-Europe, où il est extrêmement difficile pour


un armateur indépendant de se positionner sans investissements significatifs
sachant qu’un ULCS coûte en moyenne 1.5 milliard53. La Commission serait
donc en droit d’intervenir afin d’obliger les alliances concernées à réduire leurs
parts de marché sur les lignes devenues extrêmement oligopolistiques.
En second lieu, l’exemption doit bénéficier aux chargeurs : « une partie équitable
des avantages tirés des gains d'efficacité doit revenir aux usagers des
transports »54. En l'absence d'une telle contrepartie, l'exemption ne pourra être
accordée car par principe ces accords sont supposés améliorer « la productivité́ et
la qualité́ des services maritimes de ligne […] » que ce soit au regard des
fréquences d’escales, des dessertes portuaires, des équipements productifs mais
également des taux de fret plus compétitifs. Or, il apparaît que la qualité de
service n’est pas forcément satisfaite notamment en ce qui concerne le respect
des transit-time, les annulations d’escale, le manque de disponibilité de slots ou
d’équipements et les surcharges additionnelles55. Quant aux taux de fret
relativement bas, leur justification résiderait dans la surcapacité créée par les
transporteurs eux-mêmes du fait des méga-navires. Si ce constat se confirme
dans l’avenir, la Commission européenne pourrait renforcer les contreparties de
l’exemption de groupe et dans l’absolu, envisager son non-renouvellement.
Par ailleurs, il ne fait pas de doute que le droit commun de la concurrence qui
interdit les ententes (art 101 TFUE) et les abus de position dominante (art. 102
TFUE) soit susceptible de s’appliquer aux alliances56. Si les conditions de
l’exemption qui soustraient les alliances aux dispositions de l’art. 10157 ne sont plus
satisfaites, que des entraves ou des distorsions de concurrence sont constatées, la
Commission européenne peut sanctionner ces pratiques comme elle l’a fait pour les
conférences maritimes58. Aucun contentieux n’est à l’ordre du jour mais les dérives
mises en exergue récemment doivent inquiéter les membres des alliances quant à leur
stratégie future. En effet, les trois alliances se partagent pas moins de 95 % de parts
de marché, ce qui signifie que leur pouvoir a fortement augmenté au cours de ces
dernières années avec pour résultat une plus grande intégration verticale des
opérateurs, un pouvoir d’achat renforcé et de fortes barrières à l’entrée sur certains
trades59. La position dominante de ces méga-alliances ne semble plus contestable.

53
Selon les experts, pour pouvoir desservir une ligne sur le trade Europe-Asie, il faut obligatoirement
positionner une flotte d’au moins 10-11 navires et coopérer dans le cadre d’une alliance. Rapport
ITF, p. 40.
54
Considérant 6 du Règlement (CE) n°906/2009, précité.
55
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 67-68.
56
Philippe CORRUBLE, « Les alliances maritimes, filles de la mondialisation et d’une gestation par
anti-trust », Le droit maritime français, 2018, p. 704.
57
L'article 101-1 TFUE a pour objectif d'assurer une concurrence effective sur le marché européen.
« Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes
décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles
d’affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de
restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur […].
58
Philippe CORRUBLE, « Les alliances maritimes, filles de la mondialisation et d’une gestation par
anti-trust », op. cit., p. 704.
59
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 39.

161
LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

En synthèse, le secteur des liners est désormais une industrie fortement


concentrée où il ne reste que des marchés de niche pour les « petits »
transporteurs. Cette concentration s’est fortement accélérée depuis la crise de
2008 par le jeu de nombreuses opérations d’acquisitions et de fusions aussi bien
en Chine, au Japon qu’en Europe60. Face à cette nouvelle génération de méga-
alliances, la Commission européenne peut considérer que leur position
dominante sur certaines lignes entraîne des effets anti-concurrentiels. Dans le
cadre de fusions-acquisitions entre compagnies maritimes appartenant à des
alliances, les commissaires européens ont déjà imposé des conditions visant à
prévenir l’influence sur les taux de fret et les capacités. Dans plusieurs affaires
récentes, la Commission a examiné les projets d’acquisitions au titre du contrôle
des concentrations et a conditionné son aval en fonction du retrait de certaines
alliances61.
En synthèse, le droit européen dispose d’outils pour contrôler et freiner les impacts
négatifs des alliances à très court terme. Il convient juste de savoir si la Commission
choisira la voie de la « banalisation » en supprimant l’exemption de groupe ou la voie
du statu quo sous conditions plus draconiennes. Tout va dépendre de l’appréciation
du caractère prétendument « raisonnable » du champ d’application de l’exemption et
surtout du constat de pratiques anti-concurrentielles telles que des abus de position
dominante ou des ententes tarifaires.
b) Au regard du droit international
Comparée à son homologue européen, la situation du droit international est plus
complexe dans la mesure où les alliances ne font pas l’objet d’une convention
internationale et leur régime dépend des législations nationales lorsqu’elles existent.
Pour les États sans législations spécifiques, tels que la Russie, le Brésil, l’Afrique du
Sud ou encore la Chine, les alliances stratégiques sont soumises au respect des
dispositions générales anti-trust. En revanche, d’autres pays disposent de législations
dédiées accordant le bénéfice d’une exemption de groupe aux transporteurs de lignes
à l’instar de l’Australie, du Canada, des États-Unis, de Hong-Kong ou encore de
l’Europe. Cette exemption peut se limiter aux seules ententes techniques mais peut
également concerner les ententes tarifaires : c’est le cas du Japon, de Singapour, de la
Corée du Sud et des États-Unis même si ces dernières sont extrêmement contrôlées.
Avec les contrats individuels négociés entre chargeurs et transporteurs, la portée des
tarifs conférentiels a été fortement réduite.

60
Pour la Chine, en 2015, les groupes Cosco et China Shipping ont fusionné pour donner naissance à
China Cosco Shipping Corporation. Pour le Japon, les sociétés K Line, MOL et NYK ont fusionné
pour créer SONE en 2017. En Europe, en 2014, Hapag-Llyod et CSAV ont fusionné. En 2016,
CMA CGM a fait l’acquisition de Neptune Oriental Lines (NOL) et Hapag-Lloyd celle de United
Arab Shipping Company (UASC). En 2017, Maersk a fait l’acquisition de Hamburg Sud. Pour une
synthèse détaillée : P. Corruble, op. cit., p. 4-5.
61
Décision Commission M. 8594 Cosco Shipping / OOIL du 5 décembre 2017. Lire travaux Philippe
CORRUBLE publiés dans Le droit maritime français, en 2018, op. cit..

162
L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

Tableau récapitulatif des pays disposant d’exemption de groupe


Législations Pays
Exemption de groupe pour les UE, Hong-Kong, Israël, Malaisie,
ententes techniques (consortiums, Nouvelle- Zélande
alliances)
Exemption de groupe pour tous Australie, Canada, Corée du Sud, Japon,
types d’accords (y compris Singapour, USA
fixation de prix)
Source : ITF, 2018
Le droit international est donc à l’heure actuelle totalement fragmenté et
hétérogène. Ce manque d’universalité du cadre juridique des alliances pose deux
problèmes majeurs qui ont pour dénominateur commun l’incertitude. Le premier
s’illustre dans la fameuse affaire P3 où les grands armateurs européens ont appris
à leurs dépens qu’un même accord pouvait faire l’objet d’une analyse juridique
divergente62. Second problème et non des moindres : l’hétérogénéité de la
règlementation faciliterait les mauvaises pratiques notamment via les zones où
les ententes tarifaires sont encore autorisées, notamment en Asie63. Les échanges
d’informations stratégiquement sensibles sur les trades Asie-Europe peuvent être
partagés afin d’aligner les prix sur les lignes à destination de l’Europe. Certains
auteurs parlent de potentiels « hub-and-spoke-cartels » qui sont facilités par le
Shanghai Shipping Exchange qui publie hebdomadairement les taux de fret et
surcharges qui peuvent être appliqués uniformément sur les voyages à
destination des ports européens64.
Afin de mieux appréhender la légalité des alliances, en particulier pour
déterminer le calcul de la concentration du marché détenu par les transporteurs, il
est regrettable qu’aucune réglementation internationale n’encadre leurs pratiques
à l’instar du Code CNUCED sur les conférences autrefois65. Considérant leur
perpétuelle évolution, si certains auteurs ne sont pas favorables à l’élaboration
d’un cadre juridique qui figerait leur adaptation66, la pluralité de sources
juridiques et la dichotomie qui peut en résulter pour les seuils de parts de
marché67 ou les conditions de validité des contrats d’alliance, plaident en faveur
de règles davantage harmonisées. A fortiori, le secteur des liners est désormais
fortement globalisé. Néanmoins, il semble peu réaliste qu’une convention
internationale soit adoptée à moyen terme tout autant que soit désignée une
autorité de concurrence supra-nationale capable de réguler ces alliances. En

62
Laurent FEDI et Margaux TOURNEUR, « Les consortia et les alliances (géo)stratégiques face aux
nouveaux enjeux du transport maritime conteneurisé », op. cit., p. 394-396.
63
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 78.
64
August J. BRAAKMAN, « Hub-and spoke cartels in the container liner shipping industry », The
Journal of International Maritime Law, 23, 2017, p. 50-56.
65
Marion BESANCON et Laurent FEDI, « La fin du régime des conférences maritimes : vers une
concurrence pure et parfaite du transport par mer au départ ou à destination de l'Union
européenne ? », op. cit.. p. 798.
66
Marie DUAULT : « » Les méga-alliances, à l’image des groupements d’entreprises de transport
maritime, en droit communautaire de la concurrence », Revue Neptunus Vol. 17, 2011/ 3, p. 9.
67
Tandis qu’en EU, ces parts de marché sont fixées à 30 %, elles sont à 40 % selon le droit singapourien.

163
LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

conséquence, les principes et règles applicables aux alliances vont continuer à


dépendre du bon vouloir des législateurs nationaux.
En attendant, afin de répondre de manière plus universelle au phénomène global
des alliances, la solution réside dans la coordination et la synergie des instances
de concurrence nationales. Cette coopération tend à se développer entre certaines
autorités de concurrence68 mais également de manière plus institutionnelle via
l’International Competition Network où s’échangent les bonnes pratiques à une
échelle plus large que ce soit sur les cartels ou les fusions69.
Conclusion
Les alliances stratégiques sont incontestablement devenues le business model des
transporteurs de lignes opérant sur les trades mondiaux. Les armateurs se sont
adaptés à des cadres juridiques plus restrictifs à l’instar de la législation
américaine ou européenne. Les armateurs savent pertinemment que leur activité
est stratégique pour l’économie mondiale et qu’en conséquence, ils peuvent
bénéficier d’un régime d’exception. Cependant, la navigation n’est pas
forcément en droiture car face aux sévères critiques, les incertitudes demeurent.
La question se pose aujourd’hui de savoir si le cadre juridique existant au niveau
européen et international est vraiment adapté aux alliances stratégiques. Nous
serions tentés de formuler une réponse de « Normand » : oui et non. Dans
l’affirmative, il ne fait pas de doute que la réglementation des consortia
s’applique directement aux alliances tandis que les dispositions générales sur les
concentrations s’y appliquent indirectement. Dans la négative, cette
réglementation ne semble pas appréhender les contrats d’alliances dans leur
complexité et tels qu’ils sont mis « en musique ». En visionnaire, le professeur
Cariou affirmait dès le début des années 2000 que cette réglementation ne
permettait pas « de capter tous les effets »70.
Une des lacunes de la législation réside dans le fait que les transporteurs de ligne
sont plus que jamais intégrés à la fois horizontalement et verticalement dans les
maillons clés de la chaine de transport (manutention, transport par route, rail,
air…). Ils sont à la fois transporteur multimodal, manutentionnaire, organisateur
de transport et aujourd’hui logisticien avec des SI très performants. Ils
s’apparentent à des « Fourth Party Logistics Providers » ou 4 PL. Si
individuellement, leur champ d’action est donc désormais très large grâce à leurs
nombreuses filiales, collectivement regroupés au sein d’alliances, leur pouvoir de
marché est encore plus vaste. Sur les axes maritimes Asie-Europe et Asie-
Méditerranée, ces alliances sont en position dominante contrôlant plus de 90 %
des capacités disponibles et, comme l’affirmait de manière prémonitoire le
professeur Cariou il y a presque 20 ans : « les alliances stratégiques conduisent
au contrôle de l’offre de lignes régulières par quelques armateurs ».

68
C’est le cas entre les États-Unis, l’Europe, le Canada et le Japon depuis 2012.
69
Site internet : https ://www.internationalcompetitionnetwork.org/about/
70
Pierre CARIOU, « Alliances stratégiques de lignes régulières : efficacité ou pouvoir de marché »,
JMM, 4 janvier 2002, p. 10-12.

164
L’HEGEMONIE DES ALLIANCES STRATEGIQUES

A la lumière du rapport sévère de l’ITF en 2018, les exemptions de groupe pour


les alliances sont remises en cause. Considérant que les caractéristiques des
liners ne sont pas spécifiques par rapport aux autres industries, les rapporteurs
proposent aux autorités de concurrence de supprimer tous les régimes
d’exception au droit commun de la concurrence. Cette possible « banalisation »
n’interdira pas cependant la continuité des alliances actuelles ou la création de
futures mais imposera un cadre où chaque alliance fera l’objet d’une auto-
évaluation et / ou devra être avalisée par les autorités de concurrence avant sa
mise en œuvre.
En attendant de connaître quelles réponses seront apportées au niveau européen
et par les autres États à moyen terme, de savoir qui sera le premier « à jeter le
pavé dans la mare » vers la banalisation du droit de la concurrence, la formation
des alliances a atteint un degré inégalé jusqu’alors. Certaines places portuaires
ont par ailleurs commencé à réagir en s’engageant elles-mêmes dans des
stratégies de coopération et de mutualisation de moyens. Au-delà des
coopérations interportuaires « à la française » encouragées par la réforme des
grands ports en 2008 comme HAROPA (Le Havre, Rouen, Paris), NORDLINK
(Dunkerque, Calais, Boulogne-sur-Mer, Eurotunnel) ou MEDLINK (Rhône Saône
Méditerranée)71, on observe la fusion d’entités portuaires notamment en Australie, en
Chine, en Italie72, au Japon ou encore la création de véritables alliances comme aux
États-Unis avec The Northwest Seaport Alliance entre les ports de Seattle et de
Tacoma73. L’objet de ces différentes formes de coopération plus ou moins intégrées
entre autorités portuaires est de coordonner et de rationaliser leurs actions (stratégie,
marketing, investissements) afin d’augmenter leur pouvoir de négociation et de
mieux répondre aux besoins des alliances maritimes, Ce constat témoigne que les
alliances stratégiques sont bien une tendance forte de ce 21ème siècle.
Enfin, pouvons-nous affirmer que la Commission européenne va vouloir montrer
l’exemple en refusant le renouvellement de l’exemption en 2024 ? Comme en
témoigne le règlement n° 2020/4036 qui affirme qu’il « n’existe aucun type de
coopération moins restrictif entre les opérateurs maritimes de ligne qui aurait
les mêmes avantages », ce n’est pas acquis à cette heure et ce pour trois raisons
principales. La première est qu’il convient de vérifier in concreto si les alliances
permettent bel et bien la fixation de prix de vente, la répartition des marchés ou
des clients et in fine conduisent à entraver ou éliminer la concurrence. « Position
dominante » ne signifie pas automatiquement « abus de position dominante ». La
seconde est que la suppression de l’exemption de groupe des conférences n’a pas
été relayée en dehors de l’UE74 et que pour les alliances, la Commission risque
d’être prudente en observant ce que feront les autres autorités de concurrence

71
Robert REZENTHEL, « La création des grands ports maritimes », RFDA, 2008, p. 973. Lire
également : Anne GALLAIS-BOUCHET, « La coopération inter-portuaire en Europe : de nouveaux
modes de fonctionnement pour quelles stratégies ? », Annales IMTM, 2013, 147-152.
72
Francesco PAROLA, Claudio FERRARI, Alessio TEI, Giovani SATTA, and Enrico MUSSO, « Dealing
with multi-scalar embeddedness and institutional divergence : evidence from the renovation of Italian
port governance », Research in Transportation Business & Management, 22, 2017, p. 89–99.
73
ITF, « The impacts of Alliances in container shipping – Case specific policy analysis », op. cit., p. 81-82.
74
Laurent FEDI, « L’abrogation des conférences maritimes dans l’Union européenne : premiers bilans
et perspectives d’évolution », op. cit., p. 709.

165
LE DROIT, L’HOMME ET LES ACTIVITES MARITIMES

avant de trancher catégoriquement. La troisième raison est que l’industrie


maritime est un secteur stratégique, trois des quatre plus grands armateurs
mondiaux sont européens et 90 % du commerce international de l’UE utilise la
voie maritime75.
Une solution médiane se dessine vraisemblablement : un renouvellement de
l’exemption mais conditionné au renforcement des règles à l’encontre des
consortia et alliances. Comme l'a toujours affirmé le professeur Pierre
Bonassies : « le droit communautaire de la concurrence ne constitue en principe
qu'un instrument en vue d'assurer le progrès économique et social, l'unification
du marché communautaire »76. Si effectivement les alliances apportent de réelles
contreparties pour les chargeurs au regard de la qualité des services de lignes et
de prix compétitifs tout en assurant le maintien d'une concurrence effective, alors
n’oublions pas ces paroles de sagesse.
Cependant, à l’instar de la flambée des taux de fret que connaît actuellement le
transport conteneurisé sur la quasi–totalité des flux, les annulations d’escale et la
pénurie de conteneurs, la pertinence du modèle hégémonique des alliances est
plus que jamais sujette à débat.

75
Commission européenne : « Communication sur une politique portuaire européenne », Bruxelles
18 octobre 2007, COM(2007) 616 final.
76
Pierre BONASSIES, « Les fondements du droit de la concurrence communautaire : la théorie de la
concurrence-moyen », Etudes dédiées à Alex Weill, Dalloz, 1983, 51 et du même auteur, « Le droit
de la concurrence maritime dans la perspective communautaire », Annuaire de droit maritime et
océanique, Tome XVI-1998, p.53.

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