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John Ruskin
jBi~j~oo
TRADUIT PAR
LOUIS BARADUC
DEUXi&~E ÉDiTtOX
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDE, XXVI
MCMIX
JUSTIFICATION DU TIRAGE:
~383
LOUIS BARADUC.
CHAPITRE PREMIER
« La main de l'homme
A dressé des montagnes de pigmées, et des tombes de geants.
La main de la Nature a dressé le sommet de la montagne
Mais n'a pas fait de tombes. »
« Ce sourire qui tombait sur les rochers glacés, sur les vagues
Libres et insensibles-Hélas,pourquoi ne tombe-t-il pas sur moi?P
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CHAPITRE IV
Assez, Sartor 1
Nous voyons ainsi que John
Ruskin n'était pas le seul écrivain, au milieu du
dernier siècle, qui fît usage d'un langage violent et
se complut en sauvages vaticinations. Charlotte
Brontë écrivait de son côté « Les Pierres de Venise
sont noblement agencées etfinement ciselées.Quelle
superbe carrière de marbres elles découvrent t
M. Ruskin me paraît un de ces rares écrivains de
race qui se distinguent de nos autres faiseurs de
livres ». Pensée juste et claire, bien digne de cette
Jane Et/re qui savait si bien reconnaître, sous l'en-
veloppe extérieure, l'âme cachée.
En 1852, Ruskin fit un autre long séjour à Ve-
nise et, comme il l'écrivait alors au poète Rogers,
les premiers enchantements commençaient à se
dissiper il désirait même que la cité devînt une
ruine plutôt qu'une ville moderne à la française. Il
continua cependant son livre, après avoir quitté
Park Street pour Herne Hill l'ouvrage fut alors
terminé et, au commencement de 1853, le second et
le troisième volumes furent publiés par Smith et
Elder.
Les Pierres de Venise devaient être, comme nous
l'avons vu, un développement concret des Sept
Lampes elles devaient fournir la preuve historique
et matérielle de l'intime réaction qu'exerce un
noble type de vie publique et privée sur le carac-
tère des monuments élevés par une nation qu'il
inspirait. Il y a moins de fantaisie que dans les
Sept Lampes, moins de digressions, moins de
combativité et de rhétorique, mais on y trouve la
même fermeté d'intention. Le livre est, en même
temps, le plus logique, le plus organique de tous
les grands ouvrages de Ruskin; son but prin-
cipal étant d'appeler l'attention sur le mérite
unique des constructions vénitiennes et de pro-
tester contre la mode des imitations de Palladio,
on peut dire qu'il a pleinement réussi. Toutes ses
prédications sur l'esclavage de l'ouvrier moderne
réduit à un rôle machinal et sur les dangers esthé-
tiques, moraux, sociaux du travail mécanique, sur
l'horreur que doivent inspirer les imitations con-
ventionnelles des boiseries ou des marbres et sur la
monotonie des ornements perpendiculaires et des
triglyphes surbaissés, toutes ces idées ont pénétré
profondément les esprits de notre génération.
Un des effets les plus remarquables de ses études
a été l'intérêt qu'elles ont éveillé pour l'Architecture
byzantine, si proche parente de la vénitienne, et
que, de nos jours, on tend bien plus à étudier et à
adapter que les véritables modèles vénitiens. Il
n'apparaît pas que Ruskin ait saisi la relation exis-
tante entre les arts et les monuments qu'il voyait à
Venise et leurs véritables sources l'école byzan-
tine ou le génie grec. Le demi-siècle écoulé depuis
l'époque où il écrivit a projeté un flot de lumière
sur l'histoire de l'Art byzantin et l'influence rayon-
nante qu'il a exercée sur toutes les formes de l'art
en Occident. C'est cependant une preuve remar-
quable de la perspicacité et du génie de Ruskin
que, longtemps avant les études spéciales pour-
suivies~dansl'Italie méridionale et sur les bords de
la Méditerranée qui nous ont apporté tant de ren-
seignements nouveaux, il semble n'avoir rien
avancé que ces études récentes soient venues réfu-
ter et il paraît même avoir sur certains points
implicitement pressenti la vérité.
Le bel enthousiasme avec lequel en maint passage
des Pierres de Venise, Ruskin plaide la cause de la
libération de l'ouvrier de la dégradante monotonie
et de la répétition mécaniques, a produit des effets
indirects et très étendus et là même où l'on ne s'oc-
cupe pas le moins du monde des styles en Archi-
tecture. Ce livre est comme une introduction à sa
seconde carrière, celle de réformateur social, qui
commença quelque huit ou dix ans plus tard il
autorise à dire que l'idée dominante qui inspira
t'œuvre entière de Ruskin, depuis les Peintres
ModernM jusqu'à la dernière lettre de Fors, fut la
suivante tout art élevé est le produit d'un siècle
croyant et vertueux; la religion, la justice et le
bon ordre sont les racines d'un arbre puissant
dont les beaux arts ne sont que les fleurs.
Malheureusement, en s'efforçant de prouver que
tout grand art est essentiellement religieux, John
Ruskin acquit pour lui-même la certitude que la re-
ligion puritaine dans laquelle il avait été élevé et
dont il accepta les croyances jusqu'à sa maturité
ne pouvait supporter l'épreuve et quand il voulut
la modifier et la refondre, il s'aperçut que lui-même
était déjà submergé. Ecrivant de Venise en 1877
(Fors, LXXVI) il va jusqu'à dire « que les idées
religieuses enseignées dans ses livres et, en raison
même de leur sincérité, sont susceptibles d'égarer,
qu'elles peuvent même nuire et qu'elles sont en
quelque sorte ridicules ». Mais cela, comme à
l'ordinaire, est trop violent et fut, sans doute, écrit
dans un moment de surexcitation. Cependant ces
lignes ont été reproduites dans l'édition autori-
sée de 1896. Il est vrai que Ruskin, dans le déclin
de ses forces mentales, sortit de l'ombre théolo-
gique au milieu de laquelle il allait tâtonnant
depuis des années, pour s'adonner à une forme
plutôt vague de croyance orthodoxe. Il n'en est
pas moins significatif que l'auteur d'un ouvrage
considérable, écrit pour démontrer que « tout
grand art est uniquement produit par la fidélité
aux lois évidentes d'un Dieu indiscuté », en vienne
à déclarer, au terme de sa carrière, qu'il repose
sur un enseignement religieux considéré mainte-
nant par lui-même comme trompeur, empoi-
sonné et ridicule.
Nous touchons ainsi à la source des erreurs radi-
cales de tout l'enseignement de Ruskin. Il avait en-
trepris de fonder tout un système des facultés de
l'imagination sur un credo religieux dont il avait
sucé les principes dès sa tendre enfance, qu'il
avait adopté avec une naïve ferveur, sans en
avoir au préalable étudié à fond la philosophie,
l'histoire et les résultats sociaux. Quand il y fut
amené par les homélies prophétiques de Tho-
mas Carlyle, par ce qu'il observa de la société et
de l'art dans les pays catholiques et ce qu'il apprit
des âges où régna le catholicisme, sa vive imagi-
nation et sa nature faite de sympathie s'enflam-
mèrent et, comme le Sartor lui-même, il en vint à
déchirer les « haillons de Houndsditch » ainsi
que Carlyle appelait l'orthodoxie toute biblique de
sa jeunesse. Et c'est ainsi qu'en histoire comme
~n théologie, en économie politique comme en
art, Ruskin ne fit que construire à priori, des sys-
tèmes et des théories qu'il tirait de son propre
fond, sans aucune connaissance sérieuse ou coor-
donnée de la théologie, de l'histoire, de l'écono-
mie politique et de l'art lui-même.
Mais, tout compte fait, nous ne devons pas
oublier que John Ruskin fut un homme d'un rare
génie, qu'un de ses admirateurs français l'a
appelé a uné imagination palpitante )) et qu'il fut
en même temps doué de la plus délicate sensibi-
lité, de la sympathie la plus ardente et d'une
extrême acuité de vision. Il y avait en lui quelque
chose de cette lance d'Ithuriel qui avait le don de
découvrir les fraudes, quelque chose de ces esprits
supérieurs, quoique si différents dans leur es-
sence, comme Platon, saint Jean, et les mys-
tiques, ou encore comme Burke ou Shelley, qui,
en dépit de toutes leurs fantaisies, de leurs para-
doxes, de leurs illusions ont donné à l'homme
tant d'aperçus surprenants, tant d'heureuses divi-
nations, surtout tant de nobles espoirs et tant de
suprêmes consolations.
Tout ce que le génie et l'intuition pouvaient
fournir en l'absence d'une instruction systéma-
tique et d'un patient raisonnement, Ruskin l'a
donné. En se plaçant au point de vue de l'histoire
scientifique, il faudrait de longues années et non
pas seulement quelques mois bien remplis- pour
posséder à fond l'histoire de Venise, à plus forte
raison pour celle de l'Italie pendant toute la durée
du Moyen Age. Un archéologue consciencieux dé-
penserait plus d'années que Ruskin n'a consacré
de mois pour mettre au jour toutes les choses
antiques recouvertes maintenant de terre et de
plantes marines à Saint-Marc ou dans les palais
du Grand Canal. Un homme dont tout le bagage
théologique consistait dans la Bible et les volumes
de sermons admis dans un milieu strictement cal-
viniste, n'était point équipé pour en remontrer à
Auguste Comte, à Mill, Buckle et Herbert Spencer
sur l'évolution de la civilisation ou l'histoire de la
religion. I[ n'était même guère convenable de se
moquer des économistes depuis Adam Smith jus-
qu'à Henry Sidgwick avec une connaissance de
leurs ouvrages égale à celle d'un vicaire se piquant
d'esthétique en passe de devenir diacre. Ruskin ne
parvint jamais à le comprendre; l'éducation qu'il
avait reçue dans une sorte de nursery puritaine,
l'épaisse carapace d'égoïsme sous laquelle, pen-
dant sa jeunesse, il avait été claquemuré, rendait
la chose impossible. C'est ainsi que John Ruskin
se lançait à l'assaut contre tout le monde ar-
tistes, critiques, historiens, philosophes, théolo-
giens et économistes, avec la même ferveur reli-
gieuse que les premiers martyrs chrétiens au
temps de l'Empire romain et aussi avec le
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même résultat. C'est ainsi que, toute sa vie, il fut
l'objet de mépris et même de persécution. Il y eut
cependant dans ses prédications quelque chose
qui a survécu et que ni les philosophes, ni les
théologiens, ni les économistes ne pouvaient, nous
donner, même en se réunissant.
Bien que les Pierres de Venise soient moins
pleines de fantaisies, de digressions et de rhéto-
rique, qu'elles soient aussi moins aggressives que
les Peintres Modernes et les Sept Lampes, ce n'est
qu'une question de degré et de comparaison. Elles
aussi contiennent beaucoup de fantaisies, de di-
gressions, de rhétorique et de polémique, mais
elles peuvent être considérées comme l'oeuvre la
plus organique, la plus coordonnée d'un auteur
qui faisait fi de toute organisation et de toute coor-
dination systématique. Le livre renferme naturelle-
ment des descriptions de scènes et de paysages
aussi vraies et aussi belles que n'importe quel écrit
de Ruskin. On ne peut oublier cet exorde du pre-
mier chapitre du second volume qui décrit l'ap-
proche de Venise, morceau surchargé de cou-
leur et de mots, mais si vrai et si impression-
nant f La brise salée à l'entrée des lagunes, les
lamentations des blancs oiseaux de mer, la masse
noire des plantes marines et le soleil couchant
derrière la tour de la vieille église dans l'île soli-
taire de « Saint-Georges des Algues » les collines
d'Arqua groupées comme des pyramides de pour-
pre, et, bordant l'horizon au nord, la chaine des
Alpes, mur bleuâtre et déchiqueté, montrant çà et
là, par de larges fissures, tout un chaos d'abîmes
et de précipices sauvages; puis c'est le Rialto, plein
d'ombre, lançant du palais des Camerlingues sa
courbe pesante, colossale et pourtant si délicate,
si diamantée, solide comme une caverne de rocs,
gracieuse comme un arc légèrement tendu mais
le bateau avance bercé sur le flot d'argent tout à
coup voici le palais Ducal tout brillant du rougeoi-
ment de ses veines sanguines avec, en face, l'église
d'un blanc de neige de Santa Maria della Salute.
Oui, il est vrai, nous savons trop bien tout cela,
oui, il y a là les « oripeaux d'une rhétorique re-
dondante mais celui qui écrivait ainsi sentait
ainsi. Et nous aussi Venise nous émeut, et nous
ne pouvons pas l'oublier.
J'ai coutume de rappeler la comparaison entre
Saint-Marc et une paisible cathédrale anglaise, au
chapitre IV du second volume, comme une des
descriptions les mieux senties, les plus subtilement
délicieuses de toute notre littérature. Quelles
touches exquises pour parler de ce « mélange
d'étroit formalisme et de sereine sublimité » qui
vit à l'ombre de la Cathédrale! de ces joies faites
de réclusion, de continuité, de douce somno-
lence de l'influence de ces sombres tours sur les
générations qui ont traversé la place solitaire ou
qui les ont vues dominant au loin la plaine boi-
sée 1 Et de là, voici que nous passons aux allées
peuplées et sonores qui entourent Saint-Marc, avec
leur coloration, leurs lampes, leurs vierges et la
confusion des balcons, des pergolas et des auvents,
jusqu'à ce que la vision même de l'église se dresse
devant nous, avec la multitude de ses piliers et de
ses dômes monceau de richesses, partie or, partie
perles et opales, ses cinq porches voûtés, platon-
nés de mosaïques, revêtus de sculptures d'albâtre,
clairs comme de l'ambre, délicats comme de
l'ivoire. Vraiment, cela est surchargé comme une
scène de banquet de Rubens. Mais comme cela
est vu et comme cela est senti 1
EXPÉRIENCES SOCIALES.
LA SOCIÉTÉ DE SAINT-GEORGES
FORS CLAV1GERA
PR~TERITA
Pn~FACECU
CnAp. I.
TRADUCTEUR.
Les années
premières
5
9
CnAp.U.–Premiersessais littéraires 33
Turner.
CHAp. III.
CnAp. IV.
CnAp. V.
CHAp. VI.
CHAP. VIII.
L'Amour. Oxford.
Les « Peintres modernes. »
n5
j33
».
CHAp. IX. La Morale du travail et de l'art j58
CHAP. X. Ruskin professeur à Oxford 1~6
CnAp.XI. –L'Œuvre et l'influence de Ruskin à Oxford. 200
CHAp. XII. Maladie. Désappointement. Retraite. 219
CnAp. XIII. Expériences sociales. La Société de
Saint-Georges :38
jours.
CHAp. XIV. « Fors Clavigera a6a
CnAp.XV.–«Pr:eterita.)u a83
CnAp. XVI. Les derniers 3oo