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La journée du tourisme arabe

A la découverte de l’autre

L’évolution du regard du « moi » musulman marocain


sur « l’autre », le chrétien d’Europe

Missions diplomatiques marocaines en France au XVIIe siècle

 Mission d’Ahmad Ibn Al-Qasim Al-Hajari (1610-1613)

 Mission de Abdullah Ibn Aïcha (1698-1699)

Abderrahim RAHOUTI
Février 2020 1
La découverte de l’Europe par les marocains a eu lieu au moment où s’établissaient les premières
relations diplomatiques régulières entre le Maroc et les pays européens.

C’est à cet instant précis où a commencé à se construire un regard nouveau tenu par le moi marocain
musulman à l’encontre de l’autre, le chrétien européen.

La découverte de l’autre est un phénomène inédit pour le Maroc avant le XVIIe Siècle. Rare sont les
marocains qui se sont déplacés avant cette époque vers l’autre coté de la rive du bassin méditerranéen.

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Au XVIIe siècle, trois missions diplomatiques marocaines ont réussi à pénétrer dans un monde, jusque
là, totalement inconnu.
De ce fait, les marocains vont se trouver du coup, en contact avec une civilisation sur laquelle il ne
connaissait rien ou presque.

 Ahmed Al-Hajari (1610-1613), envoyé par le sultan saadien Zaidan al-Nassir (1609-1628)

 Al-Haj Mohammed Tamim (1681-1682), envoyé par Moulay Ismail (1672-1727)

 Abdullah Ibn Aïcha (1698-1699), envoyé également par le sultan Moulay Ismail

Le contexte mental du voyage se présente sous forme d’une opposition :


Le moi marocain musulman, contre l’autre le chrétien européen.

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Al Haj Tamim n’a pas laissé d’écrit contenant les détails de son séjour diplomatique en France, bien que
nous savions qu’il a visité de nombreux sites et édifices culturels de Paris et assisté à de nombreuses
représentations théâtrales, bals, réceptions et diners royaux au point où il a cru voir en ce pays, qui est la
France, l’image que les musulmans se font du lieu où ils iraient dans le monde de l’au-delà.

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Ahmad Al-Hajari, lui, a consigné les détails de son séjours en Europe dans un écrit en arabe dont il nous
reste un extrait qui porte le titre : Nasir al-din ‘ala l-qawmi al-kafirin.

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Ibn Aïcha, sans que nous ayons de certitude qu’il a laissé un écrit sur son séjour en France, nous savons,
par ailleurs, qu’il tenait une correspondance assidue à destination du Maroc.
Ce sont précisément certaines de ces lettres, ainsi que les informations publiées dans un quotidien de
l’époque « Le Mercure Galant » qui nous éclairent, quoique partiellement, sur son séjour en France et
nous révèlent ses impressions, ses jugements et l’opinion qui s’est constitué chez lui sur ce pays au fil du
temps.

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Nous tenterons dans ce qui suit une lecture du contenu des écrits d’Al-Hajari et Ibn Aïcha, laquelle
lecture s’articulera autour de trois aspects se rapportant au pays objet de la mission diplomatique :

 L’aspect politique
 L’aspect économique
 L’aspect social

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L’aspect politique

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D’après Al-Hajari, le monde se divise en deux territoires, le territoire de l’Islam (Dar al-Islam) et le
territoire de l’infidélité (Dar al-Kufr). Il qualifie la France des Bourbon de terre des païens et elle est, a
ses yeux, un état ennemi qu’il faut combattre.

Il avait la certitude en mettant les pieds sur le sol français qu’il était dans un pays damné où le diable
réside et persécute les fidèles.

Parmi ce qui m’est arrivé au pays des Farandja lorsque j’étais là-bas, écrit-il, c’était d’entendre
souvent un petit bruit dans la maison où je dormais seul […], Je n’ai pas cessé de reciter les paroles de
Dieu pour me renforcer et me sauver du diable […]. Je ne connaissais pas quel était son objectif au
début, puis j’ai compris qu’il [le diable] voulait que je quitte le pays des infidèles…

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Contrairement à Al-Hajari, Ibn Aïcha semble considérer la France des Bourbon comme un pays ami.

Il refuse toutefois, de négocier à Brest avec les agents du Roi et revendique une négociation directe avec
le monarque français, une négociation d’égal à égal, il voulait que les deux nations soient traitées sur le
même pied d’égalité.

Ibn Aïcha semble envisager des rapports normaux entre son pays et le royaume de Louis XIV, des
rapports basés sur l’amitié et le respect mutuel.

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L’aspect économique

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Al-Hajari débarque, à son arrivée en France, dans le port du Havre de grâce, mais il ne rapporte
aucune information sur ce lieu et se contente de préciser qu’il signifie le port de la bénédiction.

Le deuxième lieu visité par le diplomate marocain c’est Rouen : « Nous sommes allés dans la ville de
Rouen où j’ai rencontré un commerçant du nom de Fahrt que j’ai connu à Marrakech ». On déduit de
ce propos que Rouen entretenait des échanges commerciaux avec le Maroc. Toutefois, l’ambassadeur
reste muet sur l’importance de ce port par rapport à celui du Havre.

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En suite, Al-Hajari donne une description assez brève de la capitale française, Paris : « C’est la capitale
du Sultant des farandja, La distance entre cette ville et Rouen est à peu près trois jours. La longueur de
Barich [Paris] est de cinq mille cent pas, alors que sa largeur est de quatre mille cinq cent pas, Les
maisons y sont très hautes […] elle est également très peuplée ».

Il semble que l’homme a été impressionné par la hauteur des constructions de Paris et par la densité de
sa population.

Il voit, toutefois, dans Paris une cité de taille moyenne comparable au Caire ou à Lisbonne, mais loin
de rivaliser avec Constantinople, La capitale de l’Islam.

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Pendant son séjour à Paris, Al-Hajari demande un jour à son guide de le conduire « dans le lieu où se
trouve des câbles d’où jaillissent l’eau de la terre appelés chez eux bounbah [pompe].

Al-Hajari ne développe pas son idée sur cette pompe qui semble l’impressionner, bien plus il y a lieu de
croire qu’il en a entendu parler bien avant son arrivée à Paris, du fait que c’est lui qui demande à son
guide de le conduire sur le lieu où on peut l’admirer.

Il semble qu’Al-Hajari parle, en fait, de la pompe de la samaritaine construite près du pont neuf
(entre 1605 -1608) à la demande d’Henri IV pour alimenter en eau de la seine la résidence royale du
Louvre et le palais des Tuileries.

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Si la seine n’a pas attiré son attention, par contre lorsque Al-Hajari se trouvait à Bordeaux il parle de
la Garonne sans la nommée : « sachez que c’est une des plus grandes villes des Frandja qui est située
sur le bord d’une rivière.

On ne sait pas en tout cas, si le port de Bordeaux connaissait ou non une activité commerciale
importante pendant le séjour d’Al-Hajari en France, mais l’ambassadeur turque Mehmed Efendi qui
débarquera un siècle plus trad (1721) dans la même ville la décrit comme sans comparable en France :
« de toutes les villes que j’ai vu en France il n’y en a point qui mérite d’être comparée à Bordeaux »

L’un des derniers lieux visités par Al-Hajari en France c’est Toulouse décrite assez brièvement : « Je
me suis dirigé vers la ville de Toulousha [Toulouse] qui est une des grandes villes des Farandja située
sur la rive d’une grande rivière qui mène vers Bardoich [Bordeaux] distante d’environs trois jours ».

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Il ne semble pas que le développement économique des Farandja et particulièrement celui des villes
portuaires a attiré l’attention d’Al-Hajari. Le seul port qui l’a impressionné est celui d’Amsterdam
auquel il accorde une longue description qui s’étale sur pas moins de quatre pages : « Il ne se trouve nulle
part dans le monde, dit-il, une ville avec un nombre pareil de navires à un tel point qu’on dit qu’il s’y
trouve six mille navires grands et petits ».

Il semblerait qu’au début du XVII siècle la France n’avait pas encore développé de grands ports
comparables à celui d’Amsterdam.

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Abdullah Ibn Aïcha ne semble pas accorder, lui aussi, une part importante à l’économie lors de son
séjour diplomatique en France. La seule information à caractère économique dans sa correspondance on
la trouve dans une lettre adressé à son frère Abdurrahman qui date de février 1699.

« La France, dit-il, est en disette de vivres, que le pain y vaut cinq saules et demi la livre, la viande sept
saules et demi la livre, le savon douze saules et demi et l’huile quinze saules et ainsi toutes les denrées que
la cherté avait passé de France en Allemagne et cela par les grandes pluies qui ont même submergées
plusieurs de leurs villes et villages »

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A Paris, l’Amiral Ibn Aïcha visite plusieurs lieux de production qui sont des monopoles d’état:
l’orfèvrerie du Roi, la Monnaie & Médailles, la savonnerie, la manufactures des glaces du faubourg
Saint-Antoine et la manufacture des Goblins.

La visite de ces sites ne semble pas avoir eu un effet quelconque sur l’esprit du diplomate qui n’en fait
pas état dans ce qui nous est parvenu de sa correspondance .

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Il semble que l’un est l’autre des deux ambassadeurs marocains ont négligé délibérément la réalité
économique du royaume de France.

Il est suffisamment claire que l’économie dans l’esprit des diplomates marocains n’est pas importante
dans la puissance d’un état. Du moins Al-Hajari et Ibn Aïcha négligent cette composante essentielle qui a
permis aux puissances européennes de dominer le monde.

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L’aspect social

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Ibn Aïcha a participé à la vie de cour où il a rencontré les grands noms du royaume : « il assista à la
comédie où l’on représentait la Devineresse, une pièce de Donneau de Visé et Thomas Corneille, à
l’Opéra où l’on donnait Thésée, au jeu de paume, à un diner du Roi, puis à un souper du Roi »

Bien qu’il a participé à de nombreux bals organisés par la noblesse française, c’est le bal de carnaval
de Monsieur Le Prince Philippe d’Orléans (le frère de Louis XIV) qu’Ibn Aïcha n’a jamais oublié.
L’ambassadeur du Roi du Maroc dit à la sortie du bal qu’il a vu trois choses en France qui ne
pouvaient être surpassées ni même égalées à savoir le Roi, l’Opéra et le bal de Monsieur le Prince.

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Par ailleurs, le corsaire de salé a pu admirer un nombre considérable de tableaux de peintres français,
il a visité l’atelier de dessin du Roi et l’Académie de peinture et de sculpture, mais il n’a livré, semble-t-
il aucun jugement émerveillé ou réservé, contrairement à Al-Hajari qui avait une opinion suffisamment
tranchée à ce sujet.

Dans la ville d’Olonne al-Hajari engage une discussion avec une femme de la noblesse sur l’art
chrétien qu’il considère comme un art païen : « Dieu a dit ne faites pas d’images, pas de culte
d’images, Dieu est le seul culte […] Les musulmans ne font pas d’images, ne les adorent pas, Ils se
conservent de tout cela à tel point que les broderies, les décors des maisons des rois et des mosquées
n’ont jamais été représentés d’images se référant à un être animé ».

Il a une opinion très négative de l’art de l’autre, Bien plus il semble que le morisque n’a pas pris part
aux fastes de la cour parisienne, aux réceptions, aux bals du fait de l’absence de témoignage à ce sujet
dans le texte de son périple.

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La femme occupe une place importante dans les écrits de voyages des ambassadeurs du Maroc au
XVIIe siècle.

Al-Hajari rapporte dans son récit une discussion qu’il a engagée avec une femme en France : « la
femme a dit : comment votre prophète vous a autorisé à vous marier avec quatre femmes et Dieu n’a
donné à Adam qu’une seule? Je lui ai répondu : notre mère Eve avait une bénédiction supérieure,
quant aux femmes d’aujourd’hui, une de ces quatre peut tomber malade, une autre être stérile.... Ces
choses très courantes nous ne les avons pas vu chez notre mère Eve.

L’opinion d’Al-Hajari à ce sujet est prise dans le corpus religieux, dans la parole de Dieu et en tant que
telle elle représente, de son point de vue, la vérité universelle.

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La même question ou presque a été posée à l’autre ambassadeur marocain l’Amiral Ibn Aïcha, mais sa
réponse ne puisait pas dans la même source et ne se référait pas au même corpus : « quelques Dames lui
ont demandé pourquoi ils prenaient chez eux plusieurs femmes? Il leur répondit que s’était afin qu’ils
puissent trouver en plusieurs ce qu’on rencontre assemblé abondamment en France dans chacune en
particulier ».

L’Ambassadeur ne répond pas en fait à la question, pas plus qu’il ne se réfère au corpus religieux, il
préfère plutôt complimenté la beauté des femmes chrétiennes.

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« Le Mercure Galant » rapporte à propos des relations qu’entretenait l’ambassadeur Ibn Aïcha avec les
femmes chrétiennes qu’une fois quelqu’un lui a dit lors d’un séjour à Tours que la Touraine et l’Anjou
étaient le jardin de France, il répondit que la bretagne en était le paradis, puisqu’on y voit tant d’anges.

Une fois à Paris, Une femme lui demanda s’il n’était pas trop chaud à cause de la quantité du monde
qui l’entourait, il répondit que dans le paradis les éléments sont égaux et que le nombre d’anges qu’il
voyait le représentait parfaitement

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Al-Hajari avait une opinion radicalement opposée à celle du corsaire de Salé au sujet des femmes. Lors
d’une discussion sur l’amour avec une femme à Olonne le morisque rapporte :

« l’habitude dans les pays des Farandja et des Flandres permet à celui qui veut se marier avec une fille
de la voir et de rester seul avec elle, pour avoir des conversations favorisant l’établissement de l’intimité
entre eux. S’ils se mettent d’accord sur les fiançailles à ce moment, ils peuvent discuter du mariage, mais
rien ne peut l’empêcher de se séparer d’elle. Il est possible, en outre, que la fille ait plusieurs visiteurs
pour la même raison. Or, il faut que le musulman remercie Dieu pour la religion de l’Islam et sa
bénédiction ».

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Bien qu’ayant une opinion très négative des femmes chrétiennes, cela n’a pas empêcher le morisque de
tomber amoureux d’une infidèle. Il raconte que sa relation avec cette femme est devenue si profonde à
tel point qu’il allait souvent à sa rencontre. Une fois ils se retrouvaient seuls dans un parc et il a fini
par comprendre lors des échanges qu’ils ont eu ensemble ce qu’elle voulait de lui […]

L’ambassadeur est perturbé et une lutte s’engage en lui entre Raison et Passion. En fin, il revient à la
raison : « Que Dieu me pardonne à propos de ce que j’ai dit à cette femme et de l’avoir regarder. Il est
bon et miséricordieux ».

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Ibn Aïcha n’a pas échappé lui non plus aux affres de l’amour impossible. Il a rencontré lors de son séjour
en France, Une grande dame qui se montra moins rebelle envers lui. Cette dame est Charlotte Melson,
veuve du conseillé du Roi André Le Camus qu’il revoit à plusieurs reprises lors de son séjour. Le Corsair
de salé prit l’habitude de s’esquiver certains soirs et de disparaitre sans qu’on sût où il allait.

La preuve de l’Attachement d’Ibn Aïcha à cette dame est connu à travers le contenu d’une lettre datant
de mai 1699 envoyé de Brest avant son retour au pays:

Je chante dans ces vers


Que j’ose vous envoyer
Le bonheur de ma destinée
Le feu de mon cœur qui s’embrasait
je n’en laissais rien transparaître
Ô lumière de mes yeux
Que votre absence m’est pénible
Qu’au plus profond de mon être
Vous êtes infiniment plus présente.

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Conclusion

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Al-Hajari juge dans les années 1610 que le royaume des Farandja est un pays ennemi de l’Islam et dont
les habitants sont condamnés à bruler dans les enfers à cause principalement de leurs pratiques
païennes.
Son récit est consacré essentiellement à des questions d’ordre religieux au détriment des questions
politiques et surtout économiques.

Abdullah Ibn Aïcha semble au contraire concevoir d’une manière différente la France de la fin du
XVIIe siècle. Cet envoyé du Sultan du Maroc rompt avec la représentation du kafir qu’il faut détruire
et constate que ce pays est une puissance incontournable en Europe sur laquelle il faut compter.

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