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Chapitre II

La Normandie des arabisants


(xve siècle - xxie siècle)
Pierre Ageron
Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen

Entrée en contact avec le monde arabe dès le xie siècle via ses colonies
méditerranéennes d’Italie du sud, de Sicile et de Syrie du Nord, la
Normandie semble avoir conservé mémoire directe de l’héritage
intellectuel arabe plus longtemps que d’autres régions françaises. Au
début du xvie siècle, par exemple, la bibliothèque de l’université de Caen
possédait deux fois plus d’ouvrages de médecine traduits de l’arabe
que celle de Montpellier16. Si les savants européens se contentèrent
longtemps des traductions latines réalisées vers le xiie siècle, l’intérêt
croissant qu’ils accordèrent aux langues à partir du xvie siècle leur fit
ressentir le besoin de revenir aux manuscrits originaux et suscita leur
désir de se procurer de nouveaux textes, restés inconnus en Europe. Ce
mouvement d’étude de la langue arabe et de lecture de textes arabes
n’a cessé de se prolonger et se renouveler. Le propos de ce chapitre est
d’évaluer sur une longue échelle de temps – de la Renaissance jusqu’à
nos jours – la place qu’y a tenue la Normandie17.

16. Pierre Ageron, « Les sciences arabes à Caen au xviie siècle : l’héritage arabe
entre catholiques et protestants », dans : É. Barbin & P. Ageron (dir.), Circulation,
transmission, héritage : histoire et épistémologie des mathématiques, Caen, IREM de
Basse-Normandie, 2011, p. 95-121.
17. Les sources d’information utilisées pour ce chapitre, minutieusement recoupées et
vérifiées, sont très nombreuses. Pour éviter de volumineuses notes, nous limiterons les
références à quelques sources secondaires impliquant directement la Normandie et/ou
la langue arabe, où on trouvera des références supplémentaires.
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L’ARABE CHEZ LES HUMANISTES NORMANDS DE LA
RENAISSANCE

Peut-être n’est-il pas anecdotique que le premier livre imprimé


en France qui ait contenu des éléments de langue arabe ait été l’œuvre
d’un Normand : Nicole le Huen, natif du diocèse de Lisieux et carme
à Pont-Audemer. Ce n’est pas, pourtant, que ce clerc d’élite, proche
de la cour, ait maîtrisé cette langue. En 1487, il avait entrepris un
pèlerinage à Jérusalem : plus d’un an de voyage pour treize jours de
séjour ! Dès son retour, il traduisit du latin au français la Peregrinatio
in Terram Sanctam, récit de pèlerinage que venait de publier Bernhard
von Breydenbach, doyen de la cathédrale de Mayence, en l’enrichissant
d’observations personnelles. Son ouvrage fut imprimé à Lyon en 1488.
Tout ce qui touche à la langue arabe s’avère emprunté à Breydenbach.
Une planche maladroitement xylographiée figure l’alphabet « des
Sarrasins » (ill. A1). Elle se clôt par un mot de cinq lettres dont il est dit
qu’il signifie paix et se prononce wolstulam : on reconnaît, très déformée,
la formule de salut wa-s-salām. Vient ensuite un lexique : 230 mots
français dont l’équivalent « en langage des Turcs » – il s’agit en fait
d’arabe – est translitéré en alphabet latin, avec de nombreuses erreurs,
héritées pour certaines de l’édition allemande, dues pour d’autres aux
imprimeurs de la version française – deux Allemands implantés à Lyon.
Très recherché pour les informations rares qu’il contenait, le livre
de Le Huen connut en 1517 et 1522 deux nouvelles éditions à Paris18.
Le véritable initiateur de l’étude de la langue arabe en France fut,
selon l’expression de Richard Simon dont il sera question plus loin, « notre
Normand le fameux Guillaume Postel [...] qui a été l’admiration de la cour
et de tout ce qu’il y avait alors de savant dans Paris ». Personnalité hors
du commun, apôtre de la concorde du monde, Postel a marqué son temps
par son érudition et ses excentricités. Il naquit en 1510 dans une famille
18. Sur Nicole Le Huen, voir notamment : Béatrice Dansette, « Le voyage d’outre-mer à la fin
du xve siècle : essai de définition de l’identité pèlerine occidentale à travers le récit de Nicole Le
Huen », dans : Chemins d’outre-mer : Études d’histoire sur la Méditerranée médiévale, Paris,
Éditions de la Sorbonne, 2004.
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pauvre de Barenton, dans le diocèse d’Avranches. Intellectuellement
précoce et très tôt privé de ses parents, il partit vers Paris. Après bien
des péripéties, il s’embaucha comme homme de chambre au collège
Sainte-Barbe, où il s’adonna à l’étude des langues anciennes et vivantes.

Ill. A1. « La figure des Sarrasins et de leur a.b.c… », tiré de : Nicole Le


Huen, Des saintes pérégrinations de Jérusalem et des environs…, Lyon,
Topié et Heremberck, 1538 (bas d’une page et haut de la suivante). BnF
RES-J-155.
37
Vers l’âge de 22 ans, il s’initia à l’arabe en autodidacte. Il avait dans ce
but acquis un glossaire manuscrit latin-arabe composé dans l’Espagne
médiévale ; on pense qu’il utilisa aussi l’ouvrage du Normand Nicole Le
Huen et un psautier polyglotte imprimé à Gênes en 1516. Il mit aussitôt
en chantier un manuel d’arabe, mais était embarrassé par le fait que de
nombreux mots qu’il avait collectés étaient « dépourvus de points »,
c’est-à-dire de ces petits signes, facultatifs dans l’écriture, indispensables
pour connaître la prononciation correcte des mots. De 1534 à 1537, il
accompagna le voyage de Jean de La Forest, premier ambassadeur de
France permanent dans l’Empire ottoman. Après de courts séjours à
Tunis et au Caire, ils s’installèrent à Constantinople où Postel chercha
un maître qui puisse le faire progresser en arabe et lui apprendre le turc.
Selon son propre récit, ce ne fut pas facile : « Il y en a peu chez les Turcs
qui soient savants, et moins encore qui veulent enseigner, comme si les
Chrétiens étaient des profanes indignes de connaître leur langue ». Il
rencontra enfin un crypto-converti : « Il avait un tel amour pour moi, ou
pour les chrétiens, qu’il aurait bien voulu, quoique pauvre, m’enseigner
gratuitement ». Avec le grand vizir Ibrahim Bassa19, Postel fut chargé de
négocier une délicate affaire financière. Pour François Ier, il collecta des
manuscrits arabes relatifs à diverses sciences, restés inconnus en Europe,
par exemple les Divisions des orbes célestes d’al-Kharaqī (m. 1138) et
le Recueil des médicaments simples d’Ibn al-Bayṭār (m. 1248). À son
retour, il publia un livre de grammaire comparée traitant de douze langues
(ill.A2). Insatisfait des 18 pages qu’il avait consacrées à l’arabe et de
la médiocre reproduction de l’écriture par procédé xylographique, il fit
aussitôt imprimer une grammaire arabe typographiée de 44 pages, destinée
à être substituée aux pages correspondantes du premier ouvrage. Au début
de 1538, le roi le nomma lecteur – ou interprète – « en mathématiques
et langues pérégrines », poste dont il fut remercié en 1542. Un second
voyage en Orient, en 1549-1550, lui permit de se procurer de nouveaux
manuscrits, dont la Géographie d’Abū al-Fidāʾ (m. 1331) et le Mémoire

19. Sur Ibrahim Bassa, voir dans ce volume la contribution de Pierre Bonard
(chapitre IV).
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Ill. A2. Page de titre de : Guillaume Postel, Linguarum
duodecim characteribus differentium Alphabetum,
Paris, Denys Lescuyer, 1538. Ex-libris manuscrit des
capucins de Rennes.
d’astronomie de Naṣīr al-dīn al-Ṭūsī (m. 1274) qu’il lut et annota20. Vers
1563, il fit la connaissance du jeune Joseph Juste Scaliger, originaire
du diocèse d’Agen, et l’initia à la langue arabe : trente ans plus tard,
l’arrivée de Scaliger à Leyde devait être le point de départ de la brillante
école arabisante hollandaise dont nous aurons à reparler et qui perdure
de nos jours. Tenu pour fou, Postel fut interné au prieuré Saint-Martin-
des-Champs à Paris et mourut en 1581.
20. Sur Guillaume Postel, voir notamment : François Secret, Vie et caractère de
Guillaume Postel, Archè, Milano, 1987 ; Marion Kuntz, Guillaume Postel : Prophet of
the Restitution of All Things: His Life and Thought, La Haye, Martinus Nijhoff, 1981 ;
Josée Balagna Coustou, Arabe et humanisme dans la France des derniers Valois,
Paris, Maisonneuve et Larose, 1989 ; George Saliba, « Arabic Science in Sixteenth-
Century Europe: Guillaume Postel and Arabic Astronomy », Suhayl 7, 2007, p. 115-
164.
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Le contexte intellectuel de la Normandie du xvie siècle, riche en
petits foyers d’humanisme, est d’une grande importance dans la vie et
l’œuvre de Guillaume Postel : même s’il y a peu vécu, il voyait sa terre
natale comme une province élue et y constitua un réseau de savants et
de poètes21. Son plus fidèle et remarquable disciple fut Guy Le Fèvre de
La Boderie (1541-1598), originaire de Sainte-Honorine-la-Chardonne,
près d’Athis-de-l’Orne. Celui-ci avait rencontré Postel à Paris à l’âge de
21 ans et appris de lui les rudiments de la langue arabe. Il se spécialisa
plutôt dans l’araméen et ses divers dialectes, mais caressait des projets
touchant à l’arabe : alors qu’il était à Anvers pour travailler à l’édition
polyglotte de la Bible à laquelle Postel collaborait aussi, il annonça à
l’éditeur Arias Montanus préparer un livre exposant « les fondements
de l’idiome arabe, qui ne sont pas à mépriser », tandis que Postel faisait
mettre à sa disposition le précieux glossaire latin-arabe dont nous avons
déjà parlé22.

LA CONSTELLATION ARABISANTE DE BASSE-


NORMANDIE (1624-1706)

Au xviie siècle, les foyers humanistes normands furent revivifiés


par la présence de très importantes communautés protestantes. La
ville de Caen en particulier connut une intense activité intellectuelle,
probablement parce que protestants et catholiques y parvinrent plus
longtemps qu’ailleurs à surmonter leurs différends et à travailler en bonne
intelligence, notamment dans le cadre de l’Académie établie dès 1652
par Moisant de Brieux. Cependant, dans toute l’Europe, la langue arabe

21. Jean-François Maillard, « Postel et ses disciples normands », dans : Guillaume


Postel (1581-1981), Actes du colloque international d’Avranches (5-9 septembre 1981),
Paris, Trédaniel/La Maisnie, 1985, p. 83-91.
22. Sur Guy Le Fèvre de La Boderie, voir notamment : Félix Nève, Guy Le Fèvre de
La Boderie, orientaliste et poète, l’un des collaborateurs de la Polyglotte d’Anvers,
Bruxelles, A. Decq, 1862 ; François Secret, L’Ésotérisme de Guy Le Fèvre de La
Boderie, Genève, Droz, 1969.
40
faisait l’objet de beaucoup d’attention de la part des érudits protestants,
qui la considéraient comme un utile apport aux études bibliques,
notamment en raison de son affinité avec l’hébreu. Tout cela explique
que Caen et ses environs concentrèrent une exceptionnelle constellation
de savants, protestants ou catholiques, vivement intéressés par les études
arabes. L’âge d’or de cette Basse-Normandie arabisante s’étend de 1624,
date à laquelle Samuel Bochart s’installa à Caen, jusqu’en 1706, date à
laquelle Antoine Galland quitta cette ville.
Fils d’un pasteur rouennais, lui-même pasteur à Caen de l’âge de 25
ans jusqu’à la fin de sa vie, Samuel Bochart (1599-1667) fut un excellent

Ill. A3. Portrait de Samuel Bochart non signé, huile sur


toile, que nous proposons d’attribuer au peintre protes-
tant caennais Louis Belin de Fontenay (1603- ap.1666).
Bibliothèque Alexis de Tocqueville (Caen), FNI T 24.

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hellénisant et hébraïsant, mais aussi un des plus importants arabisants
européens du xviie siècle (ill.A.3)23. Du point de vue académique, une
chaîne directe le relie à Guillaume Postel : il apprit l’arabe à Leyde entre
1620 et 1622 avec Thomas van Erpe, dit Erpenius, lequel l’avait appris
avec Scaliger, lequel l’avait appris avec Postel. En un siècle, le niveau de
connaissance de la langue s’était beaucoup élevé et les ressources pour
l’étudier s’étaient multipliées. Erpenius avait composé une grammaire,
promise à un succès durable, et achevait un recueil de proverbes
commencé par Scaliger : ce furent les livres de chevet du jeune Normand.
Erpenius conseillait aussi la lecture des quelques ouvrages arabes qui
avaient été typographiés à Rome. C’est ainsi que Bochart étudia un livre
de géographie rédigé par un Arabe qu’on croyait originaire de Nubie,
tout étonné d’y trouver des indications précises sur sa Normandie natale :
on ignorait alors que c’était un abrégé de l’ouvrage d’al-Idrīsī, composé
au xiie siècle à la cour du roi normand Roger II de Sicile. En 1623, il
passa quelques mois à l’université d’Oxford auprès de William Bedwell,
professeur d’arabe et ami d’Erpenius, et y prit des notes sur un manuscrit
arabe de la bibliothèque : le Livre sur l’interprétation des rêves de Naṣr
al-Dīnawarī (m. 1020). L’œuvre de Bochart consiste avant tout en deux
livres monumentaux, d’une incroyable érudition, composés à partir de
sources originales en de multiples langues, parmi lesquelles l’arabe
a une place de choix. Pour le premier, imprimé à Caen en 1646, une
Geographia Sacra offrant un vaste panorama sur les peuples de la Bible
et une étude approfondie des Phéniciens, il utilisa la Géographie d’al-
Idrīsī et le Livre des rêves d’al-Dīnawarī. Au grand regret de Bochart,
son imprimeur Pierre de Cardonnel dut composer les citations arabes
en caractères... hébreux ! Ils avaient pourtant tenté d’implanter une

23. Sur Samuel Bochart, voir notamment : Edward Herbert Smith, Samuel Bochart : Recherches
sur la vie et les ouvrages de cet auteur illustre, Caen, s.n., 1833 ; Pierre Ageron, « Dans le cabi-
net de travail du pasteur Samuel Bochart : l’érudit et ses sources arabes », in : F. Brizay et V. Sar-
razin (dir.), Érudition et culture savante, de l’Antiquité à l’époque moderne, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2015, p. 117-146 ; Zur Shalev, Sacred Words and Worlds : Geography,
Religion and Scholarship,1550-1700, Leiden and Boston, Brill, 2012, p. 141-203 et 271-278.
42
imprimerie arabe à Caen, mais les caractères arrivés clandestinement
en octobre 1643 au domicile de Cardonnel, rue Saint-Pierre, avaient
été saisis en mars 1644 par arrêt du Parlement de Rouen, avant même
d’avoir servi. L’impression en arabe était en effet un privilège royal ; on
redoutait surtout que les protestants ne voulussent traduire et exporter
leurs livres pour convertir les chrétiens d’Orient. Échaudé par l’aventure,
Bochart choisit de faire imprimer son second ouvrage, le Hierozoicon, à
Londres. Cet ouvrage, qui parut en 1663 sous forme de deux énormes
volumes, était le fruit de vingt ans de travail. Afin d’identifier et
documenter les espèces animales mentionnées dans la Bible hébraïque,
il lui avait fallu rassembler, outre les versions arabes des textes sacrés,
des livres arabes consacrés aux animaux, inédits en Europe. Activant
son réseau, il avait constitué une petite, mais remarquable, collection
de manuscrits arabes dont chacun a son histoire. Une copie égyptienne
du Recueil des médicaments simples d’Ibn al-Bayṭār (m. 1248) lui fut
communiquée par Claude Saumaise, érudit protestant fixé à Leyde.
Deux copies syriennes du livre des Psaumes lui furent offertes par
Claude Sarrau, érudit protestant vivant à Paris. Une copie syrienne de
la Grande vie des animaux d’al-Damīrī (m. 1405), datée de 1459, fut
mise à sa disposition par Gabriel Naudé, bibliothécaire du cardinal
Mazarin, ainsi – plus étonnant – qu’un recueil tunisien de propriétés
magico-thérapeutiques des plantes et animaux. Une copie (partielle ?)
du Coran lui fut communiquée par Nicolas du Moustier de la Motte,
lieutenant général du bailliage de Caen. Une copie des Merveilles des
créatures d’al-Qazwīnī (m. 1283) lui fut offerte par Christine de Suède,
dont Bochart fut l’hôte de juin 1652 à juin 1653. Dans la bibliothèque
de cette reine, il copia de sa main des extraits de deux versions arabes de
la Genèse et de l’Exode, et d’un célèbre dictionnaire arabe médiéval, le
Qāmūs d’al-Firūzābādī (m. 1414) (ill.A4). Cette chasse aux manuscrits
fut très fructueuse : dans la préface du Hierozoicon, Bochart reconnaît
les « grandes lumières » qu’il a tirées des sources arabes, et tout au long
de l’ouvrage abondent les citations de Ibn al-Bayṭār, al-Damīrī et al-

43
Ill. A4. Extrait du dictionnaire arabe d’al-Fīrūzābādī, choisis
et copiés par Samuel Bochart lors de son voyage en Suède
sur un manuscrit appartenant à la reine Christine de Suède.
Bibliothèque Alexis de Tocqueville (Caen), ms. in-4o5, fo87.

Qazwīnī – qu’il nomme Abenbitar, Damir et Alkazuinius – imprimées en


arabe et traduites en latin. Les manuscrits orientaux de Samuel Bochart,
ainsi que ses carnets de notes et ses documents de travail, sont conservés
à la bibliothèque de Caen : ils constituent un fonds exceptionnel d’une
rare cohérence24. Bochart mourut d’une attaque cérébrale en pleine
séance de l’Académie de Caen, lors d’un vif débat au sujet de monnaies
24. Pierre Ageron, « Les manuscrits arabes de la bibliothèque de Caen », Annales de
Normandie 58/1-2 (2008), p. 77-133.
44
espagnoles appelées marbotins : s’opposant à l’avis de Huet (voir plus
loin), Bochart soutenait avec acharnement – et clairvoyance – qu’elles
étaient d’origine arabe.

Dans la communauté réformée normande, Bochart éveilla


aux études orientales deux jeunes pasteurs : Étienne Lemoine (1624-
1689) et Étienne Morin (1625-1700). Comme Bochart, ils firent une
partie de leurs études à l’université de Leyde et y acquirent de solides
notions d’arabe. Le professeur d’arabe n’était plus Erpenius, mort
prématurément en 1624, mais Jacob Golius qui lui avait succédé. Si
Lemoine se spécialisa dans le grec et Morin dans l’hébreu, tous deux
firent preuve dans leurs travaux érudits de leur familiarité avec l’arabe ;
affectivement et intellectuellement, ils restèrent très proches de Bochart.
Cependant, et paradoxalement, le plus célèbre disciple de Bochart est
un catholique : le jeune Caennais Pierre-Daniel Huet (1630-1721),
futur évêque d’Avranches et érudit très profond. Vis-à-vis de la langue
et de la culture arabe, l’attitude de Huet fut fluctuante. C’est un jésuite
caennais, Pierre Mambrun, qui avait fait naître en lui le goût de cette
langue en lui offrant la grammaire d’Erpenius. Devenu son mentor,
Bochart l’encouragea plus fortement encore à étudier les langues en
général et l’arabe en particulier. Huet se familiarisa suffisamment avec
l’écriture arabe pour être capable, par exemple, de chercher un mot
dans le dictionnaire composé par Golius, qui fut d’ailleurs son ami. Il fit
l’acquisition de livres arabes imprimés en Europe et tenta d’en déchiffrer
des parties : il raconta avoir « transpiré dans Avicenne comme dans un
four ». Plus tard cependant, dans un contexte d’exacerbation des tensions
inter-religieuses, sentant peut-être qu’il lui serait difficile de dépasser
Bochart sur le plan des études arabes, il afficha le plus grand dédain
quant à l’originalité et l’intérêt des écrits des Arabes.

À côté des études bibliques et littéraires, une autre motivation


pour apprendre l’arabe était de pouvoir lire dans le texte original les

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ouvrages des grands médecins arabes. Comme on l’a vu, Pierre-Daniel
Huet s’était plongé dans le Canon de la médecine d’Avicenne (ou Ibn
Sīnā, m. 1037), imprimé à Rome en 1593. Samuel Bochart, qui possédait
aussi cette édition arabe, l’étudia d’encore plus près. Grâce à elle, dans
un mémoire resté manuscrit, il comprit qu’une curieuse maladie qu’on
nommait en Europe cutubuth n’était autre que la lycanthropia décrite par
les anciens médecins grecs, ce mot ayant été altéré par l’intermédiaire
de l’arabe al-quṭrub25. Un ami commun de Huet et Bochart, Louis
Thouroude (1615-1689), natif de Rouen qui s’installa à Caen en 1662,
acquit des rudiments d’arabe en même temps qu’il étudiait la médecine.
Cependant, indique Huet, il fit « bien moins de progrès dans l’arabe que
dans le grec ». Il entreprit un voyage dans la Grèce ottomane, d’où il
ramena un guide de pèlerinage à Jérusalem en turc et en arabe qu’il offrit
à Bochart : on peut encore le voir à la bibliothèque de Caen. Médecin
lui aussi, Pierre Vattier (1623-1667) devint un arabisant de tout premier
plan. Né à Montreuil l’Argillé, près d’Orbec, où il passa toute sa vie, il
avait appris l’arabe – probablement au Collège royal – pour lire Avicenne
dans le texte. Vers l’âge de 35 ans, il avait traduit en latin l’intégralité du
Canon. Un fragment de cette traduction, rassemblant ce qui concerne les
maladies mentales, fut imprimé à Paris en 1659. L’année suivante, Vattier
publia la traduction en français des diverses pièces contenues dans un
recueil de poèmes et proverbes arabes édité à Leyde par Golius en 1629 :
il accomplissait ainsi un projet que Bochart avait caressé. En 1661, il fut
reçu sur une chaire de professeur d’arabe au Collège royal. La même
année, Bochart, qui l’admirait beaucoup, et Moisant de Brieux, chez qui
se réunissaient les érudits de Caen, firent des démarches répétées auprès
de leurs amis anglais en vue d’une édition intégrale de sa traduction
du Canon : elles restèrent vaines et le manuscrit de Vattier fut perdu.
Vattier publia beaucoup d’autres traductions de textes arabes, notamment

25. Pierre Ageron, « Un manuscrit inédit de Samuel Bochart relatif au cutubuth et aux
loups-garous », Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen 51
(2015), p. 7-28.
46
sur des sujets historiques. La maladie l’emporta à l’âge de 45 ans, cinq
semaines avant Bochart.

La ville de Caen a aussi attiré deux arabisants d’importance


qui, quoique picards et non normands par la naissance, se sont intégrés,
pendant quelques années, à la vie intellectuelle locale. Le premier est
Adrien Parvilliers (1619-1678), un jésuite qui avait longtemps vécu
en Orient, notamment en Égypte, à Sidon et à Damas. Il y avait appris
l’arabe, enseignait aux enfants en leur langue et correspondait en arabe
avec Samuel Bochart. De retour en France, il souhaita s’installer à
Caen. Sa première visite à Bochart eut lieu le 13 octobre 1666. Malgré
la différence de religion, le pasteur appréciait ce jésuite, « fort versé
dans la langue arabe », mais aussi « fort bon homme et qui n’a rien de
caché ». À l’inverse, Parvilliers considérait Bochart comme un « homme
d’honneur et de capacité pour les langues et la critique » et déclarait
pour lui « beaucoup d’estime ». Quelque temps après la mort de Bochart,
Parvilliers fut envoyé à La Flèche, au grand dam de Pierre-Daniel Huet
qui s’était aussi gagné son amitié et désirait reprendre l’étude de l’arabe
sous sa conduite. En 1670, Parvilliers annonça à Huet un grand ouvrage
intitulé Le Truchemans de l’Orient ou Interpres Orientis : ce livre, qui
n’est jamais paru et dont le manuscrit est perdu, contenait probablement
beaucoup de richesses tirées de la littérature arabe. Le second arabisant
venu enrichir la vie intellectuelle de Caen est Antoine Galland (1646-
1715), surtout connu aujourd’hui, en dépit d’une œuvre bien plus
considérable, comme le premier traducteur des Mille et Une Nuits26. C’est
en suivant les cours du Normand Pierre Vattier au Collège royal qu’il
apprit l’arabe. Il fit ensuite trois longs séjours en Orient, dans la suite
de plusieurs ambassadeurs, puis vécut dix ans à Paris où il s’occupait
26. Sur Antoine Galland, voir notamment : Mohamed Abdel-Halim, Antoine Galland,
sa vie et son œuvre, Paris, Nizet, 1964 ; Sylvette Larzul, Les Traductions françaises
des Mille et Une Nuits : étude des versions Galland, Trebutien et Mardrus, Paris, 1996 ;
Le Journal d’Antoine Galland (1645-1715) : la période parisienne, édité par Frédéric
Bauden et Richard Waller, Louvain/Paris/Walpole, Peters, 4 vol., 2011-2015.
47
à traduire des textes arabes, financé
par trois mécènes successivement
décédés. Au début de 1697, il
s’installa à Caen auprès de Nicolas-
Joseph Foucault, le très érudit
intendant de Basse-Normandie,
qu’il secondait dans ses travaux
d’archéologie et de numismatique.
Il fit imprimer à Caen en 1699 un
opuscule De l’origine et des progrès
du café, traduction d’un manuscrit
arabe daté de 1587 complété
d’observations personnelles (ill.
A5).

Ill. A5. Page de titre de : Antoine Galland,


De l’origine et du progrès du café, sur un
manuscrit de la bibliothèque du roi,
Caen, Cavelier, 1699, BNF S-14854.

À l’Académie, il fit la connaissance de Samuel Lesueur de


Colleville, petit-fils de Samuel Bochart : celui-ci lui montra les
manuscrits orientaux que possédait son grand-père et Galland ajouta sur
cinq d’entre eux de courtes notices qui rehaussent encore leur valeur
(ill.A6)27. Au début de 1701, il traduisit un manuscrit arabe contenant
l’histoire de Sindbād le marin. Ayant appris l’existence d’un « recueil
prodigieux de contes semblables intitulé Les Mille et Une Nuit [sic] », il
se mit en devoir d’en faire venir un exemplaire de Syrie.
En octobre 1701, il recevait un manuscrit du xive siècle, contenant les
282 premiers contes de Shahrazād (ill.A7). Tous furent traduits à Caen,
« chaque soir après dîner », et forment, avec Sindbād, la matière de sept
27. Pierre Ageron, « Les manuscrits arabes ... », art. cit. (note 24).
48
volumes, imprimés en 1704, 1705 et 1706 (ill.A8). Ces Nuits caennaises
sont, en un sens, les seules authentiques : celles publiées par la suite
reposent sur des sources orales. C’est en septembre 1706, après un
séjour à Caen de presque dix années, que Galland, suivant son protecteur
Foucault, retourna à Paris.
Il resta en relation avec Samuel Le Sueur de Colleville, qui, encore en
1711, lui soumettait un manuscrit arabe à identifier.

Ill. A6. Notice portée à Caen par Antoine Galland sur un


manuscrit de La Grande Vie des animaux d’al-Damīrī (xive
siècle) copié à Tripoli (actuel Liban) en 1459. Ce manuscrit
avait appartenu à Samuel Bochart, qui l’avait utilisé pour
la composition de son Hierozoicon (1663). Bibliothèque
Alexis de Tocqueville (Caen), ms. in-4o3.

49
Ill. A7. Le début du premier manuscrit des Ill. A8. Page de titre de : Antoine Galland,
Mille et Une Nuits connu en Europe, annoté Mille et Une Nuit, contes arabes, t. I, Paris,
en latin par Antoine Galland qui le fit venir Veuve Barbin, 1704. Publié pendant le
d’Alep à Caen en 1701 et le traduisit en séjour de Galland à Caen. Cet exemplaire
français. BnF, ms. Arabe 3609, fo1vo. appartenait à son ami l’érudit caennais
Pierre-Daniel Huet, qui vivait alors à la
maison professe des jésuites de Paris à
laquelle il laissa sa bibliothèque. BnF, Y2
8921.

Le départ de Galland marqua la fin de la brillante période


arabisante de Caen. C’est en fait toute la vie intellectuelle de « l’Athènes
normande », déjà bien affaiblie depuis l’exil des protestants et le retrait
progressif de Huet, qui entrait en léthargie. La Haute-Normandie ne
prit pas vraiment le relais en matière d’études arabes. Le père oratorien
dieppois Richard Simon (1638-1712), excellent hébraïsant, avait bien
commencé à apprendre l’arabe à la maison de l’Oratoire à Paris, et se
lia vers 1670 avec un prêtre irakien de passage à Paris. Mais, malgré
un intérêt pour l’islam remarquable pour l’époque, il n’approfondit pas
l’étude de l’arabe. Peut-être souhaitait-il, comme Huet, se différencier des
protestants et surtout d’un Samuel Bochart qu’il ne ménageait guère, bien
50
que sa méthode critique sur la Bible ne soit, au fond, que l’aboutissement
de celle du pasteur de Caen. Quelques manuscrits arabes qu’il possédait
se trouvent encore à Rouen, dont un Coran, un Pentateuque et un très
curieux traité d’astrologie natale dont l’auteur reste non identifié. Quant
à l’érudit réformé rouennais Paul Bauldri (1639-1706), il reçut une
formation comparable à celle de Samuel Bochart, et eut notamment à
l’académie protestante de Saumur le même professeur d’hébreu que lui.
Mais pour ce qui est de l’arabe, ce n’est pas à Leyde qu’il l’apprit, mais
– chose rare – avec un locuteur natif : il l’avait ramené d’un séjour en
Angleterre et « l’entretint pendant un an », mais on ignore les résultats
de cette longue fréquentation.

DIX-NEUVIÈME SIÈCLE : UNE RÉSURGENCE DES ÉTUDES


ARABES ?

Si l’arabe ne semble plus guère avoir été cultivé en Normandie au-


delà de 1706, on relève au xixe siècle quelques frémissements, portés
par le souvenir de Samuel Bochart ou d’Antoine Galland ainsi que par
l’expédition d’Égypte et la conquête de l’Algérie. Mais la dynamique
intellectuelle des villes normandes, désormais largement distancées par
Paris, ne permettait plus qu’y fût centré un puissant réseau orientaliste
comme cela avait été le cas au xviie siècle : au mieux s’agissait-il de
modestes ramifications ou terminaisons de réseaux exogènes.

Au tout début du siècle, on constate l’intrication du milieu


intellectuel bas-normand et du réseau des savants ayant accompagné
Bonaparte en Égypte entre 1798 et 1801. Le général Dugua, qui releva
l’Académie de Caen à son retour du pays des pharaons, y attira en effet cinq
autres anciens de l’Institut d’Égypte. Parmi eux se trouvait Jean-Joseph
Marcel (1776-1854), orientaliste polyglotte ayant une prédilection pour
l’arabe. Parisien a priori sans lien avec la Normandie, il ne manquera
jamais de se réclamer de son titre d’associé à l’Académie de Caen. Ce
51
grand érudit et bibliophile est l’auteur de traductions de textes littéraires
arabes, d’une Paléographie arabe et d’ouvrages décrivant les dialectes
arabes de l’Égypte, du Maghreb ou du Sénégal. Imprimeur, il développa
au Caire, puis à Paris, la typographie en caractères arabes.
Toujours à Caen, on peut identifier pendant la Restauration un
embryon de réseau orientaliste lancé par John Spencer Smith (1769-
1845), un ancien diplomate britannique féru d’antiquités et de littérature
orientales qui s’y était installé en 1817. Il avait, de 1792 à 1801, vécu
à Constantinople où il avait été secrétaire d’ambassade, puis ministre
plénipotentiaire ; il y avait étudié le turc et lié amitié avec le baron
autrichien Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856), « prince des
orientalistes » de l’époque. Élu membre de l’Académie de Caen, il y
fit en 1820 une communication intitulée Description d’un monument
arabe conservé à Bayeux sur un énigmatique coffret d’ivoire portant une
inscription arabe que Hammer l’aida à déchiffrer (ill.A9)28. Fasciné par
le grand orientaliste normand Samuel Bochart, il poussa son fils Edward
Herbert Smith, un jeune sémitisant, à entreprendre des Recherches sur
la vie et les ouvrages de cet auteur illustre qui furent lues et imprimées
en 1833. Enfin, il encouragea les débuts d’un jeune orientaliste caennais,
Guillaume Stanislas Trébutien (1800-1870), et le mit en contact
avec Hammer, avec lequel Trébutien échangera des lettres pendant
plus de trente ans29. Trébutien acquit, apparemment en autodidacte,
des rudiments d’arabe, de persan et de turc. Insuffisants pour traduire
des œuvres littéraires, ils pouvaient néanmoins s’avérer utiles pour
préciser une traduction préexistante en anglais ou en allemand : toutes
ses traductions, achevées ou restées en projet, semblent ressortir à
cette méthode. Outre un volume de contes persans et une poignée de
28. Sur l’histoire du déchiffrement de cette inscription, voir : Pierre Ageron, « Le cof-
fret musulman de la cathédrale de Bayeux : la réception savante d’un objet incongru »,
Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie LXXVIII (2019), p. 31-69.
29. Sur Trébutien, voir notamment : Jean-Luc Pire, G.-S. Trebutien, Louvain-la-Neuve
& Caen, Université catholique de Louvain, 1985 ; Sylvette Larzul, Les traductions…,
op. cit.(note 26) ; Pierre Ageron, « Les manuscrits arabes ... », art. cit. (note 24).
52
poèmes arabes, turcs ou persans, il publia en 1828 trois volumes de
Contes inédits des Mille et une nuits, extraits de l’original arabe – en
réalité traduits sur la version allemande de Hammer. Correspondant
de la Société asiatique, il fréquenta les grands orientalistes du temps,
dont l’arabisant Silvestre de Sacy. Nommé bibliothécaire-adjoint à la
bibliothèque de Caen, chargé « des langues orientales et de la poésie
du Moyen Âge », il examina les manuscrits arabes laissés par Bochart
et reconnut en l’un d’eux, non annoté par Antoine Galland, une copie
incomplète du Coran : une note de sa main s’y trouve encore. La carrière
d’orientaliste de Trebutien s’arrêta avant l’âge de 30 ans, et c’est en tant

Ill. A9. Gravure en taille-douce par F.


Berthout représentant l’inscription du
coffret arabe de Bayeux, décalquée pendant
l’été 1820 par John Spencer Smith et son fils
Edward Herbert Smith. Bibliothèque Alexis
de Tocqueville (Caen), FNI C 18.

53
que correspondant de Barbey d’Aurevilly et historien de la ville de Caen
que son nom reste connu.
Les cas de Jules David (1811-1890) et Peter Barrow (1813-1899)
semblent isolés, mais font quelque écho aux précédents. Le premier, fils
d’un consul originaire de Falaise établi dans l’Empire ottoman, apprit
l’arabe à l’École des jeunes de langues sous la direction de Silvestre de
Sacy. Il ne fut jamais un orientaliste érudit, mais publia, à la manière de
Trebutien, des traductions et imitations de poésies arabes et persanes.
Possédant une résidence à Langrune-sur-Mer, il fut associé à l’Académie
de Caen – ce qui ne fut jamais le cas de Trebutien – et fit imprimer
à Caen un écrit sur la poésie orientale. Quant à Peter Barrow, c’était
comme Spencer Smith un diplomate britannique. À la suite de douze
ans de service en tant que vice-consul à Caen, il fut affecté à Rabat-
Salé (Maroc) où il remplit les mêmes fonctions de 1857 à 1862. Il apprit
l’arabe et, bien qu’assez mal disposé envers l’islam, entreprit de copier
de sa main l’intégralité du Coran ; il offrit dès 1859 ce manuscrit à la
ville de Caen à laquelle il restait très attaché et dont son épouse était
originaire. Après avoir encore servi comme consul à Nantes et à Kertch
(Crimée), il passa les dernières années de sa vie à Ouistreham.

En 1872 se fixait à Alger le jeune Rouennais Émile Masqueray


(1843-1894), ancien élève du lycée Corneille et de l’École normale
supérieure, agrégé d’histoire. Il parcourut en tous sens la Kabylie, l’Aurès,
le Mzab, le Hoggar. « Il me ferait bien rire, notera-t-il dans ses Souvenirs
et Visions d’Afrique, celui qui me dirait que les hommes sont prédestinés
à tel ou tel genre de vie, et m’expliquerait doctoralement que les Arabes
sont faits pour être nomades et les Normands pour être sédentaires. Je
me sens nomade jusqu’au bout des ongles. » Il apprit l’arabe classique
sous Ali Ben Smaïa, « beaucoup plus savant en grammaire arabe et en
législation musulmane qu’un professeur au Collège de France ». Mais
c’est dans l’étude des dialectes berbères qu’il se spécialisa : il publia
notamment un dictionnaire et une grammaire du parler touareg tamāhaqq,

54
et soutint une thèse d’ethnologie en 1885. Il mourut chez sa mère à Saint-
Étienne-du-Rouvray, âgé seulement de 51 ans.
Dans les dernières années du xixe siècle, un binôme d’érudits du
Pays d’Auge a produit une série d’études sur les lapidaires et bestiaires
de différentes civilisations. Il était formé du médiéviste Fernand de Mély,
maire du Mesnil-Germain, et de l’orientaliste Henri Courel-Groult
de Lisieux, qui dépouillait et traduisait pour Mély des traités chinois,
arabes ou hébreux. Après une imposante somme sur les lapidaires
chinois (1896), les deux hommes projetaient un volume analogue sur
les lapidaires arabes : il ne vit pas le jour, de sorte qu’il est impossible
de dire si Courel avait une connaissance sérieuse de l’arabe. Cependant,
leur article Des Lapidaires grecs dans la littérature arabe du Moyen Âge
(1893) suggère qu’ils avaient consulté deux manuscrits arabes inédits
de la Bibliothèque nationale : un Livre des pierres attribué à Aristote et
le Livre sur les propriétés et bénéfices des pierres et les talismans qu’on
y peut graver. On ne sait presque rien de sa vie. Admis à la Société
de linguistique de Paris en 1871, il était collectionneur d’objets d’art et
bibliophile. Il a notamment possédé un manuscrit persan du Divan de
Hafez – qu’il vendit en 1879 – et un exemplaire du recueil cabalistique
hébreu Sefer Raziel imprimé en 1701. En 1891, il examina un manuscrit
arabe conservé à la bibliothèque de Lisieux30.

1980-2020 : DE L’ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE


D’ORIGINE À LA RENAISSANCE DE L’ÉRUDITION ARABE

Au xixe siècle, lorsqu’on songea à implanter l’enseignement de l’arabe


dans d’autres villes françaises que Paris et Alger, le nom de Caen fut un
instant évoqué en souvenir de Samuel Bochart, mais ce sont les facultés
des lettres de Montpellier et de Lyon qui furent choisies. De même,
il semble ne jamais avoir existé de cours d’arabe à l’Institut colonial

30. Pierre Ageron, « Les manuscrits arabes de la bibliothèque de Lisieux », Le Pays


d’Auge, 59e année, no5 (2009), p. 5-17.
55
du Havre, formé en 1929, alors que ses homologues de Lyon, Nancy,
Bordeaux et Marseille en proposaient.
Ce n’est que dans la deuxième moitié du xxe siècle que surgit
l’enseignement de l’arabe en Normandie. Jusque vers 1980, il visait
surtout les populations issues de l’immigration maghrébine ou les
travailleurs sociaux en contact avec ces populations. Il était dispensé
dans des cadres hétéroclites : associations de soutien aux travailleurs
immigrés, associations cultuelles musulmanes, Maisons des jeunes et de
la culture, centres socio-culturels de la Caisse d’allocations familiales,
centres de formation continue, etc. L’Éducation nationale, longtemps
aveugle à l’importance de la langue arabe, n’y prenait part que via des
dispositifs périphériques échappant en partie à son contrôle : GRETA
(groupements d’établissements) pour la formation continue des adultes,
ELCO (Enseignement des langues et cultures d’origine) dans les écoles
primaires et les collèges. Afin de constituer un vivier d’enseignants
correctement formés, le CAPES d’arabe (Certificat d’aptitude au
professorat de l’enseignement du second degré) fut créé en 1975 – il
existait certes depuis 1905 une agrégation d’arabe, mais elle était devenue
un concours d’excellence et une voie d’accès à l’enseignement supérieur.
En 1980, l’arabe n’était encore enseigné que dans trois établissements
normands, tous situés en Seine-Maritime : les collèges Claude Bernard
(Le Grand-Quevilly) et Romain Rolland (Le Havre) et le lycée Corneille
(Rouen)31. En 2005, quatre des cinq départements normands (Seine-
Maritime, Eure, Calvados, Orne) proposaient l’enseignement de l’arabe
dans au moins deux établissements chacun, une situation favorable
alors qu’il n’existait à cette date aucune implantation dans 44 des 95
départements français32. En 2020, on peut apprendre l’arabe dans dix
établissements secondaires normands : le collège Henri Brunet (Caen)
et les lycées Jean Guéhenno (Flers), Malherbe (Caen), Salvador Allende

31. Apprendre l’arabe, Institut du monde arabe, Paris, brochure non datée (vers 1982).
32. Le centenaire de l’agrégation d’arabe, actes du colloque organisé par la DGSCO,
Institut du monde arabe / La Sorbonne (17-18 novembre 2006), Scéren, Versailles, 2008.
56
(Hérouville-Saint-Clair), Les Bruyères (Sotteville-lès-Rouen), Aristide
Briand (Évreux), Marc Bloch (Val-de-Reuil), Saint-Saëns (Rouen),
Claude Monet (Le Havre) et Saint-Joseph (Le Havre).
De nombreux professeurs ont contribué à ce développement de
l’enseignement de l’arabe en Normandie ; nous ne pourrons en citer que
quelques-uns33. Dans l’ancienne académie de Caen, l’artisan essentiel
en fut Khalil Barakat, né en 1947, ancien assistant à l’université de
Damas34. Il donna ses premiers cours en 1981-82 dans le cadre d’un
GRETA à Flers – ville qui avait accueilli de nombreuses familles de
harkis après l’indépendance de l’Algérie –, ouvrant ainsi la voie à la
création d’une option d’arabe au lycée Guéhenno (voir plus loin). En
avril 1982, il sut convaincre le proviseur du lycée Malherbe, d’abord
sceptique, de demander au recteur l’ouverture d’un cours d’arabe dans
ce prestigieux lycée du centre-ville de Caen. Le succès fut tel que
l’enseignement y fut étendu aux classes préparatoires en 1985. Khalil
Barakat enseigna à Malherbe de 1982 à 1987, puis de 1999 à sa retraite
en 2013. Dans l’intervalle, il avait été titularisé (1995), avait enseigné
à l’École nationale de commerce à Paris, puis, de retour en Normandie,
avait de 1997 à 1999 inauguré l’enseignement de l’arabe au lycée Allende
d’Hérouville-Saint-Clair. Dès 1987, il enseigna également à l’université
de Caen – UFR de langues vivantes et Laboratoire de langues – et plus
tard au Centre d’études théologiques. En 2007, il fut reçu à l’agrégation
interne. Au lycée Allende, le successeur de Khalil Barakat fut Nabil
Malek, originaire de Damas, professeur certifié rentrant de dix années
33. Si presque tous ceux que nous citons furent titulaires de leur poste, il ne faudrait
pas minorer le rôle des contractuels appelés à assurer la continuité de l’enseignement
de l’arabe lorsqu’aucun agrégé ou certifié n’était disponible : ce fut notamment le cas
de Faten Ajmi, Hala Salem, Samar Zahid, Hossam Alghabra (aujourd’hui au lycée Mal-
herbe) et Hadi Al Ahdal (aujourd’hui au lycée Allende). Ce dernier, d’origine yéménite,
a soutenu en 2016 à Caen une thèse intitulée Étude comparative de la négation en
arabe et en français.
34. Faisal Kenanah, « L’enseignement de l’arabe en France, le cas de l’académie de
Caen : état des lieux », Les Essentiels de Maqalid, « Service de l’ambassade d’Arabie
Saoudite», 2015, p.149-164.
57
d’affectation au Maroc et en Tunisie : il enseigna dans ce lycée de 1999 à
2006, composa des documents pédagogiques dont un original thesaurus
de dialecte syrien (Le Parler damascène, 2002), puis rejoignit l’Agence
pour l’enseignement français à l’étranger.
Au lycée Malherbe, le successeur de Khalil Barakat fut Faisal
Kenanah, dont il sera question plus loin. Au lycée Jean Guéhenno
de Flers, où l’option d’arabe ouvrit dès 1982, le premier professeur
fut Jaafar Ahmad (Bagdad, 1940 – Flers, 1997) ; entre 2009 et 2012,
on y note les courts passages de deux jeunes professeurs : Houneida
Khadraoui-Lelong, certifiée en 2008, enseignait aussi à Allende et
quitta la Normandie pour la Bretagne après son agrégation en 2010 ;
Steven Duarte, major d’agrégation en 2010, resta deux ans à Flers, puis
prépara une thèse à l’École pratique des hautes études et est depuis 2016
maître de conférences en arabe et islamologie à l’université Paris Nord,
spécialiste des penseurs réformistes de l’islam sunnite contemporain.
Le cas de l’ancienne académie de Rouen est sensiblement différent. Au
lycée Corneille, qui est un peu à Rouen ce que le lycée Malherbe est à
Caen, l’enseignement de l’arabe semble avoir fait long feu. Il s’ancra en
revanche au lycée général et technologique Les Bruyères de Sotteville-lès-
Rouen, établissement au recrutement plus populaire : il y fut dispensé de
1990 à 1994 par Frédéric Imbert, jeune agrégé devenu depuis spécialiste
d’épigraphie arabe et professeur des universités à Aix-Marseille, et par
la suite par Sylvie Barka, professeure certifiée. L’académie présente
le cas surprenant d’une professeure d’arabe d’origine coréenne : née à
Séoul en 1962, Hi-jin Maget a fait ses études en Jordanie, puis a vécu et
enseigné en arabe dans les hauts plateaux algériens avant de s’installer
en France en 1985 et de passer le CAPES d’arabe ; depuis 1988, elle a
enseigné l’arabe – et parfois le coréen – au lycée Saint-Saëns de Rouen,
au lycée Monet du Havre et à l’École de management de Normandie, et
a en 1993 obtenu une maîtrise de langue, littérature et civilisation arabe
à l’université Paris 1.

58
Ce n’est pas avant le xxie siècle que furent créés les premiers
postes d’enseignant-chercheur titulaire en langue arabe des universités
normandes : en 2001 au Havre et en 2017 à Caen. Stéphane Valter,
né en 1960, agrégé d’arabe et docteur en sciences politiques, a été
maître de conférences en langue et civilisation arabe au Havre de 2001
à 2019 – il est aujourd’hui professeur d’université à Lyon. Spécialiste
de la Syrie contemporaine et du discours historique qui a sous-tendu sa
construction, il a publié des textes qui expliquent pourquoi et comment
la secte alaouite s’est, au cours du xxe siècle, affirmée comme étant
pleinement musulmane et progressivement rapprochée du chiisme
duodécimain et donc de l’Iran ; il a notamment procuré en 2016 une
édition bilingue commentée d’un manuscrit du shaykh ‘Alī Sulaymān al-
Aḥmad (m. 2004). Pendant la même période, son épouse Amel Guellati-
Valter, née à Alger en 1967, enseignait dans la même université en tant
que professeure agrégée d’arabe tout en préparant une thèse, soutenue
en Sorbonne en 2010 et éditée en 2015, où elle examine les ouvrages
littéraires et encyclopédiques du polygraphe Ibn Qutayba (m. 889). À
Caen, c’est Faisal Kenanah qui est depuis 2017 maître de conférences
en langue, littérature et civilisation arabes. Né en Jordanie en 1976,
diplômé de langue française à l’université du Yarmouk à Irbid, il arriva
en France en 1999, s’installa à Montpellier et suivit un cursus d’arabe
à Bordeaux. Après avoir exercé deux ans comme assistant de langue
arabe à Nice, il se fixa en 2006 à Caen et obtint le CAPES en 2010 : il
enseigna dans plusieurs établissements scolaires caennais, dont le
collège Henri Brunet – où il créa à la rentrée 2011 la section bilangue
anglais-arabe – et le lycée Malherbe de 2013 à 2017. Sa thèse, soutenue
à Bordeaux en 2010, était consacrée au Livre de l’agrément et de la
convivialité d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī (m. 1023), un ouvrage à caractère
philosophique et encyclopédique structuré à la manière des Mille et Une
Nuits, écrit à Bagdad au xe siècle. Depuis son recrutement à l’université
de Caen, il a publié des ouvrages et articles dans la lignée de sa thèse
et entamé des collaborations avec des chercheurs locaux, par exemple

59
en analysant la classification des animaux marins chez Abū Ḥayyān
al-Tawḥīdī lors d’une journée organisée par Thierry Buquet (voir plus
loin). Il est également auteur de livres d’enseignement de l’arabe, de
traductions arabes de contes européens comme ceux de Perrault ou de
Grimm. Enfin, il pratique à haut niveau la calligraphie arabe : il a à son
actif plusieurs expositions à Caen et a calligraphié les inscriptions de la
mosquée d’Hérouville-Saint-Clair. À l’université de Rouen, il n’existe
pas d’enseignant-chercheur en langue et civilisation arabes ; cependant,
un professeur de sociolinguistique, Foued Laroussi, né à Sfax (Tunisie)
en 1961 et docteur de l’université de Rouen en 1991, s’est spécialisé
dans les questions de plurilinguisme au Maghreb et à Mayotte et a dirigé
de nombreuses thèses sur ce sujet, mais aussi sur l’analyse linguistique
d’auteurs arabes célèbres comme Naguib Mahfouz ou Mahmoud
Darwich ; ses étudiants ont donné des cours d’arabe dans divers cadres
à l’université. On peut ajouter qu’ont été préparées et soutenues à Caen
plusieurs thèses de traductologie impliquant la langue arabe, en général
sous la codirection de Christine Durieux, professeur à l’université, et
d’un arabisant extérieur, et plusieurs thèses de linguistique orientées vers
l’apprentissage du français par les arabophones, en général dirigées par
Pierre Larrivée.
De nombreuses recherches ont été conduites en Normandie
sur l’histoire de l’Occident arabe médiéval et moderne. L’Espagne
musulmane (viiie-xve siècles) a été le sujet central de l’œuvre importante
de Gabriel Martinez-Gros : né à Oran en 1950, aujourd’hui professeur
émérite à Paris-Nanterre, il fut maître de conférences, puis professeur, à
Rouen de 1991 à 2004. Durant cette période, il a notamment publié une
traduction du Collier de la colombe sur l’amour et les amants du poète
Ibn Ḥazm (xie siècle), un livre de réflexions intitulé Identité andalouse
insistant sur le cas de l’historien Ibn Khaldūn (xive siècle) et dirigé les
thèses d’Emmanuelle Tixier (Géographie et géographes d’al-Andalus,
2003) et de Cyrille Aillet (Les Mozarabes : christianisme et arabisation
en Al-Andalus, soutenue à Paris en 2005). La minorité musulmane

60
résiduelle dans l’Espagne devenue chrétienne des xvie-xviie siècles et
les efforts d’évangélisation dont elle a été l’objet sont le principal champ
de recherche de Youssef El Alaoui, maître de conférences d’espagnol
à l’université de Rouen, depuis sa thèse soutenue à Rouen en 1998 ; il
a récemment dirigé un ouvrage collectif intitulé Morisques faisant le
point sur les nouvelles approches historiographiques de ce groupe
humain au destin si particulier35. La revanche maritime des morisques
expulsés d’Espagne au xviie siècle et installés à Salé a été étudiée par
Leïla Meziane, aujourd’hui professeure à l’université de Mohammedia
(Maroc), dans une thèse soutenue à Caen en 1999 intitulée Salé et ses
corsaires, reposant en partie sur des sources arabes inédites dont un
manuscrit de Jaʻfar al-Nāṣirī al-Salāwī (xixe siècle)36.
L’histoire des sciences arabes revit aussi en Normandie depuis
quelques années. L’auteur de ce chapitre, Pierre Ageron, maître de
conférences de mathématiques à l’université de Caen, ayant appris
les éléments de la langue arabe de 2003 à 2006 avec Khalil Barakat
au Laboratoire de langues de ladite université et suivi sur ses conseils
un stage à l’Institut français du Proche-Orient (Damas), travaille depuis
2010 à la collecte, l’étude et l’édition de manuscrits arabes métissant
savoirs mathématiques européens modernes et islamiques traditionnels :
il a par exemple étudié le traité d’arithmétique du morisque aragonais
Ibrāhīm al-Balīshṭār (Cherchell, vers 1575), le traité de géométrie du
renégat allemand Osman bin Abdülmennan (Belgrade, 1779) ou le traité
sur les logarithmes de l’ingénieur marocain Aḥmad al-Ṣuwayrī (Meknès,
1861). Jean-Philippe Izard, médecin caennais ayant étudié l’arabe à
Caen avec Khalil Barakat et Faisal Kenanah, a soutenu en 2013 à Nantes
sous la direction de Pierre Ageron un mémoire de master 2 d’histoire des
sciences consistant en l’étude d’un manuscrit maghrébin de médecine
35. Youssef El Alaoui (dir.), Morisques (1501-1614) : une histoire si familière, Presses univer-
sitaires de Rouen et du Havre, 2017.
36. Leïla Maziane, Salé et ses corsaires (1666-1727) : un port de course marocain au xviie siècle,
Mont-Saint-Aignan/Caen, Publications des universités de Rouen et du Havre/Presses universi-
taires de Caen, 2007.
61
populaire du xviie siècle conservé à la bibliothèque de Caen. Thierry
Buquet, ingénieur de recherche affecté depuis 2015 au Centre Michel de
Boüard de Caen après cinq années comme membre de l’Institut français
du Proche-Orient (Damas, puis Beyrouth), est spécialiste de l’histoire
des animaux exotiques au Moyen Âge à travers les sources latines et
arabes, ce qui fait de lui un authentique successeur du Samuel Bochart
zoologue : dans des articles très savants, il a par exemple analysé les
débats des auteurs arabes relatifs à l’hybridité et la naissance des girafes
ou à l’origine de l’ambre gris de cachalot.

CONCLUSION

Bien qu’il soit le produit de longues recherches, le panorama des


études arabes en Normandie que nous avons tenté de brosser n’est qu’un
premier essai inévitablement incomplet. Il semble démontrer que, sur le
temps long, le rôle de la Basse-Normandie a été beaucoup plus important
que celui de la Haute-Normandie, un déséquilibre dont il conviendrait de
vérifier s’il n’est pas exagéré par un biais dans notre information. Encore
la Basse-Normandie dont il s’agit se réduit-elle surtout à Caen et ses
environs : le département de la Manche, où se trouve le hameau natal de
Guillaume Postel, n’a jamais su retrouver le chemin des études arabes.
Ce panorama permet surtout d’identifier un certain nombre de grappes
ou de réseaux d’arabisants impliquant la Normandie et de repérer des
tendances générales concernant leurs sujets d’intérêt et leurs activités.
Jusqu’à la fin du xviie siècle, la Normandie a contribué de manière
importante aux études arabes et exercé un évident pouvoir d’attraction.
On y cultivait surtout un arabisme érudit, philologique et comparatiste,
tourné vers l’exégèse biblique ou la médecine plus que vers la littérature,
un arabisme qui était souvent de pur cabinet, malgré les exceptions de
Parvilliers et de Galland qui avaient vécu en Orient. Après l’interruption
apparemment totale du xviiie siècle, l’étude de l’arabe – souvent jointe
à celle du persan – renaît au xixe dans divers lieux de Normandie, et

62
se tourne alors souvent vers la poésie. Cette renaissance est cependant
très modeste, d’autant qu’à la différence d’autres régions françaises,
la domination coloniale française au Maghreb et au Levant n’a pas
entraîné le développement des études arabes en Normandie. C’est dans
les temps post-coloniaux qu’est né, à partir des années 1980, le premier
enseignement organisé de l’arabe en Normandie, suscité par la demande
d’une génération issue de l’immigration maghrébine. Celui-ci a permis
le recrutement de professeurs de l’enseignement secondaire de grande
qualité, qui ont à leur tour pu semer des graines et montrer la richesse
et l’étendue de la culture arabe, puis d’enseignants-chercheurs, aussi
bien arabophones que francophones natifs. Si les textes médiévaux
demeurent plus que jamais à l’étude, ce sont de nouvelles problématiques
de recherches, entrant en résonance avec de grandes questions des
sociétés contemporaines, qu’ils permettent d’aborder, par exemple la
coexistence religieuse, l’identité, le métissage culturel, le plurilinguisme
et la traduction. Ce renouveau a aussi permis ce que nous venons de
tenter de faire : attirer l’attention du plus grand nombre sur l’ancienneté
et la qualité des études arabes en Normandie.

63

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