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D’Ibn Baytar à Lucien Leclerc : deux honnêtes hommes au service de la

pharmacologie arabe et mondiale

Simone Lafleuriel-Zakri
37 rue Washington 75008 Paris

L’Etat actuel des connaissances sur l’auteur et sur le travail de traduction de son œuvre.
D’Ibn Baytar et de son œuvre, de cet éminent savant médecin et pharmacologue andalou du
13e siècle, né en 1197 et mort en Syrie à Damas en 1248, nous ne savons que peu de choses.
Les détails donnés qui concernent sa vie, son travail ou ses voyages sont toujours les mêmes.
Ils sont toujours repris y compris avec les mêmes erreurs. Peu d’études sont consacrées à sa
vie, un peu plus sur ses déplacements en Orient mais parce que les écrits du savant permettent
d’en retrouver le cours. Le contenu des différents ouvrages de l’auteur intéresse davantage
les spécialistes qui, pour la plupart, travaillent plutôt sur quelques traités de médecine. D’Ibn
Baytar sont connus répertoriés et conservés une dizaine de travaux dont un seulement
retint l’attention des arabisants et traducteurs au19e siècle. Aucune traduction moderne en
français, récente, critique, annotée et rendant le texte dans sa totalité n’est, à notre
connaissance, à la disposition des lecteurs d’aujourd’hui. Quelques traductions actuelles sont
partielles et ne concernent que quelques parties : quelques paragraphes choisis dans l’ordre
alphabétique tel qu’on le trouve dans le texte original. Elles sont en arabe en turc ou en
espagnol. Aucune étude enfin ne replace le long travail de pharmacologue praticien, de
botaniste de terrain et de rédaction d’importants et complexes travaux dans le contexte
géopolitique pourtant très dense et très troublé de ce milieu du 13ème siècle pendant lequel
Ibn Baytar travailla et mourut loin de son Andalousie après une soixante d’années d’une vie
très bien remplie…
En ce qui concerne également les copies des manuscrits de ce pharmacologue andalou, trop peu
d’études sont consacrées à leur description et à leur état de conservation. Ces copies nombreuses
circulaient pourtant dans tout le monde arabo-musulman et à toutes les époques postérieures au
13eme siècle. Il est difficile d’en retrouver le cheminement d’Orient en Occident. Pourtant
certains traités médicaux maghrébins postérieurs reprennent les textes d’Ibn Baytar en longs
extraits ce qui peut attester de leurs disponibilités. Une centaine de copies de manuscrits sont
éparpillées dans différentes bibliothèques du monde, et d’Alep en Syrie ou au Caire à la
Bibliothèque de Madrid, d’Istanbul ou de Paris…
En Europe, une traduction partielle et imparfaite de son traité le plus important : Le Traité des
Simples ou Recueil des remèdes simples et des aliments : Kitab al- Djami li-mufradat al-adwiya
wa’l-adhdhiya (Livre des drogues d’origine animale, minérale et végétale composées d’un seul
élément), est entreprise au 18ème siècle par l’orientaliste Antoine Galland. Cet orientaliste est
plus connu comme l’un des traducteurs des contes des Mille et une Nuits. Galland avait fait des
études de grec, de latin, d’arabe et d’hébreu : toutes langues indispensables pour ce travail de
traduction si particulier des manuscrits de matière médicale et de botanique.
A cette époque, au 18ème siècle donc, le roi Louis XVI encourageait la collecte des
manuscrits anciens et leur traduction. Le grand travail des orientalistes initié au 17ème siècle est
en cours et se développe comme se développera à la suite, au début du19ème siècle la Société
des Etudes asiatiques et collabore à l’indispensable Journal Asiatique toute une école de
savants prestigieux!
Le manuscrit de la traduction du Traité des Simples par Galland est conservé avec d’autres de
ses papiers et manuscrits à la Bibliothèque nationale de Paris mais son travail sur le Traité des
Simples est reconnu comme imparfait, incomplet et fautif.
Deux autres traductions plus tardives d’Ibn Baytar sont le plus souvent citées : l’une très
partielle et en latin de l’Allemand Fredreich Dietz. Elle parait à Leipzig en 1833. L’autre,
complète, est en langue allemande et de Sontheimer. Terminée en 1840, elle est comme celle
de Galland généralement jugée très imparfaite et fourmille d’erreurs. Ces différentes
traductions eurent quand même le mérite de faire apparaître le nom d’Ibn Baytar comme figure
importante de l’histoire des sciences médicales, et naturelles : dont la pharmacologie, et même
de l’agronomie puisqu’ Ibn Baytar se sert du savoir des agronomes anciens ou pratiquant dans
l’ensemble du monde arabo-musulman, ou mieux dans une même zone climatique. Le
pharmacologue cite fréquemment les traités d’agriculture des agronomes anciens y compris
mésopotamien dont « l’Agriculture nabathéenne » (nabathéen étant synonyme d’agriculteur) ou
contemporains et en particulier des agronomes andalous dont le Kitab al Filaha d’Ibn Awwam
et par exemple sous la forme : Livre de l’Agriculture : « le prunier de montagne est un arbre
dont les feuilles sont arrondies et plus petite que le prunier cultivé. Son fruit est pareillement
acide, d’une acidité franche ; cet arbre ne prospère pas dans les jardins ».
On peut encore noter que c’est à partir du 19ème siècle qu’un certain nombre de savants
européens commencèrent à s’intéresser plus particulièrement à cette littérature scientifique qu’il
faudrait, je pense, désigner par littérature scientifique de langue arabe, même si par facilité on
parle de littérature scientifique arabo-musulmane ou arabo-andalouse ou musulmane.
Pour expliquer le peu d’empressement des orientalistes et des spécialistes d’aujourd’hui pour
un travail de traduction critique, actualisé et annoté de ces traités particuliers, on peut avancer
qu’ils exigent en plus de connaissances médicales, des compétences particulières et sans aucun
doute pluridisciplinaires : connaissances de la flore méditerranéenne ou asiatique, toponymies
dans une vaste aire qui va du sud de Europe à l’Arabie et en Perse et même en Inde. Il faut
encore avoir des connaissances en histoire ancienne des sciences et de la biographie des
savants arabes ou de toutes origines et de l’Inde à l’Andalousie, en passant par l’Iran, l’Oman,
l’Arabie et même par certaines régions d’Afrique dont le Fezzan libyen sur les routes des
échanges ouest-est passant par le désert et le Soudan et cet important royaume du Kanem.
Cela explique aussi peut être qu’actuellement ce peu d’études même si elles citent le
pharmacologue, le font à travers les quelques travaux les plus souvent utilisés et traduits. Les
citations qui sont faites aujourd’hui de l’œuvre la plus connue d’Ibn Baytar son Kitab al Djami
ne correspondent d’ailleurs pas toujours à ce que rapporte l’auteur lui–même d’une substance.
La seule de ces traductions presque complète mais sérieuse, commentée, annotée, critique et
donc reconnue comme satisfaisante, reste donc celle établie au 19e siècle, et en français par
Lucien Leclerc. Pourtant même cette traduction n’est pas complète. Elle laisse de côté dans ses
deuxième et troisième parties, les citations de Dioscoride et Galien jugées répétitives.

A propos du traducteur Lucien leclerc


Leclerc était un médecin-chirurgien envoyé en Algérie comme chirurgien des zouaves, en
avril 1840 dans les premières années de la conquête française. Arabisant parfait, capable de
traduire du grec ou du latin des textes scientifiques anciens spécifiques et exigeant des
compétences variées, il s’est par son passage en Algérie familiarisé avec la pharmacopée
régionale et les diverses appellations des substances dans les dialectes locaux. Il explique dans
la préface de sa traduction qu’il avait déjà travaillé sur des ouvrages de médecine arabe et en
particulier sur le deuxième livre du Canon d’Avicenne. Il s’était rendu compte que les ouvrages
maghrébins de pharmacologie qu’il étudiait et qu’il avait commencé à traduire comportaient une
majorité de citations d’Ibn Baytar, tirées de son Traité des Simples. Il avait traduit auparavant
quelques uns de ces traités dont le Khachef Er roumoûz du médecin algérien ’Abderrâzzaq puis
le Tezkirat de Daoud al Antaky mort en 1599 mais dont le travail était très utilisé, en particulier,
au Maghreb.
Leclerc, de plus, avait acheté une très belle copie du manuscrit chez un libraire de
Constantine. Il avait consulté ensuite plusieurs copies dont l’une très bonne à la Bibliothèque
Nationale complétées par des copies partielles qui s’y trouvent également. Mis à la retraite, il
se rendra aussitôt à l’Escurial de Madrid où il savait trouver d’autres manuscrits de médecine
arabe. Bref tous ces facteurs l’avaient convaincu de revenir à la source et de se lancer
dans la traduction du Traité qui semblait rassembler et en ordre toutes les connaissances
disponibles au siècle d’Ibn Baytar.
D’ailleurs Lelcerc écrit dans un article du tome XVI du Journal Asiatique intitulé «
Observations sur le travail de monsieur Clément Mullet : Etudes sur les noms arabes des
différentes études de végétaux » :
« Vraiment il faut avoir bien peu l’habitude des travaux d’Avicenne pour le citer à titre
d’autorité sur ce sujet surtout dans son texte imprimé quand on a sous la main Ibn Baytar et la
traduction de Dioscoride. En pareil cas on ne doit citer Avicenne que pour le corriger… »
C’est donc surtout grâce aux travaux de Lucien Leclerc que nous avons aujourd’hui une idée
plus précise de plus d’un millier de substances d’origine animale ou minérale mais surtout
végétale, répertoriées par le savant andalou et de leurs applications en médecine, en chirurgie,
dans l’alimentation mais encore dans l’industrie et l’artisanat, et cela de l’Antiquité au Moyen
âge. J’ai bien signalé l’emploi dans l’artisanat puisque ces substances entraient dans tous les
instants de la vie quotidienne. Un exemple parmi de nombreuses autres indications nous
explique l’usage varié de ces simples
Au chapitre de l’Euphorbe : Euphorbia Spinosa dont il donne le nom arabe d’Aboufaïs et avant
d’indiquer son usage en médecine, il indique :
« C’est le rassoul grec (rassoul roumi).je l’ai vu croître à Antaliya…J’ai vu les gens de ce pays
se servir de sa racine pour laver les vêtements comme on le fait aussi en Syrie, à Damas, de la
racine du cyclamen… »

Ibn Baytar au 13eme siècle : un savant parmi les savants…

Passons maintenant à Ibn Baytar , à son époque et de comment on connaît certains détails de sa
vie et de ses voyages..

Le nom complet d’Ibn Baytar est Diyâ al Din Abu Muhammad Abd Allah ben Ahmad ben al
Baytar al Malaqi. Il est de en effet de Malaga, ou de cette région comme il le dit incidemment
dans un paragraphe consacré à la raie :
« j’ai vu dans ma ville natale de Malaga, en Andalousie, les vagues jeter sur le rivage un
poisson de forme aplatie… ».
Il est né dans une famille de savants sans doute originaires de Grenade mais installés à Malaga.
Ses grand-père et père sont déjà des médecins et vétérinaires réputés. Ils envoient le jeune
garçon à Séville pour y faire ses études de botanique et de pharmacologie. L’Andalousie
qui brille de ses savoirs en toutes disciplines est en pointe dans ces domaines des sciences
naturelles, pharmacologie, botanique et de l’agronomie. A Séville il rencontrera sans aucun
doute le grand philosophe mystique Ibn Arabi qu’il retrouvera avec d’autres savants andalous de
passage ou installés en Orient, à Damas où le grand maître soufi de quelques années son aîné,
meurt en 1240.
C’est à Séville et dans ses environs que le jeune botaniste s’initie à la connaissance des plantes.
Il commence à herboriser en compagnie de son maître l’un des plus grands botanistes connus
Abu-l Abbas Ahmed al Nabaty dit aussi al Hafedh ou al Roumi ou encore al Roumiyya.
Al Roumi, son aîné, est largement présent dans le texte des traités d’Ibn Baytar. Ainsi à
propos du paragraphe « Rose de Jéricho, la Main de Marie ou keff Maryam, Ibn Baytar recopie
textuellement le texte de son maître mais comme il l’explique souvent, il le fait pour la bonne
raison qu’il n’a rien à ajouter à une description jugée parfaite.
A propos de la Rose de Jéricho ou main de Maryam, il écrit :
« Quant aux habitants de l’Egypte, ils appellent ainsi une plante mentionnée par Abu’l-Abbas
el-Hafedh dans son ouvrage intitulé : Er-Rihla al-machreqiya (Voyage en Orient). Voici ce qu’il
en dit : la plante connue sous le nom de keff Mariam du Hedjâz (…), est une plante étalée à la
surface de la terre, ayant les feuilles du pourpier, légèrement arrondies, consistantes,sessiles,
frisées… légèrement velues. Très verte, elle donne à l’aisselle des feuilles des fleurs petites, un
peu jaunâtres, pareilles à celles du pourpier, remplacées par une graine dure, plus petite que
celle du fenugrec »
Mais dans la compilation d’Ibn Baytar, on trouve aussi un autre grand botaniste
andalou, originaire de Cordoue et mort, lui à la fin du 12e siècle : Abu Jaffar ibn Mohammed al
Ghafiqi. l’œuvre majeure de al Ghafiqi « Le livre des Drogues simples ». Ce travail est
marqué par une grande précision dans la description des plantes due à ses propres
investigations en Espagne et au Maghreb et à ses comparaisons critiques avec le savoir d’une
centaine de savants de référence. Son œuvre n’est hélas connue, comme l’ouvrage d’Al
Roumi, que grâce aux longues citations qu’en fait d’Ibn Baytar.
L’Andalousie de fin de 12ème siècle, au début de la toute jeunesse d’Ibn Baytar, n’est pas une
région tranquille. En effet l’Espagne musulmane est alors en pleine période de reconquête
chrétienne et lentement agonise.
Une terrible défaite va annoncer la dernière période de la puissance andalouse. En 1212, alors
qu’Ibn Baytar va sur ses 15 ans, une terrible bataille à Las Navas de Tolosa met aux prises,
mais une fois de plus, les armées almohades renforcées par l’apport de tribus berbères et les
armées des chrétiens catholiques. A partir de cette date, la Reconquête s’accélère et s’affirme le
déclin du règne des musulmans sur l’Espagne. Plus tard, en 1236, Cordoue comme d’autres
royaumes brillants sont repris et Séville, la ville savante, déjà, est menacée !
Ces terribles événements peuvent être les raisons de ce exil sans retour au Maghreb d’abord,
puis en Orient, de tant de savants andalous, du jeune étudiant même et de ses maîtres (dont
Ibn Arabi installé en Syrie à Damas où il a son tombeau) ). Pourtant Al Roumi le professeur,
choisit, lui pourtant, et très âgé, de revenir en 1239 peut-être, mourir en Andalousie après un
long voyage de pèlerinage et de travail dans tout l’Orient. Il relatera ses découvertes mais
uniquement dans le domaine de la botanique et de l’identification des substances.
Ibn Baytar, lui, semble avoir fait de la Syrie et de l’Egypte, et comme Ibn Arabi, sa terre
d’adoption et de Damas, le lieu de rédaction de sa dizaine d’ouvrages connus.
L’Orient qu’Ibn Baytar va trouver sur sa route et où il passera la majeure partie de vie est à la
fois brillant mais en proie à des conflits sans trêve. Saladin est mort en 1193, quatre ans
seulement avant la naissance d’Ibn Baytar. Ses successeurs vont se disputer le pouvoir et des
luttes intestines vont s’étendre de l’Egypte à l’ensemble de ce qui pourrait couvrir le Bilad
Sham avec Jérusalem au cœur. Tout le littoral de la méditerranée orientale est concerné comme
les régions intérieures dont une partie de l’Arabie ou les confins de l’Asie mineure. Une partie
de ces mêmes régions sera le théâtre de luttes qui opposent, dans le même temps les sultans
ayyoubides aux armées des Croisés. Ces Francs ne renonceront que dans les années 1250, à
leurs tentatives d’étendre et de défendre leurs positions en Orient et d’y installer toujours plus
d‘arrivants en des tentatives de conquêtes de type colonial pendant plusieurs siècles.
Cette aire de conflits violents, de déchirements, de successions des pouvoirs est donc aussi l’aire
d’herborisation, d’investigation, de travail, de voyage et de rédaction de ces savants.
Dans les années 1250, peu après la mort du savant à Damas, alors que les armées mongoles se
rapprochent de Bagdad après avoir détruit l’Iran, la Syrie et Egypte ayyoubides en proie à ces
conflits et en lutte contre les Francs, passeront sous pouvoir des mamelouks, ces esclaves des
sultans ayyoubides devenus tout puissants. Artisans de la défaite des derniers croisés en Orient,
ils règneront jusqu’à l’occupation des Ottomans au début du 16e siècle. Ces mamelouks conduits
par le légendaire Baybars seront les vainqueurs, en Palestine, d’une première tentative de la
désastreuse expédition mongole. Et c’est sans doute à cette même époque que certaines des
copies des manuscrits d’Ibn Baytar quitteront l’Orient, avec tant d’autres écrits, pour se
disperser au Maghreb où des collectionneurs les conserveront précieusement…

La quête du savoir, les voyages l’expérience… et la méthode


Par un médecin oculiste syrien de Damas, Ibn Abi Usaybiya, surtout renommé comme
biographe arabe et contemporain du savant andalou, nous apprenons que le savant andalou
avait pour habitude de parcourir régulièrement les campagnes pour herboriser. Usaybiya devint
son élève, son ami et son compagnon de travail. Mais c’est Ibn Baytar lui-même qui nous
indique dans son Traité les lieux précis où partout il se rend. Il indique les campagnes qu’il
parcourt : Par exemple dans les environs de Beyrouth, du Caire ou de Damas, ou en
Palestine : à Gaza ou Tibériade, ou dans le Dyar Bakr et, en bref, tout du long des routes
menant de l’Andalousie à l’Arabie en passant par les côtes méditerranéennes et tous ces villes
et villages où les voyageurs en tout genre dont les innombrables pèlerins se rendant aux lieux
saints, font alors étape. Ibn Baytar indique le plus souvent très exactement le site où il a fait
une découverte.
A propos d’une plante mal identifiée : une linaire peut-être, on apprend ainsi que :
« On la rencontre partout en Syrie aux environs de Gaza, dans le lieu connu sous le nom d’El
Hassy…vers la montagne d’Hébron. Elle est aussi abondante dans les montagnes de Jérusalem
et dans un canton des environ d’Alep connu sous le nom de Nahr el Joz ( ruisseau de la Noix).
Pour ma part,je l’ai trouvée en Syrie, dans la localité appelée Madj al-Yaba, vers le Tombeau de
la chienne,…,d’où je l’ai rapportée… »
Et à propos du Peucedanum connu sous le nom de Bokkour al Akrâd :
« On dit aussi que c’est la plante appelée en syriaque andrâsioun, et dans la langue vulgaire
d’Andalousie, yerbatoura ce qui est plus vrai…En effet, en Orient, les Kurdes (al Akrâd) en font
un usage fréquent en fumigations, et particulièrement dans le Diar Bakr…

Tout en herborisant le savant consulte ses ouvrages scientifiques de référence. Il ne se sépare


jamais de la somme des connaissances botaniques anciennes rassemblées dans le De Materia
Medica du médecin grec Dioscoride, médecin militaire, botaniste éminent d’Asie mineure mort
en 90. On doit à Dioscoride la connaissance des 600 plantes environ entrant dans la centaine de
remèdes des trois genres qui constituaient la pharmacopée de son époque.
Mais Ibn Baytar consulte aussi les textes de Galien, célèbre médecin grec de Pergame, mort en
201, ceux des savants arabes antérieurs à son époque dont Avicenne ou Razès ou ses
contemporains. Il s’aide encore du savoir et de l’expérience de ses compatriotes dont ses trois
savants andalous dont Al Roumi avec lesquels tout jeune, à l’âge de vingt trois ans, il
entreprend son voyage d’initiation ou de pèlerinage en Orient.
Certains ont comparé Ibn Baytar au voyageur arabe Ibn Battuta. Mais il n’est pourtant pas un
cas isolé : les musulmans d’Occident et d’Orient dialoguent et échangent au long des
interminables routes de pèlerinage et de commerce. Ils se rencontrent dans les centres
d’enseignement de toutes disciplines dans les khankas ou monastères ou dans les hôtelleries qui
les accueillent aux étapes. Ces voyageurs laissent des récits de leurs interminables voyages.
L’un des plus connus : l’andalou Ibn Jobayr, précède de quelques années notre savant et ses
maîtres sur les mêmes exacts chemins. il meurt en 1217 quand le jeune Ibn Baytar se prépare à
son périple qu’il entreprend en 1220 à l’âge de vingt ans. A la différence de la relation
« Rihla » d’Ibn Jobayr consacrée à la description minutieuse des lieux, des paysages, des
architectures ou des moeurs des habitants visités, la Rihla d’ Al Roumi, si souvent reprise dans
le Traité des Simples semble avoir été uniquement consacrée à la botanique.
Les médecins et herboristes mais aussi les ingénieurs techniciens et artisans surtout des arts
de la guerre ou des objets de luxe ne sont pas des pèlerins, des marchands ou des voyageurs
ordinaires.Ils peuvent, à l’époque des sultans, entrer à leur service. Emirs, princes et sultans et
leurs familles ont en permanence besoin d’eux. Leurs précieux savoirs et savoir faire sont
rétribués. Ils reçoivent souvent des charges importantes.
Dès son arrivée en Egypte, Ibn Baytar, déjà reconnu pour son savoir, est nommé chef des
herboristes dans les hôpitaux du Caire et finalement attaché au service des sultans ayyoubides
descendants de Saladin dont Al Malik al Kamil cultivé et savant lui-même. Le sultan est alors le
grand ami et correspondant de l’empereur Frédéric de Hohenstaufen, roi de Sicile, empereur
germanique et roi de Jérusalem, féru de culture musulmane !
Comme Ibn Baytar l’indique dans une longue préface, le « Traité des Simples » est une
commande du dernier de ces sultans : l’un des fils d’Al Kamil : Al Saleh Ayyoub. Devenu
sultan d’Egypte et de Syrie, le plus souvent malade, ce sultan séjourna souvent à Damas. Il allait
de batailles en affrontements interfamiliaux avant de mourir en 1247, dans sa capitale, au Caire
en plein affrontement avec les Croisés de la VIIème croisade. Louis IX –notre Saint Louis-
débarquait alors à Damiette où il allait subir une terrible défaite. Il est probable qu’Ibn Baytar
qui, on le sait, se partageait entre le Caire et Damas suivait avec ses potions et préparations le
sultan ’Ayyoubide exténué mais resté en campagne et à plusieurs reprises à deux doigts du
trépas. Mais le savant était mort à Damas depuis un an déjà lorsque Al Ayyoub revenu au Caire
agonisait et qu’à la disparition d’AL Saleh, son épouse la célèbre Chajarat al Dour prenait la tête
des armées et négociait la reddition des croisés survivants et la rançon de Louis IX en 1250.

La méthode de travail
Au sultan Ayyoubide Al Saley Ayyoub donc, Ibn Baytar dédicacera deux de ses ouvrages.
Dans une longue préface du Traité des Simples il détaille sa méthode de travail.
Pour chaque substance répertoriée, et avant de passer en revue en les commentant et en les
rectifiant les emplois connus, leurs recettes et les méthodes d‘administration des drogues, le
savant reprend dans chacun des 3000 vignettes ou paragraphes, le savoir des spécialistes plus
anciens dont « textuellement et intégralement les cinq chapitres de l’éminent Dioscoride »..et
« les « six livres des simples de l’illustre Galien ».
Ces informations sont ensuite complétées ou rectifiées par ce que le savant a lu dans les
ouvrages des « modernes » Avicenne, Razès et chez ses contemporains dont le célèbre
médecin anatomiste Ibn Nafis (1210-1288) qui débute alors sa carrière au Caire. Plus de cent
cinquante auteurs de toutes les époques et de tous pays cités par leurs noms ou par leurs
ouvrages constituent la base de son énorme savoir.
A propos de la chair de cerf : Ibn Baytar écrit : De Galien : le livre des Aliments ;La chair de
cerf donne un sang épais, et elle est d’une digestion difficile, -Avicenne : les chairs de cerf, bien
que lourdes passent promptement ;Elles sont diurétiques - Rhazès, dans son Traité sur les
moyens de corriger les aliments : quant à la chair de cerf, le mieux serait de s’en abstenir,
surtout si elle est récente…
Suit les avis de Dioscoride, puis d’Ibn Zuhr, son compatriote sévillan du 12 e siècle et
d’anonymes.
Mais le travail n’est jamais qu’une simple récapitulation, C’est une compilation intelligente,
critique et sans concession. Le savant confronte les connaissances accumulées au fil des temps
à son propre savoir, à ce qu’il sait d’expérience, et à ce qu’il a appris dans ses rencontres. Toute
erreur y compris venant des plus prestigieuses de ses références est dénoncée et comme une
« énormité » ! Le texte du Traité des Simples renferme un grand nombre de ces rectifications
dénoncées le plus souvent avec beaucoup de sévérité !
A propos d’une euphorbe : le Chamaesyce et à la suite d’une définition de Dioscoride, l’auteur
se livre ainsi à une longue diatribe contre les auteurs peu scrupuleux. Il s’en prend en ces
termes à un traducteur célèbre : Honein (Hunayn ibn Ishâq al Ibadi, célèbre médecin et
traducteur des textes grecs en arabe du 9eme siècle)
:Au huitème livre des simples de Galien, Honein a rendu cette plante par figuier des
montagnes, ce qui est loin d’être vrai…Galien en fait le figuier vert…notre plante n’a aucune
ressemblance avec le figuier si ce n’est que le nom…le figuier se dit en grec « souki », et c’est
pour cela qu’Honein en a fait un figuier : grave erreur qui a été partagée par plusieurs de ses
successeurs qui ne voyaient pas plus loin que la ressemblance des noms, ne songeant pas à la
différence qu’il y a entre une plante …dont les rameaux sont étalés à la surface du sol.. et un
végétal qui compte parmi les grands arbres… »
Par le biais de ces erreurs, Ibn Baytar rend compte d’une des grandes difficultés du travail
d’identification des substances : leurs noms divers en grec, en arabe ou dans les dialectes ou
en berbère ou en latin « langue native des natifs de l’Andalousie ;
Cela nous donne en exemple pour la cuscute ce paragraphe éloquent :
« C’est une plante bien connue de tout temps des médecins de l’Andalousie, du Maghreb, de
l’Ifrkiya et de l’Egypte, sous le nom de Kochkouth. En Andalousie on lui donne vulgairement le
nom de karia’t al-kittan ; En Egypte, on l’appelle khammoul al–kittan. Elle diffère du kochkouth
de l’Irak qui porte aussi ce nom et qui y a plus de droit … ».
Enfin,Ibn Baytar prend soin souvent de noter la prononciation de ces noms avec les points
diacritiques afin de prévenir toute erreur de transcription ou dues à la « négligence des
copistes » :
« Alyssum : c’est un nom grec ; il commence par deux alifs dont le premier porte un hamza et un
medda, le second, rien ; vient ensuite un lam avec un dhamma,un sin avec un fath, puis un
noun… »
Et Ibn Baytar conclut l’exposé de sa méthode par ces mots : « j’ai nommé ce livre (le recueil)
Djami, vu qu’il embrasse les médicaments et les aliments et qu’il remplit le but que je me suis
proposé dans les limites du nécessaire et de la concision… »
L’ouvrage sans doute terminé dans les années 1245 ou suivantes est suivi de deux autres
ouvrages importants ( peut être aussi rédigés simultanément). Après la mort, à Damas, de son
auteur fin 1248 et alors que Séville sa ville tombe le même mois aux mains des chrétiens, le
manuscrit est maintes fois copié et à son tour entreprend de conquérir le monde savant d’alors.
Une centaine de copies en plus ou moins en bon état et fidèles dorment aujourd’hui dans les
bibliothèques d’Orient et d’Occident. Elles ont peu de chance, tant la tâche est ardue, d’être un
jour réveillées par un traducteur à la fois médecin, spécialiste de botanique en taxinomie
moderne bon latiniste et capable de lire le grec ancien, le latin médiéval, l’arabe et enfin,
différents dialectes.
Quant Lucien Leclerc la traduction des quatre tomes, 25 lignes à la page et d’une belle écriture
large et magistrale d’Ibn Baytar décidée, il ne put mettre un point final à son travail qu’à la
fin d’une guerre terrible que la France menait contre les Prussiens. Mobilisé de nouveau
comme chirurgien puis …démobilisé, son manuscrit d’Ibn Baytar est enfin retiré des réserves
de l’armée où il avait été mis à l’abri en toute urgence devant l’avance des soldats ennemis
jusqu’aux portes de Paris. Puis le traducteur, enfin libre de son temps, s’en alla comparer son
travail avec le texte d’une autre belle copie d’Ibn Baytar conservée à Madrid à la Bibliothèque
de l’Escurial…
Ibn Baytar fit donc son apparition en français , et en trois publications en 1877 1881 et 1883,
dans les Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris. La traduction
avait été soutenue par l’orientaliste Julius Molh et par une autre sommité de l’orientalisme :
le Baron William De Slane avec lequel Leclerc a d’ailleurs peu d’affinités.
Il se plaint de ce parrainage inutile à Julius Mohl en ces termes :
« Vous me dites que Mr de Slane est mon garant auprès de l’Académie. Il me semble cependant
que je puis me passer de sa tutelle sur le terrain de la médecine, surtout de la matière
médicale…
Le Traité des Simples dans son texte français soigneusement annoté fut donc finalement
imprimé et le seul de ses travaux qui ne parut pas aux frais de l’auteur. Lucien Leclerc en
effet dût pour d autres œuvres, vendre une terre de famille dont il avait hérité, dans les
Vosges à Ville sur Illon près de Damas mais de Damas sous Bois en France !

S.Zakri Paris, janvier 2012


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