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Paulette Galand-Pernet

Sidi 'Bderrh'man u Ms'ud des Mtougga (Maroc), thaumaturge et


poète
In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°13-14, 1973. pp. 369-380.

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Galand-Pernet Paulette. Sidi 'Bderrh'man u Ms'ud des Mtougga (Maroc), thaumaturge et poète. In: Revue de l'Occident
musulman et de la Méditerranée, N°13-14, 1973. pp. 369-380.

doi : 10.3406/remmm.1973.1217

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1973_num_13_1_1217
SIDI'BDRRAH'MAN U MS'UD

DES MTOUGGA (MAROC),


THAUMATURGE ET POÈTE

par Paulette GALAND-PERNET

Parmi les devanciers du Marocain Mh'mmd u 'li Awzal, qui écrivait en


berbère au début du XVIIIe siècle, Henri Basset cite un certain "Cheikh Abou
•Abdallah Sid 'Abd er-Rah'man ben Mesa'oud" (1). Mh'mmd u 'li est célèbre et
mal connu. Quand on trouve un manuscrit au pays chleuh, c'est souvent un
recueil d'oeuvres de cet auteur, contenant des exposés sur le dogme, des
prescriptions conformes à l'Islam, des instructions juridiques. Un tel recueil se
nomme un awzal, (2), de l'ethnique de Mh'mmd u 'li, qui était de la tribu des
Indawzal : c'est dire sa notoriété. Si les Chleuhs lisent et copient encore ces
oeuvres du XVIIIe siècle, on sait très peu de chose sur celui qui les composa :
cinq de ses ouvrages sont répertoriés à ce jour (3), deux seulement ont été édités
par des chercheurs occidentaux. A travers ses écrits, Mh'mmd u 'li apparaît
comme un fidèle croyant, adepte de la confrérie nâdiriyya et disciple fervent du
"Maître du Dra", sidi Ah'mad u Mh'mmd u Nas'r, qui dirigea de 1674 à 1717 la
zaouia de Tamggrut. C'est aussi un savant, qui connaît bien l'arabe.
Le Sud du Maroc, le pays chleuh (Sud-Ouest du Haut-Atlas, Sous, Anti-
Atlas) , est une des rares régions du monde berbérophone à posséder une
littérature écrite. Mais cette littérature religieuse, dont Henri Basset a dit un peu
vite qu'elle "est, chez les Berbères, la plus faible de toutes" reste en fait un

(1) Les anthroponymes et les termes berbères de cet article sont donnés dans leur forme
berbère, même s'il s'agit d'emprunts à l'arabe, sauf pour les citations, où j'ai, en général, gardé
l'orthographe de l'auteur. Pour les notations du berbère en caractères arabes, je me suis limitée
à une translitération servile, chaque fois qu'il pouvait y avoir un doute sur l'interprétation de la
forme du mot. Les toponymes sont donnés dans la forme qu'on lit sur les cartes et dans une
transcription phonologique également, là où elle m'est connue. Le système de transcription
utilisé est celui que préconise la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée ; mais j'ai
transcrit l'interdentale sonore emphatique par dh' puisque la sifflante sonore emphatique est un
phonème différent en chleuh. La lettre redoublée note les consonnes tendues.
(2) Voir dans J. Berque, Structures du Haut-Atlas, Paris, 1955, pL XV, le "texte juridique
du genre Awzal".
(3) Voir P. Galand-Pernet, "Notes sur les manuscrits i poèmes chleuhs du fonds berbère
de la Bibliothèque Nationale de Paris", Revue des Etudes Islamiques, sous presse et "Notes sur
les manuscrits à poèmes chleuhs de la Bibliothèque Générale de Rabat, Journal Asiatique, sous
presse, 1973.
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domaine inexploré : ne voit-on pas que celui que l'on tient pour "digne d'une
mention particulière" a été jugé sur la lecture d'un de ses traités et du début d'un
autre (4). En 1970, nous vivons encore, pour une bonne part, sur l'opinion
d'Henri Basset. Or on sait qu'il existe des collections privées, au Maghreb et en
Europe, qui groupent des manuscrits nombreux d'oeuvres chleuhs parfois an
ciennes, puisque certaines remonteraient au XVIe siècle. Il reste beaucoup de
recherches à faire avant que l'on puisse accéder à des textes dont on ne peut nier
l'intérêt tant qu'on ne les aura pas lus et critiqués dans leur contexte, avec
objectivité. Les lignes qui suivent ne feront sans doute pas faire un grand pas aux
recherches sur les littératures berbères : nous voudrions seulement qu'elles appor
tentun complément au chapitre d'Henri Basset, en esquissant le portrait d'un
autre auteur chleuh, d'une autre époque, et qu'elles montrent, sur un point précis,
tout ce qui manque à notre connaissance pour que nous puissions formuler un
jugement impartial sur la "poésie religieuse" des Berbères.
Henri Basset, après avoir cité le "traité sur les devoirs du musulman" de
Ibrahim 'abdaFFah S's'inhaji, recueil des leçons de son maître 'ali bn Mh'md bnu
Wisi'dn, conservé dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, et que
l'on peut sans doute dater du XVIIe siècle (5), écrit qu'un "anonyme traduisit de
même en prose rythmée quelques préceptes du dogme musulman, d'après le
cheikh Abou *Abdallah Sid 'Abd er-Rah'man ben Mesa'oud". C'est d'un article de
Said Boulifa relatif à des manuscrits chleuhs que ce berbérisant avait achetés à
Marrakech, pendant la mission qu'il accomplissait au Maroc en 1904-1905, sous la
direction de R. de Segonzac qu'Henri Basset tirait ce renseignement (6). Il ajoute
que ce chchikh est enterré dans "le Tafilalt" ; "il lui est consacré là une zaoùîa
célèbre à laquelle se rattache le chérif de Tamesloht. Il jouit dans la région d'une
profonde vénération populaire, qui n'est pas sans avoir altéré le caractère
orthodoxe de ce saint juriste : il a pris la place d'une ancienne divinité agraire
dont il a capté les rites. Chez les Haha, il passe pour le surveillant des génies de la
grotte de Lalla Taqandout". Doutté et Westermarck, en effet, ont mentionné le
saint en question dans le récit de leur visite à la grotte de Lalla Taqandout. Dans
cette grotte des Neknafa, tribu de la confédération des Haha (au Sud-Est de
Mogador et à l'Ouest des Mtougga), les malades, surtout des fous et des névrosés,
dit Doutté, venaient demander soit leur guérison, en pratiquant l'incubation et les
flagellations, soit un conseil pour obtenir la guérison. Des sifflements, qu'inter
prète ensuite le gardien du sanctuaire, selon Westermarck, ou bien une voix venant
de dessous terre, selon Doutté, répondent au demandeur. D'après la croyance

(4) Voir Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, Paris, 1920, notamment p. 75,
et p. 76-81. En 1920, seul le H'awd' le "Bassin", avait été édité en entier (par J.D. Luciani, El
H'aoudh, Alger, 1897). Pour le Bah'r ad-dumû', "L'océan des pleurs", de Slane avait donné, en
1856, i la suite de sa traduction de l'Histoire des Berbères d'Ibn Khaldûn, le texte et la
traduction de deux chapitres, soit 160 vers sur plus de 1300. C'est en 1960 que le texte intégral
a été publié, avec traduction en français (B.H. Strieker, L 'Océan des pleurs, Poème berbère de
Muh'ammad al-Awazali, Leyde, Publications de la Fondation de Goeje, n° 19).
(5) P. Galand-Pernet, REI, sous presse.
(6) Saîd Boulifa, "Manuscrits berbères du Maroc", Journal Asiatique, 1905, p. 333-362.
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populaire, c'est Lalla Taqandout qui commande aux génies de la caverne. Lalla est
le titre de courtoisie auquel ont droit les saintes. Mais cette sainte au nom étrange
n'a pas laissé de traces dans les annales de l'Islam et, selon le processus habituel,
on lui a donné un adjoint, un garant orthodoxe, le s's'alih', le "saint homme" sidi
'bdrrah'man u Mscud, qui, dit-on, est l'auteur de ces whistling sounds qu'il faut
traduire, ou des paroles mêmes qui informent le malade (7). Henri Basset associe
encore, par personne interposée, il est vrai, sidi 'bdrrah'man au miracle du "lait
sortant du mausolée ou de la qoubba d'un saint, au jour du moucem, [qui] est un
miracle assez fréquent (Sidi ben 'Achir de Salé ; la fille de Sidi *Abderrah'man ou
Mesa'oud au Tafilalt, etc.) (8). Faute d'explications complémentaires ou de
références, je ne sais ce qu'il faut penser de cette fille du s's'alih', ni si elle a
quelque chose de commun avec "la vieille divinité agraire" dont le saint aurait
capté les rites.
Lorsque H. basset dit que le saint est enterré dans le Tafilalt et qu'on lui a
consacré là une zaouia célèbre, il y a certainement une erreur, et probablement
une double erreur. D'une part on sait aujourd'hui que ce Tafilalt n'est pas la
région de l'oued Ziz mais une localité du canton des Ayt Tammnt, sur le torrent
du même nom, au sud des Seksawa, c'est-à-dire dans le Haut-Atlas (9). Une
mauvaise lecture de l'éditeur de la Nozhat el-Hâdî ou du scribe qui a copié le
manuscrit laissait croire à l'existence d'une zaouia de "Berada'a", alors qu'il fallait
lire bi zdagha, "chez les Idaw Zddagh", c'est-à-dire z et non r, gh et non *, les
points diacritiques ayant été omis sur les caractères arabes correspondants (10).
D'autre part, une fois le toponyme exact rétabli, on peut affirmer que la zaouïa
des Idaw Zddagh a été fondée par Abu Mh'mmd 'abdalTah bn S'id bn 'bd-nn'im,
mort en 101 2/1 603-1 604.1 C'était un pieux personnage entouré de disciples, qui
"avait composé un ouvrage sur les terreurs de la vie future ; il le lisait en arabe et
en berbère à ceux qui venaient le voir en pèlerinage" (11). Père du précédent, sidi
S'id u 'bdnn'im, mort en 953/1546-1547, avait été un marabout non moins

(7) Henri Basset, Essai, p. 77, n. 3 ; id., Le culte des grottes au Maroc, Alger, 1920, p.
60-66, 73 ; E. Doutté, En tribu, Paris, 1914, p. 274 sqq. ; E. Westermarck, The Moorish
Conception of Holiness (Baraka), Helsingfors, 1916, p. 43-45. Ce dernier donne comme nom
sidi 'bdrrah'man sans autre précision.
(8) H. Basset, Culte des grottes, p. 30, n. 2.
(9) La carte n° LXI (Argana), Maroc au 1/200 000e (Institut Géographique National.
Annexe du Maroc), ne mentionne pas Tafilalt des Ayt Tammnt ; cette zaoufa, en effet, a
disparu, mais J. Dresch, sur la carte qu'il a dressée du Haut-Atlas et qui est publiée i la fin de
la Rih'la du marabout de Tasaft, en indique l'emplacement (carte au 1/200 000e, x= 185,
y = 423,8) au sud-est de Tasguint, sur la rive gauche de l'asif des Ait Tament, près du souk
Ej-Jemaâ. V. Sidi Mohammed ben el Haj Brahim ez Zerhouni, La Rihla du marabout de Tasaft,
trad. L. Justinard, Paris, 1940. René Brunei, dans son ouvrage sur Le monarchisme errant dans
l'Islam (Publications de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines, n° XLVIII), Paris, 1955, p.
358, n. 6, signale, parmi les grottes que visitent les Heddâwa, celle de Sidi 'abd-er-R'ah'man
U-Mes'ud des Mtugga et la donne comme distincte de celle de Lalla Taqandut (ibid., n. 5), mais
sans indiquer de localisation précise.
(10) P. de Cénival, "La zaouia dite de "Berada'a", dans Hespéris, t. XV (1932), p.
137-139. El Oufrani, Nozhet El-Hadi, trad. Houdas, Paris, 1899, p. 342-344.
(11) Nozhet El-Hadi, p. 343.
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célèbre. C'était un disciple de *Abd-al-'Azîz at'-T'abba'. par lequel il se rattachait


au Jâzûli. Il était installé plus au nord, chez les Ait Daoud, à moins de cent
kilomètres à vol d'oiseau de Tafilalt, ( 1 2), c'est-à-dire dans une région relativement
proche, malgré les difficultés de communications qu'offre une zone montagneuse,
entre versant nord et versant sud du massif. Ces marabouts sont bien connus pour
leurs activités spirituelles et temporelles. Le pouvoir makhzen devait compter avec
eux, et le fils de 'bd-al'1'ah bn S'id, Abu Zakariya Yah'ya bn 'bd-alTah, allié puis
ennemi des princes saadiens, étendit son autorité jusque dans le Sous (13). La
zaouïa célèbre dont parle Henri Basset est probablement celle de Tafilalt des Ayt
Tammnt, c'est-à-dire celle de 'bd-alTah bn S'id. Ce dernier fut en effet solidaire
du chchikh de Tamsluh't contre le sultan Abu Muh'ammad 'Abd-al'1'ah al-Ghâlib
Billah, et tous deux se réclament du Jâzûli. L'affirmation d'Henri Basset selon
laquelle le chérif de Tamsluh't était rattaché à la zaouïa célèbre confirme l'hypo
thèsequ'il a confondu Abu 'bdalTah 'bdrrah'man u Ms'ud avec 'bdalTah u Sc id ;
l'analogie de la kunya et du nom, la ressemblance entre S'id et Ms'ud ont pu
favoriser cette confusion.
A y regarder de près, notre sidi 'bdrrah'man u Ms'ud est donc bien distinct
des marabouts de Tafilalt. Le manuscrit trouvé par Sa'id Boulifa indique d'ailleurs
son ethnique sans équivoque : il est atiggi, c'est-à-dire de la tribu des Mtougga,
alors que les Ayt Dawd, chez qui vécut sidi S'id u 'bdnn'im, appartiennent à la
tribu des Ida ou Bouzia qui font partie de la confédération des H'ah'a. Quant aux
Ayt Tammnt, ils constituent un sous-groupe des Idaw Zddagh. Et c'est bien sur le
territoire des Mtougga que se trouvent les vestiges du saint. La carte au
1/200 000e, indique une "zaouïa A.E.R. ou Messaoud", au sud-est de Bouabout
(Buabud ') résidence des càîds mtougga (14). De cette zaouïa au tombeau de sidi
S'id chez les Ayt Dawd, qui se trouve au sud-ouest, on compte trente km au plus
à vol d'oiseau. Et il y a certainement eu des rapports entre les deux établissements
pieux, puisque J. Berque parle d'un acte "recueilli au sanctuaire de Sidi 'Abder-
rah'man b. Messâud dans les Mtugga" qui relate comment, au XVIe siècle, sidi S'id
u 'bdnn'im, ayant réuni à son chevet les Haha et les Mtougga, leur fit un sermon et
leur demanda d'instituer en son honneur une frairie annuelle. Non seulement les
deux tribus acceptèrent, mais elles s'engagèrent à verser des redevances au s?int et à
ses descendants.

(12) Voir aussi Ibn 'Askar, Daouhat an-Nâchir, trad. A. Graulle, p. 176-177. La carte au
1/200 000e, feuille n° LU (Chichaoua), indique "Sidi Saïd ben Abdenaim" au point y = 64,2,
x= 123.
(13) Sur cette lignée de marabouts, voir, outre les références des notes qui précèdent,
Henri Terrasse, Histoire du Maroc, Casablanca, 1950, t. II, p. 213-214; Georges Drague,
Esquisse d'histoire religieuse du Maroc (Cahiers de l'Afrique et l'Asie, II), Paris, 1952, p. 67-68
et n. 21, d'après F. de la Chapelle ; Robert Montagne, Les Berbères et le Makhzen, Paris, 1930,
p. 93 ; Rih'la du marabout de Tasaft (v. ci-dessus, n. 9, p. 371), p. 145-146 et n., 157-158, 163,
165, 169, 170-171, 181-187 ; L. Justinard, Notes sur l'histoire du Sous au XVf siècle (Archives
marocaines n° XXIX), Paris, 1933, p. 48, 190-292; Jacques Berque, Structures sociales...,
p. 271, 272, 273 et n. 1, 274 ; cf. id., "Antiquités seksawa", Hespéris, 1953, p. 415-416.
(14) Feuille n° LU (chichaoua) y = 72,6, x = 145,8.
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La zaouïa de sidi 'bdrrah'man existe encore. J'ai pu me rendre sur place il y


a une dizaine d'années. Au sommet d'une hauteur, à l'écart de la piste qui vient
du nord (où elle rejoint une autre piste menant vers l'ouest à la résidence des
caïds mtougga), un village de chorfa entoure la zaouïa du saint, à
peu de distance de son tombeau. R. de Segonzac signalait, au début du siècle, dans
le "qaidat de Mtouga" une zaouia "Sidi Abd er-rah'man ou Messaoud Cheurfa,
300 à 400 feux, moqaddem Si Ali" (15). Je n'ai pas questionné sur le nombre des
habitants, mais il me semble que le village est moins important que celui que
mentionnait R. de Segonzac. Les bâtiments de la zoula, construits en pierre,
forment un ensemble assez considérable, inattendu sur ce plateau raviné, rocail
leux, aux vastes horizons dénudés. Un peu à l'écart se voient deux petits édifices
de pierre à base carrée. Une coupole surmonte des murs de pierres sèches dans la
plus basse des deux constructions, qui est visiblement la plus ancienne et qui
semble partiellement abandonnée. Deux tombes se trouvent à l'intérieur, dans une
salle très sombre où l'on accède par une porte basse. Les murs de la seconde
koubba sont sensiblement plus élevés et ornés d'une frise de tuiles, sous le toit de
tuiles vertes à quatre pans. Avec ses murs revêtus d'enduit blanc, ce sanctuaire
attire les regards, plus que son voisin. L'intérieur est aussi plus clair, soigneu
sement entretenu, et s'il reste d'une grande simplicité, quelques ornements, les
nattes, la tenture qui recouvre le tombeau, témoignent du nombre des pèlerins et
des offrandes. C'est là que repose sidi 'bdrrah'man, tandis que l'autre mausolée
abrite la dépouille de sidi 'mmr' u H'mmad, oncle paternel du saint. Je n'ai pas pu
savoir quel était le deuxième personnage enterré à côté de sidi 'mmr', ni obtenir
de renseignements sur ce dernier. Lors de ma visite, une jeune femme était allongée
près du tombeau de sidi 'bdrrah'man avec son jeune entant. La gardienne du
sanctuaire, qui détient les clés et qui offre à boire l'eau de la citerne du saint,
m'apprit qu'elle venait demander la guérison de son fils ; le culte du saint était
donc toujours vivant. Je suis passée trop rapidement pour faire une véritable
enquête, mais, sur le sentier qui descend vers Bu-wamssa, j'ai fait route avec un
chérif de la lignée de sidi 'bdrrah'man, qui m'a raconté les deux épisodes de la vie
du saint qu'on peut lire ci-dessous (16).

LEGENDE DE SIDI 'BDRRAH'MAN U MS'UD

1. Le saint et le serpent
"Que Dieu nous fasse bénéficier de sa grâce ! Voici ce que m'a raconté un
chérif de la zaouia de sidi 'bdrrah'man u Ms'ud : "Aux temps anciens, sidi
'bdrrah'man u Ms'ud était venu dans un collège religieux voisin de sa tribu, chez
les Idaw Ms'at't'ug, pour recevoir l'enseignement d'un savant. Dans ce pays se

(15) R. de Segonzac, Au cœur de l'Atlas, Mission au Maroc 1904-1905, Paris, 1910,


p. 522.
(16) Après cette visite au sanctuaire, j'ai noté le récit que m'avait fait le chérif, avec
l'aide d'un ami chleuh qui m'accompagnait. C'est le texte que nous avons recomposé, cet ami et
moi, sur la base de nos souvernirs, et qu'il a raconté et enregistré aussitôt, pour éviter les
omissions, dont je donne ici la traduction.
374 P- GALAND-PERNET

trouvait, près d'un chemin, un serpent qui sortait tous les sept ans. C'était un
serpent doué d'un pouvoir magique. Le docte personnage qui enseignait dans le
collège religieux où sidi 'bdrrah'man faisait ses études savait des choses sur le
serpent. Le jour où celui-ci devait sortir, il alla prononcer sur lui des paroles
jusqu'à ce qu'il pût s'en emparer. Il le rapporta et l'égorgea, le coupa en
morceaux, mit les morceaux dans une coquelle de terre qu'il plaça sur un brasero.
Il dit à ses élèves : "Soufflez pour attiser le feu ! ". Chacun souffla jusqu'à ce que
vînt le tour de sidi 'bdrrah'man u Ms'ud. Le maître lui dit : "Allons, teigneux !
A ton tour de souffler ! ". Sidi 'bdrrah'man u Ms'ud se mit à souffler sous la
coquelle ; soudain, il entendit quelque chose : cela sautait et sautait dans la
coquelle. Il pensa en lui même : "je m'en vais voir ce qui saute sans arrêt dans
cette coquelle ! ". Il soulève le couvercle, le couvercle tombe, et puis voilà que
tombe la tête du serpent. Elle était tombée par terre et s'était souillée de terre.
Sidi 'bdrrah'man u Ms'ud se dit : "Si je remets cette tête dans la coquelle, le
maître va me battre à mort parce qu'elle sera pleine de terre. "Alors il se la jeta
dans la bouche et la mangea. Les autres élèves le virent et en informèrent le
savant. Le savant vint et lui dit : "Hé teigneux, pourquoi as-tu mangé la
viande ? ". L'autre lui répondit sur le champ : "Inspiré de Dieu, et non teigneux,
voilà ce que je suis ! ", car à l'instant même où il avait mangé la tête qui
contenait le pouvoir magique, il avait possédé la science. C'est dans la tête du
serpent que se trouvait la science. Le savant maître de sidi 'bdrrah'man avait
appris par les livres qu'il y avait dans la tête de ce serpent un pouvoir magique, et
c'est pourquoi il était allé prononcer sur lui des paroles pour s'en emparer".

2. Le saint et sidi S'id u 'abdnn'im


"Voici ce que m'a raconté quelqu'un de la zaoula de sidi 'bdrrah'man u
Ms'ud : "Un jour, sidi 'bdrrah'man s'en fut chez sidi S'id u 'bdnn'im. Il entra dans
sa mosquée pour faire la prière avec lui. Sidi s'id u 'bdnn'im dit à sidi
'bdrrah'man : "A toi de commencer la prière ! " Mais Sidi S'id pensait en
lui-même : "Avec le méchant vêtement que porte sidi 'bdrrah'man u Ms'ud, la
prière ne vaudra rien ! ". En effet, sidi 'bdrrah'man portait un vêtement grossier,
en laine de mauvaise qualité : mais il avait deviné ce que pensait de lui sidi S'id u
'bdnn'im et il lui répondit : "Avec l'oratoire que tu as là, la prière ne vaudra rien
non plus ! -Explique-moi donc, dit sidi S'id, pourquoi, dans cet oratoire, la
prière ne vaudrait rien ! — Regarde donc par-dessous mon bras ! " répondit sidi
'bdrrah'man. Sidi S'id regarda, vit la Mekke, et constata que le mihrâb n'était pas
bien aligné sur la qibla. "Es-tu capable, dit-il à sidi 'bdrrah'man, de démolir la
mosquée et de la rebâtir en un jour, pour que le mihrâb soit bien orienté ? -Oui,
dit l'autre.— Montre-moi comment ! —Va dans ce coin-là ! ** dit sidi 'bdrrah'man à
sidi S'id, qui s'y rendit. Sidi 'bdrrah'man alla dans l'autre coin et ils firent pivoter
la mosquée jusqu'à ce que le mihrâb fût dans la bonne direction. A ce moment-là,
sidi S'id u 'bdnn'im comprit que la science de Sidi 'bdrrah'man u Ms'ud était plus
grande que la sienne".
On trouve dans ces récits plus d'un trait des légendes dorées maghrébines.
Parmi les motifs préislamiques, celui du rapport du saint avec un animal magique,
médiateur de l'autre monde, est fréquent : on peut penser par exemple au lion qui
SIDI A'BDERRH*MAN U MSTJD DES MTOUGGA 375

meurt en remettant à Mulay Bu *Azza une lettre du Prophète (17) ou au coursier


qui mène le Prophète au septième ciel. Il est vrai que le rapport avec le serpent
talg°mat't\ c'est-à-dire un serpent de petite taille et non pas un dragon (18), est
une rapport de manducation, mais il n'en reste pas moins que l'animal chtonien
peut-être considéré comme un intermédiaire avec l'autre monde et ses secrets. On
sait aussi qu'une connaissance s'acquiert souvent par ingestion d'un breuvage ou
d'un aliment magiques. On peut rappeler à ce propos le conte du Tazerwalt
recueilli par Stumme où, sur l'ordre d'un Juif, l'oiseau qui assure la prospérité de
la maison est mis à cuire (19). Les enfants qu'on voulait fustrer mangent la tête,
qui assure immédiatement la possession* d'un anneau satisfaisant tous les souhaits,
et le coeur, qui confère le don de dire la vérité ; le Juif, à son retour, constate la
disparition de ghaylli a kh tlla Ih'akima" la partie (de l'oiseau) où précisément se
trouvait le pouvoir magique". On reconnaît là des expressions voisines de celles de
la légende de sidi 'bdrrah'man : //// gi s Ih'kimt kh tlg°mat't' ann . . ., ikhfann lli
kh tlla Ih'kimt, "il y avait là dans ce serpent un pouvoir magique . . ., la tête où se
trouvait le pouvoir magique". On rappellera encore la tradition légendaire selon
laquelle manger la langue d'un serpent permet d'entendre le langage des animaux
et des génies (20). De même, la faculté de deviner les pensées de l'interlocuteur,
qui permet à sidi 'bdrrah'man d'avoir le dernier mot dans sa joute avec sidi S'id,
n'est pas propre au saint mtouggi ; sidi H'mad u Musa perçut ainsi la critique que
formulait in petto un des savants de son auditoire sur une faute de grammaire
qu'il avait commise, et lui répondit que la correction grammaticale serait, au jour
du Jugement dernier, moins utile que la crainte de Dieu (2 1 ). Les rivalités avec

(17) V. Loubignac, "Un saint berbère : Moulay Bou 'Azza, Histoire et légende", Hespêris,
t. XXXI (1944), p. 33.
(18) Le terme chleuh est le féminin de alg°mad\ terme général pour désigner le serpent,
sans préciser s'il s'agit de vipère ou de cobra par exemple. Mais l'acception du terme, et
notamment la valeur du féminin, qui est souvent, mais pas toujours, un diminutif, peuvent
varier avec les parlers. Je ne connais pas le sens précis du terme chez les Mtougga de la zaouia
de sidi 'bdrrah'man, mais pense pouvoir affirmer que le sens de "dragon" est exclu. Sur d'autres
serpents de légende, v. P. Galand-Pernet, Recueil de poèmes chleuhs. I. Chants de trouveurs,
Paris, 1972, poème 3, v. 42 et note.
(19) Hans Stumme, Mârchen der Schluh' von Tazerwalt, Leipzig, 1895, conte 15, p. 26,
121-122, 203 (références à un conte de Grimm et à des contes maghrébins) ; cf. E. Laoust,
Contes berbères du Maroc, Paris, 1949, t II, p. 21 1.
(20) V. René Basset, Recueil de textes et documents relatifs à la philologie berbère,
Alger, 1887, p. 67, n.l. L'extension de ce dernier motif est d'ailleurs beaucoup plus
importante) v. S. Thompson, Motif Index of Folk-Literature, 2e éd., Copenhague, 1955-1958,
Section B, p. 401, B. 2 17.1 "animal languages learned from eating serpent/dragon's heart"). Le
crachat du roi des génies dans la bouche de l'homme a les mêmes vertus, dans un conte
rapporté par René Basset ("Le langage des animaux", Nou veaux contes berbères, Paris, 1897 ;v.
traduction de M. Redjala et analyse par C. H. Breteau et N. Zagnoli, "Le cri ou le silence. Essai
méthodologique", dans Littérature orale arabo-berbère, 4e Bulletin de Liaison, C.N.R.S., Paris,
1970, p. 12, 16). On rapporte aussi qu'un disciple de sidi Mh'mmd bn Nas'r de Tamggrut pria
son maître de bien vouloir lui cracher dans la bouche "pour absorber la science du visible et de
l'invisible" (Marcel Bodin, "La Zaouia de Tamegrout", Archives berbères, 1918, p. 281); cf.
pour une tradition analogue de transmission de doctrine, i propos d'as-Sanûsi, Journal
Asiatique, série V, t. III (1854), p. 176.
(21) Le colonel Justinard, Un petit royaume berbère. Le Tazeroualt, Paris, 1954, p. 26.
376 p- GALAND-PERNET

d'autres saints et les compétitions en matière de miracles ne sont pas rares non
plus dans les légendes hagiographiques ; les miracles mêmes, vision de la Mekke,
déplacement de la mosquée, sont banals (22). Enfin, le caractère de "teigneux",
amj'j'ud. qui est mentionné deux fois dans le premier récit et qui, dans la
deuxième citation, permet une pointe rimée, Imfdub ad gigh, ur gigh amj'j'ud'
"inspiré-de-Dieu ce-que je-suis, point suis-je teigneux", marque également plus
d'un héros de conte : le héros teigneux méprisé se révèle être celui qui
réussit (23). Selon la tradition recueillie sur place, sidi 'bdrrah'man a transmis
cette marque spécifique à ses descendants.
Comme dans les autres légendes hagiographiques, le processus d'islamisation
est sensible : le héros est pourvu expressément du titre de sidi réservé aux saints
et à certains personnages importants (et ses descendants sont qualifiés de chorfà).
Il apparaît sous les traits du t't'alb, l'étudiant itinérant, type ancien dans les pays
d'Islam, qu'illustre par exemple sidi H'mad u Musa au XVIe siècle, et dont le fils
du marabout de Tasaft nous trace, pour le XVIIIe siècle, un si vivant portrait dans
la Rih'la. (24). Même si le t't'alb et le Ifqih, "le savant", sont des personnages
ambivalents (ne le sont-ils pas encore de nos jours ? ) qui ont connaissance des
grimoires et des procédés magiques, ils sont avant tout versés dans la science
religieuse. Leur cadre, la zaoula, la mosquée qu'il importe de bien orienter, est
celui de la religion orthodoxe. Notons au passage avec quelle justesse est évoqué le
climat de la zaouïa : jalousie des clercs, autorité du maître, qui n'hésite pas devant
les châtiments corporels. Et s'il est bien question delà Ih'kimt (variante tah'kimt
dans d'autres parlers), "pouvoir magique" contenu dans la tête du serpent,
cette vertu du sacré s'efface devant le l'ilm, qui reste bien le maître mot de la
légende, la science essentielle, la connaissance du dogme et du droit musulmans,
de la langue du Coran, cette science que, de l'aveu de tous, on ne peut acquérir
qu'avec l'agrément de Dieu : la Ih'kimt ouvre l'accès au l'ilm, telle est bien la
conclusion du premier récit traduit ci-dessus (25).
La tradition de sidi 'bdrrah'man u Ms'ud a persisté également dans une
chanson de trouveur que j'ai recueillie il y a quelques années. C'est, plutôt qu'une
chanson entière, un motif très ancien, m'a-t-on dit, dont le symbole est celui de la
fraternité, symbole fréquent dans la poésie chleuh où l'homme sans frères, le war
ayt ma s, est considéré comme l'être le plus misérable qui puisse exister :

(22) Sur les rivalités entre saints, voir par exemple René Brunei, Le monarchisme errant
(ci-dessus n. 9 p. 371), p. 29 ; L. Justinard, Tazeroualt, p. 30 ; E. Laoust, Contes berbères, t. II,
p. 289 ; sur des rivalités avec des savants ou avec le sultan, v. Loubignac, Moulay Bou 'Azza
(ci-dessus n. 17 p. 375), p. 30.
(23) Entre autres exemples, citons celui du jeune teigneux, dans le conte du Tazerwalt
ci-dessus mentionné (n. 19 p. 375) p. 28, 124 ; bien qu'il soit repoussant, c'est lui que choisit la
plus jeune des filles du roi pour en faire son époux, et c'est lui qui réussira l'exploit nécessaire à
la guérison du roi
(24) V. ci-dessus n. 9, p. 371.
(25) De nombreux textes chleuhs mettent l'accent sur la nécessité de l'agrément de Dieu ;
cf. l'histoire récente, relatée par un membre de sa famille, d'un saint, qui, rebelle à l'instruction
que lui donne son père, savant réputé, acquiert "la connaissance de l'i'râb par science infuse"
(D. Cohen, Le dialecte arabe h'assâniya de Mauritanie, Paris, 1963, p. 245-249).
SIDI A'BDERRH'MAN U MSOJD DES MTOUGGA 377

"Sidi 'bdrrah'man u Ms'ud, puisses-tu faire que mon bonheur


Ne soit pas aux mains de l'atrabilaire,
Mais qu'il soit, chez l'ami, accessible !
O Maître, écoute encore ma prière !
Et vous, où êtes-vous, ô Maîtres du Val d'Igg ?
Que Dieu me fasse différent de l'homme
Qui inspire aux amis, aux parents, le dégoût,
A la grande joie des jaloux !
O toi qui ne possèdes pas d'araire,
Pas de soc et pas de semence,
Comment donc, sans araire, se porte ta misère ?
Comment donc sans toison, sans brebis,
Ne pas te retrouver transi ?
Misérable privé de frères,
Tu n'as plus que le droit de te taire.
Des variantes de ce motif sont connues d'autres trouveurs, où l'invocation à
sidi 'bdrrah'man est remplacée par une invocation à un autre saint. Nous devons
donc résister à la tentation de faire de ce saint le patron des honnêtes gens et des
vertus sociales, celui qui fortifie la cohésion du groupe, où l'agriculture et l'élevage
ne se conçoivent pas sans l'association loyale avec le parent ou l'ami, où nul ne
peut se passer de l'assistance de son voisin ni se dispenser de prêter assistance.
Rien dans la légende telle qu'elle est connue ne nous autorise aujourd'hui à faire
autre chose qu'à verser la pièce au dossier.
Voilà donc le personnage situé dans l'espace, le chchikh rattaché à sa zaouïa.
Il est toujours, pour les gens de son terroir, celui qui, par sa science de l'islam
(l'ilm), se montra supérieur à un saint aussi réputé que le fut sidi S'id u 'bdnn'im.
Si la légende nous montre la face sacrée de l'ancêtre, les traits orthodoxes n'y
manquent pas et nous allons voir que la tradition écrite va permettre de les
préciser. En effet, de la description que donne Saïd Boulifa du manuscrit chleuh
où le saint est cité, on peut tirer un certain nombre de renseignements (26).
Ce manuscrit de 126 folios en écriture maghrébine est apparemment un
recueil factice d'oeuvres de provenances variées et le titre que Said Boulifa
considère comme celui de l'ensemble, "Livre de la louange sur le Prophète et sur
ses compagnons en langue chleuh" (p. 347), me semble être un titre partiel, car
une bonne partie des pièces qui suivent ne sauraient être rangées sous cette
rubrique. D'ailleurs Boulifa pense, en raison des différences d'écriture, que le
manuscrit a été exécuté par trois copistes différents. Le deuxième copiste a
indiqué le nom de l'auteur, le sien et la date de la copie, 1193/1779. Malheureu
sement, pour la troisième partie du manuscrit, celle qui nous intéresse ici, il n'y a,
dans les extraits cités par Boulifa, ni indication de nom ni de date, qu'il s'agisse
de l'auteur lui-même ou du copiste. Mais le rédacteur des "préceptes du dogme
musulman" et des poèmes qui occupent les folios 66-126 nomme par quatre fois
l'inspirateur, l'auteur premier peut-être, de ces oeuvres, Abu 'bdlTah sîd 'bdrrah'-

(26) V. ci-dessus, p. 370 et n. 6.


378 P. GALAND-PERNET

man bn Ms'ud Atiggi (27). Le titre de sidi est normal pour un marabout ; nous
savons également que le personnage est chaykh, c'est-à-dire chef d'une zaouïa . Il
est encore désigné comme faqih et comme 'âlim : il était donc savant en matière
religieuse, connaissant le dogme et la loi, et il enseignait les préceptes de l'Islam.
En outre il est qualifié de nabih, "réputé'*, sans que nous puissions savoir si cette
épithète correspond à la réalité ou traduit la seule ferveur du disciple.
On peut penser que l'ensemble des pièces qui suivent le préambule du
disciple est à attribuer à sidi 'bdrrah'man. En effet, aussitôt après la basmala et la
formule d'invocation des bénédictions de Dieu sur le Prophète, le verbe qâla, "(le
chchikh 'bdrrah'man) a dit", précise bien que ce sont les paroles du maître qui
seront rapportées (f°66) et, dans l'explicit (f ° 126), on reconnaît le verbe bdr
"citer" suivi du nom du maître (28). Sidi 'bdrrah'man est aussi présenté comme
"celui qui possède la faculté de composer en vers", 'bdrrah'man a ylan (n)nd'm
(f°86), et comme "le maître des disciples", celui qui dispense son enseignement
(ibid.). Quant au disciple, il apparaît, à travers les quelques incipit ou explicit
reproduits par Boulifa, comme "le faible esclave", "le chétif poète, le malheu
reux" (f°126, id"if igan ismg... mskin nnad'm, ig(l)îin): c'est une formule
traditionnelle qu'on retrouve par exemple au début du Bah 'r ad-dumû ' (v. 1 ), avec
l'appel aux prières de ceux qui liront ou posséderont le manuscrit, et l'invocation
du pardon de Dieu (ibid., f°126, cf. Bah'r, d. 647 sqq) (29). N'est-il pas un
amrmad, "un novice peu habile" (f°86) par opposition à son maître? Mais il
professe son prosélytisme : r( i)gh ad (d) nawi i s's'byan d w(i) jhlnin agharas (n)
ssunft), "je veux exposer aux jeunes gens et aux ignorants la voie de la tradition
islamique" ((f°66). Il espère revenir dans le droit chemin, car ses fautes sont
nombreuses (f°126). Ainsi, bien que le disciple se présente comme un nnad'm
(c'est encore aujourd'hui le terme qui désigne le poète lettré), il se réfère à la
parole et à l'oeuvre poétique du maître, et il n'est pas absurde de supposer que
sidi 'bdrrah'man avait effectivement composé les oeuvres dont Boulifa nous
transmet les titres : il s'agissait peut-être de compositions orales, faites pour être
récitées, que le disciple a mises par écrit, avec les variantes que suppose cette
rédaction. Quant au "long panégyrique" qui, selon Boulifa, précède les "préceptes
du dogme musulman", mais sur lequel il ne donne aucune autre indication (30), il
est dans doute à attribuer au disciple : on regrette de n'avoir pas plus d'info
rmations sur ce préambule qui, à côté des louanges, donne peut-être des renseign
ements historiques sur sidi 'bdrrah'man.

(27) V. l'article de Boulifa, p. 351 (f° 66), p. 352 (f° 86), p. 353 (f° 1 18 et f° 126). La kunya
apparaît seulement dans la première mention du nom, mais l'ethnique atiggi est répété les quatre
fois, dans une notation a tig ou atg ; mais il ne peut y avoir d'équivoque, même quand la voyelle i et
la tension ne sont pas notées. Lorsque la graphie, comme c'est le cas ici, pose un problème, il
est difficile de savoir ce qui est la part du copiste et ce qui revient i Boulifa et aux hasards de
l'impression.
(28) On peut se demander si la forme notée itbdr est exacte ou si l'on ne devrait pas
plutôt lire iybdr (ibdr) "il a cité" (le / final dans itbdH est une voyelle de fin de vers).
(29) V. ci-dessus n. 4 p. 370.
(30) On peut se demander s'il occuperait la trentaine de folios qui suivent la fin du poème
sur l'Ascension du Prophète (f° 35). Boulifa n'indique pas d'autre oeuvre dans cet intervalle
(p. 350-351).
SIDI A'BDERRH'MAN U MS'UD DES MTOUGGA 379

Dans les premiers dits du maître 'bdrrah'man, on trouve mention (f° 66-71)
de chapitres sur les ablutions, la prière, le jeûne, l'aumône, le pèlerinage, ce qui
évoque pour nous le futur H'awd' de Mh'mmd u *li Awzal (31) ; ils sont rédigés en
vers (Notice, p. 352). Boulifa ne donne pas de renseignements sur les deux poèmes
qui suivent (f° 71-84). Mais à partir de là nous avons une succession de légendes
en vers tirées de la tradition, sur Salomon (texte expressivement attribué à sidi
'bdrrah'man), sur Jésus et les vieilles femmes, sur les aventures de Tmim ad-Dari,
sur Job, sur Sidi BlaL Un bon nombre de ces légendes vivent encore aujourd'hui
dans la tradition orale (32). Vient ensuite une "admonition" (Imaw'idh'a) dont
nous connaissons seulement le titre, qui nous fait songer au "livre d'admonition"
que les amis de Mh'mmd u'ii Awzal réclameront à l'auteur, et au manuscrit de
même titre décrit par Henri Basset (33). L'ouvrage se termine par une h'kayt(l)
Ijfr (n) sidi 'bdrrah'man (u ? ) Ms'ud Atigfgi). Le terme chleuh tah'kayt désigne un
"récit", un "conte" ; quant à Ijfr, je le rapprocherais volontiers du terme chleuh
connu dans le sud du pays notamment, taljfrt "prédiction", "prophétie". Sidi
'bdrrah'man ne serait pas le premier marabout à avoir composé des prophéties en
vers ; les exemples ne manquent pas dans l'hagiographie marocaine.
Le manuscrit est actuellement dans une bibliothèque privée à Alger. Il est
regrettable qu'il n'ait pas encore été publié et il faut vivement souhaiter qu'il le
soit. En effet, on constate que, dans les oeuvres d'un lettré, figurent côte à côte
les préceptes dogmatiques et les légendes pieuses. Or, si les inventaires de
manuscrits chleuhs faits à ce jour attestent l'existence de traités dogmatiques, de
poèmes édifiants, d'homélies, ils n'enregistrent aucune des légendes pieuses citées
ci-dessus. Il serait intéressant de comparer la légende de Job, dans la version qu'en
donne le disciple du saint mtouggi, avec les formes actuelles et d'analyser tous ces
textes pour voir quelles techniques du discours on employait pour toucher les
masses à islamiser. La lecture du Poème de Çabi, seul échantillon de ce genre que
l'on possède à ce jour, laisse penser que notre connaissance de la poésie religieuse
des Chleuhs ne pourra progresser qu'avec l'étude de ces légendes en vers. On
imagine mal comment on pourrait juger la littérature religieuse en France en
laissant de côté, par exemple, les écrits d'Agrippa d'Aubigné ; mais nos jugements
actuels sur la littérature chleuh risquent de se fonder sur des lacunes aussi graves.
Quoi qu'il en soit, des indications fournies par Boulifa et de la rapide
enquête effectuée sur place se dégagent déjà les grandes lignes d'un portrait : un
marabout du Haut Atlas, assez savant pour traiter des obligations canoniques,
assez éloquent pour composer de courts poèmes édifiants, où les saints person
nages de la tradition constituent les modèles offerts aux catéchumènes, assez
vénéré pour inspirer à un disciple de mettre son oeuvre par écrit. D'autres
investigations, d'autres découvertes, permettront peut-être de situer avec précision
dans le temps sidi 'bdrrah'man u Ms'ud, qui ne fut sans doute pas un personnage

(3I)V. ci-dessus n. 4, p. 370.


(32) Voir par exemple l'étude sur la tradition orale de Job et les deux poèmes qui sont
publiés dans mon Recueil de poèmes chleuhs, (ci-dessus n. 18, p. 370).
(33) V. Bah'r ad-dumû', d. 5-7 et Henri Basset, "Un nouveau manuscrit berbère : le kitâb
el-maw* iz'a". Journal Asiatique, t. CCII (1923), p. 299-303.
380 P. GALAND-PERNET

historique notoire (34). L'existence des légendes citées ci-dessus (Salomon, Tmim
ad-Dari) ne permet pas de remonter au-delà du XVIe siècle (35). Les récits
recueillis autour de la zaouia racontent comment sidi 'bdrrah'man se mesura avec
sidi S'id. Certes, les rapports légendaires entre saints peuvent ne rien signifier et
plusieurs siècles d'écart ne constituent pas une barrière infranchissable pour que
deux saints se rencontrent, si l'on en juge par certaines traditions (36). Mais, dans
le cas qui nous occupe, il y a peut-être une réalité historique à la base de la
tradition orale, puisque, comme on l'a déjà vu ci-dessus, la zaouia de sidi
•bdrrah'man conserve un acte concernant sidi S'id u 'bdnn'im et le procédé dont il
usa pour obtenir que les Haha et les Mtougga lui offrent des redevances. Même si
ce témoignage a été refait pour justifier ou fortifier une institution, il va dans le
même sens que la légende. On inclinerait donc à faire de sidi 'bdrrah'man u Ms'ud
un contemporain de sidi S'id et de son fils, un de ces marabouts du
XVIe siècle (37), détenteur des bénédictions et des malédictions que ses ouailles
souhaitaient ou redoutaient, propagateur de la foi, homme d'awal, à la parole
autoritaire et persuasive, savant expert en fables aussi quand elles servent la foi.
Peut-être était-il moins fin théologien que Mh'mmd u 'li Awzal ou moins habile
homme de lettres, peut-être a-t-il, comme sidi H'mad u Musa, fait des fautes de
grammaire, mais il est sans doute un des précurseurs qui ont su adapter au berbère
des paraboles comme celle où Job le patient continue à servir d'exemple aux
fidèles et où, pour l'auditeur, l'émotion fraie la voie à la connaissance.

Paulette GALAND-PERNET
Chargée de recherches
C.N.R.S et I.N.L.C.0
2, rue de Lille
75007 Paris

(34) II ne figure pas dans l'Esquisse d'histoire religieuse de G. Drague (ci-dessus, n. 13,
p. 372). Je n'ai pas trouvé mention de lui dans la Dawh'at an-nâchir ni dans la Nuzhat al-h'âdî
(v. n. 12 et p. 372), et il ne figure pas non plus dans les tables que Mlle Chantai de la Véronne
(qu'elle en soit remerciée) a bien voulu consulter pour moi à la Section historique du Maroc.
(35) Ces légendes en effet existent en aljamiado et en arabe et leur rédaction date des
XVe /XVIe siècles. On ne peut donc pas penser que les versions berbères soient antérieures à
cette époque. V. René Basset, "Salomon (Soleiman) dans les légendes musulmanes", Revue des
traditions populaires, 1888, p. 353-359, 489 sqq., 503.
(36) Voir par exemple les cycles hagiographiques qui s'entrecroisent dans la tradition de
sidi Heddi (mort en 1745), un de ces cycles "ayant pour thème central la contemporanéité de
Sidi Heddi avec Mûlây 'abd-el-Qâder ej-Jilâni et Mûlây 'abd-es-Slam ben Mchich", morts depuis
cinq cents ans et plus (R. Brunei, Monachisme errant, p. 24 sqq)-
(37) Jacques Berque, Structures sociales, p. 277 et p. 393.

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