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LA LITTÉRATURE MAROCAINE ET L'ORIENT

AU XVIIe SIÈCLE*

PAR

JACQUES BERQUE

voyages de Magribins en Orient ne sont pas rares au XVII,


LES
siecle. Ils se font pour la plupart a 1'occasion du pelerinage, qui
rassemble chaque ann6e au Tafilalt la caravane marocaine 1. Ils
repondent donc surtout a de pieux motifs. Quelle y est la part des
curiosites profanes ? Et quelle proportion de gens est-elle touch6e
selon les classes sociales et la region d'origine ? Nous n'en savons
rien. Ce qui est sur, c'est que le hagg permet de nombreux contacts
intellectuels entre les deux mondes. Le voyageur s'attarde a Tripoli,
a Alexandrie. Parfois, il pousse jusqu'au Yemen. S'il est docte, il
donne et re?oit des le?ons. Ces 6changes se concr6tisent en « licen-
ces (igäza), que les erudits se d6cernent entre eux, et dont nous
faire 6tat maintes celles de 'Abd 2
voyons biographies : al-Qadir
et 'Abd al-Rahman al-Fasi 3 entre autres, parmi les contemporains
d'al-Yusi. Mais parfois aussi, les contacts se prolongent. Le Magribin
s'eternise en Orient, y organise sa vie.
Ainsi le fameux al-'Ayyasi, presque exactement le compatriote
d'al-Yusi, et lui aussi son contemporain, fait la-bas trois grands s6-
jours. C'est egalement un initi6 a la theosophie, un disciple d'Ibn
Nasir. A ses amities meridionales, pourtant, il joint des amities de
Fes. Sa Rihla abonde en epitres a ses collegues de la cite idriside 4.
* Chapitre extrait d'une thèse de doctorat ès lettres soutenue en Sorbonne
le 26 février 1955 sur Les « Muhadarat » d'al-Yusi [N.D.L.R.].
I. Voir ainsi AYYASI, Rihla, Fès, 1316 h., début du t. I.
2. M. BEN CHENEB, Étude sur les personnages mentionnés dans l'Idjâza
du cheikh cAbd al-Qâdir al-Fâsî, Paris, pp. 6, 7 et passim.
3. E. LÉVI-PROVENÇAL Les Historiens des Chorfa, Paris, 1922, p. 266. Cf. sur
« l'Égypte, centre de rihla pour les savants de l'Ouest musulman », Ibrâhim
SALAMA,L'Enseignement islamique en Égypte, le Caire, 1939, p. XXVIII sqq.
4. Par exemple, une épître à 'Abd al-Qàdir al-Fâsi dans la Rihla, t. II,
p. 291 sq., et à d'autres, ibid., t. I, pp. 69 sq.

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Mais plus encore qu'aux vers, au droit ou a la litt6rature, il s'int6-


resse au sufisme. De son inventaire des tawa'i orientales ressort
une immense vari6t6 : une quarantaine de compagnies, parmi les-
quelles on reconnait, melees aux ramifications du sadilisme fami-
lieres à 1'Afrique du Nord, d'autres branches purement orientales 1.
Entre autres, une Hallagiyya qui atteste la survivance, au milieu du
XVIIe siecle, du mouvement inspire par le mystique cher a L. Mas-
signon. Ce qui frappe, c'est qu'on cite ces divers ordres orientaux et
magribins indiff6remment sur le meme plan. L'interaction entre les
deux mondes semble etre la regle et ne soulever nulle difficult6
d'accommodation, nulle divergence de mode. Les qutbs ou « initia-
teurs » africains ne sont pas rares 2. Une certaine unite de ton regne
sur 1'ensemble. La diversité, sans doute, existe. Mais elle n'est pas
essentielle, ou du moins n'apparait pas telle au voyageur.
Les Magribins ne sont pas en Rgypte des nouveaux venus.
Des 1'epoque des Ayyubides, ils beneficient, comme maitres d'6-
cole, de 1'engouement des familles. L'immigration andalouse a
Alexandrie, les forts noyaux de malikisme de la haute Vallee du
Nil favorisent certainement leur influence. Leur attachement
au cadre de la mosqu6e contribue, a partir du XVe siecle, a la
decadence de la madrasa, et 1'afflux de leurs mystiques, souvent
non-arabes, joue son role dans 1'orientation des esprits. Ils sont
fr6quemment sorciers, et parfois hommes de Dieu : a ce titre,
ils fourniront beaucoup a 1'hagiologie villageoise. Enfin, ce sont
des 6tudiants opiniatres. Certains demeurent, quarante ann6es
durant, a leur yize?aq d'al-Azhar 3.
Les plus doues conquierent la notoriete et se propagent dans
tout 1'Orient. Un Muhammad b. Isma'il al-Masnawi, homme
jug6 prodigieux par ses contemporains, se fait mahdi au Yemen.
Un pur Berbere, de formation exactement analogue a celle d'al-Yusi,
Muhammad b. Sulayman al-Rudani (m. 1684), repand en Rgypte de
nouvelles « dictées ». n obtient au Higaz un renom de rigoriste
et de polemiste. Les Turcs le redoutent. L'une de ses originalites

I. cAYYASI,t. II, p. 217, 1. 6 sq. ; Hallàgiyya, ibid., p. 220, 1. 3.


2. Ainsi, un personnage de Fès, cAli b. Maymûn al-Idrisi, ibid., p. 219, 1. 7.
GABARTI(traduction, t. IX, p. 64) mentionne un sayh Ibn cAbd al-Rahman
al-Yùsi, m. en 1228 h. - La tradition de ces maîtres non-arabes, acagim, est
d'ailleurs ancienne en Égypte, où ils ont parfois été favorisés par le pouvoir
mamluk.
3. Ibrahim SALAMA,op. cit., pp. 66, 75, 88, 99, 103, 106, 113, 117,
118.

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est de contester que le port du drap d'importation soit licitel. 'Abd


al-Malik b. Muhammad al-Tagmü'ti, du Tafilalt (m. 1707), contre
lequel al-Yusi a pol6miqu6, publie en Orient une risala, qui remporte
un certain succes 2. Ahmad b. 'Abd al-'Aziz al-Sigilmassi 3 est cite
comme adib et auteur d'une celebre qasida. Parmi les proches d'al-
Yusi, plusieurs ont 6tudi6 longuement en Orient. Ainsi al-Husayn
b. Nasir 4, de Tamgrft, eleve d'al-Azhar, Mahammad b. Mahammad
b. Abi Bakr 5 d'al-Dild', et plusieurs autres. Quête de science,
sejours professionnels ou pelerinages finissent parfois en terre
sainte par un pieux d6c6s. Une telle mention, dans la biographie,
sera toujours b6n6fique. C'est pourquoi les cimetieres de Medine
et de la Mekke debordent d'6pitaphes 6trang6res. La, dit un poeme
d'al-Yusi, s'6galisent toutes les origines 6.
Les chroniqueurs orientaux celebrent plusieurs de ces bons
d6racin6s. Ainsi al-?abarti 7. Sa selection de c6l6brit6s magribines
ne manque pas d'interet. Il nomme al-'Ayyasi, mais aussi 'Abd
al-Qadir al-Fasi, qualifie d'imdm du Magrib, et meme al-Yusi.
Ce sont la des noms consid6rables dans leur pays. Mais a cote de
ces gloires, en voici qui ne tirent sans doute leur notoriete exotique
que du hasard d'un sejour. Ainsi un Nur al-din Hasan b. Ahmad
al-Miknasi, contemporain d'al-Yusi. Il reste en Egypte un quart
de siecle, jusqu'a sa mort en 1690. De la generation pr6c6dente,
al-Maqqari avait fait en Orient carriere de bel esprit. On 1'estime
la-bas « admirable et prodigieux » dans et les muhctdaydt 8.
Certes, on n'enregistre, a 1'epoque qui nous occupe, aucune r6ussite
de ce genre. Mais nous pouvons conclure de ces noms, dont une
enquete specialisee prolongerait la liste, que le Magribin, s'il ne
se sent pas des lors de plain pied en Orient, s'il est meme tent6,
pour des raisons dialectales, sociales et nationales a la fois, d'affir-
mer quelque particularisme, n'en 6prouve pas moins la continuite
qui regne, sur le plan culturel, entre les deux provinces du monde
de l'Islam.

I. MUHIBBI,Hulâsa, t. IV, pp. 204-208 ; cAYYASI,Rihla, t. II, p. 30 sq. ;


Nasr, texte, t. II, p. 81,1.3 sq. ; Iclàm, t. IV, p. 334.
2. Manaqib d'AL-HUDAYKI, t. II, p. 258.
3. MUHIBBI, Hulasa, t. I, p. 236.
4. IBN AL-QADI, Nasr al-matâni, tr. Arch. Mar., t. XXIV, p. 285.
5. Manàqib, t. II, p. 61,1.6 sq. ; Budur dàwiyya, notice du personnage.
6. Nasr al-matâni, tr. Arch. mar., t. XXIV, p. 236.
7. GABARTI, cAgâ'ib al-atar, t. I, pp. 65, 68.
8. Longue notice dans MUHIBBI, t. I, p. 302 sq.

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Quoique plus rare, la r6ciproque existe. Il arrive que des Orien-


taux viennent faire carriere au Maroc. Voici par exemple Ahmad
al-Yamani, originaire de Haute-Egypte, qui meurt a Fes en 1701 1.
Voici surtout Ahmad al-Halabi 2. 11 s'installe a Fes en 1669, et
va y devenir le sp6cialiste des maqamat. Son livre, dont nous re-
trouvons souvent la mention jusque dans le Sus, passe pour le ma-
nuel par -excellence de la langue arabe. Il n'est pas indifferent
qu'un Syrien 1'enseigne a Fes, qu'il inonde de poemes mystiques.
Al-Yusi goute certainement la veine litteraire et 1'inspiration
religieuse d'al-Halabi, qu'il entretient meme un temps de ses deniers.
Mais il lui reproche bientot un vers ou le terme de haqq, reserve
à Dieu, est abusivement employe. L'autre n'accepte pas la censure,
et leurs relations en restent la 3. Ahmad publie lui-meme des
M aqämät, dont nous reparlerons, 1'un des rares livres d'adab que
le siecle produise au Maroc.
Cela mene a 1'examen d'un second probleme, celui de 1'orientation
de ces 6changes culturels entre 1'Est et 1'Ouest et des gouts qu'ils
propagent.

L'hypothese de depart : «1'Occident musul-


m a n ». - La notion d'Occident musulman se d6gage d'etudes
menees, surtout au Maroc, depuis une trentaine
Par rapport a 1'Orient arabe, 1'ensemble qui embrasse, de longs
siecles durant, 1'Espagne musulmane et 1'extreme Magrib, affirme
une culture, et plus encore une maniere personnelles. La soli-
darit6 entre les deux « Rives » est scellee par des 6changes continuels.
Le Maroc, a chaque recul de 1'Islam en Espagne, recueille bon
nombre de savants andalous. Une tradition tres active relie ainsi
les « epigones de Fes aux « grands ancetres »
(al-mutaqaddimün) de Cordoue. La chute de Grenade accentue
cette participation. La continuite est donc certaine. Elle est aussi
bien, si l'on peut dire, spirituelle qu'historique.
Cependant, des nuances proprement magribines ne tardent
pas à pr6valoir. Aussi bien, sans doute, n'ont-elles jamais 6t6
absentes. Mais il est fort difficile de les deceler. Ou du moins, elles

I. LÉVI-PROVENÇAL,op.cit., p. 276, n. 3.
2. Bibl. dans LÉVI-PROVENÇAL, op.cit., p. 286, n. 2, et notice du même.
3. Iclàm, t. II, p. 132, in fine, La notice contient un abondant échantillon-
nage de vers mystiques d'al-Halabi.
4. Cf. notamment E. LÉVI-PROVENÇAL, La civilisation arabe en Espagne :
vue générale, début du chap. I.

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ne sont avouees qu'a contre-coeur. La part de I'africanit6 dans la


culture marocaine doit toujours s'inf6rer. Elle ne r6sulte jamais
d'une position de principe ni d'une reconnaissance spontanee.
Aux normes orientales, soutenues par une foi puissante, et 1 la tra-
dition d'6cole, qui relie Fes a Cordoue, rien d'autre ne semble
aux penseurs locaux digne d'etre ajout6, qui procede du milieu local.
Tout au plus font-ils jouer, pour expliquer ce qui est a leurs yeux
deviation et derogation, une « politique civile », dont ils cherchent
ailleurs les cautions orthodoxes.
Quoi qu'il en soit, le jeu de ces trois composantes : orientale,
andalouse et africaine, rend compte de la culture magribine,
comme 1'a bien vu la recherche moderne. Mais leur dosage, que 1'on
sent variable pour chaque epoque, variable aussi selon les discipli-
nes consid6r6es, et probablement encore selon les auteurs, est loin
de se d6gager avec une clart6 suffisante. La chance n'est donc pas
mince de disposer, pour 1'un des maitres de 1'ecole de Fes, de ren-
seignements bibliographiques complets, et d'autant mieux ajust6s a
notre recherche qu'ils figurent dans une « licence (igäza), d6livr6e
entre autres a al-Yusi et a

Bibliographie d'un savant de Fes en 1 6 7 o. -


Ce document 1, qui vise a 1'exhaustif, ne porte pas sur moins de
trois centaines et demie d'auteurs. Colossale bibliotheque dont
nous allons analyser la provenance et la chronologie.
Pour le droit, les sources directes sont toutes locales. Indirecte-
ment, elles remontent pour la plupart a la grande generation des
juristes marocains du XVIE siecle : al-Wansarisi, al-Zaqqaq, al-
Mangfr, al-Sarr5g, al-Humaydi. Cette preponderance nationale se
confirme si 1'on examine le detail des « chaines » d'enseignement.
Peu de maillons etrangers. Il en est pourtant. Cai plusieurs de ces
maitres ont voyage. Ainsi intervient dans 1'erudition locale 1'acquis
des juristes de Tlemcen, de 1'Ifriqiya et de Tunis, oil Ibn 'Arafa
constitue un autre grand relais de doctrine.
En comparaison, rares sont les sources andalouses et orientales.

I. Traduction et commentaire bio-bibliographique par M. BEN CHENEB,


op.cit. Nous avons nous-même tenté quelques statistiques bibliographiques
dans l'étude des Nawâzil al-muzâvaca d'AL-WAZZANI,p. 59 sq. et du Tadmin
al-sunnâc d'AL-MAcDAI, p. 73 sq. Bien que traitant d'historiographie, la
grande source en l'objet est toujours l'ouvrage d'E. LÉVI-PROVENÇAL.
L'étude des igâzas et des fahrasas est notre principale mine bibliographique
sur la culture musulmane.

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Celles-IA surtout, malgre les grands noms d'Ibn Rusd et d'al-


Bagi. L'Orient est statistiquement plus repr6sent6. Meme il fournit
une documentation relativement actuelle. Alors que dans les autres
disciplines sont surtout enumeres les « ouvrages de base » (umma-
hat), il n'en est pas tout-a-fait de meme en matiere de droit. L'6nu-
m6ration de noms d'auteurs, par dizaines, y precede celle de quel-
ques titres seulement. L'autorite qu'on allegue est plus personnelle
que livresque. C'est qu'au XVIIB siecle, 1 Fes, 1'enseignement s'est
concentre sur Halil, d'une part, et sur la jurisprudence vivante,
de 1'autre. Le d6bat du fiqh marocain est devenu celui de 1'exegese
halilienne et des us locaux. Telle est en effet la physionomie qu'il
a gardtse jusqu'a nous. Il s'en faut donc que cette litt[rature j juridique
locale soit aussi d6riv6e que ne le ferait croire son gout torrentiel
des citations. Si sa capacite d'expose est faible, son astuce dans
1'adaptation est extraordinaire. Elle ne vise plus a etre doctrine,
mais seulement « art » (`amal). Si elle sacrifie presque int6gralement
1'apport andalou, peut-etre pour la bonne raison qu'elle le prolonge,
son information orientale reste fort avis6e. Halil (XIVe siecle)
est deja ancien. Mais elle connait aussi des commentateurs plus
r6cents : al-Aqfahsi (m. 1408), Bahrdm (m. 1452), les deux al-
Tatd'i (XVII siecle), et le tout dernier, al-Hattab, dont 1'ceuvre ne
remonte qu'aux premieres annees du XVIIe siecle. D'autres
commentateurs, encore vivants, tels al-Zurqani ou al-Hirsi, sont
deja connus des voyageurs de 1'Ouest.
Pour le hadit, tout autre style. La m6thode est archaisante,
eprise de rattachements aux autorit6s initiales, et utilise sans doute
la pedagogie conservatrice de la « dictee » (imla'). Toutefois, si ce
zele est permanent, il y a de bonnes et de mauvaises 6poques pour la
science du hadit. Et celle-ci manifeste une sorte de concurrence a
1'egard du liqh. Or au Maroc, c'est le fiqh qui a triomphe depuis long-
temps, malgre une courte crise du temps des Almohades. Aussi les
savants locaux, par regle de genre, et du fait d'une relative faiblesse
de la speculation locale, sont-ils beaucoup plus tributaires de 1'Orient
en matiere de hadit qu'ils ne le sont en droit. L'igdza ne mentionne
que les grands manuels, tout charges de cosmopolitisme musulman :
al-Buhari entre autres. La seule figure occidentale est celle de
flya4. Pour 1'epoque moderne, rien que des Orientaux. On ne trouve
de Marocains qu'au dernier palier chronologique, celui des ensei-
gnants directs : des Fasiyyin, il va sans dire, ou des gens comme
le singulier Ridwan al-Ganwi, aussi bien mystiques qu'erudits. Ainsi

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donc, point de specification locale. Le muhaddit marocain de basse


epoque est moins adonne a la complexe critique du document qu'h
l'imitation du Prophete. Le jffisme tend a absorber la science du
comme il a fait de la theologie et de la philosophie. Il utilise
a ses fins, qui n'ont rien a voir avec une necessaire division du tra-
vail, ni meme avec les grandes traditions classiques, une collusion
des genres, fruit de la decadence des lettres et du trouble social.
A une telle collusion, le fiqh r6siste victorieusement. L'opposi-
tion du faqih et du sufi apparait nette dans les Muhadarat. A
vrai dire, drcit et tradition sont les deux branches les plus touffues
de 1'«omniscience» (musaraka) d'un 'Abd al-Qädir al-Fdsi. En regard,
sa bibliographie litteraire frappe par l'archaisme et la pauvrete.
Nul doute que la methode du temps, toute fond6e sur 1'historisme
suspect des « appuis » (isnäd), ne soit peu propice à une matière of
compte surtout I'ceuvre elle-meme, ind6pendante de ses attaches,
et tout entiere li6e a une individualite et a une forme. Mais rien n'est
plus loin du genie de ces docteurs que de s'int6resser a une in-
dividualit6 ou a une forme. Ou plutot, ils s'en tiennent la-dessus à
un academisme appauvri et stereotype 1. La po6sie n'est pour eux
qu'un genre profane, inqui6tant pour 1'orthodoxie et juste bon a d6-
lasser le sage entre deux seances 6rudites. Voila pourquoi un inven-
taire de la bibliotheque Yusufiyya de Marrakech, dresse une tren-
taine d'ann6es seulement apres 1'Igaza, ne mentionne pas un pour
cent de livres encore ne sont-ils presque jamais consultes 2!
Si nous laissons de cote la philologie et ses sections : grammaire,
stylistique et lexicographie, toujours en honneur chez les croyants
comme sciences auxiliaires du Livre, que trouvons-nous, a la
rubrique « belles-lettres », chez 'Abd al-Qadir al-Fasi ? A peine
quelques oeuvres classiques : les Maqdmat, les po6mes d'al-Ma(arri,
d'al-Mutanabbi, d'Abu Tammam, quelques recueils du genre
diwan. Parmi ces derniers, deux ou trois Andalous ont trouv6 grace :
Hazim et sa Maqsura, Ibn al-Qütiyya et ses A f `al, et surtout Ibn
Haqan, « ce grenadin lettr6, vagabond, ecornifleur dont les
Qald'id al-`iqyan trouveront, dans cette génération marocaine, leur

I. Quel contraste avec le système andalou et sa pédagogie basée sur la


rhétorique ! Cf. la fahrasa d'IBN HAYR (XIIe s.) ; H. PÉRÈS, La poésie anda-
louse au XIe siècle, p. 28 sq.: c'est que le Maroc ne prolonge guère que l'Es-
pagne des faqihs.
2. G. DEVERDUN, Un registre d'inventaire...., dans Hesp., 1944, p. 55.
3. J. M. ABD EL-JALIL, Brève histoire de la littérature arabe, p. 196.

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unique ex6g6te. Biographies 6difiantes ou curieuses, anecdotisme,


acrobatie verbale, centons poetiques : voila ce que les belles-
lettres de 1'epoque offrent au d6lassement du Ce n'est pas
grand-chose sans doute, et 1'esprit cherche ailleurs ses nourritures.
On comprend la severite du jugement d'al-Yusi sur les belles-
lettres dans son Qänün.

Lee Magrib entre 1'Andalousie et 1'Orient ett


1' i n e g a 1 i t des s g e n r e s. - C'est dans les lettres que la
disparition de 1'Espagne musulmane a donc cree le plus grand
vide. Plus rien, on le voit, ne subsiste de la poesie andalouse
chez un marocain comme 'Abd al-Qadir al-Fasi, considere com-
me le g6ant de son siecle. Chose paradoxale, c'est dans la France
des troubadours, dans la Florence de Dante, dans 1'Orient mo-
derne of ressuscite le zagaL, que ces poemes, ces speculations
imaginatives melant le pittoresque à la th6odic6e, cette litt6ra-
ture aux visages solennels et plaisants, ont laisse une posterite
indirecte. Qu'une generation avant al-Yusi, le tlemc6nien al-Maq-
qari ait pu consacrer une oeuvre importante à ce qui apparait
bien d'ores et d6jh comme pure archeologie, et qu'il soit pass6 si
peu de ses curiosites aux savants de Fes, il y a la un probleme
que nous sommes insuffisamment arm6s pour resoudre. En matiere
juridique, la continuite entre Cordoue et Fes est plus soutenue. Con-
tinuit6, mais non pas frequentation. Au XVIIe si£de, l'dtude des An-
dalous se r6duit a quelques grands noms et disparait sous 1'exube-
rance de la production locale. Bien qu'il n'y ait a vrai dire d'innova-
tion nulle part et que tous ces genres: poemes didactiques, gloses,
formulaires, `amal, aient d6jh ete repr6sent6s de 1'autre c6t6 du
Detroit, il s'est produit de ce cote-ci un changement d'optique et de
proportion. Le didactisme prevaut desormais. La jurisprudence
emporte tout. On s'61oigne pour autant des grands debats de
doctrine qui jadis, par exemple, avaient nourri la querelle d'Ibn
Hazm et d'al-Bdg-l, ou les audaces d'un Baqi b. Mahlad. L'astuce
du magistrat, la bigoterie retorse du casuiste, la vehemence brouil-
lonne du su f occupent le premier plan. Reste-t-il quelque chose
derriere ?
Certes, le prestige andalou demeure. Il est conserve, comme une
tradition nobiliaire, par certaines familles : mais in6galement selon
les villes. Meme cette immigration, qui s'est faite par couches succes-
sives, dont certaines sont fort anciennes, s'enfonce de plus en plus

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dans le passe. Dans les chroniques, ]a mention de la perte de Grenade


est souvent suivie du souhait d'un retour a 1'Islam. Mais ce n'est plus
de 1'Espagne que se reclament les 'ulftm diniyya. C'est de 1'Orient.
Bien que le corps doctoral ne t6moigne pas en 1'espece de 1'archaisme
scl6ros6 qui envahit les gouts litteraires, il s'attache aux grandes
sources. Seulement, il le fait sans exclusivisme. Si la culture litt6-
raire classique et orientaliste s'appauvrit de gamme et se r6duit en
fait a la recitation d'anthologies, le droit reste vivant. Il se diver-
sifie, affirme des methodes diff6renci6es. Il s'adapte au pays ou au
contraire reagit : mais toujours vigoureusement, concretement. 11
s'informe du vaste monde. Le paradoxe de 1'epoque, c'est que les
belles-lettres soient reactionnaires, et le droit, si 1'on peut dire,
d'avant-garde.
Avant-garde que ces liaisons constantes avec les savants orien-
taux. 'Abd al-Qddir al-Fasi en cite plusieurs qui sont ses contempo-
rains. Avant-garde que ces polemiques qui se nouent des deux extr6-
mit6s de l'Islam. Ainsi de la controverse au sujet du libre arbitre
entre Ibrahim b. Hasan al-Šahrazüri de Damas (m. 16go), maitre
et disciple de notre al-'Ayyasi, et Muhammad al-Mahdi al-Fasi 1.

A1-Yusi et 1'actualite litteraire de son temps.-


Ce trait est, pour notre propos, de l'actualit6 la plus directe, car ce
Muhammad al-Mahdi pol6mique aussi avec 1'auteur des Muhd-
darat 2.
Mystique, theologien, philosophe du droit bien plutot que
juriste, al-Yusi occupe, dans le milieu intellectuel de son 6poque,
a Fes surtout, qui se reconnait dans les grands Fasiyyin, une posi-
tion aberrante. L'anomalie n'est ni dans ses origines ni dans sa
formation. Beaucoup d'autres provinciaux accedent et accederont
lib6ralement aux faveurs de la grand-ville. Son originalit6 est plutot
dans l'affirmation combative d'une certaine position. Or, il est aussi
un des rares auteurs d'addb du temps. En quoi il se detache de la
tradition du genre, en quoi il s'y fond au contraire, - voila qui
r6v6le non tellement les caracteristiques de son talent ou de sa
personnalit6, que la situation des belles-lettres dans la seconde
moitie du XVIIe siecle au Maroc, par rapport a I'acad6misme d'ecole
qui se consolide a Fes.
Les Mi4fi£garit n'inaugurent pas un genre. Le titre meme revient
I. BEN CHENEB, Idjâza, p. 67.
2. IFRANÎ, Safwa, p. 208, 1. 2 sq.

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souvent dans les ouvrages tant orientaux qu'occidentaux. Avec les


« seances » (maqamat) dont 1'evolution, depuis al-Hamadani et al-
Hariri, s'est fig6e dans 1'exercice rh6torique, les « impromptus »
ou « causeries i ont participé de la marche g[n[rale
de Celui-ci s'est d6pouill6 du moralisme corporatif qui 1'inspi-
rait a 1'origine, pour tendre de plus en plus a la recreation 2. Toute-
fois 1'aspect classique de « melanges », de « magasin pittoresque »,
grace auquel un enseignement est vise a travers le charme de 1'antho-
logie ou la familiarité du propos, est celui-la meme dont se reclame
le livre du Magribin. Il n'y a pas la de quoi surprendre. La forme
profane des maqdmdt, et quelle qu'ait 6t6 dans le monde musulman
son evolution vers 1'exercice linguistique, n'a pas ete d6daign6e des
penseurs. Celle des muhadayat s'est impos6e au jffi Ibn 'Arabi
comme au polygraphe al-Suyuti. Peut-etre n'est-elle redevable à
al-Yusi lui-meme que d'une certaine maniere de masquer 1'enseigne-
ment sous le jeu, la sentence sous l'anecdote, 1'essai moral sous la
digression familiere. Rien de bien neuf en tout cela. Les citations
litteraires sont relativement abondantes dans le livre, et surtout
elles composent a elles seules un volumineux appendice. Cela est
contraire a la maniere habituelle de 1'auteur. Mais c'est conforme a
un genre d'epoque.
Une ceuvre de la generation pr6c6dente, improprement appel6e
la Fahrasa d'al-Margiti, offrait de m6me un caractere de chrestoma-
thie litteraire 3, et 1'on peut etre tente d'y chercher un precedent
ou un modele pour les Muhadayat. Mais cette impression s'efface à
mesure qu'on avance dans le depouillement de ce copieux fatras 4.
Sous le nom de f awa'id s'y succèdent, dans le plus complet désordre,
des morceaux de tout genre : epitres en vers ou en prose, figures
g6om6triques et « carres magiques », recettes culinaires ou m6dicales,
regles dietetiques, condol6ances et felicitations, recherches pedan-
tesques sur le nombre de w ou de y dans le texte du Coran, etc. Et un
flot de poemes de circonstance! Malgre quelques jolis morceaux,

I. Une dizaine de titres rien que dans le Mucgam de SARKIS, II, 124.
2. Sur cette évolution, cf. CH. PELLAT, Langue et littérature arabes, 1952,
p. 127 sq., 134, 164 sq. ; A. NALLINO,La littérature arabe des origines aux
Omaiyades, tr. PELLAT,pp. 7 à 28 ; article âdâb de GOLDZIHERdans l'Encyclo-
pédie de l'Islam ; MUSTAFAGAWAD,al-Adàb wa-atwâruh, Muqtataf, 1930,
p. 319 sq. ; W. MARÇAIS,Quelques observations sur le « Kitâb al-buhalâ »,
dans Mél. R. Basset, 1925, t. II, p. 431 sq.
3. LÉVI-PROVENÇAL,Les manuscrits arabes de Rabat, p. 120.
4. Ms. Rabat D. 285.

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305

comme par exemple cette suite sur les differentes sortes de fruits,
qu'on trouve dans la derni6re partie de 1'oeuvre, 1'impression qui
domine est celle d'une versification sans souffle ni grace.
La meme impression se d6gage de la masse d'6pitres en vers,
d6di6es au vizir al-Y ahamdi, qu'a recueillies et commentees, dans
ses Sunan al-muhtadi, un po6te estimé, Mi?bä? al- Y a?lüti. L'art de la
qasida n'apparait ici, selon une tradition qui s'est perp6tu6e au
Maroc, que comme un complement de la virtuosite du faqih,
un sous-produit de la basoche. Mais la valeur du document est
grande 1.
- Il
L a p o e s i e. y a bien deux mille vers dans les Muhadarat.
Beaucoup sont de 1'auteur lui-meme. D'autres, peu identifiables.
Mais la grande masse remonte aux lit?ftl de la poésie arabe classique.
Ouvrons au hasard. Aussitot se pressent Tarafa, al-Nabiga, Imru'
1-Qays, Abu Tammam, Zuhayr 2. Bien peu, parmi les vers cites, qu'un
lettre marocain actuel ne puisse situer dans 1'ode ou le recueil d'ori-
gine et, mieux encore, dans l'anthologie scolaire qui hante toutes les
memoires. Al-Yusi ne s'est gu6re evade de cette tradition. 11 savait
par coeur, dit-on, les quatre principaux diwans en usage de son
temps. Rien a dire sur ce choix, ou plutot sur ce conformisme inat-
tendu. Pourtant, il faut aussi remarquer que la citation n'est pas
toujours scrupuleuse. De cela, il n'est peut-6tre pas responsable.
Mais la ou la chose inquiete, c'est quand il intervertit l'ordre des
vers, au point d'en troubler le sens, ou meme quand il estropie le
rythme. Plusieurs anomalies de ce genre sont a signaler dans son
livre 3. Sans doute ne peut-on rien en conclure. L'infid6lit6 des
transcriptions est la premiere explication qui vient a 1'esprit. Elle
n'est peut-6tre pas suffisante.
Quoi qu'il en soit, la culture d'al-Yusi apparait, dans toutes
ces citations, aussi nourrie que banale par la matiere. Il est loin,
sur ce plan, des curiosites d'al-Maqqari, et meme d'al-Mangiir ou

I. J'ai pu en consulter un manuscrit chez le cadi cAbd al-Hafiz al-Fâsi,


dont je tiens aussi une copie de la Fahrasa. Qu'il veuille bien trouver ici
l'expression de ma gratitude.
2. Muhàdarât, p. 55, en une seule page !
3. Par exemple, il saute un hémistiche d'al-Mutanabbi, ce qui défigure le
vers, p. 24, 1. 4 ; il contamine des poètes différents, pp. 114, 1. II ; I3I, 1. 3 ;
il prête indûment, semble-t-il, des vers à al-Macarri, p. 167,1.15 ; il intervertit
complètement ceux d'une citation d'Ibn Fugàca, p. 172, 1. 3 ; enfin, il ne
craint pas les fautes de prosodie, pp. 56, 1. 16 ; I02, 1. 25.

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306

d'al-Ifrani. Le legs andalou est pour lui inexistant. A peine une ou


deux anecdotes, deux ou trois references 1.
Pourtant, ne n6gligeons pas une nuance personnelle : son gout pour
des poesies mystiques, comme celles d' Ibn al-Farid, al-Gazali, Gunayd,
Ibn al-'Arif 2. Autre apport vivant : les citations de malhun,
qui ne surprennent point de cet observateur des mceurs populaires 3.
Tout cela, c'est peu quant a une culture poetique. C'est de
son fonds qu'al-Yusi tire le principal. L'admiration de ses contem-
porains est extreme et n'a pas ete dementie par la posterite. Il est
donne commun6ment pour le chantre le plus valable qu'ait connu
le Maroc depuis 'Abd al-'Aziz al-Fistali 4, c'est-a-dire depuis le sul-
tan sa'dide al-Mansur. Et 1'on peut se demander si ce n'est pas en
effet a Marrakech, cadre des plus celebres de ces poemes 5, que notre
auteur aurait recueilli une tradition. Tradition qui devait ?tre
extremement tenue. Car 1'epoque n'a pas la tete lyrique. La po6sie et
1'adab y disparaissent sous la luxuriance des autres genres. Et cela
n'est pas, a ce moment, special a 1'Occident musulman.
Il est convenu d'englober sous 1'appellation de o siecles obscurs »
des lettres arabes le demi-mill6naire qui va du haut moyen age
a la renaissance du XIXe siecle. Obscurit6, mais non pas vide. Al-
Yfsi pourrait connaitre 6, parmi les Magribins, 1'historien Ibn
Abi Dinar al-Ru 'ayni de Kairouan. Parmi les Orientaux, al-Nabulusi
(IG4I-I73I), ce p6r6grinant d'abord ath6e, qui finit en saint, et dont
la vie mouvementee abonde en images pittoresques et en elans irra-
tionnels ; al-Hafagi (m. 1653), qui mele 1'autobiographie a 1'antho-
logie ; le magistrat turc Mustafa Efendi al-Babi (m. 1681) ; le celebre

I. Ibn al-Hatib p. 127, 1. 14 ; « un Andalou » :p. 173, 1. 22 ; anecdote


sur al-Muctamid p. 193, 1. I. En revanche, citations d'al-Maqqari, ce
magribin amateur de l'Espagne musulmane, p. 58, 1. 12 (vers).
2. Ibn al-Fàrid : p. 58, 1. 24 ; al-Gazàli : p. 131, 1. 10 ; Abü Madyan :
p. 103, 1. 8 ; Gunayd : p. 107, 1. 5 ; Ibn al-cArif : p. 136, 1. 11 et prose p. 151,
1. 3. Ce n'est pas beaucoup, pour un sûfi, doublé d'un adib ! En revanche, al-
Yùsi ne se fait pas faute de citer le vers de Hassàn b. Tâbit al-Ansàri, utilisé
au Magrib dans tous les livres de sorcellerie, p. 177, 1. 9.
3. Citation de vers en malhûn pp. 47,1.1. 23, 48, 1. 4 et 17, 49, 1. 17. Dictons
sur Tunis et Fès, p. 43, 1. 23 et 25.
4. cAbd Allah CANNÙN,al-Muntahab min sicr Ibn Zâkûr, Larache, 1942,
p. 14 in fine.
5. Bibl. dans LÉVI-PROVENÇAL, Historiens des Chorfa, p. 92 sq. Il naît en
1549 et meurt en 1621-22 (cf. p. 93, n. I).
6. Cl. HUART, Littérature arabe, p. 326 sq. ; MUHIBBI, Hulàsat al-âtâr,
sur les biographies, surtout orientales, du XIe siècle h. ; Ch. PELLAT,
Langue et littérature arabes, p. 172, etc.

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biographe Haggi Halifa (m. 1658) ; 'Abd al-Qadir al-Bagdadi


« le meilleur des modernes dans la science du langage,
1'art du poeme et du conte ». D'autres encore, dont regorge le r6per-
toire d'al-Muhibbi, mais dont aucun n'est parvenu a la grande cons6-
cration du gout. A vrai dire, les compatriotes d'a1-Yusi, lorsqu'ils han-
tent 1'Orient, sollicitent plutot les juristes et les mystiques. Leur
information est meme, sur ce point, immediate. La poesie archai-
sante, la prose rimee, le gout du recueil et de 1'encyclopedie leur
sont toutefois communs avec les Arabes. Mais ce ne sont la pour eux
que genres mineurs. Coupee des chefs d'ceuvre andalous, confinee dans
le culte anthologique de quelques v6n6rables recueils, la litt6ra-
ture marocaine d'imagination languit. Elle est ecrasee par les scien-
ces religieuses. Et il faudra attendre le deuxieme tiers du XXe siecle
pour qu'elle essaie de secouer cette domination.
Pourtant, on devine que, sporadiquement, subsiste l'int6r?t
pour les grandes oeuvres litteraires d'autrefois. Plusieurs d'entre
elles sont recopi6es a ce moment. Le Tawsah d'Ibn Sahl de Seville
trouve un commentateur, qui n'est autre que 1'historien al-Ifrani,
homme du Sud 1. Les Qala'id al-'iqyän ont pour commentateur Ibn
Zäkür, un eleve d'al-Yusi, et qui se reclame express6ment de ce
dernier dans 1'apprentissage poetique. Son ouvrage, qui semble sans
analogue, se recommande par une connaissance du contexte andalou
apparemment exceptionnelle pour le temps 2. Comme le precedent, il
revele peut-6tre une veine d'6tudes litt6raires dont les foyers du
Sud, Sigilmassa, le Sus, Marrakech et al-Dila' auraient garde le
privilege. Veine rare et douteuse en tout cas. L'attention des con-
temporains, dans leur masse, se tourne visiblement vers d'autres su-
jets et d'autres styles.
Un des effets de cette desertion, c'est que les talents s'orientent
vers des formes aussi denuees de substance poetique que la versi-
fication de circonstance, ou ces interminables 6num6rations en
metre yagaz, dont 'Abd al-Rahman al-Fasi est le plus torrentiel pro-
ducteur. Versification purement didactique, of ni 1'auteur ni le lec-
teur, et encore moins le lecteur moderne, ne sauraient gouter le
moindre charme.

I. Ms. Rabat D. 353.


2. Ms. qu'a mis obligeamment à ma disposition M. H. Pérès. Il s'intitule :
Miqbâs al-fawâid fi sarh mâ hufiya mina l-Qala'id. Noter l'emploi du mot
muhàdaràt, p. I, 1. 16. L'œuvre est remarquable par les notices sur les udabâ'
et les culamà' (cf. par exemple notices d'al-Bagi, p. 122, et de cIyàd, p. 134).

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Al-Yusi, heureusement, n'y a point sacrifi6. Pourtant, il a


beau «faire des vers comme on respire ce qui est une bien dange-
reuse qualite, la poesie de sa Ddliyya reste pedantesque et engoncee.
11 fut oblige, il l'avoue, de la commenter lui-meme pour la rendre
accessible aux lettr6s. Mais on trouve plus de fraicheur et d'elan
dans son Diwän 1. Ce recueil artificiel classe, selon les rimes, des
poemes ou l'on repere plusieurs sources d'inspiration : 1'auto-
biographie, 1'effusion mystique, les themes de circonstance 2, mais
aussi un lyrisme sincere. L'elegie sur la fin d'al-Dila' les regrets
sur le pays nata1 4, d'autres morceaux encore prouvent l'int6r6t
d'une oeuvre dont 1'etude et la traduction feraient sans aucun
doute progresser notre connaissance de la culture marocaine et en
reveleraient d'attachants aspects. CEuvre variee : la polemique,
1'histoire, les voyages, et meme la critique litteraire 5 n'y font pas
defaut. Naturellement, c'en sont les vertus proprement poetiques, de
fond et de forme, qu'ont le plus goutees les contemporains et que
continuent de gouter les compatriotes d'al-Yfsi. Un érudit maro-
cain 6 en pr6parerait actuellement une edition. Nous ne pouvons
le suivre dans une critique toute qualitative. Mais enregistrons
comme un temoignage frappant qu'il puisse, apres deux siecles
et demi, savourer encore si pleinement 1'oeuvre. tcoutons-le :
« Cet art vit. Il vaut par l'ampleur de son information arabe, comme
par ses prolongements spirituels. Son souffle profond 1'egale aux
plus grands poetes d'avant ou d'apres l'Islam. L'expression y est
sensible, les mots familiers. Qu'on est loin d'une po6sie d6cadente,
fut-elle d'Iraq ou d'Andalousie ! »
Selon le meme critique, al-Yusi a trouv6, pour les themes comme
pour le style et l'inspiration, un imitateur en Ibn Zäkür 7. Ce

I. Ms. Rabat D. 79.


2. Diwân, respectivement pp. 2 b., 4, 55 b., 94 ; 6, 26 b.,; 10 b., 94 b.,
99 b, 39 b. (distique à Ibn Zàkùr dans le tagr de Larache) ; 101 b. (réponse à
Ahmad b. Ibrahim al-cAttàr) ; 40 (sur le pont du Sebou) etc...
3. Ibid., pp. 85 b. sq. Elle est datée de 1078 h.
4. Ibid., PP. 41 b., 103 b.
5. Ibid., pp. 80 b. (sur le Diwân d'AL-HALABI) ; 81 (sur la Ganima d'IBN
NASIR).
6. cAbd Allàh GANNUN,auteur de la lettre dont nous citons plus bas un
passage.
7. cAbd Allàh GANNUN,Muntahab, p. 13, 1. 8 sq. IBN ZAKÙRrevendique
lui-même cette influence : Nasr azâhir al-bustân, éd. Alger, 1319 (1901),
pp. 59 et 63 ; et ms. Alger 1740, p. 58 b. in fine. Cf. aussi al-Anis al-mutrib,
éd. de Fès, pp. 21 sq., 28.

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dernier (m. 1708), 1'autre poete notable du siecle, est en effet


son eleve, et il a coutume de rapporter de lui maintes anecdotes. Sa
specialisation litteraire doit etre mise en rapport avec une in-
fluence dont il s'est toujours r6clam6. Pourtant, il a voyage a Alger
et a Tetouan. Dans cette derni?re ville, il a rencontr6 des Andalous 1,
et, partout, collectionne des igazas. Mais c'est a 1'adib al-Yfsi
qu'il doit le « sens profond » de la poésie. Il lui doit aussi l'ini-
tiation mystique, et sans doute le gout des changements d'horizon.
Son Dirxran emprunte tour a tour les modes classiques et ceux du
11 n'est pas interdit d'attribuer à une veine d'indépen-
dance provinciale, qui est celle d'al-Yusi, ce poeme sur les tribus
masmudiennes ou 1'on voit l'homme de Fes, etrangement, glorifier
les montagnes indomptables 2.

D e u x oe u v r e s d ' d d d b. - La prose, cependant, se complait


dans la biographie, 1'hagiologie, la g6n6alogie. Elle ne d6daigne pas
les Voyages. Deux contemporains, al-'Ayyäši et al-Halifa b. Nä?ir,
nous ont justement 16gu6 deux des plus fame uses yihlas marocaines.
Mais ce dernier genre, qui pourrait etre concret et attrayant, est gate
par le p6dantisme, la preciosite, 1'obsession des controverses dog-
matiques : tous traits dont les Muhadarat ne sont pas exemptes.
Les oeuvres d'ddab proprement dit sont fort rares 3. Entre le A?a/A
al-tib d'al-Maqqari (m. 1632) et al-Anis al-mutrib d'Ibn al-Tayyib
al-'Alami (m. 1721-23), on ne trouve guere h citer, en dehors des
MuhadaYat, qu'un titre.
Le Kitab al-Hulal al-sundusiyya, « seances » dans la manière d'al-
Hariri, ont assure à cet Ahmad al-Halabi, que nous avons d6jA ren-
contre, la notoriete au Magrib. Du reste, ce Syrien transplante

I. Par exemple ce Mandùsa (Mendoza ?), Nasr azàhir al-bustân, p. 36, et


d'autres maîtres comme cAli Baraka. Mais il est curieux que, dans toutes les
igâzas d'Alger et de Tétouan dont il fait état, n'apparaisse jamais l'âdâb.
2. Muntahab, p. 75. Lisân al-dîn Ibn al-Hatib avait autrefois, dans la
même région, développé les mêmes thèmes. Mais on était au lendemain de
l'aventure almohade.
3. Il n'y a naturellement pas d'étude spéciale de cette période de l'histoire
littéraire du Maroc, ni même de la littérature arabe. Il faut puiser les ren-
seignements au hasard des oeuvres et des biographies. Citons pourtant,
comme correspondant à ce cadre chronologique, cABD AL-RAHMANIBN
ZAYDAN,dans un article sur l'œuvre culturelle de la dynastie calawie, publié
dans la Magallat al-Magrib, n° spécial de nov.-déc. 1936, p. 7 sq. (citation d'al-
Yüsi). H. H. cABD AL-WAHHAB,al-Muntahab min al-adab at-túnusi, 2e éd.,
Caire, 1944, attribue la baisse de la production littéraire tunisienne pendant
la période husaynide à l'expansion du genre malhùn.

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t6moigne, dans le reste de son ceuvre, d'un effort avise d'adaptation


au gout de Fes.
Le style des Hulal, ou abonde 1'assonance, eclate d'une imagerie
enflamm6e et de virtuosite sonore. L'emphase pseudo-po6tique,
1'abus des figures, 1'abstraction continuelle lassent le lecteur
moderne, moins sensible aux tours de force verbaux que ne pouvait
1'etre le contemporain de Mawlay Isma'il. Surtout, la matiere du
livre d6goit. On chercherait en vain, dans les dialogues des deux
heros, Mudrik al-Gawwas et Abu 1-Anwar, l'un 6tant le rdwi de
1'autre, 1'elegance pittoresque, la vitalite raffin6e du h6ros des
Maqämät, Abü Zayd de Sarug, gueux cynique et délicat. L'affabula-
tion manque et 1'allegorisme triomphe. Le gawwds ici, c'est-h-dire
« le plongeur », a beau emprunter son nom a une oeuvre d'al-Hariri,
c'est, si 1'on peut dire, un plongeur spirituel. Les perles qu'il rap-
porte sont toutes de tendresse pietiste, d'elan vers 1'imitation, d'ef-
fusion vers le Prophete. Le personnage de 1'Envoye domine ces
vingt-cinq seances oil, dans le plus curieux m6lange de cliquetis
verbal et d'exaltation sentimentale, sont c6l6br6es sa figure, ses
qualites, les delices de son Ame et de ses entretiens, ses colloques avec
les anges, ses aventures symboliques au cours du sa beatifi-
que vision de tr8ne de Dieu, et jusqu'a la saveur de son baiser 1.
Une sensualite orientale, feconde en 616gants mouvements, et plus
feconde encore en gentillesses rh6toriques, s'6tale en ces pages.
En les lisant, on n'6voque pas, comme Renan a la lecture d'al-Hariri,
1'esthetique polissonnerie de la comedie italienne. On penserait
plutot aux allegories d'« amour divin » de notre moyen age.
Quoi qu'il en soit, al-Halabi n'a pas craint d'opposer lui-meme
son livre aux M aqämät. Curieuse page de critique litt6raire 2 1
Apres avoir port6 a 1'oeuvre antique son juste tribut d'61oges, il
ne lui 6pargne pas les reproches. Bien qu'elle ait « repandu ses
perles sur de belles creatures » (nasara L-durar `ala l-f¡,andalis), il la
blime d'avoir « melange le bien et le mal, la lumiere et l'ombre, ar-
rete 1'offrande a mi-chemin, sans la faire parvenir a son seul legi-
time destinataire, d'avoir use de mensonges, de s'être laisse detour-
ner par de vains objets de la louange de 1'Ami ». C'est a cette
louange qu'est consacree la mince plaquette des Hulal, dont cette
critique initiale aura donne le ton. Et comme 1'auteur, qui 1'a

I. P. 96, 1. II de l'éd. de Fès.


2. Ibid., p. 4, 1. 17 sq.

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6crite en une vingtaine de jours - entendez: par inspiration surna-


turelle - se demande si elle est agr66e du Prophete, celui-ci lui
apparait en songe et le rassure opportun6ment 1. Le livre est de
iogoy67g, donc anterieur de cinq ans aux Muhadayat, qui ne lui
doivent guere, et font bien.
Quant a al-Anis al-mutrib, il a surtout pour nous valeur de docu-
ment. Il campe Ibn Zakur entre autres, parmi plusieurs lettres,
professeurs ou secr6taires de 1'entourage sultanien au d6but du
XVIII* siecle.
Noms assez obscurs en general et que n'a pu retenir la grande
notoriete citadine. Aussi bien vont-ils a contre-courant d'une
epoque 6prise de sujets plus s6v6res. Une evolution du gout s'est
toutefois marquee depuis les Hulal.
L' Anis est « un pot-pourri d'anecdotes, de bons mots, de digres-
sions techniques, ou 1'on trouve une histoire des Barmakides,
un precis d'astronomie, un trait6 de 1'usage du luth, et meme des
recettes therapeutiques » 2. Parmi les lettr6s mis en scene, plu-
sieurs sont aussi des jffis. L'inspiration est donc tres composite.
On trouve gh et la des traits int6ressants. Par exemple, une definition
du poete; 1'enumeration des manazil mansions ») de l'annee, avec
leurs presages ; le tableau des mois du calendrier julien, survivant
dans les campagnes; un graphique des quatre elements, de leurs
influences et correspondances 3, etc.
Al-'Alami d6goit par 1'abus de cette prose assonancee, sag',
qui tend a son epoque a devenir le seul mode d'expression. Nous ne
savons presque rien de sa vie. D'une generation posterieure a
celle d'al-Yusi, il semble s'etre vou6 entierement aux belles-lettres,
sans s'engager dans la vie active. C'est la relativement une nouveau-
t6. C'en est une autre que sa poesie s'efforce d'imiter des Orientaux
de basse 6poque, comme al-Safadi (XIVE siecle) 4. Il lui arrive
meme de reprendre, dans le genre d6vot, les blasphemes sensuels
d'un lyrique arabe 5. Et bien qu'il donne a ce dernier une le?on de
serieux qui sent son magribin, ce dialogue d'un monde a l'autre

I. Ibid., p. 1.
2. LÉVI-PROVENÇAL,Historiens des Chorfa, p. 297. Sur al-cAlami, ibid., p.
295 et bibliographie, n. 4 ; EI2, I. s. r°.
3. al-Anîs al-mutrib, éd. de Fès, 1318, pp. 90, 1. 13 ; III, 1. 13 ; II2,
1. 21 ; 176, 1. 24 et passim.
4. cAbd Allah GANNUN,Ibn al-Tayyib al-cAlami, p. II, cit. de l'auteur.
5. C'est l'urguza de Mudrik b. cAli al-Saybâni sur son ami cAmr b. Yùhannà
le Chrétien.

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312

n'eut pas ete concevable cinquante ans plus tot. Specialisation


litteraire, apparition de chapelles ou des lettres, pour la plupart
gens de cour, quintessencient et rivalisent avec les 616gances
orientales, ce phénomène du d6but du XVIlle siecle vaut d'etre
note. La tendance intellectuelle et morale qu'il revele aura beau se
d6velopper, elle ne 1'emportera jamais, jusqu'aux tout derniers
temps, sur le genre juridique dont Fes s'est fait la gardienne. C'est
le type du faqih qui devait pr6valoir au Maroc.
Il faut sans doute renvoyer a une critique plus armee que celle
qu'autorise 1'etat actuel des etudes magribines la comparaison
entre la maniere des 6crivains les plus notoires, al-Halabi, Ibn Zakur,
al-'Alami, al-Yfsi, et celle des petits maitres que dissimulent a nos
yeux les chefs de file. Le peu que nous en savons fait pourtant
ressortir la plenitude intellectuelle et 1'originalite relative des
Muhadayat parmi toutes les productions d'ddab au Maroc pendant
le regne de Mawlay Ism£"1l. Et il n'est pas indifferent que le plus
gros de ces qualites soit du a la franchise dans 1'expression d'un pays
et de son d6bat populaire.

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