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Journal des africanistes

76-1 (2006)
Sahara : identités et mutations sociales en objets

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Véronique Pardo
Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est
tunisien)
De la société à son image
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Référence électronique
Véronique Pardo, « Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) », Journal des africanistes [En ligne],
76-1 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 17 juin 2014. URL : http://africanistes.revues.org/183

Éditeur : Société des africanistes


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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 2

Véronique Pardo

Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est


tunisien)
De la société à son image
Pagination de l’édition papier : p. 43-58

1 À Douiret, village berbérophone du sud-est tunisien, les rituels de mariage __ et les relations
qu’ils sollicitent, rappellent et créent __ revêtent une importance capitale pour la compréhension
de la société. Comme la plupart des villages montagnards (chaîne de montagne du Dahar, jebel
Abiod) de cette région du sud-est tunisien, Douiret est composé d’un « vieux village » et d’un
« nouveau village » fruit de l’histoire politique contemporaine récente. La partie dite ancienne
comprend un ensemble fortifié (gasrou / gsar1), des greniers construits (tazakha / ghorfa)
et des habitations troglodytiques (irgi) [ch], creusées dans la montagne ; la partie récente
est constituée d’habitations normalisées, construites dans la plaine en contre-bas du « vieux
village ».
2 Un rituel-objet a particulièrement retenu notre attention : il s’agit du palanquin nuptial
(jahfat / jahfa), dans lequel la mariée sera conduite vers la maison de son futur époux dans la
nuit (soirée) du jeudi au vendredi de la semaine des noces (islan) [ch].
3 Une partie de cet article sera consacrée à la description du palanquin dans le cadre du
mariage, tant sur le plan formel (fabrication, matières, couleurs…),que placé dans le contexte
rituel général du mariage que l’on peut qualifier de traditionnel au sens de répondant à
l’usage communément admis et attesté par l’expérience dans cette société. Les évolutions
minimes de l’objet palanquin dans le contexte cérémoniel seront soulignées. L’analyse de
la construction du palanquin et de ses éléments constitutifs permettra de dégager les valeurs
sociales fondamentales pour la société, valeurs ainsi mises en scène2 et rappelées au moment
de la création d’un nouveau foyer.
4 Chaque année, au printemps, une grande fête officielle, le festival des ksour (gsour) [ad], a
lieu dans le sud-est tunisien ; il concerne tous les villages alentours de la Tataouine. Il a été
demandé à plusieurs de ces villages de choisir un élément de leur tradition à présenter lors des
festivités largement relayées par le ministère du tourisme et les média. Le village de Douiret,
pendant la matinée qui lui est consacrée, a choisi de présenter le palanquin et le défilé rituel
qui va chercher la jeune épousée chez elle. Nous verrons quelles représentations sont alors à
l’œuvre, ce que les Douiri donnent ou ne donnent pas à voir d’eux-mêmes et comment.
5 Sans décrire ici l’ensemble des noces, il est nécessaire d’en présenter la trame afin de
comprendre à quel moment intervient le rituel du palanquin nuptial. Les noces durent
aujourd’hui une semaine pleine, du dimanche au vendredi, et encore jusqu’au vendredi suivant
si l’on prend en compte la période dite sept (sboa) [ad] ; sept jours qui suivent la nuit de
noces et pendant lesquels la jeune épousée reste dans la chambre apprêtée pour le nouveau
couple entourée de toutes les précautions et attentions. Cette période s’achève par la visite
processionnelle au sanctuaire de Sidi Bouana, sur le plateau derrière le « vieux village ».
Pendant toute la semaine des noces, deux maisons, respectivement celle des parents de la
mariée et celle du marié, en relation par un ensemble de rituels et d’échanges, préparent l’union
des futurs époux. Dès le lundi soir, des musiciens-danseurs (tablah) [ad] animent les nuits et
accompagnent les rituels d’une maison à l’autre ; des repas commensaux réunissent parenté,
relations... Les étapes importantes de cette semaine consistent en des échanges codifiés.
L’ensemble des prestations matrimoniales (zhêz), offertes par l’homme à sa future épouse, se
compose notamment de vêtements, produits cosmétiques, sucre, thé et bijoux. Les femmes de
la parenté du marié réunissent ces prestations le dimanche ou le lundi, et elles sont acheminées
le lendemain vers la maison des parents de la mariée. Ce même jour, dans la maison d’un
ami ou d’un parent a lieu la vêture du marié avec les vêtements immaculés. Le lendemain,

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 3

mercredi, est à la fois jour du couffin (teiruth) [ch] et celui du henné pour l’homme. Le teiruth
désigne l’objet et l’ensemble du rituel qui lui est lié : il s’agit d’un petit couffin rempli de
bonbons, fruits secs, olives sèches, biscuits, gomme à mâcher ; l’ouverture de ce couffin est
à moitié cousue et à moitié refermée par une aiguille de grande taille. Après la nuit de noces,
pendant sept jours, les époux distribueront un peu de ces friandises à leurs visiteurs. A ce
couffin s’ajoutent le drapé de cérémonie en soie de teinte rouge unie, un voile blanc ainsi
que deux bracelets en or pour la mariée. Les femmes de la parenté du mari transportent cet
ensemble enveloppé dans une grande serviette chez la mariée. Elles assistent alors à première
transformation dans le vêtement de la mariée __ jusque là toute de blanc vêtue __ avec le port
d’un voile de tête rouge, ainsi qu’à une modification de sa coiffure. Ensuite, les festivités se
déplacent vers la maison des parents du mari où a lieu l’imposition du henné au futur époux
qui sera caché aux regards sous un grand drapé blanc frangé (huli).

Le jour du palanquin, d’une maison à l’autre


6 Le jeudi, à la tombée de la nuit, la jeune mariée est conduite par un cortège bruyant de la
maison de ses parents à celle de son futur époux. Elle-même ne voit rien du trajet car elle est
parfaitement isolée à l’intérieur du palanquin nuptial porté par un dromadaire.
7 Le même terme (jahfat / jahfa) désigne l’objet palanquin monté sur le dromadaire, le
déplacement et le rituel pendant lequel il est utilisé. Ce palanquin nuptial est préparé en fin
d’après-midi. Son armature est une structure en branches d’olivier en arcure cintrée. Cette
armature appartient à tout le village tout comme les voiles qui la recouvriront. Elle est prêtée à
l’occasion de chaque mariage par la famille qui la garde chez elle contre un dinar symbolique.
On ne peut donc parler de fabrication du palanquin mais de montage ou d’habillage. Cette tâche
incombe à la famille ou aux amis du marié qui le font pour la mariée ; on nous en a souvent
parlé comme d’un cadeau pour la mariée. Ainsi, par exemple, les membres de la grande famille
Sabri ne préparent pas le palanquin nuptial ou comme il nous a été dit « les hommes de cette
famille ne le construisent pas pour la femme ». Toutefois, des amis peuvent "en cadeau", faire
le palanquin nuptial pour la mariée dans le cas d’un mariage entre deux membres de cette
famille ; si la mariée n’appartient pas à la grande famille des Sabri, sa propre famille (oncles,
cousins) s’en charge. Cet acte a une grande valeur ; il témoigne d’une relation de parenté ou
d’amitié solide et on se souvient parfaitement pour quelles mariées on prépare le palanquin.
8 Généralement, deux hommes – dans les cas les plus courants, le père et un oncle paternel du
marié – et deux femmes âgées de la parenté du marié participent à la préparation.
9 Le dromadaire est amené ; il s’agit généralement d’un dromadaire doux, méritant, c’est-à-
dire par exemple un des dromadaires qui tracte la meule des pressoirs à olives et qui porte
une amulette autour du cou. Un bois d’olivier tient lieu de bât et, par-dessus, deux sacs en
grosse laine remplis de blé retombent sur chacun des flancs du dromadaire ; une ou deux nattes
en tissu, repliées sur elles-mêmes et / ou une couverture sont posées dessus. Un grand tapis
à motifs (kilim margoum), descend de part et d’autre de la panse de l’animal, la recouvrant
entièrement. L’armature du palanquin est placée dessus, bien stable et attachée aux sacs de blé
faisant office de contre-poids. Avant de déposer l’armature sur le bât du dromadaire, un des
hommes, souvent le père du marié, élague sept rameaux d’olivier et trois palmes de palmier-
dattier et les réunit en un bouquet attaché au sommet de l’armature (photo 1).
10 Ensuite, l’habillage commence par un tissu de cotonnade blanche – un grand drap – qui entoure
l’armature de l’arrière vers l’avant. Quelques points de couture maintiennent le tissu fermé
autour du palanquin et autour de la base du bouquet de palmier et d’olivier. Un grand tissu
en laine rouge nommé aujourd’hui wazra – et qui est en réalité une ancienne robe drapée
de femme, tissée au village avec des motifs (margoum) –, s’enroule autour de la cotonnade
blanche. Les deux pans se croisent et retombent de part et d’autre de la base du cou du
dromadaire, motifs vers l’extérieur. Deux voiles de tête féminins (tajir’a), sont posés sur le
sommet de l’armature (photo 2), placés en quinconce au niveau du bouquet de palmes et de
rameaux, l’une du côté de la tête, l’autre de la queue du dromadaire. Pour terminer, une bande
de cotonnade blanche toronnée ceinture le tout à hauteur du milieu du palanquin. Quelques
écheveaux de laine de couleur sont accrochés aux branchages du sommet.

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11 Enfin, un foulard est accroché à la queue du dromadaire. Le maître de l’animal le guide


par le licol ; la sœur du mari ou bien, quand il n’y a pas de sœur ou que celle-ci n’est pas
disponible, une femme à la peau « noire »3 tient le foulard de la main droite et marche derrière
le dromadaire en tenant dans son autre main un brasero allumé. A la nuit tombée, le cortège
s’ébranle en direction de la maison de la mariée, avec les musiciens, le dromadaire chargé du
palanquin, la femme qui maintient le foulard et toute la procession composée des gens présents
aux noces. Le palanquin, à ce moment là, n’est pas vide mais une petite fille (tafrurt) [ch], a
pris place à l’intérieur et n’en descendra qu’une fois arrivée devant la maison de la mariée.
12 A l’approche du cortège, un rituel très complexe se déroule dans la maison de la mariée :
l’habillage de la jeune femme. Seules les femmes sont dans la cour, un groupe de femmes
constitué des sœurs, tantes paternelles et maternelles et amies proches ont pris place près de
la porte de la chambre ou à l’intérieur. Au son de nombreux youyou, la mariée sort de la
chambre parfaitement cachée au milieu de ce groupe de femmes. A ce moment, la future jeune
épousée a revêtu en guise de sous-vêtements un large pantalon blanc, un tricot traditionnel rayé
à manches longues (meryoul fadila) [ad], et par-dessus, une longue chemise blanche à manches
très amples façon raglan. Elle porte également les bijoux : anneaux de cheville, ferronnière,
collier et bracelets en or offerts par son futur époux. Ses cheveux sont peignés, lisses mais libres
de toute attache. A ce moment là, devant le seuil de la porte de sa chambre, côté cour – donc
déjà vers l’extérieur –, le groupe très compact de femmes fait s’agenouiller ou s’accroupir la
jeune mariée au centre. Un grand tissu rouge en soie – celui offert lors du couffin –, futur
vêtement drapé de la jeune mariée, est tendu au-dessus de sa tête, la couvrant ainsi que les
femmes serrées autour d’elle. Une femme âgée de sa parenté la coiffe en séparant ses cheveux
et en les tressant – quatre tresses par côté – puis les torsadant. Ensuite, sa chevelure est aspergée
d’eau de fleurs d’oranger, et saupoudrée de poudre de fleurs de myrte. Quand le coiffage
est terminé, un châle-voile rouge4, ou à dominante rouge (tabahnougt/bahnoug) lui couvre le
visage et un autre, blanc, recouvre l’ensemble par l’arrière à la manière d’un voile de tête. Les
femmes la revêtent alors du grand drapé rouge (rekbi) en l’apprêtant de la façon suivante :
enroulé autour du corps, une des lisières à hauteur de la poitrine et un des pans coincé à ce
niveau ; l’autre pan remonte par un côté et recouvre tout le haut du corps et la tête.
13 Pendant que se déroule le rituel de sortie, de coiffure et d’habillage de la mariée, le cortège
est arrivé devant la maison. Le dromadaire, couché, attend. Les musiciens jouent et tout le
village est réuni devant la maison, dans la rue. Quand la mariée est prête, un homme, son
oncle maternel, son oncle paternel ou son frère, s’approche. Il la soulève et la porte, le haut
du corps reposant sur son épaule, jusque dans le palanquin, « il porte ou passe la mariée dans
le palanquin », tesulied el taslit lel jahfat [ch].
14 Au son des tambours et de l’instrument à vent des musiciens rythmant des danses, la mariée
recroquevillée dans le palanquin est conduite chez son futur époux qui n’est pas encore dans
sa maison. Le cortège fait ainsi le tour du village en tournant toujours à droite et en ne
passant jamais deux fois par le même endroit ; lors de nombreuses pauses, des hommes passent
devant le dromadaire, avec leurs fusils, dansent et tirent des coups de feu. Dans le même
temps, quelques membres de la famille de la mariée apportent dans la maison des parents
du mari, un ensemble de tapis, couvertures, coussins tissés par la jeune épousée5 ainsi que
tout ce qui est nécessaire à une literie – nattes de tissus, matelas. Il s’agit du trousseau de la
jeune fille qui atteste de sa bonne maîtrise du tissage et donc de sa capacité à se marier et à
être une bonne épouse. Le tissage selon le style douiri comprend une technique particulière
de passage des duites, un ensemble de motifs (margoum), transmis en ligne utérine, des
règles de symétrie régissant ces motifs sur une même pièce ainsi qu’un code de couleurs. En
termes de représentation tisser équivaut à construire une relation, métaphore de la relation
homme / femme, entre l’extérieur et l’intérieur, le vertical du métier et de la chaîne et
l’horizontal des trames, l’envers et l’endroit du tissu6.
15 A l’arrivée devant la maison du marié, un oncle paternel, maternel ou un frère de ce dernier
porte la mariée du palanquin jusqu’à la chambre des noces. Quand l’homme entre dans la
chambre nuptiale en portant la mariée – moment qui se dit « entrer dans la nuit » lilet nel
marwat / lilet edhela –, le père du marié ou un oncle jette un œuf au-dessus de l’embrasure

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 5

de la porte en prononçant les paroles « Si Dieu le veut, pas de mal » Inch’Allah labes [ad] ;
simultanément, un autre homme (le plus souvent un oncle du mari) tire deux coups de fusil.
16 L’homme qui porte la mariée la dépose dans la première partie de la pièce. La chambre des
noces est partagée avec un rideau blanc tout comme l’était la chambre de la mariée. Il la dépose
donc dans la première partie, n’ayant pas accès à la partie cachée par le rideau. La jeune mariée
est alors entourée d’un groupe de femmes restreint, composé de femmes de la parenté proche
du mari, d’une ou plusieurs sœurs de la mariée, d’une amie de la mariée. Quand l’homme est
ressorti, les femmes présentes prennent la main droite de la mariée entièrement cachée par le
châle-voile et le grand drapé de soie rouge (rekbi), et la posent sur sa tête paume vers le haut.
Une femme verse de l’huile dans un verre ou un récipient posé dans la main de la mariée. Cette
huile servira aux tresses de la mariée les jours suivants. Durant cette opération, une femme
allume une bougie similaire à celle utilisée pendant la cérémonie d’imposition du henné au
mari et la maintient à hauteur de la tête de la mariée.
17 Quand le liquide a été versé, les femmes conduisent la mariée de l’autre côté du rideau
et l’aident à s’allonger sur un matelas recouvert de tapis. Toute cette partie de la pièce a
souvent été recouverte de tentures tissées à motifs (kilim margoum), trousseau de la mariée.
Les quelques femmes présentes, notamment la parenté de la jeune femme, partagent alors un
couscous à la viande dans cette partie de la chambre. Après avoir bien nettoyé l’emplacement
du repas commensal strictement féminin, la pièce est apprêtée en vue de la nuit de noces avec
les tapis et tentures tissés par la jeune épouse et sa parenté.

Retour sur l’objet : structure du palanquin nuptial


18 Le dromadaire qui véhicule le palanquin n’est plus un animal très répandu à Douiret. Toutefois,
jusque vers 1846-1849, les Douiri entretenaient un trafic caravanier important entre le sud-
est tunisien et Ghadamès, aujourd’hui en Libye. Une partie des Douiri organisaient alors des
caravanes de 50 dromadaires deux fois par an. Ces caravanes furent interrompues au moment
de l’installation du protectorat en 1881, puis reprirent de manière irrégulière à partir de 1889
où au fil des ans, elles devinrent sporadiques jusque dans les années 19307. Le dromadaire n’est
donc plus utilisé comme animal de bât depuis la fin de la première moitié du XXe siècle. Le
choix du dromadaire pour le jour du palanquin est donc en relation avec ce qu’il représente dans
la société, dans le passé et aujourd’hui. Il reste l’animal de prestige du temps des caravanes
mais il est surtout l’animal utilisé pour produire la principale ressource du village, l’huile
d’olive. Le dromadaire tracte la meule des pressoirs8 permettant ainsi l’extraction de l’huile
des olives des jardins.
19 Un récit nous renseigne sur l’importance de l’olivier et de l’huile d’olive à Douiret tant sur un
plan économique que rituel et symbolique. Ce récit montre combien le changement de statut de
l’homme, de célibataire à marié, dépend de la production de l’huile d’olive. Un jeune homme,
élevé grâce aux revenus de l’huile d’olive, devra prouver qu’il est capable de ramener chez
lui de quoi nourrir le dromadaire et donc par extension pérenniser l’extraction de l’huile. Il
parviendra à ramener dans son foyer le nécessaire, et à nourrir le dromadaire avec de la pâte
d’olives9 trouvée dans une grotte loin du village mais à l’intérieur des limites du terroir douiri.
Il montre ainsi sa capacité à assumer lui-même un foyer et à être digne de ses jardins. Dans
ce récit le reste de la pitance du dromadaire se transforme en or ; ce métal précieux figure
impérativement dans les prestations matrimoniales.
20 Autre lien aux jardins et donc à la partie masculine, le blé et les palmes présentes à côté des
rameaux d’olivier. Autrefois, le père et les oncles paternels d’un jeune garçon lui offraient au
moment de sa circoncision un palmier-dattier ou un olivier qu’ils allaient planter pour lui, en
son nom. On voit donc que ces deux végétaux sont présents à chaque passage, changement
de statut.
21 Le tapis qui recouvre la panse du dromadaire est un tapis, ou une tenture, à motifs
(tazarbit / kilim margoum), tissé sur métier vertical à haute lisse par les femmes du village.
Ce tapis a été en général tissé par la mère et / ou les sœurs du futur époux. Il ancre le
palanquin du côté féminin puisque seules les femmes tissent. Il évoque également la relation
homme / femme.

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 6

22 La cotonnade blanche est le premier textile qui entoure la structure du palanquin. Le blanc
véhicule une idée de pureté : une toison blanche est propre, débarrassée de ses impuretés ;
une toison « blanc blanc » est réservée pour les ceintures de femmes. L’intérieur des maisons
de l’ancien village, enduit de gypse, était reblanchi par les femmes aidées de leur parenté
et de leurs amies, à l’occasion du mariage d’un enfant de la maison. La pièce des réserves
(taxzent / xzana) , qui est aussi la chambre de la mariée et la chambre des noces dans la
maison des parents du marié, était immaculée. Aujourd’hui, dans le nouveau village, on
repeint l’intérieur et l’extérieur des maisons concernées. Le blanc est censé attirer la chance,
le bonheur et la fécondité sur le nouveau couple. L’œuf lancé sur le chambranle de la porte
de la maison du mari à la première entrée de la jeune épousée est gage de fécondité et de
prospérité par sa blancheur10. Blancs sont les tombeaux de saints à l’intérieur et à l’extérieur ;
blanches (ou écrues) les tenues des petits garçons fraîchement circoncis. Le blanc est à la
fois une couleur masculine (celle du grand drapé blanc frangé (huli) en fine laine blanche
porté par le marié et par les hommes âgés lors des fêtes par exemple) mais est également
la couleur de l’intérieur associé au féminin. Toutefois, en considérant la relation homme/
femme et non une dichotomie imaginaire entre les sexes, le blanc couleur masculine dans
l’absolu exprime la relation homme / femme (ceinture blanche de la femme, intérieur de
la grotte / maison…) ; en tant que couleur de la chance, il exprime la relation avec Dieu.
Anciennement, avant leur mariage, les jeunes filles ne portaient pas les vêtements de facture
occidentale (pantalons, jeans, jupes…) mais un vêtement drapé entièrement blanc (melhafa
bida), avec une bande noire brodée à hauteur des hanches. Cette bande liait les deux lès de
tissu ensemble. Le vêtement réservé aux jeunes filles comportait deux des trois couleurs que
l’on retrouve comme une triade chez la femme mariée Rouge / Noir / Blanc. La couleur rouge
apparaît dans le vêtement de la jeune fille avec son mariage et particulièrement pendant ses
noces où elle devient progressivement dominante jusqu’à correspondre au vêtement rouge
de la femme marié soutenu par une ceinture de laine blanche (après sept jours pour la jeune
épousée).
23 Rouge donc est le grand drapé qui entoure complètement le palanquin en se superposant à
la cotonnade blanche. Ce drapé en laine fine orné des motifs fut tissé au village. Ce tissu est
semblable par sa couleur rouge et ses motifs au châle-voile rouge (bahnoug), revêtu par la
future mariée le mercredi de la semaine des noces. En outre il partage avec ce châle-voile
un même procédé technique de fabrication qui rend doublement intéressante sa place sur le
palanquin. Ces tissus ont été tissés avec de la laine et du coton blancs, les motifs étant blancs
sur fond blanc. Une fois terminés ils ont été plongés dans un bain de teinture rouge qui n’a
teinté que la laine, faisant ressortir les motifs. Ainsi le voile rouge qui amorce le passage de
la jeune fille à la femme a suivi le même processus : le blanc de la jeune fille se couvre de
rouge au moment des noces puisque son changement de statut se concrétise par une évolution
vestimentaire allant du blanc au rouge pour ensuite prendre la ceinture blanche sept jours après.
Pareillement, le châle-voile qui marque ce cheminement a été d’abord blanc et teint en rouge
après le tissage tout comme la jeune fille qui devient entièrement femme / rouge après le jour
du rituel du palanquin.
24 Enfin, deux tissus brodés (tajir’a), sont posés en quinconce, un d’avant en arrière, l’autre
d’arrière en avant par rapport au dromadaire formant un voile de tête en laine encore porté
quelquefois par les femmes mariées. Voile rectangulaire d’environ 120 cm de long sur 80/100
cm de large, il est posé en appui sur la tête couvrant les épaules et le haut du dos ; la zone
en appui sur la tête est un des deux longs côtés, c’est-à-dire une des deux bordures, ce qui
est l’inverse du châle-voile en appui sur les lisières. Les voiles utilisés pour le palanquin sont
nommés tajir’a tinbit, car ils sont brodés avec des fils de soie ou de coton multicolores selon
un schéma d’organisation observé sur tous les tissus brodés du village. Les motifs brodés
s’organisent selon un principe de symétrie axiale : l’axe référant richement brodé recouvre la
colonne vertébrale recoupant ainsi les conceptions locales de symétrie corporelle. Les motifs
figurés (scorpions, palmiers, palmes, bijoux d’oreilles, main, poisson, oiseaux, etc.) renvoient
tout comme les autres éléments du palanquin aux jardins, à l’or, à la femme et à la chance

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 7

(main, poisson, omniprésence du chiffre 5 dans les compositions). Pour finir, un tissu blanc
toronné ceinture le tout et des écheveaux de laine sont accrochés aux végétaux des jardins.
25 Ainsi le palanquin nuptial en mouvement, et encore plus lorsqu’il transporte la mariée,
résume et représente la société toute entière au travers des éléments forts de la relation
homme / femme : le vêtement, les jardins par le palmier-dattier et l’olivier, le tissage et par
extension le mariage. Avec l’arrivée de quelques automobiles dans le village, le transport de
la mariée de la maison de ses parents à celle de son futur époux est quelquefois assuré par
voiture. Mais ce choix reste marginal d’autant que le palanquin nuptial remplacé par la voiture
confère localement moins de prestige aux familles impliquées dans les noces. Le véhicule
est alors décoré à la manière du palanquin : un grand tapis à motif est tendu sur le toit du
véhicule, des rameaux d’olivier et des palmes sont attachés à l’arrière ou sur le dessus. Ainsi,
les deux éléments forts qui représentent la relation homme / femme, soit le lien aux jardins et
au masculin par la présence des végétaux et les motifs tissés en relation à la femme, demeurent.
On désigne du même terme (jahfat / jahfa) la voiture ainsi décorée et le palanquin nuptial
monté sur le dromadaire.
26 La constitution du palanquin dans sa totalité présente une analogie avec le vêtement de la
mariée. En effet, si l’on suit étape par étape cet habillage du palanquin, on s’aperçoit qu’il
correspond en tous points à l’habillage de la jeune mariée. Le tissu blanc recouvre l’armature
tout comme le large pantalon et la chemise de cotonnade blanche que revêt la jeune femme
avant toute chose. Ensuite, vient le drapé rouge ici recouvert de motifs tout comme la jeune
femme est aujourd’hui enveloppée dans le drapé de soie rouge. La mariée portait autrefois
(jusqu’au début du XXe siècle) un drapé de laine tissé dans le village et similaire à celui du
palanquin et deux tissus brodés de part et d’autre : la future épouse revêt deux voiles de tête,
l’un de l’avant vers l’arrière lui couvre le visage et le cou, l’autre de l’arrière vers l’avant pour
occulter les cheveux et la nuque. Enfin un morceau de tissu blanc toronné ceinture et lie le
palanquin, comme la ceinture blanche qui retiendra le drapé rouge de la mariée 7 jours après
la nuit de noces. Les femmes mariées portent un vêtement féminin drapé (melia) à dominante
rouge et pour les jours de fêtes le grand drap frangé (huli) en soie rouge retenus par une ceinture
de laine blanche. Le palanquin est surmonté d’écheveaux de laine de couleurs tout comme la
jeune femme est précédée de ses propres tissages dans la maison de son futur époux.
27 La jeune fille à l’intérieur du palanquin et le palanquin lui-même sont habillés de la même
manière. La dissimulation de la future épouse cachée à l’intérieur du palanquin contraste avec
l’exposition aux yeux de tous de son presque double qu’est le palanquin nuptial lui-même. La
différence réside dans le port de la ceinture : à l’intérieur la jeune femme n’en a pas encore
tandis qu’à l’extérieur le palanquin est ceinturé.
28 Au moment où le cortège va s’ébranler pour aller chercher la future épouse et l’amener au
foyer conjugal, un foulard est noué à la queue du dromadaire et, le plus souvent, une femme
tient ce foulard. Cette femme fait le lien entre le palanquin / femme et la société en étant dans
le cortège tout en retenant le dromadaire. Il nous a été dit qu’une sœur du futur époux devait
tenir ce rôle. Quand cette dernière refusait ou quand il n’avait pas de sœur, on privilégiait
une femme à la peau noire. Nous rappelons que la couleur noire est la couleur du lien, de
la relation, tout comme la broderie noire liant les deux parties des anciens drapés des jeunes
filles, comme le collier noir des femmes mariées, comme les quelques fils noirs des motifs des
voiles. Sur l’ensemble des mariages observés, les futurs époux avaient des sœurs ; ce ne fut
pourtant jamais une d’entre elles qui a tenu le foulard mais une femme à la peau foncée.
29 La différence entre le discours recueilli sur ce rituel et l’organisation du rituel est intéressante
et nous permet d’aller plus loin dans la compréhension de la logique de la société : pour Ego
féminin, la sœur de son époux est désignée par le terme chelha de tafrurtiu. Le terme tafrurt
signifie également la petite fille, la jeune fille ; or dans le trajet aller, une petite fille prend place
à l’intérieur du palanquin et dans le trajet retour, la future épouse est encore une tafrurt. Avant
son mariage, une personne de sexe féminin est désignée par le terme tafrurt / bent que l’on
peut traduire par « fille ». A partir de son mariage seulement, soit après la nuit de noces, elle
sera désignée par le terme femme (tamatout / mra’). Il en est de même du côté masculin avec le
terme garçon (afrur / weld) qui devient homme (ariez / rajel) après son mariage. Ce palanquin

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 8

dans sa construction représente la société et a l’apparence, par les vêtements, d’une femme,
comme celle qui prendra place à l’intérieur au retour. L’extérieur englobe l’intérieur mais
reproduit de "l’équivalent". Dans leurs propos, les femmes ont insisté sur le fait qu’idéalement
la sœur de l’époux (tafrurtiu) de la future épouse, tient ce rôle. Est-ce que l’idéal serait à l’aller,
une sœur de l’époux (tafrurtiu) à l’extérieur et une petite fille (tafrurt) à l’intérieur, c’est-à-
dire comme au retour, avec le palanquin et la jeune femme à l’intérieur, deux équivalents, ou
un extérieur symétrique à un intérieur ? Ainsi en l’absence de la "symétrie idéale", la femme à
la peau noire est le lien, elle remplace ou joue la sœur de l’époux. Cette analyse du palanquin
nuptial comme traduction rituelle d’une relation particulière et de valeurs s’inscrit dans une
approche holiste de la société. En effet dans des travaux ultérieurs (V. Pardo, 1996, 2003 et
2005), nous avons pu montrer que la structure de l’habitat, tout comme l’étude des voiles et
des techniques d’obtention des motifs tissés ou de greniers, mettent en relief une constante qui
soude la société douiri : "l’équivalence", ou la symétrie, ou la relation par couple. La présence
de la femme à la peau noire et celle de la petite fille font le lien entre une métaphore de la
femme, la relation homme / femme et la société dans sa totalité – le cortège. Ces rôles rituels
rendent présente la société dans sa totalité et nous conduisent à nous interroger sur un autre
cortège du palanquin nuptial. Cortège sans petite fille cette fois, celui du jour du festival des
ksour.

Le festival des ksour : de la représentation à l’emblème


30 Chaque année, fin du mois de mars / début avril, un festival officiel des villages du Sud est
organisé ; il s’agit du festival des ksour de la région de Tataouine. Les festivités durent une
petite semaine et chacun des villages importants de la région assure une demi-journée de
festivité. A cette occasion, des officiels et des médias se déplacent et chacun des villages doit
participer en présentant un élément important, caractéristique de ses traditions. C’est le cas de
Douiret qui se met en scène au travers d’une reconstitution du rituel du palanquin nuptial. Un
cortège composé des Douiri et des musiciens ainsi que du dromadaire chargé du palanquin
nuptial part du « nouveau village » pour aller jusqu’au deuxième niveau du « vieux village »11.
Les hommes d’âge mûr revêtent tous l’habit immaculé : il s’agit du grand drap frangé blanc
comme celui que le jeune marié porte pour la première fois le mardi de la semaine des noces.
Des femmes et des jeunes filles portent leurs vêtements de fête.
31 Le parcours du cortège est très long, 3 / 4 km environ, entrecoupé de jeux de fusil exactement
comme le cortège nuptial. A l’approche du vieux village où attendent de nombreux touristes
(des touristes étrangers mais également beaucoup de tunisiens) et des officiels, on assiste à une
accélération des musiciens, à de nombreuses danses exécutées par les hommes. Les mêmes
pièces de tissu que lors des noces habillent l’armature du palanquin. Certaines familles du
village ajoutent un drapeau tunisien jouxtant les rameaux, les palmes et les écheveaux de laine :
il s’agit de quelques familles dont des membres travaillent dans l’administration tunisienne.
Toutefois, premier détail qui ne peut être perçu que de l’intérieur de la société et non par les
étrangers au village ou les officiels – régionaux ou nationaux –, le palanquin est vide.
32 Ensuite, un ensemble de femmes et de jeunes filles de Douiret, un groupe de volontaires,
portent le drapé rouge, ainsi que les bijoux que la jeune fille revêt normalement pour la
première fois lors de ses noces. Ces deux éléments déplacent le sens du rituel du palanquin ;
pour les gens de Douiret, ce n’est d’ailleurs pas un vrai palanquin ni une vraie représentation
d’eux-mêmes, mais la mise en scène répond ici entièrement à ce qui est demandé, et à ce
qu’ils veulent montrer. Ainsi le mariage devient un élément emblématique du village, emblème
choisi par les Douri qui n’ont pas reproduit de l’identique puisque le palanquin vide est pour
eux vide du sens habituel qu’il véhicule dans les rituels de mariage. Il est ici une image du
village pour les autres. De la même manière, à l’occasion du défilé du 7 novembre à Tataouine
commémorant la prise de pouvoir par Z. A. Ben Ali, tous les villages de la région doivent
envoyer des représentants. En 1998, des femmes et des jeunes filles (3 ou 4) de Douiret
portaient des paniers avec la prestation matrimoniale (zhêz) envoyée par le futur époux et sa
parenté à sa future épouse. Alors présente au défilé, j’en ai parlé avec les porteuses qui m’ont
confirmé que c’était pour figurer Douiret.

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 9

33 Lors du festival, quelques femmes présentent également dans l’ancienne école du vieux village
les différentes étapes du tissage : ainsi certaines cardent la laine, d’autres filent, une tisse sur un
métier miniature créé pour la circonstance – un simple cadre qu’elle maintient sur ses genoux.
Là encore il y a choix d’un élément social fort mais décalé puisque ce n’est pas un vrai métier à
tisser, que la chaîne n’est pas entièrement verticale, debout12. En public, le tissage est exécuté
pour exposer un savoir-faire ; il ne prétend pas représenter fidèlement ni les valeurs qu’il
porte ni les relations que tissage et mariage entretiennent à Douiret et qui expliquent pourtant
pourquoi ils ont été choisis pour présenter leur société par les Douiri eux-mêmes.

Conclusion
34 Un article de Daniel de Coppet (1992) nous a amené à considérer le rapport entre le palanquin
des noces et le palanquin du festival comme celui d’un glissement de la représentation à
l’emblème.
35 Le concept de représentation est forgé sur le terme latin repraesentare, faire apparaître, rendre
présent devant les yeux, reproduire par la parole, remplacer quelqu’un. Au XIVe siècle, par
extension de sens, représenter est utilisé pour signifier symboliser, tenir lieu de. En ancien
français, le mot représentation « rendre à nouveau présent » est une action qui consiste à répéter
une présence qui devient créatrice. Au Moyen-Age et jusqu’à François Ier c’est une figure en
cire moulée et peinte qui dans les obsèques princières donnait à voir, tenait lieu de défunt. En
lisant cette analyse nous retenons pour notre propre cheminement, “Représentation, rendre à
nouveau présent, cette action novatrice qui, à la fois, se fait connaissance confirmée et constitue
un fait-valeur, mais dans le cadre d’un système particulier, c’est-à-dire d’une société” (de
Coppet 1992 : 127) ou formulé autrement au sens “d’activité rituelle reconductrice de l’ordre
fondamental” (Ibid. : 124).
36 Le palanquin nuptial donne à voir, tient lieu de société qu’il rend présente, qu’il matérialise. La
relation homme / femme qui passe par le mariage et par ce transport de la mariée à la demeure
de son époux est rendue possible par toute la société représentée par le palanquin. Dans le
cas du palanquin des noces, nous sommes dans la société qui se met en scène elle-même, au
moment où elle se recrée – nouveau foyer –, où elle reconduit ses propres valeurs par le biais
du rituel. Le palanquin nuptial représente les valeurs de la société qu’il présente d’une manière
idéale voire normative, et les relations qui la constitue.
37 A contrario le palanquin du festival ne représente pas la société douiri au sens où il ne prend pas
en compte sa totalité, l’intérieur du palanquin étant vide. Il ne reste que l’emblème extérieur,
l’image de Douiret. Le terme emblème est “un emprunt savant au latin emblema, ornement
en placage sur des vases, lui même du grec emblêma, ornement appliqué”. A. Rey (2000 :
1214) ajoute “Le mot désigne d’abord une représentation d’une figure à valeur symbolique
[…], puis un être ou objet concret qui symbolise une chose abstraite, et enfin un attribut, une
figure destinés à les représenter.” L’emploi du terme représenter dans ces définitions peut
porter à confusion vu ce que nous avons dit précédemment du concept de représentation ; or,
nous sommes-là dans le glissement de sens moderne et individualiste posé par D. de Coppet
(1992), à savoir ‘représenter’ est usité ici au sens de représentation-effigie, faux-semblant, à
une simple équivalence. Pour nous, l’emblème étant l’image que l’on met en évidence, que
l’on construit, en référence au placage des vases romains et grecs, le palanquin-emblème lors
du festival à Douiret est le placage de la société, la partie que l’on montre aux autres. Pour
une fête médiatisée et touristique, on crée des "noces emblématiques" à côté de la société en
présentant un palanquin en apparence identique au palanquin nuptial qui transporte les mariées
douiri…, mais vide si l’on soulève cette apparence à savoir les voiles du palanquin.

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Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) 10

Annexes
Mise en place du bouquet au sommet du palanquin (Douiret, août 2004)

Mise en place du voile féminin brodé

Bibliographie
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(éd.), Philosophie et anthropologie, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou : 115-130.
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REY, A., 2000, Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert.

Notes
1 Au fil du texte, les termes vernaculaires sont notés en italique. Dans le village de Douiret
comme dans d’autres villages de la même chaîne de montagne (Tamezret, Guermassa,
Chenini) deux langues sont utilisées, l’arabe dialectal tunisien avec ses variantes du sud-est et
le chelha, variété locale de la langue berbère. Lorsque les termes arabes et chelha sont donnés
ensemble, le terme chelha précède le terme arabe : chelha / arabe dialectal. Quand un terme
vernaculaire est donné en une seule langue, cette dernière est précisée à la première occurrence
du terme par la notation suivante : [ch] pour le chelha ou [ad] pour l’arabe dialectal.
2 Le terme "mise en scène" est volontairement emprunté au vocabulaire théâtral dans la même
idée que celle de Raymond Jamous lorsqu’il utilise la comparaison de la "scène de théâtre" dans
son analyse de la société Iqariyen : “Les rituels présentent des aspects analogues aux récits. Ne
peut-on pas dire, là aussi, qu'ils initient les hommes d'une société à leur culture non à travers
des règles abstraites mais concrètement, comme sur une scène de théâtre ? Ce sont aussi des
évènements où l'essentiel n'est jamais expliqué par ce qu'il va de soit.” (R. Jamous, 1981 : 10)
3 Dans le village plusieurs familles de descendants d’esclaves venus du Soudan sont intégrées
au système lignager villageois. Ces familles du lignage des Ouled Taleb ont une carnation
beaucoup plus foncée que les autres. La carnation est de plus à Douiret un élément fort puisque
les "berbères" sont dits roux à la peau claire par les populations "arabes" de Tataouine, la ville
la plus proche. Réputation qui ne correspond pas entièrement à la réalité. La couleur noire
dans le système des couleurs local marque ce qui fait la relation et dans certaines circonstances
rituelles, est censée être un bon médiateur de chance.
4 Il s’agit d’un châle-voile qui se porte posé sur la tête et croisé sur le devant à la base du
cou. Ce voile rectangulaire d’environ 160-170 cm de long sur 80-100 cm de large est porté
de manière à recouvrir tout le buste et descend souvent jusqu’en dessous de la taille. C'est un
châle porté par les femmes mariées. Tissé sur le métier vertical par les femmes qui le portent, il
n’est presque plus fabriqué aujourd’hui. La facture minutieuse des motifs demande un savoir-
faire qui tend à se perdre ou à évoluer vers des motifs plus épais, plus grands, pour les tapis
(kilim margoum), ou les couvertures (farachiya). Le pourtour, lisières et bordures, est orné de

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motifs géométriques ; toute la partie centrale est unie. Les châles-voiles ont soit un fond rouge
avec des motifs noirs, blancs ou jaunes (la couleur jaune est due à un passage par imprégnation
d’un peu de la teinture de la laine vers les fils de coton), soit un fond blanc avec des décors
bleu clair et noirs. La matière principale en est une laine vierge très fine et non teinte ; pour
le tissage des motifs la tisseuse utilise du coton pour deux raisons toutes deux présentées dans
le village et dont on ignore la prépondérance de l’une sur l’autre. Le fil de coton, très fin et
plus solide que la laine vierge laisse plus de marge à la tisseuse dans la réalisation des motifs.
La teinture faite après le tissage permet de teindre la laine tout en laissant le coton non teint
ou légèrement jauni, ce qui permet de faire ressortir les motifs. Le tissage du châle-voile ne
se fait pas avec de la laine teinte mais blanc sur blanc ; l’étoffe terminée est plongée dans un
bain de teinture et seule la laine fixe la couleur.
5 Sa mère, ses sœurs, ses tantes maternelles et même parfois aujourd’hui ses tantes paternelles
l’aident à constituer cet ensemble en lui tissant des pièces ou en tissant avec elle une pièce
complexe.
6 Il n’est pas possible de montrer ici en quoi tisser pour une jeune fille contribue à l’élaboration
d’une relation d’épousailles puis à la pérennisation de la relation homme/femme et donc de
la société dans sa totalité. Cette analyse a fait l’objet d’une partie importante de ma thèse de
doctorat (V. Pardo : 2003).
7 Maguenot, 1885 : 37 et A. Martel, 1965 : 426.
8 Les pressoirs, troglodytiques, se trouvent dans le vieux village ; quatre sont toujours en
fonction.
9 Lorsque les olives sont écrasées dans les pressoirs, il reste une pâte sèche composée des
résidus secs des fruits et de leurs noyaux broyés. Cette pâte est d’abord humidifiée pour en
extraire les dernières traces d’huile puis elle est donnée aux dromadaires.
10 Il y a en Tunisie deux types d’œufs de couleur différente. Certains ont une coquille
beige rosée (comme ceux que l’on trouve dans nos supermarchés en France) et d’autres sont
immaculés. Pour les rituels du mariage à Douiret, on utilise impérativement ces-derniers.
11 Le nouveau village étant construit dans la vallée à environ 3 kms du vieux village, village
fortifié construit sur et dans la montagne.
12 Le tissage s’effectue sur un métier à tisser vertical à haute lice. La verticalité de la chaîne
renvoie tant sur le plan lexical qu’en termes de représentations à des valeurs « d’être droit »,
d’ « être debout », d’honnêteté et de droiture.

Pour citer cet article

Référence électronique

Véronique Pardo, « Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) », Journal des africanistes
[En ligne], 76-1 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 17 juin 2014. URL : http://
africanistes.revues.org/183

Référence papier

Véronique Pardo, « Le palanquin nuptial à Douiret (sud-est tunisien) », Journal des


africanistes, 76-1 | 2006, 43-58.

À propos de l’auteur
Véronique Pardo
Docteur en Anthropologie sociale, membre de l’équipe Techniques et Culture UMR CNRS 5196.
vpardo(at)free[point]fr

Droits d’auteur
Tous droits réservés

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Résumés

À Douiret, village berbérophone du sud-est tunisien, un rituel qui est également un objet
a retenu notre attention : il s’agit du palanquin nuptial (jahfat/jahfa), transporté à dos de
dromadaire. A l’occasion des noces, la mariée est transportée dans ce palanquin depuis sa
maison jusqu’à celle de son époux. Le montage du palanquin, sa structure, les éléments qu’il
rassemble (tissus, végétaux, matières) ainsi que le rituel qui accompagne chacune de ces phases
donnent à voir la société de Douiret dans son ensemble et seront largement développés dans
l’article. Chaque année, un festival des villages du Sud est organisé ; Douiret se donne à voir
au travers d’une reconstitution du rituel du palanquin. Nous dégagerons les valeurs conférées
au palanquin nuptial dans chacun des deux contextes et observerons ainsi les deux facettes
d’un même objet et de son rituel selon qu’il perpétue la société ou qu’il est mis en scène pour
un public extérieur à cette société.

The bridal palanquin in Douiret (in south east Tunisia). In Douiret, a berberian speaking
village in south east Tunisia, I have been interested by a ritual which is also an artefact. It is
the bridal palanquin (jahfat/jahfa), carried by a camel. During the wedding, the bride is carried
in this palanquin from her parents’ house to her husband’s parents. This article deals with the
art of making the palanquin, its structure, the different types of material it is made of (fabric,
plants…) and the ritual of the bridal procession. Relations between the object “palanquin” and
rituals give us pieces of information about the society and its representations. Every year, in
spring, there is an official festival in the villages of south east Tunisia. Douiret takes part on it
by reconstituting the palanquin and its ritual. Values and representations associated with this
palanquin and the ritual of the bridal procession during both weddings and folk festivals give
us some keys to understand Douiret society from inside and outside. It also gives some pieces
of information about the meaning of representations for people.

Entrées d’index

Mots-clés : Douiret, mariage, palanquin, représentation, emblème


Keywords : Tunisia, weddings, representations, emblem

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