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Ibn Arabî
"Par Dieu, j'éprouve de l'amour à un point tel que, me semble-t-il, les
cieux se disloqueraient, lesétoiles s'affaisseraient, les montagnes
s'ébranleraient si je leur en confiais la charge [1] : telle est mon
expérience de l'amour..." [2] Attribuerais-je cette citation à Rûmî ou à
Ruzbehân Baqlî, nul n'en serait surpris: l'un et l'autre sont unanimement
reconnus pour être parmi les plus illustres représentants de la "voie
d'amour" au sein de la tradition mystique d'islam. Mais, c'est dans
les Futûhât makkiyya, cette oeuvre dont Massignon dénonçait le "ton
impassible et glacé" [3] que surgit ce cri d'un coeur embrasé. Massignon
avait tout lu; sans doute a-t-il connu ce texte mais, si son regard s'y est
attardé quelques instants, il n'y aura probablement vu qu'un artifice
littéraire. Ibn Arabî n'est pour lui qu'un dialecticien hautain et sec et rien
n'a jamais pu le convaincre de revenir sur cette opinion professée dès sa
jeunesse. L'auteur des Fusûs est certes aussi celui du Turjumân al-
ashwâq; mais ce recueil de poèmes est-il autre chose qu'un hapax dans
l'étendue aride d'un gigantesque corpus d'abstractions? Corbin s'est
appliqué à démontrer qu'il n'en était rien. A-t-il été entendu? On constate
en tous cas qu'Ibn Arabî est toujours présenté dans des travaux récents
comme le représentant en islam d'une mystique spéculative qui s'oppose
à celle dont Rûmî est le plus célèbre exemple. Un de ses traducteurs,
qu'on aurait pu espérer plus avisé, l'a accusé il y a peu d'"impérialisme
métaphysique" [4] . Un excellent chercheur américain, William Chittick, a
consacré à Rûmî et à Ibn Arabî de savantes monographies. Or il est
significatif que la première s'intitule "The Sufi Path of Love" et la seconde
"The Sufî Path of Knowledge".
S'il est une question qui a hanté les spirituels musulmans à compter du
quatrième siècle de l'hégire, et plus exactement à dater du 24 dhu l-
qa'da309h./922, c'est bien celle qui touche à la notion de sukr, l'"ivresse
spirituelle". Ce jour là, à Bagdad, Hallâj est exécuté sur la place publique.
Quoique le procès qui a conduit à sa condamnation à mort soit aussi-
peut-être même surtout- un procès politique, il n'en demeure pas moins
que pour les soufis d'hier et d'aujourd'hui- et Ibn Arabî partage ce point
de vue- Hallâj a péri pour avoir impudiquement dévoilé, sous l'emprise de
l'ivresse, d'inviolables secrets. Aussi bien, sur la question de savoir si la
"sobriété" est préférable à l'"ivresse" ou vice versa, la majorité des
maîtres se prononcent en faveur de la première attitude tout en
soulignant que le summum pour le spirituel est de conjuguer les deux, ou
plus exactement, de réaliser l'i'tidâl, l'"équilibre" parfait entre ces deux
pôles [5] . Ibn Arabî, on l'aura compris aux propos cités, adhère
pleinement à cette doctrine commune du "juste milieu" que l'on ne doit
jamais perdre de vue lorsqu'on aborde sa biographie spirituelle. Au vrai,
l'examen de ses écrits en la matière fait apparaître que cette notion
d'i'tidâl revêt une importance primordiale dans sa doctrine de l'expérience
mystique de l'amour à son degré suprême.
"J'ai un Bien-Aimé qui porte le nom de tous ceux qui ont un nom" [10] ,
déclare-t-il à ce propos dans le Dîwân al-ma'ârif. Il est remarquable que
ce vers soit celui qui ouvre la longue section de ce recueil recensant les
odes, innombrables, où l'auteur clame sans plus de retenue la passion qui
le consume. Il est d'ailleurs un vocable qui, sous diverses formes, hante
cette longue série de poèmes: celui de hawâ' , "l'amour-passion", que
l'auteur des Futûhâtdéfinit comme "une annihilation totale de la volonté en
l'Aimé" [11] . Voici, parmi cents, quelques exemples:
Je suis l'esclave de la passion et l'esclave de
l'Aimé. [12]
Le feu de la passion brûle mon coeur
Et Celui que j'aime est dans mon esprit.
[13]
La passion s'est emparé des rênes de mon
coeur
Ainsi, où que je tourne mon visage
La passion est face à moi [14]
Le premier verset coranique mentionné est celui qui énonce: "Dis: si vous
aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera." (Cor. 3:31) On ne le dira
jamais assez: si complexe qu'il puisse nous apparaître en certains de ses
développements, si étendu le champ des connaissances qu'il recouvre,
l'enseignement initiatique d'Ibn Arabî se ramène en fin de compte à cette
simple idée que c'est dans la conformation la plus rigoureuse à l'"excellent
modèle" qu'incarne l'Envoyé de Dieu et, par voie de conséquence, dans
l'obéissance la plus nue à la loi divine à laquelle lui-même s'est assujetti
que s'accomplit et se consomme la théomorphose. Que, de tous les
versets du Livre où il est fait mention de l'amour, il ait donné la primauté
à celui qui affirme solennellement que toute volonté d'aimer Dieu est
subordonnée à la sequela prophetae nous le rappelle avec force [17] .
Les deux hadith-s qudsî-s qui sont ensuite mentionnés ont nourri toute
une littérature mystique, à commencer par l'oeuvre d'Ibn Arabî. Le
premier cité- qui ne figure pas dans les recueils canoniques, mais dont Ibn
Arabî certifie l'authenticité en vertu d'un dévoilement (kashf) [22] répond
à la question de savoir pourquoi la création a vu le jour: "J'étais un trésor
caché et J'ai aimé (ahbabtu) à être connu; aussi ai-Je créé les créatures et
Me suis-Je fait connaître d'elles; ainsi elles Me connurent." Divers travaux,
ceux de Corbin en particulier, ont montré que la cosmogénèse akbarienne
est tout entière nourrie de cet énoncé divin. S'agissant de cerner plus
spécifiquement le rôle de l'amour, Ibn Arabî en tire deux conclusions
majeures: d'une part, sur le plan macrocosmique, que la Création
s'origine dans l'amour divin; d'autre part, du point de vue initiatique, que
l'amour et la connaissance, qui sont les termes-clef de ce hadîth- ahbabtu
an u'raf- sont distincts mais indissociables et qu'il n'y a donc pas lieu de
les opposer.
Ainsi l'univers, connu de Dieu de toute éternité mais qui s'ignore lui-
même, est tiré du néant par la seule vertu de l'amour que Dieu se porte;
le mouvement qui le conduit vers l'existenciation est donc
fondamentalement, affirme avec force Ibn Arabî, un mouvement d'amour:
"C'est ce qu'a signalé le Prophète lorsqu'il a rapporté [de Dieu] 'J'étais un
trésor caché et J'ai aiméà être connu'; n'eût été cet amour, le monde ne
serait pas apparu en lui-même; son mouvement du néant vers l'existence
est un mouvement d'amour de Celui qui l'a existencié." [37] De cela, le
shaykh est si profondément convaincu qu'il le dit et le répète à satiété
dans tous ceux de ses textes où il évoque la cosmogénèse, choisissant le
plus souvent de rendre compte de cette dramaturgie divine par le
symbolisme d'un Soupir: le mouvement qui enclenche le processus
cosmogonique c'est la vibration que produit lenafas rahmânî, le "Souffle
du Miséricordieux". Dieu, en expirant sous la pression du désir amoureux,
celui que lui inspire Sa beauté, libère la "Nuée" (al-'amâ), autrement dit
la materia primaqui contient potentiellement toute la Création: "Cette
Nuée est la substance du cosmos, aussi reçoit-elle toutes les formes, les
esprits, les composés de l'univers; c'est un réceptacle infini. [38]"
Créé à l'image de Dieu pour être son majlâ, le lieu épiphanique en lequel
Il déploie les richesses sans nombre que recèle le "trésor caché", le monde
est donc nécessairement beau [42] . "Rien n'est plus beau que l'univers!"
s'exclame Ibn Arabî [43] . L'idée que le monde est beau parce que Dieu
qui l'a créé est Beau- idée qui n'exclut pas le renoncement (zuhd) mais
interdit le contemptus mundi- rejoint la thèse fameuse de Ghazâlî selon
laquelle ce monde est le plus parfait qui puisse être (laysa fî l-imkân abda'
min hâdhâ l-'âlam) [44] . Mais Ibn Arabî ne s'en tient pas là; de ce
constat, il tire toutes les conséquences, si graves soient-elles: "Il a créé le
monde à l'image de Sa beauté; Il a regardé le monde et l'a aimé.."
Dieu ne peut pas ne pas aimer le monde qui Lui renvoie l'image de Sa
beauté et a fortiori, l'homme [45] qui est son mazhar, son lieu de
manifestation par excellence comme en témoigne cet autre hadîth
qudsîqu'Ibn Arabî cite fréquemment: "Mon ciel et Ma terre ne Me
contiennent pas mais le coeur de Mon serviteur croyant Me contient." En
l'aimant, Il n'aime que Lui-même. Et puisque Dieu Se connaît et S'aime de
toute éternité, il s'ensuit qu'Il a aimé les créatures depuis l'éternité sans
commencement et les aimera pour l'éternité sans fin: "L'amour de Dieu
envers Ses serviteurs n'est qualifiable ni par le commencement ni par la
fin. [...] Il n'a cessé d'aimer les créatures de même qu'Il n'a cessé de les
connaître [...] Il n'y a pas de commencement à Son existence, il n'y a
donc pas de commencement à Son amour! [46] " Il vaut la peine de
signalerqu'environ deux siècles après Ibn Arabî, Julienne de Norwich (ob.
1416), écrivait dans son Livre des révélations: "Avant de nous créer, Il
nous aimait. [...] Nous sommes de toute éternité un trésor enclos en Dieu,
caché, connu et aimé. [47] " De cet amour rigoureusement infini, la
recluse de Norwich tire la certitude de l'apocatastase: "Tout finira bien!",
assure-t-elle. Ibn Arabî n'est pas moins catégorique: "... L'univers tout
entier est beau et "Dieu aime la beauté"; or celui qui aime la beauté aime
celui qui est beau. Et celui qui aime ne châtie pas l'aimé, si ce n'est en vue
de le faire parvenir au repos ou afin de l'éduquer [...] , tel le père avec
son enfant. [...] Ainsi, notre issue finale (ma'âlunâ) sera- si Dieu veut- le
repos et le bien-être (al-râha wa l-na'îm), et cela où que nous nous
trouvions !" [48] Que le shaykh al-akbar fasse ici allusion
aux deux demeures post mortem, le paradis et l'enfer, c'est ce qu'indique
clairement un passage de notre chapitre 178 [49] : "... Tout cela, dit-il,
tient à Sa miséricorde et à Son amour envers les créatures afin que l'issue
finale soit la félicité (al-sa'âda)"; précisant ensuite à ce sujet: "... Il y a un
autre groupe de gens qui subiront les peines de l'Au-delà dans le feu afin
d'être purifiés. Ensuite, il leur sera fait miséricorde dans le feu en raison
de ce que la providence a fait précéder l'amour, et ce, même s'ils ne
sortent pas du feu. Car l'amour de Dieu envers Ses serviteurs n'est
qualifiable ni par le commencement ni par la fin."
Rares sont les élus qui réalisent pleinement cette theomimesis; plus rares
encore ceux qui atteignent la station supérieure, celle de la 'ubûdiyya al-
idtirâr qui ressortit au faqr, à la "pauvreté" la plus absolue. En cette ultime
demeure spirituelle, le gnostique est, selon l'expression d'Ibn
Arabî, maqtûl, "tué", mort à lui-même et incapable par conséquent de la
moindre volonté propre [57] . Sans doute est-il mahbûb, "aimé" de Dieu,
encore qu'il ne le sache plus, mais non plus muhibb: dépris de toute
chose, dépris de soi et de Dieu même qu'il a renoncé à posséder, il a
recouvré le souveraindétachement- au sens eckhartien du terme- qui était
le sien lorsque, enclos dans le "trésor caché", il était sans se savoir être.
En cette vacuité de la créature, Dieu peut enfin s'épancher à loisir et
assumer en toute plénitude sa qualité de muhibb qui est sienne de toute
éternité. C'est pourquoi, conclut, Ibn Arabî, c'est Lui, en ce cas, qui se
revêt des attributs du saint, lequel est Son ouïe, Sa vue [58] .
Dans l'abaissement de l'homme "au plus bas des bas" (Cor. 95:5)
s'accomplit donc la theosis, lorsque l'adéquation entre la'ubûdiyya de la
créature et la rubûbiyya du Créateur est si totale que leur distinction
s'efface. Il n'est donné qu'à l'Homme Parfait de connaître cette entière
réciprocité, en vertu de laquelle il est le mithl, le "pareil" de Dieu en ce
bas monde. Encore n'est-il lui-même que le "substitut" (nâ'ib) du Prophète
qui, en raison de son insurpassable perfection, détient seul cette
prérogative. Dans un passage du Kitâb al-hujub, Ibn Arabî va d'ailleurs
jusqu'à identifier la personne du Prophète, ou, plus exactement, la
"Réalité muhammadienne", avec l'amour en tant que celui-ci est le moteur
de l'univers: "...[ L'amour] est le principe de l'existence et sa cause; il est
le commencement du monde et ce qui le maintient et c'est Muhammad.
[...] Car c'est à partir de la réalité (haqîqa) de ce Maître, sur lui la Grâce
et la Paix, que se déploient les réalités supérieures et inférieures." [59] En
d'autres termes, le Prophète est le barzakh par excellence, l'"isthme" où
coïncident le haut et le bas; à l'image de Dieu qui se décrit comme "Le
Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché" (Cor. 57:3) et dont il est le
"suprême réceptacle" (al-majlâ al-a'zam) [60] , il est à la fois ceci et cela
et pourtant ni ceci ni cela, d'où sa sublime perfection.
Sobre, le Prophète de l'islam le fut plus que tout autre. Du moins est-ce la
conviction d'Ibn Arabî qui, en maintes occasions, souligne que l'Envoyé ne
laissait rien paraître des grâces spirituelles que Dieu répandait en
abondance sur lui; cette occultation des attributs de la sainteté
constituant pour Ibn Arabî, on le sait, le signe de sa perfection spirituelle
et la caractéristique majeure de ses héritiers, les malâmiyya, qu'il appelle
aussi très souvent les "muhammadiens". Occultation et non dissimulation:
le 'ârif n'a pas à dissimuler ses états spirituels; il les transcende, d'où sa
sobriété. A l'exemple du messager de Dieu, il a choisi le lait plutôt que le
vin, interdit ici-bas parce qu'il a le pouvoir d'annihiler l'intellect lequel, en
ce cas, n'est plus en mesure d'opérer la distinction entre rabb et 'abd que
les règles de convenance spirituelle (adab) impose de respecter en ce
monde [67] . Le lait, en revanche, n'altère pas la conscience distinctive; il
symbolise- selon l'interprétation qu'en fit le Prophète à la suite d'un songe
[68] - la science que Dieu n'octroie qu'à ceux qu'Il aime [69] et dont le
désir est toujours inassouvi et à jamais inassouvissable: plus Dieu les
abreuve de connaissances, plus ils sont assoiffés, plus ils en
réclament[70] .
Lorsque Hallâj fut supplicié, Shiblî, rapporte Ibn Arabî, déclara: "Nous
avons bu tous deux de la même coupe, mais je suis devenu sobre, il est
resté ivre"; Hallâj, auquel parvint ce propos alors qu'il était exhibé sur le
gibet, répondit: "S'il avait bu ce que j'ai bu, il lui serait advenu ce qui
m'est advenu. [72] " "J'accepte le témoignage de Shiblî, conclut Ibn Arabî,
mais non celui de Hallâj [...] car Hallâj était ivre et Shiblî sobre [73]."
Ne nous méprenons pas; Ibn Arabî ne remet pas en cause la teneur des
propos de Hallâj mais le fait qu'il les a proférés sous l'emprise de l'ivresse
laquelle, souligne-t-il, exclut par définition l' "équité" (al-'adl, terme de la
même racine que i'tidâl) de la part de celui qui s'exprime. Dès lors, son
témoignage doit être récusé d'emblée, quand bien même, insiste-t-il, ses
propos sont véridiques.
Anâ man ahwâ wa man ahwâ anâ: ce vers célèbre de Hallâj, le Shaykh al-
akbar ne le cite pas moins de trois dans ce chapitre des Futûhât sur
l'amour [74] ; nul doute, qu'il en ait éprouvé le sens: "Lorsque tu L'aimes,
tu sais, au moment où tu bois le breuvage de Son amour pour toi que ton
amour pour Lui ne fait qu'un avec Son amour pour toi; et ce breuvage
t'enivre au point de te faire oublier ton amour pour Lui bien que tu sentes
que tu L'aimes; renonce donc à distinguer entre ces deux amours."
En somme, l'auteur des Futûhât ne donne pas tout à fait tort à ceux des
oulémas que scandalise l'idée que le Tout-puissant puisse être aimé d'une
misérable créature; leur seule erreur est de poser une irréductible dualité
là où il n'y a, d'un point de vue métaphysique, que l'Un sans second; dans
une telle perspective, il n'y a jamais que Dieu qui S'aime Lui-même (mâ
ahabba Llâh illâ Llhâh ) [76] . Plus encore, "l'amour est la qualité de celui
qui est, or il n'y a dans l'existence que Lui, [...] Il n'y a d'être que Lui, il
n'y a donc d'aimé et d'aimant que Lui!" [77] Et c'est précisément ce que
découvre le spirituel abreuvé d'amour lorsqu'il atteint le plus haut degré
de conformité à la uswa hasana, le suprême paradigme muhammadien.
Notes
[1] Tout ce passage fait écho aux premiers versetsdes sourates 81 et 82.
[8] Ces questions portent les numéros116 à 119dans les Futûhât, II, pp.
111-114.
[20] Fut., II, p. 114; voir aussi II, p.326 oùil déclare "Nul n'aime jamais
que son Créateur".
[24] Sur la notion de l'amour chez Tirmidhî, cf.,G. Gobillot, "Un penseur
de l'amour, le mystique khurâsânien al-HakîmTirmidhî", in Studia
Islamica, n° 73, 1991, p. 25-44.
[34] Cf., Fut., II, 325 où Ibn Arabî rapporte sapropre expérience en la
matière.
[45] Eckhart va, lui, jusqu'à dire: "Je neveux jamais remercier Dieu de
m'aimer car il ne peut s'en dispenser". Cf., Alain de Libera, Eckhart, Suso,
Tauler ou la divinisation de l'homme,Paris, 1996, p. 176.
[58] Fut., II , p. 596 où Ibn Arabî indique à proposdu hadîth "J'ai été
malade et tu ne M'as pas visité..." (Ibn Hanbal,Musnad, II, 404) que c'est
en tant qu'Il est muhibb que Dieu "s'abaisse"à s'identifier à l'homme
malade, affamé; sur son interprétation de ce hadîthcf. Les Ecrits spirituels,
note 107, p. 207.
[64] Tanazzulât, p. 343; voir aussi Fut. I, 234; signalons à ce sujet qu'Ibn
Arabî déclare dans le Dîwân (ed. Beyrouth,1996,p.193) n'être limité ni par
l'occident ni par l'orient tout en affirmantà maintes reprises, en particulier
dans le Dîwân, que sa fonction embrasseles "deux horizons"; voir par
exemple p.246, 335, 281, 375.
[69] Fut., II, p. 114, 550-551, IV, p. 381; etMarâtib, f.85. , et l'expérience
d'Ibn Arabî à ce propos, III, 376, et LeSceau des saints, p. 193.
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Les références shâdhilies dans leKitâb al-Mawâqif d’Abd el-Kader
Ahmed Bouyerdene
,
Éric Geoffroy
,
Setty G. Simon-Khedis
Spiritualité et métaphysique
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La théophanie des noms divins,
d’Ibn ‘Arabî à Abd el-Kader
Denis Gril
p. 153-172
RÉSUMÉ
FRANÇAIS ENGLISH العربية
ENTRÉES D'INDEX
Mots clés :
Islam, soufisme, Ibn Arabî
Keywords :
Soufism, Islam, Ibn Arabî, Algeria, Syria
Géographique :
France, Algérie, Syrie
TEXTE INTÉGRAL
1 Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l-Dîn… », « l’imam des
connaissants, notre guide Muhyî l (...)
2 Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre 354 et
366/965-976-7) et sur le s (...)
5 Voir Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, éd. I. Khalifé, Beyrouth, 1959, p. 51-52,
trad. R. Pére (...)
2Une des notions qui montrent le lien étroit entre les deux
auteurs est le concept coranique de « théophanie » (tajallî)3. Sur le
plan cognitif ou épistémologique, ce terme désigne, selon la
définition d’Ibn ‘Arabî : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières
des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] » (mâ yankashifu
li-l-qulûb min anwâr al-ghuyûb [ba‘da l-satr])4. Sur un autre plan,
métaphysique et cosmologique, indissociable du premier, la
notion de tajallî permet d’une part d’expliquer le passage de l’Un
au multiple, du non manifesté au manifesté, à travers la
théophanie des Noms divins, par l’intermédiaire de l’être qui en
constitue le réceptacle et les embrasse de sa réalité, et d’autre
part, de comprendre comment l’Être se conditionne lui-même en
déterminant l’existence des êtres du monde, tout en restant un. Il
est intéressant de noter, comme le remarque W. Chittick, que les
tenants de l’école d’Ibn ‘Arabî ont d’abord été connus sous le nom
de ashâb al-tajallî. C’est ainsi que les désigne Ibn Khaldûn5,
d’après Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb qui résume leur doctrine et les
distingue des « tenants de l’unité absolue » (ashâb al-wahdat al-
mutlaqa), représentés par Ibn Sab‘în. Le terme d’ « unicité de
l’Être » (wahdat al-wujûd), jamais employé par Ibn ‘Arabî lui-
même et apparemment pas non plus par Abd el-Kader, a été
popularisé de manière polémique par Ibn Taymiyya et ses émules
jusqu’à ce qu’il soit revendiqué plus tard par les partisans de la
doctrine d’Ibn ‘Arabî6.
3Quoi qu’il en soit, il est évident que le concept de théophanie est
étroitement lié à l’affirmation que l’être est essentiellement
unique puisque c’est une manière de montrer qu’il le reste dans la
multiplicité de sa manifestation. Comme on l’a dit, les Noms
divins jouent dans cette manifestation, sur le plan divin, le rôle
que joue, sur le plan de la manifestation ou entre les deux plans,
la Réalité muhammadienne et l’Homme parfait ou universel. En
effet, la perfection de l’Homme et l’universalité de sa fonction se
réalisent par la science qu’il a reçue des Noms divins et par le fait
qu’il réunit en lui la totalité des perfections divines et créaturelles.
4Par son nom l’Extérieur (ou le Manifeste al-zâhir), Dieu se
manifeste aux choses existantes comme entités immuables ( a‘yân
thâbita) et les fait ainsi apparaître dans leur existence extérieure.
Dieu, par son nom l’Intérieur (al-bâtin), s’occulte et se dérobe à
sa création, provoquant ainsi chez l’homme le désir et le besoin
de connaissance car la science est lumière et existence et
l’ignorance est obscurité et non-existence. Cette manifestation ou
cette théophanie fait apparaître les degrés de l’existence ( marâtib
al-wujûd), à la mesure de la réceptivité (qabûl) des êtres et de leur
prédisposition (isti‘dâd) à recevoir la lumière de l’Être. La lumière,
comme l’Être, est unique et ses effets varient selon la capacité des
êtres à la recevoir. C’est une même lumière qui brunit le visage du
laveur et blanchit le vêtement qu’il étend au soleil. La lumière
unique du soleil et la multiplicité de ses rayons symbolise
l’Essence divine par les Noms et les Attributs de laquelle les
formes et les statuts existentiels des êtres sont déterminés. Les
Noms divins ne se manifestent en effet dans l’existence que par
leurs effets.
7 Ahl al-mawqif : ici au sens du lieu où se tiennent les hommes entre le temps
de la Résurrection et (...)
8 Ce hadith est un extrait d’une longue tradition rapportée par Muslim. Elle
annonce la vision de Die (...)
9 Voir à ce sujet Mawâqif, éd. ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger, 2005, Mawâqif 8 et 9,
vol. I, p. 117-119.
17 Voir Futûhât, vol. I, p. 216, vol. II, p. 9, 355, 487, 651 ; vol. III, p. 74, 278,
399.
Théophanie, connaissance et
adoration
22 Mawqif 17, p. 130-131.Abd al-Bâqî Miftâh indique en note dans son édition les
passages desFutûhât(...)
25 Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a créé Adam selon la
forme du Tout-Miséric (...)
25La théophanie des Noms implique une vision cyclique mais sans
répétition du devenir du monde, car la théophanie est sans fin.
Selon le verset : « C’est Nous qui hériterons de la terre et de ceux
qui vivent à sa surface, et c’est vers Nous qu’ils seront ramenés »
(19 : 40), le Nom divin « l’Héritier » (al-Wârith) annule l’attribution
de toute forme de possession, non des êtres et des choses qui de
toute manière n’ont jamais appartenu qu’à Dieu, mais du profit
que chacun en tirait. Le retour obligé des êtres à Dieu est décrit
dans cet autre verset : « À qui appartient le royaume aujourd’hui ?
À Dieu, l’Unique, le Réducteur » (40 : 16). Dieu, Allâh, ou le nom
qui réunit tous les autres, est le seul héritier du royaume. En effet,
la fonction des noms l’Unique et le Réducteur ne s’exerce plus à
l’égard du monde si ce n’est pour consommer sa disparition.
L’Unique, nom de l’Essence, rappelle son indépendance à l’égard
du monde et le Réducteur, nom d’Attribut, signifie son
anéantissement sous l’effet des Noms de Majesté. C’est alors
qu’intervient à nouveau la théophanie des Noms de Miséricorde et
de Beauté qui tendent à la manifestation de leurs effets et
réitèrent ainsi le monde29.
Théophanie et croyance
31 Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ; vol. III,
p. 523, chap. 38 (...)
32 Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117, chap. 330 ;
vol. III, p. 248 (...)
28La longanimité d’Abd el-Kader n’a d’égal que sa curiosité et son
ouverture à l’égard de la philosophie et surtout des autres
religions, attestées tant par ses œuvres que par de nombreux
témoignages. Cette attitude est fondée sur l’idée que la
théophanie divine, tout comme elle imprime sa trace sur la réalité
mouvante du monde, exerce son effet sur les cœurs et donc sur la
croyance. Ici encore l’explication de la diversité des croyances et
de son fondement métaphysique et l’affirmation que tous les
hommes, aussi bien l’athée que l’idolâtre, adorent tous un même
Dieu, n’aboutit nullement à la mise sur un même pied d’égalité de
toutes les religions non plus qu’à une apologie de l’islam, mais à
l’énoncé d’un modèle coranique et muhammadien dépassant les
limites de la représentation du divin. Le verset : « Dites : Nous
avons cru en ce qui a été descendu vers nous et en ce qui a été
descendu vers vous ; notre Dieu et le vôtre est unique et nous
nous remettons totalement (muslimûn) à Lui » (29 : 46) invite de
manière allusive sinon explicite « l’élite des muhammadiens »
(khawâss al-muhammadiyyîn) à reconnaître Dieu dans toutes les
modalités de Sa théophanie. La descente, expression coranique de
la Révélation, ne signifie pas une descente du haut vers le bas
mais la relation entre Celui qui se révèle dans Sa théophanie et
celui qui la reçoit. La voix passive en occultant le sujet du verbe,
renvoie ainsi à « la Présence qui embrasse tous les Noms de la
divinité », car une présence divine ne peut se manifester sous tous
les Noms divins. Une présence en occulte nécessairement une
autre. Cette remarque jette une lumière particulière sur la notion
même de Révélation, laquelle voile et dévoile tout à la fois. Le
propre des « muhammadiens » est donc de percevoir la
théophanie de la divinité, d’une part affranchie de toute
limitation, transcendante dans sa ressemblance à la création et
semblable à celle-ci dans sa transcendance, et d’autre part de la
saisir dans les formes particulière de toutes les croyances. Qu’il
s’agisse des diverses religions ou des différentes conceptions
théologiques de l’islam dont les 73 « sectes » (firaq)
correspondent à des modalités multiples de la théophanie, chacun
perçoit Dieu à la mesure de sa prédisposition. Les êtres étant
créés pour adorer Dieu, l’adoration leur est inhérente. Il n’y a
donc d’incroyance que de manière relative, sous la forme d’une
expression erronée, cachant la réalité de la divinité selon le sens
propre de kufr en arabe (kafara = recouvrir). Alors que la plupart
des hommes adorent Dieu dans la forme plus ou moins limitée de
leur croyance ou de leur conviction, le saint muhammadien
reconnaît Dieu en toute croyance. La largeur et l’ouverture de son
cœur le prédispose à recevoir la théophanie de la divinité dans
tous les lieux de Sa manifestation. L’enseignement et la
perception d’Abd el-Kader coïncident parfaitement avec celles du
Cheikh al-Akbar qui affirme avoir reçu l’explication de toutes les
croyances31. Le verset « Ton Seigneur a décrété que vous n’adorez
que Lui » (17 : 23) doit être compris dans ce sens 32.
Ce mawqif pourrait constituer le commentaire du fameux poème
du Tarjumân al-ashwâq, si souvent cité et si mal compris :
33 Voir Dhakhâ’ir al-a‘lâq, commentaire du Tarjumân al-ashwâq, éd. M.‘AR. Al-
Kurdî, Le Caire, 1968, p. (...)
29« Mon cœur est devenu réceptif à toute forme : pâturage pour
les gazelles et monastère pour les moines… Je professe la religion
de l’amour ; où que se tournent ses montures. Telle est ma
religion et ma foi… ». Selon le commentaire d’Ibn ‘Arabî lui-
même, le cœur (qalb) est soumis à l’alternance (taqallub) des
inspirations dues aux états spirituels, eux-mêmes engendrés par
la succession des théophanies divines dans la conscience intime
(sirr). Quant à la religion de l’amour, elle est une allusion au
verset : « Dis : si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi ; Dieu
vous aimera » (Coran 3 : 31), car il n’est de religion plus haute que
celle fondée sur l’amour de celui pour qui on la professe et sur la
foi dans le Mystère divin. Ceci est le propre des muhammadiens
car Muhammad est parmi les prophètes l’Amant et le Bien-
Aimé (al-Habîb) et tels sont ses héritiers33.
34 Interrogé par Mu‘âdh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophète répond :
« C’est aimer en Dieu e (...)
37 Mawâqif, vol. II, p. 485-490. Voir le texte du hadith dans Muslim, Sahîh,
îmân78, vol. I, p. 50 et (...)
Conclusion
31Cette dernière démonstration, présentée de manière simplifiée,
permet de comprendre l’attrait qu’Abd el-Kader a pu exercer sur
le milieu des savants damascènes qui suivaient son enseignement
et dont les questions ont suscité certains développements
des Mawâqif. En faisant coïncider, à propos de la question
classique des actes humains, la doctrine métaphysique de la
théophanie des Noms et le credo ash‘arite, il les aidait à faire
coïncider leur formation d’oulémas et leur propre expérience
dutasawwuf. La clarté de son expression et l’évidence de sa
démonstration s’expliquent par son assimilation profonde,
intellectuellement et spirituellement, de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dont
il est incontestablement l’un des grands héritiers. Cet héritage,
pour fidèle qu’il soit, ne contredit nullement la fraîcheur d’une
inspiration qu’implique la notion même demawqif ou halte entre
deux station sur la voie de la science inspirée par Dieu et
transmise par la présence du Prophète, source de toute sainteté.
En puisant à cette source, Abd el-Kader, après avoir résisté à la
force matérielle de l’Occident, a contribué à raviver une doctrine
dont il savait qu’elle seule pouvait assurer la défense intérieure du
monde musulman. Avait-il pressenti au sein du mouvement
réformiste au sein duquel il a peut-être contribué à éveiller des
vocations, une tendance à se laisser gagner inconsciemment par
certaines idées occidentales et à oublier les fondements
métaphysiques de cette doctrine ? Toutefois, aussi bien son
œuvre, et les Mawâqif en particulier, que ses positions humaines,
intellectuelles et politiques, en Algérie, en France et au Proche-
Orient, montrent que le terme de résistance ne caractérise
aucunement sa personne. C’est bien plutôt celui d’ouverture qui
lui convient tant sur le plan extérieur qu’intérieur. La théophanie
ou manifestation dans le cœur de l’homme de Dieu et dans la
création de la Réalité de l’Être à travers Ses Noms et donc les
attributs divins et les qualités humaines, n’a pas été pour Abd el-
Kader qu’une théorie. Il l’a vécue intensément, comme l’attestent
la justesse de son calame, la grandeur de son cœur et la
générosité de sa main.
NOTES
1 Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l-Dîn… », « l’imam des
connaissants, notre guide Muhyî l-Dîn… », « notre seigneur et appui,
sceau des saints muhammadiens… ».
2 Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre 354
et 366/965-976-7) et sur le sens qu’il donne à ce terme, voir Abd el-
Kader, Écrits spirituels, trad. M. Chodkiewicz, Paris 1982, p. 27-28. Sur
Niffarî, voir l’introduction de A.J. Arberry à son édition des Mawâqif,
Londres, 1935 et sa notice dans EI , vol. VIII, p. 13-14.
2
25 Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a créé Adam
selon la forme du Tout-Miséricordieux » et au verset « Le Tout-
Miséricordieux, sur le Trône s’est établi » (20 : 5).
26 Muslim, Sahîh, îmân 234, vol. I, p. 91. Mawqif 225, vol. I, p. 514.
27 Sur ce dernier verset très souvent commenté par Ibn ‘Arabî, voir en
particulierFusûs, p. 106-114 (verbe de Hûd).
31 Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ;
vol. III, p. 523, chap. 383.
32 Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117,
chap. 330 ; vol. III, p. 248, chap. 354 ; vol. IV, p. 166, chap. 523 ; Fusûs,
p. 72.
AUTEUR
Denis Gril
Université de Provence/IREMAM