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Expérience et doctrine de l'amour chez

Ibn Arabî
"Par Dieu, j'éprouve de l'amour à un point tel que, me semble-t-il, les
cieux se disloqueraient, lesétoiles s'affaisseraient, les montagnes
s'ébranleraient si je leur en confiais la charge [1] : telle est mon
expérience de l'amour..." [2] Attribuerais-je cette citation à Rûmî ou à
Ruzbehân Baqlî, nul n'en serait surpris: l'un et l'autre sont unanimement
reconnus pour être parmi les plus illustres représentants de la "voie
d'amour" au sein de la tradition mystique d'islam. Mais, c'est dans
les Futûhât makkiyya, cette oeuvre dont Massignon dénonçait le "ton
impassible et glacé" [3] que surgit ce cri d'un coeur embrasé. Massignon
avait tout lu; sans doute a-t-il connu ce texte mais, si son regard s'y est
attardé quelques instants, il n'y aura probablement vu qu'un artifice
littéraire. Ibn Arabî n'est pour lui qu'un dialecticien hautain et sec et rien
n'a jamais pu le convaincre de revenir sur cette opinion professée dès sa
jeunesse. L'auteur des Fusûs est certes aussi celui du Turjumân al-
ashwâq; mais ce recueil de poèmes est-il autre chose qu'un hapax dans
l'étendue aride d'un gigantesque corpus d'abstractions? Corbin s'est
appliqué à démontrer qu'il n'en était rien. A-t-il été entendu? On constate
en tous cas qu'Ibn Arabî est toujours présenté dans des travaux récents
comme le représentant en islam d'une mystique spéculative qui s'oppose
à celle dont Rûmî est le plus célèbre exemple. Un de ses traducteurs,
qu'on aurait pu espérer plus avisé, l'a accusé il y a peu d'"impérialisme
métaphysique" [4] . Un excellent chercheur américain, William Chittick, a
consacré à Rûmî et à Ibn Arabî de savantes monographies. Or il est
significatif que la première s'intitule "The Sufi Path of Love" et la seconde
"The Sufî Path of Knowledge".

Sans nier qu'il y ait, entre le Mathnavî et les Futûhât, de considérables


différences d'accent, on perçoit dans ces dichotomies l'écho de vieux
débats qui ne sont pas étrangers au monde de la chrétienté latine. Dans
l'itinerarium in deum, à laquelle des puissances revient le rôle essentiel?
Est-ce à la volonté, d'où procède l'amour ou à l'intellect dont procède la
connaissance? Il y a quelques décennies encore, de vives polémiques
s'engagèrent sur l'interprétation correcte d'un adage que Guillaume de
Saint-Thierry avait repris à Saint Grégoire le Grand: amor ipse intellectus
est. Parmi les spécialistes de la mystique rhéno-flamande- et d'abord chez
les auteurs mêmes qui illustrent ce puissant courant médiéval- les
controverses sont nombreuses entre partisans d'une "mystique de
l'Essence" (Wesenmystik) assez suspecte, et ceux d'une "Mystique
nuptiale" (Brautmystik) plus rassurante. Au dix-septième siècle, l'"école
abstraite"- celle de Benoît de Canfield ou du jeune Bérulle- souleva elle
aussi bien des inquiétudes. Lorsqu'après un long parcours souterrain
l'oeuvre d'Eckhart refit surface, à la fin du dix-neuvième siècle, elle fut
l'objet- en premier lieu chez ses frères dominicains- d'appréciations
étonnamment semblables à celles qui furent souvent réservées à Ibn
Arabî.

Comparer les Traités et Sermons du Thuringien avec le Cantique des


créatures ou les écrits d'Angèle de Foligno a-t-il un sens? Ce qui est sûr
c'est que s'agissant d'Ibn Arabî, ses écrits ne laissent subsister aucun
doute quant au fait que l'opposition entre une voie d'amour et une voie de
connaissance est, dans son cas, dénuée de pertinence. Encore faut-il les
lire sans idée préconçue; la sympathie non dissimulée de Massigon pour
Hallâj dont le "martyre", pour reprendre son expression, évoque fortement
la Passion et, de façon plus générale, celle de certains spécialistes
occidentaux à l'égard de mystiques musulmans en la spiritualité desquels
ils décèlent certaines affinités avec la tradition judéo-chrétienne est bien
compréhensible. Elle ne doit pas faire oublier que dans le cadre de la
tradition islamique, c'est le Prophète Muhammad- et lui seul- qui constitue
l'exemplum, l'infaillible modèle que le pèlerin de Dieu se doit d'imiter au
plus haut point. Cet axiome fonde et structure la doctrine hagiologique
d'Ibn Arabî; il commande aussi son itinéraire spirituel.

La suite du texte où il déclare que le cosmos ne pourrait assumer le poids


de son amour sous peine de s'effondrer apporte à cet égard une indication
très éclairante:"Toutefois, précise-t-il, Dieu m'a consolidé en cette
expérience de l'amour par la force que je tiens en héritage de celui qui est
le 'chef des amoureux' (expression qui désigne, cela va sans dire, le
Prophète de l'islam)". Un autre passage du même texte revient sur cet
aspect, manifestement capital aux yeux d'Ibn Arabî, de l'expérience
mystique de l'amour: "Dieu m'a donné une part surabondante de
l'amour, mais Il m'a également donné de le dominer". En d'autres termes,
si puissante que soit la grâce de l'amour qui le submerge, il n'en conserve
pas moins la maîtrise des "états spirituels" qu'elle est susceptible
d'engendrer: ivre d'amour donc, et malgré tout sobre.

S'il est une question qui a hanté les spirituels musulmans à compter du
quatrième siècle de l'hégire, et plus exactement à dater du 24 dhu l-
qa'da309h./922, c'est bien celle qui touche à la notion de sukr, l'"ivresse
spirituelle". Ce jour là, à Bagdad, Hallâj est exécuté sur la place publique.
Quoique le procès qui a conduit à sa condamnation à mort soit aussi-
peut-être même surtout- un procès politique, il n'en demeure pas moins
que pour les soufis d'hier et d'aujourd'hui- et Ibn Arabî partage ce point
de vue- Hallâj a péri pour avoir impudiquement dévoilé, sous l'emprise de
l'ivresse, d'inviolables secrets. Aussi bien, sur la question de savoir si la
"sobriété" est préférable à l'"ivresse" ou vice versa, la majorité des
maîtres se prononcent en faveur de la première attitude tout en
soulignant que le summum pour le spirituel est de conjuguer les deux, ou
plus exactement, de réaliser l'i'tidâl, l'"équilibre" parfait entre ces deux
pôles [5] . Ibn Arabî, on l'aura compris aux propos cités, adhère
pleinement à cette doctrine commune du "juste milieu" que l'on ne doit
jamais perdre de vue lorsqu'on aborde sa biographie spirituelle. Au vrai,
l'examen de ses écrits en la matière fait apparaître que cette notion
d'i'tidâl revêt une importance primordiale dans sa doctrine de l'expérience
mystique de l'amour à son degré suprême.

Sur le thème de l'amour le maître andalou s'est exprimé à d'innombrables


reprises, tantôt en des textes lyriques, tantôt en des exposés discursifs.
LeTurjumân al-ashwâq, une large part du Diwân al-ma'ârif mais aussi de
nombreux textes appartenant aux Tajalliyâtet au Tâj al-rasâ'il relèvent du
premier genre et témoignent, en des termes souvent allusifs, de
l'expérience personnelle de l'auteur en ce domaine. Leur lecture a au
moins ceci d'instructif qu'elle montre que le shaykh al-akbar ne s'exprime
pas en doctrinaire mais en témoin, shahîd. Cependant, ce sont bien
évidemment les écrits de la seconde espèce, ceux qui constituent à
proprement parler des énoncés doctrinaux qui retiendront ici mon
attention [6] . Outre une série de chapitres figurant dans la section
des Futûhât consacrée aux "états spirituels" (Fasl al-ahwâl) et dans
laquelle sont notamment traités les thèmes de la "sobriété", de l'"ivresse"
et de la "satiété" [7] , quatre des réponses au questionnaire de Tirmidhî
exposent les idées maîtresses d'Ibn Arabî sur ce sujet [8] . D'importantes
remarques figurent également dans les textes ayant trait à la notion de
"beauté" (jamâl) dont nous allons voir qu'elle module du début à la fin la
méditation d'Ibn Arabî sur l'amour divin. Enfin, le chapitre 178
des Futûhât, intitulé "De la connaissance de la station de l'amour et de ses
secrets", développe amplement la question et c'est donc sur lui que se
concentreront mes réflexions [9] .

Ce chapitre présente d'ailleurs une particularité qui, si elle est d'ordre


stylistique, n'en n'est pas moins significative quant au sujet qui nous
occupe: c'est celui des Futûhât qui contient le plus grand nombre de vers.
Il va sans dire que le thème débattu, celui de l'amour, n'est pas étranger
à cette promotion du langage poétique lequel, en libérant la parole des
contraintes du discours organisé, est à même d'exprimer l'ineffable désir
de Dieu. Et parce qu'il s'agit précisément d'une expérience qui relève de
l'indicible, le shaykh al-akbar recourt souvent, pour en rendre compte, à
l'image la plus universelle qui soit: celle de la "bien-aimée", dont le
prénom, au demeurant, varie au fil de sa plume.

"J'ai un Bien-Aimé qui porte le nom de tous ceux qui ont un nom" [10] ,
déclare-t-il à ce propos dans le Dîwân al-ma'ârif. Il est remarquable que
ce vers soit celui qui ouvre la longue section de ce recueil recensant les
odes, innombrables, où l'auteur clame sans plus de retenue la passion qui
le consume. Il est d'ailleurs un vocable qui, sous diverses formes, hante
cette longue série de poèmes: celui de hawâ' , "l'amour-passion", que
l'auteur des Futûhâtdéfinit comme "une annihilation totale de la volonté en
l'Aimé" [11] . Voici, parmi cents, quelques exemples:
Je suis l'esclave de la passion et l'esclave de
l'Aimé. [12]
Le feu de la passion brûle mon coeur
Et Celui que j'aime est dans mon esprit.
[13]
La passion s'est emparé des rênes de mon
coeur
Ainsi, où que je tourne mon visage
La passion est face à moi [14]

Témoin encore de cette fièvre d'aimer, ce passage des Tanazzulât al-


mawsiliyya:

Louange à Dieu qui a fait de l'amour (al-


hawâ') un sanctuaire vers lequel marchent
les cœurs des hommes dont l'éducation
spirituelle est parfaite et une Ka’ba autour
de laquelle tournoient les secrets des
poitrines des hommes de raffinement
spirituel [15]

Le ton, on en conviendra, n'est ni glacé ni impassible. A dire vrai, il est


celui, reconnaissable entre tous, qu'un amour incandescent inspire à ceux
qui, à tout instant, en tout ce qu'ils voient, reconnaissent et contemplent
l'effigie du Bien-aimé.

Mais un tel amour est-il admissible quand il a pour objet le Tout-Puissant?


Que l'on ne s'y trompe pas, la question n'a rien de rhétorique, tant s'en
faut. D'éminents fuqahâ' en ont débattu avec gravité. D'Ibn Jawzî aux
docteurs wahhabites, nombreux ont été ceux qui dénoncent cette
prétention sacrilège et affirment que le vocabulaire de l'amour ne peut
s'employer qu'à propos des créatures. Ibn Arabî, qui n'ignore rien de ces
polémiques, entame le long exposé du chapitre 178 par un rappel des
principaux énoncés divins, relevant soit du Coran, soit du hadîth, qui
attribuent l'acte d'aimer tantôt à Dieu, tantôt à l'homme. Données
d'entrée de jeu et les unes à la suite des autres, ces citations n'ont pas
seulement pour objet de prévenir d'éventuelles critiques en donnant au
discours qui va suivre une assise scripturaire: l'ordre dans lequel elles
sont mentionnées comme aussi le choix dont elles procèdent sont
révélateurs des principes qui ordonnent la doctrine de l'amour chez Ibn
Arabî et des priorités qui sont les siennes. Aussi bien nous faut-il les
examiner [16] .

Le premier verset coranique mentionné est celui qui énonce: "Dis: si vous
aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera." (Cor. 3:31) On ne le dira
jamais assez: si complexe qu'il puisse nous apparaître en certains de ses
développements, si étendu le champ des connaissances qu'il recouvre,
l'enseignement initiatique d'Ibn Arabî se ramène en fin de compte à cette
simple idée que c'est dans la conformation la plus rigoureuse à l'"excellent
modèle" qu'incarne l'Envoyé de Dieu et, par voie de conséquence, dans
l'obéissance la plus nue à la loi divine à laquelle lui-même s'est assujetti
que s'accomplit et se consomme la théomorphose. Que, de tous les
versets du Livre où il est fait mention de l'amour, il ait donné la primauté
à celui qui affirme solennellement que toute volonté d'aimer Dieu est
subordonnée à la sequela prophetae nous le rappelle avec force [17] .

Vient ensuite le fameux verset de la sourate al-Mâ'ida (Cor. 5:54)


abondamment commenté par les maîtres du tasawwuf [18] et qui affirme:
".... Il fera venir des gens qu'Il aime et qui l'aiment."Yuhibbuhum wa
yuhibbûnahu: l'ordre dans lequel sont formulées ces deux propositions
n'est pas indifférent puisqu'il implique que l'amour des créatures envers
Dieu est consécutif à celui que leur porte le Créateur et qu'il en est donc la
répercussion. Concernant l'interprétation ésotérique de ce verset, il est
remarquable que l'on rencontre déjà dans l'Ihyâ' de Ghazâlî l'idée,
amplement développée par Ibn Arabî, selon laquelle Dieu, en son amour
pour les créatures- celui qu'énonce le yuhibbuhum- n'aime en réalité que
Lui-même (lâ yuhibbu illa nafsahu), "au sens, écrit Ghazâlî, où il n'y a
dans l'existence que Lui (laysa fî-l wujûd illa huwa)" [19] . De cette
affirmation métaphysique, celle qui fonde ce qu'on appellera plus
tard wahdat al-wujûd, le shaykh al-akbar déduit aussi, très logiquement
que les créatures n'aiment jamais que Dieu, qu'elles le sachent ou non.
Plus encore: "l'univers entier L'aime!" [20]
Les nombreuses citations coraniques qui suivent sont celles où la
Révélation spécifie les vertus par la pratique desquelles le croyant est
assuré d'être aimé de son Seigneur et, inversement, les attributs propres
à contrarier cet amour. Des considérations d'ordre pratique donc, dont on
peut supposer qu'elles ne présentent pas grand intérêt pour un auteur
réputé être un "grammairien de l'ésotérisme". Ibn Arabî, cependant, leur
consacre un long développement dans la suite du chapitre [21] . Notons à
ce sujet une remarque révélatrice du caractère foncièrement
prophétocentrique de son enseignement: toute vertu, dit-il, dont Dieu a
indiqué qu'Il aime celui qui s'en pare n'est obtenue par le croyant qu'en
raison même de son assiduité à se configurer au modèle muhammadien;
elle est à la fois, le signe et le fruit de la sincérité de
la sequela muhammadienne.

Les deux hadith-s qudsî-s qui sont ensuite mentionnés ont nourri toute
une littérature mystique, à commencer par l'oeuvre d'Ibn Arabî. Le
premier cité- qui ne figure pas dans les recueils canoniques, mais dont Ibn
Arabî certifie l'authenticité en vertu d'un dévoilement (kashf) [22] répond
à la question de savoir pourquoi la création a vu le jour: "J'étais un trésor
caché et J'ai aimé (ahbabtu) à être connu; aussi ai-Je créé les créatures et
Me suis-Je fait connaître d'elles; ainsi elles Me connurent." Divers travaux,
ceux de Corbin en particulier, ont montré que la cosmogénèse akbarienne
est tout entière nourrie de cet énoncé divin. S'agissant de cerner plus
spécifiquement le rôle de l'amour, Ibn Arabî en tire deux conclusions
majeures: d'une part, sur le plan macrocosmique, que la Création
s'origine dans l'amour divin; d'autre part, du point de vue initiatique, que
l'amour et la connaissance, qui sont les termes-clef de ce hadîth- ahbabtu
an u'raf- sont distincts mais indissociables et qu'il n'y a donc pas lieu de
les opposer.

Le second hadîth, canonique celui-là, évoque l'amour que Dieu porte de


manière spécifique à certains croyants:" Mon serviteur ne s'approche pas
de Moi par quelque chose que J'aime davantage que les oeuvres que Je lui
ai prescrites. Et il ne cesse de s'approcher de Moi par les oeuvres
surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Et lorsque Je l'aime, Je suis son
ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle
il saisit, son pied avec lequel il marche. [23] " Sont donc ici énoncés et
les modalités permettant à l'homme d'être aimé de Dieu à titre particulier
et leseffets spirituels de cet amour. C'est, en l'occurrence, le second point
qu'Ibn Arabî commente, encore que de manière lapidaire puisqu'il se
borne à mettre en relation la section finale du hadîth ("Je suis son
ouïe...") avec une autre parole divine, coranique pour le coup, et qui
affirme: "Et tu n'as pas lancé lorsque tu as lancé mais c'est Dieu qui a
lancé" (Cor. 8:17). Dans la réponse à la quatrième question sur l'amour
posée par Tirmidhî [24] , Ibn Arabî, s'appuyant sur ce même verset,
déclare: "Ainsi, tu es celui qui aime et tu n'es pas celui qui aime!" (anta
muhibb lâ muhibb) [25] . Un paradoxe qui rend bien compte des deux
perspectives doctrinales qui sont celles du shaykh al-akbar dans ses
écrits- et qui parfois, comme ici, s'entrecroisent d'où une apparente
contradiction dans les termes: l'une, "horizontale" en laquelle se déploie
sa pédagogie qui tient évidemment compte du point de vue subjectif de
l'aspirant, l'autre "verticale" où éclôt sa doctrine métaphysique que sous-
tend la notion de wahdat al-wujûd.

C'est par la mention d'une série de akhbâr, de "traditions" attribuées au


Prophète qu'Ibn Arabî clôt l'argumentation scripturaire de ce paragraphe
introductif. Je n'en retiendrai qu'une seule, eu égard à l'importance
considérable qu'elle revêt dans la doctrine akbarienne de l'amour: "Dieu
est beau, aurait déclaré l'Envoyé de Dieu, et Il aime la beauté" [26] .
Ce hadîth est en effet omniprésent dans les écrits d'Ibn Arabî ayant trait à
l'amour (y compris dans ce chapitre 178 des Futûhât)- soit qu'il s'y réfère
explicitement, soit qu'il y fasse discrètement allusion- tant ces deux
notions, amour et beauté, sont chez lui indissociables. Il est vrai que
l'imâm Ghazâlî accorde également une large place à ce thème dans le long
chapitre de l'Ihyâ' 'ulûm al-dîn intitulé Kitâb al-mahabba [27] . Toutefois,
la beauté n'est pour lui qu'une cause (sabab) parmi d'autres de l'amour;
chez Ibn Arabî, elle en est la source première et intarissable. Ainsi, à la
cent dix-huitième question de Tirmidhî- "D'où vient l'amour? ", il répond
sans l'ombre d'une hésitation: "De son épiphanie dans le Nom al-Jamîl."
[28]
La beauté, affirme-t-il à ce sujet, est une cause efficiente de l'amour en ce
qu'elle est aimée per se (mahbûb li dhâtihi) [29] . Il s'ensuit que Dieu qui
est beau s'aime Lui-même [30] . Or l'amour est, par essence, une force
dynamique; il possède en effet cette propriété qu'il contraint
le muhibb à se mouvoir [31] ; il le fait se tendre vers l'objet désiré lequel,
sous l'effet de l'attraction magnétique de l'amour, est en retour
irrésistiblement tiré vers celui qui le désire. L'univers tout entier est ainsi
mû, au sens propre, par l'amour: "N'eût été l'amour, déclare Ibn Arabî,
aucune chose ne serait désirée et rien [par conséquent] n'existerait: tel
est le secret contenu dans [Sa parole] "J'ai aimé à être connu" [32] .
L'amour est générateur d'existence parce qu'il veut absolument combler
une absence ou, plus exactement, il veut rendre présent l'objet aimé et
qui est nécessairement absent (ghâ'ib) ou manquant (ma'dûm) tant il est
vrai que l'on ne désire que ce que l'on n'a pas [33] . D'où le recours
au khayâl, l'imagination, qui permet de se re-présenter le mahbûb34] et
dont le Prophète a recommandé implicitement la pratique dans la vie
spirituelle lorsqu'il a défini l'ihsân comme consistant à "adorer Dieu
comme si tu Le voyais" [35] . Au risque pour certains, cependant, d'en
venir à préférer l'image conçue- et, par voie de conséquence,
nécessairement limitée- à Celui dont elle n'est qu'une représentation
imparfaite et limitative [36] .

Ainsi l'univers, connu de Dieu de toute éternité mais qui s'ignore lui-
même, est tiré du néant par la seule vertu de l'amour que Dieu se porte;
le mouvement qui le conduit vers l'existenciation est donc
fondamentalement, affirme avec force Ibn Arabî, un mouvement d'amour:
"C'est ce qu'a signalé le Prophète lorsqu'il a rapporté [de Dieu] 'J'étais un
trésor caché et J'ai aiméà être connu'; n'eût été cet amour, le monde ne
serait pas apparu en lui-même; son mouvement du néant vers l'existence
est un mouvement d'amour de Celui qui l'a existencié." [37] De cela, le
shaykh est si profondément convaincu qu'il le dit et le répète à satiété
dans tous ceux de ses textes où il évoque la cosmogénèse, choisissant le
plus souvent de rendre compte de cette dramaturgie divine par le
symbolisme d'un Soupir: le mouvement qui enclenche le processus
cosmogonique c'est la vibration que produit lenafas rahmânî, le "Souffle
du Miséricordieux". Dieu, en expirant sous la pression du désir amoureux,
celui que lui inspire Sa beauté, libère la "Nuée" (al-'amâ), autrement dit
la materia primaqui contient potentiellement toute la Création: "Cette
Nuée est la substance du cosmos, aussi reçoit-elle toutes les formes, les
esprits, les composés de l'univers; c'est un réceptacle infini. [38]"

En conséquence, affirme le shaykh al-akbar- et plutôt dix fois qu'une-


"Dieu n'a créé le monde que par amour" [39] ; cet amour étant d'abord
amour de Lui-même, de Sa beauté qu'Il veut déployer puis, par voie de
conséquence, des créatures qui la réfractent: "Dieu aime la beauté, écrit-
il, or "Il est beau"; Il s'aime donc Lui-même. Puis Il a aimé Se voir en un
autre que Lui-même et a créé le monde à l'image de Sa beauté. Il a
regardé le monde et l'a aiméde l'amourde celui que le regard enchaîne."
[40] La beauté assume donc un rôle primordial, de concert avec l'amour,
dans le processus cosmogonique tel que le conçoit le shaykh al-akbar et
dont la notion clef est celle de tajalliyât, "théophanies". Epris de Sa
beauté, Dieu aspire à Se manifester pour Se contempler. En ce désir
éclosent les théophanies: l'univers naît du besoin impérieux de leur
donner un réceptacle, de procurer aux noms divins des lieux de
manifestations. "Toutes les créatures, déclare l'auteur des Futûhât, sont
des couches nuptiales où Dieu s'épiphanise." [41]

Créé à l'image de Dieu pour être son majlâ, le lieu épiphanique en lequel
Il déploie les richesses sans nombre que recèle le "trésor caché", le monde
est donc nécessairement beau [42] . "Rien n'est plus beau que l'univers!"
s'exclame Ibn Arabî [43] . L'idée que le monde est beau parce que Dieu
qui l'a créé est Beau- idée qui n'exclut pas le renoncement (zuhd) mais
interdit le contemptus mundi- rejoint la thèse fameuse de Ghazâlî selon
laquelle ce monde est le plus parfait qui puisse être (laysa fî l-imkân abda'
min hâdhâ l-'âlam) [44] . Mais Ibn Arabî ne s'en tient pas là; de ce
constat, il tire toutes les conséquences, si graves soient-elles: "Il a créé le
monde à l'image de Sa beauté; Il a regardé le monde et l'a aimé.."

Dieu ne peut pas ne pas aimer le monde qui Lui renvoie l'image de Sa
beauté et a fortiori, l'homme [45] qui est son mazhar, son lieu de
manifestation par excellence comme en témoigne cet autre hadîth
qudsîqu'Ibn Arabî cite fréquemment: "Mon ciel et Ma terre ne Me
contiennent pas mais le coeur de Mon serviteur croyant Me contient." En
l'aimant, Il n'aime que Lui-même. Et puisque Dieu Se connaît et S'aime de
toute éternité, il s'ensuit qu'Il a aimé les créatures depuis l'éternité sans
commencement et les aimera pour l'éternité sans fin: "L'amour de Dieu
envers Ses serviteurs n'est qualifiable ni par le commencement ni par la
fin. [...] Il n'a cessé d'aimer les créatures de même qu'Il n'a cessé de les
connaître [...] Il n'y a pas de commencement à Son existence, il n'y a
donc pas de commencement à Son amour! [46] " Il vaut la peine de
signalerqu'environ deux siècles après Ibn Arabî, Julienne de Norwich (ob.
1416), écrivait dans son Livre des révélations: "Avant de nous créer, Il
nous aimait. [...] Nous sommes de toute éternité un trésor enclos en Dieu,
caché, connu et aimé. [47] " De cet amour rigoureusement infini, la
recluse de Norwich tire la certitude de l'apocatastase: "Tout finira bien!",
assure-t-elle. Ibn Arabî n'est pas moins catégorique: "... L'univers tout
entier est beau et "Dieu aime la beauté"; or celui qui aime la beauté aime
celui qui est beau. Et celui qui aime ne châtie pas l'aimé, si ce n'est en vue
de le faire parvenir au repos ou afin de l'éduquer [...] , tel le père avec
son enfant. [...] Ainsi, notre issue finale (ma'âlunâ) sera- si Dieu veut- le
repos et le bien-être (al-râha wa l-na'îm), et cela où que nous nous
trouvions !" [48] Que le shaykh al-akbar fasse ici allusion
aux deux demeures post mortem, le paradis et l'enfer, c'est ce qu'indique
clairement un passage de notre chapitre 178 [49] : "... Tout cela, dit-il,
tient à Sa miséricorde et à Son amour envers les créatures afin que l'issue
finale soit la félicité (al-sa'âda)"; précisant ensuite à ce sujet: "... Il y a un
autre groupe de gens qui subiront les peines de l'Au-delà dans le feu afin
d'être purifiés. Ensuite, il leur sera fait miséricorde dans le feu en raison
de ce que la providence a fait précéder l'amour, et ce, même s'ils ne
sortent pas du feu. Car l'amour de Dieu envers Ses serviteurs n'est
qualifiable ni par le commencement ni par la fin."

L'amour universel et, en définitive, inconditionnel que Dieu voue à


l'humanité garantit donc à chacun de connaître in fine la félicité éternelle,
étant entendu qu'elle ne sera pas de même nature pour tous et que, de
surcroît, certains en jouiront immédiatement, d'autres ultérieurement.
Reste que c'est à gagner l'amour qu'Il accorde aux croyants de façon
singulière mais sous certaines conditions que doit s'évertuer le sâlik dont
l'engagement même dans la Voie mystique témoigne de son désir
d'obtenir ce privilège... et d'y mettre le prix. Car l'entreprise est ardue:
qui veut être aimé de Dieu se doit d'être beau, de cette beauté
inaltérable, parce que d'essence divine, que l'homme a reçu en partage en
vertu de son théomorphisme originel mais dont ses péchés ont terni
l'éclat. C'est à la faire resplendir de nouveau que doit conduire, selon Ibn
Arabî, le sulûk, le parcours initiatique. A quelqu'un qui lui déclarait qu'il
aimait paraître beau (sous-entendu: pour les hommes) le Prophète
répondit: "Dieu mérite davantage que tu te fasses beau pour Lui!" Ce que
l'auteur des Futûhâtinterprète comme signifiant: "Tu as affirmé aimer la
beauté, or Dieu aime la beauté; si donc tu t'embellis pour Lui, Il t'aimera;
et tu ne peux t'embellir à Ses Yeux autrement qu'en me suivant! (illâ bi-
ittibâ'î). [50]

Nous voilà donc revenus à notre point de départ, à cette notion


de sequela dont on constate que sur cette question de l'amour comme sur
toutes celles qui touchent à la vie spirituelle, elle commande la pédagogie
initiatique d'Ibn Arabî. Il est significatif à cet égard que parmi les neufs
vertus majeures qu'il retient d'entre toutes celles que mentionne le Coran
comme étant propres à susciter immanquablement l'amour de Dieu, c'est
l'ittibâ' al-nabîqu'il place en tête de liste, soulignant à ce propos qu'il
implique, outre de suivre le Prophète dans l'observance de ce qui est
légalement obligatoire, à savoir les farâ'id, de l'imiter aussi dans ce qui
relève du surérogatoire, autrement dit les nawâfil et, partant, dans les
"nobles vertus" qu'il a exemplifiées et dont la pratique, dès lors, ne saurait
être regardée comme superfétatoire [51] . Il va sans dire que cette
insistance sur les deux aspects majeurs que revêt le précepte de l'ittibâ'se
fonde sur le hadîth déjà entrevu et selon lequel les deux modes d'accès à
la proximité divine sont précisément la pratique des farâ'id d'une part,
des nawâfil d'autre part; chacun d'eux correspondant chez Ibn Arabî, ainsi
que l'a montré l'auteur duSceau des saints [52] , à un degré éminent de
réalisation spirituelle: celui qu'Ibn Arabî désigne sous le nom de 'ubûdiyya
al-ikhtiyâr, le servage "librement consenti" s'agissant des nawâfil-
l'accomplissement d'un acte non obligatoire impliquant un
choix volontaire- et celui de la 'ubûdiyya al-idtirâr, le servage "imposé"
s'agissant des farâ'id qui sont exécutés par simple obéissance [53] . Dans
le premier cas de figure, le spirituel qui n'a pas entièrement renoncé à
toute volonté propre entend faire prévaloir sa qualité de muhibb,
"aimant", au sens fort du participe actif. Or l'amour, remarque Ibn Arabî,
lorsqu'il est sincère et absolu, a pour effet que le muhibb s'identifie en fin
de compte à celui dont il est "épris" au point d'assumer ses attributs [54] .
D'où la théomorphose évoquée dans le hadîth : Dieu est l'ouïe du muhibb,
sa vue, ses mains, etc. Transfiguré de la sorte par la grâce de l'amour, le
spirituel voit le monde tel qu'il est au regard de l'Eternel, d'une
éblouissante beauté tout comme il perçoit le murmure assourdissant des
louanges que "toute chose", fût-elle apparemment inanimée, adresse au
"Seigneur des mondes" (Cor. 17:44) [55] ; dès lors, il aime toutes les
créatures, sans exclusion aucune, car en chacune d'elles il contemple le
Bien-Aimé ("Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu" Cor.
2:115). C'est à cela, au demeurant, souligne Ibn Arabî que se reconnaît
un homme qui aime véritablement Dieu [56] .

Rares sont les élus qui réalisent pleinement cette theomimesis; plus rares
encore ceux qui atteignent la station supérieure, celle de la 'ubûdiyya al-
idtirâr qui ressortit au faqr, à la "pauvreté" la plus absolue. En cette ultime
demeure spirituelle, le gnostique est, selon l'expression d'Ibn
Arabî, maqtûl, "tué", mort à lui-même et incapable par conséquent de la
moindre volonté propre [57] . Sans doute est-il mahbûb, "aimé" de Dieu,
encore qu'il ne le sache plus, mais non plus muhibb: dépris de toute
chose, dépris de soi et de Dieu même qu'il a renoncé à posséder, il a
recouvré le souveraindétachement- au sens eckhartien du terme- qui était
le sien lorsque, enclos dans le "trésor caché", il était sans se savoir être.
En cette vacuité de la créature, Dieu peut enfin s'épancher à loisir et
assumer en toute plénitude sa qualité de muhibb qui est sienne de toute
éternité. C'est pourquoi, conclut, Ibn Arabî, c'est Lui, en ce cas, qui se
revêt des attributs du saint, lequel est Son ouïe, Sa vue [58] .
Dans l'abaissement de l'homme "au plus bas des bas" (Cor. 95:5)
s'accomplit donc la theosis, lorsque l'adéquation entre la'ubûdiyya de la
créature et la rubûbiyya du Créateur est si totale que leur distinction
s'efface. Il n'est donné qu'à l'Homme Parfait de connaître cette entière
réciprocité, en vertu de laquelle il est le mithl, le "pareil" de Dieu en ce
bas monde. Encore n'est-il lui-même que le "substitut" (nâ'ib) du Prophète
qui, en raison de son insurpassable perfection, détient seul cette
prérogative. Dans un passage du Kitâb al-hujub, Ibn Arabî va d'ailleurs
jusqu'à identifier la personne du Prophète, ou, plus exactement, la
"Réalité muhammadienne", avec l'amour en tant que celui-ci est le moteur
de l'univers: "...[ L'amour] est le principe de l'existence et sa cause; il est
le commencement du monde et ce qui le maintient et c'est Muhammad.
[...] Car c'est à partir de la réalité (haqîqa) de ce Maître, sur lui la Grâce
et la Paix, que se déploient les réalités supérieures et inférieures." [59] En
d'autres termes, le Prophète est le barzakh par excellence, l'"isthme" où
coïncident le haut et le bas; à l'image de Dieu qui se décrit comme "Le
Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché" (Cor. 57:3) et dont il est le
"suprême réceptacle" (al-majlâ al-a'zam) [60] , il est à la fois ceci et cela
et pourtant ni ceci ni cela, d'où sa sublime perfection.

Au vrai, c'est un leitmotiv chez le shaykh al-akbar que d'affirmer que la


perfection réside dans l'i'tidâl, le "juste milieu" en lequel demeure le
spirituel parvenu au point culminant du détachement. Ainsi, le chapitre
243 des Futûhât consacré à la notion de perfection (kamâl) s'intitule de
manière significative: "De la connaissance de la perfection qui est
l'i'tidâl [61] ". Plus éloquent ce passage du Fihrist, où,à propos de son
commentaire du Coran, Ibn Arabî indique avoir pris en compte, pour
chaque verset, trois aspects: "En premier lieu, la station de la majesté
(maqâm al-jalâl), en second lieu, la station de la beauté (al-jamâl), enfin
la station de l'équilibre (i'tidâl) qui est l' "isthme" (barzakh) du point de
vue de celui qui hérite de Muhammad et c'est la station de la perfection.
[62] " Ailleurs encore, il déclare: "Celui qui se qualifie par la perfection
n'incline jamais." [63] Et de le comparer une autre fois à l'"arbre béni" de
la sourate al-Nûr (Cor. 24:35), qui "n'est ni oriental ni occidental" [64] . Il
est intéressant de noter que cette allusion au statut à la fois vertical et
équinoxial des plus parfaits d'entre les spirituels figure dans un texte
des Tanazzulât mawsiliyya consacré à la salât al-wustâ, la "prière du
milieu", généralement assimilée par les commentateurs à la prière du 'asr.
Cette coïncidence n'a évidemment rien de fortuit: dans le chapitre
desFutûhât correspondant à la demeure de la sourate al-'asr65] , il est
également question de ce "juste milieu" qui préserve l'Homme Parfait de
toute inclination spirituelle: "S'agissant du spirituel parfait, les Noms
divins se contrecarrent mutuellementde sorte qu'ils n'exercent aucune
influence sur lui; il demeure exempt de toute influence, avec l'Essence
absolue que ni les Noms ni les Attributs ne conditionnent. Aussi le spirituel
parfait atteint-il l'extrême sobriété (fî ghâyat al-sahw), à l'exemple des
Envoyés." [66]

Sobre, le Prophète de l'islam le fut plus que tout autre. Du moins est-ce la
conviction d'Ibn Arabî qui, en maintes occasions, souligne que l'Envoyé ne
laissait rien paraître des grâces spirituelles que Dieu répandait en
abondance sur lui; cette occultation des attributs de la sainteté
constituant pour Ibn Arabî, on le sait, le signe de sa perfection spirituelle
et la caractéristique majeure de ses héritiers, les malâmiyya, qu'il appelle
aussi très souvent les "muhammadiens". Occultation et non dissimulation:
le 'ârif n'a pas à dissimuler ses états spirituels; il les transcende, d'où sa
sobriété. A l'exemple du messager de Dieu, il a choisi le lait plutôt que le
vin, interdit ici-bas parce qu'il a le pouvoir d'annihiler l'intellect lequel, en
ce cas, n'est plus en mesure d'opérer la distinction entre rabb et 'abd que
les règles de convenance spirituelle (adab) impose de respecter en ce
monde [67] . Le lait, en revanche, n'altère pas la conscience distinctive; il
symbolise- selon l'interprétation qu'en fit le Prophète à la suite d'un songe
[68] - la science que Dieu n'octroie qu'à ceux qu'Il aime [69] et dont le
désir est toujours inassouvi et à jamais inassouvissable: plus Dieu les
abreuve de connaissances, plus ils sont assoiffés, plus ils en
réclament[70] .

"Détachement", "mort", "sobriété","science" autant de vocables qui


pourraient donner à penser que le saint accompli, tel que le conçoit Ibn
Arabî, est pareil à un bloc de granit, dur et froid. Rien ne serait plus faux.
Certes, parvenu au plus près de Dieu, le spirituel est maqtûl. Toutefois,
indique Ibn Arabî, mort par amour pour Dieu, il est mort en martyr71] . Il
est donc suprêmement vivant puisque telle est la récompense promise par
Dieu à ceux qui s'offrent à Lui. Détaché de toute chose, il n'en est que
plus proche de ceux qui l'entourent, plus libre de les aimer. Quant à sa
sobriété, elle n'est pas l'assèchement de celui qui n'a jamais connu les
transports de l'amour dont elle est, tout au contraire, l'apothéose. Car
c'est en vertu de cette sobriété que le spirituel peut jouir, post eventum,
des connaissances qui, sans qu'il s'en rendît compte alors, fluaient sur lui
tandis que Dieu l'enivrait de son amour au point de le ravir à lui-même; ce
n'est qu'une fois revenu à lui même qu'il peut juger à bon escient ce qui,
des secrets à lui révélés tandis qu'il se tenait auprès de son Seigneur, "à
la distance de deux arcs ou plus près" (Cor. 53:9), doit être divulgué ou
doit être tenu secret. La sobriété est en cela supérieure à l'ivresse qu'elle
confère aux saints, et a fortiori aux messagers divins la basîra, la
"clairevoyance" nécessaire à l'accomplissement de leur fonction de
guidance.

Lorsque Hallâj fut supplicié, Shiblî, rapporte Ibn Arabî, déclara: "Nous
avons bu tous deux de la même coupe, mais je suis devenu sobre, il est
resté ivre"; Hallâj, auquel parvint ce propos alors qu'il était exhibé sur le
gibet, répondit: "S'il avait bu ce que j'ai bu, il lui serait advenu ce qui
m'est advenu. [72] " "J'accepte le témoignage de Shiblî, conclut Ibn Arabî,
mais non celui de Hallâj [...] car Hallâj était ivre et Shiblî sobre [73]."

Ne nous méprenons pas; Ibn Arabî ne remet pas en cause la teneur des
propos de Hallâj mais le fait qu'il les a proférés sous l'emprise de l'ivresse
laquelle, souligne-t-il, exclut par définition l' "équité" (al-'adl, terme de la
même racine que i'tidâl) de la part de celui qui s'exprime. Dès lors, son
témoignage doit être récusé d'emblée, quand bien même, insiste-t-il, ses
propos sont véridiques.

Anâ man ahwâ wa man ahwâ anâ: ce vers célèbre de Hallâj, le Shaykh al-
akbar ne le cite pas moins de trois dans ce chapitre des Futûhât sur
l'amour [74] ; nul doute, qu'il en ait éprouvé le sens: "Lorsque tu L'aimes,
tu sais, au moment où tu bois le breuvage de Son amour pour toi que ton
amour pour Lui ne fait qu'un avec Son amour pour toi; et ce breuvage
t'enivre au point de te faire oublier ton amour pour Lui bien que tu sentes
que tu L'aimes; renonce donc à distinguer entre ces deux amours."

L'amour naît d'une absence. Quand cette absence devient présence,


l'amour devient connaissance; quand cet amour est amour de Dieu, cette
connaissance est connaissance de Dieu; et quand cette connaissance est
parfaite, il n'y a plus de 'ârif car Dieu seul connaît Dieu qui est le
"connaissant la connaissance et le connu" [75] .

En somme, l'auteur des Futûhât ne donne pas tout à fait tort à ceux des
oulémas que scandalise l'idée que le Tout-puissant puisse être aimé d'une
misérable créature; leur seule erreur est de poser une irréductible dualité
là où il n'y a, d'un point de vue métaphysique, que l'Un sans second; dans
une telle perspective, il n'y a jamais que Dieu qui S'aime Lui-même (mâ
ahabba Llâh illâ Llhâh ) [76] . Plus encore, "l'amour est la qualité de celui
qui est, or il n'y a dans l'existence que Lui, [...] Il n'y a d'être que Lui, il
n'y a donc d'aimé et d'aimant que Lui!" [77] Et c'est précisément ce que
découvre le spirituel abreuvé d'amour lorsqu'il atteint le plus haut degré
de conformité à la uswa hasana, le suprême paradigme muhammadien.

Notes
[1] Tout ce passage fait écho aux premiers versetsdes sourates 81 et 82.

[2] Futûhât Makkiyya, ed. Bûlâq, 1329 h.,II, p.346.

[3] La Passion de Hallâj, Paris, 1975, II, p.414.

[4] S. Ruspoli, Le Livre des théophanies d'IbnArabî, Paris, 2000, p. 12.

[5] Voir par exemple, Hujwirî, Somme spirituelle,trad. Mortazavi, Paris,


1988, p. 223-227; Kalâbâdhî, Traité de soufisme, trad. R. Deladrière,
Paris, 1981, p. 128-130; Qushayrî, Risâla, Beyrouth, 1990,71-73.
[6] Notons à ce propos que deux ouvrages ayanttrait à cette question et
mentionnés par Ibn Arabî dans l'Ijâza et le Fihristsont aujourd'hui
inaccessibles, le K. al- 'ishq et le Rawdat al-'âshiqîn,cf. O. Yahyia, Histoire
et classification de l'oeuvre d'Ibn Arabî, Damas,1964, R. G. n° 312, 601.
Quant à l'ouvrage intitulé Lawâzim al-hubb, publiéà Damas en 1998 et
présenté comme une oeuvre du maître andalou, il s'agiten réalité d'une
redistribution, selon l'ordre alphabétique, de textes diversd'Ibn Arabî
portant sur l'amour que M. Ghurâb avait déjà réunis- quoique dansun
ordre différent- dans un recueil intitulé al-Mahabba al-ilâhiyya,
Damas,1983.

[7] Il s'agit des chapitres 246 à251.

[8] Ces questions portent les numéros116 à 119dans les Futûhât, II, pp.
111-114.

[9] Ce chapitre (II, p. 320-362) a été traduit en français par M. Gloton


sous le titre Traité de l'amour, Paris,1986.

[10] Ms. B. N. 2348, f. 203b.

[11] Fut.,II, p.323.

[12] Ms. B. N., f. 225.

[13] Id. f. 229 b.

[14] Id. f. 231.

[15] Tanazzulât mawsiliyya, ed. Le Caire, 1986,p.335.

[16] Fut., II, p.322.

[17] A ce sujet, voir Fut., IV, p.102,269.

[18] Voir inter alia, Ansârî, Le Chemin de Dieu,trad. de Beaurecueil, Paris,


1985, p.149, 201; Hujwirî, Somme spirituelle,, p.350; Qushayrî, al-Risâla,
p. 317.
[19] Ihyâ' ulûm al-dîn, Beyrouth, s.d., IV, p.328.

[20] Fut., II, p. 114; voir aussi II, p.326 oùil déclare "Nul n'aime jamais
que son Créateur".

[21] Fut., II, p.341.

[22] Fut., II, p. 399.

[23] Bukhârî, bâb al- tawâdu; Ibn Hanbal, 6, 256.

[24] Sur la notion de l'amour chez Tirmidhî, cf.,G. Gobillot, "Un penseur
de l'amour, le mystique khurâsânien al-HakîmTirmidhî", in Studia
Islamica, n° 73, 1991, p. 25-44.

[25] Fut., II, p. 115.

[26] Muslim, Imân, 147.

[27] Beyrouth, s.d. IV, p. 293-360.

[28] Fut., II, p. 114.

[29] Fut., II, p. 114; voir aussi II, p. 326; IV,p.269.

[30] Fut., II; p. 326; IV, 269.

[31] Fut, II, 310;

[32] K. al-hujub, ed. Beyrouth, 1991, p.36.

[33] Fut., II, p. 327, 364, 399, 332

[34] Cf., Fut., II, 325 où Ibn Arabî rapporte sapropre expérience en la
matière.

[35] Cf.,Bûkhârî, Imân, 37.

[36] Ce thème est en particulier celui du chapitre59 des Tajalliyât où Ibn


Arabî rapporte un entretien avec Dhû l-Nûn al-Misrî.
[37] Fusûs al-hikam, ed. Beyrouth, 1986, p. 203.

[38] Fut., II, p.331.

[39] Fut., IV, p. 104; II, p.112,232,364, 310, 399 etc.

[40] Fut., IV, p.269.

[41] Fut., IV, p. 260.

[42] Fut., II, 345.

[43] Fut., II, 114.

[44] Ibn Arabî cite à de nombreuses reprises cettesentence; cf., Fut. I,


259, II, 345, III, 11, 449.

[45] Eckhart va, lui, jusqu'à dire: "Je neveux jamais remercier Dieu de
m'aimer car il ne peut s'en dispenser". Cf., Alain de Libera, Eckhart, Suso,
Tauler ou la divinisation de l'homme,Paris, 1996, p. 176.

[46] Fut., II, p.327.

[47] Julienne de Norwich, Le Livre des révélations,1992, p. 183; sur


l'apocatastase cf., p. 106.

[48] Fut. II, p. 542

[49] Fut., II, p. 328-329.

[50] Fut., IV, p.269.

[51] Cf. Fut., II, p.341.

[52] M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints,Paris, 1986, chap. 7;Voir aussi


la note très éclairante qui figure dans LesEcrits spirituels de L'Emir Abd el-
Kader, Paris, 1982, n° 84, p.202-204.
[53] Ibn Arabî évoque ces deux aspects dans leK. Marâtib 'ulûm al-wahb,
ms. Yahya Ef. 2415, f.84. Voir aussi le chap. 471des Futûhât, IV, p. 102-
103

[54] Fut., II, p.596; 353.

[55] Fut., III, p. 449-450.

[56] Fut., II, p. 113.

[57] Fut., II, p. 354.

[58] Fut., II , p. 596 où Ibn Arabî indique à proposdu hadîth "J'ai été
malade et tu ne M'as pas visité..." (Ibn Hanbal,Musnad, II, 404) que c'est
en tant qu'Il est muhibb que Dieu "s'abaisse"à s'identifier à l'homme
malade, affamé; sur son interprétation de ce hadîthcf. Les Ecrits spirituels,
note 107, p. 207.

[59] K. al-hujub, p.38.

[60] Fut., II, p. 171.

[61] Ce titre complet figure dans la table desmatières qui se trouve au


début des Futûhât, cf., I, p. 18.

[62] Ed. Afîfî, Le Caire, 1955, p.195.

[63] Fut., IV, p.379, ce paragraphe du bâb al-asrârcorrespond d'ailleurs


au chapitre 243 sur la perfection.

[64] Tanazzulât, p. 343; voir aussi Fut. I, 234; signalons à ce sujet qu'Ibn
Arabî déclare dans le Dîwân (ed. Beyrouth,1996,p.193) n'être limité ni par
l'occident ni par l'orient tout en affirmantà maintes reprises, en particulier
dans le Dîwân, que sa fonction embrasseles "deux horizons"; voir par
exemple p.246, 335, 281, 375.

[65] Sur la correspondance entre les Futûhât etle Coran, cf., M.


Chodkiewicz, Un Océan sans rivage, Paris, 1992, chap. 3.
[66] Fut., II, p. 615.

[67] Dans le K. al-wasâ'il (ed. M. Profitlich,Breisgau, 1973, f.5) Ibn Arabî


indique que l'adab est une condition sine quanon de l'amour; Sur le
symbolisme du vin chez Ibn Arabî, cf. Fut., II, 114,IV, 381 et Marâtib
al-'ulûm, f. 86.

[68] Muslim, Fadâ'il al- sahâba, 16.

[69] Fut., II, p. 114, 550-551, IV, p. 381; etMarâtib, f.85. , et l'expérience
d'Ibn Arabî à ce propos, III, 376, et LeSceau des saints, p. 193.

[70] Fut., II,545,550,552; c'est l'un des sensqu'Ibn Arabî donne au


verset: "Dis: Seigneur, augmente-moi en science"(20:14).

[71] Fut., II, p. 350; Dîwân Ibn Arabî, Beyrouth,1993, p.391.

[72] Fut., II, p. 546.

[73] Fut., II, p. 546 et II, p.12.

[74] Cf., II, 334, 353, 361.

[75] Ainsi se décrit lui-même le fatâ théophaniquequ'Ibn Arabî rencontre


auprès de la Ka'aba (Fut., I, 48).

[76] Fut., II, p.113.

[77] Fut., II, p.114.

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Les références shâdhilies dans leKitâb al-Mawâqif d’Abd el-Kader

ABD EL-KADER, UN SPIRITUEL DANS LA MODERNITÉ


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Ahmed Bouyerdene
,

Éric Geoffroy
,

Setty G. Simon-Khedis
Spiritualité et métaphysique

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TABLE DES MATIÈRES

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La théophanie des noms divins,
d’Ibn ‘Arabî à Abd el-Kader
Denis Gril
p. 153-172

RÉSUMÉ INDEX TEXTE NOTES AUTEUR

RÉSUMÉ
FRANÇAIS ENGLISH ‫العربية‬

En s’installant à Damas, Abd el-Kader suit non seulement les traces


d’Ibn ‘Arabî, mais il trouve aussi un milieu d’oulémas impressionnés par
sa connaissance de l’œuvre du Shaykh al-Akbar et par la profondeur de
ses propres inspirations. C’est de cette rencontre que sont nés
les Mawâqif, ces haltes spirituelles, où Abd el-Kader reçoit le sens d’un
verset ou d’un hadîth qu’il développe dans une perspective
métaphysique, dans le droit-fil de la doctrine d’Ibn ‘Arabî. À partir de la
notion de théophanie (tajallî) qui parcourt tout le texte des Mawâqif, il
est montré comment Abd el-Kader explique la relation entre le Principe
et la manifestation, à travers la théophanie des Noms divins. Cette
doctrine de la théophanie permet également de comprendre les forces
apparemment contraires qui s’exercent dans le monde et la multiplicité
des croyances. À la suite du Cheikh al-Akbar, Abd el-Kader illustre cet
héritage muhammadien dont l’universalité reste un modèle pour notre
époque.

ENTRÉES D'INDEX
Mots clés :
Islam, soufisme, Ibn Arabî

Keywords :
Soufism, Islam, Ibn Arabî, Algeria, Syria

Géographique :
France, Algérie, Syrie

TEXTE INTÉGRAL
 1 Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l-Dîn… », « l’imam des
connaissants, notre guide Muhyî l (...)

 2 Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre 354 et
366/965-976-7) et sur le s (...)

1Le lecteur des Mawâqif est frappé d’emblée par l’importance de


la dette intellectuelle et spirituelle d’Abd el-Kader à l’égard de
l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Il le cite, use de sa terminologie spécifique et
accompagne la mention de son nom de formules de respect,
reprenant à son compte la désignation du Cheikh al-Akbar
comme l’héritier de la sainteté muhammadienne1. On ne peut pas
non plus ne pas remarquer les affinités et les parallèles dans la
courbe de vie de ces deux grandes figures de la spiritualité
musulmane. Tous deux sont originaires de l’Occident musulman,
se rendent en Orient après avoir atteint leur pleine maturité et
acquis déjà une notoriété, pour s’installer définitivement à Damas,
après quelques pérégrinations. Ils relèvent du même type
spirituel : celui du « ravi en Dieu » (majdhûb), objet d’une
illumination intérieure, avant même avoir parcouru les étapes de
la voie initiatique sous la direction d’un maître spirituel. La source
de leur inspiration, dans les événements de leur vie intérieure et
dans leur écriture est la même : la plongée dans la mer du Coran
pour en ramener les perles de son interprétation. Leur
herméneutique de la tradition prophétique n’est pas différente, si
bien que la plupart des ouvrages d’Ibn ‘Arabî peuvent être
considérés comme un commentaire du Coran ou de la Sunna, tout
comme les Mawâqif. Abd el-Kader dit à ce propos : « Une des
grâces que Dieu m’a octroyées depuis qu’il m’a fait miséricorde
en me faisant connaître mon âme est le fait que le discours divin
et l’inspiration projetée en moi ne me parviennent que par
l’intermédiaire du Coran » (n° 83, vol. I, p. 221). Aussi l’un et
l’autre ont-ils conscience d’écrire sous l’inspiration divine. Le titre
même des Mawâqif, « les Haltes », fait allusion à un arrêt entre
deux étapes sur la Voie vers Dieu ou en Dieu pour entendre un
discours divin, comme c’est le cas des Mawâqif de Niffarî2.
 3 La traduction anglaise :self-disclosure, adoptée par W. Chittick, est plus
précise.Sur le tajallî(...)

 4 Istilâhât al-sûfiyya dansRasâ’il, Haydarabad, 1948, n° 29, p. 9. La précision


entre crochets est d (...)

 5 Voir Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, éd. I. Khalifé, Beyrouth, 1959, p. 51-52,
trad. R. Pére (...)

 6 Sur l’histoire de ce terme, voir W. CHITTICK, « RÛMÎ AND WAHDAT AL-


WUJÛD », DANSPOETRY AND MYSTICI (...)

2Une des notions qui montrent le lien étroit entre les deux
auteurs est le concept coranique de « théophanie » (tajallî)3. Sur le
plan cognitif ou épistémologique, ce terme désigne, selon la
définition d’Ibn ‘Arabî : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières
des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] » (mâ yankashifu
li-l-qulûb min anwâr al-ghuyûb [ba‘da l-satr])4. Sur un autre plan,
métaphysique et cosmologique, indissociable du premier, la
notion de tajallî permet d’une part d’expliquer le passage de l’Un
au multiple, du non manifesté au manifesté, à travers la
théophanie des Noms divins, par l’intermédiaire de l’être qui en
constitue le réceptacle et les embrasse de sa réalité, et d’autre
part, de comprendre comment l’Être se conditionne lui-même en
déterminant l’existence des êtres du monde, tout en restant un. Il
est intéressant de noter, comme le remarque W. Chittick, que les
tenants de l’école d’Ibn ‘Arabî ont d’abord été connus sous le nom
de ashâb al-tajallî. C’est ainsi que les désigne Ibn Khaldûn5,
d’après Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb qui résume leur doctrine et les
distingue des « tenants de l’unité absolue » (ashâb al-wahdat al-
mutlaqa), représentés par Ibn Sab‘în. Le terme d’ « unicité de
l’Être » (wahdat al-wujûd), jamais employé par Ibn ‘Arabî lui-
même et apparemment pas non plus par Abd el-Kader, a été
popularisé de manière polémique par Ibn Taymiyya et ses émules
jusqu’à ce qu’il soit revendiqué plus tard par les partisans de la
doctrine d’Ibn ‘Arabî6.
3Quoi qu’il en soit, il est évident que le concept de théophanie est
étroitement lié à l’affirmation que l’être est essentiellement
unique puisque c’est une manière de montrer qu’il le reste dans la
multiplicité de sa manifestation. Comme on l’a dit, les Noms
divins jouent dans cette manifestation, sur le plan divin, le rôle
que joue, sur le plan de la manifestation ou entre les deux plans,
la Réalité muhammadienne et l’Homme parfait ou universel. En
effet, la perfection de l’Homme et l’universalité de sa fonction se
réalisent par la science qu’il a reçue des Noms divins et par le fait
qu’il réunit en lui la totalité des perfections divines et créaturelles.
4Par son nom l’Extérieur (ou le Manifeste al-zâhir), Dieu se
manifeste aux choses existantes comme entités immuables ( a‘yân
thâbita) et les fait ainsi apparaître dans leur existence extérieure.
Dieu, par son nom l’Intérieur (al-bâtin), s’occulte et se dérobe à
sa création, provoquant ainsi chez l’homme le désir et le besoin
de connaissance car la science est lumière et existence et
l’ignorance est obscurité et non-existence. Cette manifestation ou
cette théophanie fait apparaître les degrés de l’existence ( marâtib
al-wujûd), à la mesure de la réceptivité (qabûl) des êtres et de leur
prédisposition (isti‘dâd) à recevoir la lumière de l’Être. La lumière,
comme l’Être, est unique et ses effets varient selon la capacité des
êtres à la recevoir. C’est une même lumière qui brunit le visage du
laveur et blanchit le vêtement qu’il étend au soleil. La lumière
unique du soleil et la multiplicité de ses rayons symbolise
l’Essence divine par les Noms et les Attributs de laquelle les
formes et les statuts existentiels des êtres sont déterminés. Les
Noms divins ne se manifestent en effet dans l’existence que par
leurs effets.
 7 Ahl al-mawqif : ici au sens du lieu où se tiennent les hommes entre le temps
de la Résurrection et (...)

 8 Ce hadith est un extrait d’une longue tradition rapportée par Muslim. Elle
annonce la vision de Die (...)

 9 Voir à ce sujet Mawâqif, éd. ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger, 2005, Mawâqif 8 et 9,
vol. I, p. 117-119.

5Les initiés (al-qawm) se distinguent des autres hommes par le


dévoilement de cette réalité et par la perception de l’unité divine
dans la multiplicité des formes, divines dans leur fondement
métaphysique. Ibn ‘Arabî tire le concept de transmutation divine
dans les formes (al-tahawwul fî l-suwar) de ce hadith : « Dieu se
montre (yatajallâ) aux gens de la Halte7 et leur dit : - Je suis votre
Seigneur. Ils lui répondent : - Nous nous protégeons en Dieu
contre toi ; tu n’es pas notre Seigneur. Nous resterons ici jusqu’à
ce que vienne notre Seigneur. Lorsqu’il viendra, nous le
reconnaîtrons…8 ». Dieu finit alors par se montrer sous la forme
qu’ils connaissent et ils le reconnaissent alors, alors que les Gens
de Dieu eux n’ont eux aucune difficulté à le reconnaître puisqu’ils
le perçoivent en toutes formes. Se pose ici la question de la
capacité de l’homme à contempler la théophanie. Moïse n’est-il
pas tombé terrassé en voyant la théophanie de Dieu écraser la
montagne ? (voir Coran 7 : 143). Comment Moïse est-il tombé
terrassé, alors que les Hommes de Dieu, fermes dans leurs états
spirituels, restent extérieurement impassibles ? À cela Ibn ‘Arabî
répond que Moïse recherchait la vision des prophètes, à laquelle
celle d’aucun homme, pas même des saints, ne saurait être
comparée. Par contre, ce qui caractérise la vision des hommes de
Dieu, même si celle des prophètes leur est nécessairement
supérieure, c’est qu’ils contemplent la théophanie divine avec les
deux yeux de la transcendance (tanzîh) et celui de la
ressemblance (tashbîh), en rapport l’un avec l’Essence, l’autre
avec les Noms et Attributs de Dieu9.
 10 Cette présentation s’inspire en partie des deux passages de W. Chittick, cités
plus haut.

6Cette présentation extrêmement simplifiée et schématique de la


doctrine des théophanies chez Ibn ‘Arabî10 vise simplement à
montrer combien Abd el-Kader reste fidèle à la pensée du Cheikh
al-Akbar, tout en apportant sur certains points des précisions et
des éclaircissements qui lui sont propres. La comparaison entre la
doctrine du Maître et l’apport d’Abd el-Kader à son explicitation
exigerait, pour être pleinement significative, de tenir compte des
développements successifs de l’école akbarienne
jusqu’aux Mawâqif. Cette courte présentation ne constitue donc
qu’une étape préliminaire pour une telle recherche.

La hiérarchie des théophanies


7La hiérarchie des théophanies correspond à celle des êtres
depuis l’Essence divine dans son non-conditionnement absolu
jusqu’à l’existence sensible. Abd el-Kader expose la hiérarchie
des êtres et la manière dont ils procèdent de l’Essence dans un
long chapitre, le mawqif 248, intitulé, comme s’il constituait un
traité à part : Bughyat al-tâlib ‘alâ tartîb al-tajalliyât bi-kulliyyât
al-marâtib « Le désir de celui qui cherche à connaître la hiérarchie
des théophanies dans leur dimension la plus universelle ». Il
s’appuie sur le symbolisme du miroir et de la réfraction de l’image
dans des miroirs multiples pour exposer la réalité et les modalités
existentielles de la théophanie dans un passage de ce mawqif,
intitulé de manière significative : Inna-ka ramz wa-fakk kanz « Tu
es symbole et découverte d’un trésor ». Ce titre suggère que la
connaissance de l’existence est tout entière contenue, tel un
trésor caché, dans l’âme de l’homme.
 11 Mawâqif, vol. I, p. 228-236.

8La théophanie hiérarchique de l’Être fait également l’objet


du mawqif 8611, consacré au commentaire du début de la
sourate al-Shams « Le soleil » : « Par le soleil et sa clarté matinale.
Par la lune, lorsqu’elle le suit. Par le jour lorsqu’il le révèle. Par la
nuit, lorsqu’elle le recouvre. Par le ciel et ce qui l’a édifié. Par la
terre et ce qui l’a étendue. Par une âme et ce qui l’a formée »
(Coran 91 : 1-7). Abd el-Kader voit dans ces serments
l’expression par Dieu de sa propre théophanie :
Dieu n’a pas en réalité prêté serment par autre que sa propre essence.
Les degrés hiérarchiques (marâtib) et les descentes (tanazzulât) ne sont
qu’expressions symboliques (umûr i‘tibâriyya) qui n’ont d’existence
que dans la transposition symbolique de celui qui l’effectue.
9Ils sont donc « une représentation imaginale (khayâl) qui n’a
d’autre réalité que celle de l’Être vrai (al-wujûd al-haqq) par
laquelle ils ont été manifestés ». L’Être n’appartient en propre qu’à
l’Essence transcendante et tout ce qu’on appelle, dans le langage
des Initiés « degré hiérarchique », « détermination de l’être »
(ta‘ayyun) etc. ne sont que transposition symbolique, relation et
attribution, rien d’autre.
10« Par le soleil et sa clarté matinale » fait allusion au plan
hiérarchique de l’Unité (ahadiyya), « le premier des lieux de la
théophanie (majlâ pl. majâlî), lieu essentiel où rien des Noms ni
des Attributs, ni de quelque réalité créaturelle que ce soit, ne
connaît de manifestation ». L’Unité est donc la théophanie de Dieu
à Lui-même « car il n’est sur ce plan d’autre que Lui ». Toute
chose est comprise dans cette réalité transcendante, mais sous un
mode d’occultation (bi-hukm al-butûn). Cette théophanie est
symbolisée par le soleil parce que « par lui les choses sont
perçues tandis que lui ne peut être perçu dans sa réalité. De plus
lorsque sa lumière apparaît, elle efface celle de tous les astres qui
ne sont que la réflexion de sa lumière.
 12 Sur l’identification de l’Esprit à la Réalité muhammadienne, d’après le
commentaire de Coran 17 : 8 (...)

 13 Sur ce plan de l’Être, voir également le mawqif 89 où sont expliqués les


différents noms de la haqî(...)

11« Par la lune, lorsqu’elle le suit » représente le second plan


théophanique. Cette première auto-détermination de l’Essence
s’appelle “unitarité” absolue (wahda mutlaqa) parce qu’elle
implique d’un côté l’Être conditionné par rien ou l’Unité et de
l’autre l’Être conditionné par toute chose, c’est-à-dire l’Unicité. Il
ne faut donc pas confondre ce plan avec celui de l’Unicité. Il
constitue un plan intermédiaire et est appelé pour cette raison
“l’Isthme des isthmes” (barzakh al-barâzikh), l’Esprit Universel ou
encore la Réalité muhammadienne (haqîqa muhammadiyya)12.
Abd el-Kader n’envisage pas ici ces principes comme réalités
indépendantes mais comme l’expression d’une première auto-
détermination de l’Essence, sans intermédiaire. Ce plan est
symbolisé par la lune, intermédiaire entre le soleil et la terre ; il
comporte une face tournée vers Dieu, une autre vers la création. Il
est pour Abd el-Kader la réalité ultime à laquelle peut parvenir le
connaissant et c’est à elle que les gens de la Voie adressent leurs
poèmes d’amour13. Ce plan dans sa relation avec celui qui le
précède et celui qui le suit est une question complexe dont les
implications mériteraient d’être approfondies pour montrer le rôle
décisif d’Abd el-Kader dans l’explicitation de certains concepts
akbariens.
12« Par le jour lorsqu’il le dissipe » désigne le plan de l’unicité
(wâhidiyya) ou seconde détermination de l’Être ou de l’Essence en
tant que Noms et Attributs procèdent d’elle. « Elle est un lieu de
théophanie où l’Essence se manifeste comme Attribut et l’Attribut
comme Essence. » Ce plan suit le précédent car il faut, pour que
les Attributs divins soient manifestés, un principe
d’autodétermination interne. Il est représenté par le jour qui
permet à la lumière du soleil d’apparaître.
13« Par la nuit lorsqu’elle le recouvre » est expression de la
détermination de l’Être dans les corps physiques obscurs,
produits par le mélange des éléments, depuis le règne minéral
jusqu’à l’homme. Dans ce plan d’existence, par l’obscurité se
révèlent la lumière et la perfection de l’Être. Comme dit Abd el-
Kader : « N’était l’être grossier, on ne pourrait connaître ni
entendre parler de l’être subtil. »
14« Par le ciel et ce qui l’a édifié » fait allusion à la détermination
des êtres comme esprits, bien que l’Esprit soit en réalité unique,
multiplié par la manifestation des formes. C’est pourquoi le ciel
est ici mentionné au singulier.
15« Par la terre et ce qui l’a étendue » désigne la détermination de
l’être sur le plan de l’Âme universelle, émanant de l’Intellect
Premier. Ce plan et celui qui le précède concernent donc l’action
conjointe de l’Intellect et de l’Âme, ou Adam et Ève, comme
principes actif et passif. La science contenue synthétiquement
dans l’Intellect est détaillée dans l’âme, ce que symbolise
l’extension de la terre.
16« Par l’âme et ce qui l’a formée ». L’âme est ici envisagée dans
sa réalité particulière, créée de la lumière de Dieu, parfaite grâce à
cette théophanie et imparfaite à cause de sa descente de « la plus
parfaite constitution » au « plus bas des bas » (voir Coran 95 : 4-
5). L’âme peut être comparée à l’eau, pure à l’origine, altérée au
cours de sa descente dans les réceptacles obscurs. Les prophètes
ont été envoyés et les lois sacrées instituées pour la purifier soit
par le ravissement en Dieu soit par le cheminement initiatique.
« La réalité de l’âme n’est autre que l’esprit et celle de l’Esprit,
Dieu lui-même. » Ainsi « qui connaît son âme, connaît son
Seigneur ». De ce point de vue, on peut considérer
ce mawqif comme un commentaire de la définition du tajallî par
Ibn ‘Arabî, précédemment citée : « Ce qui se dévoile au cœur des
lumières des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] ».
 14 Haqîqat al-wujûd ‘inda-hum wâhida lâ tata‘addadu wa-lâ tatajazza’u wa-lâ
tataba‘‘adu wa hiya mâ bi-(...)

 15 Mawqif 63, vol. I, p. 192.

17Pour saisir la portée de ce commentaire de la sourate Le soleil, il


convient de garder en mémoire le fait que Dieu, selon Abd el-
Kader, ne prête serment que par Lui-même. Il remarque ailleurs
combien la notion detajallî et ce qu’elle implique est difficile à
comprendre et à admettre pour les savants exotériques ( ‘ulamâ’
al-rusûm) qui distinguent radicalement l’existence éternelle et
contingente, alors que pour les initiés, il n’y a pas de dualité dans
l’Être : « la réalité de l’Être pour eux est unique ; elle ne peut ni se
multiplier, ni se particulariser ni se diviser en parties ; elle est ce
par quoi une chose se trouve être et se réalise d’une manière qui
lui est essentielle14 ». Abd el-Kader en revient toujours à l’image
du soleil sans lequel le monde ne serait que néant et dont la
lumière ne pourrait se manifester dans tous les êtres du monde à
la mesure de leur réceptivité à la lumière et de leurs qualités
respectives : « La théophanie de l’Être vrai (al-wujûd al-haqq) sur
tout l’univers est unique. Il n’y a aucune différence entre un être
majestueux et un être vil, petit et grand, mais Il ne se manifeste
dans une forme qu’à la mesure de sa réceptivité 15. » Or, comme le
répète souvent Abd el-Kader, les formes sont les traces des Noms
divins.
Noms et Attributs
 16 Voir le mawqif 144, vol. I, p. 367-369.

 17 Voir Futûhât, vol. I, p. 216, vol. II, p. 9, 355, 487, 651 ; vol. III, p. 74, 278,
399.

 18 Peut-être l’émir s’inspire-t-il de la réponse à la question 131 du questionnaire


de Tirmidhî : « Qu (...)

 19 Voir Futûhât, vol. I, p. 109, chap. 5, à propos du Nom al-Rahîm.

 20 L’émir identifie ailleurs « l’extérieur de la science » (divine) à l’Intellect


premier ou à « la di (...)

 21 Mawqif 122, vol. I, p. 318.

18Les êtres viennent à l’existence par l’intermédiaire des Noms et


des Attributs. Dans son commentaire de Coran 2 : 31 : « Et Il
enseigna à Adam tous les noms 16 », Abd el-Kader part de
l’interprétation d’Ibn ‘Arabî, selon lequel ces noms sont les Noms
divins orientés vers l’existentiation des êtres17. En effet, toute
entité existentielle (‘ayn) venant à l’existence a un nom spécifique
et les connaissants reconnaissent le nom à son effet ( athar). Le
nom est comparable à l’esprit et l’effet à la forme. Tout en restant
très proche des formulations akbariennes, Abd el-Kader ajoute
cette remarque : Dieu n’a pas enseigné à Adam les Noms de la
manière dont on conçoit généralement l’enseignement mais en
dévoilant à Adam le sens de son “humanité” (insâniyya), c’est-à-
dire la réalité de l’homme en tant qu’Homme universel, « somme
des noms divins et créatures dans la station de la distinction
(maqâm al-farq) », c’est-à-dire entre le Créateur et le créé 18. Il
n’y a donc dans le monde, du point de vue de la Réalité, que Ses
Noms ou, si l’on veut, la théophanie de Ses Noms. Adam ou
l’Homme constitue par excellence le plan intermédiaire entre
l’Être nécessaire et l’existence possible et est de ce fait le seul à
pouvoir recevoir « tous les noms ». En effet, l’Ange connaît
certains Noms, mais, ne se situant pas comme l’homme entre le
monde de l’esprit et celui des sens, il ne peut en réaliser que la
dimension purement spirituelle. Il ne connaît par exemple du Nom
« Celui qui donne la subsistance » (al-Razzâq) que la subsistance
spirituelle, alors qu’Adam réalise sa signification tant sur le plan
spirituel que sensible. C’est par ce genre de remarques, subtiles
et souvent inattendues, que l’on voit Abd el-Kader à l’œuvre dans
une démarche herméneutique qui élargit l’interprétation de son
Maître. On le constate encore dans ce même mawqif, lorsqu’il
compare, à la suite d’Ibn ‘Arabî l’enseignement des Noms à Adam
et celui à Muhammad. Ibn ‘Arabî affirme de manière concise
qu’Adam a reçu les Noms et que Muhammad a reçu les
significations des Noms19. Abd el-Kader précise : Dieu a fait
connaître à Adam les entités immuables (al-a‘yân al-thâbita) et
leurs prédispositions, ce qui constitue « la seconde localisation du
monde » (al-mawtin al-thânî min mawâtin al-‘âlam), appelé
« l’intérieur de la science et de l’existence » (par rapport à la
Science divine). Quant à Muhammad, Dieu lui a fait connaître ces
entités avant leurs déterminations : « le premier lieu du monde et
l’intérieur de la science20 ». Les choses se situent donc dans cette
théophanie de la science divine sur trois plans d’existence : leur
existence dans la science divine avant leur détermination, leur
existence en elle après leur détermination comme a‘yân thâbita et
leur existence extérieure. Abd el-Kader, comme son Maître, mais
de manière encore plus explicite, ramène toujours son lecteur
vers la fonction ontogonique de la Réalité muhammadienne, pour
remonter par elle à l’unicité essentielle de l’Être. Les entités
immuables sont « celles qui, par leur prédisposition, demandent à
Dieu ce qu’Il fait d’elles. Ce sont les formes des Noms divins, tout
comme les Noms divins sont les formes de l’Essence
transcendante et les degrés hiérarchiques de Ses théophanies, car
les Noms sont des significations (ma‘ânî) qui ne subsistent pas
par elles-mêmes21 ».

Théophanie, connaissance et
adoration
 22 Mawqif 17, p. 130-131.Abd al-Bâqî Miftâh indique en note dans son édition les
passages desFutûhât(...)

19Si Dieu se révèle à lui-même et au monde par sa théophanie,


celle-ci constitue donc la voie par laquelle Il se fait connaître à
ceux dont le cœur est prêt à la recevoir. À la suite d’Ibn ‘Arabî,
mais en apportant une note qui lui est propre, Abd el-Kader
commente ainsi la fameuse réponse de Junayd (m. 911) interrogé
sur le connaissant et la connaissance : « La couleur de l’eau est
celle de son récipient22. » Dieu, comme l’eau, n’a pas de couleur.
Il ne peut donc apparaître que dans la forme de celui qui le
connaît et qui est comme son « récipient ». « Le connaissant
parfait est celui en qui la forme de Dieu se manifeste de la
manière la plus parfaite, car il est le miroir dans lequel Dieu voit
ses Noms et ses Attributs. Le connaissant est donc la forme de
Dieu ; je veux dire : la forme intérieure du connaissant ; sa forme
extérieure est création et sa forme intérieure Dieu. » Le
connaissant s’est identifié à cette forme parce qu’il s’est qualifié
par les caractères divins et a réalisé en lui la signification des
Noms. Dieu en effet n’a d’autre forme que ses Noms dont le
connaissant est le « récipient ». Si du point de vue de la Réalité
essentielle, toutes les formes du monde sont les récipients où se
manifeste l’eau de Dieu, l’homme constitue le seul récipient
capable d’en recevoir la théophanie, autrement dit d’en avoir la
science selon le hadith, « Dieu a créé Adam selon sa forme ». C’est
pourquoi l’homme a mérité le califat, car le lieutenant de Dieu sur
la terre (khalîfa) doit apparaître dans la forme de Celui qui lui a
confié cette fonction. Or cette forme n’est autre que les Noms et
les Attributs divins. Abd el-Kader ajoute ici une précision qui
pourrait sembler inattendue, mais qui rappelle l’idée, exprimée
par certains maîtres anciens, que le saint, pour être saint, ne doit
pas savoir qu’il l’est. D’un certain point de vue, le connaissant ne
sait pas qu’il est connaissant, c’est-à-dire ne peut saisir toute
l’étendue de la connaissance, tout comme la face extérieure du
récipient ne connaît pas la réalité de l’eau. Cette face est le
serviteur dont la perfection est servitude et occultation des
qualités de la Seigneurie qui constituent sa face intérieure.
 23 Mawqif 199, vol. I, p. 461-462. Voir aussi lemawqif 113 à propos du même
verset où est affirmée av (...)

20La servitude (‘ubûdiyya) est la perfection du serviteur et


l’adoration (‘ibâda) la manifestation de sa condition qui se réalise
en particulier dans l’invocation de Dieu par ses Noms : « À Dieu
appartiennent les Noms les plus beaux ; invoquez-Le par eux et
laissez ceux qui s’écartent de ses Noms » (Coran 7 : 180). Abd el-
Kader commente ainsi ce verset : Dieu a de nombreux noms qu’il
est le seul à embrasser, noms d’Essence, d’Attributs et d’Actes,
tous beaux. L’invocation signifie la connaissance ou la
reconnaissance de Dieu dans tous les noms par lesquels il se
manifeste dans sa théophanie. Celui qui ne reconnaît Dieu que
dans certaines de ses théophanies ne le connaît que de manière
conditionnée et non absolue. Ainsi l’ordre de laisser ceux qui
s’écartent (yulhidûn) de Ses Noms, littéralement qui penchent vers
certains noms et non vers d’autres, soit de transcendance, soit de
ressemblance, concerne ceux qui conditionnent Dieu par leurs
conceptions restrictives, au contraire de ceux mentionnés dans le
verset suivant : « Et parmi ceux que nous avons créés, il est une
communauté dont les membres guident par la vérité et qui par
elles se montrent justes » (7 : 181). La communauté désigne les
envoyés et les membres leurs héritiers qui appellent les hommes à
Dieu et les guident vers la contemplation de Dieu par tous ses
Noms car tous sont les lieux de manifestation de son Essence23.
 24 Bukhârî, Sahîh, tahajjud14, da‘awât 13.

 25 Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a créé Adam selon la
forme du Tout-Miséric (...)

21La différence de degré entre ces héritiers tient à leur


connaissance de la théophanie divine perpétuelle, bien qu’en
apparence déterminée par un temps précis dans ce hadith :
« Notre Seigneur, béni et exalté soit-il, descend chaque nuit vers
le ciel le plus proche lorsque reste le dernier tiers de la nuit 24. »
La descente est ici l’expression de la théophanie car « toutes les
théophanies sont Ses descentes (tanazzulâtu-hu) depuis le ciel de
l’Unité pure jusqu’à la terre de la multiplicité ». Le ciel le plus
proche (al-samâ’ al-dunyâ) désigne symboliquement le lieu de
manifestation de la forme du Tout-Miséricordieux que manifeste
l’être parfait (al-kâmil), « singulier et unique à chaque époque 25 ».
Si le dernier tiers de la nuit est précisé, c’est qu’il est le temps où
les dévots, les ascètes et ceux dont l’adoration repose sur les
œuvres se lèvent pour prier, alors que les connaissants
contemplent la théophanie divine à tout moment.

Le monde, théâtre des théophanies


des Noms
22Quelle relation peut-on établir entre la vie d’Abd el-Kader au
moment où il compose les Mawâqif, alors qu’il se montre toujours
attentif aux événements du monde, et cette conception
métaphysique de l’Être et du monde ? La notion même
de tajallî repose sur une vision d’un monde inondé par la lumière
divine. Elle donne à chaque être, aussi infime soit-il, la valeur
incommensurable d’une manifestation divine et confère à
l’homme, en tant que pleinement homme et lieutenant de Dieu
par la science qu’il a reçu des Noms, une responsabilité immense.
 26 Muslim, Sahîh, îmân234, vol. I, p. 91. Mawqif225, vol. I, p. 514.

23Le monde pour cet homme d’action et de contemplation que fut


Abd el-Kader est perçu comme le théâtre d’une lutte dont le
principe, comme chez Ibn ‘Arabî, remonte à la confrontation des
Noms divins de Beauté et de Majesté. C’est ainsi qu’il interprète le
verset faisant suite au récit de la lutte entre les Fils d’Israël et
leurs ennemis sous la conduite de Saül puis David : « Si Dieu ne
repoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre serait
corrompue » (2 : 251). À travers les hommes, mais aussi dans les
événements cosmiques, se manifestent les Noms divins en
opposition perpétuelle, provoquant ainsi les luttes entre les
hommes et à l’intérieur de l’homme. Seuls les hommes de Dieu
opèrent la réunion de ces noms en opposition et conflit car ils
sont eux-mêmes les lieux de manifestations du nom Allâh qui
réunit tous les Noms divins. C’est par de tels êtres que se
maintient l’ordonnance du monde car en eux se résolvent les
contraires. C’est pourquoi le Prophète a annoncé : « L’Heure ne se
lèvera pas sur quelqu’un qui dira : Allâh, Allâh26 ! » Abd el-Kader
condense ici et réunit un double enseignement d’Ibn ‘Arabî, l’un
sur les Noms divins, l’autre sur la hiérarchie initiatique et plus
particulièrement le « Pôle ».
 27 Sur ce dernier verset très souvent commenté par Ibn ‘Arabî, voir en
particulierFusûs, p. 106-114 ( (...)

 28 Ibn Hanbal, Musnad, vol. I, p. 435, 465.

24Dans le commentaire des derniers versets de


la Fâtiha : « Guide-nous sur la voie droite, la voie de ceux sur
lesquels est ton bienfait, non de ceux sur lesquels est ta colère ni
de ceux qui errent », Abd el-Kader remarque que seule la voie
droite porte le nom de sirât mais non les autres, tout en signalant,
qu’indépendamment de ce terme spécifique, tous les êtres se
trouvent sur une voie vers Dieu, selon Coran 11 : 56 : « Il n’est
d’animal qu’il ne tienne par la mèche frontale, certes mon
Seigneur est sur une voie droite ». Ici encore la marque du Maître
est visible27. Mais comment concilier d’une part la différence
radicale entre la voie d’Allah et les voies contraires et d’autre part
l’affirmation que tous les êtres, qu’ils le veuillent ou non, suivent
une voie vers Dieu. Abd el-Kader cite le hadith rapporté par
Ibn Mas‘ûd : « Un jour l’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix
– traça pour nous un trait puis traça des petits traits à droite et à
gauche de ce trait et dit : - ceci est la voie de Dieu et ceci sont des
chemins. À la tête de chacun d’eux, il y a un démon qui appelle à
le suivre28. » Partant du principe coranique selon lequel tout être
est sur une voie de Dieu, Abd el-Kader voit dans la voie droite le
lieu de manifestation du nom Allâh et dans les autres chemins les
manifestations des aspects particuliers des Noms ( mazâhir
juz’iyyât al-asmâ’). Du point de vue de la Réalité essentielle, bien
que d’une multiplicité incommensurable, ils restent une
manifestation des Noms divins qui ne sont autres que Lui. Ce sont
donc des noms divins qui égarent les hommes de la voie droite,
puisqu’il est dit : « Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut… »
(35 : 8). Les noms « Celui qui égare » et « Celui qui guide » se
trouvent en opposition relative sur le plan de la Loi, mais « Celui
qui guide » conduit nécessairement à la voie droite car les Noms
de Beauté et de Miséricorde doivent finir par l’emporter. Le
malheur et le châtiment sont des états contingents, alors que les
êtres sont essentiellement destinés au bonheur quels que soient
les états par lesquels ils doivent passer. Ici encore une même
vision métaphysique de l’univers conduit le maître et le disciple à
une conclusion identique sur le devenir des êtres, voués
finalement et sans exception à la miséricorde divine qui embrasse
toute chose.
 29 Voir le mawqif 146, vol. I, p. 371.

25La théophanie des Noms implique une vision cyclique mais sans
répétition du devenir du monde, car la théophanie est sans fin.
Selon le verset : « C’est Nous qui hériterons de la terre et de ceux
qui vivent à sa surface, et c’est vers Nous qu’ils seront ramenés »
(19 : 40), le Nom divin « l’Héritier » (al-Wârith) annule l’attribution
de toute forme de possession, non des êtres et des choses qui de
toute manière n’ont jamais appartenu qu’à Dieu, mais du profit
que chacun en tirait. Le retour obligé des êtres à Dieu est décrit
dans cet autre verset : « À qui appartient le royaume aujourd’hui ?
À Dieu, l’Unique, le Réducteur » (40 : 16). Dieu, Allâh, ou le nom
qui réunit tous les autres, est le seul héritier du royaume. En effet,
la fonction des noms l’Unique et le Réducteur ne s’exerce plus à
l’égard du monde si ce n’est pour consommer sa disparition.
L’Unique, nom de l’Essence, rappelle son indépendance à l’égard
du monde et le Réducteur, nom d’Attribut, signifie son
anéantissement sous l’effet des Noms de Majesté. C’est alors
qu’intervient à nouveau la théophanie des Noms de Miséricorde et
de Beauté qui tendent à la manifestation de leurs effets et
réitèrent ainsi le monde29.

Le regard d’Abd el-Kader sur les


hommes
 30 Voir le mawqif 364, vol. II, p. 492-493.
26L’explication du devenir du monde par l’effet des théophanies
ne se limite pas chez Abd el-Kader à une simple doctrine.
Quelques passages desMawâqif nous montrent qu’il observait le
monde avec les yeux d’un homme qui contemple Dieu en toute
chose. Interrogé sur la raison pour laquelle les musulmans à son
époque s’empressaient d’imiter les occidentaux en toutes choses,
il répond que la plupart de ses contemporains, sauf l’élite des
serviteurs de Dieu, agissent ainsi parce qu’ils pensent que Dieu a
apporté son secours aux incroyants contre les musulmans. Or il
n’en est rien. La défaite du musulman vient de ce que s’étant
détourné de la Loi de son prophète, il se trouve soumis au nom
divin al-Khâdhil « Celui qui abandonne », qui projette dans son
cœur la peur de l’incroyant et provoque le triomphe de ce dernier.
Les rois et les grands du monde musulman s’imaginent que les
infidèles l’ont emporté sur eux par tout ce qui les caractérise et
les distingue des musulmans et se mettent à imiter l’Occident, en
particulier dans le domaine de l’État. Comme chacun cherche à
gagner les faveurs de celui qui est au-dessus de lui, « ce poison
se répand parmi les sujets à tous les niveaux chez ceux dont la foi
est faible et d’autant plus que la foi s’affaiblit, comme on dit : “les
hommes suivent la religion de leurs rois” ». On commence par
imiter l’autre dans ses coutumes vestimentaires, dans sa manière
de boire et de manger, de se déplacer « jusqu’à ce que ce
mimétisme et cette imitation du plus fort gagnent la croyance et
la religion, si toutefois le plus fort a une religion ». Abd el-Kader
vise par ces propos les milieux dirigeants, ottomans en
particulier, dont l’occidentalisation des mœurs s’accompagnait
d’une perte des valeurs essentielles de l’islam. Mais, nous dit
Abd el-Kader, celui qui lui pose cette question, sans doute un
proche compagnon, ne se satisfait pas de cette réponse qui se
situe sur un plan légal et psychologique, même si elle fait déjà
intervenir l’action d’un nom divin, et lui demande une explication
sur un plan supérieur. Il explique alors ce fait par « la cause de la
variation des états du monde et celle des théophanies des noms
divins car la divinité exige en elle-même la variation des états que
ce soit vers le bien ou le mal, le bénéfique ou le plus bénéfique, le
nuisible ou le plus nuisible. Les Noms divins exercent leur action
et leur effet sur les créatures, sans interruption, selon ce qu’exige
ce qui a été déterminé dans la “Mère du Livre” ( Umm al-kitâb)
pour tout être créé ». Les créatures, non seulement soumises aux
statuts des Noms divins, sont aussi l’indication des noms qui
exerce leur effet sur elles et sur leurs lieux de manifestation. Il n’y
a pas d’autre explication à chercher pour tout ce qui survient dans
le monde. Au-delà, on ne peut que citer ce verset, comme le fait
également Ibn ‘Arabî, en renvoyant à Dieu la raison des choses :
« Il a donné à chaque chose sa création » (Coran 20 : 50)30.
27Cette explication métaphysique des événements terrestres et
plus précisément de l’actualité confère à Abd el-Kader une grande
liberté de pensée et lui fait porter un jugement sans complaisance
sur ses contemporains. Elle permet également de comprendre
l’étonnante mansuétude qu’il a toujours montrée durant les
différentes étapes de sa vie à l’égard de ses ennemis et de tous
ceux qui n’ont cessé de le trahir ou de l’espionner, comme s’il
éprouvait une profonde compassion pour tous les êtres que le
voile de l’individualité, de la cupidité et de l’ignorance empêchait
de voir ce qu’il contemplait lui-même et qui, dans une large
mesure, explique, sans pour autant les justifier, la mesquinerie et
les crimes des hommes.

Théophanie et croyance
 31 Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ; vol. III,
p. 523, chap. 38 (...)

 32 Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117, chap. 330 ;
vol. III, p. 248 (...)
28La longanimité d’Abd el-Kader n’a d’égal que sa curiosité et son
ouverture à l’égard de la philosophie et surtout des autres
religions, attestées tant par ses œuvres que par de nombreux
témoignages. Cette attitude est fondée sur l’idée que la
théophanie divine, tout comme elle imprime sa trace sur la réalité
mouvante du monde, exerce son effet sur les cœurs et donc sur la
croyance. Ici encore l’explication de la diversité des croyances et
de son fondement métaphysique et l’affirmation que tous les
hommes, aussi bien l’athée que l’idolâtre, adorent tous un même
Dieu, n’aboutit nullement à la mise sur un même pied d’égalité de
toutes les religions non plus qu’à une apologie de l’islam, mais à
l’énoncé d’un modèle coranique et muhammadien dépassant les
limites de la représentation du divin. Le verset : « Dites : Nous
avons cru en ce qui a été descendu vers nous et en ce qui a été
descendu vers vous ; notre Dieu et le vôtre est unique et nous
nous remettons totalement (muslimûn) à Lui » (29 : 46) invite de
manière allusive sinon explicite « l’élite des muhammadiens »
(khawâss al-muhammadiyyîn) à reconnaître Dieu dans toutes les
modalités de Sa théophanie. La descente, expression coranique de
la Révélation, ne signifie pas une descente du haut vers le bas
mais la relation entre Celui qui se révèle dans Sa théophanie et
celui qui la reçoit. La voix passive en occultant le sujet du verbe,
renvoie ainsi à « la Présence qui embrasse tous les Noms de la
divinité », car une présence divine ne peut se manifester sous tous
les Noms divins. Une présence en occulte nécessairement une
autre. Cette remarque jette une lumière particulière sur la notion
même de Révélation, laquelle voile et dévoile tout à la fois. Le
propre des « muhammadiens » est donc de percevoir la
théophanie de la divinité, d’une part affranchie de toute
limitation, transcendante dans sa ressemblance à la création et
semblable à celle-ci dans sa transcendance, et d’autre part de la
saisir dans les formes particulière de toutes les croyances. Qu’il
s’agisse des diverses religions ou des différentes conceptions
théologiques de l’islam dont les 73 « sectes » (firaq)
correspondent à des modalités multiples de la théophanie, chacun
perçoit Dieu à la mesure de sa prédisposition. Les êtres étant
créés pour adorer Dieu, l’adoration leur est inhérente. Il n’y a
donc d’incroyance que de manière relative, sous la forme d’une
expression erronée, cachant la réalité de la divinité selon le sens
propre de kufr en arabe (kafara = recouvrir). Alors que la plupart
des hommes adorent Dieu dans la forme plus ou moins limitée de
leur croyance ou de leur conviction, le saint muhammadien
reconnaît Dieu en toute croyance. La largeur et l’ouverture de son
cœur le prédispose à recevoir la théophanie de la divinité dans
tous les lieux de Sa manifestation. L’enseignement et la
perception d’Abd el-Kader coïncident parfaitement avec celles du
Cheikh al-Akbar qui affirme avoir reçu l’explication de toutes les
croyances31. Le verset « Ton Seigneur a décrété que vous n’adorez
que Lui » (17 : 23) doit être compris dans ce sens 32.
Ce mawqif pourrait constituer le commentaire du fameux poème
du Tarjumân al-ashwâq, si souvent cité et si mal compris :
 33 Voir Dhakhâ’ir al-a‘lâq, commentaire du Tarjumân al-ashwâq, éd. M.‘AR. Al-
Kurdî, Le Caire, 1968, p. (...)

29« Mon cœur est devenu réceptif à toute forme : pâturage pour
les gazelles et monastère pour les moines… Je professe la religion
de l’amour ; où que se tournent ses montures. Telle est ma
religion et ma foi… ». Selon le commentaire d’Ibn ‘Arabî lui-
même, le cœur (qalb) est soumis à l’alternance (taqallub) des
inspirations dues aux états spirituels, eux-mêmes engendrés par
la succession des théophanies divines dans la conscience intime
(sirr). Quant à la religion de l’amour, elle est une allusion au
verset : « Dis : si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi ; Dieu
vous aimera » (Coran 3 : 31), car il n’est de religion plus haute que
celle fondée sur l’amour de celui pour qui on la professe et sur la
foi dans le Mystère divin. Ceci est le propre des muhammadiens
car Muhammad est parmi les prophètes l’Amant et le Bien-
Aimé (al-Habîb) et tels sont ses héritiers33.
 34 Interrogé par Mu‘âdh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophète répond :
« C’est aimer en Dieu e (...)

 35 Partie d’une invocation d’entrée en prière (voir Muslim, Sahîh, musâfirîn201,


vol. II, p. 185.

 36 L’émir ne vise nullement ici ceux qui réalisent dans la contemplation de


l’identité du témoin (shâh (...)

 37 Mawâqif, vol. II, p. 485-490. Voir le texte du hadith dans Muslim, Sahîh,
îmân78, vol. I, p. 50 et (...)

30Dans le mawqif 362, pas plus qu’elle ne met en cause les


exigences de la foi, la doctrine de la théophanie de Dieu qui
« chaque jour est à une œuvre » (Coran 55 : 29) ne conduit à abolir
la Loi qui émet des jugements sur les choses et les actes et les
qualifie. « Les œuvres de Dieu sont les états dans lesquels Dieu se
trouve alternativement et ne sont autres que les lieux où les Noms
divins exercent leur action (masârif al-asmâ’ al-ilâhiyya) et les
états exigés par les êtres possibles », comme l’exprime le début
du verset précité « Lui adressent une demande ceux qui sont dans
les cieux et la terre ». Tous les êtres sans exception demandent à
Dieu chaque jour, c’est-à-dire chaque instant, ce qui convient à
ce pour quoi ils ont été créés. Parmi eux, seuls les hommes et les
djinns, nommés dans la même sourate (55 : 31) « les deux êtres
doués de pesanteur » (al-thaqalân), ont été prédisposés à
l’obéissance et à la désobéissance. Il importe ici de faire la
différence entre l’œuvre ou l’acte de Dieu selon la réalité
essentielle (fi-l-Allâh haqîqa) et l’acte émanant de l’homme
soumis à la Loi, lieu de manifestation de l’acte divin. L’acte se
trouve donc « lié entre Dieu et créature » (marbût bayn haqq wa-
khalq) sans jamais appartenir totalement à l’un et à l’autre. Il y a
donc d’un côté l’Être de Dieu (wujûd al-haqq) et de l’autre les
altérations (taghyîrât) se manifestant dans un être particulier,
effets des statuts spécifiques des êtres possibles ( ahkâm al-
mumkinât). Or ces statuts ou qualifications, divins dans leur
principe, ne sont autres que ce que « demandent » les êtres en
fonction de leur prédisposition (isti‘dâd). Ils se traduisent dans le
langage de la Révélation et de la Loi par la colère ou l’agrément, la
récompense et le châtiment, l’ordre et l’interdiction, etc. Le
serviteur parfait agrée ce que Dieu agrée et s’irrite de ce qui
provoque la colère divine. Conformément à l’enseignement
prophétique34, il aime en Dieu et déteste en Dieu car amour et
détestation sont des qualités divines. Il faut donc distinguer dans
les actes ce qui relève du décret divin auquel il faut croire dans sa
globalité et ce qui est décrété et peut être un bien ou un mal.
Selon l’invocation du Prophète, « le bien tout entier est dans Tes
mains et le mal ne revient pas à toi 35 ». En effet l’Être dans sa
totalité est le bien et l’acte est du point de vue de la réalité
essentielle celui de Dieu. Quant au mal, en tant que mal, il ne peut
émaner de Dieu puisqu’il est absence d’être. Quand Dieu veut une
chose et la fait venir à l’être par Sa parole « sois ! », il faut
distinguer l’être même de la chose (‘ayn al-shay’) venu à
l’existence et ce qui qualifie cette chose et relève d’un statut (ou
d’une qualification : hukm) déterminé par Dieu de toute éternité.
Dieu ne veut donc pas plus le mal qu’Il ne l’ordonne car Sa
volonté ne concerne pas ce qui est éternel. Abd el-Kader met donc
en garde contre ceux qui n’ont qu’une vision unique de la Réalité
et qu’il appelle « les gens de l’unicité de la vision » (ahl wahdat al-
shuhûd)36. « Contre qui serions-nous en colère, leur fait-il dire,
puisque c’est l’acte qui provoque la colère, or il n’est d’Agent que
Dieu ». Ces hommes qui n’ont réalisé qu’une partie de la vérité et
confondent le Principe et sa manifestation, sont incapables
d’expliquer la nature de leur propre âme et la réalité multiple du
monde, niant ainsi de fait la divinité qui implique la dualité ainsi
que les Noms divins et leurs effets. À l’inverse d’une telle vision
tronquée de la réalité et de ses conséquences antinomistes, il
rappelle, en conclusion de ce mawqif, ce commandement du
Prophète qu’il n’a cessé lui-même d’appliquer toute sa vie : celui
d’entre vous qui voit une chose répréhensible, qu’il la corrige par
la main – ceci appartient aux dirigeants – ou par la langue – ceci
appartient aux savants – ou par le cœur et ceci est le minimum de
la foi37.

Conclusion
31Cette dernière démonstration, présentée de manière simplifiée,
permet de comprendre l’attrait qu’Abd el-Kader a pu exercer sur
le milieu des savants damascènes qui suivaient son enseignement
et dont les questions ont suscité certains développements
des Mawâqif. En faisant coïncider, à propos de la question
classique des actes humains, la doctrine métaphysique de la
théophanie des Noms et le credo ash‘arite, il les aidait à faire
coïncider leur formation d’oulémas et leur propre expérience
dutasawwuf. La clarté de son expression et l’évidence de sa
démonstration s’expliquent par son assimilation profonde,
intellectuellement et spirituellement, de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dont
il est incontestablement l’un des grands héritiers. Cet héritage,
pour fidèle qu’il soit, ne contredit nullement la fraîcheur d’une
inspiration qu’implique la notion même demawqif ou halte entre
deux station sur la voie de la science inspirée par Dieu et
transmise par la présence du Prophète, source de toute sainteté.
En puisant à cette source, Abd el-Kader, après avoir résisté à la
force matérielle de l’Occident, a contribué à raviver une doctrine
dont il savait qu’elle seule pouvait assurer la défense intérieure du
monde musulman. Avait-il pressenti au sein du mouvement
réformiste au sein duquel il a peut-être contribué à éveiller des
vocations, une tendance à se laisser gagner inconsciemment par
certaines idées occidentales et à oublier les fondements
métaphysiques de cette doctrine ? Toutefois, aussi bien son
œuvre, et les Mawâqif en particulier, que ses positions humaines,
intellectuelles et politiques, en Algérie, en France et au Proche-
Orient, montrent que le terme de résistance ne caractérise
aucunement sa personne. C’est bien plutôt celui d’ouverture qui
lui convient tant sur le plan extérieur qu’intérieur. La théophanie
ou manifestation dans le cœur de l’homme de Dieu et dans la
création de la Réalité de l’Être à travers Ses Noms et donc les
attributs divins et les qualités humaines, n’a pas été pour Abd el-
Kader qu’une théorie. Il l’a vécue intensément, comme l’attestent
la justesse de son calame, la grandeur de son cœur et la
générosité de sa main.
NOTES
1 Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l-Dîn… », « l’imam des
connaissants, notre guide Muhyî l-Dîn… », « notre seigneur et appui,
sceau des saints muhammadiens… ».

2 Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre 354
et 366/965-976-7) et sur le sens qu’il donne à ce terme, voir Abd el-
Kader, Écrits spirituels, trad. M. Chodkiewicz, Paris 1982, p. 27-28. Sur
Niffarî, voir l’introduction de A.J. Arberry à son édition des Mawâqif,
Londres, 1935 et sa notice dans EI , vol. VIII, p. 13-14.
2

3 La traduction anglaise : self-disclosure, adoptée par W. Chittick, est


plus précise. Sur le tajallî et son rapport avec les Noms divins, voir
W. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge : Ibn’Arabi’s Metaphysics of
Imagination, Albany, New York, 1989, p. 91-96, et The self-Disclosure
of God, Principles of Ibn al-Arabi’s Cosmology, Albany, New York,
1998, p. 52-57. Voir également l’introduction de O. YAHIA à son édition
des Tajalliyyât avec les commentaires d’Ibn Sawdakîn et leKhashf al-
ghâyât, Téhéran, 1988, et la thèse de M. Chaouki ZINE, Connaissance et
dévoilement chez Ibn ‘Arabî, Université Aix-Marseille, vol. I, p. 206-
226.

4 Istilâhât al-sûfiyya dans Rasâ’il, Haydarabad, 1948, n° 29, p. 9. La


précision entre crochets est donnée dans Futûhât, vol. II, p. 132,
chap. 73.

5 Voir Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, éd. I. Khalifé, Beyrouth,


1959, p. 51-52, trad. R. Pérez, La Voie et la Loi, Paris, 1991, p. 180-
184. Ibn Khaldûn reprend cette distinction dans le chapitre de
la Muqaddima sur le tasawwuf.

6 Sur l’histoire de ce terme, voir W. CHITTICK, « RÛMÎ AND WAHDAT AL-


WUJÛD », DANSPOETRY AND MYSTICISM IN ISLAM. THE HERITAGE OF RÛMÎ,
A. BANANI ET ALII (ÉDS), CAMBRIDGE, 1994, P. 70-111.

7 Ahl al-mawqif : ici au sens du lieu où se tiennent les hommes entre


le temps de la Résurrection et le séjour éternel.

8 Ce hadith est un extrait d’une longue tradition rapportée par Muslim.


Elle annonce la vision de Dieu le jour de la Résurrection puis la division
des hommes selon l’objet de leur adoration. « Quand il ne reste plus
que ceux, justes ou prévaricateurs, qui adoraient Dieu, le Seigneur des
mondes vient les trouver (atâ-hum) sous une forme inférieure (ou plus
proche adnâ sûra) que celle dans laquelle ils L’ont vu […] et leur dit : Je
suis votre Seigneur. Ils répondent : nous nous protégeons en Dieu
contre toi et répètent deux ou trois fois : nous n’associons rien à Dieu
[…]. Puis ils relèvent la tête. Dieu s’étant transformé (tahawwala) dans
la forme dans laquelle ils L’avaient vu la première fois, ils disent : Tu es
notre seigneur… » La suite du hadith évoque les phases progressives
de l’intercession (Muslim, Sahîh, îmân 302, Istanbul, 1329 H., vol. I,
p. 114-117). Ibn ‘Arabî rapporte dans le Mishkât al-anwâr une partie
de cette tradition avec un isnâdremontant à Muslim mais avec quelques
variantes (ya’tî-him au lieu de atâ-hum, par ex.), voir La Niche des
lumières, trad. Muhammad Vâlsan, Paris, 1983, hadith n° 26. Toutefois
dans les Futûhât (par ex. vol. I, p. 314, chap. 64 sur la Résurrection)
l’apparition de Dieu est toujours exprimée par le verbe yatajallâ, et de
même chez l’émir.

9 Voir à ce sujet Mawâqif, éd. ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger,


2005, Mawâqif 8 et 9, vol. I, p. 117-119.

10 Cette présentation s’inspire en partie des deux passages de


W. Chittick, cités plus haut.

11 Mawâqif, vol. I, p. 228-236.

12 Sur l’identification de l’Esprit à la Réalité muhammadienne, d’après


le commentaire de Coran 17 : 85 : « Ils t’interrogent au sujet de
l’Esprit. Réponds : l’Esprit procède de l’ordre de mon Seigneur », voir
en particulier mawqif 365, vol. II, p. 493.

13 Sur ce plan de l’Être, voir également le mawqif 89 où sont expliqués


les différents noms de la haqîqa muhammadiyya, en particulier le
nom al-tajallî al-thânî « la seconde théophanie », par rapport à « la
théophanie première de l’Un » (al-tajallî l-ahadî al-awwal) et le
nom hadrat al-asmâ’ wa-l-sifât « la Présence des Noms et des
Attributs » où se fait la distinction entre « Celui qui appelle et celui qui
est appelé à l’existence et à la manifestation » (tâlib wa matlûb li-l-
wujûd wa-l-zuhûr). Cette Présence se trouve donc entre les deux
présences éternelles de l’Unité et de l’Unicité ; voir Mawâqif, vol. I,
p. 243-244.

14 Haqîqat al-wujûd ‘inda-hum wâhida lâ tata‘addadu wa-lâ


tatajazza’u wa-lâ tataba‘‘adu wa hiya mâ bi-hi wijdân al-shay’ wa
tahaqququ-hu al-tahaqquq alladhî la-hu bi-l-dhât.

15 Mawqif 63, vol. I, p. 192.

16 Voir le mawqif 144, vol. I, p. 367-369.


17 Voir Futûhât, vol. I, p. 216, vol. II, p. 9, 355, 487, 651 ; vol. III, p. 74,
278, 399.

18 Peut-être l’émir s’inspire-t-il de la réponse à la question 131 du


questionnaire de Tirmidhî : « Quel est le Nom qui est à la tête de Ses
Noms et qui a exigé de Lui tous les autres ? ». Ibn ‘Arabî répond
d’abord « le Nom suprême » (al-ism al-a‘zam) puis « le Grand Homme
(al-insân al-kabîr), l’Universel (ou parfait : al-kâmil), car Dieu a
enseigné à Adam tous les noms, à partir de sa propre essence, par
connaissance “gustative” (dhawq). Il se montra à lui dans une
théophanie totale (tajallî kullî), si bien qu’il ne resta aucun nom dans la
Présence divine dans lequel Il ne se manifesta à lui. Il connut donc à
partir de sa propre essence tous les Noms de son Créateur », Futûhât,
vol. II, p. 120.

19 Voir Futûhât, vol. I, p. 109, chap. 5, à propos du Nom al-Rahîm.

20 L’émir identifie ailleurs « l’extérieur de la science » (divine) à


l’Intellect premier ou à « la distance de deux arcs » (qâb qawsayn) qui
est « le terme ultime de l’ascension des envoyés, sauf Muhammad – sur
lui la grâce et la paix – dont le terme de l’ascension est “ou plus près
encore” (aw adnâ) » (Coran 53 : 9) ; voir lemawqif 72, vol. I, p. 208.

21 Mawqif 122, vol. I, p. 318.

22 Mawqif 17, p. 130-131. Abd al-Bâqî Miftâh indique en note dans


son édition les passages des Futûhât qui commentent la réponse de
Junayd.

23 Mawqif 199, vol. I, p. 461-462. Voir aussi le mawqif 113 à propos


du même verset où est affirmée avec encore plus de force l’identité de
Dieu et de tout nom, tout en préservant la transcendance divine : « Il
est – exalté soit-il – l’entité essentielle (‘ayn) de tout nommé par tout
nom et de tout qualifié par toute qualité et c’est ce par quoi il se
distingue. Il est l’être essentiel (‘ayn) du tout mais le tout n’est pas son
être essentiel. Il ne se distingue donc de rien mais les choses se
distinguent les unes des autres tout comme les noms se distinguent les
uns des autres et l’Essence réunit le tout », Mawâqif, vol. I, p. 301.

24 Bukhârî, Sahîh, tahajjud 14, da‘awât 13.

25 Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a créé Adam
selon la forme du Tout-Miséricordieux » et au verset « Le Tout-
Miséricordieux, sur le Trône s’est établi » (20 : 5).

26 Muslim, Sahîh, îmân 234, vol. I, p. 91. Mawqif 225, vol. I, p. 514.

27 Sur ce dernier verset très souvent commenté par Ibn ‘Arabî, voir en
particulierFusûs, p. 106-114 (verbe de Hûd).

28 Ibn Hanbal, Musnad, vol. I, p. 435, 465.

29 Voir le mawqif 146, vol. I, p. 371.

30 Voir le mawqif 364, vol. II, p. 492-493.

31 Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ;
vol. III, p. 523, chap. 383.

32 Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117,
chap. 330 ; vol. III, p. 248, chap. 354 ; vol. IV, p. 166, chap. 523 ; Fusûs,
p. 72.

33 Voir Dhakhâ’ir al-a‘lâq, commentaire du Tarjumân al-ashwâq, éd.


M.‘AR. Al-Kurdî, Le Caire, 1968, p. 49-50.

34 Interrogé par Mu‘âdh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophète


répond : « C’est aimer en Dieu et détester en Dieu et employer sa
langue à invoquer Dieu ». Et puis ? – « C’est aimer pour les hommes ce
que tu aimes pour toi-même et avoir en aversion pour eux ce que tu as
en aversion pour toi-même », Ibn Hanbal,Musnad, vol. V, p. 247 ; voir
aussi Nasâ’î, Sunan, îmân 2.

35 Partie d’une invocation d’entrée en prière (voir Muslim, Sahîh,


musâfirîn 201, vol. II, p. 185.
36 L’émir ne vise nullement ici ceux qui réalisent dans la
contemplation de l’identité du témoin (shâhid) et de l’objet de la
contemplation (mashhûd) l’unicité de l’Être, mais ceux qui s’arrêtent à
une vision unique et confondent les plans d’existence, que cette
confusion soit involontaire ou un simple prétexte.

37 Mawâqif, vol. II, p. 485-490. Voir le texte du hadith dans


Muslim, Sahîh, îmân78, vol. I, p. 50 etc.

AUTEUR
Denis Gril
Université de Provence/IREMAM

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