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Expérience et doctrine de l'amour chez Ibn Arabî

"Par Dieu, j'éprouve de l'amour à un point tel que, me semble-t-il, les cieux se disloqueraient,
lesétoiles s'affaisseraient, les montagnes s'ébranleraient si je leur en confiais la charge [1] :
telle est mon expérience de l'amour..." [2] Attribuerais-je cette citation à Rûmî ou à Ruzbehân
Baqlî, nul n'en serait surpris: l'un et l'autre sont unanimement reconnus pour être parmi les
plus illustres représentants de la "voie d'amour" au sein de la tradition mystique d'islam. Mais,
c'est dans les Futûhât makkiyya, cette oeuvre dont Massignon dénonçait le "ton impassible et
glacé" [3] que surgit ce cri d'un coeur embrasé. Massignon avait tout lu; sans doute a-t-il
connu ce texte mais, si son regard s'y est attardé quelques instants, il n'y aura probablement vu
qu'un artifice littéraire. Ibn Arabî n'est pour lui qu'un dialecticien hautain et sec et rien n'a
jamais pu le convaincre de revenir sur cette opinion professée dès sa jeunesse. L'auteur des
Fusûs est certes aussi celui du Turjumân al-ashwâq; mais ce recueil de poèmes est-il autre
chose qu'un hapax dans l'étendue aride d'un gigantesque corpus d'abstractions? Corbin s'est
appliqué à démontrer qu'il n'en était rien. A-t-il été entendu? On constate en tous cas qu'Ibn
Arabî est toujours présenté dans des travaux récents comme le représentant en islam d'une
mystique spéculative qui s'oppose à celle dont Rûmî est le plus célèbre exemple. Un de ses
traducteurs, qu'on aurait pu espérer plus avisé, l'a accusé il y a peu d'"impérialisme
métaphysique" [4] . Un excellent chercheur américain, William Chittick, a consacré à Rûmî et
à Ibn Arabî de savantes monographies. Or il est significatif que la première s'intitule "The Sufi
Path of Love" et la seconde "The Sufî Path of Knowledge".

Sans nier qu'il y ait, entre le Mathnavî et les Futûhât, de considérables différences d'accent, on
perçoit dans ces dichotomies l'écho de vieux débats qui ne sont pas étrangers au monde de la
chrétienté latine. Dans l'itinerarium in deum, à laquelle des puissances revient le rôle
essentiel? Est-ce à la volonté, d'où procède l'amour ou à l'intellect dont procède la
connaissance? Il y a quelques décennies encore, de vives polémiques s'engagèrent sur
l'interprétation correcte d'un adage que Guillaume de Saint-Thierry avait repris à Saint
Grégoire le Grand: amor ipse intellectus est. Parmi les spécialistes de la mystique rhéno-
flamande- et d'abord chez les auteurs mêmes qui illustrent ce puissant courant médiéval- les
controverses sont nombreuses entre partisans d'une "mystique de l'Essence" (Wesenmystik)
assez suspecte, et ceux d'une "Mystique nuptiale" (Brautmystik) plus rassurante. Au dix-
septième siècle, l'"école abstraite"- celle de Benoît de Canfield ou du jeune Bérulle- souleva
elle aussi bien des inquiétudes. Lorsqu'après un long parcours souterrain l'oeuvre d'Eckhart
refit surface, à la fin du dix-neuvième siècle, elle fut l'objet- en premier lieu chez ses frères
dominicains- d'appréciations étonnamment semblables à celles qui furent souvent réservées à
Ibn Arabî.

Comparer les Traités et Sermons du Thuringien avec le Cantique des créatures ou les écrits
d'Angèle de Foligno a-t-il un sens? Ce qui est sûr c'est que s'agissant d'Ibn Arabî, ses écrits ne
laissent subsister aucun doute quant au fait que l'opposition entre une voie d'amour et une voie
de connaissance est, dans son cas, dénuée de pertinence. Encore faut-il les lire sans idée
préconçue; la sympathie non dissimulée de Massigon pour Hallâj dont le "martyre", pour
reprendre son expression, évoque fortement la Passion et, de façon plus générale, celle de
certains spécialistes occidentaux à l'égard de mystiques musulmans en la spiritualité desquels
ils décèlent certaines affinités avec la tradition judéo-chrétienne est bien compréhensible. Elle
ne doit pas faire oublier que dans le cadre de la tradition islamique, c'est le Prophète
Muhammad- et lui seul- qui constitue l'exemplum, l'infaillible modèle que le pèlerin de Dieu
se doit d'imiter au plus haut point. Cet axiome fonde et structure la doctrine hagiologique
d'Ibn Arabî; il commande aussi son itinéraire spirituel.
La suite du texte où il déclare que le cosmos ne pourrait assumer le poids de son amour sous
peine de s'effondrer apporte à cet égard une indication très éclairante:"Toutefois, précise-t-il,
Dieu m'a consolidé en cette expérience de l'amour par la force que je tiens en héritage de celui
qui est le 'chef des amoureux' (expression qui désigne, cela va sans dire, le Prophète de
l'islam)". Un autre passage du même texte revient sur cet aspect, manifestement capital aux
yeux d'Ibn Arabî, de l'expérience mystique de l'amour: "Dieu m'a donné une part
surabondante de l'amour, mais Il m'a également donné de le dominer". En d'autres termes, si
puissante que soit la grâce de l'amour qui le submerge, il n'en conserve pas moins la maîtrise
des "états spirituels" qu'elle est susceptible d'engendrer: ivre d'amour donc, et malgré tout
sobre.

S'il est une question qui a hanté les spirituels musulmans à compter du quatrième siècle de
l'hégire, et plus exactement à dater du 24 dhu l-qa'da 309h./922, c'est bien celle qui touche à
la notion de sukr, l'"ivresse spirituelle". Ce jour là, à Bagdad, Hallâj est exécuté sur la place
publique. Quoique le procès qui a conduit à sa condamnation à mort soit aussi- peut-être
même surtout- un procès politique, il n'en demeure pas moins que pour les soufis d'hier et
d'aujourd'hui- et Ibn Arabî partage ce point de vue- Hallâj a péri pour avoir impudiquement
dévoilé, sous l'emprise de l'ivresse, d'inviolables secrets. Aussi bien, sur la question de savoir
si la "sobriété" est préférable à l'"ivresse" ou vice versa, la majorité des maîtres se prononcent
en faveur de la première attitude tout en soulignant que le summum pour le spirituel est de
conjuguer les deux, ou plus exactement, de réaliser l'i'tidâl, l'"équilibre" parfait entre ces deux
pôles [5] . Ibn Arabî, on l'aura compris aux propos cités, adhère pleinement à cette doctrine
commune du "juste milieu" que l'on ne doit jamais perdre de vue lorsqu'on aborde sa
biographie spirituelle. Au vrai, l'examen de ses écrits en la matière fait apparaître que cette
notion d'i'tidâl revêt une importance primordiale dans sa doctrine de l'expérience mystique de
l'amour à son degré suprême.

Sur le thème de l'amour le maître andalou s'est exprimé à d'innombrables reprises, tantôt en
des textes lyriques, tantôt en des exposés discursifs. Le Turjumân al-ashwâq, une large part
du Diwân al-ma'ârif mais aussi de nombreux textes appartenant aux Tajalliyâtet au Tâj al-
rasâ'il relèvent du premier genre et témoignent, en des termes souvent allusifs, de l'expérience
personnelle de l'auteur en ce domaine. Leur lecture a au moins ceci d'instructif qu'elle montre
que le shaykh al-akbar ne s'exprime pas en doctrinaire mais en témoin, shahîd. Cependant, ce
sont bien évidemment les écrits de la seconde espèce, ceux qui constituent à proprement
parler des énoncés doctrinaux qui retiendront ici mon attention [6] . Outre une série de
chapitres figurant dans la section des Futûhât consacrée aux "états spirituels" (Fasl al-ahwâl)
et dans laquelle sont notamment traités les thèmes de la "sobriété", de l'"ivresse" et de la
"satiété" [7] , quatre des réponses au questionnaire de Tirmidhî exposent les idées maîtresses
d'Ibn Arabî sur ce sujet [8] . D'importantes remarques figurent également dans les textes ayant
trait à la notion de "beauté" (jamâl) dont nous allons voir qu'elle module du début à la fin la
méditation d'Ibn Arabî sur l'amour divin. Enfin, le chapitre 178 des Futûhât, intitulé "De la
connaissance de la station de l'amour et de ses secrets", développe amplement la question et
c'est donc sur lui que se concentreront mes réflexions [9] .

Ce chapitre présente d'ailleurs une particularité qui, si elle est d'ordre stylistique, n'en n'est pas
moins significative quant au sujet qui nous occupe: c'est celui des Futûhât qui contient le plus
grand nombre de vers. Il va sans dire que le thème débattu, celui de l'amour, n'est pas étranger
à cette promotion du langage poétique lequel, en libérant la parole des contraintes du discours
organisé, est à même d'exprimer l'ineffable désir de Dieu. Et parce qu'il s'agit précisément
d'une expérience qui relève de l'indicible, le shaykh al-akbar recourt souvent, pour en rendre
compte, à l'image la plus universelle qui soit: celle de la "bien-aimée", dont le prénom, au
demeurant, varie au fil de sa plume.

"J'ai un Bien-Aimé qui porte le nom de tous ceux qui ont un nom" [10] , déclare-t-il à ce
propos dans le Dîwân al-ma'ârif. Il est remarquable que ce vers soit celui qui ouvre la longue
section de ce recueil recensant les odes, innombrables, où l'auteur clame sans plus de retenue
la passion qui le consume. Il estd'ailleurs un vocable qui, sous diverses formes, hante cette
longue série de poèmes: celui de hawâ' , "l'amour-passion", que l'auteur des Futûhât définit
comme "une annihilation totale de la volonté en l'Aimé" [11] . Voici, parmi cents, quelques
exemples:

Je suis l'esclave de la passion et l'esclave de l'Aimé. [12]


Le feu de la passion brûle mon coeur
Et Celui que j'aime est dans mon esprit. [13]
La passion s'est emparé des rênes de mon coeur
Ainsi, où que je tourne mon visage
La passion est face à moi [14]

Témoin encore de cette fièvre d'aimer, ce passage des Tanazzulât al-mawsiliyya:

Louange à Dieu qui a fait de l'amour (al- hawâ') un sanctuaire vers lequel marchent les
coeurs des hommes dont l'éducation spirituelle est parfaite et une ka'ba autour de
laquelle tournoient les secrets des poitrines des hommes de raffinement spirituel [15]

Le ton, on en conviendra, n'est ni glacé ni impassible. A dire vrai, il est celui, reconnaissable
entre tous, qu'un amour incandescent inspire à ceux qui, à tout instant, en tout ce qu'ils voient,
reconnaissent et contemplent l'effigie du Bien-aimé.

Mais un tel amour est-il admissible quand il a pour objet le Tout-Puissant? Que l'on ne s'y
trompe pas, la question n'a rien de rhétorique, tant s'en faut. D'éminents fuqahâ' en ont débattu
avec gravité. D'Ibn Jawzî aux docteurs wahhabites, nombreux ont été ceux qui dénoncent
cette prétention sacrilège et affirment que le vocabulaire de l'amour ne peut s'employer qu'à
propos des créatures. Ibn Arabî, qui n'ignore rien de ces polémiques, entame le long exposé
du chapitre 178 par un rappel des principaux énoncés divins, relevant soit du Coran, soit du
hadîth, qui attribuent l'acte d'aimer tantôt à Dieu, tantôt à l'homme. Données d'entrée de jeu et
les unes à la suite des autres, ces citations n'ont pas seulement pour objet de prévenir
d'éventuelles critiques en donnant au discours qui va suivre une assise scripturaire: l'ordre
dans lequel elles sont mentionnées comme aussi le choix dont elles procèdent sont révélateurs
des principes qui ordonnent la doctrine de l'amour chez Ibn Arabî et des priorités qui sont les
siennes. Aussi bien nous faut-il les examiner [16] .

Le premier verset coranique mentionné est celui qui énonce: "Dis: si vous aimez Dieu, suivez-
moi, Dieu vous aimera." (Cor. 3:31) On ne le dira jamais assez: si complexe qu'il puisse nous
apparaître en certains de ses développements, si étendu le champ des connaissances qu'il
recouvre, l'enseignement initiatique d'Ibn Arabî se ramène en fin de compte à cette simple
idée que c'est dans la conformation la plus rigoureuse à l'"excellent modèle" qu'incarne
l'Envoyé de Dieu et, par voie de conséquence, dans l'obéissance la plus nue à la loi divine à
laquelle lui-même s'est assujetti que s'accomplit et se consomme la théomorphose. Que, de
tous les versets du Livre où il est fait mention de l'amour, il ait donné la primauté à celui qui
affirme solennellement que toute volonté d'aimer Dieu est subordonnée à la sequela
prophetae nous le rappelle avec force [17] .

Vient ensuite le fameux verset de la sourate al-Mâ'ida (Cor. 5:54) abondamment commenté
par les maîtres du tasawwuf [18] et qui affirme: ".... Il fera venir des gens qu'Il aime et qui
l'aiment."Yuhibbuhum wa yuhibbûnahu: l'ordre dans lequel sont formulées ces deux
propositions n'est pas indifférent puisqu'il implique que l'amour des créatures envers Dieu est
consécutif à celui que leur porte le Créateur et qu'il en est donc la répercussion. Concernant
l'interprétation ésotérique de ce verset, il est remarquable que l'on rencontre déjà dans l'Ihyâ'
de Ghazâlî l'idée, amplement développée par Ibn Arabî, selon laquelle Dieu, en son amour
pour les créatures- celui qu'énonce le yuhibbuhum- n'aime en réalité que Lui-même (lâ
yuhibbu illa nafsahu), "au sens, écrit Ghazâlî, où il n'y a dans l'existence que Lui (laysa fî-l
wujûd illa huwa)" [19] . De cette affirmation métaphysique, celle qui fonde ce qu'on appellera
plus tard wahdat al-wujûd, le shaykh al-akbar déduit aussi, très logiquement que les créatures
n'aiment jamais que Dieu, qu'elles le sachent ou non. Plus encore: "l'univers entier L'aime!"
[20]

Les nombreuses citations coraniques qui suivent sont celles où la Révélation spécifie les
vertus par la pratique desquelles le croyant est assuré d'être aimé de son Seigneur et,
inversement, les attributs propres à contrarier cet amour. Des considérations d'ordre pratique
donc, dont on peut supposer qu'elles ne présentent pas grand intérêt pour un auteur réputé être
un "grammairien de l'ésotérisme". Ibn Arabî, cependant, leur consacre un long développement
dans la suite du chapitre [21] . Notons à ce sujet une remarque révélatrice du caractère
foncièrement prophétocentrique de son enseignement: toute vertu, dit-il, dont Dieu a indiqué
qu'Il aime celui qui s'en pare n'est obtenue par le croyant qu'en raison même de son assiduité à
se configurer au modèle muhammadien; elle est à la fois, le signe et le fruit de la sincérité de
la sequela muhammadienne.

Les deux hadith-s qudsî-s qui sont ensuite mentionnés ont nourri toute une littérature
mystique, à commencer par l'oeuvre d'Ibn Arabî. Le premier cité- qui ne figure pas dans les
recueils canoniques, mais dont Ibn Arabî certifie l'authenticité en vertu d'un dévoilement
(kashf) [22] répond à la question de savoir pourquoi la création a vu le jour: "J'étais un trésor
caché et J'ai aimé (ahbabtu) à être connu; aussi ai-Je créé les créatures et Me suis-Je fait
connaître d'elles; ainsi elles Me connurent." Divers travaux, ceux de Corbin en particulier, ont
montré que la cosmogénèse akbarienne est tout entière nourrie de cet énoncé divin. S'agissant
de cerner plus spécifiquement le rôle de l'amour, Ibn Arabî en tire deux conclusions majeures:
d'une part, sur le plan macrocosmique, que la Création s'origine dans l'amour divin; d'autre
part, du point de vue initiatique, que l'amour et la connaissance, qui sont les termes-clef de ce
hadîth- ahbabtu an u'raf- sont distincts mais indissociables et qu'il n'y a donc pas lieu de les
opposer.

Le second hadîth, canonique celui-là, évoque l'amour que Dieu porte de manière spécifique à
certains croyants:" Mon serviteur ne s'approche pas de Moi par quelque chose que J'aime
davantage que les oeuvres que Je lui ai prescrites. Et il ne cesse de s'approcher de Moi par les
oeuvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Et lorsque Je l'aime, Je suis son ouïe par
laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle il saisit, son pied avec lequel
il marche. [23] " Sont donc ici énoncés et les modalités permettant à l'homme d'être aimé de
Dieu à titre particulier et les effets spirituels de cet amour. C'est, en l'occurrence, le second
point qu'Ibn Arabî commente, encore que de manière lapidaire puisqu'il se borne à mettre en
relation la section finale du hadîth ("Je suis son ouïe...") avec une autre parole divine,
coranique pour le coup, et qui affirme: "Et tu n'as pas lancé lorsque tu as lancé mais c'est Dieu
qui a lancé" (Cor. 8:17). Dans la réponse à la quatrième question sur l'amour posée par
Tirmidhî [24] , Ibn Arabî, s'appuyant sur ce même verset, déclare: "Ainsi, tu es celui qui aime
et tu n'es pas celui qui aime!" (anta muhibb lâ muhibb) [25] . Un paradoxe qui rend bien
compte des deux perspectives doctrinales qui sont celles du shaykh al-akbar dans ses écrits- et
qui parfois, comme ici, s'entrecroisent d'où une apparente contradiction dans les termes: l'une,
"horizontale" en laquelle se déploie sa pédagogie qui tient évidemment compte du point de
vue subjectif de l'aspirant, l'autre "verticale" où éclôt sa doctrine métaphysique que sous-tend
la notion de wahdat al-wujûd.

C'est par la mention d'une série de akhbâr, de "traditions" attribuées au Prophète qu'Ibn Arabî
clôt l'argumentation scripturaire de ce paragraphe introductif. Je n'en retiendrai qu'une seule,
eu égard à l'importance considérable qu'elle revêt dans la doctrine akbarienne de l'amour:
"Dieu est beau, aurait déclaré l'Envoyé de Dieu, et Il aime la beauté" [26] . Ce hadîth est en
effet omniprésent dans les écrits d'Ibn Arabî ayant trait à l'amour (y compris dans ce chapitre
178 des Futûhât)- soit qu'il s'y réfère explicitement, soit qu'il y fasse discrètement allusion-
tant ces deux notions, amour et beauté, sont chez lui indissociables. Il est vrai que l'imâm
Ghazâlî accorde également une large place à ce thème dans le long chapitre de l'Ihyâ' 'ulûm
al-dîn intitulé Kitâb al-mahabba [27] . Toutefois, la beauté n'est pour lui qu'une cause (sabab)
parmi d'autres de l'amour; chez Ibn Arabî, elle en est la source première et intarissable. Ainsi,
à la cent dix-huitième question de Tirmidhî- "D'où vient l'amour? ", il répond sans l'ombre
d'une hésitation: "De son épiphanie dans le Nom al-Jamîl." [28]

La beauté, affirme-t-il à ce sujet, est une cause efficiente de l'amour en ce qu'elle est aimée
per se (mahbûb li dhâtihi) [29] . Il s'ensuit que Dieu qui est beau s'aime Lui-même [30] . Or
l'amour est, par essence, une force dynamique; il possède en effet cette propriété qu'il
contraint le muhibb à se mouvoir [31] ; il le fait se tendre vers l'objet désiré lequel, sous l'effet
de l'attraction magnétique de l'amour, est en retour irrésistiblement tiré vers celui qui le désire.
L'univers tout entier est ainsi mû, au sens propre, par l'amour: "N'eût été l'amour, déclare Ibn
Arabî, aucune chose ne serait désirée et rien [par conséquent] n'existerait: tel est le secret
contenu dans [Sa parole] "J'ai aimé à être connu" [32] . L'amour est générateur d'existence
parce qu'il veut absolument combler une absence ou, plus exactement, il veut rendre présent
l'objet aimé et qui est nécessairement absent (ghâ'ib) ou manquant (ma'dûm) tant il est vrai
que l'on ne désire que ce que l'on n'a pas [33] . D'où le recours au khayâl, l'imagination, qui
permet de se re-présenter le mahbûb34] et dont le Prophète a recommandé implicitement la
pratique dans la vie spirituelle lorsqu'il a défini l'ihsân comme consistant à "adorer Dieu
comme si tu Le voyais" [35] . Au risque pour certains, cependant, d'en venir à préférer l'image
conçue- et, par voie de conséquence, nécessairement limitée- à Celui dont elle n'est qu'une
représentation imparfaite et limitative [36] .

Ainsi l'univers, connu de Dieu de toute éternité mais qui s'ignore lui-même, est tiré du néant
par la seule vertu de l'amour que Dieu se porte; le mouvement qui le conduit vers
l'existenciation est donc fondamentalement, affirme avec force Ibn Arabî, un mouvement
d'amour: "C'est ce qu'a signalé le Prophète lorsqu'il a rapporté [de Dieu] 'J'étais un trésor
caché et J'ai aiméà être connu'; n'eût été cet amour, le monde ne serait pas apparu en lui-
même; son mouvement du néant vers l'existence est un mouvement d'amour de Celui qui l'a
existencié." [37] De cela, le shaykh est si profondément convaincu qu'il le dit et le répète à
satiété dans tous ceux de ses textes où il évoque la cosmogénèse, choisissant le plus souvent
de rendre compte de cette dramaturgie divine par le symbolisme d'un Soupir: le mouvement
qui enclenche le processus cosmogonique c'est la vibration que produit le nafas rahmânî, le
"Souffle du Miséricordieux". Dieu, en expirant sous la pression du désir amoureux, celui que
lui inspire Sa beauté, libère la "Nuée" (al-'amâ), autrement dit la materia primaqui contient
potentiellement toute la Création: "Cette Nuée est la substance du cosmos, aussi reçoit-elle
toutes les formes, les esprits, les composés de l'univers; c'est un réceptacle infini. [38]"

En conséquence, affirme le shaykh al-akbar- et plutôt dix fois qu'une- "Dieu n'a créé le monde
que par amour" [39] ; cet amour étant d'abord amour de Lui-même, de Sa beauté qu'Il veut
déployer puis, par voie de conséquence, des créatures qui la réfractent: "Dieu aime la beauté,
écrit-il, or "Il est beau"; Il s'aime donc Lui-même. Puis Il a aimé Se voir en un autre que Lui-
même et a créé le monde à l'image de Sa beauté. Il a regardé le monde et l'a aimé de
l'amourde celui que le regard enchaîne." [40] La beauté assume donc un rôle primordial, de
concert avec l'amour, dans le processus cosmogonique tel que le conçoit le shaykh al-akbar et
dont la notion clef est celle de tajalliyât, "théophanies". Epris de Sa beauté, Dieu aspire à Se
manifester pour Se contempler. En ce désir éclosent les théophanies: l'univers naît du besoin
impérieux de leur donner un réceptacle, de procurer aux noms divins des lieux de
manifestations. "Toutes les créatures, déclare l'auteur des Futûhât, sont des couches nuptiales
où Dieu s'épiphanise." [41]

Créé à l'image de Dieu pour être son majlâ, le lieu épiphanique en lequel Il déploie les
richesses sans nombre que recèle le "trésor caché", le monde est donc nécessairement beau
[42] . "Rien n'est plus beau que l'univers!" s'exclame Ibn Arabî [43] . L'idée que le monde est
beau parce que Dieu qui l'a créé est Beau- idée qui n'exclut pas le renoncement (zuhd) mais
interdit le contemptus mundi- rejoint la thèse fameuse de Ghazâlî selon laquelle ce monde est
le plus parfait qui puisse être (laysa fî l-imkân abda' min hâdhâ l-'âlam) [44] . Mais Ibn Arabî
ne s'en tient pas là; de ce constat, il tire toutes les conséquences, si graves soient-elles: "Il a
créé le monde à l'image de Sa beauté; Il a regardé le monde et l'a aimé.."

Dieu ne peut pas ne pas aimer le monde qui Lui renvoie l'image de Sa beauté et a fortiori,
l'homme [45] qui est son mazhar, son lieu de manifestation par excellence comme en
témoigne cet autre hadîth qudsîqu'Ibn Arabî cite fréquemment: "Mon ciel et Ma terre ne Me
contiennent pas mais le coeur de Mon serviteur croyant Me contient." En l'aimant, Il n'aime
que Lui-même. Et puisque Dieu Se connaît et S'aime de toute éternité, il s'ensuit qu'Il a aimé
les créatures depuis l'éternité sans commencement et les aimera pour l'éternité sans fin:
"L'amour de Dieu envers Ses serviteurs n'est qualifiable ni par le commencement ni par la fin.
[...] Il n'a cessé d'aimer les créatures de même qu'Il n'a cessé de les connaître [...] Il n'y a pas
de commencement à Son existence, il n'y a donc pas de commencement à Son amour! [46] " Il
vaut la peine de signalerqu'environ deux siècles après Ibn Arabî, Julienne de Norwich (ob.
1416), écrivait dans son Livre des révélations: "Avant de nous créer, Il nous aimait. [...] Nous
sommes de toute éternité un trésor enclos en Dieu, caché, connu et aimé. [47] " De cet amour
rigoureusement infini, la recluse de Norwich tire la certitude de l'apocatastase: "Tout finira
bien!", assure-t-elle. Ibn Arabî n'est pas moins catégorique: "... L'univers tout entier est beau
et "Dieu aime la beauté"; or celui qui aime la beauté aime celui qui est beau. Et celui qui aime
ne châtie pas l'aimé, si ce n'est en vue de le faire parvenir au repos ou afin de l'éduquer [...] ,
tel le père avec son enfant. [...] Ainsi, notre issue finale (ma'âlunâ) sera- si Dieu veut- le repos
et le bien-être (al-râha wa l-na'îm), et cela où que nous nous trouvions !" [48] Que le shaykh
al-akbar fasse ici allusion aux deux demeures post mortem, le paradis et l'enfer, c'est ce
qu'indique clairement un passage de notre chapitre 178 [49] : "... Tout cela, dit-il, tient à Sa
miséricorde et à Son amour envers les créatures afin que l'issue finale soit la félicité (al-
sa'âda)"; précisant ensuite à ce sujet: "... Il y a un autre groupe de gens qui subiront les peines
de l'Au-delà dans le feu afin d'être purifiés. Ensuite, il leur sera fait miséricorde dans le feu en
raison de ce que la providence a fait précéder l'amour, et ce, même s'ils ne sortent pas du feu.
Car l'amour de Dieu envers Ses serviteurs n'est qualifiable ni par le commencement ni par la
fin."

L'amour universel et, en définitive, inconditionnel que Dieu voue à l'humanité garantit donc à
chacun de connaître in fine la félicité éternelle, étant entendu qu'elle ne sera pas de même
nature pour tous et que, de surcroît, certains en jouiront immédiatement, d'autres
ultérieurement. Reste que c'est à gagner l'amour qu'Il accorde aux croyants de façon singulière
mais sous certaines conditions que doit s'évertuer le sâlik dont l'engagement même dans la
Voie mystique témoigne de son désir d'obtenir ce privilège... et d'y mettre le prix. Car
l'entreprise est ardue: qui veut être aimé de Dieu se doit d'être beau, de cette beauté
inaltérable, parce que d'essence divine, que l'homme a reçu en partage en vertu de son
théomorphisme originel mais dont ses péchés ont terni l'éclat. C'est à la faire resplendir de
nouveau que doit conduire, selon Ibn Arabî, le sulûk, le parcours initiatique. A quelqu'un qui
lui déclarait qu'il aimait paraître beau (sous-entendu: pour les hommes) le Prophète répondit:
"Dieu mérite davantage que tu te fasses beau pour Lui!" Ce que l'auteur des Futûhâtinterprète
comme signifiant: "Tu as affirmé aimer la beauté, or Dieu aime la beauté; si donc tu t'embellis
pour Lui, Il t'aimera; et tu ne peux t'embellir à Ses Yeux autrement qu'en me suivant! (illâ bi-
ittibâ'î). [50]

Nous voilà donc revenus à notre point de départ, à cette notion de sequela dont on constate
que sur cette question de l'amour comme sur toutes celles qui touchent à la vie spirituelle, elle
commande la pédagogie initiatique d'Ibn Arabî. Il est significatif à cet égard que parmi les
neufs vertus majeures qu'il retient d'entre toutes celles que mentionne le Coran comme étant
propres à susciter immanquablement l'amour de Dieu, c'est l'ittibâ' al-nabîqu'il place en tête
de liste, soulignant à ce propos qu'il implique, outre de suivre le Prophète dans l'observance
de ce qui est légalement obligatoire, à savoir les farâ'id, de l'imiter aussi dans ce qui relève du
surérogatoire, autrement dit les nawâfil et, partant, dans les "nobles vertus" qu'il a
exemplifiées et dont la pratique, dès lors, ne saurait être regardée comme superfétatoire [51] .
Il va sans dire que cette insistance sur les deux aspects majeurs que revêt le précepte de
l'ittibâ'se fonde sur le hadîth déjà entrevu et selon lequel les deux modes d'accès à la
proximité divine sont précisément la pratique des farâ'id d'une part, des nawâfil d'autre part;
chacun d'eux correspondant chez Ibn Arabî, ainsi que l'a montré l'auteur du Sceau des saints
[52] , à un degré éminent de réalisation spirituelle: celui qu'Ibn Arabî désigne sous le nom de
'ubûdiyya al-ikhtiyâr, le servage "librement consenti" s'agissant des nawâfil-
l'accomplissement d'un acte non obligatoire impliquant un choix volontaire- et celui de la
'ubûdiyya al-idtirâr, le servage "imposé" s'agissant des farâ'id qui sont exécutés par simple
obéissance [53] . Dans le premier cas de figure, le spirituel qui n'a pas entièrement renoncé à
toute volonté propre entend faire prévaloir sa qualité de muhibb, "aimant", au sens fort du
participe actif. Or l'amour, remarque Ibn Arabî, lorsqu'il est sincère et absolu, a pour effet que
le muhibb s'identifie en fin de compte à celui dont il est "épris" au point d'assumer ses
attributs [54] . D'où la théomorphose évoquée dans le hadîth : Dieu est l'ouïe du muhibb, sa
vue, ses mains, etc. Transfiguré de la sorte par la grâce de l'amour, le spirituel voit le monde
tel qu'il est au regard de l'Eternel, d'une éblouissante beauté tout comme il perçoit le murmure
assourdissant des louanges que "toute chose", fût-elle apparemment inanimée, adresse au
"Seigneur des mondes" (Cor. 17:44) [55] ; dès lors, il aime toutes les créatures, sans exclusion
aucune, car en chacune d'elles il contemple le Bien-Aimé ("Où que vous vous tourniez, là est
la face de Dieu" Cor. 2:115). C'est à cela, au demeurant, souligne Ibn Arabî que se reconnaît
un homme qui aime véritablement Dieu [56] .
Rares sont les élus qui réalisent pleinement cette theomimesis; plus rares encore ceux qui
atteignent la station supérieure, celle de la 'ubûdiyya al-idtirâr qui ressortit au faqr, à la
"pauvreté" la plus absolue. En cette ultime demeure spirituelle, le gnostique est, selon
l'expression d'Ibn Arabî, maqtûl, "tué", mort à lui-même et incapable par conséquent de la
moindre volonté propre [57] . Sans doute est-il mahbûb, "aimé" de Dieu, encore qu'il ne le
sache plus, mais non plus muhibb: dépris de toute chose, dépris de soi et de Dieu même qu'il a
renoncé à posséder, il a recouvré le souverain détachement- au sens eckhartien du terme- qui
était le sien lorsque, enclos dans le "trésor caché", il était sans se savoir être. En cette vacuité
de la créature, Dieu peut enfin s'épancher à loisir et assumer en toute plénitude sa qualité de
muhibb qui est sienne de toute éternité. C'est pourquoi, conclut, Ibn Arabî, c'est Lui, en ce cas,
qui se revêt des attributs du saint, lequel est Son ouïe, Sa vue [58] .

Dans l'abaissement de l'homme "au plus bas des bas" (Cor. 95:5) s'accomplit donc la theosis,
lorsque l'adéquation entre la'ubûdiyya de la créature et la rubûbiyya du Créateur est si totale
que leur distinction s'efface. Il n'est donné qu'à l'Homme Parfait de connaître cette entière
réciprocité, en vertu de laquelle il est le mithl, le "pareil" de Dieu en ce bas monde. Encore
n'est-il lui-même que le "substitut" (nâ'ib) du Prophète qui, en raison de son insurpassable
perfection, détient seul cette prérogative. Dans un passage du Kitâb al-hujub, Ibn Arabî va
d'ailleurs jusqu'à identifier la personne du Prophète, ou, plus exactement, la "Réalité
muhammadienne", avec l'amour en tant que celui-ci est le moteur de l'univers: "...[ L'amour]
est le principe de l'existence et sa cause; il est le commencement du monde et ce qui le
maintient et c'est Muhammad.[...] Car c'est à partir de la réalité (haqîqa) de ce Maître, sur lui
la Grâce et la Paix, que se déploient les réalités supérieures et inférieures." [59] En d'autres
termes, le Prophète est le barzakh par excellence, l'"isthme" où coïncident le haut et le bas; à
l'image de Dieu qui se décrit comme "Le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché" (Cor.
57:3) et dont il est le "suprême réceptacle" (al-majlâ al-a'zam) [60] , il est à la fois ceci et cela
et pourtant ni ceci ni cela, d'où sa sublime perfection.

Au vrai, c'est un leitmotiv chez le shaykh al-akbar que d'affirmer que la perfection réside dans
l'i'tidâl, le "juste milieu" en lequel demeure le spirituel parvenu au point culminant du
détachement. Ainsi, le chapitre 243 des Futûhât consacré à la notion de perfection (kamâl)
s'intitule de manière significative: "De la connaissance de la perfection qui est l'i'tidâl [61] ".
Plus éloquent ce passage du Fihrist, où,à propos de son commentaire du Coran, Ibn Arabî
indique avoir pris en compte, pour chaque verset, trois aspects: "En premier lieu, la station de
la majesté (maqâm al-jalâl), en second lieu, la station de la beauté (al-jamâl), enfin la station
de l'équilibre (i'tidâl) qui est l' "isthme" (barzakh) du point de vue de celui qui hérite de
Muhammad et c'est la station de la perfection. [62] " Ailleurs encore, il déclare: "Celui qui se
qualifie par la perfection n'incline jamais." [63] Et de le comparer une autre fois à l'"arbre
béni" de la sourate al-Nûr (Cor. 24:35), qui "n'est ni oriental ni occidental" [64] . Il est
intéressant de noter que cette allusion au statut à la fois vertical et équinoxial des plus parfaits
d'entre les spirituels figure dans un texte des Tanazzulât mawsiliyya consacré à la salât al-
wustâ, la "prière du milieu", généralement assimilée par les commentateurs à la prière du 'asr.
Cette coïncidence n'a évidemment rien de fortuit: dans le chapitre des Futûhât correspondant
à la demeure de la sourate al-'asr65] , il est également question de ce "juste milieu" qui
préserve l'Homme Parfait de toute inclination spirituelle: "S'agissant du spirituel parfait, les
Noms divins se contrecarrent mutuellementde sorte qu'ils n'exercent aucune influence sur lui;
il demeure exempt de toute influence, avec l'Essence absolue que ni les Noms ni les Attributs
ne conditionnent. Aussi le spirituel parfait atteint-il l'extrême sobriété (fî ghâyat al-sahw), à
l'exemple des Envoyés." [66]
Sobre, le Prophète de l'islam le fut plus que tout autre. Du moins est-ce la conviction d'Ibn
Arabî qui, en maintes occasions, souligne que l'Envoyé ne laissait rien paraître des grâces
spirituelles que Dieu répandait en abondance sur lui; cette occultation des attributs de la
sainteté constituant pour Ibn Arabî, on le sait, le signe de sa perfection spirituelle et la
caractéristique majeure de ses héritiers, les malâmiyya, qu'il appelle aussi très souvent les
"muhammadiens". Occultation et non dissimulation: le 'ârif n'a pas à dissimuler ses états
spirituels; il les transcende, d'où sa sobriété. A l'exemple du messager de Dieu, il a choisi le
lait plutôt que le vin, interdit ici-bas parce qu'il a le pouvoir d'annihiler l'intellect lequel, en ce
cas, n'est plus en mesure d'opérer la distinction entre rabb et 'abd que les règles de
convenance spirituelle (adab) impose de respecter en ce monde [67] . Le lait, en revanche,
n'altère pas la conscience distinctive; il symbolise- selon l'interprétation qu'en fit le Prophète à
la suite d'un songe [68] - la science que Dieu n'octroie qu'à ceux qu'Il aime [69] et dont le
désir est toujours inassouvi et à jamais inassouvissable: plus Dieu les abreuve de
connaissances, plus ils sont assoiffés, plus ils en réclament[70] .

"Détachement", "mort", "sobriété","science" autant de vocables qui pourraient donner à


penser que le saint accompli, tel que le conçoit Ibn Arabî, est pareil à un bloc de granit, dur et
froid. Rien ne serait plus faux. Certes, parvenu au plus près de Dieu, le spirituel est maqtûl.
Toutefois, indique Ibn Arabî, mort par amour pour Dieu, il est mort en martyr71] . Il est donc
suprêmement vivant puisque telle est la récompense promise par Dieu à ceux qui s'offrent à
Lui. Détaché de toute chose, il n'en est que plus proche de ceux qui l'entourent, plus libre de
les aimer. Quant à sa sobriété, elle n'est pas l'assèchement de celui qui n'a jamais connu les
transports de l'amour dont elle est, tout au contraire, l'apothéose. Car c'est en vertu de cette
sobriété que le spirituel peut jouir, post eventum, des connaissances qui, sans qu'il s'en rendît
compte alors, fluaient sur lui tandis que Dieu l'enivrait de son amour au point de le ravir à lui-
même; ce n'est qu'une fois revenu à lui même qu'il peut juger à bon escient ce qui, des secrets
à lui révélés tandis qu'il se tenait auprès de son Seigneur, "à la distance de deux arcs ou plus
près" (Cor. 53:9), doit être divulgué ou doit être tenu secret. La sobriété est en cela supérieure
à l'ivresse qu'elle confère aux saints, et a fortiori aux messagers divins la basîra, la
"clairevoyance" nécessaire à l'accomplissement de leur fonction de guidance.

Lorsque Hallâj fut supplicié, Shiblî, rapporte Ibn Arabî, déclara: "Nous avons bu tous deux de
la même coupe, mais je suis devenu sobre, il est resté ivre"; Hallâj, auquel parvint ce propos
alors qu'il était exhibé sur le gibet, répondit: "S'il avait bu ce que j'ai bu, il lui serait advenu ce
qui m'est advenu. [72] " "J'accepte le témoignage de Shiblî, conclut Ibn Arabî, mais non celui
de Hallâj [...] car Hallâj était ivre et Shiblî sobre [73]."

Ne nous méprenons pas; Ibn Arabî ne remet pas en cause la teneur des propos de Hallâj mais
le fait qu'il les a proférés sous l'emprise de l'ivresse laquelle, souligne-t-il, exclut par
définition l' "équité" (al-'adl, terme de la même racine que i'tidâl) de la part de celui qui
s'exprime. Dès lors, son témoignage doit être récusé d'emblée, quand bien même, insiste-t-il,
ses propos sont véridiques.

Anâ man ahwâ wa man ahwâ anâ: ce vers célèbre de Hallâj, le Shaykh al-akbar ne le cite pas
moins de trois dans ce chapitre des Futûhât sur l'amour [74] ; nul doute, qu'il en ait éprouvé le
sens: "Lorsque tu L'aimes, tu sais, au moment où tu bois le breuvage de Son amour pour toi
que ton amour pour Lui ne fait qu'un avec Son amour pour toi; et ce breuvage t'enivre au
point de te faire oublier ton amour pour Lui bien que tu sentes que tu L'aimes; renonce donc à
distinguer entre ces deux amours."
L'amour naît d'une absence. Quand cette absence devient présence, l'amour devient
connaissance; quand cet amour est amour de Dieu, cette connaissance est connaissance de
Dieu; et quand cette connaissance est parfaite, il n'y a plus de 'ârif car Dieu seul connaît Dieu
qui est le "connaissant la connaissance et le connu" [75] .

En somme, l'auteur des Futûhât ne donne pas tout à fait tort à ceux des oulémas que
scandalise l'idée que le Tout-puissant puisse être aimé d'une misérable créature; leur seule
erreur est de poser une irréductible dualité là où il n'y a, d'un point de vue métaphysique, que
l'Un sans second; dans une telle perspective, il n'y a jamais que Dieu qui S'aime Lui-même
(mâ ahabba Llâh illâ Llhâh ) [76] . Plus encore, "l'amour est la qualité de celui qui est, or il
n'y a dans l'existence que Lui, [...] Il n'y a d'être que Lui, il n'y a donc d'aimé et d'aimant que
Lui!" [77] Et c'est précisément ce que découvre le spirituel abreuvé d'amour lorsqu'il atteint le
plus haut degré de conformité à la uswa hasana, le suprême paradigme muhammadien.

Notes

[1] Tout ce passage fait écho aux premiers versetsdes sourates 81 et 82.

[2] Futûhât Makkiyya, ed. Bûlâq, 1329 h.,II, p.346.

[3] La Passion de Hallâj, Paris, 1975, II, p.414.

[4] S. Ruspoli, Le Livre des théophanies d'IbnArabî, Paris, 2000, p. 12.

[5] Voir par exemple, Hujwirî, Somme spirituelle,trad. Mortazavi, Paris, 1988, p. 223-227;
Kalâbâdhî, Traité de soufisme, trad. R. Deladrière, Paris, 1981, p. 128-130; Qushayrî, Risâla,
Beyrouth, 1990,71-73.

[6] Notons à ce propos que deux ouvrages ayanttrait à cette question et mentionnés par Ibn
Arabî dans l'Ijâza et le Fihristsont aujourd'hui inaccessibles, le K. al- 'ishq et le Rawdat al-
'âshiqîn,cf. O. Yahyia, Histoire et classification de l'oeuvre d'Ibn Arabî, Damas,1964, R. G. n°
312, 601. Quant à l'ouvrage intitulé Lawâzim al-hubb, publiéà Damas en 1998 et présenté
comme une oeuvre du maître andalou, il s'agiten réalité d'une redistribution, selon l'ordre
alphabétique, de textes diversd'Ibn Arabî portant sur l'amour que M. Ghurâb avait déjà réunis-
quoique dansun ordre différent- dans un recueil intitulé al-Mahabba al-ilâhiyya, Damas,1983.

[7] Il s'agit des chapitres 246 à251.

[8] Ces questions portent les numéros116 à 119dans les Futûhât, II, pp. 111-114.

[9] Ce chapitre (II, p. 320-362) a été traduit en français par M. Gloton sous le titre Traité de
l'amour, Paris,1986.

[10] Ms. B. N. 2348, f. 203b.

[11] Fut.,II, p.323.

[12] Ms. B. N., f. 225.

[13] Id. f. 229 b.


[14] Id. f. 231.

[15] Tanazzulât mawsiliyya, ed. Le Caire, 1986,p.335.

[16] Fut., II, p.322.

[17] A ce sujet, voir Fut., IV, p.102,269.

[18] Voir inter alia, Ansârî, Le Chemin de Dieu,trad. de Beaurecueil, Paris, 1985, p.149, 201;
Hujwirî, Somme spirituelle,, p.350; Qushayrî, al-Risâla, p. 317.

[19] Ihyâ' ulûm al-dîn, Beyrouth, s.d., IV, p.328.

[20] Fut., II, p. 114; voir aussi II, p.326 oùil déclare "Nul n'aime jamais que son Créateur".

[21] Fut., II, p.341.

[22] Fut., II, p. 399.

[23] Bukhârî, bâb al- tawâdu; Ibn Hanbal, 6, 256.

[24] Sur la notion de l'amour chez Tirmidhî, cf.,G. Gobillot, "Un penseur de l'amour, le
mystique khurâsânien al-HakîmTirmidhî", in Studia Islamica, n° 73, 1991, p. 25-44.

[25] Fut., II, p. 115.

[26] Muslim, Imân, 147.

[27] Beyrouth, s.d. IV, p. 293-360.

[28] Fut., II, p. 114.

[29] Fut., II, p. 114; voir aussi II, p. 326; IV,p.269.

[30] Fut., II; p. 326; IV, 269.

[31] Fut, II, 310;

[32] K. al-hujub, ed. Beyrouth, 1991, p.36.

[33] Fut., II, p. 327, 364, 399, 332

[34] Cf., Fut., II, 325 où Ibn Arabî rapporte sapropre expérience en la matière.

[35] Cf.,Bûkhârî, Imân, 37.

[36] Ce thème est en particulier celui du chapitre59 des Tajalliyât où Ibn Arabî rapporte un
entretien avec Dhû l-Nûn al-Misrî.

[37] Fusûs al-hikam, ed. Beyrouth, 1986, p. 203.


[38] Fut., II, p.331.

[39] Fut., IV, p. 104; II, p.112,232,364, 310, 399 etc.

[40] Fut., IV, p.269.

[41] Fut., IV, p. 260.

[42] Fut., II, 345.

[43] Fut., II, 114.

[44] Ibn Arabî cite à de nombreuses reprises cettesentence; cf., Fut. I, 259, II, 345, III, 11,
449.

[45] Eckhart va, lui, jusqu'à dire: "Je neveux jamais remercier Dieu de m'aimer car il ne peut
s'en dispenser". Cf., Alain de Libera, Eckhart, Suso, Tauler ou la divinisation de
l'homme,Paris, 1996, p. 176.

[46] Fut., II, p.327.

[47] Julienne de Norwich, Le Livre des révélations,1992, p. 183; sur l'apocatastase cf., p. 106.

[48] Fut. II, p. 542

[49] Fut., II, p. 328-329.

[50] Fut., IV, p.269.

[51] Cf. Fut., II, p.341.

[52] M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints,Paris, 1986, chap. 7;Voir aussi la note très
éclairante qui figure dans LesEcrits spirituels de L'Emir Abd el-Kader, Paris, 1982, n° 84,
p.202-204.

[53] Ibn Arabî évoque ces deux aspects dans leK. Marâtib 'ulûm al-wahb, ms. Yahya Ef.
2415, f.84. Voir aussi le chap. 471des Futûhât, IV, p. 102-103

[54] Fut., II, p.596; 353.

[55] Fut., III, p. 449-450.

[56] Fut., II, p. 113.

[57] Fut., II, p. 354.

[58] Fut., II , p. 596 où Ibn Arabî indique à proposdu hadîth "J'ai été malade et tu ne M'as pas
visité..." (Ibn Hanbal,Musnad, II, 404) que c'est en tant qu'Il est muhibb que Dieu "s'abaisse"à
s'identifier à l'homme malade, affamé; sur son interprétation de ce hadîthcf. Les Ecrits
spirituels, note 107, p. 207.
[59] K. al-hujub, p.38.

[60] Fut., II, p. 171.

[61] Ce titre complet figure dans la table desmatières qui se trouve au début des Futûhât, cf., I,
p. 18.

[62] Ed. Afîfî, Le Caire, 1955, p.195.

[63] Fut., IV, p.379, ce paragraphe du bâb al-asrârcorrespond d'ailleurs au chapitre 243 sur la
perfection.

[64] Tanazzulât, p. 343; voir aussi Fut. I, 234; signalons à ce sujet qu'Ibn Arabî déclare dans
le Dîwân (ed. Beyrouth,1996,p.193) n'être limité ni par l'occident ni par l'orient tout en
affirmantà maintes reprises, en particulier dans le Dîwân, que sa fonction embrasseles "deux
horizons"; voir par exemple p.246, 335, 281, 375.

[65] Sur la correspondance entre les Futûhât etle Coran, cf., M. Chodkiewicz, Un Océan sans
rivage, Paris, 1992, chap. 3.

[66] Fut., II, p. 615.

[67] Dans le K. al-wasâ'il (ed. M. Profitlich,Breisgau, 1973, f.5) Ibn Arabî indique que l'adab
est une condition sine quanon de l'amour; Sur le symbolisme du vin chez Ibn Arabî, cf. Fut.,
II, 114,IV, 381 et Marâtib al-'ulûm, f. 86.

[68] Muslim, Fadâ'il al- sahâba, 16.

[69] Fut., II, p. 114, 550-551, IV, p. 381; etMarâtib, f.85. , et l'expérience d'Ibn Arabî à ce
propos, III, 376, et LeSceau des saints, p. 193.

[70] Fut., II,545,550,552; c'est l'un des sensqu'Ibn Arabî donne au verset: "Dis: Seigneur,
augmente-moi en science"(20:14).

[71] Fut., II, p. 350; Dîwân Ibn Arabî, Beyrouth,1993, p.391.

[72] Fut., II, p. 546.

[73] Fut., II, p. 546 et II, p.12.

[74] Cf., II, 334, 353, 361.

[75] Ainsi se décrit lui-même le fatâ théophaniquequ'Ibn Arabî rencontre auprès de la Ka'aba
(Fut., I, 48).

[76] Fut., II, p.113.

[77] Fut., II, p.114.


This paper was presented at the Symposium of Muhyiddin Ibn Arabi Society held under the
title, "The Service of Love", Oxford, May 4-6 2002.

It was previously presented at a Colloquium in honour of Roger Deladrière in Lyon in 2001. It


also appears, along with articles by Paul Ballanfat, Michel Chodkiewicz, Paul Fenton and
others in "Mystique musulmane, parcours en compagnie d'un chercheur, Roger Deladrière",
(éditions Cariscript, Paris, 2002) edited by Genevieve Gobillot.

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