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Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de

Kairouan
Département de philosophie

Assâad Jomâa

La théorie de la prophétie selon Abû Nasr Al-Fârâbî


Entre fondements philosophiques apodictiques
et rhétorique dialectique
Ou

Dans quel sens est-il permis de dire : Le Second Maître a


trahi les enseignements du Premier Maître -au chapitre
vingt-cinq (intitulé : Discours sur la révélation et la
vision de l'ange) du livre Les opinions des habitants de la
cité excellente- victime des avatars de son époque ?

Kairouan 2024

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Première partie

Avant-propos

- Chapitre Premier -

De la légitimité

de cette recherche

Al-Fârâbî doit, sans doute, sa notoriété, en majeure partie,


à son œuvre politique.

En effet, nul philosophe arabe n’a consacré autant d’écrits


à ce que les falâcifa ont nommé « La science civile » (Al-‘Ilm
al-Madanî), dépassant ce faisant la dichotomie
éthique/politique établie par les philosophes grecs.

De sorte qu’à l’œuvre purement politique du Second


Maître, l’œuvre maitresse « Idées des Habitants de la Cité
Excellente » et de son résumé « La politique civile » (Al-
Siyâsa Al-Madaniyya), ou encore des épîtres : De la politique
(Risâla fî Al-Siyasâsa(, Petit Commentaire sur la République
de Platon (Talkhîs Joumhouriyyat Aflatûn), Commentaire
sur les Lois de Platon (Talkhîs Nawâmis Aflatûn), l’on
pourrait adjoindre certains écrits qui selon la classification
aristotélicienne des sciences relèveraient plus adéquatement
de l’étique, tels que « Le livre de l’acquisition du bonheur »
(Kitâb Tahçîl Al-Sa‘âda), « L’Epître sur la voie menant au

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bonheur » (Risâla fî al-tanbîh ‘alâ Sabîl Al-Sa‘âda), ou même
l’exogène, linguistiquement mais surtout topologiquement,
« Commentaire sur l’Ethique à Nicomaque ».

Il n’est pas jusqu’au fort infra-philosophique (au sens


péripatéticien du terme), à cet égard du moins, « Livre sur
Le crédo » (Kitâb al-Milla) qui ne puisse être compté au
nombre des écrits politiques d’Abû Nasr.

Si bien qu’au total l’aspect politique de l’œuvre


philosophique d’Al-Fârâbî a retenu l’attention des exégètes
de sa pensée depuis les pionniers de l’orientalisme, tels que
Salomon Munk dans ses Mélanges de philosophie juive et
arabes, jusqu’aux plus tardifs orientaux, à l’instar de
Ibrahîm Madkûr, qui lui ayant consacré sa thèse de doctorat,
intitulée « La place d’Al-Fârabî dans l’école philosophique
musulmane », y a cru déceler une touche angulaire : le
syncrétisme, forme idéale d’un consensus, ouvrant la voie à
une paisible cohabitation entre philosophie et religiosité.

A en croire M. Madkour, les ingrédients du « vivre


ensemble » étaient, de la sorte, déjà présents dès le IV ème
siècle de l’Hégire (10ème siècle ap. J-C.).

- Chapitre II –

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Prémisses du problème

A s’en tenir à cet aspects des choses, nous serions


totalement infondés à procéder à un énième exercice de
dissection de la pensée politique d’Al-Fârâbî. Tant il est vrai
que l’analyse du concept de « prophétie » constitue l’objet du
25 chapitre du célébrissime « Kitâb ’Arâ’ Ahl Al-Madîna Al-
Fâdhîla ».

De sorte que l’on serait, de prime abord, désappointé par


le fait que pareille question puisse trouver sa place dans un
ouvrage destiné, à priori, au traitement d’un sujet, voire
même d’un projet, politique.

L’on sera d’autant plus désarçonné par le fait que le Kitâb


Al-’Arâ’ traite non seulement d’éthique, mais aussi
d’astronomie, de médecine et… de théologie. Mieux encore,
les trois-quarts de ce livre ont été destinés par l’auteur au
traitement de questions métaphysiques.

Syncrétisme oblige ? Peut-être. Nous serions plus enclins à


y avoir un principe plus apparenté à la causalité
aristotélicienne qu’à l’unicité islamo-plotinienne, celui de la
proportionnalité.

Mais telle n’est pas notre première préoccupation au gré


de cette lecture. Nous plaçant uniquement au plan de
l’histoire de la philosophie, nous nous fixons pour objectif
celui d’évaluer le degré de fidélité d’Al-Fârâbî aux sources
philosophiques qui sont censés arrimer sa pensée.

En d’autres termes, la théorie de la prophétie d’Al-Fârâbî


faisant pendant à la chaîne épistémique causale
péripatéticienne respecte-t-elle le versant épistémo-

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ontologique aristotélicien ou bien serait-elle, en certains de
ses aspects, en totale contradiction avec les principales
catégories d’Aristote ?

- Chapitre III –

Approche généalogique

Une dichotomie conceptuelle aristotélicienne nous semble


être indispensable pour une meilleure compréhension de la
problématique. Celle justement nommée par les falâcifa
« connaissance nécessaire » et «connaissance possible ».

La première aboutissant nécessairement (dharûriyya),


c’est-à-dire par essence à la vérité. La seconde, ne conduit
qu’accidentellement à la vérité. La raison en est
ontologiquement nécessaire. La connaissance nécessaire se
rapportant, à l’essence des êtres, celle possible ou probable
(mumkina) a trait aux accidents des êtres.

Ibn Rushd éclairera mieux notre lanterne. L’erreur, dit-il


en substance, s’immisce dans les propos des mutakallimûns –
théologiens musulmans- (essentiellement ash’arites) du fait
qu’ils ne parviennent pas à distinguer l’essentiel de
l’accidentel s’agissant de la manière d’êtres des étants.

De sorte que leurs connaissances sont invariablement


entachées de probabilité. D’où leur qualification de
dialectique. La connaissance rationnelle, aboutit, elle,
nécessairement à une connaissance apodictique. D’où sa
qualification de démonstrative. La différence entre les deux
sortes de connaissances : C’est que la première se limite à un

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rapport accidentel avec la vérité ; et que la seconde entretient
un rapport nécessaire avec la vérité.

L’une y conduit de manière incertaine, l’autre y mène


nécessairement.

- Chapitre IV –

Amalgames conceptuels

fârâbiens

Le Second Maître rappelle à juste titre que la faculté


produisant la connaissance prophétique n’est pas la raison,
mais bien l’imagination.

Or, ayant multiplié les dénominations du Chef de la Cité


Excellente : Président, Imâm, Législateur… Il en est arrivé à
un qualificatif posant problème : Celui de Prophète-
Annonciateur.

Or, ce faisant, il ne pouvait raisonnablement pas soutenir


que le Prophètes annonçait des « vérités » par l’entremise de
la ratio. Il a cru trouver dans le legs aristotélicien ce qui
pouvait en tenir lieu : L’imagination.

La substitution était, au premier abord, séduisante. Elle


permettait de mettre au diapason la politique des
philosophes avec le dogme islamique sous couvert de jargon
péripatéticien.

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La gageure n’était pas sans risque, s’agissant notamment
de politique aristotélicienne qui sous ses relents spartiates
était aux antipodes de l’ordre politique chez les musulmans.

Au reste, Ibn Rushd ne sera pas, à cet égard, logé à


meilleure enseigne. Il butera, malcontreusement, sur le même
problème et son œuvre, en l’occurrence, n’en sortira plus
grandie.

Prétextant un faux-fuyant, l’indisponibilité du texte


aristotélicien, traduit en arabe bien entendu, en terre
andalouse, il s’est rabattu sur la République platonicienne,
qui malgré ses carences avérées et relevées par le Philosophe
de Cordoue lui-même -qui note au passage que les majeures
parties du dialogue platonicien sont de nature dialectique
(c’est-à-dire, eu égard à son Canon de l’interprétation
(Qânûn Al-Ta’wîl) : infra-philosophique)-, il y sacrifiera -de
mauvaise grâce- un commentaire émaillé, au demeurant,
d’ex-cursus.

Pour en revenir à l’Arâ’ ’Ahl Al-Madîna al-Fâdhila (qui,


notons-le au passage n’a aucun lien objectif avec l’éthique, ni
même avec la morale religieuse.

Un amalgame de trop malheureusement dû à une


traduction défectueuse du terme « Fâdhila », rendu par les
pionniers de l’orientalisme par l’adjectif « vertueuse » alors
que sa signification contextuelle est « excellente »), pareil
amalgame n’est pas unique dans ce livre, décidément peu
apodictique au possible.

Outre la texture déclarative, voire même scolastique du


texte, où l’on note une absence significative de la méthode
démonstrative si chère aux falâcifa, l’attention du lecteur ne
saurait se porter sur aucune forme syllogistique, ni même
hypothético- déductive.

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Ce texte énonciatif se présente à nous à la manière du
catéchisme ou des psalmodies coraniques.

S’agissant du fond, les amalgames conceptuels y


foisonnent. Nous avons déjà relevés celui ayant trait à la
question de la prophétie, mais il n’est pas jusqu’à la cause
première qui n’ait pâtit de pareils amalgames.

Tantôt nommé, en stricte observation de la tradition


péripatéticienne : Être nécessaire par lui-même (Wâjibu al-
Woujoudi bi-dhâtihi), la Cause première est ravalée au rang
notionnel d’Allâh reposant sur la négation du concept même
de nécessité, et encore moins de causalité.

En manque cruel d’argumentation rationnelle, les


ash‘arites tardifs ont fini par brandir le spectre juridico-
théologique du « Bilâ Kayf » (sans comment).

Proscrivant par là-même la possibilité de toute approche


rationnelle d’Allâh, sous peine d’apostasie, menant « ipso
facto » à la peine capitale.

- Chapitre V –
La théorie de la prophétie d’Al-Fârâbî
Succédanées épistémo-ontologiques

Dès lors, il appert clairement de ce qui a précédé que cet


amalgame conceptuel entre « nécessité » et
« probabilité », « essence » et « accidents »,
« démonstratif » et « dialectique »… a abouti à un
démantèlement de l’arsenal théorique aristotélicien.

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Une confusion des espèces et des genres rendant toute
possibilité de définition, clé de voûte du système
aristotélicien, caduque.

D’où une rhétorique sans présupposés théoriques ni


assise conceptuelle.

Pire encore, un déni pur et simple du prince d’identité,


touche angulaire, non seulement de l’aristotélisme, mais
aussi et surtout de la philosophie en elle-même.

En effet, si l’on accorde à Al-Fârâbî que l’imagination


du Prophète-Annonciateur exprime nécessairement la
vérité, à l’instar de la ratio, l’on serait acculé à bannir
du système aristotéliciens toutes les dichotomies
fondatrices énoncées ci-dessus « nécessité » et/ou
« probabilité », « essence » et/ou « accidents, « être en
puissance » et/ou « être en acte »… ». Jusqu’à finir par
confondre être et non être dans une même catégorie
d’être… ou bien de non-être.

Protagoras n’aurait pas mieux fait !

- Chapitre VI –
La théorie de la prophétie d’Al-Fârâbî
Succédanées politico-religieuses

S'étant enlisé de la sorte dans le bourbier sophistique, Al-


Fârabî ne pouvait plus assortir sa fiction du moindre
soupçon rationnel.

S’interrogeant sur la cause de cette singularité


prophétique, selon laquelle le Prophète-Annonciateur

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atteindrait nécessairement la vérité au moyen de son
imagination, ce qui constituerait selon le principe de la
« Révélation divine » (Al-Wahy), contrevenant ainsi à toute
la chaîne causale épistémo-ontologique aristotélicienne, le
second Maître n’avait plus pour unique ressource que de
rompre définitivement avec toute forme de rationalité.

Théoriquement, nous en avons établi les succédanées.


Pratiquement, sa volte-face allait tout simplement le
conduire à une forme de dictat divin, rebelle à toute
approche rationnelle, voire même raisonnable.

S’interrogeant sur les causes de pareille exception, ne


concernant que les Prophètes-Annonciateurs, Al-Fârabî, a
fourni une raison au faîte de l’antirationalisme : Dieu pour
des raisons qui nous échappent les a élus de telle sorte que les
choses imaginées par eux ne peuvent être que nécessairement
vraies.

Nous nous retrouvons « ipso facto » dans le carcan


séculaire de la Monarchie de droit divin, où l’arbitraire
chasse systématiquement toute forme de rationalité.

Dieu ayant directement élu le souverain, les sujets n’ont


d’autres choix que celui d’acquiescer et d’obéir sans autre
forme de procès.

Et à notre tour de susurrer à l’oreille de notre confrère


Abessalem Ben Abdelali, qui a consenti une admirable étude
sur « La philosophie politique chez Al-Fârâbi qu’au moyen
des succédanées politiques la théorie de la prophétie d’Al-
Fârâbî, nous nous retrouvons bien en plein Moyen-Âge et
non point à la place rouge moscovite en 1917, comme il l’a si
brillamment suggéré dans sa suscitée étude.

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- Chapitre VII –
Conclusion

L’occasion pour nous de nous poser à nouveau la


sempiternelle question : La réalité empreinte de religiosité
est-elle pensable pour un philosophe ? Le philosophe ayant
pris la religion pour objet de réflexion, produira-t-il un
discours philosophique ou bien un laïus d’un autre type,
dialectique, rhétorique, ou pire encore, sophistique ?

C’est à ce genre de considérations intempestives que nous


a mené la théorie de la prophétie d’Al-Fârâbî… à moins que
l’ayant mal lue, nous l’ayant mal entendue.

Ce qui constituerait une preuve indubitable du fait que


nous n’ayons pas été élus par le Seigneur pour être, via la
Révélation, de si haute condition que toute chose imaginée
par nous soit nécessairement vraie.

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Table des matières

- Première partie
Avant-propos
- Chapitre Premier
De la légitimité de cette recherche
- Chapitre II
Prémisses du problème
- Chapitre III
Approche généalogique
- Chapitre IV
Amalgames conceptuels fârâbiens
- Chapitre V
La théorie de la prophétie d’Al-Fârâbî
Succédanées épistémo-ontologiques
- Chapitre VI
La théorie de la prophétie d’Al-Fârâbî
Succédanées politico-religieuses
- Chapitre VII
Conclusion

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