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Entre érudition et colonisation, de Slane éditeur et traducteur d’Ibn Khaldoun (1840-

1868)

(à paraître dans Houari Touati (dir.), Actes du colloque Ibn Khaldoun et sa réception, Alger, juin
2006, Alger).

Le 8 août 1840, le ministère de la Guerre à Paris charge un jeune orientaliste d’origine


irlandaise, fraîchement naturalisé, William Mac-Gucklin, baron de Slane, de la publication du
texte arabe et de la traduction française de l’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldoun1.
L’identité du commanditaire, le ministère de la Guerre, et le contexte de la commande – nous
sommes peu après la reprise des combats avec Abd el Kader –, appellent à conclure sans
équivoque sur le lien organique qui rattache l’œuvre savante au projet colonial2. C’est en cette
même année 1840 que Bugeaud reçoit le commandement de l’armée d’Afrique, bien décidé à
juguler la résistance, à assurer la maîtrise du territoire de l’Algérie aux troupes françaises, à en
faire un pays conquis. La hauteur de la somme qui est allouée au savant arabisant, 8 000 fr.,
indique la grandeur relative de l’enjeu : c’est près de deux ans de traitement pour un
professeur au Collège de France (quatre mille jours de salaire pour un ouvrier travaillant dans
le textile mécanisé3). Pourtant, en promouvant l’édition et la traduction de ce qui concerne
l’Afrique dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun, l’État français a-t-il véritablement en vue d’acquérir
un instrument nouveau pour mieux guerroyer, dominer, gouverner, administrer ? A-t-on déjà
quitté avec l’œuvre de De Slane ce premier dix-neuvième siècle où la Muqaddima était au
centre de l’intérêt essentiellement spéculatif du public savant ? Touche-t-on avec la décision
d’éditer et de traduire ce qui concerne l’histoire des Berbères à un second dix-neuvième siècle
dominé par la raison coloniale ? Plusieurs éléments témoignent de la force de la logique
savante chez un acteur de la conquête coloniale – et permettent de rappeler que cette approche

1
De Slane a été naturalisé par décret du 31 décembre 1838. La date de la mission qui lui est confiée par le
ministère de la Guerre figure dans le dossier concernant sa traduction de l’Histoire des Berbères conservé au
Centre des Archives d’Outre-Mer (CAOM), F 80, 1580.
2
C’est ce que souligne par exemple Abdelkader Djeghloul (« Ibn Khaldoun : mode d’emploi. Les problèmes
d’un héritage », in Actes du premier colloque international sur Ibn Khaldoun, Frenda, 1-4 septembre 1983,
Centre national d’études historiques, wilaya de Tiaret, Algérie, p. 35).
3
L’ouvrier est payé en moyenne 2 fr. par jour, la moitié pour une femme, 45 centimes pour un enfant de moins
de 12 ans, 75 centimes entre 13 et 6 ans (Alain Dewerpe, Le Monde du travail en France (1800-1950), Paris,
Colin, 1998, p. 54).

1
érudite d’Ibn Khaldoun a pu aussi être encouragée ou motivée par l’usage politique qu’on
pouvait en espérer : non pas ici par la manipulation des forces sociales révélées par Ibn
Khaldoun de façon à mieux assurer le pouvoir colonial, mais par le prestige que pourrait
conférer à a France, aux yeux des peuples musulmans, la remise en valeur d’un incontestable
chef d’œuvre.

L’œuvre d’un savant érudit

On pourrait supposer que la décision du ministère de la Guerre est directement liée à la


reprise des combats et à l’objectif de conquête. Or, plusieurs indices ne vont pas tout à fait
dans ce sens. L’édition et la traduction du texte ne font pas partie du programme de la
commission scientifique de l’Algérie instaurée en 1839, ce qui laisse supposer qu’ils ont un
statut un peu particulier, moins directement lié à l’entreprise coloniale4. En revanche, ils
prolongent un travail initié en dehors de la sphère de l’État français par l’abbé Arri. Chargé en
1839 par le gouvernement piémontais de la publication de la partie de l’ouvrage d’Ibn
Khaldûn traitant de l’histoire avant l’islamisme, le savant abbé meurt prématurément en 1841
avant d’avoir mené à bien l’édition et la traduction en italien du texte5. Le projet est aussi lié à
la découverte à Constantine, à la suite de sa prise par les Français en 1837, de deux nouveaux
manuscrits du texte d’Ibn Khaldoun6. En portant son choix sur de Slane, recommandé par le
baron Jean-Jacques Baude, conseiller d’État ancien commissaire du roi en Algérie7, le
ministère fait appel à un représentant du milieu des orientalistes européens et se fait l’écho
d’une volonté manifeste de la Société asiatique dont de Slane, élève de Silvestre de Sacy, est
membre depuis 1828. Le jeune savant a déjà derrière lui plusieurs travaux, unanimement
salués par la critique : s’inscrivant dans le mouvement romantique de redécouverte d’une
essence première de la civilisation arabe par la poésie antéislamique, il a édité et traduit en

4
Monique Dondin-Payre, La Commission d’exploration scientifique d’Algérie. Une héritière méconnue de la
Commission d’Égypte, Paris, De Boccard, 1994.
5
Jules Mohl, rapport à la Société asiatique du 30 mai 1842, Journal asiatique [JA], juin 1842, p. 489-490. Seules
les trois premières sections du deuxième livre ont été alors traduites et imprimées à Paris. Les feuilles tirées sont
restées dans le magasin de l’éditeur.
6
Ces manuscrits ont été récupérés par Adrien Berbrugger pour la bibliothèque d’Alger. L’un d’eux, le manuscrit
D de l’édition de Quatremère, avait été donné par Salah bey à la mosquée qu’il avait fondée en 1798.
7
Ibn Khaldoun, Histoire des berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, nouvelle édition
publiée sous la dir. de P. Casanova, Paris, P. Geuthner, t. 1, 1925, p. LXIV ; Adolphe Robert, Edgar Bourloton et
Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français, Paris, Bourloton, t. 1, 1889, p. 198-199.

2
latin le divan d’Imrû l-Qays en 18378 ; il a aussi travaillé à la redécouverte des historiens et
géographes arabes en éditant à partir de 1838 le recueil biographique d’Ibn Khallikân,
Wafâyât al-a’yân, qu’il traduit aussi en anglais9, et le texte du Taqwîm al-buldân d’Abū
al-Fidā', dont la Société de géographie de Paris finance par ailleurs la traduction par Jean-
Toussaint Reinaud, le successeur de Sacy à la chaire d’arabe de l’École des langues
orientales10. On est donc dans un milieu érudit, intégré certes au monde politique européen –
ce sont les mêmes élites, qui ont une sociabilité commune, qui fréquentent les mêmes salons
parisiens (Sacy comme de Slane ne sont pas des savants enfermés dans leur tour d’ivoire) –
mais dont l’activité savante n’est pas non plus en position de service vis-à-vis du pouvoir
politique ; elle est plutôt reconnue par le pouvoir politique comme ayant une valeur en soi,
dont il est certes possible de tirer profit, mais indirectement et à long terme. Le ministère
n’attend pas de de Slane un travail rapide immédiatement utilisable dans la guerre contre Abd
el-Kader. De fait, il faudra à de Slane plus de dix ans pour le seul établissement du texte arabe
et son impression, réalisée à Alger entre 1847, l’année de la soumission d’Abd el Kader, pour
le premier volume, et 1851 pour le second, et cinq autres années pour en achever la traduction
française formant quatre épais volumes, parus à nouveau à Alger entre 1852 et 1856.
Le primat de l’intérêt savant de De Slane se confirme après la publication de sa
traduction de l’Histoire des Berbères. Il n’arrête pas là sa fréquentation de l’œuvre d’Ibn
Khaldoun mais s’attelle à la traduction de la muqaddima, qu’il publie en 1863 et 1865. On
peut supposer que de Slane réalise ainsi un vœu cher que sa jeunesse et la concurrence
d’autres savants plus expérimentés avaient rendu impossible jusque-là. En 1844, il avait certes
déjà publié dans le Journal asiatique sa traduction de la rihla, rendue de façon anachronique
comme « l’autobiographie » d’Ibn Khaldoun11. En traduisant la muqaddima, il confirme qu’il
est resté un fidèle disciple de Sacy, inventeur d’Ibn Khaldoun en Occident. Sans revenir sur la
façon dont Sacy a fait connaître à l’Europe savante l’œuvre khaldounienne12, il faut rappeler

8
Le Diwan d’Amro l’Kaïs précédé de la vie de ce poète par l’auteur du Kitâb al-aghânî, Paris, imp. Royale,
1837.
9
L’édition du texte du Kitâb Wafayât al-A’yân, initiée dans le Journal asiatique, est reprise sous forme de quatre
volumes entre 1842 et 1871. L’édition de sa traduction anglaise est contemporaine (Ibn-Khalikan’s Biographical
Dictionary, Paris/Londres, Benjamin Duprat/Allen and Co., 4 vol., 1842-1843 et 1868-1871).
10
Géographie d'Aboulféda, texte arabe publié d'après les manuscrits de Paris et de Leyde aux frais de la société
asiatique par M. Reinaud et M. le baron Mac Guckin de Slane, Paris, Impr. royale, 1840, XLVII-539 p.
11
« Autobiographie d’Ibn Khaldûn », JA, janv.-fév., mars, avril et mai 1844, p. 5-60, 187-210, 291-308 et 324-
353.
12
Dès 1806, Sacy fait référence à Ibn Khaldoun dans la première édition de sa Chrestomathie arabe à l’usage
des élèves de l’École des langues orientales. Il publie la traduction de premiers extraits dans l’appendice de la
Relation d’Abd el-Latif (1810) avant de lui donner une place importance dans la 2 e édition de sa Chrestomathie
(1826).

3
qu’il s’y est intéressé non pour y chercher un possible instrument de conquête de l’Orient, ni
même seulement comme à une source documentaire éclairant le passé. Sacy trouve en Ibn
Khaldoun un alter ego qui peut l’aider à comprendre les grandes mutations politiques et
culturelles contemporaines. Ibn Khaldoun, témoin de grands bouleversements en son siècle,
qu’il s’agisse des effets de la grande peste ou des conquêtes de Tamerlan, semble proche à de
Sacy, témoin et acteur d’un autre événement cataclysmique, la Révolution française. L’œuvre
du « Montesquieu arabe », pour reprendre la formule employée en 1812 par Joseph de
Hammer-Pürgstall, éditeur des Mines de l’Orient et proche collaborateur de Sacy, intéresse
non pas seulement comme témoignage du passé, mais pour l’utilité qu’elle peut avoir pour le
présent. Les contemporains de De Slane (1801-1878) peuvent encore trouver un intérêt
scientifique aux recherches agronomiques, astronomiques ou médicales arabes – on peut
donner l’exemple d’Eusèbe de Salles (1796-1873), traduisant les écrits d’ar-Râzî (Rhazès) sur
la variole alors qu’on débat de la vaccination, celui de Jean-Jacques Clément-Mullet (1796-
v. 1869) pour la médecine, la géologie et l’agronomie, ou celui de Louis-Amélie Sédillot
(1808-1876) pour l’astronomie13. La proximité que ressent Sacy envers Ibn Khaldoun tient
aussi à ce qu’il a doublé son œuvre savante d’un engagement politique qu’on a tendance à
oublier aujourd’hui – Sacy a été membre du Corps législatif, baron d’Empire, pair de France,
et a fait partie entre 1815 et 1822 de la commission de l’instruction publique. Brocardé pour
sa faculté à s’adapter aux changements de régime – il figure en 1815 dans le Dictionnaire des
girouettes de Proisy d’Eppes14, Sacy apprécie la réflexion politique d’Ibn Khaldoun dans
lequel le comte suédois Jakob Gräberg till Hemsö, bibliothécaire à Florence, proposera
bientôt de voir une des sources de la pensée de Machiavel, via Léon l’Africain15.

Un argument a permis cependant de défendre l’hypothèse selon laquelle l’intérêt porté


à l’œuvre d’Ibn Khaldoun en 1840 devait être avant tout rapporté à la volonté de dominer
l’espace algérien. L’ordre dans lequel les Français ont publié l’œuvre d’Ibn Khaldoun –
l’Histoire des Berbères d’abord, la muqaddima ensuite – semble relever d’une logique

13
E. de Salles, « De la variole chez les médecins arabes » dans le Journal complémentaire du Dictionnaire des
Sciences médicales, t. XXXII, 127e cahier, janvier 1829 ; J.-J. Clément-Mullet, « Documents pour servir à
l’histoire de la lithotritie, principalement chez les Arabes », Journal asiatique, 3e série, vol. III, juin 1837 ;
L.-A. Sédillot, Matériaux pour servir à l’histoire comparée des sciences mathématiques chez les Grecs et les
Orientaux, 2 vol., 1845-1849.
14
Proisy d’Eppes, Dictionnaire des girouettes, Paris, 1815, p. 398.
15
Jacobo Gräberg di Hemsö, Notizia intorno alla famosa opera istorica d’Ibn Khaldun, filosofo africano del
secolo decimoquarto, Firenze, 1846, cité par Ahmed Abdesselem, Ibn Khaldoun et ses lecteurs, Paris, Presses
universitaires de France, 1983, p. 43.

4
pratique. On aurait donné la priorité à un texte utile aux agents de la colonisation pour ce qu’il
apprend du Maghreb d’un point de vue géographique, sociologique et politique. Or, le
caractère tardif de la publication du texte de la muqqadima et de sa traduction (toutes deux
postérieures à celles de l’Histoire des Berbères) s’explique par une cause accidentelle. Il tient
beaucoup à la personnalité d’Étienne Quatremère l’orientaliste à qui le monde savant avait cru
devoir réserver l’édition et la traduction de la muqaddima, du fait de ses compétences et de
l’intérêt particulier qu’il avait manifesté pour le texte – il en avait en effet acquis à titre
personnel des manuscrits. La Bibliothèque royale avait par conséquent mis à sa disposition les
manuscrits qu’elle conservait – au détriment d’autres orientalistes qui auraient pu vouloir les
consulter. Quatremère monopolise ainsi jusqu’à sa mort un manuscrit de la Rihla acquis en
1841 par la Bibliothèque royale, empêchant de Slane de l’utiliser pour sa première traduction.
Or, l’édition de la muqqadima n’était pour lui qu’un projet parmi d’autres, son ambition trop
grande l’empêchant d’achever la plupart des travaux entamés. Élève de Sacy comme de Slane,
mais de vingt ans son aîné (il est né en 1782), Quatremère est un perfectionniste qui s’est
retiré du monde et s’est placé à l’écart de la société savante libérale. Contrairement à Sacy qui
applaudit finalement à l’instauration de la monarchie constitutionnelle rénovée issue de la
Révolution de Juillet 1830, Quatremère, légitimiste, se refuse obstinément à reconnaître le
nouveau pouvoir. Les relations du maître et de l’élève se dégradent, et, trois ans après la mort
de Sacy en 1838, Quatremère claque la porte de la Société asiatique. À la fin de sa vie, il
préfère vendre sa très riche bibliothèque à l’université de Munich comme on ne lui en aurait
pas proposé assez à Paris16. C’est finalement sa mort en 1857 qui rend possible la publication
de son édition du texte de la Muqaddima. L’imprimerie impériale à Paris a beau faire vite, il
est trop tard pour prendre de vitesse l’imprimerie égyptienne de Bûlâq qui est finalement la
première à en éditer en 1857 le texte arabe.

16
T. Sadjedi Saba, Étienne Quatremère, un maître français de la Renaissance orientale, thèse d’État de
littérature comparée, université Montpellier 3, 1987, 3 t. ; François Laplanche (dir.), Dictionnaire du monde
religieux dans la France contemporaine, t. 9, Les sciences religieuses. Le XIXe siècle 1800-1914, 1996, p. 688.
Ernest Renan reproche à Quatremère d’avoir pris « l’étude comme une jouissance personnelle, bien plus que
comme un moyen d’enrichir la science de résultats nouveaux » et de n’avoir « point ouvert de voie vraiment
féconde » (Journal des débats, 20 oct. 1857). « Ni la philosophie, ni les habitudes de l’homme du monde ne
tempérant sa roideur, il aima mieux renoncer à la part de légitime influence qu’il eût pu exercer que de faire
aucun sacrifice au commerce des hommes. Toute sa vie, il vécut seul, sans autres amis que ses livres, les seuls
qui ne pussent jamais le contredire » (notice de Renan in F. Hoefer, Nouvelle Biographie Générale, vol. 41,
1862, col. 279).

5
Une affaire d’État

Dans un monde resté aristocratique – la capacité politique reste encore en 1840 limitée
aux élites – la publication de ces travaux savants, même s’ils n’intéressent directement qu’une
toute petite minorité de lettrés, a un poids symbolique et politique réel. Dans la première
moitié du XIXe siècle, il est prestigieux pour les États européens de soigner les études
orientales. En assurant la prééminence du pôle parisien dans les études arabes, la monarchie
affirme son pouvoir. L’intervention de l’État en faveur de l’édition et de la traduction de
l’Histoire des Berbères est donc loin d’être un fait isolé. La Société asiatique, depuis sa
fondation en 1822, est aidée par le gouvernement. Le roi Louis-Philippe en assurait déjà la
présidence d’honneur avant 1830, alors qu’il n’était encore que duc d’Orléans. François
Guizot, qui assure durablement la principale fonction ministérielle entre 1840 et 1847, veille
aussi personnellement à soutenir les travaux orientalistes17. Ce défenseur d’un régime
politique inégalitaire qui réserve une place majeure à l’instruction et aux savants range les
études orientales parmi les plus nobles des productions de l’esprit, parmi les plus
prometteuses.
En manifestant son souci de réhabiliter les monuments de la littérature arabe, le
gouvernement français entend aussi rehausser son prestige vis-à-vis des États musulmans. En
1840, la France marque son soutien aux ambitions du pacha d’Égypte Méhémet Ali qui
menace la souveraineté de l’empire ottoman dans le Levant, appui finalement retiré devant le
risque d’une nouvelle guerre avec l’Europe coalisée. Cinq ans plus tard, le baron Baude,
protecteur de Slane, peut ainsi écrire à Nisard, fonctionnaire à l’Instruction publique qu’il a

« toujours cru que le ministère de l’instruction publique pouvait avoir une très grande part dans
ce qu’on est convenu d’appeler la question d’Orient : croyez qu’en fouillant dans l’histoire et la
littérature des arabes, en restituant à cette race et mettant au jour ses titres à l’estime du monde, nous
fortifions beaucoup plus notre influence sur ce qu’elle possède de gens éclairés, qu’en entretenant
quelques milliers de bayonnettes [sic] de plus ou quelques journalistes transformés en diplomates 18. »

L’édition et la traduction française de l’œuvre d’Ibn Khaldoun est donc une façon
d’assurer la présence française en Méditerranée, face aux Anglais, et bientôt aussi en
concurrence avec les réalisations ottomanes (quatre volumes d’une première traduction en

17
La seconde épouse de François Guizot, Éliza Dillon, manifeste un intérêt particulier pour l’Orient.
18
Baude à Nisard, Paris, 9 février 1845, Archives nationales de France [ANF], F 17, 3007 A, mission Slane.

6
turc du Kitâb al-‘ibar, partielle, paraîtront à Istanbul en 1859-1860). Paris avait la volonté de
faire d’Alger un centre d’imprimerie orientale capable de rivaliser avec le pôle égyptien, où,
avec des collaborations françaises, une imprimerie s’est développée depuis 1822 à Bûlâq19.
Les réformateurs musulmans, comme par exemple Rifâ’a at-Tahtâwî en Égypte, ou Ibn
Abî-dh-Dhiâf à Tunis20, avant Khayr-ad-Dîn pacha, manifestaient en effet leur intérêt pour ce
texte remis à l’honneur par les travaux de Sacy, mais qui n’avait jamais été tout à fait oublié21.
Les analyses de la muqaddima, son vocabulaire arabe et sa rhétorique musulmane, pouvaient
servir de médiation pour intégrer à la tradition ce que les réformateurs avaient retenu de
l’observation directe d’une Europe qui prospérait et progressait : c’est là une opinion qu’ils
partageaient, semble-t-il, avec les orientalistes.
On comprend donc que le gouvernement français ait choisi d’imprimer le texte de
l’Histoire des Berbères, puis sa traduction, sur les presses d’Alger, malgré les complications
matérielles induites par cette décision22. Alger présentait un avantage du point de vue
économique, le travail y étant meilleur marché qu’à Paris23. Mais y fabriquer des livres posait
aussi de sérieux problèmes pour le papier et la reliure. Le papier disponible à Alger étant de
qualité insuffisante, il fallait en expédier de Paris. Les feuilles une fois imprimées et brochées
à Alger devaient repartir à Paris pour y être reliées24. Une partie des livres reliés était enfin
réexpédiée en Algérie pour être diffusée aux officiers et aux hauts fonctionnaires et distribuée
dans les bibliothèques militaires et civiles. En 1850, 68 exemplaires du 1er volume ont ainsi
été ainsi répartis entre les chaires d’arabe, les directions provinciales des affaires arabes et les
bureaux arabes (32 ex.), les bibliothèques militaires des chefs lieux de division (15 ex.), celles

19
Parmi les premiers collaborateurs de l’imprimerie, on trouve Dom Raphaël de Monachis. Riche d’une
expérience de près de quinze à Paris où il a enseigné les Langues orientales entre 1803 et 1816, il est chargé par
le vice-roi d’une traduction du Prince de Machiavel qui reste inachevée (Giovanni-Battista Brocchi, Giornale
delle osservazioni fatte ne’viaggi in Egitto, nella Siria e nella Nubia, Bassano, 1841, II, p. 369 ; Maria Nallino,
« Intorno a due traduzioni arabe del Principe del Machiavelli », Oriente Moderno, XI, 1931, p. 604-661). Sur
l’histoire de l’imprimerie de Bûlâq, on verra Abû al-Futûh Radwan, Ta’rîkh matba’at Bûlâq, Le Caire,
Imp. nationale, 1953.
20
Ahmed Abdesselem, Les historiens tunisiens des XVII, XVIII et XIXe siècles. Essai d’histoire culturelle, Paris,
Klincksieck, 1973, p. 465.
21
Pour ce qui concerne Alger, on se référera au cas analysé par Houari Touati (« Un témoin interprète
khaldounien de la prise d’Alger en 1830 : Ahmed ach-Charif az-Zahhar » in Actes du 2e colloque international
sur Ibn Khaldoun, Frenda, 1-4 juillet 1986, CNEH, Alger, 1986, p. 117-126).
22
Hermann Fiori, Bibliographie des ouvrages imprimés à Alger de 1830 à 1850…, Alger/Paris,
l'auteur/M. Besson, 1938 [réimp. Genève, Slatkine reprints, 1998].
23
Le coût de fabrication du premier volume a été évalué à 20 f. 92, alors que dans une imprimerie ordinaire il
aurait été de 32 franc, selon le secrétaire général du gouvernement à Alger (réponse faite au ministère de la
Guerre, Alger, 10 avril 1850, CAOM, F 80, 1580).
24
Les feuilles imprimées du t. II du texte arabe sont envoyées par dizaines en 350 exemplaires à Paris. Blondel
puis Daumas, directeurs successifs des affaires de l’Algérie au Ministère de la Guerre, en accusent réception le 6
mars et le 2 août 1850 (pour les feuilles 79-89 et 105-116) et le 22 avril suivant (pour le reste) (CAOM, F 80,
1580).

7
des préfectures, du secrétariat général du gouvernement, de la ville et du collège d’Alger, et
quelques personnalités, dont le consul de Suède et Norvège en Algérie 25.
En 1847, quelques mois avant la reddition finale d’Abd el Kader, la publication du
texte arabe de l’Histoire des Berbères est une façon pour le gouvernement français de se
présenter comme protecteur et promoteur d’un patrimoine arabe et musulman. Le Mobacher,
journal officiel bilingue qui vient d’être créé à Alger pour instruire et gagner à la politique
française un public musulman, en fait d’ailleurs l’annonce, en prenant le soin de préciser
quels sont les sept manuscrits qui ont servi à l’établissement du texte – les cadres de
l’administration en Algérie espèrent donc toucher un public de lettrés musulmans, sur lequel
appuyer la politique française26. Ils conservent l’esprit de la politique de Guizot et de
Tocqueville, qui ne voient de stabilité, de progrès et de liberté que dans un gouvernement
auquel est associée l’élite savante.
Il y a donc dans la décision prise en 1840 de confier à de Slane l’édition et la
traduction de l’Histoire des Berbères une double dimension de mise en valeur de l’œuvre
d’un grand historien du Maghreb – ce à quoi participe l’édition du texte arabe –, et de mise à
disposition de l’armée et de l’administration française d’informations utiles pour la conquête
– ce pour quoi la traduction française aurait sans doute suffi27.

On a déjà rappelé la coïncidence chronologique entre cette décision et la nomination


au gouvernement général de l’Algérie en décembre 1840 du général Bugeaud, fervent
coloniste. On a vu qu’elle a engagé à lire le travail du savant comme un auxiliaire de la
conquête par les armes. Un autre rapprochement conforte cette interprétation : des liens
familiaux étroits rattachent en effet de Slane au nouveau gouverneur, issu par sa mère d’une
ces nobles familles irlandaise exilées en France auprès du roi catholique Jacques II, après la

25
On réserve aussi un exemplaire pour le gouverneur général, pour Jean Honorat Delaporte, chef du bureau
d’administration indigène à la préfecture d’Alger, pour Charles Brosselard, sous-chef au secrétariat général, pour
Adrien Berbrugger, conservateur de la bibliothèque et du musée, pour Louis-Charles Solvet, conseiller à la cour
d’appel, et pour de Slane. On répond aussi favorablement à la demande des interprètes Amédée Rousseau et
Tubiana et du dr. Lucien Leclerc, historien de la médecine arabe (liste des destinataires établie par le bureau de
l’administration générale, municipale, et des affaires arabes, Paris, le 19 janvier 1850 ; envoi des récépissés par
l’état major général de l’armée d’Afrique, Alger, 5 nov. 1851, ibid.).
26
Le Mobacher, n° 94, 1er août 1851.
27
On retrouve cette quête d’informations utiles aux militaires dans la mission de collecte des manuscrits qui lui
est confiée en Algérie, à Malte et à Constantinople. Baude vante les qualités de son protégé : il allie à une
connaissance de la langue et de l’histoire arabe les qualités d’un « bon mathématicien, bon topographe, et entend
fort bien les questions de fortification et de marine. Les observations qu’il est en état de faire dans ses moments
de loisir ajouteront beaucoup à l’intérêt du but direct de sa mission » (Baude à Nisard, Paris, 9 février 1845,
ANF, F 17, 3007A, mission Slane).

8
Glorieuse Révolution de 1689 et la défaite de la Boyne28. La demoiselle Sutton de Clonard
qu’épouse vers 1837 de Slane n’est rien moins que la cousine germaine de Thomas Bugeaud,
ce qui n’est pas sans favoriser la carrière de l’orientaliste29. De Slane, à nouveau recommandé
par Baude, est chargé entre 1843 et 1845 de collecter les manuscrits arabes dans les
bibliothèques d’Algérie, de Malte et de Constantinople30, puis il est nommé en 1846 interprète
principal de l’armée d’Afrique, un poste prestigieux qui lui procure un traitement confortable
de 4 000 francs par an31. Il n’est pas sûr que cette nomination satisfasse entièrement le savant,
car, même si elle n’en fait pas un de ces interprètes ordinaires qui accompagnent sur le terrain
les expéditions militaires et font le coup de feu, elle l’oblige à séjourner en Afrique alors que,
loin des contingences matérielles de la guerre ou de la diplomatie, c’est le goût pour les textes
anciens et l’histoire qui l’ont amené à l’étude de l’arabe. Il affirme que son ambition ne sera
satisfaite qu’une fois atteinte « une position vraiment honorable et indépendante dans
l’instruction publique, et [son] entrée à l’Académie32 », et il ne projette pas de s’installer avec
sa famille en Algérie, arguant des frais considérables que cela entraînerait, et sa femme
refusant, comme mère, d’y hasarder pendant l’été la vie de ses enfants 33. Seule la présence de
manuscrits l’y retient : « Le principal avantage que j’y trouve c’est la facilité extrême de
poursuivre et de hâter la publication du grand ouvrage historique d’Ibn Khaldoun, dont le
texte arabe s’imprime sur les lieux pour le compte du Ministère de la Guerre 34. » Si, vingt ans
plus tôt, il a traversé la mer d’Iroise sur un petit yacht et s’est fixé à Paris 35, c’est afin de
profiter des richesses de ses bibliothèques et des leçons de Silvestre de Sacy, non pour faire la
guerre. De Slane est un orientaliste de cabinet, qui préfère l’atmosphère feutrée de la Société
asiatique aux chevauchées dans le Sud algérien. Peu après avoir été promu interprète principal
de l’armée, il cherche d’ailleurs à obtenir la chaire de turc devenue vacante à l’école des
langues orientales, travaillant pour cela à se rendre cette langue plus familière et faisant jouer
les relations de sa femme36. Pour reprendre la formule de cette dernière dans une lettre
adressée au ministre de l’instruction publique : « le pays de la guerre n’est pas celui des

28
Jean-Pierre Bois, Bugeaud, Paris, Fayard, 1997, p. 20 sq.
29
ANF, F 17, 23092, dossier de pension de Slane.
30
ANF, F 17, 3007A, mission Slane.
31
ANF, F 17, 23092, dossier de pension de Slane.
32
Slane à Salvandy, ministre de l’Instruction publique, Alger, 2 déc. 1846, ibid.
33
Baronne de Slane au ministre de l’Instruction publique, février 1847, ibid.
34
Slane à Salvandy, ministre de l’Instruction publique, Alger, 2 déc. 1846, ibid.
35
William Marçais, « Une belle figure d’orientaliste : de Slane », Revue de la Méditerranée, n° 76, nov.-déc.
1956, p. 559-560.
36
Face à ses concurrents Xavier Bianchi, Alexandre Chodzko, Louis Dubeux et le baron de Nerciat, il est
recommandé par M. de Brignoles, ambassadeur de Sardaigne, l’évêque d’Alger et Bugeaud (ANF, F 17, 23092,
tableau des candidats).

9
lettres : Mr de Slane est en Algérie hors de sa sphère37 ». La chaire ne lui échappe finalement
qu’à cause de la révolution de février 1848 : son monarchisme et sa parenté avec Bugeaud,
qui reste pour la légende républicaine le massacreur de la rue Transnonain, l’agent de la
sanglante répression de l’insurrection parisienne de 1834, et celui à qui le roi a fait appel
avant d’abdiquer, lui sont alors fatals. Il n’intégrera le corps professoral des Langues
orientales qu’en 1871, à la chaire d’arabe vulgaire, après avoir été pendant huit ans chargé
d’un cours d’arabe algérien – où il fait en réalité la part belle à la langue littéraire ancienne38.
Il faut d’ailleurs remarquer que les orientalistes qui se réclament de l’héritage de De
Slane, comme Edmond Fagnan (1846-1931), belge d’origine, qui a complété sa formation à
Paris avant d’enseigner à l’école des lettres d’Alger, ou plus tard Paul Casanova (1861-1926)
et Henri Pérès, qui se chargeront de la réédition de sa traduction, sont avant tout des
philologues qui restent à l’écart du tournant à la fois scientifique et colonial que prend à la fin
du siècle l’orientalisme à Alger en s’ouvrant en sciences sociales. Vers 1890, Fagnan, par son
traditionalisme, se gagne la sympathie de plusieurs savants musulmans, tandis qu’il s’aliène la
sympathie de René Basset, moderne directeur de l’École des lettres. Paul Casanova se heurte
aussi à Basset, son concurrent malheureux à la chaire d’arabe du collège de France en 1908.
Dans le climat nouveau de l’après-guerre, l’approche philologique littéraire des textes par
Henri Pérès, disciple de Mohamed Bencheneb autant, sinon plus, que de René Basset, favorise
le dialogue avec les lettrés musulmans des médersas39.

Magnifier, clarifier ou trahir ?

L’édition et la traduction d’Ibn Khaldoun ont-elles permis aux autorités françaises de


renforcer leur prestige auprès des musulmans ? Il ne semble pas que la politique française de
mise en valeur du patrimoine arabe ait eu un écho immédiat en Algérie ou ailleurs. Elle ne
pouvait être un antidote suffisamment puissant à la violence exercée depuis 1830 contre les
musulmans et leurs espaces sacrés (occupation de mosquées par l’armée, transformation de
certaines d’entre elles en églises, confiscation des biens habous). De Slane lui-même nous
donne un témoignage de la méfiance que suscite dans la capitale de l’Empire ottoman la

37
Baronne de Slane au ministre de l’Instruction publique, février 1847, ANF, F 17, 23092, Slane.
38
Archives de l’Inalco, dossiers du personnel enseignant, Slane.
39
« Profondément influencé par ses maîtres, [Pérès] est visiblement attiré par des études de philologie littéraire
plutôt que par la critique historique ou linguistique ». Or, c’est une tendance « particulièrement appréciée par
l’élite musulmane » qui, par conséquent, « mériterait d’autant plus de continuer à être représentée dans notre
enseignement supérieur » (Louis Massignon, note sur Pérès, 1929, ANF, F 17, 27758, Pérès).

10
curiosité des orientalistes français. Parti explorer les bibliothèques d’Istanbul à la recherche de
manuscrits inédits, il s’est heurté à une résistance passive, s’est vu refuser l’entrée de
plusieurs bibliothèques et a dû passer par des intermédiaires 40. Un ordre de la Porte aurait
défendu de vendre des livres aux Francs41. Dans ce contexte général, si l’œuvre de De Slane a
pu être efficace en Orient, ce n’est qu’en demi-teinte, à moyen ou à long terme.
Elle touche plus directement les élites européennes qui s’intéressent au Maghreb. La
diffusion de l’édition du Kitâb al-‘Ibar puis de sa traduction auprès des bureaux arabes et des
bibliothèques militaires dans les chefs-lieux de division est immédiate. On manque des
éléments qui permettraient d’approcher la façon dont elle a été reçue et utilisée par les
militaires et les administrateurs – il est vraisemblable qu’elle a servi de grille de lecture pour
comprendre les logiques politiques et sociales de leurs adversaires ou de leurs administrés, et
ce jusque fort tard dans le vingtième siècle. La pérennité des traductions de De Slane, sinon
de son édition du texte arabe de l’Histoire des Berbères, indique qu’on a continué à
s’intéresser, au-delà du monde académique et des historiens, à un texte pourtant ardu et
austère. Rééditée en 1924 sous l’autorité de Paul Casanova – peut-être une façon de couper
l’herbe sous le pied de l’école des lettres d’Alger quelques années avant la célébration du
centenaire de l’Algérie –, puis en 1956 par les soins d’Henri Pérès, en pleine guerre
d’indépendance de l’Algérie, la traduction de l’Histoire des Berbères reste encore aujourd’hui
au catalogue de l’éditeur Paul Geuthner – sans alternative42. Celle de la Muqaddima a été
rééditée en 1934-1938 avant d’être éclipsée par les traductions successives de Vincent
Monteil (1967-1968) et d’Abdessalam Cheddadi (2002)43.
L’importance de la traduction de De Slane dans l’élaboration d’une historiographie
coloniale du Maghreb est incontestable. Ernest Mercier va jusqu’à lui faire une place explicite

40
« À la bibliothèque d’Aatif, on avait fini par me refuser communication des livres, parce que j’étais chrétien ;
il a fallu un ordre de la Porte pour obtenir que les livres fussent mis à ma disposition ; et depuis ce temps, quand
je vais pour la première fois dans une bibliothèque, je me fais accompagner par un huissier du pacha des
Wacouf. » (de Slane à Jules Mohl, 6 janvier 1846, « Extraits de trois lettres écrites de Constantinople par M. le
baron de Slane », JA, janvier 1846, p. 102). « Dans toutes les bibliothèques où je me présente, je rencontre
l’accueil le plus décourageant, et mes copistes eux-mêmes ne sont plus à l’abri de désagréments ; c’est au point
que l’un d’eux a été repoussé de toutes les bibliothèques où il a voulu travailler. » (de Slane au ministre de
l’Instruction publique, Constantinople, 25 mai 1846, ANF, F 17, 3007 A, mission Slane).
41
Slane à Reinaud, 25 janvier 1847, lettre publiée par le JA, janvier 1847, p. 88.
42
Abdesselam Cheddadi qui travaille à une traduction intégrale de l’œuvre d’Ibn Khaldoun n’a pas encore publié
ce qui concerne le Maghreb (Peuples et nations du monde. La conception de l’histoire, les Arabes du Machrek et
leurs contemporains, les Arabes du Maghrib et les Berbères. Extraits des ‘Ibar, vol. 1, Paris, Sindbad, 1986).
43
Les prolégomènes, Paris, P. Geuthner, 1934-1938 ; Discours sur l’histoire universelle (al-Muqaddima),
Beyrouth, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvre, 1967-1968, 3 vol. (3e éd. rev., Arles,
Actes Sud, 1997) ; Le livre des exemples. I, Autobiographie, Muqaddima. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 2002.

11
dans le titre de l’histoire du Maghreb médiéval et moderne qu’il publie en 187544. C’est à
travers de Slane qu’Émile Félix Gautier lit Ibn Khaldoun, qu’il présente comme un génie isolé
et dont il fait la source centrale de sa synthèse sur Les Siècles obscurs du Maghreb45. Doit-on
rapporter au mode de présentation de De Slane le jugement de Gautier selon lequel les Arabes
ne comprennent l’histoire que sous la forme des généalogies, étant donné leur conception
biologique de l’histoire, et leur ignorance du raisonnement géographique46 ? Faut-il imputer à
de Slane une large part de responsabilité dans la constitution d’une « image essentialiste et
évolutionniste d’un bicéphalisme racial au Maghreb47 » ? Seule une analyse très précise
confrontant le texte arabe, la traduction française, et les usages de l’œuvre de De Slane
permettrait d’apporter une réponse concluante. On se bornera ici à rappeler que Robert
Montagne lit aussi Ibn Khaldoun, référence fondamentale de son œuvre ethnographique
marocaine, dans la traduction de De Slane48. En 1930, c’est en citant « l’unique historien
musulman qui ait été capable d’embrasser d’un seul coup d’œil la vie tourmentée du Maghreb
au cours des siècles » qu’il ouvre les leçons qu’il donne à l’institut des études islamiques de la
faculté des lettres de Paris49. Vingt-cinq ans plus tard, Jacques Berque fait à son tour référence
à de Slane dès les premières pages de ses Structures sociales du Haut-Atlas50. Pour une
nouvelle génération d’Algériens férus d’histoire nationale qui, formés à l’école française, ont
difficilement accès au texte arabe, la traduction de De Slane reste une ressource essentielle,
malgré les problèmes qu’elle pose.
Sa qualité a joué indiscutablement un rôle dans la diffusion relativement large et
durable de la muqaddima et de l’Histoire des Berbères. Bien reçue en son temps par la
communauté savante orientaliste, elle s’inscrit dans une tradition selon laquelle la traduction
doit rendre le texte original dans une langue élégante et claire, qui laisse dans l’ombre les
difficultés et les aspérités du texte, auxquelles l’appareil de notes est chargé de faire référence.
De Slane est en cela le disciple fidèle de Sacy, qui a pris la défense du parti des belles

44
Ernest Mercier, Histoire de l'établissement des Arabes dans l'Afrique septentrionale selon les documents
fournis par les auteurs arabes et notamment par l'″Histoire des Berbères″ d'Ibn Khaldoun, Paris, Challamel,
1875.
45
Émile-Félix Gautier, Les Siècles obscurs du Maghreb, Paris, Payot, 1964 [1927], chap. 3, p. 69 sq.
46
Id., p. 107.
47
Rachid Fardeheb, notice Slane in Dictionnaire biographique de l’Algérie, n° 1, 1984.
48
Kmar Bendana, « Robert Montagne lecteur d’Ibn Khaldoun » in François Pouillon et Daniel Rivet (dir.), La
sociologie musulmane de Robert Montagne, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 44.
49
« La vie sociale et la vie politique des Berbères », Paris, Comité de l’Afrique française, 1930, p. 9.
50
2 éd. revue et augmentée, Paris, Presses universitaires de France, 1978, p. 5.

12
infidèles dans la bataille des fleuristes à la Société asiatique51 et celui d’Amand-Pierre
Caussin de Perceval, l’auteur de l’Essai sur l’histoire des arabes avant l’islamisme, pendant
l’époque de Mahomet et jusqu’à la réunion de toutes les tribus sous la loi musulmane (3 vol.,
1847-1848), qui a fait le choix de composer un récit à partir de sources arabes, plutôt que de
traduire littéralement le Kitâb al-aghânî.
De Slane expose clairement les règles qu’il s’est données dès l’ouverture de son
introduction à l’Histoire des Berbères :
Le devoir d’un traducteur ne se borne pas à l’exacte reproduction des idées énoncées dans le
texte qui fait le sujet de son travail ; d’autres obligations lui sont également imposées : il doit rectifier
les erreurs de l’auteur, éclaircir les passages qui offrent quelque obscurité, fournir des notions qui
conduisent à la parfaite intelligence du récit et donner les indications nécessaires pour faire bien
comprendre le plan de l’ouvrage. Il lui reste même encore à faciliter aux lecteurs les recherches qu’ils
voudraient entreprendre, et à leur enseigner l’origine, la vie et les travaux de l’auteur 52.

Ce souci de clarification du traducteur n’est pas sans effet sur la réception de l’œuvre. Il est
probable qu’il faille lui attribuer le jugement que porte en 1934 Gaston Bouthoul, membre du
comité de direction de la Revue internationale de sociologie, sur la langue d’Ibn Khaldoun.
Bouthoul, qui n’a sans doute pas eu accès au texte arabe, contredit l’opinion généralement
exprimée, de Silvestre de Sacy à Vincent Monteil en passant par de Slane lui-même, selon
laquelle la langue d’Ibn Khaldoun serait complexe et obscure53. Dans la préface qu’il donne à
la réédition de la traduction par de Slane de la muqaddima, il loue la franchise, la précision de
cette langue, « sans fioritures, sans subtilités grammaticales, ni affectations de bel esprit » −
sans envisager qu’il puisse y avoir là des effets de l’intervention du traducteur.
De Slane, que son origine irlandaise a peut-être rendu sensible aux malheurs des
Algériens, n’est pas un pur représentant d’une logique impériale devenue aveugle à tout ce qui
ne répond pas à ses intérêts, à tout ce qui ne fonde pas sa domination. Parmi ses

51
« Discours sur les traductions d’ouvrages écrits en langues orientales », extrait des Discussions de la classe
d’histoire et de littérature ancienne de l’Institut, sur le rapport du jury des prix décennaux, réédité in Silvestre
de Sacy, Mélanges de littérature orientale, Paris, E. Ducrocq, 1861 p. 47, sq.
52
Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, nouvelle
édition publiée sous la dir. de P. Casanova, Paris, P. Geuthner, t. 1, 1925, p. I.
53
De Slane parle d’un « style très-irrégulier » et de « phrases surchargées de termes abstraits, entrecoupées de
parenthèses et de répétitions », défaut qui lui paraît « former le caractère distinctif de tous les ouvrages
historiques et scientifiques composés par des natifs de la Maurétanie » – il ne le retrouve pas aussi souvent
« chez les écrivains de l’Orient ni chez les auteurs espagnols » (préface à sa traduction des Prolégomènes,
p. CXII) ; « au lieu d’aller directement au but, [les arguments d’Ibn Khaldoun] n’y arrivent que par de longs
détours, et alors même ils tombent quelques fois à faux. Cela, du reste, est assez commun aux musulmans : tout
Européen qui a eu des rapports avec eux sait combien ils ont de la peine à formuler leurs pensées d’une manière
précise et à les coordonner » (id., p. CXII-CXIII). Il concède cependant que « les chapitres sur les sciences sont
rédigés avec netteté et précision » (ibid.).

13
contemporains d’autres arabisants ont été bien plus engagés que lui dans l’œuvre coloniale.
Pour ne prendre que des représentant du parti « indigénophile », on pense à Eugène Daumas,
parent de De Slane54, un militaire épanoui qui préfère les chevauchées au travail de cabinet, à
Ismaÿl Urbain, interprète principal de l’armée comme de Slane, mais bien plus impliqué que
lui dans l’action politique, ou, pour rester dans le domaine académique, au titulaire de la
chaire d’arabe de Constantine, Jacques Auguste Cherbonneau, prêt à bousculer les traditions
en voulant promouvoir une langue médiane moderne algérienne. De Slane, resté curieux de la
logique propre de la pensée spéculative d’Ibn Khaldoun, est un représentant tardif d’une
génération qui n’a pas la morgue de ses cadets, convaincus de la supériorité scientifique de
l’Occident moderne. Étranger d’origine, modéré de tempérament – Société asiatique et
ministère de la Guerre ont fait appel à son arbitrage pour régler des querelles opposant des
arabisants55 –, soucieux des traditions, sensible à un monde aristocratique en voie de
disparition, de Slane est, comme Sacy, un homme de transition en même temps que de
traductions. Loin des turbulences algériennes, c’est dans le calme de son cabinet qu’il passe
les dernières années de sa vie : il catalogue les manuscrits arabes de la Bibliothèque nationale
et, assisté d’un musulman de formation zaytûnienne, Slimân al-Harîrî, professe son cours
d’arabe à l’École des langues orientales sans chercher aucunement à l’orienter vers la
pratique56.

Alain Messaoudi, CHSIM/EHESS

54
Augustin Bernard, préface à l’édition de La femme arabe d’Eugène Daumas, Alger, Jourdan, 1912, p. V. Cette
parenté tient sans doute au mariage en 1847 de Daumas avec Catherine Mac-Carthy, cousine de Bugeaud.
55
En 1854, Nicolas Perron demande à son ami Jules Mohl de faire appel à l’arbitrage de De Slane à propos de
l’attribution de la traduction française du Mukhtasar de sidi Khalîl par la Société asiatique, comme il craint que
Reinaud ne veuille se la faire réserver (Perron à Mohl, 2 oct. 1854 inYacoub Artin Pacha, Lettres du Dr Perron,
du Caire et d'Alexandrie, à M. Jules Mohl, à Paris, 1838-1854, Le Caire, Finck et Baylaender, 1911). En 1865,
sur la demande du ministère de la Guerre, de Slane est appelé à arbitrer le conflit qui oppose Combarel, titulaire
de la chaire d’arabe d’Oran, à l’équipe des arabisants du Mobacher, le journal officiel de l’Algérie, Cherbonneau
en tête. Accusés de commettre de graves erreurs de langage et de porter atteinte à l’intégrité de la langue arabe,
ils à leur tour inculpé Combarel d’avoir critiqué l’empereur et de s’être faire le porte-voix de musulmans
fanatiques. De Slane apaise le différend en rendant un jugement équilibré (ANF, F 17, 20 454, E. Combarel).
56
Chargé d’un cours d’algérien (1863) puis de la chaire d’arabe vulgaire (1871), il profite du non
renouvellement de la chaire de Reinaud en 1867 pour donner plus de place dans son enseignement aux textes
classiques.

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