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Cahiers de la Méditerranée

"Homme fétiche" ou "Homme-symbole" ? Un notable-militant :


Houari Souiah, Premier préfet d'Oran (1915-1990)
Omar Carlier

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Carlier Omar. "Homme fétiche" ou "Homme-symbole" ? Un notable-militant : Houari Souiah, Premier préfet d'Oran (1915-
1990). In: Cahiers de la Méditerranée, n°46-47, 1, 1993. Bourgeoisies et notables en Méditerranée (XVIIIe-XXe siècles) [Actes
du colloque de mai 192 à Grasse ] pp. 203-247;

doi : https://doi.org/10.3406/camed.1993.1654

https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1993_num_46_1_1654

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"HOMME FÉTICHE" OU "HOMME-SYMBOLE" ?
UN NOTABLE-MILITANT : HOUARI SOUIAH,
PREMIER PREFET D'ORAN (1915-1990).

Université
Omar d'Qran-CRASC
CARLIER

Simple commis de librairie dans les années 1930, Houari SOUIAH


est inspecteur commercial à la maison de tabacs JOB dans les années
1950. Il prend sa retraite en 1979 comme président du conseil de
direction régional pour l'Oranie de la SNTA (Société nationale des
tabacs et allumettes). Jeune adhérent de l'association El Falah fondée en
1937 par le mouvement des Oulémas, il est coopté dix ans plus tard au
comité central du Parti du Peuple Algérien (PPA) et élu la même année
premier adjoint musulman au maire de sa ville. Premier préfet d'Oran
à l'Indépendance, élu député de la même circonscription l'année
suivante, il termine sa carrière politique au poste de commissaire-
adjoint du Parti vers 1972.
L'ampleur du reclassement social suggéré par ces divers titres et
promotions et la longévité impressionnante d'une carrière aux
multiples facettes, conduisent à s'interroger sur la façon dont un
homme et un groupe arrivent à se construire ensemble, dans la durée,
aux points d'articulation du local et du national et à surmonter de
conserve une césure aussi lourde que celle de la guerre d'indépendance.
Qu'en est-il de la force propre du lieu derrière cette constance dans la
représentation du terroir, de la manière dont un individu, à l'issue
d'une interaction réussie avec son milieu, inscrite avec maîtrise dans la
pluralité des pratiques et des temps sociaux, finit par habiter un rôle
original de notable-militant jusqu'à en incarner le type ? En effet, ce
statut de personnalité locale accédant à des responsabilités politiques de
rang national, mais trouvant son principe d'équilibre dans une sorte de
médiation régionale entre les genres et les niveaux de l'action sociale,
n'est pas acquis dès la naissance par "droit de sang" ni simplement reçu
des mains du vainqueur par "droit de révolution". Du point de vue du
sujet collectif, il peut se lire comme l'effet du travail d'une société sur
un homme qui lui sert tout à la fois de sismographe, de miroir et
d'interprète. Du point de vue du sujet individuel, il s'analyse comme la
longue carrière d'un homme qui se fait en collant comme personne au
collectif, à la cité, en l'incarnant.
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On fait ici l'hypothèse que le module biologique individuel est un


bon révélateur du rapport entre lien politique et changement social,
tant pour l'histoire sociale que pour la science politique. Souiah n'est
pas pour sa ville un za'im, si tant est que cette figure du chef et du
guide puisse se fixer et se saisir au plan local, ni un simple cadre sorti
du rang pour son parti ou pour l'Etat. Le premier préfet d'Oran est
surtout, par la solidité de son ancrage, l'amplitude de son registre et la
durée de son action, une qualité n'allant pas sans l'autre, cet homme du
lieu et du lien, ce passeur, cet accompagnateur qui négocie avec elle,
dans un mélange étonnant de prudence et d'audace, les tournants les
plus durs d'une histoire pleine de bruit et de fureur, mais dont la cité et
son édile, qui veulent conserver en partage une mémoire plus
conviviale et une utopie plus consensuelle, se refusent à croire qu'elle ne
signifie rien.

I - DE SIDI ALI À SIDI EL HOUARI : PETITS


MÉTIERS, ZAOUÏA ET CASTILLAN.

Houari SOUIAH est né le 21 septembre 1915 à Oran, comme son


père Abdelkader et son grand-père Mohamed. Mais, dans la mémoire
familiale, plus active dans la trasmission féminine, et plus axée sur la
filiation patrilinéaire, tout commence avec l'arrière grand-père
Abdelkader. C'est lui l'ancêtre fondateur à partir duquel s'organise et
se lit la saga des Souiah. H avait soixante-dix ans en 1889, quand son
nom fut enregistré à l'état civil. Né vers 1819, par conséquent avant
l'occupation coloniale, à Sidi Bouzid, quelque part entre Mostaganem et
Relizane, sa femme, Kheira RIGHI, qu'il avait épousée quand elle
n'avait que douze ans et qui est morte plus que centenaire, racontait aux
soeurs et belles-soeurs du jeune Houari comment les français avaient
enfumé les musulmans dans les grottes.
Le récit familial, sans autre précision, signale que l'ancêtre
Abdelkader a d'abord vécu chez les Douaïr avant de s'installer dans la
capitale des beys. On sait que cette tribu faisait partie du maghzen
d'Oran. Et là où l'état civil se contente de le désigner comme
propriétaire, la mémoire familiale lui attribue cinq haouch et un café à
Eckmiihl, du côté du ravin de Ras el Ain, là même où est né Houari
SOUIAH, sur un lot reçu en héritage par son grand-père.
Premier citadin de la lignée, ce dernier est déjà une figure sociale
des Bas-quartiers. On dit qu'il aurait "divorcé deux épouses le même
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jour" et se serait installé à Eckmuhl avec une cherguia d'El Hamri,


avant de revenir finalement à Sidi el Houari. A quatre-vingts-dix ans,
le grand-père Mohamed y travaille encore à son atelier. C'est un ancien
forgeron, mais aussi un lettré, qui lit et possède des livres : on
comprend mieux, dès lors, qu'il ait assuré une double fonction lui
conférant le statut d'un notable indigène. D'un côté, il est employé au
port comme peseur aux poids publics, de l'autre, il est moqaddem de la
zaouïa des Bas-quartiers. A côté de sa forge, il a ouvert une école où
les jeunes viennent apprendre le coran avec un taleb de la mosquée du
Jardin Westford. Mosquée et zaouïa sont nées de l'assignation à
résidence du cheikh Abdelbaki dans l'ancienne maison du consul anglais,
pendant la première guerre mondiale. Le cheikh était originaire de Sidi
Ali (Cassaigne), la famille Souiah aussi, ainsi que de nombreux
habitants de la ville basse. On vit dans la nouvelle citadinité sans effacer le
lien naturel avec les groupes d'origines.
Houari est donc, par son grand-père, l'héritier d'un capital social
et culturel distinctif. Il n'appartient pas au cercle restreint des vieilles
familles d'origine turque ou kouloughli telles que les Bachterzi, ni à
l'aristocratie de commandement de l'ancien maghzen, comme les
Bendaoud ou les Ould Cadi. Mais il sort du monde indistinct de la
camma (les gens du commun) par filiation confrérique et rang familial.
Dès la première génération de la cité, celle des cinq fils de l'ancêtre
Abdelkader, deux d'entre eux ont leurs entrées à la mairie, où ils sont
consultés pour les affaires musulmanes, même s'ils n'appartiennent pas
à la même obédience. Ces deux frères Souiah ne sont pas reconnus
comme interlocuteurs et intermédiaires en raison de leur métier -celui-
ci est peseur au port, celui-là est artisan (les deux autres frères sont
bouchers-tripiers)- mais en vertu de leur influence religieuse. Dans
l'ascendance paternelle de Souiah, trois hommes sont donc réputés plus
proches de Dieu que l'homme ordinaire : son grand-père Mohamed,
attaché au cheikh Abdelbaki, son grand-oncle Sid Ahmed, moqaddem
de Sidi Kaddour, à Medina Jdida, et son grand-oncle Abdelkader,
moqaddem de Sidi el Houari, le saint patron de la ville, aux Bas-
quartiers.
On pourrait croire le petit Houari tout désigné à la succession
notabiliaire, il n'en est rien. Multipliées par les remariages et
l'augmentation du nombre des enfants vivants, les familles gagnent
certes en extension mais se différencient davantage et tendent à perdre
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en cohésion agnatique. De ce fait, certains de leurs membres perdent


aussi en statut social. C'est le cas pour le jeune Souiah.
Son père, né vers 1889, a certes fréquenté l'école Louis Lumière à
Medina Jdida, le principal quartier musulman de la ville, et acquis de
ce fait un métier, mais c'est un modeste menuisier d'Eckmuhl, sans
fonction élective, et qui perd en reconnaissance sociale ; de plus, il se
remarie à son tour. Orphelin à trois ans, Houari est délaissé par sa
marâtre. Il se souviendra toujours de l'humiliation vestimentaire qui
l'obligeait à aller parfois pieds-nus avec un pantalon troué, il se
souviendra aussi du conseil de son instituteur, l'incitant à préparer un
métier parce que son père ne pourrait pas payer les frais du collège.
Le petit fils de notable est donc un enfant pauvre, sinon un enfant
de pauvre. Néanmoins, sa scolarité complète à l'école d'Eckmuhl,
sanctionnée par l'obtention du CEP, suffit à le distinguer du grand
nombre parmi les petits algériens de son âge. La classe ne comprend
que deux ou trois musulmans regroupés dans un effectif à majorité
espagnole. Et puis, avec ces petits camarades, la familiarité est
favorisée par un autre trait spécifique hérité du cadre familial, significative
de la vie sociale des Bas-quartiers, mais tout à fait atypique au regard
de l'ordre colonial ordinaire et poussé ici plus loin que de coutume : la
convivialité inter-communautaire.
Dans une famille où l'on ne compte pas moins de trois moqaddem,
on dénombre aussi trois mariages mixtes. Le jeune Houari va passer
chaque été à Sidi el Houari, chez son grand-père, au contact de ses
oncles qui sont autant de modèles d'émancipation sinon de conduite.
Abderrahmane, dit moreno (le brun), est mécanicien sur les bateaux ;
Mohamed, lui aussi mécanicien, a épousé une espagnole, Julia, et l'un
de ses fils, Toino (Antoine) est champion moto-cycliste. Mieux, la tante
Kheïra s'y connaît en mécanique et glisse volontiers sous le camion.
Tout ce petit monde parle et chante en espagnol, sinon en pur castillan.
Certaines des filles accompagnent leurs amies au catéchisme et portent
le chapeau, tout en s'inscrivant, par ailleurs, dans la tradition
musulmane. A vrai dire, c'est le grand-oncle Abdelkader qui a le premier
dérogé en épousant Maria Gella. La grande famille vit ses différences
dans l'interculturel, les uns dans la stricte observance musulmane, les
autres dans le syncrétisme. Comme on le voit, les voix de l'islah sont
impénétrables. On comprend mieux en tout cas ce que l'esprit
d'ouverture du futur cadre ouléma puis PPA doit à la socialisation familiale et
scolaire de son enfance.
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II - LIBRAIRIE, SPORT ET MEDERSA.

Après une année de cours supérieur à l'école primaire d'Eckmiihl,


Houari Souiah doit donc chercher du travail et trouver un métier.
A quatorze ou quinze ans, il pourrait suivre la trace de son père
ou de ses oncles, tous, petits artisans, mais l'adolescent n'est pas attiré
par la mécanique, comme ceux-ci, ou par la menuiserie, comme celui-
là. Il ne restera pas longtemps dans leurs jambes.

1 - Les choses changent pour lui de manière décisive quand il


rentre chez Mânes se, la principale librairie de la ville, recommandé au
patron par un ami de la famille, le jeune homme est sérieux, il va
demeurer sept ou huit ans dans une maison qui lui donne à la fois un
emploi et un savoir. La librairie est d'abord un lieu de travail, avec sa
discipline et ses horaires, pas question de manquer un jour ou d'arriver
en retard sans raison. Houari part tôt le matin pour une longue journée
continue et fait souvent le trajet aller-retour à pied pour économiser
l'argent du tramway. La librairie est ensuite, pour Souiah, un cadre de
formation et d'apprentissage, une sorte de seconde école.
Dans un premier temps, il est chargé de réceptionner les paquets
et de ventiler les colis, puis de disposer et distribuer les journaux. H
fait ses classes et apprend, sinon à gérer, du moins à observer les
bonnes règles de gestion, ce qui lui sera bien utile par la suite. Le mot
n'est pas trop fort, car la maison n'est pas une simple boutique : avec
ses trois niveaux de la Galerie Pérez, sans compter le magasin du fils,
et son nombreux personnel -cinq ou six jeunes filles sont spécialement
affectées à la distribution de la presse- cette petite entreprise familiale
fonctionne comme une véritable société de services intellectuels, la plus
importante d'Algérie, au dire des contemporains. Elle reçoit des
commandes de tout le pays, et même du Maroc, et rayonne sur
l'ensemble du département et a pour clientèle l'élite européenne de la
ville et une partie des notables musulmans. Mais la librairie est aussi
pour le jeune Souiah, au coeur de la ville moderne, un poste
d'observation social exceptionnel.
Ici, l'adolescent entre en contact avec un autre milieu que celui des
Bas-quartiers ou d'Eckmiihl, et d'abord avec la famille Manesse elle-
même, qui appartient à la frange catholique libérale de la bourgeoisie
oranaise. Avant Souiah, le chef de la Maison, Claude, avait déjà engagé
un jeune commis musulman, Brahiti, qui garderait de son premier
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emploi véritable un goût prononcé pour la lecture et les livres. Fait


notable, mais pas si étrange à Oran, Brahiti militerait conjointement à
la jeunesse communiste et à l'association des Oulémas. Inquiété par la
police, son patron n'hésiterait pas à se porter garant pour lui. De la
même façon, la Maison défendrait le jeune Houari, objet à son tour
d'une enquête au sujet de ses activités sportives. On peut être soucieux
du bon ordre social et mettre un point d'honneur à protéger ses
employés indigènes : Souiah est donc conservé dans l'effectif.
Avec les années, la confiance et l'expérience aidant, on le laisse
dans certains cas tenir la caisse et garder le magasin. L'intégration
durable du jeune homme à son lieu de travail suppose donc l'acquisition
d'un minimum de savoir-faire et favorise l'incorporation d'un véritable
code de conduite. A la librairie, notre jeune employé modèle se
familiarise avec les formes convenues de la civilité notabiliaire, les
manières de dire et de faire de la bonne société européenne, à la faveur
des visites de personnalités connues (médecins, avocats, fonctionnaires).
Robert Thintouin, par exemple, le directeur des archives à la
Préfecture, est un familier de Claude Manesse et un client assidu de la
maison. Là encore, la leçon n'est pas perdue pour l'enfant d'Eckmuhl.
La librairie n'est pas un salon ou un cercle littéraire. Néanmoins, elle a
pour un petit groupe d'amis les aspects d'un lieu de sociabilité, où l'on
s'attarde entre familiers pour évoquer les problèmes qui agitent l'esprit
du temps. Souiah est étranger au petit cénacle, mais il a sous la main la
plus belle bibliothèque du pays, celle qui met à la disposition de ses
clients la plus large gamme des sources d'information disponibles de ce
côté de la méditerranée.
On y trouve, en tout cas, tous les grands quotidiens de Paris et
d'Algérie, toute la presse d'information et d'opinion, de L'Action
Française à L'Humanité ; on y reçoit, ou on peut y recevoir, à la
commande, tous les périodiques, hebdomadaires et mensuels, magazines
et illustrés, revues économiques et littéraires. La maison ne fournit pas
seulement des livres et du matériel scolaire, elle propose à ses fidèles
tous les titres de la littérature universelle en langue française, y
compris, bien entendu, les chefs d'oeuvre de la littérature arabe, tels
que les Contes des mille et une nuits. Progressivement, avec les moyens
et dans les limites de son bagage scolaire, Souiah va pouvoir approcher
ce trésor et faire sien quelques une des pièces qui en constituent le
joyau : les livres. Il va découvrir Alexandre Dumas et Victor Hugo,
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Anatole France et Henri Barbusse, accessibles d'ordinaire aux rares


élus de l'enseignement secondaire.
Le futur député d'Oran ne se transforme par pour autant en
lecteur boulimique féru de grands classiques, mais il comble une partie
du handicap scolaire et culturel qu'il concède à ses amis mieux dotés,
ou devance progressivement ceux qui le sont moins. En tout cas, par
l'intériorisation du rapport au journal et au livre, notre lecteur acquiert
les moyens de franchir les étapes ultérieures.
A la veille du Front Populaire, Souiah peut donc lire aussi bien Le
Populaire que Je suis partout, à l'instar de ces autres lecteurs effrénés,
et notamment Imache, que sont les principaux rédacteurs du journal
nationaliste de Paris, El Ouma. Bien mieux, il découvre ce journal lui-
même, dont Brahiti a conservé la collection et surtout, il reçoit à la
librairie la revue de Chekib Arslan, La Nation arabe. On connait
l'influence de l'émir druze, proclamé naguère prince des poètes, sur les
nationalistes maghrébins des années 1930 et, singulièrement, sur les
étudiants fassis. On sait aussi que le leader syro-palestinien a pris sous
son aile Messali Hadj, en janvier 1936, quand le président de L'Etoile
Nord-Africaine s'était réfugié à Genève afin d'échapper à l'arrestation.
On ignore généralement, en revanche, l'impact considérable de sa
revue sur toute la frange des lettrés du certificat d'études, autodidactes
et grands lecteurs de journaux, dont Souiah est un prototype parfait.
Comme ses pairs, ce dernier est particulièrement sensible, par le
truchement du français, aux formes d'expression de l'occidentalisation
orientale, celles qui accompagnent notamment l'essor du paradigme
jeune (turc, égyptien, etc.) dans tout l'espace islamo-méditerranéen. Au
relais tunisien et zitounien du premier quart de siècle s'ajoute en effet,
via Genève, le relais estudiantin de Paris où s'active, par ailleurs, un
nationalisme maghrébin radical né quelques années plus tôt au contact
du mouvement ouvrier.

2 - En entrant à la librairie, Souiah se pose dans la vie. En suivant


les clercs du réformisme religieux (is lah=ré forme), il va s'engager
dans la cité. Trois ans, toutefois, lui sont nécessaires pour aborder ce
tournant décisif. Par rapport à d'autres jeunes, plus politisés ou plus
motivés, il prend son temps. En revanche, cet engagement ne sera pas
éphémère, au contraire de tant d'autres, mais d'une longévité
exceptionnelle.
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A dix-sept ans, le petit commis de Manesse éprouve seulement de


la sympathie pour les idées nouvelles, sans partager pour autant les
options révolutionnaires de son ami Brahiti, ou suivre la reconversion
de son parent Saad el Hachemi -un mandataire aux halles gagné à
l'islahisme par le truchement du cheikh Saïd Zahiri- jusque dans le
sillage du parti communiste. Souiah ne se tient pas davantage du côté de
la révolution des moeurs, celle qu'affichent ces jeunes turcs qui se font
photographier tête nue en costume trois-pièces et fume-cigarette, chez
Aragon, au centre ville, et prennent l'anisette au Café riche, ni du côté
de ces dockers et de ces plébéiens qui affectionnent déjà le bleu de
travail et se dispensent de l'observance ordinaire.
Le fils du menuisier d'Eckmiihl fait campagne contre
l'alcoolisme, sans vivre son inclination naissante pour le réformisme religieux
sur le mode puritain ou xénophobe. Comme son ami Baghdad, bientôt
le goal le plus célèbre de l'Oranie, il sera favorable à la mixité scolaire
et au sport pour les filles. C'est un jeune sportif, ouvert, sérieux,
altruiste qui veut progresser pour lui-même sans oublier sa
communauté, pas un boy-scout tenté par la patrouille des éclaireurs européens,
ou un dandy désireux d'épater le fils du colon ou de provoquer le vieux
turban, ni un syndicaliste de choc séduit par l'esprit bagarreur du port,
ou un nationaliste révolutionnaire cultivant le conciliabule secret du
petit groupe de conspirateurs.
Peu après le centenaire (1930), les jeunes regroupés autour de
Bentabet, Makhlouf et Tassa lancent avec l'aide de Kaddour Belkaïm,
responsable à vingt-et-un ans des jeunesses communistes (JC), un
journal éphémère au titre symbolique : El fadjr (l'aurore). Ils fondent,
l'année suivante, le Cercle des amis du livre, qui durera davantage.
En 1932, Belkaïm sollicite de nouveau ses amis et mobilise la JC
pour organiser dans les rues de la ville une manifestation de jeunes
conscrits musulmans réclamant l'égalité devant le service militaire.
L'émotion est considérable. Souiah n'en fait pas partie, bien qu'il
connaisse certains des initiateurs, à commencer par Brahiti. Les aînés,
il est vrai, ont en moyenne cinq ans de plus, alors que le cadet n'a pas
dix-sept ans (et moins de quinze au moment crucial du centenaire).
Toutefois, le futur député d'Oran n'intègre pas davantage, cinq ans plus
tard, la section PPA créée en juillet 1937 par Abdelkader Turqui, après
le passage de Messali à Oran, avec les adolescents et jeunes adultes qui
ont assisté au meeting du garage Rossi. En fait, il se trouve placé par
l'âge entre deux générations gagnées par l'idée de révolution : celle des
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jeunes communistes de K.Belkaïm, né vers 1910, et celle des jeunes


nationalistes de Turqui, né vers 1920. Quand Souiah atteint ses vingt
ans, le premier groupe s'est déjà effrité et le second n'est pas encore
né.
Il n'existe alors qu'une mince frange de lecteurs d'El Ouma de son
âge, regroupés depuis 1934 autour d'un inscrit maritime et d'un
écrivain public, mais dépourvus du moindre écho à Oran. A cette date,
en revanche, l'association des Oulémas s'est déjà imposée sur la scène
politique et culturelle algérienne. Souiah appartient donc à une
génération intermédaire, celle des jeunes nés vers 1915, et dans cette classe
d'âges, à ceux qui se reconnaissent dans les idées de réforme et
d'égalité des droits. Il vient à maturité en phase avec la montée du
mouvement islahiste et la naissance du Rassemblement populaire. D'une
certaine manière, il est né avec l'Islah.
Comme à tous les jeunes citadins qui cherchent leur voie dans le
malaise du temps, le réformisme religieux propose à Souiah un chemin
qui l'oblige à se démarquer de l'islam de ses pères, mais sans le
contraindre, comme le voudrait l'engagement politique
révolutionnaire, à rompre brutalement avec le statut et l'ethos de son milieu
familial. Le protégé de Sidi el Houari -Souiah porte classiquement le
prénom du saint patron de la ville- n'est pas un héritier rebelle à
l'héritage paternel, comme Kaddour Belkaïm qui est fils de caïd, ni un
protestataire marqué par l'appauvrissement dans le groupe gentilice,
comme l'orphelin A.Turqui.
Rien de brusqué ou de forcé dans son adhésion à YIslah. Souiah
nous a dit avoir ressenti et partagé l'émotion collective née en mai 1933
de l'interdiction du prêche réformiste dans les mosquées et de la
fermeture des écoles rattachées à l'obédience de Ben Badis, mais ses notes
personnelles vérifient notre hypothèse qu'il n'y a pas chez lui de césure
liée à un événement déclenchant, pas même les émeutes de Constantine
(août 1934). On y lit plutôt un processus d'implication progressive
-plus conforme à son caractère, étranger aux emportements et aux
coups de tête- dans le jeu social et la dynamique militante. Rien dans
son environnement personnel ne s'oppose vraiment à cette
identification.
Certes, les hommes de l'islam scripturaire s'opposent avec force
aux pratiques maraboutiques et aux rituels confrériques, à toute posture
"associationniste" contraire au principe du tawhid (unicité absolue) ; or
les parents de Souiah sont liés aux marabouts et aux confréries. Mais on
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a vu que le grand-père Mohamed, familier des livres, abrite une petite


école rattachée à un cheikh "progressiste", Abdelbaki, dont le
successeur et fils, cheikh Naboulsi, est un esprit moderniste qui a étudié à
Damas. Et puis, c'est aussi avec les confréristes qu'on fait les badisi.
C'est précisément le cas de l'oncle par alliance Sid Ali, qui a quitté les
Hamdaouas pour soutenir de ses derniers le cheikh Zahiri, véritable
initiateur de l'Islah à Oran. Journaliste et polémiste talentueux, ce
dernier y a fondé en 1932 la première médersa de l'association des
Oulémas, puis crée la première section du mouvementi.
Dès 1932, une partie de la cité est donc disposée à accueillir
l'islam réformiste, y compris les jeunes bilingues sortis comme Souiah
de l'école indigène. Mieux, elle contribue à lui donner un caché
moderniste. Ce n'est pas tant l'Islah venue de Constantine ou d'Alger
qui modernise à Oran le rapport au religieux que l'esprit d'ouverture
de la ville qui imprègne en son sein le discours et la politique islahistes.
De 1932 à 1936, avec une poignée de jeunes radicaux qui suivent
Sid Ali et Zahiri ; de 1936 à 1939, sur une toute autre échelle, à la
faveur du Congrès musulman et du nouveau paysage culturel, cette fois
avec le concours d'adultes bien rangés, quand ces derniers demandent
pour leurs enfants un enseignement moderne en arabe. Pour une partie
des notables et des couches moyennes (commerçants, artisans, petits
employés et fonctionnaires) humiliée par le centenaire et touchée par le
marasme économique, l'Islah est la grande affaire, et le patient modèle
éducatif doit l'emporter sur l'impatience politique.
Réforme religieuse et réforme politique marchent de pair. Houari
Souiah fait partie de ce milieu, malgré la très modeste condition de son
père. Du reste, les Souiah s'accommodent fort bien du modérantisme et
de l'apolitisme déclaré des oulémas, contredit il est vrai localement par
le frayage de Zahiri avec les communistes. De plus, le rationalisme

1 En deçà et au delà du cas exemplaire formé en l'espèce par le "couple" Sid Ali-
Zahiri dans la période fondatrice de 1931 à 1935, on observe à Oran une évolution et
une interaction de ce type avec la vente en ville, en 1915, d'un lettré originaire d'El
Gaada, un centre religieux situé à 20 km, sur la route de Sidi bel Abbès.
Dès la fin des années 1920, Tayeb Zeddour, dit el Mhaji, prépare les esprits à la
réception du discours islahiste, par la qualité de son exégèse du Coran. Sans rompre
avec la Senoussiya, le cheikh Tayeb reçoit le premier Benbadis à Oran, partageant tout
juste cet honneur -car il les devance en prestige- avec le président de la cultuelle et le
muphti de la ville. Il prend ensuite ses distances avec l'islah. Mais c'est son propre
élève et neveu, Miloud Mohamcd-Brahim, parti à la "mosquée verte" suivre
l'enseignement du maître de Constantine, qui lance à Oran, début 1937, avec d'autres,
retour de Tunis et sur les instigations de Benbadis lui-même, non pas la première école
islahiste mais la première grande médersa réformiste de l'Oranie.
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doctrinaire, l'ascétisme rituel et l'ouverture aux belles lettres ne gênent


pas outre mesure des gens de religion acculturés à la modernité par la
filiation d'Abdelbaki et la proximité espagnole, qui ont appris depuis
trente ans, place de la Perle, au coeur des Bas-quartiers, à reconnaître
les différences socio-culturelles, à partager les codes et les signes des
uns et des autres. Us et coutumes, art culinaire et fêtes religieuses,
sport et musique, vocabulaire de la pêche, lexique de l'amour et de
l'honneur, tout cela s'échange, par delà les statuts ethniques, entre ceux
qui jouxtent la mosquée de Sidi l'Houari et la vierge de Santa cruz,
dans l'espace spécifique où se combinent le mieux la wa'ada du saint et
la feria andalouse.
Dans ce contexte, YIslah n'est jamais qu'une innovation de plus, si
essentielle soit -elle, dans les bouleversements du temps, et si paradoxale
soit-elle, de prime abord, puisqu'elle dénonce une déviation seconde au
nom d'une tradition première, en préconisant le retour aux sources et
au Livre. Les sympathies du fils d'Ahmed pour les badisi ne sauraient
donc choquer quiconque. La grande famille en a vu d'autres, qu'il
s'agisse des multiples frasques de Moreno ou du compagnonnage de Sid
Ali avec Zahiri et les communistes. Et puis, Houari fait déjà honneur à
son nom. Il a un métier, il est sobre, croyant et entreprenant, bref,
c'est un bon parti. En tout cas, on peut le citer en exemple, fut-il
devenu islahiste.
A ce jeune homme posé et rangé, l'idée de réforme convient tout
particulièrement. L' Is la h veut relever les musulmans, défendre et
promouvoir des valeurs centrales menacées : la religion, dégradée par
le relâchement des moeurs et les compromissions des cheikhs ; la
langue, menacée par l'ordre colonial et la faible compétence des petits
maîtres, tout en organisant un programme concret d'intervention dans
le groupe social. L'Islah est crédible parce qu'elle est tangible, à la fois
séduisante et efficace. Elle tire sa force de sa formule même, qui
combine l'idéal et l'action. Pour autant, la politique des partis n'est pas
encore l'affaire de Souiah. Pendant près de dix ans, elle lui parait
manquer de prise sur le réel, étrangère à ce qui compte d'abord à ses
yeux : l'éducation des indigènes, le devenir de la personnalité
musulmane.
Les élus sont des gestionnaires de la cohabitation sans pouvoir, les
radicaux communistes et étoilistes des opposants ou des rêveurs sans
impact. De 1933 à 1943, Souiah reste à distance des partis et de la
Révolution parce que la Révolution et les partis lui paraissent loin du
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 214

corps social, impuissants ou utopiques. D'ailleurs, il reste à distance de


l'engagement lui-même, au moins jusqu'en 1936. L'ambiguité de l'Islah
lui convient, d'abord parce qu'elle a une politique sans faire de
politique, ensuite parce qu'elle fait de la politique sans le dire.
En somme, il évolue avec elle, de l'association au mouvement, du
groupe de pression au parti, en inversant progressivement son rapport
avec elle, à la faveur de la montée du mouvement social.
Souiah n'a ni le profil ni la vocation d'un cheikh. Il ne sera jamais
enseignant ni même arabisant, pas plus que Kettaf un de ses amis clerc
de notaire, francophone comme lui et futur président de l'association
El falah. Il ne se propose pas un cursus d'élève à professeur mais
d'auditeur à animateur. Dans un premier temps, il veut surtout
améliorer son bagage linguistique et culturel en écoutant de vrais maîtres, épi-
sodiquement en fait, car le sport occupe l'essentiel de son temps libre.
Si le cheikh des Mhajjas, comme celui de Souf, prodigue sa science aux
jeunes oranais sur les deux points essentiels et interdépendants du
savoir et du croire, Zahiri, lui, apporte un début de réponse à la
lancinante question du déclin et du retard, bref, il donne un sens au malaise
vécu par le groupe et commence, par là même, à le guérir. Mais ce
sont les faits, plus que les discours, qui paraissent dicter à Souiah sa
conduite, et seul le Front populaire et l'année 1936 changent pour lui,
radicalement, les données du problème : l'axe, le mode et l'ampleur de
son engagement dans la cité.
L'environnement politique n'a plus rien à voir avec celui de 1933
et les Oulémas sont à présent, avec le parti communiste, la cheville
ouvrière du Congrès musulman, le plus grand mouvement de masse de
l'entre deux guerres. L'association de ces deux acteurs, que tout parait
à première vue opposer, ne le gène pas. Quand il déchiffre sur les
banderoles la formule prêtée à Ben Bâdîs : les communistes sont le
levain du peuple, il a l'exemple de Brahiti et de Zahiri sous les yeux,
mais le rôle du alem a changé de dimension en moins d'un an car
l'activité, le lieu et le groupe de ceux qui l'écoutent aussi.
Il s'agit précisément de transformer cette activité en entreprise :
une société doit justifier d'un siège social, une medersa qui retrouve et
déborde le cadre associatif antérieur a besoin d'une véritable école. Il
faut un local pour incarner le mouvement, signifier son unité et sa
permanence, un lieu de rassemblement pour le rendre visible à lui-
même et aux autres, un point fixe pour imposer sa centralité à l'espace
citadin, ce sera le siège de la rue Emile Delord. Mais il faut aussi des
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 215

cadres à cette entreprise, et des soldats à cette armée, et pas seulement


des adeptes à un cheikh. Souiah est de ceux là, et l'on comprend qu'il
ne rejoigne pas les partis politiques, fut-ce l'Etoile Nord-Africaine ou
le PPA, puisque son parti est déjà là, dans l'Islah.
Depuis l'automne 1936, il suit assidûment les cours de Cheikh el
Miloud, mais il ne se contente plus d'écouter les maîtres entre deux
rendez-vous sportifs, il participe désormais, à Medina Jdida, au coeur
du quartier-centre de la ville algérienne, à un mouvement organisé
comme un parti, avec ses sections (shu'uba), son comité directeur et ses
écoles, en militant de la cause, en animateur d'une véritable action
collective.
A vingt-et-un ans, Souiah a trouvé sa voie. Il ne l'a pas trouvée
seul, par un cheminement purement intellectuel, induit par ses lectures
de la librairie et l'enseignement des cheikhs, ou porté mécaniquement
par la pression collective, l'effervescence du Front populaire et
l'engouement pour le Congrès musulman. Non, il est venu à l'action,
dans et pour l'Islah, par le truchement de la sociabilité du sport.
Ce sont ses amis footballeurs Baghdad et Nafi qui l'ont conduit
avec eux de l'association sportive à l'association culturelle. Décidément,
comme celles du seigneurs, les voies de l'Islah sont impénétrables. En
tout cas, le jeune Souiah est partie prenante dans la fondation de
l'association El Falah, créée au mois de mars 1937, même s'il n'a que vingt-
et-un ans, pour jouer les premiers rôles.
En Oranie, toutefois, le mouvement des oulémas s'est vite scindé
en deux, tant en raison du conflit personnel qui oppose Said Zahiri à
Bachir Ibrahimi que des différences à l'oeuvre dans les positions
sociales et l'idéologie implicite de ceux qui les suivent. Du coup, le
congrès musulman lui-même se divise en deux. A Tlemcen, on tient au
CAMO, allié aux modérés du Congrès musulman ; à Oran, on suit le
BOMO, solidement accroché au parti communiste, auquel le cheikh
Zahiri a donné son appui. Ce dernier assure d'ailleurs la page
musulmane d'Oran Républicain, devenu entre temps le premier grand
quotidien du Front Populaire. Ben Badis et la direction des Oulémas retirent
leur aval au BOMO, et le courant zahiriste à Oran rentre dans le rang.
Cependant, par une sorte de compensation implicite, la jeune
génération islahiste conforte sa place au sein du deuxième comité directeur,
juste à la veille de la seconde guerre mondiale.
Elle a oublié l'héritage radical de Zahiri, mais elle fait valoir
l'esprit d'ouverture et d'entregent de la jeunesse oranaise. Souiah est
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 216

tout désigné par son expérience professionnelle et sociétaire pour


assurer des tâches de secrétariat, encadrer les jeunes, suivre les activités de
la medersa. Plus qu'un simple animateur bénévole, Souiah est déjà un
homme de parole, un propagandiste, un da'i. Cela ne suffit pas,
toutefois, aux yeux de la police, pour l'impliquer vraiment dans le jeu
politique de la ville. A l'instar des nouveaux promus, il échappe aux
arrestations qui suivent l'entrée en guerre de la France et la dissolution
corrélative des organisations nationaliste et communiste. En revanche,
les personnalités politiques et religieuses en vue, tout comme les cadres
des partis dissous, sont arrêtés ou assignés à résidence.
Si Tayeb el Mhaji n'est pas inquiété, Cheikh el Miloud est envoyé
le premier dans le sud, au camp de Djenien bou Rezg où Saad el
Hachemi le rejoint pour quelques mois. Sous Vichy, la vie politique en
Algérie est quasiment arrêtée, même si un mince filet de vie associative
continue. Mais après le débarquement allié (nov.1942), la nouvelle
génération est en position d'accéder à des responsabilités de premier
plan. Avec Ghaouti Déliai, Mohamed Mettahri, Abdelkader Kettaf,
Abed Semghouni et quelques autres, Souiah prend en charge la relance
de l'Islah à Oran. Pas pour longtemps toutefois, car le nouveau paysage
politique provoque un transfert de militantisme.

3 - Entre temps, un autre engagement associatif a contribué à


former notre adolescent et à préparer son propre accès à la notabilité :
le football. Depuis les années 1920, en effet, l'association est devenue
l'activité sportive la plus populaire d'Algérie, avec la boxe et le
cyclisme. Pratique institutionnelle et ludique à la fois, elle est
désormais commune aux européens et aux musulmans et se présente comme
une modalité majeure de l'articulation socio-culturelle inter-commu-
n au taire. Houari Souiah n'a pas manqué tout enfant, comme ceux de
son âge, de taper dans un ballon ou quelque chiffon donné pour tel. En
sus du football, il pratique aussi l'athlétisme et la boxe. Vers l'âge de
seize ou dix-sept ans, il s'inscrit à l'Association sportive eckhmûlienne
(ASE), avec quelques jeunes musulmans du quartier.
Ces derniers n'y resteront pas longtemps, ils ont le sentiment qu'à
valeur égale on préfère retenir les jeunes espagnols pour les
compétitions ou les équipes premières. C'est ce qui va les conduire, suivant un
processus classique, à créer leur propre équipe, mieux, leur propre
club. Notre sportsman, comme disent les journaux du temps, a dix-sept
ans quand il participe à cette initiative collective née de la solidarité
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 217

communautaire et de la sociabilité du quartier. S en devient rapidement


l'une des chevilles ouvrières, mais non le principal protagoniste. La
majorité des nouveaux sociétaires habite la rue Joseph Oliva qui
traverse ce faubourg à dominante espagnole situé sur la route de
Tlemcen. Bien que le leader du groupe, Habib Bouakeul, soit domicilié
à Lamur, un autre faubourg à majorité espagnole situé au Sud de la
ville, la plupart de ces jeunes gens se connaissent depuis l'enfance
comme voisins, camarades de classe ou fils du quartier (ouled houma).
Et si le comité se renouvelle à plusieurs reprises, il trouve son
assise dans un noyau stable conduit par Bouakeul. Nos
joueurs-sociétaires doivent tout faire par eux-même : acheter les tenues et les
ballons, fabriquer et transporter les poteaux et les filets. Mais ils savent
aussi se faire aider par des aînés qui pour les statuts, qui pour un
modeste soutien financier.
Et puis, comme les devanciers, on inscrit la définition religieuse
dans la raison sociale du groupe (association sportive musulmane
Eckmûhlienne) qui trouvera un peu plus tard une traduction ostensible
dans les couleurs du maillot. Avec leur dominante verte sur fond blanc
et rouge, ces dernières suscitent en effet les alarmes de la police.
Comme ses amis, Souiah répond qu'elles ont été choisies par hasard,
car il faut bien pouvoir distinguer les maillots. Personne n'est dupe,
mais on en reste là. Il serait très excessif toutefois de regarder cette
modeste équipe de quartier comme le symbole du nationalisme algérien
à Oran. Pour ce faire, il faudra en réalité attendre les conditions et les
conséquences de la seconde guerre mondiale. On verra alors le club et
Souiah changer à la fois de statut et d'image : celui-ci comme secrétaire
local des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), celui-là comme
challenger nationaliste face aux adversaires européens et aux rivaux
musulmans : l'ancienne USMO et le nouveau MCO.
Sport et religion, telle est donc l'articulation préférentielle qui
préside à l'insertion du jeune homme dans l'échange social, selon une
modalité à première vue étonnante, mais qui n'a rien d'exceptionnelle à
l'époque, surtout pas à Oran. Dans cette deuxième moitié des années
trente, l'activité politique l'intéresse, mais il ne s'y engage pas. Ce qu'il
faut retenir, en revanche, c'est la conjonction de la forme et du
moment de son intégration dans la cité. Souiah est de ceux qui,
scolarisés avant 1930 mais pleinement socialisés à partir du centenaire, restent
durablement marqués par l'échec du Front populaire et l'espérance
déçue du Congrès Musulman.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 218

Parvenus à l'âge adulte à la veille de la deuxième guerre mondiale,


ou avec elle, ces déçus de la démocratie et de la gauche française seront
aussi les plus disposés à faire droit aux idées radicales restées jusque là
marginales -excepté à Alger et dans la jeunesse de quelques grandes
villes- initiées quelques années plus tôt par les cellules communistes
(1925-1935), puis l'Etoile Nord-Africaine (ENA 1930-1936) et
reprises maintenant par le Parti du peuple algérien (PPA 1937-1939).

III - LE PARTI ET L'ETAT, ENTRE LE LOCAL ET


LE NATIONAL.

Au moment où la Wehrmacht envahit la Pologne, Souiah n'est


encore qu'un jeune assesseur d'Elfalah et un modeste employé de chez
Manesse. Quand Hitler se suicide dans son buncker, sa vie a pris un
autre tour. C'est un homme marié, bien installé dans la vie
professionnelle, qui participe dans sa ville à la conduite du grand mouvement
politique du moment, celui des AML et, secrètement, à la direction
locale du PPA. L'accélérateur social due à la guerre se lit donc
particulièrement bien dans cette trajectoire individuelle.

1 Rupture extérieure et reclassement intérieur

Souiah a près de trente ans à la veille du 8 mai 1945. La pleine


maturité est venue pour lui en phase avec une situation intérieure et
extérieure exceptionnelle, dans une étroite synchronie avec une série de
ruptures majeures encore impensables trois ans plus tôt. La France,
puissance tutélaire séculaire, s'est effondrée en deux mois ; l'invincible
Reich allemand s'est arrêté à Stalingrad, et la lointaine Amérique passe
en Afrique du Nord du rêve hollywoodien à la matérialité quotidienne
colossale. D'un coup, au moins pour la jeunesse politisée et une partie
des masses urbaines, la carte géographique, politique et mentale du
monde est changée.
Dans les derniers mois de la guerre, les douars les plus reculés
sont eux-mêmes gagnés par l'idée que l'Algérie -puisque l'Amérique l'a
promis- sera bientôt rendue à elle-même, à l'instar de tous les peuples
de la terre. Tout s'est progressivement mis en place à partir du 8
novembre 1942 : substitution de De Gaulle à Pétain, via Giraud, remise
du Manifeste aux autorités compétentes (janvier 1943) et surtout,
libération des internés et prisonniers politiques (mars-avril 1943). Tout
s'est accéléré l'année suivante, avec le recul des puissances de l'Axe et
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 219

la transformation en mouvement de masse de l'idée incarnée par le


Manifeste.
Souiah aborde ces années décisives avec la solidité d'un homme
qui s'est posé dans la vie sans solution de continuité entre le privé et le
public. D a échappé à la conscription et donc, à l'épreuve directe de la
guerre. Il a tenté, sans grand succès, de se lancer en association dans un
petit commerce, puis a trouvé finalement un emploi à sa mesure chez
Job, une maison de tabacs où il sera bientôt inspecteur des ventes et
dont les propriétaires soutiennent discrètement les idées nationalistes.
Voilà un pas de plus vers la raison du lien entre position sociale et
disposition politique, vers la notabilisation, la professionnalisation de
l'engagement dans la cité, à la jonction du métier et du statut.
Souiah a désormais une situation sociale plutôt enviable, au regard
de l'échelle des conditions assignées à la communauté musulmane, sans
qu'on puisse pour autant la comparer avec celle des vieilles familles les
mieux dotées en patrimoine immobilier (Bendaoud, Ould Cadi, Hadj
Hassen...) ou avec celle des réussites du commerce de gros (Godih,
Foitih...).
Il va bientôt acquérir aussi une position publique, même si, en
1944, sa notoriété est encore bien loin de pouvoir se mesurer à celle
des personnalités les plus prestigieuses de la ville. Mais, en épousant
une cousine Souiah, alors même qu'il conforte son insertion
personnelle dans la vie active et associative, Houari accède à la représentation
implicite de sa parenté et au bénéfice de l'estime associée à son nom.
Dorénavant, c'est à lui qu'on pensera en le prononçant.
Le moment est particulièrement opportun. C'est celui où l'idée
nationale esquissée depuis un demi-siècle par la synergie entre la
socialisation scolaire coloniale et les relais intérieurs de la Nahdah, et prise
en charge à force ouverte dans les organisations émigrées des années
1920, change une nouvelle fois de dimension 1.

1 Cette idée s'énonçait déjà expressément au pays dans "La lutte sociale", le journal
souvent saisi du parti communiste. Surtout, elle prenait une ampleur nouvelle, au
moment précis où les communistes, tout à leur stratégie frontiste, laissaient de côté
pour dix ans la revendication d'indépendance, en raison de la victoire du Iront
populaire, qui rendait possible le retour de Messali en Algérie. Déclinée par le PPA
depuis 1937 en terme d'"autonomie", surtout en ville, dans les catégories de l'Etat
moderne -sur le modèle de la puissance tutélaire, avec ses institutions et ses symboles :
gouvernement et parlement ("parlement algérien" est justement le titre du nouveau
journal de Messali), drapeau et hymne (respectivement brandis et chantés depuis la fin
1936 par les jeunes radicaux de 1*ENA/PPA)- l'idée de Watan (nation ) est perçue à
présent, sous le terme magique d'isnqlal (indépendance) par un nombre croissant de
ruraux, comme substitution prochaine, imminente du commandement musulman au
O. CARLJER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 220

Les hommes comme Souiah, qui font le lien entre khassa (élite) et
amma (petites gens), islam scripturaire et islam populaire, religion et
politique et finalement entre ville et campagne, figurent justement
parmi les opérateurs naturels de ce changement corrélatif et presque
simultané de langage, de terrain et de masse critique induit par le
nouveau cours de l'histoire. Mais notre témoin incarne aussi, sans doute
mieux que d'autres, avec un cadet de cinq ans qui l'a précédé en
politique en suivant un autre itinéraire : Boutlélis Hammou, cette capacité
créatrice de ceux qui donnent d'autant plus corps à la rupture qu'ils
sont en position de médiation.

2 - De YIslah au PPA

En Oranie comme ailleurs, fut-ce avec moins d'enthousiasme ou


de vigueur, les anciens émules de Bendjelloul ont su se reconvertir et se
reconnaître dans l'esprit du Manifeste. Ils soutiennent maintenant le
talent et les formules d'un nouveau leader : Ferhat Abbas.
A l'Ouest comme à l'Est, on est passé d'un mouvement de masse à
un autre, du Congrès Musulman aux Amis du Manifeste.!
Pour autant, les choses ne se déroulent pas partout à l'identique.
Au plan social, l'Oranie ne connaît pas en milieu rural les aspects
quasi millénaires et mahdistes qui caractérisent, par exemple, la
Kabylie des Babors. Au plan politique, la ville d'Oran est le siège d'un
changement qui n'a guère d'équivalent dans le reste du pays.

commandement européen, sur une terre regardée, fut-ce de manière confuse, comme
celle d'une communauté politique spécifique (umma wataniya) logée au sein de la
communauté religieuse {umma islamiya) la communauté des "algériens".
* Celui-là regroupait les élus, les oulémas et les "militants", à l'exclusion
rapidement décidée des "messalistes", autour du rattachement de l'Algérie à la France,
selon une sorte de provincialisation dans le statut personnel musulman. Celui-ci
rassemble les anciens élus, les oulémas et les radicaux du PPA, à l'exclusion cette fois
des communistes, autour d'un projet d'indépendance, totale pour les uns (PPA),
inscrite dans un cadre fédéral ou confédéral pour les autres (Abbas). Dans les deux
cas, les idées parties de la ville gagnent rapidement les campagnes. Le sens politique
de la poussée diffère, sinon la qualité sociale des hommes de la médiation. Dans les
deux cas aussi, l'échec final du rassemblement est payé par l'incapacité du pouvoir
central à réguler un ordre colonial désormais obsolète et miné par le fossé encore accru
entre les communautés. D'une période à l'autre, enfin, si durement soit-il frappé, le
parti de l'Indépendance est bien le principal bénéficiaire de la crise. En 1937-1938, il
est rejoint au moins à Alger, par les déçus du Front populaire et certains adhérents de
ce Congrès musulman qui l'avait naguère écarté. En 1945, à l'échelle de tout le pays,
il s'empare d'un mouvement dont il n'a été au départ que l'aiguillon.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 221

Dans le cas présent, en effet, quatre des principaux organisateurs


de la relance clandestine du PPA viennent de jami'at el falah, la
medersa des Oulémas. Souiah n'en fait pas partie, dans un premier
temps, mais il est bientôt aspiré à son tour dans le mouvement.
Logiquement, l'initiative ne vient pas et ne peut pas venir de lui, car
elle résulte de la concertation entre des hommes d'un rang plus élevé
qui se sont connus au camp de Djenien Bou Rezg. Cette initiative, qui a
bénéficié semble-t-il du soutien discret du cheikh Ibrahimi, est
impulsée par Chadli el Mekkii, un ancien étudiant PPA de la zitouna
originaire de Tebessa, connu au camp pour son soutien affiché à la cause de
l'Axe.
Chacun sollicite ses proches. Maamar vient avec A bde Header
Mazouni, Ghaouti Habib-Kahloul et Tahar Hammou, respectivement
amis et frère de Boutlelis Hammou. Mobilisé à Maghnia, ce dernier
coopte Abdelkader Maachou. Tous ces hommes sont issus du PPA. De
son côté, Déliai sollicite Sid Ahmed Mettahri, véritable cheville
ouvrière de la nouvelle structure militante, Abed Semghouni, futur
responsable du comité local, puis Souiah et Layachi, qui viennent les
rejoindre au comité local. Les quatre derniers nommés ont au moins un
point en commun : ils appartiennent tous au local de l'Islah.
Bachir Ibrahimi, le successeur de Ben Badis, pensait pouvoir
contrôler le processus en cours. En fait, la plupart des jeunes
sociétaires d'El Falah vont quitter sans retour l'Islah pour le PPA. Souiah et
ses pairs s'en sont expliqués sans détour en des termes similaires.
Ils ont d'abord suivi les Oulémas, disent-ils, parce que ces derniers
proposaient un objectif et une méthode : enseigner aux enfants et aux
adultes, selon une pédagogie rénovée, la langue du coran et le véritable
islam, combattre, par là-même, l'obscurantisme et l'ignorance liés à
l'analphabétisme, soustraire enfin les exclus de l'école française aux
dangers de la me. Les islahistes voulaient aussi assimiler la science et le
savoir-faire des européens pour les mettre au service de la meilleure
des religions, s'approprier à terme la force de l'Occident sans adopter

1 Chadli Mekki a suscité une réunion préparatoire à Oran, dès sa sortie du camp,
avec l'aide de deux hommes qu'il a rencontrés en captivité : Ghaouti Déliai, un ancien
lecteur d'El Ouma familier de cheikh el Miloud et futur président de l'association El
Falah ; et Abdallah Maamar, un ancien des JC gagné en 1937 par Abdelkader Turqui,
fondateur de la section PPA d'Oran, et intime de Boutlelis Hammou, leader de fait des
jeunes nationalistes radicaux. Les premiers jalons posés, Chadli Mekki se rend à Alger
pour prendre contact avec la nouvelle direction clandestine, avant de se voir confier la
tête de la fédération PPA de Constantine.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 222

toutes ses moeurs, moderniser la compréhension de l'Islam sans


toucher à son dogme, aller de l'avant en retournant au Coran,
construire un avenir en retrouvant un passéi.
Mais Souiah précisait aussitôt, dans nos entretiens, que pour les
jeunes Islah signifiait également action : contre l'administration
coloniale et ses agents, contre l'archaïsme des zaouïas et le charlatanisme
des marabouts, pour la défense et la promotion de la langue arabe,
pour le progrès enfin, tout cela au moyen d'une lutte légale et utile,
donnant des résultats concrets et immédiats. Mais c'est précisément cet
idéal d'engagement positif inspiré hier par les Oulémas qui les incitait
maintenant, en 1943, à abandonner ces derniers. Dans le nouveau cours
de l'histoire, la lutte engagée en 1937 paraissait à présent vieillie et
étriquée, sinon stérile.
Après le débarquement américain, Stalingrad, la Charte de
l'Atlantique, le combat et les chefs d'autrefois devenaient soudain plus
petits. Les mots, les attitudes, les visages, tout ce qui incarnait le
mouvement islahiste était dévalorisé. Tout changeait maintenant de
taille, de contexte, de sens. Le mot réformisme prenait un tour
péjoratif, les Oulémas, un côté attentiste et bourgeois. On trouvait à présent
leur démarche frileuse, leur direction opportuniste, voire affairiste. Il
fallait inverser désormais l'ordre des priorités, commencer par le
combat politique et mener ce dernier jusqu'au bout. Le PPA avait
raison, seule l'indépendance permettrait de concrétiser les objectifs de
l'Islah et d'en faire réellement bénéficier le peuple. La nation elle-
même était en danger. C'était là les maîtres mots : peuple, nation,
indépendance et surtout action, tous placés sous le signe de l'urgence. Seuls
le programme et les méthodes du PPA répondaient aux exigences de
l'heure, aux attentes du peuple, au défi de l'histoire. Demain, il serait
trop tard. Tel était le leitmotiv.
C'est donc dans cette disposition d'esprit que Souiah et les jeunes
animateurs d'El Falah s'engouffrent dans la brèche ouverte par le
Manifeste et y mènent leur action pour le compte du PPA. Certains,
comme Ghaouti Déliai, retrouveront bientôt Brahimi et Abbas, les
Oulémas et l'UDMA, à leurs yeux plus réalistes ; d'autres, comme

1 Bref, on voulait contrôler emprunt et refus, à l'instar d'un Rifaat Et Tahtaoui,


qu'on ne connaissait pourtant pas. On pensait rétablir le lien entre la science et la foi, à
l'exemple d'un cheikh Abdou, le grand 'alem du Caire souvent cité mais rarement lu.
On se conformait ainsi à l'idéal de la Nahda incarnée en Algérie par le grand disparu,
Abdelhamid Ben Badis, et poursuivie depuis 1940 par son successeur, Bachir
Ibrahimi.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 223

Abed Semghouni, poursuivront plus loin le transfert de militantisme en


rejoignant le parti communiste. Quant à la majorité du groupe
transfuge, elle s'en tiendra à son nouvel engagement. Il est à signaler
qu'aucun d'entre eux n'a de véritable formation religieuse ou littéraire,
sauf Layachi peut-être, et n'assure de tâche d'enseignement.
A vingt-huit ou trente ans, ces animateurs-organisateurs de
l'association islahiste locale ont trouvé dans le parti populiste le cadre de
lutte répondant le mieux à leurs aspirations, à leur milieu et à leur
culture.
Avec Semghouni et Déliai, Souiah accèdent désormais aux
premiers rôles. Il est membre fondateur, puis secrétaire général de la
section locale des AML où les PPA occupent des places stratégiques.
Avec Abdelkader Maachou et Kada Mazouni -celui-ci commerçant en
articles indigènes, celui-là employé à la préfecture, tous deux intimes
de Boutlélis Hammou- il représente l'arrondissement d'Oran à Alger,
lors de la deuxième et dernière Assemblée Générale du mouvement,
entre les deux dates fatidiques du 1er et du 8 mai 1945.
Cette désignation n'est pas fortuite. Elle illustre, au contraire, d'un
congrès à l'autre, le renversement des rapports de force au sein des
AML. Ferhat Abbas et ses amis ont senti le danger trop tard. Ils sont
débordés par les éléments PPA, à présent majoritaires aux postes clés
des comités de section, dans un climat de tension croissante aggravée
par la déportation de Messali à Brazzaville, les morts du 1er mai et la
fin imminente de la guerre. Ils n'ont pas pu empêcher le vote de
motions PPA extrémistes et l'acclamation de Messali comme seul chef
du mouvement national. Leur mise en garde sera de nul effet. D'un
côté, une partie des ruraux n'attend plus qu'un signe de Dieu pour
passer au jihad, de l'autre, le PPA et la droite coloniale sont prêts à
l'affrontement î.
Mais Souiah n'a pas le temps de participer au deuxième congrès
d'Alger. Deux des trois délégués d'Oran sont arrêtés à l'issue d'un
contrôle en gare de Blida. Si Maachou est relâché, bien que trésorier
général des AML pour l'Oranie, parce que ce jeune homme de bonne

1 Préparées par les comités AML, mais canalisées et encadrées par les cellules
PPA, les manifestations du 8 mai 1945 qui célèbrent la fin de la guerre mondiale et
réclament l'indépendance nationale, donnent lieu à des affrontements avec la police
qui, dans le Sétifois, débouchent sur un soulèvement général, que le PPA tente un
instant de prendre à sa charge. La répression coloniale, préparée à l'avance, au moins
dans l'Est, fait plusieurs milliers de morts au moins ; 45 000 diront les nationalistes,
reprenant une estimation anglaise intentionnellement forcée.
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famille, bien noté par son supérieur à la Préfecture, ne peut encore être
tenu pour subversif, Souiah, lui, est gardé à vue. S'il était considéré
jusque là comme un modéré, il est à présent recherché pour ses
activités de la veille. De fait, il est membre du comité PPA d'Oran depuis
plusieurs mois. Il y a été promu après le retrait de militants moins
décidés, et chargé des relations avec les autres organisations et
associations. Cela, la police ne le sait pas encore.
En revanche, elle a remarqué son rôle dans la manifestation du
1er mai. C'est lui, en effet, qui a pris la parole à Ville nouvelle
-véritable lieu géométrique de la ville musulmane 1, où il est
responsable de district- devant le local scout, avant la mise en mouvement des
cortèges. Et il n'a pas hésité à faire le coup de poing au moment de leur
jonction, Boulevard Sébastopol, quand la police s'est opposée à l'entrée
des manifestants dans la ville européenne. Souiah n'a d'ailleurs pas
dormi chez lui le soir du 1er mai et il est parti le lendemain sur Alger
avec Maachou, affublé d'un déguisement rudimentaire.
Après le 8 mai, on le ramène à Oran, où il ne peut plus nier son
appartenance au PPA. Non parce qu'il est interrogé de manière plus
brutale -car la torture fait son apparition à ce moment là- mais parce
que la structure clandestine du parti est déjà connue et démantelée2.
Courageusement, Abed revendique devant le juge l'essentiel des
responsabilités. "Mettez tout sur moi", aurait-il dit à ses amis, afin
d'éviter à Oran le maximum d'arrestations. Tout le monde enfin
protège Boutlélis Hammou, encore militaire à Maghnia, qui reste
inconnu de la police au niveau qui est le sien. C'est donc avec ce
dernier et quelques autres courageux, rescapés et nouveaux venus que
le délégué du parti pour l'Oranie, Mohamed Yousfi, va reconstituer un
réseau. Une nouvelle période s'ouvre pour le PPA. Pour Souiah aussi.

3 - Militant et notable.

1 Semmoud Bouziane, Medina Jdida : étude cartographique et géographique d'un


quartier d'Oran. Ses rapports avec l'agglomération et la région oranaises. Paris VU
1975 Th 3ème C géographie.
2 Les interpellations se comptent par milliers, les incarcérations par centaines.
Souiah est confronté avec des membres du comité local qui lui déclarent que "la police
sait déjà tout". Il précise dans ses notes personnelles qu'on lui indique exactement
quand, à quelle heure et avec qui se sont réunis les membres du comité et qu'on lui
rapporte fidèlement les propos de chacun. Les archives de police montrent en effet que
rien d'essentiel n'a échappé aux investigations de la PRG : les rapports du
commissaire Hadef sont précis et (presque) complets (AOM série 11 H). Cf.
Redouane Aïnad-Tabet, Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie, Alger, OPU, 1987,
2èmeed.
O. CARLIER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 225

1 - De la prison à la Mairie.

L'épreuve carcérale peut briser les corps, elle peut aussi forger les
groupes. Souiah résiste au défi moral et physique que la cellule impose
aux premiers et bénéficie du lien qui fait les seconds. Pour le PPA, la
prison est depuis longtemps intégrée à sa stratégie de mobilisation et de
démonstration. Littéralement, elle fait école, elle est son école. Par la
discipline qu'elle impose, par les discussions qu'elle suscite, par les
conflits de caractères qu'elle met à nu, par les souffrances et les
solidarités qu'elle engendre, la prison est à la fois outil de formation,
instance de sélection des cadres, creuset de l'unité et foyer de l'esprit de
corps pour le corps militant. Pour Souiah, elle associe un rite de
passage à une nouvelle expérience. Il y entre coopté par le centre, il en
sort reconnu par ses pairs.
Sans abandonner son emploi civil, il devient en moins de trois ans
un professionnel de la politique. Sans être rémunéré par son parti
comme permanent, il regarde à présent la politique comme le principe
même d'organisation de sa vie. Dorénavant, Souiah et Hammou font
couple, moins par affinité personnelle qu'en raison de la logique sociale
et fonctionnelle du dispositif PPAi.
Au-delà de ce duo, c'est avec la génération des hommes rescapés
du 8 mai 1945, ou symboliquement nés avec lui, comme l'écrira plus
tard Yacine Kateb -celle dans laquelle s'investissent ces hommes
nouveaux que sont les Ben Bella et les Ben Boulaïd, les Boudiaf et les
Abane- que le PPA reconstitue un corps militant et prépare sa
candidature à la direction du pays. C'est avec elle qu'il impose son projet, ses
mots d'ordre et ses méthodes à l'ensemble du mouvement national,
sinon à la totalité des associations musulmanes. C'est de cette génération
que sortent les partisans de l'insurrection armée et les cadres de
l'organisation paramilitaire (OS).
Souiah est un représentant typique de cette génération, mais pas de
cette dernière fraction. Il fait à maintes reprises la preuve de son

1 Celui-ci comme responsable du travail clandestin le plus fin, celui-là comme


cadre le plus connu du PPA. D'autres peuvent occuper une position plus élevée :
Semghouni est responsable du comité d'arrondissement. Benamar dirige la région.
Mais ils n'ont pas le même mode de présence dans la cité et dans le parti. Rien n'est
concerté entre eux, ni décidé ainsi à l'échelon supérieur. Mais le duo fonctionne en fait
comme tel parce que les deux hommes ont un ancrage dans la ville et sont
complémentaires dans l'action militante. Ce n'est pas sans raison qu'ils seront
finalement retenus comme tête d'affiche pour les élections, après la création du MTLD.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 226

courage physique, et les injonctions de la police ne l'impressionnent


pas. Mais il n'a pas le profil d'un chef de commando, malgré sa
formation sportive, ni celui d'un manieur de foule, malgré son accès à la
tribune. La violence ne le fascine pas, les armes ne le séduisent pas.
C'est un homme de sang froid que la jactance indispose, un esprit
organisé qui aime savoir où il va. Sensible à l'éloquence du leader et
devenu lui-même bon orateur, il apprécie plus encore la clarté
analytique du cadre et sa capacité à traduire en objectifs concrets des
principes abstraits. On comprend qu'il se sente progressivement plus à
l'aise avec ceux qu'on appellera plus tard centralistes.
Au lendemain du 8 mai, dès l'été 1945, le délégué du comité
central, M'hamed Yousfi, s'emploie à reprendre pied dans la région et
dans la ville. Il s'appuie bientôt sur Boutlelis Hammou, libéré vers
octobre du service militaire et resté indemne. Mais seule l'amnistie
permet de reprendre le travail sur une large échelle. L'heure de Souiah
est venue. Certes, Abed et Benamar vont reprendre eux aussi leurs
postes respectifs en mars ou avril 1946 et leur poids politique, dans
l'appareil clandestin régional, est autrement plus important, sans parler
de celui de Hammou qui, versé dans le paramilitaire, relève d'un autre
cas de figure.
Mais Souiah est désormais incontournable à Oran. On a besoin de
lui pour le travail clandestin (contacts, liaisons, recrutement) et il est
plus indispensable encore pour le travail légal. H retrouve sans tarder,
au comité local, sa place de responsable des relations avec les autres
organisations et associations, mais il y pèse d'un poids plus lourd.
Tout passe d'abord par les comités d'initiative pour l'amnistie,
ouverts à toutes les tendances, mais principalement initiés par le parti
communiste qui fait un effort considérable pour revenir dans un jeu
politique dont il s'est exclu. Tout passe aussi par la relance du
mouvement associatif. Les comités permettent de renouer le dialogue entre les
composantes du mouvement national. Les associations contribuent à
réduire la distance qui s'est encore élargie entre les communautés.
Or Souiah est particulièrement présent dans l'articulation de ces
deux instances. Dans tous les cas de figure, cet analyseur du
microcosme oranais se trouve naturellement situé pour tout le monde au
coeur des choses. Au plan politique, les relations du PPA avec la CGT
et le PCA sont nettement moins mauvaises à Oran qu'à Alger, comme
l'atteste la bonne entente qui a régné au sein du comité d'amnistie et
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 227

survécu à sa disparition, non sans susciter les alarmes de la direction


nationaliste. Souiah n'est pas étranger à ce bon climat.
Ce n'est pas un sectaire et il conserve, comme Hammou, des
amitiés et des relations dans tous les groupes. Il n'a pas oublié ses années de
formation, et la mémoire conviviale l'emporte chez lui sur le lourd
contentieux qui oppose son parti aux communistes. Avec les Oulémas,
dont il est issu, le doute remonte dans son esprit à 1944, quand Hocine
Asselah est venu d'Alger, peut-être à l'occasion du camp scout de
Tlemcen, porter la contradiction à Bachir Ibrahimi et convaincre les
jeunes nationalistes que le cheikh jouait double jeu. Les AML ont
éclaté, l'alliance oulémas-UDMA se constituant dans l'hostilité
commune au PPA. Mais là encore, Souiah est resté en contact avec ses amis
d'hier, et notamment Kettaf et Déliai, malgré la concurrence sévère
que le PPA va livrer bientôt aux Oulémas sur le terrain même où ils se
sont illustrés, la médersa.
Au plan associatif, trois autres lieux de sociabilité contribuent
particulièrement à resserrer ou renouer les liens entre les hommes et
les groupes : le cercle, le club sportif et le café. Or Souiah est très actif
dans ces trois directions. Il est au comité du nadi saada, un cercle
progressiste qui rassemble toute l'élite intellectuelle et militante
d'Oran, à Ville nouvelle, et fait partie des dirigeants de l'ASME, le
club sportif d'Eckmiïhl qui entame une nouvelle carrière dans le
football. Enfin, il est très présent au Widad, le café où se retrouvent tous
les nationalistes de la ville, en plein quartier européen. On passe
aisément d'un lieu à un autre, là où se croisent quotidiennement des
métiers, des statuts et des langages différents, là où se retrouvent toutes
les figures qui comptent.
Souiah connaît bien les premiers, il va bientôt être classé parmi les
secondes. Commerce, religion, politique, aucun registre ne lui est
étranger. Médersa, club sportif, cercle, parti, autant de formes
d'organisations devenues pour lui familières. D ne manque à son actif
que la filiation scoute et l'expérience syndicale. On comprend que le
PPA ne cherche pas ailleurs son premier candidat aux élections locales.
Souiah est choisi comme tête de liste pour les communales, puis retenu
avec Boutlelis Hammou pour briguer les suffrages de l'arrondissement
aux élections à l'Assemblée Algérienne. Auparavant, en novembre
1946, les deux hommes avaient déjà été désignés par leur parti comme
candidats à l'Assemblée Nationale française, mais cette double
candidature avait été invalidée par le juge de l'élection.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 228

Un an plus tard, la victoire générale du MTLD aux municipales


fait le reste. Au soir du 26 octobre 1947, Houari Souiah est élu premier
adjoint au maire d'Oran. Le voilà premier magistrat musulman de la
seconde ville du pays. Le petit commis de chez Manesse a fait du
chemin. Avec l'élection de Sid Ali au conseil général, on peut dire que
le groupe gentilice est à son apogée.

2 - De la section d'Oran au Comité Central.

Six mois environ avant son entrée à la mairie, Souiah avait été
coopté au Comité Central du PPA. Les conditions exactes de cette
promotion ne sont pas connues. L'intéressé lui-même n'en parle pas
dans ses notes et il n'a pas explicité ce point à l'entretien. A vrai dire, il
lui était sans doute difficile de donner une réponse adéquate, car la
procédure reste confidentielle. En principe, les décideurs ne donnent
pas d'explication à ceux qu'ils ont choisis. De plus, cette question n'est
pas de celles dont les bénéficiaires s'inquiètent sur l'instant, et il est
rare qu'ils l'objectivent après coup. Enfin, le choix du centre ne s'est
pas porté d'emblée sur celui qui nous occupe, au contraire de ce qui
adviendra plus tard, à l'heure de l'Indépendance.
Souiah n'a été invité à Alger que dans un deuxième temps de la
relance partisane. Il n'était présent, en effet, ni à la réunion de
Bouzaréa, en octobre 1946, où Messali imposait au comité central le
retour aux élections, après un an et demi de boycott, ni à la conférence
des cadres de décembre 1946, où l'opposition à la ligne électorale
s'affichait avec vigueur, ni au congrès clandestin tenu en 1947 à
Belcourt, où se dégageait la structure trifonctionnelle du parti (PPA-
MTLD-OS) et avec elle le compromis entre ses tendances et ses clans.
Seuls Boutlélis Hammou et Mohamed Memchaoui y représentaient
l'Oranie, passablement ignorée de la direction.
Mestari et Ben Bella, remarqués à Maghnia, et peut-être Belhadj
Bouchaïd très actif à Aïn Témouchent, viendraient étoffer le maigre
effectif, comme pour compenser ce manque, de conserve avec le
nouveau promu. D'autres que Souiah auraient pu être pressentis et
cooptés î. Mais il faut considérer la promotion des cadres pour ce qu'elle est

1 Semghouni et Benamar, déjà cités, pour Oran, mais aussi Madoun, Stambouli ou
Algui, pour Mascara, Mohamed Taleb, pour Sidi Bel Abbès ou encore Ouaddah,
Bensaïd et Fartas, pour la future Kasma de Ain Témouchent, l'une des plus fortes
d'Algérie après celle de Skikda. Les trois premiers ont disparu avec la crise de 1949,
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 229

: un processus de sélection ajustant une offre et une demande de


militantisme, obvié par la logique d'un appareil déjà fragmenté en leaders,
clans et courants, mais irréductible à une loi mathématique de
recomposition interne donnant l'équation du jeu et du partage clientélistes.
Pour Souiah comme pour d'autres, l'aléa et la subjectivité des
relations personnelles ont certainement comptés ; il était là au bon
moment et avec les bons contacts. Il reste que la succession des hasards
et le mystère des affinités reposaient sur un solide fonds de probabilité.
Si la notoriété locale n'était nullement indispensable à sa montée
au comité central, dans l'appareil clandestin d'un parti de ce type,
Souiah réunissait bien les conditions requises pour être retenu. Outre sa
fermeté de caractère en prison et face à l'administration, son
expérience personnelle et son capital social ne pouvaient que le servir. De
plus, il disposait sur ses pairs de deux avantages décisifs. D'abord, il
représentait Oran, deuxième ville du pays et véritable capitale de
l'Oranie musulmane, alors même que la métropole régionale avait
succédé à Tlemcen comme centre de gravité du parti en Oranie. Ben
Amar avait certainement pour lui un meilleur profil, mais deux tlem-
céniens, et non des moindres, figuraient déjà dans les instances
dirigeantes. Ensuite, Souiah était probablement mieux connu que d'autres
auprès de plusieurs militants importants d'Alger. Outre Amrani, Filali
et Yousfi, délégués successifs du comité central à Oran, deux
personnalités marquantes de la direction, venues en tournée à l'Ouest,
pouvaient se prononcer sur son nom : Hocine Asselah, ancien secrétaire
des jeunesses du Congrès Musulman à Alger, lié au groupe du 2ème (la
Casbah) et Ahmed Bouda, issu comme lui de l'Islah, et leader (avec
Belouizdad) du groupe de Belcourt.
Trois de ces hommes appartenaient encore, ou avaient appartenu,
au Bureau politique, et deux d'entre eux, Amrani et Bouda s'étaient
succédés au poste essentiel de responsable à l'organisation.. Souiah est
désormais inamovible, non parce qu'on pourrait le compter lui-même
dans la Direction, mais parce que chacun dans la Direction a de bonnes

les autres sont peut-être restés trop périphériques pour le centre, sans compter l'effet
de surnombre au regard du quota implicitement dévolu à l'Ouest, ou d'éventuelles
considérations plus subjectives. En tout cas, notre nominé ne l'emportait pas sur ses
pairs par le bagage scolaire : Algui et Fartas avaient une véritable formation
secondaire, Stambouli était médersien, Taleb bachelier et Benamar ancien instituteur. H
ne l'emportait pas non plus sur eux en dynamisme, en esprit de lutte ou en capacité
d'organisation : Abed, Bensaïd, Fartas, Madoun et Ouaddah n'avaient rien à lui envier
sur ces points.
O. CARLEER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 230

raisons de compter sur lui. Il ne sera jamais membre du Bureau


politique, ni même un personnage clé ou un leader du comité central.
A vrai dire, aucun oranais ne le sera, pas même Ben Bella, si l'on
excepte le cas très particulier de Messali. L'adjoint au maire est de ceux
qui n'ont pas l'ambition du plus haut sommet mais qui sont
indispensables à l'efficacité des relations fonctionnelles au sein du parti, tant
hiérarchiquement que géographiquement, à l'instar d'un Boudjenana à
Constantine, ou d'un Semmar à Ann aba. La route n'est pas rectiligne
pour autant, elle reste semée d'embûches, qu'elles soient d'origine
locale ou nationale. Mais Souiah saura traverser toutes les épreuves, y
compris la plus décisive, celle du 1er novembre 1954.
Au niveau des cadres, l'Oranie subit de plein fouet les séquelles de
deux crises combinées : celle qui se rapporte au berbérisme, et celle qui
concerne le Dr Lamine. Il y a peu de Kabyles à Oran, et Lamine-
Debaghine est beaucoup mieux connu à l'Est qu'à l'Ouest. Mais si les
courants radicaux et de gauche que symbolisent respectivement cet
homme (Lamine) et ce groupe berbériste ne relèvent chez les militants
d'aucune idéologie structurée, ils expriment une sensibilité largement
représentée à la base, notamment à Oran, et plus encore parmi de
nombreux cadres de la ville, dont plusieurs ont un statut régional. On
comprend que la crise à Alger provoque un fort courant de démission
du côté de Sidi el Houari et Sidi Belal. En quelques mois, le comité
local et la direction régionale se trouvent privés de leurs meilleurs
éléments, au moment même où Boutlélis Hammou, responsable
départemental de l'OS et figure centrale du noyau oranais, se trouve écarté
du terrain par la prison, affaire de la poste d'Oram.
D'ailleurs, l'organisation paramilitaire n'est pas épargnée : trois
chefs de groupe font défection à Oran. Au niveau politique, le bilan est
encore plus lourd : Benali est exclu l'été 1949 pour berbérisme ;
Benamar, Abed et Madoun se retirent ou démissionnent dans les mois
qui suivent. A la veille d'une nouvelle secousse : la découverte et le
démantèlement de l'OS (mars 1950) la direction régionale est
décapitée, le pôle oranais délité. Les ténors s'en vont, Souiah reste. En effet,
plus que Sahraoui, également promu dans l'appareil du PPA après
1945, c'est lui, Souiah, qui occupe désormais la place centrale dans le
dispositif oranais. Certes, l'adjoint au maire n'est pas tout seul.

1 Un hold-up réalisé par l'OS pour remplir ses caisses.


Cartier Omar, Violence symbolique et violence politique. Contribution à une
histoire de l'OS in Dirassat Magharibia, février 1989, n°2.
O. CARLJER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 231

L'équipe municipale, précisément, est peu touchée ; et le MTLD qui,


maintenant, ne fait qu'un avec le PPA, continue d'affirmer pleinement
sa présence dans la cité.
Il a soutenu activement le mouvement social, à commencer par la
grande grève des dockers de 1949, il remobilise maintenant les siens en
montrant sa pugnacité lors du procès des 47 (1951) à l'issue duquel
Hammou et ses compagnons de l'OS sont condamnés à plusieurs années
de prison. Dans les deux cas, Souiah a montré son dynamisme, son
attachement à la question sociale et son esprit de décision. En outre, le
parti fait un gros effort en direction des medersas, qui contribuent à la
fois à capitaliser le soutien populaire antérieur et à contenir la
concurrence efficace des Oulémas. On devine que le représentant d'Oran au
comité central est particulièrement à l'aise sur un terrain qu'il connaît
bien et qui conforte ses liens avec la direction, à travers la commission
des affaires religieuses dirigée par Bouda.
Toutefois, Souiah et l'équipe d'Oran n'en n'ont pas fini avec la
crise. Celle de 1949 était à peine résorbée que de nouveaux différents
sont apparus au sein des instances dirigeantes, répercutant leurs ondes
de choc aux échelons intermédiaires. Les radicaux n'acceptent pas la
dissolution de fait de l'organisation paramilitaire et la suggestion faite
au député Khider, impliqué dans l'affaire de la poste, de se livrer à la
police, les modérés veulent faire aboutir le projet de fusion avec
l'UDMA. Les oranais ne se partagent pas expressément sur ces deux
questions, d'ailleurs débattues au seul niveau du comité central, mais ils
sont plus engagés que la moyenne du parti dans le Front, d'ailleurs
provisoire, qui regroupe en 1951 toutes les composantes du mouvement
national (PCA et Oulémas inclus). Souiah est personnellement en
accord avec l'idée d'une large alliance et il travaillera à la concrétiser
deux ans plus tard, lors des municipales de 1953. Mais ce n'est pas sur
ce point que se dessine à Oran la rivalité croissante entre Sahraoui et
Souiah î. Celle-ci ne fait que donner un tour personnel à l'expression

1 L'inimitié entre les deux hommes est incontestable. Sahraoui et Souiah ne


s'aiment pas. Les caractères sont opposés. Celui-ci est posé, réfléchi et circonspect,
voire attentiste ; celui-là est nerveux, spontané et sûr de lui, voire péremptoire. L'aîné
avance à pas et propos comptés et veut ménager son monde, toujours soucieux du bon
rapport personnel et du compromis positif. Le cadet est désireux, au contraire,
d'afficher pour lui et son parti des positions tranchées. Il aime parler fort en termes
bien frappés. L'un et l'autre ont un solide ancrage oranais, mais le premier est
"chergui", le second "zemali". Tous deux sont installés dans l'appareil, mais l'un est
depuis cinq ans au comité central, tandis que l'autre, qui a fait partie du corps des
permanents comme chef de daira, a été retenu un instant comme chef de Wilaya
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 232

locale d'une nouvelle forme de tension, celle qui oppose, en tant que
tels, le centre et la périphérie, les cadres de kasma et les délégués du
comité central.
Il ne s'agit pas d'un conflit de type régionaliste, idéologique ou
stratégique, comme dans les crises précédentes, mais d'une réaction
localiste au centralisme démocratique et à la dictature d'Algen. Le cas
d'Oran, qui a des équivalents ailleurs, par exemple à Souk Ahras, ne
fait qu'illustrer un problème jusqu'ici oblitéré par la recherche. Tout
se passe comme si le huit-clos jeté sur des conflits définis et réglés au
centre sans consultation ni débat dans les kasmas (sans parler des
conseils municipaux) était payé ici et là d'une fronde, dans certaines
kasmas au moins, contre le gouvernement expéditif du centre.
Girondins contre Jacobins ? Démocrates contre bureaucrates ? Le fait
est que les néophytes de 1944-46 sont maintenant des cadres rodés qui
n'acceptent plus d'être traités comme des pions ou des gamins par ceux
que l'un d'entre eux appellera les sergents de la direction.
Faute de congrès ou de conférences de cadres, où puissent se
discuter en face à face les problèmes de fond, les tensions diffuses
accumulées en trois ans et trois crises ne sont pas retombées après le comité
central de 1951 qui renouvelle substantiellement la direction et prépare
la prise de pouvoir des futurs centralistes dans le parti. A Oran, ce qui
était latent en 1949 devient patent en 1952. La crise y rebondit sous la
forme inédite d'une opposition aux délégués du CC. Sahraoui et bien
d'autres cadres n'arrivent pas à se faire au jeu compliqué et fluctuant
que mène le parti depuis le congrès de Belcourt, entre voie légale et
voie révolutionnaire, participation et boycott, frontisme et sectarisme.
Souiah sait au contraire s'adapter, car la pérennité du parti, seul moyen
de lutte efficace selon lui, importe davantage à ses yeux que les
problèmes posés par les revirements tactiques, les différents idéolo-

intérimaire. Souiah accède au leadership, mais Sahraoui est son alter ego à la direction
régionale du MTLD.
1 Les choses ne vont pas très bien avec Zitouni, le nouveau chef de Wilaya, elles
ne s'arrangent pas avec Bouda et Demaghlatrous, les représentants du parti. Au
printemps 1952, une partie des élus et des cadres locaux exprime ouvertement son
mécontentement. Elle ne supporte plus la tutelle du centre : ni les atermoiements de la
Direction en matière électorale ni l'autorité à leurs yeux "cassante" et "médiocre" de ses
représentants qui, de surcroît, ont pris fait et cause pour Souiah, dans le conflit qui
oppose certains d'entre eux à ce dernier.
O. CARLIER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 233

giques et les conflits de personnesi. Les contestataires auraient voulu


être écoutés à Alger et obtenir un arbitrage impartial à Oran.
On les éconduit. Pis, la direction renvoie les mêmes hommes pour
crever l'abcès, ceux que justement les esprits critiques locaux ont
regardé comme juges et parties. Or, on n'a pas raison contre le parti.
Souiah en avait d'emblée admis le principe, conformément à une
inclination personnelle fortifiée par l'expérience. Ses adversaires n'ont pas
compris que le centralisme démocratique fait couple depuis longtemps
dans le PPA avec l'autorité charismatique du za'ïm. Les opposants de
1949 le savaient, qui se sont retirés ou ont milité ailleurs. Quant aux
frondeurs de 1952, qui ont cru pouvoir porter le débat dans la presse,
les voilà exclus à leur tour.
Souiah est désormais seul à Oran. Entre le comité central et lui, il
n'y a plus personne, malgré l'adhésion toute récente d'une forte
personnalité locale, le futur commandant Moussa. Quand la doctrine et les
enjeux se précisent enfin, à l'échelle nationale, lors du congrès d'avril
1953, il ne reste que deux vrais protagonistes à l'Ouest : Memchaoui,
bien plus que Me s tari, et Souiah. C'est autour de leurs noms et de leurs
positions respectives que s'effectueront les reclassements un an plus
tard, au moment de la scission entre messalistes et centralistes (avril-
juillet 1954).
Voici une autre illustration de la coexistence au sein du parti de
divers types d'autorité et de profils militants. Mohamed Memchaoui et
Houari Souiah incarnent à merveille deux des catégories princeps de la
sociologie wébérienne. Le premier doit sa place permanente dans le
comité central à sa parenté directe avec le chef charismatique Messali
Hadj, dont il est le neveu, le second tient la sienne de la légitimité
rationnelle légale (celle de la machine PPA). Tout continue de se jouer,
cependant, dans cette nouvelle version du conflit entre la science du
alem et la baraka du saint, au point d'intersection du local et du global,

1 Souiah n'a pas pris l'initiative du conflit Les autres l'ont fait, publiquement et
maladroitement, sans attendre les échéances ni respecter les règles écrites et non
écrites. Ils se sont "mis eux-même en dehors du parti", comme disent généralement les
dirigeants en pareil cas, alors qu'aux yeux de Souiah la lutte politique ne pouvait
continuer qu'avec lui. Le conflit local de 1952 annonce bien le conflit général de 1954.
On ne doit pas en inférer toutefois que le futur député d'Oran était foncièrement hostile
à Messali. Il a fait partie de ceux qui se sont rendus à Niort pour tenter d'infléchir la
volonté du Président afin de ne pas casser le parti, et il a sincèrement espéré, semble-t-
il, qu'un compromis fut trouvé entre la légitimité du chef et la légalité du comité. Le
1er novembre 1954, en tout cas, il est confronté à un nouveau tournant, sans doute le
plus décisif.
O. CARLIER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 234

fut-ce dans la dissymétrie énorme entre l'homme fétiche qui résume le


parti à l'échelle nationale et l'homme du lieu qui le signalise à celle du
terroin.

IV - ENTRE LA VILLE ET L'ETAT.

A trente-huit ans, Souiah a trouvé son point d'équilibre entre vie


privée et vie publique, engagement dans la cité et service de la
collectivité, jeu national et jeu local. Le reste de sa carrière ne fait que
confirmer, en le parachevant, ce type distinctif du cadre intermédiaire
d'extraction populaire si caractéristique de la sociologie politique
algérienne, même s'il y en a d'autres et, plus particulièrement, de sa
configuration plébéienne et populiste.

1 - Réseau FLN et camps de détention.

Centraliste réputé modéré dans le parti des radicaux, Souiah ne


peut pas faire partie du groupe des partisans qui, localement, sous la
houlette de Hadj Benalla, futur président de l'Assemblée Nationale, et
de son adjoint Ahmed Zahana (dit Zabana, le premier condamné
musulman algérien guillotiné) déclenchent les premières actions du 1er
novembre 1954. En revanche, on le compte parmi les tous premiers
membres du réseau urbain de soutien aux maquisards mis en place par
le FLN, durant le deuxième semestre 1955, après l'arrestation de la
plupart des commandos. Il s'agit d'assurer la pérennité du soulèvement,
relancé le 20 août à Skikda par Youssef Zighout, en organisant la
logistique urbaine nécessaire au redéploiement de l'action (caches,
argent, médicaments, etc.).
Dans ce réseau, connu sous le nom de code donné à Souiah,
"Claude" est chargé des liaisons avec la future ALN, par le biais de
Benalla, et avec le nouveau centre FLN à Alger, par le truchement de
Lakhdar Rebbah et Benyoussef Benkhedda. Significativement, un peu

1 On est tenté aussi de lire, dans le duel qui oppose un instant, au printemps 1954,
le centraliste d'Oran au neveu de Messali, quelque chose comme la transposition et le
réinvestissement, dans le registre du politique, d'une opposition aussi vieille que
l'islam maghrébin : celle qui se joue entre fqih et fakir, entre alcm et mrabet. Rien ne
se perd dans cette nouvelle polarité, surtout pas querelles de clan et de clientèle, rien ne
se crée, puisque les clivages linguistiques, régionaux, idéologiques, générationnels,
culturels et socio-économiques sont déjà là, mais tout se transforme, en passant
obligatoirement par l'opposition absolue du Za'ïm (guide) et du Nidham
(organisation). Cf. Jacques Berque, l'Intérieur du Maghreb, Gallimard, 1978 et
Clifford Geertz, Islam observed, 1968 (la découverte, 1992, pour l'édition française).
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 235

comme en 1943-45, l'adjoint au Maire a rapidement compris la


nouvelle donne et trouvé aisément le contacti. A cette disponibilité, ou
cette demande, Benalla a donné suite sans tarder. Pour l'ancien cadre
de l'OS, présentement adjoint de Larbi Ben M'hidi dans la zone Ouest
(future wilaya V) les vieilles étiquettes ne comptent plus. Souiah est
d'abord un homme de confiance et d'expérience qui, outre Alger,
connaît sa ville et ses anciens militants mieux que personne. Certes, il
est bien trop visible, mais justement, il est trop connu depuis dix ans
pour que la police songe à le ranger parmi les activistes. Son
arrestation, après le 1er novembre, comme celle de milliers d'anciens
membres du MTLD, désormais dissous, ne peut rien donner puisqu'il
ne sait rien de précis.
Une sorte de deuxième départ a donc lieu dix mois plus tard, avec
la création d'un véritable PC à Alger, sous la houlette, puis la férule de
Ramdane Abane, le véritable concepteur et organisateur de l'ensemble
FLN-ALN.
Durant les quelques mois de liberté qui lui restent, Souiah
s'occupe aussi, en sus des liaisons et des refuges, de conforter les liens
avec les libéraux (Dr Durand, Me Thuveny, professeur Cohen) tissés
par Moussa Benahmed et Abdelkader Kettaf, ainsi que des préparatifs
concernant l'UGTA, la future centrale syndicale du FLN. Dès lors, la
surveillance se resserre inévitablement sur tous ceux qui peuvent
efficacement soutenir l'entreprise. Mais les nouveaux clandestins manquent
d'expérience ou de vigilance.
Souiah et la plupart de ses compagnons sont arrêtés en mars 1956,
alors que le pays vient à peine de s'installer dans la guerre. Une
nouvelle période de détention commence, beaucoup plus longue cette
fois, qui conduit successivement l'ancien adjoint au maire de la prison
d'Oran à celle de Maison Carrée (El Harrach) (mai 1956-août 1957) et
de la maison centrale de Lambèse (Aurès) à la prison des Baumettes
(août 1957-mars 1962) après qu'il ait été condamné par le Tribunal
permanent des forces années d'Oran, le 29 mai 1957, à vingt ans de
travaux forcés.
Quand Souiah est enfin libéré, l'Indépendance est là. Les échéances
sont donc d'une toute autre nature. De nouveau, cependant, la prison a

1 Souiah écrit, il est vrai, dans ses notes qu'il aurait été approché par le CRU A
(Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action : instance provisoire de concertation
entre certains centralistes -Benkhedda, Lahouel, Dekhli- et les partisans de l'action
immédiate, conduits notamment par Boudiaf) et qu'il aurait informé à son tour Moussa
Ben Ahmed (futur commandant Moussa) de l'imminence d'événements importants.
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 236

fait école, servi de ciment à la formation d'un compagnonnage et de


cadre à la consolidation du parti. De nouveau, Souiah fait corps avec ce
dernier en participant, là où il est, à la direction de l'organisation
carcérale. S'il n'a pas le prestige exceptionnel des anciens de l'OS, ni
surtout celui des hommes du 1er novembre, il est sans conteste un
militant FLN de la première heure et jouit de la confiance de tous.
Mais le FLN, qui s'est constitué comme un Front, en absorbant de
gré ou de force toutes les anciennes composantes du mouvement
national, implose comme parti au moment où il tient sa victoire. La
fragmentation est partout, précipitée par le réveil de multiples clivages
quand vient l'heure de prendre le pouvoir. Finalement, la coalition
conduite par Ben Bella et Boumédienne l'emporte sur celle que conduit
le GPRA. Quel qu'il soit, le vainqueur doit gouverner, trouver des
hommes pour reconstruire et définir le lien entre la société et l'Etat,
restaurer la paix entre les communautés, après sept ans de guerre , des
centaines de milliers de morts, les exactions de l'OAS, particulièrement
violentes à Oran, les règlements de compte et l'exode de la minorité
européenne.
Le nom de Souiah est de ceux qui s'imposent à quiconque veut
rétablir rapidement la confiance dans la capitale de l'Ouest où la
situation est devenue paroxystique le jour même de l'Indépendance.

2 - La médiation reprise et interrompue.

Il faut un préfet à Oran. Ce sera Souiah, imposé de manière


originale, dans le contexte de l'époque, par la rencontre entre la décision des
vainqueurs et les voeux de la ville. Le commandement local et régional
de l'ALN s'est en effet prononcé sur son nom, selon un choix entériné
au plus haut niveau, par le Bureau politique et Ben Bella lui-même. La
lettre adressée au Préfet en place, le 5 juillet 1962, par le colonel
Othmane, commandant la Wilaya 5, est des plus explicite: Monsieur le
Préfet, comme suite à l'entretien que vous avez eu avec le capitaine
Bakhti, commandant de la zone autonome d'Oran, j'ai l'honneur de
vous informer des dispositions prises en vue de la prise en charge des
services de la préfecture. J'ai décidé la nomination provisoire au poste
de Préfet de Mr Souiah Houari qui a reçu toutes les instructions pour la
passation des pouvoirs. Veuillez agréer....
Il s'agit d'un poste clef, aussi le nouveau pouvoir ne laisse-t-il
même pas à son candidat la possibilité de discuter. Souiah ayant soutenu
O. CARLER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 237

le groupe dit de Tlemcen, il sera préfet, fut-ce contre son gré. Le 11


septembre 1962, un arrêté de l'exécutif provisoire signé Abderrazak
Chentouf le délègue officiellement dans ses nouvelles fonctions, avec
effet au 6 juillet. Loin de déplaire, cette décision rencontre au contraire
l'assentiment d'une large partie de la population qui, d'ailleurs, ne
connaît que lui, ou presque. Souiah avait pour elle acquis le statut de
maire pendant près de huit ans. Au moment de prendre enfin
possession symboliquement, à travers lui, du lieu même où se manifeste la
souveraineté de l'Etat indépendant, la ville porte sur ses épaules jusqu'à
la préfecture celui qui est sorti de ses rangs.
Mais Souiah n'est pas à l'aise dans un poste qu'il a d'abord refusé.
Il déclare qu'il n'a pas la formation requise pour diriger les services de
l'Etat à l'échelle d'une igamie et demande à servir ailleurs. Déjà, les
pressions sont grandes, tant les intérêts publics et privés en jeu sont
considérables, à commercer par les transactions immobilières. Dans
une période où chacun cherche à placer les siens aux principaux postes
de responsabilité, ce voeu peut être exaucé. Les jeunes loups ne
manquent pas, le préfet d'Oran est bientôt remplacé.
Un rôle plus conforme à son profil militant et à ses préférences
personnelles lui est proposé. Candidat du Front à l'Assemblée
Constituante puis à l'Assemblée législative, il récupère, cette fois sans
protester, un mandat national et un siège dont l'administration coloniale
l'avait privé quinze ans plus tôt. Il reprend également sa place au
Comité Central, dans le nouveau système du parti unique. A
l'extérieur, enfin, il participe à la direction de la délégation algérienne pour
le mouvement de la paix, qui lui permet de faire le tour du (tiers)
monde, jusqu'en Chine. Ainsi, le député d'Oran ne fait-il que
retrouver, mais dans un tout autre contexte, la fonction qui était déjà la sienne
au temps de la lutte pour l'Indépendance, celle d'un intermédiaire
obligé entre le local et le national.
Bien d'autres que lui, parmi les anciens, sont naturellement
affectés, eux aussi, aux postes que libèrent et exigent à la fois la situation
nouvelle, mais personne ne revient aussi vite et aussi haut que lui dans
le jeu politique, du moins au plan local, à l'endroit même où les
dispositions personnelles coïncident avec le centre de gravité sociale.
C'est précisément la raison d'une troisième et dernière arrestation.
Ce qui était un atout sous Ben Bella devient un handicap sous
Boumédienne. Souiah n'est pas de ceux que l'intervention militaire peut
séduire. On le tient, à juste titre, pour benbelliste. H est donc écarté des
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 238

préparatifs du coup d'Etat et arrêté par précaution, dans la nuit du 19


juin 1965, saisi à son domicile sans même pouvoir s'habiller. Pourtant,
cette élimination n'est pas définitive. Une fois de plus, le pouvoir
central doit compter avec l'identification du groupe local à ses
mandataires et se prêter avec eux à un jeu aussi ancien que la sociologie
politique maghrébine. Le nouveau régime, très impopulaire en Oranie
depuis le coup de force, cherche à refaire le terrain perdu. Très vite, il
renoue avec les personnalités crédibles. L'ancien député est
évidemment du nombre. D'ailleurs, il est toujours membre du Comité central
et le restera jusqu'en avril 1968. Dans l'immédiat, il accepte seulement
de reprendre son poste au comité pour le maintien de la paix. Pour le
reste, il retrouve le métier de ses débuts, dans les tabacs, à présent
nationalisés. D'abord délégué commercial, comme par le passé, puis
inspecteur commercial pour l'Ouest à la SNTA, Souiah prend sa
retraite à la fin 1979, comme président du conseil de direction de
l'unité commerciale en Oranie.
Mais la politique n'a pas dit son dernier mot. Encore moins la vie
publique. On ne termine pas ainsi une carrière de trente ans. Il y a
toujours de nouvelles raisons d'espérer, une idée du pays à défendre,
une position sociale à incarner, une situation matérielle et familiale à
protéger et finalement, une image de soi à conserver ou éprouver. En
1970, le point de vue de Souiah sur Boumédienne a changé, anticipant
d'un an ou deux sur celui de ses concitoyens. Comme ces derniers,
avant même de reconnaître la réalité des réalisations (industrialisation,
enseignement de masse, médecine gratuite) il a prêté attention à des
décisions ou des attitudes qui comptent : défense des palestiniens,
nationalisation de sociétés étrangères (mines, banques, en attendant les
hydrocarbures) réforme et renforcement de l'Etat, retour des cendres
de l'Emir Abdelkader, défense de la langue arabe et héritage de Nasser,
autant de gestes et de signes qui favorisent, dans l'opinion 4e retour en
grâce du chef de l'ALN et, finalement, sous le regard de Fidel Castro,
la reconnaissance mutuelle entre le nouveau zaïm et l'Oranie frondeuse.
L'ancien préfet est de ceux qui acceptent de reprendre des
responsabilités dans le parti. Au demeurant, il ne l'a jamais quitté et le
considère toujours comme sien. Il sera donc, pour quelque temps,
commissaire adjoint du FLN à Oran, avant de renoncer définitivement
à jouer les premiers rôles au sein des institutions du parti ou de l'Etat.

V - RETOUR VERS LA SOCIÉTÉ CIVILE.


O. CARLIER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 239

Houari Souiah n'a que soixante-trois ans à la mort de


Boumédienne. H est encore dans la force de l'âge et pourrait chercher à
retrouver un rôle à sa mesure, à la faveur des reclassements qui
s'opèrent sous les auspices de l'article 120 : ces statuts révisés du FLN qui
imposent désormais l'appartenance au parti pour l'accès à quelque poste
de responsabilité que ce soit relevant de l'Etat. Mais l'ancien élu d'Oran
ne se reconnaît plus dans un système autoritaire qu'il a pourtant, fut-ce
modestement, contribué à fonder et conforter.

1 - Un ultime effort.

Depuis 1965, le moral n'y est plus, malgré les succès d'un régime
qu'il a fini par rejoindre. Même commissaire-adjoint du parti, cet
homme qui incarne mieux que quiconque la fidélité au FLN, le respect
du passé, l'idée de la nécessaire continuité de l'Etat, s'avoue à lui-même
que c'est la formule politique qui est en cause et qu'il a cessé avec elle
de se situer au coeur des choses. De fait, on ne le verra jamais à la
mairie, où sa place paraissait devoir s'imposer naturellement, encore
moins à la nouvelle Assemblée Populaire Nationale. Pour les nouveaux
apparatchiks, Souiah est un vieil homme un peu encombrant.
Dans les kasmas et les commissions de candidature, les ambitieux
des années 1980 ont des protecteurs plus efficaces. L'ancien préfet
cherche alors à retrouver un cadre d'expression où être utile. Bien
avant octobre, sans rompre avec son parti de toujours, il a laissé la
politique active pour la société civile, à la faveur de la nouvelle loi sur
les associations. Il n'a jamais été questions pour cet alerte
septuagénaire, toujours positif et sans amertume, de se retirer dans sa tour
d'ivoire. Certes, sa sollicitude en matière de recherche sur l'histoire du
mouvement national et sa réponse favorable à la suggestion de rédiger
des notes ou d'entamer une autobiographie correspondent bien à un
souci personnel de mise à distance et d'objectivation du passé, mais il
s'agit avant tout, pour lui, d'affronter autrement le présent, en
retrouvant un certain esprit de sa jeunesse et de redonner consistance à une
action civique qu'il n'a, en fait, jamais abandonnée.
Comme en 1945, il reconnaît rapidement les symptômes de la
société en travail, comme en 1955, il sait s'adapter très vite à la
situation nouvelle. Mais cette fois, le vieux notable inverse l'approche
d'autrefois. Il met son capital politique et son esprit d'entreprise au
service de l'action sociale et de l'esprit civique, à la recherche d'un
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 240

dialogue réhabilitant la notion de citoyenneté. Il voudrait que se dégage


une sorte de moyen terme entre le projet intégriste et le laïcisme
intégral, quelque chose comme un équivalent musulman, toutes choses
égales, de la démocratie chrétienne, une démocratie musulmane et non
islamiste, mais fortement tournée vers le social.
L'ancien élève des Oulémas suit de près, dans son quartier, à la
mosquée d'Eckmiihl, la montée conjointe mais distincte de la mal vie
juvénile et de la contestation fondamentaliste. Il conserve, après
octobre 1988, le contact avec les islamistes modérés, mais se garde
bien, semble-t-il, de tout engagement partisan, fut-ce avec ceux des
anciens centralistes (Benkhedda et Kiouane) qui se sont reconvertis en
parti El Ouma. Il s'en tient à un projet civil déjà en cours. Le 19
décembre 1987, il a en effet été élu président du comité de Y association
pour la construction de la grande mosquée d'Oran, entrée en léthargie
après sa fondation en 1975. C'est dire, par là-même, que l'ancien
animateur du mouvement associatif a déjà réinvesti un vieux mode de
présence dans la cité.
On remarque ainsi son rôle dans l'action caritative, à l'association
d'aide aux enfants cancéreux, et dans les groupements socio-culturels,
qu'il s'agisse de l'association des anciens SMA (scouts), de la ligue
régionale de football ou du club sportif de ses débuts, l'ASME. C'est
encore à lui que la ville fait appel, quand il s'agit de représenter les
citoyens de la commune d'Oran à la commission d'attribution des
logements sociaux créée auprès de l'Office OPGI. Souiah cherche
enfin, en marge des nouveaux partis, mais sans les ignorer, à jeter un
pont entre les intellectuels, les associations et la cité, et par leur
intermédiaire, à retrouver un accord entre les générations. A soixante-treize
ans, il n'a jamais été aussi actif.
Sans doute a-t-il présumé de ses forces. Il s'éteint peu après avoir
participé à un débat filmé sur les problèmes de l'heure, heureux
d'avoir pu improviser encore, dans un climat qui, par son mélange
d'exhaltation, de tolérance et d'espérance, n'était pas sans lui rappeler
les années de sa jeunesse, au temps heureux du Front Populaire.

2 - Rituel, mémoire, histoire.

Finalement, la grande ville se reconnaît dans la double image que


son ancien représentant lui renvoie, celle du patriote et du résistant qui
fait le lien, à la fois historique et générique, entre les luttes d'hier et les
O. CARLJER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 241

combats du jour et celle de l'édile et du sage qui veut encore la servir.


Mais cette image, c'est la ville elle-même, au fond, qui n'a cessé d'en
produire les clichés. En rendant à celui dont elle avait naguère favorisé
l'ascension -parce qu'il savait lui parler et la défendre sans prétendre la
dominer- un hommage dépassant les usages convenant à la cérémonie
ordinaire, elle tente de se reconstruire à son tour à travers son
souvenir. Au-delà de sa présence massive aux funérailles qui, de la maison
mortuaire au cimetière, associent le deuil privé et l'hommage public,
les oraisons et la prière, une partie de la ville va encore accompagner
son mort deux fois.
Soutenant la famille et partageant avec elle le travail du deuil, un
cénacle improvisé organise par la commémoration, le transfert
progressif du religieux au civil et de la mémoire à l'histoire. A une
année d'intervalle, dans la même salle de conférence du centre ville, se
tiennent deux réunions du souvenir rassemblant parents et amis,
personnes privées et personnes publiques, enseignants et étudiants. La
première, plus restreinte et plus intime, lors du quarantième jour, celui
de la séparation (frouq) où la vie reprend ses droits, s'accorde à une
évocation émotionnelle du père, du compagnon, du patriote. La
seconde a déjà les allures d'un colloque où les témoignages personnels
voisinent avec les communications. A travers lui, c'est la ville elle-
même qui tente de constituer sa propre mémoire en objet d'histoire, en
suivant un mode d'expression qui réconcilie culture démocratique et
histoire patriotique.
Elle retire au parti le monopole de la commémoration pour
confier ce rituel propitiatoire aux mains de la société civile plurielle et
libre. Tous les anciens courants du Mouvement national sont
représentés dans l'assemblée : Oulémas et UDMA, PCA et PPA, centralistes et
messalistes, ainsi que les figures les plus diverses de la société civile :
sportifs, artistes, syndicalistes. Loin du discours lénifiant
caractéristique du genre, la liberté des interventions, à la lisière de la polémique,
s'accorde à la pluralité des intervenants. Tout se passe comme si, par
une entente tacite, la famille et les présents avaient voulu placer le
souvenir du défunt sous le signe de l'échange pacifié entre algériens,
différents et solidaires, mais sans unanimisme factice, comme si le
souvenir d'unité dans la diversité, du Congrès musulman de 1936 au
Front républicain de 1951, venait à propos répondre aux défis de
l'heure.
O. CARLIER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 242

Avec le mot du jour, démocratie, et avec le nom du mort, la


vieille cité tente de réaliser par la commémoration ce qu'elle n'a pas
encore pu obtenir par l'élection. Elle fait la preuve qu'il existe un
dénominateur commun entre les groupes, un point de ralliement entre
les générations, quelque chose qui pourrait empêcher le pire d'advenir.
Elle cherche à maîtriser symboliquement et magiquement son présent
en s'inscrivant dans la concordance des temps.

VI - HISTOIRE SOCIALE ET MODÈLE MILITANT :


HOMMES FÉTICHES ET HOMMES SYMBOLES.

C'est l'intérêt de la biographie, débarrassée des limites du genre


ordinaire (psychologisme, pointillisme sans perspective, érudition sans
ouverture conceptuelle) que de fixer la trame d'une trajectoire sociale,
entre l'aventure personnelle d'un sujet irréductible qui relève des
sciences de l'individu, et le réseau des relations sociales qui retiennent
l'attention des sciences du collectif. Le grain fin de l'interaction mise
au jour par l'étude du parcours individuel permet de rentrer à
l'intérieur des pratiques sociales et d'en préciser davantage le mode
d'articulation, parfois invisible autrement, qu'il s'agisse des stratégies
matrimoniales, des rapports de travail, des relations associatives, mais aussi
d'observer la circulation de l'influence, au-delà des figures habituelles
de l'autorité ou la reformulation des croyances, au-delà des credo et
des rituels traditionnels.
Il en est ainsi parce que l'historien ou le politologue, soudain plus
proche de l'anthropologue -défini par Geertz comme tourné par
vocation vers le "concret, le particulier... la descente au niveau des cas",
peuvent se servir de l'outil biographique comme d'un microscope,
faisant ressortir par la rencontre de l'optique grossissante et de l'unité
minuscule la richesse insoupçonnée des connexions sociales les plus
ordinaires, la complexité inattendue des filières de formation ou des
réseaux d'affinités et de clientèles. En fait, la biographie et la
monographie donnent à l'observateur le moyen de suivre le jeu social au plus
près du groupe local, d'étudier des attitudes, des comportements, un
langage inscrits dans un espace-temps précis et considérés à partir du
sens qu'ils ont pour ceux qui s'y déplacent. Avec le module biologique
individuel, on peut mettre le microscopique préconisé par Geertz et la
micro-histoire défendue par Ginzburg au service de l'histoire totale
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 243

chère à Le Goff, passer de la structure au réseau, de la série au groupe,


de la position à l'intervention.
Le cas éclaire le genre, le terroir précise le relief du territoire, le
local révèle le global. Pour rester dans la métaphore optique de Geertz,
on dirait que le microscope retrouve et éclaire ce qui relève du
télescope, la grande distance et la longue durée. En combinant biographie et
monographie, on comprend mieux comment la politique devient
structure et culture. Comme le capital, elle se constitue, en puisant dans le
fonds local ; comme lui, elle prend une part décisive dans la
recomposition du lien social et la mise en oeuvre du processus d'acculturation à
la modernité. Avec l'étude de cas et la recherche du type, on retrouve
et on déborde l'événement ponctuel, le cadre organique, l'agir
communicationnel, le courant d'idée, sans en rester aux mouvements de
surface, comme le regrettait justement Fernand Braudel.
Qu'en est-il donc, dans le cas présent, du problème de l'acteur
politique ? Souiah représente l'une des variantes possibles, dans les
conditions algériennes et le cadre oranais, d'un genre commun induit
par la modernité politique : le genre militant. On l'a vu, il se pose en
s 'opposant, distinct par sa dimension notabiliaire des deux figures du
charisme qui surgissent dans le champ, l'un épisodique et venu du
centre, par filiation avec l'ancêtre fondateur, l'autre structurel et sorti
du groupe local, par identification avec le coeur résistant du terroir et
à la mémoire du lieu. Chacun de ces hommes illustre, à sa façon, la
nature profonde du nationalisme algérien, dans son expression
populiste radicale, celle qu'on a coutume d'articuler dans le plan-séquence-
ENA-PPA-FLN et, probablement, celle de tout nationalisme en
situation coloniale.
Pris ensemble, les trois cas de figure soulignent surtout à quel
point l'emprise du politique sur le social dépend de la nature, de son
adéquation avec la culture du groupe local. Restons-en, ici, au cas
paradoxal du préfet-député et passons avec lui du modèle générique au
type spécifique. Construit au départ sur le modèle communiste, le
modèle du militant nationaliste tend à effacer toute distinction entre vie
privée et vie collective, toute distance entre conviction personnelle et
vérité du parti. Souiah a intériorisé pendant trente ans le principe de
discipline inhérent au modèle, mais le conditionnement par le parti n'a
pas effacé la personnalité déjà acquise, ni les normes héritées du cadre
de socialisation antérieur, au sein de la famille et de la zaouïa, de la
librairie et du club. On a vu comment il a su passer, ce faisant d'un
O. CARLŒR. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 244

cadre idéologico-politique à un autre. Il adhère au parti à vingt-huit


ans, comme Ben Bella, non à dix-huit ans, comme Hammou. Souiah est
un vieux parmi les jeunes, dans un parti qui est précisément celui des
jeunes, mais un jeune parmi les vieux, pour le personnel traditionnel.
C'est un homme déjà formé, politisé ailleurs, venu d'un autre horizon,
qui travaille avec des militants n'ayant pas d'autre expérience ou
référence que celles du PPA. C'est enfin un homme public formé dans la
logique conviviale de la vie associative qui intègre une structure fondée
sur le culte de la clandestinité et de la violence.
On est là, aux antipodes de son caractère, mais c'est la situation
même qui l'y conduit. Souiah n'est pas un doctrinaire passionné par
l'idéologie ni un gestionnaire de la norme dépourvu d'idéal ou d'états
d'âme. Il cherche à faire avancer les choses concrètement dans le cadre
qui lui convient, de la medersa au Parlement. Il s'éloigne des Oulémas
après un compagnonnage de dix ans, et du parti après trente ans de vie
militante, en ayant le sentiment d'être resté en accord avec l'idée qui a
justifié son adhésion. Radical parmi les modérés, modéré parmi les
radicaux, réfractaire au face à face entre les frères mais prédisposé au
dialogue avec les adversaires et partenaires, Souiah n'est pas l'homme
des initiatives et des ruptures, mais il sait prendre sa part de
responsabilité, sans attendre que l'histoire ait tranché pour se porter au
secours de la victoire, dans les situations de conflit qu'il juge
pertinentes, comme en 1945 ou en 1955.
Opportuniste disent ses adversaires î ? Réfléchi et lucide
soutiennent ses amis ? Ce n'est pas là notre débat. Il nous revient en revanche
de montrer comment le type et le style du militant s'ajustent à la
personne privée et à l'homme social.
Souiah est d'abord l'héritier d'un milieu caractéristique de la
transition entre deux mondes : allogène et indigène, traditionnel et
moderne, et situé entre deux espaces et deux histoires : rural et urbain,
périphérique et central. Il en poursuit et achève la reconversion,
traçant sa route dans une société beaucoup plus complexe où coexistent

1 Un lecteur attentif ne manquera pas en effet de se poser lui-même la question en


ces termes, puisque Souiah paraît finalement survivre, dans ce demi-siècle de fer, à
toutes les époques,
"virtuosité" politiqueà s'arrête
toutes les
en équipes
1965, ainsi
et à nous
tous espérons
les régimes.
surtout
Ponctuellement,
que l'essentielcette
est
ailleurs, en rapportant la longévité exceptionnelle du militant-notable à une sorte
d'accord entre un homme et son lieu. L'historien a pour tâche de rendre le passé
intelligible et d'objectiver, sans les faire siennes, les catégories polémiques utilisées
par les acteurs politiques eux-mêmes.
O. CARLJER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 245

une multiplicité de temps sociaux, des rythmes lents et des tempos


rapides, des groupes compacts et des ensembles fragmentés ; où
s'affrontent et s'ajustent des vecteurs linéaires et des "mouvements
browniens", des forces d'inertie et des avant-gardes. Son arrière grand-
père est né dans le sillage agreste, tribal et confrériste de l'émir
Abdelkader, ses enfants et petits-enfants sont cadres d'entreprise ou
universitaires dans l'Algérie indépendante. Le fils du menuisier
d'Eckmûhl est l'homme d'une génération charnière, formée dans la
société coloniale et apte à la combattre efficacement parce qu'elle la
connaît et la comprend. Mais, dans cette génération socialisée dès
l'enfance par l'intériorisation de deux cultures encastrées et
contaminées : l'une sacralisante et communautariste, l'autre laïcisante et
sociétaire, il valorise trois expériences collectives en se déplaçant sur trois
niveaux : local, régional et national, et en évoluant dans trois secteurs :
société civile, parti et Etat.
Tout cela se joue, pour Souiah, au plus près du local, dans sa ville,
dans le cadre spécifique de la capitale de l'Ouest, sans doute la plus
ouverte du pays. Il a évolué avec elle, à l'intérieur d'une culture
politique où se disputent la sujétion unanimiste et la participation
plurielle. Religieux sans cléricalisme, patriote sans xénophobie, l'ancien
joueur d'Eckmûhl n'oublie ni les stigmates de la situation coloniale, ni
les promesses d'une interculturalité féconde. Au fond, chaque
engagement décennal réactive chez lui la combinaison intime de son
expérience sociale, dans un dialogue intérieur sans cesse modulé par la
tension entre deux rôles fondus en un seul. Le notable-militant tient à la
fois de l'entrepreneur socio-culturel plus enclin à l'entente cordiale
qu'à la guerre civile et du lutteur pugnace qui prête sans délai son
concours aux solutions de continuité emportant son adhésion, quitte à
bousculer son souci initial de progression dans la durée.
Plus à l'aise dans sa fonction de représentant du groupe local
auprès du pouvoir central que dans celle de délégué du pouvoir central
auprès du groupe local, mais particulièrement attaché aux idées
républicaines de service public et d'intérêt général, cet homme du lieu est
typiquement un homme du lien. Ni girondin ni jacobin, ce bilingue
autodidacte s'est progressivement imposé comme un intermédiaire
naturel entre les classes, les communautés et les idéologies comme un
médiateur du terroir installé entre le social et le politique.
On a souligné l'amplitude de son registre relationnel, la succession
des expériences sociétaires, le cumul des investissements associatifs. Il
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faut aussi accorder ce frayage avec la société civile à la récurrence de


la spécialisation dans l'action collective. Oulémas, PPA, FLN, le parti
change, mais la fonction reste, quitte à autoriser des variations entre
gestion et représentation. De 1937 à 1987, Souiah est toujours l'homme
des liaisons, celui qui se déplace avec aisance dans la topologie des
groupes et la topographie des lieux. C'est dans cet accord entre
l'homme et son milieu qu'il faut chercher le secret de sa longévitéi.
Tout différent du big man sorti de la médina ou du village, par le
détour de l'émigration ou le truchement de l'armée, pour occuper et
incarner la centralité de la communauté politique globale, à l'instar
d'un Messali ou d'un Ben Bella, Souiah n'est pas non plus un leader
charismatique du groupe local répondant au type du renonçant, par
lequel la société transpose dans la politique moderne le vieux
paradigme maghrébin de la sainteté, à la façon d'un Boutlélis Hammou. Il
n'est pas un homme fétiche, au sens de Bel et de Geertz, rejoignant
Zabana dans l'hagiologie politique des martyrs de la Révolution, mais
plutôt un artisan du social progressivement monté en grade, qu'un long
travail dans le parti et dans la ville a finalement placé au premier rang
parmi ses pairs. Face à un Etat national autoritaire se défiant du local,
le député maire ne peut pas prétendre inaugurer un magistère
municipal, mais il reste ce militant-notable entré dans la carrière comme
entrepreneur de l'action civique et syndic de la lutte politique et un
intermédiaire entre la base et le pouvoir central.

1 De 1944 à 1954, pendant plus de dix ans, Souiah participe sans discontinuer à la
direction des affaires de son parti. En 1955 et 1962, il est encore présent au moment
décisif. Son étoile pâlit après 1965, mais il n'est pas oublié en 1988. Seul parmi ses
pairs, à Oran au moins, il survit à toutes les crises politiques. Les autres passent, lui
reste. D'une certaine manière, il n'est plus du PPA, il est le PPA. Même chose avec le
FLN, jusqu'en 1965. H devient l'institution faite homme, la politique incarnée, parce
qu'il en personnifie l'action continuée. Comme dans tout processus de notabilisation,
fut-elle militante, l'effet produit sa propre cause. Plus que quiconque, Souiah est
l'homme d'un long compagnonnage, un artisan de la longue durée sociétaire et
militante. Mais par cette caractéristique même, il est sans doute moins l'homme d'un
parti que celui d'une ville. A travers lui, l'espace, le groupe et le temps s'articulent
Souiah et sa ville forment eux aussi un vieux couple. Ensemble, Us ont partagé les
vicissitudes de l'action collective et de la vie commune, les temps forts du mouvement
historique, l'espoir de libération et les désillusions de la liberté retrouvée, les
réalisations de l'Etat indépendant et le pourrissement du système de pouvoir.
Mais avant de durer, il a bien fallu débuter, puis faire ses preuves pour s'imposer et
rester. Motivé et travailleur, parfaitement secondé par une femme de caractère sortie
des écoles, Souiah a réussi son entrée et son maintien dans la vie publique, jusqu'à
finir par l'incarner, parce qu'il a su prendre son temps, améliorer sa formation,
valoriser son capital social et culturel, tenir le double registre de l'action et de la
gestion. A trente-deux ans, il s'est alors trouvé à l'aise dans le cumul des fonctions
poli-acquises et des fonctions sociales héritées, celles-ci confortant celles-là.
O. CARLIER. "Homme fétiche" ou "homme symbole" : Houari Souiah. 247

D'une période à une autre, l'homme orchestre du parti va passer


au statut d'homme symbole de la cité. C'est qu'il a su maîtriser ce qui
fait le sel et le secret de la vie locale, l'accord entre le corps social et la
gamme de ses élites, l'équivalence et l'interférence entre les pratiques
sociales, la transitivité entre la petite et la grande dimension, l'équilibre
et Tinter-compréhension entre des cultures partagées. Trait d'union
entre les diverses figures du lieu, passeur de la nouvelle citadinité,
interprète polyglotes des multiples langages publics, mandataire élu ou
nominé de la grande cité, promoteur et médiateur de l'identité
nationale, le petit-fils du moqaddem des Bas-quartiers est devenu pour sa
ville un homme mémoire. Vivant ou mort, il reste une image de sa
pérennité.

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