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PROCES DE JESUS

Le « procès de Jésus » est sans doute l'un des plus célèbres de l'histoire. L'affirmation est
banale. Elle est cependant hautement problématique. En effet, l'énoncé ouvre d'emblée sur
une foule d'interrogations. En premier lieu, y eut-il réellement un procès au sens juridique (du
droit romain) ? Ne devrait-on pas parler d'audition ou d'interrogatoire policier pour
caractériser la comparution de Jésus devant le Sanhédrin, puis devant le procurateur de
Judée ? Si de procès néanmoins on peut cependant parler, n'est-ce pas de procès au pluriel
qu'il conviendrait plus sûrement d'évoquer ?

2Pour Dominique Foyer, il conviendrait ainsi de distinguer, dans « le calvaire judiciaire » de
Jésus, le procès religieux et politique devant le grand Conseil (Sanhédrin), le procès politique
et religieux devant Ponce Pilate (prétoire), et enfin, en se basant sur un passage des évangiles
de Luc, un procès devant Hérode (le Palais) [2][2]Les récits du procès de Jésus, in La plume
et le prétoire,…. Ce procès (ou des différentes phases de la condamnation de Jésus) constitue-
t-il un événement historique ou est-il, au-delà de son historicité, un élément central du
dispositif théologique du sacrifice du « fils de Dieu » ? Ces questions naissent évidemment de
l'incertitude des sources et de l'ambiguïté du statut de ces mêmes sources. Le procès est
évidemment un passage essentiel des Évangiles synoptiques, mais également des Apocryphes.
Il est mentionné dans le Talmud et par l'historien Flavius Josèphe. Il est même évoqué
brièvement par Tacite dans les Annales.

3Le grand philosophe Giorgio Agamben, dans un texte bref mais d'une grande densité
(densité parfaitement restituée dans la traduction de Joël Gayraux), reprend l'instruction en
déplaçant la perspective du côté du juge de Jésus, à savoir de Ponce Pilate.

4Il n'est évidemment pas le premier à s'attacher à la figure du préfet romain de Judée. Depuis
longtemps, ce dernier a fait l'objet de nombreuses interprétations théologiques, philosophiques
ou historiques. Des lecteurs éminents ont cherché à comprendre son comportement durant son
dramatique face à face avec Jésus, le sens de ses répliques fameuses ou encore son rôle
essentiel dans l'économie de la prophétie christique.

5Ainsi, Dante en fit-il, dans son De Monarchia, le représentant de la puissance légitime de


Rome pour entériner la thèse théologico-politique selon laquelle l'Empire romain était
providentiellement inscrit dans le plan divin du salut, avant de lui faire grief, dans son Enfer,
d'avoir renoncé à exercer son office de juge en se lavant les mains d'abandonner un innocent
pour des raisons politiques. Comment ne pas citer ici la célèbre formule de Nietzsche, dans
L'Antéchrist, selon laquelle Pilate est « l'unique figure du Nouveau Testament qui soit digne
de respect ». Signalons également l'ironique et très subtil récit de Roger Caillois, « Ponce
Pilate », qui imagine ce qui se serait passé si, à l'issue du procès, le Procurateur avait libéré
Jésus au lieu de décider sa mise à mort.

6C'est en philosophe, et particulièrement en philosophe du droit, que Giorgio Agamben


aborde le procès de Jésus et en propose une lecture originale. Pour lui, en effet, ce procès
marque l'heure où « l'éternité a rencontré l'histoire en un point décisif ». Se fondant sur une
lecture serrée des Évangiles, recourant aux sources théologiques aussi bien que juridiques (le
droit romain), historiques que philosophiques (il convoque successivement Augustin, Thomas
d'Aquin, Dante, Kierkegaard, Pascal, Karl Barth, Jacob Taubes, Carl Schmitt, Aby Warburg
ou Michel Foucault), Giorgio Agamben questionne la signification profonde de cette rupture
historique : « Pourquoi l'événement décisif de l'histoire universelle - la passion du Christ et la
rédemption de l'humanité -doit-il prendre la forme d'un procès ? ».
7Agamben se livre tout d'abord à une reconstitution haletante des quelques heures qui se sont
écoulées à l'intérieur et à l'extérieur du prétoire, en s'astreignant, par-delà la « légende » à
retrouver la vérité des comportements et des paroles des deux protagonistes avant d'essayer
d'en comprendre les enjeux humains, politiques, philosophiques, juridiques, religieux. « Alors
Pilate rentra dans le prétoire. Il appela Jésus et lui dit : "Tu es le roi des Juifs ?" Jésus
répondit : "Dis-tu cela toi-même ou d'autres te l'ont dit de moi ?" Pilate répondit : "Est-ce que
je Suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t'ont remis entre mes mains. Qu'as-tu fait ? ».

8Agamben note que Pilate est assis sur le bema, autrement dit le siège sur lequel prend place
celui qui prononce le jugement. Selon d'autres sources, cependant, bema peut signifier
simplement tribunal, et, dans la Lettre aux Corinthiens de Paul, le « jugement de Dieu ». Le
bema est dès lors aussi celui du Fils. « Dans le procès qui se déroule devant Pilate, deux
bemata, deux jugements semblent s'affronter : l'humain et le divin, le temporel et l'éternel ».
Mais il est écrit (Jean, 3, 17) que « Dieu n'a pas envoyé son fils dans le monde pour le juger
mais pour le sauver ». Le Procurateur de Judée, quant à lui, est là pour juger, au nom de
César. Ce procès est donc d'abord un affrontement entre l'ordre humain et l'ordre divin, entre
le jugement et le salut.

9« Mon Royaume n'est pas de ce monde. Si mon Royaume était de ce monde, mes serviteurs
auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux juifs. Mais mon Royaume n'est pas
d'ici ». Pilate en conclut : « Donc, tu es roi ». Mais la réponse de Jésus ouvre à une tout autre
question : « Toi, tu dis que je suis roi. Moi, je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que
pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix ».

10C'est alors, selon Agamben, que « Pilate prononce ce que Nietzsche a défini comme la
"boutade la plus subtile de tous les temps": Qu'est-ce que la vérité ? ». À la réponse de Jésus -
« la vérité vient du ciel » -, Pilate oppose une nouvelle question : « N'y a-t-il sur terre aucune
vérité ? ».

11C'est ainsi que Le Christ, dont le royaume n'est pas de ce monde, est remis au jugement de
Pilate, juge de ce monde et juge en ce monde. Cependant, Pilate ne prononce pas de sentence
finale. Il se borne, en effet, à livrer Jésus aux Juifs, à le remettre à la foule. Jésus n'est donc
pas jugé, « remis » (traditio), au sens où il est « livré » (trahere, paradidomi) par Pilate à ceux
qui le crucifient.

12Giorgio Agamben relève patiemment l'occurrence multiple dans les évangiles de ce même
mot, en grec comme en latin. Pilate livre Jésus comme les Juifs l'avaient « livré » à Pilate,
comme judas l'avait « livré » au Sanhédrin, comme. Dieu l'avait « livré » aux hommes. La
livraison est une traditio. C'est ainsi que Karl Barth a pu penser que cette « remise » avait une
signification théologique, qu'elle reliait en une même tradition le geste de Dieu qui a « livré »
son propre fils à l'humanité, la trahison de Judas et la décision de Pilate, lequel devient un
élément de la volonté divine et de l'économie du salut, l'executor Novi testamenti, celui par
qui se réalise sur terre le dessein céleste. Dans les Évangiles apocryphes, Pilate est même
regardé comme « un chrétien en conscience » (Pilate a été sanctifié par l'Église éthiopienne
alors que sa femme Procla est fêtée dans le calendrier de l'Église grecque le 26 octobre).

13Si, du côté de la théologie, la mort du Christ, rendue possible par la livraison de Pilate à
l'issue de l'interrogatoire, participe de l'économie du salut, en revanche, Agamben, en
philosophe, considère que ce procès sans jugement ni verdict est le lieu de l'affrontement
entre deux conceptions de la vérité, l'une historique, l'autre éternelle, et que cette tension
permanente entre ces irréductibles est la source même de la krisis - terme grec pour dire le
jugement - qu'inaugure le comportement de Ponce Pilate. En ce drame « jusqu'à la fin
jugement et salut demeurent étrangers et incommunicables ».

14Giorgio Agamben y voit une allégorie de notre temps. Justice et salut restent ainsi
inconciliables. C'est ainsi qu'à partir du procès de Jésus, c'est l'histoire elle-même qui est sans
jugement, (krisis), autrement dit ne peut jamais être autrement qu'« en état de crise
permanente ».

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