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Police de la pensée et totalitarisme

"L'Eglise persécute les impies […]afin de les faire jouir du bienfait de la vérité"
Saint Augustin (417)1

"L'Eglise, établie pour régner sur les consciences"


Mémorial catholique (1828)2

"S'il y a un régime totalitaire, totalitaire de fait et de droit, c'est le régime de l'Eglise,


[…] parce que l'homme appartient totalement à l'Eglise"
Pie XI (1938)3

" L’unipolarité appelle souvent comme raccourci pour atteindre ses buts le totalitarisme"
Lionel Pourtau (2003)4

"Dans une libre République chacun est autorisé à penser ce qu’il veut et à dire ce qu’il pense"
Spinoza, TTP XX (1670)

De la condamnation de l'idolâtrie à la police de la pensée

"Si la législation politique décrétait que seuls les actes peuvent être poursuivis,
sans que les paroles soient jamais sujettes à sanction,
les troubles intérieurs ne se pareraient plus d’une apparence de droit
et les controverses ne se transformeraient plus en séditions"
Spinoza, Traité théologico-politique

"Chez les Romains il y avait une pluralité de vérités, et nul n’aurait idée d’imposer la sienne aux autres."
John Scheid (échange avec)

"La société romaine tardive n'a peut-être pas généré « d'anticorps théoriques » à l'intolérance
mais elle a maintenu un style de pouvoir qui était opposé de la terreur et de la violence"
Rebillard Éric 5

"La révolution du christianisme a supprimé la liberté au nom de la libération"


G. Stroumsa6

Toute société sanctionne certains actes (crimes et délits), certains comportements (menace de l'ordre public,
outrage aux bonnes mœurs), voire certaines paroles (calomnies, appels à la violence ou au non respect des
institutions, civiles ou ethniques, "perversion de la jeunesse", etc.), contre lesquels elle érige des règles et des
lois, dont le respect est sanctionné par une "force de loi" ; toute société définit de façon implicite ce qu'est "la
normalité", sanctionnée par l'opinion publique. Mais ces règles ne portent généralement pas sur les croyances. La
sanction n'intervient en général qu'en cas de passage à l'acte ou d'intention de passer un acte menaçant l'ordre
public ou le pouvoir en place. En résumé, le paganisme gréco-romain évitait "l'instauration d'une idéologie
préconisant l'exclusivisme religieux comme élément indispensable à la sauvegarde de la communauté
politique."7

A contrario, la condamnation monothéiste de l'idolâtrie ne vise pas seulement des actes ou des comportements,
mais aussi des croyances, elle s'efforce de déceler les déviances par rapport à la vérité révélée, aux articles de foi,
aux "credos", et de sanctionner ces "hérésies" en tant que telles. Le péché chrétien commence à l'intention, "car
la parole de Dieu est […] capable de juger les pensées et les intentions du cœur" ( Hébreux 4:12). "Lorsque ce
1
St Augustin, Lettre 185, livre sur la correction des donatistes, chapitre 2 §11.
2
Volume 9. Cf. aussi Les hérétique d'Italie, Cesare Cantù, Putois-Gretté, 1869
3
Pie XI, discours prononcé lors d’une audience accordée à des pèlerins français le 18 septembre 1938, publié dans La Croix du 22 décembre
1938 sous le titre Le seul régime totalitaire légitime est celui de l'Eglise, cité dans Penser l'hétérogène: Figures juives de l'altérité, Georges
Zimra, Editions L'Harmattan, 2007 et dans Histoire secrète du Vatican, Augias Corrado, Express Roularta, 9 févr. 2012.
4
"L‘ennemi à l'âge des conflits asymétriques", Lionel Pourtau, Sociétés 2003/2 (no 80)
5
Rebillard Éric. "La « conversion » de l'Empire romain selon Peter Brown (note critique)". In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54e
année, N. 4, 1999. pp. 813-823.
[Rebillard Éric : historien spécialiste de l'antiquité tardive, Sorbonne, Ecole française de Rome, Cornell University, New York]
6
Guy G. Stroumsa, Barbarian Philosophy, The Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999
7
"Considérations sur l'intolérance religieuse au IVe siècle", Gilvan Ventura da Silva, Revue Française d'Histoire des Idées Politiques
2006/1 (N°23).
[Gilvan Ventura da Silva (1967-): docteur en histoire économique, spécialiste de l'Antiquité et du Moyen Age, Sao Polo, Brésil]
niveau est atteint, on observe la production d'un formidable système de justifications de l'usage de la violence
pour vaincre la résistance des récalcitrants et empêcher la faillite de la société dans tout ce qu'elle comporte de
mystique et de sacré."8

Autrement dit, avant les théocraties monothéistes, le respect des rituels et des bonnes mœurs pouvait être
sanctionné, et les actions contre le pouvoir en place réprimées, mais non pas la pensée intime des sujets. "Les
gens pouvaient penser au sujet des dieux de toutes les façons possibles, et pouvaient exprimer leurs opinions
dans des limites plus ou moins précises correspondant au degré de religiosité et d'anxiété prévalant dans le public
et dans les classes dirigeantes." 9 Le pouvoir ne s'exerçait que "dans à une sphère publique restreinte" 10. A Rome
et à Athènes, où la religion comportait une dimension publique et une dimension privée, le culte public, qui était
dédié aux dieux de la cité et qui fondait le sentiment d'appartenance et les devoirs civiques, pouvait faire l'objet
d'un contrôle, tandis que le culte privé, qui était dédié aux divinités domestiques, aux ancêtres et aux esprits et
qui remplissait les besoins de spiritualité individuelle, était laissé à la liberté chacun. "C’est [d'ailleurs] dans cet
espace privé que se sont introduits […] à Rome les cultes à mystères, les religions orientales et toute la pensée
philosophique et mystique grecque réinterprétant l’antique religion par une lecture symbolique et allégorique." 11
Dans Les Lois (X, 907d-909d), Platon condamne non pas le délit de conscience, mais le délit de parole.

Le censeur romain surveillait les mœurs, le pouvoir politique n'aimait pas les critiques, mais aucun système de
pensée philosophique ou religieux n'était imposé. Même si la morale contemporaine, y compris celle des mœurs
du sexe, est née dans la Rome stoïcienne du IIème siècle  "dire que le christianisme est le fondement de notre
morale est donc dépourvu de sens!" proclame Paul Veyne 12, les religions antiques ne revendiquaient pas le
contrôle de la totalité de la vie intérieure des adeptes.

"L'antiquité n'a pas connu la censure préventive" 13. L'Aréopage aurait fait brûler les ouvrages de Protagoras où se
trouvaient exprimés des doutes sur l'existence des dieux 14, Athènes condamna Socrate, Auguste aurait fait brûler
plus de 2000 volumes d'oracles, retirer les écrits de César des bibliothèques publiques, brûler les satires de
Labienus et exiler Ovide, Dioclétien fit brûler les bibliothèques chrétiennes lors de la persécution de 303. Mais
ce n'étaient là que des mesures répressives occasionnelles.

A contrario, la doxa monothéiste introduisit une norme sur la pensée qui s'étendit jusque dans la sphère privée.
La christianisation de l'Empire se traduisit par la fusion de la religion publique avec la religion privée, par le
développement de la confession, de la conversion. La censure, d'occasionnelle qu'elle était dans l'Antiquité,
devint systématisme et préventive.

Les autodafés se développent dès le Nouveau Testament : "beaucoup de ceux qui avaient exercé les arts
magiques apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant tout le monde ; et quand on en eut supputé le prix de ces
livres, on trouva la somme de cinquante mille deniers. Ainsi la parole de Dieu croissait avec force et
s’affermissait." (Actes des apôtres 19, 13-19). Saint Paul fit à Ephèse un autodafé de tous les livres qui traitent de
"choses curieuses" (54 ap J.-C.). Basile de Césarée (329-379, Père et Docteur de l'Eglise) établit une liste
d’auteurs acceptables  son éloge funèbre évoque qu'"il ne tournait ni la censure en violence ni l'indulgence en
faiblesse"15. Théodose tenta de détruire les librairies païennes (391) 16. Le Code Justinien (529) interdit toute
discussion relative au dogme, mettant fin à la tradition discursive de la tradition hellénique. De nombreux
Conciles établirent des listes d'ouvrages condamnés comme hérétiques. La tradition monastique au moins au
VIème siècle apprenait à renoncer à la pensée et à la volonté 17. Au Moyen Âge, la publication des livres fut

8
Id.
9
"People could, and did, think in a great variety of incompatible ways about the gods, and could express their opinions, within rather
unpredictable limits set by the prevailing degree of religious concern and anxiety among the general public or the ruling classes." The Way
and the Ways: Religious Tolerance and Intolerance in the Fourth Century A.D., A. H. Armstrong, Vigiliae Christianae, Vol. 38, No. 1 (Mar.,
1984), pp. 1-17.
[Arthur Hilary Armstrong FBA (1909 –1997): universitaire britannique, philosophie et lettres classiques, spécialiste de Plotin. Fellow of the
British Academy and of the American Catholic Philosophical Association.]
10
« Pouvoir de la religion et politique religieuse dans les premiers siècles du christianisme, l’exemple de deux empereurs : Constantin et
Justinien », Anne Fraïsse, Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 2007.
11
D'après « Pouvoir de la religion et politique religieuse dans les premiers siècles du christianisme, l’exemple de deux empereurs :
Constantin et Justinien », Anne Fraïsse, Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 2007. Cf. aussi Lambs into Lions,
Paula Fredriksen.
12
"L'Antiquité, par Paul Veyne", Dominique Simonnet, L'Express, le 04/07/2002,
disponible sur<http://www.lexpress.fr/culture/livre/2-l-antiquite-par-paul-veyne_818051.html#Rij4byPLF4CIiF4l.99>
13
"Histoire de la censure", Encyclopédie de l'Agora, 2012
14
Selon Diogène Laërce, source habituellement considérée comme peu fiable.
15
Discours funèbre en l'honneur du Grand Basile de Césarée par Grégoire de Naziance, Père de l'Eglise,
16
A history of libraries in the western world, Michael H. Harris, Scarecrow Press, Lanham, Maryland, 1999.
17
Cf. notes 835 p. Error: Reference source not found et 836 p. Error: Reference source not found.
soumise à l’approbation des officialités ecclésiastiques. En 1275, le roi Philippe III le Hardi promulgua une
ordonnance soumettant l’autorisation de publier des livres à la faculté de théologie de l’Université de Paris,
placée sous la tutelle du Vatican. L'invention de l'imprimerie allait amplifier considérablement le déploiement de
la censure. L'Eglise installa ainsi les censores librorum, le nihil obstat, l'imprimatur (Inter sollicitudines, 1515)
et finalement l'Index (1559). Ce dernier perdurera jusqu'en 1966 ! Les autodafés de livres scientifiques et
philosophiques se multiplièrent. Même Hugo, Michelet, Stendhal, Flaubert furent mis à l'Index. "Responsable
des questions touchant à la doctrine et à la discipline, la Suprema [autrement dit le Saint Office, l'Inquisition
romaine] étendit son contrôle, pendant la Contre-Réforme, à presque tous les aspects de la vie religieuse, sociale
et intellectuelle italienne."18

Hans Küng lui-même confirme : "l'Eglise a jusqu’à nos jours mis en place un système de contrôle, de censure et
d’interdiction de la pensée ouverte et libre […] En voulant défendre la foi, elle a protégé son pouvoir et son
système doctrinal."19 Pour Marcel Gauchet, l'Eglise grégorienne "a fait émerger en quelques décennies la
première bureaucratie occidentale, […] l'encadrement des âmes par une bureaucratie du sens."20 Paul Ricœur
ajoute : "à travers le réseau institutionnel des Universités et de leurs clercs, l'Eglise contrôle la production de la
pensée, en instituant la théologie en discours prédominant." 21 La Compagnie des Jésuites, directement rattachée
au Pape, reçut pour mission de contrôler l'enseignement et de prévenir tout risque de remise en cause de la vérité
biblique.

Certes il est sain que la sanction de la faute ne se limite pas à considérer la seule responsabilité juridique, mais
prenne en compte la culpabilité morale. Mais de nouveaux chefs d'accusation furent introduits, visant la pensée,
la croyance, la vie privée et intime. Avec l'Inquisition, l'Eglise fit entrer dans l'histoire la police des esprits. Tant
l'aveu  y compris sous la torture  que la dénégation  s'il nie, c'est qu'il se sent coupable  furent souvent
retenus comme preuves de culpabilité 22. Les régimes totalitaires reprendront cette institutionnalisation de la
police de la pensée, en substituant à la vérité révélée leur idéologie. L'autocritique exigée des accusés dans les
procès staliniens prolongea l'extorsion des aveux par les inquisiteurs. L'islam connut à l'époque mutazilite (833-
848) une institution comparable à l'Inquisition : la Mihna.

Lors de la "crise moderniste", caractérisée par les bulles Syllabus (1870), Providentissimus Deus (1893),
Pascendi (1907), Præstantia Scripturæ Sacræ (1907), le Vatican exigea de l'ensemble du clergé un "serment
antimoderniste", le Sacrorum Antistitum (1910), qui fustigeait "les erreurs de notre temps" et qui ne fut levé
qu'en 1961. Un système de délation fut mis en place, ainsi qu'un réseau d'espionnage, la Sodalité de Saint Pie V,
plus connue sous son nom de code La Sapinière 23 (1909-1921). S'ensuivit une campagne de destitutions, de
mises à l'Index, d'excommunications. Pie X (pape de 1903 à 1914), le pape qui engagea ces opérations, fut
canonisé.

Sans doute les empereurs Romains avaient-ils depuis le II ème siècle cherché à installer un contrôle centralisé total
de la société, des corps et des esprits, afin d'enrayer le délitement de l'Empire. Constantin trouva une réponse
dans le christianisme.24 En conséquence, "la civilisation de la cité, qui rattachait l’esprit et le corps aux réalités
sublunaires, fut remplacée par une vaste entité centralisée, dont la tête, Constantinople ou Damas, le Basileus ou
le calife, un Dieu unique, contrôlait tout. Tout ce qui faisait la joie de vivre, la culture, les promenades
philosophiques, les spectacles, les plaisirs, était devenu tentation démoniaque. La terre semblait avoir été
recouverte, en même temps que par les basiliques, les minarets, les prédicateurs, les missionnaires, par un voile
de mélancolie et un frisson de peur. Une voix à l’unisson soudait les masses uniformisées, là où, jadis, la
polyphonie des cultes et la polydoxie des sectes assuraient des parcours existentiels différenciés. Une monodoxie
impérieuse, à base de théologie et de règlements tatillons, s’était substituée à la science (épistémè) du sage, en
contredisant Platon pour qui la doxa, l’opinion, était la source de l’erreur." 25 Saint Augustin considéra le théâtre,
qui fut si prisé des Grecs, comme "la peste pour les âmes"26.

18
Histoire secrète de l'Inquisition, de Paul III à Jean-Paul II, Peter Godman, Perrin, 2007, p. 17.
19
Conférence donnée à l’UQUAM (Montréal) par Hans Küng le 30/11/1983, rapportée par le pasteur Roland Benz Le christianisme contre la
science ? Roland Benz, Revue Choisir n°431 Novembre1995.
20
La condition politique, Marcel Gauchet, Stock 2003.
21
Le Juste 2, Paul Ricœur, Esprit, 2001.
22
Cf. H.R. Trevor-Roper, op. cit., § "L'épidémie de sorcellerie en Europe"; et Science et philosophie, Brian Ealsea, 1980, Ramsay, 1986.
23
Installée sous Pie X, cette organisation fut dirigée par Mgr Benigni, secrétaire adjoint de la Congrégation pour les Affaires ecclésiastiques
extraordinaires. Mgr Benigni était un antisémite notoire. Il soutiendra activement le fascisme italien.
24
Nous y reviendrons p. Error: Reference source not found.
25
Polymnia Athanassiadi, op. cit. Recension de Polymnia Athanassiadi, op. cit par Claude Bourrinet, disponible sur <
http://www.europemaxima.com/?p=2092>
26
La Cité de Dieu, Saint Augustin.
Le développement de la police de la pensée n'est-il que le revers de la médaille de l'émergence de l'individu-sujet
occidental ? Le philosophe antique travaillait à modeler son âme pour la conformer à son idéal, mais comme le
dit Paul Veyne "en allant de l'avant […] sans d'attarder à la fouiller pour savoir ce qu'elle était." 27 L'hétéronomie
de l'éthique des religions abrahamiques, et en particulier le péché et la confession obligent au contraire "à aller
regarder en soi-même[…], à fonder et féconder la psychologie." "Hegel – mais aussi les néo-kantiens comme
Weber et tous leurs successeurs jusqu’à Dumont – font remonter les origines de l’homme moderne à la
prédication monothéiste"28 commente Pascal Michon, chercheur contemporain sur l'histoire du sujet.

Cette évolution vers l'individu occidental moderne, cet approfondissement de la vie privée  si l'on peut parler
d'évolution, ce que contestent les chercheurs contemporains tels Pascal Michon , avait toutefois été engagée
dans le monde gréco-romain bien avant le christianisme : lors du passage de la Grèce classique à la Grèce
hellénistique, de la République romaine à l'Empire, des philosophes socratiques aux stoïciens, voire des dieux
Romains aux cultes orientaux.

A Athènes, la fin de l'expérience démocratique avait clôt la période classique (du VI au IVème siècle av. J.-C).
Alexandre avait ouvert la période hellénistique (du IIIème siècle av. J.-C. au Ier siècle après J.-C.), au cours de
laquelle les philosophes s'étaient détournés de la chose publique pour se concentrer sur la sphère privée. De
même à Rome, au basculement de la République à l'Empire (fin du Ier siècle av. J.-C.), la priorité de l'homme se
tourna de la cité vers l'individu, de la politique vers le bonheur individuel : "c'est le moment où la liberté [de
philosopher] de l'homme libre, qui jusque-là se confondait avec l'exercice des droits civiques, se transmue [...] en
liberté intérieure ; où les idéaux Grecs d'autarcie et d'autonomie, qui cherchaient jusqu'alors à se satisfaire dans
la cité, se trouvent confiés aux seules ressources spirituelles de l'homme individuel ; où la spéculation sur la
nature tend à n'être plus que l'auxiliaire d'une morale préoccupée avant tout de donner à chacun le salut
intérieur."29 "Au Ier siècle avant J.-C., l’individu l’a définitivement emporté sur le groupe." 30 Les stoïciens
posent les bases de la réflexion et de l'intériorité personnelles. Sénèque et Cicéron fixent à l'homme comme but
de réaliser sa pleine nature. Epictète développe l'importance de la volonté. Le droit romain contribue à préciser la
notion d'agent, de responsabilité. "Pour la première fois l'homme intérieur dit "je" dans les Pensées que Marc-
Aurèle adresse à soi-même."31 "On vit arriver la montée submergeante et quasi irrésistible des cultes orientaux
[…] Ces dieux étaient incontestablement plus humains, et parfois mêmes plus sensuels que ceux de l’Occident.
Ceux-ci jouissaient, notamment dans l’Olympe, de la quiétude de l’âme des Immortels. Les divinités de l’Orient,
au contraire, souffrent et meurent pour revivre ensuite. Les religions orientales font vibrer toutes les cordes de la
sensibilité et apaisaient « la soif d’émotions religieuses que l’austère culte romain n’a pas réussi à étancher » (Fr.
Cumont) […] Bref, c’est un nouveau monde qui se profile." 32 Plotin développe l'introspection […] Julien
l'Apostat conte sa vie intérieure avec des accents proches d'Augustin."33

Cette émergence de l'individu et de la vie privée s'inscrit lui-même dans un mouvement plus ancien et plus vaste,
le "tournant axial" (selon la dénomination que lui a donnée le philosophe allemand Karl Jaspers). Entre les
VIIIème et IIIème siècle avant J.C, la Chine, les Indes, la Perse, la Palestine, la Grèce émergent simultanément
"des mers étales de la préhistoire la conscience humaine" la primauté de l'individuel sur le collectif, de la sphère
privée par rapport à la sphère publique, de la spiritualité sur les rituels, l'affranchissement du mythe, le
développement de la raison, de la personne, de l'universel. De grands maîtres à penser, Lao Tseu et Confucius en
Chine, Bouddha en Inde, Zarathoustra en Perse, les Prophètes en Israël (Lévitique19, 1834), Pythagore, Platon et
Aristote en Grèce, promeuvent la règle d'or  "ne fais pas à ton prochain ce que tu ne veux pas qu'il te fasse", ce
qui implique de nouvelles notions de réciprocité, d'égalité, d'empathie et de compassion.

Il faut donc se garder d'une vision trop linéaire de l'histoire du sujet. Rappelons par exemple que la méditation
sur la souffrance du Livre de Job biblique est directement inspirée du Monologue du juste souffrant, un texte de
la littérature sapientale mésopotamienne, datant de la seconde moitié du IIe millénaire avant JC.

27
"Païens et chrétiens devant la gladiature", Paul Veyne, In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 111, N°2. 1999. pp. 883-
917.
28
Eléments d'une histoire du sujet, Pascal Michon, Kimé, 1999.
29
P. Aubenque, Les philosophies hellénistiques : stoïcisme, épicurisme, scepticisme, in F. Chatelet, La Philosophie, tome 1, de Platon à
Saint Thomas, Marabout université, 1979.
30
Yves Roman, Entre les dieux et les hommes, l'identité romaine (IIe s. av. J.-C. - IIe s. ap. J.-C.), conférence au Cercle Ernest Renan le
19.12.2013.
31
L'émergence du sujet singulier dans les confessions d'Augustin, Le personnalisme d'Augustin, la pensée grecque et l'influence chrétienne,
Maria Dakari, Esprit, 1981 n°2, pp 95-115. Critique féroce du Testament de dieu de BH Lévy (avec celles de Vidal-Naquet et de Castoriadis)
32
Les cultes orientaux dans le monde romain, Robert Turcan, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 1992.
33
Maria Dakari, op. cit.
34
Rabbi Hillel (Ier siècle av. J.-C.) résumait ainsi la Torah : "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse, voilà toute la
Loi, le reste ne représente que des commentaires."
Néanmoins, on peut sans doute admettre que la tradition abrahamique a contribué à l'approfondissement de la
relation du Moi au Moi, de l'intériorité et de la responsabilité. Mais il semble bien que c'est de la notion
d'idolâtrie et de sa condamnation, spécifiques au monde abrahamique, que sortira la police de la pensée, avec ses
prolongements jusqu'aux totalitarismes du XXème siècle, ces "religions séculières". On verra plus loin 35 que la
liberté de conscience, en tant que comportement, existait de fait  sinon en tant que concept  durant l'Antiquité,
qu'elle subit une éclipse durant la période de l'Eglise triomphante, pour renaître avec les Lumières.

Jean-Paul II lui-même reconnaîtra : "De ces méthodes coercitives […] perpétrées au nom de la foi : guerres de
religion, Inquisition, et autres violations des droits de la personne […] sont nés les crimes du national-socialisme
hitlérien et du stalinisme marxiste (Pro Memoria, 199436)

"Les intégristes sont nés avec le monothéisme"37

Il est de bon ton d'affirmer que le fondamentalisme et l'intégrisme chrétiens, qui font la promotion d'une lecture
littérale des textes, n'ont rien à avoir avec "l'esprit des Evangiles", ni l'islamisme radical avec "l'islam modéré".
Et pourtant nombre d'historiens du monde antique partagent l'analyse selon laquelle "les intégristes sont nés avec
le monothéisme":

 "les intégrismes tels que nous les comprenons aujourd’hui n’existaient presque pas avant la
christianisation du monde romain. Il n’y a pas dans le monde antique gréco-romain de mouvement de ce
type, car pour cela il faut d’abord qu’existe une tradition révélée, écrite, conservée et interprétée par une
autorité unique. N’existaient que des coutumes rituelles ancestrales qui en outre n’étaient pas reliées. Il
y avait à Rome les coutumes de la res publica, de toutes les cités, et dans chacune celles des familles,
des quartiers, des associations, toutes autant de communautés religieuses autonomes, même si l’on
retrouve forcément des éléments homologues entre toutes ces pratiques. L’erreur ou l’orthodoxie, dans
ce contexte, ne pouvait porter que sur le calendrier, les détails du rite, ou des questions de ce type, pas
sur des questions que nous appellerions des questions de foi ou d’interprétation de la lettre de la
tradition",

 "il s'agit d'une vérité indéniable, qu'aucune personne raisonnable, honnête et sincère ne saurait
contester. C'est un fait avéré: le polythéisme antique est tolérant et syncrétiste, prêt à ouvrir les portes de
son panthéon à toute nouvelle divinité honorable. S'il a persécuté le christianisme, c'est justement parce
qu'il voyait en lui un culte exclusif, qui rejetait les valeurs de la culture païenne classique; aux yeux des
théologiens chrétiens, leur dieu, étant l'unique dieu, devait éliminer toutes les autres croyances, qui
n'étaient que des idolâtries, et cela était inacceptable pour les païens. Le dieu de Jésus eût été accueilli
comme les autres s'il n'avait exigé l'exclusivité. Cela, tous les historiens des religions qui sont de bonne
foi le savent très bien",

 "mais dans le contexte actuel, personne n'ose le dire ouvertement, car ce serait heurter de front tous les
tenants des monothéismes: Juifs, Chrétiens, Musulmans, tous potentiellement aussi intolérants les uns
que les autres, dans la logique de leur croyance."

 "Le fanatisme religieux revêt diverses formes au sein des monothéismes, mais prend toujours sa source
dans le même creuset identitaire : on tue – ou on prescrit de tuer – pour protéger la pureté du sang ou de
la foi, pour défendre la communauté contre ceux qui la menace, pour étendre l’emprise de la religion
sur la société. Le fanatisme religieux est une dramatique dérive d’un message biblique et coranique qui
vise principalement à éduquer les êtres humains au respect d’autrui." 38

L'intégrisme s'est toujours développé comme crispation par rapport ce qui pouvait être perçu comme une menace
contre la tradition, qu'il s'agisse d' idées modernes, de sécularisation, ou de la montée d'un courant concurrent.
Quelques exemples :
 la révolte des Macchabées au IIème siècle av. J.-C.39,
 les Esséniens au Ier siècle av. J.-C.,

35
Cf. le § Error: Reference source not found p.Error: Reference source not found.
36
Cf. note 509 p. Error: Reference source not found.
37
Article de Maurice Sartre, publié dans Marianne/L'histoire, hors série Les Intégristes, Aout-Septembre 2009
38
"Fous de Dieu et pyromanes laïcs", Frédéric Lenoir, Le Monde des Religions, 01/11/2012.
39
Cf. p. Error: Reference source not found.
 les moines lors de la christianisation de l'Empire romain 40, dont la violence s'illustra notamment dans le
meurtre d'Hypatie,
 les Asharites au XIème siècle 41, tenants du retour à la littéralité de la parole coranique, responsables de
la thèse du Coran incréé, de la "fermeture des portes de l'ijtihad" et du principe de "l'innovation
blâmable", et fossoyeurs du courant rationaliste que représentait le mutazilisme,
 l'Inquisition au XIIIème siècle contre les hérésies, cathares et autres,
 Savonarole et la République de Florence au XVème siècle,
 la Contre-Réforme au XVIème siècle,
 la chasse aux sorcières aux XVI et XVIIème siècles,
 la crise moderniste au tournant du XIX au XXème siècle,
 l'intégrisme catholique par rapport à Vatican II,
 l'intégrisme protestant aux USA, avec son rejeton le plus surprenant, le créationnisme,
 la montée du courant ultra-orthodoxe dans le judaïsme,
 et enfin, le plus dramatique aujourd'hui par son extension et ses violences, l'islamisme. Des
mouvements intégristes ont commencé à remettre en cause l'islam traditionnel dès la fin du 18e siècle,
"à partir du moment où le succès de l'Occident a commencé à provoquer une chute brutale du pouvoir et
des richesses du monde musulman"42.

On peut d'ailleurs généraliser à d'autres mouvements idéologiques : l'obéissance à une autorité extérieure induit
une déresponsabilisation individuelle d'autant plus grande que cette autorité se prévaut d'une transcendance plus
haute et d'un messianisme plus prometteur, susceptibles de provoquer des emballements de masse.43

Religions séculières

"Des deux civilisations qui sont à la base de la culture occidentale,


l'humanisme classique du monde gréco-romain et la tradition judéo-chrétienne,
c'est la lignée biblique qui nous a conduit à la sécularisation de la conscience, au désenchantement du monde,
aux comportements stéréotypés, et finalement à l'objectivité bureaucratique."
Richard L. Rubenstein44

"Une « religion séculière» est une « doctrine de salut collectif » fondée sur la sacralisation de l'Histoire et
l'absolutisation d'un bon principe, s'opposant de façon manichéenne à son contraire satanique[…]
Je propose d'appeler "religions séculières"
les doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi évanouie
et situent ici-bas, dans le lointain de l'avenir, sous la forme d'un ordre social à créer, le salut de l'humanité "
Raymond Aron45

Une idéologie peut être définie comme un système d'idées générales prédéfinies, qui prétend expliquer et diriger
toute réalité sociale et politique, par opposition à une connaissance issue d'une réalité particulière, qui reste
consciente de son origine contingente. Cette différence n'est pas sans rappeler celle qui distingue la "vérité
révélée" monothéiste et les régimes de vérité du monde polythéiste : celle-là se prétend unique et universelle en
vertu de la transcendance dont elle se réclame, alors que ceux-ci, ancrés dans le sensible, dans l'immanent,
conservent la plasticité nécessaire pour se renouveler à l'occasion de nouvelles expériences 46.

Une idéologie, c'est aussi "une formation discursive polémique […] grâce à laquelle une passion cherche à
réaliser une valeur par l’exercice du pouvoir dans une société." 47 "Formation discursive" résonne avec parole,
texte, "polémique" avec prosélyte ", passion" avec sacré, "pouvoir" avec autorité, "valeur" avec salut. Autrement
dit, le concept d'idéologie semble présenter un grand degré de parenté avec le système de pensée abrahamique.

40
Cf. le § Error: Reference source not found, p. Error: Reference source not found.
41
"La tragédie de l'islam", Gérard Donnadieu , revue Défense n°127 de mai/juin 2007.
42
La montée de l'intégrisme musulman, Daniel Pipes, St. Louis Post Dispatch, 22 août 1984, disponible sur <
http://fr.danielpipes.org/9597/montee-integrisme-musulman>
43
Cf. par exemple l'article d'Henri Atlan La religion des catastrophes dans Le Monde du 28.3.2010, et La science en otage, Jean Staune,
Presses de la Renaissance, 2010.
44
La perfidie de l'histoire, la Shoah et l'avenir de l'Amérique, Richard L. Rubenstein, Cerf, 2005 (texte original: 1975).
[Richard Lowell Rubenstein (1924-) is an American educator in religion and a writer in the American Jewish community, noted particularly
for his contributions to Holocaust theology.]
45
L'avenir des religions séculières, Raymond Aron, 1944.
46
Cf. le § Error: Reference source not found, p. Error: Reference source not found.
47
Qu'est-ce que l'idéologie ? Jean Baechler, Gallimard.
Quant au régime totalitaire, ils se distingue d'une simple dictature par le fait qu'il s'agit d'un système politique
basé sur un monopole idéologique, autrement dit sur une idéologie exclusiviste. C'est "un système de
représentation qui explicitement ou implicitement clame la vérité absolue" 48, une vérité transcrite dans un texte
fondateur et dans des dogmes réputés infaillibles.

Un régime totalitaire est centralisateur. Il porte un projet messianique. Il installe un parti unique, avec à sa tête
un chef charismatique. Le citoyen qui n'adhère pas à l'idéologie est diabolisé en tant qu'ennemi de la société,
elle-même considérée comme "peuple élu" 49. "Puisque désormais l’ennemi est absolu, que son état d’ennemi
n’est plus lié à un acte (envahir le voisin) mais à sa nature (être un ennemi de classe, un bourgeois), alors
l’hostilité peut être absolue, sans limite." 50 L'État n'admet aucune opposition organisée. Il tend à contrôler la
totalité des activités de la société, s'immisçant jusque dans la sphère privée des familles et des citoyens. Il tente
de limiter et de contrôler aussi étroitement que possible les possibilités de pensée, d'expression, de création, de
recherche et de réunion. Il établit un régime de peur (Enfer ou Terreur), appuyé sur une police préventive de la
pensée. Il prend en compte la totalité à la fois de l'homme et de l'univers.

Les régimes totalitaires reprennent ainsi la plupart des paradigmes du monothéisme, à l'exception de la
transcendance. Mais on a vu ci-dessus que la transcendance n'est qu'un avatar philosophique de la condamnation
de l'idolâtrie51, et que les "idolâtres" des idéologies totalitaires ne sont autres que "les ennemis du peuple". La
transcendance a ainsi pu être transférée sur la nation, la race, la classe. Le régimes totalitaires s'intéressent plus
au présent et à l'avenir qu'à un éventuel passé mythique, même si celui-ci peut exister comme "l'aryanité" dans le
nazisme ou "l'âge d'or de l'islam" dans l'islamisme.

Suivant les auteurs, on désignera les idéologies totalitaires comme "religions séculières" 52, "religions
politiques"53, "idéologies messianiques de substitution"54.

La mise de la religion au service de la centralisation du pouvoir avait déjà été utilisée par Josias au VIIème siècle
av. JC, au IVème siècle par Constantin55au VIIème siècle par Mahomet. Un abbé contemporain résume : "le
totalitarisme prend sa source dans le désir de réaliser l'unité sociale et humaine en ramenant la diversité des
individus et des peuples à un genre et un modèle unique. C'est pourquoi Max Weber, Gilbert Durand et d'autres
pensent qu'il est nécessaire d'opposer un polythéisme qui se réfère à des dieux multiples et complémentaires, à
un monothéisme fondé sur des fantasmes d'unité."56

La thèse des "religions séculières", c'est à dire d'une filiation chrétienne des totalitarismes, est soutenue par de
nombreux auteurs :
 Raymond Aron : "je propose d’appeler “religions séculières” les doctrines qui prennent dans les âmes
de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici- bas, dans le lointain de l’avenir, sous la
forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité"57
 Simone Weil : "la conception thomiste de la foi implique un totalitarisme aussi étouffant ou davantage
que celui de Hitler "58,
 l'économiste Schumpeter :"avant d’être une théorie scientifique,« le marxisme est une religion », c’est-
à-dire « un système de fins dernières » donnant « un sens à la vie » et « des étalons de référence absolus
pour apprécier les événements et les actions ». Il offre à ses fidèles « un guide » qui leur apporte « un
plan de salut » et « la révélation du mal dont doit être délivrée l’humanité »" 59 ,
 un théologien protestant libéral, Paul Tillich qui préférait l'expression "quasi-religions"60,

48
D'après Ideologiekritik Aktuell – Ideologies Today, Christian Duncker, Bd. 1. London 2008.
49
Cf. par exemple La Totalité, vol 6 : la totalité réalisée, Christian Godin, Champ Vallon, 2003
50
"L‘ennemi à l'âge des conflits asymétriques", Lionel Pourtau, Sociétés 2003/2 (no 80)
51
Cf. le § Error: Reference source not found p. Error: Reference source not found.
52
L'avenir des religions séculières, Raymond Aron, 1944.
53
Cf. Sécularisation et Religions Politiques, Jean-Pierre Sironneau, Walter de Gruyter, 1982, et Pour ou contre César ? Les religions
chrétiennes face aux totalitarismes, Emilio Gentile, Aubier, 2013.
54
À propos d'Alain Laurent, La société ouverte et ses nouveaux ennemis (Les Belles Lettres, 2008), Roman Bernard, 2010, disponible sur
< http://www.juanasensio.com/archive/2010/01/04/la-societe-ouverte-et-ses-nouveaux-ennemis-d-alain-laurent-p.html>
55
Cf. p. Error: Reference source not found.
56
À la recherche de Dieu, Marie-Laurent Schillinger, Editions Beauchesne, 1989.
[Marie-Laurent Schillinger (1936-) : prêtre du diocèse de Strasbourg, spécialisé dans le dialogue des croyants et des incroyants.]
57
L'avenir des religions séculières, Raymond Aron, 1944.
58
Lettre à un religieux, point 14.
59
Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter, 1974, p. 21].
60
Le christianisme et les religions, Paul Tillich (1886-1965), trad. Fernand Chapey, Paris, Aubier-Montaigne, 1968. Il préfère l'expression
"quasi-religions".
 un ancien moine catholique, Jacques Pous oppose les "totalitarismes de l'immanence" aux
"totalitarismes de la transcendance"61,
 un historien spécialiste du monde juif, de l'antisémitisme et de la Shoah, Georges Bensoussan : "il n’y a
pas de continuité linéaire des Croisades et de l’Inquisition au génocide [la Shoah], mais ces précédents
ont constitué un terreau idéologique, voire un cadre de référence"62,
 Marcel Gauchet63,
 Tocqueville64 et Durkheim65 développèrent une thèse voisine pour expliquer les origines de la
Révolution française,
 Elie Barnavi considère la Sainte Ligue66 comme le premier véritable parti totalitaire, 67 le philosophe
allemand Karl Jaspers écrivait à propos de Luther et de son traité Des Juifs et leurs Mensonges : " vous
avez là déjà l'ensemble du programme nazi" 68, Karl Barth récapitulait : "donner de la valeur à la religion
débouche sur Hitler"69. Rappelons enfin Jean-Paul II : "de ces méthodes coercitives […] perpétrées au
nom de la foi : guerres de religion, tribunaux de l'Inquisition […] sont nés les crimes du nazisme
hitlérien et du stalinisme marxiste"70,
 "du point de vue de l'analyse sociologique, [l'idéologie marxiste] n'était qu'une croyance dérivée,
secondaire par rapport à la religion" constatent Hervé Le Bras et Emmanuel Todd.71

Cette thèse des totalitarismes comme "religions séculières" reste combattue non seulement par la plupart des
hommes d'église, par des penseurs chrétiens comme Alain Besançon  "Lénine ne sait pas qu'il croit, il croit qu'il
sait"72 , par des philosophes Juifs comme Leo Strauss  pour qui "[c'est] la modernité [qui]a provoqué un rejet
des valeurs morales […et qui] trouve, selon lui, sa source dans les Lumières"73 ou Hannah Arendt74mais aussi
par des historiens agnostiques comme François Furetpour qui ces analogies seraient purement formelles,
superficielles - "des contenus hétérogènes peuvent assurer des fonctions identiques" 75. Ceux-là préfèrent
attribuer la paternité de ces régimes au rationalisme, à l'individualisme 76, à la sécularisation, à l'athéisme77, à la
perte de la tradition, aux Lumières, dans la lignée de la réaction catholique d'un Joseph de Maistre (1753-1821).
Ainsi pour Mgr. Lustiger : "C’est le siècle des Lumières qui a engendré les totalitarismes"78.

Certes le XIXème siècle a pu nourrir l'illusion que le rationalisme pouvait être par lui-même porteur d'un nouveau
messianisme. Mais cette illusion n'est-elle pas née de la nostalgie du messianisme abrahamique ? Le
messianisme, comme la terreur, ne relève-t-il pas du refus d'accepter les limites de la raison ? Le rationalisme,
l'individualisme, la laïcité, ces paradigmes clés des Lumières, n'ont-ils pas posé les bases du pluralisme et de la
démocratie ? L'individualisme n'est d'ailleurs pas né seulement des Lumières, le christianisme lui-même a
contribué à son développement, tant avec les Evangiles qu'avec les Confessions de Saint Augustin. La
sécularisation de son côté résulte autant du christianisme que de son rejet, et ce sont plus les guerres de religion
que la rationalité qui ont accouché de la laïcité.

61
Jacques Pous, La tentation totalitaire, op. cit.
62
Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire, Georges Bensoussan, Mille et une nuits, 1998.
63
L'avènement de la démocratie. A l'épreuve des totalitarismes, Marcel Gauchet. Gallimard, 2010.
64
L'Ancien régime et la Révolution, Tocqueville livre J, chap. iii; Carl S. Becker, The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers.
Cf. aussi Carl. S. Becker p. 150 et suivantes; Montesquieu par lui-même, J. Starobinski, p. 109-111.
65
Cf. par exemple De Durkheim à Mauss, l'invention du symbolique: Sociologie et science des religions, Camille Tarot, La Découverte, 2010
66
Ligue catholique ou Parti de Dieu à l'époque des guerres de religion (1568-1595)
67
Les religions meurtrières, Elie Barnavi, Flammarion, 2006.
68
Cité par Franklin Sherman dans Foi transformée : les rencontres avec les Juifs et le judaïsme, John C. Merkle, Collegeville, Minnesota:
Liturgical Press, 2003, 63-64.
69
Théologie des religions, Première partie - Les exclusivismes, André Gounelle, disponible sur < http://andregounelle.fr/theologie-des-
religions/cours-2003-2-theologie-des-religions- exclusivismes.php>
70
§ 7 du Pro memoria di Giovanni Paolo II al V Concistoro Straordinario du 13-14 juin 1994. Cf. note 509 p. Error: Reference source not
found.
71
Le Mystère français, Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Seuil, 2013, pp 67-68 et 72.
72
Les origines intellectuelles du léninisme, Alain Besançon, Calmann-Lévy, 1977.
73
Le stratège et le philosophe, Alain Frachon et Daniel Vernet, Le Monde du 15.04.2003.
74
Cf. le § ci-dessous Hannah Arendt p. 9.
75
Hans Blumenberg.
76
Le cheval dans la locomotive, Arthur Koestler, 1968
77
Cf.
 le discours de Benoit XVI à Edinbourg le 16/09/2010.
 Catholic church’s military bishop in Germany Walter Mixa : "The inhumanity of practiced atheism has been proven in the last
century in the most terrible way by the godless regimes of National Socialism and Communism with their punishment camps,
their secret police and their mass murders", Easter Sunday sermon,, 13/04/2009.
 Jean-Claude Guillebaud, chroniqueur au très respectable Nouvel Observateur : "Des erreurs qui tuent", le Nouvel Observateur, 26.
7.2012, et "Dieu est-il guerrier ?" La Vie, le 12/07/2012.
78
Le choix de Dieu, De Fallois, 1987.
Quant à l'athéisme, si le communisme s'en réclama, Hitler ne le professa jamais 79, tandis que Mussolini, Franco,
Salazar, Pinochet, demeurèrent ouvertement et bruyamment chrétiens - ni les uns ni les autres ne furent
d'ailleurs jamais excommuniés.

On dira encore que les Lumières ont fait le lit des idéologies totalitaires en creusant le "vide de sens" qui
caractérise la modernité, en mettant l'homme à la place de Dieu. Ainsi peut-on constater que, dans la France de
l'après-guerre, "la carte du vote communiste, qui aurait dû suivant la théorie marxiste la plus élémentaire refléter
la distribution géographique de l'industrie et du prolétariat, s'insérait presque parfaitement dans celle de la
religion. Le PCF occupait l'espace […] laissé vide par l'Eglise." 80 La difficulté du chemin qui va de l'hétéronomie
à l'autonomie peut certes engendrer de la nostalgie, comme certains Allemands de l'Est peuvent éprouver la
nostalgie de la sécurité que leur apportait l'ancien régime communiste. Les Lumières ont permis de passer du
régime d'intolérance et de "terreur théocratique"81 installés par l'Eglise et ses édits  du Dictatus Papæ de
Grégoire VII (1075) au Syllabus (1864), à la démocratie libérale laïque. La Restauration et l'Empire au XIXème
siècle, les fascismes au XXème siècle, ne sont-ils pas à considérer comme des rechutes dans des régimes
autoritaires, d'ailleurs plus souvent soutenus par l'Eglise que combattus par elle ?

L'hostilité de l'Eglise aux Lumières connut son climax lors de la lutte entre l'Eglise et la Révolution, avec comme
points de fixation la défense des privilèges du clergé et le refus de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. N'est-ce
pas le mouvement des "anti-Lumières" qui "refus[ait] l’idée de l’autonomie de l’individu", qui "achev[a] de
saper les fondements de la démocratie, [qui] génér[a] les nationalismes [du sang et du sol] et [qui] contribu[a] à
alimenter les conflits et les guerres "?82 Ce n'est que sous la contrainte, et seulement en 1892 (Encyclique Inter
Sollicitudines), que L'Eglise finit par accepter la République.

C'est bien en terre chrétienne, là où les esprits avaient été préparés par les "religions de salut céleste" que sont
apparus les "religions de salut terrestre" 83, les "théologies de l'histoire" 84, les "totalitarismes de l'immanence" 85,
qui seront ensuite exportées en Chine et au Cambodge.

Dans le monde où l'islam est religion d'Etat, la charia "contrôle dans leurs moindres détails les activités
politiques et sociales des individus, sans aucune restriction la vie des fidèles […] l'omniprésence de la loi
islamique est perceptible dans l'absence de distinction entre le rituel, la loi, l'éthique, la vie du croyant et celle de
la communauté"86: l'islam n'illustre-t-il pas de façon exacerbée la "tentation totalitaire" 87?

NB 1: certains ont pu voir dans La République de Platon une première théorisation du totalitarisme. Mais les
Grecs ne l'ont jamais mise en œuvre : La République de Platon n'a jamais prétendu à un statut autre que celui de
théorie abstraite, idéale, écrite par un humain, et non celui de texte sacré délivrant une loi concrète, d'origine
divine. Sparte fut souvent adoptée comme emblème par les mouvements fascistes, plus par facilité que par souci
de précision historique88.

NB 2: l'une des premières formes de totalitarisme de l'histoire de l'humanité fut sans doute le légisme chinois
(IIIème siècle av. JC.). Le légisme fut appliqué à la lettre par le premier Empereur de Chine, Qin Shi Huang (c.
259-210 av. J.-C.), qui éradiqua le mohisme, religion la plus populaire de la Chine des Royaumes combattants.
Les légistes "pourchassèrent les intellectuels, ordonnèrent de faire brûler tous les livres à l'exception des traités
de divination, d'agriculture et de médecine. D'un bout à l'autre du monde chinois, de gigantesques bûchers
s'allument, consumant irrémédiablement le savoir. On interdit toute critique, toute discussion, l'uniformité de la
pensée doit régner en tout lieu." 89 Qin Shi Huang brûla toutefois les œuvres des Légistes dans l'autodafé de 213
av. J-C. Le légisme fut définitivement rejeté par la dynastie des Hans (à partir de 207 av. J.-C.)

Hannah Arendt, opposante à la thèse des "religions séculières"


"Le nazisme ne doit rien en quoi que ce soit à la tradition occidentale"

79
On y reviendra au § Error: Reference source not found p. Error: Reference source not found.
80
Le Mystère français, Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Seuil, 2013, pp 67-68 et 72.
81
Vers la pensée unique, La montée de l'intolérance dans l'Antiquité tardive, P. Athanassiadi Paris, Les Belles Lettres, 2010.
82
Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIème siècle à la Guerre Froide, Zeev Sternhell, Gallimard, 2006.
[Zeev Sternhell (1935-) : historien et homme politique israélien, spécialiste du fascisme, critiqué notamment pour sa conception trop large du
fascisme]
83
Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, op. cit.
84
La perfection de l'un, Michel Maffesoli,
85
Jacques Pous, La tentation totalitaire, op. cit.
86
Pourquoi je ne suis pas musulman, Ibn Warraq, L'Age d'Homme, 1999
87
Selon l'expression de Jacques Pous, op. cit.
88
Sparte: Géographie, mythes et histoire, Françoise Ruzé, Jacqueline Christien, Armand Colin, 2007.
89
David Cosandey, op. cit.
Hannah Arendt, Le problème allemand, 194590

Dans un débat devenu fameux avec le sociologue français Jules Monnerot 91, Hannah Arendt récuse
farouchement la présentation des totalitarismes comme "religions séculières". Elle considère le phénomène
totalitaire comme une nouveauté radicale, et lui dénie tout antécédent historique, en particulier dans le passé
chrétien de l'Europe92.

Cette position est aujourd'hui réfutée par nombre d'historiens spécialistes de l'Allemagne nazie et de l'Italie
fasciste. Pierre Ayçoberry : "Qu'est-ce que cet appareil destructeur qui échappe à tout conditionnement
historique et social ? Cette méthode purement descriptive, qui colle à son sujet, au point de récuser, comme lui,
toute référence à ce qui n'est pas lui, risque de tourner à la tautologie" 93. Ian Kershaw : "Son argument essentiel
pour expliquer le totalitarisme - la disparition des classes par une « société de masse » - est à l'évidence
erroné"94. Emilio Gentile montre qu'Hannah Arendt, qui récuse le qualificatif de totalitarisme pour le fascisme de
Mussolini, manifeste dans sa démonstration une grande ignorance de la réalité italienne 95.

Pour Hannah Arendt le totalitarisme est "mauvais et prédateur, renversant tout ce qui est sacré dans la tradition
occidentale", alors que, dit-elle, une religion suppose un dieu transcendant. Une telle vision de la religion relève
pourtant typiquement, comme on l'a vu ci-dessus 96, du biais judéo-chrétien. Elle ajoute, pour mieux disqualifier
l'expression "religion séculière", que "la religion enseigne de se soucier de son prochain, ou, à tout le moins, de
ne pas lui faire de mal"97, manifestant par là une naïveté et une inconscience confondante de la violence
monothéiste. "Il est vrai, dit-elle encore dans la même veine, qu'un chrétien ne peut pas devenir un disciple
d'Hitler ou de Staline"98: comme si l'Allemagne et la Russie n'avaient pas été des pays très chrétiens !

Toujours d'après Hannah Arendt, le totalitarisme serait dogmatique, ferait prévaloir l'absolu sur le relatif, la
logique d'une idée sur son contenu, corsèterait la liberté de pensée, ferait l'impasse de la complexité, substituerait
à la réalité un artifice : une telle description ne sied-elle pas comme un gant à la vérité révélée abrahamique ? Au
contraire, prétend-elle, la théologie chrétienne s'adresserait à un "homme comme un être raisonnable qui pose
des questions et dont la raison a besoin d’accord" 99 : Tertullien n'a-t-il pourtant pas déclaré "Credo quia
absurbum"100, Saint Augustin "Credo ut intelligam", tous les Docteurs de l'Eglise "Philosophia ancilla
theologiae" ? 101

La terreur constituerait selon elle l'essence du totalitarisme. Pourtant elle n'évoque jamais, alors qu'elle consacre
sa thèse de doctorat à "l'amour chez Saint Augustin", le rôle fondateur de ce dernier dans la persécution des
hérétiques102, ni son fameux "L'Eglise persécute par amour" 103, ni ne fait dans toute son œuvre aucune référence à
l'Inquisition104. Pour seule filiation au totalitarisme, elle reconnaît l'impérialisme et la bureaucratie anglaise du
XIXème siècle ! Comment aurait-elle réagi aux propos de Jean-Paul II comparant l'Inquisition, la Gestapo et le
KGB105 ?

Dans la même veine, elle nie toute filiation entre l'antisémitisme, cette "idéologie laïque du XIX ème siècle" qui
serait d'ordre socio-économique, et l'antijudaïsme religieux médiéval, qui serait purement religieux, "inspiré par
90
"Nazism owes nothing to any part of the Western tradition, be it German or not, Catholic or Protestant, Christian, Greek, or Roman."
Approaches to the ‘German Problem', Hannah Arendt,1945.
91
Cf. Hannah Arendt, Totalitarianism, and the Social Sciences, Peter Baehr, Stanford University Press, 2010 ; Le communisme peut-il être
pensé dans le registre de la religion ? Revue du MAUSS, 2003/2 no 22, p. 44-50. DOI : 10.3917/rdm.022.0044 ; Les «religions politiques» :
le débat Arendt-Voegelin, Sylvie Courtine-Denamy, disponible sur < http://greph.univ-lyon2.fr/uploads/araben/Araben_Vol_6.pdf>.
92
Cf. aussi Ideology and Terror, H. Arendt,1953, p. 460.
93
La question nazie, les interprétations du national-socialisme, 1922-1975, Pierre Ayçoberry, Seuil, 1979, p. 180..
94
Qu'est-ce que le nazisme? Ian Kershaw, Gallimard, 1992, p. 62
95
Le silence de Hannah Arendt : L'interprétation du fascisme dans Les origines du totalitarisme, Emilio Gentile, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2008, /3 n° 55-3, p. 11-34.
96
Cf. les § Error: Reference source not found, p. Error: Reference source not found, et Error: Reference source not found, p. Error:
Reference source not found.
97
Origine du totalitarisme, H. Arendt, 1951.
98
"It is true that a Christian cannot become a follower of either Hitler or Stalin; and it is true that morality as such is in jeopardy whenever
the faith in God who gave the Ten Commandments is no longer secure" [The Origins of Totalitarianism]: A Reply, Hannah Arendt, The
Review of Politics, Vol. 15, No. 1 (Jan., 1953), pp. 76-84.
99
Religion et politique, H. Arendt, p. 143.
100
La phrase complète est : "Le fils de Dieu est mort: C'est croyable parce que c'est absurde ; et, après avoir été enseveli, il est ressuscité ;
c'est certain parce que c'est impossible." Tertullien, De Carne Christi, ch.5
101
Dans L'interprétation de la Genèse. Sur la question de la soi-disant rationalité des religions monothéistes, cf. Science et religions
monothéistes : l'inévitable conflit, JP Castel, Berg International, 2014.
102
Cf. p. Error: Reference source not found.
103
St Augustin, Lettre 185, livre sur la correction des donatistes, chapitre 2 §11 (417).
104
Cf. le § Error: Reference source not found p. Error: Reference source not found.
105
Cf. note 509 p. Error: Reference source not found.
l'hostilité réciproque de deux fois antagonistes [… Cette idée selon laquelle] l’antisémitisme moderne n’est
qu’une version laïcisée de superstitions populaires médiévales […] serait quelque peu pernicieuse voire
fallacieuse."106 Nous reviendrons plus loin sur le côté bien artificiel de cette distinction, qui confond l'habit et le
moine 107.

Hannah Arendt oppose encore le nombre limité de victimes des persécutions des hérétiques à celui des régimes
totalitaires : "comparée aux différentes superstitions du XX ème siècle, la pieuse résignation de la volonté de Dieu
apparaît comme un canif pour enfant en compétition avec des armes atomiques." 108 A supposer qu'une telle
comparaison soit non anachronique, voire possible  il n'existe pas de statistiques disponibles sur la violence
monothéiste109 , elle ne permettrait pas pour autant de récuser la thèse de la filiation, qui relève du qualitatif et
non du quantitatif.

Hannah Arendt utilise elle-même fréquemment le langage religieux, allant jusqu'à accuser Jules Monnerot de
"sacrilège" pour son utilisation de l'expression "religion séculière", et à proférer : "il est vrai que la moralité en
tant que telle est en danger dès que la foi en le dieu qui a donné les Dix Commandements n'est plus assurée." 110

Elle a développé toute une théorie de "l'autorité". Pour elle la notion d'autorité en Occident trouve sa source
dans les mythes fondateurs de Rome et dans la philosophie de Platon. Le totalitarisme serait l'aboutissement
d'une perte progressive de ces fondements. La chrétienté médiévale avait déjà remplacé la noble tradition gréco-
romaine par la peur plus vulgaire de l'Enfer 111, dont Hannah Arendt attribue la paternité à Platon plutôt qu'à la
Bible : "l’origine de la croyance en l’Enfer est politique et non pas religieuse" 112. Associer la modernité à la perte
d'une origine sacrée de l'autorité est défendable, mais pourquoi ne repérer celle-ci que chez les Grecs et les
Romains, et non aussi à Jérusalem, avec Moïse et Yahvé ? Pourquoi attribuer l'origine de l'enfer à Platon plutôt
qu'à la Bible, qui aurait pu elle-même l'emprunter aux Perses113 ?

Hannah Arendt apparaît préférer la théorie aux faits ainsi, et pétrie de contradictions 114. Son idéal est
manifestement la Grèce antique et la liberté de pensée, elle revendique une vison plurielle de l'homme, une
conception pluraliste de la politique. "Pour surmonter la tentation totalitaire, dit-elle, il faut retrouver la
possibilité d’un espace public de discussion, l’individu pensant doit pouvoir rendre sa pensée compréhensible par
n’importe qui et s’offrir ainsi à la critique de tous les autres sujets pensants." 115 Elle est agnostique, elle critique
le christianisme. Et pourtant, elle apparaît prisonnière d'une vision chrétienne et irénique de la religion. Elle
aurait d'ailleurs dit : "toute cette catastrophe totalitaire ne se serait pas produite si les gens avaient cru en Dieu ou
plutôt dans le diable, c'est-à-dire s'il y avait encore des absolus." 116 Ses chers Grecs avaient-ils cru en Dieu ou
dans le diable ?

106
Cf. Sur l'antisémitisme, H. Arendt, Seuil, 1973, p. 9 ; Lettre d'H. Arendt à E. Vœgelin : projet du 8.4.1951 : "The modern Jewish question,
which has nothing to do with the Christian Jewish problem and the Christian hatred of the Jew", la lettre finalement envoyée le 22.4.1951. :
"anti-Semitism (which, of course, has nothing to do with the Christian hatred of the Jews)" ; Préface de The Origins of Totalitarianism
rédigée en juillet 1967.
107
Cf. p. Error: Reference source not found.
108
La crise de la culture, Hannah Arendt, Gallimard, p. 177.
109
Cf. par exemple p. Error: Reference source not found.
110
"It is true that a Christian cannot become a follower of either Hitler or Stalin; and it is true that morality as such is in jeopardy whenever
the faith in God who gave the Ten Commandments is no longer secure" [The Origins of Totalitarianism]: A Reply, Hannah Arendt, The
Review of Politics, Vol. 15, No. 1 (Jan., 1953), pp. 76-84.
111
L'image de l'enfer, Hannah Arendt, 1946.
112
Journal de pensée, 1950-1973, T. 1, Cahier XVI, [2], mai 1953.
113
Cf. Th. Römer, Cours : Le dieu Yhwh : ses origines, ses cultes, sa transformation en dieu unique.
114
Cf. Pierre Ayçoberry, op. cit., p. 177.
115
Hannah Arendt, Encyclopédie Larousse, disponible sur < http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Arendt/106045>
116
Cité par Marc Chevrier dans Hannah Arendt et la question de l'absolu, disponible sur
<http://agora.qc.ca/documents/hannah_arendt--hannah_arendt_et_la_question_de_labsolu_par_marc_chevrier>

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