Vous êtes sur la page 1sur 32

Psychiatrie légale et

anthropologie criminelle
CRM1701 – Histoire du savoir criminologique
Alexandre Pelletier-Audet
Automne 2021
Cours 9
Cette semaine
• Bloc C
• Le développement de la psychiatrie légale
• Le racisme scientifique, avant et après Darwin
• Évolution ou dégénérescence?

• Introduction à l’anthropologie criminelle de Cesare Lombroso (1e partie)


Quételet et la notion de normalité statistique
• Lambert-Adolphe Quételet (1796-1874) est un
statisticien belge
• Fondateur de la revue Statistique, il sera à l’origine des
premiers congrès mondiaux de statistiques à partir de 1853.
• Quételet formulera la notion d’homme moyen, ou
l’homme normal:
• « ce sera, si l’on veut, un être fictif pour qui toutes les choses
se passeront conformément aux résultats moyens obtenus
pour la société. Si l’on cherche à établir les bases d’une
physique sociale, c’est lui qu’on doit considérer, sans s’arrêter
aux cas particuliers ni aux anomalies, et sans rechercher si tel
individu peut prendre un développement plus ou moins
grand dans l’une de ses facultés. » (Quételet, cité par Delas
et Milly, 2005, p. 39)
Statistique et pouvoir politico-administratif

« William Farr a fait une analyse des statistiques de mort par choléra à
Londres, en 1856. Maison par maison, rue par rue, c’est l’analyse
statistique d’une épidémie, impossible en 1800. Il a fait la preuve que le
choléra suivit les lignes des compagnies des eaux. Ces compagnies
étaient puissantes et corrompues. Elles ont rejeté toute responsabilité,
mais sans succès. Avec la statistique une nouvelle forme d’autorité
commençait. » (Hacking, 1980, p. 182)
Le fatalisme statistique
• D’après Hacking (1990), Quételet et Farr représentent l’aspect moralisateur de la
statistique au 19e siècle: à la fois philanthropique et utilitariste, elle vise à
l’amélioration matérielle des conditions de vie.
• Mais du même coup, cette morale est mise à rude épreuve par l’étude constante des
morbidités et des pathologies médicales
• Mais par le fait même, un glissement s’est opéré on s’est mis à pathologiser les phénomènes
sociaux qui déviaient de la norme, dont le crime, la folie, le suicide, etc.
• Quételet employa le terme « penchant au crime » pour décrire la tendance
statistique qu’on observait
• La notion de penchant au crime est déterministe: d’après Quételet c’est la société qui
« prépare » le crime et le criminel n’est qu’un instrument
• Quételet estime quand même que le libre arbitre existe, mais seulement au sens où un
individu peut posséder la force morale qui lui permettra d’échapper au crime (or, cette force
morale est-elle déterministe en elle-même??)
Le positivisme
• Le philosophe Auguste Comte (1798-1857) est considéré comme l’un des
principaux fondateurs des sciences sociales
• Le rayonnement de ses théories du savoir ont été hégémoniques jusqu’à l’époque
de la Seconde Guerre mondiale;
• Posture de recherche inductive, qui consiste à établir des principes
généraux en se basant sur l’observation empirique.
• « La nature étant ordonnée et déterministe, une observation minutieuse et dénuée
de préjugés permet d’en saisir l’ordre et les mécanismes. La science se construit
brique par brique, de façon cumulative. » (Comte, cité par Delas et Milly, 2005, p.
27-28)
• Cet a priori scientifique d’un déterminisme social radical est également
appelé holisme.
Ordre et progrès
• Comte est l’inventeur du terme sociologie, qui constitue pour lui
« l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux
phénomènes sociaux ».
• Statique sociale, une théorie de l’ordre qui vise à rendre compte des
infrastructures responsables de l’organisation de la société (le langage, la
religion, l’activité économique, la famille, l’État, etc.)
• Dynamique sociale, une théorie du progrès qui vise à étudier l’évolution, le
progrès des phénomènes sociaux (dans le temps, dans l’espace…)

• L’étude des phénomènes sociaux peut être synchronique (étudier un


moment précis dans le temps) ou diachronique (étudier l’évolution d’un
point donné dans le temps)
La loi des trois états de la connaissance
• D’après Comte, le savoir humain devait passer au travers de 3 étapes successives (Comte, cité
par Delas et Milly, 2005, p. 28-29):
• État théologique: « l’esprit humain se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et
continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les
anomalies apparentes de l’univers »
• État métaphysique: « les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (…)
inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les
phénomènes observés »
• État positif: « l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à
chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour
s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs
lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. »
• Or, contrairement aux autres formes de savoir scientifique (ex.: physique, chimie, biologie, etc.),
Comte constate que les sciences sociales (la « physique sociale ») est la seule des sciences qui
n’avait pas encore atteint le seuil de l’état positif. Pour y parvenir, Comte suggèrera
d’abandonner les explications et méthodes théologiques et métaphysiques
Racisme scientifique
Le racisme avant Darwin
« (…) pourquoi ces rustres Palatins devraient-ils se précipiter dans
nos établissements et, en se regroupant, établir leur langue et leurs
manières à l’exclusion des nôtres? Pourquoi la Pennsylvanie, fondée
par les Anglais, deviendrait-elle une colonie d’étrangers, qui seront
bientôt assez nombreux pour nous germaniser au lieu de nous les
anglifier, et n’adopteront jamais notre langue ou nos coutumes, pas
plus qu’ils ne peuvent acquérir notre teint.
« Ce qui m’amène à rajouter une remarque: que le nombre de
personnes purement blanches dans le monde est
proportionnellement très petit. Toute l’Afrique est noire ou brune
[tawny]. L’Asie est surtout brune. L’Amérique (à l’exclusion des
nouveaux arrivants) l’est toute entière. Et en Europe, les Espagnols,
les Italiens, les Français, les Russes et les Suédois, sont
généralement de ce que nous appelons un teint basané; comme le
sont aussi les Allemands, les Saxons seuls exceptés, qui avec les
Anglais, forment le principal corps des Blancs sur la face de la
terre. »
Benjamin Franklin [1755]
L’évolution avant Darwin
• Les géologues de la fin du 18e siècle, en étudiant les formations
rocheuses, ont été parmi les premiers qui ont été amenés par leurs
recherches à remettre en question le récit biblique de la Création;
• Tous croyants, ils aménagèrent leur conscience en comparant les ères
géologiques aux « journées » dans la Genèse
• Le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) est à l’origine d’une
première théorie de l’évolution (lamarckienne):
• Cette théorie de l’évolution reposait sur le fait que des traits acquis pouvaient
être transmissibles héréditairement
• Le lamarckisme sera supplanté par le darwinisme au 19e siècle, mais Darwin
en retiendra certains éléments
Le racisme scientifique
• Herbert Spencer, dans fut le principal instigateur de
ce qu’on nomme (à tort…) le darwinisme social,
écrivant dès 1851
• Le darwinisme social est une doctrine qui stipule que la
société progresse en fonction des principes de la
sélection naturelle et la « survie du plus fort ».
• Influencé par la pensée utilitariste, il s’agit d’une
application sociale des principes du libéralisme
économique; « cette thèse implique en effet
• Spencer prônait une vision organiciste de la société:
les structures sociales étaient calquées sur le modèle
des structures biologiques
• Ses idées seront popularisées aux USA par les travaux
de William Graham Sumner
Le racisme scientifique
• Le comte Arthur de Gobineau, publie son Essai sur l’inégalité des
races humaines (1853):
• Il y a trois grandes races humaines (blanche, noire, jaune), chacune étant
dotée de caractéristiques innées, qui se sont mélangées entre elles pour
donner toutes les « races » que l’on observait à l’époque moderne
• Gobineau considérait donc le métissage et la mixité raciale comme une
source de dégénérescence de l’espèce humaine
Traité des dégénérescences (B. Morel, 1857)
• Morel étudiait la démence précoce (schizophrénie) et observa la
transmission héréditaire de cette maladie.
• La dégénérescence représente un processus irréversible, une
régression constante.
• Elle s’observait à partir de l’observation de stigmates (physiques ou moraux)
• Cette nouvelle théorie introduit plusieurs nouvelles orientations:
• On perd espoir de guérir la folie (fin de l’optimisme thérapeutique de Pinel)
• Folie héréditaire : on présumera que TOUTES les autres maladies mentales
sont provoquées par l’hérédité
Darwin
• L’un des personnages les plus controversés de toute
l’histoire des sciences, Charles Darwin (1809-1882) n’a
pourtant jamais cherché à attirer la controverse, ou à
remettre en cause les principes fondamentaux de la
religion
• L’origine des espèces (1859)
• Réfute l’évolution lamarckienne au profit de la sélection
naturelle
• La filiation de l’homme (1871)
• Étudie les règles de la transmission sexuelle
• Darwin n’avait cependant pas élucidé la transmission
génétique; il faudra attendre plusieurs décennies avant que
les travaux du Révérend Père Gregor Mendel (publiés entre
1856-1863) soient découverts par les évolutionnistes.
Crétinisme
Montée de l’eugénisme
• Terme inventé en 1883 par le statisticien Francis Galton, cousin
de Darwin;
• Ce terme a une double étymologie:
• « eu » (Bon) + « genos » (Race)
• « eu » (Bon) + « gennao » (Naissance)

• L’eugénisme est un courant scientifique et idéologique qui vise


l’amélioration de la santé physique et mentale de la population
à travers un ensemble de stratégies et de mesures visant à
assurer « la survie de la race » au moyen du contrôle de la
reproduction.
• Contrôle des mariages et des naissances
• Lois interdisant la mixité raciale et restreignant l’immigration
• Au 20e siècle, ce courant ira jusqu’à prôner la stérilisation ou
l’euthanasie des dégénérés.
Cesare Lombroso, « père » de la
criminologie
Cesare Lombroso, « père » de la criminologie
• Lombroso (1835-1909) entame son
étude scientifique de la criminalité en
1870
• Il publia son ouvrage le plus célèbre,
L’homme criminel, en 1876
• Il initiera l’École italienne de
criminologie (Garofalo, Ferri, etc.), et
ses écrits seront propagés
mondialement
Épistémologie de Lombroso:
l’anthropométrie
• Selon Gould (p. 160-161), sa théorie est
« spécifiquement évolutionniste, fondée sur
l’anthropométrie »
• Très populaire au 19e siècle, ce savoir
scientifique repose sur la mesure des
différents attributs physiques de l’être
humain
• La crâniométrie, la mesure des dimensions et
du relief de la boîte crânienne
• La physiognomonie, ou l’étude des
caractéristiques faciales (voir page suivante)
• La phrénologie, ou l’étude de la morphologie
et de l’aménagement du cerveau
Physiognomonie (T. Géricault, 1822)

La monomane de l’envie

Portrait d’un kleptomane


Physiognomonie: Daniel M’Naghten
Ugly Laws
• La ville de San Francisco, en 1867, émettait un
règlement municipal qui interdisait « toute
personne malade, estropiée, mutilée ou déformée
de quelconque manière, qui pourraient être un
objet de dédain ou de répugrance [an unsightly or
disgusting object], de s’exposer à la vue du public. »
• D’autres villes américaines emboîtèrent le pas:
Nouvelle-Orléans, Chicago, Denver
• L’état de la Pennsylvanie a voté une loi qui
s’appliquait à tout son territoire
• Les villes de New York et Los Angeles ont envisagé
ces mesures sans les adopter
La théorie de Lombroso
La thèse centrale de l’œuvre de Lombroso est l’existence du
criminel-né héréditaire:
• Cette théorie repose sur l’atavisme, terme biologique pour
désigner la réapparition d’un trait ancestral (qui « saute » donc
une ou plusieurs générations) chez un individu ou un groupe
• En élaborant sur les caractéristiques simiennes (i.e.: singe) des
criminels, on les présente ainsi le criminel-né comme un homme
qui est en voie de « reprendre » le statut de bête
• Lombroso rapproche le comportement anormal des criminels au
comportement normal de peuples inférieurs
• Il ira même jusqu’à identifier chez certains criminels des
caractéristiques de rongeurs, de mammifères marins, de
reptiles…
• Il fallait imposer aux criminels-nés des condamnations sévères,
ou les interner de manière à protéger adéquatement la société
Une théorie positiviste
• D’après Gould (p. 165), « les stigmates anatomiques de Lombroso
n’étaient pas, en majeure partie, des états pathologiques ni des
variations discontinues, mais des valeurs extrêmes sur une courbe
normale, valeurs qui avoisinaient les mesures moyennes trouvées
pour les mêmes caractères chez les grands singes »;
• Les criminels avaient donc un cerveau plus petit que la moyenne
• Les autres caractéristiques corporelles (visage, bras, jambes, etc.) étaient
souvent plus/moins prominentes que la normale
Lombroso l’ethnologue
• Lombroso s’intéressera à certaines
pratiques sociales chez les criminels pour
démontrer qu’elles représentent une
régression et une dégénérescence par
rapport à la norme (Gould, p. 168):
• L’argot des criminels, « semblable à bien des
points au parler des sauvages et des
enfants »
• Le tatouage, qui représentait un emprunt
culturel à des peuples « primitifs », et qui
témoignent de leur insensibilité à la douleur.
Critique de l’anthropologie criminelle
(Gould)
• Né à Queens dans une famille juive séculière,
Stephen Jay Gould (1941-2002) fut l’un des
grands vulgarisateurs scientifiques américains
des années 1980 et 1990
• Paléontologue, professeur de biologie à Harvard,
spécialiste des dinosaures
• Il oeuvrera à l’American Museum of Natural
History, et écrira plus de 300 articles de
vulgarisation pour le magazine Natural History.
• The Mismeasure of Man, paru en 1981, avait pour
objet de critiquer la sociobiologie (l’usage des
principes de la biologie en sciences humaines)
Une théorie « infalsifiable »
• « Lombroso élaborait pratiquement toutes ses thèses de manière à ce qu’elles soient vérifiées
dans tous les cas, ce qui eut pour effet de les rendre vides de sens du point de vue scientifique.
Il mentionnait d’abondantes données numériques pour donner un air d’objectivité à son
travail, mais (…) [à chaque] fois que Lombroso se heurtait à un fait contradictoire, il
accomplissait une sorte de gymnastique intellectuelle pour l’incorporer dans son système »
(Gould, p. 162)
• Environ 40% seulement des criminels sont des criminels-né d’après Lombroso: « Les autres ont
agi sous l’emprise de la passion, de la colère ou du désespoir. Au premier abord, cette
distinction entre criminels occasionnels et criminels nés a toute l’apparence d’un compromis
ou d’un recul, mais Lombroso à l’inverse l’utilisait comme une thèse qui mettait son système à
l’abri de toute réfutation. Il devenait impossible de caractériser les hommes par leurs actes. Un
meurtre pouvait aussi bien être le fait d’un singe inférieur dans un corps d’homme ou celui
d’un honnête mari trompé succombant à un accès de rage justifiée. Tous les actes criminels
étaient ainsi pris en compte: un homme affligé de stigmates les commettait à cause de sa
nature innée, un homme qui en était dépourvu, par la force des circonstances » (Gould, p. 168)
Lombroso et l’épilepsie
• « Lombroso accorda une attention toute particulière à l’épilepsie en
tant que signe de criminalité; il déclara finalement que presque tous les
criminels-nés souffrent plus ou moins d’épilepsie. Le fardeau
supplémentaire qu’imposa la théorie de Lombroso à des milliers
d’épileptiques est incalculable; ils devinrent la cible principale des
projets des eugénistes en partie parce que Lombroso avait interprété
leur maladie comme une marque de dégradation morale » (Gould, p.
170);
• Comme beaucoup d’autres caractéristiques interprétées comme des stigmates
à l’époque de Lombroso, les préjugés à l’endroit de l’épilepsie n’étaient pas
nouveaux; cependant c’est à cette époque que ces préjugés acquièrent une
« véracité » scientifique.
Semaine prochaine
• Psychopathes et anarchistes: l’émergence de la dangerosité moderne
• Le développement de la police scientifique et de la lutte au crime
• L’essor du journalisme et de la littérature policière

• Lecture:
• Marc Renneville (2014). « Quelle histoire pour la criminologie en France ?
(1885-1939) », Revue Criminocorpus, URL:
http://journals.openedition.org/criminocorpus/2752

Vous aimerez peut-être aussi