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Roman, Rimbaud : analyse

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Par Amélie Vioux

Roman, Arthur Rimbaud, introduction


En juillet 1870, en pleine guerre entre la Prusse et la France, Arthur Rimbaud fugue.

Il quitte sa ville natale de Charleville-Mézières pour entrer dans une période d’errance et de
révolte.

Cette liberté et cette révolte se retrouvent dans ses premiers essais poétiques et notamment
dans le poème « roman » , qui est à la fois une ode à la simplicité de l’adolescence et du
lyrisme mais aussi la recherche d’une poésie moderne.

Plan de l’analyse :

Si Rimbaud écrit avec « Roman » un poème lyrique traditionnel (I), son ironie (II) ouvre la
voix vers une poésie de la modernité dont il donne les principes (III)

I – Une poésie lyrique

A – Une poésie autobiographique

Rimbaud écrit un poème autobiographique puisque le temps de l’écriture (28 septembre


1870) correspond à l’âge de Rimbaud évoqué dans le poème « dix-sept ans ». Cet
ancrage spatio-temporel précis fait donc signe vers l’autobiographie et la sincérité.

Par ailleurs, les «cafés tapageurs», «parfums de vigne», «parfums de bière» rappellent les
estaminets du nord-est de la France (estaminet = café dans le Nord de la France), lieu
d’errance d’Arthur Rimbaud lorsqu’il entreprend sa deuxième fugue fin septembre 1870.

Cette dimension autobiographique est accentuée par la similitude de ce poème avec


d’autres poèmes de Rimbaud. «Les tilleuls sentent bons dans les bons soirs de juin»
rappellent l’atmosphère naturelle et estivale du poème « Sensation » écrit en mars 1870.

Le champ lexical du temps («dix-sept ans», «bons soirs de juin», Nuit de juin ! »,
«jusqu’au mois d’août», «dix-sept ans») évoque l’adolescence.

L’utilisation du pronom impersonnel « on » (« On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept


ans. […]/- On va sous les tilleuls. […]/on ferme […]/- on aperçoit») montre toutefois un souci
de généralisation. Le poème « Roman » est autobiographique mais s’adresse à tous les
lecteurs car l’expérience évoquée est universelle.

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B – Le lyrisme amoureux
Rimbaud évoque l’amour adolescent en employant un registre lyrique.

Le champ lexical des sensations («sentent», «bons soirs», «si doux», «le vent»,
«parfums», «parfums», «on aperçoit», «doux frissons», «sève», «divague», «palpite»,
«clarté») convoque tous les sens (odorat, vue, toucher, ouïe, goût) dans une synesthésie
qui rappelle la poésie de Baudelaire dans « Correspondances » (Les Fleurs du Mal).

Cette convocation de tous les sens aboutit à une ivresse intérieure comme le montre le
champ lexical de l’alcool : «bocks», «vigne», «bière», «champagne», «monte à la tête».

Mais cette ivresse est surtout celle de l’amour : «lèvres», «baiser», «palpite», «cœur fou»,
«airs charmants», «vos lèvres», «amoureux», «amoureux», «Vos sonnets», «l’adorée».

Toute la palette du sentiment amoureux est d’ailleurs évoquée :


♦ L’amour courtois par l’idéalisation de la femme à travers l’adjectif « l’adorée »
♦ La sensualité des «lèvres» et du «baiser».

Cet amour est celui d’un adolescent fougueux :

♦ Les exclamations traduisent l’enthousiasme de la jeunesse : […] les bons soirs de juin ! /
[…] Nuit de juin ! Dix-sept ans ! […] a daigné vous écrire !».

♦ Les phrases nominales «Nuit de juin ! Dix-sept ans» montrent le surgissement rapide de
l’amour.

♦ Les répétitions font entendre à la fois une voix enfantine répétitive et le plaisir de
l’émotion amoureuse nouvellement découverte : « Les tilleuls sentent bons dans les bons
soirs de juin » / « A des parfums de vigne et des parfums de bière/ Vous êtes amoureux (2
fois) ».

♦ Les nombreux points de suspension (9 vers sur 32 se terminent avec des points de
suspension) traduisent ce goût adolescent pour le mystère mais aussi l’hésitation et la
timidité de l’adolescent qui découvre un monde nouveau.

Transition : Cette poésie lyrique laisse place à une attitude ironique de Rimbaud face au
lyrisme traditionnel.

II – Une poésie ironique

A – L’autodérision et l’illusion du lyrisme romantique

Le lyrisme romantique dans « roman » est en réalité l’objet d’une ironie de la part de
Rimbaud.

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Le titre « Roman » fait référence au genre littéraire du roman mais aussi au courant
romantique. Ce titre laisse donc penser que le courant romantique est l’objet de ce poème.

Or l’écriture romantique est reniée par Arthur Rimbaud.

Tout d’abord le « je » lyrique est effacé par les pronoms « on » ou « vous ».

Ensuite, le caractère exceptionnel du héros romantique est banalisé par le pronom


impersonnel « on » et par le présent de vérité générale qui suggère que cette expérience
amoureuse est vécue par tous.

Le sublime du romantisme est diminué par la répétition de l’adjectif «petit[e]»: «petit chiffon»,
«petite branche», «petite et toute blanche», «petite bête», «petits airs charmants», «petites
bottines» qui donne un caractère mignard et dérisoire à l’amour décrit, aux antipodes du
grandiose romantique.

Ensuite la jeune fille aimée se dérobe au poète : «Tout en faisant trotter ses petites bottines
/ Elle se tourne, alerte […]». L’allitération en [t] fait entendre la vivacité des petits pas de la
jeune fille et le champ lexical du mouvement montre que la fille n’est que de passage :
«Passe», «trotter», «se tourne», «alerte», «mouvement vif».

Le passage rapide de la jeune fille montre que, pour Arthur Rimbaud, le lyrisme amoureux
est transitoire.

Rimbaud utilise même le registre comique pour caricaturer le jeune adolescent. Le terme
«l’adorée» est une hyperbole : ce terme crée un décalage comique entre l’importance
apparente de la jeune fille et sa disparition à la fin du poème.

Enfin, Rimbaud prend une distance ironique face à son propre lyrisme et à ses émotions
d’adolescent. Le vers «On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans» mime ainsi la sagesse
d’une personne plus âgée.

Cette distance ironique est symbolisée par deux procédés d’écriture redondants :
♦ Les dix points de suspensions (« … ») qui surjouent ironiquement un suspense
imaginaire
♦ Le mouvement circulaire du poème. En effet, le premier quatrain est repris par le dernier
quatrain avec les mêmes rimes («dix-sept ans»/ «limonade»/ «éclatants !» / «promenade»)
mais dans un ordre inversé comme si l’écriture remontait le temps du poème et revenait un
début.

B – Une satire sociale

Rimbaud fait dans « Roman » la satire de la société bourgeoise de « Charlestown »


(Charleville-Mézières) qu’il s’apprête à fuir le mois qui suivra l’écriture du poème.

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Cette satire transparaît au vers 20: « Sous l’ombre effrayant du faux col de son père » : En
un seul vers, Rimbaud dresse un portrait satirique de la bourgeoisie du XIXème siècle.

Ce vers est amusant car le père bourgeois n’a pas de visage mais apparaît à travers la
synecdoque «faux-col» qui introduit dans un jeu de mots l’idée d’illusion et de tromperie.

De plus, la lourdeur empesée du faux-col paternel s’oppose à la légèreté de la jeune fille. La


préposition «Sous» renforce le caractère étouffant d’une société patriarcale dont la
jeunesse est brimée par des codes dépassés.

Le terme «ombre» assimile la culture bourgeoise à de l’obscurantisme.

Transition : Critique à l’égard du lyrisme traditionnel et de la société bourgeoise de son


temps, Rimbaud propose une nouvelle forme poétique.

III – Une nouvelle forme poétique en préparation

A – Une poésie urbaine

Avec le poème « Roman » , Rimbaud fait la synthèse de tous les genres littéraires.

Le titre « Roman » est antithétique et place le lecteur dans une position paradoxale : il va
lire un poème qui porte le titre d’un autre genre littéraire !

Les strophes ressemblent à un découpage en chapitres numérotés (I, II, III, IV) comme si
le poème voulait détruire les frontières de genres pour créer une littérature nouvelle.

La nouveauté de Rimbaud est symbolisée par le néologisme du verbe « Robinsonne »


construit à partir du nom du personnage de roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe
(écrivain anglais du XVIIIème) : « le coeur fou Robinsonne à travers les romans ». Par ce
verbe inventé, et la majuscule inattendue au milieu d’une phrase, Rimbaud montre que la
poésie doit être la voix de la nature et de la simplicité (qualités attribués à Robinson).

Pourtant, le poème « Roman » est aussi un poème sur la ville.

Certes, l’interjection «Foin des» suivi d’une énumération («des bocks et de la limonade/Des
cafés tapageurs…») s’amuse à mêler ville et campagne. Mais c’est bien le champ lexical
de la ville qui domine le poème : «cafés», «tapageurs», «éclatants», « bruits », «ville»,
«bière», «réverbère», «faux-col», «écrire», «cafés éclatants».

Rimbaud semble faire la transition entre une poésie naturelle, lyrique et une poésie urbaine
qui est le véritable espace poétique moderne.

B – Un nouveau lyrisme

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Arthur Rimbaud propose un nouveau lyrisme.

Ce nouveau lyrisme est tout d’abord caractérisé par le passage du pronom impersonnel
« On » («On divague», «on se sent») général, lointain à la deuxième personne du pluriel
(«vos lèvres», «Vous êtes amoureux», «vous êtes mauvais goût», «vous entrez»).

Ce glissement du « on » au « vous » crée un effet d’identification entre le poète et le


lecteur comme si le lecteur et l’écrivain se confondaient.

Mais la volonté de renouveler la poésie transparaît surtout dans l’effet de miroir entre la
première et dernière strophe.

En effet, le lecteur a l’impression que la dernière strophe de « roman » est une réécriture
de la première strophe.

Mais cette réécriture fait apparaître une poésie nouvelle : Rimbaud, comme un alchimiste,
transforme le lyrisme traditionnel de la première strophe en lyrisme nouveau dans la
dernière strophe :

♦ Les «cafés tapageurs aux lustres éclatants», avec un épithète homérique très classique,
devient les «cafés éclatants», une hypallage qui associe deux mots de manière inattendue.

♦ Les «bocks et la limonade» de la première strophe deviennent «des bocks ou de la


limonade». Le passage de «et» à «ou» symbolise le passage d’une poésie du lien à une
poésie disjonctive, fondée sur la surprise et le choc.

♦ Le dernier vers «Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade» n’a rien à voir avec le
classique et descriptif «On va sous les tilleuls verts de la promenade» du premier vers. Ce
dernier vers est une anacoluthe car la syntaxe est volontairement fautive (le lien possessif
entre le poète et les tilleuls est illogique) («on a des tilleuls verts»).

♦ Par ailleurs, l’adjectif «verts» fait penser au «vers» poétique : cette homophonie montre
que la nouvelle écriture poétique est le véritable enjeu de ce poème.

« Roman », Rimbaud, conclusion


A travers le poème « Roman », apparemment anodin, Rimbaud fait une transition entre le
lyrisme classique fondé sur la nature et la simplicité et un lyrisme nouveau plus urbain,
plus sombre, fondé sur la rencontre et le choc des mots.

Par son caractère mélancolique, ce poème contient en germe la rencontre avec le Verlaine
des Poèmes saturnien. C’est un poème annonciateur d’une Saison en Enfer, recueil que
Rimbaud publie en 1873.

5/5

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