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Séquence I/ EMANCIPATIONS CREATRICES.

Lectures linéaires

Lecture 1. « Roman »
Introduction :
Rimbaud écrit Les Cahiers de Douai alors qu’il n’a que 16 ans. Ce recueil ne sera publié qu’après sa
mort grâce à Verlaine en 1895. Le jeune poète s’exprime sur ses sensations et émotions, mais
également sur la société qu’il critique. Le titre du poème que l’on va étudier, « Roman », nous surprend.
Il est provocateur puisqu’il se réfère au genre romanesque alors qu’il s’agit d’un poème composé de 8
quatrains en alexandrins et rimes croisées. Les deux vers qui se répètent au début et à la fin, comme un
refrain, résument le thème : la jeunesse insouciante, l’adolescence insolente. Dans sa lettre à Paul
Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud se moque de Musset et de son long poème « Rolla ». Si Rimbaud
admire les romantiques, il blâme leur lyrisme. Il développe alors une poésie sensible mais ironique.
Notre poème présente les émotions d’un adolescent, quittant les cafés pour goûter l’ivresse de la Nature
et une aventure amoureuse (comme comme dans un un roman).
Problématique : On se demandera donc comment s’exprime l’émancipation du poète à travers le
portrait d’un adolescent.
On distingue quatre temps, soulignés par les chiffres romains :
Premier mouvement : Un cadre plaisant.
Second mouvement : Un soir plein d’émotions.
Troisième mouvement : Une rencontre amoureuse.
Quatrième mouvement : Retour au cadre charmant ; déception (rencontre amoureuse sans suite).

Premier mouvement : Un cadre plaisant.


I

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.


— Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
— On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !


L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits — la ville n'est pas loin —
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

- Une expérience qui a une dimension universelle : Premier vers : phrase courte qui sonne comme un
un aphorisme : emploi de « On » pronom indéfini qui implique tout un chacun + Verbe d’état « on n’est
» (présent de vérité générale)⇨ Morale personnelle et originale qui traduit déjà une émancipation.
En quoi cet aphorisme est-il original ?
- Emploi de la négation : « on n’est pas sérieux » qui a ici une valeur positive : on est très désinvolte à 17
ans !
- Diérèse sur « sérieux » (deux voyelles, deux syllabes séparées) tourne en dérision le sérieux.
- Le ton est oral, presque familier « foin » pour dire « assez » : Rimbaud établit une proximité avec le
lecteur.
- Le point d’exclamation exprime une émotion (la gaieté, la désinvolture) et le besoin de liberté
⇨ Désinvolture qui marque le début de ce « roman ».
- Début d’un récit (un roman?) une intrigue?) avec l’élément perturbateur « un beau soir ». Les tirets
longs marquent les moments où l’intrigue progresse.
- Verbe de mouvement « aller » suivi de perceptions « sentir ... fermer la paupière … parfums ». ⇨ Le
désir de liberté du jeune homme l’invite à vivre de nouvelles expériences sensorielles.
- Univers de plaisir et de légèreté • Les cafés « tapageurs » font beaucoup de bruit. • La bière (dans les «
bocks ») pétille, ainsi que la limonade. • Les « lustres » des cafés sont « éclatants ».• Le « lustre » a parfois
un emploi ironique : donner du lustre à quelque chose = un éclat artificiel.• Le « lustre » est aussi une
période de cinq ans : cela exprime bien la fin d’une période, 17 ans marque la fin de l’enfance.
- Rimbaud renouvelle un paysage naturel (traditionnel dans la poésie) qui s’associe ici au paysage
urbain : Entre tirets « — la ville n’est pas loin — » litote.
- La quête de liberté dans la nature est marquée par l’enjambement « le vent [...] / A des parfums ».
⇨ Or la promenade est un lieu intermédiaire qui n’est pas la Nature profonde et sauvage.
- Ivresse associée à la ville+ lumière qui laisse place à la couleur « verte » des tilleuls et à l’ombre des «
soirs de juin ».⇨ Cette fuite dans la Nature apporte l’apaisement.
- Plaisir des sens + synesthésie : Subordonnée circonstancielle corrélative de conséquence « si doux
qu’on ferme la paupière » : douceur enivrant . Douceur du parfum des tilleuls : adverbe « bon »
réemployé comme adjectif. Les parfums remplacent la vue (il « ferme la paupière »). Les bruits sont
portés par « le vent » (odorat + toucher).
⇨ Perceptions adoucies, la vue laisse place à d’autres sens.
- Les « soirs » de juin laissent entendre que la nuit va tomber. Une aventure, ou une fugue, se prépare :
les points de suspension à la fin de ce mouvement laissent le temps au lecteur d’imaginer la suite.

Deuxième mouvement : Un soir plein d’émotions.


II

— Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon


D'azur sombre, encadré d'une petite branche,
Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! — On se laisse griser.


La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

- Le présentatif « voilà » introduit l’intrigue. Emploi de ce déictique (situation d’énonciation)comme si


le poète nous montrait du doigt le feuillage des tilleuls.
- Les deux tirets longs font encore progresser l’histoire : d’abord l’apparition du « chiffon » ensuite,
l’ivresse qui « monte ».
- Les compléments circonstanciels de temps installent un nouveau moment : Les « soirs de juin » > ciel
« d’azur sombre » > « Nuit de juin ». Évolution du ciel à travers l’enjambement « chiffon / d’azur ». Le
verbe « se fondre » montre une progression de l’obscurité.⇨ La tombée de la nuit coïncide avec une
évolution du récit.
- La deuxième personne du pluriel est employée « vous monte à la tête », remplaçant le « on ».. Le poète
s’adresse directement au lecteur, comme une discussion intime.⇨ Nous partageons le point de vue de
cet adolescent.
- L’adjectif « petit » revient quatre fois, pour le « chiffon », la « branche », la « mauvaise étoile » et enfin,
la « petite bête ».De même, le bout de ciel très limité : un « chiffon » sans valeur (chiffonner), « tout
petit », il est « encadré » par une branche. Le participe passé « piqué » en fait un simple trou d’épingle.
⇨ Rimbaud minimise l’épisode (refus du lyrisme et du romantisme). Sentiments forts de l’adolescent
mais poésie ironique.
- De même, les émotions de l’adolescent sont également tournées en dérision : Phrases nominales
exclamatives « Nuit de juin ! Dix-sept ans ! » La même « sève » agit dans tous les êtres. L’ivresse du «
champagne », plus forte que la bière / limonade, reste une ivresse de bulles…Or la bulle est symbole de
vanité : c’est une ivresse éphémère.⇨ Ivresse, émotion dominante, moquée par la voix du poète.
⇨ L’adolescent se prend peut-être au sérieux, mais le poète met à distance cette expérience et la
démystifie.

Troisième mouvement :Une rencontre amoureuse romanesque.


III

Le coeur fou robinsonne à travers les romans,


— Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,


Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
— Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

- L’adolescent est désigné comme un « cœur fou ». Métonymie.


- Néologisme du verbe « robinsonner » référence au roman de Daniel Defoe Robinson Crusoë. Renvoie au
verbe « divaguer ». La préposition « à travers » suggère l’aventure.
- Emploi du pluriel « les romans » : beaucoup de lectures.
- Rimbaud joue avec les codes du roman : Construction du poème : quatre chapitres numérotés.
Succession des événements. Le lien logique « Lorsque » indique un moment de basculement.
⇨ L’imitation du style romanesque est ironique.
- Cliché romantique de la « clarté du réverbère » au clair de lune. Le réverbère « pâle » est personnifié
comme un témoin. Exagération comique de la figure du père avec cette « ombre du faux col ». Les «
cavatines » : airs d’opéra considérés comme mièvres.⇨ Tous les éléments de la romance sont exagérés,
et débordent sur d’autres registres littéraires.
- Ironie de Rimbaud :Le moment où leurs regards se rencontrent n’est pas raconté. On retrouve encore
l’adjectif « petit » deux fois : « petits airs charmants » puis plus tard « petites bottines ». Allitération en T
petits pas comiques. Subordonnée de cause « comme elle vous trouve immensément naïf » : plutôt que
l’intérêt, la jeune fille semble éprouver de la condescendance.⇨ Le poète fait preuve d’autodérision.
Cette fugue est bien éloignée d’une grande aventure
Quatrième mouvement : Retour au cadre charmant ; déception (rencontre amoureuse sans suite).
IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.


Vous êtes amoureux. — Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
— Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...

— Ce soir-là..., — vous rentrez aux cafés éclatants,


Vous demandez des bocks ou de la limonade...
— On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

- Nouveau chapitre, peut-être, après une ellipse temporelle.


- Rimes croisées = progression pas à pas du récit, alternance de rimes masculines et féminines : les
rimes féminines concernent les actions de la jeune fille « rire … écrire » : histoire d’amour en raccourci.
⇨ Cette fin arrive de façon très rapide : amour éphémère ?
- Deux phrases dans deux hémistiches qui s’équivalent et qui traduisent cet amour éphémère : « vous
êtes amoureux » est explicité par « loué jusqu’au mois d’août ». Ironie du verbe « loué » : il doit se rendre
disponible pour elle + reçoit des louanges mais cela ne durera pas : « jusqu’au mois d’août » .
- Ironie du poète : D’abord « l’adorée » avec l’article défini, divinise la jeune fille. Mais le verbe « daigner
» insiste sur la condescendance. Majuscule au pronom « La ». La jeune fille est idéalisée. Le « rire » est
ambigu (comme dans les « réparties de Nina ») : joie ou moquerie ?
- Effet de boucle est accompagné de différences : Les « cafés éclatants » sont un condensé des « cafés
tapageurs aux lustres éclatants du début ». La conjonction a changé : « des bocks OU de la limonade »
cela n’a pas vraiment d’importance. Le jeune homme a perdu ses amis, son amour l’a rendu « mauvais
goût ».⇨ Le retour au départ n’est pas nécessairement euphorique, on peut y percevoir une certaine
amertume.
Ainsi, la phrase au présent de vérité générale « on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » a
complètement changé de sens. La désinvolture qui l’avait amené à l’amour est désormais une
désinvolture à l’égard de l’amour.
⇨ Il est intéressant de voir ce poème avec le regard du poète qui a pris en maturité, revendiquant son
absence de sérieux.

Conclusion : Notre poème raconte en quatre temps une aventure d'adolescent, aventure universelle, où
l’attrait de la Nature et l’ivresse des sens conduisent à la recherche de l’amour. Rimbaud choisit de nous
raconter cette aventure en faisant référence au roman mais il garde une certaine distance, riant des
illusions romanesques du jeune adolescent qu’il était. Cette ironie naissante révèle que l’expérience de
l’amour a une dimension initiatique.
Ouverture : Le poète s’initie surtout à une nouvelle forme d’écriture qui cherche à s’émanciper des codes
littéraires en mélangeant les genres et les registres.
Lecture 2. « Le Dormeur du val »

Introduction
Rimbaud n’a même pas 16 ans quand il fait sa première fugue en août 1870. Il traverse les
campagnes à pied et il prend un train pour Paris, mais il se fait arrêter car il n’a pas son billet ! Il écrit
alors une lettre à son jeune professeur de rhétorique, Georges Izambard, qui le tire de ce mauvais pas.
Au même moment, c’est la guerre entre la France et la Prusse, et le 2 septembre 1870, la défaite de
Sedan : Napoléon III est destitué, c’est la fin de l’Empire et bientôt le début de la IIIe République.
Rimbaud a certainement vu les dégâts de la guerre en traversant les campagnes du côté de Charleville :
est-ce que “Le Dormeur du Val” raconte une expérience vécue ? On ne le saura jamais, mais en tout cas
Rimbaud était contre la guerre et l’Empire.
Mouvements du texte :
Premier mouvement (premier quatrain): Un cadre harmonieux (Un décor trompeur ?)
Second mouvement (second quatrain) : Des indices inquiétants.
Troisième mouvement ( deux tercets) : Une dénonciation de l’atrocité de la guerre.
Problématique : Comment ce sonnet exprime-t-il ici la récolte du jeune poète contre la guerre ?

Premier mouvement (premier quatrain): Un cadre harmonieux (Un décor trompeur ?)


C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

- Le premier quatrain est encadré par deux présentatifs : « c’est un trou de verdure … c’est un petit val
». Rimbaud nous présente un paysage extraordinaire, c’est une hypotypose : donner à voir une
description frappante et animée.
- Le soleil qui domine la montagne, le val qui mène au trou de verdure : tout cela forme un mouvement
vertical. La lumière est très présente dans ce quatrain, avec le soleil, les rayons.

( Remarque : On notera cependant que le mouvement vertical de la lumière est contrecarré par cette
rivière horizontale. Du coup, on dirait que le poème s’ouvre sur un mouvement en forme de croix. Ce
symbole religieux cache peut-être un sens politique : pour Rimbaud, la mort de l’Empire avec la défaite
de Sedan est l’occasion d’une renaissance de la paix et de la République. Républicain, il défendra la
commune à travers la Révolution. Dans sa poésie, le mot haillon rime naturellement avec le mot
“sillon” de la Marseillaise. Voir le poème “Morts de quatre-vingt douze”, 1871.)

- Les éléments naturels sont personnifiés (ils ont des attributs d’être vivant) : la rivière chante avec des
allitérations (retour de sons consonnes) en ‘L’. La Nature est à la fois vivante et belle. De même, la
montagne est fière, signe de majesté.
- Les rejets « Luit », « D’argent » insistent à la fois sur la lumière et sur la beauté du paysage.

Second mouvement (second quatrain) : Des indices inquiétants.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
- Le thème du deuxième quatrain apparaît d’emblée : « un soldat jeune ». Mais l’adjectif postposé est
étrange, on dirait plutôt “un jeune soldat”. Rimbaud met en valeur cet adjectif comme une dissonance
qui fait naître une inquiétude.
- Cette inquiétude est encore accentuée par les détails qui évoquent la mort. « Tête nue » : il est
vulnérable, et d’ailleurs, les soldats retirent leur casque dans les cérémonies funèbres. L’adjectif « pâle »
va dans le même sens : il appartient au champ lexical de la mort. Enfin, « Dans son lit vert » rappelle
l’expression « lit de mort ».
- L’adjectif « nue » rime avec « la nue » qui désigne les nuages du ciel, l’azur mais qui symbolise
également le paradis, l’envol de l’âme humaine et la vanité de la vie. « Nue » se rapproche aussi de «
nuque », c’est une paronomase, une proximité sonore qui contribue aussi à cette anticipation inquiète.
La nuque est bien une partie fragile du corps humain.
- Le rejet crée un effet d’attente mais vient aussi disloquer le vers. Le verbe dormir est rassurant, mais
pas totalement : on reste à une lettre du mot “mort”. Rimbaud prend son temps pour inquiéter puis
pour rassurer son lecteur : le verbe « dort » est retardé le plus possible par les compléments
circonstanciels de manière en cascade.
- Le poème se concentre sur la tête du soldat, avec la bouche, la nuque. Mais on est loin d’un portrait :
le soldat est comme caché par le cresson et par la lumière. Tout se passe comme si le personnage était
auréolé par le lieu lui-même. Cela lui donne une dimension de sainteté, comme les martyrs représentés
dans les enluminures médiévales. Rimbaud élabore déjà une poétique de l’illumination.

( Remarque : À l’image de l’auréole, le cercle est très présent, avec le trou, le soleil, la bouche ouverte et
même la récurrence de la lettre O à travers tout le poème. Le pronom « où » revient trois fois dans les
deux premiers quatrains, pour désigner d’abord le trou de verdure, puis la rivière, et enfin le lit vert : ce
sont autant de cercles concentriques qui nous emmènent progressivement auprès du dormeur.)

- Le verbe « pleuvoir » est normalement impersonnel, mais Rimbaud l’utilise de manière très poétique
en lui donnant un sujet : la lumière pleut. On identifie ici à la fois une image et une hyperbole
témoignant de l’importance de la nature. La lumière est comparée à la pluie : on peut l’entendre et la
toucher selon le principe de la synesthésie (quand les sensations sont confondues).

- C’est encore un quatrain très pictural avec la lumière liquide et la végétation très colorée (vert, bleu).
D’ailleurs, le jeu de sonorités « rivière / vert / lumière » montre à quel point ces notions se confondent.
- On peut aussi souligner la musicalité du poème : tout au long du quatrain, l’allitération en ‘L’ semble
imiter cette pluie de lumière qui tombe. L’herbe, couverte d’eau argentée au premier quatrain, est
devenue un lit, or on parle bien du lit de la rivière : le dormeur est comme noyé dans cette nature
liquide.
- Le lit vert appartient au dormeur, avec le possessif, mais réciproquement, le dormeur appartient au val
: « le dormeur du val ». Le personnage se confond avec la Nature enveloppante : la préposition « dans »
est répétée 3 fois ici, 5 fois en tout. La nature se trouve en-dessous de lui « la rivière .. son lit vert » et
au-dessus de lui « sous la nue … il pleut ».

Troisième mouvement ( deux tercets) : Une dénonciation de l’atrocité de la guerre.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

- Traditionnellement depuis Pétrarque, le célèbre poète italien du XIVe siècle, on trouve un moment de
basculement au milieu du sonnet, c’est ce qu’on appelle la volta. Or ce n’est pas le cas ici. Rimbaud ne
suit pas la tradition. Le basculement arrivera avec la chute du poème. Toutefois, le scandale de la mort
au sein de la vie est annoncé.

- Les « glaïeuls » proviennent du mot « glavius », le glaive, en latin, car ce sont des fleurs qui ressemblent
à des lames, souvent de couleur rouge. Elles évoquent la guerre et le sang, ou peut-être encore, les
gerbes d'un éloge funèbre puisque ces fleurs sont souvent présentes dans les cimetières.

- Les indices oscillent sans cesse entre le positif et le négatif : le dormeur sourit, mais c’est le sourire
d’un enfant malade. La comparaison est inquiétante, mais elle est atténuée par le conditionnel : il n’est
pas vraiment malade. Pourtant Rimbaud insiste sur ce sourire, avec un participe présent (pour une
action considérée dans sa durée). C’est un sourire figé : comme le rictus de la mort.

- Rimbaud emploie un pléonasme (redire la même chose) : « il dort … il fait un somme ». La menace est
toujours présente : dans l’antiquité, le sommeil et la mort sont deux frères jumeaux : Hypnos et
Thanatos.

- L’adjectif « frais » est devenu « froid » : c’est une gradation (une augmentation en intensité). La chaleur
n’est évoquée que par contraste, justement pour son absence. Rimbaud joue sur le double sens du mot :
la nature est accueillante, mais le corps reste froid.

- Le dernier vers commence avec une apostrophe (une adresse directe), où la Nature devient réellement
une allégorie avec la majuscule : « berce-le chaudement ». On reconnaît le motif traditionnel de la vierge
à l’enfant ou de la mère protectrice. La Nature est comme une mère, voire même, comme la Vierge
Marie, une Sainte.

( Remarque : Dans le poème « Le Mal », Rimbaud développe cette même image, où les soldats, victimes
de la guerre, sont tous les enfants de la même mère Nature, qui est sanctifiée.)

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,

- Les perceptions sont toujours très vives, avec le soleil qui diffuse à la fois de la chaleur et de la lumière.
Rimbaud ajoute aussi les parfums qu’on entend presque dans le vent avec les allitérations en ‘F’ . Le
lecteur est plongé dans cette Nature pleine de sensations.
Mais la tournure négative empêche soudainement toute identification avec le dormeur, qui est tout d’un
coup privé de perceptions.
- Le verbe « dormir » est répété une troisième fois : cette insistance produit sur le lecteur une
impression morbide. De plus, Rimbaud nous donne deux détails très concrets qui donnent à voir un
corps mort: la narine (privé de tout souffle) et la main sur la poitrine (geste de repos du défunt).
- Notre regard s’est progressivement rapproché du dormeur, c’est presque déjà un procédé
cinématographique, avec un zoom qui se termine sur un gros plan, ici tragique.

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

- Le dernier vers amène une chute cruelle. De nouveau, le rejet de l’adjectif « tranquille » évoque la
quiétude, c’est-à-dire le repos éternel du défunt ; c’est un euphémisme pour dire la mort. Au contraire,
les monosyllabes qui suivent (« deux trous » droit ») résonnent comme un cri.
- Le mot « trou » fait écho au premier mot du poème : on est frappé par la structure circulaire du
poème. Ainsi, cette blessure du soldat est à l’image du val où se trouve le soldat, comme si la Nature
entière se trouvait résumée dans cette plaie béante.
- Rimbaud exploite ici pleinement la forme du sonnet qui se termine traditionnellement par une pointe,
un effet de chute finale. Le titre même du poème était trompeur : le dormeur était en fait un cadavre, le
sommeil était un euphémisme, une expression atténuée. Le lecteur est invité à relire le poème. Il
observe alors les lettres placées au début des vers du dernier tercet : LIT qui forment un acrostiche (un
mot transcrit verticalement dans un poème). C’est en plus un mot polysémique (qui a plusieurs sens) : le
lit du dormeur, c’est son tombeau, mais c’est aussi le verbe lire. Avec cette pointe, le lecteur rejoint le
dormeur, victime de la guerre : l’empathie est instantanément rétablie.

Conclusion
Ainsi, à travers la composition rigoureuse du sonnet et les libertés que prend le poète avec le vers (en
multipliant les rejets et les enjambements), Rimbaud exprime sa révolte contre l’absurdité de la guerre.
Le contraste entre la nature et la mort du jeunesse, fauchée par la folie des hommes, dénonce un crime,
un acte dénaturé (hors de la nature, monstrueux). La violence du dernier vers, créée par l’effet de chute,
est atténuée par l’écriture picturale des strophes qui le précèdent.
Ouverture : On pourrait rapprocher l’écriture poétique d’un tableau. Rimbaud utilise des procédés de la
peinture impressionniste, mais il les met au service d’une poésie symboliste, où le poète invite le lecteur
à devenir voyant.
Lecture 3. « Ma Bohême »

Le poème "Ma Bohême" vient refermer le recueil et est donc emblématique : il nous donne des clés pour
la lecture de l’oeuvre. Il entre en résonance avec le poème "Sensation", situé au début des Cahiers de Douai
par les thèmes abordés, et en particulier par la quête de liberté. Il fait aussi écho à la biographie de
Rimbaud, et plus précisément à sa fugue de l'automne 1870. Plus développé que "Sensation" qui n’est
composé que de deux quatrains, ce sonnet semble affirmer le désir d’être libre du poète. En mai 1870,
Rimbaud a encore 15 ans, il a décidé de devenir poète, et il envoie une lettre à Théodore de Banville, le
grand poète parnassien :
« Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai presque dix-sept ans, l’âge des espérances et des
chimères, comme on dit. — et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, —
pardon si c’est banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces
choses des poètes. » Lettre Théodore de Banville, 24 mai 1870.
Mais déjà, on perçoit une certaine auto-dérision : c'est banal, ce sont des chimères. Trois mois plus tard,
il fugue, et il expérimente une vie de bohème, qui est surtout une vie d'errance et de dénuement.
Mais cela va complètement changer sa manière d'écrire : il mûrit une méthode inouïe qu'il présentera à
son professeur de rhétorique, Georges Izambard : « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de
tous les sens. » Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871.
« Ma Bohème » se trouve justement à la charnière de ces deux époques, à un moment où Rimbaud se
détache de ses premières admirations et commence à élaborer cette méthode. Si l’on compare le poème
« Ma Bohème » du poème « Sensation », on mesure combien toute sa poétique est déjà bouleversée. Son
aspiration à la liberté se traduit par l'errance, le rêve au sein de la nature mais aussi par une forme
d'écriture nouvelle. On se demandera donc comment le poème "Ma Bohème" est l'expression d'une
émancipation poétique.

Mouvements du texte :
Premier mouvement (1er quatrain): Une errance: fugue et révolte.
Second mouvement (2ème quatrain): Expression du rêve et de la liberté du poète.
Troisième mouvement (les deux tercets): Une création poétique nouvelle.
Problématique
Comment Rimbaud affirme-t-il dans « Ma bohème » une volonté de renouveler la poésie ?

Premier mouvement : Une errance : fugue, rêve et révolte.

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;


Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

- La première personne est très présente. Rimbaud joue avec les marques du lyrisme (l'expression
d'émotions personnelles de façon musicale).
- Le verbe « aller » revient deux fois, mais il est utilisé de deux manières très différentes : « s'en aller »
c'est partir ou fuir. Alors que « aller sous le ciel » c'est vraiment une marche sans but, c'est-à-dire, une
errance. Le complément de lieu « sous le ciel » ne désigne pas une direction ou une destination : c'est le
lieu même de l'errance.
- Les « poings » ont plusieurs connotations : on a les poings serrés par révolte, ou à cause du froid. Les
poings serrés évoquent également la détermination.
- « mes poches crevées » : Expression de la pauvreté. Or les pronoms possessifs, que l'on trouve
d'ailleurs dès dans le titre du poème montrent que la misère est transcendée ( = quelque chose de plus
important dépasse cette misère physique).
- Un « paletot », c'est un manteau qui descend jusqu'à mi-cuisse. Ici, il devient « Idéal ». Ici, la pauvreté
et la misère matérielle permettent justement d'atteindre d'autres sphères plus élevées.
On peut aussi lire dans le mot « paletot » un jeu de mots : on entend « pâle » et « tôt », des mots qui
s'appliquent bien au voyageur fatigué par une journée de marche. Le poète est à l'image de son
manteau: crevé, mais proche de l'idéal.
- Dans la littérature, on trouve le motif bien connu du chevalier errant, qui plaît beaucoup aux
romantiques. C’est exactement ce que Rimbaud suggère avec le mot « féal » il se voit comme un
chevalier qui a prêté allégeance, ici à la Muse, avec une majuscule, apostrophée à la deuxième personne :
Rimbaud fait référence ironiquement aux clichés romantiques mais s’affirme également comme poète.
Les exclamations avec les interjections « Oh ! là là ! » traduisent cette ironie par laquelle il se moque des
romantiques. De même, l'adjectif hyperbolique « splendide », ainsi que le féminin pluriel pour les
« amours » sont ironiques et renvoient au thème de l’amour cher au romantisme.
- Contrairement au poème « Sensation », écrit plus tôt, dans « Ma Bohème », les verbes sont au passé «
allais … devenait … étais ». L'imparfait signale des actions qui ont duré dans un passé révolu. Le « rêve
» est devenu un passé composé (pour une action révolue dont on perçoit les conséquences au présent).
Le rêve a disparu. En quelques mois, on voit apparaître une distance critique : à peine plus âgé,
Rimbaud se moque de l'enfant qu'il a été.
- La rime embrassée « crevées ... rêvées » est signifiante : le rêve s'oppose à cette réalité où les vêtements
ne durent pas. Peut-être même qu'on peut entendre que le rêve a crevé, il s'est dégonflé, comme un
ballon. C'est une caractéristique de la poésie de Rimbaud : même dans ses moments d'exaltation, il y a
déjà les prémisses d'une lassitude, d'une impatience pour quelque chose d'autre.

Deuxième mouvement : Le rêve d’une poésie nouvelle.

Mon unique culotte avait un large trou.


— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ;
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

- La culotte trouée est un signe de pauvreté, et pourtant, il égraine des rimes, comme des semailles : en
quelque sorte, il déborde d'une créativité qui va peut-être germer et porter des fruits. Le trou, qui
symbolise un manque, devient la source d'une richesse. Les valeurs sont inversées.
- Dans ce quatrain, les possessifs sont multipliés. On observe un mouvement jusqu'aux étoiles. Ainsi, le
poète affirme sa pauvreté et sa marginalité qui sont source d’élévation. De nouveau, les valeurs sont
renversées. La véritable richesse se situe dans le rêve. On passe d’ailleurs du singulier au pluriel. Le
dernier possessif fait bien référence à l'expression "ma bonne étoile" : la chance vaut mieux que les
richesses. Dans la mythologie latine, fortuna est justement la déesse de la chance, souvent représentée
avec une corne d'abondance.
- Le verbe « avoir » revient deux fois, mais que possède-t-il ? Un large trou, c'est-à-dire moins que rien.
Mais à travers le « frou-frou » (sensation sonore), c'est la lumière des étoiles (sensation visuelle) qui
devient sonore, exactement comme les rimes qui deviennent solides comme des graines ou des cailloux.
On observe ici une synesthésie = une confusion des perceptions. La création se nourrit d’un
« dérèglement de tous les sens », comme Rimbaud l’écrira à Georges Izambard.-
Avec le « Petit-Poucet », Rimbaud fait référence au genre du conte de fées et à l'univers de l'enfance. Le
rêve revient une deuxième fois, c'est un polyptote = la répétition d'un même mot sous des formes
différentes. Rimbaud développe cet imaginaire enfantin, tout en insistant sur l'aspect révolu de
l'imparfait : celui qui parle ainsi évoque avec nostalgie une époque passée.
La course du Petit-Poucet est imitée par les allitérations en ‘R’ qui sont parsemées à travers le texte. Les
enjambements (la phrase se poursuit d'un vers à l'autre) entraîne le lecteur dans cette « course des rimes
» qu'on entend bien en lisant le texte à l'oral. La « course » c'est aussi implicitement la course du soleil :
et en effet, cela annonce la tombée de la nuit avec l'apparition des étoiles. Mais la « course », c’est aussi
cette soif de liberté à laquelle aspire Rimbaud.
- La constellation de la Grande-Ourse traduit de manière imagée que le poète dort à la belle étoile.
En plus c'est la constellation de l'étoile polaire, celle qui guide le voyageur et les rois mages dans la
bible. Cette étoile est en fait une planète, Vénus, c'est-à-dire, symboliquement, la déesse de la beauté. La
quête de liberté s’apparente à une aspiration à une création nouvelle, une beauté renouvelée.

( Remarque : On peut aussi interpréter cette strophe comme un refus des formes poétiques
contemporaines à Rimbaud (romantiques et parnassiens) : « Mes étoiles au ciel » qui ont un « doux
frou-frou », désignent alors les poètes qu'il aime à cette époque : les parnassiens, qui sont à ses yeux les
héritiers des poètes de la Pléiade qui ont justement emprunté leur nom à une constellation de 7 étoiles.
Mais dans ce poème Rimbaud commence à se détacher, et il se moque doucement des parnassiens, de
plusieurs manières. D'abord, ses rimes à lui, ce sont les cailloux du Petit-Poucet, des pierres sans valeur,
mais qui permettent de retrouver son chemin. Alors que les parnassiens comparent leurs poèmes à des
diamants ciselés, comme Théophile Gautier dans son célèbre recueil intitulé Émaux et Camées.
Dans le même sens, le « doux frou-frou » des étoiles s'oppose au « large trou » de la culotte de
Rimbaud. Sur une robe, les frou-frous symbolisent le luxe, le superflu, des accessoires décoratifs,
attrayants mais inutiles. C'est exactement ce que Rimbaud reproche aux bijoux des parnassiens, ce n'est
pas de l'art, c'est de l'ornementation.
Mais Rimbaud ne se moque pas seulement des parnassiens, mais aussi des romantiques et de leur
lyrisme exagéré. Le « doux frou-frou » est musical, avec le son OU démultiplié, notamment dans les
rimes. Ce n'est pas le « O » cercle parfait de l'idéal, c'est le OU de la plainte ou même de la huée. On
devine bien que l'adjectif « doux » signifie en fait « fade ».)

Troisième mouvement : Une quête de liberté ( Emancipation et blessure)

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

- Symboliquement, « Ces bons soirs de septembre » désignent le mois des vendanges : Rimbaud
évoque le moment où les rimes semées portent leurs fruits pour devenir un « vin de vigueur ». On
remarque que verbe « écouter » à l'imparfait dans le premier tercet devient ici « rimer » au participe
présent : on peut conclure que l’écoute du poète, la perception a permis la création.

- Les « routes » ont alors une dimension symbolique : elles évoquent l’errance poétique mais signifient
aussi un parcours, une évolution. Le lecteur est emporté dans ce mouvement, à travers une longue
phrase qui se prolonge sur les deux tercets, avec l'enjambement qui renvoie le complément du nom au
vers suivant.

- La rosée installe des sensations mêlées : la couleur, le parfum des roses, la sensation froide de l’eau, le
goût du vin, son écoulement représenté par les allitérations en V. La synesthésie a une dimension
mystique : elle permet d'accéder à un monde inconnu.

- Le mot « vigueur » contient le mot « vie ».

- On trouve alors le poète « rimant au milieu des ombres fantastiques ». La rime « fantastique …
élastique » est particulièrement riche, mais un peu ridicule. La lyre noble du lyrisme est rapprochées des
élastiques avec leur sonorité étrange, qui désignent les lacets des chaussures : le genre élevé est rabaissé
au niveau des pieds. Rimbaud emploie ici le registre burlesque = traiter un sujet noble de manière
triviale (basse, grossière). Trivial, du latin trivium, le vulgaire, c'est ce que l'on trouve au croisement des
chemins.

- La lyre fait référence à Orphée, figure emblématique du poète.

- L'expression « mes souliers blessés » est une métonymie (un glissement par proximité) : ce sont ses
pieds qui sont blessés. Mais c'est aussi le cœur, le poète, les poches crevées, la culotte trouée, les étoiles
sont elles-même des trous, jusqu'aux gouttes de rosée qui s'approchent de gouttes de sang : le poète est
en quête d’une poésie nouvelle.

- Traditionnellement, le sonnet se termine sur une pointe : un effet de surprise final. Mais ici, le dernier
vers est particulièrement énigmatique : le « pied » est rapproché du « cœur » avec un effet de contraste
très fort : le cœur, le siège des émotions, est aussi blessé que le pied par les cailloux de la route. Doit-on
comprendre que le rêve est blessé par la réalité ?

Conclusion

Dans ce poème, le dénuement extrême de la vie de bohème permet d'accéder en fait à une
grande richesse symbolique : l'errance correspond chez Rimbaud à une recherche constante, qui fonde
une esthétique personnelle et originale, où le rêve se brise parfois contre la réalité.
Il renie alors les anciennes formes de poésie, se moquant du lyrisme romantique et des
prétentions parnassiennes, pour chercher sa propre voie. Sa poésie et sa bohème sont finalement une
seule et même chose : un dérèglement des sens qui permet d'atteindre un inconnu.
Lecture 4.

Conscient du désastre économique et culturel qu'engendre le colonialisme dans son pays, Aimé
Césaire prend la parole pour éveiller les consciences. Fondateur avec Léopold Senghor du mouvement
de la Négritude qui aspire à la reconnaissance et à l’émancipation du peuple noir, il s’illustre à la fois
comme homme de lettres et une figure politique. Dans son long poème en prose, Cahier d'un retour au
pays natal publié en 1947 mais composé dès 1938-1939, il s’adresse à la fois aux Antillais et aux colons. Il
cherche à secouer l’apathie de ses compatriotes, c’est pourquoi il les apostrophe violemment pour les
convaincre de « se relever », de « se tenir debout », c’est-à-dire d’affirmer leur dignité.
Mouvements du texte :
Premier mouvement: A travers des métaphores, Césaire dénonce la passivité coupable des Antillais
face à la colonisation.
Second mouvement : Promesse d’un réveil et d’un renouveau.
Problématique : De quelle manière le poète Aimé Césaire cherche-t-il l’émancipation du peuple
antillais ?

Premier mouvement : A travers des métaphores, Césaire dénonce la passivité coupable des
Antillais face à la colonisation.

- Aimé Césaire emploie le champ lexical de la maladie ("petite vérole", "soleil vénérien", "eschare",
"pustules"), et montre ainsi la misère du peuple antillais.
- Ainsi, Aimé Césaire exprime son indignation en employant des images choquantes.
- Dans le deuxième paragraphe, l'anaphore de "les Antilles", métonymie pour désigner le peuple
antillais, montre que le phénomène touche toute la population.
- Le poète utilise la métaphore de l'échouage ("échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière
de cette ville sinistrement échouées") ; le mot "échouées" est repris en chiasme dans ce groupe de mot,
comme pour le mettre en évidence et insister sur la déchéance d’une terre et d’un peuple : l’image du
navire qui fait naufrage est frappante et cherche à montrer le désastre économique et moral que
subissent les Antilles et le peuple antillais.
- Toutefois, il s’appuie également sur des constats concrets.
- De même, le lecteur est interpelé car le lexique employé est trivial. (En ce sens, Aimé Césaire se
rapproche de Rimbaud, par le recours à des mots crus et à des images saisissantes)
- L’adverbe (et le néologisme) « menteusement » nous alerte sur l’illusion dont se bercent les Antillais.
L'auteur renverse l'image traditionnelle des Antilles (des îles paradisiaques). Il veut dénoncer les
illusions attachées à cette région en révélant une triste réalité.
- Le poète reprend les clichés utilisés habituellement pour les Antilles : "soleil", "plage", "eau nue",
"perroquet". Or ces éléments traditionnels sont insérés dans des images péjoratives: "soleil vénérien",
"la force putréfiante des ambiances crépusculaires". L’image du « crépuscule » comporte ici une
connotation de mort plutôt que d’émerveillement. L’adjectif « putréfiant » se rapporte au cadavre en
putréfaction.
- De plus, Césaire dénonce la résignation au silence, donc la passivité des Antillais face à la colonisation.
- Les Antillais souffrent en silence, et ainsi entretiennent l'illusion > thématique du silence ("les
martyrs qui ne témoignent pas", "silencieusement", "silence"). Le poète reconnaît discrètement
l'existence de révoltes, les évoque avec "martyrs". Mais ils n'ont pas réussi à entraîner un mouvement
profond et durable.
- Or le silence interdit toute perspective de renouveau d'où les répétitions intensives des adjectifs
"vieux" et "vieille". L'"eschare" (= blessure provoquée par un immobilisme prolongé) montre bien la
passivité des Antillais, et que cela les rend malades.
- L'immobilisme conduit au désespoir qui s'exprime par un alexandrin blanc comme une formule
bilan ("l’affreuse inanité de notre raison d’être").

Ainsi l'auteur veut nous ouvrir les yeux sur ce charme trompeur et sortir son peuple de l’inertie en
montrant que les Antilles sont contaminées par la maladie et la mort. Ce constat s’établit à travers un
paysage métaphorique qui décrit une terre de désolation.
Toutefois, dans un second temps, il appelle à un réveil. Si le poète dresse un constat pessimiste, il
montre un espoir au bout de la colère.

Second mouvement : Promesse d’un réveil et d’un renouveau.

- L’emploi de l’anaphore « Au bout du petit matin » est promesse de cet éveil. Cette métaphore du
petit matin présente à chaque début de paragraphe est annonciatrice de la fin de la longue nuit, même si
cette fin semble encore lointaine.
- L’emploi du futur ouvre la perspective d’un avenir différent et inscrit le désir d’une rupture. Cet
emploi sonne comme un futur prophétique ("les volcans éclateront, l’eau nue emportera […] il ne
restera") : le poète exprime la certitude et non plus un rêve. Le futur fait du poète un visionnaire, un
prophète.
- Les images du feu et de l’eau traduisent la force des éléments qui parviendront à secouer cette terre
endormie. L’image du volcan en particulier témoigne de la volonté d’un surgissement des énergies, voire
d’une insurrection. On peut lire implicitement un appel à réagir, voire à se révolter.
- Le poète dépeint la libération des Antilles (du peuple antillais) sous la forme d'un cataclysme
salvateur mis en relief par les allitérations en ‘k’ ("les volcans éclateront…"). L'eau et le feu s'associent
pour détruire et mieux reconstruire. La force de ces éléments naturels caractérisent géographiquement
les îles des Antilles, et métaphoriquement, la force retrouvée de ses habitants. Le poète laisse ainsi
entendre que la population se réveillera de sa torpeur et de sa soumission par une sorte de déluge :
l'"eau nue", c'est-à-dire l'eau originelle, devient un signe de renouveau, de renaissance.
- Toutefois, la dernière phrase est ambiguë. L'extrait se termine sur "insensé réveil" : l’expression est
ambiguë car "insensé" veut-il dire que le réveil des Antillais n'est pas possible ? Et le réveil marque-t-il
justement la fin du rêve ?

Conclusion :
Reprenant la tradition du poète engagé tel Victor Hugo dans Les Châtiments, Aimé Césaire
remplit sa mission de veilleur et d'éveilleur en rendant l'espoir à ses compatriotes aliénés par une
colonisation qui les a rendus passifs.
Tout comme dans l’oeuvre de Rimbaud, la violence des images employées exprime la révolte du poète.
Elle traduit ainsi les années de souffrances accumulées et propose la vision d’une terre, c’est-à-dire un
peuple, meurtris. Aimé Césaire prend la plume pour une prise de conscience, un témoignage ;
l'engagement dans le combat de la décolonisation, mais sans négliger la beauté du langage. Sur son
cahier d'écolier, c'est sa culture du pays que le poète écrira désormais et non celle des colonisateurs.

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