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L’aveu de Phèdre

Acte I, scène 3

Fondant un idéal de clarté et de rigueur, le XVIIème siècle vivra sous le règne de Louis
XIV l’épanouissement du monde théâtral. Racine en consacrera dans ce sens l’apogée
puisqu’en se pliant aux règles classiques, il transposera dans sa société des mythes antiques
qui ne manqueront pas de toucher ses contemporains en inspirant souvent l’horreur et la
pitié du spectateur. Ainsi, il emprunte à Sophocle et Euripide le sujet de Phèdre, tragédie
qu’il créera en 1677. L’héroïne, épouse de Thésée, est l’objet d’une malédiction ancestrale
qui lui fera ressentir un amour incestueux et ravageur envers son beau-fils Hippolyte. C’est
une passion dont elle fera l’aveu dans une longue tirade que nous avons à étudier et qui est
extraite de la scène 3 de l’acte I. Elle y raconte les circonstances de cette passion ainsi que
les vains efforts qu’elle a fournis pour s’y soustraire. Il serait alors intéressant de se
demander comment l’aveu de Phèdre nous fait osciller entre la terreur et la pitié.
Les mouvements du texte :
Mouvement1 : du vers 1 au vers 10 : Les effets ravageurs de la première rencontre
Mouvement 2 : du vers 11 au vers 22 : Une résistance inutile

Mouvement 1 : Les effets de la première rencontre


V.1-V.2 : D’emblée, l’héroïne nous confronte à sa crise sous le signe d’un « mal » qui reste
polysémique. Il se lit comme une souffrance physique en termes de maladie intimement
rattachée à un mal moral, car contraire à l’éthique.
Le CC « de loin » mis à la césure évoque aussi bien des temps reculés qu’un espace autre que
celui de Trézène. En conséquence, l’explication de ce malheur se livre sous le signe de la
simultanéité que relève la locution adverbiale « à peine » et ce, entre deux actions que sont
l’hymen et la rencontre avec Hippolyte. Le mariage l’introduit dans le monde de la
convention que dégage un champ lexical qui lui est spécifique : « le fils d’Egée » comme
périphrase référant à une fonction princière, « les lois », « l’hymen », « engagée ».
V.3 : Or, cette institution sociale la rattache à un monde de l’apparence conforté par le verbe
modalisateur « sembler » et qui atténue la portée de « son repos » et de son « bonheur »
V.4 : Par conséquent, elle passe de l’ordre social vers le désordre qu’impose l’emploi du
passé simple « montra ». Toutefois, Phèdre se définit d’ores et déjà comme victime des
circonstances : elle se présente comme COD « me » de l’acte entrepris par Athènes.
Hippolyte recouvre désormais une image paradoxale : il est présenté par une périphrase
comme un « superbe ennemi » et met donc en exergue cette valeur oxymorique. Phèdre
célèbre sa magnificence et donc la passion immédiate qu’elle lui voue par l’épithète
« superbe » et le possessif « mon ». Il est aussi un « ennemi » car il est la source de ses affres
confortées par l’allitération en [m].
V.5 : Le tétramètre décrit la situation dramatique de l’héroïne tragique. Elle est corroborée
par l’emploi du passé simple provocateur d’une tension intérieure. Le coup de foudre « je le
vis » mène sur la voie d’une réaction physique antithétique « je rougis, je pâlis ». La vision
placée au début et à la fin du vers l’enferme donc dans sa crise tragique.
V.6 : Outre sa douleur physique, Phèdre met en scène son désordre intérieur que situe le CC
de lieu « dans mon âme ». Sa passion se définit désormais par la perte de toute raison,
introduite par le lexique de la confusion :« trouble », « éperdue » et qui rime avec sa source
même « vue ».
V. 7 : Ce désordre trouve sa concrétisation dans l’absence totale de tout lien avec le monde
extérieur. La négation prime alors car ses yeux « ne voyaient plus », elle « ne pouvai[t] plus
parler ».
V.8 : En conséquence, se met en place une forme de dédoublement dans lequel elle n’a plus
d’emprise sur son corps. Il est alors le lieu d’un déséquilibre marqué par l’antithèse
« transir » et « brûler ».
V.V. 9-10 : Le verbe « reconnaitre » au passé simple fait écho au verbe « monter ». La
rencontre est lue sous le signe d’une réminiscence. Loin de toute conception platonicienne,
elle est le travail d’une mémoire qui distingue dans cette passion subite l’effet d’une
malédiction ancestrale jetée par Vénus qui est justement une déesse de l’amour. Ainsi,
« redoutables » rime désormais avec « inévitables ». C’est un destin dont le cheminement se
révèle incontrôlable.
Phèdre n’en devient-elle pas alors une victime digne de compassion ?

Mouvement 2 : Une résistance inutile


V.V.11-14 : Phèdre met en valeur par le biais de l’emphase ses modalités d’action. Elles
relèvent du monde de la sacralité qui devient un CC de moyen « par des vœux assidus ».
Phèdre agit donc et multiplie les verbes d’action « détourner », « prendre soin »,
« chercher ». Le « je » en tant que sujet reprend ses droits.
Ces actions ont pour support un monde sacré qui devient l’ultime expédient. Ainsi, le lexique
religieux prolifère : « temple, vœux, victimes... ». Paradoxalement, Phèdre finit par inspirer
de l’horreur. Elle baigne dans le sang des victimes expiatoires qui, par leur pluralité et
l’utilisation hyperbolique du CCT « à toute heure » intensifient cette quête effrénée. Phèdre
se définit elle-même comme victime de ce sang écoulé et se place à la césure : « De victimes
moi-même à toute heure entourée ». Elle se sacrifie sur l’autel de Vénus, sur l’autel de
l’amour. L’horreur est pourtant légitimée par la déraison de l’héroïne puisque « entourée »
rime désormais avec « égarée ».
Or, ces efforts marquent d’entrée de jeu leur inutilité par le verbe modalisateur « je crus les
détourner ». Phèdre peut se lire dans une perspective janséniste.
V.15 : De ce fait, ces efforts inutiles trouvent leur concrétisation dans une omniprésence de
la négation lexicale « incurable » et « impuissants ». L’amour s’assimile dès lors à une
maladie qu’elle ne saurait soigner.
V.16 : Ainsi, la vanité de ses réactions est mise en relief par la locution adverbial « en vain ».
Phèdre perd le contrôle sur elle-même et ne se perçoit plus qu’au travers de la synecdoque :
« ma main », « ma bouche ». Elle est dépossédée d’elle-même
V.V.17-20 : Le tiraillement de l’héroïne s’impose entre une apparence repentante par
laquelle elle « implorait le nom de la déesse » et une passion dévorante par laquelle elle
idolâtre Hippolyte, entre des paroles « implorer » et une réalité « adorer ». Hippolyte est
désormais déifié par un champ lexical qui le sacralise « adorer, autels, dieu, offrir ». En
l’occurrence, l’alexandrin met en place cette dualité entre un premier hémistiche consacré à
la passion coupable : « J’offrais tout à ce dieu », et un deuxième hémistiche relié à sa prise
de conscience « que je n’osais nommer ». Le spectateur oscille également entre horreur et
pitié.
V.V. 21-22 : Phèdre incarne pleinement l’image d’une héroïne tragique. Ses efforts se
conjuguent en effet à l’imparfait duratif qui marque leur continuité : « je l’évitais ». Or, elle
est aussi le jouet du sort qui lui fait subir son caractère ironique : « Mes yeux le retrouvaient
dans les traits de son père ». Ses yeux sont donc le canal de sa culpabilité qui trouve sa
représentation dans l’image même de l’époux trahi.
Conclusion :
En somme, l’aveu de Phèdre nous fait osciller entre la pitié et l’horreur. Ainsi, la première
rencontre avec le beau-fils se lit sous le signe d’une malédiction qui l’ébranle tant
physiquement que moralement et qui lui fait ressentir le poids d’une forte culpabilité. Elle
tente donc de pallier cette dernière en se réfugiant dans le monde religieux qui ne fait que
conforter sa passion pour Hippolyte. En héroïne tragique, elle ne saurait échapper à ce
destin implacable qui en fait à la fois une victime et une coupable. Ne se définit-elle pas elle-
même comme « un monstre » qui, ayant trahi les principes de la Cité n’a plus d’autre issue
possible que le suicide ?

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