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MARC JIMENEZ

VERS UNE
ESTHETIQUE NEGATIVE
Adorno et la modernite

LE SYCOMORE ARGUMENTS CRITIQUES"


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ARGUMENTS CRITIQUES
Collection dirigée par Reginaldo Di Piero

Agnes Heller, Pour une philosophie radicale.


Mihäly Vajda, Fascisme et mouvement de masse.
Jean Marie Vincent, les Mensonges de l'État.
Henri Lefebvre et Norbert Guterman, 4 Conscience mystifiée.
Alain Bihr, l'Économique fétiche.
Pierre V. Zima, l’Ambivalence romanesque. Proust Kafka Musil.
Youssef Ishaghpour, Paul Nizan.Une figure mythique et son temps.
Marc Sautet, Nietzsche et la commune.
Nicolas Tertulian, Georges Lukäcs. Étapes de sa pensée esthétique.
Albrecht Betz, Hanns Eïsler. Musique et politique.
Jacques Leenhardt et Pierre Jésza, Lire la lecture.
Arnold Hauser, Histoire sociale de l'art et de la littérature (4 vol.).
Pierre V. Zima, L'indifférence romanesque. Sartre, Moravia, Camus.
Marc Jimenez, Vers une esthétique négative. T.W. Adorno et la mo-
dernité. |

A paraître :

Jean_François Chiantaretto, Bertolt Brecht, penseur intervenant.


Raymond Williams, Marxisme et littérature.
Erich Kôhler, Le hasard littéraire, le possible et la nécessité.

Copyright Editions Le Sycomore, 1983


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Ouvrage publié avec le concours du C.N.L.
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LE SYCOMORE
102, bd Beaumarchais, 75011 PARIS
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N'ont jamais failli,
_ni le soutien et la pertinence d'Olivier Revault d’Allonnes,
i la patience des amis du Centre de recherches de l’Université de
ParisI, |
_ni l'indispensable impertinence des étudiants du séminaire de
philosophie de l’art,
« Ce marécage est le repaire de
l'hydre de l'esthétique scolastique
avec ses sept têtes : pouvoir
| créateur, identification intuitive,
intemporalité, recréation de
l'œuvre, communion existentielle
dans l’œuvre, illusion et jouis-
sance artistique. »

Walter BENJAMIN,
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Précisions concernant les notes bibliographiques
Les ouvrages d’Adorno et de Benjamin, les plus fréquem-
ment cités, renvoient à l’édition des Œuvres complètes, dont le
sommaire détaillé figure en fin de volume.
Notation : G.S. (Gesammelte Schriften), suivi de l’indica-
tion du tome et de la page, ainsi, parfois, que du nom de l’auteur
afin d’éviter toute confusion. Pour Benjamin, le 2: chiffre renvoie
à la numérotation interne de l’édition :
ex : Benjamin, GS. I, 3, p. 964.
La référence aux éditions isolées comporte le titre complet de
l’ouvrage ou son abréviation.
« Paralipomena », « Introduction première », et « Théo-
ries sur l’origine de l’art » se rapportent à l’ouvrage publié sous le
titre Autour de la Théorie esthétique.

Abréviations : allemand/français

A.T. = Aesthetische Theorie/T.E. =Théorie esthétique


DdR = Dialectique de la raison
IHN = « Idee der Naturgeschichte » = « Idée d'histoire de la
nature »
KK = Kierkegaard. Konstruktion des Aesthetischen
N.D. = Negative Dialektik/D.N. = Dialectique négative
ZfS = Zeitschrift für Sozialforschung

Les autres abréviations, occasionnelles, sont précisées dans


le cours du texte.
SOMMAIRE
LATE BORMES ERPE ARE EE SR CR AT 19

ON nd mes des noire 35


Sur la réception de la Théorie critique :
Contradictions et incohérences :
ÉSannées O0 10en France AR a re SE
La conjoncture philosophique et politique : la
de ECHQUe LC FIMÉSEAUON 2. Lun. Là uso 41
Adorno et la question de l'esthétique ......................... 46
Nécessité et fonction de l’esthétique ....................... 46
PC ONE CE DIMIOSODRIS 72552100 cure. cet areren ous 48
L’esthétique comme moment critique : la non-
Fa teeVE CPS TRES TE A AR ES PORTECT 50
L'OUTAICCHRQUE HESUICS 2.02 RER eee 53
RSALe A A PONS PO STRESS DE 56

II — ESTHETIQUE ET DIALECTIQUE ..….................…. 59


Difficultés et ambiguïtés de la pensée dialectique ........…. 59
Les limites du isCOUTS Critique 7 tree rare 59
CHU CPAM M A RE a dress) 59
LOICICIE MUC SCONCEPES Aer contre nrnietes cet 62
PRE DATIOSODITER A rte ta Pan eds don te AE ENT 64
LA OBIQUE CE MITORUTÉNL Tr es ture 64
La mimesis et le non-conceptuel ........................ 65
Théorie critique et théorie de l'art ......................... 66

15
La dynamique des forces productives et le statu quo
Critique du moment théorique ...........................
Les contradictions de l'esthétique philosophique .........…..
Esthétique et expérience historique ........................
La critique du concept par le concept ......................
Le paradoxe de l'esthétique :....:...::12:72"m 400

III — AFFIRMATION ET POSITIVITE, 27700


L'incongru et l'Aufklärung ......:......4.4 000000
— L’« espace vide » de Jean Paul 1.20%
— _Les illusions de l'AufKlärung-....227. 2000000
LG poSiTivité RER AE TD OT ER
— Aufklärung et réconciliation ............................
La tentation SCICNTISTE Re
Le savoir esthétique et la critique de l'idéologie .......…
— Esthétique et savoir spécialisé ..........................
—. Un discours de cohérence, .:57. 7.470
—/Praxis et théorie: Hire RE RER
—; L’illusion structuraliste +:4.52404a RTL Re
Au-delà du savoir esthétique ................................
Positivité et théorie esthétique ..............................
— La question‘ idéologique: MN
==" Critique de la neutralité” =: ee
Un'discours paradoxal... se eee
— L'’esthétique de la contemporanéité
— Historicité et aporie nn

IV — LA CONSTRUCTION DE L’ESTHETIQUE ss...

Benjamin et Adorno : genèse des thèmes


etes Concepisv.i sr Nes Ton RER
Esthétique et idéologie :
les premiers textes philosophiques .......................,...
— Lecture de Benjamin : l’« Actualité de la
philosophié:» | 245.2 RER Re
— L'influence du « Trauerspiel » COR
— La figure et le sense eee Re
— L'histoire de la nature et le refus de la totalité ss...

16
Subjectivité et intériorité : le Kierkegaard ....................
— Benjamin : « Une lecture dans Kierkegaard » ...…
= Poésie Et philosophie ::.....1:.....:.:5.. ie ue
— La métaphore de l’« intérieur » .......................
— Le dépassement de l’intériorité ........................
Oo irapthen(otie déclin, 5. un alone
Les ambiguiïtés : raison et nature dans la Dialectique
LD POUSSE TETE RE NOTES EE PATES RE
ViCtanhore CHRISIOIrE. "ee NE
— Nostalgie et souvenir de la nature ......................
= Réification et domination .....:.........:.....,.c
ÉNACTQUE EL LAIONANÉ LL mao ere into scott rates
rAPSIS = Mopie = uéclin Sanaa st
ÉPALCCURMCNCCT DTANIS ET PAR DO st
— L'utopie comme dispositif ............... RAP TE
— Ernst Bloch et le « désespoir réifié » ..................
—— L'’utopie négative : critique de Bloch et de
CHA annee Ne RO DCR MERE
— La « dialectique immobile » et le « Jetztzeit » ....….
= PconscrnépativVément L'Art "2... 2... vec ou
Réflexion seconde et négativité de la dialectique .........…
— De la dialectique de l’Aufklärung à la dialectique
DÉRAVERP OE oe Mii eat ae
— La mimesis de l’aliénation : critique de la
CDRCEDION MIRACSIENNÉ trees cisousde so teomscenesceae
— L'artet l'intégration du déclin .....:.::.:...:.....:,
— Mimesis de la domination ...............................

PP ACDHERENCE ET ini sacre ds urepaaaes


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Parataxis el contenu de VÉTUÉ …...:s2ars088 edoesshevnne dat
Lukdcs-Goldmann=AdOMMO.;.;:..u..rssritrstiter
Pobercnce CTALTMANON 12... 20240 nouer pe Susan 000
Fonction « positive » des concepts lukâcsiens ...........
La recherche d’une dialectique positive chez
PC OMAN eus revomtu read rar at de sb dau cb
Ve UC SCHOC ASH 7....110 Mercredi
La forme esthétique et la non-organicité de
CE Te OT OR ENT SET PI ER RS PERRET ER
VI — DIMENSION ESTHETIQUE ET PERMANENCE DE
ÉPART hiver nec EE 273
L'agonie d’'Eros ou la négation de l'esthétique
Marcuse et la « désublimation répressive » .............. 273
L'esthétique hbidinale..... Re RER 275
Vers une désublimation totale..." 278
La permanence de l'art chez H. Marcuse.
La dimension critique". PRES Reese 282
-—" La réconciliation #2 SLR ER 286

VII —— MODERNITE ET NEGATIVITE .................... 291


Genèse d’une théorie sociale de l'art .......................... 291
L'existence dialectique 25 Mr SEE 291
La « distraction critique » selon Benjarain ............... 302
Sociologie d’une « mode atemporelle » .................. 307
Référence à Marxa:::2.2,. NON PAR 311
Théorie musicale et théorie critique ........................ 317
ATHSIQUE CÉSOCIÈIÉ 7 nn eme tue ee TL NE TR 328
Matériau ft MOérnITÉ 25e Taa aarree e 328
Musique et esthétique négative ............................. 334

ANATREPTIQUE : le moment du renversement ....…. 341


BIBLIOGRAPHIE SE neeSU TS 349
INDEX'DES NOMS: "cn IR Re 375
T.W. ADORNO : points de repères biographiques ...….. 381
NOTES 72221: ee cartons certes UE NE EEE 385
Esquisses

« La raison, telle que nous


l’entendons aujourd’hui, est un
malentendu. »

CANETTI.

T.W. Adorno affirmait qu’une philosophie authentique ne


pouvait être résumée. Aussi, n'est-ce pas ce défi — que lance
implicitement l’auteur à ses éventuels exégètes et commenta-
teurs — qu’il convenait de relever. Le refus de l'exposé
systématique, l’adoption d’une parataxis réunissant les fragments
d’un discours sciemment morcelé en forme de constellations
autour d’un thème central auraient tôt fait de réduire toute tentative
de ce type au schématisme et à la trahison. Mais, comme dans les
« devinettes » enfantines, où la chose à découvrir ne parvient à
_ l’évidence qu’à la suite d'examens minutieux, le thème central,
égaré parmi d’autres motifs d'importance apparemment égale, ne
peut être saisi qu’au bout d’un long et périlleux parcours.
C’est à suivre ce cheminement à travers l’entrelacs des
concepts et des thèmes qu’invite cette étude. Au terme de cette
quête, un regard rétrospectif, tel l’Ange de Klee, ne verrait plus
que ruines. Plus précisément, il prendrait conscience d’une
logique de la décomposition, du déclin, l’une des idées auxquelles

19
Adorno fait incidemment allusion à la fin de la Dialectique
négative, mais qu'il reconnaît comme étant l’une des plus
anciennes de sa philosophie. Replacée au centre de celle-ci, cette
idée éclaire alors — sans pour autant les résoudre — les contra-
dictions et les formulations paradoxales qui menacent de faillite le
discours même.
Surtout, elle permet de déterminer l’esthétique adornienne
comme indissolublement liée à la négativité, au point que la
théorie elle-même est tentée de se saborder, et de disparaître
purement et simplement afin de laisser place à l’œuvre seule. Mais
la négativité n’est pas l’objet de l’esthétique, elle ne sert qu’à la
qualifier, à conférer au discours anatreptique, au discours à ce
point critique qu’il tend à sa propre réfutation, toute la force de la
pensée dialectique dans sa lutte contre l’idéologie, le système, la
totalité, la fausse réconciliation de l'individu et de l’universel ;
c’est pourquoi l’esthétique adornienne est dite, ici, « esthétique
négative ».
La pensée critique sur l’art sera « dépliée » en ses différents
moments, sans que ceux-ci donnent lieu cependant à des analyses
particulières et systématiques : moments historiques, de la montée
des fascismes aux formes actuelles du capitalisme et de la
bureaucratie ; moments esthétiques, des « ismes » avant-gardistes
et de l’art « révolutionnaire » à l’industrie culturelle et aux formes
contestataires de la contre-culture ; moments individuels surtout,
qui révèlent, de Benjamin à Adorno et d’Adorno à Marcuse, les
contradictions inhérentes à une critique rationnelle de la ratio-
nalité.
Confrontée aux grandes luttes politiques, idéologiques et
culturelles des années 1924-1938, la Théorie critique, née de ce
contexte même, enregistre l’expérience d’intellectuels et de
théoriciens convaincus que la modernité culturelle et artistique
n’est que l’autre face de ce que Lukäcs appelait la « destruction de
la raison », et le masque de sa propre décomposition. Cette thèse,
communément admise par Benjamin, Bloch, Lukâcs et Adorno,
reçoit toutefois chez celui-ci un prolongement inattendu et
paradoxal. La modernité radicale est conçue comme la condition
sine qua non de la survie de l’art contemporain. Cette reprise du
thème de Rimbaud — « II faut être absolument moderne » — s’il
assigne peut-être à la conception adornienne ses limites histo-
riques, constitue également son actualité provocatrice à une
époque où la culture, incluse dans un puissant système de gestion

20
économique, tend plus que jamais, à devenir, selon l'expression
de Marcuse, « affirmative ».
Une étude visant à « reconstituer » ces contradictions, sans
quitter à aucun moment le point de vue de la réalité contempo-
raine, ne pouvait être ni entièrement documentaire et historienne,
ni entièrement théorique. Elle se devait d’être les deux à la fois, en
ce sens que l’expérience chronologiquement close de la Théorie
critique et de l’Ecole de Francfort est aussi une expérience de leurs
limites, et peut par là servir à élaborer une théorie dans laquelle le
mouvement critique prendrait délibérément le pas sur la recherche
d’un statut théorique applicable à la totalité de l’art.
Analyser les conditions dans lesquelles s’est effectuée la
« réception » de la Théorie critique à un moment donné et dans un
lieu déterminé, ce n’est pas concéder au conjoncturel ni sombrer
dans l’éphémère de l’histoire. Les raisons du silence relatif qui,
pendant plus de vingt ans, excepté en Allemagne, a entouré
l’Ecole de Francfort, éclairent indirectement ses contradictions
internes, mais dévoilent dans le même temps la pertinence de la
pensée critique et dialectique irréductible aux modes intellec-
tuelles et indifférente à l’esprit du temps.
Ce sont ces Situations (Chap. 1) — au sens que Sartre, puis
Adorno lui-même donnaient à ce terme — que l’on analyse dans
un premier temps. Le succès récent rencontré par le structuralisme
et par la psychanalyse lacanienne, que l’on explique en Allemagne
par le déclin de la Théorie critique, révèle les points d’affronte-
ment en reproduisant une situation analogue à celle qu’on a
connue en France au cours des dernières décennies. La
« variante » marxiste qu'est la Théorie critique, parce qu’elle ne
tolère guère les étiquettes classificatrices, n’a pas trouvé place
dans les controverses et les débats qui, des lendemains de
l’existentialisme aux « idéologies du désir » des années 70, ont
dominé la vie intellectuelle et culturelle.
La conception adornienne de l’esthétique, domaine lié à la
philosophie de l’histoire et à la théorie critique de la société, n’a
été le plus souvent que l’objet de malentendus et de schématisa-
tions, y compris de la part de ses rares commentateurs.
Le chapitre II : Esthétique et dialectique tente de définir
précisément le rapport entre la pensée dialectique et une théorie de
l’art qui prend la forme d’une esthétique négative. A travers
l'étude des concepts et des notions inclus dans le champ
sémantique de la pensée dialectique, c’est le passage de la théorie

PA
critique de la société à la théorie de l’art que l’on tente de saisir
dans ses différents moments. Le moment-clé réside dans la
rencontre entre l'esthétique, indissolublement liée par Adorno à la
philosophie, et la dialectique négative.
Existe-t-il vraiment, à l’intérieur des discours esthétiques, un
« espace vide » où la pensée négative pourrait « jouer » et se jouer
d'eux ? C'est ce que pensait Jean Paul, contemporain de
l'Aufklärung et précurseur du romantisme allemand. C’est aussi
l’idée qui fascine Walter Benjamin et d’autres esthéticiens plus
actuels, qui n’hésitent pas à affirmer la puissance de l’incongru
contre le sérieux de l’Aufklärung. Mais l’incongru, qui n’est
jamais dupe de l'émancipation promise par l’Aufklärung, s’ex-
prime aussi par le discours et par l’œuvre, toujours prisonniers de
l'Affirmation (et de) la positivité (Chap. III). Les incongruités de
l’art font partie de l’histoire de l’art, tout comme l’irrationalité est
inhérente à l’histoire de la rationalité.
Mais le mérite de cette impuissance et de cet échec, qui est
aussi celui des avant-gardes du début du siècle, est de révéler, par
différence, la puissance du discours institutionnalisé et le rôle du
savoir spécialisé. Le discours esthétique, élément d’un savoir
qu’entendent désormais gérer les sciences humaines, peut-il
acquérir son autonomie autrement qu’en renouant avec la tradition
d’un discours positif, inclus sitôt éclos dans le mécanisme aseptisé
de la production et de la consommation culturelles ? En pensant la
modernité dans le temps même de son élaboration, en briguant
lui-même la modernité par une déconstruction des syntagmes et
par l'adoption d’un mode d’exposition paratactique, ne se
condamne-t-il pas au paradoxe, voire à l’aporie, et donc à l’oubli ?
Telles sont les questions que pose en permanence le discours
adornien, constamment auto-critique, et parfois même auto-
destructeur, dans son entreprise visant à « maîtriser » la mo-
dernité.
Cette modernité n’est pas un donné, pas plus que l’esthé-
tique. L’une comme l’autre sont à « construire », c’est-à-dire à
élaborer conceptuellement. La Construction de l’esthétique
(Chap. IV) est l’histoire d’une confrontation, non seulement entre
Adorno et l’œuvre de Kierkegaard, mais entre le philosophe et ses
contemporains, Benjamin, Lukäcs et Bloch. Au cœur du débat sur
l’expressionnisme et le réalisme, les conceptions et les thèmes
s’entrecroisent, s'affrontent. L'image de la modernité que ces
derniers ne parviennent guère à esquisser, se dessine progressive-

22
pr

ment en filigrane dans le discours adornien. Mais c’est une image


brisée, éclatée, marquée par la disparition du souvenir de la nature
(Dialectique de la raison) et par le déclin (Dialectique négative).
Le philosophe s’irrite aisément de ce qu’un « je ne sais
quoi » réussisse à se glisser hors des mailles finement tissées des
concepts. Mais peut-on décrire ou simplement « écrire » le
déclin ?
Adorno imagine une parataxis pour lire Hôlderlin et il la
conçoit comme l’antithèse radicale de la pensée de la Cohérence
et du sens (Chap. V). L'enjeu dépasse celui d’une simple querelle
d'école. La cohérence et le sens, irréductiblement liés dans le
système lukäcsien de la totalité, et dans le structuralisme — fut-il
« génétique » — de Lucien Goldmann, apparaissent comme les
notions clés d’une esthétique impuissante à saisir le caractère
décisif des révolutions formelles en art. Replié sur lui-même, et
soucieux de sa propre clôture, le discours se ferme alors à
l’expérience de la modernité, suggérant l’idée trompeuse, chère à
l’humanisme traditionnel, d’une réconciliation imminente entre
l'Homme et la Culture, entre le particulier et l’universel.
La réconciliation guette, il est vrai, le discours en apparence
le plus radical. De cet avatar rend compte l’expérience de Herbert
Marcuse, dont la « nouvelle sensibilité » s’émousse lors du
passage De la dimension esthétique à la permanence de l’art
(Chap. VI). Au terme du processus, c’est bien l’idée d’une
réconciliation qui apparaît, ainsi que le retour à la contemplation
esthétique, éléments d’une positivité avec laquelle la pensée
dialectique de T.W. Adorno a toujours refusé de se compromettre.
La théorie de l’art est, chez Adorno — jusque dans le
discours et l'écriture qui l’énoncent — théorie musicale, et non
pas théorie sur ou de la musique. De manière emphatique, on
pourrait dire de la musique qu’elle est consubstantielle à
l'expérience philosophique du penseur. La seule parataxis
pouvant « dire » Hôlderlin n'est-elle pas beethovénienne, c'est-à-
dire essentiellement musicale ?
Mais même la musique, du moins celle du temps présent, est
impuissante à ouvrir sur la pensée de la réconciliation. Tout au
plus laisse-t-elle entrevoir son utopie. Telle est l'ambiguïté de la
relation entre Musique et négativité (Chap. VII définie par
Adorno, pour qui l’esthétique de la musique relève encore d’une
esthétique négative.
La prégnance du thème du déclin dans la philosophie de l’art

23
d’Adorno est telle que la négation, radicalisée, risque d’aboutir à
la négation même de la dialectique et de l’esthétique. Une telle
hypothèse ne résulte pas du simple jeu de l’antimétabole renvoyant
l'esthétique négative à la négation de l’esthétique. Le discours
adornien conduit à sa propre réfutation. C’est en ce sens qu’il est
dit anatreptique : d’une part, il réfute le discours externe du
système lié à la domination, d’autre part, il envisage sa propre
disparition, renonçant à son rôle de médiation entre le sujet et
l’œuvre.
La ruse de la raison ne vient pas à bout de la dialectique
négative.
« Un peu comme un essai, dans la
succession de ses paragraphes,
considère de nombreux aspects
d’un objet sans vouloir le saisir
dans son ensemble (car un objet
saisi dans son ensemble en perd
d’un coup son étendue et se
change en concept), il pensait
pouvoir traiter le monde, ainsi que
sa propre vie, avec plus de jus-
tesse qu’autrement. »

Robert Musi..

Que parfois le discours présente quelque parenté avec la


conduite compulsive, née de sa distance angoissante à son objet,
au réel, qu’il engendre sa propre cohérence, s’autonomise en
abstraction et revête un aspect quasi obsessionnel.. cela n’est pas
un fait nouveau. Socrate, l’« accoucheur » des vérités, se battait
déjà contre l’enfermement des discours sur eux-mêmes. Mais si,
jadis, le discours en général jouait le rôle d’antidote au malaise
d’une culture qu’il contribuait par ailleurs à façonner, il semble
progressivement perdre son pouvoir.
Naguère encore, le discours des sciences humaines, non
vraiment scientifique, mais déjà — après Rickert, Dilthey, et plus
récemment après Gadamer — inclassable purement et simplement
dans les humanités, pouvait prétendre participer pleinement au

25
mouvement général de l’Aufklärung. Non pas au sens positiviste
du terme, mais dans l’acception de l’idéalisme allemand pour qui
l'Aufklärung, concept dynamique, générateur de la Mündigkeir, de
la maturité, était synonyme d'émancipation. Soucieux de cohé-
rence, son exigence de rigueur traduisait une volonté de
scientificité réservée jusqu'alors aux sciences de l’exactitude, sans
nuire d'aucune manière à la spécificité reconnue de son objet et de
sa méthode.
Affranchi des systèmes philosophiques dont il était issu, le
discours esthétique lui-même, enfin, pouvait participer à cette
dynamique et, libéré de sa surcharge métaphysique et idéaliste, se
mettre, après la « déroute des systèmes esthétiques » ', à l’école
des sciences humaines.
En réalité, l’acharnement des « sciences de l'esprit », et
corollairement celui de l'esthétique — incluse dans les sciences
de l’art ou confondue avec elles — à prétendre à la spécificité de
leur objet et de leur méthode reposait déjà sur un malentendu,
quelle que puisse être la légitimité de cette exigence. Pour la
plupart, elles adhéraient de façon non critique au modèle de
positivité des sciences exactes et des sciences de la nature,
nonobstant la dénonciation, dès le début des années 60, des
fondements idéologiques de ce modèle -.
Cette complicité objective avec l'idéologie de la rationalité
devait nécessairement révéler, un jour ou l’autre, son caractère
suspect. Ce moment semble venu, à une époque où le champ
épistémologique engendre sa propre auto-critique et découvre, en
même temps que la faillibilité de son axiomatique, l’« instabilité »
des systèmes élaborés jusqu’à présent. Entre la mise en évidence
du caractère « anarchique » de la science par Feyerabend,
l’« écoute poétique » de la nature par le savoir scientifique chez
I. Prigogine, les « catastrophes » de R. Thom et les « passages »
de M. Serres, le dénominateur commun réside certainement dans
cette découverte que la science, effectivement, et selon le mot de
Robert Musil, « sourit dans sa barbe » *.
Il serait prématuré de croire que le conflit entre le discours
« scientifique » et le discours « littéraire » est en voie d’apai-
sement. D'autres combats seront menés sur le front de la coupure
épistémologique et du critère de réfutabilité. Mais d’ores et déjà,
cette querelle semble dépassée. Entre un discours scientifique qui
perd ses certitudes et un discours littéraire qui gagne en assurance,
le conflit en effet passe désormais pour un combat d’arrière-garde.

26
|ge

Un discours tiers tient lieu d’arbitre, un discours de gestion et de


programmation, collecteur de données et diffuseur d’informations,
discours « informationnel » par quoi se définit un discours de
pouvoir*. Contrairement à certaines hantises, ce discours ne
supplante pas les autres discours, il les suppose et se nourrit d’eux.
Il préside.
Pour avoir cru longtemps la cohérence synonyme d’Auf-
klärung, et l'avoir érigée en dogme, le discours esthétique s’est
fourvoyé. En progrès sur le plan de la connaissance, il s’est estimé
privilégié, à l’abri dans la sphère de l'irrationalité et du
non-commensurable, hors de portée du principe de performance.
Cette illusion, qu’il partage avec le propos philosophique, n’est
pas près de se dissiper.
Conscient que le présent texte, attentif précisément à certains
aspects du discours esthétique contemporain, risquait à chaque
instant de tomber lui-même dans le piège qu’il prétend dénoncer,
et de s’ériger, par exemple, en une sorte de métadiscours cohérent,
il importait de renoncer — sous peine de contradiction irrémé-
diable — à rechercher grâce à lui un projet global d’explication du
phénomène discursif. Renoncement, il est vrai, rendu plus facile
par le caractère trop ambitieux d’une telle entreprise. Le projet
emphatique consistant à vouloir rendre compte de la genèse puis
du fonctionnement des discours esthétiques fut donc abandonné
sous sa forme systématique.
L’analyse de certains systèmes théoriques dans les domaines
esthétique et philosophique ne cessait néanmoins de révéler la
plausibilité de l’hypothèse de départ, à savoir que la quête
systématique de la cohérence favorise l’intégration des discours et
leur absorption dans le discours tiers. En occultant leurs
déterminations socio-historiques, et en masquant ainsi l’articula-
tion de l'esthétique et du politique, de tels systèmes s’offrent
comme autant de clôtures anhistoriques, sortes d’enclaves
détemporalisées, éléments aseptisés de cette « culture affir-
mative » stigmatisée par Herbert Marcuse il y a près d’un
demi-siècle, et alibis de rêve pour les « managers » de la culture
en quête d’un nouvel humanisme destiné à soulager les maux
engendrés par la société technicienne *.
Le discours esthétique d’Adorno semble devoir échapper
partiellement à ce type de reproche. Non pas qu'il soit irréductible
à toute cohérence ; la tentation de l’hermétisme — restauration
d’une « autre » logique — dans l’écriture de la Théorie esthétique

24
expose au contraire le texte à une telle entreprise. Trop de
résistance à la clarté incite en outre à la simplification réductrice,
voire à l'indifférence, et, considérée sous cet angle, la tentative
d’Adorno, sa volonté d’échapper à l’intégration, se solde par un
échec. Mais parce que l’œuvre, indissociable d’une philosophie de
l’histoire et d’une théorie de la connaissance élaborées dans
l'esprit d’une théorie critique de la société, demeure très
largement « expérimentale » et, de ce fait, non close, hostile à
toute forme de réconciliation. A cet égard, il convient de noter que
le pari de l’hermétisme n’est pas toujours tenu, Adorno n'étant
jamais aussi limpide et explicite que dans la critique et la
polémique, surtout lorsque celles-ci visent l’évolution des sociétés
industrielles modernes.
L'idée de confronter certaines cohérences systémiques au
discours paratactique adornien ne pouvait donc être totalement
rejetée. Ainsi s'expliquent les références à Francastel, à Gold-
mann, à Althusser, etc., qui n’ont ici de valeur qu'illustrative.
L’esthétique de Georges Lukäcs devait cependant être envisagée à
part. L’ampleur de la théorie lukâcsienne et la place qu’elle
occupe dans la problématique adornienne présentaient incontesta-
blement un péril pour une démarche qui, sans ignorer les dates ni
les circonstances historiques de la controverse sous-jacente et
permanente entre les deux penseurs, accordait la priorité à la
structuration interne des discours. Sous peine de rendre caduque
l'hypothèse initiale, celle d’une autonomisation et d’une abstrac-
tion progressives des cohérences systémiques, les circonstances
historiques et politiques de l’affrontement n’ont été prises en
compte que pour marquer combien l’opposition du discours
adornien au discours lukâcsien autour de la notion de totalité est
fondamentale et non pas seulement conjoncturelle. Le dispositif
paratactique adopté par Adorno, notamment dans la Théorie
esthétique, ne saurait, d’autre part, être assimilé à une simple
tentative de fuite devant le risque de restauration positiviste d’un
discours cohérent et clos ; il procède d’une expérience esthétique
irréductible à ce qu’on entend communément par « théorie ».
Nous ne pouvions toutefois nous leurrer sur les dangers d’une
démarche en apparence inconsistante, ni ignorer, notamment, la
ruse linguistique par laquelle une méthode non systématique — ou
le refus d’une méthode systématique — engendre la méthode,
tout comme le sens naît parfois du non-sens et la vérité d’une
non-vérité généralisée.

28
Si, comme l’affirme le lieu commun, rien n’est plus
systématique que le refus du système, et est bien naïf qui croit
l'inverse, il fallait fuir l’originalité et lire naïvement le discours
esthétique d’Adorno, sans exclure l’éventualité qu’au bout du
compte nous serions peut-être dupes de sa prétendue incohérence
et de son caractère fragmentaire.
Mais :il fallait aussi être conscient qu’à rechercher une
cohérence, on finit toujours par la trouver, sans être toutefois
absolument certain de son origine ; cette incertitude — à qui
attribuer la cohérence, à l’autre ou à soi ? — est inévitable;
indétermination comme disent les mathématiciens, elle ne
disqualifie pas pour autant le processus qui a conduit jusqu’à elle.
Cette étude ne procède pas d’« une » méthode particulière.
L'absence de méthode a quelque chose d’ambigu. On la croit
rarement volontaire. La tentation est grande de la mettre au
compte d’une impuissance de la pensée à maîtriser et à synthétiser
son objet. Dans le présent texte, cette absence tient partiellement
aux circonstances de la réception de l’Ecole de Francfort, et à son
insertion naissante dans le contexte philosophique français. Son
aspect essayiste a été conservé, et les moments polémiques,
correspondant à autant de phases de cette réception, demeurent
imbriqués dans les moments analytiques.
Une pluralité de démarches s’est ainsi substituée à l’unicité
méthodique. L’analyse immanente prônée par Adorno pour
l’étude des œuvres d’art, littéraires et musicales, intervient ici
fréquemment, appliquée notamment à la Théorie esthétique
considérée comme œuvre de création littéraire. Rebelle à toute
entreprise de type herméneutique et n’ayant pas l’ambition de
satisfaire à la « parfaite compréhension » des textes conformé-
ment aux exigences de Schleiermacher, cette analyse ne se
rattache à aucun modèle d’explication philologique, structuraliste,
sémio-linguistique ou autre. Elle n’est pas pour autant, comme on
le lui reproche en général, paraphrasique. Adorno a prouvé, si
. besoin était, à travers sa lecture de Benjamin, que l’immersion
dans les textes, dans la mesure où elle pénètre au plus intime de la
pensée dialectique, n’exclut nullement la distanciation critique. La
réflexion critique proprement dite, conçue comme actualisation
d’une problématique historiquement déterminée mais non close,
ne saurait toutefois faire abstraction de l’analyse historico-
littéraire, de l’étude de la genèse des thèmes, de leur développe-
ment et de leur filiation intertextuelle dans le champ philosophique

29
de la Théorie critique.
Mais la méthodologie, dont tout travail élaboré doit
s'inspirer — n’en laisserait-il transparaître que l’esquisse — se
ressent ici des circonstances dans lesquelles s’est effectuée la
découverte progressive de la Théorie critique ; l’accueil particulier
qui lui a été réservé au cours de la dernière décennie — et dont le
chapitre suivant tente de donner un aperçu — comprend de
multiples étapes marquées par des interventions ponctuelles,
parfois polémiques, qu’il ne convenait guère d’exclure d’une
étude conçue elle-même comme un moment dans l’histoire de la
« réception » de l’Ecole de Francfort.
La publication progressive des textes fondamentaux, coïnci-
dant avec la fin historique de l’Institut de recherches sociales et la
disparition de ses représentants les plus marquants, obligea à de
fréquentes prises de position conjoncturelles qu'il importait de
restituer ici en les intégrant, si possible, dans une problématique
élargie concernant la fonction de la culture et le rôle de
l’intellectuel dans la société contemporaine.
A une époque où « penser n’engage plus à grand-chose » *,
où la philosophie se voit reléguée par la force des... choses,
c’est-à-dire par la volonté des pouvoirs, au rang de passe-temps
pour intellectuels oisifs, présenter une étude sur l'Ecole de
Francfort peut apparaître comme une provocation. C’est, effecti-
vement, l’une des ambitions de ce travail qui s’avoue redevable
envers ceux qui n’ont cessé d’affirmer la puissance et le caractère
indispensable de la réflexion critique et de la théorie au moment
où celles-ci, faute de s’accommoder avec l’idéologie officielle de
l’époque, étaient condamnées à une existence précaire.
Les malentendus dont est victime en permanence la théorie
sont identiques à ceux qui provoquent de nos jours le discrédit de
la philosophie et la menacent de liquidation, du moins sous sa
forme institutionnelle traditionnelle. Une confusion funeste entre
pensée théorique et spéculation métaphysique, fumeuse et stérile,
entretenue sciemment, ou parfois malencontreusement par les
philosophes eux-mêmes, impose progressivement l’idée qu’une
telle chose — la philosophie — doit être bien mince et bien futile
pour ne savoir pas résister avec plus de ténacité.
Avant d’être les critiques des modèles sociaux, culturels,
politiques et idéologiques qui hantent les sociétés post-indus-
trielles, les représentants de l’Ecole de Francfort sont avant tout
des théoriciens, au sens que Max Horkheimer, dès 1937, attribue à

30
ce terme. Réintégrer dans la critique l'instance critique elle-même,
considérer que le lieu même d’où part cette critique ne jouit
d’aucun privilège d’exterritorialité, constitue l'exigence première
des membres de l’Institut de recherches sociales ?. En dépit des
apparences et du caractère encore trop académique de cette
institution, une telle conception de la philosophie — de la
« philosophie sociale » — et de son rôle est révolutionnaire eu
égard au contexte scientifique des années 30. Bien qu’évoquées
prudemment par Horkheimer, les implications politiques — lutter
contre le fascisme, se situer par rapport au marxisme — ne font
aucun doute.
Réactualiser les thèses de la Théorie critique, partiellement et
en tenant compte du décalage historique, ne relève donc d'une
démarche ni « rétro » ni nostalgique à une époque où les critères
scientifiques qui fondent la Weltanschauung technocratique
s'efforcent tant bien que mal de masquer leur décomposition et
s’affirment avec arrogance, occultant les conditions politiques et
idéologiques de leur genèse ainsi que les objectifs réels de leur
implantation sociale.
Mais si la remise en cause des présupposés dans le domaine
de l’épistémologie concerne également les sciences humaines au
moment où celles-ci sont contraintes à une révision de leurs
fondements théoriques, le discours culturel, et notamment le
discours esthétique, qu’on aime à se représenter comme privilégié,
ne saurait être épargné dans la mesure où, lui non plus, n’échappe
pas à un processus d'imposition autoritaire et présomptueuse de
concepts, d’axiomes et de postulats dans le respect desquels se
définit tout idéalisme et où se reconnaît également le positivisme.
Sans doute convient-il de s’interroger avec plus de résolution que
par le passé sur les déterminations socio-politiques de ce discours,
et d’analyser sa finalité sociale et économique à une époque où la
diffusion de l'information n’a plus rien de commun avec
l’ancienne vulgarisation du savoir.
A travers sa forme éclatée et son caractère fragmentaire, la
Théorie esthétique d’Adorno rend compte de cette dernière
problématique. Elle réagit négativement à une situation que
l’auteur juge elle-même négative : celle des relations inter-
individuelles figées, réifiées, régies par de puissants moyens
d’information et de communication, par des médias qui,
paradoxalement, annihilent les véritables médiations. Adorno
n’ignorait pas que la publication d’un texte intransigeant dans son

31
écriture et abstrait dans ses formulations ne ferait que renforcer
cette contradiction.
C’est là un aspect essentiel si l’on veut saisir pleinement le
sens qu’ Adorno attribuait à un travail philosophique qui ne sacrifie
jamais la création proprement littéraire. Rompre avec certaines
facilités du langage, avec la pseudo-immédiateté de la communi-
cation linguistique traditionnelle, c’est répondre à une exigence de
la philosophie à une époque qui vise à sa liquidation. Probable-
ment était-ce l'espoir ou l'illusion d’Adorno de croire qu'il
pouvait de la sorte sinon faire échec à l’intégration, du moins la
différer. Aucune sociologie de la réception ne saurait mesurer la
portée critique d’une telle position. Au demeurant, la question de
savoir si Adorno n’a pas quelque peu surestimé la puissance
stratégique de son refus de tout compromis est parfaitement
légitime. On ne peut nier que l’attitude de négation déterminée
signifie le renoncement du philosophe à poursuivre l’analyse
critique de la société. En ce sens, la Théorie esthétique peut être
dite « achevée ». Elle se clôt avec la constatation de l’irrationalité
du monde moderne. La théorie, déclare Adorno en 1969, est
désormais inapte à appréhender rationnellement ce que sont
devenues les sociétés industrielles avancées. Quels que soient les
projets et l’orientation politiques qui déterminent leur évolution,
ces sociétés apparaissent soumises au développement irréversible
de la rationalité instrumentale.
Ce thème était déjà présent dans les travaux de l’Institut de
recherches sociales dès les années 40. Il est évoqué par
Horkheimer et Adorno dans la Dialectique de la raison.
L'expression « industrie culturelle », forgée à cette époque par les
deux penseurs, s’est par la suite imposée de manière décisive dans
le cadre d’une critique des médias et de leur rôle dans la
production et la diffusion de la culture. Actuellement, les progrès
techniques et scientifiques semblent autoriser l’hypothèse d’une
réversibilité du processus de rationalisation, et d’un usage de la
technologie à des fins communicationnelles et interactives. La
notion d’« industrie culturelle » a vieilli ; elle s’est banalisée ; son
pluriel ne désigne plus, objectivement et concrètement, que
l’ensemble des moyens technologiques servant à l’élaboration et à
la diffusion de « produits culturels ». La « culture de masse »
n'est plus cet ensemble homogène, monolithique décrit par
Horkheimer et Adorno, et le public n’est plus cet ensemble
d'individus passifs, victimes de la manipulation et de l’industriali-

32
sation totales de leur conscience. L'hypothèse d’une réversibilité
ne peut être rejetée a priori ; elle seule autorise la poursuite d’une
réflexion sur le contenu réel des structures de communication
modifiées par l’apparition des nouvelles technologies. Les travaux
de Jürgen Habermas abondent en ce sens. L’idée d’une pratique
communicationnelle développée par cet héritier direct de la
Théorie critique ne renonce pas au point de vue de la critique
idéologique ; en ce sens, elle constitue un relai possible aux thèses
adorniennes. En cherchant à définir les conditions qui permettent
l’instauration de structures communicationnelles fondées sur
l'interaction et l’intérêt émancipatoire des individus, Habermas
tente de rompre avec le « contexte d’aveuglement » tel que le
définit Adorno. L'irrésistible dynamique de la rationalité instru-
mentale stigmatisée par celui-ci ne peut seule apporter une réponse
à cette question, car la technologie — comme la science et la
technique — est, elle aussi, « idéologique », et donc fonction des
choix économiques, politiques et culturels. Mais la question
ultime, encore non résolue, — et que d’ailleurs Jürgen Habermas
ne saurait éluder — est double : qui choisira, pour qui ?
I — Situations

Sur la réception de la Théorie critique

Contradictions et incohérences : les années 60-70


en France

1973 marque le début de la tardive réception en France de


l'Ecole de Francfort, et notamment des théories d’Adorno. C’est
la « fin d’un silence » de plusieurs décennies '. Etudes, exégèses,
commentaires et articles commencent à voir le jour. Les
traductions de la Théorie esthétique et de la Dialectique de la
raison connaissent un retentissement suffisant pour stimuler
l’ardeur des éditeurs. L'opportunisme intellectuel, l’intérêt com-
mercial et la crainte d’avoir à reconnaître trop tard l’importance de
ce qui est déjà plus qu’une simple mode supplantent les raisons
d'ordre proprement philosophique et thédrique, et réussissent là où
celles-ci avaient précédemment échoué. L’engouement — com-
préhensible — de ceux qui découvrent, s'accompagne parfois de
l’animosité — plus surprenante — de ceux qui ne connaissent pas
davantage ; ne s’agit-il pas là d’un « dernier gadget du libéralisme
avancé » ? *. L'un comme l’autre, l’enthousiasme et l'hostilité a
priori, donnent la mesure de la méconnaissance, du manque
d'intérêt véritable, voire du rejet de la part d’une fraction de
l’intelligentsia et d’universitaires qu’on aurait pu croire concernés
par ce courant philosophique, ou simplement informés sur lui.

35
Déjà, en 1959, Kostas Axelos s’étonnait de cette situation :
« Il faut déplorer (...) que la France, de la droite, du centre et de la
gauche, se cloître dans son refus de toutes ses recherches,
ignorance et fermeture dues à diverses raisons. L'université et les
cercles de tous diamètres, les revues et les journaux ont ici
d’autres chats à fouetter (lesquels ?). Tout doit être bien estompé
de ce côté du Rhin et s’ordonner comme un jardin à la française.
Malheur à qui marche sur les pelouses. » ‘
Ce silence, à vrai dire, équivalant à une véritable occultation,
n'était guère prévisible quelques années auparavant. Le marxisme
soviétique, ouvrage de Marcuse publié en 1964, ne passe guère
inaperçu ; Lucien Goldmann ne cesse, dans ses cours, dans la
presse et dans ses publications, de souligner l’importance de la
pensée marcusienne : il est de surcroît l’un des rares à la replacer
dans le contexte historique et philosophique de la Théorie
critique “, et à souligner ses rapports avec l'Ecole de Francfort,
relations que les événements de 1968, en isolant artificiellement la
figure de Marcuse, avaient contribué à masquer *. La dénonciation
de l’activisme par les autres théoriciens de Francfort, notamment
par Horkheimer et Adorno, avait également joué un rôle non
négligeable dans ce démarquage de l’auteur de L'homme
unidimensionnel, publié, précisément, en 1968.
La parution, en 1970, de Culture et société ® aurait pu
légitimement susciter quelque intérêt, du moins une certaine
curiosité vis-à-vis du contexte politique et philosophique dans
lequel les articles qui composent l’ouvrage furent rédigés. Ce texte
rassemble en effet la plupart des études rédigées par Marcuse à
l’époque de sa collaboration avec l’Institut de recherches sociales
(1934-1938), et notamment les trois essais, importants par leur
caractère quasiment programmatique : « Réflexion sur le caractère
“ affirmatif ” de la culture » (« Uber den affirmativen Charakter
der Kultur », 1937) ; « La philosophie et la théorie critique »
(« Philosophie und kritische Theorie », 1937 ; « Contribution à la
critique de l’hédonisme » (« Zur Kritik des Hedonismus », 1938).
Mais le phénomène « média », qui l'emporte de très loin sur
l'intérêt philosophique, ne réussit pas à attirer l’attention sur les
fondements théoriques des thèses marcusiennes : cette lacune est
encore perceptible, en 1974, dans les interventions de Marcuse à
l’université de Vincennes et le peu de réactions qu’elles suscitent,
ainsi que dans les comptes rendus de presse ’.
En 1936, Raymond Aron, directeur de la « Dépendance »

36
parisienne de l’Institut alors en exil à New York, relit et corrige
avec Benjamin lui-même la traduction française de l’étude sur
« L'œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée ». Très
élogieux envers le texte, il écrit à Horkheimer : « Nous avons
passé l’après-midi à corriger l’article avec M. Benjamin. C’est là
sans doute un travail remarquable et je n’ai aucune réserve à
formuler *. » Le texte, traduit par Pierre Klossowski, paraît dans
la Zeitschrift für Sozialforschung éditée à Paris chez Félix Alcan ?.
Quelques mois auparavant les Cahiers du Sud avaient publié, dans
une traduction que Benjamin avait jugée médiocre (« dürftig »),
« Haschisch à Marseille » °.
La perspicacité intellectuelle de l’auteur retient l’attention
des écrivains français. En 1969, Pierre Klossowski évoque sa
première rencontre avec Benjamin : « J'ai rencontré Walter
Benjamin au cours de l’une des réunions de Contre-Attaque —
ainsi que se dénommait l’éphémère fusion du groupe d’André
Breton et de celui de Georges Bataille, en 1935. Pius tard, il fut un
auditeur assidu du Collège de sociologie, — émanation “ exotéri-
sante ” du groupe fermé et secret d’Acéphale — (cristallisé autour
de Bataille, au lendemain de sa rupture avec Breton). A partir de
ce moment, 1l assistait parfois à nos conciliabules !!. »
Progressivement, et jusqu’à une époque récente, se constitue
l’image d’un Benjamin marginal, fascinant mais énigmatique,
interdisant le passage à une phase de réception critique de son
œuvre. Des recherches du phiiosophe et du critique littéraire
proprement dit, on connaît peu de choses. Le texte sur le
Narrateur, lu avec passion par certains metteurs en scène de
théâtre et de cinéma au début des années 70 ‘*, n’a guère d’échos
en 1952, et la traduction, par Maurice de Gandillac, des Œuvres
choisies, demeure réservée aux chercheurs et aux spécialistes ;
leur accueil auprès du public est quasiment inexistant. Trop
rapidement évoqués, les liens entre Walter Benjamin et les autres
membres de l'Ecole de Francfort n'apparaissent pas, renforçant
l’image — ambiguë aux yeux des Français — de celui qu’Adorno
situe « à l'écart de tous les courants » "*.
A la fin des années 60, celui dont on ignore à peu près tout
n’est rien d'autre que l’un des directeurs de l’Institut, Theodor W.
Adorno. La Philosophie de la nouvelle musique et l'Essai sur
Wagner, d’accès difficile tant qu’on ignore l’ensemble de la
problématique adornienne, ne sont connus que des musicologues
avertis ; au début de la décennie suivante seulement, la revue

Lg
Musique en jeu, toujours dans le cadre d’une audience limitée,
tentera d'introduire aux textes fondamentaux par quelques
commentaires et analyses critiques sur l’ensemble de l’œuvre ".
La mort d’'Adorno suscite en conséquence peu de réactions
dans le monde philosophique, hormis celle de Lucien Goldmann
signalant qu’« avec Theodor Adorno disparaît une des figures les
plus marquantes de la philosophie et de la pensée
contemporaine » !*. L'intérêt de l’article de L. Goldmann réside
surtout dans l'évocation du rôle historique et politique de l’Ecole
de Francfort, et dans le rappel des conditions dans lesquelles les
penseurs de l’époque, considérés comme « marxistes », ou qui se
disaient tels, cherchaient en fait à se déterminer par rapport à la
théorie de Marx proprement dite, mais surtout par rapport aux
tentatives de réalisation historique du marxisme.
Toutefois, le plus souvent, l'Ecole de Francfort n’est pas
perçue, au-delà des préoccupations spécifiques et divergentes de
ses membres, sous l’aspect d’une cohérence, ni d’une relative
unité dans les thèses et dans la problématique de la Théorie
critique. Cette lacune conduit à de fâcheux malentendus, de la
part, notamment, de Kostas Axelos lui-même qui, en dépit de sa
connaissance de la pensée adornienne, s’étonne que l’Institut de
Francfort « ne parvienne pas à entrer en dialogue avec l’autre
centre de recherches, philosophique cette fois, l’“* Ecole de
Fribourg ” (qui va de Husserl à Heidegger et à Eugén Fink) » ".
Cet étonnement surprend car à défaut, il est vrai, de « dia-
logue » — à supposer même que l’on puisse imaginer Adorno
conversant avec Heidegger — la controverse la plus âpre eut lieu
en permanence, des premières études philosophiques d’Adorno
(1926-27) ‘jusqu’à Théorie esthétique, prenant la forme explicite
de la critique directe : Zur Metakritik der Erkenntnistheorie,
Studien über Husserl und die phänomenologischen Antinomien
(1956), ou du pamphlet : Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen
Ideologie (1964). La seule hypothèse qu’il puisse y avoir ce
minimum d'entente que suppose tout dialogue est un encourage-
ment aux amalgames dont la Théorie critique, à une époque où ses
positions philosophiques fondamentales étaient méconnues, pou-
vait bien se passer.
Au début des années 70, l’orthodoxie marxiste allemande
dresse, sans complaisance, le bilan critique, théorique et
méthodologique des travaux de l’Ecole de Francfort. Elle dénonce
avec virulence en poussant parfois jusqu’à la caricature l'attitude

38
de négation radicale de la Théorie critique vis-à-vis de la réalité
existante ainsi que l’absence de perspectives ouvrant sur une
transformation structurelle de la société industrielle avancée ou sur
un renouveau éventuel du rôle révolutionnaire des masses. Malgré
ces griefs et ces condamnations, souvent sans appel, des positions
de Max Horkheimer, de Theodor Adorno ou de Jürgen Habermas,
le débat avec la Théorie critique est accepté, et les thèses
francfortoises sont intégrées dans le cadre d’une analyse marxiste
et dialectique de la société post-capitaliste ; cette position est
clairement définie par les organisateurs du colloque marxiste-
léniniste, en 1970, à Francfort : « Le congrès de l’Institut pour les
études et recherches marxistes devrait inciter à des confrontations
marxistes plus fondamentales encore avec les théories d’Adorno,
de Horkheimer, de Marcuse et de Habermas. Si les éléments
figurant dans cet ouvrage permettaient de s’orienter dans cette
voie, la conférence aurait réaiisé son objectif le plus essentiel *. »
Au-delà de la suspicion qu'’éveille une probable tentative de
« récupération », la différence est flagrante entre l'attitude de
ceux qui, au seuil des années 70, cherchent à renouveler la
problématique marxiste des rapports théorie-praxis, et la position
des marxistes et marxologues français, inertes devant le « blocage
althussérien » et la mode structuraliste ”. Hormis quelques
élements d’information, partiels et trop souvent anecdotiques qui
ne sauraient constituer une véritable réception, l'accueil de l’Ecole
de Francfort, sur le plan théorique, philosophique et politique est
quasiment inexistant ; l'absence de traductions renforce considéra-
blement ce phénomène.
La stagnation de la problématique marxiste n’est qu’une des
conséquences de l’ignorance dans laquelle est maintenu le public à
l’égard des travaux effectués dans les années 1930-1950 par la
Théorie critique. Cette méconnaissance, qui concerne les re-
cherches les plus avancées pour l’époque dans les domaines de la
sociologie, de la psychologie sociale et de la psychanalyse, place
les intellectuels français dans une situation paradoxale : beaucoup
découvrent avec un enthousiasme parfois naïf des problématiques
déjà vieilles de plusieurs décennies, mais auxquelles un vernis
terminologique adapté au goût du jour confère l’aspect de la
nouveauté ; ainsi, le « freudo-marxisme », en vogue dans les
années 70, renvoie aux controverses de la fin des années 20 et du
début des années 30, à une époque où s’établissent des rapports
quasi permanents entre l’Institut de recherches sociales et

39
l’« Institut psychanalytique de Francfort », nouvellement fondé
par l’élève de Freud, Karl Landhauer (1929), et que fréquente
notamment Erich Fromm “.
Les critiques adressées par Adorno à la psychanalyse après
l’exil américain — « De la psychanalyse, rien n’est vrai que ses
exagérations » ? — ne doivent pas faire oublier l’intérêt qu’il lui
accorda dès sa Dissertation de 1927 (« Der Begriff des
Unbewussten in der transzendentalen Seelenlehre » ; « Le
concept d’inconscient dans la théorie transcendaratle de l’âme »).
De même, par exemple, la participation de Wilhelm Reich aux
travaux de l’Institut, dans les années 1930-1933, ne peut-elle être
passée sous silence. Sans doute l’attitude essentiellement philoso-
phique, dialectique et négative des théoriciens de Francfort,
critiquant les positions marxistes orthodoxes par le biais de la
psychanalyse freudienne, tout en opposant à celle-ci leur propre
conception du marxisme, n’a-t-elle pas facilité l’insertion de cette
problématique dans les controverses des années 70. Mais savoir
qu’elle avait existé, et pourquoi, eût probablement contribué à
recevoir de façon plus distanciée et critique les « idéologies du
désir » annoncées par L’anti-Œdipe de Deleuze et Guattari et par
l'Economie libidinale de J.-F. Lyotard *. Le même type de
remarque vaut également pour la critique du positivisme, amorcée
par l’ouvrage de Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et
théorie critique (1937), poursuivie par Adorno et par Habermas,
en 1961, dans le domaine de l’épistémologie des sciences
sociales, et eût permis, si elle avait été connue et analysée,
d’ébranler les certitudes théoriques. du structuralisme.
En sociologie de la littérature et en esthétique, la rareté des
références aux travaux d’Adorno est un phénomène que ne
connaissent ni l'Allemagne ni l'Italie. Les controverses sur le
rapport entre littérature et politique, la « découverte » des
formalistes russes *’, l’« approche sémiologique » de Kristeva *,
les conceptions historico-dialectiques de Bakhtine *, le structura-
lisme génétique de Goldmann *, la sociologie empirique de
Silbermann ”, constituent pourtant un contexte théorique favo-
rable à la discussion des thèses adorniennes. Inclure dans le jeu
des confrontations entre le structuralisme, la sémiotique et
l'esthétique de la réception, l'interprétation historique et sociolo-
gique des œuvres proposée par Adorno — démarche opposée à
toute sociologie positiviste de la littérature — aurait certainement
permis de dépasser le stade polémique des affrontements réservés

40
aux initiés, et de clarifier le débat sur le plan politique et
idéologique. Evoquées dans certains colloques sur la sociologie de
la littérature, les études d’Adorno — deux volumes des Noten zur
Literatur sont déïà parus à l’époque chez Suhrkamp — demeurent
inaccessibles au lecteur non germaniste *.
Cet accueil partiel, morcelé et décalé affecte considérable-
ment la signification réelle que l’œuvre d’Adorno aurait pu avoir
si sa réception avait été continue, homogène et contemporaine de
son élaboration. L'œuvre du compositeur offre un témoignage de
cette distorsion. En 1963, attirant l'attention sur l’activité
d’Adorno musicien, René Leibowitz lui rend hommage en ces
termes : « Les compositions musicales d’Adorno sont presque
inconnues. C’est d’autant plus regrettable qu'il s’agit là d’un
aspect très important de la production d’Adorno, important non
seulement en lui-même mais pour le public musical. De la
musique d’Adorno, on aimerait à dire : si elle n’avait pas existé, il
aurait fallu l’inventer. Cela signifie que cette musique répond à un
besoin du monde actuel *”. » La Philosophie de la nouvelle
musique, texte qui révèle au plus haut point la compétence du
philosophe comme du musicien, vient juste à cette époque de
paraître en traduction française (1962), or sa rédaction date de la
fin des années 30...

La conjoncture philosophique et politique : la


dialectique de l'intégration

Si l’on considère l’histoire de l’Institut de recherches sociales


et ses pérégrinations qui l’ont conduit de Francfort à New York en
passant par Genève et Paris, l'indifférence de l’Université
française, et dans leur grande majorité celle des intellectuels,
demeure un sujet d’étonnement. Les Etudes sur l'autorité et la
famille (Studien über Autorität und Familie), effectuées par
Horkheimer et incluses dans le programme de recherches qui, une
dizaine d’années plus tard, donne naissance aux travaux d’Adorno
sur la Personnalité autoritaire *, sont publiées à Paris (Alcan,
1936). Les analyses consacrées au fascisme, au nazisme, à
l’antisémitisme et à l’industrie culturelle, partiellement insérées
dans la revue de l’Institut — les contributions de Marcuse seront
traduites et republiées en 1970 dans Culture et société — ne sont
pas ignorées de ceux qui, tel Raymond Aron, acceptent de faire

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état de leurs recherches dans la Zeitschrift für Sozialforschung :
« La sociologie de Pareto » : « Troisième centenaire du discours
de la méthode ». Mais on note également la participation de
M. Halbwachs (« La psychologie collective du raisonnement »),
d’A. Koyré (« La sociologie française contemporaine »), de C.
Bouglé (« La sociologie économique en France »), ou de R. Polin
dénonçant le danger de la politique corporatiste associée aux
régimes autoritaires et fascistes (« Littérature récente sur le
corporatisme ») ‘!.
Peu de traces de cette collaboration subsisteront au cours de
la longue éclipse de la Théorie critique pendant les quarante
dernières années. Les raisons de cette absence sont pour le moins
diverses. Le refus paradoxal des éditeurs, détenteurs des droits de
traduction, de parler de ce qu’on ne connaît pas encore, est un
facteur non négligeable ; il est probable également que la difficulté
d’une transposition en langue française de la plupart de ces textes,
notamment de ceux d’Adorno, écarte de cette tâche les traducteurs
qui n’ont pas de motivations liées spécifiquement à leurs
recherches théoriques et philosophiques. La Dialectique négative,
publiée en 1966, ne paraît dans sa version française qu’en 1978, et
celle des Minima moralia ne voit le jour que près de trente ans
après l'original. Bien que ces deux derniers textes puissent être
considérés comme des étapes déterminantes dans la pensée
adornienne, 1ls ne représentent qu’une fraction des Gesammelte
Schriften ; or, un retard de ce type a des conséquences sur le plan
théorique et philosophique dont on a peine à mesurer leseffets
réels ; dans le cas précis de la Théorie critique et des œuvres
d’Adorno, les prises de position et les réactions, positives ou
négatives, ont été contraintes de se déterminer en fonction d’une
édition française incomplète.
La résistance des sectes idéologiques, le rejet parfois global
et schématique de la Théorie critique, obéissent toutefois à des
motifs plus directement politico-philosophiques. La réticence du
marxisme orthodoxe à l’égard de la thèse de l’intégration du
prolétariat n’a rien de surprenant, même si la réaction des
marxistes français témoigne d’une intransigeance sans équivalent
dans les autres pays européens. Il est clair, également, que
l’« avant-garde » marxiste — représentée, du moins l’a-t-on dit et
l'a-t-1l cru lui-même, par l’althussérisme, n’admet guère la
référence des théoriciens de Francfort à l’autonomie de la
personne individuelle, pas plus que la défense de « certains

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aspects de la culture » évoquée naguère par Horkheimer *.
La condamnation radicale du totalitarisme soviétique ne peut,
au demeurant, qu'irriter les représentants d’un parti qui refuse de
fournir les preuves irréfutables et définitives de sa déstalini-
sation.
Mal reçue par la gauche « traditionnelle », la Théorie critique
suscite non moins de méfiance de la part de l’extrême gauche qui
décèle dans l’attachement des théoriciens de Francfort envers la
philosophie idéaliste allemande une certaine nostalgie pour un
humanisme désuet, prêt au compromis avec l’ordre établi.
L’attitude de Horkheimer et d’Adorno pendant les événements de
68 *, leur refus de cautionner l’activisme des mouvements
gauchistes de l’époque *, expliquent en partie cette position.
Difficilement classable à l’intérieur des clivages et des
étiquettes politiques communément admises, l'Ecole de Francfort,
à défaut de susciter des analyses approfondies, est apparue aux
yeux de certains comme un cénacle d’intellectuels bourgeois,
intégrés dans l'institution universitaire *, égarés temporairement,
sinon définitivement, hors du chemin qui conduit à la révolution.
Au début des années 70, la « droite » française, pour
l'essentiel, mit à profit la débâcle des théories gauchistes après 68
et s’ingénia à minimiser la portée et la signification du courant
théorique francfortois : « La “ théorie critique ” offre l’un des
exemples les plus achevés d’une doctrine purement axée sur le
négatif », écrit l’un des futurs représentants de la « nouvelle
droite », qui assimile assez curieusement la dialectique négative à
un mouvement nihiliste : « Elle démontre (la Théorie critique) le
pouvoir stérilisant (et finalement le pouvoir de mort) d’un intellect
uniquement porté à la critique et qui, de proche en proche, en
vient à tout nier et à tout faire périr “. »
Mais sans percevoir la contradiction, cette même droite
attribua, par ailleurs, la responsabilité du désordre contestataire
aux représentants de la Théorie critique, conformément au
principe élémentaire de l’anti-intellectualisme primaire : atténuer
la portée du discours théorique après en avoir grossi les effets et
vice versa, suivant que ce discours apporte ou non sa Caution au
discours dominant. C’est ainsi qu’on peut, d’une manière
générale, tout à la fois, se gausser des élucubrations chimériques
et futiles des « intellectuels de gauche » — Sartre eut maintes fois
à subir ce genre d’alternance et de mélange d’éloge hypocrite, de
calomnie et de flatterie — et les considérer comme dangereux

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pour l’ordre public.
Sous une forme plus élaborée, la « droite » insista avec
complaisance sur la distance ménagée par les penseurs de
Francfort vis-à-vis du marxisme, occultant du même coup la
critique du capitalisme avancé, qu’elle voulut considérer comme
dépassée — sans préciser ni par qui, ni par quoi. Le début de
l’article d’A. de Benoist : « Condamnée à l’Est, très influente en
Occident, une idéologie négative. » est à cet égard révélateur ”.
D'autres événements, plus récents et plus conjoncturels, ont
également fait obstacle à l’insertion de la Théorie critique dans le
contexte philosophique français. Le discours dialectique
d’Adorno, que l’on découvre en France à partir de 1973, coïncide
avec l'apparition sur le marché culturel d’un certain nombre
d’« idéologies du désir » annonçant la péremption et la liquidation
pure et simple de toute dialectique, a fortiori de la dialectique
marxiste. Le mérite de l'Economie libidinale de Jean-François
Lyotard fut certainement de réduire en poussière nombre
d’édifices pseudo-marxistes déjà branlants depuis une dizaine
d'années, mais la prolifération de considérations de la part
d’épigones pressés de se placer servilement sous la férule d’un
maître — qui n’en demandait pas tant — eut lieu au détriment des
débats de fond.
L'histoire de l’accueil réservé en France à la Théorie critique
apparaît ainsi comme une longue suite de paradoxes, de
malentendus et d’interprétations plus ou moins sciemment
erronées. En dépit, cependant, de ces difficultés, l’intérêt pour les
travaux de l’Ecole de Francfort n’a cessé de se manifester,
permettant d'intégrer progressivement, dans les secteurs les plus
variés des sciences humaines et de l’esthétique, la problématique
de la Théorie critique liée à la critique du positivisme et de la
rationalité instrumentale *.
L'Ecole de Francfort demeure exposée aux caricatures et peut
servir de référence inavouée à toute forme d’opportunisme
intellectuel. Les adeptes de la « nouvelle philosophie », au début
de leur ascension dans les années 1975-1976, eurent rarement
l'honnêteté de citer leurs sources. La dénonciation des totalita-
rismes, la critique de l’Etat, du Pouvoir et du Maître, dénonciation
de bon ton soutenue par une rhétorique irréprochable, pouvait
cependant difficilement se prévaloir d’une quelconque originalité
pour quiconque avait connaissance des positions théoriques de
l'Ecole de Francfort.

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À la différence, toutefois, des théoriciens critiques, les
« nouveaux gourous » * se sont contentés de déclarations et
d’affirmations péremptoires, substituant le slogan à l’argumen-
tation. L’anti-stalinisme sur lequel la « nouvelle philosophie »
crut pouvoir fonder l'essentiel de son succès devint rapidement le
prétexte à un anti-marxisme hargneux. La disproportion s’accrut
entre la virulence des attaques dirigées contre le « fascisme
rouge », reprises en chœur par les médias, et la critique du
fascisme occidental. L’alternative à quoi se résumait la « nouvelle
philosophie » de l’époque : capitalisme ou goulag ne signifiait
rien d’autre que l’apologie du « libéralisme avancé ».
Ces anecdotes ne sont pas insignifiantes. Elles témoignent
des difficultés d’insertion de la Théorie critique dans le contexte
politique et philosophique français. Entre la réquisition, par
l’orthodoxie partisane, de tout discours marxiste, et sa réfutation
schématique et abstraite par des tendances mystico-métaphy-
siques, la marge laissée à la pensée dialectique de l’Ecole de
Francfort est étroite. Exposés au reproche d’apologie incondition-
nelle de l’Ecole de Francfort, les travaux consacrés à la Théorie
critique ont à répondre à l’objection visant le caractère prétendû-
ment périmé de celle-ci. Marx étant jeté aux oubliettes, et la
dialectique rangée au nombre des vieilleries ou des curiosités
« rétro », la Théorie critique risque à tout moment de prendre des
allures de spectre attardé. En 1976, on lui fit procès en ce sens,
alors même que la plupart des textes n'étaient pas encore traduits.
Les représentants de l’Ecole de Francfort furent qualifiés de
« philosophes au cœur pur perdus au fond des années 30 », ou
bien de « précurseurs de Marcuse », par des commentateurs qui
ne connaissaient de la Théorie critique que la prière d'insérer des
éditeurs *.
Une nouvelle phase de réception, véritablement théorique et
philosophique, apparaît d'ores et déjà possible si l’on admet que
les traductions, facilitant l’accès direct au texte, rendent progressi-
vement superflues les exégèses et les recherches à caractère
philologique ou historico-littéraire.
Cela ne signifie pas pour autant qu’une transposition des
schémas de pensée ni qu’un transfert de la problématique de la
Théorie critique à la situation présente soient couronnés de succès.
La Théorie critique, en lutte contre les formes instrumentales de la
raison, inclut sa propre auto-critique, et se prête elle-même
difficilement à l’instrumentalisation. Sa résistance à l'intégration,

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à la « récupération », garantit d’une certaine manière une relative
pérennité de sa fonction critique. Pour l’avoir ignoré, et avoir
commis ainsi un contresens sur les intentions de l’Ecole de
Francfort, notamment sur les intentions d’Adorno, les commenta-
teurs, persuadés qu’on pouvait « consommer » la Théorie critique
comme n'importe quel produit culturel, ont accumulé déception et
rancœur.
Si, présentement, la Théorie critique répond moins à un
besoin — vague aspiration à un « supplément d’âme » dans un s

monde technicisé — qu’à une nécessité immédiate, celle-ci réside


sans doute dans l’urgence d’une réflexion à contre-courant des
tendances à l'exploitation et à la rentabilisation des domaines
intellectuel, artistique et culturel.
L’assertion de la Théorie esthétique, selon laquelle n’est vrai
que ce qui ne s’adapte pas à ce monde, invite à l’adoption d’une
telle attitude, politique dans l’acception la plus précise du terme ;
cette attitude ne signifie rien d’autre que la volonté de maintenir, à
l’époque où s’affirme avec tant de force et d’arrogance le principe
de « performativité », le moment critique et dialectique “!.

Adorno et la question de l’esthétique

1) Nécessité et fonction de l'esthétique


Les circonstances ont permis que les versions françaises de la
Dialectique de la raison et de la Théorie esthétique paraissent en
1974, à quelques mois d'intervalle. D’emblée, le lecteur
disposait, pour ainsi dire, des deux pôles autour desquels
s'articule la réflexion adornienne, d’une part la critique de
l’industrie de la culture, d’autre part, la théorie de l’art moderne.
Que l'esthétique ne relève plus seulement d’une discipline
universitaire réservée aux spécialistes, mais qu’elle constitue un
élément déterminant de la critique de 1 ’idéologie participe d’une
conception peu familière à la tradition française.
Théorie esthétique surprend par son caractère non conven-
tionnel et son écriture paratactique. Ignace Meyerson, à qui
revient le mérite d’avoir, très tôt, perçu l’importance de l’ouvrage,
note peu de temps après sa publication : « Il est difficile de rendre
compte de ce livre, écrit dans une langue très abstraite avec une

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terminologie flottante. L’exposé, peu ordonné, passe fréquem-
ment d’un domaine à un autre, d’une question à une autre,
juxtapose volontairement, semble-t-il, des contraires *. »
Le même type de remarque accompagne le commentaire de
Michel Zéraffa consacré à « Paralipomena » : « Il est malaisé
d'indiquer précisément la substance de cet ouvrage composé
surtout de propositions, de jugements, d’apophtegmes “. » Si
l’auteur consent à reconnaître que ces études « posent sans doute
un problème important : celui du rapport entre l’esthétique du
contenu et l'esthétique des formes », il relève par ailleurs le
« langage parfois obscur », souligne à juste titre l’« antipositi-
visme » de l’attitude adornienne, mais assortit sa remarque de
trois contresens, l’un sur l’« anti-philosophisme », l’autre sur le
messianisme, le dernier enfin sur la méconnaisance, par Adorno,
de la « spécificité de l’art » *.
Traditionnellement considérée comme parente pauvre de la
philosophie, avec laquelle, 1l est vrai, elle continue, du moins sous
son aspect universitaire et institutionnel, d’entretenir d’étroits
rapports, l’esthétique se voit souvent refuser tout discours
spécifique. Déconsidérée par les historiens de l’art, qui ne lui
reconnaissent ni méthode ni objet propre, elle est ignorée voire
méprisée par nombre de praticiens de l’art pour qui la théorie se
confond avec la spéculation vaine et stérile, sans rapport avec le
processus de création artistique. La seule voie qui lui est
reconnue — car sans doute n'intéresse-t-elle ni les uns ni les
autres — est celle des doctrines et des idéologies sur l’art dont elle
aurait pour fonction de retracer l’histoire. La conception de
l'esthétique comme histoire des idées et des idéologies sur l’art,
qui trouve son origine dans la Kunstliteratur (la « littérature
artistique ») de J. von Schlosser, en tant qu’'histoire de
l’historiographie artistique, aboutit en fait à des conséquences
paradoxales. Procédant du refus d’une essence intemporelle et du
rejet de toute spécificité essentialiste de l’art, elle en arrive à nier
la spécificité de l’esthétique en tant que telle. Soucieuse de libérer
l'esthétique de sa sujétion à la philosophie idéaliste, de favoriser
son émancipation à l’égard des systèmes traditionnels, oublieux
dans leur grande majorité des œuvres particulières, elle place la
réflexion sur l’art sous la dépendance des sciences humaines sans
prendre en considération le danger positiviste d’une telle
soumission. Curieusement, c’est l’esthétique qu’on pénalise ainsi,
et non la philosophie traditionnelle qui sort intacte de cette

47
scission.
Que l'esthétique, après s’être constituée en doctrines, en
systèmes clos et cohérents, délègue aujourd’hui à d’autres
disciplines l’étude des œuvres d’art, oblige à s'interroger sur
l’apparence de scientificité et d’objectivité qui masque la nature
idéologique des présupposés théoriques propres aux sciences
humaines ; on peut notamment se demander si l’esthétique ne
cesse pas d’exister dès lors qu’une pluralité de démarches —
empruntées à d’autres cohérences conceptuelles — la dépossèdent
de son objet. Légitime, la volonté d’en finir avec l’esthétique et la
philosophie traditionnelles et de renoncer à la formulation d’un
concept d’art unitaire fondé sur une « essence » du fait esthétique,
a pour résultat paradoxal l’abandon de la philosophie en tant que
réflexion critique et dialectique, liquidée au profit d’une
épistémologie positiviste dont les fondements ne sont pas, en
définitive, sans parenté avec ceux de l’idéalisme. « Ou bien
simplement répéter le système de valeurs déjà admis, et alors on
tombe dans l’idéologie régnante, ou bien essayer de fonder son
propre système de valeur, et pour le faire on est obligé de prendre
appui sur les sciences positives, c’est-à-dire sur la sociologie, la
psychanalyse, etc. », telle est, selon Bernard Teyssèdre, l’alter-
native qui s'offre au théoricien contemporain de l’art * ; elle
représente très précisément ce que l’esthétique « négative »
d’Adorno considère comme un dilemme : la réconciliation, dans
les deux cas, entre l’art et la réalité sociale. Une troisième voie
s'offre à l’esthétique, qui ne privilégie l’analyse immanente des
œuvres et l’étude de leur structuration formelle que pour permettre
à la critique et à l'interprétation philosophique de saisir leur
caractère de protestation et de négation vis-à-vis de cette réalité.

2) Esthétique et philosophie

La croyance selon laquelle le « créateur » ne se double


qu'exceptionnellement d’un esthéticien suppose l'adoption préa-
lable d'un concept d’esthétique renvoyant à sa définition
traditionnelle. Sans doute y a-t-il en permanence chez cet
esthéticien — artiste manqué ? — l’idée de réaliser le vieux rêve,
encore tenace de nos jours, d’une esthétique normative. Mais
l'artiste n’attend pas l’avis, ni des esthéticiens, ni de l’esthéticien
qui est en lui. A l'esthétique, comprise ainsi, conviendrait,

48
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quelque peu modifiée, la formule que Hegel appliquait à= la


philosophie, évoquant avec ironie le fait qu’elle arrive toujours
trop tard à l’époque où l’œuvre a achevé le processus de sa
formation et s’est parfaite.
S'il est cependant légitime que la pratique artistique et l’acte
créateur relèguent toute esthétique normative au rang de discipline
académique et inactuelle, l’esthétique n’a pas pour autant à
renoncer,à sa prétention théorique et philosophique ni à la
détermination de ses rapports avec la praxis. À cette question,
celle de la fonction et de la nécessité même de l’esthétique,
l’ensemble de la théorie adornienne s’efforce d’apporter une
réponse qui ne craint ni l’accusation de régression, ni le reproche
du paradoxe : l’esthétique est philosophique ou n’est pas.
La légitimité d’un recours à la réflexion philosophique qui ne
puisse pas signifier le retour à l’idéalisme est l’objet d’« Introduc-
tion première », tentative de dépassement des apories kantienne et
hégélienne. Placée « devant l’alternative fatale d’une universalité
triviale et bornée, et de jugements arbitraires le plus souvent
déduits de représentations conventionnelles » “, l’esthétique
philosophique traditionnelle est condamnée au dépérissement.
L’hommage qu’ Adorno rend à la tradition s’assortit du reproche le
plus décisif : Kant et Hegel ont élaboré de grands systèmes
esthétiques, mais 1ls n’ont jamais rien compris aux œuvres d’art.
Au paradoxe fondamental de toute esthétique, celui de la
conciliation entre l’universel et le particulier, de l’accord entre
l’appréciation subjective et le jugement objectif universel, ils
n’ont répondu que par d’autres paradoxes. Car les formules
définissant le beau comme universel sans concept ou comme
apparition sensible de l’Idée, pseudo-résolutions de l’aporie, se
révèlent d’autant plus contradictoires qu’elles ne prennent pas en
considération l’œuvre particulière. Soucieux avant tout de la
détermination du statut des catégories à l’intérieur du système
philosophique global, l’idéalisme se préoccupe peu du statut de
l’œuvre dans la société et encore moins de la présence ou de
l’objectivation de la société dans l’œuvre.
L’attitude d’Adorno, elle-même définie par le paradoxe de
l’« universalité concrète » ‘’, ne signifie pas pour autant l’adop-
tion d’un nominalisme intransigeant — « L'analyse d'œuvres
particulières, aussi ingénieuse soit-elle, n’est pas encore de
l'esthétique » *“ — mais le recours nécessaire à l’analyse imma-
nente associée à la réflexion philosophique et dialectique.

49
Le processus de dialectisation, conçu par Adorno dans
l'esprit d’une dialectique négative : renversement autocritique des
concepts philosophiques et esthétiques traditionnels * — montre
combien le projet d’une esthétique négative diffère de la tradition
française de l’esthétique « réaliste », héritière de Taine, qui met
l'accent sur l’analyse et l’étude des œuvres mais renonce à saisir
comment les déterminations sociales, inséparables de la logique
de la production de l’œuvre *, conditionnent la forme et le
contenu — la forme étant, pour Adorno, le contenu social
jui-même — le matériau et les procédures techniques.
Les réactions de Pierre Francastel apparaissent symptomati-
ques de la résistance qu'offre cette tradition à l’introduction d’une
réflexion qui — sans même faire référence au marxisme ortho-
doxe — conçoit la société « mécanisée » ‘! comme fondamentale-
ment antagoniste et s'efforce de penser dialectiquement son
rapport avec l’activité artistique. Dénonçant l’« attitude qui
accentue la pression du social sur le créateur », Francastel vise,
par le schématisme de sa critique, bien au-delà de la conception
étroite, marxiste-léniniste, de la théorie du reflet : « Toute une
sociologie récente de l’art se recommande de cette tendance. On a
assez dénoncé ici même l’erreur qui consiste à prendre une
situation sociale ou historique donnée afin d’en déduire les valeurs
d’une œuvre individuelle pour qu’il soit inutile d’y revenir. Les
thèses pseudo-sociologiques d’un Lukâcs, d’un Antal ou d’un
Hauser sont sans valeur. Elles feraient de l’art la matérialisation, à
travers l’activité d’un homme réduit au rôle de porte-plume, d’une
sorte de pensée collective fixée pour un moment de l’histoire *. »

3) L’esthétique comme moment critique : la


non-réconciliation

Mais l’objet de la théorie adornienne est moins la « pression


du social » sur l’individu, l’artiste, le créateur, que l’impression
interne du social dans l’œuvre qui révèle la pression sociale
externe à laquelle sont soumis les individus. L'identification du
contenu de vérité des œuvres, de leur « teneur » idéologique — le
Gehalt de Wahrheitsgehalt accepte cette traduction — exige à la
fois une esthétique philosophique — réflexion sur les concepts et
les catégories traditionnels et l’analyse des œuvres particu-
lières : « La meilleure manière de satisfaire méthodiquement à

50
l'exigence qui veut que l’esthétique soit réflexion de l’expérience
artistique — sans que celle-ci lui retire son caractère résolument
théorique — est d’introduire, de manière exemplaire, dans les
catégories traditionnelles, un mouvement du concept qui les fasse
se confronter à l’expérience artistique *. »
L’exigence théorique et philosophique en esthétique est
incluse dans le projet d’une théorie critique de la société, et
l'esthétique demeure philosophique dans la mesure où — comme
la philosophie à l’époque de sa réalisation manquée * — elle
assume la critique permanente du statut et de la fonction de l’art à
l'intérieur de la société contemporaine, à partir des œuvres
elles-mêmes.
Cette exigence suppose que l’œuvre d’art puisse apparaître
comme un moment essentiel de cette critique, lieu d’expression
des antagonismes sociaux ; telle est du moins la tâche des
analyses, notamment musicales et littéraires, consistant à montrer
que ce qu’une tradition, communément et commodément,
continue d’appeler « forme » n’est rien d’autre qu’un contenu
social sédimenté *.
L’esthétique adornienne partage avec celle de Marcuse et
celle de Benjamin cette absolue certitude que la sphère esthétique,
dans sa totalité, est politique. Nombreux sont les obstacles.
politiques précisément, ayant interdit à cette évidence de
s’imposer comme telle. C’est déjà vers elle pourtant que tendait
l’étonnante intuition de Schiller, rêvant dans ses Lettres sur
l'éducation esthétique de l'homme de la fondation d’un état
esthétique et de l’abolition de la division sociale du travail *.
Le lien entre art et politique, inévitable pierre d’achoppement
de toute esthétique, n’est ni pensé ni posé par Adorno en termes de
relation ou de rapport ; l’existence même de l’art, sa perma-
nence — sa survivance — dans l’univers de la rationalité est en
soi politique, politique au point de rendre superflus l’engagement
et toute justification de protestation contre la réalité établie : que
l’art prenne parti — explicitement — signifie le sacrifice de son
autonomie. Le thème du réel tout entier investi par l’idéologie ne
se déduit pas directement des thèses de la Théorie critique ; il y est
pourtant présent et commun à tous ses représentants. Cette identité
entre la réalité et l'idéologie, qu rend si problématique la
possibilité même d’une critique interne de l’idéologie, oblige au
renouvellement du geste du Baron de Münchhausen : échapper au
s
contexte d’immanence dialectique grâce à ce contexte même.

SI
Mais la seule pensée de ce geste suppose qu’une critique
immanente puisse encore s'exercer dans les « failles de l’idéo-
logie » qui s'inscrivent en « faux contre l'identité » *.
Non pas abdication devant les forces de détermination, ni
dénégation de toute efficacité de la réflexion théorique, la
dialectique négative en œuvre dans la Théorie esthétique exige du
penser philosophique la prise en considération du moment
historique pendant lequel elle se formule. La critique de la
philosophie hégélienne, critique de la philosophie de l’histoire de
Hegel, s'effectue ainsi du point de vue de l’histoire même : « Ce
n’est aujourd’hui, cent cinquante ans après, que le monde conçu
par le système hégélien s’est littéralement révélé comme système,
à savoir comme le système d’une société complètement socialisée,
et ce, d’une façon diabolique *. »
Construire l’esthétique, penser l’art moderne n’est envisa-
geable que dans la mesure où la Dialectique négative assume le
double projet esquissé dans la Dialectique de la raison, celui
d’une critique de la philosophie de l’histoire et celui d’une
préhistoire du sujet. La philosophie de l’histoire repose sur
l’histoire de la rationalité, histoire des échecs de l’Aufklärung, de
ses promesses non tenues. La domination de l’homme sur la
nature, qu’elle a permise, s’est accompagnée du développement
de toutes les conditions d’une domination de l’homme sur
l’homme et l’espérance d’une totalité rationnelle s’est changée
progressivement en la certitude d’une rationalité totalitaire. Quant
au sujet, son histoire est celle du déclin de l’individu, corollaire du
déclin de la société bourgeoise qui s’efface devant la forme
d'échange généralisé du capital.
L’échec des révolutions européennes et l’apparition des
régimes totalitaires, en mettant en évidence la puissance de l’Etat,
ont révélé la vérité historique du système hégélien en même temps
que sa fausseté philosophique : « C’est pourquoi il ne faut pas
prendre à la légère l’idolâtrie de l’Etat chez Hegel, il ne faut pas la
traiter comme une simple aberration empirique et un ingrédient
accessoire. Elle est elle-même produite par la conscience du
caractère irréductible des contradictions de la société civile attesté
par son mouvement propre *. »
Le déclin de l’individualité va de pair, pour Adorno, avec la
disparition du sujet historique de la révolution qui n’est relayée par
aucune force collective actuellement visible, et la mondialisation
d’un même type de domination technocratique suscite la crainte

D
d’un univers totalement administré. Toute pratique étant réifiée et
contribuant à l’auto-conservation des structures en place, la
pratique scientifique elle-même est idéologique et la rationalité
technique « est la rationalité de la domination même » *.
L'idée d’une séparation entre l’« idéologie » et le savoir
scientifique qui préside à la notion de « coupure épistémolo-
gique » n'est pas recevable pour Adorno ni pour une théorie
critique qui réintègre dans le procès scientifique les déterminations
socio-historiques conditionnant dès l’abord les présupposés
épistémologiques.
Ce que la Dialectique négative présente comme le résultat
d’une évolution historique irréversible semble ainsi fermé à tout
espoir de libération. La marge de critique est si étroite que la
Théorie critique, produit elle-même de cette évolution, se sait
exposée au risque de ne pouvoir échapper à sa propre réification.
La Dialectique négative, davantage méditation que
réponse ‘*’, est une exhortation à la négation, à la non-identité
radicale, et la Théorie esthétique, qui semble rechercher dans la
réalité l’existence d’un lieu, d’un espace d’autonomie — l’art
comme expression de cette négation déterminée — ne faillit pas à
celle-ci, et ne cède aucunement à l'illusion d’une réconciliation.
Si elle s’efforce de répondre à la question — identique à
l'interrogation de Lukâcs à l’époque de la Théorie du roman — de
savoir si l’art et les œuvres d’art ne représentent pas les seuls
moments critiques décelables à l’intérieur de relations sociales
totalement réifiées, elle continue de penser négativement la praxis
de l’art comme « fait social » ; c’est ce qui la distingue
radicalement de la conception lukâcsienne fondée sur la spécificité
de l'esthétique — die Eigenart des Aesthetischen — sur les
propriétés de la mimesis, source d’une réconciliation avec le réel et
d’une restauration de l’harmonie entre le sujet et l’objet *.

4) La dialectique du sujet
Ce qui manque à Hegel, déclare Adorno dans la Dialectique
négative, c’est «une sympathie pour l'utopie du particulier,
ensevelie sous l’universalité, pour cette non-identité qui n’existe-
rait qu’à partir du moment où la raison réalisée aurait abandonné la
raison particulière de l’universel » ‘. Ni systématisée, ni même
définie comme elle l’est chez Ernst Bloch, l’utopie ne saurait,

53
selon Adorno, être réalisée par la totalité; elle est le fait de
l'individu, l’expression individuelle de l’utopie étant indice de
vérité : « L’éclair qui en tous ses mouvements révèle que le tout
est non-vérité n’est pas autre chose que l’utopie, celle de la vérité
totale qui serait encore à réaliser *. » La proposition implicite : la
vérité est « du côté » du sujet, seul capable d’exprimer l’utopie,
sous-entend que la réciproque est vraie également. L’utopie est
l'expression de l’individu sans pour autant, toutefois, que l’art et
les œuvres soient l’expression d’un sujet créateur individuel.
L’esthétique adornienne s’élabore sur la base de la critique de
l’idéalisme et de la philosophique traditionnelle, de la conception
du moi transcendantal, du sujet identifié au concept, à la pensée ;
c’est précisément en quoi elle peut se dire « philosophique » au
sens de la Dialectique négative : « Le sujet est le mensonge parce
qu’il nie ses déterminations objectives au nom de l’inconditionna-
lité de sa propre domination ; seul serait sujet ce qui se serait
débarrassé d’un tel mensonge, ce qui, puisant en soi-même la
force qu’il doit à l’identité, aurait rejeté le voile qui recouvre
celle-ci ®. »
L'interprétation, la critique et l’analyse immanente ont pour
but de mettre en évidence le « nous » qui parle dans les œuvres
d’art et non pas le « je » : « Le contenu d’un poème n’est pas
seulement l’expression d'émotions et d'expériences individuelles.
Celles-ci, au contraire, ne deviennent vraiment artistiques que
lorsqu'elles participent à l’universel grâce à la spécification de leur
mise en forme esthétique %. »
Ainsi, pour Adorno, la subjectivité du créateur trouve-t-elle
ses limites dans l’objectivité du matériau et des procédés
techniques prédéterminés et conditionnés par la société. La règle
que se pose l’artiste et à laquelle il s’imagine obéir de façon
délibérée lui est, en fait, imposée de l’extérieur : « En vérité —
explique Adorno dans ses “ réflexions pour une sociologie de la
musique ” — elle reflète (reflektiert) le stade objectif du
matériau et des formes. Ceux-ci sont en soi socialement médiatisés
(...). Le sujet compositeur n’est pas un sujet individuel, c’est un
sujet collectif. Toute musique, serait-elle, selon son style, la plus
individualisée, possède de façon inaliénable un contenu collectif :
tout son isolé dit déjà Nous. »
Mais ce « Nous » n’est pas déterminé par Adorno, sinon de
manière négative : le contenu collectif n’est ni celui d’une « classe
quelconque », ni celui d’un « groupe ».

54
Certes, Adorno affirme que l'artiste, représentant (Statt-
halter) d’un sujet global, exprime dans son œuvre, au niveau
même de la structuration formelle, la dynamique des antago-
nismes sociaux, mais sa proposition, si on l’isole du contexte de la
Théorie critique, semble rester dans une fâcheuse généralité.
La conception d’un sujet collectif, ni abstrait ni transcen-
dantal, historique néanmoins, mais en l’absence des conditions
permettant son apparition dans l’histoire demeure problématique.
Elle n’est guère conciliable, notamment, avec les hypothèses du
structuralisme génétique, et Lucien Goldmann ne pouvait manquer
de souligner le paradoxe consistant à affirmer l’existence d’un
sujet, « lieutenant » de la collectivité, historique et cependant non
présent et non actualisé dans l’histoire .
La Théorie esthétique, philosophie dialectique et négative de
l’art, ne résout pas la contradiction apparente d’« un sujet collectif
absent » *. En dépit des médiations multiples qu’il établit entre la
société et l’artiste, entre le matériau artistique et l’imagination
créatrice de l'individu, Adorno paraît devoir s’exposer aux
reproches de Goldmann qui relève le danger d’une attitude élitiste,
privilégiant les représentants les plus prestigieux d’une tendance
sociale globale, déjà sanctifiés par l'idéologie et l'institution
artistique : « Ainsi le contenu de vérité est au-delà de l’œuvre,
dans la conscience du philosophe critique, qui choisit ce contenu
conformément à la conscience critique, et l’œuvre n’est plus
considérée qu’en dehors d’elle-même. Ce contenu de vérité se
situe alors hors de l’histoire, ou bien dans l’histoire de la
philosophie, par là, l’esthétique est subordonnée à la philosophie,
à la vérité, au contenu valable théoriquement. Et, puisque ce
contenu de vérité n’est pas une structure significative immanente à
l’œuvre, il devient une sorte d’évidence dont l’homme cultivé, le
penseur, le philosophe peuvent avoir une sorte de connaissance
intuitive ; leur savoir est partagé par d’autres hommes cultivés
sans qu’existe, pour cette communauté, d’autre fondement que la
culture ”. »
Mais Goldmann interprète la théorie adornienne à la lumière
de sa propre problématique. Le contenu de vérité est, selon
Adorno, historique de part en part, et sa conception du grand sujet
créateur comme effectuateur réel d’une mission sociale et
historique implicite présente l’avantage, par rapport aux théories
lukâcsienne et goldmanienne, de ne pas laisser autour du problème
de l’individualité en art une place vacante où l’idéologie viendrait

59
installer une quelconque religion du sujet.
La Théorie esthétique, théorie des œuvres qui « prêtent
langage à ce que cache l'idéologie » ”!, tire la leçon de la
Dialectique négative et du dévoilement du sujet comme « men-
songe », révélant par là-même qu’elle est aussi une théorie de
l’inadéquation de la notion même de sujet.

5) L’exigence négative
En refusant de prendre en considération les « flagrants délits
d’imaginaire » ”?, formes d’expression prenant leur source dans la
quotidienneté puis s’enracinant en elle, échappant à l’emprise des
médias, Adorno a méconnu un aspect essentiel, non pas tant des
formes de création artistique que de la critique de l’idéologie qui
n’agit plus d’en haut, imposée par les compétences et l’institution,
mais d’en bas, dans la diversité des luttes au jour le jour.
Indéniablement, mais curieusement si l’on songe à la précision des
analyses qu’il a consacrées à la télévision, à la radio et au cinéma,
Adorno semble avoir renoncé à dialectiser les rapports complexes
et encore mal définis entre la culture industrialisée, « mass-
médiatisée », et la créativité quotidienne, proche de la Lebens-
praxis qui, pour être morcelée et incohérente, n’en est pas moins
collective. Malgré l’intérêt et la curiosité dont il témoignait, sur un
plan personnel, vis-à-vis des formes prétendûment mineures de la
création, il ne semble pas avoir pensé que la diffusion de la culture
bourgeoise pouvait ne pas systématiquement jouer dans le sens de
l’« affirmation » au sens marcusien du terme. Sans doute
l'hypothèse selon laquelle la « culture de masse », en tant
qu’ensemble monolithique de la production industrielle des biens
culturels, n’était que le symptôme d’une société réifiée et
« mutilée », a-t-elle renforcé sa certitude qu’il ne pouvait y avoir
de création culturelle qu’en excluant tout ce qui a trait, de près ou
de loin, aux formes populaires de la créativité.
Les tentations élitistes d’Adorno, liées à cette idée que rien
n’émerge du contexte d’aveuglement qui puisse notablement
contribuer à son éclatement, ne doivent pas masquer la
contribution de sa théorie esthétique à la critique de l'idéologie.
En ce sens, et contre ses détracteurs — marxistes ou non, pro - ou
anti - structuralistes, obsédés par la théorie du « dépassement » à
tout prix — il convient de répondre qu’on peut, certes, faire dire

56
plus à un texte que ce qu’il dit, mais qu’on ne peut lui faire dire
moins.
L’esthétique d’Adorno n’est pas une esthétique de la
réconciliation. Montrer qu’elle relève d’une esthétique « né-
gative » oblige, non pas à considérer cette théorie comme un
système clos, inclus dans l’historicité de l’Ecole de Francfort,
mais à voir en elle un moment essentiel et toujours pertinent de la
critique de la domination, ouvert à l’éventualité qu’un art
« élitiste », démasqué dans sa fonction de tout temps polémique et
subversive, résiste à l’Entkunstung et au bradage de l’industrie
culturelle ”. A l’exigence esthétique, s’ajoute l’exigence politique
(et éthique) d’une praxis artistique non asservie aux intérêts
démagogiques d’une société antagoniste.
II — Esthétique et dialectique

A — Difficultés et ambiguités de la pensée


dialectique

1 — Les limites du discours critique


a) Critique et radicalité

Enoncé par Max Horkheimer en 1931, le programme de


l’Institut de recherches sociales détermine le cadre réflexif d’une
philosophie concrète, plus précisément d’une « philosophie
sociale » (Sozialphilosophie), devant succéder aux systèmes
kantien et hégélien en déclin, et — Horkheimer l’indique
d’emblée — se comporter « de façon généralement polémique
envers le positivisme » '. A cette institution non vraiment
académique, mais qui conserve de nombreux liens avec l’Uni-
versité, échoit la « tâche » d’une « formulation actuelle de
problèmes philosophiques des plus importants et des plus anciens,
à savoir autour de la question du rapport entre la vie économique
de la société, du développement psychique des individus et des
transformations dans les régions culturelles au sens strict,
auxquelles appartiennent non seulement ce qu’on appelle les
contenus spirituels de la science, de l’art et de la religion, mais
aussi le droit, les mœurs, la mode, l’opinion publique, le sport, les
divertissements, le style de vie..., etc. » *

59
C'est là une orientation nouvelle, différente de l’anti-
philosophisme de Carl Grünberg, le précédent directeur de
l'Institut, pour qui le matérialisme historique authentique ne
saurait en aucun cas relever d’une philosophie matérialiste *.
Méfiant envers la spéculation théorique, Grünberg, faisant preuve
d'un marxisme intransigeant, attribuait une place déterminante
aux recherches historiques et empiriques préparant une critique
radicale de la société capitaliste bourgeoise.
Le discours d’inauguration de Max Horkheimer ne comporte
qu'une seule référence à Marx, au « Marx abstrait et mal
compris », accusé à tort d’avoir réduit l’art et la philosophie à
l’'économique * ; de même n'est-il fait qu’une seule fois mention
de Hegel, d’un Hegel lui aussi « abstrait et par conséquent mal
compris » auquel on reproche d’avoir fondu dans l'esprit « le
monde et l’histoire » *.
La discrétion de Horkheimer à l'égard des philosophes qui
deviendront la référence constante de la Théorie critique peut
surprendre. Elle constitue en réalité un désaveu vis-à-vis de
l'orientation austro-marxiste de Grünberg, disciple de Max Adler,
et traduit, selon les termes mêmes de Horkheimer, « l'écart quasi
insurmontable » entre l’économiste et l’historien du mouvement
ouvrier que fut Grünberg, et celui qui tente de fonder une
interprétation philosophique de Marx à partir d’une relecture de
Hegel *. Ce retour à Hegel, Horkheimer le conçoit comme un
recours critique à la méthode dialectique, quelque peu mise à
l'écart par Grünberg, mais en revanche systématiquement
réutilisée par Lukäcs et Korsch en qui Merleau-Ponty voyait les
représentants du « marxisme occidental » ?.
Opposé, ainsi qu’Adorno, à la conception lukâcsienne du
prolétariat comme sujet-objet du processus historique, Hork-
heimer reconnaît néanmoins l’importance d’Histoire et conscience
de classe, et retient comme fondamentale l’application à la théorie
de la connaissance des catégories marxiennes du fétichisme de la
marchandise et de la réification ; attitude commune également à
Bloch, à Benjamin et à Adorno *.
Libre de toute obédience à l'égard de l’« orthodoxie »
marxiste, la philosophie sociale, telle que la définit Horkheimer,
n'est pas moins radicale que le matérialisme de Grünberg. Au
contraire, cette « autonomie » — même le retour à Hegel et à
Marx est critique — détermine une distanciation lucide dans
l’analyse des « nouvelles formes de socialisation » tant à l’Est

60
qu’à l’Ouest, et la philosophie, de nouveau invoquée comme
instance réflexive et interprétative de la réalité sociale contempo-
raine, n'exclut nullement la poursuite des recherches empiriques.
Celles-ci, centrées sur les problèmes du présent, composent
l’« unité dialectique » de la théorie et de la pratique, d’où devrait
résulter une véritable théorie matérialiste explicitement dirigée
contre les autres courants philosophiques dominants de l’époque :
les renaissances métaphysiques, l’orthodoxie marxiste-léniniste,
et le positivisme des sciences particulières.
Cette triple orientation critique de la philosophie sociale,
précisée à plusieurs reprises par Horkheimer dans une série
d’articles publiés dans la Zeitschrift für Sozialforschung, constitue
le cadre réflexif et l’essentiel de la problématique de la Théorie
critique, définitivement fixée dans l'essai de 1937, Théorie
traditionnelle et théorie critique *, qui détermine le programme
d’une critique radicale de la société auquel les collaborateurs de
l’Institut s’efforceront d’adhérer dans le domaine qui leur est
propre.
Chacun, à sa manière, ressentira les limites du discours
critique. On ne peut exclure que cette prise de conscience de la
vanité d’une critique théorique les incita à pousser très loin dans le
sens de la radicalité. Discours interne, ce discours radical énonce
la possibilité d’une critique au sein même de l’idéologie, exposant
la Théorie critique au reproche d’ambiguïté en la contraignant à
une constante auto-critique. Ne revendique-t-elle pas une trop
inconfortable ubiquité qui la situerait simultanément au-dedans et
au-dehors de l’instance critique ? Discours de l’« intérieur », c’est
également un discours de l’« extérieur » qui cherche à ronger la
texture des systèmes, à briser l'institution, à mettre en cause
l’Aufklärung au nom de la raison, à briser l’idéalisme, en
esthétique notamment. Or, il semble qu’un moment arrive où la
critique se replie sur soi, où le discours s’érige non plus, par
exemple, en discours sur l’esthétique, mais en discours esthétique
lui-même, où la théorie « devient » esthétique. De la critique, la
théorie ne conserve plus que la forme et, critique de l'idéologie,
elle sombre elle-même dans l’idéologie, finalité en soi et à soi,
c’est-à-dire sans fin.
Toute théorie critique radicale risque de stagner au stade
critique, impuissante à intégrer dans la théorie l’urgence et la
nécessité de la praxis. C’est sur ce point précis qu’Adorno,
Horkheimer, Habermas et Marcuse lui-même affrontent dans les

61
années 60 les griefs de la nouvelle gauche allemande.
Du capitalisme, les théoriciens de Francfort ont vécu la forme
qu’ils considèrent non pas comme un accident, mais comme l’une
des possibilités du système même, lors que les conditions
économiques et sociales conduisent à un durcissement des
structures de domination politique : le fascisme. Or, au-delà des
divergences structurelles et des différences historiques dans le
mécanisme des rapports de production et du mode de production,
une parenté existe entre le fascisme et le monde administré.
Retracer l’histoire de l’autorité — l’une des tâches essen-
tielles de l’Institut dans les années 40 — c’est se mettre en mesure
de comprendre le processus de mondialisation d’une forme
identique de domination qu’imposent le fascisme, le totalitarisme
soviétique et l’Etat technocratique. Que ce même processus puisse
présenter des failles où loger une théorie critique et dialectique de
la société, Horkheimer et Adorno en furent convaincus, comme ils
furent persuadés que ces failles ne s’agrandiraient jamais
suffisamment pour permettre l’éclatement d’un tel système.
Le versant négatif de la pensée « négative » serait-il que
celle-ci est incapable de penser l’inverse de ses propres concepts,
en persistant à croire que la réalité est susceptible d’une
compréhension « rationnelle » et saisissable selon l’ordre des
concepts dont elle fait par ailleurs le procès ? L’idée que la
critique ne peut qu'être rationnelle — critique, la rationalité de la
réflexion philosophique « surmonte la rationalisation » déclare
Adorno dans Stichworte ® — se heurte à la conception de
l’irrationalité croissante du capitalisme tardif (Spätkapitalismus) :
« L’irrationalité de la structure sociale actuelle empêche son
développement rationnel à l’intérieur de la théorie », reconnaît par
ailleurs Adorno lui-même, en 1969 '!.
Après avoir contribué à révéler sous leur aspect politique,
social et idéologique, les antagonismes et les conflits internes de la
société industrielle, la Théorie critique, dépossédée en quelque
sorte de son objet — une société intelligible rationnellement —
avoue son impuissance et, critique théorique plus que théorie
critique, exige, en tant que moment de la pratique sociale, un
ajournement de la praxis "?.
Il convient de l’interpréter sous ce double aspect.
b) Le « jeu » des concepts
Les rapports qui lient la théorie critique de la société et la
théorie de l’art de l’Ecole de Francfort traduisent les ambiguïtés de
la Théorie critique proprement dite. Les limites rencontrées par la
critique radicale, son incapacité à penser le devenir de la société
industrielle avancée autrement que sous la forme d’une intégration
progressive et irréversible des pratiques artistiques et culturelles,
semblent irrémédiablement condamner à l’affirmation forcée la
totalité de la production artistique contemporaine, et assigner
définitivement à la culture le rôle de complice inévitable de la
domination.
Hormis des divergences sensibles sur des points précis entre
les conceptions de ses représentants les plus marquants, la Théorie
critique constitue un ensemble de thèses relativement cohérent qui
justifie la dénomination d’« Ecole de Francfort ». Son histoire
révèle que ne furent pas rares les moments où cette cohérence
s’érigea même en orthodoxie et s’exerça non sans dogmatisme
contre certains de ses propres collaborateurs. Benjamin en fit à
plusieurs reprises l’expérience ”.
En revanche, il peut sembler paradoxal de considérer a priori
comme unitaire la théorie de l’art de l’Ecole de Francfort. Peu de
liens paraissent exister entre Benjamin, philosophe et critique
littéraire, passionné par le romantisme allemand, le drame baroque
et les écrivains français de la fin du xix° siècle, Adorno,
musicologue et compositeur lui-même, fervent partisan de la
nouvelle musique de l’Ecole de Vienne, et Herbert Marcuse
abordant l’esthétique par le biais d’une réflexion « philoso-
phique » sur la psychanalyse “. Les raisons ne manquent pas
toutefois pour « singulariser » la conception de l’art des théori-
ciens critiques. Esthéticiens « critiques », Benjamin, Adorno et
Marcuse argumentent sur des notions devenues classiques dans la
tradition de l’« esthétique marxiste », notamment sur le réalisme,
l’autonomie, la médiation entre sujet-objet, entre art et société,
unanimes dans la critique du réalisme socialiste et de la théorie du
reflet. Cette « critique de l’esthétique marxiste » ", hostile à tout
retour à l’idéalisme et qui prend en charge le déclin des systèmes
esthétiques kantien et hégélien, est indissociable d’une triple
réflexion sur les révolutions formelles des mouvements d’avant-
garde, sur les rapports entre l’esthétique et le politique et sur le
rôle de la modernité dans les sociétés industrielles.

63
La théorie esthétique d’Adorno apparaît en quelque sorte
comme la cristallisation de ces diverses problématiques. Elle est, à
l’origine, étroitement liée aux travaux de Benjamin, dont elle
s'efforce de transposer la problématique . Marcuse, après avoir
cru à l'émergence d’une nouvelle sensibilité capable de faire
éclater le concept traditionnel d’esthétique ‘”, se rallie, non sans
malentendus, aux thèses adorniennes : « Quant à ma dette
vis-à-vis de la théorie esthétique de Theodor W. Adorno—
précise-t-il dans son dernier ouvrage — il est presque superflu de
la signaler ici *. » En outre, des notions centrales chez Adorno,
comme «contenu de vérité », « mouvement du concept »,
« caractère énigmatique », « cohérence », « mimesis », qui ca-
ractérisent le type de discours esthétique et philosophique des
théoriciens critiques, traduisent en permanence la tentative
d'introduire un jeu dialectique dans les appareils conceptuels
soumis à la positivité dominante. Ces concepts, autour desquels
s'articule plus spécifiquement le discours adornien, et qui
reçoivent des acceptions diverses défiant toute définition uni-
voque, correspondent à un type d’expérience esthétique où
s’interpénètrent étroitement intuition et analyse ”. Il se peut, au
demeurant, que des concepts aussi indéterminés, et rarement
explicités par Adorno, signifient, en dépit de leur mobilité et de
leur mouvance, une récupération, sur le plan discursif, de ce qui
est refusé par Adorno au niveau de la praxis *.

2 — Art et philosophie
a) Logique de l'identité

Le sort de l’esthétique, réflexion problématique sur l’art, est


lié indissolublement par Adorno, mais aussi par Benjamin et
Marcuse, à celui de la philosophie. Toutefois, de façon plus
cruciale que ces derniers, Adorno s'interroge sur les conditions —
précaires — de survie de l’esthétique philosophique dans la
société contemporaine ?’. Par ailleurs, la Dialectique négative
montre combien la philosophie des systèmes et des auteurs,
jusqu’à Marx inclus, est un échec devant le succès de la
rationalité 2.
Les sciences humaines, en outre, dans leur tendance à se
constituer sur le modèle épistémologique des sciences exactes,
échappent de plus en plus difficilement au système rationnel

64
ANRT

dominant.
L’esthétique pourrait-elle, dans ce contexte, continuer
d’exister sans être elle-même « positive » ?
Le programme « négatif » de la Théorie critique : dénoncer
la positivité et la rationalité pervertie en idéologie, défendre
l'individu contre la totalisation et l’universalisation, maintenir le
moment dialectique et introduire les médiations là où l’esprit de
système impose identité et universalité, semble se réduire à une
série de retournements dialectiques, se contentant d’affirmer que
la survie de la philosophie provient de l’échec de sa réalisation ”,
que la survie de l’art est conditionnée par les menaces de sa
suppression, que l'individu puise sa force de résistance dans la
pression exercée par le principe d'identité et visant à sa
suppression. Sachant que toute pensée est système, médiation des
concepts par le concept, classification du réel et appréhension de
l’objet à travers un système catégoriel, la Théorie critique est
contrainte d’assumer ses contradictions et c’est pourquoi elle se
reconnaît comme auto-critique. Mais elle ouvre ainsi la voie à une
théorie esthétique, en tant que tentative de penser en dehors des
structures discursives, conceptuelles et logiques.

b) La mimesis et le non-conceptuel

« Penser philosophiquement, c’est aussi penser les intermit-


tences, c’est se laisser déranger par ce qui n’est pas la pensée
elle-même », affirme Adorno dans Srichworte *.
« Penser les intermittences », le non-conceptuel, c’est dire
combien la pensée ne se définit pas seulement en fonction des
relations logiques ; il n’en va ainsi que pour la pensée positive et
constructive que prédétermine le rapport entre le sujet et l’objet,
entre le sujet et la réalité. Il faut en appeler au rapport mimétique,
idiosyncrasique et prérationnel avec l’objet, seul capable de fonder
le droit à la particularisation contre les tendances totalisantes et
unificatrices, et par là-même de garantir l’exclusion de la totalité
mythique du monde bourgeois et de l’univers de la domination.
La notion d’unidimensionalité, telle que la décrit Marcuse ”,
repose aussi sur le refus par la domination de reconnaître les
rapports idiosyncrasiques et la mimesis par rapport à l’objet. Le
principe de rendement suppose une économie qui interdit
l’investissement libidinal hors des zones programmées ; c’est le
propre sans doute de la société d’échange où l’objet ne vaut que

65
comme marchandise et bien de consommation. La répression
instinctuelle et institutionnelle, nullement atténuée par les
« libéralisations », fonctionne suivant le même principe en niant
l'authenticité de relations esthétiques — au sens étymologique —
avec l’objet; la désublimation — toujours partielle, contraire-
ment à ce qu’'affirme Marcuse, car serait-elle totale, elle
deviendrait véritablement libératrice — intervient pour contrôler
la libido et réifier les rapports des individus entre eux-mêmes et les
choses. Le phénomène de la désublimation, que Marcuse
généralise à l’extrême et situe dans le cadre d’une unidimensiona-
lisation des sphères publique et privée, nécessite sa dialectisation.
Non seulement, il n’agit peut-être pas de manière aussi
universelle, mais il n’est pas assuré de ne pas régresser. En outre,
la désublimation n’est rendue possible, et elle n’agit, que dans la
mesure où subsistent d’une part le sublimé, d’autre part certains
facteurs de sublimation ou de resublimation. La même réserve
concerne également le caractère répressif de cette désublimation
qui n’apparaîtrait vraiment comme tel que si celle-ci réussissait
complètement. Mais ce que semblent néanmoins avoir perçu les
théoriciens de Francfort, c’est que la domination ne peut s’exercer
qu’en vertu de la transparence — effet de l’Aufklärung — des
relations de l’individu avec l’autre, avec la nature, avec la société,
avec l’objet esthétique. Le principe de réalité (Freud), de
rendement (Marcuse), d’identité (Adorno), ou de performativité
(Austin et Lyotard) exige que dans ces relations ne subsiste aucune
zone trouble, aucune activité fantasmatique ou désirante non
objectivée ; pas de trace de mimesis. Epuration, « purgation »,
catharsis témoignent des prétentions, et sans doute des illusions,
de la domination qui considère que la rationalité n’opère
efficacement que dans la transparence.
Le discours adornien n’est pas transparent. Les analogies et
les intuitions qui le parcourent ne signent pas la faillite de la
dialectique, mais restaurent au contraire les médiations comme
autant de résistances ultimes à l’intégration.

3 — Théorie critique et théorie de l’art


a) La dynamique des forces productives et le statu quo

La critique radicale se heurte au problème du passage à la

66
praxis, suspendu, dans les sociétés industrielles avancées, à
l’existence de moins en moins certaine d’un sujet révolutionnaire.
En 1969, Adorno dénonce comme illusoire la croyance en
une édification rationnelle de la société fondée sur le développe-
ment des forces productives. Une conscience, déclare-t-il, qui
masque les aspects conflictuels de la société « est fausse car s’il
est vrai qu’elle tient compte de l’uniformisation technologique et
organisationnelle, elle empêche de voir que cette uniformisation
n'est pas vraiment rationnelle, mais demeure soumise à une
logique aveugle et irrationnelle. Il n’existe pas de sujet social
global » *. Reprenant le thème du « voile technologique » —
développé avec Horkheimer dans les années 40 — qui entraîne
l’occultation — mais non la suppression — des luttes conflic-
tuelles, 1l précise : « La fausse identité que crée, entre l’organisa-
tion du monde et ceux qui y vivent, l’expansion totale de la
technique revient à confirmer les rapports de production. Et
chercher ceux qui en tirent profit est presque aussi vain que
rechercher les prolétaires devenus invisibles 7. »
La conception de l’artiste comme « représentant de la
tendance sociale globale », évoquée dans Noten zur Literatur *,
apparaît, en ce cas, difficilement conciliable avec les thèses de la
Théorie critique, à moins de reconnaître à l’esthétique et à la
pratique artistique une fonction spécifique, « négative » vis-à-vis
de la réalité existante. Telle est, semble-t-il, la préoccupation
déterminante d’Adorno, confronté au risque de la négation
abstraite et de l’esthétique comme le « tout autre » de la rationalité
technologique. Les contradictions, au sein même de la théorie
esthétique, paraissent s’enchaîner inévitablement ; la fonction de
l'artiste est déterminée par l'identité des forces productives
extra-esthétiques ; leur développement, selon la Théorie esthé-
tique, est concomittant, s’opposant parfois aux rapports de
production figés dans le statu quo *” ; la dynamique des forces
productives esthétiques détermine en outre l’attitude du créateur
face aux matériaux et aux procédures techniques préformés par la
société ; cette préformation, ou maturation sociale du matériau,
grâce à laquelle Adorno tente d'éviter le psychologisme et le
subjectivisme, fonde l’idée selon laquelle les antagonismes
sociaux se cristallisent dans la structure formelle de l’œuvre.
L'artiste, non défini par rapport à un groupe social déterminé ou à
une quelconque conscience de classe, « représente » la tendance
sociale générale, mais en l’absence de tout sujet historique dans

67
r

une société complètement réifiée, on conçoit malaisément de


quelle tendance l'artiste peut se faire le représentant, si ce n’est de
la tendance dominante, autrement dit, de la rationalité.
L'identité des forces productives esthétiques et des forces
productives extra-esthétiques semble ainsi en contradiction avec la
critique de l’Aufklärung développée notamment dans la Dialec-
tique de la raison. Si la raison est, à son stade actuel,
l'aboutissement d’un processus historiquement faussé, assurant la
prédominance de la raison subjective sur la raison objective *, on
comprend mal comment Adorno peut définir l’authenticité d’une
œuvre d’art en fonction de son intégration technique. Faut-il voir
dans le critère de technicité une garantie de la « qualité » des
œuvres et considérer que celles qui n’accèdent pas à ce stade
d'intégration technologique se prêteraient aux manipulations de
l’industrie culturelle ? Ainsi pourrait s'expliquer la distinction
entre le modernisme modéré et le modernisme radical *. Mais
l’ambiguïité demeure : est-ce la rationalité en tant que telle qui est
dénoncée ou bien l’institutionnalisation de la rationalité dans les
sociétés industrielles ? En affirmant que l’œuvre d’art authentique
est celle qui intègre au maximum le niveau technologique de son
époque, Adorno sous-entend que la technique et la science
possèdent une relative neutralité idéologique, disculpant en
quelque sorte l’œuvre d’art de toute complicité avec la rationalité
technologique. La contradiction n’est guère dissipée par le souci
de distinguer les catégories scientifiques des catégories artis-
tiques : « La différence qualitative entre l’art et la science ne
consiste pas seulement à faire de la science l'instrument de
connaissance de l’art — les catégories introduites par la science
sont de nature si différente des catégories inhérentes à l’art que la
projection de ces dernières sur les concepts scientifiques expulse
inévitablement ce que la science se propose d’expliquer.
L'importance croissante de la technologie dans les œuvres d’art ne
doit pas inciter à les soumettre au type de raison qui produisit la
technologie et se prolonge en elle *. »
Mais la thèse de la stagnation des forces productives et de
l'intégration du prolétariat est-elle compatible avec cette
conception, si l’on tient compte de la correspondance établie par
Adorno entre les deux types de forces productives, esthétiques et
non esthétiques ?
Comment concilier la critique de l’Aufklärung et la recon-
naissance du déploiement des forces productives dès lors que

68
celles-ci sont intégrées dans la création artistique ?
Il n’est pas exclu qu’une étude plus précise de ia philosophie
adornienne permette de considérer que la Théorie esthétique
échappe en réalité à cette alternative.
La position adoptée par Marcuse dans Contre-révolution et
révolte (1972) n’est guère éloignée, en apparence, de celle
d’Adorno. Elle traduit une évolution des thèses marcusiennes qui,
déjà fort éloignées des thèmes développés dans Eros et civilisation
(1955), annonce les perspectives humanistes et réconciliatrices
exposées dans la Dimension esthétique *.
A la « nouvelle sensibilité » que Marcuse croit pouvoir
déceler dans les sociétés industrielles avancées, doit correspondre
une « rationalité neuve », conçues l’une et l’autre comme
conditions déterminantes d’une émancipation de la conscience *.
Marcuse renouvelle sa conception d’une subversion esthé-
tique permanente, mais en considérant qu’elle ne peut être le fait
que de l’intelligentsia”. Toutefois, cette attitude n’est pas très
clairement définie. D’une part, il déclare que le « rôle permanent
de petits groupes radicaux encore isolés (est) de contribuer à
élargir ce mouvement et cette prise de conscience » *, mais
d’autre part, 1l développe une stratégie dans laquelle interviennent
de façon assez confuse de nombreux paramètres :
— méfiance envers le radicalisme et le spontanéisme des
groupes marginaux, tout en reconnaissant le caractère indispen-
sable de leur action, du moins dans un premier temps ;
— importance accordée au rôle des intellectuels chargés de
perpétuer l’instance théorique, notamment dans les domaines de
l’éducation et de la pédagogie ;
— déculpabilisation de l’art bourgeois ;
— primauté de la forme esthétique comme facteur de
résistance aussi bien à l’institutionnalisation qu’à la politisation.
Cette problématique, analogue notamment sur le dernier
point à celle d’Adorno, rencontre en réalité une contradiction qui
l’en éloigne sensiblement lorsqu'il énonce la possibilité d’une
« communicabilité » de la forme esthétique. Si la proposition :
« L’art ne peut exprimer son potentiel radical qu’en tant qu'il est
art ; dans son langage et ses images, qui infirment le langage
courant, la prose du monde » ” trouve confirmation dans la
Théorie esthétique, il en va différemment lorsque Marcuse
déclare : « L'’effort radical pour entretenir et intensifier la
puissance de négation : le potentiel subversif de l’art, doit

69
entretenir et intensifier la puissance d’aliénation de l’art, la forme
esthétique, seul moyen de rendre communicable la forme radicale
de l’art *. »
En se situant dans la perspective d’une « unidimensionali-
sation » croissante des sociétés industrielles avancées, et au regard
de l'intégration progressive des pratiques artistiques et culturelles,
la défense de l’art bourgeois, à travers ses productions les plus
représentatives, représente pour la Théorie critique, et tardivement
pour Marcuse, l’une des voies possibles de résistance au processus
de rationalisation. Mais elle renoue, chez ce dernier, avec une
conception quelque peu réductrice d’un art replié sur lui-même qui
relève d’une tradition élitaire de la sphère esthétique. Ces thèses
ne seraient pleinement conformes au projet d’une critique radicale
de la société que si la théorie esthétique à laquelle elle donne
naissance réussissait dans ce double projet : d’une part, établir une
distinction radicale entre l’œuvre d’art proprement dite et
l'institution — son intégration dans la « sphère esthétique » —
d’autre part, mettre en évidence l’élément oppositionnel inhérent à
toute production artistique, au « faire » artistique en général. Ce
défi est celui que relève l’esthétique « négative » d’Adorno.

b) Critique du moment théorique

En 1970, rappelant les tâches accomplies jusqu'alors par la


Théorie critique, Horkheimer explique la distinction qu’il
convient, selon lui, d'établir entre la « Théorie critique hier » et la
« Théorie critique aujourd’hui ». La Théorie critique qui, après la
chute du nazisme, ne « milite plus en faveur de la révolution »
pense que celle-ci « conduirait (...) dans les pays de l’Ouest à un
nouvel état de choses effroyable ». Mieux vaut, poursuit
Horkheimer, « sans arrêter le progrès, conserver ce que l’on peut
estimer de positif, comme par exemple l’autonomie de la personne
individuelle, l’importance de l'individu, sa psychologie diffé-
renciée, certains aspects de la culture ; préserver, dans ce qui est
nécessaire et que nous ne pouvons empêcher, ce que nous ne
voulons pas perdre : à savoir l’autonomie de l’individu » *.
Ainsi s’affirme le souci de sauvegarder, et de mettre hors de
portée des formes de domination technocratique, les vestiges de la
culture bourgeoise, quitte à assumer les conséquences d’une
position « conservatrice » “.
Le maintien du moment théorique et dialectique, conçu

70
comme négation de la négativité réelle existante et effet de la
suspension sine die de la praxis, relève d’une stratégie résultant
toujours de la stabilisation des rapports de production et où la thèse
du statisme des forces productives — intégration du prolétariat —
n'entre plus en contradiction avec le développement de la
rationalité et le progrès scientifique et technique. Evoquant
l’évolution de la société « vers un monde totalement administré »,
Horkheimer croit pouvoir affirmer l’existence d’une « tendance
immanente au développement de l’humanité », autrement dit,
d’une sorte d’autonomisation du processus de rationalisation
échappant à toute intervention des individus que Marx incluait
dans les forces productives. L'absence de contradiction interne à
la conception horkheimienne n’exclut nullement une certaine
ambiguïté à laquelle tente d’échapper Adorno, concernant
notamment l’adoption finale d’une attitude « optimiste
pratique » “!.
Il semble, à la lecture des derniers textes de Max
Horkheimer, que l’objet même de la critique finisse nécessaire-
ment par échapper à la critique dans la mesure où celle-ci abdique
devant ce qu’elle considère comme un blocage historique auquel
elle n’assigne aucune limite temporelle. Dès l’origine, le modèle
de développement américain a probablement influencé de façon
déterminante la conception que certains théoriciens critiques ont
pu se faire des réalités sociales, économiques ét politiques
européennes. Face à cette évolution — l’American way of life sert
de référence non seulement aux sociétés industrielles occidentales,
mais également aux pays du «tiers monde » — et devant
l'intégration progressive du prolétariat, ils ont pu se convaincre
que les transformations ne se réduiraient qu’à des aménagements
et des réformes limitées à l’intérieur de la rationalité. Jean-Marie
Vincent note à juste titre, à ce propos : « .…la théorie critique s’est
considérablement modifiée sous le poids de ses propres pesanteurs
et de la situation à laquelle elle était confrontée. Elle se présente
maintenant comme une théorie qui dépasse les limites du
marxisme, particulièrement ses limites “ économistes ” afin de
produire une conception plus satisfaisante du mouvement histo-
rique. Toutefois, les titres qu’elle présente pour justifier cette
prétention ne sont guère convaincants, même si l’on fait
abstraction des faiblesses déjà décelées dans l'analyse du
capitalisme contemporain. L’explication de la rigidité du rapport
social par la perversité d’une raison contaminée, presque dès

71
oi
Di
=

l’origine, par la domination soulève des difficultés *. »


Proche des conceptions de Horkheimer, Marcuse pouvait
déclarer, dès 1964, dans L'homme unidimensionnel, que « sous
son dynamisme apparent, cette société est un système parfaitement
statique : son mouvement en avant est compris tout entier dans sa
productivité oppressive et ses réglementations profitables. Le
progrès technique est enfermé dans le système, cela va de pair
avec le fait qu'il grandit dans la société établie *. »
Le vieillissement des thèses de la Théorie critique ne peut être
ignoré. Il réside peut-être dans le fait que les théoriciens critiques
ont pu croire que le développement des forces productives et le
renforcement de la structure de la domination obéissait à une
logique en quelque sorte « aveugle » du système lui-même “, se
refusant, au nom d’une conception plus globale de la philosophie
de l’histoire, à réduire à des aspects, selon eux trop politiques et
conjoncturels, les mécanismes de pouvoir et de domination.
Plus radicale que celle de Max Horkheimer, et que celle
exprimée par Marcuse dans La dimension esthétique, la position
d’Adorno ne saurait en aucun cas être assimilée à un simple refuge
dans l’humanisme classique où la défense des valeurs établies
tendrait peu à peu à se substituer à la pratique de la pensée comme
critique radicale et sans compromis de la réalité existante. Les
Minima moralia expriment clairement l’idée que la suspicion qui
s’attache à la notion d’individualité ne dispense pas de l’analyse
des raisons qui poussent la société et la domination à accélérer son
déclin.
Dans sa recherche des conditions susceptibles de créer de
nouveaux rapports entre la théorie et la pratique, et sa quête d’une
pratique nouvelle de la pensée philosophique ancrée dans la
réalité, la Théorie critique a pu prétendre ne plus se considérer
elle-même comme moment d’une pratique sociale et croire que sa
critique radicale de la société la situait en dehors du processus
qu’elle s’efforçait d’analyser. Pourtant, en témoignant par
elle-même de la possibilité d’une critique radicale, l'Ecole de
Francfort aurait pu aboutir à la conclusion que le processus
d'intégration, décrit par ses représentants avec tant de précision et
de détermination, n’était ni en voie d’achèvement, ni aussi
irréversible qu’elle croyait pouvoir l’affirmer. Au contraire,
Horkheimer s’est contenté, vers la fin de sa vie, d’une attitude
proche de la réconciliation.
Adorno, en revanche, est resté convaincu de la nécessité de

72
poursuivre la critique, sans doute quelque peu désespérée, mais
non moins radicale, du modèle technocratique, de son expansion
et de son évolution vers des formes d’administration totale.
La réflexion esthétique, et l’art lui-même, auraient pu
apparaître comme les derniers refuges de l’individu et de la
négation déterminée ; limitée dans cette fonction, la théorie
esthétique se serait révélée, en ce cas, incapable de susciter une
quelconque réflexion sur l’évolution des pratiques artistiques et
culturelles contemporaines. La Théorie esthétique témoigne, à
l’inverse, de la place que lui attribuait Adorno dans le cadre d’une
analyse critique, jamais interrompue, des rapports sociaux
contemporains “.

B — Les contradictions de l’esthétique


philosophique

1) Esthétique et expérience historique


Refus de reconnaître que l’« attitude adéquate » de l’art
puisse consister exclusivement à « fermer les yeux » et à « serrer
les dents » (« Die adäquate Haltung von Kunst wäre die mit
geschlossenen Augen und zusammengebissenen Zähnen ») “, la
Théorie esthétique d’Adorno — réflexion sur l’expérience de la
modernité au xx° siècle — tente de répondre au défi d’écrire sur
l’art et sur l’esthétique à l’ère de leur déclin. Paradoxe et
contradiction sont le prix de la parataxis, de l’adoption d’un
dispositif linguistique rebelle à la communication. Critique de son
propre discours, peut-être même théorie de sa propre impuissance,
voire de son échec, le texte adornien « joue » cependant sur la
contradiction entre la critique de l’instrumentalisation du langage,
mimesis de la domination au sein de la société d’échange
(Tauschgesellschaft), et l’utilisation de ce langage aux fins de la
critique. Le paradoxe apparaît ainsi comme constitutif du projet
même de l’esthétique d’Adorno.
Il serait erroné de croire qu’il l’affecte en totalité. Théorie
esthétique hérite d’une problématique liée à la philosophie de
l’histoire, développée dans la Dialectique de la raison, et
affirmant l'identité des formes de domination rationnelle sur
l’homme et sur la nature, ainsi que la dégradation de la raison

75
réduite à l’état de moyen, instrument de cette domination.
Mais le thème de la catastrophe, évoqué dans la Dialectique
négative “ confère son sens à cette problématique, un sens funeste
provenant de cette certitude que survivent potentiellement, au sein
même de la société industrielle avancée, les forces ayant engendré
le totalitarisme : « J’estime que la survie du nazisme dans la
démocratie présente plus de dangers potentiels que la survie des
tendances fascistes dirigées contre la démocratie. Le ver dans le
fruit est quelque chose d’objectif ; des figures ambiguës réappa-
raissent, occupant des positions de force, uniquement parce que
les conditions sont favorables “. »
L'idée de l’art comme réconciliation impossible avec le
réel — la réconciliation « utopique » signifierait sa
disparition “ — ne conduit pas au renoncement de l’expérience
esthétique. Au contraire, l’esthétique exige la critique des formes
artistiques, notamment des formes totalement élaborées struc-
turées, mimesis trompeuse de la domination dans un univers réifié.
Lire la Théorie esthétique exige la pleine conscience de cette
distinction entre les présupposés philosophiques qui la situent dans
le prolongement de la critique de la culture développée par la
Théorie critique, et la philosophie de l’art comme interprétation
critique et dialectique des œuvres passées et des pratiques
artistiques et culturelles contemporaines. A cette seule condition,
la Théorie esthétique n'apparaît plus uniquement comme un
corollaire de la Dialectique de la raison et de la Dialectique
négative. Dès l’origine, le projet philosophique d’une réflexion
sur l’art répond à la nécessité de théoriser les procédés d’analyse
immanente, développés notamment par Walter Benjamin *, et de
les intégrer ultérieurement dans un discours esthétique étroitement
lié à une conception déterminée de la philosophie de l’histoire.
Telle est l’une des significations de la critique de l’esthétique
hégélienne exposée dans le texte initialement prévu comme
introduction à la Théorie esthétique : « L’esthétique n’a pas à
partir en quête de la nature primitive de l’art, mais à penser de tels
phénomènes dans des constellations historiques (...). Dans une
phase historique où l’idée de la réalité de la raison devint une
dérision, l'interprétation de Hegel n’est plus qu’une consolation,
en dépit de la variété des perspectives qu’elle ouvrait. Si sa
conception réussit à médiatiser l’histoire à l’aide de la vérité, la
vérité de cette conception ne peut néanmoins être isolée des
malheurs de l’histoire ‘!. »

74
La nécessité de la réflexion philosophique provient en partie
de ce changement de point de vue historique, de point de vue
« sur » l’histoire qui, après l’échec de la culture, n’a plus rien de
commun avec celui de Hegel. Penser les phénomènes artistiques
« dans des constellations historiques » *? a certes pour origine le
fait que l’esthétique « n’a pas à partir en quête de la nature de
l’art », et qu’il n’existe pas de « catégorie individuelle isolée qui
puisse penser l’idée de l’art » ’, mais cette exigence répond
également à la nécessité — urgente à l’époque de la liquidation de
l’individuel — de compenser l’abstraction des catégories esthéti-
ques traditionnelles par une réflexion sur les déterminations
historiques de leur genèse.
Adorno considère comme « inévitable » la référence aux
catégories esthétiques traditionnelles, mais il s’agit de catégories
transformées par l’irruption de l’expérience historique dans la
théorie. Seule la dialectique de l’histoire, la prise en compte,
précisément, du vécu historique peut supprimer leur « caractère
néfaste d’abstraction », tout en conservant ce qu’elles ont
d’universel *.
Plutôt que rechercher un fondement systématique ou philoso-
phique aux analyses d'œuvres particulières, Adorno propose la
démarche inverse : chercher à poursuivre la réflexion esthétique à
travers l’expérience des analyses. C’est seulement ainsi que
l'esthétique « vise à l’universalité concrète » *.

2) La critique du concept par le concept


Au paradoxe kantien de l’universel sans concept, Adorno
substitue cette formulation non moins surprenante de l’universalité
concrète, mais dont le caractère paradoxal disparaît cependant si
on la réfère aux prétentions de l’analyse immanente des œuvres
particulières et à la mise en évidence en chacune du contenu
concret et particulier, d’une vérité universelle. Ce contenu de
vérité « a besoin de la philosophie » (Der Wahrheitsgehalt eines
Werkes bedarf der Philosophie) *. Il est, précise Adorno, le lieu
où coïncident art et philosophie : « C’est en lui seul que la
philosophie converge avec l’art ou s'éteint en lui”. « Ce
phénomène d’« absorption » de la philosophie par l’art n’est pas
réservible : la philosophie n’a pas besoin de l’art, et la Dialectique
négative ne peut que se tenir «à l'écart de tout thème

75
esthétique » *.
Cette convergence de l’art et de la philosophie dans le
contenu de vérité de l’œuvre marque la rupture d’une esthétique,
fondée sur l'analyse immanente et sur le refus de toute
intervention des catégories abstraites prédéterminées, avec les
systèmes idéalistes : « L'immanence réfléchie des œuvres exclut
l'application extérieure de philosophèmes *. » Le mérite de Kant,
incapable de résoudre la contradiction existant entre la subjectivité
du jugement de goût et l’objectivité esthétique, réside ainsi dans le
refus du philosophe de conceptualiser à outrance l’analyse
esthétique, en la laissant, selon les termes d’Adorno, « latente,
aconceptuelle et objective » ©.
Hostile à l’application des normes et des critères de
l'esthétique philosophique traditionnelle, l’étude immanente des
œuvres n’est pas moins rebelle à l’utilisation positiviste des
concepts élaborés dans le cadre épistémologique des sciences
particulières. Le refus, notamment, de la méthode philosophique,
qu’exprime de façon si manifeste l’analyse des créations littéraires
et poétiques (Valéry, Proust, Kafka, Beckett, Hôlderlin) *
procède, chez Adorno de cette démarche « négative » : « La
manie qu'ont les sciences humaines de réduire le nouveau au
toujours-semblable (...), leur manque de sensibilité pour la
situation historique des phénomènes artistiques comme indice de
leur vérité, correspond au penchant de l’esthétique philosophique
pour ces prescriptions abstraites qui n’ont d’invariant que le fait
qu’elles ne cessent d’être convaincues de mensonge par l’esprit
qui se constitue (...). Même ces maîtres honorés par l’Université
hésiteraient à appliquer à la prose de La métamorphose ou de La
colonie pénitentiaire de Kafka, par exemple, où la sûre distance
esthétique à l’objet vacille, un critère codifié comme celui de la
satisfaction désintéressée ; celui qui a pris conscience de la
grandeur de la création littéraire de Kafka est obligé de sentir que
le discours sur l’art lui est inadéquat (...). L’esthétique renonce
radicalement à la prétention de la philologie à s’assurer du contenu
de vérité des œuvres d’art, quels que soient ses mérites ©. »
La théorie philosophique de l’art, au regard de laquelle
l’idéalisme et le positivisme souffrent, pour Adorno, de défauts
identiques, est contrainte de tirer les conséquences de la « misère
de l’esthétique » ®. Ne pouvant être constituée « ni d’en haut ni
d’en bas, ni à partir des concepts, ni à partir de l’expérience non
conceptuelle » “, l’esthétique requiert un mode de réflexion

76
théorique qui renvoie dialectiquement à l’expérience de la chose
même : « Face à cette triste alternative, elle ne peut se sauver que
par la réflexion de la philosophie selon laquelle les faits et les
concepts ne sont pas comme des faits opposés, mais se médiatisent
réciproquement . » Cette réflexion dialectique doit être « né-
gative » ; l’esthétique suppose la critique permanente des catégo-
ries esthétiques en déclin que la théorie philosophique de l’art
s'efforce de « penser dans une négation déterminée » .
Le rôle assigné par Adorno à la « négation déterminée »,
destinée à mettre en évidence l’inadéquation des catégories de
l'esthétique philosophique traditionnelle par rapport, notamment,
à l’expérience historique de la modernité, montre clairement que
l'identité du contenu de vérité en esthétique et en philosophie ne
revêt de sens qu’au regard du projet d’une « dialectique
négative », d’un renversement auto-réflexif des concepts de la
philosophie traditionnelle, voire du concept de philosophie
lui-même. L’exclusion de toute thématique artistique apparaît
alors comme provisoire, le temps, pour la philosophie, de se
constituer en négation déterminée du langage conceptuel. En
rompant avec le système discursif et catégoriel, l’esthétique
énonce le possible retournement de la logique conceptuelle contre
la conceptualité discursive elle-même : « Le concept philosophi-
que ne renonce pas à la nostalgie qui anime l’art en tant qu’il est
dépourvu de concepts, art dont il fuit la réalisation d’immédiateté
comme étant une apparence. Organon du penser et aussi bien mur
entre lui et ce qui est à penser, le concept nie cette nostalgie. La
philosophie ne peut ni esquiver une telle négation ni s’y plier.
C’est à elle de faire l’effort d’arriver au-delà du concept par le
concept ‘. »

3) Le paradoxe de l'esthétique
Ainsi, la construction de l’esthétique * est-elle suspendue au
« travail de l’auto-réflexion philosophique » , à la réussite de
l’entreprise consistant à surmonter le concept par le concept
même, à mener à bien la critique philosophique en sachant qu’elle
« transgresse la philosophie » ”.
Adorno insiste à maintes reprises sur le caractère probléma-
tique de cette auto-réflexion — « Un tel concept de dialectique
éveille le doute sur sa possibilité » ?! — qui ne repose que sur la

4
volonté du sujet de la pousser à ses plus ultimes conséquences :
« Une confiance même problématique en la possibilité pour la
philosophie d’arriver à surmonter par le concept, ce qui élabore et
ampute, et d’arriver par là à atteindre au non-conceptuel, est
indispensable à la philosophie et pour cette raison participe de la
naïveté dont elle souffre 7. » ,
L'idée d’une dialectique négative, liée à l’espoir de pouvoir
vaincre le penser par la force du penser lui-même, témoigne de la
dépendance de l'esthétique à l’égard du philosophique. L’esthé-
tique ne devient négative qu’en raison de la négativité de la
dialectique, et la vérité du contenu philosophique et esthétique —
que tentait jusqu'alors de saisir positivement le discours
philosophique, logique et systématique — apparaît négativement
dans l’art, interdisant ipso facto que ce dernier ne puisse être
considéré que comme le simple lieu privilégié d’une rationalité
« authentique », enfin réconciliée avec la nature. Ecriture de
l’histoire passée et des souffrances accumulées, l’art est aussi
l’expression d’une vérité autre que celle de l’histoire conçue
comme régression continuelle, et non pas uniquement l’antithèse
radicale de la raison dominatrice de la nature et des hommes.
Admettre une telle conception serait reproduire le schéma
qu’entend précisément briser la dialectique négative, celui d’une
essence intemporelle de l’art opposée à une raison abstraite,
antagoniste, et de ce fait non dialectique. A l’inverse, l’esthétique
se révèle comme un moment de la critique de la praxis, de la
rationalité fins-moyens, tentative de rupture définitive avec toute
science philosophique de l’art, nostalgique du statut ontologique
accordé aux concepts absolutisés d’« œuvre », d’« art » et de
« vérité ». L’assertion de la Théorie esthétique : « L’art est
l’antithèse sociale de la société », formule ambiguë, nécessite son
explication au regard d’une philosophie négative de l’histoire :
l’art n’est pas, « par essence », opposé à la société ; c’est la
société qui constitue l’art comme ce qui devient son contraire au
cours d’une histoire placée sous le signe de la domination sur les
hommes et sur la nature, dévaluant peu à peu l’idée de beau
naturel, et s’efforçant, en contrepartie, d’élaborer un concept
positif de progrès artistique.
L’analyse immanente n’a pas pour but de déterminer la place
de l’art dans la société, mais de préciser la manière dont la société
s’« objectivise » dans l’art ”*, objectivation qui prend en toute
forme d’art, et non pas seulement dans les formes de la modernité,

78
le caractère d’une protestation. L’art moderne n’a pas sur l’art des
époques antérieures le privilège d’être « polémique ». Le conflit
latent et irrationnel entre le sujet et l’objet qui s’exaspère en lui
n’est que la conséquence de l’instrumentalisation outrancière de la
raison et de l’investissement de tous les secteurs de l’activité vitale
par la rationalité. La puissance critique du contenu de vérité de
l’art moderne résiderait ainsi dans la déstructuration d’une forme
qui cesserait d’obéir aux critères de la pensée rationnelle et
discursive : « Le contenu, en tant que négation de l’idée absolue,
n’a plus, comme le postulait l’idéalisme, à être identifié à la
raison. Critique de la toute-puissance de la raison, le contenu
lui-même cesse d’être raisonnable selon les normes de la pensée
discursive *. »
La conception de l’autonomie de l’art, comme image
inversée de la rationalisation et de la fonctionnalisation de la
société d’échange, est indéniablement présente dans la Théorie
esthétique ; mais elle n’est pas pour autant incompatible avec
l’idée de l’art comme mimesis anticipatrice d’une vie libérée de la
domination, ni contraire à la thèse de l’art moderne comme
mimesis de la réification et de la vie aliénée et durcie. En
montrant, au sein même de la totale rationalisation, que subsiste la
possibilité d’utiliser des procédures techniques élaborées selon les
lois de la rationalité, l’art moderne révèle qu’un secteur de la
production échappe encore à l’instrumentalisation.
La problématique de la Théorie esthétique, pas plus qu’elle
n’est l’aboutissement des thèses développées dans la Dialectique
de la raison, n’est un corollaire de la Dialectique négative.
L’esthétique ne saurait se contenter de servir de consolation au
sein du monde désenchanté, ni se réduire à l’expression d’une
rationalité « autre », antagonisme absolu et idéal de l’Aufklärung
à son déclin.
Elément de la critique de la culture, l’esthétique ne transige
pas sur le maintien de la raison dialectique, pas plus que sur
l’auto-réflexion de la rationalité dans son opposition aux forces
tendant à l’asservissement de l’individu.
Ainsi, l’esthétique est-elle contrainte de relever le défi qui
mine la Théorie critique : « Ce qui de nos jours est exigé du
penser, ce n’est rien de moins que d’avoir à se tenir constamment
au sein des choses et à l’extérieur des choses. » Elle aussi prétend,
comme le baron de la fable, se « tirer elle-même par les cheveux
hors du marécage où (elle) est embourbé(e) » ”.

19
+

En déterminant la raison d’être de l’esthétique par le refus de


la réconciliation que l’idéalisme comme le positivisme n’ont
jamais réalisée que sur le plan de la réflexion *, Adorno limite
considérablement les ambitions et le projet de la théorie de l’art.
Parce que l’esthétique ne peut opérer sans concepts, il lui faut
concevoir une médiation dialectique qui ne résiderait pas dans le
« recours à un degré supérieur d’abstraction » mais dans « le
processus de dissolution du concret en soi » ”.
Sauvegarder le temps du « pur regard » et satisfaire à la
réflexion : à cette double attente, doit répondre une esthétique que
la conciliation de ces exigences ne condamnerait, cependant, ni à
la réconciliation ni à l’affirmation.
III — Affirmation et positivité

« Un vrai commencement de l’art


exigerait que l’humanité oublie
l’art (planétarisé maintenant) des
cultures méditerranéennes, re-
nonce à comprendre la Grèce
antique et l’Italie du Moyen Age,
les Flamands, les modernes, toute
peinture qui soit même le contre-
pied de la tradition... »

LEROI-GOURHAN.

A) L’incongru et l’Aufklärung

— L’« espace vide » de Jean Paul

On pourrait — pourquoi pas ? — se représenter l’évolution


de l’art contemporain depuis Dada comme celle d’une longue suite
d’incongruités. Les exemples ne manqueraient pas. Au hasard, et
de façon aussi délibérément arbitraire que l’est le choix de ce point
de départ et celui du terme « incongru », on citerait les
ready-made de Man Ray, les combing painting de Rauschenberg,
le bulldozer de Walter Maria, les « petites statues de la vie

81
précaire » de Dubuffet, etc., et, par sa longueur même, cette liste
retirerait très vite à la notion d’incongruité sa spécificité et sa
pertinence.
Que se serait-il passé s’il avait fallu classer du plus au moins
incongru et, pour ce faire, partir en quête du critère infaillible
permettant de dire si le degré d’incongruité de L.H.O.0.Q. de
Duchamp est supérieur ou inférieur au « Paroxyme de la
douleur » de Picabia ? Rien, probablement.
Pourtant, à défaut de faire l’expérience de l’incongruité,
aussi bien l’expérience réelle, pratique, que l’expérience théorique
et philosophique— incongru par rapport à qui et à quoi si
l’incongruité se dissout dans la profusion de ce qui relève
d’elle ? — rien n'empêche de la fantasmer, de rêver, par
exemple, à l'impossible défilé nazi sur une musique atonale, tout
comme le tambour d’Oskar perturbe, sur un air de charleston, la
cérémonie fasciste '.
Mais ce qu’il advient lors d’une hallucination ou d’une
chimère peut également advenir aux discours. Il en est
d’incongrus, d’inconvenants, de contraires aux règles. Littérale-
ment imprévisibles, ils agacent, comme tout ce qui refuse les.
normes établies. Ainsi en va-t-il de certains discours « esthé-
tiques » qui précisément méritent cette épithète parce qu'ils
prétendent, avec juste raison, être plus que des discours « sur »
l'esthétique. Ce qui peut-être est prévisible, c’est leur disparition
prochaine, encore qu’on voudrait ne croire qu’à leur évanouisse-
ment progressif, tel le chant de Joséphine dans la nouvelle de
Kafka. Car la norme est là qui guette, qui n’est plus seulement
l'institution, l’Académie, l’Université ; norme d’autant plus
insidieuse qu’elle n'apparaît plus sous les traits d’un pouvoir
tonitruant, mais atténue le bruit de son approche, désormais aussi
discret et feutré que l’impulsion électronique d’un microproces-
seur ou d’un circuit informatique.
Incongrus par leur contenu, par ce qu’ils énoncent et
annoncent, dénotent ou connotent, ils surprennent également par
leur forme, par l’étrange alliance qu’ils réalisent entre le savoir
dont ils sont porteurs, et le traitement langagier, linguistique par
lequel ils l’expriment. D’où la résistance qu’ils offrent à la gestion
bien organisée qui tente de les accaparer. Discours donc, et
encore, certes — la contrainte du logos occidental limite les choix
possibles— mais discours à côté des systèmes en voie de
constitution, contre eux parfois, sciemment, mais le plus souvent

82
de façon implicite.
C’est, entre Kant et Hegel, Friedrich Richter-Jean Paul, déjà,
raillant dans ce qu’il intitule curieusement son Cours préparatoire
d'esthétique (Vorschule zur Aesthetik) ? les prétentions théori-
ciennes des esthéticiens, des Wissenschafiler, des « pur sa-
vants » : « L’esthétique de celui qui pratique est un cor d’Obéron,
qui appelle à la danse : celle du pur savant est bien souvent un cor
d’Astolfo, qui fait fuir au moins plus d’un jeune homme qui
aimerait tant vivre et mourir pour les beautés ?. »
C’est Walter Benjamin qui, fuyant l’abstraction théorique et
la « langue des proxénètes » — le langage philosophique —
parcourt en flâneur les passages parisiens, et observe que son livre
Einbahnstrasse * a pris la forme d’une « organisation bizarre »,
d’une construction aphoristique, éclatée, fantasmatique ; une
« féerie dialectique », comme il l’appelle “.
A côté des certitudes conceptuelles qu’offrent les systèmes,
parfois adossés à elles — le romantique Jean Paul « côtoie » le
système esthétique kantien ; Walter Benjamin espère du marxisme
une politisation de l’esthétique ° — se font jour d’autres discours,
des discours plutôt « timides », selon l’expression de Lascauit,
relevant d’une « esthétique dispersée », fragmentée, et donc
« modeste » ?. Mais ce type de discours n’est peut-être plus tout à
fait discours à proprement parler, pas plus qu’il n’adhère
immédiatement à l’aisthésis, comme prétend le faire l’œuvre. Ni
concept ni œuvre, il oscille entre les deux, renvoie la seconde au
premier sans l’y assujettir, montrant par là qu’il n’a pas
entièrement rompu avec la théorie, mais que celle-ci, désormais,
est, si l’on peut dire, sous-jacente. On pourrait le définir comme
parcours, imprévisible mais non arbitraire, car ce qu’il ac-
cueille — ou recueille — ce sont précisément les choses ou-
bliées, les paralipomena, les rebuts non seulement des systèmes,
mais du système.
Sans doute, la comparaison entre trois types de discours
considérés ici comme exemplaires, uniquement, est-elle sinon
audacieuse, du moins limitée.
Le discours de Jean Paul, contemporain des grands systèmes
esthétiques qui s’élaborent au lendemain de la reconnaissance par
Baumgarten de l’esthétique comme Kunstwissenschaft, science de
l’art, demeure un discours polémique, un discours de réfutation
parfois, contre tel aspect des théories « modernes », celles de
Kant ou de Schiller, de Klopstock ou de Schelling.

83
Le Cours préparatoire d'esthétique, dont Jean Paul dit,
lui-même qu'il est à la fois parodie et plaisanterie, s’installe dans
les lacunes des systèmes, dans ces espaces vides que le concept
philosophique n’a su ou n’a pu investir : « Un philosophe qui tire
une définition de l’addition d’une grandeur positive et d’une
négative obtient à coup sûr l’espace vide où l’intuition du lecteur
peut déposer à son aise, immaculé, l’objet souhaité *. »
Mais ce discours, qui vise, à sa manière, la réalisation
absolue et idéale de la littérature *, se développe au milieu des
certitudes qui nourrissent déjà les systèmes idéalistes de Hegel et
de Fichte. Le Witz de Jean Paul, comme celui de Friedrich
Schlegel, se détermine par rapport à l’Aufklärung, dont il ne
constitue qu’une sorte de dérision — une parodie — plus qu’une
antithèse réelle. Rien, dans le contexte philosophique, culturel et
artistique de l’époque, ne vient remplacer la référence à
l'Antiquité, à la Grèce, à Rome également. Non seulement cette
référence continue d’alimenter la nostalgie romantique — celle
d’un Hôlderlin par exemple — mais elle impose à l’imaginaire
contemporain les limites qui sont celles de l’idéal et du modèle
inaccessibles. Qu'on pense au rôle que joue ce modèle dans les
Vorlesungen über Aesthetik, chez Hegel, et à l’étonnante
interrogation que formule encore Marx.
« Dans les jours critiques de notre époque malade », comme
l’écrit Jean Paul ", les certitudes ne sont ni politiques ni.sociales,
mais intellectuelles et philosophiques. Elles définissent l’hybris
romantique, cet orgueil et cette démesure dans lesquels se
reconnaît le génie goethéen. L’antiquité, comme modèle anachro-
nique, représente cet horizon « rétroactif » qui, à plus d’un
demi-siècle d'intervalle, limite la vision du monde nietzschéenne.
Elle garantit les certitudes esthétique et artistique, également, que
n’ont encore ébranlées ni l’exigence de modernité d’un Rimbaud
ou d’un Baudelaire, ni les révolutions formelles en art.
Il est vrai que le romantisme allemand reste, sur le plan du
discours esthétique notamment, largement héritier de l’Auf-
klärung. À l’époque où l'esthétique s’érige en science, et où se
forgent les catégories qui prétendent rendre compte de la
sensibilité et du goût, d’autres discours sont possibles qui tentent
de sortir des cadres conceptuels, et qui ne sont pas de simples
exercices rhétoriques.
Mais ces discours sont encore des discours reférentiels où le
concept — même s’il laisse des « espaces vides » au jeu de

84
l'intuition — sert malgré tout de repère, et où la notion d'œuvre,
par exemple — que celle-ci soit conçue comme fragmentaire ou
fragmentée — demeure intacte, aussi bien dans l’Athenäum des
frères Schlegel que dans la Philosophie des beaux-arts de Hegel.
Discours sur l’œuvre, discours sur les genres aussi, qui reste
attaché aux catégories et aux formes, à la Forme, non pas par
opposition au contenu, mais forme comme enveloppe concep-
tuelle, montrant que l’esthétique, plus descriptive qu’interpré-
tative, demeure sous l’emprise de la philosophie, du concept.
Le Witz, comme le grotesque, circulent à travers les
concepts, à travers leurs failles, ils jouent avec eux et se jouent
d'eux, mais représentent toujours des catégories qui appellent leur
définition. Ils sont dérision, mais non destruction, ni subversion.

— Les illusions de l’Aufklärung

Le « vivant processus de l’Aufklärung en marche » !! génère


un type de discours, la critique d’art, genre inédit, moins par sa
forme que par sa fonction sociale et « politique ».
Les grands noms de l’époque s’adonnent de bonne grâce à ce
nouvel exercice littéraire, F. Schlegel et Schiller notamment. Il
s’agit non seulement d’informer, mais d’éduquer le public, de
susciter en lui la réflexion critique. Telle est la tâche des Gelehrte,
des savants, qui est de participer de façon active, et par
l’éducation (Erziehung), à la constitution d’une sphère publique
cultivée, à l’élaboration d’une Bildung.
Ce projet « philosophique » qui vise à l’émancipation de
l’individu et au développement raisonné de toutes ses facultés en
vue de réaliser une humanité harmonieuse, n’est envisageable que
sous condition. Cette condition détermine le sens même du projet
aufklärer : élaborer un système conceptuel et catégoriel suffisam-
ment précis et affiné capable de saisir en une totalité l’ensemble
des manifestations et des activités humaines, y compris les
activités artistiques et culturelles. Mais préludant en cela le
mécanisme d’inversion propre à tout positivisme, l’Aufklärung ne
reconnaît la qualité — artistique, par exemple — qu’aux manifes-
tations susceptibles d’entrer dans les catégories prédéterminées du
système. Ainsi que le note à ce propos Max Horkheimer : « Les
systèmes de la raison objective impliquaient la conviction que l’on
pouvait découvrir une structure englobante ou fondamentale de
l’être, et que l’on pouvait en tirer une conception de la destination

85
de l’homme ". »
La critique, celle dont on fait preuve et qu’on cherche à
inculquer, est donc circulaire, sans fin, et sans autre finalité que
celle du système dans lequel elle est incluse et dont elle aide à la
reproduction.
Ce n’est certes pas un hasard si, décidant de se consacrer en
profondeur au romantisme allemand, et commençant la lecture de
l’Athenäum et de A.W. Schlegel, Walter Benjamin se heurte très
tôt au problème de la critique d’art et pose de façon plus générale
le problème du discours esthétique, notamment celui de sa
destination : « Ce travail traite du concept romantique de critique
(de la critique d’art). C’est du concept romantique qu'est sorti son
concept moderne ; mais chez les Romantiques, la “ critique ” était
un concept tout à fait ésotérique qui appuyait sur des présupposés
mystiques tout l’ordre de la connaissance et qui sur l’art lui-même
contient les meilleurs aperçus des poètes contemporains et plus
tardifs, un concept neuf, très en rapport avec notre concept
d'art”
Mais très vite aussi, Benjamin — même s’il croit encore à
une conceptualisation possible, perçoit la difficulté et l’ambiguïté
qui s’attachent à toute saisie trop abstraite du fait artistique : « Il
s’agissait pour moi de ceci: à l’encontre de ce phénomène
désagréable qu’aujourd’hui les tentatives insuffisantes de faire la
théorie de la peinture moderne dégénèrent aussitôt en théories du
progrès ou du contraste par rapport au grand art du passé,
esquisser d’abord la base universellement valable d’un point de
vue conceptuel de cela que nous concevons par peinture. Alors j’ai
laissé de côté toute considération de la peinture moderne, bien
qu’à l’origine cette réflexion soit née de son absolutisation
indue » *.
Cette « base universellement valable d’un point de vue
conceptuel » ne sera jamais esquissée ; pas plus que Benjamin
n’élaborera sous une forme systématique son projet, maintes fois
annoncé, d’une histoire de l’art et d’une histoire de la
littérature *, recunsidérées l’une et l’autre à partir d’une révision
radicale de la notion même d’historicité. Seuls seront formulés
occasionnellement quelques développements fragmentaires évo-
cant aussi bien par leur style que par leur forme propre la structure
aphoristique des « Thèses sur la philosophie de l’histoire » ".
Mais le discours esthétique de Benjamin, jusque dans le
travail minutieux du style, s'inscrit également dans un projet

86
d’Aufklärung. Dans la Postface aux lettres publiées par Benjamin
sous le titre Deutsche Menschen *, Adorno insiste sur cet
attachement ambigu à l'égard de l’idéalisme allemand : « Ce
volume de lettres s’insurge contre l’anéantissement de l’esprit
allemand, entièrement réduit à l’état d’idéologie par les nationaux-
socialistes. Il se propose de faire découvrir une tradition
souterraine allemande : celle qui ne pouvait être annexée par le
national-socialisme (...). Ce courant profond est proche parent de
l’Aufklärung, qui ne réussit jamais vraiment en Allemagne, même
si tous les grands philosophes de l’idéalisme, à la seule exception
de Schelling, s’en réclamaient. Parce que cette tradition est
aujourd’hui encore mise en échec, parce que les calomnies contre
l’Aufklärung ont survécu au III Reich, l’intention de Walter
Benjamin est aussi actuelle qu’il y a trente ans. Ce livre est comme
un recours contre l'accélération catastrophique de l’histoire » "”.
Mais l’hommage d’Adorno recèle un reproche : « Celui à qui
les détails feraient oublier ce ton particulier comprendrait mal ce
livre. Tout comme celui qui voudrait le lire avec un certain
concept figé de l’Aufklärung, sans songer que celle-ci, entre-
temps, a été emportée dans les tourbillons de l’as-
servissement » ”.
En réalité, ce « concept figé d’Aufklärung » constitue
— comme le révèle l’histoire des rapports parfois difficiles entre
Benjamin et Adorno — l’un des griefs que les théoriciens
critiques adressent aux conceptions de Benjamin. Adorno,
notamment, n’admettra jamais que la réalisation des « forces
constructives de l’humanité », c’est-à-dire du communisme, passe
par ce que Benjamin appelle la « politisation de l’art » ?.
Or, ce projet émancipatoire de l’humanité sous les auspices
du matérialisme dialectique apparaît également dans la conception
benjaminienne de la culture de masse. Contrairement à Adorno et
à Horkheimer pour qui l’industrie de la culture et la production des
biens culturels constituent une sphère de réification totale,
Benjamin — ignorant, il est vrai, les travaux qui donneront
naissance à la Dialectique de la raison — croit à la fonction
progressiste, politiquement parlant, des moyens de reproduction
mécanisés et des innovations techniques appliquées au domaine de
l’art ?.
Dans le discours « esthétique » de Walter Benjamin, où
s’exprime une philosophie non réductible « à une forme concep-
tuelle générale qui serait contraire à sa nature même » ”, subsiste

87
__ au-delà de son morcellement et de sa fragmentation seuls aptes
à saisir la mutilation du quotidien * — l’idée d’une réconciliation
possible. Au programme, en définitive assez schillérien, de Jean
Paul consistant à rêver d’une éducation esthétique abolissant la
coupure entre la sensibilité et la raison, répond l’espérance de
Benjamin en une politisation de l’art conduisant à l'émancipation
et à la réalisation du projet initial de l’Aufklärung.
Mais, en dépit d’une intention qui se revèle chaque jour
davantage comme naïveté sinon comme utopie — le discours de
l'Aufklärung comme participant à l’émancipation universelle —
ces discours ne sont pas désuets. On préfère les qualifier
d’incongrus en ce qu’ils ne correspondent pas aux normes que
respectent, aujourd’hui encore comme jadis, les discours esthé-
tico-philosophiques, ou ceux des sciences « humaines », trop
souvent piégés par la positivité qu’on attend de leur démarche et
de leurs trouvailles conceptuelles. |
Précisément parce qu’ils se tiennent à la frontière qui sépare
l’art de la vie, l’un dans ce « vide » conceptuel, l’autre loin des
abstractions du concept, ces esthéticiens n’entrent dans aucune des
catégories des esthéticiens vilipendés par Lascault *.
Ce type de discours, orgueilleux et romantique chez Jean
Paul, plein d’espoir chez Benjamin, « timide » chez Lascault,
prend ici valeur d'exemple. En se détachant sur le fond des
discours dominants qui, trop souvent, nous ont bercés dans
l'illusion qu’il n’existait qu’une seule façon de parler d’art et
d’esthétique, il incite à une interrogation sur les autres discours,
ceux des systèmes, des théories et des doctrines, critiques ou non,
insérés dans le mécanisme de reproduction et d’accumulation
culturelles, mécanisme de production et de diffusion d’un savoir
esthétique.
Non pas que ces discours échappent à ce mécanisme, ni ne
trompent le jeu subtil de l’industrie culturelle. Mais parce qu’ils se
glissent délibérement dans les interstices du concept, ils consti-
tuent un moment de résistance — serait-il éphémère — aux
formes contemporaines de gestion du savoir et de la culture. A
travers eux, et indirectement, se pose le problème qui se trouve au
centre de la réflexion de la Théorie critique, celui du degré de
participation ou d’adhésion des discours, et d’une certaine
manière de toute théorie esthétique et philosophique, au principe
de la rationalité scientifique et technologique qui étend progressi-
vement sa régie à l’ensemble de la sphère artistique et culturelle *.

88
B) La positivité

— Aufklärung et réconciliation

Pendant plus de deux siècles, l’esthétique fut «positive »,


probablement sans que les « esthéticiens », c’est-à-dire les
philosophes qui surent ménager une place à la sensibilité à
l’intérieur de leur système, en prennent clairement conscience.
Pour la raison simple que ni les uns ni les autres n’avaient à leur
disposition des concepts critiques suffisamment élaborés capables
de mettre en cause la cohérence même de ce système, et surtout ne
pouvaient concevoir que ce système puisse être autre chose que
cohérent. L’esthétique partageait somme toute le sort de la
philosophie qui lui était sous-jacente, à laquelle elle était
intimiment liée puisqu'elle en était issue directement.
Elle était « positive » parce que la philosophie elle-même
était « positive ». A dire vrai, elle était à la fois « positive » et
« affirmative ». « Positive » dans le sens où elle prétendait à un
savoir, Voire au savoir maîtrisable à l’aide de concepts ;
« affirmative » car, élément d’une culture dont il lui était
impossible de nier la légitimité, elle participait au contraire
pleinement à son développement et à son épanouissement.
Ces deux déterminations, positivité et affirmation, s’impo-
sent comme telles dans la philosophie occidentale à l’époque de
l’Aufklärung, et sont contemporaines de l’apparition du terme
« esthétique » qui se définit comme science de la beauté et de
l’art : « Dans la mesure où la philosophie a accepté les règles et
les valeurs du principe de réalité, la revendication d’une sensibilité
libérée de la domination de la raison n’a pas trouvé de place dans
la philosophie ; considérablement transformée, elle a trouvé
refuge dans la théorie de l’art ”. »
Cela revient à dire que la sensibilité obtient droit de cité,
officiellement, dans le discours philosophique, le jour où celui-ci
accepte de la prendre en charge, et la fait bénéficier de ses
concepts et de ses catégories. Elle constitue, dès lors, le pendant
possible et admis — non plus seulement toléré comme aux siècles
précédents — du discours rationnel et logique.
Tel est le sens qui se dégage des « Leçons » prononcées par

89
F.W.J. Schelling en 1802 à l’Université d’Iéna. L’art — « néces-
sairement partie intégrante d’une constitution politique tracée
d’après les idées » * — ne peut être digne que d’une investigation
philosophique, seule fondatrice d’une authentique science de
l’art : « D’où il appert non seulement que l’art peut être objet du
savoir de la philosophie, mais qu’en dehors de la philosophie et
autrement que par la philosophie, rien de ce qui touche à l’art ne
peut être connu de manière absolue ”. »
Cette émergence du domaine de l’esthétique, que Kant
conçoit comme un intermédiaire entre les sens et l’intellect,
n’entraîne donc pas une révision de l’appareil conceptuel dans sa
prétention à saisir la vérité, l’absolu. Les concepts ne sont pas
« réfléchis », ni critiqués, encore moins objets d’une métacritique
qui mettrait en cause l’ordre même de ce discours et révélerait la
complicité, sinon l'identité, entre pouvoir du discours et discours
du pouvoir. Parce que l’art n’est pas conçu comme pratique
sociale mais comme participation à l’accumulation des richesses
culturelles, parce qu’il incarne les valeurs de l’ordre social — et
ne vise certes pas, dans l’idéalisme tel que le définit Schelling, à
leur transmutation — l’esthétique se coupe de la sensibilité aux -
choses, à la vie, pour ne plus se consacrer qu’à la logique des
idées et des mots : « Car la philosophie de l’art est au premier chef
exposition du monde absolu dans la forme de l’art », souligne
Schelling *.
La positivité réside en partie dans cette adhésion première
non seulement à la logique des mots et des idées, mais à la logique
proprement dite. L’esthétique, dès son origine, est positive dans la
mesure où les concepts qu’elle emprunte très largement à la
philosophie masquent leur détermination socio-économique. En
esthétique aussi a régné, et règne encore parfois, ce préjugé, qui
n’est pas seulement propre à Hegel, mais commun à tout
idéalisme : celui de l’identité entre la pensée et l’Etre.
Le développement du criticisme kantien, à l’époque même où
paraît l’Aesthetica de Baumgarten, ne doit pas faire illusion. Le
sujet, instance critique, ne tombe pas sous le coup de sa critique ;
il n’est que la médiation de catégories transcendantales et de
formes a priori qui s'imposent à lui ; il n’en possède pas la
maîtrise.
De ce point de vue, l’idéalisme hégélien, et sa prétention au
savoir absolu, ne fait que confirmer cette impuissance du sujet à
s’instaurer en instance auto-critique de ses propres présupposés

90
théoriques et philosophique.
Mais l’histoire de l’esthétique, comme celle de la positivité,
ne commence pas au milieu du xvur: siècle. Si l’une et l’autre
revêtent, dès l’époque de l’Aufklärung, cette forme définitive qui
permet aujourd’hui de les identifier aussi aisément, une incursion
dans l’histoire de la pensée occidentale permettrait sans doute de
constituer une indispensable archéologie de la positivité, et de
retracer la genèse du rapport qu’elle entretient avec le discours, la
rationalité, l’ordre du logos et le pouvoir. Elle montrerait la nature
réelle, politique et idéologique du chérismos, ainsi que ses
conséquences : la séparation séculaire entre le sensible et
l’intelligible : « La philosophie est répressive : elle l’est parce
qu’elle est fille de la Cité, forme déterminante et exemplaire de
Etat»
Le rêve nietzschéen d’un «Socrate musicien » témoigne
partiellement de cette expérience de la séparation dans un xix°
siècle déjà post-romantique et scientiste : « Il existe une profonde
illusion qui s’incarne pour la première fois dans la personne de
Socrate : la croyance inébranlable que la pensée, s’appuyant sur la
causalité, est capable de pénétrer jusqu’à la racine de l’être (...).
La science, éperonnée par sa puissante illusion, court sans cesse à
ses limites, contre lesquelles se brise l’optimisme caché dans
l’essence même de sa logique *. »
Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement la question des
rapports entre l’art et la science. Le problème perçu par Nietzsche
n’est pas celui du choix, de l’alternative que composent l’un et
l’autre. Il concerne la vie empirique, quotidienne — comme celle
que pouvaient vivre les Grecs avant Euripide, avant Socrate-
Platon — et donc, indirectement, mais de façon non moins
cruciale, la question de la légitimité des systèmes quels qu'ils
soient dans leur prétention à englober cette vie, à l’ordonner, à la
rationaliser, à la planifier, voire à donner d’elle une version
« nouvelle ».
Que l’esthétique positive prétende soumettre l’expérience au
concept n’a ici d'importance qu’au regard de la fonction
idéologique qu’une telle discipline assume dans le contexte social,
économique, politique et culturel. Or, cette fonction peut être
qualifiée de réconciliatrice si, à travers les catégories utilisées, ce
sont des modèles qui s’imposent, conformes aux valeurs et aux
idéaux d’une culture auxquels on doit précisément la perpétuation
de cette coupure entre l’art, la pratique artistique en général, et la

91
Lebenspraxis.
La tradition récente de l’Ecole française d'esthétique n’élude
pas le problème de la prétention ou de la tentation scientifique de
l'esthétique. Mieux, elle l’aborde de front, et la question qui ouvre
le traité de Raymond Bayer : « L’esthétique est-elle une discipline
scientifique ? » témoigne — non sans quelque naïveté — que le
problème, soi-disant, est bien là et qu’on entend le résoudre
définitivement *.
Mais la réponse est faussée, car contenue déjà dans la simple
interrogation ; en outre, on la connaît d’avance ; elle repose sur
une dialectique qu’il est relativement facile de schématiser :
1) Non, l’esthétique n’est pas une science.
2) Si toutefois elle en était une, il ne pourrait s’agir que
d’une science de la qualité.
3) Non, l'esthétique n’est pas normative.
4) Mais « on doit plutôt, en esthétique, élaborer et parler de
catégories. Il y a le beau, le sublime, le gracieux, le dramatique, le
baroque » *.
5) Non, cette esthétique ne prétend pas à l’objectivité ni à
l’universalité des sciences exactes.
6) Mais « mon jugement me juge, redressant ainsi le facteur
personnel et apportant l’équivalent de l’objectivité des sciences de
la nature » *.
La « réintroduction du particulier de la vie », souhaitée par
R. Bayer, est d’autant plus facile que sont définis plus
rigoureusement la méthode et l’objet de l’esthétique. Cette
concession au non-positif — l’émergence du sujet avec sa
contingence et sa « subjectivité » — est une nécessité de
l’objectivation artistique qui, loin d’assurer de façon radicale la
priorité absolue de l’individu sur une quelconque cohérence des
catégories, confirme surtout ce qu’il n’est guère, on en
conviendra, difficile d’admettre, à savoir que l’art n’est ni la
science ni la philosophie *. C’est une concession sur laquelle
même Hegel n’avait pas transigé.
L’affirmation : « L’esthétique, c’est ce qu’il y a de
conceptuel dans l’expérience » constitue ainsi l’un des postulats
possibles de l’esthétique positive, du moins sous la forme d’une
condition nécessaire ‘?.
En fait, la dialectique de l’esprit à l’objet qui doit engendrer
le « réalisme opératoire » est en quelque sorte recouverte par
l'univers axiologique sur lequel se fondent les catégories

92
4

esthétiques. La reprise, par R. Bayer, de la thèse riegelienne du


Kunstwollen ne constitue pas, chez lui, l’inverse du subjectivisme
kantien, mais sa figure symétrique.
Peut-être l’aïstheton est-il conditionné par l’aisthesis et,
contrairement aux affirmations de la Critique de la faculté de
juger, le sentir apparaît-il comme conséquence et non comme
cause de la sensation. Mais la contradiction développée par
R. Bayer, dirigée contre l’esthétique kantienne, s’annule dans la
reconnaissance et l’affirmation de la valeur esthétique à partir du
moment où celle-ci ne naît que de l’insertion forcée de
l’incommensurable domaine de l’aïsthesis dans ce lit de Procuste
que constitue le système.
Une esthétique de ce type suppose prédéterminé et délimité
son objet ; elle peut d'autant mieux affirmer la liberté de l’acte
créateur que les conditions d’exercice de celui-ci sont garanties sur
le plan de l’éthique. La liberté s’octroie d’autant plus facilement
que les limites en sont fixées et connues d’avance, mais il s’agit
alors d’une liberté surveillée.
L’esthétique comprise par Raymond Bayer, dont le Traité
exprime toute une tradition française dans le domaine de la théorie
de l’art, ne mérite certainement pas le qualificatif de scientiste,
mais elle fait partie de ces systèmes philosophiques et esthétiques
qui ne deviennent opératoires qu’une fois exclu a priori ce qui
n’entre pas dans les catégories qu’ils se sont eux-mêmes forgées.
Or, ce laissé-pour-compte de l’esthétique positive n’est pas
seulement ce sur quoi ont achoppé et achoppent encore les
esthétiques marxistes ou para-marxistes, à savoir les détermina-
tions socio-économiques des œuvres d’art, mais les déterminations
socio-économiques des catégories elles-mêmes. Dans la relation
que les esthétiques proches du marxisme établissent entre l'œuvre
et son environnement social, économique et politique, et d’où
elles tirent une définition du réalisme, ce qui manque c’est une
réflexion « seconde » sur la catégorie même de réalisme. C’est ce
problème, par exemple, qui se trouve au centre de la réflexion
esthétique d’Adorno, et auquel Lukäcs et Brecht ont apporté, on le
sait, des solutions radicalement opposées.

— La tentation scientiste

Quel qu’ait été son souci d'interroger avant tout, soit l’œuvre
proprement dite, soit son auteur — Etienne Souriau s’est efforcé

93
de comprendre la psychologie de l'artiste — l'Ecole française n’a
pas pour autant ignoré les rapports entre art et société. Tant s’en
faut, et les études de Pierre Francastel, associant des démarches
d’historien de l’art et d’esthéticien, démontrent la fécondité de
telles investigations.
En établissant une corrélation entre la représentation de
l'espace et l’état d'une civilisation à un moment donné, Pierre
Francastel disqualifie l’ensemble des systèmes scolastiques et
dogmatiques sur l’unicité, l’immutabilité, l’intemporalité et la
transhistoricité de la perception humaine.
Son apport est « révolutionnaire » dans la mesure où il va à
l'encontre des idées reçues dans le domaine de la perspective
linéaire et de la représentation de la réalité extérieure sur l’écran
plastique fixe à deux dimensions : « La perspective linéaire (...)
est un des aspects d’un mode d’expression conventionnel fondé
sur un certain état des techniques, de la science, de l’ordre social
du monde à dh moment donné *. »
Si, toutefois, nous analysions plus précisément le concept de
société tel qu’il intervient dans cette problématique, nous
n’aurions guère de peine à montrer qu’il renvoie plus à une
conception anthropologique et humaniste qu’à une définition
politique, économique et culturelle de la structure sociale
proprement dite, en dehors même de son acception marxiste. Il
apparaît assez clairement que la société de Pierre Francastel n’est
pas cette formation antagoniste où les modèles, les valeurs, les
idéaux et les modes de représentation, forgés puis imposés par un
« petit groupe d'initiés » ‘, servent à légitimer une idéologie qui,
à un moment donné, domine l’ensemble du groupe social.
L'histoire de la société, telle qu’il l’envisage, se confond avec
l’histoire du monde caractérisée par le progrès de la science et des
techniques, évolution qui, ipso facto, entraîne celle des super-
structures et aboutit au demeurant, du moins dans l’esprit de
Francastel, à leur négation en tant que telles : «Il ne fait
scientifiquement aucun doute que l’art d’une époque est davantage
que l’expression littéraire d’une société : il se fonde sur les
structures mentales et physiologiques les plus profondes de
l’homme, il n’est pas une superstructure, mais un langage. (...)
On retrouve à travers l’œuvre d’art les catégories fondamentales
de l’esprit humain à un moment donné “*. »
Ce qui intéresse Francastel, ce n’est donc pas le milieu social,
l’environnement concret, traversé de tendances et de courants

94
contradictoires, où domineraient une idéologie et des institutions
ayant pour fonction de régler — en les occultant — les conflits et
les enjeux, dans le sens, par exemple, d’une rationalité soumise au
principe d’échange et de rentabilité. Pour Francastel, l’évolution
de la société participe de l’évolution plus générale de la
civilisation et du progrès de l'humanité ; elle participe autrement
dit d’un mythe.
Le système de corrélations auquel obéissent la représentation
de l’espace et l’état d’une civilisation à un moment donné revêt
ainsi une apparence de scientificité et d’objectivité libre de toute
implication idéologique au niveau des présupposés théoriques,
philosophiques et esthétiques.
Fondé sur l’hypothèse d’une évolution en quelque sorte
sereine et linéaire de l’humanité — l’un des postulats fondamen-
taux de toute Aufklärung positiviste — ce système peut rendre
compte des contradictions apparentes et jusque-là insolubles de
l’histoire de l’art dans le domaine de la représentation (Renais-
sance et art contemporain), avec d’autant plus de facilité que ces
contradictions sont d’avance résolues, réconciliées au sein d’une
conception mythique de l’aventure humaine en continuel devenir :
« L’espace plastique ne peut cesser de se transformer en fonction
de notre emprise collective sur le monde extérieur ; il ne peut
cesser d’être, à la fois, le reflet de notre conception mathématique
des lois physiques de la matière et de l’ordre des valeurs
sentimentales que nous voudrions voir triompher. Il sera toujours à
la fois, comme au Quattrocento, mythe et géométrie, forme et
contenu, et il y aura encore dans les sociétés humaines bien des
mythes et bien des géométries différentes que celles que nous
avons élaborées “!. »
Une analyse détaillée du système catégoriel sur lequel
s’appuient les diverses esthétiques du xx‘ siècle déborderait notre
propos. Il suffit de mettre en évidence le processus par lequel un
appareil catégoriel masque ses présupposés philosophiques et
idéologiques, et fait l’économie d’une réflexion « seconde » sur
les instances théoriques qui le prédéterminent à interpréter le réel
en fonction de ses hypothèses. Or, ce « processus » et cette
« économie » ont pour conséquence de perpétuer en philosophie
de l’art l’une des formes les plus tenaces de l’idéalisme et de la
philosophie de l’identité qui lui sert de fondement. D'une part,
chaque système hérite un peu de la prétention de la prima
philosophia et ne se présente pas d'emblée, ni explicitement,

95
comme le produit de conditions historiques déterminées. Par le
biais de la substancialisation de ses concepts, il nie, d’autre part,
qu’il est, lui-même, à son tour, producteur d’idéologie.
Cet aveuglement de type scientiste se répercute sur le plan de
l'objet même de la recherche, objet qui n’est pas envisagé
dialectiquement dans le contexte des déteminations réelles,
socio-historiques dans lesquelles il est inclus. Une sorte de
récurrence apparaît alors dans la mesure où le système engendre à
son tour l'idéologie dont il est le produit. Ce phénomène peut être
mis en évidence à propos du changement du mode de
représentation de l’espace tel que l’envisage Pierre Francastel en
prenant l’exemple du Quattrocento et de l’art contemporain.
Le système plastique élaboré par le Quattrocento est lié,
selon Francastel, à une « certaine forme matérielle et intellectuelle
de l’activité des hommes », à son déclin comme à son apparition.
En ce sens, il est bien le produit d’une idéologie — dans
l’acception la plus traditionnelle du terme — à un moment
déterminé. La même chose vaut également pour le nouveau
système plastique qui se met progressivement en place au début du
xx‘ siècle.
Or, l'interprétation de Francastel ne permet pas de saisir le
fait, pourtant fondamental, que ces systèmes, produits d’une
idéologie, relancent également, pendant un temps indéterminé,
cette même idéologie. Durant plusieurs siècles, s’érige un système
global de représentation qui, s’il résulte de véritables révolutions
et d'innovations prodigieuses, n’est pas ressenti comme étant en
rupture avec le mode collectif de perception. Et c’est ce système
qui, au terme de quatre siècles se trouverait « sapé » par l’« art
contemporain » : « M’en tenant au problème que je me suis posé,
celui de l’évolution dernière de l’espace pictural fondé par la
Renaissance et entièrement sapé par l’œuvre des artistes novateurs
des trente dernières années du xix° siècle, je voudrais montrer que
l’ancien espace a décidément vécu, sans aucun espoir de retour,
parce qu'il y a eu non seulement spéculation critique pour en
contester les bases, mais élaboration déjà avancée d’un nouveau
système *. » La difficulté n’est pas tant que l’« art contem-
porain » est totalement irréductible à un système quel qu’il soit :
elle réside surtout dans le fait que l’argumentation suggère la
comparaison entre deux phénomènes de nature différente, entre un
système de représentation global et codifié et un « système » qui
n’en est pas un, qui n'est ni global ni dominant, en rupture

96
y

complète avec le mode collectif de perception, dans la mesure


même où il n’est en vigueur — si l’on peut dire — qu’à l’intérieur
des avant-gardes successives. Cet « art contemporain », aux
formes hétérogènes et disparates, provocateur souvent, parfois
inachevé et laissé délibérément en son stade expérimental, ne se
substitue pas à l’ancien système de représentation de l’espace.
Contrairement au diagnostic de Francastel, ce système survit dans
ces moyens de communication et d’expression aussi technologi-
quement élaborés que sont le cinéma, la télévision et la vidéo où
l’univers « représenté » évoque davantage, sur le plan de ce qu’il
faut bien appeler le caractère « figuratif », l’espace plastique
d’Ucello et Piero della Francesca que celui de Picasso ou de
Delaunay.
Inspirée de la sociologie de Durkheim et de Mauss,
l’« esthétique » de Francastel, comme son histoire de l’art, se
révèle « positive » dans sa démarche, dans ses intentions et dans
les concepts qu’elle utilise : l’œuvre d’art comme « expression des
catégories fondamentales de l’esprit humain à un moment
donné », œuvre qui exige des « rites secrets et une communication
collective », l’art comme « participation à l’aventure humaine »,
et l’espace plastique comme « reflet de notre conception
mathématique des lois physiques de la matière et de l’ordre des
valeurs sentimentales que nous voudrions voir triompher » *.
Dans ce discours « esthétique », dont le mérite indéniable est
d’obliger toute sociologie de l’art à prendre désormais en
considération les différentes conceptions qui fondent les divers
systèmes de représentation, les rapports entre peinture et société
apparaissent très secondaires, et la société elle-même reste pour
ainsi dire à l’arrière-plan. La notion d’« ordre social du monde » à
laquelle fait référence Francastel ne peut pallier de telle
insuffisances ; elle demeure générale et abstraite. Les concepts
d’art, d'œuvre d’art et de peinture conservent intact leur héritage
idéaliste, et la sphère artistique, celle des grands peintres et des
génies, reste coupée de la pratique quotidienne (Lebenspraxis). A
vouloir fuir toute idéologie matérialiste *, Francastel reproduit les
topoi de l'idéologie idéaliste.
La positivité d’un système conceptuel a pour conséquence de
relancer les modèles et les schémas d'interprétation auxquels il
doit son existence, et donc l'idéologie dont il participe explicite-
ment ou implicitement. Dans la conception de Francastel, domine
l'idéologie de l'évolution des techniques et du progrès d’où

97
procède la croyance surprenante selon laquelle de nouveaux
systèmes de représentation se substituent à l’ancien sans retour en
arrière possible.
Si cette substitution a bien lieu, elle ne se produit qu’à
l’intérieur d’une sphère artistique limitée. Francastel a raison de
remarquer, en 1956, que la rencontre entre l’« art de notre
temps » et les activités pratiques du monde actuel — le « domaine
des réalités quotidiennes » est retardé “. Mais, faisant abstraction
des transformations que subit dès cette époque l’ensemble de la
sphère artistique et culturelle — développement de l’industrie de
la culture, institutionnalisation à travers les galeries, les musées,
le marché de l’art — Francastel n’attribue ce retard qu’à
l’immaturité de l’art contemporain — « en pleine croissance », en
période de « problématisation » — et à l’influence d’une « mau-
vaise théorie », traditionaliste, voire réactionnaire. Pense-t-il
vraiment qu’un art contemporain ayant achevé sa croissance
— n'est-ce pas déjà un non-sens ? — réfléchi par une théorie
« moderne » — n'est-ce pas surestimer le pouvoir de la
théorie ? — suffirait à transformer en profondeur et définitive-
ment la conscience du public ?
L’esthétique de Pierre Francastel, esthétique de la modernité,
ne réalise que partiellement son objectif : « montrer le sens et la
nécessité d’une prise de position historique en matière d’esthétique
pour pouvoir aborder utilement l’étude critique de l’art actuel » “.
Aucun des concepts clés : art, œuvre d’art, beauté, art moderne
n’est redéfini en fonction des transformations du contexte social,
politique et économique. De là ‘provient cette impression de
décalage entre l’évolution de la science et de la technique
— évolution qui constitue l’un des présupposés de Francastel —
et des catégories figées, statiques, héritières fidèles de la
philosophie de l’art traditionnelle.
Semblable à tout système conceptuel positif, une telle
esthétique s’abstient d'intégrer les déterminations socio-économi-
ques qui permettent d’ajuster un appareil catégoriel au réel.
Humaniste, généreuse et idéaliste, elle est désormais constitutive
du savoir esthétique, et comme telle, exposée à la pure et simple
gestion moderne et technocratique des connaissances.
La non-intégration des déterminations socio-économiques
dans le contexte réflexif de la philosophie de l’art entraîne le repli
sur eux-mêmes des discours esthétiques, aussi bien de ceux qui
portent sur l’art reconnu, sur les « grandes œuvres », sur les

98
ue d'une e
GÉEE D
22 nt
Ê

chefs-d'œuvre du passé, que de ceux qui analysent les pratiques


artistiques et culturelles contemporaines. Ces pratiques, qui visent
à abolir la distance séparant l’art de la pratique quotidienne,
repensées, analysées et réfléchies par le discours, entrent peu à
peu dans l'univers utopique et uchronique de l’« idéal irréali-
sable » dont parle Charles Lalo. Qu'en est-il des discours
innombrables sur Dada et le surréalisme ? Ce repli sur soi, refuge
dans la sphère artistique, ne signifie pas l’innocuité de tels
discours. Ils assurent en effet, non pas une « permanence de
l’art » — pour reprendre l’expression de Marcuse — mais une
permanence du discours esthétique dont le décalage par rapport à
la diversité et l’hétérogénéité des pratiques actuelles, et surtout par
rapport au but qu’elles poursuivent — l’abolition de la coupure
entre art et réalité — devient de plus en plus manifeste.
L'esthétique ainsi conçue souffre probablement déjà de mêmes
maux qui frappent ce qu'on avait coutume d'appeler la
philosophie : la sclérose institutionnelle dont sont atteintes la
pensée obsolète et la réflexion critique.

C) Le savoir esthétique et la critique de l’idéologie

— Esthétique et savoir spécialisé

De nos jours, et comme il ne l’a sans doute jamais été par le


passé, l’esthéticien est confronté à deux problèmes : celui de la
nécessité du discours esthétique d’une part, et celui de la
possibilité de tenir, aujourd’hui encore, un discours critique sur
les productions ou manifestations artistiques d’autre part. En fait,
se trouvent définis ic1 les deux éléments d’un dilemme présent
dans la Théorie esthétique d’Adorno. S'il est vrai que le domaine
de la production artistique se développe sans égard pour les
analyses nécessairement a posteriori et « théoriques » des
esthéticiens, et que la puissance des institutions et de l’industrie de
la culture désamorce tout discours prétendant se situer dans la
perspective d’une critique de l'idéologie, l’activité de l’esthéticien
ressortit à une pratique — essentiellement littéraire — qu'il faut
bien qualifier, sans ironie et sans jeu de mots, d’« art pour l’art »,
dont la seule signification résiderait dans une sorte de plaisir
« pur » du texte. L’esthétique à laquelle il est fait ici référence ne

99
désigne pas seulement la discipline académique, mais le domaine
de réflexion appliqué à la multiplicité des pratiques artistiques et
culturelles. Parce qu'il n’est guère possible, et sans doute non
souhaitable, de donner une définition de l’esthétique, parler de
discours esthétique, c’est déjà, en fait, énoncer une pluralité et une
diversité. Celles-ci, résultant de l’absence de détermination d’un
objet unique, rendent particulièrement ardue aujourd’hui l’élabo-
ration d’une méthodologie proprement esthétique. Le recensement
et l'identification des discours esthétiques, possibles à l’époque
des mouvements d'avant-garde, et plausibles jusqu'aux années 60,
n'auraient guère de chance d’aboutir présentement. L'absence de
discours dominants renvoie à l’absence de pratiques dominantes.
La difficulté de l’esthétique ne concerne pas seulement, comme
pouvait encore le penser Adorno à l’époque de la Théorie
esthétique, la notion d'esthétique philosophique ‘, mais les
discours esthétiques en général, les réflexions sur l’art et sur les
pratiques culturelles qui ne peuvent plus guère prétendre assumer
une quelconque critique de l'idéologie.
Toutefois, le sort de l’esthétique et celui des discours sur l’art
ne se confondent pas. La spécification de l’esthétique en tant que
système lié à des présupposés philosophiques hérite d’une
tradition humaniste et académique. Le lieu d’élection de cette
esthétique demeure, comme il l’a toujours été, soit l’Université,
soit les instituts ou les centres de recherche associés à l'institution
universitaire “. Conçue assez fréquemment comme une histoire
des idées et des idéologies sur l’art suivant un modèle qui rappelle
l’histoire de la philosophie dans ce qu'elle a de plus traditionnel.
elle tire sa légitimité de sa fonction et de sa finalité pédagogiques,
fondées l’une et l’autre sur la conception d’un savoir considéré
comme indispensable à l'émancipation culturelle. La « positi-
vité » d’une telle esthétique apparaît dans le projet « aufklärer »
qui la détermine. Une intention identique d’Aufklärung se retrouve
dans la participation des « sciences humaines » — sociologie,
linguistique, psychanalyse notamment — sans lesquelles le savoir
esthétique ne saurait aujourd’hui se constituer “.
Une référence trop systématique aux paradigmes épistémolo-
giques véhiculés par ces Geisteswissenschaften, si elle accroît la
rigueur « scientifique » des analyses esthétiques, peut avoir pour
conséquence de menacer la spécificité de l’esthétique en tant que
telle, et d'entraîner là aussi vers une positivité des schémas
conceptuels masquant la complexité des rapports entre la sphère

100
TT...

culturelle et artistique et le contexte social. Sans qu'il y ait à


proprement parler « réduction » de l’esthétique à l’une ou à l’autre
de ces sciences, mais plutôt utilisation, dans le cadre de
l'esthétique, des résultats obtenus dans telle ou telle discipline,
chacune des sciences en question revendique l’autonomie de sa
méthode et prétend implicitement pouvoir se prononcer sur la
qualité des œuvres, ou du moins renvoyer à des critères
esthétiques.
Car s'il ne s’agit plus, dans la plupart des discours
contemporains sur l’art, de référer explicitement à une transcen-
dance de la beauté, ni d’en appeler à une quelconque universalité
sans concept comme détermination du goût, l’intention normative
demeure. L'élaboration de critères, c’est-à-dire, littéralement,
l'énoncé de principes autorisant le jugement, permet seule la
critique. Inversement, pas de critique sans critères. La parenté
étymologique s’affirme avec force dans cette relation. Celle-ci
garantit en fait la scientificité du savoir obtenu, en vertu duquel
précisément la constitution du savoir a été possible. Elle rend
superflue la référence à une transcendance (de la beauté, de
l’harmonie ou du sublime, etc.) et lui substitue le rapport des
jugements aux normes établies qui est un rapport de pertinence.
Cette référence subsiste, il est vrai, dans les critiques et les
commentaires destinés à l’information du public, tant « cultivé »
que profane. La critique d’art se légitime, voire s’« auto-
légitime », en tant que critique d’expert ou de spécialiste, en
établissant les normes sur lesquelles se fonde la sanction sociale
collective, positive ou négative. S’il est abusif de déclarer qu'elle
« forge » le goût du public. elle lui « propose » en tout cas les
cadres de référence lui permettant de juger, du moins de « se faire
une idée » — encore que la distinction paraisse bien probléma-
tique entre « une proposition » et une « imposition » lorsqu'une
information culturelle — aussi pauvre soit-elle — est diffusée par
les mass-médias. Mais ce discours du spécialiste, qui peut aussi
être celui de l’amateur éclairé, où se glissent subrepticement des
vestiges de l’idéalisme, procède du savoir scientifique qui, lui, se
prétend exempt de ce type d’héritage.

— Un discours de cohérence

Cette relation que l'esthétique « moderne » doit entretenir


avec le savoir spécialisé des sciences humaines marque sa rupture

101
avec la philosophie traditionnelle et les formes post-kantiennes de
l’idéalisme. Dans le cadre des recherches sur la poïétique, Michel
Zéraffa définit clairement ce nouveau type de rapport : «Si l’on
nous objectait qu'aujourd'hui comme hier l'artiste transmue en
formes esthétiques les multiples et incohérents apports de son
existence sociale, intime, intellectuelle, spitituelle, nous répon-
drions que la poïétique, s'appuyant sur les sciences humaines, doit
justement examiner cette transmutation. L’esthétique conserve de
nos jours son caractère philosophique, mais elle ne peut se
maintenir à ce niveau nécessaire qu’en exploitant les connais-
sances qui tendent à réduire l’art à autre chose que l’art. La
poiétique imitera en cela l’esthétique *. »
Sur la base de l’épistémologie traditionnelle ‘', peuvent alors
s'élaborer des cohérences systémiques présidant à la reproduction
du savoir, à sa diffusion, à sa vulgarisation dans un domaine, celui
de l'aïsthesis censé jusqu'alors échapper à toute formalisation
rationnelle. C'est ainsi que René Passeron, soucieux de marquer la
spécificité de la poiétique par rapport à l'esthétique et de
revendiquer son autonomie, les oppose sur le plan de leur objet,
mais non sur celui des principes méthodologiques dont la cohésion
est assurée au sein de ce domaine général que constituent les
« sciences de l’art ».
Rappelant qu’une « poïétique positive » adopte les méthodes
de toutes les sciences humaines « appliquées concuremment dans
une sorte de pluralisme », René Passeron précise : « En tant que
science critique, la poïétique prend place à côté de la morale, de
l'esthétique et de la logique. De même que la logique, au moins en
ces deux sphères que sont la méthodologie et l’épistémologie, est
une réflexion normative (...), de même la poïétique, appuyée sur
des faits précis, nous semble pouvoir être une réflexion normative
sur l’activité instauratrice en général, et plus particulièrement sur
l'activité instauratrice dans le domaine de l’art. Nous proposons
donc de définir la poïétique comme la science normative des
critères de l'œuvre et des opérations qui l’instaurent *. »
À côté du savoir scientifique, sécrétant ses propres normes,
et lui-même érigé en norme — la scientificité compte parmi ses
critères celui de la cohérence logique — se manifeste une volonté
normative reposant sur un système axiologique sous-jacent, d’où
toute transcendance n'est donc pas exclue, visant à la formulation
d'un universel. Que serait un chef-d'œuvre, reconnu comme tel
par les experts (poïéticiens, par exemple) auquel le plus grand

102
Le ‘

CoAut cf

nombre de non-spécialistes dénieraient cette qualité ?


Ainsi, l’«un des grands problèmes de la poïétique »
consiste-t-1l « à déterminer le critère de l’œuvre comme valeur, en
trouvant, au niveau de l’objet structural appelé œuvre, les indices
de sa qualité d'œuvre, et même de chef-d'œuvre » *. Aux
préoccupations « purement » scientifiques, et précisément parce
que l'énoncé de la norme relève de l’application de critères
« objectifs » seulement réfutables au niveau d’une querelle
d'experts, correspond le souci de susciter l’assentiment collectif et
le maximum de reconnaissance et de célébration sociales.
Que la poïétique ne se limite pas au domaine de l’art, qu’elle
intéresse la multiplicité des activités humaines, et s’intéresse aussi
bien au processus d’achèvement de l’œuvre qu’à la novation
comme ouverture “, n’enlève rien à la « positivité » de ses
présupposés théoriques.
Discours de cohérence, la poïétique adopte les principes
épistémologiques en vigueur dans les sciences humaines. Elle
suppose résolue la question de la coupure épistémologique entre
savoir scientifique et idéologie en soumettant sa méthode aux
exigences dans lesquelles s’élabore ce savoir dans la société
post-moderne.
Qu'’une contribution critique à la généalogie du savoir
esthétique, tel qu’il s’élabore au sein de cette société, apparaisse
présentement comme l’une des tâches fondamentales d’une théorie
critique de la société, n’a pas pour conséquence une mise en cause
de la valeur opératoire des connaissances acquises dans les
diverses disciplines. La cohérence interne qui fonde leur
crédibilité scientifique, exclut tout mode d’auto-réflexion critique
émanant du système lui-même capable de contester la validité des
éléments théoriques qui le composent. Le problème concerne
davantage le statut attribué à ce savoir une fois constitué, les
fondements épistémologiques et idéologiques de son élaboration
et les conditions de sa transmission et de sa diffusion. Il porte,
autrement dit, sur l’intérêt qui commande la connaissance en ce
domaine “.

— Praxis et théorie

Il semble désormais acquis que l'esthétique, lorsqu'elle se


définit comme « science de l’art », doive mettre à profit les
résultats obtenus par les sciences humaines. Et ce n’est certes pas

103
un hasard si la nécessité de cette « participation » est ressentie en
pleine « mutation » avant-gardiste et exprimée, dès 1912, par le
théoricien de l’Einfühlung, Victor Basch : « Ce que j’ai dit suffit
pour montrer au lecteur combien la philosophie du Beau, que l’on
a accoutumé de considérer en France, comme une discipline
surannée et morte, est, tout au moins en Allemagne, vivante,
quelle valeureuse équipe de chercheurs elle suscite, quelle riche
moisson de doctrines elle recueille et comment, loin de s’enfermer
dans des spéculations désuètes et des méthodes vieillies, elle a su
mettre à son service des disciplines aussi “ modernes ” que la
psychologie expérimentale, l’anthropologie, l’ethnographie,
l’ethnologie et la sociologie *. »
Si une nostalgie quelque peu romantique permet encore de
distinguer parfois l’esthétique — réflexion dynamique — des
sciences de l’art, afin de privilégier le moment de subjectivité et
de non-rationnel que ne cesse de révéler la référence étymologique
au vocable grec, aucun chercheur ne conteste sérieusement que les
démarches visant à la compréhension et à l’interprétation du fait
artistique, de l’acte créateur, et de l’œuvre comme procès et
achèvement doivent impérativement tenir compte de l’apport de la
psychanalyse, de la linguistique, de la sémiologie, etc.
Peu à peu se constitue donc un savoir esthétique.
Il s’accumule sur la base d’une méthodologie pluri-
disciplinaire refoulant progressivement aussi bien le discours
philosophique traditionnel que l’appréciation naïve et béotienne,
spontanée et subjective, irrationnelle et capricieuse qui relève
encore du jugement de goût. Une part de légitimation lui est
conférée par le simple fait qu’il est « savoir » et s’oppose en tant
que tel à l’ignorance béate. Il répond en outre aux insuffisances
des anciens systèmes philosophico-esthétiques — tel le système
des beaux-arts à la manière kantienne ou hégélienne, ou le
système formaliste d’un Volkelt ou encore l’intuitionnisme d’un
Croce, discours toujours situés dans la perspective du sujet. Mais
surtout, il offre l’avantage de proposer une solution au problème
des rapports entre théorie et pratique sur lequel butaient
immanquablement ces types de discours. Les avant-gardes du
début du siècle démontrent à l’évidence ce qui autrefois était
ignoré ou n'était perçu que de façon confuse, à savoir que s’il y a
mutation en art, celle-ci est, selon la formule de Mikel Dufrenne,
« dans la praxis plutôt que dans l’épistémé » *.
Les esthéticiens eux-mêmes admettent aisément que la

104
Re Le

théorie est seconde par rapport à la praxis. Mais ce qui semble une
évidence, ou qui apparaissait encore comme tel il y a une
quinzaine d'années, ne rend pas totalement compte de la réalité
présente, et Frank Popper a sans doute raison d’annoncer la
disparition du « carré classique de l’esthétique » : œuvre d’art/
artiste/spectateur/théoricien *. Même si ce phénomène ne s’appli-
que qu’au niveau le plus élaboré de la production culturelle et
artistique et de sa « théorisation », et non pas à celui de sa
consommation courante et de l’échange des biens culturels qui
continuent d’obéir au schéma traditionnel, on peut admettre que
les « leçons théoriques » font partie intégrante de la pratique
artistique, selon la formule de F. Popper, qui précise en outre :
« Il est également évident que l’artiste aujourd’hui passe, comme
l’art lui-même, par une phase conceptuelle et une phase politique
pour aboutir à un nouveau rôle où il peut combiner ses qualités de
concepteur et de programmateur avec une prise de conscience de
ses responsabilités politiques et sociales dans une nouvelle
synthèse qui correspondrait à un nouvel art de créativité plus
partagée *. »
Si la perspective d’élaborer, comme le souhaite l’auteur, un
« art démocratique » demeure problématique — question que ne
résout pas le simple fait d’instaurer une interaction entre théorie et
pratique — 1l semble en tout cas que ce dualisme ait perdu de sa
pertinence, et que les concepts mêmes de praxis et de théorie se
révèlent impuissants à traduire la complexité des rapports entre ce
qui relève d’une pratique comme pratique sociale, irréductible à la
technique et au simple traitement des matériaux, et la théorie, qui
n’est plus simplement discours ni spéculation intellectuelle, mais
réflexion critique sur le statut et le rôle des pratiques culturelles et
artistiques dans la société contemporaine. Le choix du matériau et
son traitement, l’adoption de certains procédés techniques plutôt
que d’autres, l’examen des conditions de « présentation » de
l’« œuvre » ou de l’action artistiques, la réflexion sur sa diffusion
et sa réception représentent les éléments indissociables du
processus de création artistique attestant la caducité de l’ancien
antagonisme. Analysant les diverses tendances de la musique
contemporaine, le compositeur Jean-Yves Bosseur éclaire ces
nouveaux rapports entre théorie et pratique ®. Après avoir
déterminé puis analysé les liens qui associent la réalisation à la
diffusion et à l’information, l’auteur s’efforce de définir le futur
rôle social de l’artiste (compositieur) qui ne se limite plus à celui

105
d’effectuateur (créateur) de l’œuvre : « Une multiplication des
points de diffusion, information, apprentissage et production de la
musique est ardemment réclamée par tous ceux qui ne vivent pas
dans le luxe plus ou moins relatif d’une certaine avant-garde
officielle. Il incombe aux musiciens de suggérer des moyens,
même encore fragmentaires, pour prendre en charge les aspira-
tions d'individus qui ne peuvent plus se suffire du rôle passif de
consommateur que notre société leur octroie (...) Interroger
l'impact de la musique aujourd’hui, saisir ses points de rencontre
avec notre vie, faire de l’élément musical un catalyseur de
rassemblements et une source de jouissance: telles sont les
aspirations des nouvelles tendances de la musique, tel est
certainement le sens de l’engagement du musicien dans la vie
sociale °!. »
Fréquemment générateur de lieux communs et de faux
problèmes, l’antagonisme entre l’« idéologie de la théorie pure »
— héritière de l’idéalisme classique, philosophique et esthé-
tique — et l’« idéologie de la pratique pure » révèle de jour en
jour son inactualité face à l’intervention du savoir des sciences
humaines dans le champ élargi de la réflexion esthétique.
Disqualifiés l’un et l’autre par la question du statut du savoir dans
la société contemporaine, le discours idéaliste ou néo-positiviste,
et le discours sur la spontanéité et la radicale autonomie d’une
pratique repliée sur elle-même, n’alimentent plus que les récits de
la bonne conscience humaniste et libérale, bâtis sur le thème
équivoque de la séparation (et donc du rapprochement souhaité)
entre la vie et l’art, entre la réalité sociale vécue et sa
transfiguration esthétique et utopique.
Réducteurs et schématiques, les concepts de théorie et de
pratique ne rendent plus compte des nouveaux rapports qui
s’établissent entre la production de discours (théoriques) et la
production d'œuvres d’une part, et d’autre part le statut, le rôle et
la finalité du savoir accumulé dans la société post-industrielle.

— L'illusion structuraliste

En qualifiant de mythe idéologique la séparation de la théorie


et de la pratique, la conception althussérienne, exposée en 1965, a
pu sembler clore le débat : « Car il suffit de prononcer le mot de
pratique qui, pris en son acception idéologique (idéaliste ou
empirique) n’est que l’image en miroir, la contre-connotation de la

106
théorie (le couple de contraires pratique et théorie composant les
deux termes d’un champ spéculaire) pour déceler le jeu de mots
qui en est le siège. Il faut reconnaître qu'il n’est pas de pratique en
général, mais des pratiques distinctes, qui ne sont pas dans un
rapport manichéen avec une théorie qui leur serait tout autant
opposée et étrangère. Car il n’y a pas d’un côté la théorie, qui ne
serait que pure vision intellectuelle sans corps ni matérialité — et
de l’autre une pratique toute matérielle qui ‘“ mettrait la main à la
pâte ” —. Cette dichotomie n’est qu’un mythe idéologique, où
une “théorie de la connaissance ” réfléchit bien d’autres
“ intérêts ” que ceux de la raison : ceux de la division sociale du
travail ®. »
Mais cette justification du moment théorique par le biais de la
pratique théorique, définie, à l’inverse des doctrines empiristes,
comme production de connaissances ‘, et le déplacement du
critère de scientificité transféré des sciences mathématiques et
expérimentales au matérialisme historique, occultent purement et
simplement la question du statut du savoir à l’intérieur du système
social. Le problème de la légitimation n'étant pas posé, la pratique
théorique est renvoyée à elle-même : « ...la pratique théorique est
bien elle-même son propre critère, contient bien en elle des
protocoles définis de validation de la qualité de son produit,
c’est-à-dire les critères de la scientificité des produits de la
pratique scientifique. Il n’en va pas autrement dans la pratique
réelle des sciences : une fois qu’elles sont vraiment constituées et
développées, elles n’ont nul besoin de la vérification de pratiques
extérieures pour déclarer “ vraies ” c’est-à-dire connaissances, les
connaissances qu'elles produisent *. »
Unifiées sur le plan de la production de connaissances, la
pratique et la théorie se retrouvent dissociées dans la relation qui
les lient au monde de production. Le décalage entre le processus
de production de l’objet de la connaissance et l’ordre de la genèse
historique réelle revient à autonomiser le processus de production
théorique, garanti de l’intérieur par sa prétendue scientificité, et à
le séparer des conditions réelles dans lesquelles s’élaborent les
systèmes conceptuels et catégoriels : « Alors que le processus de
production de tel objet réel (...) se passe tout entier dans le réel, et
s'effectue selon l’ordre réel de la genèse réelle, le processus de
production de l’objet de la connaissance se passe tout entier dans
la connaissance, et s'effectue selon un autre ordre, où les
catégories pensées qui ‘ reproduisent ” les catégories “ réelles ”

107
n’occupent pas la même place que dans l’ordre de la genèse
historique réelle, mais des places toutes différentes qui leur sont
assignées par leur fonction dans le processus de production de
l’objet de la connaissance *. »
Le système de production théorique, dont la pratique est
— précise Althusser— « fondée et articulée sur les pratiques
économiques, politiques, et idéologiques existantes », constitue
bien une « réalité objective déterminées » *, un « système
spécifique », une « structure propre », permettant d’affirmer qu’
«il est parfaitement légitime de dire que la production de la
connaissance, qui est le propre de la pratique théorique, constitue
un processus qui se passe tout entier dans la pensée » Ÿ.
Soucieux de ne pas tomber dans le piège de l’empirisme ni
dans celui de l’idéalisme transcendantal, Althusser renoue avec
l'illusion scientiste — qui est celle-là même du néo-positivisme
que prennent pour cible les théoriciens critiques et en particulier
Jürgen Habermas. En escamotant le problème de l'intérêt de la
connaissance, et celui des intérêts sociaux, économiques, politi-
ques et idéologiques qui orientent le processus de rationalisation
technologique — rationalité de la domination même* — il
substitue au « cercle clos de l’idéologie », l’autre cercle, non
moins clos, de l’épistémologie, auquel se heurte vainement la
question de la preuve de la preuve ‘.
Si pour Marx et Althusser, la théorie de la production des
connaissances demeure dépendante de rapports sociaux déter-
minés dans un moment historique donné, elle échappe cependant à
toute emprise idéologique, et reste indépendante du mécanisme de
domination. Le risque d’idéologisation du travail scientifique
existe, mais la philosophie... marxiste a précisément pour
fonction de « veiller », de façon permanente et critique, et de
prévenir contre le danger de « clôture idéologique ». Althusser,
renvoyant aux exigences de Lénine dans Matérialisme et
empiriocriticisme, précise : « L’idéologie non seulement guette la
science en chaque point où défaille sa rigueur, mais aussi au point
extrême où une recherche actuelle atteint ses limites. C’est là, très
précisément, que peut intervenir, au niveau même de la vie de la
science, l’activité philosophique : comme vigilance théorique qui
protège l’ouverture de la science contre la clôture de l’idéologie,
sous la condition, bien entendu, de ne pas se contenter de parler
d'ouverture et de fermeture en général, mais des structures
typiques, historiquement déterminées, de cette ouverture et de

108
54 :

cette fermeture ”. »
Le cercle est donc cette fois définitivement bouclé. La
théorie, dont on ne sait qui s’en porte garant sinon le discours
marxiste lui-même, devient garante à son tour de la pratique (du
« travail ») scientifique. Les conditions de production du savoir
scientifique ne sont pas distinguées du savoir tel qu’il est produit,
et l’effet de connaissance, aussi bien théorique, éthique qu’esthé-
tique, lié à chacune des pratiques correspondantes, devient
prévisible, déterminé par la cohérence du système dont il dépend :
« L'effet de connaissance, produit au niveau des formes d’ordre
du discours de la démonstration, puis au niveau de tel concept
isolé, est donc possible sous la condition de la systématicité du
système, qui est le fondement des concepts et de leur ordre
d'apparition dans le discours scientifique ”'. »
Participant à la dynamique de l’élucidation et de l’Aufklärung
qui est celle du matérialisme historique, les effets de connaissance
excluent, dans la perspective d’Althusser — perspective que
celui-ci s'efforce de faire coïncider avec celle des écrits
post-fichtéens et post-feuerbachiens de Marx — l’irruption à un
quelconque moment, imprévisible, d’un savoir critique en rupture
avec les conditions socio-historiques de sa production.
C'est bien un effet de cohérence et de clôture qu’assume la
notion même de « pratique théorique », enfermée dans la stratégie
désormais inactuelle d’une idéologie qui demeure en quelque sorte
introuvable. Or, la question du statut du savoir et de la
connaissance, dans les conditions actuelles du développement des
sociétés post-industrielles — et pour autant que le laissent prévoir
l’évolution technologique et les choix politiques — est une
question irrémédiablement idéologique ”. C’est cette question,
concernant le rôle et la finalité des activités non directement
soumises au principe de rendement, à la « performativité » ”, qui
rend définitivement caduque la distinction entre théorie et
pratique.

D) Au-delà du savoir esthétique


La notion de pratiques artistiques et culturelles à laquelle il
est fréquemment fait référence comprend. au sein d’une même
problématique concernant le statut du savoir dans la société
post-industrielle, l’ensemble des activités théoriques et pratiques,
aussi bien les « discours » que les réalisations matérielles. objets,

109
manifestations ou actes. Ce qu'Adorno appelle l’« effrangement
des arts » (Die Verfransung der Künste) *, la disparition des
frontières entre les différents arts, les interférences de plus en plus
fréquentes entre les diverses pratiques, le recours à des moyens
techniques très élaborés, situent cette problématique bien au-delà
de la simple question de l'intégration de ces pratiques à l’intérieur
de l'institution artistique ou des circuits « mass-médiatisés » de
l’industrie de la culture. La multiplicité des formes d'expression,
la multiplication des lieux d'exposition qui ne se limitent plus aux
espaces traditionnels des musées, des galeries ou des collections
privées, et la diversité des modes de diffusion interdisent
l'application des schémas classiques relatifs à la « récupération ».
La réaction de Michel Parmentier refusant, en 1968, de
continuer à peindre pour ne plus se consacrer qu’à la reproduction
de textes théoriques illustre parfaitement, par son radicalisme,
l’aporie à laquelle peut conduire l’adoption d’une stratégie
aujourd’hui dépourvue de toute signification. Dans le même
temps, elle souligne l'identité — à l’intérieur du processus de
production artistique et culturel, et uniquement du point de vue de
ce processus — de l’acte de peindre et de l’acte d’écrire. Au-delà
du contenu artistique et esthétique des « œuvres » et de leur
analyse immanente — détermination de leur contenu de vérité —
les conditions actuelles de leur production, de leur diffusion et de
leur pédagogie permettent de poser la question de leur finalité et de
leur contribution à un savoir esthétique. Ce savoir, qui repose sur
l’accumulation de données théoriques et pratiques, intégrant
tendances et courants contraires, rend de moins en moins probable
l'apparition d’une donnée nouvelle, discours où œuvre, capable de
perturber la cohésion et la cohérence du système, dans la mesure
où cette accumulation — celle qu’autorisent les procédés d’enre-
gistrement et de reproduction — repose sur l’utilisation et
l'exploitation des moyens produits précisément par le système
même. L’une des caractéristiques fondamentales de l’art contem-
porain — « post-avant-gardiste » — réside probablement dans la
disparition du « choc » que Dada et les surréalistes, et auparavant
déjà Rimbaud et Baudelaire, considéraient comme l’un des
moteurs de la modernité. Il n’est pas sûr, comme le remarquait
Marcuse peu avant de la parution en langue française de La
dimension esthétique, qu’une œuvre contemporaine ait encore la
chance de pouvoir « choquer », au sens moral et psychologique
du terme *. Ainsi, même la problématique du choc — conçu par

110
:

Benjamin comme facteur de politisation progressiste de l’art, ou


par Adorno, en désaccord sur ce point, comme facteur d’intégra-
tion et d’adaptation aux standards de l’industrie culturelle —
semble aujourd’hui dépassée *. Une véritable esthétique de la
réception devrait pouvoir mettre en évidence le rapport nouveau
qui s’instaure entre cette « volonté de savoir » et l'expérience
esthétique qu’elle supplante progressivement. Peut-être parvien-
drait-elle à montrer que ce savoir qui s’élabore aux fins d’usage
collectif ne débouche pas nécessairement sur cette « mise en
condition » analysée naguère par H.M. Enzensberger ”, mais
que, s’il ouvre à la consommation de masse, il autorise aussi une
multiplicité de jouissances « privées » qui, précisément en tant
que telles, échappent à toute appréciation qualitative et quanti-
tative. Si cette hypothèse était vérifiée, elle révélerait le point
névralgique du système, l'absence de feed-back, c’est-à-dire la
coupure entre la sphère de la production et celle de la réception.
Toutefois, en l’absence de données empiriques suffisamment
précises — absence dont souffre toute esthétique de la réception
(Wirkungsästhetik) — l'estimation de la distorsion entre l’effet
recherché au niveau de la production et les réactions subjectives
reste hypothétique. Il y a là un aspect conjectural que ne dissipe
pas la notion d’« horizon d’attente », développée par H.R. Jauss,
notion empruntée à Gadamer, mais qui, replacée dans le système
jaussien, assume une fonction de « positivité » annulant les
prétentions de ce type d’esthétique”*.
Du point de vue de la critique de l’idéologie, et à supposer
même que l’un des paradoxes de l’industrie culturelle soit, par le
biais de la consommation massive, de procurer plaisir et
jouissance « privés », une tendance se confirme : le savoir
esthétique — discours et pratiques — ne saurait engendrer la
critique du système qui le gère.
Longtemps considérés soit comme des sortes de no man's
land idéologiques, soit comme des espaces de liberté et de
créativité, ou bien encore comme des lieux privilégiés des
antagonismes sociaux, l’art et la culture semblent inexorablement
entraînés dans un processus d'intégration à l’intérieur d’une
culture post-industrielle caractérisée par les techniques nouvelles
de communication, de reproduction, d’enregistrement et de
diffusion des « œuvres ». Ils rejoignent ainsi le rang des domaines
investis par la positivité dominante. Le discours esthétique en
général n'échappe pas à l’équivoque d’un énoncé volontiers

111
émancipateur dans un contexte de non-liberté, et l'esthétique
prétend encore dans une très large mesure se définir par rapport
aux sciences humaines dont elle revendique parfois même le
statut.
Cette version appelle assurément un contre-discours dans
lequel le dilemme du processus irréversible d’intégration cultu-
relle, quels que soient les choix et les décisions qui orientent les
progrès technologiques appliqués au domaine de l’art et de la
culture, laisse place à l’alternative. Ainsi, l’analyse du phénomène
de légitimation dans le capitalisme avancé que présente Jürgen
Habermas en 1973 ”, cherche-t-elle à sortir de l'impasse que
constitue, pour lui, le radicalisme critique et « négatif » de type
adornien. Plus récemment, J.F. Lyotard s’est efforcé d'exposer
cette alternative à une « gestion terroriste » du savoir : « Quant à
l’informatisation des sociétés (...), elle peut devenir l'instrument
“ rêvé ” de contrôle et de régulation du système du marché, étendu
jusqu’au savoir lui-même, et exclusivement régi par le principe de
performativité. Elle comporte alors inévitablement la terreur. Elle
peut aussi servir les groupes de discussion sur les métaprescriptifs
en leur donnant les informations dont ils manquent le plus souvent
pour décider en connaissance de cause. La ligne à suivre pour la
bifurquer dans ce dernier sens est fort simple en principe : c’est
que le public ait accès librement aux mémoires et aux banques de
données (...) Une politique se dessine dans laquelle seront
également respectés le désir de justice et celui d’inconnu “. »
Mais cette alternative qui, dans le vocabulaire de Jügen
Habermas, ouvre la voie à une émancipation individualisée sur la
base d’un consensus public — forme parachevée de l’interaction
sociale — est de l’ordre de la conjecture. Comme le souligne J.F.
Lyotard, « en principe » la ligne à suivre est fort simple, et les
progrès technologiques donnent fréquemment l'illusion qu’une
transformation en profondeur de la structure sociale est chose
aisée. En réalité, le choix est de nature idéologique ; il est fonction
de l’évolution des rapports de production dans la société
post-industrielle et ne dépend pas uniquement du stade actuel des
forces productives. En d’autres termes, il n’est pas « décidable »
directement et objectivement à partir de celles-ci.

M2
Je

E) Positivité et théorie esthétique


— La question idéologique
Théorie de la modernité qui s’élabore sur la base d’une
théorie critique de la société, la théorie esthétique de T.W.
Adorno repose sur l’analyse du processus de la rationalité et de la
positivité dans la société industrielle avancée, processus qu’elle
considère comme participant de la dynamique propre à ce type de
société, et donc comme non achevé et non périmé. Une
compréhension adéquate des thèses adorniennes sur l’art oblige
ainsi à prendre en considération en permanence l'analyse que la
Théorie critique présente de ce processus.
Par-delà le changement d’attitude de la Théorie critique
vis-à-vis du marxisme, et la distinction établie par Max
Horkheimer lui-même entre la Théorie critique des années 30 et
celle des années 60 ‘', une unité fondamentale relie d’une part les
textes qui composent Théorie traditionnelle et théorie critique
(Horkheimer, 1937) et la Dialectique de la raison (Horkheimer-
Adorno, 1949) et, d’autre part, la controverse survenue en 1961
entre Karl Popper et Adorno lors d’une session de la société
allemande de sociologie, controverse connue sous le nom de
« Querelle du positivisme » *
Le texte de 1937 est conçu explicitement par Horkheimer
dans un esprit de fidélité rigoureuse à la critique marxienne de
l’économie politique. Une importance considérable est attribuée à
l’opposition entre deux modes de connaissance, l’un « fondé à
l’origine par le Discours de la méthode et l’autre par la critique de
l’économie politique faite par Marx » “.
En dépit d’allusions à la situation de l’époque, il ne s’agit pas
seulement d’un texte de circonstance ni d’un simple appel à une
fraction de l’intelligentsia en vue de lutter contre le nazisme, mais
d’une véritable « révolution » à l’intérieur du champ épistémolo-
gique. Déjà apparaît le thème d’une métacritique de la connais-
sance qu’Adorno développera par la suite dans le sens d’une
critique radicale de la phénoménologie de Husserl *.
Au passage de la théorie traditionnelle de type cartésien ou
husserlien à la théorie héritière de Marx, et notamment de sa
critique de l’économie“, correspond le déplacement du sujet qui,
d'instance suprême, est intégré en tant qu'objet dans la critique
même ; à l'inverse de la théorie traditionnelle qui « ordonne

113
l'expérience à partir d’une problématique corollaire de la
reproduction de la vie à l’intérieur de la société dans son état
présent »*, la théorie critique réfléchit sur les déterminations
sociales non seulement de son objet, mais également sur celles des
catégories et des concepts qu’elle utilise. « La genèse sociale des
problèmes — insiste Horkheimer— les situations réelles dans
lesquelles elle est utilisée, les buts auxquels elle est appliquée » ne
sont donc plus extérieurs à la théorie critique qui « prend pour
objets les hommes en tant que producteurs de la totalité des formes
que leur vie revêt dans l’histoire » ‘.
Cette synthèse du criticisme idéaliste allemand et de la
doctrine marxiste — réinterprétation de la « XI° thèse sur
Feuerbach » dans le cadre d’une théorie critique de la société —
constitue l’un des fondements théoriques sur lesquels s’appuieront
les analyses ultérieures de l’Ecole de Francfort, qu'il s’agisse de la
Dialectique de la raison ou de la critique du caractère idéologique
de la science et de la technique par Jürgen Habermas *. En
s’opposant à l’idée positiviste d’une science autonome et à la
conception de la neutralité axiologique (Wertfreiheit) des concepts
et des catégories qu'elle utilise, la Théorie critique — qui
s'intéresse «au produit d’une réalité qui ne cesse de se
modifier » — met en cause le statut du savoir et de la
connaissance à l’intérieur de la société capitaliste avancée :
« Quelles que soient les influences réciproques qui s’exercent
entre la Théorie critique et les sciences spécialisées dont elle doit
constamment prendre en compte les progrès pour définir son
orientation et qu’elle a depuis des décennies contribué à libérer et à
stimuler, elle ne vise jamais à simplement accroître le savoir en
tant que tel, mais à libérer l’homme des servitudes qui pèsent sur
lui ®. » :
Loin d’être de type irrationnel, mystique ou éthique, cette
critique s'effectue au nom même de la raison, de l’Aufklärung à
son origine, avant son instrumentalisation et sa réquisition par la
domination : « .. la nouvelle philosophie dialectique n’a pas
oublié que le libre épanouissement des individus n’est possible que
dans une société dont la constitution obéit aux exigences de la
raison *. » Réfléchissant sur les conditions épistémologiques et
idéologiques qui président à l’élaboration du savoir et de la
culture, la Théorie critique est nécessairement conduite à
s'interroger sur leur finalité à l’intérieur de la structure sociale, la
culture n'étant pas, contrairement à ce que croit ou affirme la

114
LME

mentalité bourgeoise, dissociable de l’organisation sociale dans


son ensemble : « La dépendance de la culture par rapport à
l'organisation sociale doit nécessairement se transformer jusque
dans le détail en même temps que celle-ci se transforme, si tant est
que la société forme un tout ‘!. »
La question de la dépendance culturelle — simplement
évoquée par Horkheimer et non pas traitée en détail — conduit à
poser celle de la légitimité culturelle, et celle de la conformité ou
non-conformité de la culture au projet de l’Aufklärung : émancipa-
tion et contribution de l’art et de la culture à une transformation
structurelle de la société.
Cette question est éminemment transposable sur le plan du
savoir esthétique, et tenter d’y répondre conduit précisément à
analyser un type de situation qui constitue l’un des thèmes
centraux de la réflexion d’Adorno, celui de l’aporie résultant du
caractère ambigu de l’art (Doppelcharakter der Kunst), à la fois
autonome et fait social”. Si l’on admet que le mode dominant sur
lequel se développent présentement les pratiques artistiques et
culturelles est celui de l’accumulation aux fins de consommation
collective (production, reproduction, diffusion, stockage des
données), deux thèmes apparaissent déterminants : l’un concerne
les modèles épistémologiques et idéologiques en fonction desquels
s’élabore le savoir esthétique, c’est-à-dire l’ensemble des prati-
ques artistiques et culturelles (discours et praxis) ; se trouve ainsi
soulevé le problème non seulement de la production et de
l’élaboration mais aussi celui de la transmision de ce savoir, de
son enseignement et de sa pédagogie. L'autre porte sur le rapport
entre les processus d’accumulation dans un but d'utilisation
(consommation) collective et l'expérience subjective, indivi-
duelle, sachant que ce processus n’est pas, par principe, et
nécessairement, incompatible avec cette expérience, chacun
pouvant individuellement tirer avantage (jouissance, plaisir
privés) de l’accumulation collective du savoir esthétique. Mais si,
comme il a été dit ”’, ce dernier point demeure indécidable en l’état
actuel de la réflexion esthétique et relève essentiellement d’une
sociologie de l’art ou d’une esthétique de la réception qui restent à
constituer, le premier, en revanche, entre pleinement dans le cadre
d’une problématique concernant l'intérêt de la connaissance et
notamment du savoir esthétique.
Le thème des modèles épistémologiques et idéologiques
présidant à l'élaboration du savoir alimente pour une grande part la

115
controverse entre Karl Popper et Adorno sur l’épistémologie
positiviste dans le domaine des sciences sociales *.
Il n'y a pas grand intérêt à entrer ici dans les détails d’une
dispute où l'opposition fondamentale entre la conception « scien-
tiste » de Popper et la théorie dialectique de la société repose sur
de nombreux malentendus que la « querelle » a surtout permis de
mettre en évidence sans les dissiper aucunement. La réfutation par
Popper de la plupart des argumentations développées par Adorno
et par Habermas, et notamment son refus d'accepter que ses
conceptions soient définies comme relevant de l’épistémologie
positiviste ou du scientisme *”, repose sur le fait que les théoriciens
critiques attribuent un sens très large aux termes de « scientisme »
et de « positivisme » qui ne tient guère compte de la divergence
entre les conceptions qu'ils sont censés recouvrir, par exemple
entre Wittgenstein, Carnap, Hempel ou Popper lui-même. « On
remarquera — souligne fort justement à ce propos J.R. Lad-
miral — (...) que, comme l’avait fait Max Horkheimer, et l'Ecole
de Francfort en général, J. Habermas donne un sens extrêmement
lâche au terme de «positivisme », qui devient ainsi synonyme de
« scientisme » et regroupe tous les courants empiristes, nomina-
listes, etc. jusqu'au pragmatisme. Les adversaires ainsi visés,
comme K.R. Popper par exemple, ne se reconnaissent pas dans
cette étiquette. La critique qui leur est faite ne se situe d’ailleurs
pas seulement sur le plan de la théorie épistémologique ; c’est
aussi une critique idéologique (/deologiekritik) » *.
La question idéologique constitue effectivement le point
d’affrontement majeur entre tenants du positivisme et théoriciens
critiques. Contre les prétentions d’une théorie autonome censée
fonder les conditions d’une science objective, Adormo et
Habermas — conformément aux thèses horkheimiennes de
1937 — réinsèrent la théorie dans le cadre d’une analyse de la
société, inversant ainsi le projet de la philosophie classique : « La
théorie de la société est née de la philosophie ; mais elle vise aussi
à renverser sa façon de poser les problèmes, en ceci que c’est
désormais la société qu’elle pose comme ce substrat que la
philosophie traditionnelle appelait essences éternelles ou
esprit ”’. » Posée comme « substrat », la société est également
posée comme sujet, contrairement aux sciences humaines
traditionnelles et notamment à la sociologie d’esprit durkheimien
qui s'obstine à considérer les faits sociaux comme des choses :
« La théorie critique se réfère à l’idée de la société comme

116
sujet » *.
Ce renversement n’annule pas le projet de l’Aufklärung. Il
s’agit, bien au contraire, de pousser avec la plus extrême
intransigeance le processus d’élucidation de la raison par la raison
même, contre sa « déviation instrumentale », c’est-à-dire contre
l’« autorité non questionnée de l’industrie de la science » *”. La
question idéologique n’est donc pas celle où viennent se heurter
des « divergences de conception du monde » '®, car l’idéologie
investit la logique et l’épistémologie, les systèmes conceptuels et
catégoriels qu’elles élaborent. Ce qu’'Adorno décèle sous le
concept de science chez Hegel, et en dépit du caractère
emphatique que celui-ci lui attribue, c’est précisément cette
auto-réflexion qui contient déjà en soi la critique du positivisme :
« Il (Hegel) oppose à la science rationnelle quelque chose de
parfaitement rationnel : la science, qui s’imagine être la source
légitime de vérité, prépare et ajuste les objets en fonction de ses
propres concepts d'ordre, de sa non-contradiction et de sa
practibilité immanentes, jusqu’à ce qu’ils s’adaptent aux disci-
plines institutionnelles et “ positives ”. Le fait que la science se
soucie moins de la vie des choses que de leur conformité avec ses
propres règles de jeu justifie le concept hégélien de réification : ce
qui se donne pour vérité intangible, irréductible est déjà le résultat
d’un travail préparatoire, quelque chose de second, de dérivé. (...)
On trouve déjà chez lui, entièrement développée, la critique du
positivisme scientifique qui aujourd’hui et de plus en plus se fait
partout passer pour la seule forme légitime de connaissance. Hegel
a reconnu en lui (...) ce qu'il s’avère être aujourd’hui dans
d'innombrables recherches creuses et sans intérêt, l’unité de la
réification — d’une fausse objectivité, extérieure à la chose
même, abstraite pour employer le vocabulaire hégélien — et
d’une naïveté qui confond le simple reflet du monde, les faits et
les chiffres, avec son principe "'. »
L’Aufklärung devient critique, non positive, lorsqu'elle
s’inclut elle-même dans le processus d’auto-réflexion qui brise la
clôture conceptuelle et pense au-delà du point où, selon les termes
d’'Adorno, « s'arrêtent » les positivistes ”. Ce que la théorie
critique parvient à concevoir, à la suite de Hegel certes, mais
dépassant sa conception de l’« absoluité » du savoir, c’est le
moment de retournement de l’Aufklärung, non pas simple repli sur
soi, mais véritable renversement critique, assurant, contre
l’assimilation au sein de l'identité, de la totalité, la production du

117
non-identique. Renversement qui restaure le concept de vérité
menacé par le positivisme, littéralement, de neutralisation :
« Quoi que l’Aufklärung accomplisse sur le plan du désenchante-
ment (Entzauberung), elle veut — dans son sens propre — libérer
les hommes de l’enchantement : autrefois celui des démons,
aujourd'hui celui que les rapports humains exercent sur eux.
L'Aufklärung qui oublie cela en reste, sans y prendre attention, à
l’enchantement et s'épuise dans la fabrication d'appareils
conceptuels maniables ; elle se sabote elle-même, ainsi que ce
concept de vérité que Popper oppose à la sociologie de la
connaissance !*. »
Sauvegarder le concept de vérité, c’est donc faire échec à la
Wertfreiheit. La notion weberienne de neutralité axiologique
signifie l'illusion du système ayant parachevé sa clôture, sa
cohérence, indépendamment des intérêts sociaux et idéologiques :
« La tendance harmonisante de la science qui fait disparaître les
antagonismes de la réalité par leur traitement (Aufbereitung)
méthodique tient à la méthode classificatoire, quelles que soient
les intentions de ceux qui s’en servent. Ce qui est essentiellement
non homonyme et mutuellement discordant, elle le réduit au même
concept par le choix de son appareil conceptuel et au service de la
cohérence interne (Einstimmigkeit) de celui-ci *. »
Critiquant la thèse positiviste selon laquelle il existerait des
intérêts purement scientifiques — comme il pourrait exister des
intérêts purement esthétiques et culturels — Adorno, dénonçant le
gauchissement de l’idée de science, prend garde de préciser qu’il
ne s’agit nullement de nier la valeur heuristique des disciplines
particulières : « Le point d'attaque de la critique de cette
évolution, ce n’est pas la cristallisation dans les sciences
particulières de méthodes dont la fécondité ne fait pas de doute,
mais bien l’idée aujourd’hui dominante (...) que les intérêts
extra-scientifiques seraient extérieurs à la science elle-même et
qu’il faudrait les tenir soigneusement séparés les uns des autres.
Alors que d’un côté, les intérêts soi-disant purement scientifiques
sont des canalisations et bien souvent des neutralisations d'intérêts
extra-scientifiques, qui se prolongent sous une forme désamorcée
à l’intérieur même de la science, l’appareillage (Instrumentarium)
scientifique qui fournit le canon de ce qui est scientifique est lui
aussi instrumental, d’une manière dont la raison instrumentale n’a
jamais rêvé : il est l'appareil des moyens permettant de répondre à
des questions qui ont leur origine au-delà de la science et qui

118
obligent à sortir d'elle » "".
— Critique de la neutralité
On ne peut assurément limiter strictement au domaine des
sciences sociales le problème de la positivité d’un appareil
conceptuel et celui de l’élimination des composantes idéologiques
occultées par la raison instrumentale. La querelle du positivisme
ne s'épuise ni dans un secteur particulier, ni dans le temps ; il
convient de la susciter de nouveau chaque fois que se trouve mis
en cause le statut social de la réflexion théorique en général et pour
toute théorie qui, par son adhésion au principe de la rationalité
scientifique, et du fait de l’abandon de perspectives liées à la
critique de l'idéologie, suppose une convergence entre la sphère
des intérêts prétendument scientifiques et les desiderata du
système économique et politique. La positivité serait réalisée —
rêve technocratique par excellence — dans le cas d’une conver-
gence totale entre les intérêts de la sphère socio-culturelle et les
intérêts du système économico-politique.
La question de l’intérêt de la connaissance et du savoir et de
sa fusion — ou confusion — possible avec les intérêts idéologi-
ques va bien au-delà de la distinction établie par H.G. Gadamer
entre les sciences de la nature et les Geisteswissenschaften ‘*.
Pour l’essentiel, Gadamer se contente de reprendre, en l’affinant
et en le précisant, le modèle dilthéen de l’opposition entre la
fonction explicative (erklären) des sciences de la nature et la
fonction compréhensive (verstehen) des sciences morales. Il met
ainsi en évidence l’irréductibilité de ces dernières au modèle
mathématique et souligne leur spécificité ; toutefois en posant
comme crucial le problème de la convergence des intérêts, on ne
définit plus la positivité d’une théorie seulement en fonction du
risque de systématisation axiomatique ou de formalisation
logico-mathématique — point de préoccupation dominante pour
Gadamer — mais selon qu’elle intègre ou non les déterminations
socio-économiques dans l’auto-réflexion de ses catégories et de
ses concepts, processus par quoi se définit la participation ou la
non-participation des disciplines particulières à l’accumulation du
savoir, à sa reproduction et à sa diffusion. Au sein d’une théorie
dialectique de la société, une théorie esthétique qui réfléchit sur le
statut des pratiques artistiques et culturelles ne peut se fonder sur
le critère de neutralité axiologique sans renoncer du même coup à
la critique de l’idéologie.

119
Pour autant, il ne s’agit pas, selon l'expression même
d’Adorno, de « balayer » l'exigence de Wertfreiheit, c’est-à-dire
de nier sa valeur ou sa fonction heuristique à l’intérieur du
domaine scientifique considéré, mais d’« intégrer à la théorie la
neutralité et la valeur pour les dépasser dialectiquement (aufzu-
heben), c'est cette même attitude qu’elle devrait adopter vis-à-vis
du positivisme en général » “”. Faute de dépassement dialectique,
l'exigence de neutralité s'accorde trop bien avec la conception
technocratique de la société : « Le positivisme va comme un gant
au monde administré "*. » Le domaine de l’esthétique lui-même
n'échappe pas à un tel danger : « Si la sociologie de l’art, par
exemple, veut écarter la question de la qualité des œuvres dont elle
étudie l'influence, alors lui échappent des problèmes aussi
pertinents que celui de la manipulation par l’industrie de la
conscience, le contenu de vérité et de non-vérité des “ stimuli ”
(Reize) auxquels sont exposées les personnes interrogées, et enfin
toute compréhension déterminée de l'idéologie comme fausse
conscience sociale. Une sociologie qui ne peut ou ne veut pas
distinguer entre la qualité d’une œuvre probe et importante et celle
d’un produit kitsch calculé d’après les conditions de l’effet qu’il
produira, ne renonce pas seulement à la fonction critique qu’elle
voudrait pourtant exercer, mais même à la connaissance de faits
sociaux tels que l'autonomie ou l’hétéronomie des œuvres
intellectuelles (geistiger Gebilde) qui dépend de leur lieu social et
détermine leur effet social '®. »
La question du statut et de la fonction des pratiques
artistiques et culturelles dans la société post-industrielle ne
constitue pas le thème essentiel de la querelle du positivisme, mais
la transposition sur le plan de l’esthétique de la problématique des
sciences sociales est déjà contenue implicitement dans la critique
des thèses de Popper par Adorno. Lorsque ce dernier exige d’une
sociologie de l’art qu’elle s’attache à la qualité des œuvres, il ne
s’agit pas d’en revenir à un type d’esthétique contemplative,
idéaliste et normative, mais de résister au nivellement des
industries de la culture et au principe dominant de la valeur
d'échange qui régit la circulation et la consommation des biens
culturels. La dichotomie valeur-absence de jugement de valeur,
par laquelle s’affirme, en définitive, le primat d’une prétendue
neutralité est incompatible avec une réflexion esthétique qui vise à
la détermination du contenu de vérité des œuvres et à la définition
de leur fonction critique, négative, vis-à-vis de la réalité existante.

120
La théorie esthétique d’Adorno peut être conçue comme une
entreprise de réflexion théorique dirigée contre la tendance à
l'intégration des pratiques culturelles et artistiques dans le
mécanisme de reproduction, d’accumulation et de gestion du
savoir dans la société post-moderne. Déjà, l’expression « gestion
du savoir » disqualifie ce savoir en tant que tel, savoir que les
moyens de communication tendent à traiter de plus en plus comme
pure et simple information, ce qui est aussi manière de nier qu'il
puisse remplir une fonction critique et théorique : « L'usage
positiviste du concept d’art nécessiterait une analyse critique. Il
sert de poubelle aux positivistes pour tout ce que veut exclure leur
concept restreint de science, lequel doit pourtant bien reconnaître,
puisqu'il n’est que trop prêt à prendre la vie de l’esprit comme un
fait, que l’expérience de l’esprit ne se réduit pas à ce qu’il tolère
(...) Même ce qui n’est pas de la science ils (les positivistes) le
mesurent furtivement selon les critères scientifiques, tel celui
d’effectivité ou même celui de reproductibilité qui hante
étrangement l’épistémologie de Wittgenstein. Ici, comme ailleurs,
l’attitude du “ je ne comprends pas ” devient chez eux automa-
tique. L’hostilité à l’art et l’hostilité à la théorie sont identiques en
leur fond '"°. »
La conception de la « modernité radicale » qui est au centre
de la théorie adornienne est en rapport avec l’analyse de la société
post-industrielle, et avec l’une des tendances qui, selon la Théorie
critique, la caractérise en profondeur, celle de son évolution
irréductible vers des formes d’organisation et de gestion annulant
toute perspective de transformation structurelle. Mais la modernité
en art est, elle aussi, pour Adorno, irréductible. L'intégration en
art de procédures techniques hautement élaborées, correspondant
au stade le plus avancé du perfectionnement technologique —
notamment en musique — représente pour lui la seule possibilité
de survie d’un art qui tient à se démarquer des pratiques culturelles
et artistiques intégrées. Cette possibilité semble paradoxale au
regard de la critique de la rationalité à laquelle se livrent
Horkheimer et Adorno.
Nous tenterons de montrer que ce paradoxe n’est qu’ap-
parent. La thèse de la modernité radicale provient de l'expérience
avant-gardiste du début du siècle, mais si elle s’y rattache, elle ne
s’y réduit pas totalement ; elle est partie intégrante d’une théorie
critique de la société moderne, théorie qui s'efforce de com-
prendre son processus d'évolution sans constater d’autre alter-

121
native à la dynamique qui la meut présentement.

F) Un discours paradoxal

1) L'esthétique de la contemporanéité
La théorie esthétique de T.W. Adorno enregistre certaine-
ment l’une des tendances les plus caractéristiques du discours
esthétique contemporain : la tendance à sa dissolution en tant
qu’élément d’une théorie close, d’une doctrine achevée, d’un
système global. Le texte même de Théorie esthétique, dont le titre
risque, par sa référence à l’idée d’une théorie cohérente et
systématique, de susciter nombre de malentendus, s’efforce
d'échapper aux prétendues certitudes d’une structure syntagma-
tique de l'écriture au profit d’une parataxis rompant avec
l'agencement logique et la rigueur hypothético-déductive de tout
discours destiné à la communication.
En réalisant à sa manière, dans l’écriture et dans le style, le
projet — qui l’a toujours fasciné — d’une esthétique de type
mallarméen, Adorno rencontre le paradoxe inhérent à tout
hermétisme qui prétend se connaître et reconnaître comme tel.
Si, en effet, par sa publication, et sa concession aù médium
du livre, l’ouvrage s’offre au lecteur, c’est-à-dire au public,
comme ce qu’il faut bien qualifier d'œuvre et de création littéraire,
il refuse, en tant que tel, et dans le même temps, de se « livrer » à
lui. Mais, parallèlement à ce repli hermétique qui définit en réalité
l'intention polémique, critique et négative d’Adorno — « l’enga-
gement et l’hermétisme convergent dans le refus du sratu
quo » ll — un travail fondamental s'effectue sur le plan des
concepts et des catégories traditionnelles en usage dans les
discours esthétiques, visant à rompre avec l'héritage idéaliste :
« Les catégories doivent être définies autant par leur rapport au
monde que par leur refus de celui-ci. L’art est connaissance dans
deux cas ; non pas seulement par le retour du monde et de ses
catégories ni à cause de son lien avec ce qui s’appelle ailleurs
l’objet de la connaissance, mais beaucoup plus peut-être par la
tendance à la critique de la ratio qui domine la nature !. »
Le positivisme a ceci de commun avec l’idéalisme qu’il ne
conçoit les catégories que comme acquiescement au monde et

122
Æ

jamais comme refus, ni comme négativité. Le mécanisme de


reproduction de l'idéologie repose aussi sur un processus langagier
qui conduit tout discours à révéler à un moment ou à un autre sa
complicité avec l’ensemble du système social dont il est issu.
Inscrite dans une théorie critique de la société, une théorie
esthétique, donc nécessairement et à un moment quelconque un
discours sur l’art s'exprimant par le langage, ne peut prétendre à
l’hermétisme sans se révéler fondamentalement contradictoire :
« Le langage ne doit pas seulement ses malheurs à chacun des
mots qui le constituent, ni même à sa structure syntaxique. Avant
toute signification, et contre celle-ci les mots s’agglutinent dans la
foulée de la communication !". »
Discours paradoxal, suscitant lui-même des discours
contradictoires ‘*, la Théorie esthétique s'offre, entre autres, à
deux types d'interprétation aux finalités apparemment opposées.
L'un relève de la critique immanente, et soumet le texte à une
analyse pour ainsi dire « de l’intérieur » en le coupant de ses
déterminations et de ses prolongements socio-historiques. L’autre,
en revanche, s'intéresse à l’histoire de la réception de l’œuvre et
tente de déterminer sa validité ou sa pertinence au regard d’une
problématique actuelle ayant pour thème, par exemple, les
rapports entre l’art et la société. Le premier, dans une perspective
herméneutique, cherche à dégager le ou les sens intrinsèques du
texte, mais aussi ses contresens ou ses contradictions, supposant
pour ce faire une lecture analytique aussi précise et circonstanciée
que possible. Le second tente d'estimer, par exemple, la
signification historico-philosophique de l’œuvre en s’efforçant de
juger de son caractère régressif ou progressiste sur le plan
esthétique ou idéologique. Ces deux modes d'interprétation,
complémentaires et souvent menés parallèlement, n’atteignent pas
nécessairement leur objet, surtout lorsque, trop souvent répétés,
ils s'inscrivent dans le cadre étroit d’une polémique ou d’un
exercice académique. Se contenter de relever et de souligner les
contradictions et les ambiguïtés d’un texte — opération certes
nécessaire dans un premier temps — facilite peu l'élaboration
d’une problématique de l’« après » ; et les redites, quand bien
même sont-elles porteuses de vérités, sombrent assez rapidement
dans les lieux communs. Lieu commun que de réduire les thèses
adorniennes à cette triade utopie-nostalgie-négation qui rappelle
les traditionnels trois temps d’une dialectique supposée hégé-
lienne ; lieu commun également que d’insister sur le thème de la

123
négation abstraite de la réalité et l’absence de toute praxis
véritablement transformatrice !.
Il est vrai que la réduction du propos de la Théorie esthétique
à quelques thèmes généraux et abstraits peut être considérée
comme une réaction de défense vis-à-vis du désarroi que suscite la
lecture d’un texte défiant toute synthèse, et dont le « caractère
énigmatique » s'offre à un perpétuel déchiffrement. Au de-
meurant, et pour autant qu’il parvienne ou croit parvenir à ses fins,
un déchiffrement quel qu'il soit n’est pas sans présenter quelque
risque. La confrontation du discours de l’interprète et du discours
de l’interprété engendre fréquemment un effet de cohérence qui
donne au premier l'illusion d’avoir perçu le ou les sens possibles
du texte analysé sans percevoir toujours que la cohérence obtenue
est l'effet de son propre discours. D'un mode de lecture qui en
reste à ce qu'il conviendrait d'appeler ici un « jeu de langage »
dans un sens guère éloigné de celui de Wittgenstein, et procède
soit par repli du discours sur lui-même (celui de l’auteur ne
suffit-il pas ?), soit par superposition des deux discours —
décalque paraphrasique — peut naître une circularité, processus
sans fin et formaliste du jeu des interprétations où ce qui se prête à
l'interprétation n'est plus l’objet — par exemple la Théorie
esthétique de T.W. Adormo — mais l'interprétation elle-même.
Pernicieux, cet enchaînement interprétatif entraîne la clôture
du discours originel dans son historicité — historicité ficitive —
interdisant son « actualisation » et la lecture adéquate qu’impose
le projet d’une théorie esthétique conçue comme moment
indissociable d’une critique de l’idéologie, lecture qui entre, seion
nous, dans le cadre d'une interprétation « prospective » des
conceptions adorniennes.
Loin de méconnaître les limites de la portée historique d’une
théorie esthétique comme celle d’Adorno, une telle interprétation
prend en compte ces limites mais sans considérer qu'elles
disqualifient la totalité des conceptions adorniennes. De même que
la fausseté d’une conclusion ne disqualifie pas automatiquement la
validité des hypothèses dont elle procède, les apories auxquelles
semble aboutir l'esthétique adornienne ne permettent pas
d’hypothéquer l’ensemble de sa réflexion théorique. Cette
interprétation considère comme contradictoire le projet même
d’une totalisation et d’une systématisation appliquées à un
ensemble réflexif et théorique qui s’est toujours voulu rebelle à la
positivité de tout système conceptuel. Plus précisément, et dans la

124
>

mesure où l'esthétique demeure étroitement dépendante de la


philosophie à l’époque contemporaine — ce «triste sa-
voir » ‘© — il importe de considérer la Théorie esthétique comme
étroitement imbriquée dans la philosophie de l’histoire, dans la
théorie de la société et dans la théorie de la connaissance. Ainsi
peut-on rejeter le cliché de la «tour d'ivoire » que les
commentateurs ont trop souvent utilisé pour caractériser les
conceptions adorniennes dans les années 60, et retenir comme
essentielle la nécessité de poursuivre la critique radicale des
structures sociales actuelles à laquelle l’auteur de la Dialectique
négative n’a jamais renoncé. « Je n’ai pas peur de la tour
d'ivoire », déclare Adorno en 1969; lorsqu'un journaliste de
l’hebdomadaire Der Spiegel lui demande s’il pense que sa tâche
consiste, « aujourd’hui comme hier » à poursuivre son analyse
des conditions sociales à l’intérieur de la République fédérale,
Adorno répond par l’affirmative en référant à un ouvrage en
préparation : « un livre sur l’esthétique » "7.
L’esthétique ne saurait donc être le dernier avatar d’une
théorie critique de la société n1 le refuge d’espérances déçues. Elle
est bien plus le prolongement d’un penser (Denken) véritablement
critique. L'opération qui consiste à isoler et à dénombrer les
éléments de validité de la Théorie critique se révèle pour cette
raison inadéquate. Analyser la rationalité instrumentale et son
influence sur la fonction qu’assument les pratiques artistiques et
culturelles dans la société post-industrielle n’a de sens qu’à la
condition d’admettre que certains moments de la critique de
l’idéologie développée par la Théorie critique possèdent une
relative autonomie par rapport à sa propre cohérence... à sa
prétendue cohérence. L'importance accordée par Adorno, puis par
Habermas, à la critique du néo-positivisme dans le domaine des
sciences sociales, et à la positivité sous toutes ses formes,
empêche que soit considérée comme historiquement close la
problématique de la Théorie critique. En l'absence de toute
alternative réelle au système de domination en vigueur dans la
société post-industrielle, l’hypothèse d’un durcissement (Ver-
härtung) des structures socio-politiques en place et de leurs
institutions demeure plausible, et la réalité viendrait plutôt
renforcer l’idée que le système tend à se développer dans
l'indifférence totale à l’égard des discours qui s’efforcent
d'analyser et de critiquer ce processus. Les systèmes d’organisa-
tion et d’information, désormais informatisés, chargés de réguler

125
et de réglementer des secteurs d’activités publics et privés
absorbent sans difficulté ces discours. Le phénomène nouveau,
que la Théorie critique n’enregistre qu’imparfaitement, réside
probablement dans la perte de la fonction émancipatrice dont
pouvaient encore se réclamer ces discours dans les années 60.
Dans le domaine des arts et de la culture, les discours dénonçant
les formes multiples d'intégration au système n’ont pas empêché
ni la mise en place des « politiques culturelles », ni le
développement de l'institution artistique et culturelle. Les
mass-médias ont même probablement accru la reconnaissance
publique de cette institution en favorisant ce qui justement permet
de la définir comme telle : l’aura du créateur, le marché de l’art,
les musées, les galeries, les expositions et les centres culturels.
Ceux qui persistent dans l’élaboration de discours « critiques »
n'ont même plus la ressource, ni la coquetterie de croire que ieur
« dire » s’évanouit momentanément pour mieux refaire surface en
des temps meilleurs, car rien ne disparaît plus, mais tout est
répertorié, analysé, fiché, codé, classé, inséré dans une quelcon-
que banque de données, et donc parfaitement accessible à
quiconque, en théorie. La gestion « libérale » et informatisée
devient la forme post-moderne de la tolérance répressive. La
différence avec l’époque antérieure n’est pas de nature mais de
degré, et rien ne permet d'affirmer que structurellement les
sociétés de demain seront véritablement différentes de celles
d’aujourd’hui.
Tel est le principe de la Verhärtung, du durcissement,
renforcement de ce qui existe déjà, qui naguère permettait à
Adorno d'évoquer la survivance de potentialités fascisantes au
sein même de la démocratie, et qui contraint aujourd’hui à
considérer avec scepticisme une divergence éventuelle de l’écono-
mique et du politique, condition pourtant essentielle permettant
d'envisager d’une manière autre qu’utopique une transformation
structurelle de la société post-industrielle ''*.
Ainsi, reconnaissant la validité d’une problématique fondée
sur un processus historique que rien ne vient démentir, et que seul
un jeu d’hypothèses permet d'interpréter différemment '°, une
lecture prospective de la Théorie critique s’efforce d'éviter toute
clôture à l’intérieur d’un système théorique. De même s’efforce-t-
elle d'échapper à toute fascination des concepts et se soumet-elle,
elle-même, à l'exigence qu’elle impose à son objet. Si elle prend
pour cible la positivité des constructions et élaborations concep-

126
tuelles qui s’affirment par et dans leur cohérence, c’est parce
qu’elle soupçonne celles-ci de favoriser la mise en place d’un
système gestionnaire du savoir et de la culture qui étend son
emprise au domaine jusque-là préservé de l’esthétique. Elle retient
comme fondamentale l’intention poussée chez Adorno jusqu’au
paradoxe d'élaborer un discours et une écriture non plus fondés
sur la rigueur et la logique hypothético-déductive d’une grille
linguistique sans faille, mais réservant sa place à une forme
d’« intuition analytique » ‘” rebelle à la transparence qui est celle
de toute domination.
Lue ainsi, la Théorie esthétique d’ Adorno révèle sa véritable
dimension historique. Pendant les décennies où l’art occidental
connaît des transformations décisives, peu nombreuses sont les
théories de l’art qui réfléchissent simultanément sur les mutations
en cours. Les systèmes philosophico-esthétiques demeurent
confrontés, souvent à leurs dépens, à l’esthétique idéaliste et
contemplative. Lorsqu'ils rencontrent le marxisme, comme celui
de Ernst Fischer, ou de Lukâcs après Histoire et conscience de
classe, ils renoncent, en dépit d’une réflexion théorique et
philosophique rigoureuse, à saisir la signification politique et
sociale des révolutions formelles, et ne parviennent à se libérer ni
de la théorie du reflet, ni du réalisme socialiste. Dans ce contexte,
la théorie esthétique d’ Adorno représente l’une des rares tentatives
théoriques et philosophiques pour comprendre le sens social,
politique et idéologique des expériences formelles et des
« avant-gardes » dans le temps même de leurs manifestations, et
pour lier l’analyse immanente des œuvres — qui cherche sur le
plan strictement esthétique à saisir le processus d'élaboration du
modernisme — à une théorie critique de la société. La simple
mise en rapport de deux domaines prouve en l’occurrence qu'il n’y
a rien de strictement esthétique, ni les transformations formelles
radicales que connaît la littérature, par exemple, ni les modifica-
tions résultant de l’évolution du matériau artistique et de la
technique de composition qui bouleversent la musique occi-
dentale.

2) Historicité et aporie
Il existe entre le paradoxe et l’aporie une parenté qui permet

127
de penser que le premier naît parfois de l’impossibilité de résoudre
la seconde. Le discours paradoxal de la Théorie esthétique pourrait
ainsi constituer le contrepoint des situations insolubles auxquelles
elle est confrontée. Mais rien n’interdit d’inverser ce dispositif et
de considérer, par exemple que ce discours — d’emblée
contradictoire !?! —— n’est pas manière d’engendrer les apories
qu'il s'entend lui-même à résoudre. L’aporie ne serait pas le piège
dans lequel tombe la dialectique adornienne mais, au contraire, le
centre autour duquel elle se déroule. La modernité radicale fondée
sur le déchaînement des forces productives ne serait pas en
contradiction avec la critique radicale de la rationalité instru-
mentale. Théorie de la modernité, liée à l'expérience des
avant-gardes, la Théorie esthétique permettrait aussi de penser la
décomposition de l’art moderne. Le déclin du sujet dans la société
industrielle ne serait pas incompatible avec le projet d’une théorie
critique capable de réfléchir sur la dissolution de l’individu.
Les arguments ne manquent pas, il est vrai, pour montrer que
la Théorie esthétique peut être réductible à ces apories, et qu’elle
constitue de ce fait un moment aujourd’hui dépassé de l’esthétique
et de la réflexion philosophique sur l’art. Correspondant à une
période déterminée de la société capitaliste bourgeoise caracté-
risée par l’extinction progressive du sujet et l’effondrement de
l’Aufklärung, elle serait incapable d’intégrer une réflexion sur les
phénomènes artistiques post-avant-gardistes.
Dans son étude sur Proust, Kafka et Musil ‘?, qu’il situe dans
le contexte réflexif de la Théorie critique, P.V. Zima met en
rapport le déclin de l’individu libéral bourgeois tel qu’il se
manifeste dans la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, et
la crise du sujet qui constitue l’un des thèmes principaux de
l'Ecole de Francfort et notamment de la théorie esthétique
d'Adorno. Chacun à sa manière, Proust dans son roman, Adorno
dans son ouvrage théorique, mais l’un comme l’autre dans leur
discours même, s’efforcerait de plaider en faveur de l'individu
libéral menacé contre le principe dominant de la valeur d'échange
représenté par ie discours syntagmatique et communicationnel.
« Comme chez Proust, écrit P.V. Zima, la critique d’un discours
syntagmatique en train de perdre sa crédibilité, mène donc chez
Adorno à l’idée d’une écriture paradigmatique et paratactique (non
hiérarchique) capable de résister aux contraintes de la syntaxe
discursive (...). Bien que Hôlderlin doive être situé au centre de
l'intertexte adornien lorsqu'il s’agit de comprendre la structure

128
L

paratactique de la Théorie esthétique, la tentative pour penser en


modèles de la Dialectique négative ou la forme de l’aphorisme, du
fragment dans les Minima moralia, c’est la “ Recherche ” de
Marcel Proust qui, située au seuil du xx‘ siècle, anticipe
immédiatement sur la problématique de la Kritische Theorie.
Comme celle-ci, elle est une réaction au déclin de l’individualisme
et de l’idéologie de la personne autonome ; comme la dialectique
négative, elle se retourne contre l’aspect utilitaire et instrumental
de la pensée et du langage, contre le pouvoir, tel qu’il s’exprime à
travers la conversation mondaine et ses intrigues ‘?. »
Mais selon P.V. Zima, cette réaction, tentative d'échapper à
l’instrumentalisation, serait vouée à l’échec. Elle serait aporétique
dans la mesure même où prendre parti pour le sujet à l’époque de
son effondrement revient à reconnaître sa dissolution et à la
confirmer : « Un aspect important de la crise de l’individualisme
(...) est la critique du Sujet qui a, dans le roman, comme dans la
théorie, un caractère aporétique (...). Mais en plaidant en faveur
d’un discours paratactique capable de renoncer à la domination
subjective (discursive), Adorno ne fait que confirmer la crise du
Sujet en faisant (comme Musil, Proust et Hesse) un premier pas
vers sa dissolution : vers la dissolution du syntagme discursif (...).
Dans le cas de la Théorie critique, comme dans celui de la
“ Recherche ”, il s’agit de sauver l'individu (le Sujet) par un
retour au principe non logique, mimétique, non conscient. Tant
sur le plan fictionnel que sur le plan théorique, ce retour s'avère
être aporétique ‘*. »
Cette aporie ne semble pas toutefois avoir échappé à la
vigilance d’Adorno. Elle serait effective si ce que P.V. Zima
considère comme un plaidoyer en faveur de l’individu libéral était
l'expression d’une nostalgie pour le sujet libéral bourgeois et pour
l’humanisme des siècles passés. En réalité, la question de
l’individualité, qu’Adorno situe dans le cadre de sa propre
confrontation avec la dialectique hégélienne du particulier et de
l’universel, est perçue par lui-même comme parfaitement contra-
dictoire. La Théorie critique s'attache « non sans mauvaise
conscience » à la défense de l’individu "*, mais « au cours des
quelque cent cinquante ans qui se sont écoulés depuis l'apparition
de la pensée hégélienne, c’est à l'individu qu'est revenue une
bonne part du potentiel protestataire » ‘*. Le déplacement
(historique) de l’aporie signifie ainsi peut-être sa résolution : « En
comparaison du paternalisme laconique avec lequel le traite

129
Hegel, l'individu a gagné en plénitude, il est devenu plus
différencié et plus fort, dans la mesure même où il se trouvait
parallèlement affaibli et vidé de sa substance par la socialisation de
la société ?. » Le paradoxe — engendre-t-il ici l’aporie ? —
n’est qu’apparent. Les Minima moralia, d’où sont extraites ces
citations, expriment par leur forme aphoristique, la subjectivité la
plus extrême parce que, précisément, Hegel « développe son
argumentation contre un pur et simple être-pour-soi de la
subjectivité » '#. Elles entrent autant «en rébellion contre
l'exigence de totalité du système hégélien » qu’elles ne se
« mettent à l’école » de celui-ci ‘?. Cent cinquante ans ont suffi
pour révéler sa vérité, c’est-à-dire pour que soit apportée la preuve
historique de sa fausseté, qu’atteste autrement que de manière
métaphorique l’extinction de l’Aufklärung : « Le mot d’Aufklä-
rung devait marquer les temps forts de ce développement (vers la
suprême clarté). Sa dépotentialisation est sans doute liée au fait
que le souvenir de l’archétype de clarté, la lumière, que son pathos
présuppose pourtant encore, s’est éteinte depuis *. » A l’Aufklä-
rung succède la Verblendung (l’aveuglement) et dans cette
transition se chiffre et se déchiffre présentement la réussite-échec
de l’hégélianisme : « Dans une période qui est maintenant celle de
son déclin, l’individu contribue de nouveau, par son expérience de
lui-même et de ce qui lui arrive, à une connaissance qu’il ne faisait
que masquer tant qu’il était la catégorie dominante et s’interprétait
dans le sens d’une positivité inentamée. Au regard de l’unanimité
totalitaire qui, à la criée, est prête à faire passer l’idée que le sens
de l’individu est dans l’élimination immédiate de sa différence, il
est même permis de penser que quelque chose des possibilités
libératrices de la société a reflué pour un temps dans la sphère de
l’individuel "'. » Pour prendre la défense de l’individu, point
n’est besoin d’en appeler de façon nostalgique à l’individualisme
humaniste et libéral, il suffit d’« enquêter sur la forme aliénée »
de la vie * et d’analyser les « puissances objectives » qui la
déterminent présentement l*.
La dialectique adornienne ne se laisse pas prendre au piège de
ses apories. Croire le contraire peut provenir de ce qu’on lit
Adorno précisément comme il ne souhaitait pas qu’on le fit : en
recréant le syntagme discursif, la linéarité du discours, une
« certaine certitude » du sens que la parataxis entend détruire ; en
lisant les textes dans leur chronologie, à l’affût des contradictions,
meilleur moyen de les faire apparaître. La formule « le tout est le

130
non-vrai » se veut énonciation d’une... vérité ‘* quelle que soit
« la marche imposante de l’histoire » '#. S’il n’est pas sûr que la
pensée de l’individu soit la pensée du vrai — la dialectique de
l’Aufklärung montre bien que, historiquement, elle ne l’a pas
toujours été — une certitude est que toute pensée de l’universel
qui méconnaît la spécificité de l’individu et vise à son absorption
dans le tout est fausse, absorption au demeurant incomplète.
Adorno ne dit pas que l’individu est totalement liquidé, il « n’est
que » mutilé (beschädigt) : « C’est être encore trop optimiste que
de penser que l’individu est en passe d’être liquidé totalement. Et
pourtant, nier purement et simplement, remplacer la monade par
la solidarité favoriserait en même temps le salut de chacun, qui ne
trouve sa particularité que dans sa relation à l’universel. La
situation présente est bien différente. Le malheur ne prend pas la
forme de l’élimination radicale de ce qui a existé, car les choses
que l’histoire a condamnées, on les traîne toujours, mortes,
impuissant devant ce qui écrase lamentablement. Parmi les unités
humaines standardisées et administrées, l’individu connaît une vie
souterraine. Il est même placé sous protection et a pris valeur de
monopole. Mais il n’est en réalité plus que la fonction de sa propre
unicité, un objet pour exposition, comme les avortons qui
suscitaient jadis l’étonnement et les moqueries des enfants '*. »
Que le principe d’identité s’affirme aux dépens de l'identité de
l'individu n’est pas affaire de conjoncture politique historique :
« L'évolution vers l’intégration totale que constate ce livre —
écrivent Horkheimer et Adorno en 1969 — est suspendue, mais
pas interrompue définitivement (...). Le pronostic que nous
établissons sur le renversement de la Raison en positivisme, mythe
de ce qui existe, et finalement l'identification entre l’intellect et ce
qui est hostile à l'esprit a reçu une confirmation éclatante. La
manière dont nous concevons l’histoire ne nous fait pas croire que
nous pouvons nous en dispenser (...) "7. »
L’aporie qui pourrait naître de la croyance selon laquelle
Adorno conclurait de la désagrégation et de l’affaiblissement du
moi à la nécessité de restaurer le moi autoritaire et dominateur de
l'individu bourgeois résulterait d’une schématisation de la
dialectique réduite à la simple oscillation d'un pendule. « Si je
refuse l'usage de conscience collective, écrit Adorno à
Benjamin ‘*, ce n’est évidemment pas pour laisser subsister
comme substrat véritable ‘“ l'individu bourgeois ”. Il faut (...)
montrer qu’il est de toute évidence une fonction sociale et dévoiler

131
le caractère apparent de son intimité avec lui-même. Mais cette
apparence n’est pas telle face à une conscience collective
hypostasiée, elle l’est face au progrès social réel. “* L’individu ”
est ici un instrument de passage, un instrument dialectique qu’on
ne doit pas éliminer de manière mythique, mais qui ne peut qu'être
dépassé (aufgehoben) ‘”. »
Le retour au principe non logique, mimétique, non conscient
stigmatisé par P.V. Zima n’apparaît aporétique que si l’on fige la
problématique de la Théorie critique sur ses contradictions
apparentes. Ce retour, et sa conséquence l’hermétisme, peuvent
aussi être interprétés comme un choix stratégique, dernière forme
possible de résistance et d’« engagement » au sens où la Théorie
esthétique considère que l’engagement et l’hermétisme procèdent
l’un et l’autre d’un refus du statu quo. L'écriture paratactique, la
rupture avec le syntagme discursif, l'affirmation du mimétique
interviennent comme des dispositifs rebelles à la fausse objecti-
vité, à la pseudo-transparence, au mensonge de l’universalité.
L’hermétisme ne peut donc être confondu avec l’inintelligibilité.
L’obscurité apparente du texte — comme le « skoteinos » du
discours hégélien — appelle un mode de lecture capable de
révéler sa signification sociale critique. La « lecture » de Hegel,
le commentaire sur Hôlderlin et l'hommage à la poésie de Paul
Celan * sont animés par une intention identique ; dégager le
moment social de l’opacité, et notamment de l’opacité poétique,
c’est résister au « système universel de la communication » dont
on dit qu’il met les hommes en relation (verbindet), mais leur est
en réalité imposé (aufgezwungen) “.
Le commentaire d’Adorno sur Marcel Proust fondé sur un
usage intensif de termes d’origine étrangère, et qui rend son texte
hermétique pour un lecteur de langue allemande , vise à dégager
l'aspect social de l’hermétisme : « On pourrait établir un rapport
entre la pensée hermétique et les moments sociaux. La conscience
réifiée qui, dans l'intégration de la société hautement industria-
lisée, s'intègre à travers les membres de celles-ci, est incapable de
recevoir l'essentiel des poèmes pour y trouver leur contenu
thématique et leurs prétendues valeurs d’information. Sur le plan
artistique, les hommes nc peuvent d’ailleurs plus être atteints que
par le choc visant ce que l'idéologie pseudo-scientifique appelle
communication. L'art, quant à lui, n’est intègre que lorsqu'il ne
joue pas le jeu de la communication “*. »
L'historicité de la Théorie esthétique — au sens où celle-ci

132
représenterait un moment dépassé de la réflexion sur l’art às
l’époque de l’intégration des pratiques culturelles et artistiques —
n'est pas démontrée lorsqu'on a mis en évidence ce qu’Adorno
reconnaît lui-même comme constituant le caractère aporétique de
sa démarche. L’aporie n’est pas le terme mais le point de départ
d’une réflexion sur l’art moderne, tout comme l’aporie qui
caractérise les rapports actuels entre la théorie et la praxis ne
signifie pas — compte tenu du blocage des perspectives prati-
ques — la capitulation devant le statu quo mais une incitation à la
réflexion critique et théorique.
L’esthétique adornienne s’efforce d’élaborer un concept de
modernité en art non réductible à ses définitions pré- ou
post-avant-gardistes à une époque qui n’est plus celle du
capitalisme libéral bourgeois. Si le type de structure socio-
politique qui constitue la référence d’Adorno dans la Théorie
esthétique renvoie au capitalisme des années 30 à 50, il renvoie
aussi à un stade de la société industrielle avancée qui intègre les
plus récents progrès technologiques et remodèle ses institutions
pour assurer au système une nouvelle légitimation.
La conception de l’art moderne chez Adorno ne peut donc
être assimilée uniquement à une réaction au phénomène d’indus-
trialisation de la culture qu’analyse la Dialectique de la raison.
Jusqu’à l’« achèvement » de la Théorie esthétique, Adorno
continue de mettre en rapport sa réflexion sur l’art et la critique
radicale de la société contemporaine, et sa prise de position en
faveur d’un modernisme radical intégrant les procédures technolo-
giques les plus élaborées résulte de la critique des formes actuelles
d'insertion des sphères culturelle et artistique dans le mode de
production capitaliste : « Bien au-delà de ce que Marx pouvait
prévoir à son époque, déclare Adorno en 1969, les besoins, qui
depuis longtemps étaient potentiellement fonction de l’appareil de
production, le sont maintenant totalement, et non pas
l'inverse *. »
De même qu’il considère comme différée sine die toute
praxis révolutionnaire “, Adorno doute de la possibilité d’éla-
borer une théorie cohérente capable d’appréhender la dynamique
actuelle de la société. Le travail théorique lui-même devrait se
contenter d'entreprises à moyen terme renonçant à rendre compte
de l’irrationalité croissante du capitalisme avancé “. Dans un
contexte qui se perpétue comme aveuglément, un art à la hauteur
de la technologie la plus progressiste représente pour Adorno la

133
seule voie possible entre une pure et simple restauration du passé
et l’adaptation à l’industrie culturelle. Dussent-ils courir le risque
de l’hermétisme et de l’ésotérisme, l’art et les œuvres d’art
peuvent ainsi ne pas renoncer à leur spécificité.
Une critique de la conception du modernisme sur le plan
strict de la théorie esthétique n’est donc pas viable si elle ne
s'articule pas dans le même temps sur la théorie critique de la
société contemporaine telle que la conçoit Adorno à l’époque de la
Théorie esthétique. Elle ne serait pleinement pertinente que si, sur
le plan de la critique de l’idéologie et de l’analyse de la dynamique
de la société industrielle avancée. elle était en mesure d’opposer à
la thèse de l’administration et de la bureaucratisation progressives
des structures étatiques actuelles, la perspective d'une autonomi-
sation et d’une émancipation où l’accès aux nouvelles conditions
d'élaboration et de diffusion du savoir permettrait une autonomi-
sation et une émancipation des comportements individuels et
collectifs susceptibles de résister à la pression des systèmes et à
leur contrôle. Mais tant que la réalité n'offre aucune autre
alternative à la dynamique actuelle des forces productives, la thèse
du modernisme radical demeure rigoureusement conséquenteà
l'attitude adornienne de négativité, sans compromis, devant la
réalité existante. Si le critère du modernisme est bien, selon la
Théorie esthétique, son irréversibilité, cela signifie que la fin de
l’art — et non pas sa mort au sens hégélien — peut être envisagée
dans la mesure où l'intégration « artistique » des procédures les
plus avancées de la production matérielle serviraient la réconcilia-
tion et donc rendraient l’art inutile. À ce qui pourrait apparaître
comme une contradiction, Adorno répond : la notion de moder-
nisme « est (...) le postulat rimbaldien de la conscience la plus
progressiste d’un art dans lequel les procédures techniques les plus
avancées et les plus différenciées s’interpénètrent avec les
expériences elles-mêmes les plus à l’avant-garde et les plus
diversifiées. Mais celles-ci, en tant que sociales, sont critiques.
Cet art moderne doit se montrer à la hauteur de la grande industrie,
non pas se contenter de la manipuler (...). Est moderne l’art qui,
d’après son mode d'expérience et en tant qu’expression de la crise
de l'expérience, absorbe ce que l’industrialisation a produit sous
les rapports de production dominants * ».
Promouvoir le radicalisme technologique en art est donc une
manière de réaffirmer, sous le signe de la négativité, la
permanence et la spécificité de l’art non réductible à la caricature

134
que fait de lui l’industrie de la culture pour qui ce domaine
demeure un espace de pseudo-liberté, de jeu, de sublimation et de
projections subjectives.
Parmi toutes les possibilités s’offrant à qui veut maintenir le
statut critique de l’art dans les conditions actuelles, institution-
nelles, de son intégration, une seule apparaît cohérente avec
l’analyse du capitalisme avancé. Non utopique, contenue dans le
projet historique du modernisme, cette possibilité détermine le
choix d’Adorno — un choix poussé jusqu’au paradoxe — fondé
sur l’idée d’une convergence des forces productives esthétiques et
non esthétiques.
Le problème des limites historiques de la Théorie esthétique
n’est donc pas « décidable » sur le plan strict de la réflexion sur
l’art. À un art qui rompt radicalement toute communication, art
ascétique, réservé au seul spécialiste et placé sous le signe de la
souffrance et de la négativité, une théorie peut opposer l’espoir de
voir se réaliser enfin l'intention initiale qui animait les mouve-
ments d’avant-garde des années 20 : disparition du fossé qui
sépare producteur et récepteurs, insertion de l’art dans la pratique
quotidienne, affaiblissement des circuits marchands et institu-
tionnels, réappropriation de la réalité par le biais d’une production
artistique et culturelle renforcée qualitativement et quantitati-
vement, développement des pratiques situées en dehors des
circuits culturels reconnus, etc.
La critique de la théorie adornienne par Peter Bürger 14
s'articule très précisément sur la possibilité que se réalise le projet
que les mouvements d'avant-garde n’ont su eux-mêmes conduire à
terme. Mais en faisant reposer sa conception sur l'éventualité
d’une transformation en profondeur du statut, du rôle et de la
fonction de l’art et de la culture dans la société contemporaine, sur
l’idée de pratiques non institutionnalisées, Peter Bürger introduit
un élément problématique et conjectural qui tend à abstraire sa
théorie des conditions historiques, sociales et politiques dans
lesquelles elle s’élabore. Très pertinente sur le plan de la critique
immanente, sa thèse devient hypothétique lorsqu'il s'interroge sur
la portée de la Théorie esthétique et conclut à son caractère
historique en arguant de l'argument selon lequel Adorno tire son
concept d'art moderne uniquement de l'expérience des avant-
gardes et non pas d’une analyse de l'état présent des forces
productives et des rapports de production : « La théorie d'Adorno,
écrit P. Bürger, dont le caractère historique apparaît désormais,

135
constitue le critère actuel d’une théorie esthétique. À une époque
où l’évolution de l’art a dépassé le stade des mouvements
historiques d’avant-garde, une théorie (comme celle d’Adorno)
qui centre son intérêt sur ces derniers est aussi historique que celle
de Lukâcs qui ne reconnaît comme œuvres d’art que les œuvres
organiques. Le pouvoir de disposer totalement du matériau et des
formes — caractéristique de l’art post-avant-gardiste dans la
société bourgeoise — doit être étudié concrètement à partir de
l’analyse des œuvres (...). Il est douteux que cette situation,
marquée par la capacité de disposer de toutes les traditions puisse
permettre à nouveau la constitution d’une théorie esthétique, au
sens où il y eut, de Kant à Adorno, des théories esthétiques *. »
Adorno ne pensait pas que sa théorie esthétique puisse
constituer un ensemble systématique comparable aux synthèses
kantienne et hégélienne. Il remarquait lui-même : « Un système
esthétique (l’esthétique comme système) n’est plus possible de nos
jours. La dernière grande conception systématique fut celle de
Hegel. La prétention hégélienne d’élaborer un système se révèle
maintes fois problématique. Le concept d’esthétique lui-même n’a
pas à être défini. Kant, Hegel, Nietzsche ont critiqué la notion de
définition. La notion de définition est inséparable de la notion de
système ‘Ÿ. » Mais surtout, l’argument affirmant que notre
époque « post-avant-gardiste » est caractérisée par la possibilité
de « disposer de toutes les traditions » apparaît bien fragile, sinon
spécieux. Non pas que cette possibilité n’existe pas, mais parce
que chaque époque peut revendiquer ce privilège et s’estimer
avantagée par rapport à l’époque antérieure. L’on suppose, en
outre, que puisse à certains moments déterminés se produire une
stabilisation dans l’évolution du matériau artistique permettant de
recenser la totalité des choix passés et présents ; conception
étrangement statique opposée à l’idée adornienne du modernisme
radical et à l'exigence de se tenir constamment à la pointe des
innovations techniques. La force de la thèse adornienne tient
probablement au dynamisme d’une conception reposant sur la
convergence possible des forces productives intra et extra-
esthétiques, profondément ancrée dans le présent et interdisant à la
fois toute forme de nostalgie passéiste et toute projection dans un
futur incertain. Dans la mesure même où la théorie esthétique
d’Adorno est indissociable de l’analyse de la rationalité occi-
dentale et de la critique de l'idéologie, seule une preuve de la
péremption de cette critique et de cette analyse pourrait témoigner

136
de son historicité.
La conception adornienne de l’art moderne procède essentiel-
lement de l’expérience des mouvements d'avant-garde ; de ce fait,
elle est datée ; mais le lien qu’elle entretient avec la critique de la
société industrielie avancée permet de lire la Théorie esthétique
sans limiter sa problématique aux circonstances historiques dans
lesquelles elle s’est élaborée. Rédigées avec un soin particulier par
Adorno ‘, les premières phases de la Théorie esthétique adoptent
la métaphore pour constater l'échec des avant-gardes :
« L’immense étendue de ce qui ne fut jamais pressenti, sur
laquelle se sont audacieusement lancés les mouvements artistiques
révolutionnaires vers 1910, n’a pas apporté le bonheur promis par
l'aventure. » La possibilité même d’une réflexion esthétique à
l’époque de sa neutralisation et de son intégration apparaît comme
compromise puisque, de cet échec, résulte qu’« il est devenu
évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même, que dans
sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à
l'existence * ».
Mais comme la philosophie qui, selon la Dialectique
négative, doit sa survie à sa non-réalisation ‘”, l’esthétique tire sa
raison d’être des menaces qui pèsent sur son objet : « Il n’est pas
certain que l’art puisse être encore possible, pas certain qu'après
son émancipation totale, 1l ne se soit pas détourné des
présuppositions qui le rendaient possible et les ait perdues ‘*. »
Une théorie esthétique ne peut donc s’élaborer que sur la base
d’un... échec. Constatant que la régression et la neutralisation
institutionnelle ont frappé l’art moderne plus tôt que ne l’affirment
les clichés traditionnels — pour qui la responsabilité de sa
« décadence » incombe au nazisme et au stalinisme — Adorno
définit la situation de l’art contemporain par rapport aux
avant-gardes : « Il faut (également) faire réflexion sur la nécessité
de poursuivre ce qui a été stoppé de l’iñtérieur et de l’extérieur,
ainsi que sur les limites d’un recours possible. Il va de soi qu'après
trente ou quarante ans, après la rupture totale, on ne peut
reprendre là où tout avait été interrompu ‘*. » La mise en garde
contre les sous-produits du « dernier instantané de l'intelligence
européenne » — ainsi Benjamin qualifiait-il le surréalisme —
résulte du développement de l’industrie culturelle dans des
structures sociales et économiques qui ne sont plus celles de la
société bourgeoise et capitaliste, mais celles de la société
industrielle avancée qui s'entend à intégrer progressivement

137
l’ensemble des pratiques artistiques et culturelles : « Afin que l’art
contemporain ne devienne pas une pâle redite des années 20, qu'il
ne dégrade pas en biens culturels ce qui était un refus des biens
culturels, il devrait non seulement prendre conscience des
problèmes techniques mais aussi des conditions de sa propre
existence. Son lieu d’expression social n’est plus le libéralisme
avancé, aussi décomposé qu’il soit, mais une société intégrée,
manipulée, planifiée, le monde “ administré ” *. »
La question d’une possibilité d’un art contemporain, celle de
son statut et de sa fonction dépend donc de problèmes
« artistiques », mais la critique immanente à qui échoit la tâche
d'analyser, au niveau de l’œuvre particulière, l’évolution du
matériau ou l'usage de procédés techniques nouveaux, est
inséparable de la critique de l'idéologie dans les conditions
actuelles du progrès de la rationalité qui déterminent l'intégration
progressive des pratiques artistiques et culturelles. L'analyse de
ces conditions devient la préoccupation première d’une théorie
esthétique qui prend en charge la présence contradictoire de la
forme esthétique dans un contexte qui vise à suppression : « Ce
qui se manifeste en ce monde comme protestation de la forme
artistique — et l’on ne saurait concevoir une forme artistique qui
ne soit pas protestation — est récupéré par le monde planifié
auquel elle s'oppose, et porte la marque de cette
contradiction “’. » La réflexion esthétique est donc, avant toute
chose, conscience de la situation aporétique de l’art, et la preuve la
plus manifeste de celle-c1 réside dans le renversement en idéologie
de la critique chargée de dénoncer le caractère idéologique du
« progrès » esthétique '*.
Partant de l’aporie, la théorie he souscrit ainsi au
programme de la dialectique de la raison : « Ce qui est en cause,
ce n'est pas la conservation du passé, mais la réalisation des
espoirs du passé ”. » Mais, de même que les Minima moralia
relèvent la contradiction d’une pensée du sujet à l’époque de
l’extermination collective de l’individu — « Je ne m’avouais pas
encore la part des responsabilités auxquelles n’échappe pas celui
qui, devant l’indicible qui s’est perpétré collectivement, ose
encore parler de l’individuel 'Ÿ » — la Dialectique de l'Aufklä-
rung est lucide quant au projet d’une restauration de la culture :
« Si la culture respectable fut jusqu’au xix° siècle un privilège
payé par une souffrance accrue de ceux qui en étaient exclus,
l'usine aux conditions d'hygiène parfaite du xx‘ siècle a été payée

138
par la fusion de tous les éléments culturels dans un vaste
creuset "!. »
Mais pour autant que l'esthétique demeure pensable en dépit
du contexte d’aveuglement, et d’une certaine manière grâce à lui,
il convient de réfléchir, au sein même de la rationalité, aux
conditions qui rendent malgré tout possible l’exercice de cette
réflexion. L’esthétique reste à construire.
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IV — La construction de l’esthétique
« Tant que l’art renoncera à avoir
valeur de connaissance, s’isolant
ainsi de la pratique, la pratique
sociale le tolérera au même titre
que le plaisir. »
(Dialectique de la raison, p. 48.)

a) Benjamin-Adorno : genèse des thèmes et des


concepts

Les relations entre Walter Benjamin et T.W. Adorno ont


toujours eu quelque chose d’énigmatique que les diverses
interprétations, les malentendus et les contresens ont rarement
permis d’élucider. A rechercher, dans les écrits et dans les lettres
des années 30, l’infime indice qui révélerait l’antériorité de tel
thème développé par l’un sur la conception de l’autre, le risque est
grand de brouiller les pistes à l'infini.
A l’évidence — et le seul risque encouru par cette constata-
tion serait celui du lieu commun — les conceptions d'Adorno
doivent beaucoup aux idées de Benjamin. mais la dette de
Benjamin envers les théories d’Adorno est loin d’être négligeable.
La correspondance l’atteste de manière indubitable ’.
La réalité, certes, est plus complexe. Les positions de Walter
Benjamin sont souvent ambiguës, hésitantes, difficiles à « ar-

141
rêter » sur des bases sûres. Jamais Benjamin ne juge de façon
catégorique, sans prévoir de démentir, si besoin est, ce qu’il vient
d’affirmer, constamment partagé, par exemple, entre la tentation
d’une interprétation métaphysique et théologique du monde et la
volonté de développer une conception marxiste et matérialiste de
l’histoire. Œuvre tardive, les « Thèses sur la philosophie de
l’histoire » sont révélatrices d’une situation considérée par
lui-même comme éminemment conflictuelle ?. Mais ces tendances
contradictoires sont perceptibles, dès l’Origine du drame baroque
allemand, dans la distinction qu'établit l’« Avant-propos » entre
la fonction du mot — du verbe — et celle du nom, et qui
constitue déjà l’un des fondements d’une philosophie du langage
et d’une esthétique « matérialiste » développées ultérieurement *.
En intégrant dans sa problématique philosophique l’essentiel
de la terminologie et de la démarche de Benjamin, nul doute
qu’Adorno contribue à façonner une image de son ami quelque
peu différente de la réalité. En fait, cette transposition procède non
pas d’une schématisation, ni d’une simplification des thèses de
Benjamin, mais d’une atténuation des éléments antagonistes du
mode de pensée benjaminien. Les lettres échangées au cours des
années 30 révèlent, par exemple, le souci constant d’Adorno de
modérer l’enthousiasme de Benjamin à l’égard des thèses
marxistes de Bertolt Brecht tout en prévenant, par ailleurs, une
adhésion trop hâtive aux conceptions théologiques d’Ernst Bloch.
En réalité, l’indécision de Benjamin était à chaque fois telle que
ces suggestions — comme celles toujours lucides et judicieuses de
Gerschom Scholem — pouvaient passer pour superflues. Curieu-
sement, toutefois, cette indécision n’excluait pas de solides
convictions, Benjamin incarnant aussi un type assez classique
d’intellectuel qui rêve de concilier l’inconciliable et admet
malaisément que le vrai clivage est celui qui sépare la théorie de la
pratique.
La présence permanente du texte benjaminien — sous-
jacente ou explicite — dans les écrits d’Adorno conduit naturelle-
ment à s'interroger sur le phénomène d’assimilation d’une pensée
par une autre. La lecture des textes rédigés entre 1926 et 1933
montre que les thèmes benjaminiens prennent place dans la pensée
d’Adorno dans le temps même où celui-ci élabore, sur des bases
qui ne sont pas strictement benjaminiennes, le cadre théorique de
ses réflexions philosophiques, politiques et esthétiques. Impercep-
tibles au cours de la phase d'intégration, les divergences se

142
manifestent surtout à partir de 1934, au moment où l’influence de
Brecht agit de façon déterminante sur les conceptions de
Benjamin. La conférence que ce dernier prononce, en 1934, à
l’Institut pour l’étude du fascisme (Paris), sur le thème « L’auteur
comme producteur » “ révèle la forte attraction qu’exerce sur lui, à
cette époque, le communisme. En contradiction flagrante avec sa
propre conception de l'analyse immanente, il considère que la
qualité d’une œuvre littéraire dépend de la justesse de la ligne
politique qu’elle représente. La conviction absolue que le combat
prioritaire réside dans la lutte contre le fascisme le pousse à
formuler sans ambages une thèse qui n’a aucune assise théorique
dans ses travaux antérieurs. Bien qu’il n’adhère pas au parti —
G. Scholem ne cesse de l'en dissuader — Benjamin s'efforce
cependant de donner une interprétation marxiste de la fonction
politique des techniques de reproduction des œuvres d’art qui
favorisent, selon lui, la naissance de formes d’art au service de
l'émancipation du prolétariat *.
Rien ne permet vraiment de douter de la solidité, ni encore
moins de la sincérité de ses convictions. Et c’est parce qu’il n’en
doute pas lui-même qu’Adorno dénonce indirectement cet aspect
aufklärer de la pensée de Benjamin dans son essai sur « Le
fétichisme de la musique et la régression de l’audition » ‘. Cette
étude marque un tournant dans la philosophie d’Adorno. Elle
annonce la Dialectique de la raison ‘ et l’analyse des transforma-
tions psychologiques, sociales et idéologiques entraînées par le
développement de l’industrie culturelle.
Au stade de la société post-mdustrielle, l’emprise des
institutions et des circuits économiques sur le domaine culturel
dément radicalement les thèses de Benjamin. Exilés aux
Etats-Unis, Adorno et Horkheimer assistent à l’apparition d’une
culture « affirmative », selon l’expression de Marcuse *, dont la
fonction émancipatrice n’apparaît guère plus crédible que celle
d’une culture traditionnelle repliée sur ses privilèges et son
élitisme.
La conception de la modernité radicale et la construction
d’une esthétique négative acquièrent dès cette époque la forme
quasi définitive qu’elles revêtent dans la Théorie esthétique ”.
La genèse des thèmes philosophiques et esthétiques chez
Benjamin et Adorno constitue l’objet de cette étude. La « petite
histoire », notamment la question de savoir si Adorno a trahi ou
manipulé les textes de Benjamin, n’entre pas dans une telle

143
problématique. La philosophie ne manque pas de spécialistes pour
enquêter sur cette énigme ". Seul l’aspect théorique du problème
offre ici un intérêt.

b) Esthétique et idéologie : les premiers textes philo-


sophiques

— Lecture de Benjamin : « L'actualité de la philosophie »

La Dissertation qu’ Adorno présente en 1924 à l’Université de


Francfort : « La transcendance du chosal et du noématique dans la
philosophie de Husserl » l', ne comporte aucune allusion aux
travaux de Benjamin. Aucune trace non plus de ce dernier dans
l'étude qu’Adorno propose, trois ans plus tard, comme thèse de
doctorat (Habilitation), sous le titre : « La notion d’inconscient
dans la doctrine transcendantale de l’âme ».”. Ce travail, au
demeurant, n’est pas accepté. Hans Cornélius, qui dirige la thèse
d’Adorno, exige un texte plus important. Sans doute Cornélius,
progressiste mais non marxiste, perçoit-il dans la critique
adornienne de la métaphysique de l’inconscient et dans l’affirma-
tion du caractère fondamentalement social de toute théorie qui
prétend se prononcer sur la société, une orientation prémarxiste ne
correspondant déjà plus avec sa propre philosophie.
Il ne fait guère de doute — à en juger par le degré
d’assimilation de la philosophie benjaminienne que révèle la thèse
définitive : Kierkegaard. Construction de l'esthétique ",
qu’Adorno connaissait déjà — dès 1923, et pour les avoir lues
avant même leur parution — les deux études de Benjamin
consacrées au drame baroque allemand et aux Affinités électives de
Gaæthe “. Et la leçon inaugurale qu’Adorno prononce à l’Univer-
sité le 7 mai 1931 : « L'actualité de la philosophie » est dédiée à
Walter Benjamin *.
Quelques mois plus tard, celui-ci écrit à son ami Gerschom
Scholem : « Tu croiseras (...) peut-être (...) T. Wiesengrund, qui
le semestre passé a consacré un séminaire à mon livre sur le
Trauerspiel ”. »
« L'actualité de la philosophie » entend poser de manière
décisive le problème philosophique par excellence : celui de la
survie de la philosophie elle-même en une période de crise des
grands systèmes idéalistes. On pourrait s’attendre à un exposé
d'école dans le pur style académique de la tradition allemande. Il

144
Fa o

n’en est rien. Nommément, Adorno prend pour cible l’état de la


réflexion contemporaine. Au moment de la montée du nazisme, et
au sein de la forteresse universitaire, l’entreprise prend l’aspect
d’une gageure. Adorno la conçoit explicitement comme une
critique systématique des grands courants philosophiques domi-
nants. Un dénominateur commun lie, selon lui, l’Ecole de
Marbourg, néo-kantienne, la philosophie de la vie (Lebensphilo-
sophie), la phénoménologie husserlienne, l’existentialisme hei-
deggerien et le positivisme du Cercle de Vienne. A des degrés
divers, ces constructions théoriques — quel que puisse être le
mérite de certains de leurs représentants “ — s’enferment toutes
dans une contradiction identique : eiles tentent « après le déclin
des systèmes idéalistes, et par le moyen de l’idéalisme, de la ratio
autonome, d'accéder à un ordre de l’Etre contraignant au niveau
supra-subjectif » ‘”.
Il en résulte un « profond paradoxe », révélant que « la crise
de l’idéalisme coïncide avec la crise de la prétention philosophique
à la totalité » *. Or, le contexte philosophique et politique est tel
que toute philosophie qui ne participe pas, comme l’exigent
notamment la métaphysique heideggerienne et le positivisme, à
l’entreprise de restauration déguisée de l’idéalisme s’expose à sa
propre suppression. Refusant la reconnaissance telle quelle de la
« réalité présente intellectuelle et sociale », et aspirant à être autre
chose qu’une pure et simple apologie du statu quo, la philosophie
est « menacée de liquidation » *!.
Déjà s’annonce la problématique développée par Max
Horkheimer dans Théorie traditionnelle et théorie critique, puis
considérablement enrichie et actualisée, au début des années 60,
lors de la « Querelle du positivisme » *. La prétention à la totalité
et le principe d’identité, dont elle est l’un des avatars, vont de
pair ; l’une comme l’autre entendent constituer le réel à l’aide
d'appareils conceptuels élaborés à l’intérieur des sciences
particulières, en excluant toute réflexion auto-critique sur les
déterminations socio-historiques de leurs présupposés. La quête
métaphysique heideggerienne et la prétention positiviste à saisir un
réel absolutisé reposent donc, en dépit d’une contradiction
apparente, sur des bases communes : « A côté des grandes
tentatives de résolution de la philosophie idéaliste, opèrent les
philosophies scientifiques qui, dès l’abord, renoncent à la question
idéaliste fondamentale concernant la constitution du réel, mais
l’admettent cependant dans le cadre d’une propédeutique des

145
sciences particulières constituées, notamment des sciences de la
nature, croyant être en possession de données sûres, aussi bien
dans le domaine de la conscience que dans celui de la recherche
scientifique. Tandis qu’elles perdent le lien avec les problèmes
historiques de la philosophie, elles oublient que leurs propres
conclusions sont indissolublement liées, à l’intérieur de chaque
hypothèse, aux problèmes historiques et à l'historique du
problème, et qu’elles ne peuvent s’en détacher de façon
autonome *. »
À cette catégorisation a priori et systématique du réel,
émanation de la prétention idéaliste à la totalité, Adorno oppose la
philosophie comme interprétation (Deutung) matérialiste de la
réalité ; son modèle est présent, déjà, sous une forme inhabituelle
en philosophie, dans l’analyse du drame baroque allemand par
Walter Benjamin *. ,
Si l’idée d’Etre est devenue « impuissante en philosophie » et
s’il est désormais impossible de penser l’adéquation de la pensée à
l’Etre sous l’aspect de la totalité — comme le font les mouve-
ments contemporains qui avalisent la réalité présente — celui qui
« aujourd’hui fait profession de philosophie est contraint dès le
début de renoncer aux projets philosophiques antérieurs, et de
renoncer à croire qu’il est possible de saisir la totalité du réel par la
puissance du penser » *.

— L'influence du « Trauerspiel »

De manière apparemment surprenante, les concepts utilisés


par Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand * —
ouvrage considéré par Adorno comme « le plus élaboré sur le plan
théorique » (« ... seines theoretisch entfaltetsten Werkes ») ?
apparaissent éminemment transposables dans le cadre d’une
problématique actuelle de la philosophie, de l’histoire, et de la
philosophie de l’histoire. Il suffit de saisir le jeu de transfert
allégorique, métaphorique et symbolique auquel se livre Ben-
jamin, et de comprendre le Trauerspiel, le drame baroque — à la
façon de l’auteur— comme une sorte de miroir de l’histoire,
métaphore du déclin du monde contemporain. Une acuité
particulière permet à Adorno de saisir les intentions profondes de
l'ouvrage que Benjamin lui-même perçoit malaisément à l’époque
de sa rédaction. Deux événements, en effet, influencent la
réflexion de celui-ci : d’une part, la rencontre d’Asja Lacis —

146
« une révolutionnaire russe de Riga, l’une des femmes les plus
exceptionnelles que j'aie rencontrées » * d’autre part, la lecture
d'Histoire et conscience de classe de Georg Lukäcs. Cette
seconde « rencontre » est vécue de manière conflictuelle par
Benjamin. Il confie à G. Scholem : « En bonne et due forme, je te
demande de pouvoir ajourner l'inspection des données du
problème que me pose de manière concurrentielle le communisme
actuel. Car ni l’aspect objectif de la chose n’est assez mûr ni mes
motivations personnelles assez clarifiées pour que je puisse t'en
parler. Peut-être t’ai-je écrit que vraisemblablement plusieurs
éléments d'indication coïncidaient : à l’un d’ordre privé (allusion
à Asja Lacis) ”, s’est ajoutée la lecture du livre de Lukâcs qui m’a
frappé en ceci que Lukäcs, partant de considérations politiques, en
arrive, partiellement tout au moins (...) à des thèmes concernant la
théorie de la connaissance qui me sont très proches ou qui
corroborent les miennes... *. »
Benjamin ne juge pas cette double influence entièrement
favorable à son travail ; néanmoins il en modifie sensiblement
l'orientation initiale, et c’est avec une remarquable lucidité qu’il
« observe » cette métamorphose : « Même les clignotants com-
munistes (..) étaient en premier lieu l’indice d’un revirement qui a
éveillé en moi la volonté, non plus, comme je l’ai fait jusqu'ici, de
masquer par un retour au passé les aspects actuels et politiques,
mais de les déployer dans mes réflexions et cela, par manière
d'expérience, jusqu’à l’extrême. Evidemment cela veut dire que
passe au second plan l’exégèse littérale des œuvres poétiques
allemandes; où dans le meilleur des cas il s’agit essentiellement de
conserver et de restaurer l’authentique contre les adultérations
expressionnistes ‘!. »
Travail universitaire, originellement conçu pour l’obtention
du doctorat (Habilitation), l'ouvrage sur le baroque prend la forme
d’un essai expérimental visant à fonder une esthétique matérialiste
ou, plus précisément, une esthétique dans l’optique du matéria-
lisme historique. En réalité, l’attitude de Benjamin masque mal
une profonde ambiguïté. Celle-ci n’échappe pas à Asja Lacis qui
l’interroge sur l'intérêt et sur l’actualité de ses recherches : elle ne
cessera de caractériser les rapports entre Brecht et Benjamin, ainsi
que les relations entre Benjamin et Adorno à partir de 1935 *.
Dans ses souvenirs, publiés sous le titre Révolutionnaire de
métier *, Asja Lacis rapporte l’anecdote suivante : « Lorsqu'il
(Benjamin) me dit qu’il s’agissait d’une analyse de la tragédie allemande

147
au xvir siècle, que cette littérature était seulement connue de spécialistes,
et que ces tragédies n'avaient jamais été jouées, je fis la grimace:
pourquoi se préoccuper d’une littérature défunte ? Il se tut un instant, puis
déclara : tout d’abord, j'introduis dans le domaine scientifique et en
esthétique une nouvelle terminologie. Pour les drames récents, on
emploie sans discrimination, et seulement en tant que mots, les termes
“ tragédie-drame ”’. Je montre la différence essentielle entre la tragédie et
le drame. Les drames de l’époque baroque expriment le désespoir et le
mépris du monde. Ce sont véritablement des pièces tristes. Tandis que
l'attitude des tragiques grecs demeure inflexible vis-à-vis du monde et de
la fatalité. Cette différence est importante au regard de l’attitude et de la
sensibilité au monde. Il faut la prendre en considération car elle conduit
finalement à une séparation des genres et à une distinction entre la
tragédie et le drame baroque. Le drame baroque est en fait à l’origine des
pièces tristes qui se sont répandues dans la littérature allemande des xvur
et xix° siècles (...) »
La suite des confidences d’Asja Lacis montre de façon plus
nette encore l’influence de Lukäcs sur Benjamin : « En second lieu,
ajouta-t-il, son étude ne relevait pas seulement d’une recherche
académique, mais présentait un lien direct avec les problèmes très actuels :
de la littérature contemporaine. Il insista expressément sur le fait que son
travail, le drame baroque était décrit comme une recherche du langage de
la forme en tant que phénomène analogue à l’expressionnisme. C’est
pourquoi, dit-il, j'ai traité avec tant de précision la problématique
artistique de l’allégorie, de l'emblème et du rituel. Jusqu’à présent, les
esthéticiens ont vu dans l’allégorie un moyen artistique de second rang. Il
voulait montrer que l’allégorie était un moyen artistique de grande valeur,
plus encore, qu’il était une forme spécifique de la perception artistique. »
Et Asja Lacis, « révolutionnaire russe », metteur en scène
dans une troupe de théâtre « Agit-prop », assistante de Piscator,
puis de Brecht, conclut en ces termes : « A cette époque, je n'étais
pas satisfaite de ses réponses. Je lui demandai s’il voyait quelque analogie
entre la conception du monde du drame baroque et celle des
expressionnistes. Sa réponse fut évasive, il ajouta cependant qu'il lisait
Lukäcs et commeuçait à s'intéresser à une esthétique matérialiste (...).
Rétrospectivement, je comprends maintenant avec quelle profondeur de
vue Benjamin avait analysé les problèmes modernes de la forme (...).
Dans les pièces écrites à l'Ouest, par exemple dans celles de Genêt, mais
aussi chez Peter Weiss, le rituel intervient comme facteur essentiel. »
« L'actualité de la philosophie » révèle l'intérêt accordé par
Adorno à l’idée d'introduire en philosophie et en esthétique une

148
« nouvelle terminologie ». Mais il se montre surtout sensible à la
conception d’une esthétique du fragment et du détail développée
dans l’« Avant-propos » de l’étude de Benjamin. L’attachement
aux détails — à ce que Freud appelle les « résidus du monde
phénoménal » et Benjamin les « éléments non intentionnels »,
non soumis à une quelconque antériorité de la signification —
procède d’une démarche radicalement opposée à la prétention
totalisante. L’exigence de vérité, inhérente à la philosophie, ne
peut ainsi se confondre avec cette prétention idéaliste. Ainsi que
l’affirme Benjamin, « la vérité est la mort de l’intention » *.
Adorno découvre ici l’un des thèmes les plus essentiels de sa
philosophie et de son esthétique ; la philosophie doit renoncer à la
recherche du sens, à l’herméneutique traditionnelle comme voie
d’accès à une réalité signifiante préalable mais, au contraire, doit
s’attacher aux mots, à la littéralité (Wôrtlichkeit), aux noms
mêmes comme signes et chiffres d’une existence morcelée :
« L’idée d'interprétation ne coïncide donc nullement avec le
problème d’un “ sens ”, à cause duquel elle s’est le plus souvent
fourvoyée. La philosophie, répétons-le, n’a pas pour tâche de
représenter et de légitimer un tel sens comme positivement donné,
ni la réalité comme pleinement signifiante *. » Les failles de
l’existence et de l’être morcelé — les Minima moralia parlent de
la mutilation de la vie — interdisent une telle entreprise car « le
texte qui s’offre à lire à la philosophie est incomplet, contradic-
toire et fragmenté » *.
Toutefois, le paradoxe est inévitable : « (...) la philosophie
est contrainte constamment de procéder de manière interprétative
en fonction de l’exigence de vérité sans jamais posséder la
moindre clef pour interpréter ”. »
En l’absence du sésame, le réel est donc condamné à
demeurer énigmatique, mais cette immanence de l’énigme justifie
l’entreprise philosophique désormais obligée de renoncer à la
question d’une persistance d’un sens caché, déjà là *.
S’il existe une manière de déchiffrer spécifiquement philoso-
phique, radicalement distincte de ce que la science appelle la
méthode, elle réside dans ces constellations et dans ces
configurations du réel évoquées par Benjamin : réorganisation des
éléments en une figure dans laquelle finit par se résoudre la
question même de leur énigme : « La philosophie n’a pas à
rechercher les intentions cachées et pré-existantes du réel, mais à
interpréter la réalité non intentionnelle en dépassant — grâce à la

149
construction de figures, d’im ages élaborées à partir des éléments
isolés de la réalité — les questions que la science a pour tâche de
formuler de façon pertinente *”. »
A l'inverse des produits de l'analyse eidétique, des hy-
postases de l’ontologie heideggerienne ou des catégories absoluti-
sées du positivisme, ces configurations ne sont pas anhistoriques
— comme Benjamin sera, mais dans un tout autre sens, tenté de le
croire “. Elles sont changeantes (wechselnd) et non pas persis-
tantes (beharrend). Les éléments du réel sont aussi ceux de la
réalité sociale et historique du capital où la forme de la
marchandise devient prédominante *!.

— La figure et le sens

L'interprétation adornienne de l’ouvrage sur le drame


baroque procède — selon la formule qu’employera Benjamin à
propos du Kierkegaard d’Adorno *, d’une lecture, non pas de,
mais dans la philosophie de l’auteur. Transposés et retravaillés par
la dialectique adornienne, la terminologie et les schémas
théoriques élaborés par Benjamin dans le cadre de l’histoire
littéraire acquièrent leur pleine signification philosophique. La
constitution de la forme de la marchandise à travers le modèle des
configurations changeantes répond au problème des rapports entre
phénomène et chose en soi, entre ontologie et histoire. Contraire-
ment à Lukâcs, qui interprète la forme de la marchandise comme
une forme universelle, et tend ainsi à l’absolutiser *, Adorno
considère que « le problème de la chose en soi pourrait tout
simplement disparaître devant une construction suffisamment
élaborée de la forme de la marchandise » *. La « figure
historique » de la marchandise et de la valeur d'échange apparaît
alors comme une « source de lumière » (Lichtquelle) révélant « la
structure d’une réalité dont l’arrière-sens (Hintersinn) a vainement
été l’objet d’une analyse du problème de la chose en soi, car elle
ne possède aucune antériorité de la signification pouvant être
séparée de son apparition historique unique et originelle » “.
L’argument concerne ici indistinctement Lukäcs et Hei-
degger. Adorno le retournera contre Benjamin lui-même, plus
tard, à propos de Paris, capitale du xix siècle, regrettant
l'insuffisance théorique et dialectique des concepts de « féti-
chisme », d’« immanence de la conscience » et de « configura-
tion du mythe et du moderne » *.

150
S'il est légitime de considérer les images historiques comme
des idées, celles-ci ne sauraient se confondre avec des émanations
de l’histoire ayant par la suite acquis leur autonomie. Ces idées
sont « constitutives d’une vérité non intentionnelle », sans que
« la vérité apparaisse dans l’histoire comme intention » ‘?.
Non constitutives du sens de l’existence, les images
historiques ne sont pas accessibles à une quelconque intuition
phénoménologique, à une Wesenschau qui — selon l'expression
ironique d’Adorno — viendrait les contempler et les célébrer
comme des « divinités magiques de l’histoire » (magische
Geschichtsgottheiten) *. Produits humains, elles ne sont que des
« instruments de la raison », des « modèles » grâce auxquels la
raison s’efforce d’approcher la réalité, à coup d’expérimentations,
de tentatives incertaines *.
La leçon inaugurale, « l’actualité de la philosophie », révèle
progressivement à l'analyse son caractère programmatique.
L'essentiel des thèmes philosophiques et esthétiques qui compo-
sent la Dialectique négative et la Théorie esthétique y figure sous
une forme condensée conférant à ce texte son extrême densité.
Parler de l’« influence » de Benjamin sur Adorno à cette époque
relèverait de la litote. Le transfert des modèles benjaminiens,
systématiquement et magistralement utilisés contre les restaura-
tions idéalistes auxquelles se livrent les grands courants philoso-
phiques contemporains, révèle l’aspect également politique du
projet philosophique d’Adorno. Une intention identique parcourt
la conférence pononcée quelques mois plus tard à la Kant-
Gesellschaft de Francfort sur l’« Idée d’histoire de la nature » *.
Adorno entreprend d’exposer de façon rigoureuse la philo-
sophie de l’histoire et la conception de la nature chez Benjamin.
Plus précisément, Adorno résume brièvement les thèses de Lukâcs
exposées dans la Théorie du roman ‘', et les critiques du point de
vue de la conception benjaminienne. La préoccupation esthétique
demeure sous-jacente : « La conception de l’histoire de la nature
n’est pas tombée du ciel, mais elle se démontre obligatoirement
dans le cadre du travail philosophique et historique effectué sur un
matériau déterminé et surtout, jusqu’à présent, sur le matériau
esthétique. Pour exposer ce type de conception historique de la
nature, le plus simple est de citer les sources de ce concept
d'histoire de la nature. Je m’appuie sur les travaux de Georges
Lukäcs et de Walter Benjamin *. »
En guise de préambule à cette étude comparative, Adorno

151
renouvelle ses griefs contre la philosophie post-husserlienne,
notamment contre la catégorie d’historicité sur laquelle s’appuie
Heidegger. Fidèle au procédé qui consiste à rechercher la
contradiction dans le discours adverse, Adorno met en évidence le
fonctionnement tautologique de l’ontologie heideggerienne. La
tautologie y est engendrée par le principe d’identité sous-jacent au
système : « Elle provient de ce qu’un être — qui est historique —
est subsumé sous la catégorie subjective de l’historicité. L’être
historique compris sous cette catégorie subjective doit être
identique à l’histoire. Il doit se plier aux déterminations qui lui
sont imposées par l’historicité *. » L'unité conçue par Heidegger
entre la nature et l’histoire d’une part, entre l’être naturel et l’être
historique d’autre part, résulte de l'illusion engendrée par la
« profondeur mystique » du langage heideggerien, par le
« jargon » de l’authenticité “. Ce type de réconciliation qui vise à
dépasser la séparation idéaliste entre esprit-nature et nature-
histoire se solde par un échec. L’unité concrète demeure
cependant concevable si l’on recherche les déterminations de
l’étant — non plus hors de l’histoire, dans une transcendance
réduite à un « mauvais spiritualisme » * — mais dans sa.
dynamique historique interne. S’il y a une solution au problème
des rapports entre nature et histoire, elle réside dans la
compréhension de l’« être historique, dans sa plus extrême
détermination historique et là où il est le plus historique, comme
étant lui-même un être naturel », ainsi que dans la saisie de la
nature « là où elle semble le plus profondément persévérer comme
nature, en tant qu'être historique » *,
La Dialectique négative ne modifiera guère cette
argumentation ‘. Au système hégélien, accusé lui aussi de
tautologie, Adorno oppose le projet développé dans l’« Avant-
propos » du drame baroque. Quant à l’ontologie « crypto-
idéaliste » de Heidegger, elle prétend « subrepticement » (er-
schlichen) à une pseudo-conciliation entre la nature et l’esprit :
« L'ontologie est poussée à devenir une procédure idéologique,
celle de la réconciliation en esprit, parce que la procédure réelle a
échoué *. » Les « Méditations sur la métaphysique » et les
considérations sur Auschwitz développées dans le chapitre suivant
éclairent la fin de la citation : « La contingence historique et le
concept s'affrontent d’autant plus impitoyablement qu’ils s’imbri-
quent d’autant moins l’un dans l’autre. Le hasard est le destin
historique de l'individu, dépourvu de sens, parce que le processus

152
historique est demeuré celui-là même qui a usurpé le sens *. »

— L'histoire de la nature et le refus de la totalité

Contrairement à la leçon inaugurale, dans laquelle Adorno


s’efforçait de relever les insuffisances de la théorie de la
réification exposée par Lukâcs dans Histoire et conscience de
classe, l’« Idée d’histoire de la nature » se fonde partiellement sur
une critique de la conception lukâcsienne de la « seconde nature »
exposée dans un ouvrage de la période prémarxiste, la Théorie du
roman.
S'il est vrai, comme le pense Nicolas Tertulian, que « la
Théorie du roman demeure, nonobstant les propres réserves de
l’auteur, devenu marxiste, à l’égard de ce texte de jeunesse un
ouvrage typique du mode lukâcsien de compréhension de la
littérature » ®, et qu’en dépit de « ses distances » avec l’ouvrage,
«l'exigence de totalité dans la peinture de la réalité (...) se
retrouvera dans les écrits de la maturité » ‘’, nul doute que cette
fidélité explique précisément les reproches acerbes d’Adorno à
propos de la parution, par le Lukäâcs marxiste, de La signification
présente du réalisme critique (Uber den missverstandenen
Realismus) ®. Au demeurant, l’éloge qu’Adormo adresse à
l’ouvrage de jeunesse relève quelque peu d’un artifice rhétorique
destiné à atténuer la virulence des attaques antérieures ‘.
Sans nier aucunement que Lukâcs eut le mérite d’avoir perçu,
décrit, puis analysé l’aliénation du monde réifié — du monde de la
convention — Adorno se montre plus réservé vis-à-vis de la
« seconde nature », qualifiée, dans la Théorie du roman,
d’« ossuaire des intériorités mortes » (Schädelstätte vermoderter
Innerlichkeiten) *. Evoquée par Lukäâcs, l’éventualité d’un « acte
métaphysique » ranimant « l’élément spirituel qui la créa (la
nature) dans son existence ou la maintient sous sa forme idéale » ‘
n’est guère admissible à l’intérieur de la conception adornienne de
l’histoire de la nature. Lukâcs, en effet, « ne peut concevoir cet
ossuaire autrement que sous la catégorie de la résurrection
théologique, sous l’horizon eschatologique » *.
Le reproche peut sembler fallacieux. Lukâcs s’exprime au
conditionnel : « Si l’entreprise était possible, elle ne pourrait
revivre que par un acte métaphysique... » ‘’, et, de toute façon,
Adorno refusera avec autant de détermination, sinon plus, la
solution du marxiste cherchant dans l’immanence de l’évolution

153
historique une restauration possible du « sens de la vie » *.
L'argument apparaît toutefois moins spécieux si l’on admet
qu'Adomo voit dans la prétention totalisante, constamment
présente dans la philosophie et dans l’esthétique lukäcsienne,
l’une des formes du principe d’identité.
La théorie benjaminienne, interprétée par Adorno, a, sur
celle de Lukäcs, l’avantage d’aider à la constitution d’un véritable
concept d'histoire accessible à l'interprétation philosophique. La
notion d’éphémère (Vergänglichkeir) introduite par Benjamin
— et intégrée plus tard dans la Théorie esthétique — s'oppose à
toute exigence de totalité, et se montre réelle à toute prétention
téléologique, théologique ou eschatologique de l’histoire. A
l'inverse de Lukâcs, Benjamin ne se réfère plus à un « lointain
infini », ni à la nature comme passée et l’histoire comme déjà
advenue, mais à une « proximité infinie » ®. Le moment
d’éphémère — la précarité — devient le point de rencontre entre
histoire et nature : « Le point le plus profond dans lequel histoire
et nature convergent s'inscrit précisément dans ce moment de
précarité. Tandis que Lukäâcs admet que l'historique puisse
rétrospectivement se métamorphoser en nature, ici (chez Ben-
jamin) apparaît l’autre aspect du phénomène : la nature se présente
comme nature éphémère, en tant qu’histoire ”. »
La précarité — qui traduit ici Vergänglichkeit, à l'exclusion
de toute connotation théologique à laquelle renverrait l’acception
étymologique du terme — trouve son expression adéquate dans la
figure allégorique de la facies hippocratica de l’histoire. Ce
thème, exposé et clarifié méthodiquement par Adorno, réapparaît
dans ses œuvres ultérieures. Il s’imbrique dans la thèse de
l'identité de la domination sur la nature et de la domination sur
l’homme développée dans la Dialectique de l’Aufklärung. De
même, émane de lui, directement, l’idée de déclin, ou de
décomposition (Zerfall) présente dans la Dialectique négative et
dans la Théorie esthétique : « La nature en tant que création,
Benjamin la conçoit sous le signe de l’éphémère. La nature
elle-même est éphémère. Mais elle recèle ainsi le moment de
l’histoire. Chaque manifestation de l’élément historique renvoie à
l’élément naturel qui disparaît en lui. Inversement, à chaque fois
qu’apparaît la “ seconde nature ”, et que ce monde de la
convention s’approche de nous, on peut le déchiffrer parce que
son caractère éphémère — sa signification précisément — devient
clair ?'. »

154
Si la nature et l’histoire sont déchiffrables, revêtant une
signification accessible à l'interprétation philosophique, c’est
parce que l’histoire ne cesse de vivre des mythes et des images
archaïques qui l’ont constituée et qui réapparaissent dans le
présent sous forme allégorique ; or « l’allégorie est
expression » ?.
Adorno confère à la thèse de l’imbrication de l’être historique
et de l’être naturel sa véritable portée philosophique. Dépassant les
circonstances historiques de son élaboration, et abstraite de son
* contexte littéraire, elle se dresse contre toute hypostase ontolo-
gique, contre le discours totalisant sur le prétendu sens de
l’histoire, contre tout récit mythique sur le devenir de l’Aufklärung
et sur son progrès supposé. Seule demeure identique la forme de
domination qui engendre, légitime et légalise ce type de discours.
Mais celle-ci n’est pas moins historique.
La nouveauté toujours renouvelée — das jeweilig Neue,
littéralement, ce qui est à chaque fois nouveau — est un produit
dialectique de l’histoire, de nature archaïque. La « seconde
nature », l’« ossuaire des intériorités mortes », selon Lukäcs,
n’est pas le fait d’une aliénation ni d’une réification dont le
caractère d’universalité pourrait laisser croire à l’anhistoricité. Le
mythe, également, est un produit de l’histoire, au même titre que
l’apparence (Schein). Il convient d’en finir avec la « dialectique
du destin mythique » ” : « En se présentant comme signifiante, la
seconde nature est une nature de l’apparence, et l’apparence est en
elle un produit historique. Elle est apparente, parce que la réalité
est, pour nous, perdue, et que nous croyons la saisir comme
signifiante (sinnvoll) alors qu’elle est vide, ou bien parce que,
comme dans l’allégorie, nous puisons sa signification dans les
intentions subjectives que nous lui attribuons et qui nous sont
devenues étrangères *. »
Prononcées par Adorno à quelques mois d'intervalle, les
deux conférences marquent la fin d’une période. En sacrifiant au
cliché, on dirait que l’« époque viennoise » au cours de laquelle
Adorno, élève d’Alban Berg, s’intéressait aux dires de Max
Horkheimer * — presque exclusivement à la « nouvelle mu-
sique » de l’Ecole de Vienne, est close à partir de 1926. En réalité,
les préoccupations qui dominent désormais, centrées sur les
problèmes esthétiques et philosophiques, correspondent à une
maturation de sa réflexion théorique dont les nombreuses
s
monographies consacrées ultérieurement à Schônberg, Stra-

155
vinsky, Wagner, Richard Strauss, Mahler, Webern et Beethoven
constituent des illustrations.
De toutes les influences qui orientèrent sa pensée dans les
années 1920-1930 — il accorde une importance particulière aux
travaux de Siegfried Kracauer *, d’Ernst Bloch et de Lukäâcs —
seule celle de Benjamin apparaît décisive au point de rendre
parfois difficilement discernables leurs conceptions.
Il faut attendre 1932, pour déceler dans la correspondance,
des divergences indiscutables, prétextes à de vives controverses
qui jamais, cependant, ne menacent leur amitié.
Il est indéniable que l’étude minutieuse des textes de
Benjamin permet à Adorno de transposer mutatis mutandis les
thèmes benjaminiens à l’intérieur de sa propre problématique.
Cette intégration concerne également la terminologie élaborée par
l’auteur dans Le concept de critique d'art dans le romantisme
allemand et dans l’ouvrage sur le drame baroque ”. Cette
« transposition » favorise la délimitation presque définitive des
fondements philosophiques ultérieurement développés dans les
grands textes théoriques. Simultanément apparaissent déjà des
indices — notamment dans l’« Idée d’histoire de la nature » —
révélant une émancipation progressive de la pensée d’Adorno
vis-à-vis des thèses benjaminiennes. Probablement, pourrait-on
voir dans le thème de la réconciliation formulé à la fin du texte de
façon assez sybilline, l’origine des divergences qui se manifeste-
ront plus tard à propos du problème de l’autonomie de l’art et des
rapports entre l’art et la technique dans la société industrielle. En
déclarant : « La promesse de réconciliation est donnée de la
manière la plus complète, lorsque, dans le même temps, le monde
est le plus hermétiquement fermé à toute “ signification ” »*,
Adorno annonce en effet l’une des conceptions maîtresses de la
Théorie esthétique sur l’avant-garde et l’art moderne qui ne
coïncident guère avec les idées exprimées par Benjamin dans les
années 1935-1936, dans son étude sur l’œuvre d’art et sur le rôle
social et politique de sa reproduction technique ”.

c) Subjectivité et intériorité : le « Kierkegaard »

Kierkegaard, Konstruktion des Aesthetischen, texte contem-


porain des deux conférences, traduit déjà l'ambiguïté de ces
rapports, en dépit même de son inspiration benjaminienne. Les
modifications qu’y subit l'appareil conceptuel de Benjamin lors de

156
son transfert dans la problématique d’Adorno laisse présager les
dissensions perceptibles dans la correspondance des années 36.
Celle-ci montre bien, au demeurant, que le jeu des influences est
réciproque. À maintes reprises, Benjamin reconnaît la justesse des
remarques, voire des reproches formulés par Adorno : « Notre
discussion pourtant suspendue des années durant — écrit-il à Max
Horkheimer — fit apparaître, dans l’ordre des visées théoriques
les plus importantes, une communauté qui fut très réjouissante,
qui même eut des effets vivifiants. Cette entente avait parfois (...)
quelque chose de presque surprenant. Le matériau qui faisait la
base de notre conversation — j’essai sur le jazz *, le travail sur la
reproduction, le projet de mon livre et quantité de réflexions de
méthode qu’apporte Wiesengrund — ce matériau suffit pour
attaquer les questions les plus fondamentales *!. »
Il est difficilement contestable qu’Adorno tire le plus grand
bénéfice de ces « réflexions de méthode ». Les notions dévelop-
pées par Benjamin — telles le mythe, l’image dialectique,
l’archaïque et la nouveauté — apparaissent chez lui souvent
imprécises ; elles procèdent d’intuitions fulgurantes, d’une
conscience aiguë de la réalité concrète et d’une rare perspicacité
dans la saisie minutieuse des détails, mais elles demeurent
fréquemment ambiguës et s’insèrent difficilement dans un
ensemble théorique structuré.
Associant la démarche de Benjamin à une « impulsion
anti-systématique », Adorno notera les « difficultés peu
communes que rencontre le lecteur de Benjamin » *, précisant par
la suite ce qui pourrait fort bien s’appliquer à lui-même : « (Ces
difficultés) ne sont pas tant celles qui s’attachent à cette
conception (de la modernité comme nouveauté et de l’image
dialectique), bien que le ton doctrinal des premiers textes puisse
laisser croire à un langage qui, en soi et pour soi, exige l’autorité
de la dénomination et — non sans quelque parenté avec la
phénoménologie — refuse souvent de livrer ses fondements et ses
arguments. Mais plus grandes encore sont les exigences qui
émanent du contenu philosophique *. »
Habile à dissiper les équivoques de son ami, Adorno
regrettera fréquemment son manque de dialectisation et de
théorisation, notamment à propos de l’étude sur Paris et de l’essai
sur l’œuvre d’art “ dans lesquels Benjamin, apparemment acquis
au marxisme de Brecht, mais harcelé de tendances contradictoires,
prend parfois en privé le contrepied de ses écrits. « Benjamin —

157
rapporte Asja Lacis — s'efforçait d'imaginer la manière dont la
classe dominante contaminait les masses en lui inoculant ses
propres idées ; avec une perspicacité énervante, il recherchait
quelles machinations et quelles intrigues cette classe pouvait bien
concocter. À peine les techniques de reproduction artistique
venaient-elles d'être mises au point, que Benjamin décelait
aussitôt les mécanismes subtiles de la manipulation des
masses “.» En dépit pourtant de cette lucidité, Benjamin
continuait de croire en la fonction émancipatrice des nouvelles
techniques.

— Benjamin : « Une lecture dans Kierkegaard »

La lecture de Kierkegaard par Adorno est encore une lecture


« benjaminienne ». Si, dans les années 60, l'auteur admet les
insuffisances de cette œuvre de jeunesse, il reconnaît également
qu'elle contient déjà les bases de sa réflexion théorique. La
transmutation thématique s'achève. Le Kierkegaard est à lire
comme transition.
Dans « L'actualité de la philosophie », Adormo précise
indirectement les intentions de l'ouvrage. La thèse est dirigée
contre l’entreprise de renaissance kierkegaardienne tentée par
Heidegger, et se propose de dénoncer la caution que l’existentia-
lisme croit trouver dans l’ontologie subjectiviste du philosophe
danois * : « Chez Heidegger, le problème des idées objectives et
de l'être objectif cède la place — du moins dans ses écrits
publiés — aux idées et à l'être subjectifs : l'exigence de
l’ontologie matérielle est réduite au domaine de la subjectivité et
recherche dans la profondeur de celle-ci ce qu’elle est incapable de
trouver dans l'abondance manifeste de la réalité. Ainsi, ce n’est
pas un hasard — y compris au sens philosophico-historique — si
Heidegger se réfère précisément au dernier projet d’ontologie
subjective qu'ait engendré la pensée occidentale, à savoir la
philosophie existentielle de Sôren Kierkegaard. Mais le projet
kierkegaardien a échoué, et ne peut être restauré. La dialectique
incessante de Kierkegaard était incapable d'aboutir, au sein de la
subjectivité, à un quelconque être reposant sur les fondements
solides ; l'ultime profondeur qui se révéla à lui fut celle du
désespoir dans laquelle se décompose la subjectivité, un désespoir
objectif qui jette un sort au projet de l’être dans la subjectivité en
le métamorphosant en un projet de l'enfer “. »

IS8
Peu après la réception du manuscrit, Walter Benjamin écrit à
Adorno : « J’interromps un instant ma lecture de Kierkegaard
pour vous dire un mot (non définitif) de l’impression que m’a fait
ce travail du plus haut intérêt et d’une si grande importance. C’est,
comme je le dis, une lecture dans Kierkegaard #. »
Un commentaire du texte adornien, quelle que puisse être son
ambition, ne saurait se substituer à l’analyse de Benjamin. Sous le
titre : « La fin de l’idéalisme philosophique », celui-ci expose les
moments essentiels de l’étude : « (....) Ici, il ne s’agit pas de prolonger
Kierkegaard, mais d’effectuer un retour vers lui, de retourner à l’intérieur
de l’idéalisme philosophique, dont le cercle magique emprisonna, en la
condamnant à l'impuissance l'intention proprement théologique du
penseur. Dès lors, la problématique de Wiesengrund s’affirme, si l’on
peut dire, comme une problématique historique. Mais, dans son étude, il
montre de quels intérêts particulièrement actuels relève une recherche
méthodique et minutieuse. Elle conduit à une critique de l’idéalisme
allemand dont l’élucidation s’effectue à partir de la dernière période de
Kierkegaard. Car celui-ci est un retardataire. La nature hybride de ses
productions littéraires — caractérisée par Wiesengrund de façon si
heureuse — et qui semble faire de ses écrits des produits bâtards oscillant
entre la création poétique et le traité philosophique, permet de déceler les
plus secrètes parcelles d’idéalisme qui influent sur son œuvre. C’est
notamment dans l’idéalisme esthétique du romantisme qu’apparaissent
vraiment les éléments mythiques de l’idéalisme absolu. Et leur
description logique et historique est au centre de l’étude de Wiesengrund.
L'auteur décèle cet aspect mythique, non seulement dans la philosophie
existentielle de Kierkegaard, mais aussi dans “ tout idéalisme de l’esprit
absolu ” (...). Cet univers symbolique dont le labyrinthe et les multiples
facettes révèlent les expériences les plus essentielles de Kierkegaard,
lui-même les a ressenties comme quelque chose de mesquin, d’arbitraire,
d’idiosyncrasique ; et l’exigence la plus orgueilleuse de sa philosophie
existentielle repose sur la conviction d’avoir — dans cet univers
considéré comme domaine de l”“ intérieur ” et de la “ pure spiri-
tualité ” — surmonté l’apparence grâce à la “ décision ”, à la décision
existentielle, bref, grâce à l’attitude religieuse.
« À partir de là, Wiesengrund, analysant de façon pertinente la
notion d’existentiel, se fait le critique impitoyable de Kierkegaard. Il
pénètre au tréfonds de la “théologie fallacieuse de l'existence
paradoxale ”. Et, si l’on adopte une notion dont on abuse trop souvent, il
reconnaît la “ profondeur ” de Kierkegaard non pas dans le fait que
celui-ci ait redécouvert, sous le voile des formes de pensées idéalistes, un

159
sens religieux originel et absolu, mais dans le fait que Kirkegaard a
surtout donné au déclin historique du sens originel de l’idéalisme un
contenu mythique plutôt qu’un contenu historique.
«L'intériorité de Kierkegaard se voit ainsi attribuer une place
déterminée dans l’histoire et dans la société. Son modèle, c’est l’intérieur
bourgeois, dans lequel s’imbriquent des éléments historiques et mythi-
ques. Avec bonheur, Wiesengrund extrait de l’œuvre de Kierkegaard
nombre de descriptions fascinantes sur les espaces intérieurs. En eux,
l’intériorité apparaît comme la “ prison historique de l’humanité
préhistorique ”. Mais, contrairement à ce que pensait Kierkegaard, ce
n’est pas le “ saut ” qui, grâce à la puissance magique du “ paradoxe ”
libère l’homme de sa prison. Wiesengrund ne se montre jamais aussi
profond que quand, dédaignant les poncifs de la philosophie kierkegaar-
dienne, il en recherche la clef dans ses survivances les moins évidentes,
dans les métaphores, les symboles et les allégories. C’est — comme il est
dit dans les contes chinois — dans la disparition (du peintre) à l’intérieur
du tableau (qu’il a peint soi-même) qu’il voit le dernier mot de cette
philosophie. Ce soi-même “ disparaissant est sauvé par sa miniaturi-
sation ”. Cette immersion dans le tableau n’est pas rédemption, mais
consolation. Consolation dont l’imagination est source en tant qu’instru-
ment d’un passage sans heurt de l’élément historico-mythique à la
réconciliation . »
La procédure adoptée par Adorno, la démarche immanente,
est conforme aux exigences exposées par Benjamin dans
l’« Avant-propos » de l’Origine du drame baroque allemand *.
L'article se termine par cet éloge : « Il y a dans ce livre
beaucoup de choses en peu d’espace. Il est bien possible que les
ouvrages ultérieurs de l’auteur prennent leur source dans
celui-ci °!. »

- Poésie et philosophie

La critique adornienne de Kierkegaard, l’anti-Hegel, critique


fondée sur une analyse immanente de l’œuvre du philosophe,
constitue indirectement un prétexte à l’exposé de la propre
démarche d’Adorno et au développement des thèmes fondamen-
taux de la théorie esthétique. Benjamin ne manque pas de
souligner ce fait, mais l’intérêt de son article réside aussi dans la
rencontre Kierkegaard-Benjamin-Adorno autour du problème des
rapports entre le langage de la création littéraire et la conceptuali-
sation philosophique. Lorsque Adorno note, dès les premières

160
if
La

lignes de son étude, qu’« À chaque fois qu’on a tenté de


comprendre les écrits des philosophes comme des créations
poétiques, on a manqué leur contenu de vérité » ?, il révèle l’une
des composantes majeures de sa propre esthétique dont l’expres-
sion — l'écriture — traduit une tension permanente entre le
concept poétique et le concept dialectique, entre la forme du traité
philosophique et celle de la création littéraire. Dans l’étude
d’Adorno, Benjamin pouvait trouver une application et une
confirmation de sa propre conception de la critique élaborée dès sa
thèse de doctorat consacrée au Concept de critique d'art dans le
romantisme allemand *®. Opposant les théories de Schlegel et de
Novalis à celle de Goethe, il écrit « La théorie de l’art des premiers
romantiques et celle de Goethe sont opposées dans leurs principes.
L'étude de cette opposition élargit considérablement la connaissance de
l’histoire du concept de critique d’art. Car elle signifie en même temps le
stade critique de cette histoire : le rapport historique qui lie directement le
concept de critique des romantiques à celui de Goethe fait immédiatement
apparaître le problème de la critique d’art dans toute sa pureté. Mais le
concept de critique d’art lui-même est étroitement dépendant de ce qui est
au centre de la philosophie de l’art. Et cette dépendance se formule avec
la plus grande netteté dans le problème du caractère critiquable
(Kritisierbarkeir) de l’œuvre d’art. Que l’on nie ou que l’on soutienne que
l’œuvre puisse être critiquée dépend des concepts philosophiques de base
qui fondent la théorie de l’art. On peut résumer la totalité de la
philosophie de l’art des premiers romantiques en disant qu’ils ont
principalement cherché à démontrer le caractère critiquable de l’œuvre
d’art. Toute la théorie de Goethe procède de cette idée que l’œuvre d’art
ne peut être critiquée *. »
Dans sa conclusion, Benjamin se montrait d’une particulière
sévérité envers la conception stylistique de la forme artistique
défendue par Goethe : « Non seulement la théorie de l’art de
Goethe laisse non résolu le problème de la forme absolue, mais
également celui de la critique. Toutefois, tandis qu’elle reconnaît
sous une forme implicite l’existence du premier, et se sent
vocation d’exprimer l’importance de cette question, elle semble
nier le second. En réalité, et d’après l’intention dernière de
Goethe, la critique de l’œuvre d’art n’est ni possible ni nécessaire
(...) Goethe se refuse à considérer le travail critique comme un
moment essentiel de l’œuvre d’art *. »
Cette nécessité de l’investigation philosophique de l’œuvre
d’art, condition d’une immersion véritable dans l’objet d’étude, et

161
indispensable à l’émergence du contenu de vérité, Benjamin
devait en faire le principe majeur de son analyse des Affinités
électives de Goethe, non sans quelque ironie. Exposés une
première fois sous le titre « Théorie de la critique d’art », les
principes gouvernant la critique philosophique de l’œuvre d’art
furent insérés dans le sommaire du texte sous le titre significatif :
« Critique et philosophie » * : « .… Toutes les œuvres authentiques
ont leurs frères et sœurs dans le domaine de la philosophie. Ce sont
justement les figures dans lesquelles se manifeste l’idéal de leur
problème. Le tout de la philosophie, son système, a plus de pouvoir que
ne peut l’exiger l’ensemble de tous ses problèmes, car l’unité dans la
solution de tous ces problèmes ne peut être questionnable (...). L'idéal du
problème désigne en philosophie le concept de cette question inexistante
qui questionne sur l’unité de la philosophie. Mais si le système non plus
n’est en aucun sens objet d’interrogation, il existe pourtant des
productions qui, sans être questions, ont la plus profonde affinité avec
l’idéal du problème. Ce sont les œuvres d’art. L'œuvre d’art n’entre pas
en concurrence avec la philosophie même, elle entre simplement avec elle
dans le RFRU le plus précis grâce à son affinité avec l'idéal du
problème ‘.
A l'idéal de l’art, que Goethe conçoit sur le modèle grec,
Benjamin oppose le souci de la perfection formelle, celui de sa
structuration et de la légalité interne (Gesetzmässigkeit) que
partagent les romantiques : « Les romantiques voulaient faire de la
légalité formelle des œuvres d’art un absolu (...). Ils durent de ce
fait déclencher une polémique radicale contre la théorie de Goethe
qui s’appuyait sur la validité canonique des œuvres grecques #. »
L'opposition coïncide en fait avec celle du mythe et de la
philosophie. Si le mythe peut guider l’examen d'œuvres « fermées
sur elles-mêmes, forgées de façon définitive, et dispensées de la
progression infinie » *”, il ne convient guère pour l’analyse d’une
œuvre qui n’est que fragment et dont seule la critique
philosophique peut parvenir à mettre en évidence l’universalité de
son contenu de vérité. « Il s’ensuit — précise Benjamin à propos
de l’élucidation des personnages du roman de Goethe — que, dès
le moment où l’examen des bases du roman s’élève jusqu’à
l'intuition de son achèvement, c’est la philosophie — et non le
mythe — qui a vocation de guider cet examen "®. »
— La métaphore de l’« intérieur »
Attachée à la mise en évidence de la tension entre le poétique

162
et le philosophique dans l’œuvre de Kierkegaard, l'analyse
d’Adorno satisfait pleinement à l’exigence benjaminienne. Cette
tension, selon Adorno, atteint son paroxysme dans le Journal du
séducteur, dans lequel elle révèle l'héritage romantique de
l’esthète, replié sur lui-même, prisonnier de sa propre subjectivité,
mais pour qui le subjectif s’érige en catégorie ontologique : « Les
figures esthétiques de Kierkegaard ne sont que des illustrations de
ses catégories philosophiques qu’elles clarifient dans le détail
plutôt qu’elles ne les articulent conceptuellement de manière
satisfaisante "'. »
Aussi ne convient-il pas de penser la relation poésie
romantique-philosophie existentielle comme les simples pôles
d’un antagonisme irréductible, fixé une fois pour toutes, mais
comme une transposition de la dialectique sujet-objet sur le plan
de l’esthétique et de la philosophie existentielle : « (Kierkegaard)
a d’emblée transposé leur polarité (celle du sujet-objet) sur le
domaine esthétique concret — et sur celui du “ discours ”
existentiel . »
La subjectivité tente d'échapper à l’immédiateté de l’esthé-
tique, et d’accéder ainsi à l’éthique, par le geste, hybris de celui
qui se croit fondateur ou donateur de sens et qui, oublieux de toute
transcendance, n'effectue le « saut paradoxal » que pour sombrer
en réalité dans l’idéalisme total et dans l'illusion de la subjectivité
absolue : « Le fait que l’exigence kierkegaardienne de décider de
la vérité et de la fausseté du penser uniquement en recourant à
l’existence de celui qui pense ne constitue aucun a priori de la
connaissance témoigne de l’intention originelle de sa probléma-
tique philosophique. Car celle-ci n’a pas pour but la détermination
de la subjectivité, mais de l’ontologie, et la subjectivité n’apparaît
pas comme son contenu mais comme son théâtre "*. »
Cette « subjectivité libre et agissante » porteuse, pour
Kierkegaard de « toute réalité », et qu’Adorno qualifie d’« inté-
riorité sans objet » "* traduit l’antagonisme entre la philosophie
kierkegaardienne fondée sur la négation de la réalité et la doctrine
hégélienne de l’esprit objectif.
Soumis à la critique immanente, l’intériorité anhistorique, le
refus du monde, le sentiment tragique de l’être-jeté-dans le
monde, de la déréliction sont, néanmoins, indirectement révéla-
teurs de l’aliénation extérieure. Si la métaphore de l’intérieur,
« cellule archétypique de l’intériorité délaissée » (Urbildliche
Zelle verlassener Innerlichkeit) "® vaut pour la philosophie de

163
Kierkegaard dans son ensemble, elle exige aussi d’être interprétée
dialectiquement : « L'image de l’intérieur attire sous sa pers-
pective toute la philosophie de Kierkegaard parce qu’en elle sont
représentés directement les éléments d’une nature archaïque et
opiniâtre, issus de sa doctrine, en tant qu'éléments d’une
constellation historique qui la régit "*. » Cet intérieur, tel qu'il est
décrit dans le Journal du séducteur, métaphore du sujet, devient
l’une des clefs de la philosophie kierkegaardienne si elle est
comprise en même temps comme métaphore de l’histoire. Il
importe de la considérer comme l’une de ces images dialectiques
chères à Benjamin, en insistant sur son ambiguïté : image de l’âge
d’or, elle est aussi image de l’enfer et de la catastrophe : « Je suis
le dernier à méconnaître la pertinence de l’immanence de la
conscience pour le xix° siècle — écrit Adorno à Benjamin —
mais ce n’est pas d’elle que peut être tiré le concept d’image
dialectique ; au contraire, c’est l’immanence même de la
conscience qui, en tant qu’“ intérieur ”, est, pour le xix° siècle,
dialectique, en tant qu’aliénation "”. »
Parce qu’il craint de n’avoir pas montré avec suffisamment de
précision ce caractère dialectique de l’intérieur, et de tomber
lui-même sous le coup de sa critique à Benjamin, Adorno envisage
de « reprendre le début du second chapitre du Kierkegaard » "*,
afin de mettre plus nettement en évidence sa « fonction sociale »
et historique. Là aussi, la critique philosophique se révèle
indispensable : « Ce n’est pas l’ambiguïté qui traduit la dialec-
tique en image, mais la “ trace ” de cette image, trace qu’il reste à
dialectiser de part en part au moyÿen de la théorie. Je crois me
souvenir que sur ce sujet le chapitre sur l’intérieur du Kierkegaard
contient une phrase utilisable "®. »
La description intimiste de la chambre qui abrite l’amour de
Johannes et de Cordélia apparaît à l’analyse comme une
cristallisation de processus subjectifs et objectifs et comme énigme
à résoudre '". Au sein de cet intérieur, représentation métapho-
rique de la théorie existentielle de Kierkegaard, cohabitent
l’« intériorité et la mélancolie », l’« apparence de la nature et la
réalité du jugement dernier » ll. La présence insolite des objets
dans la chambre, qui se,nblent ne pas exister pour eux-mêmes,
suggère à Adorno une double interprétation. D’une part, ils
composent l’intérieur, comme ils composeraient un tableau.
Débarrassés de leur valeur d’usage, ils revêtent un caractère
d'apparence (Scheincharakter) « produit économiquement et

164
historiquement par l’aliénation des choses » et par la substitution
de la valeur d'échange à la valeur d'usage. Ainsi, simples
éléments de « décoration », purs « ornements », ils ne reçoivent
de signification que par l’intérieur qui les fait apparaître comme
« nature morte » (Still-leben), illusion. Mais d’autre part, ces
objes sont aussi des symboles et des images archaïques d’une
nature « inchangée » (unveränderliche Natur) '".
Le caractère énigmatique de l’intérieur témoigne en réalité de
l’idéal kierkegaardien, idéal de la « vie individuelle concrète » et
de son « rêve de l’enfer que, de son vivant, le désespéré habite
comme s’il s’agissait d’une maison » !".
Adorno — le philosophe — accepte l'invitation du « sé-
ducteur ». Prolongeant la métaphore, et prenant Kierkegaard au
mot, il pénètre à son tour dans l’intérieur du désespéré. Mais il
vient du dehors, bardé de concepts et armé de la théorie, et ce qui
est énigme aux yeux mêmes du philosophe danois, prisonnier de
sa subjectivité, se dissipe progressivement sous l’effet de la
dialectique : « Les modèles de tous les concepts kierkegaardiens
sont conjurés dans un tableau muet sous l’éclairage tardif et
trompeur d’une chambre d’où il convient de les extraire si l’on
veut décider de ce qu’ils contiennent de vrai et d’illusoire. Dans
l’intérieur, la dialectique historique et la puissance éternelle de la
nature composent une étrange énigme. Elle doit être résolue par la
critique philosophique qui cherche à saisir la raison véritable de
son intériorité idéaliste aussi bien dans l’histoire que dans la
préhistoire '*. »
L'étude d’Adorno annonce une solution possible de
l’énigme. La « subjectivité sans objet » s’investit dans les
symboles et les allégories qui deviennent ainsi ses lieux
d'expression. La métaphore de l’intérieur révèle sa véritable
nature dialectique : elle apparaît comme un refuge pour celui qui
se détourne du monde désenchanté et fuit la réification sociale
objective à l’époque du grand capital en expansion.
En montrant que le contenu de vérité de l’œuvre kierkegaar-
dienne est avant tout un contenu social, la critique d’Adorno
dévoile simultanément ses intentions salvatrices.
Cette analyse de la philosophie kierkegaardienne, prétexte à
une dénonciation radicale de toute ontologie existentielle devait,
dans les années 60, s’assortir de nuances supplémentaires. Mais
dans le texte publié en 1933, elle présentait, jusque dans sa
conclusion — rejet de toute esthétique idéaliste centrée sur une

165
CT

subjectivité absolutisée — quelque similitude avec l'étude de


Lukâcs consacrée à Kierkegaard !. Toutefois, tandis qu’Adorno
considère l’intérieur comme le point de cristallisation de la
philosophie de Kierkegaard, Lukäcs analyse cette autre énigme
que constitue le geste du séducteur : la rupture avec Régine Olsen.
Pour ce faire, il importe avant tout d'oublier les interprétations
successives qui obscurcissent la signification véritable de l’acte :
« Le nombre d'explications est énorme, et chaque nouvelle
parution, chaque lettre, chaque page du Journal de Kierkegaard
les a facilitées et a rendu à la fois plus difficile pour quelqu'un
d’éprouver et de comprendre ce qui est arrivé, ce qu'a signifié cet
événement dans la vie de Süôren Kierkegaard et de Régine
Olsen '"*. »
En réalité, le geste apparaît à Lukäâcs beaucoup moins
« univoque » et, de ce fait, moins énigmatique qu'il n’est apparu à
Kierkegaard lui-même. Kierkegaard voulait que son geste mette
un terme à une situation ambiguë, un geste sans compromis. Mais,
demande Lukäcs, poursuivant un dialogue imaginaire avec le
philosophe, « n'est-ce pas un compromis de voir la vie sans
compromis ? ». Un doute plane sur l'honnêteté d’une décision
voulue radicale : « Peut-on être probe à l’égard de la vie et styliser
ses événements dans l'élément poétique ? '”. » Une certitude est
que, grâce à ce geste, à ce saut unique et « paradoxal »,
Kierkegaard, comme Johannes, pensait pouvoir donner forme à sa
vie, à la réalité : « Mais y a-t-il vraiment un geste à l’égard de la
vie ? » interroge d'emblée Lukäcs '“. Ce geste, qui devait
sembler si univoque, était-il vraiment et pleinement perçu comme
tel par Régine ? Rien n’est moins sûr si l’on en croit l’une de ses
lettres ‘”. Ainsi, à la question : «n'est-ce pas s’illusionner
soi-même (...) que de croire que l’essence du geste soit donnée
dans un acte, dans le fait de prendre un tournant, dans le fait de
détourner quelque chose de son cours ? ” », la réponse, pour
Lukäcs, est-elle assurément affirmative, et c’est pourquoi il est
impossible de souscrire à la thèse de Rudolf Kassner qui assimile
ce geste à une mise en forme poétique et pense que Kierkegaard a
« poétisé » sa vie !.
En aucun cas, pour Lukâcs — et peu importe qu’il y ait ou
non des explications — ce geste ne peut prétendre à l’absolu de la
création, de la mise en forme artistique, pour la simple raison qu'il
ne reçoit sa pleine signification qu'à la mort de son auteur,
c'est-à-dire précisément au moment où il retourne — comme la

166
mort elle-même — à la contingence, à ce qui est « dépourvu de
véritable enchaînement destinal » ‘*, autrement dit au néant. Le
geste n'est « pur et univoque » qu'aux yeux de Kierkegaard,
qu’au regard de l’affirmation souveraine, mais non moins
illusoire, d’une subjectivité qui croit pouvoir ériger l’esthétisme en
forme de vie.
Comme le philosophe romantique de la vie, et bien que par
des voies différentes, l’entreprise kierkegaardienne aboutit à la
séparation radicale entre l’art et la vie. Son attitude rejoint ainsi
celle du « panpoétisme » qui repose sur une « poétisation du
destin », et non pas sur sa «formation» ni sur son
« dépassement » *. A la manière de Novalis, que Lukäcs
considère par ailleurs comme le seul vrai poète de la vie !*,
Kierkegaard s’enferme dans l’égoïsme total du « chemin de
l’intériorisation », prisonnier de ce qu’Adorno appelle la « subjec-
tivité sans objet ».
Dans son Esthétique, Lukâcs insiste à nouveau sur les
composantes romantiques de la philosophie de Kierkegaard, et sur
les contradictions inhérentes à son « esthétique » : « Cet aspect
esthétique chez les romantiques peut évidemment être mis en évidence
très précisément dans leurs œuvres mêmes, mais il ne reçoit cependant sa
forme historique que dans les écrits esthétiques de Kierkegaard. Ceux-ci
se rattachent directement au romantisme, ils le complètent et l’explicitent
tout comme le Mercredi des Cendres complète et explicite le Carnaval. Ce
qui chez ceux-là n'était qu'illusion apparaît désormais chez celui-ci
comme un désespoir manifeste. Dans le poème, ou philosophie
dialoguée, que Kierkegaard écrit en réplique au Banquet de Platon, /n
vino veritas, on célèbre là aussi un banquet, et là aussi les convives font
l'éloge de l’amour, de sa poésie et de son ascension dans les seules
sphères nobles de la vie. Mais la figure la plus représentative de ce
monde, Johannes le séducteur, déchire, à la fin du repas, le masque de
toute la société la révélant ainsi comme un chœur de désespérés. Comme
DUT
dans le romantisme, le domaine destiné à être investi par l'" esthétique ”
vécue se rétrécit : vivre poétiquement ”, la tâche essentielle qui relève
de cette exigence est désormais identique avec la prédominance de
l'érotisme dans la vie. Kierkegaard était bien trop intelligent pour ne pas
percevoir la problématique insoluble de ce style de vie. Ce n’est pas un
hasard si la sphère esthético-érotique et les stades religieux sont
intérieurement si proches le temps d’une vie : l'éthique qui les relie entre
eux est une sophistique vide et artificielle sur le mariage qui, d'un côté,
doit être le triomphe de l'esthétique, mais doit être aussi son apologie

167
esthétique. Les extrêmes sont réunis par le désespoir, par la réduction de
l’homme à son existence en tant qu’existence individuelle, réduction à
son incognito insurmontable '*. »

— Le dépassement de l’intériorité

Si, dans son Kierkegaard, Adorno pouvait retrouver dans


l’essai de Lukâcs quelques-unes de ses propres conclusions et
déclarer que ce texte traduit « la pleine compréhension » (die volle
Einsicht * de la pensée du philosophe danois, il en va
différemment quelques années plus tard. En 1940, dans une étude
qu’il considère comme un corollaire du Kierkegaard, « Kierke-
gaard Lehre von der Liebe » ‘”, il s'efforce de comprendre de
manière beaucoup plus dialectique la relation subjectivité-nature
chez le philosophe. L'analyse immanente tentée antérieurement
prépare cette nouvelle interprétation. Celle-ci ne saurait s’en tenir
ni à la redondance ni à la tautologie en affirmant, par exemple, ce
que n’ignorait pas Kierkegaard, à savoir que la subjectivité et le
désespoir sont l’un et l’autre fondamentaux. Un stade supérieur
d'interprétation est franchi si l’on prend en considération la
dialectique de la nature intérieure et de la nature extérieure : « La
régression dans la mythologie, dans la magie de l’ascèse est
justement préparée par une spiritualisation radicale. Plus Kierke-
gaard s’applique de façon inhumaine à extirper la nature par la
force, plus il devient sa proie '#. »
Cette compréhension dialectique de la théorie kierkegaar-
dienne s’approfondit en 1963. Si le primat de l'individu, et son
affirmation orgueilleuse, lui apparaissent toujours comme une
illusion relevant d’une « pensée de l’identité » ‘”, Adorno
renonce à y voir un simple prolongement idéaliste de la
philosophie de l’identique. D’une certaine manière, Kierkegaard a
« brisé les parenthèses imposées par la philosophie de l’identité ;
de façon immanente, non pas de l’extérieur, non pas en adoptant
une position arbitraire, contraire à celle de Hegel. Dans le concept
du sujet kierkegaardien, qui est aussi concept d’existence,
transparaît cette réalité non identique de la conception du sujet pur
en tant qu’esprit escamotée dans l’idéalisme » '*.
Pour avoir « attendu » et résisté à l’épreuve du temps *!, la
philosophie de Kierkegaard retrouve une parcelle de vérité à
l’époque du développement du grand capital, de la généralisation
du principe abstrait de l’échange et de la socialisation croissante de

168
l'individu.
Quand bien même Lukäcs aurait raison de stigmatiser le
romantisme orgueiileux et égoïste de Kierkegaard, encore faut-il
pouvoir rendre compte philosophiquement de cette attitude et la
saisir dans ses implications sociales et historiques.
En étudiant la construction de l’esthétique dans l’œuvre de
Kierkegaard, et en montrant pourquoi cette construction aboutit en
fait à un échec, Adorno élabore sa propre esthétique, conçue — en
termes hégéliens, au demeurant non désavoués par Kierke-
gaard — non pas comme une « théorie de l’art » (Kunstlehre)
mais comme une «position de la pensée vis-à-vis de
l’objectivité » "7.
Exemplaire du rôle qu’ Adorno assigne à l’analyse immanente
et à l’immersion dans l’œuvre, l’étude sur Kierkegaard contient
déjà, selon Adorno lui-même, les thèmes principaux de sa
philosophie et de son esthétique : « L’auteur se doit peut-être
d’indiquer que le thème de la critique de la domination de la nature
et de la raison dominatrice de la nature, celui de la réconciliation
avec la nature et de la conscience de l’esprit en tant que conscience
d’un moment naturel, est déjà présent explicitement dans le
exe
La lecture adornienne de Kierkegaard se fonde sur une
dialectique du paradoxe dont le modèle se retrouve fréquemment
dans les ouvrages ultérieurs, notamment dans l’étude sur Hegel '*.
L’échec de Kierkegaard — n’avoir pu, comme il le sou-
haitait, attribuer un statut ontologique à la subjectivité — son
« désespoir objectif », l’« ontologie de l’enfer », recèlent para-
doxalement les signes de l’espérance. Seule, en effet, comme l’a
si souvent affirmé Benjamin, la pleine conscience du désespoir
réel — parce qu’elle prouve la non-réification totale de la
subjectivité — démontre que toute résistance n’est pas abolie.
Jusqu’à un certain point, cette idée préside à la construction de
l’esthétique du modernisme. Elle est inséparable de la conception,
également héritée de Benjamin, de l’unité de la nature et de
l’histoire, ainsi que du thème de l’histoire comme catastrophe :
« C’est pourquoi les images, qui, telle celle de l’intérieur
conduisent la dialectique et le mythe à l’indifférence (...) peuvent
être qualifiées d’images dialectiques, selon l’expression de
Benjamin dont la pertinente définition de l’allégorie s’applique
également à l’intention allégorique de Kierkegaard en tant que
figure de la dialectique historique et de la nature mythique. Selon

169
Benjamin, le spectateur a, devant lui, le facies hippocratica de
l'histoire, paysage originel figé '*. »
La critique de l'illusion mythique chez Kierkegaard (mythi-
scher Trug ‘*) n'exclut pas la dénonciation de l’idéalisme hégélien.
Renvoyés dos à dos, Hegel et Kierkegaard « restent tous les deux
idéalistes » !* : « Contrairement à Hegel, Kierkegaard est passé à
côté du concret historique — le seul concret authentique — l’a
attiré à l’intérieur du moi aveugle et l’a volatilisé dans des sphères
vides ; mais il a ainsi bradé la fondamentale exigence de vérité de
la philosophie, la prétention à interpréter la réalité, et fait appel à
une théologie que sa propre philosophie vidait pourtant de toute
substance. Hegel, plus expressément que tout autre philosophe
avant lui, a posé la question du concret, mais par là-même, il
succombe à la réalité en s’imaginant qu’il la produit : il succombe
à une réalité qui n'est pas rationnelle devant un “ sens ” qui
échappe à la réalité "*. »
En affichant l’ambition de retracer la préhistoire de l’individu
bourgeois et de décrire l’inversion de la rationalité en mythe au
cours de l’histoire, la Dialectique de l’Aufklärung invite à méditer
le dépassement de cet antagonisme entièrement situé sur le terrain
de l’idéalisme.
Rédigé aux Etats-Unis en collaboration avec Max Hork-
heimer, l’ouvrage marque la fin de la période d’assimilation des
conceptions benjaminiennes. Centré sur l’analyse de la culture de
masse et sur l'étude des nouveaux rapports qu'’instaurent les
médias, notamment le disque, la radio et le cinéma, entre l’œuvre
d’art et le public consommateur, la Dialectique de l'Aufklärung
énonce sur l’avenir de l’art à l’intérieur de la société post-
industrielle un pronostic pessimiste auquel Benjamin, à l’époque
de son amitié avec Brecht, n'aurait pas souscrit.
On ne peut toutefois en conclure que le projet d’une
esthétique négative qui s’esquisse progressivement et déjà
annonce la Théorie esthétique lui fût resté étranger s’il avait pu
poursuivre son œuvre.
A l’idée d’une révélation immédiate de l’essence esthétique,
Adorno oppose la construction, le travail d'élaboration grâce
auquel] se constituent, contre l’affirmation du principe d’identité,
la relation sujet-objet, ainsi que le lien entre une théorie de l’art et
une théorie de la société.
À la philosophie de l’intériorité, de l’intérieur, qui replie le
sujet sur lui-même en le coupant du monde et de la nature, Adorno

170
oppose la fonction sociale de l'individu confronté au « progrès
social réel » !*.
L’esthétique n’est pas donnée et, puisqu'elle reste à
construire, l’art ne saurait désigner ni un lieu privilégié, ni une
enclave de liberté, ni un royaume d’utopies et de fantasmes au sein
d’une totalité fausse. En aucun cas, il ne saurait s'agir
d’« insulaires tentatives pour sauver un art autonome ou autre
chose du même genre » ‘*. Théorie de l’autonomie de l’art à
l’époque de la toute-puissance de la rationalité, la théorie
esthétique d’Adorno, précisément à cause de la fausseté même de
la totalité, est irréductible à la conception d’un art définitivement
retranché dans une sorte de refuge idéaliste, libre de tout rapport
avec la praxis. L’autonomie de l’art, jamais acquise, toujours à
préserver, devient la condition même de la négativité de l’art
comme fait social “!.
Cette contradiction entre autonomie et négativité — la liberté
de l’art lui « coûte» son rapport immédiat à la praxis —
détermine le caractère ambigu de l’art.

— Le fragment et le déclin

La Théorie esthétique, discours paradoxal qui tentera de


définir la possibilité de la modernité au sein d’un processus social
soumis à la rationalité instrumentale ne peut qu’enregistrer, jusque
dans son écriture, cette ambiguïté. Mais saisir la nature de cette
ambiguïté, cristallisée dans le texte adornien sous formes
d’apories, de notations fragmentaires et énigmatiques — qui font
que cette écriture n'est peut-être plus présentement aussi
« moderne » qu’elle ne l'était il y a une dizaine d’années —
nécessite que soit « lu » également le texte sous-jacent à la
Théorie esthétique. La Dialectique de l'Aufklärung et la Dialec-
tique négative éclairent ce texte, non pas qu’ils suggèrent un sens,
ni une logique de l'interprétation — toute logique est déjà en soi
interprétation — mais parce qu'ils introduisent à une esthétique
négative, à la problématique fondamentale de l’existence et de la
raison d’être de la modernité à l’époque du déclin de l’Aufklärung.
Les composantes de l’art moderne — l’ésotérisme, l’hermétisme,
la disparition du sens, le caractère fragmentaire de l’œuvre, la
sédimentation du contenu social dans la forme, la maturation du
matériau et la technicité des procédures — censées déterminer,
pour Adorno, la fonction négative de l’art dans le contexte de la

171
réification totale des pratiques artistiques et culturelles, apparais-
sent comme des conséquences de l’échec de la culture.
L’aporie qui, dans la Théorie esthétique, affecte l’idée de
praxis — toute pratique artistique est impossible après
Auschwitz # ; et la culture est, selon les termes de Benjamin,
« document de barbarie /“* » — provient de ce que la Dialectique
de l’Aufklärung identifie comme « autodestruction de la
raison » “. Mais si ce paradoxe n’a pu et ne peut trouver de
solution — « une des caractéristiques de la rationalité a toujours
été dès le début sa tendance à s’autodétruire » “ — il ne saurait
se dissiper à l’intérieur d’une théorie esthétique qui pense la
modernité en art sous l’angle de l’irréversibilité “. Esotérique et
hermétique, coupé de toute communication, l’art moderne radical
exprime pour Adorno la possibilité d’une réalisation concrète de
l’utopie, d’une rationalité non instrumentale et non soumise à la
domination, sans cesser cependant de participer à sa propre
décomposition. La logique de la décomposition (Logik des
Zerfalls) “’ est un produit de l’Aufklärung ou, plus exactement, de
l’Aufklärung métamorphosée en mythe. Il faut la concevoir
comme une décomposition, une dislocation de la « forme apprêtée
et objectivisée das concepts » “ que le sujet connaissant a tout
d’abord devant lui » (zugerüstete und vergegenständlichte Gestalt
der Begriffe) *. Mais cette logique de la décomposition — dont
l’idée constitue l’un des thèmes les plus anciens de la philosophie
d’Adorno * — obéit à un principe plus général, au principe de la
« transmutation de la métaphysique en histoire » “'. Le Zerfall
signifie le « moment où nature et histoire deviennent l’un et l’autre
commensurables », or ce moment est « celui de la ruine » '?.
S’il intervient très tôt dans la pensée adornienne, ce thème du
Zerfall n’y acquiert sa pleine signification qu’en référence à
Walter Benjamin, et à son étude sur le Trauerspiel "* : « Quand
avec le Trauerspiel, l’histoire fait son entrée sur la scène, elle le
fait en tant qu’écriture. Sur la face de la nature, l’“ histoire ” siège
dans les signes qui écrivent la ruine “. » Ces signes qui écrivent
la ruine existent également dans le tableau de Klee « Angelus
Novus ». Benjamin les déchiffre dans sa IX° thèse sur la
philosophie de l’histoire : les yeux de l’ange « sont écarquillés, sa
bouche ouverte, ses ailes déployées ». L'ange de l’histoire
regarde vers le passé, et là où nous croyons discerner une suite
d'événements, lui « ne voit qu’une seule et unique catastrophe qui
ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds » '$.

172
Les ruines, elles, ne disparaissent pas. Témoins, vestiges du
passé (Vergängnis), elles parlent au présent et font appel à la
mémoire, mais non pas à la mémoire subjective ; les signes, les
Zeichenschriften sont porteurs de significations objectives
(objektive Bedeutungen) et leur interprétation échoie à la
philosophie '*.
L'histoire réelle est à lire à travers ces Zeichenschriften qui
démentent l’exigence ontologique, la philosophie de l'identité, la
prétention hégélienne d’une réconciliation dans l'Esprit. La
Zeichenschrift est fragment (Bruchstück), indice d’une vérité
qu’occulte l’idéologie positiviste, idéaliste. L’ontologie « crypto-
idéaliste », selon l’expression d’Adorno, prône le « dépassement
de la divergence entre histoire et nature », mais dans un but
apologétique uniquement, avec pour fin de répéter la « dissimula-
tion que l’histoire a elle-même faite de sa propre naturalité, grâce
à sa reconstruction conceptuelle a posteriori » ‘*. Il existe entre
Hegel et Heidegger une voie qui passe par Husserl, et qui laisse
Marx sur le bas-côté. C’est cette « omission » que ne tolèrent ni la
Métacritique de la connaissance, ni le Jargon de l'authenticité '*,
ni la Dialectique négative dans sa référence à la Sainte famille et
au Capital .
L’exigence philosophique de s’« immerger dans le détail »
(sich ins Details zu versenken) ‘® procède moins de la démarche
hégélienne — entreprise « tautologique » qui retrouve dans le
détail la totalité posée dès le début comme absolu "' — que du
projet benjaminien : au stade de l’expérience actuelle (gegen-
wärtige Erfahrunsstand) ‘*, la conscience de soi se constitue à
partir des minimes parcelles d’une réalité qu’elle saisit par
intuition (angeschaute Wirklichkeit), et qu’elle considère comme
équivalent au «reste du monde ». C’est le droit à cette
« extrapolation dans les plus petites choses » "* que revendique
l’esthétique adornienne. L’art moderne témoigne du Zerfall, de la
décomposition du sens, mais précisément parce qu’à travers « ses
faiblesses, ses taches et ses failles » ", il enregistre au niveau de
la structuration formelle les membra disjecta de la réalité, il n’est
pas renoncement pur et simple à la praxis. L'analyse immanente,
l’immersion dans le détail, le regard micrologique — celui de
Benjamin dans son étude sur les Affinités électives, ou celui de
Lukäcs à l’époque de la Théorie du roman “ — se fondent sur
l’idée d’une dialectique négative après que la métaphysique ait
« émigré dans la micrologie » %. « Conscience de soi du contexte

173
d’aveuglement objectif », la dialectique négative ne s’en est pas
« encore échappée », note Adorno “’, mais en prenant en charge
les failles et les fragments — produits du déclin — elle montre
que ceux-ci s’« inscrivent en faux » contre l’identité. Au sein de
la rationalité et de la capitalisation totale de la sphère culturelle et
artistique, il convient, à l’heure de la chute de la métaphysique *,
de concevoir le penser critique comme « faire » (Tun) : « Le cours
du monde n’est pas absolument fermé, ni le désespoir absolu ;
c’est plutôt ce désespoir qui constitue sa fermeture. Si fragile que
soit en lui toute trace de l’autre, si défiguré que soit tout bonheur
parce que révocable, l’étant est néanmoins, dans les failles qui
s’inscrivent en faux contre l’identité, traversé par les promesses de
cet autre constamment trahies "®. »

d) Les ambiguïtés : raison et nature dans la Dialec-


tique de l’Aufklärung

— Métaphore et histoire

Simple digression, selon Horkheimer et Adorno, l’interpréta-


tion de l'Odyssée et de l’Histoire de Juliette de Sade sert à
l'illustration de la thèse fondamentale de la Dialectique de la
raison : « Le mythe lui-même est déjà raison et la Raison ne
retourne en mythologie ”°. » Mais le travail herméneutique auquel
sont soumis ces textes dépassent le cadre du simple excurs. L’un
et l’autre constituent des « documents représentatifs de la
civilisation bourgeoise occidentale » ”'. Pour parvenir à ériger
l'épopée et l’histoire à ce stade, et à leur attribuer une telle
importance sur le plan historico-philosophique, il importe de les
libérer du poids des sédimentations interprétatives accumulées au
cours des siècles de commentaires et de critiques. Il convient de
les présenter « non pas en corrélation avec leur temps » mais,
selon la démarche benjaminienne, « dans le temps où (ils) sont
nés, de présenter le temps qui (les) connaît » 7.
Au lecteur de la Dialectique de la raison, incombe alors la
tâche ingrate de déterminer le lieu d’une réflexion au deuxième
degré, ou mieux, d’une seconde lecture. Encore que ce
dédoublement puisse paraître trop schématique, et nécessiter un
troisième temps, celui de la lecture comparée, « simultanée », du
texte initial et de sa première interprétation.
Pourtant, entraîné par la spirale des interprétations, le lecteur

174
finit par s’arrêter au point où le conduisent les philosophes. Point
inconfortable d’où il prend conscience que « toute tentative ayant
pour but de briser la contrainte exercée par la nature n’aboutit qu’à
une soumission plus grande au joug de celle-ci » ‘*. Cet inconfort
n'est rien cependant comparé à la situation périlleuse d’Ulysse-
Homère et de Juliette-Sade. Chacun, tour à tour, prisonnier d’une
machine que la dialectique identifie comme infernale, effectue sa
descente dans le maelstrôm ‘*. Si pour Marx, la bourgeoisie forge
elle-même les armes qui préparent sa perte, pour Horkheimer et
Adorno, c’est l’histoire tout entière et le sujet qui n’échappent pas
à l’aporie fondamentale de la dialectique du mythe et de la raison.
Mais l’aporie ici n’est pas seulement impasse, sans issue. Elle est
gouffre. Si le maelstrôm est la métaphore de l’histoire, l’épopée et
le récit sadien, œuvres littéraires aussi, ne résistent pas à
l'attraction du tourbillon. Et si la métaphore est adéquate, cela
signifie que le mythe lui-même, celui d'Ulysse, est, comme
l’œuvre d’art, écriture inconsciente de l’histoire ‘”.
Or, l’Odyssée « tout entière apporte un témoignage de la
dialectique de la raison » '*, et Ulysse apparaît comme le
« prototype de l’individu bourgeois », assurant le triomphe de la
raison organisatrice ‘”. Un double triomphe : celui de la raison
dans l’épopée, puisque celle-ci nous relate l’affirmation du je
individuel chez le héros, et sur l’épopée, puisque, paradoxa-
lement, le mythe détruit par la rationalité du récit épique démontre
par là-même la puissance de l’ordre rationnel qui l’a vaincu :
« Dans la mesure où il ne présuppose pas un langage universel, le
discours homérique le crée ; en utilisant une forme exotérique de
la représentation, il dissout l’ordre hiérarchique de la société là
même où elle le glorifie ; le chant à la gloire de la colère d’Achille
et des aventures d'Ulysse est déjà une stylisation nostalgique de ce
qui ne peut plus être chanté (...). Dans l’épopée (...) l’univers
vénérable homérique chargé de sens apparaît désormais comme le
produit de la raison organisatrice, détruisant le mythe, justement
en vertu de l’ordre rationnel dans lequel elle le reflète "*. »
A chaque instant du récit, l’« épopée contient (...) la théorie
appropriée » l”. La ruse qui, si souvent, assure à Ulysse la
conservation de soi est aussi un piège qui le dépossède du bonheur
en le privant de ce pourquoi, justement, la ruse fut employée.
Ulysse, déjà conscient des « dispositifs sociaux qui médiatisent
l’autoconservation et l’autodestruction », n’en poursuit pas moins
sa tâche : « La pensée d'Ulysse, à la fois hostile à la propre mort

175
hEE
A

et à son propre bonheur n’ignore rien de tout cela. Il ne connaît


que deux moyens d’échapper au dilemme, dont il prescrit l’un à
ses compagnons. Il leur bouche les oreilles avec de la cire et les
oblige à ramer de toutes leurs forces "*. » Ulysse, le « propriétaire
foncier qui fait travailler les autres pour lui », a droit à l’écoute ;
mais, ligoté, il est littéralement prisonnier de son stratagème,
dépossédé du bonheur auquel il aspire. Ulysse désire, son désir est
même violent “!, mais, privé de l’accomplissement, il demeure
frustré. On ne peut imaginer Ulysse connaissant la jouissance :
« La ruse est le moyen dont dispose le moi aventureux pour se
perdre afin de mieux se préserver *. »
Contenue dans l’épopée, la théorie tolère plusieurs niveaux
d'interprétation et de transposition. Chef d’entreprise, manager du
capital, Ulysse est aussi l’auditeur passif d’une salle de concert,
ligoté sur sa chaise ; c’est également le « cadre » parvenu à son
niveau d’incompétence : « Le maître régresse » ‘*. La ruse qui lui
assure le succès signifie en même temps l’échec : « L’adaptation
au pouvoir du progrès implique le progrès du pouvoir, et par
conséquent une répétition de ces régressions qui prouvent au
progrès (...), au progrès-réussite, qu'il est le contraire du,
progrès ‘*. »
L'adaptation suppose le reflux des puissances mythiques
primitives. Le moi d'Ulysse est un moi rationnel, inaccessible à la
culpabilité, et qui refuse l’aveuglement. La ruse et le désir
s'associent au demeurant pour conjurer tout sentiment de
culpabilité. Plutôt que courir le risque de défier les Sirènes —
« Défi et aveuglement sont une seule et même chose »
Ulysse triche et utilise sa ruse comme.moyen d’échange. Lorsqu'il
répond à Polyphème, il brise l’identité mythique entre le destin et
«le mot qui le désigne » ‘“. Plus encore, en découvrant la
froideur et la duplicité du langage, il annonce le formalisme qui
s’épanouit dans la «société bourgeoise pleinement déve-
loppée » ‘”. En se nommant Personne, Ulysse nie son identité.
NMus ce Personne n’est pas rien. Il est déjà le concept, l’enveloppe
vie dans laquelle le positivisme croit pouvoir loger la réalité. S’il
n’est adéquation, le concept creux est pour le moins acquiesce-
ment à la réalité existante. La négation de celle-ci devient
impossible. Le positivisme dit oui au statu quo.
Progressivement, Horkheimer et Adorno passent à un autre
niveau d'interprétation et quittent le plan thématique de l’analyse
immanente pour considérer la structure globale du texte. La

176
LE ÈR
Re

maîtrise de langage dont fait preuve le héros, et qui révèle en lui le


précurseur de l’homo œconomicus et du principe d’échange
capitaliste ‘, trouve son correspondant dans la « froide distance
de la narration » *. Ce qui fonde la vérité transhistorique du récit
d’Homère, c’est — paradoxalement — son caractère pseudo-
historique qui l’apparente au conte : « Homère nous console de
cet enchevêtrement de préhistoire, de barbarie et de civilisation en
ayant recours au “ il était une fois ” "*. » Le « Il était une fois »
annonce la fiction de ce qui ne fut jamais. Présentée comme
histoire vraie, l'épopée se serait exposée, et s’exposerait, au
démenti. Au contraire, en se faisant aussi roman, ce qu'atteste
l’« inhumaine impassibilité » des descriptions réalistes —
l’épopée, métamorphosée en conte, se sauve de la péremption et
devient, pour Horkheimer et Adorno, allégorie de l’histoire. Si
cette allégorie est déchiffrable et accessible à l’analyse imma-
nente, c’est parce qu’elle reproduit, jusque dans sa structuration et
dans son discours — dans la «forme exotérique de la
représentation » ‘”’ — le processus d’imbrication du mythe et de
la raison dans lequel elle s’inscrit elle-même et qu’elle enregistre
dans sa texture.
L'interprétation métaphorique relève d’une transposition
thématique et historique de l’Odyssée conforme à la démarche de
l’esthétique benjaminienne définie dans l’Origine du drame
allemand ‘*. Rappelant le programme schellignien d’une « interpré-
tation allégorique de l'épopée » : l'Odyssée comme histoire de
l'esprit humain, et l’/liade comme histoire de la nature, Benjamin
précise le rapport qui lie l’analyse micrologique à la totalité
allégorique : « .. on ne peut saisir le contenu de vérité que par la
plus extrême minutie d’une immersion (Versenkung) dans les détails
de l’objet d'étude ‘”. » Or l’allégorie, imbrication de la nature et de
l’histoire (Verschränkung der Natur und der Geschichte)'*, révèle
une signification historique négative que ne possède pas le symbole :
« Tandis que dans le symbole se manifeste, fugitivement, par la
transfiguration du déclin, la face transfigurée de la nature à la
lumière de la rédemption dans l’allégonie, le spectateur a devant lui
le facies hippocratica de l’histoire sous l'aspect d’un paysage
originel figé. L'histoire, dans tout ce qu’elle a d’intemporel, de
souffrance accumulée et d'échec s’imprime dans un visage, ou
plutôt dans une tête de mort ". » Cette « idée de l’histoire de la
nature » ‘*, reprise par Adorno dans la Dialectique négative, et
transposée à l’histoire contemporaine "”’, commande l'interprétation

177
de l'Odyssée. Les péripéties homériques apparaissent à l'analyse
comme des cristallisations de processus historiques et sociaux
objectifs autorisant la compréhension des périodes passées à partir
du temps présent comme des « images dialectiques », non pas au
sens benjaminien. — Adorno reprocheà la conception de Benjamin
son caractère immanent et statique — mais en tant que « constella-
tions du réel » "*, Ces éléments thématiques, ressaisis par la
structuration (forme exotérique), permettent de considérer la forme
comme un contenu sédimenté "”

Le travail herméneutique effectué par Horkheimer et Adorno,


s’il doit beaucoup à l’étude de Benjamin, n’est pas sans rappeler le
mode d'interprétation figurative proposé par Auerbach *” bien
qu'il n’y soit fait explicitement aucune référence. Les événements
et les thèmes qui jalonnent le récit d’ Homère appartiennent à un
temps déterminé qui est celui de la légende, non celui de
l’histoire. Le lecteur de l’/liade et de l'Odyssée ne peut qu'être
frappé par l’homogénéité du flux temporel dans un récit structuré
de telle sorte que débarrassé « de toutes les traverses, de toutes les
frictions, de tous les facteurs particuliers secondaires, dont
l’action se répercute sur les événements et les thèmes prin-
cipaux », il supprime par là même « tout l’incertain et l’aléatoire
qui vient troubler la marche des événements et les desseins des
acteurs » *!. En revanche, le temps historique est discontinu,
hétérogène car « ce qui est historique comporte une quantité de
motivations contradictoires dans chaque individu, un comporte-
ment incertain et ambigu quand il s’agit de groupes humains » *?.
Contemporaine de la Dialectique de la raison, l'étude
d’Auerbach réfléchit elle aussi les circonstances de sa propre
genèse, et s’interroge sur la possibilité d’écrire l’histoire: « Ecrire
l’histoire est une entreprise si ardue que la plupart des historiens se
voient contraints de faire des concessions à la technique de la
légende “”. » L’homogénéité du temps légendaire a pour consé-
quence d’abstraire le récit de ses déterminations socio-histo-
riques : « La légende organise sa matière d’une manière univoque
et contraignante ; elle l’isole du contexte de l’histoire contempo-
raine, qui ne peut plus réagir sur elle ni la troubler **. » Mais si la
légende est coupée de son histoire contemporaine, c’est-à-dire du
temps qui est le sien, à plus forte raison l’est-elle du temps qui
n’est plus le sien. L'élaboration de correspondances entre deux
temporalités, l’une entièrement fictive, et l’autre réelle, prétendu-

178
ment historique (au sens de geschichtlich), entre le continuum
homogène de l’épopée et l’hétérogénéité de l’histoire vécue, n’est
possible que si l’on conçoit le rapport entre l’une et l’autre
autrement que sous la forme d’un « développement temporel ou
causal » **. Or, selon Auerbach, l'interprétation figurative « éta-
blit une relation entre deux événements ou deux personnes dans
laquelle l’un des deux termes ne représente pas seulement
lui-même mais aussi l’autre, tandis que celui-ci inclut le premier
ou l’accomplit. Les deux pôles de la figure sont séparés dans le
temps, mais tous deux se situent dans le temps, en tant
qu’événements véritables ou personnes ; ils sont tous deux
compris dans le fleuve ininterrompu que constitue la vie
historique, et seule la compréhension, l’intellectus spiritualis, de
leur relation est un acte spirituel » ?%.
L'unité « au sein du plan divin » que réalise pour Auerbach
le rapport entre les événements à l’intérieur d’une conception de la
réalité « qui a prévalu à la fin de l’Antiquité et durant le Moyen
Age chrétien » *” trouve son correspondant dans la philosophie de
l’histoire de Horkheimer et d’Adorno, et dans la conception de
l’histoire comme histoire de la domination de la rationalité sur la
nature et sur l’homme : « S’il nous fallait parler d’une maladie qui
affecte la raison, il serait nécessaire de comprendre que cette
maladie n’a pas frappé la raison à un moment historique donné,
mais qu’elle a été inséparable de la nature de la raison dans la
civilisation telle que nous l’avons connue jusqu'ici *. »

— Nostalgie et souvenir de la nature

Si elle préfigure le processus de rationalisation instrumentale


qui conduit aux formes modernes de barbarie, l’Odyssée est
encore, toutefois, imprégnée de nostalgie. Là aussi apparaît plus
d’une correspondance entre la structuration temporelle du récit
homérique, telle que l’interprète Auerbach, et la signification que
lui attribue la Dialectique de la raison. Le déroulement du récit est
« excessivement égal » *” ; cette homogénéité temporelle, non
seulement le place dans un climat de sérénité, mais engendre
l’image d’une vie paisible, réconciliée avec la nature. Même les
moments de forte tension émotionnelle sont dédramatisés.
Auerbach note l’absence d’anxiété qui émane de la « scène
domestique » 2° au cours de laquelle la. vieille Euryclée reconnaît
la cicatrice d'Ulysse. Horkheimer et Adorno remarquent éga-

179
lement, à propos du chant XXII de l'Odyssée *!" qu’« en tant que
citoyen méditant sur cette exécution, Homère nous rassure en
même temps qu’il rassure les auditeurs qui sont en réalité des
lecteurs : il constate que ce ne fut pas long » **. Le temps au
présent et sans arrière-plan de l'Odyssée ?"* apparaît donc comme
un élément déterminant — même si cela peut sembler para-
doxal — dans la ré-émergence du sentiment nostalgique pour une
nature non encore dominée. Ce temps est celui de l’abolition de la
mémoire, de la non-nécessité du souvenir, et donc de l’absence de
souffrance. Ulysse lui aussi écoute au présent; le chant, élément
de fascination et objet de contemplation, abolit le cours du temps
et agit comme l’« ivresse narcotique qui fait expier par un
sommeil semblable à la mort l’euphorie qui suspend le moi » *".
Pénélope aussi abolit le temps à sa manière ; tisser le temps, la
vie, et recommencer à la manière de Sisyphe, c’est annihiler, par
la répétition du même, l’intervalle qui sépare le début de la fin, le
départ du retour.
L'épisode idyllique des lotophages, tel qu’il est rapporté dans
la Dialectique de la raison, exprime de manière allégorique et
significative la nostalgie pour la nature non encore dominée **. Le
lotophage ne meurt pas, simplement le lotus le rend amnésique.
Bonheur illusoire que celui du non-souvenir, mais « chercher
l’oubli », c’est oublier aussi le malheur de la séparation : « Ce
bonheur n’est en effet qu’une illusion, un état apathique et
végétatif, misérable comme la vie des animaux et dans le meilleur
des cas l’absence de conscience Fe malheur, mais le bonheur
recèle la vérité 7°. »
Comme le consommateur de Reste (auto)-dépeint par
Benjamin, le mangeur de lotus trouve « trop brève l'éternité » :
«(...) sur l’arrière-fond de ces dimensions immenses de
l'expérience intérieure, de la durée absolue, du monde spatial
démesuré, demeure cependant un étrange et bienheureux humour,
particulièrement cher lorsqu’il concerne les contingences du
monde spatial et temporei ?”. »
L'exemple des lotophages ne saurait toutefois engendrer
l’idée d’une réconciliation véritable avec la nature. La mimesis
comprise comme exaltation de la nature et retour au primitivisme
n’est en effet que régression. Cette distinction sur laquelle insiste
Horkheimer dans Raison et conservation de soi, texte contempo-
rain de la Dialectique de la raison, joue un rôle essentiel pour
comprendre la fonction de la mimesis dans l’esthétique ador-

180
nienne : « Les doctrines qui exaltent la nature ou le primitivisme
aux dépens du spirituel ne favorisent pas la réconciliation avec la
nature. Au contraire elle a accentué la froideur et l’aveuglement
envers la nature. Toutes les fois que l’homme choisit délibérément
de faire de la nature son principe, il régresse vers des impulsions
primitives. Les enfants sont cruels dans leurs réactions mimé-
tiques, parce qu’ils ne comprennent pas vraiment le sort de la
nature ?*. »
C’est pourquoi si l’oubli est oubli de la réification, celle-ci en
retour est non souvenir : « .. car toute réification est oubli —
écrit Adorno à Benjamin — les objets sont chosifiés à partir du
moment où ils sont perçus sans être actuellement présents dans
tous leurs plus petits éléments, et où l’on oublie quelque chose
d’eux ?”. »
La critique de la réification, sans laquelle aucune constitution
de l’expérience n’est possible, passe donc par le « développement
des moments contradictoires sédimentés dans l’oubli ?* ».
Seul le souvenir de la nature, et non pas le retour à l’état
primitif, est constitutif d’une expérience authentique non fondée
sur l'illusion, ni sur la réification, ni sur l’utopie idyllique.

— Réification et domination

Si la nostalgie est encore présente — quoique négative-


ment — dans l'Odyssée, elle semble avoir totalement disparu
dans l’Histoire de Juliette de Sade. En ce sens, et si l’on transpose
l’une des règles de l’interprétation figurative d’Auerbach à la
compréhension du rapport qui lie le temps du récit sadien (intitulé
histoire) à l’histoire d'Ulysse (épopée ou légende) : « .. un
événement qui s’est passé sur la terre ne signifie pas seulement cet
événement même, mais aussi et sans préjudice de sa réalité
concrète hic et nunc, un autre événement qu’il annonce ou qu’il
répète en le confirmant ?' », l’Histoire de Juliette accomplit
l'Odyssée ; elle est l’« épopée homérique libérée de la dernière
enveloppe mythologique : l’histoire de la pensée comme organe
de domination » ?. Extirpant toute réminiscence mythologique,
le récit sadien ne nécessite pas la transposition métaphorique et
allégorique qui commande l’herméneutique de l’Odyssée. Le
principe de la domination de la nature et de l’homme est parvenu
au concept, précisément à cette froide cruauté du langage utilisé
pour décrire les atrocités des échanges, échanges des corps, du

181
%e
c

sang et du sperme ; cruauté et réalisme du langage que l’étirement


du temps homérique avait pour fonction d’édulcorer. « Toute la
nature est à mes ordres, déclare la Durand, et elle sera toujours aux
volontés de ceux qui l’étudieront : avec la chimie et la physique on
parvient à tout. Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour
soulever la terre, et moi, je n’ai plus besoin que d’une plante pour
la détruire en six minutes **. »
Ce qui s’accomplit ici, poussés à leur paroxysme, c’est, à la
fois, l'exigence cartésienne, l’impératif catégorique kantien, et la
volonté de puissance nietzschéenne. Certes, le libéralisme
bourgeois kantien n’a rien de commun avec le totalitarisme
sadien, ni avec le Wille zur Macht nietzschéen offert à la
caricature nazie, néanmoins «les concepts kantiens sont
ambigus » **.
La distinction établie dans la Dialectique de la raison
reproduit la différenciation soulignée par Horkheimer dans Eclipse
de la raison entre raison subjective et raison objective * : « Dans
la Critique de la raison pure, (...) elles (les difficultés dans le
concept de raison) s’expriment dans la relation ambigué entre le
moi transcendantal et le moi empirique et dans les autres
contradictions non résolues (...). La raison en tant que moi
transcendantal supra-individuel implique l’idée d’une vie sociale
libre pour tous les hommes, dans laquelle ils s’organisent en sujet
universel et dépassent le conflit entre la raison pure et la raison
empirique, dans la solidarité consciente qui les lie tous. Cela
représente l’idée de la véritable universalité ; l’utopie. Mais la
raison constitue en même temps l’instance d’un penser calculateur
qui organise le monde en vue de la conservation de soi et ne
reconnaît d’autres fonctions que celles de la préparation de l’objet
à partir du simple matériel sensoriel, pour en faire le matériel de
l’asservissement **. »
En éliminant toute référence mythologique, et en supprimant
toute possibilité de réémergence de la nature, l'Histoire de Juliette
choisit délibérément le parti de l’Aufklärung et réalise le
programme conceptuel de la raison subjective : « Les origines
mythologiques objectives, en tant qu’elles sont graduellement
détruites par la raison subjective, ne relèvent pas seulement des
grands concepts universels, elles sont également au fond de
conduites et d’actions apparemment personnelles et entièrement
psychologiques. Et toutes — émotions comprises — au fur et à
mesure qu’elles sont vidées de leur contenu objectif, de leur

182
rapport à une vérité tenue pour objective, se volatilisent 27. »
Sont-elles totalement volatilisées chez Juliette ?
Au cours des jeux sexuels auxquels participe Juliette « aucun
instant n’est inutilisé, aucun orifice négligé, aucune fonction ne
reste inactive #. » Les orgies sadiennes, orchestrées selon des
règles précises, préludent à l’organisation du sport et de l’industrie
culturelle. La minutie des préparatifs, la fonctionnalité du
système, son auto-régulation après fixation et acceptation des
règles reproduisent la froideur et le cynisme de la rationalité
bourgeoise. Le système ne connaît pas la saturation, tout comme
Juliette et Clairwill ignorent la satiété. Le plaisir n’est plus
essentiel, seul importe le fonctionnement de la totalité : « Etant
donné que la raison ne pose pas de visées déterminées, tous les
affects sont à égale distance de son influence, et sont simplement
naturels *. »
Juliette n’est pas « fanatique » ‘*, ni folle de son corps. Son
comportement n’est pas celui de l’extase, ni celui de la possession
diabolique. C’est elle qui possède son corps ainsi que celui de ses
amants et amantes. En renversant pour son compte le système de
la répression, Juliette jouit intelligemment de la régression à la
bestialité *'. Sa désublimation n’est pas — semble-t-il — ré-
pressive. Elle se veut libération : Juliette « aime le système et la
cohérence » **. Plus qu’à la transgression, la jouissance de
Juliette est liée à la parfaite réalisation du système, et au plaisir de
voir souffrir ceux qui en sont victimes : « Tout ce qui est en état
d’infériorité attire l’agression : on éprouve la plus grande joie à
humilier ceux que le malheur a déjà frappés (...). Ce n’est que
devant le désespoir total de la victime, que la domination devient
jouissance *”. » Comme le fascisme, ce « vampire sur le corps
vivant ** » le sadisme ne peut pas « se passer de la vie » **. Une
fois la transgression accomplie, le libertinage, littéralement et
métaphoriquement, ne connaît plus de bornes. Réalisation
parodique du jenseits nietzschéen, il se situe au-delà du bien et du
mal ; Juliette « divinise le péché » et son « libertinage est placé
sous le signe du paganisme » **. La désublimation — destruction
de l’amour romantique — n’est plus répression car elle n’a plus
lieu de l’être. Le programme sadien dépasse tout ce que l’on peut
rêver comme caricature du « système industriel moderne ». Mais
ce dépassement recèle sa propre contradiction. La raison ne saurait
cesser d’être elle-même, c’est-à-dire autre.
La dialectique de l’Aufklärung est présente également dans

183
l’œuvre de Sade. Le système paranoïaque de la raison engendre
son contraire précisément parce qu’il est paranoïaque, parodie de
la raison : « La paranoïa, cette folie qui bâtit des théories
logiquement élaborées de la persécution, n’est pas simplement une
parodie de la raison, elle se manifeste, d’une manière ou d’une
autre, en toute forme de raison qui n’est que recherche de buts
déterminés ?”. » L’utopie du totalitarisme est de penser qu’il
puisse parvenir à annihiler la nature dialectique de la raison, sans
penser que la dialectique naît du conflit entre la raison objective et
la raison subjective : « La pensée d’une autocritique de la raison
présuppose tout d’abord que l’antagonisme de la raison et de la
nature est dans une phase aiguë et catastrophique — et secon-
dement, qu’à ce stade de complète aliénation, l’idée de vérité est
toujours accessible *. »
Ainsi, contre toute attente, le système sadien finit-il par
révéler ses failles : « Malgré tout leur libertinage, les amis de
Juliette attribuent à la sexualité opposée à la tendresse, à l’amour
terrestre opposé à l’amour céleste non seulement un pouvoir un
peu excessif, mais un caractère trop inoffensif. La beauté d’une
gorge, la jolie tournure d’une hanche n’agissent pas seulement sur
la sexualité comme de simples faits anhistoriques, purement
naturels, mais comme des images contenant toute l’expérience
sociale ”. » Autrement dit, Noirceuil se trompe lorsque, prolon-
geant dans ses plus extrêmes conséquences le dualisme cartésien,
il croit pouvoir nier l’existence d’un lien entre les « sentiments de
tendresse » et la « beauté d’une gorge » ou la « jolie tournure d’un
Cuir
Pour une théorie critique qui considère la contradiction et
l’ambiguïité comme inhérentes à l’Aufklärung, le programme
sadien ne peut être que contradictoire. La liberté qui règne dans
l’univers quotidien de Juliette, liberté totale du crime, du supplice
et de la torture ne fait qu’anticiper, selon Horkheimer et Adorno,
sur les « vertus publiques de l’ère totalitaire *! », mais à un degré
moindre, la désublimation de la forme romantique et idéaliste de
l’amour annonce les formes de tolérance répressive de la société
industrielle avancée. La bourgeoisie avait relégué Sade dans
l’« Enfer de la Bibliothèque nationale # », le « libéralisme »
contemporain du Spätkapitalismus V’inscrit dans le catalogue
littéraire de sa pornographie : « En faisant l’éloge de la sexualité
génitale et perverse une critique de la sexualité non naturelle,
immatérielle, illusoire, Juliette, la libertine, s’est rangée elle-

184
même du côté de la normalité qui réduit non seulement
l’exubérance utopique de l’amour, mais aussi le plaisir, non
seulement le bonheur du septième ciel, mais aussi celui de la
présence immédiate *. »
« Contradictoire comme la Raison elle-même » #, la cri-
tique de Juliette se retourne contre elle-même et annule ses
prétentions : « Dans la mesure où la destruction sacrilège des
tabous, liée un temps à la révolution bourgeoise, n’a pas abouti à
un nouveau sens des réalités, elle continue à vivre avec l’amour
sublime en tant que fidélité à cette utopie désormais proche, qui
met le plaisir physique à la portée de tout le monde #. »
Penser la dialectique de l’Aufklärung, c’est concevoir que le
système le plus hermétiquement clos ne l’est qu’en apparence et
qu’il est donc faillible. Mais hormis les moments fugitifs, les
failles que révèle l’analyse de l’Odyssée et du récit de Sade, la
nostalgie, le souvenir de la nature, l’image de la réconciliation ne
font qu’accentuer, par différence, le cynisme de la domination, et
accusent le caractère irréversible de la « régression de la raison
dans l’idéologie » #. La production industrielle des biens
culturels *, dans la société moderne, apparaît comme une
confirmation définitive de la crise de l’autonomie bourgeoise de
l’art ; la Dialectique de la raison semble anticiper sur les apories
de la Théorie esthétique : l’idée d’une œuvre d’art avancée dont le
caractère progressiste (fortgeschritten) dépendrait de l’évolution
des forces productives techniques entre en contradiction avec la
conception de la rationalité comme génératrice de réification et de
domination.

e) Esthétique et rationalité

La Dialectique de l’Aufklärung laisse une marge étroite à la


construction de l’esthétique, notamment à l’élaboration d’une
esthétique de la modernité. L’épisode des Sirènes préfigure
l’aventure de l’art moderne et annonce ce que sera son mode
d’existence spécifique à l’époque contemporaine. Ulysse, attaché
au mât afin de jouir sans risque du chant des Sirènes, et les
matelots, enchaînés pour échapper à sa séduction, sont complices
involontaires d’un système qui sépare radicalement l’expérience
authentique de l’art de l’expérience vitale (au sens de Lebens-
praxis). Le maître et ses esclaves, entraînés, si l’on ose dire, dans
la même galère, l’un conscient, les autres à leur insu, sont pris

185
dans la dynamique du progrès, contraints d’aller plus avant afin de
conjurer le danger d’un retour à la nature. Seule est authentique
l'expérience solitaire, individuelle. Ulysse possède ce privilège de
percevoir la beauté du chant et de pouvoir déchiffrer, au-delà de la
fascination qu’il exerce et sans pouvoir communiquer, sa véritable
signification. L’art moderne est hermétique, et son ésotérisme
exige la pleine immersion dans la chose même. Toute attitude
autre que cette attitude contemplative, irrémédiablement coupée
de la praxis, est inadéquate.
L'identité de la domination sur la nature et sur l’homme, la
régression de la rationalité au mythe, la tendance au nivellement
de « toutes les antinomies de la pensée bourgeoise ** » à l’époque
de la société industrielle avancée aboutissent au système clos de
l’aveuglement total. Si la dialectique, au sein même de la
rationalisation extrême, décèle la faillibilité de ce système et met
au jour ses failles, ces moments sont fugitifs : nostalgie, souvenir
de la nature, images idylliques d’un passé révolu percent
difficilement le masque cynique de la domination. L’industrialisa-
tion de l’art et de la culture témoigne de la crise de l’autonomie
bourgeoise de l’art et de la « régression » irréversible de la
« raison dans l’idéologie * * : « ..… le cercle de la manipulation et
des besoins (...) resserre de plus en plus les mailles du système
(...). Le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la
société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement.
De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la
domination même. Elle est le caractère coercitif de la société
aliénée . »
L’imbrication du mythe et de la rationalité place ainsi la
théorie esthétique devant un dilemme. Si la rationalité en art est
différente de la rationalité technologique, la notion même de
modernité devient indéfinissable, voire incompréhensible. La
sphère esthétique devient celle d’une rationalité autre, négation
abstraite de la rationalité instrumentale, refuge pour toute
conception idéaliste se réclamant de la permanence ou de l’éternité
de l’art. Si la rationalité artistique est identique à la rationalité
instrumentale, l’art sombre dans l’hétéronomie, dans l’univers de
la manipulation et de l’industrie culturelle. Il devient « sa propre
victime » *!.
L'absence de développement systématique consacré au
rapport entre l’art moderne et la rationalité, notamment dans la
Théorie esthétique *?, constitue un obstacle à la détermination

186
d’une position précise chez Adorno. Les formulations fragmen-
taires et aphoristisques donnent l'impression, une fois
confrontées, d’un véritable entrelacement de contradictions que
B. Lindner a pu qualifier de « jeu de paradoxes » à l’intérieur de
la pensée adornienne : « D'une part, l'autonomie de l’art se
constitue par le refus des origines magiques et culturelles et s’érige
ainsi en fonction du critère de désenchantement de la production
rationnelle. Mais, dans le même temps, cette exigence s’imbrique
dans la dialectique de l’Aufklärung et aboutit à la séparation entre.
l'arbitraire subjectif et la conjuration (...). D'autre part,
l’enchantement et la magie, vestiges des arts pré-autonomes
demeurent indéracinables même après le démenti que le culte de la
belle apparence offre à leur sécularisation. L’art se voit donc dans
la nécessité de révéler l’irrationalité des moyens qui dominent la
nature, occultés et niés dans le capitalisme. Mais, dans le même
temps, cette protestation ne peut éliminer le moment régressif : au
sein de l’enchantement corrompu, l’art désenchante le monde
désenchanté. L’art demeure assujetti à l’imbrication de la
régression et de la rationalité sans pouvoir s’en libérer *. »
Mais ces paradoxes ne sont pas dissimulés dans la Théorie
esthétique. Pour Adorno, on ne peut parler que contradictoirement
d’une chose aussi fondamentalement contradictoire que l’exis-
tence de l’art dans l’univers désenchanté de la rationalité : « Au
sein du monde désenchanté, même le terme art, le plus extrême, et
dénué de toute promesse exaltante, a des résonances
romantiques *. » En dépit de l’industrie culturelle, et de
l'intégration des pratiques artistiques et culturelles dans le principe
dominant de l’échange — ou au contraire grâce à eux — l’art
conserve une part d’aura, substitut moderne de son ancienne
fonction magique ou cultuelle, même s’il constitue par ailleurs un
« moment du processus de ce que Max Weber appelait le
désenchantement du monde, impliqué dans la rationalisation » *.
On ne peut exclure l’hypothèse qu’Adorno ait sciemment
laissé subsister un certain nombre d’ambiguités correspondant à la
nature même du propos de la Théorie esthétique **. Que celles-ci
s’infiltrent dans le discours de l’ouvrage relève de la loi du genre
paratactique, dispositif concentrique autour d’un centre dont la
position elle-même est loin d’être évidente *?.
De manière plus fondamentale, ces contradictions provien-
nent également de la difficulté à constituer théoriquement une
esthétique de la modernité qui, tout en conservant sur le plan

187
philosophique l’héritage kantien et hégélien, déclare l’obsoles-
cence des grands systèmes esthético-philosophiques confrontés
aux bouleversements artistiques contemporains : « Hegel et Kant
furent les derniers qui, pour parler franc, purent écrire une grande
esthétique sans rien comprendre à l’art. Ce fut possible tant que
l’art lui-même s’orienta suivant des normes globales qui n’étaient
pas mises en question dans l’œuvre particulière, mais qui se
condensèrent pour constituer sa problématique immanente *. »
Pour une esthétique qui privilégie l’analyse immanente et
l'immersion dans l’œuvre, il est impératif d’abandonner les
« prétendues questions de principe », et de se consacrer à l’étude
des « problèmes spécifiques de forme et de matériau » ‘*. La
Théorie du roman de Lukäcs, l’essai de Benjamin sur les Affinités
électives de Goethe, et son « traité » sur l’Origine de la tragédie
allemande constituent des exemples spécifiques de la démarche
proposée par Adorno *.
Le retour à la chose même, l’immersion dans le détail, la
reconnaissance du moment mimétique ne sont pas la négation du
moment conceptuel ; au contraire, seul l’oubli de la dialectique du
particulier et de l’universel peut faire croire que l’œuvre d’art:
moderne possédant un haut degré de technicité apparaît, au xx°
siècle, comme « tombée du ciel » *!, et si, comme le note
Adorno, « la sentimentalité et la débilité de presque toute la
tradition de la pensée esthétique viennent de ce qu’elle a escamoté
la dialectique de la rationalité et du mimétisme immanente à
l’art » **, la réflexion esthétique, elle-même impliquée dans la
dialectique de l’Aufklärung, analyse le processus de production de
l’œuvre d’art, sa logique interne, dans son rapport avec le
processus global de la rationalité instrumentale. La définition de
l’art comme « rationalité qui critique celle-ci, mais sans
l’esquiver », perd son caractère paradoxal si l’on relie la
problématique de la Théorie esthétique à celle de la Dialectique de
l’Aufklärung.

f) Mimesis-utopie-déclin

— Technicité et praxis

Toute ambiguïté ne saurait toutefois se dissiper par la seule


affirmation du caractère critique de la rationalité artistique. Lié à
la dialectique de la raison et de la nature la dialectique de la

188
rationalité et de la mimesis introduit un moment, celui de
uiumots dont la Dialectique de l'Aufklärung montre le
caractère équivoque *. La Hiumoris qui, ici, n’a rien de
commun avec son acception aristotélicienne, est un moment
régressif, aussi bien sur le plan ontogénétique — élément
idiosyncrasique de régression infantile — que phylogénétique-
ment — primitivisme barbare ou utopie idyllique et rousseausiste
du retour à l’état de nature. Cet élément de puérilité, de niaiserie,
ce moment clownesque est présent dans l’art, « résidu mimé-
tique » que s’entend à exploiter si parfaitement l’industrie
culturelle. Il n’échappe à cette manipulation que dans la mesure où
l’art le structure, l’inclut dans une structure logique qui devient
parodie de la logique de la rationalité instrumentale : « ... sa
niaiserie constitue également une part de procès à l’encontre de
cette rationalité, contre le fait que, devenue sa propre fin au sein
de la praxis sociale, cette rationalité se change en irrationnel et en
aberration, prend le moyen pour fin *. » L’art ne peut être à la
fois « refuge du comportement mimétique * » et exigence de
modernité radicale qu’en suggérant la possibilité d’un renverse-
ment de la dialectique fins-moyens, et en dévoilant ainsi
l’irrationalité de l’Aufklärung.
L'Odyssée et l'Histoire de Juliette nous racontent l’histoire
d’une inversion : la finalité de la rationalité, ensemble des moyens
utilisés pour dominer la nature et assurer le bonheur des individus,
est détournée ; les fins deviennent moyens, seule compte la
totalité : Juliette « aime » le système, Ulysse lui sacrifie sa propre
personne. Et cette logique du système n’est plus rationnelle. L’art,
comportement mimétique, utilisant les moyens de la rationalité,
réagirait en revanche à la « médiocre irrationalité du monde
rationnel et administré *’ ». Il prendrait pour ainsi dire la
rationalité à son propre jeu, c’est-à-dire à son propre piège,
parviendrait au renversement de la dialectique fins-moyens, et au
retournement critique de la raison sur elle-même : « L’art est un
comportement mimétique qui, pour s’objectiver, utilise la
rationalité la plus avancée — en tant que maîtrise du matériau et
des procédés techniques. Au moyen de cette contradiction, ce
comportement répond ainsi à la contradiction de la ratio
elle-même. Si la finalité de cette raison était un accomplissement
nécessairement non rationnel en soi — le bonheur est ennemi de
la rationalité, fin, et pourtant a besoin d’elle comme moyen —
l’art intégrerait ce telos irrationnel. Il se sert pour cela de la

189
rationalité sans limite dans ses différents procédés, alors que dans
le prétendu monde technique, il reste lui-même irrationnel,
prisonnier des rapports de production. L’art est médiocre à
l’époque technicienne lorsqu'il fait illusion sur celle-ci en se
présentant comme la médiation sociale et universelle**
La Théorie esthétique révèle le point où la thèse de la
modernité radicale s’articule avec la conception marxienne du
développement des forces productives. La critique qu’exerce l’art
moderne est dirigée essentiellement contre le blocage de ces forces
par des rapports de production figés : « La technique artistique
n’est pas une adaptation confortable à une époque qui affiche sa
technicité avec une ferveur naïve, comme si les forces productives
décidaient immédiatement de sa structure, alors que les rapports
de production maintiennent celle-ci sous le joug. Quand la
technologie esthétique, comme ce fut fréquemment le cas dans les
mouvements après la Seconde Guerre, tendentà “ scientificiser ”
l’art en tant que tel, au lieu de lui fournir des innovations
techniques, l’art se fourvoie *. » La contradiction est si flagrante
entre les conclusions de la Dialectique de l’Aufklärung —
régression de la rationalité en mythe — et l’exigence d’une
modernité progressiste que l’élaboration d’une esthétique contem-
poraine apparaît compromise. En réalité, la Théorie esthétique,
exploitant les perspectives entrouvertes dans la Dialectique
négative, constitue un correctif déterminant au pessimisme radical
de la Dialectique de l’Aufklärung. L’esthétique de la modernité
suppose que les forces productives évoluent dans le sens d’une
dynamique émancipatrice, et ce, malgré tout, malgré la dialec-
tique inhérente à la rationalité : « La technique qui, selon un
schéma emprunté à la morale sexuelle bourgeoise, aurait violenté
la nature, serait tout aussi capable, sous des rapports de production
modifiés, de la secourir et, dans ce pauvre univers, de l’aider à
devenir ce que, peut-être, elle aspireà être 7°. » Le débat avec
Marx, sous-jacent dans la Dialectique de l’Aufklärung, devient
plus explicite et se précise. En concevant le travail comme source
de toute richesse, explique Adorno dans Strichworte ?', Marx a
« concédé à la régression dans la barbarie ». Par son programme
de transformation du monde, il a « souscrit au programme
bourgeois de domination absolue de la nature », déclare la
Dialectique négative ??. Mais néanmoins, s’il retient de l’idéa-
lisme kantien l’idée du primat de la raison pratique qu’il
transforme en exigence de transformation du monde, sa théorie

190
recèle le thème d’une « suppression du primat de la pratique sous
la forme qui n’a cessé de dominer la pensée bourgeoise » 7.

— L'utopie comme dispositif


Le retour assez fréquent du thème de la libération et de
l'utopie concrète, lié à celui de l’art comme réalisation du possible
laisse penser qu’Adorno a pu concevoir la sphère de l’esthé-
tique — l’art recouvrant son autonomie grâce au modernisme
radical, et démentant de ce fait l’idée de « médiation sociale et
universelle » ** — comme une instance diamétralement opposée
à la sphère de la rationalité : « La contemplation serait possible
sans être inhumaine dès que les forces productives seront
suffisamment libérées pour que les hommes ne soient plus
désormais absorbés par une pratique à laquelle les contraint
l’indigence et qui s’autonomatise ensuite en eux (...). La réduction
possible du travail à une quantité minimale devrait affecter
directement le concept de pratique *. »
Poussée à l’extrême, cette conception de l'utopie comme
réalisation des potentialités contenues dans les forces productives
aboutit à une utopie plus fondamentale et radicale, à la substitution
pure et simple de la contemplation à l’action, à la praxis : « L'art
ne représente pas seulement une praxis meilleure que celle qui
domine jusqu’à nos jours, mais 1l est aussi critique de la praxis en
tant que domination de la conservation brutale de soi à l’intérieur
du statu quo (...) le bonheur serait au-dessus de la praxis *. »
Cette idée d’un tout autre de l’art constitue indéniablement
l’un des points de fuite de la pensée adornienne : « Rien faire
comme une bête, se laisser aller au fil de leau et regarder
tranquillement le ciel (...) voilà qui pourrait remplacer l’action,
l’accomplissement et remplir effectivement la promesse de la
logique dialectique : la réactivation de ses propres origines. De
toutes les notions abstraites, aucune ne se rapproche autant de
l'utopie réalisée que celle de paix éternelle ?”. »

— Ernst Bloch et le désespoir réifié

Toutefois, si cette «utopie réalisée » évoque l'utopie


concrète de Bloch, elle en diffère radicalement et ne saurait servir
de référence à la constitution possible de la modernité.
Dans son analyse de l’ouvrage d’Ernst Bloch, Traces,
Adorno critique avec virulence l’abstraction de cette catégorie

191
chez l’auteur de l'Esprit de l'utopie : « Tandis que la philosophie
de Bloch surabonde en matériaux et en couleurs, elle n’échappe
pourtant pas à l’abstraction (...). Elle se voit contrainte de déduire
l'utopie de l’universalité qui subsume le concret, la seule chose
pourtant qui puisse être utopie ?*. » Une différence fondamentale
sépare ainsi, pour Adorno, Traces de Sens unique, le texte de
Benjamin. Aux Spuren (traces), dépourvues d’intentions et
gratuites (Adorno les qualifie d’unwillkürlich et d’intentionslos *”,
il oppose le fragment signifiant. Au contraire de Benjamin, Bloch
érige le détail en catégorie — «le détail lui-même reste
abstrait » *° —_ et, refusant le fragmentaire comme stigmate des
contradictions du réel, il reproduit le paradoxe hégélien consistant
à aller au-delà de ce en quoi son expérience (Erfahrung) puise sa
substance ». Il est « idéaliste malgré lui » *'. Cette « exubérance
de l’utopie », selon l'expression de Jürgen Habermas *, est
étrangère à la pensée d’Adorno. Les préférences marquées de
Bloch pour l’art classique relèvent d’une conception de l’utopie
comme attente de ce que promet la belle apparence du passé, et le
matérialisme s’enracine dans un idéalisme qui occulte la réalité
présente : « Le matérialisme de Bloch demeure spéculatif, sa
dialectique de l’Aufklärung dépasse la dialectique et se transforme
en théorie des puissances. Pour user d’une métaphore — et un
reste de métaphore demeure toujours attaché à l’utopie — Bloch
oriente sa pensée plutôt vers le développement d’un monde
généralement présumé en gestation que vers la solution des
contradictions nées des contraintes sociales. La philosophie de la
nature devient la nature de sa philosophie *. »
Cette réflexion de J. Habermas témoigne du fossé qui sépare
la dialectique de l’Aufklärung comme philosophie de la nature, et
la dialectique de l’Aufklärung comme préhistoire de l’individu
bourgeois, et histoire de son déclin à l’époque de la société
industrielle avancée.
S’opposer à la rationalité, ce n’est pas pour Adorno sombrer
dans ce « désespoir réifié » que stigmatise Ernst Bloch *#, c’est se
mettre en mesure de la repenser. L’utopie vécue à travers l’art
comme promesse de bonheur n’est formulable comme utopie
concrète que grâce à la réflexion seconde sur la forme présente de
la rationalité.
Dans la pensée adornienne, l’utopie n’apparaît pas comme
génératrice d’apories qui rendaient caduc le projet d’une
construction de l’esthétique, mais elle fonctionne aussi à

192
l’intérieur du discours comme un dispositif, une sorte de fiction
discursive permettant de réfléchir secondairement sur la raison
d’être de la raison *. Si l’esthétique est encore possible, c’est
précisément parce que l’art n’est pas l’« autre » de la raison, mais
mimesis de celle-ci retournée contre la raison elle-même : « La
tendance explosive du progrès n’est pas simplement l’autre du
mouvement de domination croissante de la nature, sa négation
abstraite, mais elle exige au contraire le développement de la
raison à travers la domination de la nature elle-même. Seule la
raison, le principe de domination sociale retourné dans le sujet,
serait capable de détruire cette domination *, »
Cette conception de l’utopie comme dispositif n’est pas, à
vrai dire, exprimée de manière explicite dans la Théorie
esthétique, et la tentation de considérer qu’Adorno demeure
attaché à une conception quelque peu idéaliste de l’autonomie de
l’art apparaît comme légitime si l’on se fonde sur les dernières
phrases de l’ouvrage : « (...) dans son transfert dans l’imago, l’art
est devenu l’autre de cette situation (allusion à l’aliénation et à
l’auto-aliénation définies par Marx comme caractéristiques du
monde moderne), et aussi libre que celle-ci interdit aux vivants de
l'être *’. » Mais les phrases suivantes atténuent considérablement
l’optimisme qui réside dans cet antagonisme. Si elles demeurent
suffisamment ambiguës pour ne pas laisser dans l'incertitude,
elles montrent qu’Adorno refuse de sacrifier l’élaboration d’une
esthétique de la modernité à l’idée d’une réalisation possible de
l’utopie: « Il est possible qu’à une société pacifiée, échoie à
nouveau l’art du passé, aujourd’hui devenu le complément
idéologique de la société conflictuelle ; mais le fait, alors, que
l’art nouvellement apparu retournerait à la paix et à l’ordre, à la
copie affirmative et à l’harmonie, serait le sacrifice de sa
liberté “*. »
Le retour, ici, à l’aporie révèle à nouveau la différence entre
la dialectique adornienne et la « conscience anticipante » de
Bloch ‘**. Selon l’auteur du Principe espérance, la conscience
anticipante, la fonction utopique, brise les apories de la
réalisation *". Le modèle de cette dynamique, explique Bloch,
réside dans la condamnation, par l’esthétique hégélienne, de l’art
comme imitation pure et simple de la nature. et dans l’émergence
de l'idéal comme cristallisation des possibilités de réaliser
concrètement l'utopie : « L'idéal n’est (...) plus considéré comme
indifférent à la réalité, pas plus qu’il n’est confondu avec un

193
simple embellissement de la vie (...). C’est au contraire à un degré
de réalité plus élevé qu’il est fait allusion, celui d’une perfection
réellement recherchée dans le processus de la manifestation, bien
que ce plan supérieur de la réalité ne soit jamais reconnu par Hegel
comme étant celui d’un non encore réellement devenu (...).
L'intervention de la fonction utopique dans l’idéal consiste moins
en un éclatement libérateur qu’une une rectification de cet idéal :
grâce à la médiation des mouvements de perfection concrets
existant dans le monde, de la tendance matérielle vers l’idéal *”. »

— L'utopie négative : critique de Bloch et de Benjamin

La dialectique hégélienne est à l’origine de la divergence


entre la position d’Adorno et celle de Bloch. La philosophie
positive de l’histoire du monde exprimée dans le Principe
espérance et déjà présente dans l’Esprit de l'utopie *”* repose sur
l’idée d’une téléologie immanente que la Dialectique de l’Aufklä-
rung et la Dialectique négative — qui n’excluent pas sur ce point
la critique de la doctrine marxienne elle-même — ne cessent de
dénoncer. La critique de la philosophie de l’histoire de Hegel,
reprise dans ces deux derniers ouvrages, est exposée, dès 1930,
dans l’étude de Max Horkheimer, Les débuts de la philosophie
bourgeoise de l'histoire : « I] est assurément impensable de se
libérer des souffrances réelles, dont l’utopie est le reflet, sans
parcourir le processus qui les conditionne, mais rien ne contredit
plus la tâche d’une philosophie réelle que la sagesse qui se sent
satisfaite d’avoir établi cette nécessité. Que l’histoire ait réalisé
une société meilleure à partir d’une moins bonne, qu’elle puisse en
réaliser une meilleure dans son cours, c’est un fait ; mais c’est
aussi un fait que le chemin de l’histoire passe par-dessus les
souffrances et la misère des individus. Entre ces deux faits, il y a
toute une série de rapports éclairants, mais 1l n’y a aucun sens
justificateur *'. » Toute thèse de l’histoire comme « domaine où
s’accomplit un développement spirituel autonome ** » est ainsi
explicitement dénoncée par Horkheimer comme survivance
métaphysique idéaliste : « L’histoire ne pose aucune tâche ni n’en
résout aucune. Il n’y a que des hommes réels qui agissent, qui
surmontent des obstacles, qui peuvent arriver à diminuer le mal
individuel ou général qu’eux-mêmes ou les forces de la nature ont
créé. L'’autonomisation panthéiste de l’histoire en un être
substantiel unitaire n’est rien d’autre qu’une métaphysique

194
dogmatique **. »
La conception que Bloch se fait de l’histoire comme ce
« Totum où tout est encore en processus ** » — au sujet de
laquelle Benjamin exprimera plusieurs fois son inquiétude *’ —
n’est pas sans influencer ses considérations esthétiques. Les
œuvres authentiques retenues par Ernst Bloch doivent servir à
illustrer la thèse selon laquelle le « potentiel utopique des
archétypes ne se limite pas à leur manifestation purement
archaïque, mais (qu’il) chemine à travers l’histoire de la façon la
plus souple qui soit ». Ainsi les archétypes présents chez
Beethoven — Bloch cite Fidelio et Leonore — ou chez Mo-
zart — La flûte enchantée — perdent-ils leur caractère archaïque,
et les allégories et les symboles archaïques eux-mêmes témoignent
de l’existence d’une « fonction utopique productive » tournée vers
l’avenir et où s’« ancre l'espérance * ». Tous les archétypes,
selon Bloch, « ne sont (...) pas seulement les concentrations
métaphoriques d’expériences archaïques » mais, au contraire, par
l’« intrusion » de l’utopie dans les archétypes s’opère une
« métamorphose fonctionnelle qui s’entend à libérer l’espérance
enkystée dans l’archétype *® ».
Lorsqu'il prit connaissance de l’Esprit de l'utopie, ouvrage
dans lequel cette conception de la fonction utopique prenait forme,
Benjamin se montra extrêmement réservé et fit part, à plusieurs
reprises, de sa déception : « Tout n’est pas à approuver, loin de
là », écrivait-il à Geschom Scholem “', et à Ernst Schoen:
« D’énormes défauts sautent aux yeux *. »
Ces griefs, destinés au livre et non à son auteur — lequel
« vaut dix fois son ouvrage ** » — furent néanmoins à l’origine
d’une mésentente qui dura jusqu’à la mort de Benjamin.
Le désaccord porte sur l’un des thèmes les plus importants de
la philosophie benjaminienne exposé dans Ursprung des deut-
schen Trauerspiels **, et qui correspond à la propre conception
d’Adorno, celui de la présence de l’archaïque dans le moder-
nisme. Autant Adorno se montre réservé sur la définition et
l’usage que fait Benjamin de l’image dialectique *, autant il
acquiesce à l’idée d’utopie négative, à l’idée de l'enfer opposé à
l’âge d’or qui explique le passage de l’ancien au nouveau, du x1x°
au xx° siècle : « (Car) la catégorie dans laquelle l’archaïque se
glisse dans le moderne est bien moins, me semble-t-il, l’âge d’or
que la catastrophe. J'ai noté un jour que le passé le plus récent se
présente toujours comme s’il était anéanti par des catastrophes.

195
£
st

Hic et nunc je dirais : mais par là comme préhistoire. Et ici


justement je me sais en accord avec le passage le plus hardi du
livre sur le Trauerspiel *%. »
Lorsque Martin Jay oppose la Dialectique de l’Aufklärung
aux thèses de Benjamin et à la philosophie de l’espérance de
Bloch, il passe sous silence tout ce qui sépare celle-ci de
celle-là *’. Même les passages élogieux que Bloch consacre dans
Héritage de ce temps ** à Einbahnstrasse *”, vraisemblablement
dans un esprit de conciliation, ne changent rien au refus radical de
Benjamin de souscrire à sa philosophie de l’histoire. Dans le
chapitre intitulé « Surréalismes pensants », Bloch écrivait
pourtant : « Une main philosophique comme celle de Benjamin
plonge dans cette chose vulgaire et dans l’accessoire qu’elle fait
connaître. Elle en tire des choses auxquelles un homme
raisonnable il y a dix ans aurait à peine songé » ‘" ; et sur Sens
unique, témoignant d’une grande perspicacité vis-à-vis du projet
benjaminien d’élaborer une écriture fragmentaire, il précisait:
« Dans la philosophie de Benjamin chaque intention “ meurt de la
vérité ” et la vérité se divise en “ idées ” immobiles entourées de
leur halo : les “ images ”. Cependant les images authentiques, les
notations acérées et les profondeurs précises de cet ouvrage, sa
manière d’être marginal de façon essentielle et les découvertes de
ses forages transversaux n’habitent pas des coquilles d’escargots
ou des cavernes mystérieuses derrière une vitrine. Elles se
trouvent au contraire dans le processus public, en tant que figures
dialectiques de l’expérience du processus *!'. »
Ces réflexions extraites d’un chapitre, dont l'intitulé était une
allusion directe aux préoccupations de Benjamin : « Hiéroglyphes
du xix° », traduisaient en réalité une profonde divergence sur la
nature du « processus » et sur la philosophie de l’histoire qui le
détermine. Benjamin ne pouvait manquer d’en faire état :
« Hiéroglyphes du xix° de Bloch m’a rendu quelque peu farouche.
Je me suis du reste expliqué avec lui. Et si j'avais à faire face au
rude problème de tirer nos relations de l’état critique des dernières
années, sans le laisser dans l’incertitude quant à ma proposition
essentiellement négative et très négative sur son dernier livre, je
peux espérer, réserves faies de réactions imprévisibles et tardives
de sa part, avoir résolu le problème **. » Quelques mois plus tôt,
le même correspondant avait reçu un exposé plus détaillé des
réticences de Benjamin : « Le grave reproche que je fais à
l'ouvrage (...) est qu’il ne correspond en aucune manière à la

196
situation de sa parution, mais surgit aussi déplacé qu’un grand
seigneur qui, venu inspecter une région dévastée par un
tremblement de terre, n’aurait pour commencer rien à faire de plus
pressé que de demander à ses gens de dérouler les tapis de Perse
qu'il a apportés — ici et là un peu mités déjà — d’exposer des
vases d’or et d’argent — ici et là un peu ternis déjà — d’étendre
ici et là déjà décolorés, les brocarts et les tissus damassés. 1! va de
soi que Bloch a d'excellentes intentions et de grandes idées. Mais
il se refuse à les mettre en œuvre en les pensant *". »
Peu avant sa mort, dans une lettre à Gretel Adorno, Benjamin
fait part à nouveau de ses réserves quant à la philosophie de
l’histoire de Bloch : « (Bloch) me semble actuellement quelque
peu dépaysé, non seulement sur la terre mais aussi dans l’histoire
mondiale **. »
Le refus de ce qui prend chez Ernst Bloch la forme d’une
utopie positive est commun à Benjamin et à Adorno. Mais pour
l’auteur des « Thèses sur la philosophie de l’histoire ** », ce rejet
n’excluait pas, malgré tout, la perspective d’une rédemption. Le
vocabulaire même employé par Benjamin, et envers lequel
Horkheimer et Adorno se montrèrent à plusieurs reprises très
réticents, révèle un attachement manifeste à la théologie
messianique. L’« enfer » dont il est question dans Zentralpark *'
et qui désigne « cette vie-là » (« Dieses Leben hier ») semble
témoigner d’une profonde équivoque planant sur les derniers écrits
fragmentaires de Benjamin. En fait, l’ambiguïté apparente résulte
de la difficulté à concilier le modèle théologique avec celui du
matérialisme historique : « Il faut fonder le concept de progrès
dans l’idée de catastrophe. Le fait que les choses continuent telles
quelles, c'est cela la catastrophe. Elle n’est pas ce qui existe à
chaque fois, mais ce qui, à chaque fois, a existé. La pensée de
Strindberg : l’enfer n’est rien de ce qui se trouve devant nous,
mais cette vie-là *. » ;

— La dialectique immobile et le « Jetztzeit »

Le joueur d’échecs, la poupée affublée d’un habit turc dont la


« Première thèse sur la philosophie de l’histoire » évoque la
prodigieuse aptitude à vaincre de façon infaillible, ne peut gagner
si elle ne s’assure pas les services de la théologie, « cette vieille
ratatinée et mal famée qui n’a sûrement rien de mieux à faire que
de se nicher où personne ne la soupçonne ** ». Cette poupée — le

197
matérialisme historique — tire sa puissance de fascination d’un
artifice : « L’échiquier occupait une table dotée d’une installation
intérieure qu’un jeu de miroirs savamment agencés rendait
invisible aux spectateurs. L'intérieur de la table, en vérité, était
occupée par un nain bossu maniant la main de la poupée à l’aide
de fils. Ce nain était passé maître au jeu d’échecs *"”. »
Mais cette fascination n’est pas gratuite, elle favorise le
mythe du progrès, le miroir trompeur d’un avenir meilleur assuré
par le programme d’émancipation des travailleurs, et de la lutte de
classes. À cette croyance, Benjamin oppose la certitude que le
pseudo-progrès historique constitue un réel obstacle à la ré-
demption. Seule la figure du Messie — immobilisée dans le
temps — peut constituer un modèle de pensée philosophique
capable de rompre avec l'illusion de la continuité, celle qui fonde
l’espérance de voir le prolétariat, au sein même du continuum de
l’histoire qui est celle de son exploitation, mettre un terme à
celle-ci. Le « Jetztzeit », l’« à-présent », concentration du dérou-
lement de l’histoire en un point qui permet au sujet historique de
totaliser les expériences passées, celles des échecs et des
catastrophes, devient condition d’une construction réelle de
l’histoire concevable non plus sur le modèle de la dialectique
marxienne mais sur celui de la dialectique immobile (Dialektik im
Stillstand) : « L’à-présent qui, comme modèle du messianique,
résume dans un immense abrégé l’histoire de toute l’humanité
coïncide rigoureusement avec la figure que constitue dans
l'univers l’histoire de l’humanité ‘*. » La dialectique immobile
apparaît comme une réponse plausible à l’aporie sur laquelle butte
le matérialisme historique. C’est sous le titre provisoire de
Dialektik im Stillstande que Benjamin, lors de la première
rédaction des « Thèses sur la philosophie de l’histoire », expose,
sous forme de notes, une série d’« apories fondamentales *! » :
« La tradition comme discontinuum de ce qui a été en opposition
avec l’histoire (Historie) comme continuum des événements. » —
«Il se peut que la continuité de la tradition soit une
apparence — mais la persistance de cette apparence de persistance
fonde précisément en elle la continuité » (...).— « L'histoire des
opprimés est discontinue. » — « La tâche de l’histoire est de
saisir la tradition des opprimés » (...), (La conscience de la
discontinuité historique est ce qui caractérise les classes révolu-
tionnaires au moment de leur action. Pourtant, d’un autre côté, un
rapport très étroit existe entre l’action révolutionnaire d’une classe

198
et la conception qu’elle se fait, non seulement de l’histoire qui
vient, mais de l’histoire passée.) **?. »
Le Jetztzeit — qu'une traduction littérale transcrirait par
« temps-présent » ou « temps-maintenant » — n’est pas sy-
nonyme de « présent » au sens de Gegenwart. Le Jetztzeit est
plénitude de temps à l’intérieur du présent et présentification
soudaine du passé à la conscience provocant une rupture au sein du
continuum historique, le distinguant ainsi radicalement du temps
artificiel et creux — « homogène et vide ** » — de la conception
historiciste. Cette conception du Jetztzeit comme « arrêt messia-
nique du devenir * », qui semble établir une proximité entre la
philosophie de Benjamin et celle de Bloch, s’inscrit dans un projet
d’alliance entre la démarche marxiste — « mode d’approche au
matérialisme dialectique, si raide et problématique qu’elle
soit * » — et un mode de pensée théologique inspirée de la
Thora. Cette alliance, dont Benjamin n'’ignorait pas le caractère
quelque peu paradoxal, était explicitement conçue comme une
réaction contre l’ontologie heidegerienne — Benjamin parle
ironiquement du «royaume des idées de l’école de Hei-
degger » — et contre l’« activité scientifique idéaliste
bourgeoise * » : « (...) jamais, écrit-il en 1931, je n’ai pu
chercher et penser autrement que dans un sens, si j'ose ainsi
parler, théologique, c'est-à-dire conformément à la doctrine
talmudique des quarante-neuf degrés de signification de chaque
passage de la Thora. Or les hiérarchies du sens, la platitude
communiste la plus rebattue les respecte davantage que l’actuelle
profondeur bourgeoise qui n’en tient jamais qu’un seul,
l’apologétique *”. »
Si la distance quelque peu ironique de Benjamin à l’égard de
l’orthodoxie marxiste **, les attaques contre Heidegger, et la
dénonciation du positivisme scientiste coïncident pour l’essentiel
avec les propres positions d’Adorno dès cette époque — comme
l’atteste le Kierkegaard ** — il en va différemment de l’irruption
de la pensée messianique au sein d’une conception prétendument
matérialiste de l’histoire. Il est significatif qu'Adorno, peu
sensible à tout ce qui risque de s’apparenter à l’idée d’utopie
positive, insiste rarement sur les composantes théologiques de
Benjamin — sinon pour les lui reprocher ‘" — et qu'il ait
manifesté le souci de souligner les divergences profondes entre la
pensée de Benjamin et celle de Bloch : « J'ai souvenance qu’à
cette époque, lorsqu'il fit la connaissance de Kracauer et de

199
moi-même — cela eut lieu sous le signe d’Ernst Bloch que je ne
connaissais d’ailleurs pas encore personnellement et que je ne
rencontrai pour la première fois que cinq ans plus tard à
Berlin — il était question que l’un ou l’autre, ou les deux
élaborent le projet d’un système de messianisme théorique.
Lorsqu'on connaît la philosophie ultérieure de Benjamin, c’est très
invraisemblable. Mais quand on sait que chez lui les réflexions
extrêmement métaphysiques et spéculatives étaient dans sa
jeunesse imprégnées de thèmes kantiens, cette conception ne lui
était pas aussi totalement étrangère que pouvaient le laisser penser
les publications plus tardives du Benjamin de la maturité.
Cependant, lorsque je pris connaissance de façon plus précise de la
philosophie de Bloch à cette époque, je me suis rendu compte très
tôt, à quelques signes seulement, que, quoiqu'il en soit de leur
amitié intellectuelle, il ne pouvait être question, en fonction même
de la texture intime de leur pensée, d’une quelconque dépendance
intellectuelle ni même d’une affinité ; je perçus également que le
regard philosophique de Benjamin avait quelque chose de
totalement incommensurable, comme lié à une sorte d’acuité
particulière, et notamment cette puissance caractéristique . à
l’immersion interprétative dans le concret. A l’inverse de tous les
autres philosophes — y compris de Bloch lui-même — sa pensée,
aussi paradoxal que cela puisse paraître, ne s’exerçait pas dans
l’univers des concepts *!. »
Ce n’est pas sans référence aussi bien au messianisme de
Benjamin qu’à la philosophie de Bloch qu’Adorno écrit dans le
dernier aphorisme des Minima moralia : « La seule philosophie
dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la
désespérance, serait la tentative de considérer toutes les choses
telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la
rédemption **. »
Mais le problème d’une rédemption éventuelle n’a que peu
d'importance, et Adorno refuse le « paradoxe de la possibilité de
l'impossible » (die Môglichkeit des Unmôglichen) par lequel
Benjamin admet l’idée d’une convergence entre « mysticisme et
Aufklärung ** ». Pour Adorno, la pensée de l’utopie se révèle
dans toute son inessentialité, c’est-à-dire comme un dispositif
théorique permettant le décompte des tâches présentes à ac-
complir : « Comparé à l’exigence à laquelle elle doit faire face, la
question concernant la réalité ou l’irréalité de la rédemption
devient presque indifférente *. »

200
— Penser « négativement » l’art

Explicitement dédié à Benjamin, un autre aphorisme expose


de façon quasi programmatique le rôle de la théorie esthétique,
c'est-à-dire d’ure théorie conçue en tant qu’esthétique et
satisfaisant à l’exigence schelligienne à laquelle se propose de
répondre le texte adornien * : « Si Benjamin a pu dire que
l’histoire a été écrite du point de vue des vaincus, on pourrait
ajouter que la connaissance doit, il est vrai, représenter la
succession fatale et rectiligne de victoires et de défaites, mais
qu’elle doit aussi se tourner vers ce qui ne s’insérait pas dans cette
dynamique, ce qui est resté au bord du chemin — ce qu’on
pourrait appeler les déchets et les coins sombres qui avaient
échappé à la dialectique (...). Ce qui transcende la société
dominante, ce nest pas seulement la potentialité qu’elle a
développée, mais aussi tout ce qui ne cadrait pas vraiment avec les
lois du mouvement historique. La théorie se trouve renvoyée à un
matériel imparfait, opaque, non encore élucidé, qui possède de ce
fait des traits anachroniques mais qui n’est pas totalement désuet
parce qu’il a déjoué la dynamique de l’histoire. C’est dans l'art
que cela apparaît le plus nettement **. »
Si la construction de l’esthétique ne peut être sacrifiée à l’idée
d’utopie — la réalisation du royaume de Dieu, déclare Adorno
dans ses notes *”, n’est pas si proche qu’elle supprime toute
vocation à l’art —, il n'empêche qu’à celui-ci la pensée de
l’utopie reste indissolublement liée. A plusieurs reprises, Adormo
fut amené à préciser le rapport entre art et utopie à partir du thème
hégélien de la « mort » de l’art et de sa transhistoricité. Rappelant
que l'existence — le droit d’exister — de l’art ne peut être
indépendant de l’utopie, il déclare notamment : « Autrement dit :
plus il est possible à l'humanité d’approcher de sa réalisation (il
s’agit de l’utopie. M.J.), et plus, dans un certain sens, l’art devient
superflu dans la mesure où il anticipe cette réalisation **. »
Contrairement à Ernst Bloch pour qui les œuvres d’art, comme les
rêves éveillés, constituent la « toile de fond d’or sur laquelle se
tissent toutes les utopies concrètes *” », Adorno formule
l’« axiome » selon lequel l’art qui prendrait pour objet l’utopie,
qui transcenderait le domaine de sa propre problématique, trahirait
l'utopie, la réduisant à une abstraction et à un simple moyen de
jouissance : « Le rapport de l’art à l’utopie est essentiellement

201
médiatisé par la négativité. Il ne peut exprimer l’absolu qu’en
posant tacitement la souffrance en tant que chiffre et symbole de la
totalité qui se manifeste à nous sous cette forme fragile *. »
Peu fasciné par l’idée de rédemption et guère sensible à toute
pensée messianique de type blochien ou même benjaminien,
Adorno refuse que soit confondue la conception mystico-
métaphysique de l’utopie avec le projet réel d’une constitution
plus humaine de la société : « On peut supposer qu’en pratique le
mal, le péché et la mort subsisteront, même dans une société
organisée plus justement. S’il en est ainsi, se préoccuper de ce que
l’art n’ait plus alors aucun objet est chose vaine (...). On peut, en
réalité, exprimer seulement de manière négative le fait que, dans
toute œuvre importante, l’indice d’une réalisation dans la réalité
est contenu dans cette œuvre, mais que la vocation remarquable de
l’art consiste en ce que, en nous promettant la réalisation de ce qui
est naturel, il promet en même temps le déclin du domaine de la
nature. Mais l’idée de l’absolu n’existe véritablement dans l’art
que si l’on ne pense pas en même temps en lui l’idée d’une
réalisation, même de façon négative “'. »

g) Réflexion seconde et négativité de la dialectique

— De la dialectique de l’Aufklärung à la dialectique


négative :

Le refus de concéder à l’irrationalisme et au messianisme


utopique — quelles que soient leur forme et leur finalité — pose
la question cruciale de la possibilité et de la légitimité de l’attitude
esthétique. Si l’on tire toutes les conséquences de la critique de la
rationalité — ce que font Horkheimer et Adorno — le discours de
la Théorie critique perd son destinataire, et ne s’adresse plus ni
aux masses ni à l’individu, mais à un « témoin imaginaire *? ».
Non seulement la Théorie critique s’enferme dans son
auto-critique, mais elle risque en nt que telle de se révéler
incapable de fonder une « esthétique matérialiste ** », sauf si l’on
admet que la raison puisse — en langage hégélien — parvenir à
elle-même et devenir son propre objet de réflexion. Si l’idée d’une
réflexion seconde semble parfois relever d’une exigence éthique,
indéniablement présente dans le projet d’élaboration de minima
moralia, elle apparaît aussi comme l’un des modèles philosophi-
ques, analysées par la Dialectique négative, et visant à résoudre

202
les « contradictions » mises au jour par l’étude du développement
historique de l’Aufklärung.
Le radicalisme de la Dialectique de \'Aufklärung, sa
réinterprétation de la théorie marxienne, et l’extension des
catégories, utilisées par Marx pour l’analyse de l’économie de la
société capitaliste, à l’histoire de la civilisation occidentale ne
permettent guère l'élaboration d’une théorie esthétique qui ne soit
pas limitée à une théorie de la réification ni à une analyse de la
production industrielle des biens culturels.
La science, le commerce et la politique sont soumis à des
« conventions dominantes » auxquels se plie également la sphère
culturelle traditionnelle, l’art, la littérature et la philosophie *.
L'individu, le sujet pensant, ne dispose que d’un langage
« dévalué », d’un appareil catégoriel préfabriqué (Kategorienap-
parat), positif et affirmatif, élément d’un « discours clos » *,
renforçant le « pouvoir de l’ordre existant qu’il voudrait pourtant
briser * ». La domination sur la nature, identique à la domination
sur l'individu, assure le triomphe du cartésianisme au-delà des
espérances mêmes de son fondateur : « La domination universelle
de la nature se retourne contre le sujet pensant lui-même, elle n’en
laissera rien subsister que cet éternel je pense, toujours le même,
qui doit être en mesure d'accompagner toutes mes idées “?, »
Une réflexion seconde capable de rétablir le primat de la
raison objective sur la raison subjective ne peut que se fonder sur
la ré-émergence de la nature dans le sujet (Eingedenken der Natur
im Sujekt), mais elle reste inconcevable au sein d’une dialectique
de l’Aufklärung qui fait reposer l'instauration de la raison
instrumentale sur l'élimination de toute trace mimétique au profit
de l'identité du moi abstrait,
Cet inconcevable l’est littéralement puisque l'appareil
conceptuel lui-même est soumis au critère de clarté (Klarheit) de
la rationalité (Aufklärung) dominante. Ennemie de toute ambi-
guité, intolérante envers le flou, l’inexact et l’incohérent, la raison
instrumentale n’admet ni la polysémie ni l’équivoque “*. Mais cet
inconcevable paraît l’être aussi de façon irréversible puisque la
raison — en tant que raison réifiée réalisant la contrainte à
l'identité abstraite autre face du principe abstrait de l’échange —
échappe d’une certaine manière à l’histoire : « Ce n'est pas
seulement l’Aufklärung du xvuif siècle qui est erreur, ainsi que
l’affirmait Hegel, mais (...) le mouvement même de la
pensée * », celui qui détermine la raison subjective, et non pas la

203
raison objective, car il n’y aurait pas de dialectique si cette
dynamique n’engendrait pas dans le même temps une réflexion sur
ce contre quoi prétend lutter la rationalité, à savoir contre cette
survivance de la nature dans le sujet où réside la vérité méconnue
de toute civilisation et en vertu de laquelle la « raison s’oppose à la
domination en général » *.
Ambiguë jusque dans ses formulations — Horkheimer et
Adorno semblent hésiter entre la condamnation de la raison en
elle-même et la dénonciation d’une forme historique de la
raison — la Dialectique de l’Aufklärung indique la voie d’une
résolution possible. La réflexion seconde et la ré-émergence de la
nature dans le sujet, seulement évoquées dans les exemples
d'Ulysse et de Juliette “!, ne reçoivent leur pleine signification
que dans la Dialectique négative et dans la Théorie esthétique.
Le renversement de la dialectique fins-moyens que laisse
entrevoir l’attitude esthétique est conçu par Adorno comme un
« correctif parfait de la conscience réifiée qui s’est ouverte
entre-temps à la totalité *? ». S’il est vrai que sans mimesis, la
ratio « se nie elle-même » **, il importe de retrouver la mimesis
refoulée, oubliée par le mouvement de la rationalité. La mimesis,
« réfugiée » ** dans l’esthétique, définit celle-ci comme ennemie
de la rationalité, mais non pas comme son antagonisme absolu car
« ce qui dans l’art est transcendant suit la même tendance que la
réflexion seconde de l’esprit humain qui domine la nature * ». Ce
qui peut sembler aporétique dans la triple relation ratio-mimesis-
esthétique trouve sa résolution dans la réflexion seconde, acte
philosophique par excellence dont le retour à soi du sujet hégélien
constitue le modèle. Le danger idéaliste de la sphère irrationnelle,
du « tout autre » est conjuré. Si l’art est connaissance, c’est par
« la tendance à la critique de la ratio qui domine la nature ** », et
ce n’est pas « en tant que négation abstraite de la ratio que l’art
cherche à rendre justice à ce qui est opprimé “’ », mais en
favorisant la ré-émergence du mimétique que le principe de la
raison instrumentale a cru pouvoir extirper du sujet : « Sur la voie
de la rationalité et au travers de celle-ci, l’humanité perçoit dans
l’art de ce que la rationalité oublie et ce à quoi fait appel sa
réflexion seconde **. »
Insérée comme moment dans la dialectique de la nature et de
la ratio, de l'intuition et de l’intellect, la mimesis détermine
l'attitude artistique adéquate, authentique, qui ne peut être pure
contemplation. Ceux qui adoptent une telle attitude contemplative

204
et se montrent sensibles au caractère intuitif de l’art aimeraient,
souligne Adorno, « conserver le moment mimétique de l’art,
aveugles au fait que ce moment ne survit que par son antithèse, qui
est que les œuvres disposent rationnellement de tout ce qui leur est
hétérogène * ».
Dissolution de la contradiction inhérente à la raison, la
réflexion seconde suppose la rupture radicale avec l’utopie incluse
dans la nostalgie ; elle affirme le pouvoir émancipateur de la
raison sans crainte du paradoxe : « La liberté ne peut se réaliser
qu’à travers la contrainte civilisatrice et non comme retour à la
nature “©. »
La voie qui mène de la Dialectique de l’Aufklärung à la
Dialectique négative semble être non pas celle d’une radicalisation
des thèses de Horkheimer et d’Adorno, mais celle d’un
assouplissement de la critique de la rationalité grâce au travail
philosophique auquel échoit la tâche d’expliciter le paradoxe : si la
« régression de la conscience » qui est aussi régression de la
raison vers le mythe et réalisation de l'identité abstraite du
moi — ce que montre et illustre la dialectique de la raison — est
le « produit de son manque de réflexion *! », « la puissance qui
rompt l’apparence d’identité est celle du penser lui-même *? ». La
dynamique même qui meut la dialectique négative repose ainsi sur
la capacité de la réflexion seconde à briser par le penser « la
suprématie du penser sur son autre, parce qu’en lui-même, il est
toujours déjà autre ** », et à dissiper l’« illusion d’une subjectivité
constitutive avec la force même du sujet ** ».
Sans se confronter directement au problème esthétique *, la
Dialectique négative, par son refus de toute ontologie idéaliste et
phénoménologique, énonce indirectement le principe même de la
théorie esthétique. L’interprétation des œuvres d’art est identique
au travail philosophique ; pour l’une comme pour l’autre, il s’agit
d'échapper à l’immanence subjective de type husserlien ou
bergsonien, et de manifester une « confiance même problématique
en la philosophie, en son pouvoir de surmonter le concept par le
concept, de vaincre ce qui élabore et ampute, et par là-même
d'accéder au non-conceptuel ** ». Même pour Bergson, fait
remarquer Adorno, la connaissance « lorsqu'elle voulait se
concrétiser, avait besoin de cette rationalité qu’il méprisait *? ».
La mimesis, moment sensuel, est aussi le non-conceptuel
mais concept néanmoins si tant est que l’«utopie de la
connaissance » serait de croire qu’on puisse mettre au Jour le

205
« non-conceptuel sans concept “* ».
Définie comme « conscience rigoureuse de la non-
identité *° », la dialectique négative déchire le voile de l'illusion
subjectiviste en montrant que le concept de subjectivité qui
« dépasse le plus tout naturalisme *”° » — subjectivité conçue
comme «unité synthétique de l’aperception » — est encore
« imprégnée par le moment naturel ”! ».
La réflexion seconde, qui justifie sur le plan esthétique
l’immersion dans l’objet et la recherche de la trace mimétique,
détermine le mouvement de la dialectique négative : « Changer
(cette) orientation de la conceptualité (qui conduit à la réification
et au fétichisme conceptuels. M.J.), la tourner vers le non-
identique, c’est là la charnière d’une dialectique négative. Si l'on
examine dans le concept le non-conceptuel qui en est constitutif,
alors disparaît la contrainte de l'identité qu’implique le concept
sans susciter cette réflexion qui la suspend *”*. »
La dialectique négative — la pensée de la contradiction au
sein de l’identique — marque la rupture avec le statut ontologique
du primat du penser en montrant comment ce statut s’idéologise à
l’époque de la rationalité dominante, et en mettant en évidence
l’historicité de la contrainte de l’identité, identité à laquelle restent
attachés aussi bien l’idéalisme que le positivisme. En brisant cette
contrainte historique, la réflexion seconde réintroduit ce que
l'identification a supprimé, le Hinzutretende, le supplément,
« non donné à ce qui a été éliminé par cette abstraction *” ».
Réintroduire le supplément — démarche inverse à la conception
kantienne de la volonté comme conscience pure ** — tenir
compte de l’« impulsion intramentale et somatique ”* » et du
moment de corporéité (Leibhaftigkeir), c’est se mettre en mesure
de déterminer les conditions d’une véritable pratique, car, elle
aussi, « a besoin d’un autre élément, quelque chose de corporel,
lié à la raison et qualitativement différent d’elle * ».
Réintroduire la corporéité par la réflexion seconde, favoriser
la ré-émergence de la nature dans la raison, dans le sujet soumis à
la contrainte de l’identité, c’est préparer un concept de pratique
permettant de conserver l’unité véritable de la théorie et de la
praxis. Que la souffrance soit physique et vécue comme telle dans
le monde et dans l’histoire témoigne de la tromperie de la
philosophie de l’identité ?”’ : « La plus petite trace de souffrance
absolue dans le monde de l’expérience inflige un démenti à la
philosophie de l’identité tout entière qui voudrait détourner la

206
conscience de l’expérience (...). Le moment corporel annonce à la
connaissance que la souffrance ne doit pas être, que cela doit
changer. “ La douleur dit : passe. ” C’est pourquoi ce qui est
spécifiquement matérialiste converge avec ce qui est critique, avec
une praxis socialement transformatrice *#. »

— La mimesis de l’aliénation : critique de la conception


lukäcsienne

Ainsi, le retournement critique, la réflexion seconde — et


non pas une « tendance matérielle vers l’idéal » telle que la définit
Bloch — autorisent la possibilité concrète de l’utopie, une praxis
visant à la réalisation des véritables fins de la raison.
Le retournement métacritique dirigé contre la prima
philosophia **, élément d’une critique de la connaissance, et
notamment de la connaissance victime du fantasme de la totalité
(das Phantasma des Ganzen) *, détermine le programme d’une
esthétique quand bien même la dialectique négative se « tient à
l’écart de tout thème esthétique *! » : « Ainsi la tâche d’une
interprétation philosophique des œuvres d’art ne peut pas être de
produire leur identité au moyen du concept, de les absorber en lui ;
l’œuvre cependant se déploie à travers l’interprétation dans sa
vérHé es
Si la conception adornienne de la mimesis semble parfois
coïncider avec la théorie lukâcsienne ** — l’une et l’autre font
référence aux origines magiques et culturelles de l’art — elle
traduit vis-à-vis d’elle des différences fondamentales qui permet-
tent de rendre compte des divergences d’attitude, notamment à
l’égard de l’art moderne.
Conçue par Lukâcs comme un correctif déterminant de la
théorie du reflet (Widerspiegelungstheorie) et de son acception
étroite, « orthodoxe » — qui est celle du réalisme socialiste — la
mimesis ne saurait être la pure et simple transcription immédiate
de la réalité. La définition qu’en propose Lukäcs se veut à
l’opposé de toute idée de transposition mécanique. La mimesis
rend compte, au contraire, de la richesse des médiations entre le
sujet et l’objet, entre la subjectivité de l’individu et la réalité du
monde objectif. Réaction au « caractère désanthropomorphisant
de la science “* », la mimesis lukâcsienne restitue à l’art sa
fonction anthropomorphisante et permet de comprendre l’infinie
complexité et l'élaboration du fait esthétique autonome. La

207
quasi-totalité de Die Eigenart des Aesthetischen apparaît comme la
tentative de concilier la conception aristotélicienne de l’imitation,
et la doctrine hégélienne de l’aliénation et du retour à soi du sujet.
Evocant ce que Lukäcs lui-même qualifiait de « fécond pa-
radoxe », Nicolas Tertulian rappelle à juste titre la conscience que
le philosophe avait de la complexité d’une telle entreprise et qu’il
exprimait sous cette forme : « L’art a pour mission de donner une
représentation objective du monde regardé sous la seule pers-
pective de la conformité avec les aspirations humaines *. »
La mimesis n’assume sa pleine fonction esthétique que dans
le rapport dialectique entre la subjectivité et l’objectivité du réel :
là réside aux yeux de N. Tertulian, exégète scrupuleux de la
pensée lukâcsienne, l’originalité des analyses de l’auteur de la
grande Esthétique « qui rattache à l’acte de la mimesis, au
processus d’aliénation de soi et de réintégration en soi au cours
duquel la subjectivité subit une confrontation extrêmement intense
avec les dimensions objectives du réel, le mouvement de
purification et d'amplification de la subjectivité jusqu’à constitu-
tion d’une expérience significative pour le destin de l’homme en
tant qu’espèce *. »
Une telle proposition révèle sans peine les points de
désaccord majeurs avec la position adornienne. L’argumentation
de Lukâcs procède d’une série de présupposés, notamment celui
de l’objectivité du monde en soi, « inaltéré par les illusions et les
préjugés *’ », irrecevable à l’intérieur du contexte critique
développé par Adorno qui, refusant l’antériorité ou l’a priori
d’une réalité objective en soi, s'efforce au contraire de démontrer
la concomitance de l’élaboration d’une réalité prétendument
objective au cours de l’histoire et du processus de rationalisation
instrumentale qui détermine un concept de réalité de part en part
réifiée et idéologique.
La référence lukâcsienne à la réalité objective du monde
extérieur n’est pas sans relation avec l’attachement à la notion
aristotélicienne de catharsis, elle-même liée au processus d’identi-
fication sous lequel se cache le principe d’identité. Traitant des
« problèmes limites » de la mimesis, notamment dans le cas de la
musique, Lukâcs argumente contre l’expressionnisme en se
fondant également sur l’existence supposée d’une réalité ob-
jective : « De nos jours, on conteste de tous bords le caractère
mimétique de la musique. Prenant prétexte de son évidente
négation de l’imitation, on en fait souvent l’argument majeur

208
contre la théorie du reflet. Ces conceptions, comme nous
essayerons de le montrer, reposent théoriquement sur des bases
fragiles. Elles se fondent — notamment depuis la naissance des
courants expressionnistes en art — mais philosophiquement déjà
beaucoup plus tôt — sur le doute ou la négation de l’objectivité du
monde extérieur, sur la négation que les influences provenant du
monde constituent le fondement de la sensibilité humaine *#. »
Jusqu'à quel point Lukâcs rompt-il avec le kantisme pour se
référer à une notion aussi absolutisée d’« objectivité du monde
extérieur » ? |
L'influence de l’idéalisme est-elle, par ailleurs, si prégnante
que, rejoignant aussi bien Croce que Fiedler, Lukâcs fonde sa
conception de la mimesis sur une assise aussi contestable, d’un
point de vue marxiste notamment, que celle de « fondement de la
sensibilité humaine » (« Grundlage der menschlichen Empfin-
dung »).
Conçues sous l’aspect de leur unité respective, la réalité
objective et la subjectivité se réconcilient à l’intérieur du système
lukâcsien par le biais de la mimesis. Or, c’est sur ce point de
l’unité et de la totalité de l’expérience qu’est censée restituer la
mimesis que l’opposition entre l’esthétique lukâcsienne et la
théorie adornienne devient la plus manifeste.
Schématisée, cette opposition repose sur l’antagonisme entre
ce que Lukäâcs considère comme élément de conciliation et
d’unification, et Adorno comme moment de contradiction et de
négation à ce point radicale qu’elle aboutit à ce que la Théorie
esthétique appelle la mimesis de l’aliénation *.
Exposé par Adorno de façon systématique dans son cours du
dernier semestre de l’année 1955, ce thème de la mimesis—
comme moment du rapport dialectique nature-ratio — éclaire
l’ensemble de la problématique de l’art moderne ‘*. La séparation
entre la pensée conceptuelle et la fonction mimétique résulte, pour
Adorno, de l’Aufklärung considérée ici comme processus global
de démythologisation. L’antagonisme ainsi créé, loin de dispa-
raître, a pris la forme d’une relation dialectique permanente entre
l’élément naturel et la rationalisation que l’on retrouve sous des
aspects divers au cours de l’histoire de l’art. Dans cette
dialectique, ce n’est pas le moment d’unité qui prédomine —
comme chez Aristote, déjà chez Platon, et plus tard dans
l’idéalisme — mais le moment de tension entre des forces
opposées qui contrarient en permanence la réalisation de

209
l’équilibre et l'exigence d’absolu de l’art; la synthèse —
l'harmonie — est impossible. Le comportement artistique authen-
tique est celui qui perçoit cette contradiction, et celle-ci détermine
l'interprétation philosophique et esthétique de l’œuvre d’art qui
décèle en elle, non pas le moment illusoire de l’unité, mais les
polarités et les antagonismes que la forme esthétique ne parvient
jamais à occulter totalement : « Toutes les pratiques magiques se
réduisent à l'élaboration d’une identité, un comportement qui
provient de la conjuration des forces naturelles : en se faisant
semblable aux puissances de la nature, on tente d'échapper aux
puissances surnaturelles menaçantes. On pourrait comprendre
ainsi le phénomène d’imitation du mimétisme. Le comportement
mimétique n’a pas totalement disparu parce qu’il en est de même
des forces archaïques, mais notamment parce que la ratio est loin
de nous amener à une identification, une réconciliation réelles
avec l’objet, parce que grâce à la pensée conceptuelle nous
pouvons nous rendre maîtres des choses, mais sommes incapables
de nous associer à elles d’une manière qui ferait disparaître le bloc
d’étrangeté entre nous et les choses (...). Plus la séparation de la
sphère particulière de l’art réussit et plus l’on conserve fidèlement
l’héritage magique de l’art car c’est précisément grâce à cette
séparation que cette sphère particulière s’identifie au domaine du
sacré. Plus l’art se sépare de la réalité pour échapper de cette
manière à l’action magique (Einwirkung), plus il conserve de
magie. Cette contradiction est l’une des plus profondes qui
existent en général à l’intérieur du domaine artistique *!. »
La mimesis n’est pas dissolution de cette contradiction. Elle
est au contraire expression de l’antagonisme entre le moment
d’unité de l’art — Adorno ne nie pas que cette unité soit le fait du
sujet — et la diversité des matériaux auxquels l’artiste est
confronté. Elle ne saurait toutefois se confondre avec une
quelconque imitation matérielle : « (...) le pouvoir mimétique
n’est absolument pas identique avec les matériaux et les sens *’. »
La distinction — reprise dans la Théorie esthétique *? — entre ia
mimesis préartistique et puérile et la mimesis esthétique intervient
ici de façon fondamentale. L’enfant qui imite le maître recherche
l'identité, mais ce type d'identification est « définitivement
perdu(e) dans la pratique artistique où d’un côté existe la faculté
mimétique, de l’autre les matériaux ** ».
Selon Adorno, cette confrontation est imnmanente à l’œuvre
d’art elle-même, et celle-ci ne peut être comprise que comme la

210
résultante de forces divergentes qui tendent à l’éclatement de la
forme : «(...) toute œuvre d’art est un champ de forces
(Kraftfeld), non pas au sens où des forces subjectives s’y seraient
sédimentées, mais au sens où toute œuvre résulte de la tension :
entre des forces divergentes *. »
A l'inverse de la conception lukâcsienne, et en dépit de
quelque analogie avec la conception développée dans la Théorie
du roman, ce n’est pas la subjectivité qui imprime dans l’œuvre la
tension entre la vie et la vie, entre la vie empirique et la vie
essentielle, mais les contradictions objectives d’une réalité
historique, conflictuelle.
La différence est encore plus manifeste sur le plan de
l'interprétation : « Interpréter, comprendre des œuvres d’art
signifie essentiellement les faire éclater en tant qu’elles sont des
champs de forces, les faire sortir de leur état figé pour les
transposer (...). Ce qu’on appelle interprétation des œuvres au
sens strict, n’est rien d’autre que ce (qu’Adorno) caractérise
comme étant la voie de la philosophie de l’art : le réveil de ce
champ de forces **. »
Le jugement esthétique, la détermination du contenu de vérité
de l’œuvre, ne peut se formuler que sur la base de cette
interprétation : « L’art en général est d’autant plus profond et
substantiel qu’il est capable de supporter l’opposition des éléments
qu’il contient, leur fatale divergence. Art qui s'expose à la
contradiction et refuse l’harmonie. Ici se situe le problème du
critère esthétique, le point de départ décisif qui fait que la qualité
(Rang) des œuvres varie en fonction du degré de profondeur mais
aussi de la manière dont les contradictions sont supportées ou
seulement voilées *’. »
Retrouver la mimesis refoulée, pénétrer au cœur du champ de
forces, déchirer le voile qui occulte les contradictions, autant
d’opérations qui justifient l’analyse immanente et l'interprétation
des œuvres. Celle-ci ne peut être que philosophique et conçue dans
l'esprit de la dialectique négative. Elle constitue à montrer —
contrairement à la thèse lukâcsienne — que la mimesis est
réaction et résistance à l’abstraction dans la mesure où,
précisément, elle est mimesis de l’abstraction **.

— L'art et l’intégration du déclin

L’aporie point à nouveau; elle résulte en partie du

211
changement de sens que subit, dans la Théorie esthétique, la
notion de mimesis dans son application à l’art moderne. L’art est
le « refuge du comportement mimétique * », mais l’art moderne
est, si l’on peut dire, encore plus que cela puisqu'il est « mimesis
de ce qui est durci et aliéné “* », formule par laquelle la Théorie
esthétique célèbre, non sans quelque cynisme, le modernisme ; en
lui, se réalise l’union irréversible de la mimesis et de la rationalité.
Mais si elle est inévitable, cette aporie n’entraîne pas le
blocage de l’art, pas plus qu’elle ne dispense de l’interprétation
philosophique des œuvres : « L’aporie de l’art entre la régression
à la magie littérale et la cession de l’impulsion mimétique à la
rationalité chosifiante, lui prescrit sa ligne de conduite. Cette
aporie est inévitable “’. » Elle est inévitable en tant que résultante
de la répression historique et de la domination capitaliste
bourgeoise ; le tabou mimétique, « au centre de l’ontologie
bourgeoise “? », recèle un interdit sexuel. Une telle mimesis
installe en effet dans l’équivoque et suspend la certitude du
jugement esthétique formé aux canons traditionnels. Qu’imite au
juste la mimesis ? Doit-on rire à Beckett ou pleurer ? La résistance
à l’art moderne devient l’une des formes de l’intolérance envers
l’ambiguïté “*, « intolérance envers l’ambivalent, qui ne peut pas
se discipliner impeccablement : finalement envers ce qui est
ouvert, ce qui n’est préalablement décidé par aucune instance,
contre l’expérience elle-même “* ». En somme, l’art ne devrait
plus tolérer de « moiteur », il lui faudrait devenir
« hygiénique ** ».
A l’entreprise de la dialectique consistant, grâce à la
réflexion seconde, à montrer la possibilité d’une ré-émergence de
la nature dans l’art et dans le sujet, correspond l’entreprise
théorique de l’esthétique démontrant que « la mimesis qui survit
(dans l’œuvre), l’affinité non conceptuelle de ce qui a été produit
subjectivement pour son autre, pour le non-établi, définit l’art
comme une forme de connaissance “* ».
Comme pour la dialectique négative, l’utopie de la connais-
sance est évitée si la ré-émergence, le Eingedenken, ne
s’accompagne pas de l’oubli du concept ni du rejet inconditionnel
de la rationalité : « L’art s’oppose autant au concept qu’à la
domination, mais pour cette opposition, il a besoin, comme la
philosophie, des concepts “”. »
Ce qui permet de surmonter l’aporie — ou, à tout le moins,
de n’en pas tenir compte — c’est précisément la pensée de la

D
domination comme réalisation historique de la rationalité instru-
mentale, et non comme perversion originelle de la ratio : « La
séparation puriste, et partant rationaliste, entre l'intuition et le
conceptuel, est fonction de la dichotomie entre la rationalité et la
sensibilité que la société réalise et commande idéo-
logiquement “* ». L'art fournit la preuve de l'existence d’une
ratio autre que dominatrice, soumise aux concepts et aux
catégories abstraites, élément du principe abstrait de l’échange
dans la société capitaliste : « La rationalité dans l’œuvre d’art,
c'est le moment organisateur qui fonde l'unité, non pas sans
relation avec la rationalité agissant de l’extérieur, mais sans lui
emprunter son agencement catégoriel “” » ; ainsi l’art peut être dit
« semblable au concept sans concept » en ce qu’il « met à nu dans
les concepts leur couche mimétique, non conceptuelle “'° ».
Constitutive de la théorie adornienne, l’ambiguïté menace la
construction de l’esthétique, et la théorie esthétique elle-même
s’expose, de ce fait, à des interprétations contradictoires. Pour qui
tente de l’astreindre à une cohérence, et de l’insérer dans les
catégories préétablies du marxisme, la Théorie esthétique apparaît
tantôt comme révélatrice d’une rupture de la Théorie critique
vis-à-vis de la conception marxienne de la lutte des classes et du
développement des forces productives sur la voie de l’émanci-
pation, tantôt comme surestimation du rôle qu’Adorno attribue à
ces forces dans le domaine de l’art moderne. Dans le premier cas,
on insiste sur la soumission à des forces productives intra-
esthétiques (innerästhetische Produktivkräfte) d'un art réservé à
une minorité de créateurs et d'amateurs “''. L’esthétique apparaît
alors comme le lieu d’une rationalité autre, négation abstraite de la
rationalité instrumentale. Dans le second cas, on souligne la
concordance établie par Adorno lui-même entre le développement
des forces productives non esthétiques et la dynamique d’une
rationalité convertie, au sein de la sphère esthétique, en une
rationalité idéologiquement neutre “°.
L'’esthétique d’Adorno défie en réalité cette dualité et
échappe au jeu des interprétations contradictoires auquel la réduit
l'esprit de système. Thématisés dans le discours adornien, les
contradictions, les paradoxes et les apories ne constituent pas des
impasses signifiant la clôture de la réflexion théorique, mais des
dispositifs stratégiques permettant de réfléchir l’évolution des
structures actuelles de la domination. La référence à l’ancienneté
du thème du déclin acquiert une signfication particulière ‘”. La

213
construction de l'esthétique au sein même de la Théorie esthétique
est inséparable du thème du déclin. Si l'esthétique du modernisme
est lié au développement des forces productives, l’exigence
rimbaldienne de la modernité radicale réaffirmée par Adorno ne
s'accompagne guère de l'espérance en une transformation
structurelle des rapports de production. La logique de la
décomposition est conçue comme la logique de l’histoire qui
assigne à la société bourgeoise post-capitaliste sa fin inéluctable :
son déclin, sous la forme, notamment, de l’intégration totale de la
sphère artistique et culturelle.
L'imbrication du progrès et de la régression, de la
domination de la nature et de la domination sur l’homme, interdit
l'élaboration d’une histoire universelle qui conduirait de la
« sauvagerie à l’humanité ‘* ». Il en est une, en revanche, qui
mène de la « fronde à la bombe atomique ‘ ». La critique de la
conception marxienne ne se fonde pas sur la seule négation de la
dialectique des rapports de production et des forces productives,
selon le modèle élaboré par Marx, mais également sur l’affirma-
tion de ce que Benjamin avait appelé la « dialectique immobile »
(Dialektik im Srillstand) “", c’est-à-dire sur la permanence de la
domination : « Affirmer qu’un plan universel, dirigé vers le
mieux, se manifeste dans l’histoire et lui donne sa cohérence,
serait cynique après les catastrophes passées et face à celles qui
sont à venir. Mais il ne faut pas pour autant renier l’idée qui soude
ensemble les moments et les phases de l’histoire dans leur
discontinuité et leur éparpillement chaotique, unité qui, de
domination sur la nature, se métamorphose progressivement en
domination sur l’homme pour finir en domination sur la nature
intérieure *”?. »
Cette critique revêt également un aspect plus directement
politique qui pour être sous-jacent au discours n’en est pas moins
toujours présent ‘*. Le processus économique n’a pas pour
Adorno — et contrairement à l’attente de Marx et de Engels —
renversé les rapports politiques de la domination. Si ces derniers
ont conçu la révolution comme celle des « rapports économiques
de la société dans sa totalité », ils n’ont pas conçu la
« transformation des règles du jeu de la domination, de sa forme
politique “” », Non seulement l’aporie apparaît comme un
dispositif adéquat pour repenser la conception marxienne et le
principe d'identité qui lui sert de fondement, mais elle est
également le moyen d'identifier le moment bourgeois du

214
marxisme : « Marx a hérité de Kant et de l’idéalisme allemand la
thèse du primat de la raison pratique et l’a aiguisée en l'exigence
de changer le monde au lieu seulement de l’interpréter. Ce faisant,
il a souscrit au programme d’une domination absolue de la nature,
un programme de convenance foncièrement bourgeoise. Le
modèle objectif du principe d’identité ici perce, qui en tant que tel
est combattu par le matérialisme dialectique : essayer de rendre
semblable au sujet ce qui ne lui ressemble pas ‘*. » Marx et
Engels — « ennemis de l’utopie dans l’intérêt même de sa
réalisation “' », ont sacrifié la possibilité concrète de l’utopie au
profit du moment d'identité et de rationalité qui pointe dans la
conception de la réalisation révolutionnaire de la philosophie,
favorisant prématurément la transformation du monde au détri-
ment de son interprétation. Critiquer cet aspect du marxisme, c’est
réaffirmer l’exigence primordiale d’une réflexion seconde et
attribuer à celle-ci un caractère prioritaire : « Ce qui chez Hegel et
Marx restait théoriquement insuffisant se transmit à la praxis
historique ; c’est pourquoi il faut le réfléchir à nouveau
théoriquement au lieu de faire en sorte que la pensée se plie
irrationnellement au primat de la praxis “?. »
Lieu d’une éventuelle réflexion seconde qui l’érige en
négation déterminée de la société, l’art moderne radical, mimesis
de la réification, entretient avec la praxis un rapport nécessaire-
ment ambigu : « Le modernisme radical maintient l’immanence
de l’art au risque de sa propre suppression **. » La thèse de
l'intégration des procédures techniques les plus avancées dans la
pratique artistique reste inséparable de l’idée selon laquelle le
« fondement de l’art est lui-même ébranlé » au point qu’« une
relation véritable avec le domaine artistique n’est plus
possible “* ». Le maintien de l’immanence de l’art ne peut ainsi
s’accomplir sans que — paradoxalement — l’art conserve une
part de réification lui permettant d'échapper au dilemme qui le
menace : « L’art ne se maintient que par sa force de résistance
sociale ; s’il ne se réifie pas, il devient marchandise **. » Cette
opposition entre réification (Verdinglichung) et forme de la
marchandise (Warenform) constitue l’un des arguments majeurs
d’Adorno contre la conception exposée par Benjamin dans son
étude sur «L'œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique ‘* ». Un certain degré de réification garantit l’auto-
nomie de l’art en l’isolant d’un circuit culturel entièrement soumis
à la valeur d'échange. Le discours adornien paraît devoir

215
s’enfermer dans une série de propositions contradictoires. La
conciliation ne semble guère possible entre l’absence de fonction
de l’art — « .. la fonction de l’art dans ce monde totalement
fonctionnel est son absence de fonction ‘” » — c’est-à-dire le
« maintien » de l’immanence— « Ce n’est que lorsque l’art
prend en compte son immanence qu’il convainc la raison pratique
de sa déraison ** » — et l'exercice même de la négation
déterminée. Pour élever contre la réalité sociale existante une
protestation qui ne sombre pas dans l’abstraction pure et simple,
l’art « autonome » ne peut se contenter de « fermer les yeux et de
serrer les dents ‘” ». Métaphore approximative ! Intégrant son
propre déclin “*, il est néanmoins lié à la société par un réseau de
médiations complexes que l’on doit supposer accessibles à
l’analyse philosophique.
C’est par un retour à Hegel, inattendu eu égard à sa critique
de l’idéalisme, qu’Adorno pense l’absence de fonction de l’art,
non pas comme renoncement à toute praxis, mais comme
processus de négativité : « L’effet des œuvres d’art est celui du
souvenir qu’elles attestent par leur existence (...). Le processus
que toute œuvre réalise en soi agit rétrospectivement dans la
société comme modèle d’une praxis possible dans laquelle se
constitue quelque chose (etwas) comme un sujet global “'. »
Ce qui justifie et légitime la construction de l’esthétique aussi
désabusée soit-elle, c’est donc la détermination des médiations
cachées et la mise en évidence de la praxis réelle des œuvres
d’art: «Leur véritable effet social est hautement indirect,
participation à l’esprit qui contribue, par un processus souterrain,
à la transformation de la société et se concentre dans les œuvres
d’art ‘”. »

— « Mimesis » de la domination

Là aussi, le paradoxe contraint à l’analyse et à l’immersion


dans l’œuvre d’Adorno. La mimesis comme souvenir et ré-
émergence de la nature dans l’art (Eingedenken der Natur in der
Kunst) ne se conçoit qu’à l’intérieur du contexte d’aveuglement et
non pas en dehors, attitude qui serait celle de l’utopie et de
l’irrationalité.
L'opposition entre ce qui semble relever chez Adorno de
deux définitions contradictoires de la mimesis n’est qu’apparente.
Le moment mimétique est un moment critique de la rationalité

216
dans la mesure même où il est l’un des moments mêmes de la
rationalité ; un moment régressif, réprimé, refoulé, tourné vers
l’enfance — préhistoire de l’humanité avant la pensée de l’Aufklà-
rung — régression vers le monde non dominé, vers le
clownesque : « La connivence des enfants et des clowns est une
connivence avec l’art, connivence qui leur est refusée par les
adultes *”. » Ainsi la ré-émergence de la nature dans l’art signifie
le souvenir de l’époque archaïque pré-rationnelle, réapparition de
l’élément magique de l’art.
Mais le moment mimétique est aussi le refoulé du capitalisme
avancé, le stigmate de l’irrationnel et du mythe que la société
cherche à extirper mais qu’elle occulte en vain. Parce qu’il est
régressif, le moment mimétique ne constitue pas seulement
l’instance contraire de la rationalité. Imbriqué dans celle-ci,
« chiffré » — selon une expression fréquemment employée par
Adorno — dans les œuvres contemporaines au point de constituer
une énigme, la mimesis est mimesis de la réification et du déclin :
la vie des œuvres « se nourrit de mort ‘* ». On peut ainsi « définir
le seuil qualitatif qui mène au modernisme “* » : « Les œuvres
modernes s’abandonnent mimétiquement à la réification, à leur
principe de mort “* », et cette mimesis résulte d’une contrainte
sociale : « Tout en s’opposant à la société, il (l’art) n’est pourtant
pas capable d’adopter un point de vue qui lui soit extérieur. II ne
réussit à s’opposer qu’en s’identifiant avec ce contre quoi il
s’insurge ‘”. »
Pour s’opposer au principe d’échange généralisé, l’œuvre
moderne « absorbe son ennemi même le plus mortel : le caractère
d'échange ** ». Mais une chose ne s’échange pas : le Zerfall, le
déclin. La mimesis de la réification culmine parfois dans
l’« horreur extrême * ».
Adorno conçoit l’art moderne sous les « couleurs » du « noir
et du gris “ » qui témoignent de l’ascétisme auquel il est tenu en
tant que participation aux ténèbres (Methexis am Finsteren) “",
mais la négativité radicale qui en résulte n’est pas — nouveau
paradoxe — absolue, dans la mesure où le mode de survie de l’art
est également celui de la tolérance dont fait preuve à son égard la
rationalité. Parce qu’elle n’ignore pas qu’il est « écart » — au
sens de déviation, d’aberration — elle l’accepte en lui refusant
simultanément toute fonction de connaissance : « Dans l’idée
d'œuvre d’art intégrale, refermée sur soi sans failles, et
uniquement soumise à sa logique immanente, qui traduit la

217
tendance globale des arts occidentaux vers la domination
croissante de la nature, concrètement vers la domination
croissante du matériau, quelque chose s’est relâché. L’art qui
s'inscrit dans le processus de la rationalité et de la civilisation et
lui doit le développement historique de ses forces productives,
s'oppose simultanément à lui, ré-émergence de ce qui n'apparaît
pas en lui et qu’il élimine ; précisément ce non-identique, à quoi
fait allusion le terme d’“* écart ”, (Abweichung), que mentionne
fréquemment Valéry. L'art se fond non sans failles dans la
rationalité car, selon son concept même, il est écart ; ce n’est
qu’en tant que tel qu’il tire son droit à l’existence dans le monde
rationnel et puise la force de s’affirmer *“. »
Mais si l’idée d’un «écart» croissant ouvre sur la
perspective d’un art affranchi de la double domination sur le
matériau et sur la nature — comme le serait, par exemple, une
musique « informelle » — il ne convient pas de réfléchir sur l’art
du futur.
Parce que la « question de l’avenir de l’art est stérile et
suspecte de technocratie “’ », Adorno refuse d’esquisser l’utopie,
et se voit contraint, en quelque sorte, d’élaborer l’esthétique à
partir de l’aporie fondamentale : « Si l’art cède de son autonomie,
il se livre au mécanisme de la société existante, s’il reste
strictement pour soi, il ne se laisse pas moins intégrer comme
domaine innocent parmi d’autres. Dans l’aporie apparaît la totalité
de la société qui engloutit tout ce qui passe “* » ; « tout »,
c’est-à-dire y compris les œuvres référentielles de la théorie
esthétique, celles qui en leur temps exprimaient la modernité
radicale.
Construire l’esthétique revient ainsi à déterminer, au sein
même de la contradiction — sans illusion sur le statut et le rôle
des œuvres d’art — les conditions de possibilité de l’analyse
immanente.
Le paradoxe atteint, pour ainsi dire, son point culminant dans
les propositions inconciliables de la Théorie esthétique : « La
rationalité des œuvres d’art a pour but leur résistance à l’existence
empirique : organiser les œuvres d’art de manière rationnelle
signifie les élaborer rigoureusement en soi. Elles contrastent ainsi
avec le monde extérieur, avec le lieu où s’exerce la ratio dominant
la nature d’où provient la ratio esthétique, et deviennent un
pour-soi. L’opposition des œuvres d’art à la domination est
mimesis de celle-ci. Elles doivent s’identifier au comportement

218
dominateur pour produire quelque chose de qualitativement
différent du monde de la domination (...). La rationalité esthétique
tente de réparer les dommages causés par la rationalité dominant la
nature “. »
Ainsi, même l’un des derniers textes d’Adorno ne dissipe pas
l’ambiguïté. Entre l’« identification » de l’œuvre au comporte-
ment dominateur et le « contraste » vis-à-vis du monde extérieur,
la contradiction subsiste. Elle n’est intelligible que pour une
esthétique qui refuse radicalement toute idée de réconciliation, et à
l’intérieur de laquelle la modernité ne cesse de renvoyer aux
hommes l’image brisée d’un monde désenchanté, marqué par la
disparition progressive du souvenir de la nature, et irrésistiblement
entraîné vers son déclin.
Eu FD) À

V — La cohérence
« Les philosophes sont des vio-
lents qui, faute d’armée à leur
disposition, se soumettent le
monde en l’enfermant dans un
système. »
R. Musis.

« Si Lukâcs vitupère contre


Kafka, on remarque aussi qu’il le
préfère à la littérature de pacotille
du réalisme socialiste, tout
comme le critique rétro de la
culture, qui fournit ses slogans au
béotien, préfère en secret Cé-
zanne. »
T.W. ADORNO.

a) La lecture « littérale »

La réflexion d’Adorno, selon laquelle le titre est le


« microcosme d’une œuvre » et le « théâtre où se déroule l’aporie
de la création littéraire », détermine le sens de ce que fut sa
pratique de lecteur '. Une référence aux titres des œuvres
adorniennes : Klangfiguren, Dissonanzen, Prismen révèle, quant
à elle, la nature véritable d’une démarche résolue à ne jamais

221
s’ériger en méthode.
Les Noten zur Literatur, notes sur la littérature ?, ne sont ni
des Anmerkungen ni des Randbemerkungen auxquelles renver-
raient les « appels » d’un texte, bien qu’elles présentent, comme
les premières, le caractère morcelé des renvois successifs, cet
aspect aphoristique dans lequel se cristallisent parfois des
remarques incisives. Les Noten ne sont que des « Worte ohne
Lieder », des paroles sans musique, mais des paroles paradoxales
qui, telles des annexes, recèlent l’essentiel tout en le mettant à
part ; paradoxales aussi, parce que, considérations faussement
marginales, elles transgressent, semble-t-il, le principe qu’ Adorno
hérite de Benjamin, et qui exige l’immersion dans les détails, dans
la chose même, condition première de l’émergence du contenu de
vérité.
Or, la constellation des « mots et des sons », exprimée par
ces Noten, ne semble pas tenir ses promesses. En se situant hors
du « mouvement de la chose », le mode d’interprétation proposé
par Adorno et, selon lui, directement inspiré de Hegel, risque de
passer à côté de son objet, en laissant inchangées les œuvres qu’il
prétend élucider.
La relation qu’Adorno s’efforce de créer entre l’analyse
immanente et la création littéraire se limite, en effet, à un rapport
d’extériorité ; le refus du savoir méthodique, objectif, aboutit au
repli de l’analyste sur sa propre subjectivité. La citation,
épisodique, accidentelle, détachée d’un contexte qui n’est plus
celui de Proust, ni de Valéry, ni de Balzac, ni de Beckett renvoie,
à chaque fois, au thème adornien de la dialectique du particulier et
de l’universel. Ce qu'illustre la citation, c’est essentiellement la
théorie de l’auteur qu’elle présente sous des éclairages différents.
Pour chaque auteur s’élaborent des esquisses « à propos » de
l’œuvre, des Aufzeichnungen sur les récits de Kafka, par
exemple *.
Adorno limite ses citations à ce qui lui semble essentiel et,
par le choix de ses fragments, pré-sélectionnés pour satisfaire à
quelque présupposé philosophique occulte, il entend démontrer la
vanité des tentatives herméneutiques traditionnelles. On pourrait
penser que les moyens qu’il se donne pour accomplir pareille tâche
sont dérisoires.
Les Noten zur Literatur, ces notes qu’Adorno ajoute à la
littérature, à défaut de pouvoir composer sur ou à partir des
créations littéraires — tentation à laquelle toutefois ne sut pas

222
toujours résister le « musicien » * — porte en dérision la contra-
diction de tout projet relevant d’une « science de la littérature ».
Morcelé et fragmentaire, le discours adornien, déroulé comme une
partition, exprime tout à la fois le refus radical du principe de
lecture tautologique, et le rejet d’une paraphrase toujours tentée de
se substituer au texte initial.
L’ambiguïté du texte adornien à l’égard du texte littéraire est
ainsi manifeste : le discours du philosophe tente l’approche et,
parvenu au point le plus extrême, semble s’effrayer d’une telle
proximité. L’immersion dans la chose même, parfaitement
réalisée en musique, échoue lorsque cette « chose » est littéraire,
peut-être parce qu’elle entre précisément en concurrence avec la
propre création poétique d’Adorno lui-même.
Mais la faillite du projet — au regard notamment d’une
scientificisation de la littérature — sauvegarde, d’une certaine
manière, l’exigence de l’esthétique négative. En renonçant à
l’abstraction du savoir et à la pseudo-objectivité des savoirs
spécialisés, en rejetant les prétentions du discours herméneutique
ainsi que l’ambition positiviste des exégèses philologiques ou
historico-littéraires, en ignorant les subtilités analytiques des
sciences du langage, Adorno prolonge l’attente des œuvres.
Que les grandes œuvres attendent leur interprétation * signifie
que leur désir d’éternité ne saurait être satisfait par une quelconque
explication totalisante. Monade sans fenêtre, close en son énigme,
l’œuvre déjoue les tentatives visant à la réduire à son message. En
revendicant la temporalité, et donc la finitude, elle renonce au
statut privilégié que lui accorde l’idéologie de la culture.
De la parataxis, modèle musical d’interprétation, Adorno
attend qu’elle perpétue l’énigme, et non pas qu’elle la résolve en
sombrant dans l’illusoire possession d’un contenu. Le paradigme
musical de la variation continue — de l’entwickelnde Varia-
tion — déjà contenue dans l’idée benjaminienne des constella-
tions déroulées de manière concentrique autour d’un même thème,
dénonce la prétention de toute « approche » qui refuse de
reconnaître que l’œuvre n’est jamais « transparente à elle-
même » ‘.
Le refus de la totalisation — rejet d’une totalité reconstruite
à partir d’une cohérence du sens — trouve sa justification dans
l'aptitude du regard micrologique à saisir la vérité du fragment, de
cette parcelle élémentaire de tout discours qu'est le mot. La
fidélité au littéral — die Treue zum Buchstaben — énonce un

223
principe qu’Adorno entend appliquer strictement à Kafka, dans
l'œuvre duquel chaque phrase recèle une parcelle de vérité,
chacune des parties révélant la totalité, c’est-à-dire la reproduisant
à l’échelle micrologique.
Le principe de la littéralité — das Prinzip der
Würtlichkeit ? — dispense ainsi du commentaire suivi, de la
référence problématique à la globalité d’une cohérence soucieuse
de ne pas laisser filtrer, comme par mégarde, un contenu de vérité
qui, en définitive, ne peut que lui échapper.
La rareté des renvois adorniens à l’objet de l’interprétation
résulte du respect absolu de ce principe. La lecture « mot à mot »,
l’attention extrême accordée par Adorno au gestus de la langue,
rompt ainsi avec le projet d’une totalisation narrative fondée sur la
linéarité et la continuité du récit auxquelles toute méthode finit par
se référer, ou cherche à parvenir, en dépit même des résistances de
l’œuvre. Les mots composant la prose kafkaïenne jouent le rôle
des dissonances dans la composition musicale : elles effraient,
agressent physiquement, car elles composent — sans image —
l’histoire réelle, celle de la réification du monde et de la
liquidation de l’individu.
Les Witze de la Métamorphose, véritables jeux de mots et
stigmates de l’incongru, les parataxes de Hôlderlin, constituent
non seulement l’anonyme — la négation du nom réduit à son
initiale comme chez Kafka — mais aussi ce que Beckett appelle
l’« innommable », et qu’il faut encore nommer pour dire ce qu’il
est.
Si les mots prennent, pour Adorno, tellement d'importance et
paraissent à ce point surévalués, c’est, paradoxalement, parce
qu’ils disent l’indicible. Rien de plus absurde que de dire des mots
de la prose kafkaïenne, des poèmes de Celan ou des pièces de
Beckett qu’ils avouent leur impuissanceà décrire ouà signifier
l'horreur d’une situation historique objectivement déterminée.
Les mots résistent à l’abstraction et se figent dans leur
concrétude : telle est la signification du gestus qu’ Adorno oppose
au concept comine l’immédiateté à la médiation. Peu importe si le
paradoxe du geste réside précisément dans son opacité : celle-ci
s’oppose à la fausseté de la transparence conceptuelle ; elle est
rupture. Les « protocoles hermétiques » et l’ésotérisme suscitent
la hargne des idéologues de la transparence qui qualifient ainsi ce
qui résiste à l’assimilation, mais, comme dans l’œuvre de Kafka,
ces protocoles « recèlent la genèse sociale de la schizophrénie *

224
D

La vérité des mots n’est plus dans ce qu’ils disent, mais dans le
« pourquoi » ils le disent.
En renonçant à la quête infinie de l’Etre du discours, Adorno
abandonne aux prétentions humanistes et universalistes le recours
à l’essentialisme, à l’ontologie, en un mot à la métaphysique.

b) Parataxis et contenu de vérité

Parce que, de toute évidence, aucun discours sur l’œuvre


n’épuise la création poétique de Hôlderlin, celle-ci s’offre à
déchiffrer, sans cesse, repliée sur son énigme. S’agit-il vraiment
de déchiffrer ? Jacques Teboul écrit un roman : « Il était hors de
question de donner une nouvelle “ explication ” littéraire,
philosophique, politique, sociologique, historique, etc., de sa
folie. Il ne s’agissait pas non plus de démontrer que Hôlderlin
n’était pas malade. Dans les deux cas, ç’aurait été vouloir obstruer
ou nier l’espace sans bords de cette folie °. »
Donc un roman, «une fiction violente et sérieusement
documentée, qui met en jeu la vérité du poète et la mienne, sans
précaution. Une fiction peut-être plus vraie que n’importe quels
discours, explications et théories !° ».
L'œuvre poétique de Hôlderlin demeurera soit énigmatique,
soit livrée à l’Aufklärung partielle de ses exégètes passés, présents
ou futurs.
Adorno choisit l’énigme. Son commentaire sur les derniers
poèmes de Hôlderlin, sur les hymnes de la période 1800-1803,
n’est pas interprétatif. Commentaire, au demeurant, est un terme
impropre. Le « véritable rapport à l’objet esthétique '' » n’est ni
simple réflexion (commentaris), ni adjonction ou superposition de
discours — de l’extérieur — mais accompagnement, au sens
musical du terme, de l’intérieur.
Le paradigme musical auquel renvoient les analyses esthéti-
ques d’Adorno — comme sa « lecture » de Hegel ‘* — constitue
un défi au modèle dominant d’une rationalité linguistique qui
prétend aboutir à la coïncidence du concept et de la chose. Modèle
linguistique à l’œuvre dans ces autres modèles que constituent les
cadres épistémologiques des sociologues, des psychologues, des
linguistes, des philologues, des psychanalystes, générateurs de
discours, de méthodes, de discours de méthode, c’est-à-dire de
cohérence. Hellingrath, Jaspers, Blanchot, Beissner et Laplanche

225
tissent une cohérence ". Celle-ci est donnée dès l’origine, par les
présupposés d’abord, puis par la méthode ensuite d’où procèdent,
sans faille et logiquement articulées, les propositions internes au
système de cohérence formelle, censées énoncer une (la) vérité du
poète-fou.
La parataxis, comme lecture associative, n’est pas en quête
d’une autre cohérence et, si elle demeure un dispositif, celui-ci
n’est pas fonctionnel, ni « performant » : au refus de Hôlderlin
d’« utiliser » la langue poétique, correspond la volonté adornienne
de ne pas « utiliser », manipuler, rentabiliser la création poétique
en l’incluant dans une cohérence systémique, linguistique,
psychanalytique ou autre. Si dispositif il y a, ce dernier est, dans
un sens presque lyotardien, pulsionnel “, suggérant une lecture
« intensive », née de l’écoute du texte “, attentive aux « para-
taxes » qui « dissonnent » dans les liaisons syntaxiques et
synthétiques de l’écriture poétique. Dispositif musical qui, certes,
est bien synthèse, mais synthèse non conceptuelle (begriffslose
Synthesis)... et donc sans cohérence, ou plutôt sans projet de
cohérence, tout cornme l’immersion temporelle de la musique,
quel que soit le degré de familiarité qui nous lie à elle, ménage
pour l’oreille la dimension de l’imprévu. L’improvisation — qui
parfois est aussi celle de l’auditeur — n’est pas programmable.
Le dispositif paratactique est ainsi reconnaissance du
caractère temporel du contenu de vérité, contenu historique de part
en part “, déjouant les jugements hic et nunc, les sanctions
« affirmatives » ou négatives émanant de l’esprit du temps, et les
formes plus subtiles de célébration a posteriori, postulant une
cohérence. Une cohérence qui vaudrait pour soi, intemporelle et
sans histoire. Une cohérence recomposée, reconstituée comme
celle que visent les sciences humaines. De même que la vérité du
système hégélien n’est pas dans le système lui-même, mais dans
ce que le monde et la société administrée révèlent à son sujet cent
cinquante ans plus tard "”, la vérité de Hôlderlin apparaît dans la
perpétuation de la coupure entre la poéticité et la logique noétique,
selon la distinction proposée par Jean Cohen , distinction que
nous extrapolons ici jusqu’à marquer la différence — l’antago-
nisme — entre l'esthétique (das Aesthetische), son détour obligé
et le prosaïque. S'il existe bien, comme le note encore Jean
Cohen, les paramètres socio-historiques pour comprendre les
fluctuations de la poéticité en Occident, sa floraison ou son
extinction au cours de l’histoire, l’un d’eux est bien cet invariant

226
que constitue — sous des formes diverses et pas nécessairement
violentes, du moins dans le contexte socio-culturei occidental —
la « répression » de l’esthétique. Ritualisation, sacralisation,
politisation, marginalisation, mercantilisation, institutionnalisa-
tion jouent à l’art, à l’esthétique, le même tour, celui de leur non
insertion dans la Lebenspraxis. Avant d’être celle de la forme
esthétique, la permanence est celle de la séparation, confirmation
quotidienne du diagnostic freudien ”. C’est cette séparation —
thématisée, érigée en Gehalt — qui dit la vérité de l’esthétique, et
de la poéticité en particulier, dans cet univers du prosaïque que le
« désir d’intensité ? » pousse à fuir.
La parataxis, comme dispositif des intensités enregistrées par
la forme, déjoue le piège des enchaînements discursifs, des
systèmes de références, des herméneutiques pour qui l’œuvre a
toujours, quelque part *, son rapport de cohérence avec le monde.
A ce rapport de cohérence, la parataxis s’efforce de substituer un
rapport critique qui va bien au-delà de l’opposition au monde du
sujet, du poète. Dans la mise en cause de la causalité logique du
discours conceptuel, il importe de voir autre chose qu’une volonté
de sauvegarder la subjectivité individuelle et la particularité, autre
chose qu’un désir de les prémunir contre la valeur d’échange. S’il
est vrai que l’adoption, par Adorno lui-même, d’une écriture
paratactique et paradigmatique — qui est celle de la Théorie
esthétique — représente une résistance au processus de la
médiation par la valeur d'échange, une telle attitude ne se réduit
pas à l’expression pure et simple d’une nostalgie pour le sujet
humaniste et bourgeois.
Limitée au sein même de la Théorie esthétique par le
caractère contradictoire, aporétique, de l’entreprise critique —
dont le mythe de la mimesis pure d’une part, et la nécessité du
langage conceptuel d’autre part, constituent les pôles irréduc-
tibles — la problématique de la parataxis, c’est-à-dire de la
convergence entre contenu de vérité (Wahrheitsgehalt) et puis-
sance de l’esthétique (Aesthetische) — son contenu « négatif » —
ouvre sur l’idée d’une non-cohérence et d’un non-référentiel par
quoi s’exprime (et non pas « se définit ») une esthétique négative.
Prétexte à l’expression des thèses adorniennes, la création
poétique de Hôlderlin, irréductible à l’image maintes fois
reconstruite de son auteur, met en faillite les systèmes discursifs
qui tentent son « approche ». Rebelle à toute instrumentalisation
rationnelle, elle révèle indirectement la complicité des contraintes

221
logico-causales des discours conceptuels avec la rationalité et la
positivité dominantes.
A nouveau, se mesure le caractère contradictoire de
l’entreprise ici menée : « lire » Adorno « lisant » Hôlderlin et
présenter sous forme d’argumentation — puisqu'il n’est de thèse
qu’argumentée — ce qui refuse une telle contraite.
Mais le paradoxe inhérent à une telle tentative n’est
qu’apparent. L’exigence de l’interprétation, du commentaire et de
la critique que la Théorie esthétique réclame pour les œuvres d’art,
comme constitutifs de leur contenu de vérité *, vaut également
pour elle-même.
De l'ouvrage de Heidegger : Erläuterungen zu Hôlderlins
Dichtung, seul fut traduit en français le zu, approximativement par
approche, inversion du mouvement qui n’est plus celui du
commentateur vers le poète, mais celui du poète et de sa parole qui
viennent progressivement prendre la place de l’exégète lui-même,
montrant ainsi la vanité de toute tentative d’éclaircissement
(Erläuterung). La fidélité du traducteur n’est pas une fidélité à la
lettre, mais une fidélité aux intentions mêmes de l’auteur : « …
afin que ce qui dans le poème est purement poématisé soit là
quelque peu plus clairement, le discours de l’éclaircissement et sa
tentative doivent à chaque fois se briser. Pour l’amour de ce qui
vient en poème, l’éclaircissement doit viser à se rendre lui-même
superflu #. »
Mais pourquoi cette modestie et cette pudeur de l’interprète,
prêt au sacrifice de son propre discours ? Que masque ce souci
d’effacer les traces provoquées par l’irruption du commentaire
dans le « dire » du poète ? A quel projet répond la volonté de
reconstituer l’unité de l’œuvre après le passage et la superposition
du texte analytique ?
A ces questions parmi d’autres, la lecture d’Adorno se veut
réponse. En élucidant le sens même de l’entreprise heidegerienne,
qui vise — à travers l’hommage au poète — à dissimuler l’aspect
critique de son œuvre, Adorno cherche à mettre en évidence la
fécondité et la supériorité d’une analyse immanente qui s’attache
au rapport dialectique entre la forme et le contenu. En négligeant
ce rapport, qui se traouit chez Hôlderlin par une « rupture
dialectique entre forme et contenu de vérité », Heidegger
« ampute la véritable relation que Hôlderlin entretient avec la
réalité, relation critique et utopique * ». Sa tentative d’éclaircisse-
ment n’a pour effet que de faire apparaître la figure magnifiée du

228
poète, figure de réconciliation entre la création poétique
(Dichtung) et la réalité (Wirklichkeir), symbole de l'alliance
réussie entre la culture grecque et la culture allemande classique.
Hôlderlin, interprété par Heidegger, aurait « célébré en tant
qu’Etre, ce qui dans son œuvre n’est occupé que par la négation
déterminée de l’Etant ». Adorno conclut : « Affirmée de façon
par trop prématurée, la réalité du poétique (dichterisch) élimine la
tension existant entre la création poétique de Hôlderlin et la
réalité, et neutralise son œuvre au point de la faire s’accorder avec
sa destinée *. »
L'importance du texte d’ Adorno réside moins, en ce qui nous
concerne, dans les critiques adressées à Heidegger, que dans les
occasions que se donne Adorno de préciser ses propres
conceptions sur le rapport entre la forme comme principe de
structuration de l’œuvre, et le « contenu » de celle-ci.
La lecture « paratactique » à laquelle il soumet les derniers
poèmes de Hôlderlin, et qu’il oppose notamment à la lecture
linéaire de Heidegger, est conditionnée par la structure syntaxique
des poèmes eux-mêmes, composés sciemment — du moins en
partie — par le poète, qui introduit des éléments linguistiques
rompant avec la fonction synthétique du langage traditionnel.
Mais en tirant sa propre « méthode » de son objet d’étude, en
montrant que le processus d’interprétation émane de la chose à
interpréter, Adorno « inverse » littéralement les schémas interpré-
tatifs et exégétiques classiques. A ceux qui veulent voir dans les
failles et les ruptures du langage l’annonce de la folie, c’est-à-dire
l’expression prémonitoire d’une subjectivité menacée, Adorno
oppose le caractère « objectif » de la critique du langage chez
Hôlderlin qui, parce qu’elle s’exerce encore au moyen du langage,
contrarie le processus même de subjectivation.
La lecture paratactique, dictée, imposée en quelque sorte par
la nature elle-même paratactique de ‘son objet, suppose ce
qu’Adorno appelle à plusieurs reprises dans ses écrits une
« immersion » dans la chose même. Dans le cas de la création
poétique, il s’agit de pénétrer dans le Gedichtete, dans ce qui est
mis sous forme de poème *, et qui résulte de l’application d’un
principe formel, structurant le langage, à un contenu, au dictamen
proprement dit, c’est-à-dire à la vie « condensée » (gedichtet)
sous forme de poème (Das Gedicht: le poème en tant
qu’œuvre) 7. Cette immersion, que favorise une parataxis
prétendant épouser la polysémie textuelle, exclut — à l'inverse du

229
commentaire linéaire — tout discours interprétatif référant à une
cohérence de présupposés méthodologiques, philologique, géné-
tique ou psychologique. Toutes ces approches « scientifiques »
négligent — par leur désir d’accéder à une connaissance unitaire
et globale de l’œuvre de Hôlderlin — de mettre en évidence le
caractère contradictoire, voire conflictuel, de l’entreprise du
poète. À la méthode génétique, qui « confond les conditions sous
lesquellesla création poétique est apparue (...) avec la chose
même *», à l'interprétation psychologisante qui réduit les
déterminations de l’œuvre aux intentions subjectives, et au
« jargon de l’authenticité » (Heidegger) qui s’abstient de réfléchir
la structure formelle, Adorno oppose l'interprétation philosophi-
que qui pénètre dans la configuration linguistique, et interroge la
texture du « Gedichtete ». A l’attachement à ce qui est « dit », et
qui participe d’une croyance naïve soit en l’énoncé, soit dans le
prétendu « message » explicite, il objecte la présence de
l’oxymore, l’éloquence de ce qui est sans langage, du « non-dit »
(die Beredheit des Sprachlosen), qu'aucun discours n’épuise,
parce qu'il se situe au-delà de la juxtaposition artificielle des mots
dans la forme achevée du poème, qui nous fait conclure au pur
être-là de l’œuvre achevée, et nous masque l’aspect paradoxal du
projet philosophique : l’exorcisme du destin (Schicksal) par
l’usage poétique du langage (.. die Sprache, dichterisch
gebraucht...) *, la contradiction entre ce destin même, l’« idée
d’une histoire allégorique de la nature », et le mythe d’une
réconciliation entre le sort réservé au créateur et une nature
retrouvée.
Quand les termes du langage ne suffisent plus à absorber la
densité de l’idée philosophique — par exemple celle d’une
histoire allégorique de la nature — et en arrivent à briser la
structure syntaxique traditionnelle, il revient à l’analyse imma-
nente — qu’Adorno assimile à l’interprétation philosophique —
de déterminer, à travers les failles et les ruptures du langage, le
contenu de vérité de l’œuvre : « La vérité d’un poème n’existe pas
sans la texture de celui-ci (Gefüge), sans la totalité de ses
éléments ; mais elle est en même temps ce qui dépasse cette
texture en tant que structure d’une apparence esthétique : non pas
de l’extérieur, à travers l’énoncé d’un contenu philosophique,
mais grâce à la configuration des éléments qui, une fois réunis,
signifie plus que la texture elle-même *. »
La vérité de l’œuvre poétique, comme la vérité de Hôlderlin

230
bed:

lui-même, doit donc être recherchée au-delà des poèmes


(Gedichte), de leur définition comme genres littéraires spéci-
fiques, intégrés dans le catalogue historique des grandes œuvres
inoubliables du passé, tout comme le poète lui-même (der
Dichter) n'est pas réductible à la figure rétrécie — quoique
célébrée, mais il n’y a pas contradiction — du poète « reconnu »
en dépit de sa folie, classé dans le Panthéon des grands poètes
germaniques, et auréolé du mystère de la création poétique *!.
Le souhait heideggerien de voir s’effacer les éclaircissements
devant la pure présence des poèmes, apparaît effectivement
comme un « effacement », une référence d’humilité devant la
gloire du génie enfin reconnue. Mais cette humilité est un leurre,
aux yeux d’Adorno, comme aux nôtres également. La « méthode
heideggerienne » — précisément parce qu’elle est méthode,
c’est-à-dire démarche logique et raisonnée, et non seulement
recherche et poursuite — s’est imposée à la création poétique au
lieu de répondre à son désir, à son besoin d’interprétation
philosophique ; et cette imposition s’est faite de l’extérieur,
révélant par là même que la méthode est bien « coupée » de son
objet ?. Loin d’être humilité, la méthode est présomption,
affirmation de la philosophie heideggerienne de l’Etre dont
l’essentialisme statique vise à nier la tradition historico-philoso-
phique dont est issue la création poétique de Hôlderlin, à
« détemporaliser le contenu de vérité des poèmes et de la
philosophie, à transformer en invariant ce qu’il y a d’historique,
sans prendre en considération le noyau temporel du contenu de
vérité lui-même * ».
Qu'il y ait de l’objectivité dans le langage poétique de
Hôlderlin — objectivité dont ne rend compte ni la réduction à
l’intemporalité du mythe, ni la réduction subjectiviste — oblige à
penser dialectiquement le rapport entre la forme et le contenu, en
excluant toute idée d’unité ou de distinction entre les deux ; la
forme « est » un contenu, elle englobe aussi bien le « dit » que le
« non-dit », l’explicite que l’implicite : « Au lieu de se référer de
manière imprécise à la forme, il faut se demander ce qu’elle-même
réalise en tant que contenu sédimenté “. » En ce sens seulement,
et comme l’affirme la Théorie esthétique *, la médiation formelle
suppose la distinction entre forme et contenu. A travers ses failles,
et sa faillite partielle — il ne dit pas tout — le langage révèle
l'isolement (Abgeschiedenheir), le divorce (Trennung) entre le
sujet et l’objet, l’échec de la réconciliation entre l'individu et le

sl
=
monde, entre le poète et son époque, l’opposition radicale au
principe d’identité. A la séparation réelle qui constitue le contenu
objectif (/nhalt), répond le langage, celui-là même dont use la
création poétique qui prend en charge cette séparation à titre
thématique et la détermine comme contenu signifiant (Gehalt).
Les ruptures sémantiques, les hiatus qui déroutent le sens, le
déplacement des réponses qui « glissent » à côté des questions ou
questionnent les interrogations elles-mêmes révèlent le passage du
Inhalt au Gehalt par le biais de la médiation formelle : « C’est
seulement grâce au hiatus, à la forme, que le contenu devient
contenu signifiant *. »
Mais cette médiation formelle, qui passe par la formalisation
du langage synthétique et réalise les intentions conscientes du
poète, n’est pas simple médiation entre l’objectif — objectivité de
la rupture entre l’artiste et le monde — et. le subjectif — par
exemple le thème de l’étrangeté, Fremdheit, véritable leitmotiv de
la poésie de Hôlderlin. La forme, comme moment dialectique
entre le sujet et l’objet, enregistre les relations ambivalentes et
conflictuelles entre le langage et le poète qui, certes, se soumet à
l’ordonnancement rigoureux de celui-là en assumant partiellement
sa fonction communicative, mais s’efforce aussi d’« atténuer la
hiérarchie logique de la syntaxe dominante » en introduisant les
éléments paratactiques qui bloquent la communication, se
rebellent contre la valeur d’échange du langage, contre le
conformisme, contre l’« usage » (Gebrauch).
La transformation « musicale » du langage « en une suite
dont les éléments s’associent d’une manière différente que dans le
jugement ” » entre donc en relation dialectique avec le langage
conceptuel et prédicatif, prétendant à une communication univer-
selle, à un code linguistique immédiatement déchiffrable. Cette
relation est dialectique dans la mesure où elle ne se réduit pas à
une opposition entre langage conceptuel et expression subjective,
pas plus qu’elle ne coïncide parfaitement avec l’antagonisme du
contenu objectif et du contenu thématique. Expression de la
subjectivité et tendance destructrice dirigée contre la convention
linguistique, le langage paratactique fonctionne également comme
principe stylistique, moment objectif dans la lutte du sujet-poète
contre la conceptualisation et le primat du sens (Primat des
Sinnes), un sens traditionnellement confisqué par la logique
hypotactique du langage dominant. La parataxis érigée en
principe stylistique dépossède le langage conventionnel de son

232
ÿ:

monopole sémantique. Elle est en quelque sorte — l’expression


ne figure pas chez Adorno — l’« autre » du langage, mais
langage elle aussi, visant à l’expression objective de la plus
extrême subjectivité : « Le sujet ne devient sujet que grâce au
langage. Chez Hôlderlin, la critique du langage s’oriente pour
cette raison contre le processus de subjectivisation, tout comme
l’on pourrait dire que la musique de Beethoven, dans laquelle
s’émancipe le sujet-compositeur, constitue dans le même temps en
langage son médium préétabli, la tonalité, au lieu de se contenter
de nier celle-ci au nom de l’expression *. »
Le procédé paratactique, son ambivalence : dissolution du
langage synthétique traditionnel, reconstitution d’un langage,
révèle l’inadéquation du langage en général au sujet, son
irréductibilité à la subjectivité. Parce que la violence de
l’expression subjective ne peut passer tout entière dans le langage,
le sujet n’apparaît ni comme immédiateté (Unmittelbares), ni
comme fin dernière (Letztes), mais comme totalement médiatisé
(durchaus ein Vermitteltes) *.
La nécessaire objectivation par le langage traduit l’objectivité
des conflits qui dépassent à la fois l’individu et son œuvre, et dont
celle-ci est la cristallisation au niveau formel. La forme parle de
conflits dont le sujet, poète ou musicien, Hôlderlin ou Beethoven,
n’est que l’instance médiatrice, moment lui-même dans le rapport
dialectique global du sujet-objet : « En rompant les liens qui le
lient au sujet, le langage témoigne pour le sujet qui ne peut plus
parler en son nom propre — l’art de Hôlderlin est sans doute le
premier à avoir pressenti cela » “.
Au-delà des clichés traditionnels du Poète et du Schi-
zophrène, ou les deux à la fois, au-delà même de l’énigme,
s’impose l’objectivité des conflits dans leur dimension socio-
historique, sédimentés dans la forme poétique, conflit entre la
présence de la civilisation grecque, de la rigueur classique, et le
moment de décomposition du langage dans lequel se manifeste le
caractère inaccessible de l’idéal linguistique ; conflit entre l’utopie
hôlderlinienne d’une réconciliation avec la nature et l’impossibi-
lité de sa réalisation. Le contenu de vérité de la création de
Hôlderlin ne réside ni dans la forme ni dans le contenu, mais dans
l’extrême tension entre l’un et l’autre qui traduit à la fois les
contradictions externes de la réalité, et les contradictions qui lient
l'expérience subjective à l’expérience de la réalité, c’est-à-dire à
chaque fois dans l’affirmation du non-identique contre le principe

233
d'identité.

c) Lukäcs - Goldmann - Adorno

— Cohérence et affirmation

Contemporain de la Krisis de Husserl, l’essai de Max


Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique “', s’inter-
roge non pas sur la crise des sciences en tant que telles n1 sur leur
incapacité, désormais, à légitimer leur savoir ou à nous apprendre
quoi que ce soit sur le monde, mais sur la rupture entre la théorie
héritière de la tradition philosophique depuis ses origines et la
théorie au sens critique. La métacritique élaborée par Jürgen
Habermas, et exposée notamment dans Connaissance et intérêt,
procède également de cette distinction fondamentale entre la
conception phénoménologique et celle de la Théorie critique :
« Husserl s’y laissait (dans la Krisis) alors guider par le même
concept de théorie auquel justement Horkheimer opposait une
alternative critique. Au reste, ce dont traite Husserl, ce n’est pas
des crises au sein des sciences, mais de leur crise en tant que
sciences, tant il est vrai que “ cette science n’a rien à nous dire
dans l’état de nécessité où nous vivons ”. Comme presque tous les
philosophes avant lui, Husserl n’hésite pas à partir, pour son
analyse critique, d’une idée de la connaissance qui laisse intacte la
continuité affirmée depuis Platon entre la théorie pure et la
pratique vécue “. »
En reprenant le « même thème » *, celui de la rupture entre
deux types de théorie, Habermas renouvelle la polémique du début
des années 60 entre Adorno et Popper, prolongeant la controverse
méthodologique entre les tenants d’une analyse critique et
dialectique de la société, et les partisans de l’épistémologie
analytique.
Au-delà d’une problématique limitée initialement aux
sciences sociales, est posée, aussi bien par Adorno que par
Habermas, la question cruciale d’une soumission progressive de la
culture aux schémas moyens-fins d’une rationalité prétendument
neutre, selon un processus déjà évoqué par Max Weber : « C’est
ainsi que présidait à l'élaboration des séries de types idéaux de
Max Weber une précompréhension bien déterminée du développe-
ment global de l’Europe, qui relève de la philosophie de l’histoire,

234
a
2

et cela veut dire : un point de vue programmatique, nommément la


rationalisation de tous les domaines culturels. Et il n’en va en
principe pas autrement avec les théories strictement
formalisées “. »
Or, réfléchir les intérêts qui gouvernent la connaissance en
fonction du contexte social exige la pensée dialectique, c’est-à-
dire la reconstruction de l’objet social indépendamment des
présupposés “— préjugés — épistémologiques formalistes qui
posent a priori, en dépit de l’expérience, c’est-à-dire de l’empirie
à laquelle ils sont censés se référer, l’adéquation de l’objet et de la
théorie. A l’unicité de l’expérience qui caractérise la démarche
positiviste et analytique s’oppose ainsi de façon irréductible la
pluralité des approches dialectiques et critiques réfléchissant les
multiples déterminations culturelles et idéologiques de l’objet
social. La définition de la pensée dialectique proposée par
Habermas se fonde précisément sur cet enrichissement de la notion
d'expérience qu'’ignore la théorie analytique et formaliste :
« Réfléchir semblables intérêts (de connaissance, M.J.) oblige à
penser dialectiquement — si le mot dialectique ne nomme rien
d’autre ici que la tentative de concevoir à chaque instant l’analyse
comme partie du processus social sous analyse, comme son
devenir-conscient-de-soi possible — ce qui veut dire : renoncer à
poser entre les instruments analytiques et les données analytiques
ce rapport tout extérieur et purement contingent que l’on peut
certainement supposer dans le rapport entre la libre disposition que
donne la technique sur ce qui est objectivité, et les processus qui
ont été objectivés “. »
Si le positivisme consiste à nier la réflexion (« Dass wir
Reflexion verleugnen, ist der Positivismus ») — et s’il s’est trop
longtemps posé comme la fin de l’épistémologie — il convient de
retrouver l’« expérience oubliée de la réflexion » ‘’. A cette seule
condition, selon Habermas, les sciences sociales « pourront se
débarrasser de l'illusion (...) selon laquelle le contrôle scientifique
d’un domaine social, avec ses effets d’émancipation vis-à-vis de la
contrainte que nous impose la nature, est historiquement possible
de la même manière et pour les mêmes raisons qu’un pouvoir de
contrôle technique produit par la science qui a déjà commencé de
produire son effectivité face à la nature “ ».
La critique de la compréhension herméneutique développée
par Habermas pose, au-delà de la querelle du positivisme dans les
sciences sociales, le problème de l’expérience vécue, subjective et

235
de sa transposition dans un système communicationnel linguis-
tique ; question classique depuis Hegel, celle de la traduction de la
subjectivité en concepts objectifs universellement valables, que ne
peuvent éluder ni l’esthétique ni la sociologie de la littérature, et
qui concerne la légitimité même de l’interprétation et de la critique
ainsi que leur adéquation à leur objet, à l’œuvre dans leur rapport à
la société.
Suivre le parcours de Jürgen Habermas traquant la positivité,
et tenter d'appliquer la démarche métacritique au fonctionnement
des catégories esthétiques, nécessite — notamment lors d’une
confrontation entre le système lukâcsien et goldmannien et
l'esthétique négative d’Adorno — la mise entre parenthèses des
traditionnelles considérations historico-littéraires pour ne plus
privilégier que l’analyse, sur le plan des concepts et celui de leur
cohérence systémique, de la forme esthétique chez Lukäâcs, ou
l’étude de la fonction épistémologique de la notion de structure
significative immanente dans la sociologie de la littérature de
Lucien Goldmann.
Ce faisant, l’analyse métacritique se sait exposée au risque
d’une restauration de la logique de l’argumentation « positive »
annulant la pertinence de la démarche dans le temps même de son
développement. Instrumentaliser la parataxis adornienne, n’est-ce
pas d’une certaine manière l’ériger en un système de contraintes et
la détourner ainsi de sa fonction initiale, à savoir l'éclatement de
toute systématique ? Mais ce risque n'exclut pas que l’entreprise
puisse et doive être tentée. Hostile au principe logique du rapport
nécessaire entre cohérence et sens, le dispositif paratactique
témoigne de la possibilité d’une esthétique négative non fondée
sur l’absolue validité de ces concepts et empruntant des voies
radicalement autre que celles d’une esthétique de la totalité.
Saisir la fonction logique — logicienne — que remplissent
les notions de cohérence et de sens à l’intérieur des systèmes
catégoriels lukâcsien et goldmannien éclaire sans aucun doute les
raisons pour lesquelles ces esthétiques se sont révélées incapables
d'apprécier la signification idéologique et critique des bouleverse-
ments formels en art, et pourquoi elles ont — obéissant à une
nécessité en quelque sorte interne — privilégié et consacré les
œuvres « affirmatives », celles pour lesquelles la domination ne
s’est jamais posé le problème de leur reconaissance culturelle.
« Si de nos jours, rien n’est plus cohérence, c'est parce que
jadis la cohérence était une fausse cohérence » ; la formule, que

236
|LRO
> À à

l’emploi du verbe substantivité das Stimmen rend littéralement


intraduisible, sinon au détriment de la polysémie du terme “,
constitue l’une des clefs de l'interprétation de la Théorie
esthétique, en ce que celle-ci peut être considérée comme une
digression sur la notion de cohérence jusque dans sa structure
même... une structure rebelle aux articulations figées et prééta-
blies, une « astructure » en quelque sorte qui défie la rigueur du
discours syntagmatique grâce à l'élaboration d’une écriture
paradigmatique.
Mais tout discours sur la cchérence est, dans le même temps,
un discours sur le sens, et sans doute sur le sens de ce discours
même. Si la cohérence est au centre de la problématique
adornienne, et notamment de son esthétique, il convient de
s'interroger sur la signification de cette esthétique dans son rapport
aux discours qui confèrent à la cohérence et au sens — érigés en
critères, voire en normes — une valeur positive. Les débats ont eu
lieu, entre Adorno et Lukâcs, entre Adorno et Goldmann
lui-même *, et la Théorie esthétique, en visant parfois explicite-
ment et directement les thèses lukâcsiennes, affecte indirectement
les analyses goldmanniennes.
Mais on ne saurait replier la confrontation sur des données
historiques. Ce qui ici est en cause est moins affaire de
comparaison ou d’opposition, que d’interrogation permanente sur
la fonction épistémologique des concepts de cohérence et de sens à
l’intérieur des systèmes, à la lumière de la Théorie critique, et plus
particulièrement de la métacritique que celle-ci développe et à
laquelle elle soumet tout ensemble conceptuel. La sociologie de la
littérature telle que la conçoit Lucien Goldmann semble reposer
sur une esthétique implicite où s’affirme une fois de plus — déjà
chez Hegel — le primat du concept sur la chose même. Les
notions de totalité et de vision du monde, clefs de voûte du
système lukâcsien, et auxquelles Goldmann ne cesse de faire
référence, s’exposent au même reproche.
La dialectique négative, transposée sur le plan de l’esthé-
tique, vise — à l’inverse — à modérer toute prétention concep-
tualisante et totalisante en prônant l'analyse des processus
d'élaboration formelle des œuvres. Ces processus, constamment
menacés par la dynamique du matériau artistique — la forme,
contenu social, est en tant que telle conflictuelle — obligent à
prendre en considération, non pas le sens et la cohérence d’une
œuvre qui ne font que renvoyer le statut et la fonction de l’art dans

291
une Kultur où la pratique artistique ne survit précisément qu’en
tant qu’elle est séparée de la pratique quotidienne et de la vie
(Lebenspraxis), mais la nature essentiellement « idéologico-
critique ‘! » de toute tentative de destructuration formelle en art.
A des systèmes conceptuels cohérents — ou aspirant à une
cohérence absolue — visant à saisir le sens social des œuvres,
s’opposerait la reconnaissance de la pratique artistique et de l’art
comme destructeurs des signes et des sens que cherchent à leur
conférer des discours dominateurs.
La pratique artistique et l’art, littéralement, comme « sémio-
clasties » permanentes, tel semble être le principe « unifi-
cateur » — recélant ainsi sa propre contradiction — de l’esthé-
tique adornienne ; principe contradictoire, non seulement en tant
que principe, mais parce que, signifiant la rupture avec le ou les
sens du discours dominant, il n’exclut pas tout sens, mais est
contraint de conserver, au moins, le sens de la rupture.

— Fonction « positive » des concepts lukâcsiens de


« totalité » et de « vision du monde »

« .… mais le peuple, qui reste calme et marque sa déception, le


peuple maître souverain et qui ne peut jamais que donner et non recevoir,
même de la cantatrice Joséphine quoi qu’en puissent dire les apparences,
ce peuple passe son chemin.
Et Joséphine ne pourra que décliner. Le temps viendra bientôt où son
dernier accent s’éteindra. Elle n’est qu’un petit épisode dans l’histoire
éternelle de notre peuple et notre peuple‘surmontera sa perte. Ce ne sera
pas chose aisée ; comment au sein d’un silence complet les réunions
seront-elles possibles ? A vrai dire. avec Joséphine n’étaient-elles pas
muettes aussi ? Son sifflement réel était-il notablement plus fort et plus
vivant que n’en sera le souvenir ? Si notre peuple, dans sa sagesse, a
placé si haut le chant de Joséphine, n’était-ce pas précisément pour ne rien
perdre en le perdant ?
Peut-être donc ne serons-nous pas très privés, mais Joséphine,
délivrée du tourment de cet exil terrestre qui est pourtant à son avis un
apanage des élus, ira se perdre joyeusement dans l’innombrable foule des
héros de notre peuple, et, de plus en plus délivrée, comme nous ne faisons
pas d’histoire, se verra bientôt enfouie dans le même oubli que tous ses
frères *. »

Georges Lukäcs, Lucien Goldmann et T.W. Adomno, plus

238
d’une fois sans doute, se sont interrogés sur ce texte de Kafka. Nul
ne peut dire ce qui de prime abord a pu les séduire, les surprendre
ou les irriter. Ont-ils pris note du caractère énigmatique de ce
fragment, de son caractère hégélien, ou bien de ses réminiscences
platoniciennes ? Leurs écrits restent muets, semble-t-il sur ce
point précis.
Juchée sur son piédestal, la création artistique peut s’éva-
nouir sans que quiconque regrette, ni même s’aperçoive de sa
disparition. Est-ce la mort d’un art ayant désormais perdu toute
vérité et toute vie. la « mort de l’Art » ? Parce que la perfection
de l’œuvre est telle qu’elle culmine dans le monde des Idées, l’art
demeure inaccessible au commun des mortels. La « partici-
pation » serait-elle à ce point bloquée et toute dialectique
impuissante ? Kafka est-il vraiment cette Joséphine n’ayant
sombré dans le mutisme que pour mieux se « perdre » dans la
foule anonyme et conjurer ainsi le sentiment d’exclusion vis-à-vis
de la communauté ?
Faut-il pousser dans de tels sens ce qu’Adomo, après
Benjamin, préfère nommer « parabole » plutôt qu’allégorie ou
symbole ? Ou bien a-t-on avantage à laisser agir la polysémie du
texte et à ne l’enfermer ni dans son historicité, ni dans une
interprétation historico-philosophico-littéraire ? Ne peut-on faire
en sorte que l’insignifiance apparente ne se réduise pas à une
signifiance forcée ?
La tentation n'est-elle pas grande — et la Théorie esthétique
incite à prendre ce risque — de lire ce texte, tout simplement,
comme une terrible dénonciation du « message » et de la fonction
messianique de l’art ? Mais n'est-il pas complexe en littérature, de
suivre la voie de la simplicité ? Et n’est-ce pas là encore manière
d'imposer une « lecture » ?
Questions sans réponses ; le texte seul fait autorité, pour
Adorno. « Le destin du monde ne peut devenir que très triste ».…
le récit date de 1924 ; une simple précision le transforme en une
réflexion sur le statut de l’individu et de la mort dans le peuple
juif — peuple des souris — pour qui seul demeure le souvenir de
la voix de Joséphine — les écrits de Kafka — souvenir qui vaut
mieux que son art lui-même.
Dans la proximité du destin, l’art pressent sa perte et l’artiste
sa futilité. Auschwitz ne tue-t-il pas la création poétique ?...
Il est vrai que le chapitre de la Dialectique négative,
« Méditations sur la métaphysique ‘ » ne cite aucunement Kafka,

239
mais il fait référence à Beckett, et cette mention suffit, compte
tenu des prédilections littéraires d’Adorno, à justifier le rappro-
chement.
« Tout prendre à la lettre et ne pas recouvrir de concepts tirés
d'en haut “ », ainsi que l’exige Adorno, a certainement pour
conséquence paradoxale, non pas le confort que procure la
certitude d’un texte apparemment intelligible et sans faille, mais
l'incertitude, l’approximation et l’aléa de l’interprétation. Tou-
tefois, l’injonction adornienne — faut-il vraiment la prendre
elle-même à la lettre — révèle, indirectement, l’incapacité des
concepts lukäâcsiens — venus d’en haut — à rendre compte de
l’« expérience » kafkaïenne. L’application des notions clés,
« vision du monde » et « totalité », suppose et relance dans le
même temps une confusion surprenante entre polysémie et
non-sens ; et le statisme auquel Lukäcs réduit la vision du monde
des artistes d'avant-garde correspond à cet énfermement dans
l’historicité évoqué plus haut : « Le non-sens en tant que vision du
monde réduit toute mobilité à une simple apparence et imprime à
la totalité la marque du pur statisme », déclare Lukäcs dans La
signification présente du réalisme critique. Dans cette critique,
qui vise nommément Kafka, le plus étrange demeure sans doute
que ce statisme auquel il est fait allusion, ce repli historique, cette
négation de l’écriture polysémique de Kafka n’aient pas conduit
Lukâcs à percevoir ni à retenir comme essentiel -l’élément
dénonciateur et critique de cette écriture même. Feignant de se
désintéresser de celle-ci, il la prend néanmoins « au mot » et,
l’interprétant au « premier degré » juge le signifié : « Cette
impression de totale incapacité, cette paralysie devant la force
incompréhensible et inéluctable des circonstances, tel est le motif
fondamental de tous ses livres Ÿ. » Lukâcs n’étant certainement
pas dupe du caractère « innocent » et anodin de l’écriture
kafkaïenne, doit-on supposer que son attachement à la théorie du
reflet est tel qu’il lui interdit de considérer que la situation du
peuple juif — à laquelle il omet de faire référence dans son
« discours » sur Kafka — possède un sens, un sens multiple, qui
va bien au-delà de la signification propre à une situation historique
donnée ? La préoccupation majeure de Lukäcs : refuser la
polysémie du texte kafkaïen revient à n’attribuer qu’« un » sens à
l’allégorie, et donc à la nier en tant que telle. Et de ce sens.
unique, Lukäâcs fait un non-sens par refus de prendre en
considération une « vision du monde » qui ne s’harmonise pas à la

240
ist se
»

sienne. Le Juif praguois pourrait-il avoir la même Weltanschauung


que celle du Hongrois de Budapest ?
Les jugements de Lukäcs sur Kafka, auteur d'avant-garde,
procèdent implicitement de ce diktat paradoxal cher à tous les
théoriciens de la Widerspiegelungstheorie : la polysémie tue le
sens.
Parce qu'il n’entre pas dans le modèle du réalisme critique
érigé en critère absolu — et à travers lequel, lui, Lukâcs, énonce
sa propre conception de la philosophie de l’histoire et de l’histoire
de l’art — le texte kafkaïen est pour ainsi dire évidé de tout sens,
et la fonction polysémique purement et simplement ignorée.
Curieusement, c’est la littéralité de sa lecture qui autorise Lukâcs à
l’extrapolation et à l’appréciation du degré d’inquiétude métaphy-
sique éprouvée par Kafka : « Le sentiment d’impuissance » est,
dit-il, « élevé chez Kafka au rang de vision du monde devenue
(...) l’angoisse immanente au devenir même du monde, le total
délaissement de l’homme en face d’une frayeur inexplicable,
impénétrable, inéluctable, et (qui) fait de son œuvre comme le
symbole de tout l’art moderne *. »
Cette vision du monde, vision de l’homme partiel — par
opposition à l’homme total (der Mensch ganz) — que Lukâcs
attribue à Kafka, est celle-là même qui lui permet d’affirmer :
« L’angoisse fondamentale de l’existence, telle que l’a vécue
Kafka, résume bien toute la décadence de l’art moderne *. » Il y
aurait quelque ironie à insister sur la distorsion entre la « vision du
monde » chez Lukäcs et sa « pré-vision » de l’avenir. Contre ses
propres conceptions matérialistes, mais également contre celles de
l’époque prémarxiste — La théorie du roman, L'âme et les
formes — Lukäcs n’hésite pas à introduire des catégories psycho-
logiques aussi imprécises que celles d’« angoisse » et d’« impuis-
sance ». Assurément, on est loin ici de ce type d’explication
« pseudo-sociologique » que Francastel reproche à Lukäcs *”.
Rien n’est moins matérialiste que l’hypothèse d’une angoisse
quasi-métaphysique, éprouvée par Kafka sur son lit de mort, dont
la réduction subjectiviste se révèle peu compatible avec le
caractère objectif, totalisant et universel de la « vision du
monde » ; ainsi que le note pertinemment Rosemarie Ferenczi :
« Les contenus des rêves de Kafka débordent de toutes parts les
schémas traditionnellement psychanalytiques. Réduire les images
signifiantes des textes de Kafka à l’explication de conflits d’ordre
strictement individuel (...) s’avère très vite comme un tour de

241
force impossible. En vérité, ces images, ou du moins la plupart
d’entre elles, renvoient à des situations historiques, au monde
extérieur, intensément observé et ressenti par Kafka, et dont il
donne une vision surréelle, c'est-à-dire traversée des sens qu’il en
perçus avec une acuité impitoyable... ®. »
Appliquée à « Joséphine la cantatrice », l'explication fondée
sur la vision du monde demeure très en deçà des commentaires
pourtant simplistes de Max Brod qui, tout en s’en tenant au niveau
de l’immédiateté de la dénotation, risque l’interprétation allégo-
rique : « .. ce que la situation des Juifs a d’intenable apparaît
clairement dans la dernière œuvre que Kafka ait achevée (...), le
récit : “ Joséphine, die Sängerin oder das Volk der Mäuse ”. Il
n’est pas besoin de désigner expressément le peuple auquel se
rapporte la description des bandes de souris harcelées et sans
défense (...). Ce tableau du protagoniste persuadé que le monde
n’a attendu que lui, sa venue libératrice, sa parole irremplaçable,
s'applique malheureusement aussi à une situation très commune
dans les milieux politiques et littéraires du judaïsme ‘'. »
Brod, assez naïvement, propose plusieurs niveaux d’interpré-
tation. L'un, psychologique, affirme que Kafka lui-même était à
l’opposé de son héros, Joséphine, celle qui se croit seule élue,
tandis que l’auteur était humble, modeste, complexé par
l’indigence de sa situation matérielle. Rosemarie Ferenczi
souligne également, encore plus nettement, le caractère ambiva-
lent de l'identification Kafka-Joséphine : « Si cet “ étrange ”
peuple des souris ne peut être que le peuple juif, effectivement,
réellement étranger, Joséphine ne peut être que Kafka, mais à la
fois ce qu’il fut à ses propres yeux, ce qu’il tenta et voulut être, et
ce qu'il ne fut pas, ne peut être ®. »
L'autre interprétation se veut d'ordre psychanalytique: le
récit traduit le souci d'intégration de Kafka à la communauté
juive, désir d’intégration qu'il vit de façon essentiellement
ambivalente puisqu'il la refuse par ailleurs en son for intérieur. A
côté de ces « explications » qui obéissent finalement aux schémas
traditionnels, l’homme et l’œuvre, l’homme et son temps, l’œuvre
et son époque, Max Brod s'interroge cependant : « On pourrait se
demander pourquoi Kafka n’a formulé expressément tout cela que
dans ses carnets et ses lettres, pourquoi, dans son œuvre littéraire,
il n’a divulgué sa pensée que métaphoriquement, par des
allégories ou des symboles. »
Il remarque également que l’un des traits particuliers de la

242
pensée kafkaïenne est qu’elle ne procédait pas discursivement,
mais par des images ‘, et note au passage la « délicate minutie »
de l'observation chez l’auteur. Avec un appareil conceptuel et
théorique incomparablement moins riche et élaboré que celui de
Lukäcs, Brod suggère les multiples possibilités de lecture de
Kafka, il en développe les virtualités et ouvre des perspectives
d'interprétation qui vont bien au-delà de ce que la notion
systématique et réductrice de « vision du monde » est susceptible
de mettre en évidence.
Et cependant, rien ne rebute autant Benjamin que la « lecture
théologique linéaire » de Brod “. Après avoir pris la défense du
biographe contre ses détracteurs “, Benjamin s’élève contre les
hypothèses d’un ouvrage qu’on ne pourra « jamais citer au
nombre des grandes biographies d’écrivain, des biographies
fondatrices % ».
Rejetant les présupposés et les schémas préétablis encore
présents chez Brod, il propose, pour sa part, « une interprétation
résolument pragmatique de Kafka », et refuse les clichés, trop
complaisamment réitérés, d’un Kafka visionnaire : « .. L’unique
racine de son expérience est la tradition à laquelle Kafka s’est
livré ; aucune sorte de clairvoyance des lointains, pas davantage
des “ dons de visionnaire ”. Kafka était aux écoutes de la
tradition, et qui écoute tendu de toutes ses forces ne voit pas %. »
La seule autorité de Kafka, ainsi que l’écrira plus tard
Adorno, est « celle des textes ® », d’une écriture qui, par son
refus de l’expression immédiate, recèle les tensions qui sont celles
de la vie même de l’auteur ” : « On ne quitte jamais les généralités
du dilettante, précise Benjamin à propos de Brod. L’étrangeté qui
appartient à la nature et à l’écriture de Kafka n’est pas, comme le
pense Brod, “ apparente ” et l’on n’en saisit pas davantage des
descriptions kafkaïennes en reconnaissant qu’elles sont la “ pure et
simple vérité ”. Pareils arguments sur l’œuvre de Kafka sont alors
de nature à jeter aussitôt le doute sur l’exégèse proposée de sa
vision du monde ?!. »
Benjamin est, au demeurant, l’un de ceux qui, comme
Adorno, prirent leur distance vis-à-vis de l’éxégèse allégorique,
sans hésiter parfois à contredire leur propre démarche interpré-
tative. Si les critiques de Kafka ont parfois pensé que l’ironie était
inséparable de son œuvre comme élément de tension équilibrant le
tragique des situations, bien peu ont insisté sur son humour. Pour
Benjamin, il s’agit là, au contraire, d’une dimension fondamentale

243
susceptible d'éclairer un aspect trop souvent négligé de ses écrits :
leur lien avec l’humour juif. En 1939, il écrit à Scholem : « De
Chestov à Kafka court est le chemin pour quiconque aurait résolu
de fermer les yeux sur l'essentiel. L'humour chez Kafka
m'’apparaît de plus en plus entrer dans cet essentiel. Ce n’est pas
un humoriste, évidemment. Mais c’était quelqu’un dont le sort fut
de tomber partout sur des gens qui faisaient de l’humour un
métier, les clowns. L'Amérique en particulier est une immense
clownerie. (...) Quoi qu’il en soit, j'imagine que celui qui verrait
les côtés comiques de la théologie juive aurait d’un coup en main
la clé de Kafka. Y a-t-il eu quelqu'un de cette sorte ? »
Pourquoi les commentateurs hésitent-ils à mentionner
l’humour ? Serait-ce qu’ils ne le perçoivent pas ? C’est peu
vraisemblable. Mais sans doute l’humour ne constitue-t-il pas une
catégorie esthétique à laquelle on se réfère aisément parce qu’elle
met en jeu la personnalité du lecteur lui-même, contraint de
s'impliquer pleinement, d’introduire un facteur idiosyncrasique
qui perturbe le schéma d’une interprétation visant à l’« objecti-
vité ».
La critique que Benjamin adresse à Brod vaut également pour
Lukâcs. La « vérité » de Kafka échappe aux schémas préconçus,
aux transpositions directes de modèles conceptuels affirmant la
possible adéquation des intentions du créateur poétique à la
signification de son œuvre achevée. Faussement anodine,
l'écriture kafkaïenne permet seulement d’affirmer que la « réalité
n’est pratiquement plus perceptible à l’individu et que par le
monde de Kafka, souvent si serein et traversé par des anges, est
l’exact complément de son époque qui s’apprête à supprimer par
masses entières les habitants de cette planète 7? ».
Ces remarques datent de 1938. Elles se terminent par ces
mots : « L’expérience qui correspond à celle de Kafka individu
privé pourrait bien n'être acquise par les grandes masses qu’à
l’heure de leur propre suppression #. »
La notion de « vision du monde » joue, chez Lukäcs, le rôle
d’une « fiction conceptuelle », d’une fiction théorique dont la
véritable fonction est moins d’introduire une cohérence chez
Kafka que de garantir la cohérence du système lukâcsien. En
celui-ci, une analogie — homologie — apparaît entre cette fonc-
tion assurée par les notions de « vision du monde » et de
« totalité » et le rôle qu’elles prétendent assumer une fois
appliquées à un objet extérieur, à une littérature que la

244
« dernière » esthétique “* — en dépit d’une révision du jugement
de Lukäâcs — continue néanmoins de « minorer ».
L’exigence de « positivité » qui caractérise l’esthétique
lukâcsienne, et qui correspond aux desiderata du réalisme
« critique », se situe aux antipodes des exigences de l’esthétique
adornienne. Son échec, indéniable en ce qui concerne l’interpréta-
tion des œuvres d’avant-garde, est attesté par Lukâcs lui-même,
lorsque celui-ci consentit enfin à voir en Kafka l’un des auteurs les
plus représentatifs de la littérature contemporaine, hommage tardif
à l’écrivain le plus « réaliste » qui ait jamais existé ”.

— La recherche d’une dialectique positive chez L. Gold-


mann

Héritier et interprète de la pensée de Lukäcs, Lucien


Goldmann a parfaitement perçu ce qu’avait d’insatisfaisante, en
sociologie de la littérature et en esthétique, une application stricte
des notions de « vision du monde » et de « totalité ». Mais les
réserves qu’il formula à leur égard n’ont jamais conduit à leur
abandon. Elles furent modifiées, affranchies des liens qui les
associaient à l’idéalisme hégélien — et que Lukâcs n’avait pas
voulu rompre — afin de pouvoir s’insérer dans la méthode de
structuralisme génétique.
En réalité, si Goldmann a reconnu la complexité du problème
de la polysémie du texte littéraire, 1l n’a jamais été question, pour
lui, de renoncer à l’indissolubilité des rapports entre structure
significative, cohérence, totalité et sens. Que ce soit dans sa façon
d'envisager la polysémie proprement dite, qui donne, dit-il,
« possibilité d’intégrer de manière valable l’objet étudié à
plusieurs structures différentes », ou bien dans le rapport
dialectique qu’il tente d’instaurer entre la totalité d’une œuvre, sa
structure significative, et ses parties, la cohérence est toujours
associée au sens ; elle est littéralement ce qui donne sens. Qu’on
se réfère, à ce sujet, à la notion de micro-structure ou à celle de
modèle réduit à propos des Chats de Baudelaire, de Genet, ou
d’Eloges III de Saint John Perse *.
Recherches dialectiques expose, implicitement, cette interdé-
pendance de la cohérence et du sens : « Les œuvres valables dans
les domaines que nous venons d’énumérer se caractérisent, en
effet, par l’existence d’une cohérence interne, d’un ensemble de
relations nécessaires entre les différents éléments qui les

245
constituent et, chez les plus importants d’entre elles, entre le
contenu et la forme, de sorte qu’il est non seulement impossible
d’étudier de manière valable certains éléments de l’œuvre en
dehors de l’ensemble dont ils font partie et qui seul détermine leur
nature et leur signification objectives 7. »
Que cette cohérence, qui fonde la notion de structure
significative, ait à jouer un rôle de critère, cela est indéniable.
Goldmann précise à ce propos : «. le principal concept
d’intelligibilité, celui de structure significative, représente à la
fois une réalité et une norme précisément parce qu’il définit à la
fois le moteur réel et la fin vers laquelle tend cette totalité qu’est la
société humaine, totalité dont font partie à la fois l’œuvre à
examiner et le chercheur qui l’étudie *. »
Quant au Dieu caché, il réaffirme clairement le lien entre la
cohérence et le sens : «Le sens d’un élément dépend de
l’ensemble cohérent de l’œuvre entière ”. »
Il est clair que la volonté de Goldmann d’affiner son modèle
structural initial grâce à la conception d’une structure réduite
traduit un certain embarras. Non seulement le caractère globalisant
de la notion de structure, telle qu’il l’avait conçue initialement,
risquait d’occulter les multiples médiations sociales, politiques,
culturelles, psychologiques à travers lesquelles s'exprime une
œuvre — et que celle-ci exprime en retour — mais il présentait
l’inconvénient d’unifier artificiellement l’œuvre, de taire ses
contradictions internes, d’en faire l’expression très imparfaite,
partielle, et par conséquent partiale, de la communauté humaine à
laquelle elle se rattache.
Ainsi, à Julia Kristeva, qui avait posé le problème de
l’opposition à la tendance unitaire et cohérente de l’œuvre comme
élément critique et non conformiste, — position que l’on ren-
contre également chez Adorno — Goldmann répond, non sans
habileté, mais de manière peu convaincante : « Presque toutes les
grandes œuvres littéraires ont une fonction partiellement critique
dans la mesure où, créant un univers riche et multiple de
personnages individuels et de situation particulières, univers
organisé par la cohérence d’une structure et d’une vision du
monde, elles sont amenées à incarner aussi les positions qu’elles
condamnent et, pour rendre les personnages qui les incarnent
concrets et vivants, à exprimer tout ce qu’on peut humainement
formuler en faveur de leur attitude et de leur comportement *. »
Au bout du compte, c’est bien le concept qui est gagnant, en

246
l’occurrence la structure, le sens, l’unité, la cohérence. Concept
qui crée la cohérence, le sens, dans le sens où il l’énonce et parce
qu’il l’énonce.
Il nous faut donc essayer de montrer combien cette question
du sens, de la cohérence et de la totalité est une question cruciale
qui ne permet plus de considérer Lukäcs et Goldmann d’une part,
et Adorno d’autre part, comme les pôles simplement diamétrale-
ment opposées à l’intérieur d’une même problématique.
Penser en dehors du sens et de la signification, sortir du
champ sémantique — tentative qui caractérise l'esthétique
d’Adorno — ne constitue pas l’inverse de la pensée du sens et de
la cohérence.
Telle est la proposition qu’il convient désormais de mettre à
l’épreuve.
Chacune des notions, cohérence et sens, occupe une place
déterminante à l’intérieur du système de pensée de Lukäcs, de
Goldmann et d’Adorno. Ce sont des notions clés dont dépend la
cohérence, ou la non-cohérence, des systèmes en question.
Concepts « transdiscursifs », 1ls traversent pour ainsi dire les
différents discours en assumant chez chacun d’eux ce rôle
fondamental d’assurer de façon positive ou négative leur
cohérence et de leur conférer un sens. On admettra aisément que
sans le recours à la « vision du monde » qui, chez Lukäcs et
Goldmann, est indice de cohérence et de sens, les systèmes
lukäcsien et goldmannien n’ont, à proprement parler, aucun sens.
Cette remarque vaut également pour les notions de « structure
significative » et de « modèle réduit ».
Il en va différemment à l’intérieur de l’esthétique adornienne,
et cette différence est précisément à l’origine des analyses et des
propositions qui vont suivre.
Les notions de cohérence et de sens qui fondent les
commentaires littéraires de Lukâcs et la sociologie de la littérature
de Goldmann sont acceptées d'emblée par eux comme opératoires.
Dans l’univers conceptuel dont ils occupent en quelque sorte le
centre, ils ne sont ni remis en cause ni problématisés. S'ils
engendrent l’adoption de perspectives critiques et jouent, comme
l’affirme Goldmann, le rôle de critères dans la détermination de la
qualité d’une œuvre, ils échappent quant à eux à la critique, et
nous ignorons tout de leurs présupposés théoriques, épistémologi-
ques et idéologiques.
Ni chez Lukâcs, ni chez Goldmann l'instance critique ne

247
réfléchit sur les concepts utilisés. Ni l’un ni l’autre n’adoptent
cette attitude métacritique qu’exige, par exemple, Adorno. Le
modèle épistémologique dont ils s’inspirent implicitement de-
meure intact, non discuté.
Le système dynamique que conçoit Goldmann est en fait un
système clos, comme l’atteste sa « démarche scientifique »,
répétition avouée du « cercle herméneutique » : « La démarche
scientifique la plus importante pour résoudre ces problèmes réside
dans l’insertion des structures significatives recherchées, avant
même qu’elles soient entièrement dégagées, dans des structures
plus vastes dont elles constituent des éléments partiels, démarche
qui suppose un va-et-vient permanent de la partie au tout et
inversement ‘!. »
Le fait qu’il s'agisse de structures significatives partielles,
c’est-à-dire renvoyant à chaque fois à des groupes sociaux
déterminés et définis en fonction de leur niveau de conscience
possible, n’atténue en rien la difficulté de la démarche. Le
problème demeure de savoir qui, initialement, définit qui et par
rapport à quoi. La dialectique est toujours seconde par rapport aux
moments qui la déterminent, et il n’est pas sûr que la « vision du
monde » censée constituer l’un de ces pôles soit précisément un
concept dialectique. L'héritage hégélien et lukâcsien est par trop
évident pour inciter à penser le contraire. La « vision du monde »
représente le moment positif dans le processus de l’Aufhebung,
moment qu’exprime l’œuvre valable, la tragédie, le roman, à
l’opposé de la négation déterminée d’Adorno.
Une difficulté majeure réside ici — comme l’a pertinemment
montré Peter Bürger — dans l’oscillation entre deux points de
vue, l’un phénoménologique : la cohérence interne est constitutive
de la chose même, de l’objet *, l’autre épistémologique : la notion
de structure significative comme réalité et comme norme,
c’est-à-dire, selon Goldmann lui-même comme modèle d’interpré-
tation scientifique. Est donc postulée une sorte d’accord,
d'harmonie entre l’objet, le phénomène artistique, et le sujet
récepteur de l’œuvre. Mais cette unité n’est que le corollaire d’un
autre postulat antérieur, celui d’une unité entre la forme et le
contenu ; de même, elle suppose également une harmonie entre la
réalité sociale et l’expression cohérente de l’œuvre chargée de
reproduire cette réalité.
La méthode goldmannienne fait référence à des présupposés
théoriques — notamment à une « vision du monde » — que les

248
ss
«4

théoriciens critiques ont identifiés comme relevant de la « théorie


traditionnelle » dans laquelle l’instance critique est séparée de son
objet. Dans le système de Goldmann, une place privilégiée est
réservée au sujet connaissant (à Goldmann lui-même, ou bien à ce
qu’il appelle les « grands philosophes », les « grands artistes »,
les « grands écrivains ») ; situation privilégiée puisque extérieure
à la critique, et donc lui échappant. Pour autant que Goldmann
réussit à saisir le fondement social expliquant l’œuvre dans
l’histoire, et dans la mesure où la mise en évidence de la cohérence
interne permet de dégager la structure significative, on peut se
demander toutefois si l’aboutissement du processus ne réside pas
dans la reconnaissance pure et simple du rôle de la subjectivité. La
réponse de Goldmann selon laquelle le sujet peut ne pas être
conscient de la vision du monde, de la vision idéologique qu’il
développe, est problématique et ne lève pas l’équivoque : elle
suppose qu’il y ait à un moment donné adéquation totale entre un
processus historique (« sens » de l’histoire), évolution sociale,
économique, politique, et un langage, en l’occurrence le texte
littéraire.
N'y a-t-il pas là une double illusion : illusion de croire que
l’œuvre d’art en général puisse « rendre compte » de quoi que ce
soit, et illusion que ce compte rendu puisse être à son tour exprimé
en concepts ; d’une part, il faudrait affirmer l’existence d’une
homologie entre la structure textuelle et la réalité sociale ; d’autre
part, il faudrait admettre la prétention hégélienne d’une transposi-
tion possible de l’œuvre d’art en discours conceptuel.
Une sociologie de la littérature, ou de la culture, de type
goldmannien, qui s’inscrirait dans cette optique, obligerait à
considérer que l’œuvre d’art est toujours pleinement contempo-
raine de son époque. Formule qui a priori semble d’une évidence
absolue, mais qui dans le contexte présent signifie ceci :
rattachable, sinon rattachée jusque dans son écriture même, par sa
forme et son contenu, à une structure sociale donnée, l’œuvre
« valable » ne serait jamais en « décalage » par rapport à la
réalité. Prise dans le jeu des correspondances, des homologies,
des structures, des visions du monde, l’œuvre verrait sa puissance
critique — subversive si telle est son ambition — partiellement
ou totalement annihilée. Immergée tout entière dans son
époque — qui s’y retrouve en retour sans faille — elle ne saurait
être anticipatrice, ni offrir de perspectives nouvelles, de « pro-
messes », selon l’expression adornienne.

249
Dans sa réponse à Kristeva, Goldmann exprime clairement
l'idée que l’œuvre littéraire, par la diversité des expériences
vécues par les héros, constitue un résumé, ou mieux un condensé
de l’expérience sociale. Il n’ignorait cependant pas, et pour s’y
être intéressé lui-même, que la forme romanesque à laquelle il
faisait allusion est celle-là même que nombre d’écrivains du xx°
siècle, et non des moindres, ont précisément voulu rejeter.
Les analyses qu’il consacre à l’œuvre de Robbe-Grillet ne
constituent pas un démenti probant à ces remarques.
La célébration de la forme esthétique, fondée sur une
conception du rapport indissoluble entre la cohérence et le sens,
conduit à considérer que la sociologie de la littérature de
Goldmann — si elle a à voir avec l’histoire de la littérature et avec
la critique de la littérature — n’entretient que peu de rapports avec
l'esthétique telle que la conçoivent la Théorie critique, et
notamment Adorno. Si l’on voulait qualifier l’esthétique dont
relèvent les concepts utilisés par Goldmann, concepts intégrés
dans un système de pensée identifié par les théoriciens critiques
comme système « positif », il conviendrait de parler d’« esthé-
tique positive ». |
Les notions de « vision du monde » et de « totalité »
auxquelles se rattache celle de « structure significative », parce
qu’elles visent, selon Goldmann lui-même, « à surmonter et à
organiser les éléments antagonistes de l’œuvre » entrent dans le
cadre de cette esthétique.
Dans celle-ci, jamais présente en tant que telle dans les écrits
de Goldmann puisqu'il n’y est question que de sociologie de la
littérature, c’est le concept qui prédomine, en l’occurrence la
structure, le sens, la cohérence. Cette esthétique est « positive »
au sens où un appareil conceptuel « cohérent » ambitionne de
cerner toutes les virtualités de sens d’une œuvre et de les subsumer
à un concept général. Dans son ouvrage, Pour une sociologie du
texte littéraire, Pierre V. Zima rappelle cette réponse de
Goldmann à Adorno, lequel insistait sur la « négativité » de
l’œuvre de Beckett : « J’arriverais probablement à montrer que
cette œuvre, si elle est grande, intègre les antagonismes, les
difficultés, les brisures dans une vision malgré tout globale du
monde qui peut être réduite en système *. »
Cette esthétique est bien « positive » dans la mesure où elle
postule l’adéquation du concept — par exemple celui de tota-
lité — au réel, à une réalité ; « positive » aussi en ce qu’elle fait

250
l'hypothèse qu’une forme esthétique peut ressaisir les contradic-
tions en une totalité cohérente qui est aussi une unité de sens.
« Positive » enfin, dans la mesure où la fonction « partiellement
critique » d’une œuvre dépend de la perfection de la forme, de son
aptitude à la conciliation, à l’occultation des antagonismes.
En résumé, il y a une positivité du système chez Goldmann
qui tient essentiellement à une étroitesse du lien entre cohérence et
sens.
Cette conception positive de l'esthétique s'accompagne
d’une conception positive, « affirmative » aurait dit Marcuse, de
l’œuvre « valable », ainsi que de son rôle et de sa fonction à
l’intérieur de la société, et plus particulièrement du champ
culturel, voire de l'institution. L’œuvre y est sauvegardée à
condition de remplir les critères de cohérence et de sens.
Réductible à un système cohérent de signifiés philosophiques, elle
n’est pas considérée comme étant en soi négatrice vis-à-vis de ses
déterminations sociales. Cela signifie qu’à l’intérieur du système
goldmannien, et une fois reconnues les qualités qui l’autorisent à
être prise en considération au sein de ce système, l’œuvre voit son
caractère « révolutionnaire », esthétiquement et idéologiquement
parlant, limité à l’extrême. L’homologie des structures dans le
rapport écriture textuelle-réalité sociale participe également à ce
phénomène.
Soucieux de conserver la cohérence dans le rapport
forme-contenu, Goldmann refuse de considérer les tentatives de
déconstructions formelles, avant-gardistes et contemporaines
comme une démarche spécifique de la pratique artistique. C’est ce
même souci que l’on retrouve dans son refus de reconnaître, non
pas la polysémie du texte littéraire en tant que telle, mais le fait
que cette polysémie puisse remplir à elle seule une fonction
critique. L’attachement goldmannien à la perfection formelle, le
maintien de la distinction entre forme et contenu, l’idée d’une
cohérence seule génératrice de sens, inscrivent l’esthétique
sous-jacente à ses conceptions dans la tradition de l’idéalisme
classique, et la rendent impuissante à comprendre la nature sociale
et politique des révolutions formelles en art depuis le début du xx°
siècle.
S’il y a échec de la sociologie de littérature telle que l’a
comprise Goldmann, cela tient surtout à un malentendu sur la
fonction même de l’esthétique et sur la manière dont celle-ci peut
concevoir aujourd’hui les rapports entre l’art et la société. Ce

251
caractère suranné des critères « esthétiques » goldmanniens
apparaît à plusieurs reprises dans ses écrits, à commencer par la
notion floue et totalement inopérante de « validité » d’une œuvre.
La compréhension et l’explication d’une œuvre doivent
permettre, dans le cadre d’une sociologie de la littérature, et selon
Goldmann lui-même, de formuler des jugements esthétiquement
valables sur cette œuvre. Dans le système qu’il nous propose, ce
schéma est fictif. Il doit être inversé. Les critères déterminant la
qualité de l’œuvre, largement dépendants des modèles culturels de
Goldmann lui-même, préexistent à l’application du structuralisme
génétique. Ils sous-tendent la conception goldmannienne et
conservent un héritage idéaliste et hégélien que la réflexion
contemporaine sur l’art et la culture peut considérer comme
inadéquat pour l’appréhension des problèmes esthétiques contem-
porains. |
La cohérence goldmannienne, que l’auteur tente de retrouver
à travers la notion de totalité chez Lukäcs, et à laquelle il est tenté
de l’assimiler, apparaît comme une pseudo-catégorie esthétique,
impuissante à Jouer le rôle de critère que Goldmann pourtant lui
attribue. Les divergences d’interprétation qu’il donne à quelques
années d'intervalle du « nouveau roman », en particulier des
Gommes de Robbe-Grillet, sont là pour prouver l’inadéquation
d’un tel concept. Au-delà des transformations de la société
capitaliste auxquelles se réfère Goldmann et qui peuvent expliquer
son changement d’attitude, se pose en effet le problème de la
validité et de la pertinence d’un système catégoriel qui prétend au
caractère absolu de ses présupposés en s’abstenant de les penser
comme historiques.
En 1964, la cohérence semblait correspondre pour Goldmann
à l’une des caractéristiques essentielles du « nouveau roman »,
permettent de qualifier les œuvres qui s’y rattachaient d'œuvres
« réalistes » : « J’ai essayé, dit Goldmann à propos de Pour une
sociologie du roman *, (...) de montrer à quel point des œuvres
comportaient une vision réaliste, critique et parfaitement cohé-
rente de la société contemporaine, et à quel point cet univers
imaginaire faisait d’elles des œuvres littéraires valables et
authentiques %, »
En 1970, précisément dans Marxisme et sciences humaines,
d’où est extraite cette citation, Goldmann interprète ces mêmes
œuvres comme l’expression d’un « appauvrissement général de la
création littéraire et culturelle % » et pense que celle-ci correspond

252
à un « rétrécissement de la dimension du possible ».
Ni les rapports de forme-contenu, ni l’opposition entre œuvre
« réaliste » et œuvre « formaliste » qui préoccupe les auteurs du
« nouveau roman », ni le caractère expérimental de ce type de
création littéraire — Robbe-Grillet définit le roman comme une
recherche — ne sont pris par Goldmann en considération.
L'attribution de la qualité « réaliste », qui repose sur l’idée de
cohérence, perd ainsi toute pertinence dans la mesure où elle
engendre une étonnante ambiguïté due au fait qu’on peut la faire
« fonctionner » dans un sens ou dans l’autre : d’une part est
réaliste l’univers imaginaire qui traduit l’autorégulation écono-
mique et sociale du capitalisme d’organisation ; d’autre part, est
réaliste, également, l’œuvre qui exprime l’unidimensionalisation
croissante du monde moderne, au sens marcusien du terme.
« Positive » dans le premier cas, la notion de réalisme devient
pour Goldmann « péjorative » dans le second ; implicitement, il
réintroduit la notion de « vision du monde », qui vient compléter
l’insuffisance de ses critères antérieurs, et qui sert à juger
négativement l’œuvre trop réaliste, à ce point insérée dans son
époque qu’elle en partage le désespoir et l’absence de
perspectives ?.
En interprétant la qualité réaliste d’une œuvre dans le sens
d’une mimesis que sert une cohérence formelle, Goldmann atténue
la distance qui sépare ses propres conceptions d’une certaine
théorie du reflet, et sa proximité avec le Lukäcs de la Signification
présente du réalisme critique entre en contradiction avec sa
tentative de distinguer radicalement deux périodes lukâcsiennes.
Mais surtout, le flou dans lequel baigne les catégories qu’il
utilise ne permet pas de penser que celles-ci puissent servir de
fondements à une esthétique, même si Goldmann leur impose une
telle finalité. La notion de cohérence qui émane de conceptions
anthropologiques, notamment de cette conviction que l’homme est
l’être qui tend à créer des structures cohérentes, se conjugue
malaisément avec la reconnaissance du caractère historique des
critères esthétiques. Non seulement elle renvoie à un modèle
logique étroitement dépendant d’une rationalité qu’il conviendrait
d’historiser “, mais elle se pose comme invariant anthropolo-
gique, critère anhistorique prétendant rendre compte aussi bien de
la littérature du xvir siècle que des créations littéraires contempo-
raines.
L'exemple du « nouveau roman » montre qu’au-delà du cas

253
particulier les catégories goldmanniennes échouent lorsqu'elles
s'appliquent à des pratiques artistiques contemporaines qui
reposent sur les brisures, les failles et la fragmentation aux dépens
de l’unité formelle. On peut également se demander si la volonté
de retrouver une cohérence dans les œuvres du passé n’est pas de
nature à occulter les contradictions de tout art, y compris de l’art
classique, et si la conception des œuvres comme totalités formelles
ne masque pas le rapport ambigu que la création artistique en
général entretient avec les déterminations sociales, politiques et
idéologiques qui la conditionnent à une époque déterminée,
rapport qui n’est pas toujours « affirmatif » — comme le dit
Marcuse — mais oppositionnel, « polémique » — selon le terme
d’Adorno — jusque dans la structure interne de l’œuvre.
Pour l’essentiel, cette interprétation de la notion de cohérence
rejoint celle de Peter Bürger exposée dans Theorie der Avantgarde
et dans Vermittlung-Rezeption-Funktion, mais elle en diffère sur
quelques points importants.
En considérant que les conceptions goldmanniennes repré-
sentent une tentative de dépassement des théories de Lukâcs et
d’Adorno — tentative qui se solde par un échec — Bürger fait
reposer sa propre théorie sur l’opposition entre Lukäcs et Adorno,
entre le partisan de l’œuvre organique d’une part, et le défenseur
de l’œuvre non organique d’autre part. Cette contradiction, Bürger
la renferme dans le cadre d’esthétiques historiquement dépassées.
A l'inverse, on peut penser que la théorie d’Adorno
représente un dépassement, à la fois, des théories de Lukäcs et des
conceptions de Goldmann, et qu’elle permet une réflexion critique
sur les pratiques artistiques les plus récentes, au-delà des
limitations que s’assigne la Théorie esthétique proprement dite.
Les remarques précédentes qui tentent l’examen critique de
l'esthétique sous-jacente aux conceptions goldmanniennes
n'auraient pu être formulées sans une référence constante aux
fondements de la Théorie critique.
Deux points sont ici particulièrement concernés :
— la positivité d’un système conceptuel, c’est-à-dire le
primat du concept et l’absence d’auto-réflexion du concept ;
— le lien entre cohérence et sens ; la cohérence, comme
seule génératrice de sens, et le sens comme supposant nécessaire-
ment la cohérence.
Ce dernier aspect constitue certainement l’un des thèmes
essentiels de la théorie esthétique d’Adorno et, indirectement, des

254
1,420
»

12

écrits de Walter Benjamin. Il autorise l'opposition entre une


esthétique de la positivité et de la totalité, et une esthétique
négative centrée sur le fragment.
Conformément au programme jamais démenti de la Théorie
critique énoncé dans l’ouvrage de Max Horkheimer, la théorie
esthétique d’Adorno pose le problème des présupposés théoriques
et méta-théoriques du discours conceptuel et logique. Elle
s'interroge de ce fait sur l’antériorité et la possibilité du discours
critique même, et affirme la différence radicale entre les principes
de la logique formelle, logique discursive, et la « logique » propre
aux œuvres d'art.
Les divergences entre les démarches esthétiques de Lukäcs et
de Goldmann d’une part, celle d’Adorno d’autre part, apparaissent
alors avec une grande clarté :
— ]à où Lukäcs et Goldmann tentent de retrouver une vision
du monde, une structure et une cohérence, Adorno décèle les
contradictions, la tension interne ;
— là où Lukäâcs et Goldmann distinguent un sens, Adorno
insiste sur la pluralité de sens, par exemple sur la polysémie du
texte littéraire (Kafka, Proust) ;
— là où Lukäcs et Goldmann synthétisent en une totalité,
Adorno s’en tient à l’analyse du fragment ;
— ]à où l’un et l’autre discernent une forme, Adorno perçoit
un contenu social et idéologique qui s’est peu à peu figé,
sédimenté, et dont la forme est l'expression.
Ce dernier point est essentiel. La distinction entre forme et
contenu sur lequel se fondent les édifices lukâcsien et goldman-
nien n’a aucun sens pour Adorno à partir du moment où ce qu'il
est convenu d'appeler la forme est « un contenu social sédi-
menté ».
La forme n'est donc pas cette recollection des éléments
épars, des fragments, des contradictions de l’œuvre en vue de
constituer une totalité harmonieuse et cohérente ; elle est — et
l’on n'insistera jamais assez sur cette formule d’Adorno — la
synthèse non violente des éléments épars, conservés tels qu'ils
sont dans leurs divergences et leurs contradictions.
La forme constituerait en quelque sorte l’aspect obligé que
prend nécessairement l’œuvre d’art dans une société, une Kultur
où l’art, de toute évidence, n’est pas la réalité, mais où il est
radicalement — en dépit, ou à cause, de l’industrie culturelle et
de manipulations démagogiques — coupé de la pratique quoti-

255
dienne, de la Lebenspraxis.
En ce sens, la forme — forme propre à une œuvre
particulière et forme au sens plus large, par exemple celui de
formes littéraires — est nécessairement apparence, « fausseté »
par rapport au contenu — les éléments épars ou fragments —
qu’elle se propose d’exprimer. Elle ne devient « déploiement de la
vérité » que si, suffisamment transparente, elle laisse entrevoir ses
failles, ses ruptures, sa dissolution possible.
Les analyses musicales et littéraires qu’Adorno consacre à
Kafka, Proust, Beckett, Schônberg, Beethoven ou Malher
insistent sur la puissance des contradictions internes qui tendent à
l’éclatement de la forme et dénoncent son caractère réconciliateur.
Les formes figées et closes sont « fausses » non pas esthéti-
quement, mais politiquement dans la mesure où leur clôture
exprime précisément ce qu’il en est du statut global de l’art dans la
société. L'institution attend des œuvres, des actions et des
manifestations artistiques et culturelles qu’elles se « clôturent »,
s’« achèvent », se particularisent à l’extrême en tant que produits
finis. Non seulement les lieux culturels traditionnels subsistent,
mais il s’en crée de nouveaux, définis par l’espace clos des
multiples discours esthétiques, qui guettent pour ainsi dire l’œuvre
à son achèvement.
L’analyse dialectique immanente, telle que la définit Adorno,
notamment dans l’« Introduction » à la Philosophie de la nouvelle
musique, revient donc à démasquer le processus par lequel l’œuvre
d’art en arrive artificiellement à reconstituer une apparence. A
montrer que chacun des éléments — par exemple la dissonance
dans le matériau muscial — considéré dans son immédiateté, et
non à travers une médiation formelle qui n’est que seconde dément
la réconciliation que cette œuvre doit à son statut historique, social
et idéologique. Il incombe ainsi à l’analyse critique et à
l'interprétation philosophique des œuvres d’art de dénoncer le
décalage existant, dans nos conceptions occidentales, entre la
chose — l’œuvre — et son concept — l’art —.
La conception du fragment comme indice de vérité, comme
immédiateté, sorte de défi lancé à la cohérence et à toute
formalisation, apparaît au demeurant en dehors du domaine strict
de la réflexion adornienne sur l’art sans pour autant sortir de
l'esthétique. Telles peuvent apparaître les Minima moralia,
créatrices d’une forme d’esthétique de la quotidienneté dans la
mesure où ces interrogations sur la vie quotidienne correspondent

256
structurellement aux fondements mêmes de l’esthétique ador-
nienne : « Celui qui veut savoir la vérité concernant la vie dans
son immédiateté, 1l lui faut enquêter sur la forme qu’elle a prise,
c’est-à-dire sur les puissances objectives qui déterminent l’exis-
tence individuelle au plus intime d’elle-même », déclare la
« dédicace * ».
Or, la vie « dans son immédiateté », vie fragmentée, mutilée
(beschädigt), considérée délibérément d’un point de vue subjectif,
ne trouve son expression que dans un texte éclaté, aussi
formellement éclaté que l’est celui des Minima moralia.
Interroger les systèmes lukâcsien et goldmannien au niveau
même des concepts sur lesquels ils reposent, et en faisant
momentanément abstraction de toute considération historico-
littéraire, permettait de dégager les caractéristiques d’une esthé-
tique « positive », et de faire ressortir l'originalité d’une
démarche propre à ce que nous avons appelé une esthétique
« négative », esthétique qui ménage une place pour ce qui n’entre
pas dans le cadre des catégories qu’elle s’est forgées. Esthétique
qui reconnaît que la non-cohérence — définie comme refus du
lien nécessaire entre cohérence et sens — est là pour, à chaque
fois, dénoncer le caractère utopique de la réconciliation : rêve de
cohérence, du concept.
La conception chez Lucien Goldmann d’une fonction
« partiellement critique » de l’œuvre d’art correspond à sa
conception de l’identité partielle du sujet et de l’objet, à cette idée
qu’il existe en puissance un sujet collectif révolutionnaire capable
de se retrouver en partie et de s’exprimer dans une œuvre.
En niant l’identité du sujet et de l’objet, ou plutôt en ne
souhaitant pas, dans les conditions présentes de la domination, la
voir se réaliser, en se prononçant au contraire pour le divorce
irréductible entre l’individu et l’universalité, Adorno introduit une
différence radicale. Radicale, puisqu'il ne s’agit plus d’analyser
l’œuvre dans le but de distinguer en elle les éléments critiques des
éléments non critiques, mais de montrer que, par-delà l’analyse
proprement dite des œuvres, le processus même de création
artistique est en soi un processus critique.
La théorie esthétique d’Adorno nous invite à tirer définitive-
ment les conséquences de toute pensée de la cohérence : la
réconciliation : à réagir contre tout discours qui, en quête d’une
clôture, d’une unité, d’une cohérence, d’une structure, d’une
x
vision du monde ou d’une totalité, aide à l'intégration de

257
l’œuvre — et à sa propre intégration — dans le jeu institutionnel
qui régit la sphère de l’art et de la culture.
On peut retenir comme essentiel le fait qu’Adorno — en
dépit parfois de ses propres critères et de ses préférences — ait pu
penser l’art comme quelque chose de « sans rapport avec autre
chose », comme échappant à tous les systèmes de référence :
conceptuel, logique, discursif, sémantique, etc., et qu’il ait pu
penser la pratique artistique — mais aussi le discours que celle-ci
suscite — littéralement comme une « sémioclastie * ».

— Vers une sémioclastie

L'expression « pratique artistique sémioclastique » — ris-


quée ici de manière sans doute audacieuse — ne s’impose pas
d'emblée avec une totale évidence. A constater que « créer »
revient à détruire les signes et les sens du passé pour en substituer
et en proposer de nouveaux, elle frôle le lieu commun. Aussi ne
convient-elle que pour désigner la spécificité radicale de la
création artistique non réductible aux systèmes conceptuels,
systèmes de signes et de signifiants qui prétendent l’appréhender.
L'image adornienne d’une œuvre d’art semblable à un feu
d'artifice — empruntée à Ernst Schoen — où la dilution tempo-
relle coïncide avec la décomposition de la forme, elle-même au
demeurant toujours changeante et jamais saisissable, représente le
point à la fois extrême et contradictoire — puisque le signe
persiste — d’une sémioclastie.
Interroger les systèmes lukâcsien et goldmannien sur le plan
des concepts, et marquer ainsi l’originalité de la démarche
adornienne, aboutit à la mise en évidence d’une différence
irréductible à une simple opposition : penser en dehors du sens et
de la signification n’est pas rigoureusement l’inverse de la pensée
du sens et de la cohérence. L’esthétique d’ Adorno traduit le souci
polémique d’un art, tel celui de Kafka, de Beckett, de Canetti ou
de Celan qui s’attaque au sens et à la donation de sens et ne
revendique pas la cohérence — la « fausse » cohérence — que
lui attribuaient les époques antérieures. Souci polémique vis-à-vis
des intérêts qui réduisent à l’état de propagande tout ce qui exhibe
sens et cohérence, afin de l’insérer dans le circuit de la production
industrielle des biens culturels. Le maintien de l’autonomie
artistique procède en partie de ce souci. Le moment mimétique, le
non-construit, le non-élaboré qu’Adorno distingue de l’imitatio,

258
apparaît ainsi comme un élément spécifique de l’art qui interdit sa
transposition en éléments conceptuels, à son identification au sens
philosophique et idéologique : « Le paradoxe qui fait que l’art
dise quelque chose et ne le dise pas a pour raison le fait que
l’élément mimétique grâce auquel il dit quelque chose s’oppose en
même temps au dire comme opacité et particularité *’. » Parce que
l'utopie de l’art, ce qui n’est pas encore « voilé », résiste à toutes
les déterminations, l’art reste souvenir à travers les médiations,
souvenir de ce qui à chaque époque fut possible sans jamais
pouvoir se réaliser.
En dépit de la référence au feu d’artifice et à l’idée séduisante
des formes éphémères, Adorno n’envisage pas le passage au stade
d’une nouvelle sensibilité esthétique de type marcusien répondant
à la libération du potentiel érotique ou ludique de l’art, mais la
différence avec Lukäcs, hostile à la pensée de tout éclatement
formel, apparaît fondamentale. Il est manifeste qu’Adorno
interprète la fidélité de Lukäâcs à l’idéal classique de l’œuvre
« Ronde » (rundes Kunstwerk), fermée sur elle-même (vers-
chlossen), repliée, en quelque sorte, sur sa cohérence interne,
comme une espérance en la pérennité de l’humanisme bourgeois
au sein du socialisme. La réflexion de la Théorie esthétique selon
laquelle « le caractère suspect de l’idéal d’une société close se
communique à l’idéal d’une œuvre d’art close elle-même * » vise
implicitement le principe lukäcsien de la totalité devant permettre
à l’art de ressusciter ce qui a été perdu, l’« homme total » dont les
caractéristiques sont celles-là mêmes de l'individu bourgeois.
L'’esthétique adornienne de la modernité est le refus de ce
principe, principe de positivité, énonçant que l’enjeu de l’art —
c’est-à-dire la qualité des œuvres — dépend de la manière dont il
reflète (widerspiegelt) la réalité, et dont il fournit, en tant que
totalité des déterminations artistiques, une copie fidèle à la totalité
des déterminations essentielles pour l’évolution du genre humain.
Exclu d’un système conceptuel qui considère que l’œuvre littéraire
ne peut être comprise que comme une totalité monosémique à
laquelle correspond un équivalent idéologique ou métaphysique,
l’art contemporain, qui pousse à l’extrême sa polysémie pour
tenter d'échapper au discours idéologique et à son intégration dans
l'institution, est littéralement disqualifié.
La Théorie esthétique constate d'emblée l’échec des mouve-
ments historiques d’avant-garde : « L’immense étendue de ce qui
ne fut jamais pressenti, sur laquelle se sont audacieusement lancés

299
les mouvements artistiques révolutionnaires vers 1910, n’a pas
apporté le bonheur que promettait une telle aventure. Au
contraire, le processus déclenché à cette époque a commencé à
miner les catégories au nom desquelles il avait vu le jour. On fut
de plus en plus emporté par le tourbillon de nouveaux tabous.
Partout les artistes se réjouirent moins du royaume de liberté
récemment conquis, qu’ils n’aspirèrent de nouveau à un prétendu
ordre tout aussi fragile. Car l’absolue liberté dans l’art, qui
demeure liberté dans un domaine particulier, entre en contradic-
tion avec l’état permanent de non-liberté du tout *. »
La théorie adornienne se développe ainsi sous le signe de
l’irréductible antagonisme entre l’art et la réalité sociale,
antagonisme non résolu par les courants avant-gardistes dont les
intentions n’ont pu se concrétiser ; l’institution artistique a survécu
et la coupure entre les formes institutionnalisées de l’art et de la
culture et la pratique quotidienne n’a pas été abolie. Mais cet
échec ne signifie pas un échec sur le plan artistique, et c’est mettre
l’accent sur le paradoxe inhérent aux avant-gardes — comme le
fait avec juste raison Peter Bürger * — que rappeler que si les
mouvements de l’époque ont « échoué » quant à leur projet initial,
leur « réussite » sur le plan de la création, et de la créativité, est
incontestable.
Bürger montre comment, avec les avant-gardes et notamment
avec Dada, apparaît une conception particulière, et décisive au
regard de la tradition, de la constitution et de la structure de
l’œuvre d’art, conduisant Adormo à opposer l’« œuvre orga-
nique » et l’« œuvre non organique ».
Tandis que le principe qui donne forme à l’œuvre « orga-
nique » domine ses éléments de part en part, et les associe pour en
faire une unité, le principe qui régit l’œuvre non organique libère
les éléments qui jouissent ainsi d’une très grande autonomie par
rapport à la totalité ; ils sont, selon l’expression de Bürger,
« dévalués en tant que constitutifs d’une totalité de sens, mais
valorisés comme signes autonomes ».
La réflexion d’Adorno à propos de la musique moderne :
« Les seules œuvres qui comptent aujourd’hui sont celles qui ne
sont plus des œuvres * » renvoie, derrière le paradoxe, à cette
distinction entre le sens général, global de l’œuvre lié à la pratique
artistique, et le sens étroit d'œuvre « ronde » placée sous la
conception traditionnelle de la Verschlossenheit.
Ce concept étroit d'œuvre, référence lukâcsienne par

260
excellence, est précisément l’objet de la critique adornienne.
Tandis que Lukäâcs considère l’œuvre organique comme une
norme esthétique et rejette comme « décadentes » les œuvres
d'avant-garde, Adorno érige l’œuvre non organique, celle qui
atteste l’impossibilité d’un art réaliste du présent, en une sorte de
critère de la modernité. Certes, l’un et l’autre considèrent que
l’avant-garde est l’expression de l’aliénation dans la société
capitaliste, mais l’interprétation qu’ils donnent de cette aliénation
est radicalement contradictoire. Pour Adorno, élaborer des œuvres
fermées sur elles-mêmes est non seulement une régression en deçà
du niveau des techniques artistiques de l’époque, mais constitue
une tentative idéologiquement suspecte. Loin de dévoiler les
contradictions de la société, l’œuvre organique donne, par sa
forme même, l'illusion d’un monde sans souffrance quelle que
puisse être, par ailleurs, la violence du « contenu » : « Une œuvre
réussie, du point de vue d’une critique immanente, n’est pas celle
qui résout les contradictions objectives en une harmonie bâ-
tarde — précise Adorno dans Prismen * — mais celle qui ex-
prime négativement l’idée d’harmonie, en incarnant les contradic-
tions pures et sans compromis, dans sa structure profonde. »
Lukäcs reconnaît, il est vrai, que l’avant-garde résulte d’une
évolution nécessaire de la société, mais cette nécessité peut être
également, ainsi qu’il l’a maintes fois exprimé, la nécessité de ce
qui est artistiquement faux, défiguré et médiocre. Une divergence
profonde concerne l’« évolution de la société ». Pour Lukäcs,
l’avant-garde est signe de la décadence bourgeoise. Elle en porte
la marque : celle de l’aliénation, des rapports sociaux réifiés. Au
regard du réalisme critique, la dynamique des forces productives
peut entraîner l'éclatement des rapports de production ; cette
transformation ne laisse aucun indice, aucune trace dans la sphère
superstructurelle de l’art, elle ne se traduit qu’au niveau du
contenu « explicite ». |
Pour Adorno, quel que puisse être le blocage des rapports de
production, le déchaînement (Entfesselung) des forces productives
esthétiques que révèlent les bouleversements formels témoigne de
la possibilité d’une alternative au monde dominé par la rationalité.
La contradiction n’est donc qu’apparente entre la condamnation de
la rationalité technologique et l’admission de cette rationalité en
art 7
Fondée sur l’inéluctabilité des forces productives esthétiques
et sur le caractère irréversible de la nouveauté, la conception de la

261
pratique artistique est restée toutefois, chez Adorno, prisonnière
du statut d’autonomie de l’art, sans vraiment aboutir à cette
sémioclastie vers laquelle elle tend. II n'empêche, cependant, que
la nouveauté n’est pas, comme le pense Peter Bürger, une
catégorie figée de l'esthétique adornienne, érigée en critère
statique de l’art contemporain, mais une notion essentiellement
dynamique dont le fonctionnement dialectique présente
l’avantage; notamment par rapport au système lukâcsien, de ne
pas « dévaloriser » a priori les productions d’« avant-garde ».
Aussi ne convient-il pas de renvoyer « dos à dos » Lukäcs et
Adorno, confrontés l’un et l’autre au problème des mouvements
d'avant-garde, tous deux auteurs d’esthétiques « historiques » et
de systèmes périmés *. Le dualisme dans lequel on risquerait
d’enfermer les deux philosophes empêcherait de mettre en
évidence la fécondité d’une conception pour laquelle l’œuvre
« non organique », toujours dénonciatrice de la puissance
neutralisante et réconciliatrice de la tradition et du conservatisme,
a toujours été conçue comme autre chose qu’une « non-œuvre
organique ».
— La forme esthétique et la non-organicité de l’œuvre d’art

Adorno fut un lecteur attentif et enthousiaste de la Théorie du


roman de Lukäcs, et 1l ne fait guère de doute qu’il ait pu trouver
dans L'âme et les formes mais surtout dans Histoire et conscience
de classe maints thèmes de réflexion, notamment concernant la
réification, essentiels pour la problématique de la Théorie
esthétique.
La virulence de sa critique à propos de la parution de Wider
den missverstandenen Realismus a ainsi quelque chose de
surprenant. Adorno, en effet, n’ignorait pas les circonstances dans
lesquelles Lukâcs fut conduit à critiquer, voire à renier, ses écrits
antérieurs, et sa position négative à l’égard des avant-gardes eût pu
aisément être mise au compte de la conjoncture politique. Adorno
aurait pu « ignorer » l’ouvrage, supposé être conçu sous des
conditions contraignantes par l’auteur d’Histoire et conscience de
classe, et le passer purement et simplement sous silence. Il n’en
fut rien, et l’article durement intitulé « Erpresste Versôühnung » —
« une réconciliation extorquée ® » — incite à prolonger sur un
plan structurel et fondamental l’analyse des divergences entre les
deux penseurs « marxistes ».
Les premières lignes de l’étude d’Adorno se présentent

262
comme un hommage à Lukäâcs : « L’aura qui entoure aujourd’hui
le nom de Lukäcs, en dehors même de la zone d’influence
soviétique, l’auteur la doit essentiellement à ses écrits de jeunesse,
à son essai L'âme et les formes, à sa Théorie du roman, ainsi qu’à
ses études sur Histoire et conscience de classe, dans lesquels il fut
l’un des premiers matérialistes dialecticiens à utiliser la catégorie
de la réification sur le plan de la problématique philosophique
(...). Par sa profondeur et l’élan de sa conception, aussi bien que
par la densité extraordinaire et l’intensité de ses descriptions, la
Théorie du roman a constitué un critère de l’esthétique
philosophique qui ne s’est jamais perdu depuis "©. »
Les raisons de cet hommage apparaissent clairement. La
conception de l’essai exposée dans L'âme et les formes, en tant
que mise en forme artistique (Gestaltung) de la diversité des
expériences vécues, son caractère fragmentaire qui fait de lui
l'expression la plus exacte et la plus précise de l’Erlebnis (la vie
vécue) individuel, la tension qui le sous-tend dans son effort pour
faire coïncider /a vie et la vie, l’essentiel et l’accidentel,
correspondent à l’idée adornienne de l’œuvre d'art, équilibre
fragile entre des contradictions internes que la forme apaise sans
jamais vraiment les réconcilier.
Un extrait de la lettre à Leo Popper témoigne de cette
affinité : « L’essayiste est le type même du précurseur, et on peut
se demander si, en lui-même, indépendamment du destin de sa
prédiction, il peut prétendre à une valeur et à une validité
quelconques. Face à ceux qui dénient son accomplissement dans
un système rédempteur, sa résistance est d’une extrême facilité :
toute véritable aspiration surmonte constamment ceux qui restent
enfoncés dans le donné brut des faits et des expériences vécues, et
se joue d’eux ; l’être-là de l’aspiration suffit à décider de la
victoire. Elle démasque en effet toute apparence de positivité et
d’immédiateté, dévoile les aspirations médiocres et l’isolement
facile, fait signe vers la mesure et l’ordre que tentent d’atteindre
ceux-là mêmes qui en dénient l’être avec lâcheté et vanité, parce
qu’il leur semble inaccessible. Calme et fier, l'essai peut opposer
ce qu’il y a de fragmentaire aux petites réalisations de l'exactitude
scientifique et à l'éclat impressionniste »

Eriger l’essai, mise en forme « spécifique et totale d’une vie


spécifique et complète » en œuvre d’art, n’est pas a priori
incompatible avec la définition adornienne du fragment comme
indice de vérité.

263
i

Dans la Théorie du roman, l'opposition établie par Lukâcs


entre l’épopée et le roman à partir des notions de « clôture »,
d’immanence du sens et de totalité organique suggère une
démarche en apparence familière à Adorno. A la conception
traditionnelle de l’épopée, qui voit en elle un système de valeurs
« achevé et clos », Lukäâcs oppose la « richesse de sens » et la
diversité des expériences des héros qui s’éprouvent comme
individus en lutte contre une réalité contraignante. Ainsi, si la
communauté, totalité concrète et organique, se cristallise dans le
vécu individuel du héros, « la masse d’aventures qui constitue
toute épopée est toujours articulée, mais jamais strictement close ;
elle forme un être vivant, d’une inépuisable richesse intime de
vie "? ». Les poèmes homériques constituent en ce sens l’épopée
parfaite car celle-ci reste légitimement indifférente à toute
construction architectonique ®. De Dante, Lukäâcs déclare, sur un
ton qui annonce celui de la Dialectique de la raison, que s’« il
conserve la non-distanciation et la parfaite clôture dans son
immanence achevée, (...) ses personnages sont déjà des individus
qui se dressent sciemment et avec énergie contre une réalité qui les
emprisonne et deviennent par cette résistance, des personnes
véritables "* ». La puissance de négation individuelle annule le
principe d’identité, et le particulier retrouve son autonomie au sein
de l’universalité abstraite ; rien n’interdit d’interpréter en ce sens
la thèse de Lukâcs, thème que l’on retrouve au centre de la
Dialectique négative.
Plus encore que la conception de l’épopée, celle du roman
révèle la filiation des concepts lukâcsiens et des concepts
adorniens. A l’« infantilité normative » de l’épopée, Lukäcs
oppose la « forme de virilité murie » qui lui semble caractériser le
roman. Ce dernier, en effet, plutôt que tenter une réconciliation
artificielle et « formelle » entre /a vie et la vie, traduit
l’antagonisme fondamental entre l’individu et le monde. Il rend
compte de la « dissonance » : « Toute forme artistique se définit
par la dissonance métaphysique située au cœur de la vie, qu’elle
accepte et structure comme base d’une totalité achevée en soi ; le
caractère affectif du monde ainsi créé, l’atmosphère dans laquelle
baignent les hommes et les événements restent déterminés par le
danger qui, menaçant la forme, surgit de la dissonance non
totalement résolue '*. »
Dans le roman, la forme esthétique n’est donc jamais
totalement assurée ; elle n’est pas prédéterminée comme dans

264
l’épopée : « Ainsi, alors que la caractéristique essentielle des
autres genres littéraires est de reposer dans une forme achevée, le
roman apparaît comme quelque chose qui devient, comme un
processus '*. » La tension demeure permanente entre l’imperfec-
tion du monde objectif, monde clos, et l’exigence de l’individu
qui, sur le plan du vécu subjectif, peut exprimer avec plus ou
moins de violence, non pas sa résignation, mais son désespoir :
« Le danger qui menace cette forme d’art est double ; ou bien que
l’incohérence du monde apparaisse brutalement, supprimant
l’immanence du sens telle que l’exige la forme et transformant la
résignation en lancinant désespoir ; ou bien que le trop vif désir de
voir la dissonance résolue, acceptée et celée dans la forme,
entraîne à une conclusion prématurée qui dissolve la forme en
hétérogénéité disparate, car la fragilité ne peut être alors que
superficiellement recouverte, non supprimée... 1°. »
Mieux que l’épopée, le roman rend compte du caractère
« démoniaque » — dans l’univers des valeurs dégradées,
l’homme ne peut se situer que dans le cadre d’une « mystique
négative » — de l’antagonisme entre l’individu et le monde.
L'univers romanesque, univers de l’« aventure » incessante,
n’est donc pas, pour Lukâcs et à cette époque, saisissable à
l’intérieur d’une œuvre « ronde », close et achevée : « La
composition romanesque est une fusion paradoxale d’éléments
hétérogènes et discontinus appelés à se constituer en une unité
organique toujours remise en question '*. »
Cette conception de la forme romanesque comme forme
dynamique, associée au thème de la dissonance, ne fut pas sans
influence sur Benjamin et, hormis quelques réserves concernant
leur aspect trop métaphysique, elle était de nature à séduire
Adorno. Libres de tout contenu idéologique et politique, les
catégories forgées par Lukäcs, héritières de la tradition hégé-
lienne, présentent, du moins jusqu’en 1918 — date de l’admission
du philosophe au parti communiste hongrois — une « neutralité »
autorisant une multiplicité d’interprétations affranchies de consi-
dérations partisanes. La notion de réification, développée dans
Histoire et conscience de classe (1923), est jugée fondamentale
par Adorno, et la période d’autocritique qui commence quelques
mois après la parution de l’ouvrage n’entraîne pas de sa part de
réaction négative. Il est vrai que l’ambiguïité même des catégories
esthétiques lukâcsiennes — celle de « destin » par exemple — ne
permet pas de jugement catégorique sur la sincérité de son

265
adhésion.
En revanche, l’ouvrage de 1956, à la fois mise au point sur
les malentendus qui entourent la notion de réalisme et procès
nuancé de l’avant-gardisme, ébranle le fragile équilibre des
suppositions et des incertitudes. Aux yeux d’Adorno, la soumis-
sion de Lukâcs au réalisme socialiste — peu importe qu’elle soit
feinte ou réelle — ne peut à elle seule expliquer les raisons pour
lesquelles Lukâcs assimile l’avant-garde à la décadence. Surtout,
le traitement infligé à Proust, à Kafka, à Beckett et à Joyce est
d’une sévérité que les thèmes développés dans les ouvrages de
jeunesse ne permettent pas de comprendre... à moins d'admettre,
précisément, qu’au-delà de la « conversion » de Lukäcs, les
catégories qui circulent dans la Signification présente du réalisme
critique sont liées structurellement aux concepts de totalité et
d’immanence du sens tels qu’ils apparaissent dans les textes de la
période prémarxiste.
La critique d’Adorno est à cet égard d’une grande clarté, et
traduit le refus de reconnaître l'existence d’une « coupure
épistémologique » permettant, par exemple, et comme ce fut
souvent le cas, de « disculper » en quelque sorte le « vieux »
Lukâcs aux yeux du « jeune ». On sait que Lucien Goldmann
n’hésita pas à prolonger la « validité » des concepts élaborés au
cours de la période prémarxiste en ignorant purement et
simplement l’œuvre ultérieure "®.
L'analyse du système des catégories esthétiques lukâcsiennes
ainsi que du rapport entre l’exigence de totalité et l’attribution du
sens qui commande l'étude des œuvres révèle en réalité, et dès
l’origine, une remarquable cohérence '!! ; et cette cohérence
révèle à son tour l’incapacité du système lukâcsien à saisir les
phénomènes de destructuration formelle.
L'âme et les formes ne saurait être considéré comme un
manifeste en faveur de la modernité, et la conception de l’essai
comme fragment érigé en œuvre d’art n’est pas un plaidoyer en
faveur de l’avant-garde. Dans sa « Lettre à Leo Popper », Lukäcs
prend la précaution de préciser à son ami : « Sur ce point, je vois
bien ce qui te dérange dans une telle conception de la critique :
l'anarchie, la négation de la forme, permettant à un intellect se
croyant souverain de jouer librement avec toutes espèces de
possibilités. Pourtant, si je parle ici de l’essai comme d’une forme .
d'art, je le fais au nom de l’ordre (donc sur un mode presque
purement symbolique et figuré) ; je suis guidé par le seul

266
sentiment selon lequel l’essai a une forme qui le distingue avec la
rigueur définitive d’une loi de toutes les autres formes !!. »
L’essai n’est donc pas, pour Lukäcs, destructeur de la forme ; au
contraire, de ce caractère fragmentaire, émerge le « désir »
d’accéder à la totalité du système dans sa « liaison intime avec la
vie même ‘* ». Tandis que le fragment recèle potentiellement,
chez Adorno, toutes les « figures » de la totalité et s’inscrit dans la
perspective de sa négation, l’essai tel que le conçoit Lukäcs
« circonscrit la totalité d’un monde pour sublimer un existant
unique, dans l’unicité même, en l’éternel !* ».
La totalité est, ici, ce que le monde moderne a perdu depuis
l'Antiquité grecque : le « sens positif » sur lequel reposait la vie
des hommes ; Lukäcs lui attribue une fonction esthétique précise :
« Car la totalité, en tant que réalité première formatrice de tout
phénomène singulier, implique qu’une œuvre fermée sur elle-
même puisse être accomplie ; accomplie parce que tout advient en
elle sans que rien en soit exclu ou y renvoie à une réalité
supérieure, accomplie parce que tout mûrit en elle vers sa propre
perfection, et, s’atteignant soi-même, s’insère dans l’édifice
entier ‘*. »
La vie réelle n’est ainsi accessible que par la médiation de la
totalité. Elle constitue un but, une finalité uniquement lorsque la
fonction de totalisation est remplie et lorsque le sens émerge de la
fusion entre la vie et la vie au sein d’une forme esthétique
achevée, sans que l’essayiste ait acquis une pleine conscience de
sa démarche : « Il est donc juste de dire que l’essai s'efforce
d’atteindre la vérité, mais de même que Saül, sortant chercher les
ânesses de son père, trouva un royaume, l’essayiste capable de
rechercher réellement la vérité atteindra au bout du chemin un but
qu’il n’a pas recherché : la vie '*. »
Cette fonction esthétique de la totalité détermine également
un principe esthétique. Le divorce entre l’individu et le monde
n’acquiert de sens que si une forme totalisante rend compte
« totalement » de la totalité des expériences vécues ; elle accède,
de ce fait, au statut d’œuvre d’art. Jamais le fragment brut en tant
que tel, dans son immédiateté — c’est-à-dire, selon Lukâcs, non
ressaisi au sein d’une totalité — ne possède de signification ; il
n’est ni signifiant ni signifié au regard de la réalité vécue. La vérité
de l’art, qui n’apparaît que lorsqu’est réalisée la réconciliation
entre la vie essentielle et la vie réelle au sein d’une forme
esthétique achevée, n’est donnée qu’au travers de l'apparence, de

267
l'illusion artistique. Mais ce statut d’apparence de l’art, de l’art
comme illusion, coupé de la Lebenpraxis — qui pour Adormo
résulte de l'emprise de la domination et, expression des
souffrances accumulées, doit être compris comme étant historique
(Geschichtsschreibung : écriture de l’histoire) — constitue, pour
Lukäâcs, l’« essence » même de l’art.
Le caractère fragmentaire de l’essai et le principe de
structuration romanesque sont conçus, selon les termes de Lukäcs,
sous l’aspect de l’ordre, de la totalité et de la vision du monde, de
l’« homme total », mais non pas sous celui d’une destructuration
formelle qui résulterait d’une maturation du matériau artistique.
La dialectique de la forme et du contenu chez Lukäcs trouve son
équilibre dans une forme esthétique arrivée à son point de
perfection qui n’admet pas que l’œuvre puisse être la cristallisa-
tion des antagonismes. Tandis qu’une œuvre réussie exprime
« négativement », selon Adorno, l’idée d'harmonie, en enregis-
trant dans sa structure les contradictions « sans compromis »,
l’œuvre véritable est, pour Lukâcs, liée à sa puissance de
structuration et de totalisation telle qu’elle se manifeste, par
exemple, dans le roman balzacien, indépendamment de toute :
considération d’ordre « formaliste », prenant en compte la
technique de l'écriture.
Il suffisait d’ériger en norme et en critère de qualité le
principe esthétique exposé dans les écrits de jeunesse pour aboutir
à des catégories inaptes à saisir la portée effective, philosophique,
esthétique et idéologique des révolutions formelles du xx° siècle.
C’est la tâche qu’accomplit Lukäcs dans le texte de 1956. Pas plus
que la Théorie du roman ne prend réellement en compte les
bouleversements formels — qui lui sont contemporains et se
manifestent dans tous les domaines, y compris en linguistique —
Karl Kraus — La signification présente du réalisme critique
n’analyse sur le plan des éléments formels, les auteurs d’« avant-
garde », notamment Joyce et Beckett. En se contentant de situer le
problème de l'interprétation de la littérature d'avant-garde sur le
plan de la « vision du monde » et de la « totalité », et en voulant
ignorer les questions de type formaliste — comme celle, par
exemple, de l'écriture fictionnelle — Lukäâcs ne fait que
« durcir » les critères issus des présupposés esthétiques et
théoriques déjà présents dans L'âme et les formes, la Philosophie
de l’art de Heidelberg et la Théorie du roman : « Quels sont donc
les facteurs qui conditionnent véritablement le style d’un ouvrage

268
et le sens de sa visée ? (...) Il ne s’agit aucunement d’une
différence, d’une opposition entre techniques d’écritures, entre
éléments formels — au sens “ formaliste ” du terme — mais
d’une différence, d’une opposition entre “ visions du monde ”
(...). C’est dans l’effort auquel se livre l’auteur, par des moyens
proprement littéraires, pour reproduire adéquatement l’image quil
a du monde, avec la totalité de ses déterminations objectives et
subjectives, que nous pouvons saisir la visée objective telle que
nous voulons ici l’examiner ; elle constitue le fondement de toute
question authentique concernant la forme des œuvres, non plus
dans un sens formaliste, mais en tant que forme qui procède de
l’essence même de la structure ultime, qui est la forme spécifique
de cette structure spécifique l. »
En excluant les questions relatives à la forme, et nonobstant
sa critique du réalisme socialiste, Lukâcs ne dépasse guère les
interprétations de la Widerspiegelunstheorie. Le pendule, selon
ses propres termes, est alors « entraîné à l’opposé ''” ». À vouloir
faire abstraction, à propos de Joyce, de Musil et de Beckett, des
problèmes formels et de leurs implications idéologiques et
politiques, l’argumentation de Lukâcs se retourne contre elle-
même. Elle révèle que la question essentielle réside bien là où l’on
tentait de l’occulter. Adorno ne manque pas l’occasion de le
souligner.
La thèse de la « coupure épistémologique » entre les œuvres
de la période prémarxiste et celles de la maturité n’est guère
admissible. Le système catégoriel de Lukâcs est, ainsi que le
montre Nicolas Tertulian, d’une remarquable cohérence; les
critères politiques et esthétiques en œuvre dans la Signification
présente du réalisme critique émanent directement de l'appareil
catégoriel mis en place dans les ouvrages antérieurs, au-delà des
ambiguïtés que Lukäcs a pu sciemment laisser subsister.
Adorno ne pouvait admettre que Lukäcs se réclame de lui
afin d’appuyer son interprétation de Kafka : « Si Kafka est un
artiste incomparable, ce n’est point qu’il ait découvert des moyens
nouveaux d’expression, mais cela vient plutôt de ce qu'il donne au
monde objectif, tel qu’il le conçoit, et aux personnages qu'il situe
en face de ce monde, une évidence tout à la fois suggestive et
exaspérante : ce qui choque, dit Adorno, ce n’est pas tant que le
monde soit monstrueux, c’est qu’il paraisse aller de soi '. »
Aussi surprenante est l’utilisation que fait Lukâcs des analyses
musicales d’Adorno pour condamner la nouvelle musique : « Plus

269
caractéristique encore ce que dit Adorno, dans ses “ Ages de la
musique moderne ”, sur les tendances de la musique d’avant-
garde ; considérant, bien entendu les choses du point de vue de
l'avant-garde, l’auteur signale ce qui condamne cette musique à la
stagnation et au déclin : “ On fait toujours les mêmes sons, mais
on a refoulé cet élément d’angoisse, qui était fondamental en
eux. ” Ainsi, pense Adorno — poursuit Lukâcs — elle a perdu sa
vérité “ qui était sa seule justification ”. Les musiciens modernes
ne seraient donc plus en mesure d’éveiller le sentiment qui est à la
base même de leur modernité, ce qui entraînerait nécessairement
la décadence de cette musique. Qu'on l’attribue, avec Adorno, à
un affaiblissement, chez le sujet, des aptitudes réceptives, qui
tiendrait, en ce cas à l’excès même de l’angoisse, ou que plutôt,
comme nous le pensons, le mouvement de l’histoire ait provoqué,
même chez les intellectuels décadents, le dépassement objectif de
la phase où elle avait atteint son point culminant —- le fait que
l’angoisse panique joue maintenant un moindre rôle, en tant
qu’expérience vécue fondamentale, doit aboutir, selon Adorno, à
détruire les bases effectives de la musique moderne, à en ruiner la
structure centrale, à la priver, par conséquent, de son authenticité
en tant qu’art d'avant-garde '". »
Or la thèse de l’affaiblissement du moi apparaît effectivement
dans les ouvrages d’Adorno, notamment dans Prismen, à propos
de la musique de jazz. Elle est reprise également dans Srichworte
afin de dénoncer le « rock and roll » et sa « récupération » par
l’industrie culturelle et les médias ‘”. Lukäcs visant l’Ecole de
Vienne, et notamment Schônberg, l’irritation d’Adorno ne pouvait
qu'être à son comble. Son hommage indirect au compositeur —
Lukâcs cite Hanns Eisler — ne peut faire illusion : « Bien avant
la découverte des avions de bombardement, il a exprimé les
sentiments des hommes entassés dans les abris aériens !?! » ;
aucun mot n'est dit sur l’atonalité, ni sur les débuts du
dodécaphonisme ; c’est de nouveau à une conception de l’homme,
que sous-tend une vision du monde, que Lukäcs fait référence.
Avant même qu’elles ne soient déterminées par des « choix »
idéologiques, les préférences esthétiques de Lukâcs tiennent à la
cohérence d’un système de concepts et de catégories, élaboré dès
les écrits de jeunesse, qui ne lui permet pas de penser le caractère
social et politique des « révolutions » formelles en art.
Convaincu, selon l’expression de Nicolas Tertulian, « de la
possibilité du dépassement de la négativité à travers les ruses

270
compliquées et les innombrables médiations de l’histoire !? »,
Lukäcs réussit à fonder ses principes esthétiques sur sa propre
vision optimiste du monde, une vision dont l’esthétique négative
d’Adorno n’a cessé de dénoncer l’aspect réconciliateur.
VI — Dimension esthétique et permanence
de Part:
« Toute jouissance qui s’émanci-
perait de la valeur d’échange
passerait pour subversive. »

T.W. ADORNO.

A) L’agonie d’Eros ou la négation de l’esthétique

1) Marcuse et la « désublimation répressive »

Vingt-cinq ans ont suffi pour que le pronostic de Marcuse


annonçant la libération de la sexualité « dans des modes et sous
des formes qui diminuent et affaiblissent l’énergie érotique ? »,
prennent désormais, dans les sociétés industrielles avancées,
valeur de diagnostic. Rangés au nombre des vieilleries, les mythes
idéalistes de l’amour et de la pureté, du sublime et de la
spiritualité, naguère encore « rentables », mais fort peu « démo-
cratisables », ont cédé la place à la grande catharsis collective
régie par la valeur d’échange.
Encore s’agit-il là, et Marcuse ne l’ignorait pas, d’une
tendance « générale » de l’évolution des sociétés développées ;
car ces mythes, très édulcorés, continuent d’alimenter nombre de
sous-produits véhiculés par les médias. Leur importance ne peut

272
être sous-estimée. Non seulement à cause de l’audience qui leur
est accordée. La constitution d’une sphère du « sublimé »,
juxtaposée, à l’intérieur du contexte social et culturel, au
phénomène global de désublimation, est paradoxale mais non
vraiment contradictoire. Elle est paradoxale dans la mesure où
cette sphère, en dépit d’une nécessaire actualisation du choix des
thèmes imposés par la « libéralisation des mœurs », reste
relativement imperméable à l’environnement, à la pornographie, à
l'érotisme. Elle n’est pas vraiment contradictoire, car sa fonction
idéologique rejoint celle de la désublimation : il s’agit d'élaborer
un univers fantasmatique et onirique coupé du réel, du quotidien,
obéissant à la règle : « Les gens ont besoin de rêve, nous leur en
donnons. »
Hormis ces réserves, la problématique marcusienne demeure
actuelle: l’investissement programmé du désir dans les espaces
délimités par le système et dans les objets qu ’1l offre à notre
appétit reste un objectif plausible du principe dominant de
l’échange. Penser et vivre l’« esthétique » hors des limites de la
tradition historico-philosophique occidentale pourrait bien ne pas
cesser d’être une exigence, exigence qui oblige elle-même à une
extension du concept d’« esthétique ».
Telle est, au demeurant, l'intention de l’ouvrage de
Marcuse : proposer une re-définition de l'esthétique, procédant
d’un retour à sa signification originelle, liée à l’Eros, conçu
comme le développement de relations libidinales qui transforme-
raient les rapports de l’individu avec autrui et avec le milieu ;
poser « autrement » la question des rapports entre Eros et
esthétique, à la lumière de Freud, plus exactement d’un Freud qui,
à la fin du xx° siècle, aurait osé dénoncer le rôle de la sublimation
et ses séquelles, aurait dit pourquoi l’hypersexualisation et
l'affirmation de la suprématie génitale n’étaient pas fatales, ne
constituaient pas l’anankè de la civilisation, et qui aurait su voir
dans la disparition du polymorphisme le fondement même d’une
funeste « capitalisation » du désir désormais centré sur le génital.
On peut ainsi, aujourd’hui encore, et comme Marcuse y
invite, relire Eros et civilisation ; non pour y déceler la
préfiguration d’une nouvelle organisation sociale et politique, ni
pour y lire les préceptes originaux d’une quelconque « économie
libidinale » ; non plus pour s’étonner de la sérénité avec laquelle
continue de sévir l'institution culturelle, dans ses musées et ses
centres, conformément à cette conception globale que les sociétés

274
développées se font de l’activité artistique et de son rôle.
On peut le lire, en revanche, pour voir jusqu’à quel point
l'actualité, le vécu quotidien peuvent parfois, jusqu’à la cari-
cature, confirmer le théorique ; on peut le consulter, aussi, par
curiosité envers le comportement étrange du libéralisme confronté
à des phénomènes en apparence irrationnels, et en contradiction
complète, semble-t-il, avec la nature même du système qui
pourtant les engendre : irrationalité des mises en scènes du sexe et
de la violence, de leur représentation « mass-médiatisée »,
phénomènes à la fois suscités et exploités, manipulés et
réprimés... toile de fond bariolée du quotidien, noyant la
légitimité des luttes pour une « véritable » libération, rendant
impossible le net partage entre le répressif et le libéral, et
appelant, contre toute logique, à la confusion de l’un et de l’autre.
Ainsi, l’irrationalité libérale assimile-t-elle en permanence le
sexe à la « violence », terme générique masquant le bien-fondé et
l’urgence de certains combats. En affectant d’ignorer les liens
existant entre l’insatisfaction et la frustration à l’agressivité, sans
doute s’agit-il de prévenir toute tentative de libération réelle et nier
que celle-ci ne peut résulter que d’une transformation profonde
des structures socio-économiques et des rapports humains.
Habilement entretenue, la confusion masque les contradictions.
L'exploitation commerciale du sexe — qui atteint son paroxysme
dans la pornographie — fonde l’essentiel de son succès sur la
répression passée, et auprès de ceux qui en ont été les victimes.
Eros et civilisation identifie les dispositifs d'investissement
libidinal qui, s’ils visent la mort d’Eros, prolongent aussi son
agonie, et le mérite de Marcuse est de décrire ces phénomènes
qualifiés d’irrationnels qui croissent quantitativement et qualitati-
vement en proportion de l’ingéniosité développée par le système
pour les supprimer, de montrer— avant l’heure en quelque
sorte — le fossé séparant l’ordre étatique d’une conception
« esthétique », « érotisée » des relations inter-individuelles et des
rapports de l’homme avec son environnement.

2) L’« esthétique libidinale »


La réflexion esthétique, de tout temps, s’est abstenue
d’aborder de front le problème même du concept d’esthétique, et
celui de son éclatement. Hormis Marcuse, lecteur « partial » de

216
Freud, lecteur de « mauvaise foi », dans la mesure où il tire toutes
les conséquences des implications du malaise dans la civilisation,
percevant que la décomposition de l’esthétique sous sa forme
institutionnelle pourrait conduire à réviser le divorce, instauré,
selon Freud, par la civilisation et perpétué par la société
post-industrielle, entre principe de réalité — principe de rende-
ment — et principe de plaisir.
Poser le problème de l’« esthétique », de son concept et de
son éclatement, de ses racines et de son enracinement dans la
libido, serait faire pour l’esthétique instituée ce que Nietzsche
rêvait de faire pour la morale : non pas changer les valeurs sur
lesquelles elle se fonde et trouve sa justification bourgeoise, son
statut de classe, mais les « transmuer », c’est-à-dire les détruire.
Le parallèle entre la morale et l’esthétique s'arrête toutefois au
point qui leur est commun, à savoir l’institutionnalisation. La
destruction des normes auxquelles était attachée la morale
bourgeoise fut, et est encore, le fait de la domination du principe
d'échange. Les lois régissant l’économie moderne du capital
rendent caduques les modèles éthiques qui lui servaient de
fondement idéologique au début de son instauration et dans la
première moitié du xx° siècle.
Il en va différemment pour l'esthétique et pour les
manifestations de l’art contemporain, avant-gardiste et post-avant-
gardiste. A la différence de la pratique morale, qui peut s’investir
dans le quotidien, la pratique de l’art, pratique séparée de la
réalité, reste du domaine de l’exception. Les systèmes politiques
et économiques s’accommodent aisément d’un changement, d’une
« évolution » des mœurs ; ils tolèrent moins facilement les
exigences de transformation qualitative, « esthétique » des condi-
tions de vie susceptibles de compromettre la dynamique techno-
cratique.
Lire l’œuvre d’art sous la perspective d’une « esthétique
libidinale », ce serait littéralement la « déranger », l’abstraire du
discours conciliateur de l’esthétique positive, et la mettre en
rapport avec la diversité et l’hétérogénéité du vécu : « éliminer
l’altération de l’attitude esthétique dans l'atmosphère irréelle du
musée ou de la bohème * ».
La forme de l’œuvre d’art, « déstructurée » ou non, en
instance de déstructuration ou de retour à la structure, serait le fait
du moment d’intellection — du concept — qui équilibrerait ce
que la mimesis a de sauvage. La conception de Marcuse, sur ce

276
point, anticipe de façon critique sur la thèse de ceux qui, comme
Adorno, veulent voir dans l’art plus un langage qu’une manière de
vivre. Le risque, présent dans la Théorie esthétique elle-même, est
bien que le champ de l’esthétique puisse être délimité et qu’un
territoire soit assigné à la sublimation. La « défense » de l’art
oblige au paradoxe qu’Adorno ne peut éviter : soutenir la
spécificité de la pratique artistique, c’est toujours, d’une manière
ou d’une autre chercher à l’enclaver, et contraindre l’« esthé-
ticien » au dilemme : continuer à produire de l’esthétique, du
discours, et des œuvres sur lesquelles ces discours viendront se
plaquer, entrer dans le mécanisme compulsionnel et rhétorique du
capital, ou bien ne plus écrire, ne plus produire, « serrer les
dents * », et centrer l’énergie libidinale, jusque-là dispersée, sur
cette finalité sans fin qu'est la jouissance.
L'idée, dialectique, d’un nécessaire retour à la forme en dépit
de la recherche de déstructuration, de l’informel et l’expérimental,
correspond au statut particulier de l’art dans les structures
actuelles. La déstructuration de l’œuvre n’est pas synonyme d’une
destruction de l’art, de l’œuvre, de l’esthétique. Cette permanence
formelle qui assure à l’art sa puissance de négation critique
vis-à-vis de la réalité existante est aussi celle de sa transcendance ;
en tant que telle, elle garantit surtout son maintien à distance du
réel, de la Lebenspraxis. Lorsqu'il définit l’œuvre comme
Sehnsucht, Adorno insiste sur l’ambiguïté remarquable que traduit
le double sens du terme : compensation de la tension désirante (du
sehnen nach) par la nostalgie. Il souligne de ce fait la
contradiction par excellence de l’art: l’aporie de l’œuvre,
désireuse de briser les normes traditionnelles, mais aspirant à la
dignité emphatique du chef-d'œuvre. Même précaire, l’équilibre
de ces deux moments aboutit à une forme, au concept ; tel est
l’autre biais par lequel l’œuvre s’offre au processus d'intégration,
insertion dans le circuit production-consommation, au détriment
de la puissance libidinale investie en elle.
Relire Eros et civilisation permet d’éclairer de manière
nouvelle la contradiction inhérente à la Théorie esthétique : autant
l’œuvre d’art est lieu d’investissement privilégié du libidinal, qui
détermine les tensions et autorise l’éclatement de l’œuvre en tant
que tel, autant la structure linguistique, logique conceptuelle,
racornit cette libido ; toute analyse du comportement esthétique
commence par la perception du lien qui unit la connaissance à
l’éros *.

277
En posant la question de la nature à l’Eros à l’époque du
désenchantement de l’Aufklärung travestie en mythologie, Eros et
civilisation indiquait la voie d’un dépassement possible de la
contradiction : l'émergence d’une « nouvelle sensibilité », notion
floue, imprécise dans l’essai de 1972, Contre-révolution et
révolte, mais définissant le projet utopique d’une esthétisation
totale de la vie et non plus seulement de la réalisation de
l'esthétique à travers les œuvres *.

3) Vers une désublimation totale

Le processus de désublimation répressive analysé par


Marcuse, décomposition progressive de la puissance érotique et
dépotentialisation de l’Eros, énonce que la jouissance — pas plus
que le désir— ne constitue le fin du fin de la subversion à
l’intérieur du capital. Si, naguère encore, pesait sur elle le poids
de la répression morale, religieuse et institutionnelle, elle tend à
entrer dans le système global de la production capitaliste. La
nouveauté est que le contexte de culpabilité généralisée
s’accommode aisément de la législation et de la gestion
programmée des multiples sources de jouissances possibles, non
seulement autorisées mais provoquées par le système, étant
entendu que la dénomination et la désignation du champ du licite
revient par là même à en indiquer les limites et à prévenir ses
débordements éventuels, son empiètement sur la réalité quoti-
dienne : « La libération sexuelle peut être poussée fort loin sans
menacer le système capitaliste à son stade avancé ?. »
Si vraiment la désublimation contrôlée identifie un méca-
nisme caractéristique de certains stades dans l’évolution des
sociétés post-industrielles, la commercialisation du sexe —
l’« Eros exhibitionniste et négociable * » — s’inscrit dans ce
processus. Fonctionnant, de façon fictive, comme un affranchisse-
ment à l’égard des anciennes hypocrisies morales et religieuses, la
désublimation, telle que la comprend Marcuse, s’assimile à l’une
des nombreuses instances chargées de réguler la libido. La
représentation réaliste d’actes sexuels — « La cochonnerie et la
photographie sexuelle sur papier glacé ? » — constitue le piège de
la « spéculation » du sexe, littéralement et étymologiquement,
dans lequel tombe l’apologiste naïf de la « pornographie !° ».
Affirmer la possibilité d’une libération ou d’un épanouisse-

278
ment sexuel grâce à la commercialisation spéculaire et spéculative
du sexe, c’est à la fois reconnaître la réalité des frustrations et des
besoins réels, et méconnaître le contexte historique de la
répression accumulée et intériorisée par l'individu. Sans ce
contexte, toute spéculation serait impossible. Seule la naïveté peut
lier la pseudo-libéralisation de la libido à la déculpabilisation des
pulsions, et croire qu’à la levée de toute censure institutionnalisée
correspond une levée de la censure du surmoi dont les composants
religieux, moraux et culturels se sont sédimentés au cours des
siècles de « civilisation ».
Le réalisme froid et cynique du hard core dénonce en les
révélant la froideur et le cynisme du mécanisme d’exploitation
commerciale et de « spéculation » fantasmatique dans lequel il est
enfermé. Le genre « pornographique » entérine la séparation entre
l’Eros et la vie quotidienne, entre le principe de plaisir et le
principe de rendement, entre une esthétisation de l’environne-
ment — son « érotisation » — et l’idéologie de la rentabilité.
Loin de faire éclater l’enfermement névrotique dans lequel il
se complait, et au lieu d’aider au déploiement du potentiel
subversif de la libido, il se rend complice des instances
répressives. Le fonctionnement névrotique de la spéculation
sexuelle ne libère pas les pulsions, et la mobilisation des fantasmes
suppose que ceux-ci continuent d'exister afin que subsiste
l’activité de censure. Ce processus, qui conditionne l’existence et
la survie de la « pornographie », ainsi que son attrait, nécessite le
renouvellement permanent de l’insatisfaction et diffère constam-
ment le plaisir que pourrait constituer une libération effective et
totale de l’Eros et de l’investissement libidinal hors des zones
programmées et fatalement non subversives, soumises au contrôle
du système économique.
Il n’y a pas incompatibilité entre la « spéculation » sexuelle,
même intensive, et le conformisme moral, religieux et institu-
tionnel. La « pornographie », parce qu’elle est non seulement la
caricature mais l’opposé d’une véritable libération sexuelle sur le
plan du vécu quotidien, joue sur la culpabilisation. Croire le
contraire serait considérer l’inconscient comme monolithique et
statique, et ignorer que les conflits résultants de l’ambivalence des
tendances libidinales constituent des complexes dynamiques. La
« pornographie » repose sur la transgression des interdits, et le
plaisir pris à la transgression ne se comprendrait pas sans la honte
qui l’accompagne, elle-même effet de la répression instinctuelle.

279
La spéculation du sexe opère une véritable récupération du fonds
névrotique et fantasmatique qui s’est constitué sous l’effet d’une
éducation et d’un conditionnement répressifs séculaires. La
pseudo-libération du sexe apparaît bien comme le mauvais alibi
d'une société où prédomine la valeur d'échange, incapable de
contrôler la décomposition de ses propres fondements autrement
qu’en l’insérant dans le circuit de la rentabilité. Dans ce cycle
répression-libéralisation, et là où tour à tour s'appliquent
indifféremment, parce qu’en fin de compte identiques, l’une ou
l’autre, sont rendus visibles les stigmates de l'oppression
ancienne.
Foucault démontre avec pertinence les abus de l’hypothèse
répressive. En lui opposant l’« injonction séculaire d’avoir à
connaître le sexe et à le mettre en discours », il stigmatise le
« sexocentrisme » culpabilisant et culpabilisé de l'Occident .
Mais cette prolixité au sujet du sexe, cette ambiguïté des discours,
fort bien décelée par Foucault, fonctionne globalement comme un
discours répressif, du moins comme discours « du » ou d’« un »
pouvoir. Ce qui ressort de l'étude de Foucault, c’est que tout
discours sur le sexe, se veut-il libérateur, et surtout celui-là,
annule, par sa prétention même à vouloir en parler, son rôle
émancipateur. La fonction d'incitation à comprendre la sexualité,
également fonction de connaissance, s'intègre dans l’ordre d’un
discours qui est celui de la séparation entre la réalité, le vécu
quotidien concret, et la fiction abstraite, rationalisée et organisa-
trice du langage. De même que l’art, comme discours au travers
de ses œuvres, dénonce la réalité, mais assume, sous sa forme la
plus intégrée et dominante, la fonction de substitut, le discours sur
le sexe joue lui aussi un rôle de succédané.
La fonction de « spectacle » du sexe qui s’exhibe donne à
penser que ce phénomène s'apparente à une mode commerciale
éphémère. En réalité, cette « représentation » laisse croire à la
résolution de problèmes et de conflits fréquemment mal vécus ou
difficilement supportés dans l’intimité des rapports individuels ou
dans le silence de la relation avec son propre corps. Cette fonction
de représentativité — ou de « figuration » — aisément transpo-
sable au domaine de l’art, est loin d’être secondaire, même s'il est
vrai que le véritable enjeu de la société technocratique, du monde
administré, se situe davantage au niveau de l'exacerbation de la
rationalité scientifique et technologique, du contrôle et de la
programmation des facteurs socio-économiques et de la régulation

280
des instances du pouvoir politique. Naguère encore, il importait
peu au système d'intervenir directement dans l’économie sexuelle
domestique. Une sorte de discours dominant sur le sexe tenait lieu
d'éthique et supportait aisément en raison même de sa prégnance,
les « déviances » et « marginalités ». Sauf en cas d’instauration
d’un régime d’ordre moral autoritaire et régressif, ce système ne
peut que se perpétuer ; il demeure compatible avec la nouvelle
éthique sexuelle présidant à la commercialisation de l’Eros. La
fausseté du précepte réactionnaire selon lequel les sociétés
occidentales sont trop « permissives » est attesté par le simple
constat que le sexe fait et fera encore recette. Le principe de
rendement ne permet que ce qui sert les intérêts d’un système
fondé sur la valeur d’échange. On est loin de cette « autre
économie des corps et des plaisirs » évoquée par Foucault "?, dans
laquelle les affaires du sexe iraient tellement de soi qu’il
deviendrait superflu d’en parler.
La canalisation et l’exploitation de l’énergie libidinale
prennent l’aspect d’une régulation subtile qui n’est pas le fait
direct d’un pouvoir tout-puissant à l’intérieur du système, mais
assure sa permanence. Cette relation complice est celle qui
permet, moyennant des capitaux suffisants, de promouvoir sur le
marché des produits étudiés en fonction des motivations des
individus, de leurs standards de vie, de leurs modèles socio-
culturels, et de ce qu’on suppose être leurs fantasmes. Est-il si
invraisemblable le système qui, transposant le mécanisme
publicitaire du plan de la consommation courante à celui de la
culture et de la sexualité, « rentabiliserait » l’activité fantasma-
tique et assurerait à chacun son taux moyen de consommation de
sexe ! Finies les inhibitions, les frustrations, tout comme les excès
et la débauche, dans cet espace désublimé, où la nouvelle
obsession, ou perversion, serait d’échapper— insensible aux
séductions programmées — aux festivals du sexe, qui ne seraient
ni fêtes ni orgies, mais banalité et routine.
Au terme de la désublimation contrôlée, apparaît la
désublimation totale, assurant dans sa complète réussite une sorte
de « jouissance minimale garantie » en l’absence de toute instance
répressive désormais superflue.
A travers cette image désenchantée du sexe aseptisé,
s’accomplit le rêve totalitaire de la « désesthétisation » et de la
mort d’Eros.

281
B) La permanence de l’art chez H. Marcuse

— La dimension critique

Publié en 1955, Eros et civilisation voulait être une


réhabilitation de la théorie freudienne des pulsions et une critique
du révisionnisme d’Eric Fromm et de Karen Horney. Le texte
reprenait pour l'essentiel une problématique déjà évoquée par
Adorno, dès 1946, dans une conférence sur « La science sociale et
les tendances sociologiques en psychanalyse © ». Au-delà de la
critique du néo-freudisme et de son « moralisme » qui vise à
réconcilier l’individu avec la civilisation, Marcuse tentait de
définir de nouvelles conditions d’érotisation des rapports de
l’homme avec l’homme et avec la nature. La critique de la
« surrépression » et de la « désublimation répressive » qu’exer-
cent les sociétés post-industrielles fondées sur le principe de
rendement, l’amènerait à proposer un modèle utopique des
rapports humains et des rapports avec l’environnement non soumis
à la réification de la libido, où le primat de la génitalité se
constitue au détriment du polymorphisme sexuel et de la totalité
des zones érogènes.
Le point de départ de sa thèse repose sur le caractère
historique de la répression des pulsions dont il croit trouver
l'affirmation dans Malaise dans la civilisation : « La répression
est un phénomène historique. La soumission effective des instincts
à des règles répressives n’est pas imposée par la nature, mais par
l’homme “. » Et, si Freud considère comme éternelle l’opposition
entre principe de réalité et principe de plaisir en affirmant le
caractère originel de la « pénurie », sa pérennité et sa perpé-
tuation, il n'empêche que sa « métapsychologie (...) est une
tentative toujours renouvelée pour révéler et pour mettre en
question la nécessité terrible du lien interne civilisation et
barbarie, progrès et souffrance, liberté et malheur — un lien qui
se révèle en dernière analyse comme étant celui qui existe entre
Eros et Thanatos ».
Marcuse en conclut que loin de s’en tenir au biologisme
auquel on la réduit si souvent — position du révisionnisme
néo-freudien notamment —, « la théorie freudienne est dans sa
substance même “ sociologique ” et (qu’) il n’est besoin d’aucune

282
D
SORT

nouvelle orientation culturelle ou sociologique pour révéler cette


substance " ». Par sa mise en question de la civilisation « non pas
d’un point de vue romantique ou utopique, mais sur la base de la
souffrance et de la misère que son développement implique "? »,
Freud ouvre implicitement la voie à la conception d’une
« sublimation non répressive » opposée radicalement à cette
« désublimation répressive » qu’impose le principe de rendement
régnant dans la société moderne, c’est-à-dire le recouvrement de
la sphère érotico-esthétique par le principe de réalité.
Le lien entre la sensibilité esthétique et la libido apparaît
explicitement chez Freud, notamment dans Malaise dans la
civilisation : « Un seul point semble certain, c’est que l'émotion
esthétique dérive dans la sphère des sensations sexuelles ; elle
serait un exemple typique de tendance inhibée quant au but ". »
De même Freud définit-il les rapports entre la soumission au
principe de réalité, l’activité fantasmatique qui tente de s’en
libérer et la création artistique. Marcuse renvoie à ce passage des
« Remarques sur les deux principes du fonctionnement mental » :
« Lors de l’introduction du principe de réalité, un mode d’activité
de la pensée se trouva laissé à l’écart : il fut dispensé de l’épreuve
de la réalité et 1l demeura subordonné au seul principe de plaisir.
C'est l’activité qui consiste à produire des représentations
imaginaires (das Phantasieren) qui commence dès le jeu de
l’enfant et qui, poursuivie plus tard comme rêve éveillé,
s’affranchit de la dépendance à l’égard des objets réels ?. »
Cette référence au Phantasieren, tel que le définit Freud dans
son opposition au principe de réalité, sert de fondement à une
conception élargie de la dimension esthétique qui ne se limite plus
seulement, pour Marcuse, à la seule forme esthétique. Dans un
premier temps, toutefois, c’est bien d’elle qu’il s’agit : « …
derrière la forme esthétique on trouve l’harmonie de la sensualité
et de la raison, qui a été refoulée, la protestation éternelle contre
l’organisation de la vie par la logique de la domination, la critique
du principe de rendement ”. » La création artistique et les œuvres
d’art sont considérées sous l’angle de leur négation par rapport au
principe répressif dominant. Marcuse cite Adorno : « Sous le
règne du principe de rendement, l’art oppose aux institutions
répressives l’image de l’homme en tant que sujet libre ; mais dans
les conditions de l’aliénation, l’art ne peut présenter cette image
de la liberté que comme négation de l’aliénation *. » Mais, dans
un deuxième temps, et conformément à l’interprétation dialectique

283
C

de la forme esthétique qui est au centre même de la thèse


d’Adorno, notamment dans Théorie esthétique, Marcuse souligne
le risque de réconciliation qui s’attache à la forme comme telle, et
à la perte de sa puissance critique : « En tant que phénomène
esthétique, la fonction critique de l’art porte en elle sa propre
défaite. La liaison même de l’art à la forme contrecarre la négation
de la servitude humaine dans l’art (...). Les gens peuvent
“ s'élever ” grâce aux classiques : ils lisent et ils peuvent voir
leurs propres archétypes se rebeller, triompher, capituler ou périr.
Et puisque tout ceci affecte une forme esthétique, ils peuvent en
tirer du plaisir. et l’oublier *. »
La forme esthétique, indice même du statut d’apparence de
l’art, apparaît donc comme un effet de la sublimation et,
génératrice d’une pseudo catharsis, elle ne se met pas au service
de la libération, elle sert au contraire la réconciliation. « Malgré
cela, et dans les limites de la forme esthétique, l’art a exprimé,
bien que d’une manière ambivalente, le retour de l’image refoulée
de la libération ; l’art a été opposition. A l’étape actuelle, dans
cette période de mobilisation totale, même cette opposition très
ambivalente ne sembe plus viable *. » Et Marcuse cite à nouveau
l’une des réflexions clés de l’esthétique d’Adorno : « L’art ne
survit que là où il se nie, là où 1l sauve sa substance en niant sa
forme traditionnelle et par là en niant la réconciliation ; là où il
devient surréaliste et atonal *. »
Par l’exigence d’une forme artistique qui se nie elle-même, et
de ce fait nie également la forme esthétique que lui impose la
culture, Marcuse rencontre l’idée maîtresse de l’esthétique
adornienne, celle de la non-coïncidence entre la structure de
l’œuvre et le statut d’apparence de l’art dans le contexte
socio-culturel, de sa non-conformité, en tant que forme, aux
critères institués, aux systèmes de valeurs, aux normes tradition-
nelles qui s’autorisent à l’évaluer— y compris en termes de
valeur d'échange — et à la qualifier — sens littéral inclus.
En interprétant l’œuvre d’art dans l’optique de l’« économie
libidinale » freudienne — qu’il pousse, il est vrai, jusqu’à ses
conséquences les plus extrêmes — Marcuse suggère la possibilité
d’une «esthétique libidinale » qui « dérange », étymologi-
quement, l’œuvre, tente de l’abstraire du discours conciliateur de
l'esthétique instituée, et de la mettre en relation avec les multiples
facettes, conscientes ou inconscientes, du vécu en éliminant
« l’altération de l’attitude esthétique dans l’atmosphère irréelle du

284
musée ou de la bohème * ».
Implicitement se trouve posé le problème de la structuration
interne de l’œuvre dans l’esprit même de l’analyse historico-
dialectique à laquelle se réfère la sociologie de l’art d’Adorno.
Au-delà de la perspective psychanalytique dans laquelle, en 1955,
Adorno situe son ouvrage, il nous invite à étudier le processus
d'élaboration formelle, en l’occurrence le langage, instance
médiatrice grâce à laquelle l’œuvre d’art critique la société. C’est
ce souci qui apparaît, indirectement toutefois, dans le chapitre de
L'homme unidimensionnel consacré à l’« Univers du discours
clos * », et que l’on retrouve exprimé de manière explicite dans
Contre-révolution et révolte à propos du roman kafkaïen : « Le
roman n’est pas fermé à cette transcendance esthétique. Quels que
soient l’“ intrigue ” ou le milieu particuliers qui en constituent le
sujet, sa prose peut éclater l’univers établi. Kafka en est peut-être
l’exemple le plus parfait. D’emblée, en appelant les choses par
leurs noms, qui se révèlent tous “ à côté ”, il rompt les liens avec
la réalité donnée. L'écart entre ce que dit le nom et ce qui est,
devient infranchissable. Ou bien est-ce au contraire la coïnci-
dence, l'identité littérale qui fait l’horreur ? En tout cas, ce
langage rompt avec la mascarade, il force ses lignes : c’est dans la
réalité même, non dans l’œuvre d’art, qu'est l'illusion. L’œuvre
est rebelle de par sa structure même ; toute réconciliation avec le
monde qu’elle dépeint est inimaginable ?. »
Marcuse ne développe pas cette analyse dans le cadre d’une
sociologie de la littérature qui connaît les controverses entre
« réalistes » et « formalistes », dialecticiens et structuralistes. Son
propos consiste essentiellement à marquer la distance entre une
théorie critique de l’art — y compris de l’art du passé — proche
des positions adorniennes, et deux attitudes qu’il critique avec la
même vigueur : d’une part, une esthétique du contenu, tel le
réalisme socialiste, qui prétend déterminer le caractère révolution-
naire d’une œuvre en fonction de son caractère « immédia-
tement » politique, d’autre part, une « avant-garde » qui proclame
et réclame la mort de l’art.
Sans qu’il analyse en détail le problème de la médiation
formelle qui se trouve au centre de la théorie adornienne, Marcuse
semble donc se rallier à la thèse d’Adorno et à la définition que
celui-ci donne de la forme comme « contenu social sédimenté ».
Cette conception, associée à celle d’une sphère esthétique
intégrant à la fois la puissance de l’imaginaire et celle de l’Eros en

285
lutte contre le « principe de rendement » dominant, permet de
mettre en évidence chez Marcuse la pensée d’une « dimension
esthétique » élargie, en dehors de toute référence à des modèles et
des critères esthétiques préétablis, visant à réconcilier la pratique
artistique en général avec la Lebenspraxis.

— La réconciliation

Publié une première fois en Allemagne en 1977, La


dimension esthétique (initialement, La permanence de l’art),
correspond au projet d’une « critique de l’esthétique marxiste ».
Dans ses « Remerciements », Marcuse fait explicitement réfé-
rence à la Théorie esthétique d’Adorno, et situe du même coup sa
propre perspective : « Quant à ma dette vis-à-vis de la théorie
esthétique de Theodor W. Adorno, il est presque superflu de la
signaler ici #. » De fait, la critique de l’orthodoxie marxiste en
esthétique reprend les idées essentielles déjà développées dans la
théorie adornienne : rejet de toute conception esthétique qui
mesure la portée politique, révolutionnaire d’une œuvre d’après le
degré de réalisme avec lequel le contenu exprime l’antagonisme
des rapports sociaux, critique radicale de la théorie du reflet et de
ses avatars, affirmation de la puissance subversive de l’art à
travers la forme esthétique en tant que telle, reprise du thème :
l’art comme souvenir de la souffrance historique et promesse de
bonheur, refus de considérer l’art comme l’expression d’une
conscience de classe, etc.
En réalité, il semble bien qu’au-delà des apparences la théorie
esthétique de Marcuse, telle qu’elle s'exprime dans ce dernier
texte, témoigne d’une régression en deçà des thèses adorniennes,
en deçà également des propres thèmes de Marcuse exposés dans
ses écrits antérieurs. Un certain nombre de malentendus peuvent
être l’origine de cette attitude. L’affirmation de l’autonomie de la
« forme esthétique » s'accompagne chez Adorno de la reconnais-
sance des déterminations sociales et historiques de la « forme
artistique » propre à chaque œuvre particulière, dans son rapport
avec l’évolution elle-même historique du matériau. Cette forme
artistique, qui est pour Adorno le contraire d’une occultation des
contradictions sociales ressaisies au sein d’une forme procédant de
la substance transhistorique de l’art, traduit à l’inverse la réalité
des antagonismes et des conflits ©.
La thèse de Marcuse néglige la dialectique du matériau et de

286
la forme qui conditionne l’analyse critique et immanente
préconisée par Adorno pour chaque œuvre isolée, et confond
inexplicablement ce que celui-ci s’est toujours efforcé de
distinguer soigneusement, à savoir la forme esthétique et la forme
artistique. Du point de vue de la Théorie esthétique, il est
pratiquement impossible de comprendre la manière dont Marcuse
conçoit la présence des conditions historiques dans l’œuvre:
« Ces conditions historiques sont présentes dans l’œuvre, dans son
langage et dans son imagerie, de différentes façons : explicitement
ou en tant qu’arrière-plan et horizon. Mais elles sont des
expressions et des manifestations historiques et spécifiques de la
même substance transhistorique de l’art — soit sa propre dimen-
sion de vérité, de protestation et d’espoir, dimension constituée
par la forme esthétique même *. »
Rien n’est plus éloigné de l’idée d’une substance transhisto-
rique de l’art que la conception d’Adorno selon laquelle l’art n’est
pas définissable par son seul concept, et ne se détermine que
« dans le rapport à ce qu’il n’est pas » : « La définition de ce
qu'est l’art est toujours donnée à l’avance par ce qu'il fut
autrefois, mais n’est légitimée que par ce qu’il est devenu, ouvert
à ce qu’il veut être et pourra peut-être devenir (...) L'art ne peut
être interprété que par la loi de son mouvement, non par des
invariants *!. »
En s’appuyant sur la thèse du caractère anhistorique de l’art,
replié en quelque sorte sur son propre concept, Marcuse retrouve,
par un biais inattendu, paradoxal par rapport au but qu’il croit
viser, l’opposition abstraite et idéaliste entre l’art et le réel.
L’autonomie qu’il reconnaît à la forme esthétique, et qu’il
radicalise au point de négliger son caractère ambigu d’autonomie
et de fait social — dont Adorno constate la cristallisation au
niveau de la structuration du matériau — aboutit à une confusion
funeste entre l’institutionnalisation de l’art et de la culture, statut
officiel accordé à la sphère artistique par la domination qui
sanctionne son inefficacité et son innocuité sociales, et l’auto-
nomie de l’art proprement dite qu’il n’acquiert qu’au prix d’un
bouleversement constamment renouvelé de ses procédures techni-
ques et d’une révolution permanente de ses procédés formels. En
s’imaginant pouvoir superposer le domaine de l’institution et celui
de l’autonomie jusqu’à leur coïncidence parfaite, Marcuse
réintroduit implicitement des critères esthétiques qui tendent à
l’exclusion de pratiques artistiques n’ayant pas encore reçu de

287
sanctions sociales ou conformes à un ordre de valeurs
prédéterminées *. Sa condamnation de l’anti-art et de l’action
painting, par exemple, perd ainsi de sa pertinence.
Ces « actions », qui relèvent de ce que Marcuse appelle la
« désublimation de l’art », ne conduisent pas à l’abandon du statut
d'autonomie de l’art, pas plus d’ailleurs qu’elles ne menacent
l'institution de l’art, en dépit même de leurs intentions. Et c’est
bien là que réside leur caractère contradictoire, non pas où
Marcuse croit pouvoir le déceler. Les boîtes de Campbell’s Soup
exposées par Warhol sont tout aussi intégrées et « récupérées »
par l'institution que les collages surréalistes, certes, mais en va-t-il
vraiment différemment des poèmes de Baudelaire et des écrits de
Kafka ?
En disqualifiant la portée esthétique des dislocations for-
melles telles qu’elles se manifestent dans l’art contemporain, tout
en reconnaissant leur validité dans le domaine de l’art
« reconnu », et maintes fois célébré — à quelque degré que ce
soit — comme dans le cas de Schôünberg, Berg, Brecht, Beckett
ou Kafka, Marcuse donne l’impression qu’il dispose d’un critère
infaillible lui permettant de distinguer entre une « mauvaise » et
une « bonne » dislocation formelle. L'institution de l’art ne se
montre pas si rigoureuse, ni si sélective dans sa propension à tout
absorber. Une seule chose lui échappe, qui est précisément
l’autonomie du « faire » artistique, non pas parce que l’art est
« pour l’art * », mais parce que la remise en cause perpétuelle de
la forme artistique, en ce qu’elle révèle de social et de politique,
ébranle la forme esthétique dans ce que Marcuse croit voir en elle
de transcendant et de statique.
Les formules de Marcuse, qui semblent rapprocher ses
dernières conceptions de celles d’Adorno, sont donc loin du
compte et ne doivent pas faire illusion : « La forme esthétique ne
s’oppose pas au contenu, fût-ce dialectiquement. Dans l’œuvre
d’art, la forme devient contenu et vice versa *. » Outre la
confusion probable ici entre forme esthétique et forme artistique,
aucune précision n’est donnée sur la nature essentiellement
antagoniste d’une forme constituée de tensions visant à son
éclatement, et qui dans le même temps s’efforce de saisir, non pas
la réalité établie (que Marcuse assimile au contenu), mais les
contradictions de cette réalité même.
En ne retenant comme critères de l’autonomie artistique que
ceux-là mêmes déjà reconnus par l'institution de l’art, la dernière

288
théorie de Marcuse entérine l’« aliénation artistique * » et se
révèle impuissante à concevoir une « subversion de l’expérience »
autre qu’abstraite et purement théorique *.
En l’absence de toute définition du « sujet » de l’expé-
rience — qui ne peut être ni une classe déterminée, ni les
individus dont le contact avec l’« expérience artistique » est
médiatisé soit par l'institution, soit par les mass-média —
industrie culturelle — se pose le problème du destinataire de l’art
et des œuvres d’art.
A la différence d’Adorno, mais aussi de tous ceux qui de
Lukäcs à H.R. Jauss, en passant par Goldmann, Kristeva, Kôhler,
Barthes, Mukarovsky, Silbermann ou Zima, posent ou ont posé le
problème de la réception et de la communication artistique et
culturelle, notamment celui de la différenciation du mode de
réception des pratiques artistiques en fonction des différentes
strates socio-culturelles, Marcuse ignore étonnamment la question
des médiations (textuelles, par exemple), et ne se met pas en
mesure de disqualifier radicalement l’esthétique marxiste or-
thodoxe. Sa critique manque son objectif.
A la question de savoir pour qui les poésies de Baudelaire et
de Rimbaud sont révolutionnaires, la réponse de Marcuse risque
fort d’en appeler à l’élite intellectuelle et à l’humanisme
bourgeois. Piètre réponse au réalisme socialiste, ainsi qu'aux
formes récentes et technicisées de l’intégration culturelle.
ES

VII — Modernité et négativité


« En musique aussi, il faudrait un
jour se demander pourquoi les
hommes, dès qu’ils accèdent vrai-
ment à la liberté, se fabriquent le
sentiment qu’il faudrait y mettre
bon ordre. »

T.W. ADORNO.

A— Genèse d’une théorie sociale de l’art

1) L’exigence dialectique
En novembre 1938, l’Institut de recherches sociales refuse de
publier dans sa revue Zeitschrift für Sozialforschung l'étude de
Walter Benjamin consacrée à Baudelaire. Adorno fait part de la
nouvelle à l’auteur en ces termes : « Il est exclu de le publier
(l’article) dans le numéro actuel de la revue, parce que de le
discuter des semaines durant en aurait reporté jusqu’à l’intolérable
la date d'impression '. » Le refus, cependant, n’est pas définitif. Il
est assorti d’une condition : Benjamin doit remanier son texte et
confectionner un manuscrit « absolument percutant ». Malgré ce
délai de grâce et la promesse d’une publication, le choc est ressenti
durement par Benjamin. Il avoue à Adorno combien le contenu de

291
sa lettre lui a « porté un coup ». Réaction bien compréhensible, et
pas seulement due à la situation pénible, moralement et
matériellement, que vit Benjamin à cette époque. Le travail sur
Baudelaire représente une entreprise qui, bien qu’interrompue à
plusieurs reprises, s’est déroulée sur près de vingt-cinq années.
Les premières traductions des Fleurs du mal datent en effet de
1914. Depuis cette époque, une partie importante des réflexions
de Benjamin sur le langage, la traduction, la littérature et la
création poétique se sont cristallisées autour de l’œuvre du poète
français. Il n’est donc pas étonnant que la fin de non-recevoir
opposée par l’Institut ait été perçue comme le désaveu, voire la
négation, des idées philosophiques et esthétiques que Benjamin
avait tenté d'imposer pendant près d’un quart de siècle.
La discussion entre Benjamin et Adorno va — comme
celui-ci l’avait pressenti — « durer des semaines ? ». A dire vrai,
elle durait déjà depuis trois ans, depuis l’époque où Benjamin
avait fait parvenir à Adorno son essai sur « Paris, capitale du xIx°
siècle ». Bien qu’amicale, la controverse enclenchée par Adorno
dans sa réponse du 2 août 1935 laissait déjà entrevoir quelques
divergences, mais rien qui, au regard des nombreux éloges, pût
aboutir à plus long terme à un refus de publication :.
Alors, pourquoi ? Comment comprendre de telles réserves de
la part d’Adorno qui, depuis 1931, ne cesse de faire abondamment
référence à Benjamin, auquel il dédie sa leçon inaugurale à
l’Université de Francfort * ?
Il n’y a certainement pas lieu de dramatiser ce qui n’est même
pas une « affaire ». En revanche, il est probablement fructueux
d’analyser les raisons philosophiques et théoriques du désaccord,
et de voir en quoi deux conceptions de l’esthétique, apparemment
redevables l’une de l’autre, ont pu, à un moment donné, s’opposer
aussi nettement. Surtout, les arguments que développent Ben-
jamin et Adorno permettent d’éclairer, d’une manière qui n’a rien
d’inactuelle, le rôle que chacun assigne à l’art, à la théorie de l’art,
et plus généralement à la culture au xx° siècle.
Il convient donc d’évaluer la controverse à sa juste mesure.
Elle n’est pas réductible à un simple conflit entre deux sensibilités,
encore moins à des saute: d'humeur, mais elle n’est pas non plus
l'affrontement entre deux conceptions philosophiques et politiques
diamétralement opposées. En traitant des questions auxquelles la
réflexion la plus contemporaine sur la culture se révèle souvent
incapable de répondre, elle devient essentielle.

292
Ainsi qu’il a été dit, c’est en 1935 qu'Adorno prend
connaissance du texte de Benjamin : « Paris, capitale du xix°
siècle ». Il connaît l’intérêt de son ami pour Baudelaire, et
n’ignore pas non plus ce que cette passion doit à la lecture du
Paysan de Paris d’Aragon. L'ouvrage que lui transmet Benjamin
n’est qu’un exposé, un préambule à une étude plus vaste sur les
« passages » de la capitale dans laquelle l’essai sur Baudelaire doit
occuper une place primordiale. Dans une lettre à Gerschom
Scholem, Benjamin définira qu’elle a été son intention : montrer
comment Baudelaire est « enchâssé rigoureusement » dans le x1x°
siècle. Il précise : « Cette vue doit apparaître aussi neuve, elle doit
exercer un attrait aussi mal défini que celle d’une pierre
tranquillement fichée depuis des siècles dans le sol d’une forêt,
dont l’empreinte, après qu’on l’ait roulée avec plus ou moins de
peine, est là, sous nos yeux, absolument nette et intacte *. »
Comme souvent chez Benjamin, la métaphore, indécise,
semble vouloir garder quelque aspect mystérieux, une part
d’énigme. En fait, il s’agit de montrer à travers l’étude de certains
thèmes spécifiques de la poésie baudelairienne quelle peut être la
destinée de l’art au xix° siècle. Notamment à la fin du siècle, à
l’époque de l'instauration du grand capital, du développement de
la grande industrie et de la généralisation progressive du caractère
de marchandise. L’hypothèse de Benjamin est la suivante : si
l’aliénation est présente dans la poésie baudelairienne, celle-ci est
à l’image de l’aliénation sociale réelle. En intégrant et en
thématisant des images de la réification croissante : la foule des
grandes villes, la solitude du flâneur perdu dans la multitude, la
prostituée, cette poésie s’est elle-même réifiée et, de ce fait, elle
préfigure le sort que l’avenir réserve à la culture, c’est-à-dire sa
liquidation.
Bien que fragments des « Passages », les différents chapitres
du Baudelaire forment une unité. Celle-ci doit annoncer l’ouvrage
final et en révéler le projet fondamental ; il s’agit, pour Benjamin,
de proposer une « construction » — au sens d'élaboration
conceptuelle— historique et philosophique du xix° siècle. Le
Baudelaire est un élément de cette construction : « De mes
entretiens avec Teddie (Theodor Adorno), j'avais prévu cette
tendance du Baudelaire à devenir le modèle en miniature de
l’ensemble ‘. » Ce modèle, composé de trois parties, est agencé
de la manière suivante : 1 °) Idée et image (titre publié : Die
Bohème). Benjamin s’efforce de mettre en évidence la significa-

293
tion de l’allégorie dans les Fleurs du mal. I s'interroge également
sur les correspondances sensibles, cette « sorcellerie évocatoire »
dont parle Rimbaud. Il lui semble percevoir une contradiction
entre la théorie de ces correspondances naturelles — la nature
comme un temple — et le refus de Baudelaire, citadin et dandy,
de s’abandonner à la nature. 2°) Antique et moderne (Der
Flâneur). Benjamin dresse un tableau de la réification dans les
grandes villes telle qu'elle transparaît précisément dans les
« Tableaux parisiens ». L'image du flâneur est inséparable de
celle de la masse « assourdissante » et « hurlante ». Ces images
remplissent une fonction allégorique. Le flâneur, c’est le solitaire,
le proscrit qui trouve refuge dans la foule des cités urbaines. Ce
refuge est paradoxal. Ce que croise le flâneur, ce sont d’autres
« mécaniques » solitaires, au destin anonyme. 3 °) Le nouveau et
le retour du même (Die Moderne). Benjamin tente de montrer
comment la marchandise — et la prostituée est la marchandise —
représente l’accomplissement de la vision allégorique chez
Baudelaire.
Baudelaire, le poète, possède ainsi pour Benjamin une
signification tout à fait « exceptionnelle ». Il est « le premier à
avoir appréhendé au double sens du terme et à avoir reconnu la
force productive de l’homme aliéné ? ».
Adorno analyse le texte avec une minutie particulière. Il y
retrouve la démarche analytique et interprétative, énoncée par
Benjamin dans l’Origine du drame baroque allemand, et fondée
sur l’élucidation de la signification allégorique. Il félicite
Benjamin d’avoir introduit la catégorie de la nouveauté, une
notion à laquelle il attachera lui-même une importance capitale
dans son esthétique future. Mais, très vite, sont formulés les griefs
principaux. Le plus grave concerne le défaut de dialectisation de la
pensée benjaminienne, particulièrement visible, selon Adorno,
dans la conception de l’image dialectique grâce à laquelle
Benjamin tente de saisir l’état de conscience réifié de l’époque.
L'image dialectique, seulement définie de façon indirecte par
Benjamin, renvoie à divers contenus de pensée. Sa signification
n’est pas univoque, ne serait-ce qu’à cause de l’acception toujours
ambiguë du terme « dialectique ». Ce qui apparaît clairement
d'emblée dans le texte de Benjamin, c’est néanmoins le caractère
psychologique de l’image. La citation placée en épigraphe à l’un
des chapitres : « Chaque époque rêve la suivante * » — point de
départ de la critique d’Adorno — renvoie à l’imaginaire de la

294
conscience collective : « Dans le rêve, chaque époque se
représente en images l’époque suivante », précise Benjamin ; et
ce sont ces images, sédimentées dans l'inconscient collectif —
Adorno critique l’usage jungien de cette notion — qui cristallisent
les aspirations et les désirs des masses vers un avenir meilleur,
construit sur le modèle d’un passé mythique. L'image est donc
dialectique en tant que mélange d’ancien et de nouveau,
interpénétration d’éléments statiques — image archaïque d’une
société sans classes — et d’éléments dynamiques — le progrès
technique, la machine — intégrés par exemple dans l'utopie
fouriériste.
Mais l’image est aussi dialectique dans la mesure où, produit
de la conscience, elle traduit en même temps un contenu social,
objectif et réel qui rend compte de la conscience réifiée et
fétichisée des masses à la fin du xix° siècle. Il est hors de doute
que le terme dialectique renvoie à cette acception marxiste du
terme. Benjamin — qui à cette époque est sous l’influence de
Brecht — élabore son projet d’une esthétique « matérialiste » ;
probablement pense-t-il que la connotation suffisamment explicite
du terme dialectique devrait susciter l’intérêt de Brecht pour ses
travaux. Cette référence masquée est décelée naturellement sans
peine par Adorno qui considère l’entreprise benjaminienne comme
un échec, du moins en ce domaine.
Une première série de reproches porte sur le caractère trop
psychologique de l’image dialectique. Adorno n'accepte pas
qu’on puisse « psychologiser » cette notion en la réduisant à un
état de la conscience elle-même aliénée. C’est le caractère de
marchandise qui produit l’image dialectique, et non pas l’inverse.
L'interprétation de Benjamin, surtout lorsqu'elle fait usage de la
« conscience collective » ou de l’inconscient collectif, ne permet
plus de comprendre l’image dialectique comme l’une des
« configurations objectives où l’état de la société s’expose
lui-même ? ».
Ainsi que le remarque Jürgen Habermas, Benjamin ne
cherche pas, à l’inverse d’Adorno, à parvenir au « niveau objectif
d’un processus d’exploitation qui donne au caractère fétiche de la
marchandise son pouvoir sur la conscience des individus ! ».
Mais c’est précisément ce qu’objecte Adorno au nom même des
principes marxistes dont se réclame Benjamin ; ses arguments
demeurent pertinents ; on peut les illustrer en puisant dans l’un des
thèmes baudelairiens étudiés par Benjamin lui-même. L'image

295
dialectique de la prostituée répond très certainement aux critères
benjaminiens ; elle est indubitabement un mélange d’ancien et de
nouveau, et la prostitution n’est assurément pas un produit
spécifique du capitalisme naissant. En revanche, ce qui est
nouveau, c’est le type de rapport qu’entretient la petite
bourgeoisie de la fin du xix° siècle avec la prostituée, l’image
qu’elle s’en fait, et que reflètent aussi bien la littérature que la
peinture. L'image de la prostituée « rêvée » par l’individu du x1x°
siècle — et cet individu, c’est aussi bien le « seigneur » de l’hôtel
Pimodan — cristallise les fantasmes d’une classe sociale, ses
désirs et ses frustrations, son sentiment de culpabilité et son
cynisme, parfois son paternalisme, voire sa tendresse. L’image de
la prostituée est, avant d’être dialectique, une image déformée,
aussi fardée sans doute que l’est le visage des filles de joie. Elle
sert surtout de masque à la réalité des rapports socio-économiques,
à la misère réelle. La fascination qu’exerce le personnage sur une
classe socialement et culturellement privilégiée dissimule le
mécanisme économique sous-jacent, mais qui se manifeste
pourtant jusque dans la vénalité de l’échange. L’occultation
embrasse également une forme d’exploitation fondée sur l’oppres-
sion sexuelle. L'interprétation de Benjamin ne rend pas compte du
processus infrastructurel de cette oppression. Elle s’en tient à
l’image conventionnelle et bourgeoise de la prostitution. Ainsi que
le précise Adorno, l’image dialectique ne peut donc être
transposée dans la conscience sous forme de rêve, car « si le
désenchantement de l’image dialectique prise comme rêve la
psychologise, ce désenchantement succombe là au charme de la
psychologie bourgeoise '! ».
En traitant les images dialectiques au niveau de la conscience
collective, et croyant saisir sa forme aliénée et victime du
fétichisme de la marchandise, Benjamin passe à côté du moment
essentiel de la médiation, moment représenté par l’individu. « La
conscience collective — objecte Adorno à Benjamin — n’a été
inventée qu’à la seule fin de détourner de l’objectivité véritable et
de son corrélat, la subjectivité aliénée !?. »
Le caractère de marchandise n’est donc pas mis en évidence
du seul fait de l’apparition à la conscience d’un certain nombre
d'images dialectiques. Spécifique du « xix° siècle sous sa forme
unitaire et généralisée, le caractère de marchandise est, ainsi que
le rappelle Adorno, antérieur à l’époque moderne. Il ne sert à rien
de le critiquer en déplorant la perte de la valeur d'usage. Le point

296
de vue de Benjamin est inadéquat à la situation réelle, c’est-à-dire
à une phase déjà avancée de la division du travail. Effectuer un
retour au passé — nostalgie pour un âge d’or révolu — dans
l’espoir de se consoler du présent, ou rêver d’un avenir
idyllique — utopie de l’âge d’or— sont là deux attitudes qui
participent d’une même vision mythique.
La correspondance de l’année 1935 constitue le premier
épisode de la controverse sur Baudelaire. On a parfois le sentiment
que l'enjeu va bien au-delà de l'interprétation de la poésie
baudelairienne, laquelle n’apparaît que comme le prétexte à
l’exposé de deux conceptions de l’« esthétique matérialiste », et
de deux options plus directement politiques. A l’arrière-plan de la
discussion se pose en effet le problème de l’influence de Brecht.
Elle motive partiellement les griefs d’Adorno, et ce dernier ne s’en
cache pas ; probablement la surestime-t-il quelque peu. Il est vrai
que Brecht et Benjamin consacrent de longs moments à débattre
du rôle de l’intellectuel et de l’écrivain révolutionnaires ou bien
encore à jouer. aux échecs. Mais chacun œuvre pour soi, à l’abri
de l’autre. Brecht avoue ne pas comprendre très bien la théorie
benjaminienne de l’aura : « benjamin est ici. Il écrit un essai sur
baudelaire. Il y a de bonnes choses, il démontre comment la
croyance en l’imminence d’une époque sans histoire après 48 a
faussé la littérature (...) 1l part de quelque chose qu’il appelle aura,
en rapport avec le rêve (le rêve diurne) (...) celle-ci tendrait à
dépérir depuis peu conjointement avec le culturel. b(enjamin) a
fait cette découverte en analysant le cinéma, où l’aura s’évanouit à
cause de la reproductibilité des œuvres. C’est donc ainsi qu’on
adopte la conception matérialiste de l’histoire ! il y a de quoi
s’effrayer ‘. »
Benjamin, pour sa part, n’est pas dupe de l’intérêt que Brecht
prête à ses travaux. Il confie à Scholem : « En dépit de toute mon
amitié pour Brecht, je dois veiller à poursuivre mon travail dans
une retraite absolue. Ce travail contient des éléments très
particuliers qui sont pour lui incompréhensibles ". »
Etonnant malentendu. Brecht interprète la théorie benjami-
nienne de l’aura comme une défense indirecte de l’autonomie de
l’art et de l’esthétique contemplative ! Adorno voit au contraire
dans la perte de l’aura, telle que la décrit Benjamin, une
concession fâcheuse à l’industrialisation progressive de la
culture !
Mais l’ambiguïté réside dans la position incertaine de

297
Benjamin à cette époque, et dont il n’est pas certain qu’elle se soit
jamais clarifiée.
Autre hypothèse : Benjamin ne se révélerait-il pas malgré
tout inconsciemment influencé par les conceptions marxistes de
Brecht ? C’est ce que semble affirmer Adorno lorsqu'il décèle
dans l’essai de Benjamin sur l’« Œuvre d’art à l’ère de sa
reproductibilité technique » des « vestiges sublimés de certains
thèmes brechtiens ». La lettre qu’il adresse à Benjamin le 18
mars 1936, bien que ne concernant pas directement l’étude sur
Baudelaire, reprend l’essentiel des griefs formulés antérieu-
rement. Certes, Adorno juge l’essai « extraordinaire » (ausseror-
dentlich). I relève notamment nombre de points communs à sa
propre problématique : l’imbrication du mythe et de l’histoire, le
désenchantement de l’art. « Vous savez — confie-t-il à Ben-
jamin — que le thème de la liquidation de l’art se situe depuis de
nombreuses années à l’arrière-plan de mes essais esthétiques ". »
Mais il ne tarde pas à faire part des principales divergences. La
mise en cause concerne la conception benjaminienne de l’aura. En
transposant de façon abrupte (umstandslos) le concept d’aura
magique sur l’œuvre autonome, Benjamin dénie à celle-ci tout
rôle révolutionnaire. Il méconnaît la fonction progressiste de
l’avant-garde ; une avant-garde issue de la tradition bourgeoise
mais qui, selon Adorno, exacerbe à ce point sa modernité et sa
radicalité qu’elle se tourne en fait contre tout conservatisme. Pour
Benjamin, seules jouent un tel rôle les œuvres qui, soumises aux
conditions de reproduction technique, et offertes à un vaste
public — tel le film — rompent avéc la solitude de la contempla-
tion bourgeoise, se séparent du tabou magique, et se libèrent de
leur aura.
Cette thèse n’est évidemment pas acceptable pour Adorno. Il
n’a aucune peine à montrer combien la fascination exercée sur les
spectateurs par les médias modernes repose sur un élément
irrationnel proche de la magie. Convaincu lui aussi que l’élément
magique est partiellement constitutif de l’œuvre d’art bourgeoise,
et que la philosophie bourgeoise de l’art est « inséparable » de la
notion d’autonomie esthétique, il refuse néanmoins de considérer
la sphère de l’art comme non dialectique : « ... il me semble,
répond-il à Benjamin, que le milieu de l’œuvre d’art n’est pas à sa
place du côté mythique — excusez la tournure topique — il est au
contraire dialectique en soi "?. »
C'est précisément d’un défaut de dialectisation dont souffre

298
Re er A

l’étude de Benjamin. En considérant l’élément magique comme


inhérent à l’autonomie de l’art, et en niant sa survivance dans l’art
soumis aux conditions techniques de reproduction, Benjamin
passe à côté de cette « expérience élémentaire » et, pour Adorno,
évidente dans le domaine musical, à savoir que « la plus extrême
rigueur dans l’observance de la loi technologique de l’art
autonome modifie cette expérience et, au lieu d’en faire un tabou
et de la fétichiser, la rapproche du stade de la liberté... !* ». Par
« technologie » Adorno n’entend pas, comme Benjamin, l’action
exogène de la rationalité technique et de ses instruments les plus
élaborés, mais l’affinement des procédures liées à la maturation du
matériau artistique.
Dans la controverse qui, selon l’aveu d’Adorno lui-même,
adopte une «tournure politique », il s’agit de convaincre
Benjamin de prolonger une réflexion malencontreusement inter-
rompue, sans laquelle sa conception risquerait de se réduire à une
forme de « marxisme vulgaire ». Adorno ne nie pas l’influence de
la reproduction technique dans la disparition de l’aura, mais
soucieux de mettre en évidence la fonction éminemment critique
des révolutions formelles en art, il met cette évolution sur le
compte de l’accomplissement de la « loi formelle autonome »
(Durch die Erfüllung des autonomen Formgesetztes). L'erreur de
Benjamin est d’avoir considéré que la réification de l’œuvre d’art
était due exclusivement à l’élément magique qu’elle recelait, et
d’avoir pensé que le cinéma — exemple type de ce que l’époque
offre dans le domaine de la reproductibilité technique — était
dépourvu de tout élément magique. Ainsi, l'opposition établie par
Benjamin entre un art auratique, réifié, chargé d'éléments
magiques et réservé à la contemplation bourgeoise, et un art
technique, non auratique, progressiste et accessible à la masse, ne
tient-elle pas pour Adorno. A des degrés divers, ces deux formes
d’art « portent les stigmates du capitalisme », elles contiennent
l’une et l’autre des « éléments du changement », et il faut les
concevoir comme les « deux moitiés déchirées d’une liberté
totale "? ».
L'art que Benjamin considère comme non auratique et
politiquement progressiste est celui que l’industrie de la culture
s’entend à intégrer et à administrer en réduisant ses produits à
l’état de biens culturels. C’est donc « davantage de dialectique »
(ein Mehr an Dialektik) qu’exige Adorno de la part de Benjamin,
en lui précisant son objection majeure : « Vous sous-estimez la

299
technicité de l’art autonome et surestimez celle de l’art
hétéronome. » En somme, Benjamin ne tient pas suffisamment
compte de ce que l’art hétéronome, l’art du divertissement, le
Gebrauchskunst, tend de plus en plus à être intégré dans cette
« marchandise paradoxale » qu'est devenue la culture, « si
totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus
échangée ” ».
L'industrie cinématographique, note Adorno, « se soucie fort
peu du montage et des techniques élaborées ; il est davantage
question de restituer mimétiquement et de façon infantile la
réalité ? ». Le « romantisme » de Benjamin, sa naïveté, résident
dans cette croyance qu’un même public, hostile aux tableaux de
Picasso, se révèle soudain progressiste en assistant à un film de
Chaplin ? ; or, «le rire du spectateur est tout sauf bon et
révolutionnaire, il est au contraire empli du plus mauvais sadisme
bourgeois * ». L’argument selon lequel le rire ne saurait être
considéré comme un élément de prise de conscience progressiste
mais comme acquiescement au statu quo est repris plus en détail
par Horkheimer et Adorno dans la Dialectique de la raison.
L’amusement est catharsis ; il réalise le programme aristotélicien,
d’une purgation des passions : « Plus les positions de l’industrie
culturelle se renforcent, plus elle peut agir brutalement envers les
besoins des consommateurs, les susciter, les orienter, les
discipliner, et aller jusqu’à abolir l’amusement (...). S’amuser
signifie être d’accord (...) signifie toujours : ne penser à rien,
oublier la souffrance même là où elle est montrée. Il s’agit, au
fond, d’une forme d’impuissance. C’est effectivement une fuite
mais, pas comme on le prétend, une fuite devant la triste réalité ;
c’est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance
que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun. La
libération de la négation de penser *. »
Tandis que Benjamin, fasciné par le film muet, fasciné
également par les progrès technologiques, se situe à un stade
antérieur de l’industrialisation et de la commercialisation des biens
culturels, Adorno rend compte, dès 1936, d’une expérience des
médias correspondant à une vision beaucoup plus réaliste et
prospective de leur mode de fonctionnement, où ceux-ci
apparaissent, en dépit du potentiel de création qu’ils recèlent grâce
aux progrès techniques, davantage comme des moyens de
« communication » que comme des moyens d’« expression ».
Qu'’une part de magie, contrairement à ce que pensait

300
Benjamin, demeure liée à la technique, fût-elle la plus élaborée,
est une idée largement admise, au début des années 60, lorsque le
développement de la télévision commence à modifier profondé-
ment le domaine de l’audio-visuel. Tantôt utilisée pour célébrer
les nouvelles possibilités d’action de l’image filmique et
électronique sur le public, cette conception trouve place également
dans une dénonciation du pouvoir de manipulation par les médias,
qui rejoint presque point par point les thèses adorniennes : « A
l’intérieur de la sphère audio-visuelle, les images filmiques
prévalent à la fois par leur puissance d’impact et par les formes de
pensée magique qu’imposent leur nature et les procédés de leur
utilisation. Au cours du spectacle de cinéma et de télévision,
l’information atteint la sensibilité sans obéir nécessairement aux
inflexions du jugement, et le plus souvent sans même leur donner
prise. En présence des images frappantes qui agissent comme des
signaux et non comme des signes, l’intuition et l’affectivité
entrent en Jeu avant que les instances de contrôle de la personnalité
aient été même en mesure de se saisir des messages
intentionnels *. »
La critique de l’industrie culturelle, amorcée dans les
réponses à Benjamin, se situe à l’arrière-plan de la théorie
esthétique d’Adorno ; elle permet de comprendre l’intransigeance
avec laquelle celui-ci soutient la thèse de l’autonomie de l’art. Si
l’opposition aux arguments de Benjamin est constamment assortie
de nuances, les divergences théoriques — qu’Adorno veut bien
considérer comme passagères, c’est-à-dire jusqu’à temps que
cesse l’influence de Brecht * — apparaissent désormais comme
définitives. La théorie esthétique se définit aussi comme théorie
sociale de l’art ; c’est que révèlent, dès la lettre du 18 mars 1936,
les réflexions d’Adorno concernant sa propre étude sur le jazz ?,
critiques indirectes à la démarche qui eût sans doute été celle de
Benjamin si jamais elle avait pu porter sur le même sujet : « J’en
arrive à une condamnation totale du jazz en révélant surtout
combien ses éléments “ progressistes ” (apparence de montage,
travail collectif, primat de la reproduction sur la production)
apparaissent en réalité comme les façades de quelque chose de tout
à fait réactionnaire #. » Persuadé d’avoir décelé la « fonction
sociale du jazz », l’attention d’Adorno est désormais centrée sur le
mode de réception qu'’entraînent les nouvelles acquisitions
techniques plutôt que le progrès qu’elles sont censées représenter.
Cette préoccupation prédomine dans l’essai « Sur le caractère

301
fétichiste en musique » et, plus tardivement, dans 1 /ntroduction à
la sociologie de la musique ”.

2) La « distraction critique » selon Benjamin


La réaction de Benjamin aux critiques d’Adorno ne manque
pas de surprendre. Il est notamment remarquable qu’il ne réponde
à aucune des allusions sur l'influence que Brecht exercerait sur ses
conceptions. Toujours, il semble prendre note, soigneusement,
des observations sans vraiment toutefois en tenir compte. La
réitération, par Adorno, de reproches identiques concernant le
manque de dialectique et le défaut de théorisation — lettres des 2
août 1935, 18 mars 1936 et 10 novembre 1938 — révèlent que
Benjamin reste, quant au fond, sur ses positions. Il est vrai, au
demeurant, que chaque critique d’Adorno comporte sa part
d’éloges sur des points précis, montrant qu’il est bien ce « fidèle
connaisseur » des écrits de son ami *. Ainsi, la lettre du 16 mars
1936 se termine-t-elle par ces mots : « Mais je ne peux conclure
sans vous dire que les quelques phrases sur la désintégration, par
la révolution, du prolétariat en tant que “ masse ”, appartiennent,
sur le plan de la théorie politique, aux plus profondes et aux plus
puissantes que j'ai rencontrées depuis ma lecture d’Etat et
révolution *'. »
Dès réception de cette lettre, Benjamin, pour sa part, répond
à Adorno : « Merci du fond du cœur pour votre longue lettre
circonstanciée. Elle ouvre quantités de perspectives dont l’explo-
ration commune invite à ce point l’entretien verbal que l’échange
épistolaire de nos idées apparaît bien insuffisant. C’est pourquoi,
en cet instant, je ne dirai qu’une chose : la prière que vous étudiez
de très près la possibilité de repasser par Paris. Je considère notre
rencontre, précisément en ce moment, comme l’une des plus
souhaitables et les plus fructueuses qui aient jamais eu lieu.
Surtout maintenant, et pour des raisons personnelles, elle me
tiendrait particulièrement à cœur. Quand bien même n’aurions-
nous que deux jours à notre disposition, cela ne pourrait que
profiter à un travail de plusieurs mois. Envoyez-moi un mot ! en
attendant, et pour conclure, de nouveau merci pour les lignes que
vous m'avez envoyées *. »
Cette lettre est exemplaire de l’état d’esprit de Benjamin
lorsqu'il prend connaissance des observations d’Adorno. Les
remarques critiques sont « acceptées » même si elles n’influent
que très peu sur la problématique antérieure. D’une manière

302
générale, Benjamin reconnaît la pertinence des objections mais
persiste dans la recherche de correspondances et d’analogies
susceptibles de rapprocher ses conceptions de celles d’Adorno.
Sa lettre du 30 juin 1936, en réponse à l’article d’Adorno sur
le jazz, traduit cette volonté de rapprochement qui ne correspond
probablement pas entièrem...t aux vœux du destinataire : « J'ai
lu, sur épreuves, votre essai consacré au jazz. Serez-vous surpris
si je vous dis avec quel plaisir extraordinaire j’ai constaté un lien
aussi profond et spontané entre nos réflexions ? Un lien dont vous
n’avez pas besoin de m’assurer qu’il existait avant même que vous
n'ayez sous les yeux mon essai sur le cinéma. Votre façon de voir
possède une puissance de persuasion et une originalité que seule
peut entraîner une liberté totale dans le processus de production —
une liberté dont la pratique apporte, aussi bien chez vous que chez
moi, la preuve objective du profond accord qui règne entre nos
deux manières de concevoir les choses. D'ici à notre très
prochaine rencontre, je ne dirai pas grand-chose sur les détails de
votre étude. Toutefois, je n’attendrai pas les Calendes, ni même
moins longtemps, pour vous dire combien votre description de la
syncope dans le jazz m'a éclairé sur le complexe d’“ effet de
choc ” au cinéma. En général, il me semble que nos recherches
sont comme deux projecteurs dirigés sur un même objet, éclairant
sous des faces opposées les contours et la dimension de l’art
contemporain d’une manière beaucoup plus nouvelle et fructueuse
que ce qui fut fait auparavant. La suite, c’est-à-dire beaucoup de
choses, lors de notre entretien *. »
Il est clair que Benjamin n’ignore pas les divergences entre sa
propre conception et celle d’Adorno mais, à tout le moins, il
sous-estime leurs conséquences. L’étude sur le jazz représente
l’une des premières tentatives d’Adorno visant à élucider la
fonction sociale de la musique. Elle inaugure une démarche — qui
deviendra caractéristique dans les écrits ultérieurs — reposant sur
l'analyse technique immanente de l’objet musical, celle-ci étant
constamment renvoyée à l’interprétation psychologique et sociale
des résultats obtenus. L'hypothèse d’Adorno : la syncope —
principe rythmique — est moins rupture vis-à-vis de la norme
que réalisation et achèvement de celle-ci, n’est pas sans évoquer,
il est vrai, la conception du choc telle que l’expose Benjamin dans
l’« Œuvre d’art ». Selon Benjamin, si l’œuvre d’art dadaïste
favorisa le goût du cinéma, c’est parce que le film possède lui
aussi « un caractère de diversion en raison des chocs provoqués

303
chez le spectateur par les changements de lieux et de décors * ».
Benjamin en tire des conclusions qui, par-delà l'ambiguïté de
certaines formulations, apparaissent en faveur du cinéma :
« Comme tout ce qui choque, le film ne peut être saisi que grâce à
un effort plus soutenu d’attention. Par sa technique, le cinéma a
délivré le choc physique de la gangue morale où le dadaïsme
l’avait en quelque sorte enfermé * ».
Ainsi, le cinéma— mais Benjamin ne pense qu’au film
muet — apparaît-il comme la « forme d’art » qui correspond à la
vie de plus en plus dangereuse promise à l’homme d’aujourd’hui
et le « besoin de s’offrir à des effets de choc » représente une
« adaptation de l’homme aux périls qui le menacent *. »
Si cette expérience du choc peut fort bien s’interpréter
négativement en fonction des risques d’un émoussement de la
sensibilité devant les traumatismes de la vie quotidienne —
Benjamin fait allusion aux modifications de l’appareil perceptif du
spectateur identique à celles que subit le citadin * — le cinéma
représente néanmoins l’une des premières formes d’un art
progressiste destiné aux masses. La distinction entre le recueille-
ment et la contemplation — exigés par la grande œuvre bour-
geoise — et le divertissement — recherché par la masse —
devient l’argument clef contre l’attitude méprisante d’un Georges
Duhamel qui ne voit dans le cinéma qu’« un divertissement
d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables,
ahuries par leur besogne et leurs soucis * ».
Pour Benjamin, au contraire, le film réalise la synthèse du
divertissement et de l’accoutumance favorable au développement
de la conscience critique des masses. L'influence de Brecht,
qu’Adorno ne cesse de mettre en cause, transparaît sans peine :
« Or qui se divertit se peut également accoutumer ; disons plus : il
est clair qu’il ne peut accomplir certaines tâches, à l’état de
distraction, que si elles lui sont devenues habituelles. Par cette
sorte de divertissement qu’il a pour but de nous procurer, l’art
nous confirme, en sous-main, que notre mode d’aperception est
capable aujourd’hui de répondre à des tâches nouvelles. Et
comme, au demeurant, l’individu garde la tentation de refuser ces
tâches, l’art s’attaquera à celles qui sont les plus difficiles et les
plus importantes, dès lors qu’il pourra mobiliser les masses. C’est
ce qu’il fait maintenant grâce au cinéma. Cette forme d’accueil par
la voie du divertissement, de plus en plus sensible aujourd’hui
dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même

304
d'importantes modifications quant aux modes d’aperception, a
trouvé dans le cinéma son meilleur terrain d'expérience. Par son
effet de choc, le film correspond à cette forme d’accueil. S’il
rejette à l’arrière-plan la valeur culturelle de l’art, ce n’est pas
seulement parce qu’il transforme chaque spectateur en expert mais
parce que l’attitude de cet expert n’exige de lui aucun effort
d’attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur,
mais un examinateur qui se distrait Ÿ. »
Que la distraction et l’accoutumance, assez curieusement
associées par Benjamin, et éléments fondamentaux d’un nouvel art
progressiste, assument une fonction émancipatrice, telle est bien
la thèse dont Adorno, peu convaincu par la théorie de la
distraction “, entend prendre le contrepied dans son étude sur le
jazz.
Il est manifeste que les critiques adressées à Benjamin par
Adorno sont autant d'occasion, pour celui-ci, d’énoncer et de
préciser nombre de thèmes et d’idées que l’on retrouve dans son
esthétique future, à savoir que l’art dit « inférieur », celui du
divertissement, l’art de masse, et l’art qu’on prétend « supé-
rieur », réservé à l'élite, font partie l’un et l’autre d’un même
enjeu culturel. Ce que menace de liquider l’univers de la
rationalité instrumentale, sous des formes diverses, ce n’est pas tel
ou tel aspect de l’art et de la culture, c’est la culture elle-même
dans son ensemble. Cette problématique n’est certes pas l’objet
immédiat de la controverse autour du Baudelaire, mais elle éclaire
les objections et les réticences d’Adorno. Sa critique s’articule en
effet sur des points mal définis dans la pensée de Benjamin et sur
les ambiguïtés que ce dernier n’a jamais su lever de manière
définitive. Tout entière tournée vers le salut des éléments
archaïques, vers leur préservation en vue d’une élaboration
éventuelle de l’utopie, la théorie benjaminienne échoue dans sa
tentative de concilier la théologie, « l’étape messianique » — et
le matérialisme historique. Bien que parfaitement lucide dans
l’analyse théorique des mécanismes de domination, Benjamin
refuse de considérer la critique de l’idéologie comme l’un des
moments essentiels et nécessaires de son « esthétique matéria-
liste ». D'où l’ambiguité qui plane sur son œuvre et qu’Adorno,
plus scrupuleusement fidèle à la dialectique marxienne, n’a guère
de mal à mettre en évidence. L'interprétation que Benjamin donne
de la perte de l’aura offre un bon exemple de cette ambiguïté “!.
S’il juge « positif » le phénomène de reproduction technique, ce

305
n’est pas sans amertume ni nostalgie qu’il constate une « atrophie
de l'expérience », l'impossibilité pour l'individu contemporain
d'enrichir sa vision de l'avenir — l’utopie — à l’aide des
expériences passées. Le déclin de l’aura signifie, également, la
perte d’un bien précieux, la mémoire, le souvenir et le flâneur de
Baudelaire, cet extravagant égaré dans la foule, est aussi un peu
cet amnésique qu’engendrent les temps modernes.
C’est donc une véritable leçon de dialectique marxiste
qu’Adorno dispense ou croit dispenser à Benjamin dans sa lettre
du 10 novembre 1938 “. Dans le Baudelaire, la médiation qui
autorise le passage de l'infrastructure à la superstructure fait
défaut. Omettant de prendre en considération le processus global,
économique et politique qui engendre la constitution de la forme
de la marchandise à l’époque de Baudelaire, Benjamin tombe dans
une sorte de « matérialisme immédiat ».. Il est indéniable
qu’Adorno touche là un point sensible de l'interprétation
benjaminienne. L’objection selon laquelle l’impôt et les barrières
ne suffisent pas pour rendre compte de |’« Ame du vin » est
pertinente. Cette forme d’induction hâtive adoptée parfois par
Benjamin, ce jeu métaphorique où l'intuition se substitue à
l’argumentation rationnelle, Adorno en parle d’expérience “. Son
Essai sur Wagner, qui tente l’élucidation du « caractère social »
du compositeur, souffre de cette tendance à rapporter les contenus
« pragmatiques » — thématiques — de la musique wagnérienne
aux « traits avoisinants de l’histoire sociale ». Le reproche décisif
adressé à Benjamin : « Votre travail se situe au carrefour de la
magie et du positivisme » apparaît ainsi pleinement justifié. On
peut toutefois s’interroger sur l’insistance d’Adorno à exiger de
Benjamin une plus grande fidélité à la dialectique et à la théorie
marxiennes. En effet, le sentiment naît parfois, à la lecture de la
correspondance, qu’Adorno cherche à entraîner Benjamin sur une
voie qui n’est pas la sienne. Le Baudelaire, comme les Passages,
veulent être, et Benjamin insiste à plusieurs reprises, des
« fantasmagories » ; des « féeries dialectiques », à mi-chemin
précisément entre la magie (le mythe) et le positivisme (l’histoire).
Adorno affecte d'ignorer combien l’œuvre de Benjamin, dans sa
totalité, témoigne de la difficulté d'accomplir son programme :
concilier la vision théologique de l’univers et la conception
matérialiste du monde.
Mais la faillite de cette entreprise ne signe pas l’échec de
Benjamin. Elle agit comme tension féconde et créatrice à

306
l’intérieur de son œuvre, et Adorno, dans ses travaux ultérieurs,
s’est bien gardé d’oublier ce qui fut aussi, pour lui, une leçon.

3) Sociologie d’une « mode atemporelle »


L'étude qu’Adorno consacre au jazz, et pour laquelle
Benjamin se déclare enthousiasmé, paraît en 1936 dans la
Zeitschrift für Sozialforschung “*.
D'emblée, Adorno indique les grandes lignes de son
argumentation : souvent perçu comme un « correctif à l’isolement
bourgeois de l’art autonome » et comme un « dépassement de la
musique réifiée », le jazz est progressivement réduit à l’état de
bien de consommation pour les masses (Massenartikel).
L’engouement qu’il suscite relève essentiellement d’une attitude
romantique de la part de ceux qui croient trouver dans ce type de
musique un moyen d’échapper au caractère funeste du capitalisme
(« Man geriete in jene jüngste Romantik, die aus ihrer Angst vorm
tôdlichen Charakter des Kapitalismus den verzweifelten Ausweg
sucht ») “.
La thèse d’Adorno consiste à montrer que le processus de
production demeure entièrement dépendant des conditions écono-
miques du marché. Le jazz est en réalité une marchandise — une
marchandise «au sens strict » — dans la mesure où son
utilisation, le fait qu’il ne vaut quelque chose que par rapport à son
usage (seine Tauglichkeit zum Gebrauch) ne s’« impose dans la
production que sous la forme de sa capacité à être diffusé, en
contradiction extrême non seulement avec l’immédiateté de son
emploi, mais avec le procès du travail lui-même “ ».
Concevoir le jazz comme la musique de l’expression et de la
création totales, musique vivante et libre par excellence, relève
ainsi de l'illusion. Le jazz, dont le caractère d’improvisation, de
spontanéité et d’immédiateté réside, semble-t-il, dans l’imprévu
du rythme syncopé, est conduit, à l’analyse, à révéler son
caractère de marchandise : « De nos jours, les éléments formels
du jazz sont totalement préformés de manière abstraite en fonction
de sa valeur d’échange (...). L’immédiateté de l’improvisation,
qui est à l’origine de son demi-succès, fait partie de ces tentatives
d’éclatement hors du monde fétichisé des marchandises, qui
veulent y échapper sans le transformer et s’imbriquent encore plus
profondément en lui. Celui qui, devant une musique devenue

307
incompréhensible ou face à une quotidienneté qui lui est étrangère,
se réfugie dans le jazz, sombre dans un système musical de
marchandises dont, pour lui, le seul avantage qu'il présente sur
tout autre est qu’il n’est pas immédiatement perceptible comme tel
de part en part (...). Avec le jazz, la subjectivité impuissante
tombe du monde des marchandises dans le monde des mar-
chandises : le système ne livre aucune échappatoire ‘. »
Le retour aux sources, aux origines africaines du jazz
qu’Adorno ne nie pas, relève cependant du mythe ; le rythme
syncopé n’est qu’une régression archaïque et primitive au stade
sado-masochiste. Adorno met à l’épreuve les catégories forgées
par Benjamin ; si, comme celui-ci l’a si bien montré, le mythe
consiste en la présentation de l’archaïque comme le moderne, le
jazz apparaît alors comme une construction complètement
mythique, « obligé d’être constamment le même et, simulta-
nément, de toujours donner l’illusion de la nouveauté ‘ ». Adorno
admet que le jazz restitue des pulsions originelles, mais cette
restitution, loin d’évoquer la liberté désirée, ne signifie que
« régression et oppression », c’est-à-dire l'impossibilité de
réaliser présentement la liberté : « Dans le jazz, il n’y à
d’archaïque que ce qu’a engendré le mécanisme de l’oppression à
partir du moderne “. » Cet archaïsme moderne du jazz n’est donc
rien d’autre pour Adorno, que son caractère de marchandise “.
Fétichisme et réification caractérisant ainsi la musique de
jazz, il convient de tenter l’explication psychanalytique du
phénomène. Se référant à un prélude de Claude Debussy :
« Général Lavine, Excentric », et à la précision du compositeur :
« Dans le mouvement et le style d’un Cake-Walk », Adorno
définit les catégories rythmiques de la « hot-music » comme des
catégories excentriques ‘'. Tandis que le clown est celui « dont
l’immédiateté anarchique et archaïque ne s’adapte pas à la vie
réifiée et bourgeoise * », l’excentrique est celui qui « sort de la
conformité aux règles rationnelles, du “ rythme ” de la vie
bourgeoise ». Mais la sortie de l’excentrique — le « contraire
dialectique du clown » — hors des normes sociales, loin d’être
une manifestation d’impuissance, est le signe d’une supériorité :
« Le rythme de son bon plaisir se plie sans faille à quelque chose
de plus grand, de conforme aux règles, et son refus ne se
subordonne pas à la règle mais la dépasse : obéir à la loi et être
cependant autre chose *. »
Si la virtuosité du jazzman, les gestes du batteur évocant la

308
: 20e
2

maîtrise d’un jongleur, l’habileté de l’improvisation, et le passage


excessivement rapide d’un instrument à l’autre permettent de
considérer les catégories rythmiques de la « hot-music » comme
des catégories excentriques, c’est parce qu’à l'instar de l’excen-
trique, la transgression répétée de la norme signifie en réalité
l’achèvement de la norme elle-même. Rupture de la norme, la
syncope toutefois « n’est pas comme l’est son contraire, la
syncope beethovénienne, expression d’une force subjective
contenue, se dresssant contre les règles préétablies jusqu’à ce
qu’elle engendre elle-même la nouvelle norme. Elle est sans but ;
elle ne conduit nulle part et l’on peut la révoquer à tout moment en
la faisant se fondre de manière non dialectique, et mathémati-
quement, dans les temps de la mesure “* ». Pour Adorno, la
signification de ce mécanisme est de nature érotique. La syncope,
que rien n’oblige — pas même une volonté de rompre, fût-ce de
façon éphémère avec la norme — intervient toujours prématuré-
ment (Ein Zu-früh-Kommen), telle l’« angoisse qui conduit à
l’orgasme précoce, telle l'impuissance qui s’exprime à travers un
orgasme prématuré et incomplet * ».
Cette explication, dans laquelle l’étymologie réelle ou
supposée du terme « jazz » joue probablement un rôle, aux dires
mêmes d’Adorno “*, trouve place dans le cadre de la dialectique
négative et d’une critique des rapports entre l’individu et la totalité
sociale engendrée par un système soumis à la loi du marché.
L'’individu dont parle le jazz, en particulier le moi qui s’exprime
dans la « hot-music » — Adorno l’appelle le « hot-Ich » — est
victime de la dérision qui frappe la syncope dans son incapacité à
s'affirmer. Tel un clown, explique Adorno, à la manière d’un
Chaplin ou d’un Harold Lloyd, il commence, en adoptant cette
« démarche chancelante et mal assurée, à suivre la norme
collective ’ ». La pseudo-révolte de l’individu contre la norme
révèle le caractère apparent de la rébellion individuelle contre la
réalité sociale : « À cause de son angoisse, l’individu sort de la
norme et s’oppose ; mais cette opposition, celle d’un individu
isolé qui, précisément en vertu de cet isolement, apparaît comme
purement et simplement déterminée par la société, est apparence.
Par peur, il liquide l’individualité — la syncope — démissionne
(...), sacrifie une individualité qu’il ne possède pas et s’identifie,
mutilé, avec la puissance mutilante... *. »
La Dialectique de la raison et la Dialectique négative
argumenteront abondamment sur ce thème de l'incapacité de

309
l'individu, prisonnier du contexte d’aveuglement, et dont toutes
les tentatives de fuite ne servent qu’à la reproduction du système.
L'individu qui s'oppose, le moi qui cherche à rompre avec la
norme « demeure une parcelle de la totalité sociale (...) et
l’accomplissement du jazz constitue moins sa transformation
dialectique et son “ dépassement ” que le rituel figé du
dévoilement de son caractère social ® ». L’ambivalence du
processus — recherche de l'identification au groupe social et
sentiment d'exclusion et de frustration — explique, selon
Adorno, pourquoi les peuples opprimés, les Noirs et les Juifs de
l'Est, sont « peut-être » les plus qualifiés pour apprécier le jazz.
« Dans une certaine mesure, ajoute-t-il, 1l (le jazz) trompe ceux
dont la liberté n’est pas encore suffisamment mutilée sur le
mécanisme de l'identification avec leur propre oppression “. »
Non dépourvue de préjugés, intransigeante et parfois
volontairement outrée ‘!, l’attitude d’Adorno à l’égard du jazz —
exemple de musique condamnée à l’hétéronomie — traduit les
différences considérables par rapport aux analyses benjami-
niennes. Si le dénominateur commun — la « base commune » ,
selon l’expression d’Adorno — réside dans la prise en compte de
la sphère de la reproduction et de son influence sur la production,
les divergences concernent l'interprétation de cette influence:
positive chez Benjamin, qui pense, à travers l’exemple du cinéma,
que les nouveaux moyens de reproduction technique favorisent
une « démocratisation » de l’art sans annihiler l’esprit critique,
elle est conçue de façon totalement négative par Adorno, pour qui
toute concession de l’art aux conditions économiques du capital
entraîne la réification des produits culturels dont le caractère de
marchandise devient prédominant : « Si (le phénomène du jazz) se
laisse définir — sur le plan tout d’abord strictement technolo-
gique — d’une manière plus fonctionnelle qu’en lui-même à
proprement parler, le fait technologique de la fonction peut alors
être compris comme le chiffre d’un fait social : le genre est
dominé par la fonction et non par une loi formelle autonome “. »
L'idée d’un accomplissement de la loi formelle
« autonome », que seule, selon Adorno, est capable de réaliser la
musique nouvelle, en particulier celle de l’Ecole de Vienne, est
dès lors affirmée avec détermination ; elle ne cesse de s'imposer
dans l’esthétique adornienne, articulant les deux domaines qui la
constituent, d’une part, la critique de la culture de masse, d’autre
part, la prise de position en faveur d’une modernité radicale.

310
4) Référence à Marx
Nombre de réflexions développées par Adorno dans l’étude
sur le jazz apparaissent avant même que ne s’instaure la
controverse avec Benjamin. Dans un article sur « La situation
actuelle de la musique », Adorno formule, probablement pour la
première fois — fidèle, dans la démarche et la terminologie, à la
logique hégélienne réinterprétée par Marx — les thèses essen-
tielles à sa sociologie de la musique. S’interrogeant sur les
modifications qu’entraînent les nouveaux médias de masse quant
aux habitudes du public musical, et constatant l’emprise exercée
par les « puissants monopoles », Adorno analyse les raisons
pour lesquelles le rapport musique-société est devenu celui de la
séparation et de l’aliénation (Entfremdung) : « Dans la mesure où
le processus capitaliste absorbe complètement la production et la
consommation musicales, la séparation entre la musique et les
hommes est devenue totale . » Partant du principe que « le rôle
de la musique dans le processus social est exclusivement celui de
la marchandise » et que « sa valeur est celle du marché ‘ »,
Adorno en conclut que les structures de la musique enregistrent les
contradictions de la société antagoniste : « Ici et maintenant, la
musique ne peut rien faire d’autre que de présenter dans sa
structure propre les antinomies sociales (...). Plus elle sera en
mesure d’exprimer en profondeur la force de ces contradictions et
la nécessité pour la société de les surmonter, meilleure elle sera
(...). La musique remplit sa fonction sociale avec d’autant plus de
précision qu’elle représente, selon ses propres lois formelles, les
problèmes sociaux qu’elle recèle jusqu’au plus intime de sa
technique *. »
Dénonçant l'attitude consistant à attribuer à l’évolution
récente de la musique nouvelle la responsabilité de son isolement
social, Adorno critique avec virulence le réformisme musical qui
reproche à cette musique son prétendu individualisme et son
« ésotérisme technique ». L’ésotérisme, le technicisme et l’indivi-
dualisme constituent eux aussi un fait social, et 1l importe de les
considérer comme engendrés par la société elle-même. Adorno en
tire une conséquence primordiale sur le plan idéologique: si
l’aliénation de la musique dans son rapport à la société capitaliste
est telle que les individus — qui vivent sous la domination de

311
classe — considèrent cette musique comme leur étant étrangère,
on ne peut remédier à cet état de chose à l’intérieur de la musique
(nicht innermusiklisch), mais de manière purement sociale (bloss
gesellschaftlich), en transformant la société elle-même (« durch
Veränderung der Gesellschaft ») ®.
Une théorie sociale de la musique ne peut donc se concevoir
que comme incluse dans la théorie critique de la société : « La
tâche de la musique en tant qu’art présente une certaine analogie
avec celle de la théorie sociale ”. » Si Adorno semble, à cette
époque, surestimer quelque peu la fonction de la nouvelle
musique, et notamment son rôle critique, il ne méconnaît pas en
revanche — et dans la mesure même où la réflexion sur la
musique est liée à la théorie sociale — les obstacles que rencontre
l’accomplissement de cette tâche. Ces difficultés sont celles de
toute esthétique « matérialiste » qui, refusant de concéder quoi
que ce soit à une quelconque théorie du reflet, prétend rompre par
ailleurs avec l’esthétique spiritualiste et contemplative : « Si l’on
voulait poser comme absolue l’évolution immanente de la
musique et considérer celle-ci comme un reflet pur et simple du
processus social, on sanctionnerait précisément ce caractère
fétichiste de la musique qui fait son malheur ainsi que le problème
fondamental qui lui appartient justement de représenter. Il est
clair, d’un autre côté, qu’elle n’a pas à être évaluée en fonction de
la société existante qui la produit tout en la maintenant à distance.
Qu'elle ne doive absolument pas être conçue comme un
phénomène “ spirituel ” anticipant en image les vagues désirs
d’une transformation sociale indépendamment de leur réalisation
empirique, tel est le présupposé de toute méthode historique et
matérialiste qui ne relève pas simplement de 1“ histoire des
idées ” !!'».
Ainsi, la relation entre la musique actuelle et la société
est-elle « immédiatement problématique » dans la mesure où la
théorie de la musique « partage ses apories avec la théorie
sociale ? ». Ces apories ne peuvent toutefois servir d'arguments
aux positions de ceux qui qualifient la musique moderne — celle
de Schônberg — d’incompréhensible, d’ésotérique, d’élitaire,
voire de « réactionnaire ». A la base d’une conception aussi
« romantique » de l’immédiateté musicale — selon l’expression
adornienne — il y a l’idée que la conscience empirique de la
société contemporaine, victime de la domination de classe, et
maintenue par celle-ci dans un état d’hébétude névrotique

312
(neurotische Dummheit), puisse concevoir et élaborer une
musique destinée non plus à des individus aliénés, mais à des
hommes libres. Or, pour Adorno, ce point de vue méconnaît
l’aporie fondamentale : le fait que le conditionnement des
auditeurs est tel qu’il leur est impossible de concevoir les moyens
d’une émancipation réelle. Dans la mesure où la conscience de la
masse est déformée par la domination de classe, la théorie critique
de la société — et, de ce fait, la théorie de la musique — ne
saurait accepter les « limites » que chercherait à lui imposer une
conscience non parvenue au stade critique. Produit de la société
bourgeoise, la musique nouvelle n’est pas la résolution de
l’aporie ; elle n’est, pour Adorno, que l’expression des contradic-
tions objectives et réelles de la société. A ce titre, elle remplit une
fonction de connaissance : « Si la musique contemporaine, la plus
progressiste du fait de la contrainte pure et simple du développe-
ment immanent de ses problèmes, a mis hors circuit des catégories
bourgeoises fondamentales telles la personnalité créatrice et
l’expression des sentiments, l’univers privé de la sensibilité et
l’intériorité sublimée, pour leur substituer des principes de
construction hautement rationnels et transparents, cette musique,
liée au processus de production bourgeois, n’a certainement pas à
être perçue comme “ sans classe ” ni vraiment comme la musique
de l’avenir, mais bien comme celle qui remplit de la manière la
plus précise sa fonction dialectique de connaissance ”. »
L'étude d’Adorno expose d’ores et déjà des arguments
utilisés ultérieurement dans les lettres à Benjamin, concernant
notamment l’attitude des intellectuels à l’égard du prolétariat et la
nécessité de suspendre la solidarité avec les masses afin de
dénoncer les contradictions de la société capitaliste, sans pour
autant sombrer dans l’idéalisme bourgeois *. De même, Adorno
renouvelle l’objection selon laquelle le « grand art » et l’art
prétendument inférieur constituent en réalité les deux moitiés
d’une même aliénation à laquelle on ne saurait remédier en les
ajoutant l’une à l’autre “.
La musique de Schônberg, dont Adorno précise à Benjamin
qu’« assurément, elle n’est pas auratique * », réalise pleinement
la fonction dialectique de connaissance qu’on doit attendre du
compositeur contemporain en général. Si l’analyse adornienne
annonce déjà la critique de l’industrie culturelle développée dans
la Dialectique de la raison, elle anticipe également sur la première
partie de la Philosophie de la nouvelle musique consacrée à

315
Schônberg. La musique de l’Ecole de Vienne offre pour Adorno
l'exemple d’une musique appartenant à la sphère de l’art
autonome, évoluant rigoureusement selon sa loi formelle, la
« logique de la chose même » (Logik der Sache). Si elle exprime
l'individu bourgeois -et privé, elle propose une solution à des
contradictions objectives héritées de la tradition : « Tout acquis de
Schônberg quant à l'expression subjective est en même temps la
résolution de contradictions matérielles et objectives telles qu’elles
subsistent dans la technique wagnérienne des séquences chromati-
ques et dans la technique des variations de Brahms ”. »
Schônberg ne serait ni intellectualiste ni destructeur —
comme le lui reprochent ses détracteurs — et son mérite
consisterait d’une part, à avoir pris en charge les problèmes de la
société qui a produit le matériau musical, d’autre part à avoir
montré que les contradictions sociales apparaissent dans ce
matériau comme des problèmes techniques *.
Ainsi, la « contrainte intérieure » à laquelle Schônberg
lui-même déclare obéir ” est-elle interprétée par Adorno comme
l'effet de la « dialectique » du matériau musical, elle-même
expression du rapport dialectique entre l’individu et la société :
l’analyse de l’individualisme bourgeois peut révéler les contradic-
tions objectives de la société. Pour Adorno, Freud ne fait pas autre
chose, et l’hostilité que ses contemporains vouent à la psycha-
nalyse n’est pas sans présenter quelque analogie avec les
protestations du public viennois qui s’estime outragé par la
« révolution schoebergienne » des années 1908-1913. Ce qui fait
scandale, c’est que l’analyse de la conscience et de l’inconscient
individuel, en psychologie, ou l’« irruption de la conscience », en
musique puissent aboutir à une « dialectique objective de la
conscience de l’homme dans l’histoire * ». Or, cette irruption de
la conscience chez Schônberg n’est pas « idéaliste », elle signifie
au contraire la parfaite domination du matériau musical ‘!. La
musique ne pouvant se définir comme pur produit de l’esprit
(« nicht als Produzieren von Musik aus blossem Geist »), il ne
peut s’agir que de dialectique (« Vielmehr darf im strengem Sinn
von Dialektik die Rede sein ») : « .… le mouvement accompli par
Schônberg a pour origine les problèmes qui se sont d'eux-mêmes
sédimentés dans le matériau, et la force productive qui les meut est
une réalité pulsionnelle (Triebrealität), à savoir ce qui pousse à
une expression non défigurée et non inhibée du psychisme,
précisément de l'inconscient, de sorte que dans la période

314
intermédiaire de Schônberg, celle d’“ Erwartung ”, de “ La Main
heureuse ” et des “ Petites pièces pour piano ”, son œuvre se situe
en relation directe avec la psychanalyse *. »
La notion de réalité pulsionnelle, qui renvoie à l’idée d’une
matérialisation du psychisme, permet à Adorno d'éviter le
réductionnisme psychologique et subjectiviste, et de poser la
question objective : comment « le matériau techniquement très
élaboré (...) peut se mettre au service de l'expression du
psychique ». La solution réside dans la transformation radicale
(von Grund) du matériau, affranchi de toute idée de reflet et
d’« harmonie » entre la société bourgeoise et le psychisme de
l'individu, autorisant ainsi la «libération de l’expression
individuelle “ ».
L'étude sur « La situation sociale de la musique » apparaît
déjà comme un écrit programmatique. Si la position d’Adorno en
faveur de la musique de Schônberg semble quelque peu
inconditionnelle, notamment par rapport aux analyses de la
Philosophie de la nouvelle musique qui traite de l’œuvre du
compositeur sur une plus longue période, les grands thèmes de
l'esthétique ultérieure sont déjà annoncés : la critique de la culture
de masse fonde en partie la défense de l’art autonome. Au
demeurant, ce texte éclaire la nature exacte des reproches
qu’Adorno adresse à la conception insuffisamment dialectique de
Benjamin et permet de comprendre pourquoi, dans les années
1936-1938, ce dernier surestime les chances d’un rapprochement
avec les thèses adorniennes. L’essai sur « Le fétichisme en
musique et la régression de l’audition », prolongement des
analyses antérieures et publié également dans la Zeitschrift en
1938, marque en effet un tournant décisif dans le type de
recherches auxquelles Adorno, émigré aux Etats-Unis, entend
désormais se livrer, tout en constituant une sorte de lieu de
convergence des éléments d’une démarche inaugurée dans l’essai
sur le jazz et dans l’étude sur « La situation sociale de la
musique % ».
L'analyse marxienne du fétichisme de la marchandise
demeure le point de départ de la thèse adornienne, mais elle est
transposée systématiquement sur le plan de la réception musicale,
et sert de fondement à une recherche sur les conditions nouvelles
de l’audition engendrées par le développement du capital. Si
Adorno retient le thème benjaminien de la réception distraite et
morcelée, il montre, en revanche, comment cette dispersion est

315
constituée par les multiples stimuli et affects grâce auxquels le
système exerce son emprise sur l'individu, en diminuant de ce fait,
et contrairement à l’affirmation de Benjamin, les chances de son
émancipation. L'analyse psychologique et la transposition sur le
plan du comportement esthétique des mécanismes psychanalyti-
ques — déjà tentée dans les écrits antérieurs — apparaissent dès
lors indispensables pour saisir les transformations subies par la
conscience individuelle. Mais, à l’inverse de Benjamin, Adorno
ne se satisfait pas de la référence à des catégories psychologiques,
et son exigence d’un complément dialectique correspond à la
nécessité, selon lui, d’intégrer ces catégories à l’intérieur d’une
théorie sociale plus vaste : « La question est de savoir — déclare-
t-il à propos des tentatives d’explication psychologique de la
musique “ légère ” — si la psychologie est suffisante ; si les
catégories décisives ne doivent pas précisément être accompa-
gnées d’une théorie sociale “. » La psychologie des chansons à
succès, des « tubes » (Schlager), isole probablement un certain
nombre de constantes pulsionnelles (Triebkonstante) propres à ce
type de musique ; Adorno retient notamment l’idée d’une
régression anale et de composantes sadiques qui expliqueraient
l’absurdité et la débilité des paroles ; mais définir la « structure
sadique-anale » de cette musique ne dit rien sur sa « fonction
sociale actuelle », ni sur son origine ni sur son rôle dans la société
capitaliste moderne. Ainsi, pour Adorno, « tant que la dialectique
sociale et l'analyse de la structure pulsionnelle demeurent
juxtaposées timidement ou simplement à titre complémentaire
(ergänzend), l'effet concret de la musique légère n’est pas perçu
en profondeur mais livré au travail des disciplines scientifiques
particulières qui, au sens de la systématique scientifique
bourgeoise, procèdent isolément et, dans cette séparation,
présupposent l’une des disjonctions les plus problématiques de la
pensée bourgeoise : celle de la nature et de l’histoire ® ».
Recourir à la psychologie et à la psychanalyse ne consiste
donc pas à appliquer de manière positiviste les catégories forgées
par ces sciences au domaine de l’esthétique, mais à révéler la
nature sociale de ces catégories, à montrer, par exemple, que le
« plus élémentaire des effets » qu’elles permettent d’analyser sur
le plan de la réception musicale, « présuppose et exprime un état
donné de la société * ».
Le « Mehr an Dialektik » d’Adorno à Benjamin revêt à
nouveau sa pleine signification. L’analyse de la sphère de la

316
réception ne peut s'effectuer sans prendre en considération
l’histoire de la société bourgeoise, sans tenir compte de son
évolution vers le capitalisme avancé, évolution conforme à la
logique d’un système d’exploitation et de consommation. L'étude
de la réception morcelée suppose que soient également analysées
les œuvres élaborées de telle sorte qu’elles satisfont aux nouvelles
conditions de la réception. La théorie benjaminienne, centrée sur
la disparition de la réception auratique et sur le passage de
l’immersion contemplative à la distraction, ne saisit qu’un
phénomène partiel : son tort est de ne pas tenir compte de
l'interaction de la réception et de la production et de sous-estimer
le fait que les intérêts d’un système où prévaut la loi du marché le
conduisent à satisfaire les besoins qu’il a lui-même engendrés et
qu’il manipule ; ce processus, qui stimule la consommation des
biens culturels, garantit sa reproduction même.

5) Théorie musicale et théorie critique


Bien qu’il ne comporte qu’une seule référence explicite à
Walter Benjamin, l’essai sur « Le fétichisme en musique et la
régression de l’audition » constitue une réponse directe à l’étude
sur l’« Œuvre d’art ». Adorno lui-même note : « .. le texte sur le
caractère fétichiste se proposait de théoriser les récentes observa-
tions de sociologie de la musique que j'avais faites en Amérique,
afin de constituer, pour l’avenir et en vue des recherches en ce
domaine, un système de référence, “ a frame of reference ”. En
même temps, cet essai représentait une sorte de réponse critique
au travail que Benjamin avait publié peu auparavant dans notre
revue sur |“ Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ”.
J'insistai particulièrement sur les problèmes de la production de
l’industrie culturelle et sur les comportements qui en dépendent,
tandis que Benjamin, me semblait-il, s’efforçait par trop de
“ sauver ” cette sphère problématique *. »
Telle est bien, en effet, la démarche adoptée par Adorno. Si
la « régression » renvoie à l’acception psychanalytique du terme,
il ne s’agit pas d’emblée d’une étude psychologique des réactions
du pubiic, mais d’une analyse de la production musicale à un
moment donné de l’évolution de la société capitaliste. Les
réactions du public, son comportement, sont fonction de cette
production, et celle-ci est liée aux modifications que lui font subir,
à des fins commerciales, les récentes techniques d’enregistrement
et de diffusion. Bien qu’elle semble se limiter à la mise en

IT
évidence de quelques tendances caractéristiques de cette évolu-
tion — fétichisation et aliénation d’un secteur déterminé de la
culture, isolément de la musique d’« avant-garde » — l’étude
énonce les grands thèmes de la théorie esthétique ultérieure. La
critique de la « massification culturelle », du passage de l’objet
esthétique à la pure et simple marchandise, constitue l’arrière-plan
d’une prise de position radicale en faveur de la modernité et d’un
art « progressiste » qui, n'étant pas l’objet d’une jouissance ni
d’un plaisir immédiats, tenterait d'échapper aux contraintes
économiques du système.
L’argumentation, qu’ Adorno inclut dans le cadre plus général
de la théorie critique de la société, s’efforce d’élucider le déclin du
goût musical. La seule psychologie lui semble impuissante à
rendre compte d’un phénomène qui ne peut se comprendre qu’en
relation avec l’évolution socio-historique caractérisée par le
rétrécissement progressif de la sphère individuelle.
La notion de goût — concept éminemment opératoire à
l’intérieur de l’esthétique kantienne, mais qu’Adorno considère
comme « dépassée depuis longtemps » (/ängst überholt) —
désignait un « comportement de la subjectivité esthétique dans
laquelle celle-ci se réconcilie faussement avec les conventions
esthétiques * ». Or, dans la mesure où l’existence du sujet, qui
témoignait jusqu'alors de la réalité du goût, est devenue
problématique *' « même l’apparence d’unité entre la convention
et la subjectivité a disparu » (« Von ihrer Einheit ist nicht einmal
der Schein mehr übriggeblieben »). Si les catégories tradition-
nelles de plaisir et de déplaisir à l’écoute de la musique en général
tendent à devenir caduques, ce n’est pas que le plaisir en tant que
tel disparaît, mais que sa nature a changé au point de ne plus
désigner que la valeur de reconnaissance qui s’attache à un air
maintes fois entendu.
Adorno ne dissocie pas la sphère musicale — les conditions
nouvelles de réception tendent à recouvrir toute musique du voile
de la banalité — Adorno parle de la « puissance de la banalité »
qui s'étend à la totalité de la société ”, obligeant à penser
« ensemble », et malgré l’abîme qui les sépare, la musique
« légère » et la musique « sérieuse », ces deux domaines,
artificiellement scindés par la division du travail, dont il est
question dans les réponses à Benjamin : « L’illusion selon laquelle
la musique légère jouirait dans la société d’une primauté par
rapport à la musique sérieuse repose précisément sur cette

318
passivité des masses qui met la consommation de cette musique
légère en contradiction avec les intérêts objectifs de ceux qui la
consomment *. »
L'unité des sphères est ainsi constituée par leurs contradic-
tions : contradiction au sein de la musique « progressiste » qui
tente d'échapper à la banalité mais qui ne trouve pas à se diffuser ;
contradiction de la musique légère dans la mesure où « la
standardisation des succès (...) a pour résultat que l’ancien style
ne parvient même plus au succès et qu’on se contente de faire
comme tout le monde * ». L'industrie de la culture n’exige même
plus de l’individu un comportement fondé sur une culture qu’il ne
possède plus, et à laquelle, du fait du développement de cette
industrie, il a de moins en moins de chances de pouvoir accéder :
la « liquidation de l’individu » apparaît ainsi comme la « véritable
signature de la nouvelle situation de la musique * ».
Le processus de fétichisation de la musique apparaît à
Adorno comme l’un des phénomènes les plus caractéristiques de
cette situation. Convaincu, ainsi que l’était d’ailleurs Benjamin,
d’une possibilité d'application de la théorie marxienne, Adorno
refuse toutefois de considérer ce phénomène comme un fait
psychologique prioritaire : « Le concept de fétichisme musical ne
peut être déduit psychologiquement. Que des valeurs soient
“ consommées ” et qu’elles entraînent des affects sans que leurs
qualités spécifiques soient en général reconnues par la conscience
des consommateurs est une expression tardive de leur caractère de
marchandise *. » La donnée objective, irréductible à une explica-
tion de type psychologique : la domination qu’exerce la forme de
l’échange sur l’ensemble de la vie musicale, signifie que les
derniers vestiges précapitalistes (« die letzten vorkapitalischen
Rückstände ») sont éliminés (« beseitigt »). Aussi, l’application
de la catégorie de la marchandise à la musique — qu’Adormo
n’assimile aucunement à un raisonnement analogique — trouve-t-
elle sa justification dans l’échange des biens culturels : « La
musique, avec tous les attributs de l’esthétique et du sublime qui
lui sont généreusement prodigués, ne sert essentiellement qu’à la
publicité de marchandises qu’il convient d’acquérir pour pouvoir
écouter de la musique ”. » Des preuves matérielles de cette valeur
d'échange existent : disques, radio, bandes magnétiques, y
compris les billets de concert. Le « mystère » de la forme de la
marchandise, dont parle Marx, se manifeste dès que l’on cherche,
par exemple, à expliquer le succès d’une œuvre auprès du public.

319
Adorno fait référence au Capital, notamment au passage où Marx
définit le mystère de la forme de la marchandise par le fait que
celle-ci renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de
leur propre travail comme étant des « caractères matériels des
produits du travail ». Le fétichisme apparaît à partir du moment où
le rapport social des producteurs au travail collectif prend la forme
d’un rapport social d’objets existant en dehors d’eux *. Le
« consommateur » qui paie sa place au concert illustrerait fort
bien ce processus où s’imbriquent réification, aliénation et
fétichisme. « Littéralement, explique Adorno, il a “ fait” le
succès, qu'il réifie et accepte comme un critère objectif sans s’y
reconnaître mais il n’a pas “ fait ” (gemacht) ce succès en ce que
le concert lui a plu, mais de ce qu’il a payé son billet d’entrée ”. »
Parce qu'elle ne tient pas compte de la médiation par la valeur
d'échange, l’idée d’immédiateté — le plaisir subjectif de
l'écoute — est irrecevable si l’on veut comprendre le phénomène
de la réception musicale dans les conditions socio-économiques de
l’époque : « L’apparence d’immédiateté est aussi grande qu'est
inexorable la contrainte de la valeur d’échange ®. » Ces
conditions engendrent, pour Adorno, une contradiction irréduc-
tible , un « quiproquo » : « L’apparence de plaisir et d’immédia-
teté exerce son emprise sur la valeur d’échange elle-même. La
marchandise se composant toujours de la valeur d'échange et de la
valeur d’usage, la pure valeur d’usage — dont les biens culturels
sont obligés de donner l'illusion dans la société totalement investie
par le capitalisme — est remplacée par la pure valeur d’échange
qui joue fallacieusement le rôle de la valeur d’usage. C’est dans ce
quiproquo que se constitue le caractère fétichiste de la musique :
les affects qui deviennent valeur d'échange donnent l’apparence
de l’immédiateté que dément dans le même temps l’absence de
rapport à l’objet. Le non-rapport à l’objet consommé se fonde sur
l’abstraction de la valeur d’échange !‘". »
Adorno n'’ignore pas que le schéma élaboré par Marx, et qui
vaut pour les débuts du développement de la société industrielle,
est insuffisant pour rendre compte des modifications que subit en
profondeur le comportement du consommateur dans la deuxième
génération du capitalisme. Ce qu’il importe désormais de mettre
en évidence, c’est la manière dont les réactions psychologiques
sont fonction du processus de substitution de la valeur d’usage par
la valeur d'échange, pourquoi le « plaisir n’en est plus un » et
pourquoi « il s’est purement et simplement rationalisé en tant que

320
tel ® ». Si l’écoute musicale relève parfois du masochisme —
Adorno a défini comme « Hôrmasochismus », « masochisme de
l’écoute », le rapport des masses avec le jazz —, ce masochisme
est la « réponse à des caractéristiques techniques qui, dans leur
principe, dérivent elles-mêmes de données économiques '® ».
Si la démarche adornienne s’inspire des analyses de
Benjamin, elle procède en quelque sorte de manière inverse.
L'application de la théorie marxienne au domaine de la réception
musicale révèle une tendance globale de la société industrielle, la
domination du principe d’échange, ainsi que le changement de
fonction de l’art dans la société ; mais cette étude demeure
incomplète sans l’analyse des formes nouvelles que revêtent les
réactions du public et des raisons pour lesquelles celui-ci trouve
intérêt, non seulement à l’acceptation du système, mais également
à sa reproduction. Le thème qu’ Adorno et Horkheimer placent au
centre de la Dialectique de la raison, notamment dans le chapitre
consacré à Ulysse, livre partiellement la réponse à cette
contradiction : l’art ne peut que promettre le plaisir refusé par la
réalité, tout en le niant dans l’immédiat. Avec le déclin de
l’économie bourgeoise, le principe de la valeur d’échange leurre
les hommes sur le plaisir que procurent les valeurs d’usage:
« Plus ce leurre est impitoyable, plus la valeur d’échange interdit
progressivement à celui-ci d’avoir d’autres objets que ceux
élaborés par le système. Le moment n’est plus loin où toute
jouissance qui s’émanciperait de la valeur d’échange passerait
pour subversive '*. La sphère de la consommation requiert en
effet la passivité docile ; elle ne saurait receler aucun élément de
subversion et exige l’obéissance, la conformité et, de ce fait, le
conformisme. Le comportement sado-masochiste à l’égard des
biens culturels est ainsi intimement lié au mode de production de
ces produits : « La culture de masse masochiste est la forme sous
laquelle apparaît nécessairement la production elle-même, notam-
ment la production monopoliste » ; le masochisme n'étant, en ce
qui le concerne, guère différent du « comportement du prisonnier
qui aime sa cellule parce qu’on ne lui a laissé rien d’autre à
aimer ‘ », L'univers de la production des biens culturels, réduits
à l’état de biens de consommation, apparaît ainsi comme l’univers
de la manipulation des goûts à l’époque du déclin de l'individu.
Masquer l'identité des produits lancés sur le marché, donner
l'illusion de la différence au sein même de l’uniformité et de la
conformité devient la condition essentielle de survie du système.

321
L'analyse des facteurs de fétichisation et des conséquences
de celle-ci sur le plan idéologique et politique serait incomplète
sans l’étude des métamorphoses que subissent les œuvres d’art.
Adorno retient le principe benjaminien selon lequel les nouveaux
moyens de reproduction techniques affectent en profondeur
l’œuvre elle-même. Celle-ci subit des « transformations
constitutives °” » résultant de sa réduction à l’état de bien culturel.
Mais, contrairement à Benjamin, Adorno considère que cette
« dépravation » n’est pas due seulement à la disparition de leur
« aura » ni à la perte de leur unicité ; d’autres facteurs expliquent
pourquoi la réification, qui touche les œuvres en profondeur, ne
réside pas uniquement dans l’extériorité des phénomènes de
répétition. Certes, « par les moyens de l’intensification et de la
répétition, les œuvres se métamorphosent en un conglomérat
d’impressions fugitives gravées dans les auditeurs '* ». Il existe
également une analogie entre le morcellement de l’audition —
d’où la « dépravation » — et la distraction évoquée par Ben-
jamin, dans la mesure où ne sont plus perçus que des fragments
dissociés de l’œuvre. Adorno remarque qu’une transmission
radiophonique d’une symphonie de Beethoven, en particulier la
diffusion répétée d’un même thème connu, conduit le consomma-
teur à s’approprier ce thème au point d’éprouver l'illusion de
posséder l’œuvre entière. Il y a bien décomposition de l’œuvre,
que la diffusion réitérée de ses fragments transforme progressive-
ment en rengaine, la rapprochant ainsi — quand bien même
appartient-elle au domaine classique — des variétés et des succès
à la mode. A l'inverse, toutefois, de Benjamin, pour qui la perte
de l’aura représente partiellement un phénomène positif, permet-
tant d’accéder au degré de distanciation critique que ne procurait
pas l’attitude contemplative, la décomposition — la déprava-
tion — représente pour Adorno un phénomène doublement
négatif ; non seulement en lui-même mais, parce qu’en définitive,
il n’est porté atteinte ni à l’aura ni au fétichisme de l’œuvre :
« .. cette décomposition des fétiches, en les menaçant eux-
mêmes, et en les faisant se rapprocher des chansons à succès,
engendre une tendance inverse qui vise à la conservation du
caractère de fétiche ©. » La mode des arrangements musicaux,
l’utilisation de styles anciens, l’attention prêtée à la technicité de
l'exécution, le culte de la virtuosité, la célébration de l’interprète
inclus dans le « star-system », sont autant d'éléments qui
concourent à la conservation ou à la restauration du fétichisme. Ce

322
sont ces déplacements qui, peu à peu, détournent de la totalité de
l’œuvre et polarisent l’intérêt de l’auditeur sur ce qui a valeur
marchande. La conscience des masses d’auditeurs est ainsi
« adéquate à la musique fétichisée !° »
La démarche adornienne apparaît d’ores et déjà caractéris-
tique de la théorie esthétique dans son ensemble. L’intervention
des catégories psychologiques ne se conçoit que dans le cadre
déterminé d’une théorie critique de la société. Il ne s’agit ni de
porter des jugements de valeur sur le comportement des auditeurs,
ni de prétendre à la pseudo-objectivité des études empiriques,
enquêtes et sondages, visant à « vérifier » l'exactitude des
données théoriques. L’« objectivité » du processus que tente de
saisir l’analyse théorique n’exclut pas qu’il soit inconscient, à ce
point introjeté chez les intéressés qu’il se déroule à leur insu. Les
techniques positivistes utilisées par les sciences sociales sont donc
condamnées à l’échec : du phénomène de l’aliénation et de la
fétichisation, elles ne mettent en évidence que ce qui est déjà
contenu dans leurs présupposés, à savoir qu’il y a de l’aliénation et
de la fétichisation : « Celui qui tenterait de “ vérifier ” le caractère
fétichiste de la musique à l’aide d’enquêtes portant sur les
réactions de l’auditeur, d’interviews ou de questionnaires serait
immédiatement désappointé (...). Les réactions des auditeurs sont
si profondément marquées, leurs déclarations s’orientent de façon
si exclusive en fonction des catégories du fétichisme que toute
réponse obtenue se conforme a priori au caractère superficiel de
ce mécanisme musical dénoncé par la théorie que l’on soumet à la
“ vérification ” (...). La théorie critique, poursuit Adorno, analyse
sans préjugé moins des réactions, qu’elle ne les déduit ét s’efforce
d'interpréter les données empiriques sur les auditeurs en tirant les
conséquences de cette déduction et en l’affinant. Elle pousse la
critique suffisamment no pour mettre en parenthèses la notion
même de réaction ‘!.
Cette LR du pouvoir de la théorie, indéniable chez
Adorno, ne signifie pas qu’il soit possible de faire l’économie
d’une vérification empirique des hypothèses, mais qu’il convient
de se prémunir contre les tentations d’un positivisme qui se
tiendrait à la surface des phénomènes sociaux. Fidèle à l’esprit de
la théorie marxienne, Adorno considère, au demeurant, quela
Théorie critique, elle-même produit des contradictions de la
société, ne peut, en tant que telle, manquer véritablement son
objet. Ce principe fonde la critique, par Horkheimer, de la

323
« théorie traditionnelle » : « Penser l’objet de la théorie séparé-
ment de la théorie elle-même en fausse l’image, et conduit au
quiétisme ou au conformisme » ; en revanche, la théorie élaborée
par la pensée critique « qui ne travaille pas au service d’une réalité
déjà donnée (...) en dévoile seulement la face cachée 12 », Les
difficultés auxquelles se heurte — même et surtout d’un point de
vue empirique — la compréhension des médiations existant entre
la production et la consommation, justifie d’une certaine manière,
pour Adorno, l'hypothèse théorique : « Il suffit de se rappeler
combien de souffrances sont épargnées à celui qui ne pense pas
une pensée de trop, combien celui qui approuve la réalité comme
la réalité juste se comporte de façon plus conforme à elle, combien
seul possède encore le pouvoir de disposer du mécanisme celui qui
se plie à lui sans réplique, afin de comprendre encore la
correspondance entre conscience de l’aüditeur et musique
fétichisée, même lorsque cette conscience de l’auditeur ne se
laisse pas uniquement réduire à cette musique '”. »
La régression de l’audition résulte des conditions objectives
sociales, économiques et techniques ayant engendré le fétichisme
de la musique. Si la régression désigne le retour au stade de
l’affectivité infantile, il faut la comprendre en rapport avec
l’apparition de situations nouvelles — développement d’une
culture monopolisée — en lesquelles Adorno voit une restriction
progressive des choix de l’individu. Ce n’est pas le goût qui a
régressé, ce sont les auditeurs qui, peu à peu, non seulement ont
perdu, en même temps que la « liberté de choisir ce qu’ils peuvent
entendre ‘“ », l’« aptitude à une connaissance consciente de la
musique, de tout temps limitée à un groupe restreint » ; ils en
arrivent en outre «à nier la possibilité d’une telle
connaissance !* ». La régression de l’audition, « qui ne signifie
rien d’autre que l’audition de ceux qui régressent » (« Regression
des Hôrens heisst nichts anderes als : das Hôren
Regredierter ») ', se caractérise par une « déconcentration », par
un comportement perceptif dans lequel alternent l’oubli et la
reconnaissance des éléments musicaux. Opposé à l’attention et à la
contemplation requises par les œuvres non soumises aux
techniques de reproduction massive, ce phénomène de « décon-
centration » s’apparente, dans ses manifestations, au mode de
réception distraite analysée par Benjamin. « Ce que signale
Benjamin à propos de l’aperception du film dans l’état de
distraction vaut, de la même manière, pour la musique

324
tr

légère ‘”. » Mais la transposition intégrale de la thèse benjami-


nienne apparaît problématique : « Tandis que le film, dans sa
totalité, semble se prêter à un type d'interprétation déconcentrée,
l'écoute déconcentrée rend en revanche impossible la saisie de
l’ensemble. » C’est le cas, notamment de la musique légère où
« l’émancipation des parties par rapport au tout (...) inaugure le
transfert de l'intérêt musical sur l’excitation particulière
sensuelle !'° ».
Loin d’engendrer un type de comportement progressiste,
ouvert aux sons nouveaux de la musique contemporaine, l’écoute
atomisée, nécessairement répétitrice, se révèle conservatrice,
hostile aux innovations artistiques et culturelles censées menacer |
le statu quo. A l’objection selon laquelle le jazz ne refuse pas les
dissonances, Adorno réplique que ces « accords extravagants »
sont créés de telle sorte que l’auditeur reconnaisse en eux des
substituts de sons « normaux » ; en réalité, ils garantissent la
consonance de manière qu’on reste à l’intérieur du système.
L'interprétation et la transposition idéologique des données
obtenues par l’analyse du fétichisme et de la régression musicale
s’insèrent dans le cadre de la théorie critique de la société. La
régression esthétique va de pair avec le comportement réaction-
naire. Le masochisme de l’audition est à la fois renoncement de
soi du sujet au profit d’une pseudo-collectivité, acquiescement au
plaisir programmé par l’industrie de la culture, de la culture de
masse, et identification au pouvoir. Tels les chômeurs de la
société capitaliste, les « nouveaux auditeurs » apparaissent ainsi,
pour Adorno, comme des « candidats possibles aux organisations
totalitaires ‘° ». Conditionnés et manipulés par la massification et
la standardisation des produits culturels, ils partagent paradoxale-
ment avec les conservateurs de la culture l’hostilité envers la
« nouvelle » musique, la seule qui, à la fin des années 30, serait
en mesure de « résister en pleine conscience à l’expérience de
l’écoute régressive » ?. Ce paradoxe est celui que souligne la
Philosophie de la nouvelle musique : «Les dissonances qui
effraient (les auditeurs) leur parlent de leur propre condition ; c’est
uniquement pour cela qu’elles leur sont insupportables. » L’argu-
ment est, ici, repris intégralement : « La crainte que Schônberg et
Webern répandent, aujourd’hui comme il y a trente ans, ne
provient pas du fait qu’ils sont incompréhensibles, mais de ce
qu’on les comprend trop bien. Leur musique donne forme à cette
peur, à cet effroi aussi, à cette profonde intelligence de l’état
s

325
catastrophique de la société que les autres se contentent de ne pas
voir en régressant !. »
L'individualisme qu’on reproche à ces compositeurs exprime
cependant l’ultime résistance aux forces d’assimilation : « Même
en musique, les puissances collectives liquident l’individualité qui
n’est pas à sauver (unrettbar), mais seuls les individus sont
capables d’y faire face sciemment, et de représenter encore les
aspirations de la collectivité '*. »
L’essai sur le fétichisme en musique, contemporain de
l’étude sur Schônberg qui constitue le premier chapitre de la
Philosophie de la nouvelle musique, révèle la manière dont
Adorno conçoit les rapports entre une esthétique « matérialiste »
et la théorie critique de la société. L'analyse de la production et de
la réception musicales à l’époque des premiers développements de
l’industrie de la culture met en évidence l’importance du thème de
la médiation en insistant sur la problématique du sujet, question
rendue cruciale par l’accroissement des forces qui tendent, selon
Adorno, à la liquidation de l’individu.
En s’efforçant de dégager les implications historico-philoso-
phiques, idéologiques et politiques de l’industrialisation des biens
culturels, qui transforme fondamentalement le statut et la fonction
de l’art dans la société capitaliste, Adorno montre que sa réaction
n’est pas réductible à une protestation de lettré, de bourgeois
nostalgique ou d’esthète outragé devant la perte de dignité de
l’objet esthétique. Il s’agit davantage de fonder la modernité sur la
maîtrise du passé, et de la « construire ».
La thèse de l’historicité du matériau et de sa maturation
définit bien la modernité comme un projet toujours à renouveler et
non comme un programme définitivement réalisé. La « cons-
truction » de la modernité apparaît ainsi comme une véritable
création continue. |
Si le texte sur « Le fétichisme en musique et la régression de
l’audition » anticipe sur l’analyse du fonctionnement de l’industrie
de la culture et sur la critique de la rationalité développées dans la
Dialectique de la raison, il contient également les principes
théoriques d’une sociologie de la musique sur lesquels se fondent,
ultérieurement, les analyses d'œuvres particulières. Son impor-
tance n'échappe pas à Benjamin. En 1938, l’année même de la
parution de l’étude dans la Zeitschrift, 11 répond aux objections
d’Adorno, en minimisant toutefois les divergences de point de vue
dont il doute qu’elles puissent être vraiment de nature théorique :

326
« Je ne suis pas en mesure de décider de but en blanc si la
distribution différente des zones d'ombre et de lumière dans nos
deux essais provient de divergences théoriques. Il se peut qu’il
s'agisse simplement d’apparentes différences du regard qui, en
vérité, également adéquat, porte sur des objets différents. Il n’est
pas dit en effet que la perception acoustique et la perception
optique soient également susceptibles d’un bouleversement
révolutionnaire '?. »
En réalité, bon gré mal gré, Benjamin reconnaît implicite-
ment la portée relativement limitée de la thèse exposée dans
l’« Œuvre d’art » affirmant le caractère progressiste des nouvelles
conditions de réception engendrées par les récents progrès
techniques : « Dans mon travail (allusion à l’“ Œuvre d’art ”),
J'essayais d’articuler les moments positifs aussi nettement que
vous y êtes parvenu pour les négatifs. Je vois donc qu’une des
forces de votre travail réside là où le mien avouait une faiblesse.
Votre analyse des types psychologiques engendrés par l’industrie
et la présentation de leur mode d’engendrement est vraiment
heureuse. Si j'avais consacré plus d’attention à cet aspect du
problème, mon travail aurait gagné en souplesse historique. Il
m'apparaît de plus en plus nettement qu’il faut considérer le
lancement du film sonore comme une action de l’industrie destinée
à briser le primat révolutionnaire du film muet, qui suscitait plus
facilement des réactions mal contrôlables et politiquement
dangereuses. Une analyse du film sonore fournirait une critique de
l’art d’aujourd’hui qui médiatiserait dialectiquement votre point
de vue et le mien ‘*. »
En dépit de cette discrète auto-critique, l’attachement de
Benjamin pour la théorie de la réception distraite conçue comme
facteur de politisation de l’art dans un sens progressiste, montre
qu’en fin de compte la conception adornienne, et ses consé-
quences sur le plan idéologique, lui échappent. Là où 1l parle
d’« industrie » — en prenant le terme dans l’acception du
xIx° — Adorno fait référence à un stade déjà avancé du
capitalisme monopolistique. Là où Benjamin croit discerner une
intention machiavélique de la part du système, Adorno, plus
réaliste, s'efforce de déceler la tendance objective qui lui est
immanente. La réponse aux objections de Benjamin, au-delà du
ton amical et courtois et des précautions rhétoriques, apparaît
comme une véritable mise au point. « Je suis d'accord avec vous
sur le fait que la différence d’accent sur le film et sur le jazz

321
provient essentiellement des matériaux dans la mesure où il faut
bien penser que le film représente, dans son principe même, un
matériau nouveau, et non pas le jazz. Je ne suis que trop conscient
de la faiblesse de mon étude. Elle réside, pour parler grossiè-
rement, dans une tendance aux jérémiades et aux vitupérations
(...). Se plaindre de la situation actuelle — vous avez certaine-
ment raison sur ce point — est stérile, tout comme le fait de dire,
à l’inverse, que l’aspect historico-philosophique de cette situation
empêche aujourd’hui son “ salut ”. Actuellement, 11 me semble
que la seule problématique véritablement possible réside dans la
tentative de répondre à la question de savoir ce qu’il advient des
individus et de leur aperception esthétique lorsqu'on les soumet
aux conditions du capitalisme monopolistique. Lorsque je rédigeai
mon étude, je n'étais pas moralement en mesure de faire face à ces
questions behaviouristes en diable. Il faut la concevoir essentielle-
ment comme l’expression de ces expériences américaines qui me
permettront peut-être de pouvoir appréhender un jour ce que tous
deux, à juste titre, percevons comme insuffisant dans nos travaux
sur l’art de masse dans le capitalisme de monopole. Je partage
votre point de vue sur le film parlant — on peut observer quelque
chose d’équivalent dans le jazz — simplement, je crois qu’il
s’agit moins d’intrigues fomentées par l’industrie que d’une
tendance qui s’impose de manière objective '#. »
Déceler la tendance objective sous-jacente à l’évolution de la
société, lors de son passage de la domination bourgeoise à la
rationalité de la société industrielle avancée, détermine l’un des
projets fondamentaux de la théorie esthétique, où l’exemple de la
musique illustre mieux que tout autre, selon Adorno, la médiation
entre l’art et la société.

B — Musique et société

1) Matériau et modernité

La sociologie de la musique, telle qu’Adorno s’efforce de


l’élaborer dans les années 60, n’est donc pas le corollaire d’une
théorie esthétique élaborée préalablement, ni une application, au
domaine de la musique, de principes esthétiques prédéterminés.
Cette sociologie, avant tout conçue comme une théorie sociale de

328
Er
PTS
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Ze

la musique, et non pas comme une entreprise de type positiviste,


est en quelque sorte constitutive de la théorie esthétique, cette
dernière étant elle-même étroitement imbriquée dans une théorie
critique de la société. La constitution d’une telle sociologie est
contrainte de tenir compte de ce qu’Adorno considère comme la
contradiction majeure d’une époque caractérisée par l’industriali-
sation des biens culturels, la réduction de la musique à l’état de
marchandise et son insertion dans le circuit commercial. La
contradiction la plus flagrante, celle qui « marque profondément
la situation contemporaine de la musique », réside dans le rapport
entre le contenu social des œuvres (Der gesellschaftliche Gehalt
der Werke) et l'effet qu’elles produisent, le contexte de la
réception dans lequel elles s’inscrivent. Dans la mesure où « la
distribution et la réception sociales de la musique ne sont que des
épiphénomènes » et que l’essentiel est « la constitution objective
et sociale de la musique en soi » ‘*, une sociologie qui ne veut pas
s’en tenir à la périphérie du phénomène d'insertion de la
musique-marchandise dans le processus économique, doit s’ef-
forcer de montrer que cette musique est «en elle-même
sociale ‘” ». Ainsi, ce que la théorie sociale déchiffre jusque dans
la texture de la composition musicale et dans ses détails les plus
infimes, c’est la société telle qu’elle s’est sédimentée dans ses
catégories et son matériau. De même que la théorie critique
s’attache à déterminer la face cachée des phénomènes, la théorie
sociale de la musique, qui implique la critique de cette musique
même, tente d’analyser sa signification sociale, sans être dupe de
son apparence, ni de son caractère idéologique qui fait d’elle une
harmonisation trompeuse des antagonismes sociaux.
La théorie sociale de la musique, ainsi définie dans son
principe, demeure, chez Adorno, étroitement dépendante de la
philosophie et de l’esthétique dans la mesure où « le sens social
des phénomènes musicaux est inséparable de leur vérité et de leur
non-vérité, de leur réussite ou de leur échec, de leur contradiction
ou de leur cohérence ‘* ». Non systématique, refusant de penser
l’évolution des phénomènes musicaux et l’histoire de la musique
comme une continuité, une sociologie de la musique se donne
pour tâche d’analyser les « structures de la société » telles qu’elles
s’« impriment » (abdrücken) dans la musique.
Cette problématique constitue le prolongement des essais
antérieurs des années 30. Il s’agit même d’aller plus loin dans la
transposition du schéma marxien, et de réinterpréter, appliquée au

229
ét
SA2

domaine de la musique, la question des rapports entre les forces


productives et les rapports de production. La force productive ne
peut se réduire à la simple activité du compositeur (Das
Komponieren). Elle comprend, selon Adormo, le « travail
artistique de celui qui reproduit la musique », l'interprète, ainsi
que la technique de composition « intra-musicale » (« Innermusi-
kalisch-kompositorisch ») et les procédés de reproduction
technique '?. Les rapports de production se définissent en fonction
des conditions économiques et idéologiques dont « chaque son »
et les « réactions à chacun des sons » subissent l’influence.
Prenant note des insuffisances du texte de 1932 concernant le
problème de la médiation ‘*, Adorno affine le schéma antérieur.
La production musicale ne peut, « de but en blanc », être
assimilée à la sphère économique de production : « Ce qu’on
appelle production musicale présuppose déjà la production sociale
et elle est aussi dépendante d’elle qu’elle s’en distingue ‘. »
Cette formule ambiguë traduit la difficulté que rencontre
Adorno pour concilier diverses données apparemment contradic-
toires : d’une part, la musique, activité intellectuelle (ein
Geistiges) — dont l'idéologie surestime le caractère « spi-
rituel » — est en même temps un phénomène social. En tant que
telle, l’évolution de la musique « suit » l’évolution globale de la
société. La musique élaborée dans les conditions nouvelles de
production et de reproduction techniques paraît conforme à la loi
du développement de la société industrielle. Mais il existe
également une autre manière de concevoir l’évolution musicale,
notamment en mettant celle-ci en rapport avec l’idée de
développement de la loi formelle autonome en vertu de laquelle
Adorno entend définir la modernité. La problématique de la
médiation art-société, et la thèse du matériau comme sédimenta-
tion d’un contenu social, apparaissent ainsi au centre d’une théorie
sociale de la musique qui refuse d’adhérer à une conception
idéologique de la musique en tant qu’expression « d’une fausse
conscience réconciliatrice ». Le concept de matériau grâce
auquel Adorno tente de dépasser la traditionnelle opposition
forme-contenu — de toute façon inadéquate en musique —
devient la notion clé permettant d’élucider le sens de la médiation
entre la musique et la société. Le matériau ne se définit pas
seulement en fonction de caractéristiques physiques ou physiologi-
ques — « totalité des sons dont le compositeur peut toujours
disposer ‘* » — mais comme produit de l’histoire : « .. tous ses

330
Te

traits spécifiques sont des stigmates du processus historique ‘#. »


Saisie à travers ses déterminations historiques, la notion de
matériau permet à Adorno de résoudre le paradoxe apparent d’une
théorie esthétique qui affirme la nécessaire autonomie de
l’art— son évolution selon la loi qui lui est propre — et le
caractère social de cette évolution. De même, s’atténue la
contradiction entre l’objectif et le subjectif, entre le matériau
« pur » et les procédures techniques « librement » choisies par le
compositeur, choix notamment déterminé par le traitement que les
artistes ont fait subir antérieurement au matériau. Ainsi, d’une
part, la musique, « par son matériau pur », est l’art « dans lequel
les impulsions prérationnelles et mimétiques s’affirment de façon
irréductible et entrent, dans le même temps, en constellation avec
les traits de la domination progressive sur la nature et le
matériau * ». Mais d’autre part, cette « objectivité », cette
« pureté » sont celles d’un matériau qui « ne cesse lui-même
d’être un produit des procédures techniques, traversé de moments
subjectifs ‘* ». En traitant un matériau — « esprit sédimenté,
quelque chose de socialement préformé à travers la conscience des
hommes ” » — le compositeur est lui-même confronté à la
totalité de la société telle qu’elle s’est sédimentée dans ce matériau
même.
Le concept de matériau défini par Adorno assure la double
médiation entre l’œuvre particulière et la société à un moment
donné de son histoire — auquel correspond un stade déterminé du
matériau — ainsi qu'entre l’évolution de l’art et celle de la
société : « Ayant la même origine que le processus social et
constamment imprégné de ses traces (“ von dessen Spuren
durchsetzt ”) ‘“, ce qui semble simple auto-mouvement du
matériau évolue dans le même sens que la société réelle (“ reale
Gesellschaft ”), même là où les deux mouvements s’ignorent et se
combattent. C’est pourquoi la confrontation du compositeur avec
le matériau est aussi confrontation avec la société (...). Les
directives que le matériau transmet au compositeur et que celui-ci
transforme en leur obéissant, se constituent dans une immanente
interaction ‘*”. »
La conception adornienne du matériau — qui définit les
conditions de possibilité d’une esthétique « matérialiste » éloignée
de toute théorie du reflet — ne prétend pas résoudre le problème
de la relation subjective à l’œuvre, ni celui de la prise en charge,
par l’artiste, de la tendance objective du matériau. La terminologie

331
utilisée par Adorno est sans équivoque : le matériau « transmet »
ses directives au compositeur (« … die Anweisungen, die das
Material an den Komponisten ergehen lässt ») *, et ce dernier
leur « obéit » (« befolgt »). Sa fonction « transformatrice »
consiste essentiellement en la résolution de problèmes techniques
qui lui sont transmis par la tradition.
Cette sous-estimation du rôle de la subjectivité peut paraître
contradictoire à l’intérieur d’une esthétique et d’une philosophie
privilégiant par ailleurs le sujet, notamment dans la relation de
celui-ci à l’universel. Ce paradoxe oblige en réalité au raisonne-
ment inverse. La reconnaissance du rôle du sujet, bien réelle, est
d’autant plus manifeste que le sujet est saisi à travers ses
déterminations sociales et non pas à travers une idéologie qui
l’érigerait en absolu. L’exigence d’Adorno : prendre conscience
que l’« esprit est de nature sociale, comportement humain qui,
pour des raisons sociales, s’est séparé de l’immédiateté sociale et a
acquis son autonomie » “!, n’est la négation ni de l’« intellec-
tualité » ni de la « spiritualité » de la musique. Le refus
d’absolutiser le sujet, aussi radical en esthétique qu’en philo-
sophie, résulte de la nature même du rapport entre les œuvres et la
société. Telles la monade leibnizienne, les œuvres sont sans
fenêtre (Fensterlos), elles « représentent la société sans être
conscientes de celle-ci, en tout cas sans que cette conscience les
accompagne toujours et nécessairement ; c’est le cas surtout pour
la musique, laquelle se tient à distance de tout concept ? ».
Moment des forces sociales productives, le sujet-compositeur,
effectuateur d’un art qui est lui-même « écriture inconsciente de
l’histoire », ignore le processus historique dans lequel il est
impliqué.
Le caractère problématique de cette thèse n’échappe pas à
Adorno. Lui-même reconnaît qu’il y a là une « tache aveugle » de
la connaissance — « blinder Fleck » — et plus particulièrement
de la sociologie de la musique. De celle-ci, Adorno déclare qu’elle
n’a pas pour fonction de déterminer la manière dont s’effectue
l’« harmonie entre les forces humaines productives et la tendance
historique “ ». Cette réaction n’est pas une démission devant une
question qu’ Adorno aurait quelque raison de juger insoluble, mais
la réponse la plus radicale à toute idéologie subjectiviste. Le
problème est délibérément abandonné aux formes de religion du
sujet, à la « superstition bourgeoise » (bürgerliche Aberglaube) "*
dont le remède à l’ignorance a toujours été, sous des formes

332
diverses, le culte du créateur.
L’attitude d’Adorno n’est pas sans analogie avec la position
de Freud limitant prudemment le rôle d’investigation psychanaly-
tique à la reconstitution des « aspirations instinctives » de
l’artiste, niant qu’elle puisse élucider, de quelque manière que ce
soit, le don artistique. Mais à ce que Freud évite, parce qu’il
demeure malgré tout fasciné par le « mystère » de la création et
par les « hauts modèles humains » “, Adorno, lui, ne croit pas.
Seul un sujet « représentant » la société (Sratthalter), un individu
socialisé dès son plus jeune âge, répond à l’objectivité des tâches
que le matériau historique impose aux artistes. En assumant cette
fonction, il cesse (« hôrt auf ») d’être un individu privé '“.
Tout ce qui relèverait d’une psychologie de l’artiste ne saurait
donc constituer l’objet d’une sociologie de la musique conçue
comme un moment essentiel de la critique de l’idéologie : « Dans
la mesure où la sociologie de la musique se préoccupe du contenu
idéologique et de l’effet idéologique de la musique, elle aboutit à
une théorie critique de la société “”. » S’il importe à la théorie
sociale de la musique de déterminer, positivement ou négati-
vement, par sa présence — ou par son absence — le contenu de
vérité des œuvres, c’est parce qu’en celui-ci la critique esthétique
coïncide avec la critique sociale #.
Cette coïncidence, qui fonde et justifie l’analyse immanente
des œuvres, suppose la cor-‘ergence du contenu de vérité et de la
vérité sociale elle-même : « La qualité esthétique des œuvres, leur
contenu de vérité, qui n’a que peu à faire avec une quelconque
copie empirique de la vérité, converge avec ce qui est socialement
vrai (...). En tant que totalité, chaque œuvre prend position par
rapport à la société, et elle anticipe, grâce à sa synthèse, la
réconciliation. Ce qui est organisé dans les œuvres est emprunté
(« Enitliehen ») à l’organisation sociale : ce en quoi elles
transcendent cette organisation est constitué par leur opposition au
principe d’organisation lui-même, protestation contre la domina-
tion qui s’exerce sur la nature interne et externe. La critique
sociale de la musique et de l’effet qu’elle produit présuppose
l’analyse du contenu spécifiquement esthétique ‘“. »
Ce qu’Adorno appelle les « insuffisances immanentes en
art » — « Immanente Mängel von Kunst » —, notamment un
traitement du matériau artistique qui ne tiendrait compte ni du
stade des forces productives, ni de l’évolution de ce matériau,
apparaissent ainsi comme les « stigmates d’une conscience

333
socialement fausse !* ».

2) Musique et esthétique négative


La dialectique du matériau livre ainsi, pour Adorno, le critère
esthétique et idéologique de la modernité. Celle-ci, conçue sous sa
forme la plus radicale — le stade le plus avancé du matériau et le
caractère progressiste des procédures techniques en sont la
condition — n’apparaît véritablement, à la fin du xix° et au début
du xx‘ siècle, que sous l’aspect d’une rupture dans l’évolution de
la musique européenne, de Bach à Schônberg. Adorno insiste, non
sans ambiguïté, sur cette continuité qui, précisément en tant que
telle, révèle indirectement l’irréductible scission : « Seul peut
comprendre Schônberg, celui qui comprend Bach ; ne comprend
Bach que celui qui comprend Schônberg '. »
A l’époque de l’industrie culturelle, de l'exploitation
commerciale d’un matériau musical vieilli — même le ressource-
ment aux origines populaires de la musique est utilisé à des fins
marchandes — Adorno ne perçoit de solution que dans une
modernité conforme à la tendance du matériau. La démarche de
Schônberg, parcourant, selon lui, la totalité du matériau mu-
sical — de la tonalité jusqu’au dodécaphonisme, en passant par la
libre atonalité — illustre parfaitement la logique de ce processus.
En réalité, la référence adornienne à la période de la libre
atonalité chez Schônberg — moment privilégié mais éphémère
des années 1910-1911 — recèle l’extrême équivoque de la théorie
esthétique dans son ensemble. Dans la mesure où l’évolution du
matériau s’effectue dans le même sens que le processus social, la
dialectique du matériau va de pair avec la dialectique de
l’Aufklärung ; son telos, qui est aussi son idéal, n’est autre que
l'intégration totale, la domination rationnelle dont l’idée est
présente, déjà, dans l’esprit de la société bourgeoise.
Le moment d’émancipation que révèle pendant un temps la
technique de composition inaugurée par Schônberg apparaît bien
comme la figure antithétique de la « composition systématique »
liée au parachèvement du « style obligatoire » chez Beethoven.
Mais, là aussi, il convient d’adopter un point de vue dialectique.
La critique de la réexposition beethovénienne, et de son rôle dans
la forme sonate est apparentée, par Adorno, à la critique de la
clôture des grands systèmes philosophiques idéalistes ; or, c’est

334
contre cette clôture qu’argumente la dialectique négative : « Ce
que l’on a appelé le style obligatoire et qui s’esquisse déjà sous
une forme rudimentaire au xxi siècle, recèle en soi, et
téléologiquement. l’exigence d’une composition systématique,
totalement élaborée, par analogie avec la philosophie. Son idéal
est la musique en tant qu’unité déductive : ce qui se détache de
cette composition sans être lié à elle se définit avant tout comme
faille et insuffisance. Tel est l’aspect esthétique de la thèse
fondamentale de Max Weber dans sa sociologie de la musique :
une rationalité en progrès. Qu'il l’ait su ou non, Beethoven resta
attaché à cette idée. Il réalise l’unité totale du style obligatoire
grâce à la dynamisation '*. »
Dans sa monographie sur Mahler, auquel Adorno attribue le
mérite d’avoir rompu avec le schéma beethovénien de la
réexposition — « L'œuvre de Mahler est tout entière dans un
rapport de disparité avec la sonate * » — Adorno précise l’idée
d’une analogie entre la constitution d’un système musical clos et la
cohérence du système philosophique : « La réexposition était le
problème majeur de la forme sonate. Elle frappait de nullité ce qui
était le plus important depuis Beethoven, le dynamisme du
développement, produisant un effet comparable à celui d’un film
sur le spectateur qui reste assis après la fin et revoit une seconde
fois le début. Beethoven avait résolu ce problème par un tour de
force dont il avait fait une règle : au moment fécond du début de la
réexposition, il présentait le résultat du dynamisme, du devenir,
comme la confirmation et la justification du passé, de ce qui de
toute façon avait été *. »
Ce processus, Adorno l’assimile à la dialectique hégélienne,
au retour de la positivité résultant de la négation de la négation ;
Beethoven « partageait en cela la faute des grands systèmes
idéalistes, celle du dialecticien Hegel, chez qui l’essence des
négations, et du même coup celle du devenir lui-même,
débouchait finalement sur une théodicée de l’Etre. Pareille à la
société dans laquelle elle se trouve et qui se trouve en elle, la
musique, en tant que rituel de la liberté bourgeoise, restait dans la
réexposition prisonnière de la servitude mythique . »
Mais le moment d’émancipation inscrit dans l’expérience
schônbergienne, antithèse du schéma beethovénien, s’inclut
également dans le processus de l’Aufklärung. La dialectique
négative éclaire en effet de manière décisive la notion de
modernité fondée sur la dynamique du matériau. Si la logique

335
évolutive de ce dernier, définie comme une logique du progrès est
fonction du procès de l’Aufklärung, l’évolution de la loi esthétique
autonome participe d’une logique de la décomposition, de cette
Logik des Zerfalls, le thème le plus ancien et le plus permanent de
la philosophie adornienne. Déterminé par la tendance globale de la
société vers sa totale cohésion, échappant à la maîtrise consciente
de l’artiste, radicalement coupé de la sphère de la réception, qui
n’influe sur lui ne le transforme, le matériau, tel que le définit
Adorno, repose sur une conception de la modernité qui se révèle
davantage contrainte que libre choix. L'intégration constitue la
finalité de la dynamique du matériau ; esthétiquement, sociale-
ment et idéologiquement, elle n’est rien d’autre qu’une décompo-
sition, une dissociation des éléments atomisés, artificiellement
recomposés en une hétérogénéité illusoire, signifiant musicale-
ment et métaphoriquement la faillite de l’harmonie : « La
désintégration est immanente à l’intégration en tant qu’unité des
éléments disjoints (...). L'intégration et la désintégration sont
imbriquées l’une dans l’autre . »
Le projet d’une musique « moderne » ne peut s’esquisser que
dans le refus de toute communication : « A l’intérieur de
l’aveuglement total, n’a vraiment sa juste place dans la société que
ce qui renonce à communiquer . » La « musique informelle »,
celle qui mettrait un terme au fétichisme dans lequel convergent
l’idolâtrie du matériau et l’exigence d’une totale organisation,
remplirait les conditions requises. Schôünberg représente pour
Adorno celui qui a pressenti une telle musique. En maîtrisant la
série considérée comme un pur et simple matériau, et en ne se
soumettant pas aux contraintes du dodécaphonisme, il a tenté, à
une certaine époque, d’échapper au piège de la rationalité
bourgeoise dans sa prétention à éliminer la nature. Mais
Schônberg est encore loin de l’idéal, celui d’une musique qui
aurait « rejeté toutes les formes figées et abstraites qui s’imposent
à elles de l’extérieur '# ».
C’est vers cet idéal que tendaient, à l’apogée de l’Aufklärung,
les derniers quatuors de Beethoven qu’ Adorno se garde d’inclure
dans sa critique de l’esprit idéaliste.
A l’époque contemporaine, les confrontations musicales
étaient conçues par Adorno sous la forme d’une pseudo-
polarisation où les extrêmes parvenaient en réalité à se rejoindre :
« Le fait que les extrêmes, la nouvelle musique, celle de la volonté
d’expression émancipée et l’électronique, dont les règles maté-

336
rielles semblent exclure l’intervention subjective du compositeur,
tout comme elles excluent l’interprète — le fait que ces extrêmes
se touchent, confirme la tendance objective à l’unité '*. »
Entre le schéma beethovénien des grandes symphonies, le
sérialisme et la musique électronique — dans laquelle Adorno
décelait un fétichisme du matériau, une soumission aux forces
productives techniques et une complicité avec la domination sur la
nature — le point commun résiderait dans cette évolution vers une
structuration totale signifiant l’élimination progressive de l’indi-
viduel. Faisant aliusion à la musique sérielle et à la musique à
motifs et à thèmes, Adorno déclarait ainsi que « la fin (relos) de
l’organisation totale était commune aux deux procédés '# ».
Le risque d’une disparition progressive du rôle du sujet,
d’une élimination presque totale de l’intervention du compositeur
dans l’élaboration de sa musique, fut maintes fois évoqué par
Adorno non sans susciter quelques malentendus sur le sens exact
de son attitude. Les artistes mis en cause ne trouvant pas place
nommément dans ses écrits, il suffisait d’une lecture hâtive pour
craindre qu’il ne contredise sa propre conception de la modernité
et n’adopte une position finalement conservatrice.
En 1963, préfaçant la troisième édition de son essai sur « Le
vieillissement de la nouvelle musique » — rédigé en 1954 —
Adorno notait qu’il s’agissait, à cette époque « de “ prolonger ” la
problématique développée dans la Philosophie de la nouvelle
musique, c’est-à-dire avant que n’existe la musique sérielle '* ».
Or, la volonté de contrôler le phénomène sonore et la
tentative de déterminer de façon rigoureuse toutes les caractéristi-
ques du son se manifestent précisément au début des années 50,
une dizaine d’années, effectivement, après la première rédaction
de la Philosophie de la nouvelle musique, notamment du chapitre
consacré à Schônberg. Il n’est pas indifférent de constater
qu’Henri Pousseur, cherchant à définir les tendances musicales de
cette période, et caractérisant les intentions de la musique sérielle
intégrale, utilise des termes qu’on croirait issus directement des
écrits esthétiques d’Adorno . Il est question, en effet, d’« éclate-
ment accru », de « négation multipliée », de « démarche sub-
versive de l’Ecole de Vienne » poussée à son paroxysme. De
façon plus troublante encore, Pousseur parle de « constellations
plutôt que de phrases », de « tensions assumées et subsistantes
plutôt qu’orientées vers leur résolution ».
C’est cette tendance que semble condamner Adorno. Si tel

337
était réellement le cas, l'incertitude disparaîtrait et la critique
engloberait tout à la fois Messiaen, Stockhausen, Boulez, Varèse
et Jolivet.
Il n’en est rien. En Varèse, Adorno voit l’ingénieur et le
technicien conférant à la composition des aspects technologiques
«non pas dans un but de scientifisation puérile » mais pour
« créer l’espace expressif des tensions que la vieille musique
nouvelle a perdu ». Le mérite de Varèse consiste précisément à
utiliser la technique « afin de provoquer des effets de panique
surpassant la mesure humaine des moyens musicaux '* ».
Tout aussi réel est l'hommage aux autres compositeurs de la
nouvelle tendance : « A son sommet, Pierre Boulez, élève de
Messiaen et de Leibowitz, qui est indéniablement l’un des
musiciens les plus doués et les plus compétents, se situant à un
haut niveau d'élaboration formelle, et une force qui se transmet là
même où il nie toute subjectivité #. »
Les grands innovateurs n’étant pas concernés par les
reproches adorniens, la question demeure de savoir qui ils
frappent. Une ambiguïté identique ressort des critiques dirigées,
contre la musique concrète et la musique électronique en laquelle
Adorno décèle une « contrainte au nivellement et à la quantifica-
tion (...) plus forte que la libération qualitative recherchée ' ».
Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Berio seraient-ils visés ?
Adorno ne cite aucun nom. Il déclare simplement : « La notion de
progrès perd ses droits lorsque la composition musicale sombre
dans le bricolage, lorsque le sujet, dont la liberté est la condition
de l’art avancé, est éliminé ; lorsqu'une totalité s’impose de
l'extérieur par la violence et, non sans rappeler les systèmes
totalitaires, s'empare du pouvoir '. »
Ce qui est visé, c’est donc le « bricolage » (Bastelei)
qu’Adorno semble certain de pouvoir distinguer de la recherche
expérimentale, et qui lui paraît dangereux potentiellement, plus à
titre de menace qu’effectivement, du moins à l’époque où il rédige
son texte.
Dans sa préface au « Vieillissement de la nouvelle musique »
domine surtout le souci de préciser le sens de son intervention et
de faire en sorte que son attitude ne puisse être taxée ni de
conservatisme, ni, selon sa propre expression, de « restau-
ration » : « Il n'existe aucune parade contre l’usage fallacieux des
considérations dialectiques à des fins de restauration ; pourtant,
après la publication du “ Vieillissement ”, cet abus fut à ce point

338
RSR

flagrant qu’il convient de dire que la théorie ne cherche pas à


contrecarrer l’exigence d’une construction jusqu’au point où se
briserait la menace d’un fétichisme du matériau. Entre-temps,
l’école sérielle a produit des œuvres telles le Marteau sans maître
de Boulez et les Zeitmasse de Stockhausen qui n’ont plus rien à
voir avec le bricolage étranger à la composition musicale, et
Stockhausen a posé théoriquement la question du temps musical
qui est au centre de l’article. Si la critique de l’auteur a contribué à
cette tendance récente, ce n’est pas à lui d’en juger "’. »
Le jugement revint effectivement à Pierre Boulez après la
disparition d’Adorno ‘#.
Adorno ne pouvait guère se montrer plus explicite et sa
déclaration dément toutes les assertions stigmatisant ses dernières
prises de positions, sa prétendue nostalgie « rétro » pour les
années 20, et limitant sa conception de la modernité à l’expérience
des mouvements d’avant-garde.
« Le slogan du retour aux années 20 est grotesque »,
déclare-t-1l ®. Le grotesque ne concerne pas les projets en
eux-mêmes, mais l'illusion consistant à ignorer la solution de
continuité provoquée par le nazisme, à vouloir rétablir une
dynamique comme si rien ne s’était produit, et à reprendre en
charge les problèmes non résolus. L’entreprise visant à « maî-
triser » la modernité ne s’est pas arrêtée au milieu du siècle. Elle
conserve son actualité à une époque où « la paralysie actuelle que
connaissent les forces musicales représente la paralysie de toute
libre initiative dans le monde administré qui ne veut rien tolérer de
ce qui reste en dehors, de ce qui ne puisse être intégré ne serait-ce
qu’à titre d’élément d’opposition !” ».
La « musique informelle », cette image utopique de la
réconciliation qu’Adorno s’efforçait vainement de définir, n’était
pourtant pas à ce point chimérique qu’on ne puisse en trouver des
préfigurations dans la réalité. De façon suffisamment explicite
pour démentir sa prétendue hostilité envers les formes les plus
radicales de l’« anti-art », il considérait — peut-être aussi non
sans provocation — que certaines expériences de l’époque, même
si elles ne correspondaient pas tout à fait aux critères de
l’« informalité » requise, n'étaient pas sans rapport avec ses
exigences, du moins dans l'intention ; bien qu’« ils ne réalisent
pas encore une musique informelle », les efforts de Cage et de son
école « ont éliminé tous les poncifs sans pour autant regretter un
idéal subjectif et organique dans lequel ils soupçonnent que

239
survivent ces lieux communs. C’est pourquoi, tout comme il est
faux de célébrer l’anti-art, il est faux de le liquider en le réduisant
à l’humour ou à un art de music-hall, ce qui serait la pire des
choses 7! ».
En s’amusant à « flanquer la culture aux visages des
hommes », non pas — précise Adorno— « au nom de la
barbarie », mais « pour démontrer ce qu’ils ont fait l’un de
l’autre », une chose rapproche irréductiblement les tentatives de
Cage et la musique informelle : «la protestation contre la
complicité stupide entre la musique et la domination de la
nature ‘7 ».
Ainsi, l’esthétique de la musique ne se justifie que dans sa
prétention à concevoir une musique informelle, musique qui
évoque cette paix éternelle que Kant « pensait sous la forme d’une
possibilité réelle et concrète, susceptible d’être réalisée et ne
pouvant cependant l’être qu’en idée "” ».
« Faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles
sont », telle apparaît à Adorno la forme actuelle de toute utopie
artistique l*.
Même l’esthétique de la musique, le philosophe n’a pu la
concevoir que sous l’aspect d’une esthétique négative.
Anatreptique : le moment du renversement
« La ruse de la raison voudrait
s’imposer même contre la dialec-
tique. »

ADORNO.

Dans sa classification des Dialogues de Platon, Diogène


Laërce place le genre anatreptique dans la catégorie des discours
agonistiques. Le genre réfutatif mène le combat contre les
errances de la pensée, il détruit les argumentations défaillantes et
fallacieuses, ruine les systèmes d’idées préconçues, réduit la
dialectique sophiste à l’impuissance.
C’est ainsi que Socrate ridiculise Hippias.
Mais la réfutation n’est, pour Platon, que le premier temps
d’une autre dialectique qui s’achève par l’affirmation de la vérité,
celle du discours ; or, la vérité du discours coïncide avec la vérité
de l’ordre qui le sous-tend, et cette coïncidence elle-même est
garantie par l’unité du Logos déjà présupposée dans la parole
même de Socrate, censée énoncer le vrai.
C’est contre la logique de la rationalité qu’argumente la
dialectique négative d’Adorno. Le discours critique, miné par le
paradoxe, est utilisé à travers sa contradiction — lutter contre le
concept à l’aide du concept — afin de réfuter le discours de la
rationalité dominante, non pas en l’attaquant « de front », mais en
se faisant mimesis de la réification à laquelle aboutit cette

341
Le.
;

rationalité, et qui révèle, finalement, son irrationalité.


Mais, à l'inverse du discours platonicien, qui doit ses
certitudes au fait que le discours lui-même — discours sur l’Etre
érigé en discours de l’Etre — traduit l’union irréductible du Logos
et du Pouvoir, rien ne garantit, semble-t-il, la véracité du discours
adornien.
La parataxis, qui est plus qu’un simple jeu sur l'écriture,
paraît devoir conduire à l’effondrement du discours lui-même et
participer ainsi à sa décomposition ; elle exprime l'intention — ou
la tentation — du texte qui est de mettre en péril le langage, son
économie, l'écriture, voire la langue même. La réfutation ne peut
alors trouver son expression adéquate dans la cohérence d’un
discours, mais dans la fragilité du fragment, dans ce qui traduit, et
à la fois dénonce, la domination du principe de l’échange et la
réification de l’individu dans sa relation à l’autre et dans son
rapport avec la nature.
Si le discours adornien peut être dit « anatreptique », ce n’est
pas parce que la réfutation constitue le premier temps négatif,
indispensable, après table rase, à la reconnaissance ou à
l'instauration d’une quelconque transcendance. Pour qui, comme
Adorno, se prononce en faveur d’une « extrême ascèse à l’égard
de toute foi en la révélation, et (d’) une extrême fidélité à
l'interdiction des images bien au-delà de ce qu’elle signifia en son
temps et en son lieu » ', il n’y a guère de place pour une croyance
positive en la manifestation de l’Etre. En ce sens l’athéisme
radical de la philosophie adornienne coïncide avec le refus non
moins radical de la métaphysique dont la « malédiction (...) n’est
pas tant de conduire par-delà la simple existence que de
l’enjoliver, de la fixer en instance métaphysique » ?.
Mais la négation adornienne n’est pas réductible à un
nihilisme de type nietzschéen. Refus de l’utopie, la réfutation ne
consiste pas non plus dans le rejet de la « simple existence », dans
la négation de la réalité présente, aussi mutilante et mutilée
soit-elle. Si la réfutation possède un sens, c’est aussi celui de la
protestation contre le statu quo, lutte incessante, non seulement
contre les formes institutionnelles, culturelles et étatiques figées
hic et nunc, mais surtout contre la tendance de tout système à
immobiliser sa propre dynamique.
« Introduire le chaos dans l’ordre », cette fonction,
qu’Adomo assignait à l’art moderne *, provient de la pleine
conscience qu’un tel bouleversement déborde largement la sphère

342
artistique et culturelle. Qu’on ne puisse rien changer en art qui ne
modifie également les structures sociales était certainement l’idée
qui justifiait l’« intervention » du philosophe dans la vie
quotidienne ‘. Au discours affirmant l’irrésistibilité de l’art
moderne échoit la tâche de prévenir et de dénoncer les tentatives
restauratrices et conservatrices fondées sur le pseudo-déclin de la
modernité ou sur son prétendu échec, et de révéler ce que Jürgen
Habermas considère, à juste titre, comme un projet inachevé ÿ.
Le discours négatif n’est donc pas un discours de la négativité
absolue ou radicale. Parce que les hommes, lorsqu'on les assure
de la médiocrité de leur existence, se réfugient dans la soumission,
parce que celui qui, sans autre perspective que celle d’une
existence jugée nulle ‘, démissionne et contribue, de ce fait, à
l’absurdité du système, le discours négatif — serait-il en tant que
tel menacé de faillite — représente encore la résistance à la
liquidation de l’individu.
La puissance anatreptique de la dialectique négative ne réside
pas dans la coalescence d’un anti-système compact, mais dans
l’aptitude du sujet à réfléchir sur soi et à tirer de son opposition
au(x) système(s) la force d’une pensée émancipée. Telle est la
stratégie asystématique d’une philosophie dont l’audace fut de
prendre parti, à contre-courant des tendances dominantes, pour ce
qui a encore nom de sujet, de nature et de liberté, en sachant
substituer aux utopies de l’humanisme traditionnel l’espoir concret
d’un « humanisme réel ? ».
Mais, au terme du processus critique, c’est la théorie
elle-même qui, peut-être, s’auto-détruit, victime d’un discours
anatreptique devenu sa propre réfutation. Le projet d’une
construction de l’esthétique inclurait l’idée de sa déconstruction.
Ce fut là, probablement, l’une des tentations d’Adorno. Ce qu'il
lit en effet, dans Benjamin, c’est aussi « tout ce qui n’a pas été
hypothéqué par de grandes intentions » et que l’auteur a su,
cependant, rendre « philosophiquement fertile * ».
Un moment arrive — qui n’est propre qu’à l’art — où il ne
convient guère de se livrer à l’exercice théorique, ni d’abandonner
la tentative de comprendre l’œuvre d’art aux « énigmes dérou-
tantes de la seule pensée ? ».
« Amener le non-intentionnel au niveau du concept », c’est
aussi percevoir que, parfois, la théorie se trouve « renvoyée à
quelque chose d’imparfait, d’opaque, de non encore élucidé », à
un matériau indocile, rebelle à l’évolution, « qui possède de ce fait

343
des traits anachroniques mais n’est pas totalement désuet parce
qu’il a déjoué la dynamique de l’histoire " ».
Contre sa propre conception de la modernité, qu’il semble
fonder résolument sur la dialectique historique du matériau,
Adorno admet l’hypothèse que l’élément « anachronique » puisse
signifier à la théorie qu’elle doit disparaître parce qu’elle se révèle
soit inadéquate, soit superflue. En aucun cas, elle ne saurait
« doubler » l’œuvre.
Adorno n’a pas voulu réduire sa théorie esthétique à la thèse
de la modernité radicale, car « ce qui transcende la société
dominante, ce n’est pas seulement la potentialité qu’elle a
développée, mais tout ce qui ne cadrait pas vraiment avec les lois
du mouvement historique ‘! ».
Dans les failles de la dialectique, dans l’espace entre les
concepts, il y a piace ainsi pour les paralipomena, et l’Auf-
klärung, en dépit de son irrésistible dynamique, ne parvient jamais
à totalement effacer les stigmates de l’incongru.
A côté de la musique informelle, il existe aussi, pour
Adorno, une musique « impertinente et puérile », capable de
laisser entrevoir les traces d’un vécu dont l’Ecole de Schônberg,
avec toute sa rigueur et tout le pathos de l’évolution musicale
antérieure n’a aucune idée ‘? ».
Mais l’idée d’une musique informelle naît précisément de
l’expérience de la musique de Schônberg, telle que l’a vécue
Adorno, et même s’il tente de la dépasser.
Adorno, le philosophe qui partage son temps entre le piano et
l'écriture, rédige des milliers de pages sur la musique ; mais celui
qui fut aussi l’ami de D.H. Kahnweïler — auquel ii dédie son
étude sur les relations entre la musique et la peinture — ne
consacre aux œuvres picturales, épisodiquement, que quelques
remarques fragmentaires *. Il rêve d’une musique qu’il parvient
difficilement à définir, qu’il ne saurait composer lui-même, et il la
qualifie d’« informelle ». Seul le terme français lui semble
adéquat, mais ce Fremdwort, un de plus, n’est ni caprice
théorique, ni la marque de cette préciosité linguistique qu’on lui
reproche parfois “. Le terme évoque aussi, mieux que n’importe
quel équivalent germanique — ungestaltet où bien unfôrmlich —
le non-recours à la représentation du réel préconisé par les peintres
des années 50.
La forme, ici, désigne l’agencement temporel de la musique,
l’ordre (Ordnung) qui « renvoie l’articulation temporelle de la

344
musique à l'idéal de sa spatialisation », à la primauté de
l’espace, de l’image, affirmée par la rationalité occidentale.
L’informel, c’est aussi le refus de l’image.
Le statut privilégié accordé par Adorno à la musique ne
signifie rien d’autre que la volonté de mettre en évidence le
moment critique inhérent à l’idée même de temporalité et
d’éphémère, moment présent dans le tabou biblique. La musique
informelle serait la réponse à la domination de l’espace, à la
prétention absurde de la ratio d’abolir le temps, à l’ambition
contradictoire du pouvoir aspirant à l’identité et à la pérennité dans
un milieu essentiellement réversible.
Si la rationalité, telle qu’elle s’exprime dans la musique
occidentale, résulte de la domination croissante sur le matériau
musical, l’interdit des images exprime, en revanche, la lutte contre
le mythe de la musique comme imitation : « Tout au long des
étapes historiques de la musica ficta, du stile rappresentativo, de
la musique expressive, qui matérialise et rend sensible autre chose
que ce qu'est la musique en elle-même, celle-ci fut imbriquée dans
le caractère figuratif de l’art européen. L'unité progressive des
arts, celle de leur rationalisation — effet de la domination
progressive du matériau — les a en même temps protégés en
faisant d’eux les refuges de cet élément mythique que rejettent
aussi bien la rationalisation que l’interdit des images. La musique
a appris à imiter ". »
Mais tandis que la rationalisation bannit le mythe pour mieux
le réaliser, reproduisant le processus mystificateur de la dialec-
tique de l’Aufklärung, seul l’interdit des images est en mesure de
repousser, à la fois, le mythe et la tromperie de la rationalité.
Ce qu’Adorno écoute chez Schônberg, c’est précisément
l’ambivalence de ce processus ; au commencement du chœur opus
27, l’injonction : « Du sollst dir kein Bild machen » (« Tu n’as le
droit de te faire aucune image »), livre à Adorno la « clé du
rapport entre la musique et le judaïsme "” » : « Aaron, l’homme
des images et de la médiation, doit chanter dans l’opéra, et il se
sert du langage sans image. Mais Moïse ne chante pas chez
Schônberg, 1l parle . »
La rationalité occidentale exerça sa contrainte sur la musique,
art sans image, en exigeant d’elle qu’elle soit l’exception au tabou
biblique (« Musik ist die bilderlose Kunst und war von jenem
Verbot ausgenommen >») ®. Mais cette exclusion du tabou, loin de
signifier l'émancipation de la musique et de garantir son

345
autonomie, n’aboutit qu’à la soumettre davantage aux diverses
formes d’hétéronomie, celle de l’échange — son principe n'est-il
pas fondé sur l’atemporel ? — et celle du progrès, affirmation de
la toute-puissance de la technologie au détriment de la subjecti-
vité, autrement dit, la régression : « Le progrès esthétique le plus
extrême s’imbrique étroitement dans la régression. Ce qu'il
adviendra de l’art dépend de ceci : ou bien le progrès continuera
de maîtriser l’élément régressif, ou bien il en sera victime et
deviendra la proie de cette littéralité barbare qui triomphe aussi
bien dans le culte des procédés techniques absolus que dans celui
du matériau absolu *. »
Etre moderne, ce n’est pas, pour Adorno, se complaire dans
son époque, ni s’y installer confortablement en s’abandonnant aux
délices d’une modernité de toute façon éphémère et prompte à
dégénérer en modernisme. L’exigence de contemporanéité,
véritable défi à la modernité, signifie surtout la volonté de
recouvrer la « force de la résistance artistique ?! ».
En prenant parti, sans réserve, pour la modernité, Adorno
n’ignore pas qu’il est, de ce fait, contraint de faire face aux abus
de cette modernité, et d’inclure, dans une même réflexion
théorique, le risque de modernisme lorsque celui-ci prend l’aspect
d’une célébration outrancière de la technique. C’est contre ces
formes déviantes que la théorie esthétique, dans son ensemble, ne
cesse de mettre en garde, notamment dans le domaine de la
musique.
Cette attitude intransigeante peut être interprétée comme une
réponse anticipée aux discours post-avant-gardistes, prompts à
prendre prétexte du déclin ou de la « mort » des avant-gardes pour
se réfugier dans des positions humanistes pré-modernistes, ou
réaffirmer, plus ou moins ouvertement, la nécessité d’un recours à
des positions conservatrices, voire franchement réactionnaires, au
nom de la sauvegarde du patrimoine culturel, c’est-à-dire de la
culture établie.
Seule une extrême lucidité face au caractère éminemment
dialectique et à l’ambiguïté de la modernité permet l’adoption
d’une attitude aussi radicale.
La modernité est bien ce « mythe tourné contre lui-même »,
et l’« énergie anti-traditionaliste », qui en constitue le moteur,
devient un « tourbillon vorace » visant à son auto-destruction 2.
Mais seul le projet d’une modernité toujours renouvelée, et non
réduite à ses limites historiques, dévoile le caractère inéluctable

346
d’un déclin à la fois préparé et occulté par la raison instrumentale.
Le reproche d’élitisme formulé à l’encontre de la conception
adornienne, et qui croit pouvoir se fonder sur l’exigence de la
modernité radicale, procède d’un contresens. Prendre parti pour la
modernité, c’est aussi penser que la création d'œuvres réputées
hermétiques n’est pas, en soi, incompatible avec l’expérience de
ceux qui finiraient par refuser les diverses formes industrialisées
du bradage culturel.
« Rien n’interdit que ce qui continue d’apparaître comme un
privilège (...) puisse devenir l’apanage de tous », c’est ainsi
qu’Adomno manifestait clairement sa volonté d’imputer la respon-
sabilité de l’élitisme au mécanisme social et idéologique, et non
pas à l’art lui-même *.
Déchirer le « voile technocratique », telle devient la tâche
d’une modernité sans fin, mais aussi la raison d’être d’une
esthétique qui s’incorpore la rationalité comme son pire ennemi,
déterminée à ne jamais jouer le jeu, pour elle mortel, de la
réconciliation *.
Tel est aussi le sens du discours anatreptique, qui trouve son
expression dans la modernité d’une écriture utilisant la puissance
suggestive de la langue allemande pour mieux éclater en
fulgurances fragmentaires et en figures poétiques ; écriture du
concret — déjà travaillée par Benjamin — rebelle à l’abstraction
des fausses relations tissées par les techniques modernes de la
communication.
La dialectique négative n’exclut pas le jeu de l’antimétabole :
nier la dialectique, renoncer à la médiation conceptuelle, afin de
conjurer le risque d’un retour au système, et de faire en sorte que,
contrairement à la systématique hégélienne, la dialectique
elle-même ne sombre, victime de la ruse de la raison *.
Seule l'expérience de l’art, telle qu’en rend compte
l’esthétique négative, permet au philosophe d’envisager la
permutation : la négation de la dialectique, le «non» à
l'esthétique, qu’ Adorno en lui-même ne souhaitait pas vraiment et
que dément, à l’évidence, l’ensemble de son œuvre.
Bibliographie
Œuvres de Theodor W. Adorno : depuis 1970, les
éditions Suhrkamp ont entrepris l’édition des œuvres complètes de
T.W. Adorno, sous la direction de Rolf Tiedemann. Sur les 23
tomes prévus, 16 sont actuellement disponibles.

Tome Philosophische Frühschriften.


Die Transzendenz des Dinglichen und Noematis-
chen in Husserls Phänomenologie. Der Begriff des
Unbewussten in der transzendentalen Seelenlehre.
Vorträge und Thesen : Die Aktualität der Philo-
sophie. Die Idee der Naturgeschichte. Thesen über
die Sprache des Philosophen. Anhang : Résumé
der Dissertation.

Tome Kierkegaard. Konstruktion des Aesthetischen.

Tome Max Horkheimer und Theodor Adorno, Dialektik


der Aufklärung. Philosophische Fragmente.

Tome Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschä-


digten Leben.

Tome Zur Metakritik der Erkenntnistheorie. Drei Stu-


dien zu Hegel.

Tome Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit. Zur

349
deutschen Ideologie.

Tome FAR Aesthetische Theorie.

Tome 8 : Soziologische Schriften I.


Gesellschaft. Die revidierte Psychoanalyse. Zum
Verhältnis von Soziologie und Psychologie. Post-
scriptum. Theorie der Halbbildung. Kultur und
Verwaltung. Aberglaube aus zweiter Hand. An-
merkungen zum sozialen Konflikt heute. Sozio-
logie Kategorien. Notiz über sozialwissenschaft-
liche Objektivität. Einleitung zu Emile Durkheim,
« Soziologie und Philosophie ». Einleitung zum
« Positivismusstreit in der deutschen Soziologie ».
Spätkapitalismus oder Industriegesellschaft ?
Freudian Theory and the Pattern of fascist
Propaganda. Bermekungen über Politik und
Neurose. Individuum und Organisation. Beitrag
zur Ideologienlehre. Zur gegenwärtigen Stellung
der empirischen Sozialforschung in Deutschland.
Teamwork in der Sozialforschung. Zum gegen-
wärtigen Stand der deutschen Soziologie. Mei-
nungsforschung und ôffentlichkeit. Gesellschafts-
theorie und empirischen Forschung. Zur Logik der
Sozialwissenschaften. Anhang : Einleitung zu
« Gesellschaft ». Einleitung zur « Theorie der
Halbbildung ». Diskussionsbeitrag zu « Spätkapi-
talismus oder Industriegesellschaft ? ».

Tome 9.1 : Soziologische Schriften IL.


The Psychological Technic of Martin Luther
Thomas’Radio Addresses. Studies in the Authori-
tarian Personality.

Tome 9.2 : Soziologische Schriften II.


The Stars Down to Earth. Schuld und Abwehr.
Anhang : Empirische Sozialforschung. Vorurteil
und Charakter. Starrheit und Integration. Replik
zu Hostätters Kritik des « Gruppenexperimente ».
Vorwort zu Manglods « Gegenstand und Methode
des Gruppendiskussions-verfahrens ».

350
Tome 10.1 : Kulturkritik und Gesellschaft 1. Prismen. Kultur-
kritik und Gesselschaft.
Das Bewusstsein der Wissenschaftsoziologie.
Spengler nach dem Untergang. Veblens Angriff
auf die Kultur. Aldous Huxley und die Utopie.
Zeitlose Mode. Zum Jazz. Bach gegen seine
Liebhaber verteidigt. Arnold Schônberg. Valéry
Proust Museum. George und Hofmansthal. Zum
Briefwechsel. Charakteristik Walter Benjamins.
Aufzeichnungen zu Kafka. Ohne Leitbild. Parva
Aesthetica : Ohne Leitbild. Amorbach. über Tra-
dition. Im Jeu de Paume gekritzelt. Aus Sils
Maria. Vorschlag zur Ungüte. Résumé über
Kulturindustrie. Nachruf auf einen Organisator.
Filmtransparente. Zweimal Chaplin. Thesen über
Kunstsoziologie. Fonktionalismus heute. Luc-
cheser Memorial. Der missbrauchte Barock.
Wien, nach Ostern 1967. Die Kunst und die
Künste.

Tome 10.2 : Kulturkritik und Gesellschaft II. Eingriffe. Neun


kritische Modelle.
Wozu noch Philosophie. Philosophie und Lehrer.
Notiz über Geisteswissenschaft und Bildung. Jene
zwanziger Jahre. Prolog zum Fernsehen. Fersehen
als Ideologie. Sexualtabus und Recht heute. Was
bedeutet : Aufarbeitung der Vergangenheit.
Meinung, Wahn, Gesellschaft. Srichworte. Kri-
tische Modelle 2 : Anmerkungen zum philosophis-
chen Denken. Vernunft und Offenbarung. Fort-
schritt. Glosse über Persônnlichkeit. Freizeit.
Tabus über dem Lehrberuf. Erziehung nach
Auschwitz. Auf die Frage : was ist deutsch.
Wissenschaftliche Erfahrungen in Amerika. Dia-
lektische Epilegomena : Zu Subjekt und Objekt.
Marginalien zu Theorie und Praxis. Kritische
Modelle 3: Kritik. Resignation. Anhang Î:
Vorwort zu einer Übersetzung der « Prismen ».
Replik zu einer Kritik der « zeitlose Mode ».
Schlusswort zu einer Kontroverse über Kunstso-

351
ziologie. Einleitung zum Vortrag « Was bedeutet :
Aufarbeitung der Vergangenheit. Anhang II:
Nachweise zu den « Prismen ».

Tome 11 Noten zur Literatur. s


I : Der Essay als Form. Uber epische Naïvetät.
Standort des Erzählers im Zzeitgenôssischen
Roman. Rede über Lyrik und Gesellschaft. Zum
Gedächtnis Eichendorffs. Die Wunde Heine.
Rückblickend auf den Surrealismus. Satzzeichen.
Der Artist als Statthalter.
II : Zur Schlusszene des Faust. Balzac-Lektüre.
Valéry Abweichungen. Kleine Proust Kom-
mentare. Wôrter aus der Fremde. Blochs Spuren.
Erpresste Versôühnung. Versuch das Endspiel zu
verstehen. III : Titel. Zu einem Porträt Thomas
Manns. Bibliographische Grillen. Rede über ein
imaginäres Feuilleton. Sittlichkeit und Krimina-
lität. Der wunderliche Realist. Engagement. Vo-
raussetzungen. Parataxis. IV : Zum Klassizismus
von Gæthes Iphigenie. Rede über den « Raritäten-
laden von Charles Dickens. George. Die be-
schworene Sprache. Henkel, Krug und frühe
Erfahrung. Einleitung zu Benjamins Schriften.
Benjamin, der Briefschreiber. Offener Brief an
Rolf Hochhut. Ist die Kunst heiter ? Anhang:
Expressionismus und künstlerische Wahrhaf-
tigkeit. « Platz ». Zu Fritz von Unruhs Spiel.
Frank Wedekind und seine Sittengemälde
« Musik ». Über den Nachlass Frank Wedekinds.
Physiologische Romantik. Wirtschaftskrise als
Idyll. Uber den Gebrauch von Fremdwôürtern.
Theses Upon Art and Religion Today. Ein Titel.
Unrat und Engel. Zur Krisis der Literatur kritik.
Bei Gelegenheit von Wilhelm Lehmanns
« Bemerkungen zur Kunst des Gedischts ». Zu
Proust : 1. « In Swanns Welt » ; 2. « Im Schatten
junger Mädchenblüte ». Aus einem Brief über die
« betrogene » an Thomas Mann. Benjamins
« Einbahnstrasse ». Zu Benjamin Briefbuch
« Deutsche Menschen ». Reflexionen über das

352
Volksstück.

Tome 4 Philosophie der neuen Musik.

Tome 13 Die musikalischen Monographien.


Versuch über Wagner. Mahler. Eine musikalische
Physionomie. Berg. Der Meister des kleinsten
Ubergangs. Anhang : Zum « Versuch über
Wagner ».

Tome 14 Dissonanzen. Einleitung in die Musiksoziologie.


Dissonanzen. Musik in der verwalteten Welt :
über den Fetischcharakter in der Musik und die
Regression des Hôrens. Die gegängelte Musik.
Kritik des Musikanten. Zur Musikpädagogik.
Tradition. Das Altern der neuen Musik. Einleitung
in die Musiksoziologie. Zwôlf theoretische Vorle-
sungen.

Tome 15 T.W. Adorno und Hanns Eisler, Komposition für


den Film.
T.W. Adorno, Der getreue Korrepetitor. Lehr-
schriften zur musikalischen Praxis : die gewür-
digte Musik. Anweisungen zum Hôren neuer
Musik. Interpretationsanalysen neuer Musik
(Webern, Schôünberg, Berg). Uber die musikalis-
chen Verwendungen des Radios.

Tome 16 Musikalische Schriften I-II1.


Klangfiguren. Musikalische Schriften I :
Ideen zur Musiksoziologie. Bürgerliche Oper.
Neue Musik, Interpretation, Publikum. Die Meis-
terschaft des Maestro. Zur Vorgeschichte der
Reihenkomposition. Alban Berg. Die Instrumenta-
tion von Bergs Frühen Liedern. Anton von
Webern. Klassik, Romantik, neue Musik. Die
funktion des Kontrapunkts in der neuen Musik.
Kriterien der neuen Musik. Musik und Technik.
Quasi una fantasia. Musikalische Schriften II :
Fragment über Musik und Sprache. Improvisa-
tionen : Motive. Musikalische Warenanalysen.

353
Fantasia sopra Carmen. Naturgeschichte des
Theaters. Vergenwärtigungen : Mahler. Zem-
linsky. Schreker. Stravinsky. Ein dialektisches
Bild. Finale : Bergs kompositionstechnische
Funde. Wien. Sakrales Fragment. Uber Schôn-
bergs Moses und Aron. Musik und neue Musik.
Vers une musique informelle. Musikalische
Schriften III: Wagners Aktualität. Richard
Strauss. Form in der neuen Musik. Über einige
Relationen zwischen Musik und Malerei.

Tome 17 Musikalische Schriften IV.


Textes réunis par Adorno. Moments musicaux.
Articles écrits entre 1928 et 1962. Impromptus.

Tome 18 Musikalische Schriften V.


Tome 19 Musikalische Schriften VI.

Tome 20 Miszellen.

Tome 21 Fragmente 1 : Beethoven. Philosophie der Musik.

Tome 22 Fragmente 2 : Theorie der musikalischen Repro-


duktion.

Tome 23 Fragmente 3 : Current of Music. Elements of a


Radio Theory.

Ordre chronologique des premières éditions


(Francfort, Suhrkamp, sauf indication contraire)

1933; Kierkegaard. Konstruktion des Aesthetischen


(Tübingen).
1949 : Philosophie der neuen Musik (Tübingen).
1950 : The Authoritarian Personality (New York, en collabo-
ration).
1951: Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten
Leben.
1952 : Versuch über Wagner.
1955 : Prismen. Kulturkritik und Gesellschaft.

354
1956 : Zur Metakritik der Erkenntnistheorie. Studien über
Husserl und die phänomenologischen Antinomien (Stut-
tgart).
1956: Dissonanzen (Gôttigen).
1957: Aspekte der Hegelschen Philosophie.
1958: Noten zur Literatur I.
1959: Klangfiguren. Musikalische Schriften I.
1960: Mahler. Eine musikalische Physionomik.
1961: Noten zur Literatur II.
1962: Einleitung in die Musiksoziologie.
1963: Eingriffe. Neun kritische Modelle.
Drei Studien zu Hegel.
Quasi una fantasia.
1964 : Moments musicaux.
Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie.
1965 : Noten zur Literatur III.
1966 : Negative Dialektik.
1967 : Ohne Leitbild. Parva Aesthetica.
1968 : Berg. Der Meister des kleinsten Ubergangs (Wien)
Impromptus.
1969 : Stichworte. Kritische Modelle 2.
1970 : Aufsätze zur Gesellschaftstheorie und Methodologie.
Asthetische Theorie.
Uber Walter Benjamin.
1971 : Kritik. Kleine Schriften zur Gesellschaft.
1973": Versuch, das Endspiel zu verstehen.
Zur Dialektik des Engagements.
Philosophische Terminologie 1.
1974 : Philosophische Terminologie 11.
Noten zur Literatur IV.
Theodor W. Adorno und Ernst Krenek, Briefwechsel.
19757: Gesellschaftstheorie und Kulturkritik.

Ouvrages d’Adorno en français : ordre chrono-


logique de la parution :

Philosophie de la nouvelle musique (Paris, Gallimard,


1962, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg).
Essai sur Wagner (Paris, Gallimard, 1966, trad. H. Hil-
denbrand et A. Lindenberg).

355
Musique de cinéma (Paris, L’Arche, 1972, trad.
J.P. Hammer). En collaboration avec Hanns Eisler.
La dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974, trad.
E. Kaufholz). En collaboration avec M. Horkheimer.
Théorie esthétique (Paris, Klincksieck, 1974, trad.
M. Jimenez).
Autour de la théorie esthétique (« Paralipomena »,
« Introduction première », « Théories sur l’origine de
l’art »), (Paris, Klincksieck, 1976, trad. M. Jimenez et
E. Kaufholz).
Mahler, une physionomie musicale (Paris, Minuit, 1977,
trad. et présentation de J.L. Leleu et T. Leydenbach).
Dialectique négative (Paris, Payot, 1978, trad. collec.
groupe de traduction du Collège de Philosophie).
Trois études sur Hegel (Paris, Payot, 1979, trad. groupe
de trad. du Collège de Philosophie).
Minima Moralia (Paris, Payot, 1980, trad. E. Kaufholz
et J.R. Ladmiral).
Quasi una fantasia (Paris, Gallimard, 1982, trad.
J.L. Leleu).

Sous presse :
Interventions. Neuf modèles critiques (Paris, Payot, trad.
M. Jimenez et E. Kaufholz).
Répliques. Modèles critiques 2 (Paris, Payot, trad.
M. Jimenez et E. Kaufholz).

En préparation:
Introduction à la entre de la musique (Paris,
Bourgois, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz).

Œuvres de Walter Benjamin : les Gesammelte


Schriften sont publiées chez Suhrkamp, éditées par Rolf
Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, en collabora-
tion avec T.W. Adorno et Gerschom Scholem.

Tome 1 : Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen


Romantik. Gœthes Wahlverwandschaften. Ur-
sprung des deutschen Trauerspiels. Das
Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen

356
Reproduzierbarkeit. Charles Baudelaire. Ein
Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus.
Uber den Begriff der Geschichte.

Tome 2 : Frühe Arbeiten zur Bildungs - und Kulturkritik.


Metaphysisch - geschichsphilosophische Studien. Li-
terarische und ästhetische Essays. Asthetische Frag-
ments. Vorträge und Reden. Enzyklopädieartikel.
Gœæthe. Juden in der deutschen Kultur— An-
merkungen der Herausgeber.

Tome 3 : Kritiken und Rezensionen.

Tome 4 : Charles Baudelaire. Tableaux parisiens. Übertragungen


aus anderen Teilen der Tome « Fleurs du mal ».
Einbahnstrasse. Deutsche Menschen. Berliner Kindheit
im Neunzehnhundert. Denkbilder. Satiren, Polemiken,
Glossen. Berichte. Illustrierte Aufsätze. Hürmodelle.
Geschichten und Novellistisches. Miszellen.

Ouvrages en français :
Walter Benjamin :
Œuvres choisies (Paris, éd. Julliard, coll. Lettres nouvelles, 1959,
trad. M. de Gandillac, notice biographique par F. Podszus).
Essais sur Bertold Brecht (Paris, Maspéro, 1969, coll. « Petite
collection Maspéro », trad. P. Laveau).
Mythe et violence 1 & Poésie et révolution II (Paris, Denoël,
dossier des Lettres nouvelles, 1971, trad. et préface. M. de
Gandillac). ;
Sens unique, précédé de Enfance berlinoise (Paris, Les Lettres
nouvelles, M. Nadeau, 1978, trad. J. Lacoste).
Allemands. (Paris, Hachette, POL, 1979, trad. G.A. Golds-
chmidt).
Correspondance I & II (Paris, Aubier/Montaigne, 1979, trad. G.
Petitdemange).
Charles Baudelaire (Paris, Payot, 1982, trad. J. Lacoste).

397
Jürgen Habermas :
La technique et la science comme « idéologie » (Paris, Gallimard,
« Essais », 1974, trad. et préf. J.R. Ladmiral).
Profils philosophiques et politiques (Paris, Gallimard, « Essais »,
1974, trad. F. Dastur, J.R. Ladmiral, M.B. de Launay, préf. de
J.R. Ladmiral).
Théorie et pratique I & II (Paris, Payot, 1975, préf. et trad. de G.
Raulet).
Connaissance et intérêt (Paris, Gallimard, 1976, trad. G.
Clémençon, postface trad. J.M. Brohm, préf. de J.R. Ladmiral).
L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise (Paris, Payot, 1978, trad.
M.B. de Launay).
Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capita-
lisme avancé (Paris, Payot, 1978, trad. J. Lacoste).

Max Horkheimer :
Eclipse de la raison, suivi de Raison et conservation de soi (Paris,
Payot, 1974, trad. J. Debouzy et J. Laizé).
Théorie traditionnelle et théorie critique (Paris, Gallimard, 1974,
trad. C. Maillard, et S. Müller).
Les débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire, suivi de
Hegel et le problème de la métaphysique (Paris, Payot, 1974, trad.
D. Authier).
Théorie critique, Essais (Paris, Payot, 1978, trad. Groupe de trad.
du Collège de Philosophie).
Herbert Marcuse :
Le marxisme soviétique (Paris, Gallimard, 1963, trad. B. Cazes).
Eros et civilisation (Paris, Minuit, 1968, trad. J.G. Nény et
B. Fraenkel).
L'homme unidimensionnel (Paris, Minuit, 1968, trad. M. Wittig).
La fin de l’utopie (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968, et
Paris, éd. du Seuil, 1968, trad. L. Roskopf et L. Weibel).
Raison et révolution (Paris, Minuit, 1968, trad. R. Castel et F.H.
Gonthier).
Critique de la tolérance pure (Paris, John Didier, 1969, trad.
L. Roskopf et L. Weibei).
Vers la libération (Paris, Minuit, 1969, trad. J.B. Grasset).
Philosophie et révolution (Paris, Denoël, 1969, trad. C. Heim).
Culture et société (Paris, Minuit, 1970, trad. G. Billy,
D. Bresson, J.B. Grasset).

358
Pour une théorie critique de la société (Paris, Denoël, 1971, trad.
C. Heim).
L'ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité (Paris, Minuit,
1972, trad. G. Raulet et H.A. Baatsch).
Contre-révolution et révolte (Paris, Seuil, 1973, trad. D. Coste).
Actuels (Paris, Galilée, 1976, trad. J.M. Menière).
La dimension esthétique (Paris, Seuil, 1979, trad. D. Coste).

Périodique :
La revue de l’Institut für Sozialforschung : Zeitschrift für
Sozialforschung/Studies in Philosophy and Social Science, a été
consultée dans l’édition en 9 tomes publiée par Kôsel-Verlag
(Munich, 1971).

Etudes sur et autour de la théorie critique et


sur les représentants de l’Ecole de
Francfort.
Les Materialien zur Aesthetischen Theorie, les numéros de la
revue Text+Kritik, l’ouvrage de M. Jay, ainsi, que celui de
G. Rose, comportent d’utiles références bibliographiques, concer-
nant notamment les très nombreux ouvrages, études et articles
publiés en Italie, auxquels nous renvoyons le lecteur.

Bôckelman (Frank).— Über Marx und Adorno. Schwierigkeit der


spätmarxistischen Theorie (Francfort, Makol, 1972).
Bürger (Peter).— Theorie der Avant-Garde (Francfort,
Suhrkamp, 1974, trad. fr. M. Jimenez, sous presse).
— Vermittlung-Rezeption-Funktion. Aesthetische Theorie
und Methodologie der Literaturwissenschaft (Frankfort,
Suhrkamp, 1979).
Bürger (C.).— Der Ursprung der bürgerlichen Institution Kunst
(Francfort, Suhrkamp, 1977).
Court (Raymond).— Adorno et la nouvelle musique (Paris,
Klincksieck, 1981).
Fuld (Werner).— Walter Benjamin zwischen den Stühlen. Eine
Biographie (München/Wien, Carl Hanser Verlag, 1979).
Jay (Martin).— L’imagination dialectique. Histoire de l'Ecole de
Francfort (1923-1950) (Paris, Payot, 1977, Avant-propos de Max
Horkheimer, trad. de l’américain par E.E. Moreno et Alain
259
Spiquel).
Jimenez (Marc).— Adorno : art, idéologie, et théorie de l’art
(Paris, UGE 10/18, 1973).
Kortian (Garbis).— Métacritique (Paris, Minuit, 1979).
Rose (Gillian).— The Melancoly Science. An Introduction to the
Thought of Theodor W. Adorno (London and Basingstoke, 1978).
Schmidt (Alfred).— Geschichte und Struktur. Fragen einer
marxistischen Historik (Munich, Carl Hanser Verlag, 1971).
Scholem (Gerschom).— Walter Benjamin. Histoire d’une amitié
(Paris, Calmann-Lévy, 1981, trad. P. Kessler, notes de
R. Errera).
Tiedemann (Rolf).— Studien zur Philosophie Walter Benjamins
(Frankfurter Beiträge zur Soziologie, 16, Francfort, 1965).
Vincent (J.M.).— La théorie critique de l'Ecole de Francfort
(Paris, Galilée, 1976).
Zima (P.V.).— L'Ecole de Francfort — Dialectique de la
particularité (Ed. Universitaires, Delarge, 1974).
— L'ambivalence romanesque. Proust, Musil, Kafka (Paris,
Le Sycomore, 1980).

Ouvrages collectifs :
Antworten auf Herbert Marcuse (Francfort, Suhrkamp, 1969, éd.
par J. Habermas).
Die « Frankfurter Schule » im Lichte des Marxismus. Zur Kritik
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Kôhler (E.).— L'aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le
roman courtois (Paris, Gallimard, 1974, trad. E. Kaufholz, préf.
de J. Le Goff).
Kristeva (Julia).— La révolution du langage poétique (Paris,
Seuil, 1974).
Laplanche (J.).— Hôlderlin et la question du père (Paris, PUF,

370
1969).
Lascault (Gilbert).— Ecrits timides sur le visible (Paris, UGE,
1979).
Leibowitz (R.).— Introduction à la musique de douze sons (Paris,
L’Arche, 1949).
Leroi-Gourhan (A.).— Le geste et la parole. Technique et
langage. (Paris, A. Michel, 1964, 2 vol.).
Lukâcs (G.).— Histoire et conscience de classe (Paris, Minuit,
1960, trad. K. Axelos et J. Bois).
— La signification présente du réalisme critique (Paris,
Gallimard, 1960, trad. de Gandillac).
— La théorie du roman (Paris, Gonthier, 1963, trad. notes
et postface de G. Haarscher).
— Aesthetik, 1, Il, III, IV (Neuwied/Berlin, Hermann
Luchterhand Verlag, 1963 et 1972).
Lyotard (J.F.).— Discours/Figure (Paris, Klincksieck, 1971).
— Dérive à partir de Marx et Freud (Paris, UGE, 10/18,
1973).
— Des dispositifs pulsionnels (Paris, UGE, 10/18, 1973).
— Economie libidinale (Paris, Minuit, 1974).
— La condition postmoderne (Paris, Minuit, 1979).
Mattelart (A.) et Piemme (J.M.).— Télévision : enjeux sans
frontières (Presses universitaires de Grenoble, 1980).
Merleau-Ponty (M.).— Les aventures de la dialectique (Paris,
Gallimard, 1955).
Meschonnic (Henri).— Pour la poétique II. Epistémologie de
l'écriture. Poétique de la traduction (Paris, Gallimard, 1973).
Meyerson (1.).— Les fonctions psychologiques et les œuvres
(Paris, Vrin, 1948).
Moles (A.).— Art et ordinateur (Tournai, Casterman, 1971).
Morin (E.).— La méthode, 2 - La vie de la vie (Paris, Seuil,
1980).
Moulin (R.).— Le marché de la peinture en France (Paris,
Minuit, 1967).
Musil (R.).— L'homme sans qualités (Paris, Gallimard, 1958,
trad. de l’all. P. Jaccottet).
Nadeau (M.).— Histoire du Surréalisme (Paris, Seuil, 1945,
2 vol., rééd. 1964, coll. Points).
Panofsky (E.).— L'œuvre d'art et ses significations (Paris,
Gallimard, 1969, trad. B. Teyssèdre).
Perniola (M.).— L'aliénation artistique (Paris, UGE, 1977, trad.

371
de l’italien par A. Harstein, préf. de P. Sansot).
Popper (K.R.).— La connaissance objective (Bruxelles, éd.
Complexe, 1978, trad. de l’anglais par C. Bastyns).
Prigogine (1.) et Stengers (1.).— La nouvelle alliance. Métamor-
phose de la science (Paris, Gallimard, 1979).
Recherches poïétiques I et II (Paris, Klincksieck, 1975, Groupe de
recherches esthétiques du CNRS).
Reich (Wilhelm).— La psychologie de masse du fascisme (Paris,
Payot, 1972, trad. P. Kamnitzer).
Revault d’Allonnes (Olivier). — La création artistique et les
promesses de la liberté (Paris, Klincksieck, 1973).
Riegl (A.).— Grammaire historique des arts plastiques (Paris,
Klincksieck, 1978, trad. E. Kaufholz, présenté par Otto Pächt).
Rosen (C.).— Schônberg (Paris, Minuit, 1979, trad. de l’anglais
par P.E. Will).
Schiller (F.).— Lettres sur l'éducation esthétique de l’homme
(Paris, Aubier/Montaigne, 1943, trad. et préf. par R. Leroux).
Schlosser (Julius von).— Die Kunstliteratur (Wien, Schroll,
1924).
Serres (M.).— Le passage du nord-ouest, Hermès V (Paris,
Minuit, 1980).
Souriau (E.).— L'instauration philosophique (Paris, Alcan,
1939).
— Pensée vivante et perfection formelle (Paris, Hachette,
1925).
Stravinsky (L.).— Chroniques de ma vie (Paris, Denoël/Gonthier,
1962).
Szondi (P.).— Hôlderlin-Studien. Mit einem Traktat über
philologische Erkenntnis (Francfort, Suhrkamp, 1970).
Teboul (J.).— Cours, Hôlderlin ! (Paris, Seuil, 1979).
Tertulian (N.).— Georges Lukäcs (Paris, Le Sycomore, 1980,
trad. du roumain par F. Bloch).
Teyssèdre (B.).— « La réflexion sur l’art après la déroute des
systèmes esthétiques », Les sciences humaines et l'œuvre d'art
(Bruxelles, La Connaissance, 1969, coll. Témoins et té-
moignages).
Todorov (T.).— Théorie de la littérature. Textes des formalistes
russes (Réunis et présentés par T. Todorov, préf. de R Jacobson,
Paris, Seuil, 1965).
Vajda (M.).— Fascisme et mouvement de masse (Paris, Le
Sycomore, 1979).

372
Veblen (T.).— Théorie de la classe de loisir (Paris, Gallimard,
1970).
Wôlfflin (H.).— Kunstgeschichtliche Grundbegriffe (Munich,
1915).
— Principes fondamentaux de l'histoire de l’art (Paris,
Plon, 1952, trad. C. et M. Raymond).
Worringer (W.)— Abstraction et Einfühlung (Paris, Klincksieck,
1978, trad. E. Martineau, prés. D. Vallier).
Index des noms

Ne figurent pas dans cet index les auteurs les plus fréquemment
cités : Adorno, Benjamin, Habermas, Horkheimer, Lukäcs,
Marcuse.

ADLER, 60
ALTHUSSER, 28, 108, 109
ANTAL, 50
ARAGON, 293
ARISTOTE, 209
ARON, 36, 41
AUERBACH, 178, 179
AXELOS, 36, 38

BACH, 334
BAKHTINE, 40
BALZAC, 222
BARTHES, 289
BASCH, 104
BATAILLE, 37
BAUDELAIRE, 84, 110, 245, 288, 289, 291, 293, 298
BAUMGARTEN, 90
BAYER, 92, 93
BECKETT, 76, 212, 222, 224, 250, 256, 258, 266, 268, 269,
288
BEETHOVEN, 155, 195, 233, 256, 335
BEISSNER, 225

375
BERG, 155, 288
BERGSON, 205
BERIO, 338
BLANCHOT, 225
BLOCH, 20, 53, 60, 142, 155, 191sq, 201
BOSSEUR, 105
BOUGLE, 42
BOULEZ, 338, 339
BRECHT, 93, 142, 147, 148, 170, 288, 295, 297, 301
BRETON, 37
BROD, 242, 243
BÜRGER, 135, 248, 254, 260
CAGE, 339, 340
CANETTI, 19, 258
CARNAP, 116
CELAN, 132, 224, 258
CEZANNE, 221
CHAPLIN, 300, 309
CHESTOV, 244
COHEN, 226
CORNELIUS, 144
CROCE, 104, 209

DANTE, 264
DEBUSSY, 308
DELAUNAY R., 97
DELEUZE, 40
DILTHEY, 25
DUBUFFET, 82
DUCHAMP, 82
DUFRENNE, 104
DURKHEIM, 97

EISLER, 270
ENGELS, 214, 215
ENZENSBERGER, 111
EURIPIDE, 91

FERENCZI R., 241, 242


FEYERABEND, 26

376
FICHTE, 84
FIEDLER, 209
FINK, 38
FISCHER, 127
FOUCAULT, 280, 281
FRANCASTEL, 28, 50, 94-98, 241
FREUD, 66, 149, 274, 283, 314
FROMM, 40, 282

GADAMER, 25, 111, 119


GANDILLAC, 37
GENET, 245
GŒTHE, 161, 162, 188
GOLDMANN, 23, 28, 36, 38, 40, 55, 237-257, 289
GRUNBERG, 60
GUATTARI, 40

HALBWACHS, 42
HAUSER, 50
HEGEL, 49, 52, 53, 60, 75, 83, 84, 85, 92, 117, 130, 132, 136,
160, 168, 169, 172, 188, 203, 215, 216, 236, 237
HEIDEGGER, 38, 150, 152, 158, 172, 199, 228, 229, 230
HELLINGRATH, 225
HEMPEL, 116
HENRY, 338
HESSE, 129
HIPPIAS, 341
HÔLDERLIN, 23, 76, 84, 128, 132, 224-233
HOMERE, 177, 178, 180
HORNEY, 282
HUSSERL, 38, 113, 144, 172, 234

JASPERS, 225
JAUSS, 111, 289
JAY, 196
JEAN PAUL (Friedrich Richter), 22, 81, 83, 84, 86
JOLIVET, 338
JOYCE, 266, 268, 269

KAFKA, 76, 82, 128, 221, 222, 224, 237-245, 255, 256, 258,
288, 340

217
KAHNWEILER, 344
KANT, 49, 76, 83, 136, 188
KIERKEGAARD, 22, 144, 158, 159, 160, 163-171
KÉEE, 19,172
KLOPSTOCK, 83
KLOSSOWSKI, 37
KOHLER, 289
KORSCH, 60
KOYRE, 42
KRACAUER, 155, 199
KRISTEVA 40, 246, 289

LACIS, 146, 147, 150


LADMIRAL, 116
LAERCE, 341
PALO"C., 99
LANDHAUER, 40
LAPLANCHE, 225
LASCAULT, 83, 88
LEIBOWITZ, 41, 338
LENINE, 108
LEROI-GOURHAN, 81
LINDNER, 187
LYOTARD, 40, 44, 66, 112

MAHLER, 155, 256


MARIA, 81
MAN RAY, 81
MARX, 45, 50, 84, 108, 109, 113, 133, 172, 174, 190, 193, 203,
AIS, 511563197320
MAUSS, 97
MERLEAU-PONTY, 60
MESSIAEN, 338
MEYERSON, 46
MOZART, 195
MUKAROWSKY, 289
MUSIL, 25, 26, 128, 221, 269

NIETZSCHE, 91, 136


NOVALIS, 161

378
PES

PARMENTIER, 110.
PASSERON, 102
PICABIA, 82
PICASSO, 97, 300
PIERO DELLA FRANCESCA, 97
PISCATOR, 148
PLATON, 91, 209, 234, 341
POLIN, 42
POPPER F., 105
POPPER K., 113, 116, 120, 234
POPPER L., 266
POUSSEUR, 337
PRIGOGINE, 26
PROUST, 76, 128, 129, 222, 255, 256, 266

QUATTROCENTO, 95-97

RAUSCHENBERG, 81
REICH, 40
RICKERT, 25
RIMBAUD, 20, 84, 110, 289
ROBBE-GRILLET, 252, 253
|

SADE, 174, 181, 184


SAINT-JOHN PERSE, 246
‘SARTRE, 21, 43
SCHAEFFER, 338
SCHELLING, 83, 90
SCHILLER,51: 83,85
SCHLEGEL, 84, 85, 86, 161
SCHLEIERMACHER, 29
SCHLOSSER, 47
SCHOEN, 195
SCHOLEM, 142, 143, 144, 147, 195, 244, 293, 297
SCHÔNBERG, 155, 256, 270, 313, 314, 325, 334, 337, 345
SERRES, 26
SILBERMANN, 40, 289
SOCRATE, 25, 90, 341
SOURIAU, 93
STOCKHAUSEN, 338, 339
STRAUSS R., 155

379
STRAVINSKY, 155

TAINE, 50
TEBOUL, 225
TERTULIAN, 153, 208, 270
TEYSSEDRE, 48
THOM, 26

UCELLO, 97

VALERY, 76, 218, 222


VARESE, 338
VINCENT, 71
VOLKELT, 104

WAGNER, 155
WARHOL, 288
WEBER, 187, 234, 325, 335
WEBERN, 155
WEISS, 148
WITTGENSTEIN, 116, 121, 124

ZERAFFA, 47, 102


ZIMA, 128, 129, 132, 250, 289
T.W. Adorno
Points de repères biographiques
1903 Naissance à Francfort. Famille de la bourgeoisie
commerçante aisée. Père : Wiesengrund, Juif allemand
assimilé. Mère : Maria Calvelli Adorno, d’origine
corse, ancêtres gênois.

1909 Etudes à Francfort. Apprend le piano. Se lie d’amitié


1920 avec Siegfried Kracauer. Lectures de Kant, Bloch
(L'esprit de l'utopie) et de Lukäcs (Théorie du roman).

1921 Fait la connaissance de Max Horkheimer.

1924 Thèse (Dissertation) à l’Université de Francfort : « La


transcendance du chosal et du noématique dans la
philosophie de Husserl ».

Rencontre d’Alban Berg à Francfort ; première audition


de quelques extraits de « Wozzeck ».

1925 Départ pour Vienne. Intégré dans le milieu musical de


Schônberg ; étudie la composition avec Berg et la
technique pianistique avec E. Steuermann. Assiste aux
conférences de Karl Kraus.

1926 Projet de thèse d’Habilitation sur « La notion d’incons-


cient dans la doctrine transcendantale de l’âme ». Projet
refusé par H. Cornélius l’année suivante.

381
1928 Dirige à Vienne la revue Anbruch consacrée à la
musique d’« avant-garde ».

1930 Thèse d’Habilitation sur Kierkegaard. Konstruktion des


Aesthetischen.

1931 Nommé Privatdozent à l’Université de Francfort.

1932 Publie dans le premier numéro de Zeitschrift für


Sozialforschung l’article : « Zur gesellschaftlichen Lage
der Musik ».

1933 Leçon inaugurale : « Die Idee der Naturgeschichte ».

1934 Départ pour l’Angleterre. Etudiant au Merton College


d'Oxford.

1935 Débuts d’une correspondance suivie avec Walter Ben-


jamin.

1937 Premier et bref séjour de reconnaissance aux USA.

1938 Officiellement membre de l’Institut für Sozialforschung.


Emigre aux Etats-Unis. 4
Publie dans Zeitschrift : « Uber den Fetischcharakter
der Musik und die Regression des Hôrens ».
Obtient grâce à Paul Lazarsfeld la co-direction du
Princeton Office of Radio Research.

1959 Achève la rédaction de l’Essai sur Wagner. Extraits


publiés dans Zeitschrift.

1940 Rencontre le compositeur Hanns Eisler ; brève collabo-


ration sur la Musique de cinéma.
Commence la rédaction d’articles publiés plus tard sous
le titre Prismen.
Achève la Philosophie de la nouvelle musique.
S’associe aux projets de l’Institut für Sozialforschung
sur les Studien über Autorität und Familie.

382
1941
1942 Mise en chantier, avec les collaborateurs de l’Institut,
des études sur l’antisémitisme.

1944 Débuts des travaux effectifs Studies in Prejudice.


Participent aux études : Bruno Bettelheim, Morris
Janovitz, T.W. Adorno, Daniel Levinson, E. Frenkel-
Brunswick, Nathan Ackerman, Marie Jahoda, RK.
Sanford, Leo Lowenthal, Norbert Guterman, Paul
Massing.

1946 Rédige un article sur la psychanalyse : « La science


sociale et les tendances sociologiques en psychanalyse »
dont la problématique annonce la critique marcusienne
du « révisionnisme » néo-freudien dans Eros et Civili-
sation.

1947 Publication de la Dialectique de la raison.

1949 Achèvement de la Personnalité autoritaire.

1949
1950 Retour à Francfort. Reprise des cours à l’Université.

1951 Minima moralia.

1953 Séjour de quelques mois aux USA.

1955
1956 Cours sur l’esthétique à l’Université de Francfort. Zur
Metakritik der Erkenntnistheorie.

1959 Projet d’un ouvrage sur l’esthétique. Encouragements de


l’éditeur Peter Suhrkamp.

1961 Rapports de Karl R. Popper et de T.W. Adorno


consécutifs aux travaux de la Société allemande de
Sociologie à Tübingen ; débuts de la « Controverse sur
le positivisme » entre Popper, H. Albert, et Adorno, J.
Habermas (1963). « Vers une musique informelle »,
cours lu en 1961. Première version de Aesthetische

383
Theorie.
Série de conférences sur l’Introduction à la sociologie
de la musique.

1965 Publication du troisième volume des Noten zur Lite-


ratur.

1966 Adorno interrompt la rédaction de Aesthetische Theorie


pour achever et publier la Dialectique négative.

1967 Reprise de la rédaction de Aesthetische Theorie.

1968 Rédige le discours d'ouverture de la 16° session de la


Société allemande de sociologie : « Industriegesell-
schaft oder Spätkapitalismus », ainsi que l'introduction à
la « Controverse sur le positivisme ».
Poursuit la rédaction d’un Beethoven. Se consacre
essentiellement à la musique, compose et interprète.
Violentes polémiques avec la « nouvelle gauche »
allemande.

1969 Le 6 août, Adorno meurt près de Zermatt.


Parution de Stichworte.

1970 Suhrkamp entreprend la publication des Gesammelte


Schriften sous la direction de Rolf Tiedemann.
Parution de Aesthetische Theorie.
NOTES

INTRODUCTION

1. Teyssèdre (Bernard). — « La réflexion sur l’art après la déroute des systèmes


esthétiques », dans Les sciences humaines et l'œuvre d'art (Bruxelles, éd. La
Connaissance, 1969).
2. Cf. « Der Positivismusstreit in der deutschen Soziologie » (Darmstadt und
Neuwied, Hermann Luchterhand Verlag, 1969). Traduction française : T. Adorno-
K. Popper. De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales
(Bruxelles, éd. Complexe. 1979, trad. de l'allemand par C. Bastyns, J. Dexitte,
R. Guardans, S. Pahaut, I. Stengers, E. Sznycer, M. Van Berchem).
3. Musil (Robert). — L'homme sans qualités (Paris, Seuil. 1957, trad. de
l'allemand par P. Jaccottet, collection « Folio », vol. I), p. 469. Cf. Paul
Feyerabend, Against Method (Londres, N.L.B. 1975), en allemand, Wider den
Methodenzwang. Skizze einer anarchistischen Erkenninistheorie (Francfort,
Suhrkamp, 1976). Trad. fr. Contre la méthode. Esquisse d'une théorie de la
science anarchique (Paris, Seuil, 1979, trad. B. Jurdant et A. Schlumberger).
René Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse (Paris, UGE, 10/18,
1974), I. Prigogine et I. Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la
science (Paris, Gallimard, 1979). Michel Serres. Hermès 1 à V (Paris, Minuit.
1969-1980).
4. Brzezinsky (Z.). — La révolution technétronique FI(Paris., Calmann-Lévy,
1971).
5. Sur la relève du double défi, technologique et culturel, dans la société de
‘demain, cf. Jean Castarède et Jean Sur, La communiculture (Paris. Stock, 1980),
p. 259 : « Voilà pourquoi en définitive et quels que soient les progrès que l'on
constate, la parole reste toujours aux humanistes et surtout aux poètes qui sont les
mystérieux de cœur. » Même recours à l’« humanisme » chez Jacques Ellul qui
lance ainsi l’anathème sur la société technicienne et sur l’« activité artistique
moderne depuis un siècle » : « .. ce n'est pas par une voie scientifique que l’art
retrouvera sa vocation, sa valeur et sa vérité (...). C'est une compréhension
essentielle et non plus seulement existentielle, une compréhension et non plus une
phénoménologie. C'est un courage pour défier les monstres computorisés. C'est
une espérance qui nous fait avancer en vainqueur et pour vaincre. Trois colonnes

385
sur lesquelles peut-être un art peut s’édifier, mais qui serait déji. l'exode hors de ce
temps, et l'exorde du discours nouveau que nous avons à tenir si nous voulons
encore échapper à la mathématique du destin. » (L'empire du non-sens, Paris,
PUF, 1980, p. 287.)
6. Eingriffe, Neun kritische Modelle (Francfort, Suhrkamp, 1970), trad. fran.
M. Jimenez et Eliane Kaufholz, /nterventions (Paris, Payot, 1982, sous presse).
7. Cf. sur le rôle de la philosophie par Horkheimer : « Die gegenwärtige Lage der
Sozialphilosophie und die Aufgaben eines Instituts für Sozialforschung » dans
Zeitschrift für Sozialforschung (Leipzig, Francfort. Fischer, 1972). Trad. fr. « La
situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un Institut de recherches
sociales » (Horkheimer, Théorie critique, Paris, Payot, 1978, trad. G. Coffin,
O. Masson, J. Masson).

CHAPITRE I

1. Zima (P.V.). — « La fin d'un silence », (Paris, La Quinzaine littéraire du 16


au 31/10/73, n° 173). Compte rendu de l’ouvrage de M. Jimenez, Adorno : art,
idéologie et théorie de l'art, UGE, 1973.
2. Question posée par J.P. Enthoven dans Le Nouvel Observateur du 9/11/74,
« Les précurseurs allemands de mai 68 ».
3. Axelos (Kostas). — « Adorno et l'Ecole de Francfort » (Paris « Arguments »,
Minuit, 1969) et Arguments d'une recherche (Paris, Minuit, 1969), p. 111.
4. Goldmann (Lucien). — Marxisme et sciences humaines (Paris, Gallimard,
1970), « Réflexions sur la pensée de H. Marcuse », pp. 259 sq.
5. Cf. « Marx, Mao, Marcuse », l’un des slogans de mai 68.
6. Marcuse (Herbert). — Culture et société (Paris, Minuit, 1970, trad. G. Billy,
D. Bresson, J.B. Grasset).
7. Cf. Le Monde du 10 mai 1974, « Un entretien avec Herbert Marcuse », par
Pierre Dommergues et Jean-Michel Palmier.
82 G:S1:73;1p 1988
9. Zfs, Jahrgang V, Heft 1, pp. 40 sq.
10. Rédigé par Benjamin en 1932, publié dans « Cahiers du Sud », n° 22,
pp. 26-33, (n° 168). :
11. Klossowski (Pierre). — « Entre Marx et Fourier », dans Le Monde du 31 mai
1969.
12. Entretien privé de l’auteur avec René Allio à l’époque de la conception du film
Les Camisards.
13. Titre de l’article de T.W. Adorno dans Le Monde du 31 mai 1969.
14. Cf. « Musique en jeu » (Paris, Seuil, 1972), « Relire Adorno » par Daniel
Charles.
15. Cf. Lucien Goldmann : « La mort d’Adorno », dans La Quinzaine littéraire
du ! au 15/9/69, n° 78.
16. Axelos, op. cit., p. 111.
17. Cf. ci-dessous, pp. 230 sq.
18. Die « Frankfurter Schule » im Lichte des Marxismus. Zur Kritik der
Philosophie und Soziologie von Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas.
Materialien einer wissenschaftlichen Tagung aus Anlass des 100. Geburtstages
von W.I. Lenin, veranstaltet vom Institut für Marxistische Studien und Fors-
chungen (IMSF) am 21 und 22 Februar 1970 in Frankfurt am Main. Edité par
Johannes Henrich von Heiseler, Robert Steigerwald und Josef Schleifstein.
p. 183 : « Die Tagung des Instituts für Marxistische Studien and Forschungen
sollte ein Anstoss sein zur gründlicheren marxistischen Auseinandersetzung mit

386
AH

den Theorien Adornos, Horkheimers, Marcuses und Habermas. Wenn die in


diesem Band vorgelegten Materialien in dieser Richtung weiterwirken, wird die
Konferenz ihren wichtigsten Zweck erfüllt haben. »
19. Expression employée par G. Hôhn et G. Raulet, « L'Ecole de Francfort.
Bibliographie critique » dans Esprit (mai 1978, n° 5), p. 140.
20. Erich Fromm ne devint membre de l’Institut de recherches sociales qu'après
l'installation de celui-ci aux Etats-Unis.
21. Minima moralia, p. 46, aph. 29.
22. Publiés, respectivement, en 1972 et 1975 (Paris, éd. de Minuit).
23. Cf. les travaux décisifs de T. Todorov, Théorie de la littérature. Textes des
formalistes russes (Paris, Seuil, 1965, préface de R. Jakobson).
24. Cf. le sous-titre de son ouvrage : Le texte du roman. Approche sémiologique
d'une structure discursive transformationnelle (La Haye, Mouton, 1970).
Semeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, paraît en 1969 (Paris, Seuil).
25. Notamment L'œuvre de François Rabelais (Paris, Gallimard, 1970) et La
poétique de Dostoïevskii (Paris, Seuil, 1970).
26. Structures mentales et création culturelle (Paris, Anthropos, 1970) et
Marxisme et sciences humaines (Paris, Gallimard, 1970).
27. Silbermann (A). — Empirische Kunstsoziologie. Eine Einführung mit
kommentierte Bibliographie (Stuttgart, 1973). Cf. Silbermann, « Le phénomène
d’aliénation des films par la synchronisation » dans « Littérature et société.
Problèmes de méthodologie en sociologie de la littérature » (Université libre de
Bruxelles, 21 au 23 mai 1964).
28. Noten zur Literatur 1 (Suhrkamp, 1958), Noten zur Literatur II (Suhrkamp,
1961).
29. Leibowitz
(René). — « Der Komponist Theodor W. Adorno » dans Zeu-
gnisse. Theodor W. Adorno zum sechzigsten Geburtstag (Francfort, Suhrkamp,
1963, éd. par M. Horkheimer).
30. The Authoritarian Personality (avec le concours de E. Frenkel-Brunswik,
D.J. Levinson, R.N. Sanford, etc. New York, Harper & Brothers, 1950; 1964,
New York, Wiley; 1973, sous le titre Srudien zum autoritären Charakter,
comprend les contributions d’Adorno traduites en allemand).
31. Respectivement : Zeitschrift VI, p. 489: VI, p. 648; VII, p. 357: V., p. 260;
I, p. 383; VI, p. 162.
32. Horkheimer, Théorie critique, p. 359.
33. Cf. M. Jimenez, op. cit., pp. 33 sq.
34. Adorno explique son attitude, notamment dans Stichworte, Kritische Modelle
2, « Marginalien zu Theorie und Praxis », pp. 169 sq.
35. Cf. Le Nouvel Observateur du 9/11/74.
36. Valeurs actuelles du 3 au 9 mars 1975, n° 1996, pp. 30-31.
37. Ibid.
38. Cf. les travaux de S. Moscovici et ceux d'E. Morin, même si, pour ce dernier,
la référence aux travaux de l'Ecole de Francfort n’est pas explicite, du moins dans
ses écrits.
39. Cf. Le Nouvel Observateur, n° 611, le titre de l’article.
40. Le Nouvel Observateur du 9/11/74.
41. « Performativité » renvoie à l’acception austinienne dans le cadre de la théorie
du langage. Ce terme peut toutefois avantageusement traduire l'expression
« Leistungsprinzip » (Principe de rendement) employée par Marcuse pour
caractériser le système de fonctionnement des sociétés industrielles modernes. :
42. Journal de psychologie, 22 déc. 1975.
43. Journal de psychologie, 2 mai 1979.

387
44. Ibid.
45. VH. 101, « La théorie » (Paris, éd. Esselier, 1970, n° 2), p. 113.
46. Introduction première, p. 110.
47. Paralipomena, p. 13.
48. Ibid.
49. D.N., pp. 16-17-18.
50. Selon Adorno, la « seule forme actuellement possible de l'esthétique » (Die
allein môgliche Gestalt von Àsthetik heute) réside dans son aptitude à saisir ce qu'il
appelle la « Logik des Produziertseins » — la logique de la production — de
l'œuvre, Noten zur Literatur II, p. 43.
51. Francastel (Pierre). — Art et technique aux xIx° et xx‘ siècles (Paris, Denoël,
1956). 4° partie : « Fonction de l'art dans la société mécanisée ».
S2/Tbid"\p=255;:
53. Paralipomena, p. 12.
54. Cf. la première phrase de la Dialectique négative, p. 11.
SS TE Tp}14;
56. Schiller (J.C.F. von). — Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (Paris,
Aubier Montaigne, 1943, traduites et préfacées par Robert Leroux). Notamment la
Sixième lettre, pp. 101 sq.
STADENe Ep r314
58. Trois études sur Hegel, p. 36.
S9 Ibid Rp Te
60. DaR, p. 130.
61. La méditation comme réflexion sur soi de la dialectique est le thème qui
« clôt » — ou qui ouvre — La Dialectique négative.
62. Lukäcs (Georg). — Die Eigenart des Aesthetischen (Darmstadt und Neuwied,
Hermann Luchterhand Verlag, 1963 et 1972).
63. Trois études sur Hegel, p. 99 (Trad. modifiée) : « Der Strahl, der in all seinen
Momenten das Ganze als das Unwahre offenbart, ist kein anderer ais die Utopie,
die der ganzen Wahrheit, die noch erst zu verwirklichen wäre » (Drei Studien…
p. 103).
64. D.N., p. 249 (Trad. modifiée) : « Ihm mangelt Sympathie für die unter der
Allgemeinheit verschüttete Utopie des Besonderen, für jene nicht Identität, welche
erst wäre, wenn verwirklichte Vernunft die partikulare des Allgemeinen unter sich
gelassen hätte. » (Negative Dialektik, p. 310.)
65. Ibid., p. 216 (Trad. modifiée).
66. Noten zur Literatur 1, p. 77 : « Denn der Gehalt eines Gedichts ist nicht bloss
der Ausdruck individueller Regungen und Erfahrungen. Sondern diese werden
überhaupt erst dann künstlerisch, wenn sie, gerade vermôge der Spezifikation ihres
ästhetischen Geformtseins, Anteil am Allgemeinen gewinnen. »
67. Adorno, G.S. 16, Klangfiguren. Musikalische Schriften I, p. 17-18 : « Aber
noch die selbsgestellte Regel ist eine solche bloss dem Schein nach. Sie reflektiert
in Wahrheit den objectiven Stand des Materials und der Formen. Beide sind in sich
gessellschaftlich vermittelt (...). Das kompositorische Subjekt ist kein individuelles
sondern ein kollektives. Aller Musik, und wäre es die dem Stil nach
individualistischeste, eignet unabdingbar ein kollektiver Gehalt : jeder Klang allein
schon sagt Wir (...).
Dieser kollektiver Gehalt indessen ist kaum je der einer bestimmeten Klasse
oder Gruppe. » (« Ideen zur Musiksoziologie ».)
68. Noten zur Literatur 1, p. 175 : Der Artist als Statthalter.
69. Expression employée par P.V. Zima : L'Ecole de Francfort, dialectique de la
particularité (Paris, éd. Universitaires, 1974).

388
70. Goldmann (Lucien). — Lukdcs et Heidegger (Paris, Denoël/Gonthier, 1973,
fragments posthumes établis et présentés par Youssef Ishaghpour), p. 171.
71. Noten I, p. 77.
72. Cf. la revue Autrement (Paris, diffusion Le Seuil, 1978), n° 16, consacré aux
formes contemporaines de cultures populaires et aux créateurs du quotidien:
« Flagrants délits d’imaginaire ». « Créateurs du quotidien », peut-être, mais
sûrement créateurs au quotidien.
73. Entkunstung, terme qu’Adorno érige en concept; défie la traduction. On peut
suggérer « désesthétisation » construit sur le modèle anglo-saxon « de-aesthetici-
zation ».

CHAPITRE II

1. Horkheimer, Théorie critique, op. cit., p. 73.


2 Ibid; p.11.
3. Cf. Carl Grünberg, « Discours d'inauguration de l'Institut de recherches
sociales ». Festrede, gehalten zur Einweihung des Instituts für Sozialforschug
Frankfurter Universitätsreden, XX, Francfort, 1924, p. 10 : « .. der philoso-
phische und der historische Materialismus haben begrifflich nichts miteinander zu
tun » (« Sur le plan des concepts, le matérialisme philosophique et le matérialisme
historique n'ont rien à voir ensemble »).
4. Horkheimer, op. cit.. p. 78.
S. Ibid.
6. Ibid. p.76.
7. Merleau-Ponty (M.). — Les aventures de la dialectique (Paris, Gallimard,
1955). Chap. Il, p. 48.
8. Cf. ci-dessous, chap. IV.
9. Horkheimer (Max). — Théorie traditionnelle et théorie critique (Paris,
Gallimard, 1974, trad. de l'allemand par Claude Maillard et Sibylle Müller).
10. Srichworte, Kritische Modelle 2 (Francfort, Suhrkamp, 1969, p. 18). Trad.
française M. Jimenez et E. Kaufholz, Répliques, modèles critiques 2, (Paris,
Payot, sous presse).
11. Cf. « Spätkapitalismus oder Industriegesellschaft », dans Soziologische
Schriften 1 (G.S. 8, p. 359) : « Die Irrationalität der gegenwärtigen Gesellschaft
verhindert ihre rationale Entfaltung in der Theorie. »
12. D.N., p. 11 (« Praxis, auf unabsenhbare Zeit vertagt »).
13. Cf. M. Jay accorde aux réels désaccords entre Benjamin et les autres membres
de l’Institut une importance qu'ils n’eurent sans doute pas si l’on en juge la
correspondance de l’époque (L'imagination dialectique. Histoire de l'Ecole de
Francfort et de l'Institut de recherches sociales (1923-1950) (Paris, Payot, 1977,
trad. de l'américain par E.E. Moreno et A. Spiquel), notamment pp. 230-244;
également Walter Benjamin, Correspondance 1 et I] (Paris. Aubier-Montaigne,
1979, trad. de l’all. G. Petitdemange).
14. Cette position « philosophique » est précisée dans la « préface » d’Eros et
civilisation (Paris, Minuit, 1963, trad. de l'anglais par J.-G. Nény et Boris
Fraenkel).
15. Sous-titre de l'ouvrage de Marcuse, Die Permanenz der Kunst : wider eine
bestimmte marxistische Aesthetik (Munich, Hanser Verlag, 1977). La dimension
esthétique. Pour une critique de l'esthétique marxiste. (Paris, Seuil, 1979, trad. de
l'anglais par D. Coste).
16. Cf. ci-dessous, chap. IV.
17. Cf. Marcuse, Eros et civilisation, op. cit., chapitre « Imaginaire et utopie »,

389
pp. 135 sq.
18. Marcuse, La dimension esthétique, p. 8.
19. Jürgen Habermas parle d’«intuition analytique » chez Adorno. Profils
philosophiques et politiques (Paris, Gallimard, 1974, trad. J.R. Ladmiral et
M.B. de Launay), p. 239.
20. Cf. « Paralipomena », pp. 93-94, sur l’hermétisme de Paul Celan conçu
comme négativité, exemple de praxis, d’« engagement » négatif.
21. T.E., p. 9 et « Introduction première », p. 109.
22. D.N., pp. 11 et 12 : « Sur la possibilité de la philosophie ».
23. Ibid., p. 11.
24. Adorno, op. cit., p. 16.
25. Marcuse (Herbert). — L'homme unidimensionnel (Paris, Minuit, 1968, trad.
de l’anglais par M. Wittig), chap. I, « La société unidimensionnelle ».
26. Soziologische Schriften 1, p. 369.
27. Ibid.
28. Sa zur Literatur 1, « Rede über Lyrik und Gesellschaft », pp. 73 sq.
DOTE Ip SI
30. DaR., “ 94 et Horkheimer, Eclipse de la raison, chap. I : « Moyens et fins ».
SITE App #391sq
32. « Paralipomena », p. 13.
33. Cf. ci-dessous, chap. VI.
34. Marcuse (Herbert). — Contre-révolution et révolte (Paris, Seuil, 1973, trad.
de l'anglais par D. Coste), p. 165.
35. Ibid. p. 163.
36. Ibid., p. 165.
37. Ibid, p. 132.
38. Ibid., p. 140.
39. Théorie critique, p. 359.
40. Jbid., p. 369.
41. /bid.
42. Vincent (J.M.). — La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Paris, Galilée,
1976), p. 164.
43. L'homme unidimensionnel, p. 45 (souligné par nous).
44. Soziologische Schriften 1, p. 369.
45. Cf. Der Spiegel du 5/5/69, p. 209, « Keïine Angst vor dem Elfenbeinturm ».
(« Aucune peur de la tour d'ivoire »).
46. « Paralipomena », p. 93.
47. D.N., p. 283, chap. II : « Méditations sur la métaphysique », 1-« Après
Auschwitz ».
48. Eingriffe. op. cit., p. 126.
49VIPE" pr 344;
50. Cf. ci-dessous, chap. IV, pp. 258 sq.
51. Introduction première », pp. 135-136.
SPA ID IPAISS:
53. Ibid.
54. « Paralipomena », p. 13.
55. Ibid.
SOMIPE ID MITA ID SU
57. Introduction première », p. 121.
58. DIN pa}
59. « Introduction première », p. 121.
60. Jbid., p. 123.

390
61. Cf. ci-dessous, p. 385 : « Parataxis et contenu de vérité ».
62. « Introduction première », p. 119.
63. Ibid., p. 124.
64. Ibid.
65. Ibid.
66. Ibid., p. 122.
67. D.N., p. 20.
68. Cf. titre de l'étude d'Adorno sur Kierkegaard. Construction de l'esthétique.
Ci-dessous, pp. 258 sq.
CIS DINpA16.
70. Ibid. pd;
MbiId, p.16.
72. Ibid.
73. Ohne Leitbild, « Thesen zur Kunstsoziologie », p. 102.
74. T.E., p. 44.
75. Minima moralia, p. 72.
76. Ibid.
77. Ibid. Trad. légèrement modifiée.

CHAPITRE II]

1. Grass (Günther). — Die Blechtrommel (Neuwied/Berlin, Luchterhand, 1965),


p. 139. Sur l’air de Jimmy the Tiger : « Gesetz ging flôten und Ordnungssinn »
(« La règle et le sens de l'ordre étaient fichus »). Ce que Jean Amsler traduit
joliment mais curieusement par : « La Loi s’en allait par la flûte et le goût de
l'Ordre par le tambour » (Trad. fr. Le tambour, Paris, Seuil, p. 106).
2. Jean Paul (Friedrich Richter). — Cours préparatoire d'esthétique (Lausanne,
l’Age d'homme, 1969, trad. et annotation de A.M. Lang et J.L. Nancy).
5O0p7 cit, p.19:
4. Benjamin (Walter). — Correspondance 1, p. 394.
S. Ibid., p. 414.
6. Benjamin, Poésie et révolution, p. 210.
7. Lascault (Gilbert). — Ecrits timides sur le visible (Paris, UGE, 1979), pp. 9
sq.
BMOpAGIT, p.-LI2:
9. Cf. les thèses intéressantes consacrées à ce propos par P. Lacoue-Labarthe et
J.L. Nancy dans L'absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme
allemand (Paris, Seuil, 1978).
F OPNGIT p.125);
Habermas (Jürgen). — L'espace public. Archéologie de la publicité comme
Te Re de la société bourgeoise. (Paris, Payot. 1978. trad. M.B. de
Launay),p
12° 1 TA TIER Eclipse de la raison, p. 22.
1ISNOpcir,p. 160:
14. Jbid.
15. bid., p. 294 : « La réflexion qui en effet m'occupe porte sur le rapport des
œuvres d’art à la vie historique. Je tiens désormais pour acquis qu'il n'y a pas
d'histoire de l’art. »
16. Cf. Poésie et révolution, pp. 7 sq. : « Histoire littéraire et science de la
littérature ».
\Wlbid, p 277:
18. Benjamin, Deutsche Menschen (Francfort, Suhrkamp, 1962), trad. fr.

391
Allemands (Paris, Hachette, 1979) par G.A. Goldschmidt.
19. Jbid., p. 12.
20 Ib pas:
21. Sur les dissensions entre Walter Benjamin et l’Institut de recherches sociales,
cf. Martin Jay : L'imagination dialectique (Paris, Payot, 1977), pp. 231 sq.; Rolf
Tiedemann : « Studien zur Philosophie Walter Benjamins » (Francfort, 1965). Sur
la « politisation de l’art » que Benjamin oppose à l’esthétisation fasciste de la
politique, cf. Poésie et révolution, op. cit., p. 210.
22. Cf. Poésie et révolution, « L'œuvre d’art.. », pp. 171 sq.
23. Allemands, préface d’Adorno, p. 15.
24. Cf. le sous-titre de l’ouvrage d’Adorno : Minima moralia. Réflexions sur la
vie mutilée.
2SMOpiCH AD AIS:
26. Problématique qui, en définitive, est celle de la « Querelle du positivisme » au
début des années 60.
27. Marcuse, Eros et civilisation, p. 172.
28. Schelling (F.W.J.). — « Vorlesungen über die Methode des akademischen
Studiums », trad. fr. dans Philosophies de l'université (Paris, Payot, 1979),
p163;
29. Ibid., p. 160.
30. Jbid., p. 161.
31. Châtelet (François). — Platon (Paris, Gallimard, 1965), p. 246.
32. Nietzsche (Friedrich). — La naissance de la tragédie (Paris, Denoël/
Gonthier, 1964, trad. C. Heim), pp. 98 sq.
33. Bayer (Raymond). — Traité d'esthétique (Paris, A. Colin, 1956) cf.
« Introduction », pp. 5 sq.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 287.
37. Ibid., p. 287.
38. Francastel (Pierre). — Peinture et société (Paris, Gallimard, 1965), p. 7.
S9IbIA DAS;
40. Jbid., pp. 209-211, souligné par nous.
41. Ibid., p. 214.
42. Ibid., p. 180.
43. Ibid., pp. 213-214.
44. Francastel (Pierre). — Art et technique aux xix° et xx° siècles. (Paris, Denoël,
« Médiations », 1956), p. 255. Cf. la critique sommaire de Lukäcs et de Hauser.
45. Ibid., p. 213
46. Ibid., p. 265.
47. « Introduction première », p. 109 :« Le concept d'esthétique philosophique a
quelque chose de suranné comme celui de système ou de morale. »
48. Cette remarque vaut pour la plupart des pays dont les universités dispensent un
enseignement d'esthétique. Cf. Revue d'esthétique, L'esthétique dans le monde,
n° 1-2 (Paris, Klincksieck, 1972).
49. Cf. Entretien avec Bernard Teyssèdre dans VH 101, « La théorie », n° 2
(Paris, éd. Esselier, 1970).
50. Cf. Michel Zéraffa dans « Le langage poïétique » (Recherche poïétiques I.
Paris, Klincksieck, 1975), p. 58.
51. Au sens que la Théorie critique donne au terme « traditionnel ». Cf.
M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique.
52. Op. cit., pp. 11 sq. « La Poïétique » par René Passeron. Souligné par nous.

392
Citip-21-
SSP Ibid, p.22:
S4. Ibid., p. 23.
55. Au sens de Jürgen Habermas dans Connaissance et intérêt.
56. « Les grands courants de l'esthétique allemande contemporaine », Revue
philosophique, 1912, p. 190. Cité par Mikel Dufrenne dans « L'esthétique en
1913 », op. cit., p. 26.
57. Ibid., pp. 25 sq.
58. Popper (Franck). — « La poïétique et l'esthétique à l’heure de l’anti-art »,
Recherches poïétiques, op. cit., p. 211.
59. Ibid., p. 203.
60. Bosseur (Dominique et Jean-Yves). — Révolutions musicales. La musique
contemporaine depuis 1945 (Paris, Le Sycomore, 1979).
61. Jbid., p. 205.
62. Althusser (L.) — Balibar (E.). — Lire le Capital (Paris, Maspéro, 1968),
pp. 69-70.
63. Ibid., p. 71.
64. Ibid., p. 71.
65. Ibid., p. 47.
66. Ibid.
67. Ibid., p. 48.
68. DaR, p. 130.
69. Lyotard (Jean-François). — La condition postmoderne (Paris, Minuit, 1979).
70. Ibid., p. 111 (suite de la note 4).
71. Ibid., p. 84.
72. Cf. les travaux de Jürgen Habermas, notamment La technique et la science
comme « idéologie », Connaissance et intérêt et Raison et légitimité.
73. Cf. Lyotard, op. cit.
74. Ohne Leitbild, pp. 168 sq.
75. Cf. Interview de H. Marcuse dans Le Monde du 14/7/78.
76. Benjamin, op. cit., pp. 171 sq.
77. Enzensberger (H.M.). — Culture ou mise en condition (Paris, Gallimard,
1979).
78. Jauss (H.R.). — Pour un esthétique de la réception (Paris, Gallimard, 1979,
trad. C. Maillard). La « positivité » des conceptions de Jauss a remarquablement
été mise en évidence par Peter Bürger dans « Néoformalisme et herméneutique.
Remarques sur certaines orientations théoriques de H.R. Jauss » (« Cahiers
d'histoire des littératures romanes », Heidelberg, 1977, Carl Winter, Universitäts-
verlag, n° 4, pp. 518-528). Repris dans Vermittlung-Rezeption-Funktion, cf.
biblio. ‘
79. Habermas, Raison et légitimité : « L'art moderne est l'enveloppe sous
laquelle s’est préparée la transformation de l’art bourgeois en contre-culture. Le
surréalisme marque l'instant historique où l’art moderne détruit de façon
programmatique l’enveloppe de l'apparence qui a cessé d’être belle pour retrouver,
désublimée, la vie. L’aplanissement des degrés de réalité entre la vie et l’art n'est
certes pas provoqué, comme le pensait Walter Benjamin, mais tout de même
accéléré par les nouvelles techniques de production de masse et de diffusion de
masse. L’art moderne s'était déjà dépouillé de l'aura de l'art bourgeois classique,
dans la mesure où l'œuvre rendait transparent le processus de production et se
présentait comme quelque chose de fabriqué. Mais l’art n'entre dans l’ensemble
des valeurs d'usage qu’au moment où il perd son statut autonome. Ce phénomène
est ambigu. Il peut signifier à la fois que l’art dégénère en art de masse

393
propagandiste ou en culture de masse commercialisée et qu’il se renverse en une
contre-culture subversive. Tout aussi ambigu est l’attachement à l’œuvre d'art
formaliste qui, d’une part, résiste aux contraintes qui poussent à l'assimilation de
l’art aux besoins et aux conceptions des consommateurs, tels qu’ils sont déterminés
par le marché, et par là à un pseudo-dépassement de l’art, mais qui, d’autre part,
reste inaccessible aux masses et interdit le sauvetage exotérique des expériences
emphatiques, dans les termes de Walter Benjamin, tant que l’art d'avant-garde
n’est pas complètement dépouillé de ses contenus sémantiques et ne partage pas de
destin de la tradition religieuse, de plus en plus impuissante, il renforce la
divergence entre les valeurs proposées par le système socio-culturel et les valeurs
réclamées par les systèmes économique et politique », pp. 120-121.
80. Lyotard, op. cit., pp. 107-108.
81. Horkheimer, Théorie critique, op. cit., pp. 355 sq.
82. Cf. T. Adorno-K. Popper. De Vienne à Francfort. La querelle allemande des
sciences sociales (Bruxelles, éd. Complexe, 1979).
83. Cf. Théorie traditionnelle et théorie critique, « Appendice », (1937), p. 80.
84. Cf. Zur Metakritik der Erkenntnistheorie. Le prologue d’Adorno a été rédigé
en 1956. Selon l’auteur, l'essentiel de l'ouvrage fut élaboré dans les années 34-37.
85. Théorie traditionnelle.…, p. 83.
86. Ibid., p. 80.
87. Ibid.
88. Habermas, op. cit.
89. Ibid., p. 82.
90. /bid., p. 72.
91. /bid.
O2MIRE pp 208%:
93. Cf. ci-dessus, p. 165.
94. Cf. ci-dessus, p. 166.
95. Cf. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 237. « Raison ou
révolution » par K. Popper.
96. Cf. J.R. Ladmiral : « Le programme épistémologique de Jürgen Habermas »,
Préface à Connaissance et intérêt.
97. Cf. La querelle.…., op. cit. p. 59 : Adomo : « Sociologie et recherche
empirique ».
IS PIbIL PS3"
SONDE ID 587:
100. /bid., p. 58.
101. Trois études sur Hegel, pp. 83-84.
102. La Querelle.…., op. cit., p. 58.
103. Jbid., p. 105. Souligné par nous.
104. Jbid., p. 19.
105. /bid., p. 21.
106. Gadamer (H.G.). — Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une
herméneutique philosophique (Paris, Seuil, 1976, trad. E. Sacre, revue par
P. Ricœur).
107. La querelle. p. 55.
108. Jbid., p. 52.
109. Jbid., p. 53.
110. Jbid., p. 251.
111. TE. p. 238.
112. Jbid., p. 187.
113. Eingriffe, préambule d'Adorno, déc. 1962.

394
114. Cf. « Lectures » et « Contre-lectures » de Aesthetische Theorie par Karl
Markus Michel dans : « Versuch. die Aesrhetische Theorie T.W. Adornos zu
verstchen. » Materialien zur Aesthetischen Theorie Adomos. Konstruktion der
Moderne (Francfon. Suhrkamp. stw. n° 122. éd. par B. Lindner et W.M. Lüdke.
1980). pp. 41 sg.
115. Thèses développées en 1972, respectivement par H. Scheible, « Sehn-
süchtige Negation. Zur Aesthetischen Theorie T.W. Adornos » (« Protokolle ».
Wiener Halbjahrschrift für Literatur, bildende Kunst und Musik, 1972, n° 2), et
par H. Brüggemann, « Theodor W. Adornos Kritik an der literarischen Fheorie un
Praxis Bertold Brechts » (...) (« Alternative », n° 84-85, 1972).
116. Minima moralia, « Dédicace », p. 21.
117. Materialien, op. cit., p. 12, cité par Lindner et Lüdke.
118. Telle semble être l'orientation actuelle de Jürgen Habermas. cf. « Die
Moderne — ein unvollendetes Projekt », « Die Zeit », n° 39, 19 septembre 1980.
119. Cf. ci-dessus la citation de J.F. Lyotard (note n° 80). On trouverait
également d’autres jeux d’hypothèses permettant d'élaborer de nouvelles stratégies
chez A. Gorz, notamment dans Adieux au prolétariat (Paris, Galilée, 1980), Ivan
Illich, et récemment chez Alvin Toffler sous un aspect quelque peu « futurolo-
gique », La troisième vague (Paris, Stock, 1980).
120. Expression de Jürgen Habermas à propos d’Adorno dans Profils philosophi-
ques et politiques, p. 239.
121. La première phrase de Théorie esthétique énonce l’aporie fondamentale : « Il
est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même, que dans sa
relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence », p. 9.
122. Zima (P.V.). — L'ambivalence romanesque (Paris, Le Sycomore, 1980).
123. Jbid., pp. 384-385.
124. Jbid., pp. 390-391.
125. Minima moralia, p. 12.
126. Ibid., p. 12.
128. Ibid., p. 10. À
129. ibid. « So hat Hegel. an dessen Methode die der Minima moralia, sich
schulte... », p. 8.
130. Trois études sur Hegel, chap. III : « Skoteinos où comment lire », note 10,
pp. 165-166.
131. Minima moralia, p. 12.
132. Jbid., p. 9.
133. Jbid.
134. Jbid., p. 47.
135. DaR, préface à la nouvelle édition, avril 1969, p. 10.
136. Minima moralia, « Gugusse », p. 128.
137. DdR, préface p. 10.
138. Correspondance II, pp. 170 sq. Lettre de T. Wiesengrund à Benjamin du 2
août 1935.
139. Le traducteur, G. Petitdemange, traduit « aufgehoben » par « relevé ».
Cette variante à la traduction habituelle de « aufheben » par « supprimer » ou
« dépasser » ne s'impose pas ici.
140. « Paralipomena », p. 93.
141. Noten II, « Wôürter aus der Fremde », p. 119.
142. Ibid. « Kleine-Proust-Kommentare », pp. 95 sq.
143. « Paralipomena », p. 93.
144. G.S. 8, p. 361 : « Spätkapitalismus oder Industriegesellschaft ? »
145. Selon l'expression de la Dialectique négative : « Praxis, auf unabsenhbare

295
Zeit vertagt »; la traduction de unabehbar par « à perpétuité » force quelque peu le
sens allemand, mais omet surtout que « unabsehbar » peut également signifier
« imprévisible ».
146. G.S. 8, op. cit., p. 363.
lA7ATPE NPD 92-55?
148. Bürger (Peter). — Theorie der Avant-garde (Francfort, Suhrkamp, 1974),
pp. 130-131.
149. Ibid.
150. Notes du cours prononcé à Francfort le 8/11/55.
ISISTPE Ap 9:
IS2MPE"Np59;
153 ND'°D pli
IS4ETE7" p.9;
155. Eingriffe, pp. 66-67.
156. Ibid., p. 67.
157. Ibid., p. 67.
158. Ibid.
159. DaR, p. 17.
160. Minima moralia, p. 12.
161. DaR, p. 17.

CHAPITRE IV

1. Correspondance I et II.
2. Walter Benjamin, Ecrits, Poésie et révolution 11. (Paris, Denoël, 1971, trad.
Maurice de Gandillac), « Thèses sur la philosophie de l’histoire », pp. 277-288.
3. Ursprung, pp. 203 sq.
4. Benjamin (Walter). — Essais sur Bertolt Brecht (Paris, Maspéro, 1969, trad.
de l’all. par P. Laveau), pp. 107-128.
5. Poésie et révolution, op. cit., p. 171.
6. Publié dans Zeitschrift für Sozialforschung (Paris, librairie Félix Alcan, 1938,
Jahrgang VII, Heft 3) pp. 321-356. Cf. également Adorno, G.S. bd. 14.
7. Notamment le chap. « Kulturindustrie. Aufklärung als Massenbetrug ». Cf.
« La production industrielle des biens culturels » dans DdR.
8. Marcuse (Herbert). — Culture et société (Paris, Minuit, 1970, trad. G. Billy,
D. Bresson, J.B. Grasset), « Réflexion sur le caractère affirmatif de la culture »,
pp. 103 sq. Publié la première fois dans Zeitschrift für Sozialforschung, op. cit.
Jahrgang VI. Heft 1. 1937. pp. 54 sq. sous le titre Uber den affirmativen Charakter
der Kultur.

396
2 F4

+
èa A4

9. La rédaction de la Théorie esthétique n’a véritablement jamais été achevée. Cf.


M. Jimenez, T.W. Adorno : art, idéologie et théorie de l'art (Paris, UGE/10/18,
1973) pp. 15 sq.
10. Dans les années 1967-1968, il fut reproché à Adorno d’avoir pris des libertés
avec les manuscrits de Benjamin. La polémique, très vive, visait en réalité à
discréditer les conceptions adorniennes. Rolf Tiedemann mit les choses au point de
façon décisive en démontrant que les thèses en présence s’appuyaient sur des
sources non identiques.
11. Adorno, G.S. bd. 1, « Die Transzendenz des Dinglichen und Noematischen in
Husserls Phänomenologie », pp. 11-77.
12. Ibid. « Der Begriff des Unbewussten in der transzendentalen Seelenlehre »,
pp. 81-322.
13. Ibid., « Vorwort », p. 81.
14. G.S. bd. 2, KK.
15. Walter Benjamin, Ecrits, Mythe et violence 1 (Paris, Denoël, 1971, trad.
Maurice de Gandillac), « Les affinités électives de Gæthe », pp. 161-260.
16. G.S. bd. 1, p. 383, note de l'éditeur.
17. Correspondance II, p. 72. Lettre du 26 juillet 1932.
18. « Actualité », pp. 327-328. Cf. également, Zur Metakritik der Erkenntnis-
theorie, G.S. bd. 5. Adorno reproche à la phénoménologie husserlienne de n'avoir
pas su dégager ses présupposés théoriques de ceux de l’idéalisme et de la
philosophie de l'identité. Pour le reste, ses critiques sont fréquemment assorties de
nuances et prennent en considération la lucidité avec laquelle Husserl a su analyser
la crise des sciences européennes et poser le problème des rapports entre la raison
et la réalité.
19 bd; p.327.
20. Ibid., p. 326.
21 Ibid., p. 331.
22. Th. Adorno-K. Popper. De Vienne à Francfort. La querelle allemande des
sciences sociales (Bruxelles, Ed. Complexe, 1979, trad. C. Bastyns, J. Dewitte,
R. Guardans, S. Pahant. I. Stengers, E. Sntycer. M. Van Berchem).
23. « Actualité », p. 327.
24. Ibid., p. 325, allusion à l'« Avant-propos » du drame baroque.
25. Ibid.
26. Ursprung, pp. 203-409.
27. Adorno (Th. W.) — Uber Waltern Benjamin (Francfort, Suhrkamp, 1970),
m3:
D. Correspondance 1, p. 321, lettre à G. Scholem du 16 juillet 1924.
29. Lacis (Asja). — Revolutionär im Beruf. Berichte über proletarisches Theater,
über Meyerhold, Brecht, Benjamin und Piscator (Munich, Rogner und Bernhard,
1971).
30. Correspondance I, p. 325, lettre à G. Scholem du 16 septembre 1924.
31. /bid., p. 324, lettre à G. Scholem du 22 août 1924.
32. Correspondance Il, pp. 170 sq. Lettre de Th. Wiesengrund-Adomo à
Benjamin du 2 août 1935.
33. Asja Lacis, op. cit., pp. 47-48.
34. Ursprung, p. 216.
35. « Actualité », p. 334.
36. Ibid., p. 334.
37. Ibid.
B841bid;,p"335
39. Ibid.

397
40. Correspondance II, p. 170.
41. « Actualité », pp. 336-337.
42. Benjamin, G.S. III, p. 660, lettre du 1/12/32. (Souligné M.J.).
43. « Actualité », p. 337. Cf. Lukäcs, Histoire et conscience de classe, (Paris,
Minuit, 1960, trad. K. Axelos et J. Bois), pp. 109 sq.
44. « Actualité », id.
45. Id.
46. Correspondance II, pp. 171-172. Egalement « Paris, capitale du x1x° siècle »
dans Poésie et révolution (Paris, Denoël, 1971, trad. M. de Gandillac), pp. 123
sq.
41. « Actualité », p. 338.
48. Ibid., p. 341.
49. Id., p. 342.
50. IHN, p. 345.
51. Lukäcs (Georges). — La théorie du roman (Paris, Gonthier, Médiations,
1963, trad. de l'allemand parJ. Clairevoye).
52. IHN, p. 355.
53. Ibid., p. 354.
54. G.S. bd. 6, « Jargon der Eïigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie », pp. 413
sq.
55. IHN, p. 354 : « Schlechter Spiritualismus ».
56. Ibid., p. 355.
SHMDEN Ip 4237-
58. Ibid., p. 280.
59. Id.
60. Tertulian (Nicolas). — Georges Lukäcs (Paris, Le Sycomore, 1980, trad. du
roumain par F. Bloch), p. 91.
61. /bid., p. 106.
62. Lukäcs (Georges). — La signification présente du réalisme critique (Paris,
Gallimard, 1960, trad. de l’all. M. de Gandillac). Cf. Adorno : « Erpresste
Versôhnung » dans Noten zur Literatur 11 (Francfort, Suhrkamp, 1961), pp. 152
sq.
63. L'article d’Adorno commence par un éloge à la Théorie du roman, à l’Ame et
les formes et à Histoire et conscience de classe, ouvrage « dans lequel pour la
première fois, (Lukäcs) en dialecticien matérialiste, applique la catégorie de la
réification à la problématique philosophique » (p. 152), et se termine par une
allusion à l’utopie à laquelle aspirait (ersehnte) ardemment Lukäcs dans sa jeunesse
(p. 187).
64. Op. cit., p. 58.
65. Ibid.
66. IHN, p. 357.
67 1OD: CID: 58"
68. Cf. la signification de « Erpresste Versühnung » : « La réconciliation
extorquée ».
69. IHN, p. 357.
70. Id., p. 358.
MEN 4p 2859;
72. Ursprung, p. 339.
73. IHN, p. 364.
74. Ibid.
75. Cf. le témoignage de Max Horkheimer dans Th. W.-Adorno zum Gedächtnis
(Francfort, Suhrkamp, 1971), pp. 17 sq.

398
76. Cf. « Der wunderliche Realist. Über Siegfried Kracauer », dans Noten zur
Literatur III (Francfort, Suhrkamp, 1965), pp. 83 sq.
77. Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, G.S. 1, pp. 7-120.
Thèse de doctorat (Dissertation) soutenue par Benjamin en juillet 1919.
78. IHN, p. 365.
79. « L'œuvre d'art à l’ère de sa reproductibilité technique » dans Poésie et
révolution, op. cit., pp. 171 sq.
80. G.S. bd. 10. Kulturkritik und Gesellschaft. « Zeitlose Mode. Zum Jazz ».
81. Correspondance ;1, p. 215, lettre à M. Horkheimer du 13/10/36.
82. Adorno, « Einleitung zu Benjamins Schriften » in Walter Benjamin, Schriften
(Ed. par Th. W. Adorno en collaboration avec F. Podszus. Francfort, Suhrkamp,
1955, t. D). Rééd. dans Noten zur Literatur IV (Francfort, Suhrkamp, 1974),
p. 116.
83. Ibid.
84. Correspondance II, lettre du 2 août 1935 (p. 170) et lettre du 16 mars 1936,
dans Uber Walter Benjamin, op. cit., p. 126.
85. Asja Lacis, op. cit., p. 65.
86. « Actualité », p. 329.
87. Le Kierkegaard a été publié en 1933, le jour même de l'instauration de la
dictature hitlérienne, ce qui fit dire à Adorno que, d'emblée, l’ouvrage fut placé
sous le signe de « malheur politique ». Par la suite, Adorno attribua le succès de
son étude, notamment auprès de l’opposition intellectuelle allemande, à la critique
radicale de l’ontologie existentielle à laquelle il se livrait systématiquement.
Kierkegaard, « Notiz », p. 261.
88. Benjamin, G.S. III, p. 660.
89. Id., pp. 380-383.
90. Cf. G.S. I, 1, notamment « Erkenntniskritische Vorrede », pp. 207-238.
91NId-
92. KK. p. 9 : « Wenn man immer die Schriften von Philosophen als Dichtungen
zu begreifen trachtete, hat man ihren Wahrheitsgehalt verfehlt. »
93. Benjamin, G.S. I, pp. 7-120.
94. Ibid., p. 110.
SIP p- 119.
96. Ce titre ne fut pas reproduit dans la rédaction définitive destinée à la
publication.
97. Mythe et violence, op. cit., pp. 223-224.
98. Benjamin, G.S. I, op. cit., p. 116.
99. Jbid., p. 116.
100. Mythe et violence, op. cit., pp. 224-225.
lOIPNAT, p: 15:
102. /bid., p. 42 et 46.
103. /d., p. 38.
104. Jd., p. 46.
105. /d., p. 69.
106. Id., p. 64.
107. Correspondance Il, p. 172.
108. /bid.
109. /d., p. 181.
110. KK., p. 64. Cf. Le stade esthétique. Le journal du séducteur. In vino veritas
(Paris, UGE, 1966, trad. M. Grimault) pp. 144-145.
UOKKS,p: 69.
112. Jbid., p. 65 (pour toutes les citations entre guillemets).

399
113. /d., p. 69.
114. Jd.
115. Lukäcs (Georges). — L'âme et les formes (Paris, Gallimard, 1976, notes
introductives, postface et trad. de G. Haarsher). « L'éclatement de la forme au
contact de la vie : Sôren Kierkegaard et Regine Olsen », pp. 53 sq.
6MIdpr57;
117. /d., p. 60.
118. /d., p. 56.
119%7d>;p 67:
120. Id., p. 56.
1216814 /Mp#5S7;
122%1d%p 72
123. /d., p. 84.
12414" p.85 \ ;
125. Lukäâcs (Georges). — Àsthetik Teil I, die Eigenart des Âsthetischen, 2.
Halbband (Neuwied und Berlin, Luchterhand, 1963), cité dans l’édition en quatre
volume, /bid., 1972, t. IV, p. 24).
126. KK., p. 13.
127. Adorno, G.S. bd. 2, p. 263.
128. Jbid., p. 221.
129. Jbid., p. 251.
130. Jbid., p. 250.
131. Que les grandes œuvres du passé attendent encore leur interprétation est l’un
des thèmes essentiels de la Théorie esthétique. |
132. Adorno, G.S. bd. 2, p. 262: « … eine Stellung des Gedankens zur
Objektivität. »
133. Jbid.
134. Adorno, Trois études sur Hegel (Paris, Payot, 1979, trad. Collège de
Philosophie).
135. KK., p. 80 et Ursprung, p. 343.
IS6#KK/1D. 2135;
137. Ibid.
138. /d.
139. Correspondance II, p. 180.
140. Id., p. 175.
141° T-E:, p. 298.
142. Adorno, Prismen. Kulturkritik und Gesellschatf (Francfort Suhrkamp,
1955), p. 31 : « Composer un poème après Auschwitz est un acte de barbarie. »
Cf. D.N., p. 284, la nuance apportée par Adommo.
143. Poésie et révolution, op. cit., p. 281.
144. DaR, p. 15.
145. Jbid., p. 19.
146. T.E., pp. 51-52-53.
147. D.N., p. 407.
148. D.N., p. 118.
149. Jbid., p. 118.
150. /bid., p. 407. Adorno précise que l’idée d’une logique de la décomposition
date de ses années d'étude.
151. Jbid., p. 280.
152. Ibid.
153. Ursprung, cité par Adormo, D.N., p. 280.
154. D.N., p. 280.

400
155. Poésie et révolution, p. 282.
156. D.N., p. 281.
157. Jbid., p. 279.
158. Die Metakritik der Erkenninistheorie, études sur Husserl et sur les
antinomies de la phénoménologie tentent d'expliquer les théories husserliennes
dans l’« esprit de la dialectique » (Cf. « Introduction », p. 12). Jargon der
Eigentlichkeit, critique de l’ontologie existentialiste de Heidegger, devait
constituer un chapitre de la Dialectique négative.
159. Op. cit., p. 238.
160. Ibid., p. 237.
161. /bid.
162. Ibid., p. 238.
163. « Extrapolation im Kleisten ». Benjamin, G.S. 1, p. 549 : « Das Vermôgen
der Phantasie ist die Gabe, im unendlichen Kleinen zu interpolieren ». Cité par
Adorno dans « Charakteristik Walter Benjamins », Über Walter Benjamin
(Francfort, Suhrkamp, 1970, pp. 11 sq).
164. T.E., p. 214.
165. « Introduction première », p. 110.
166. D.N., p. 317.
167. Ibid., p. 316.
168. Ibid., p. 317.
169. Ibid.
170. DaR, p. 18.
171. /bid.
172. Poésie et révolution, p. 14.
173. DdR., p. 30.
174. KK., p. 8.
IYS TE", p.344.
176. DaR, p. 58.
177. Ibid.
178. Ibid.
179. Jbid., p. 50.
180. /bid., p. 49.
181. Zbid., p. 72.
182. Ibid., p. 63.
183. /bid., p. 51.
184. Ibid.
185. Jbid., p. 72.
186. Ibid., p. 73.
187. Ibid.
188. /bid., p. 74.
189. Jbid., p. 90.
190. /bid., p. 91.
191. /bid., p. 58.
192. Ursprung, pp. 343 sq. « Symbole et allégorie dans le romantisme ».
193. Jbid., p. 208.
194. Ibid., p. 344.
195. Jbid., p. 343.
196. Cf. IHN et D.N., p. 280, note 56.
197. D.N., p. 280.
198. Correspondance II, p. 180.
199. T.E., pp. 14-15.

401
200. Auerbach (Erich). — Mimesis. La représentation de la réalité dans la
littérature occidentale (Paris, Gallimard, 1968, trad. C. Heim, 2° éd. collec. Tel),
p. 84.
201. Jbid., p. 29.
202. Ibid.
203. Jbid., pp. 29-30.
204. Ibid., p. 29.
205. Ibid., p. 551.
206. Ibid., p. 84.
207. Ibid., p. 550.
208. Eclipse de la raison, « Raïson et conversation de soi », p. 182.
209. Jbid., p. 29.
210. Jbid., p. 32.
211. DaR, p. 90.
212. Ibid.
213. Auerbach, op. cit., p. 13.
214. DaR, p. 49.
215. Ibid., p. 75.
216. Ibid., p. 76.
217. Mythe et violence, p. 289.
218. Op. cit., p. 135.
219. Uber Walter Benjamin, lettre d’Adorno du 29 février 1940, p. 158.
220. Ibid.
221. Auerbach, op. cit., p. 551.
222. DdaR, p. 125.
223. Sade. Histoire de Juliette (Paris, UGE, 1976, t. I), p. 171.
224. DdR., p. 94.
225. Op. cit., pp. 13 sq; chap. I : « Moyens et fins ».
226. DdR., p. 94.
227. Horkheimer, op. cit., p. 43.
228. Ddk., pp. 88-89.
229. Ibid., p. 100.
230. Jbid., p. 104.
231. Ibid.
232. Ibid., p. 105.
233% 1bid,pA?1:
234. Reich (Wilhelm). — La psychologie de masse du fascisme (Paris, Payot,
1972, trad. P. Kamnitzer), p. 14.
235. Ibid.
236. DdR., p. 115.
237. Horkheimer, op. cit. p. 183.
238. Ibid., p. 183.
239 DaRFtpelie
240. Ibid., pp. 116-117.
241. Ibid., p. 127.
242. Ibid., p. 125.
243. Ibid., p. 118.
244. Ibid.
245. Ibid.
246. Ibid., p. 19.
247. Ibid., pp. 129 sq.
248. Ibid., p. 18.

402
249. Ibid., p. 19.
250. Ibid., p. 130.
2S1-CT-F, p 84:
252. Deux passages sont intitulés « Art moderne et production industrielle » et
« La rationalité esthétique et la critique » (pp. 51-53), mais leur lecture séparée se
révèle impossible. Cette remarque vaut, au demeurant, pour l’ensemble de
l'ouvrage dont le caractère atomisé et rapsodique ne doit pas faire illusion. Il s’agit
d’une démarche paratactique.
253. Lindner (Burkhardt). — «Il faut être absolument moderne. Adomos
Asthetik : ihr Konstruktionsprinzip und ihre Historizität » (Materialien.. op. cit.,
pp. 261 sq.).
254. T.E., p. 84.
255. Ibid., p. 78.
256. Sur l’aporie de la 1" phrase, cf. annexe I, pp. 610 sq.
257. Ibid., p. 9.
258. « Introduction prenière », p. 111.
259. Ibid., p. 110.
260. Ibid.
26KAT-E;°p: 18:
262. Ibid.
263. Ibid., p. 79.
264. Cf. ci-dessus, pp. 306 sq.
PORTE NP: 162:
DOO STE: p.677:
DOTE: "D "71.
268. « Paralipomena », p. 49.
269. T.E., p. 84.
DOTE; p.96.
271. Stichworte, p. 49.
2T2PD/N7 p- 191:
273. Ibid., p. 192.
274. Cf. ci-dessus, pp. 306 sq.
DJS DIN (p.192:
DICO RICE p24:
277. Minima moralia, p. 148.
278. Noten II, p. 149.
279. Ibid., p. 148.
280. Ibid., p. 149.
281. /bid.
282. Profils philosophiques et politiques, p. 210.
283. Op. cit., p. 215.
284. Bloch (Ernst). — L'athéisme dans le christianisme (Paris, Gallimard, 1978,
trad. E. Kaufholz et R. Raulet).
285. « Théories sur l’origine de l’art », p. 105 : « Les fins, raison d’être de la
raison, sont qualitatives. »
286. Stichworte, p. 39.
287. T.E., p. 344.
288. Ibid.
289. Bloch (Ernst). — Le principe espérance (Paris, Gallimard, 1976, trad.
F. Wuilmaert, tome I). Deuxième partie (« Fondements »), « La conscience
anticipante », pp. 59 sq.
290. {bid., p. 228.

403
291. /bid., p. 206.
292. Bloch (Ernst). — L'esprit de l'utopie (Paris, Gallimard, 1977, trad.
A.M. Lang et C. Piron-Audard).
293. Horkheimer (Max). — Les débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire,
suivi de Hegel et le problème de la métaphysique. (Paris, Payot, trad. D. Authier),
p. 109.
294. Jbid., p. 158.
295. Ibid., p. 112.
296. Bloch, op. cit., p. 401.
297. Cf. ci-dessous, p. 329.
298. Bloch, op. cit., p. 148.
299. Jbid., p. 200.
300. /bid., p. 199.
301. Correspondance I, p. 200.
302. Jbid., p. 202.
303. Ibid.
304. Cf. ci-dessus, pp. 238 sq.
305. Correspondance I, p. 173. Cf. ci-dessus pp. 238 sq.
306. Jbid., souligné par nous.
307. Cf. Jay op. cit., p. 302 : « La théorie critique continuait de mettre l’accent
sur l'importance de la non-identité, de façon à exclure toute réduction du sujet à
l’objet ou l'inverse. C’est ce point qui sépare ses créateurs de Benjamin ou d’Ernst
Bloch, dont la philosophie de l’espérance tendait, par la volonté de ressusciter un
sujet naturel, à oblitérer toute distinction entre sujet et objet. »
308. Bloch (Ernst). — Héritage de ce temps (Paris, Payot, 1978, trad. Jean
Lacoste).
309. Sens unique, précédé de Enfance berlinoise (Paris, Lettres nouvelles, 1978,
trad. Jean Lacoste).
310. Bloch, op. cit., p. 339.
311. /bid., p. 343.
312. Correspondance II, lettre à A. Cohn du 18/7/35, p. 169.
313. /bid., pp. 150-151, lettre à A. Cohn du 6/2/35. Souligné par nous.
314. Jbid., p. 315, lettre du 14/12/39.
315. Benjamin, G.G. 1, 2, p. 692.
316. Ibid., p. 655.
317. Ibid., p. 683.
318. Benjamin, G.S. 1, 3, p. 1260, cité dans la traduction de Walter Benjamin,
revue par Pierre Missac.
319. Ibid.
320. Poésie et révolution, p. 287.
321. Benjamin, G.S. 1, 3, p. 1236.
322. Ibid.
323. Poésie et révolution, p. 287.
324. Ibid.
325. Correspondance II, p. 44, lettre à Max Rychner du 7 mars 1931.
326. Ibid., p. 43.
327. Ibid., p. 44.
328. Distance insuffisante au gré de Gershom Scholem qui, dans une lettre
magistrale à Benjamin du 30 mars 1931, souligne le caractère fâcheux du
compromis. Conseillant ironiquement à Benjamin, et afin que ce dernier puisse
prendre conscience de son erreur, de s'inscrire au Parti communiste allemand, il
conclut : « Tu ne serais sans doute pas la dernière victime, mais peut-être la plus

404
incompréhensible, de la confusion entre religion et politique. » Op. cit., p. 48.
329. Cf. ci-dessus, pp. 263 sq.
330. Uber Walter Benjamin, lettre d'Adomo du 17/12/1934, pp. 103 sq.
(désormais UWB).
331. Jbid. « Erinnerungen », pp. 67 sq.
332. Minima moralia, p. 230, aphorisme 153.
333. Prismen, p. 301.
334. Minima moralia, ibid. (souligné par nous).
335. AT, « Editorisches Nachwort », p. 544. Adorno cite Schelling : « Dans ce
qu’on appelle philosophie de l’art l’un des deux fait habituellement défaut : ou bien
la philosophie, ou bien l’art. »
336. Minima moralia, p. 143, aphorisme 98 : « Le legs ».
337. Cf. annexes II, pp. 660 sq.
338. Ibid.
339. Bloch, op. cit., p. 379.
340. Cf. annexes II, pp. 660 sq.
341. Ibid.
342. DdR., p. 279 : « Ce qui est suspect, il faut bien le dire, ce n’est pas que l’on
représente la réalité comme un enfer, mais qu’on exhorte systématiquement à la
fuir. Si ce discours peut s’adresser à quelqu'un aujourd’hui, ce n’est ni aux masses
comme l’on dit, ni à l'individu qui est impuissant, mais plutôt à un témoin
imaginaire auquel nous laissons notre message afin qu'il ne disparaisse pas
entièrement avec nous. »
343. UWB, p. 128.
344. Ibid., p. 16.
345. DaR., p. 16.

347. Ibid., pp. 42-43.


348. T.E., p. 269 : « .… la concrétisation non réglementée apparaît souillée et
impure à la pensée autoritaire, la théorie de l’Authoritarian Personality a
caractérisé cela comme une ‘intolerance of ambiguity” » (trad. modifiée par nous).
349. DdR., p. 37.
250 1bid"p-55.
351. Cf. ci-dessus, pp. 286 sq.
352. « Théories sur l’origine de l’art », p. 104 : « Aesthetisches Verhalten ist das
ungeschwächte Korrektiv des mittlerweile zur Totalität sich aufspreizenden
verdinglichten Bewusstseins ». « Mittlerweile », « entre-temps », c'est-à-dire
depuis Platon.
353. Ibid., p. 105.
354. Cf. ci-dessus, pp. 311 sq.
S5SAT2E p.187.
356. Ibid.
357. Ibid.
358. Ibid., p. 94.
359. Ibid., p. 134.
360. D.N., p. 120. Souligné par nous.
361. Ibid., p. 121.
362. Ibid.
363. Ibid., p. 159.
364. Ibid., p. 8.
365. Ibid., p. 7.
366. N.D., p. 19. Trad. par nous.

405
367. Ibid, p. 18 : « Je die Erkenninis, auch Bergsons eigene, bedarf der von ihm
verachtete Rationalität, gerade wenn sie sich konkretisieren soll. »
368. D.N.. p. 16.
369. Ibid., p. 13.
370. Ibid., p. 159.
371. Ibid.
372. Ibid., p. 18. Souligné par nous.
373. Ibid., p. 179.
374. Ibid., p. 181.
375. Ibid., p. 180.
376. Ibid., pp. 180-181.
377. Ibid., p. 160.
378. Ibid., p. 161.
379. Ibid., p. 19.
380. Ibid.
381. Jbid., p. 7.
382. Ibid., p. 19.
383. Lukäcs (Georg). — Die Eigenart des Aesthetischen, Teil I (Neuwied und
Berlin, Luchterhand Verlag, 1963).
384. Ibid. 1 halbband. Chap. 2 : « Die Desanthropomorphisierung der Widerspie-
gelung in der Wissenschaft », p. 139.
385. Tertulian (Nicolas). — Georges Lukäcs (Paris, Le Sycomore, 1980), p. 232.
386. Ibid., p. 260.
387. Ibid., p. 244.
388. Lukäcs, op. cit., 14° chap. : « Grenzfragen der âthetisshen Mimesis »,
p. 330.
SS9 ME p.35
390. Cf. annexes II, pp. 632 sq et 637 sq.
391. Ibid.
392. Ibid.
393. T.E., pp. 161 sq. « Le mimétique et le niais ».
394. Cf. annexes II, pp. 632 sq.
395. Ibid.
396. Ibid.
397. Ibid.
398T/E;\p; 35:
399. Ibid., p. 77.
400. Jbid., p. 36 : « Moderne ist Kunst durch Mimesis ans Verhärtete und
Entfremdete. »
401. Jbid., p. 78.
AO2©T-E;, p.159.
403. Ibid., p. 158.
404. Ibid.
405. Ibid.
406. Ibid., p. 78.
407. Ibid., p. 133.
408. Ibid., p. 136.
409. Ibid., p. 79.
410. Ibid., p. 133.
411. La première attitude est représentée notamment par Lucien Goldmann qui
décèle dans les derniers écrits d’Adomo le retour à une forme de pensée
néo-kantienne et à la « dualité du sujet et de l’objet que Lukäcs et Heidegger

406
- sée». Ces remarques, complétées par l'observation selon laquelle
ie d’ Adomo s’apparenterait à la position de la « conscience critique de
Bauer et de Stirner » révèlent un étonnant contresens concernant les fondements
philosophiques de la pensée d’Adomo. Notons que les positions dernières de
Lukäcs dans l’Esthétique et dans l'Ontologie de l'existence sociale ne démentent
pas le qualificatif de « néo-kantien », et qu'un soupçon de néo-kantisme n’eût
été préjudiciable à la philosophie politique de Heidegger dans les années
à 30-35. Cf. Lucien Goldmann, Lukäcs et Heidegger (Paris, Denoél/Gonthier, 1973,
A posthumes établis et présentés par Y. Ishaghpour), pp. 170-171.
_ 412. Materialien, op. cit., pp. 447 sq. Ullrich Schwarz analyse non sans habileté
_ la théorie esthétique à partir de cet antagonisme, et critique la première position en
__ faveur de la seconde interprétation.
_ 413. Cf. ci-dessus, pp. 281 sq. et D.N., p. 341.
D 14 DN., p. 250.
415. Ibid.
| 416. Cf. ci-dessus, p. 326.
417. D.N., p. 25.
418. L'étude de cette dimension politique de la pensée adornienne a rarement été
entreprise. Signalons toutefois la critique nuancée et judicieuse de Jean-Marie
| Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Paris, Galilée, 1975).
419. D.N., p. 251.
420. Ibid., p. 191.
421. D.N., p. 32.
422. Ibid., p. 118.
ASITE., p.351.
424, Eingriffe, p. 68.
02325 TE, p: 500,
_ 426. Cf. ci-dessous, pp. 507 sq., chap. VII.
427. « Paralipomena », p. 92.
428. Ibid.
429. Ibid., p. 93.
430. Ibid., p. 92.
431. T.E., p. 320.
432. Ibid.
433. Ibid., p. 163.
434. Ibid., p. 180.
435. Ibid.
436. Ibid.
437. Ibid.
438. Ibid., p. 182.
439. Eingriffe, p. 68.
. 440. T.E., p. 182.
441. Ibid.
442. Noten II, pp. 56-57, « Valérys Abweichungen ».
443, T.E., p. 14.
444. Ibid., p. 314.
445. « Paralipomena », p. 50.
CHAPITRE V

1. Noten III, p. 8, « Titel. Paraphrasen zu Lessing ».


2- Les Noten zur Literatur comprennent trois volumes publiés en 1958, 1961 et

407
1965. Le volume IV, publié en 1974, rassemble un certain nombre d’études
qu'Adomo se proposait d'inclure dans une édition complète des Noten. Aux
études, dont on trouvera le sommaire détaillé dans la bibliographie, devaient
s'ajouter un commentaire des « Sprachgitter » de Paul Celan, ainsi que de
l’« Innommable » de Samuel Beckett.
Dans le chapitre « Titel » du volume III, Adorno explique les raisons pour
lesquelles le titre intial « Worte ohne Lieder », « Paroles sans musique », fut
modifié sur l’instiguation de l'éditeur Suhrkamp : Noten zur Literatur (...) était,
sans comparaison possible, bien meilleure que mon bon mot quelque peu stupide
(...). La constellation de la musique et des mots se trouvait sauvegardée en même
temps que le caractère légèrement vieillot d’une forme qui fut celle de l’apogée du
Jugendstil » (p. 11).
. Prismen : « Aufzeichnungen zu Kafka », pp. 302 sq.
. Cf. annexe V, p. 702.
DIET p:4173;
Noten III, p. 9.
Prismen, pp. 305 sq.
Ibid., p. 318.
BL1Ÿ . Teboul (Jacques). — Cours, Hôlderlin ! (Paris, Seuil, 1979), p. 7.
00
La
10. Jbid.
11. Noten II, « Parataxis — Zur späten Lyrik Halderlins », p. 160 : « .… ein
genuines Verhältnis zum ästhetischen Gegenstand ».
12. Trois études sur Hegel, p. 135.
13. Hellingrath, « Hôlderlins Wahnsinn », dans Hôlderlin. Zwei Vorträge,
(Munich, Bruckmann, 1921, trad. Paris, Sorlot, 1943). Jaspers, Strinberg und
Van Gogh, Arbeiten zur angewandten Psychiatrie V (Bern, 1921, trad. Paris,
Minuir, 1953). Blanchot, « La parole ‘sacrée’ de Hôlderlin.
Critique 1, 1, 1946. « La folie par excellence », Critique VII, 45, 1951,
préface à l’ouvrage de Jaspers. L'interpétation des derniers hymnes de Hôlderlin
par Peter Szondi est, en plusieurs points, redevable à l’étude d’Adorno. Szondi
tente de substituer aux explications de nature positiviste et aux méthodes
traditionnelles de la science de la littérature une herméneutique littéraire fondée sur
l’immersion dans l’œuvre, et sur la prise en compte de ce qu’Adorno, à propos de
Valéry, nomme la « logique de la production » Hôlderlin-Studien. Mit einem
Traktat über philologischen Erkenntnis (Francfort, Insel Verlag 1967, Suhramp
1970).
14. Lyotard (J.F.). — Des dispositifs pulsionnels (Paris, UGE, 1973).
15. Trois études sur Hegel, p. 135.
16. T.E., p. 259.
17. Trois études..., p. 36.
18. Cohen (Jean). — Le haut langage. Théorie de la poéticité (Paris,
Flammarion, 1979).
19. Cf. Freud, Malaise dans la civilisation, et l'idée selon laquelle la liberté et le
bonheur ne sont pas des valeurs culturelles.
20. Cohen, op. cit., p. 282.
21. Au niveau d’une « structure significative », par exemple.
22 TE pr258:
23. Heidegger (Martin). — Approches de Hôlderlin (Paris, Gallimard, 1962),
« Avant-propos », pp. 7 et 8 : « Um des Gedichteten willen muss die Erläuterung
des Gedichtes danach trachten, sich selbst überflüssig zu machen » (Erläuterungen
zu Hôlderlins Dichtung, Francfort, 1951, pp. 7 sq.)
24. Noten III, pp. 156 sq.

408
25. Ibid., p. 164.
26. Sur la traduction de das Gedichtete, cf. Walter Benjamin, Poésie et
révolution, p. 52, note.
27. Ibid., p. 54 : « La vie, pourrait-on dire, est universellement le dictamen des
poèmes. »
28. Noten, p. 160.
29. Ibid., p. 161.
30. Ibid.
31. Cf. l'interprétation que donne Heidegger du fameux vers de Hôlderlin à
propos des poètes : « .. c’est poétiquement qu'ils habitent sur cette terre ». II
écrit :« Ce demeurant prépare le lieu capable d'histoire, où l'humanité allemande
doit d’abord entreprendre à être chez elle, afin que, lorsque le temps sera venu, elle
puisse séjourner dans un moment d’équilibre du destin. » Op. cit., p. 192.
32. Noten III, p. 182.
33. Ibid.,
34. Ibid., p. 182.
SSTCE; p.14:
36. Notem III, p. 183 : « Durch den Hiatus erst, die Form, wird der Inhalt zum
Gehalt. »
37. Ibid., p. 185.
38. Ibid., p. 193.
39/wIbid', p. 193:
40. Ibid.
41. La crise des sciences européennes et la phénoménologie trascendeniale date
de 1936; Théorie traditionnelle et théorie critique a été publié en 1937.
42. Connaissance et intérêt, p. 135.
43. Ibid.
44. Habermas, « Théorie analytique de la science et dialectique ». Post-scriptum à
la controverse entre Popper et Adorno. La querelle allemande des sciences
sociales, op. cit., p. 140.
45. Ibid.
46. Erkenntnis und Interesse, 2 éd. préf. p. 9, trad., p. 31.
47. Ibid.
48. La querelle. op. cit., pp. 140-141.
49. A.T., p. 236 : « Stimmt heute nichts mehr, so darum weil das Stimmen von
einst falsch war ». T.E., p. 211.
50. Cf. ci-dessus, pp. 30 sq.
51. Le terme allemand « /deologiekritik », dont l'usage a été confirmé par Karl
Mannheim, accepte malaisément sa traduction française littérale, surtout sous sa
forme qualificative. Nous éviterons cette dernière chaque fois qu’il sera possible.
52. Kafka (Franz). — « Joséphine la cantatrice, ou le peuple des souris » (Paris,
Gallimard, 1947, trad. A. Vialatte).
53. D.N., pp. 283 sq.
54. Prismen, p. 305 : « … alles wôrtlich nehmen, nichts durch Bepgriffe von oben
her zudecken. »
55. Lukäcs, La signification, p. 64.
56. Ibid., p. 66.
57. Ibid.
58. Ibid.
59. Francastel (Pierre). — Art et technique aux xix° et xx° siècles. (Paris,
Gonthier, Médiations), p. 255 : « Les thèses pseudo-sociologiques d’un Lukäcs,
d’un Antal ou d’un Hauser sont sans valeur. Elles feraient de l’art la

409
matérialisation, à travers l’activité d’un homme réduit au rôle de porte-plume,
d’une sorte de pensée collective fixée pour un moment de l’histoire. »
60. Ferenczi (Rosemarie). — Kafka, subjectivité, histoire et structure (Paris,
Klincksieck, « Critères », 1975) pp. 8-9.
61. Brod (Max). — Franz Kafka (Paris, Gallimard, « Idées », 1945), p. 304.
62. Ferenczi, /bid.
63. Brod, op. cit., p. 306.
64. Benjamin, Correspondance II, p. 115, Lettre à Robert Weltsch du 9 mai
1934 : « .… je ne peux faire mienne, d’un point de vue méthodologique, sa lecture
théologique linéaire... »
65. Dans le « Literarische Welt » du 22 novembre 1922. Cf. Correspondance II,
p#252;
66. Ibid., p. 248.
67. Ibid., p. 134; à Werner Kraft, le 12 novembre 1934, Benjamin précise : « Je
crois (...) que toute interprétation qui — à l’inverse du sentiment inflexible et pur
partirait de l'hypothèse qu’il aurait fait une littérature mystique, et non pas du
sentiment de l’auteur lui-même, de sa justesse et des raisons de l’échec nécessaire,
je crois donc que cette interprétation manquerait le point d’intersection de l’œuvre
entière avec l’histoire.
68. Ibid., p. 250.
69. Prismen, p. 305.
70. Benjamin reproche à Brod d’être incapable de mesurer les tensions qui
traversaient la vie de Kafka. Op. cit., p. 246.
71. Ibid., pp. 246-247. :
72. Ibid., p. 250. Sur les rapports de l’ironie et du tragique chez Kafka, cf. Verner
H. Sokel. Frank Kafka. Tragik und Ironie. Zur Struktur seiner Kunst (München,
Wien, 1964). Citation de Benjamin, lettre à Scholem, Correspondance II, p. 282.
73. Correspondance II, p. 250. q
74. Lukäcs (G.). — Die Eigenart des Asthetischen (Darmstadt und Neuwied,
Luchterhand Verlag, 1963, 1972). Kafka n'est cité qu’une seule fois.
75. « Paralipomena », p. 95.
76. Goldmann (Lucien). — Structures mentales et création culturelle (Paris,
Anthropos, 1970).
77. Goldmann (Lucien). — Recherches dialectiques (Paris, Gallimard, 1959),
p. 107; (RD).
78. Ibid., p. 110.
79. Goldmann (Lucien). — Le dieu caché (Paris, Gallimard, 1976, coll. Tel),
phvbe
80. Goldmann (Lucien). — Marxisme et sciences humaines (Paris, Gallimard,
1970), p. 91. (MSH).
81. R.D., p. 114.
82. Ibid., p. 107. Cf. Peter Bürger, Vermittlung-Rezeption-Funktion, op. cit.,
pp. 76 sq. ‘
83. Zima (P.V.). — Pour une sociologie du texte littéraire (Paris, 10/18, 1978),
p. 192.
84. Goldmann (Lucien). — Pour une sociologie du roman (Paris, Gallimard,
1964, rééd. 1965).
85. MSH, p. 52.
86. Ibid., p. 53.
87. Ibid., p. 53 : « Le rétrécissement de cette dimension du possible implique
sans doute un considérable appauvrissement du champ dans lequel se déroule la
création littéraire, mais il ne suffit pas de le constater et de le dire, car le problème

410
n’est que dans une très faible mesure celui de la volonté ou du talent de l’écrivain…
Aussi est-ce en luttant pour une transformation de cette réalité globale, pour
l'élargissement du champ du possible (...) que nous pourrons peut-être un jour
contribuer à un changement d'orientation dans l’évolution actuelle de la société et à
la défense de l’espoir d’une humanité plus libre et d’une culture plus
authentique. »
88. Cette historisation de l’Aufklärung comme processus de rationalisation,
constitue l’objet même des travaux de la Théorie critique.
89. Minima moralia, p. 9.
90. Terme utilisé par Roland Barthes dans Mythologies pour désigner le
démontage sémiologique du langage de la «culture de masse ». Nous
l’empruntons en lui conférant une signification sensiblement différente. Il s’agit
moins d’en faire un « concept », que de caractériser un processus qui vise non
seulement à abolir le cadre des signifiants, mais également à détruire le principe de
positivité qui fonde les catégories esthétiques classiques, et donc ces signifiants
eux-mêmes. De ce point de vue, la critique de l'idéologie par R. Barthes rencontre
d’ailleurs ses propres limites qui résident dans l'illusion d’une « réconciliation du
réel et des hommes, de la description et de l’explication, de l’objet et du savoir ».
(Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 247).
SIACETE "pp. 161/sq.
92. Cf. P.N.M., pp. 134-135. Adomo demande à ce qu’on réfléchisse
historiquement et philosophiquement à cette proposition : « ... en tant que
connaissance l’œuvre d’art devient critique et fragmentaire. Sur ce qui dans les
œuvres d’art actuelles a quelque chance de survie, Schônberg et Picasso, Joyce et
Kafka et également Proust sont d'accord (...). L'œuvre d’art unie est bourgeoise;
l’œuvre d’art mécanique appartient au fascisme; l’œuvre d’art fragmentaire vise,
dans le stade de la négativité totale, l'utopie. »
93/"Id’, p. 9.
94. Bürger (Peter). — Theorie der Avant-garde (Francfort, Suhrkamp, 1974),
pp. 76 sq.
95. Cf. P.N.M., « Introduction », pp. 13-37.
96. Op. cit., p. 27 : « Gelungen aber heisst der immanenten Kritik nicht sowohl
das Gebilde, das die objektiven Widersprüche zum Trug der Harmonie verséhnt,
wie wielmehr jenes, das die Idee von Harmonie negativ ausdrückt, indem es die
Widersprüche rein, unnachgiebig, in seiner innersten Struktur prägt. »
97. Cf. ci-dessus, pp. 306 sq.
98. Op. cit., p. 130. Cf. ci-dessus, pp. 424 sq.
99. Noten zur Literatur II, pp. 152 sq.
100. Jbid.
101. Lukäcs (Georges). — L'âme et les formes, « Lettre à Leo Popper » (Paris,
Gallimard, 1974), pp. 31 sq.
102. Lukâcs (Georges). — La théorie du roman (Paris, Gonthier, Médiations,
1963), p. 61.
103. /bid., p. 62.
104. /bid., p. 65.
105. Ibid.
106. Ibid., p. 67.
107. Ibid., p. 66.
108. Jbid.
109. Cf. La lettre de Lukâcs à Lucien Goldmann du 1‘ octobre 1959, citée par
Tertulian, op. cit., p. 286 : « Si j'étais mort autour de 1924 et que mon âme
inchangée eût regardé votre activité littéraire d’un au-delà, elle serait remplie d’une

411
véritable reconnaissance de vous occuper si intensément de mes œuvres de
jeunesse. Mais comme je ne suis pas mort et que pendant trente-quatre ans j’ai créé
ce qu'on est bien obligé d'appeler l'œuvre de ma vie et que, pour vous, cette œuvre
n'existe en somme pas du tout, il m'est difficile, en tant qu’être vivant, dont les
intérêts sont dirigés bien entendu vers sa propre activité présente, de prendre
position sur vos considérations. »
110. Cf. l'ouvrage de Tertulian qui met remarquablement en évidence l’unité de la
pensée lukäcsienne.
LPOp: CI p.715:
112. L'âme et les formes, p. 32.
DIS Ibid Exp #33;
114. Théorie du roman, p. 25.
115. L'âme et les formes, p. 23.
116. La signification…., pp. 29-30.
117. /bid.
118. /bid., p. 152.
119. bid., p. 67. Dans Prismen, Adomo écrit : « Le jazz offre à la masse des
jeunes qui d'année en année se précipitent vers cette mode intemporelle, pour
l'oublier, comme on s’en doute, quelques années plus tard, un compromis entre la
sublimation esthétique et l'adaptation sociale. »
120. Srochworte.
121. La signification, p. 66.
122. Op. cit., p. 292.

CHAPITRE VI

1. Allusion aux titres successifs de l'ouvrage de Marcuse : La dimension


esthétique. Pour une critique de l'esthétique marxiste (Paris. Seuil, 1979), publié
en 1977 chez Carl Hanser Verlag sous le titre : Die Permanenz der Kunst : wider
eine Bestimmte marxistische Aesthetik (Munich).
2. Eros et civilisation, p. 12. Définition de la désublimation contrôlée.
3. Ibid., p. 165.
4. « Paralipomena », p. 93.
5. « Théories sur l’origine de l'art », p. 105.
6. Cf. chap. « Art et révolution », p. 105.
7. Ibid., p. 163.
8. Ibid., p. 148.
9. Ibid.

412
10. Les guillemets indiquent simplement que ce terme est emprunté au code
linguistique de l'idéologie répressive.
11. Foucault (M.). — Histoire de la sexualité, T.I., La volonté de savoir (Paris.
Gallimard, NRF, 1976).
121bid;p" 211.
13. Cf. Jay, op. cit., pp. 109 sq.
14. Eros et civilisation, p. 27.
15. /bid., p. 28.
16. Ibid., p. 17.
17. bid., p. 28.
18. Freud (Sigmund). — Malaise dans la civilisation (Revue française de
psychanalyse, tome VII, 1934, trad. CH. et I. Odier), p. 15.
19. Cité par Marcuse, op. cit., p. 135, extrait des « Formulierungen über die zwei
Prinzipien des psychischen Geschehens ».
20. Marcuse, op. cit., p. 138.
21. /bid., citation d’Adorno extraite de « Die gegängelte Musik », paru en 1953
dans « Der Monat », V, p. 182.
22. Ibid., pp. 138-139.
23 Ibid., p. 139.
24. Ibid.
25-VIbid.,\p 165.
26. L'homme unidimensionnel, pp. 119 sq.
27. Contre-révolution et révolte, p. 130.
28. La dimension esthétique, p. 8.
29. T.E., p. 15 : « Les antagonismes non résolus de la réalité s’impriment à
nouveau dans les œuvres d’art comme problèmes immanents de leur forme. »
30. La dimension esthétique, p. 12.
31. T.E.. p. 11. Souligné par nous.
32. La dimension esthétique, pp. 61-62.
23 1bid:,0p33.
34. Ibid., p. 53.
35. Titre de l'ouvrage, parfois excessif, mais souvent stimulant, de Mario
Perniola, L'aliénation artistique (Paris, UGE, 1977).
36. La dimension esthétique, p. 50.

CHAPITRE VII

1. Walter Benjamin, Correspondance 1929-1940 (Paris, Aubier Montaigne,


1979, trad. de l’allemand par G. Petitdemange), p. 172, lettre du 10 novembre
1938.
2. L'essai de Benjamin « Über einige Motive bei Baudelaire » ne paraîtra qu’en
janvier 1940 dans Zeitschrift
für Sozialforschung, quelques mois avant sa mort. Cf.
« Sur quelques thèmes baudelairiens », dans Poésie et révolution (Paris, Lettres
nouvelles, 1971, trad. M. de Gandillac), pp. 225 sq.
3. Correspondance, op. cit., p. 170.
4. Cf. sur ce point, M. Jimenez, « Benjamin-Adorno : vers une esthétique
négative », Revue d'esthétique n° 1. 1981, n° spécial Walter Benjamin (Toulouse,
Privat, 1981).
5. Correspondance, p. 238. Lettre du 14 avril 1938.
6. Ibid., p. 240. Lettre du 16 mars 1938 à Max Horkheimer.
7. Ibid.
8. Poésie et révolution, p. 125.

413
9. Correspondance, op. cit. p. 177.
10. Jürgen Habermas, « L'actualité de W. Benjamin : prise de conscience ou
préservation », dans Revue d'esthétique, op. cit., p. 122.
11. Correspondance, p. 177.
12. Ibid.
13. Bertolt Brecht, Journal de travail 1938-1955 (Paris, L’Arche, 1976, Trad. æ
l'allemand par P. Ivernel), p. 15.
14, Walter Benjamin, Briefe (Francfort, Suhrkamp, 1966), n° 768. -
15. Theodor W. Adorno, Éber Walter Benjamin (Francfort, Suhrkamp, 1970),
lettre du 18 mars 1936, pp. 126 sq.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Jbid. p. 129.
20. Horheimer-Adorno, La dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974, trad.
de l’allemand par E. Kaufholz), p. 170.
DEAUWRB: pp 152:
22. Poésie et révolution, p. 197 : « La possibilité technique de reproduire l’œuvre
d'art modifie l'attitude de la masse à l'égard de l’art. Très rétrograde vis-à-vis, par
exemple, d'un Picasso, elle devient extrêmement progressiste à l'égard, par
exemple, d'un Chaplin. »
23. UWB, p. 130.
24. DdR, p. 153. Traduction modifiée.
25. Cohen-Seat (Gilbert) et Fougeyrollas (Pierre). — L'action sur l'homme :
cinéma et télévision (Paris, Denoël, 1961), p. 35.
26. UWB, p. 134: « Bis die Sonne einmal wieder in exotische Gewässer
untergetaucht ist » (« Jusqu'à ce que le soleil de Brecht se soit de nouveau abîimé
dans les eaux exotiques »).
27. Zfs, Jahrgang V, 1936. pp. 235 sq., sous le pseudonyme d’Herktor
Rottweiler.
28. UWB,. p. 134. à
29. ZfS, Jahrgang VII. 1938, pp. 321 sq. « Uber den Fetihcharakter in der Musik
und die Regression des Hôrens ». G.S. 14.
30. Correspondance II, p. 268.
31. UWB,. p. 134.
322G/S-173"p 1020
33. Ibid., pp. 1022-1023.
34. Poésie et révolution, p. 204.
35. Ibid.
36. Ibid.
37. Ibid.
38. Ibid., p. 205.
39/F1bid},1p 207,
40. ÜWB, p. 130: . und vollends die Theorie der Zerstreung will mich, trotz
ihrer schokhaften Van nicht überzeugen » (« Et en dépit de sa puissante
séduction, la théorie de la distraction ne saurait totalement me convaincre »).
41. Cf. l’article de Peter Bürger : « Walter Benjamin : contribution à une théorie
de la culture contemporaine », dans Revue d'esthétique, op. cit.. pp. 21 sq.
42. Correspondance, op. cit., p. 267.
43. Cf. M. Makarius : « Adorno et le viol de la médiation », dans Revue
d'esthétique, 1975/1 (Paris, UGE 10/18, 1975), pp. 192 sq.
44. Cf. note 27.

414
AZIS 21p 238.
. Ibid.
. Ibid., pp. 242-243.
. Ibid., p. 243.
. Ibid.
. Ibid.
IDId pA255.
. Ibid., p. 254.
PNIbId Ep: 255:
. Ibid.
. Ibid.
. G.S. 14, Dissonanzen. Cité également par M. Jay, op. cit., p. 218.
MZIL ip: 255.
. Ibid., p. 256.
. Ibid.,

61. D'après M. Jay, Adorno fait référence ici à la « variété commerciale » du


jazz) op. cit., p. 219). Ce qu'Adorno a pu connaître du jazz à la fin des années 30,
à New York, correspond en effet au « jazz commercial » dans lequel l'extension de
. l'orchestre tend à mettre fin à l'improvisation collective, et où l’« arrangement » se
substitue médiocrement, parfois, à l'improvisation en solo avant que Duke
Ellington ne confère à cette technique la qualité que lui reconnaissent les
spécialistes. Mais il est exact qu'Adorno, qui n’est pas un « jazzfan », ne
mentionne ni le « Duke » ni Count Basie, et appréhende le jazz comme un
phénomène global sans tenir compte de son évolution interne, ni de la complexité
des courants et des tendances contradictoires qui ont marqué son histoire.
Le caractère outrancier de son argumentation tient également à la façon assez
peu dialectique dont il conclut de la simplicité harmonique du jazz et de la structure
rythmique syncopée à la psychologie de l'interprète et de l’auditeur de jazz.
Réduire la finalité du jazz à la « reproduction mécanique d’un moment agressif » et
voir en lui une symbolique de la castration — comme il est affirmé dans Prismen :
« Eine Zeitlose Mode: zum Jazz » — sans prendre en compte la réalité sociale et
politique des Etats-Unis ni l’histoire de la ségrégation raciale, conduit à des
jugements et des condamnations injustes auxquels Marcuse, par exemple, ne
pouvait adhérer. Mais la dénonciation du point de vue adornien rencontre une
limite dans le fait que le propos de l’auteur concerne essentiellement l’usage que
les mass-médias et l’industrie culturelle font de ce type de musique, et le fait de
savoir pourquoi celle-ci, plus que tout autre, se prête à cette manipulation. Il serait
absurde d'interpréter l’attitude d’Adorno, soucieux avant tout de comprendre aussi
objectivement que possible le processus idéologique d'intégration culturelle,
comme un mépris de bourgeois cultivé envers une classe opprimée. Il est assez
curieux de constater qu’ Adorno « utilise » Stravinsky pour confirmer la justesse de
sa théorie sur le jazz. Lire le texte adornien suppose une extrême attention aux
notes indiquées en bas de page. Dans la Philosophie de la nouvelle musique, on
relève en effet un hommage à Stravinsky, concernant notamment le ragtime pour
onze instruments, la piano rag music et l'histoire du soldat qu’ Adorno situe parmi
les plus « réussies du compositeur. Loin de critiquer l'usage que Stravinsky fait du
jazz, Adorno insiste au contraire sur ce qui différencie une telle musique de la
« camelote commerciale » : « A la différence des innombrables compositeurs qui,
en flirtant avec le jazz croient stimuler leur vitalité (...) Stravinsky dévoile en le
déformant, le piteux, l’usé et le commercial de la musique de danse qui s’est
établie depuis trente ans (...). Ses pièces se composent avec des bribes de

415
marchandises, de même que certains tableaux ou sculptures de cette époque, avec
des cheveux, des lames de rasoir et des feuilles d’étain (...). Comparé à cette idée,
tout autre intérêt des compositeurs pour le jazz n'était que sot clin d’œil au public »
(pp. 176-177, note |).
La dérision du jazz qu'il décèle chez Stravinsky correspond probablement au
fait que le compositeur, comme Ravel et Milhaud, ne s’est intéressé qu’aux traits
les plus caractéristiques du jazz, éléments spectaculaires et anecdotiques, sans que
cette utilisation corresponde à un intérêt véritable ni à une connaissance en
profondeur du jazz de l'époque.
62. UWB, p. 126.
692 Ap 237;
64. ZfS, Jahrgang I, 1932, 1/2, pp. 103-124 et 356-378.
65. Ibid., p. 103.
66. Ibid.
67. Ibid.
68. Ibid., p. 105.
69. Ibid., p. 204.
70. Ibid., p. 105.
71. Ibid.
72. Ibid., p. 105.
73. Ibid., p. 106.
74. ÜWB, p. 132.
75. Les formules employées par Adorno sont presque rigoureusement identiques.
Dans la « Zeitschrift », p. 107 : « Darum ist die Scheidung leichter und ernster
Musik der musikalischen Weltkugel gleichermassen im Zeichen der Entfremdung
sieht : Hälften eines Ganzen, das freilich durch deren Addition niemals
rekonstruierbar wäre. » Dans la lettre à Benjamin : « Beide tragen die Wundmale
des Kapitalismus, beide enthalten Elemente der Veränderung (...); beide sind die
auseinandergerissenen Hälften der ganzen Freiheit, die doch aus ihren nicht siz
zusammenaddieren lässt. » ÜWB, p. 130.
76. ÜWB, p. 131 : « Gewiss ist Schônbergs Musik nicht auratisch. »
VU 2)S pal Le
78. Ibid.
79. Reich (Willi). — Arnold Schünberg : a critical Biography (Londres,
Longman, 1971), cité par C. Rosen dans Schôünberg (Paris, Minuit, 1979, trad. de
l’anglais par P.E. Will), p. 16.
80. ZfS, p. 109.
81. Ibid.
82. Ibid., p. 110.
83. Ibid.
84. Ibid.
85. ZfS, Jahrgang 1, 1932. Cf. note 57.
86. Ibid., p. 378.
87. Ibid.
88. Ibid.
89. Stichworte, p. 117 : « Wissenschaftliche Erfahrungen in Amerika ».
90. ZfS, Jahrgang VII, p. 321. Les citations renvoient également aux pages 14-50
des Gesammelte Schriften, 14. Dissonanzen, Einleitung in die Musiksoziologie.
91. /bid.
92 1bid:, p.326:
93. Ibid.
94. Ibid.

416
Mbid>. p--327!
. Ibid., p. 330.
. Ibid.
. Ibid.
- Ibid.
. Ibid., p. 331.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid., p. 332.
r 105. /bid.
106. Jbid.
107. Jbid., p. 333.
108. /bid.
109. /bid.
110. Jbid., p. 338.
111. /bid., pp. 338-339.
112. Théorie traditionnelle et théorie critique, p. 64.
113. ZfS, p. 339.
114. Jbid., p. 339.
115. /bid.
116. /bid., p. 340.
117. Jbid., p. 342.
118. /bid., p. 343.
119. /bid., p. 350.
120. Jbid., p. 335.
121. Jbid., p. 355, PNM, p. 19.
122. Ibid.
123. Correspondance II, p. 280.
124. Ibid.
125. G.S.I., 3; p. 1034, lettre du 1/2/39 à Benjamin.
126. G.S. 16, p. 10. Musikalische Schriften 1-11. Klangfiguren, « Idean zur
Musiksoziologie ».
L'introduction à la sociologie de la musique (G.S. 14) regroupe une série de
douze conférences prononcées par Adorno à l’Université de Francfort au cours du
semestre 1961-1962, partiellement retransmises par la Norddeutsche Rundfunk :
I- Les types de comportements musicaux; Il- La musique légère; III- Fonction;
IV- L'opéra; VI- Musique de chambre: VII- Opinion publique et critique;
X- Critique, XI- Modernité; XII- Médiation.
Le premier chapitre, auquel les commentateurs se réfèrent le plus souvent,
tente d'isoler différentes réactions spécifiques d’auditeurs à l'écoute de la
musique :
ï — L'expert ou le spécialiste (der Experte) est en mesure d'identifier les
différentes parties de l’architectonique musicale, par exemple d’un mouvement du
trio à cordes de Webern. Il analyse le phénomène musical comme une expression
objective en soi et non en fonction de sa sensibilité propre.
— Le bon auditeur (der gute Zuhôrer), sans nécessairement comprendre
toutes les implications structurelles et techniques de la musique, en saisit plus ou
moins la « logique musicale immanente » (Le Baron Charlus chez Proust). Ce type
tend à disparaître, victime des mass-médias et des techniques de reproduction.
— Le consommateur culturel (Bildungshôrer ou Bildungskonsument) est
caractérisé par un comportement réifié et fétichisé. Son écoute n’est plus

417
structurelle, ni synthétique mais morcelée, atomisée et ses jugements se modèlent
sur les critères de la haute bourgeoisie. Ses options idéologiques sont
réactionnaires et conservatrices, conformistes et élitaires, généralement hostiles à
l'avant-garde.
_— L'auditeur-émotif (der emotionale Zuhôrer) représente un type apparenté
au consommateur culturel en ce que la musique est pour lui objet de jouissance,
plaisir de substitution occasionnel destiné à compenser les vicissitudes quoti-
diennes. Ce comportement anti-intellectualiste considère la musique comme
catharsis, moyen de décharge pulsionnelle.
— L'auteur par ressentiment (Ressentiment-Hôrer) est un admirateur
inconditionnel de la musique avant et jusqu’à Bach, attentif à l’authenticité et à
l'originalité prétendues de la musique; l’histoire de celle-ci se serait en effet arrêtée
au « Clavecin bien tempéré ».
Adorno prit la défense de Bach contre ses propres admirateurs — Bach gegen
seine Liebhater verteidigt » dans Prismen — dont l'idéologie petite-bourgeoise
refuse la consommation culturelle au nom d’un respect des valeurs établies et d’une
attitude finalement réactionnaire.
— Le spécialiste du jazz —le jazzfan — rejette l'idéal de musique
classique-romantique. Auditeur jeune, politiquement progressiste, il voit dans la
musique l’occasion de réaliser une performance technique et sportive. Son tort est
de se considérer comme avant-gardiste. La récupération le guette en permanence.
Etendue et contradictoire, la sphère du jazz — des spécialistes aux fans d’Elvis
Presley — est en effet liée à l’industrie de la culture et aux circuits commerciaux.
Musique exploitée d'autant plus facilement que son matériau et ses procédures
techniques sont en retrait par rapport à la nouvelle musique. Elle jouit néanmoins
— ou de ce fait même — d'un succès « atemporel ».
— L'avant-dernier type considère la musique comme un divertissement, une
distraction non porteuse de signification mais source d’excitations sensuelles. Il
n'appartient pas à un groupe social déterminé et son idéologie est indifférenciée.
Son écoute musicale est caractérisée par la déconcentration:; sont intérêt culturel est
médiocre.
— L'auditeur indifférent, non - musical représente le béotien intégral.
Hypothèse d’Adorno : son hostilité à la musique remonte à l'enfance, réponse
négative à l’autorité paternelle, génératrice d'angoisse et d’inhibitions.
Il s’agit là de types idéaux, selon Adorno, qu’on ne saurait rencontrer tels
quels dans la réalité. Toute transposition immédiate est donc vouée à l'échec. Cette
classification résulte essentiellement de l’observation commune où l'intuition joue
un rôle non négligeable. Elle n’est pas le produit d’une méthodologie rigoureuse en
sociologie, et ne se soumet pas à des vérifications ou des recherches de type
empiriques. Adorno justifie cette position en renvoyant aux « Thèses sur la
sociologie de l’art », écrit polémique en partie dirigée contre la sociologie
empirique d'Alphons Silbermann, dans lequel il est clairement défini que la
sociologie de l’art se préoccupe moins de la place de l’art dans la société, que de là
présence ou de l’objectivation de la société dans l’art. Dans sa préface, Adomo
insiste sur le fait qu’une sociologie de la musique, soucieuse de dépasser le stade
du marketing publicitaire destiné aux cigarettes et aux savonnettes nécessite surtout
la « pleine compréhension de la musique dans toutes ses implications ».
Il est clair que ne pas tenir compte des objections qu’Adorno n'hésite pas
lui-même à adresser à sa méthode autorise les critiques les plus prématurées et les
moins fondées. Mais surtout, l’on s’abstient de replacer la sociologie de la
musique, théorie sociale dans le cadre plus vaste de la théorie esthétique, et de la
mettre en rapport avec les thèmes les plus fondamentaux de la philosophie

418
adornienne.
Quelle qu'’ait pu être l'hostilité d'Adorno vis-à-vis des enquêtes et des
sondages surtout lorsqu'ils lui semblaient relever d'une démarche positiviste,
il

était prêt à reconnaître la validité des recherches empiriques reposant sur le
sprésupposés théoriques et méthodologiques de la Théorie critique.
En 1967, un groupe de chercheurs de l’Institut de psychologie de Marburg
entreprit de vérifier les thèses développés par Adorno dans l'/ntroduction à la
sociologie de la musique. S’inspirant des travaux effectués par l'Institut de
recherches sociales dans les années 40, ainsi que des études composant la
Personnalité autoritaire. Christian Rettelmeyer et son équipe tentèrent de mettre
en évidence la relation existant entre la structure caracténielle et Fhostilité envers
l'art moderne. thèse sous-jacente à la typologie des comportements musicaux.
Des groupes de volontaires — étudiants en psychologie et en arts
plastiques — furent soumis à des questionnaires analogues — toute propotion
gardée — avec les batteries de tests destinés à mesurer les potentialités fascistes
des masses et à déterminer les traits antidémocratiques de la personnalité tests
faisant intervenir l'échelle « F » et la notion d’« intolérance à l’ambiguité »
développée par Else Frenkel-Brunswik (Cf. Studien zum autoritären Charakter).
Il s'agissait, pour Rittelmeyer, de vérifier les hypothèses suivantes :
— plus une œuvre est moderne, plus elle suscite de jugements négatifs.
_— le jugement dépréciatif porté sur une œuvre concerne également son
auteur.
— les personnes très dogmatiques et intolérantes jugent les œuvres modernes
plus mauvaises que les personnes moins dogmatiques et moins intolérantes. Cette
distinction disparaît dans le jugement porté sur les œuvres traditionnelles.
— les personnes très dogmatiques et très intolérantes ont tendance à porter
sur les auteurs d'œuvres d’art modernes des jugements plus sévères que les
personnes moins dogmatiques et moins intolérantes.
Les résultats firent apparaître nombre de corrélations avec les hypothèses
adorniennes (Cf. Rittelmeyer (Christian). — Dogmatismus, Intoleranz und die
Beurteiland moderner Kunstwerke, paru dans Kôlner Zeitschrift für Soziologie und
Sozialpsychologie, 1/1969, pp. 93-105, publié également dans l’ouvrage de Rainer
Wick et Astrid Wick-Kmoch, Kunstsoziologie. Bildende Kunst und Gesellschaft
(Cologne, Du Mont, 1979). Cf. également ISM, G.S. 14, note n° 2, p. 431.
Adorno reconnut la validité de l'enquête. I! y trouva notamment la
confirmation de l'hypothèse émise dans l’Introduction à la sociologie de la
musique, selon laquelle la distinction simpliste et schématique entre amateurs et
adversaires de l’art moderne ne rend pas compte de la complexité d’un phénomène
comportant de multiples implications sociales, psychologiques et idéologiques.
« Je considère — déclara Adorno — que les recherches de Rittelmeyer sont
d’une portée considérable parce qu'elles montrent que les méthodes essentielle-
ment empiriques sont transposables à des problématiques issues d’une théorie
critique de la société » (Rittelmeyer, op. cit., p. 297).
127. ISM, p. 211. Les citations renvoient ici à l'édition Rowohilt; pp. 169-433 des
G.S. 14.
128. Ibid.
129. /bid., p. 234.
130. Dans l’« Enzyklopädisches Stichwort », « Musiksoziologie », rédigée en
1967, et qui clôt la nouvelle édition de l’Introduction à la sociologie de la musique,
Adorno explique en quoi consiste l’« erreur » de son essai sur « La situation
sociale de la musique », qui motive sa non-insertion dans une sociologie de la
musique.

419
131. /bid.
132. G.S. p. 11 : « La musique est idéologie non seulement en tant que moyen de
domination immédiat, mais également en tant qu'apparition d'une conscience
fausse, aplanissement et harmonisation des antagonismes » (« Aber Musik ist
Ideologie nicht bloss als unmittelbares Herrschaftsmittel, sondern auch als
Erscheinung falschen Bewusstseins, als Verflachung und Harmonisierung von
Gegensätzen »).
133. PNM, p. 44.
134. Ibid.
135. G.S., p. 14.
136. ISM, p. 233.
137. PNM, p. 45.
138. Ibid.
139. Ibid.
140. Ibid.
141. ISM, pp. 225 et 226.
142. Ibid., p. 237.
143. Ibid.
144. Ibid., p. 228.
145. Freud (Sigmund). — Ma vie et la psychanalyse (Paris, Gallimard, 1980),
trad. Marie Bonaparte), p. 81.
146. ISM, p. 228.
147. Jbid., p. 240.
148. Ibid., p. 229.
149. Jbid., p. 230.
150. /bid.
151. G.S. 14, Dissonanzen, « Tradition », p. 140.
152. ISM, p. 228.
153. Mahler, p. 143.
154. Jbid., p. 141.
155. Ibid.
156. G.S. 16 « Form in der neuen Musik », p. 617.
157. G.S., « Vers une musique informelle », p. 538.
158. /bid., p. 540.
159. Jbid., p. 492.
François-Bernard Mâche, dénonçant le « malthusianisme des sons », et
cherchant la voie d'une musique qui n’excluerait ni la musique comme
« non-science » de Cage, ni la musique comme « science et exaltation » chez
Xenakis, écrit : « Il me semble que c'est une erreur grossière de prendre la pensée
rationnelle pour une fatale sclérose; la logique n'est pas en soi une contrainte, mais
un outil. Certes elle a cautionné des abus, elle a servi à des dressages intolérables,
mais on ne peut pas la rejeter sans tomber dans l'obscurantisme. Si le musicien
veut ignorer le rationalisme scientifique et continuer à suivre ses inspirations, ses
humeurs, sa spontanéité, bref, la voie de la facilité, il se retrouvera demain au
Musée de l'Homme, section folklore. S'il a la prétention d'instaurer un monde
esthétique contre le monde scientifique, il n'aura ni Musée, ni fleurs, ni
couronne. » (« Musique en jeu », Paris, Seuil, 1971, p. 54.)
160. /bid., p. 516.
161. G.S. 14, Dissonanzen, p. 12.
162. Pousseur (H.). — « Fragments théoriques I sur la musique expérimentale »
(Bruxelles, éd. de l’Institut de sociologie, Univ. libre de Bruxelles, 1970), pp. 44
sq.

420
GS:,0p:.cit., p. 159.
ibid. 1p: ASL.
. Ibid., p. 160.
. Ibid., p. 161.
. Ibid., p. 12.
Boulez (P.). — « En marge de la, d'une disparition » (T.W. Adorno zum
Gedächmis, éd. H. Schweppenhäuser, Francfort 1971). Egalement Points de
Repère (Paris, C. Bourgois, 1981), p. 543.
169. G:.S., p. 161.
170. bid., p. 166.
171. G.S. 16, p. 533.
172. Ibid., p. 534.
173. Ibid., p. 540.
174. Ibid.
ANATREPTIQUE

1. Stichworte, p. 28.
2. D.N., p. 310. N.D., p. 388.
3. Minima moralia, p. 207, aph. 143.
4. Les « modèles critiques » proposés par Adorno sous le titre Eingriffe
constituent autant d’« interventions » dans la vie quotidienne.
5. Cf. L'article de Jürgen Habermas dans Die Zeit : « Die Moderne — ein
unvollendetes Projekt » (19 septembre 1980, n° 39). Trad. fr. « La modernité
— un projet inachevé » (Critique, Paris, Minuit 1981, trad. G. Raulet, p. 950).
Dans ce texte — discours prononcé à l’occasion de la réception, par Habermas, du
prix Adorno de la ville de Francfort, le 11 septembre 1980, l’auteur souligne le
danger des tendances conservatrices latentes que recèlent les divers mouvements
récents dénonçant sans nuance l'influence négative des avant-gardes et de la
modernité.
6. D.N., p. 310.
7. Schmidt (A.). — « Adorno — ein Philosoph des realen Humanismus » (T.W.
Adorno zum Gedächtnis, op. cit., biblio.).
8. Minima moralia, p. 144, aph. 98.
9. Ibid.
10. /bid.
11. /bid.
12. /bid. Adorno fait allusion aux pièces pour piano d’Erik Satie.
13. G.S. 16, p. 628, « Uber einige Relationen zwischen Musik und Malerei »,
pour le quatre-vingtième anniversaire de D.H. Kahnweiler.
Cf. également « Im Jeu de Paume gekritzelt », publié dans Frankfurter
allgemeine Zeitung, ainsi que dans Ohne Leiïtbild, pp. 42 sq.
Adorno, en 1958, au Jeu de Paume, « griffonne » quelques notes sur
l’impressionnisme. Il insiste sur les « signes de modernisme » et sur l’« aspect de
construction » propres à la peinture « moderne » qui constitueraient la caractéris-
tique des maîtres français. Ces brèves considérations, où reviennent les noms de
Sisley, Manet, Van Gogh, Monet, Pissaro, Picasso, ne sont même pas à
proprement parler des esquisses. Au terme de ces notes fugitives, Adomo
s'interroge sur les corps des jeunes filles peintes par Renoir à la fin de sa vie,
_tableaux incompatibles selon lui, avec ceux de la première époque: perte dé
tension d’une peinture, et déjà fin d’une époque ? « Je l’ignore », avoue Adorno,
ajoutant: « en musique, je le saurais » (p. 47).

421
14. Cf. « Wôürter aus der Fremde », dans Noten II, pp. 110 sq.
15. G.S. 16, p. 628.
16. Ibid., p. 458, « Quasi una fantasia. Sakrales Fragment. Über Schônbergs
Moses und Aron. »
17. Ibid.
18. /Zbid. Dans son ouvrage : Adorno et la nouvelle musique (Cf. biblio),
Raymond Court, à tort, fait reproche à Adomo de taire systématiquement
l'inspiration religieuse de Schônberg. C'est là une inexactitude qui ne peut
s'expliquer que par une méconnaissance de nombreux textes consacrés à
Schônberg, non accessibles, il est vrai, en français. En revanche, point n’était
besoin de lire Adorno pour savoir que « Moïse et Aaron » se rapporte au tabou
biblique, et relever à ce sujet, comme le fait Adorno, l'importance du
Sprechgesang, que R. Court passe sous silence. Ce dernier interprète l’œuvre en
fonction de l’« incommunicabilité du tout autre » et de l’« ascèse du langage
nouveau face aux incompréhensions du public » (p. 46, note 110).
19. Jbid., p.
20. G.S. 14, p. 642.
21. Jbid., p. 147, « Das Altern der Neuen Musik ».
22ST/E;, p: 41
2521G5S 116 p.639:
24. Cf. Habermas, op. cit., p. 950. Habermas souligne à juste titre que la
« personne et l’œuvre d’Adorno contrastent » avec les tendances récentes des
théories de l’« après-Aufklärung, de la post-modernité, de la post-histoire »,
autrement dit, avec le « nouveau conservatisme ».
Mais cet hommage s’assortit par ailleurs d’une interprétation de la théorie
esthétique d’Adorno, largement répandue, que la présente étude n’a cessé de
dénoncer. Cette interprétation, selon nous inexacte, repose sur l’idée, décidément
tenace, selon laquelle Adorno aurait considéré la sphère de l’art et le domaine de
l'esthétique comme l’« autre » de la rationalité, tous deux constituant finalement
un secteur spécifique, moment indispensable d’une réconciliation avec la réalité. Il
s'agirait simplement, sur ce dernier point, d’inverser la théorie adornienne. Or
celle-ci ne peut s’inverser en une théorie de la réconciliation. L’esthétique négative
se montre rebelle à la conception de Habermas selon laquelle l’idée d’une véritable
réconciliation prendrait sa source dans une pratique quotidienne, requérant
elle-même une « collaboration spontanée du cognitif, du moral-pratique et de
l’ordre expressif de l'esthétique » (Cf. Critique, op. cit.).
En s’efforçant de réactualiser le projet de l’Aufklärung, et en faisant de
l'esthétique un moment privilégié de la triple alliance science-morale-esthétique,
Habermas neutralise en quelque sorte l’idée même d’esthétique négative.
25. Minima moralia, p. 142, aph. 98.
PHOTOCOMPOSITION, MAQUETTE
SOCIÉTÉ PARISIENNE D ARTS GRAPHIQUES
(SPAG)

L.S.B.N. : 2-86262-215-X
Dépôt légal : septembre 1983
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Ne. 2e
ARGUMENTS CRITIQUES
Collection dirigée par Reginaldo Di Piero

MARC JIMENEZ
VERS UNE ESTHETIQUE NEGATIVE
Adorno et la modernité

Depuis plus de dix ans, les théoriciens de l'Ecole de


Francfort (Adorno, Benjamin, Horkheimer, Marcuse) bénéfi-
cient d’un intérêt croissant auprès du public français.
Theodor W.- Adorno (1903-1969), universitaire alle-
mand d'origine juive, musicien, élève d'Alban Berg et
compositeur lui-même, n'a pas voulu constituer ure doc-
trine ni un système clos. Pour lui, une philosophie authen-
tique ne peut se résumer. Aussi s'est-on refusé ici à
systématiser, à schématiser sa pensée. On insiste en
revanche sur les moments clés de cette philosophie :
l'influence hégélienne, le rapport au marxisme, la lutte
contre les totalitarismes, la critique de la société contempo-
raine, le rejet du positivisme, la défense de l'art moderne.
Marc Jimenez analyse et développe le thème central de
cette réflexion : le déclin, la vie mutilée, l'impuissance de
l'individu. Le pouvoir contestataire de l’art permet à Adorno
d'élaborer la pensée négative, seul moyen de lutte contre la
domination sous ses différentes formes, et contre l'esprit de
système.
En situant l'esthétique d'Adorno dans le contexte
théorique de l'Ecole de Francfort et dans celui des débats
actuels sur l'art, Marc Jimenez jette une lumière nouvelle
sur l'œuvre d'Adorno.

Marc Jimenez, né en 1943, enseigne la philosophie de l'art à


l'Université de Paris | (Panthéon-Sorbonne).|| assure actuellementla
co-direction du Centre de Documentation et de Recherches sur la Théorie
critique de la Société. Traducteur d'Adorno (Théorie esthétique, Modèles
critiques | et 11), il a publié en 1973 la première monographie en France sur
Adorno : art, idéologie et théorie de l'art (U.G.E., 10/18).

ill. couverture
: d'après Paul
Klee : Angelu
s novus
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| |
(Il|
9 782862 622156

Nuart:58 16590
PRIX:149F.tt.c.

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