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OBJET D’ÉTUDE : LE ROMAN, du Moyen-Age au XXIème siècle

Œuvre intégrale - Balzac, La Peau de chagrin


Texte n°6 : partie 2, La femme sans cœur - Le réveil de l’orgie

Après avoir pris possession de la Peau de chagrin, Raphaël a prononcé son premier vœu :
« Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle ». Ce vœu
quali é de vulgaire par le vieil antiquaire est immédiatement exaucé. Le lendemain matin, les
convives du banquier Taillefer se réveillent.

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par
les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée
par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie gure,
si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d'une lle allant à l'hôpital.
5 Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se
sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un
valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L'assemblée se trouva sur pied,
rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les
mouvements du sommeil ayant brisé l'élégant édi ce de leurs coi ures et fané leurs toilettes, les
10 femmes frappées par l'éclat du jour présentèrent un hideux spectacle : leurs cheveux pendaient
sans grâce, leurs physionomies avaient changé d'expression, leurs yeux si brillants étaient ternis
par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d'éclat aux lumières faisaient horreur, les gures
lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes ; les
bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux
15 stigmates1 de l'ivresse. Les hommes reniaient2 leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi
décolorées, cadavéreuses comme des eurs écrasées dans une rue après le passage des
processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir
ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin,
hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à
20 nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme, avaient je ne sais quoi de
féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, ce squelette du mal
déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l'esprit ou des enchantements du luxe,
épouvanta ces intrépides athlètes, quelque habitués qu'ils fussent3 à lutter avec la débauche.
Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d'un œil hagard le désordre de
25 l'appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s'éleva
tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une
grimace ; son visage en sueur et sanguinolent t planer sur cette scène infernale l'image du
crime sans remords. (Voir L'Auberge rouge.4) Le tableau fut complet.

1 mot qui désigne tout autant des signes cliniques de caractère permanent ayant valeur de diagnostique, que des marques au fer
rouge faites sur les esclaves dans l’Antiquité, ou encore les traces des cinq plaies de Jésus-Christ cruci é.
2 déclarer ne plus croire en Dieu ; plus largement, déclarer que l’on ne reconnaît plus comme sienne une personne
3 aussi habitués qu’ils fussent
4 référence à une nouvelle que Balzac écrivait en même temps que La Peau de chagrin, au printemps 1831, et dans laquelle on

découvre le passé criminel de Taillefer.


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