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Henri Lopes
Le Pleurer-Rire, Paris,
Présence Africaine, 1982, 315
p.
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ISBN 2-7087-0404-4
© Éditions Présence Africaine, 1982
J'ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s'échappe par quelque coin.
Beaumarchais.
Les quelques pages de démonstration qui suivent, tirent toute leur force du fait
que l'histoire est entièrement vraie, puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre.
Boris Vian, L'Ecume des jours.
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SERIEUX AVERTISSEMENT
l'on parle dans nos rues, ce n'est pas ainsi qu'on doit écrire.
LE PLEURER-RIRE est une offense au bon goût.
Si d'aventure, néanmoins, des esprits honnêtes et faibles se
laissaient hypnotiser par le sentimentalisme, le subjectivisme,
la malice et l'esprit partisan de l'auteur, nous savons compter
sur la sagacité de nos critiques littéraires et sur la vigilance de
nos.
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masses pour soulever une lame de fond de contrepropagande,
qui noiera, dans une mer de points de vue sains, cette goutte
de poison antiafricain.
Pour que l'Afrique vive telle qu'en elle-même ou meure.
P. le Secrétaire général et p. o.
Anasthasie MOPEKISSA
Association interafricaine
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avait fait une réflexion de mauvais goût. Mais les autres ont
concédé.
- Ouais, tu as raison, le vieux. Mais nous avons été colonisés
par les Oncles. Il faut bien connaître son ennemi. - La France,
c'est notre ennemi, alors ?
Les intellectuels ont insisté pour dire que la France était notre
ennemi et que nous étions tous aliénés.
- Aliénés ? Vous voulez qu'on nous jette dans un asile, alors.
Dites-le, quoi.
Les jeunes ont protesté.
- Wo, vous avez bien dit aliénés. Si, si, si. Les témoins sont
là.
La conversation risquait de devenir grave. Très grave. Quand
on traite quelqu'un de fou, au Pays, c'est comme nommer le
sexe de votre maman. Heureusement, les jeunes ont gardé
leur calme et se sont montrés repentants. Puis ils ont
expliqué. Et Tiya a calmé les autres aînés et a expliqué
qu'effectivement...
Ce n'est qu'alors qu'ils se sont calmés, car ils avaient
confiance en Tiya.
La conversation a pu alors reprendre sur la France. Les jeunes
insistaient. La France n'était pas notre amie, nous étions sa
néocolonie.
- Mais nous sommes indépendants. Qu'est-ce que vous voulez
encore ? D'ailleurs, c'est vous les plus aliénés.
Un intellectuel a dit qu'ils n'étaient pas responsables de cette
situation. L'environnement néocolonial ! Oui,
l'environnement néocolonial ! Polépolé et sa clique !
L'environnement néocolonial ! L'étudiant a ajouté que quand
on ferait la révolution, il romprait avec la France sans
sourciller, mais que ce n'était pas encore la révolution, même
si Polépolé et sa clique ne cessaient d'en parler.
L'environnement néocolonial !
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Que la mort fauche seulement un de vos beaux-frères... Il
faudra bien accepter alors de voir votre mari récupérer sa
femme. Telle est la loi des anciens, tel l'ordonne notre sens de
la solidarité. Elengui, elle, aimait à dire que « les bananes non
gardées appartiennent à tout le monde ». Et elle me surveillait
bien plus qu'un régime de bananes.
Moi, je la rassurais en plaisantant dès que nous abordions ce
sujet, mais n'en faisais pas moins à ma tête, car sinon les amis
se seraient moqués de moi. Un homme qui reste avec une
seule femme est un infirme. Même les autres femmes le
méprisent. Elles racontent à qui veut les entendre que
l'homme-là, oh ! c'est pas un homme. Et la honte retombe
jusque sur vos parents.
En quittant le damuka, j'allais donc dans le quartier de
Soukali, une grande dame. Un membre de la haute société.
Son mari, c'était quelqu'un. Inspecteur des douanes, s'il vous
plaît. Un monsieur qui gagnait encore plus que les autres
fonctionnaires : quart de salaire, prime de rendement, prime
de risques, remise de ceci ou de cela et autres petits avantages
liés au métier. Droit enfin d'habiter avec les coopérants au
quartier du Plateau, l'immeuble dit des Cinquante Logements,
où j'aimais bien d'ailleurs aller passer la nuit. Normal, c'était
plus confortable que notre case de Moundié. Un lieu bien
commode de surcroît pour pratiquer la clandestinité en toute
quiétude. La plupar: de ses locataires étaient des Oncles de
l'assistance technique, gens qui, comme l'on sait, sont de
civilisation individualiste et ne s'occupent guère des faits et
gestes de leurs voisins. Ils pourraient, affirme-t-on, rester de
nombreuses années dans le même immeuble sans se
connaître, ni aller à la veillée de deuil de leur voisin de palier.
Rien à voir avec le village ou même Moundié, où tout le
monde vit, soit dans la cour, soit sur le pas de la porte, les
yeux bien rivés sur la parcelle d'à côté. Si Soukali avait habité
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çonnables ressources de finesse intellectuelle, ce qui, selon
lui, méritait mention spéciale chez un ancien adjudant. C'est
ce qui conduisit le capitaine Bwakamabé Na Sakkadé à
servir, autour des années cinquante, dans les bureaux de
l'état-major des troupes françaises en quelque capitale
fédérale. Radio-trottoir chuchotait, en addition à l'éditorial de
Sonika, que c'était dans les services du Deuxième Bureau.
Pour Aziz Sonika, le général était aussi un père de famille
exemplaire. La Croix du Sud, en deuxième page, publiait la
photo d'identité de la belle Mireille Bwakamabé Na Sakkadé,
élancée, mince, au ventre de vierge et au teint clair de
mulâtresse, qu'elle devait à des savons et des pommades dont
il faut taire les noms. Quand je voyais ce corps, j'en oubliais
que c'était la femme du Chef et les battements de mon ceeur
résonnaient à mes tympans. Un mannequin au cou long et aux
seins de mangue. Elle devait l'année du putsch n'avoir guère
plus de vingt ans. Elle est demeurée jusqu'à ce jour la
présidente des cérémonies et des voyages officiels. Dans les
autres circonstances on connaît au moins cinq autres
présidentes noires :« les petites mamans ». Deux sont du pays
mais pas de la tribu Djabotama. Les autres proviennent du
Mali, de Guinée, de Somalie, du Soudan, du Congo et du
Zaïre où, comme l'on sait, il y a dans les rues une majorité de
beautés à vous couper le souffle. Si on ajoute une vraie
mulâtresse, une Thaïlandaise, une Niçoise, une Suédoise
blonde et une Yougoslave (dont on dit qu'elle fut chanteuse'),
l'on comprendra pourquoi il était interdit de faire figurer au
budget de la république la ligne des fonds politiques, même
sous la formule proposée par un ministre des Finances, à
l'imagination au demeurant fort médiocre, écuries et parcs de
la réserve présidentielle.
Sa progéniture est vaste et digne d'un chef de famille
authentique, qui n'aime pas le blablabla mais entend fournir
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pour dire que c'était bien fait pour Polépolé, qui pour prédire
que ça allait être pire ; moi j'écoutais et me contentais d'un
hochement de tête, comme un nègre modeste qui fait son
éducation, ce qui d'ailleurs n'était pas seulement une tactique
mais une attitude profonde et sincère totalement conforme à
ma nature.
Tu ne vas tout de même pas aller dans cette tenue, criait le
patron. Passe vite chez toi mettre le beau costume.
Le beau costume ? Comme le cadavre dans son cercueil...
- Eh ! Si tu pouvais utiliser tes relations pour leur dire un peu,
à ces messieurs, que l'Etat a une sacrée ardoise ici. Si
seulement tu pouvais me faire payer ça...
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la voix.) Sinon, plus la peine d'être chef. A partir de demain
tu es le maître d'hôtel de Son Excellence le Président
Bwakamabé Na Sakkadé.
Et il partit d'un gros rire bruyant, comme s'il venait de faire
une bonne grosse farce.
Je me raclai la gorge. Moi, je ne tenais pas à perdre mon
poste aux Relais. Là-bas, j'avais la stabilité.
- Il n'y a plus de cadres du Palais. Tous ceux qui étaient là (il
eut un geste de la main)... à la porte ''I'u penses. Tous des
hommes de Polépolé (grimace). Dès aujourd'hui, je prends un
texte te nommant fonctionnaire du Palais. (Il m'adressa un
clin d'œil et baissa la voix.) Pas d'inquiétude à avoir de ce
côte-là.
-- Si votre Excellence...
-Tonton! Pas Excellence.
- Mais, la politique-là...
- Ouais, ouais, ouais. Moi non plus je n'aime pas la politique-
là. Les politicards ont conduit le pays au bord de la ruine.
Mais quand je dis un poste politique, veux dire un poste qui
sort
médecde la logique. Blague pas avec les postes politiques,
Maître. Un maître d'hôtel, c'est comme un directeur de
cabinet ou un in : obligatoirement un des vôtres. Laissez-moi
réfléchir, quand même...
- Réfléchis, réfléchis. Mais vite.
La politique-là...
- Avec moi sera pas comme avant. Avec moi, plus de
blablabla. De l'action, de l'action, de l'action et toujours de
l'action. Tout le monde va marcher. An, di, an, di, an, di, an...
C'est l'action qui comptera. C'est à ça que le peuple, et surtout
l'Histoire, je crois moi au jugement de l'Histoire (il leva
l'index), nous jugeront. Vec moi, pas de crainte. Y aura la
stabilité politique. Plus d'opposition. Moi, Bwakamabé Na
Sakkadé, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa,
serai jamais ur, ancien président, comme ce lâche de
Polépolé.
Il s'arrêta un moment, essoufflé, comme s'il fixait une vision
perceptible d° lui seul. Puis il regarda sa montre, n'écouta pas
les phrases que j'ébauchais dans un piteux balbutiement et me
conduisit en me prenant le bras, jusqu'à la porte, m'obligeant;
sur le parcours, à répondre aux questions qu'il me posait sur
la santé des membres de ma famille, sur...
- Comprends, Maître, faut que je sois sûr de celui qui me sert
à boire et à manger.
En traversant la salle d'attente, je crus apercevoir les regards
courroucés de ceux que j'avais laissés avant mon audience.
D'autres étaient venus grossir leur nombre.
Ils devraient encore faire antichambre car le directeur de la
Sûreté était reçu immédiatement après moi.
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déposés, puis est parti pour lui le matin, quand il était sûr que
les bananes étaient bien bouillies.
_. Mais comment tu peux savoir tout ça, toi ?
_. Toi, tu aimes trop douter pour toi.
- Les nègres-là, vraiment, pas sérieux.
- La bouche, la bouche, c'est seulement pour la bouche et la
parlation que nous, là, on est fort.
- C'est ça même, mon frère, ô. Nègre, il connaît bien pour lui
bouche-parole.
- Absolument, je te dis.
- Ouais. Ils criaient tous « Polépolé ou la mort. Polépolé ou la
mort », et ils ont laissé les gens aux bérets prendre le pouvoir
sans bouger.
- On dit qu'il n'y a pas même eu coup de feu.
- C'est que les mercenaires ont prêté main-forte aux nouveaux
maîtres, dé.
- Les messeigneurs ?
- Je te dis, mon frère. - C'est pas possible.
- Toi, quand on te dit, tu ne veux pas croire pour toi. Tu dis
seulement que c'est Radio-trottoir, Radio-trottoir. Mais tu ne
sais pas que ce que Radio-trottoir parle, c'est la vérité même.
Les crapauds ne coassent que quand il pleut, dé.
- Mais les messeigneurs-là, ce sont des Blancs, non ?
- Comment alors on les a pas reconnus tout de suite ? La
différence de leur peau avec celle des Noirs, c'est trop
nombreux, même.
- Des mercenaires noirs.
- Eh ! Eh ! des messeigneurs noirs ?
- Oui, mon frère. Des Américains, des Cubains qui n'aiment
pas Castro, des Guinéens qui veulent pas Sékou, des
Katangais, des... des qualités trop nombreux.
- Mais quand sont-ils arrivés ? •
- La nuit de leur affaire-là, je te.-dis. L'avion les a
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Tonton avait encore hésité, mais on sentait dans ses propos de
plus en plus de compréhension.
- Evidemment, Excellence...
Le Libanais avait demandé de vérifier qu'ils n'étaient pas
entendus.
_. Evidemment, Excellence, vous aurez votre part.
Je n'ai pas la mémoire des chiffres et je crains de perdre mon
crédit à citer des centaines.
il s'agissait bien de
millions. Pas quelques-uns,
On m'appela pour arroser l'événement. Hypocrite, comme le
veut mon métier, je faisais semblant d'abord de ne pas
entendre. Puis, au bout de trois appels où je sentais monter
l'agacement dans la voix, j'arrivais en courant comme un
larbin. Tonton était fidèle à son Chivas tandis que monsieur
Karam tenait à goûter notre vin de palme. L'air constipé, il
affirmait que c'était un délice ; qu'on pourrait peut-être, si son
Excellence le souhaitait, chercher un groupe pour mettre cette
boisson en bouteille et en boîte ; que ça ferait fureur sur le
marché africain aussi bien qu'européen.
- Ça vous plaît ? Pas de problème. Maître ! Maître ! Qu'on
donne plusieurs litres à monsieur Karam.
Mais moi, à force de les servir, je connais bien les habitudes
des Blancs. Je prétendis qu'il n'y en avait plus ; que le
malafoutier n'était pas passé depuis deux jours. Un deuil au
village.
Je vis les yeux dc Tonton s'arrondir aussitôt. S'il avait eu ces
pouvoirs que donnent quelquefois les féticheurs à ceux qu'ils
revêtent des forces occultes, le malafoutier serait mort sur-
lechamp. Mais de la tenue s'il vous plaît. Pas de scandale
devant le Blanc, même s'il ne s'agit pas d'un Oncle. C'est une
fois seuls entre nègres que Tonton se mit à rugir. Comme le
Guina
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- Maître, ... pardon (il toussa), Maître, j'entends mal. Vous
dites qu'il...
Je hochai la tête d'un air penaud.
- Affirmatif, Maître ?
Ma réponse était à peine audible.
- Alors, qu'est-ce que ça veut dire, Maître ? Sabotage ?
J'expliquai que je connaissais bien les Blancs.
- Mais ce n'est pas un Blanc. Enfin, pas un Blanc-Blanc-là.
C'est un Libanais.
- C'est pas un Noir non plus.
Il le concéda.
- A force de les servir, je connais bien les Blancs.
D'ailleurs, les bouteilles du frigidaire n'étaient pas
présentables pour un cadeau. Transporté ainsi sans
précaution, le vin du Pays pouvait devenir aigre, ce qui, à
Paris, porterait atteinte à notre image de marque.
A la fin de ce plaidoyer, Tonton interpella tous ceux qui nous
entouraient, en me présentant d'un large geste de la main.
- Voilà un bon citoyen. C'est ainsi que je veux que vous
soyez tous. Au lieu de toujours dire (il se mit à imiter un
marmot qui pleurnichait) :« Oui Tonton. Bravo Tonton,
bravo. » Voilà au moins quelqu'un qui m'aime réellement.
Dieu est grand et les bonnes actions sont toujours
récompensées au moment où l'on s'y attend le moins.
- En tout cas, vous tous là, je vous préviens une fois pour
toutes. Je n'aurai aucune pitié pour ceux qui, par flatterie,
m'induiront en erreur. A bon entendeur, salut !
Il interrogea le chef du protocole.
- Monsieur Girard est là ?... Alors qu'est-ce que vous attendez
pour le faire entrer ?
Monsieur Girard arrivait, les bras encombrés de deux valises
plates qu'il déplia devant Tonton. L'une contenait toute une
gamme d'hosties en verre, l'autre un riche échantillonnage de
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Dix dixième des deux yeux, moi. Peux voir l'ennemi, même
de nuit.
Et Tonton, qui s'était levé, chaussait déjà certaines mon
tures. Il choisissait les plus grosses et les plus épaisses, en
écaille. A chaque essai, il me regardait comme un miroir.
Les épreuve
en s que l'on voit aujourd'hui représentent le chef
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tams, clochettes et cornes de boeuf. Les gestes n'étaient
encore qu'esquissés, comme ceux des sportifs pendant
l'échauffement.
Lorsque Tonton parut sur les marches du palais, humble, un
pagne autour des reins, pieds nus, sous un dais porté par
quatre pages, une rumeur parcourut la foule. L'orchestre
s'arrêta et ce fut le plus imposant des silences.
Le griot, d'une voix de bateleur drogué et qui s'égosille,
présenta le nouveau Chef des Djabotama. Il scanda les quinze
générations de prédécesseurs. Il scanda leurs faits d'armes et
leurs qualités morales. L'orchestre se remit à jouer,
accompagné du bourdonnement des voix graves et des you-
you affolés des femmes, tandis que Tonton avançait au pas de
procession, précédé du chef du protocole et du griot
intarissable que les notables djabotama couvraient au passage
de larges billets de banque.
Le cortège s'immobilisa devant le trône. Le griot entonna le
fameux Pouéna Kanda, urn air triste et lent qui dit que le pays
des Djabotarna s'étiole car le trône est vacant, puisque
l'ennemi a tué par traîtrise tous les hommes capables de le
protéger comme un père son fils. La chanson rappelle ainsi
les qualités requises pour prétendre au titre de Père Je toute la
tribu. C'est alors que, sur un autre registre, la voix d'un prêtre
traditionnel annonça qu'ü fallait chasser toutes les inquiétudes
des esprits ; que le Pays était sauvé, parce que le soleil des
ombres, qui cette nuit-là, diffusait sa pâle lumière b'onde,
nous avait transmis le message des ancêtres : ils avaient
choisi Bwakamabé Na Sakkadé po,- diriger tous les
Djabotama et imposer la loi de ceux-ci sur toutes !,es tribus
du nouveau Pays, tel qu'assemblé par les Oncles.
La musique changea de rythme, devint plus saccadée,
couverte par une marée de hurrah et de you-you.
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vous serez invité à passer par un bureau où mille appareils
vous
accueilleront. Photographié de face et de profil, vous aurez à
remplir trois grandes pages du questionnaire spécial. Que les
détenteurs de documents en règle ne se croient pas privés
pour autant de ce plaisir, tant il est vrai que les policiers de
cette pièce ont aussi besoin de voir vos poches, vos cartables
et autres sacs. Ils y recherchent, paraît-il, des armes, ou ces
journaux, revues, livres et disques qui sont, selon Monsieur
Gourdain, bien plus dangereux que les bombes. Mais s'ils y
trouvaient (ou mieux, si vous leur présentiez) un peu d'argent,
vous abrégeriez votre séjour dans cette salle. Resteront
encore les formalités de santé. En plus des habituelles, vous
devrez montrer patte blanche. Rien qu'une prise de sang pour
recherche de syphilis et prélèvements pour dépistage de
blénorragie.
Une vieille demoiselle anglaise, consultante pour !'O. M. S.,
spécialiste et militante dans la lutte contre les maladies à
transmission sexuelle, adora tellement le procédé qu'elle n'eut
de cesse, de retour en Europe, de faire des déclarations et de
publier des articles tendant à montrer que notre pays était le
plus progressiste, le mieux organisé et son président le chef
d'Etat le plus avisé du Tiers Monde. L'O. M. S., comme on
s'en doute, n'apprécia guère la publicité et décida de se passer
désormais des services de la dame, la sanctionnant ainsi
d'avoir porté un jugement de valeur sur le régime politique
d'un pays membre. Bwakamabé, à titre de représailles, dans
un discours dont la presse mondiale se fit l'écho, déversa dcs
seaux de propos et traita le directeur régional pour l'Afrique
d'un nom de poisson que je me refuse à reprendre ici. Depuis
lors, la délégation du Pays a mission, à chaque
renouvellement de mandat, de s'opposer à la candidature de
ce nom prestigieux qui représente pourtant l'Afrique avec
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avenues aboutissent à un point central où, depuis la
colonisation, se dresse un poste de police qui fut longtemps le
commissariat central de la ville.
A Moundié, toutes les rues portent les noms des tribus les
plus prestigieuses du continent, ainsi que ceux de nos
rivières, de nos districts et de nos cercles. Deux, cependant,
font exception à la règle : l'avenue Charles de Gaulle et
l'ancienne avenue de France, rebaptisée depuis lors avenue
Ma Mireille. Là, vit avec un peu d'eau autour des quelques
bornes fontaines et un peu de lumière le long des quelques
grandes avenues, toute une foule travaillant ou ne travaillant
pas. Quel que soit son sort, elle danse et chante, pour se
distraire, pour séduire une femme, pour oublier, pour pleurer
un mort au damuka.
Là passent rarement les services de voirie. Les eaux usées
s'évacuent au gré de leur inspiration et les reliefs et autres
ordures se mêlent pour bâtir des monticules dans les venelles,
tantôt bouchant des trous, tantôt barrant le chemin. La
poussière de la saison sèche, la boue de la saison des pluies,
les escadrilles de mouches et de moustiques de toute l'année,
se disputent l'espace vital dans une concurrence sournoise
avec les hommes. Il y a de ces odeurs qui, dans les ténèbres,
deviennent des repères géographiques aux enfants du
quartier. Et je n'ai parlé que du centre de Moundié.
Sur ses marges s'est développé ces dernières années
MoundiéViêt-nam, où s'entassent, débiteurs des chefs de
terre, les derniers venus de la brousse. Ils campent en
continuant quelquefois encore à pratiquer leur élevage ou à
cultiver un jardin. « Bâtie au village, la même maison
paraîtrait peut-être moins triste et sûrement plus salubre »,
écrivit un Oncle que Tonton expulsa pour s'être permis de lui
donner une leçon d'urbanisme. Le ministre de l'Intérieur de
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leurs cavalières et, les mains sur les épaules, se lançaient dans
une ronde de place publique. Au passage, les timides étaient
conviés à se lever. Le rythme nous rappelait le méringué et
nous nous sommes mêlés au monome. Nous avancions,
traînant gaiement les pieds. Ils avaient inventé quelque chose.
Révérence, gros bisou, prestation d'étoile, révérence encore...
Entre eux, strictement. C'est dans ce jeu que ma main se posa
un moment sur l'épaule de madame Berger. On changeait de
sens. Nous étions deux maillons de la chaîne. Ma main s'est
contractée sur son épaule. Elle me tournait le dos et
continuait son pas de marche. Bis et rebis, on ne voulait pas
en finir. Certains baissaient les bras. La bande en fête avait
fini par dissoudre tous les couples. Sans transition, l'orchestre
dans un vaste éclat de rire s'est mis à jouer une java connue.
Madame Berger, bien calée dans mes bras, s'est mise à
tourner. Ses seins contre ma chemise, je l'entraînais dans un
mouvement de danseur de kébé-kébé. Elle s'accrochait à ma
main, fort. Fort, fort, fort. Je l'étourdissais. Fort, mon frère. Je
ne voyais plus la salle et elle fermait les yeux. Nous aurions
pu nous envoler. Et l'orchestre qui prenait plaisir à accélérer.
Il a fallu, à la fin, la soutenir jusqu'à sa table.
Aux premières notes du morceau suivant, je l'ai vue suivre
son mari.
En ce temps-là, il existait encore de nombreux régimes civils
sur le continent. Chaque nouvelle république coiffée de
bérets, casquettes et képis faisait frémir et ne laissait pas
indifférent. Au Pays, la frayeur des jours inconnus passée,
Radio-trottoir chuchotait que c'était le régime fasciste tel que
le présageait Polépolé, lorsqu'il nous mettait en garde contre
les agitateurs. Puis, insensiblement, mais vite, les gens se
disaient que, allez-quitte-là-pourtoi, la vie restait la même,
telle que Dieu l'avait faite depuis lipadasse-là. L'emploi du
temps, les magasins, les écoles, les usines, les bureaux, les
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demeurant, quel paysan de brousse irait se plaindre de la
disparition de chiffons que seule une minorité pouvait s'offrir
? Et Aziz Sonika traitait nos intellectuels de noms d'animaux.
Moi, j'avais mis au point une combine pour me procurer toute
cette littérature que je dévorais avec le même plaisir qu'à une
époque les illustrés et à une autre les ouvrages de l'Alliance
française. J'y apprenais que le coup d'Etat du général
Bwakamabé s'était réalisé sur plusieurs centaines de cadavres
; que les démocrates qui n'avaient pas accepté de plier
l'échine étaient déportés dans des camps de concentration ;
que les libertés avaient été baillonnées ; que la torture était
monnaie courante ; qu'on était sans nouvelle du grand
écrivain Matapalé.
Tous ces articles étaient bien aimables et prouvaient que si
nous n'avions pas peur de ce qui venait de nous arriver,
d'autres s'en souciaient pour nous. Mais, sur place, je le
répète, la réalité nous paraissait beaucoup plus banale. La
garde de Polépolé et les forces que la presse étrangère voulait
« vives et démocratiques » s'étaient vite laissé intimider par
les fusils des conjurés. Les démocrates ne se connaissaient
pas entre eux et l'on avait nourri les prisons surtout des
membres de la tribu de Polépolé. Les camps ? A quoi bon
créer des institutions demandant autant d'organisation ?
L'enfer de Lucifer ne pouvait être pire que la prison de
Bangoura. Ceux qui, comme le vieux Tiya, en ont fait
l'expérience à différentes époques de notre histoire,
prétendent même qu'elle était plus humaine quand
commandaient les Oncles, ce que je me refuse évidemment à
croire. De tous ces prisonniers, le sort d'un seul préoccupait
les Oncles : l'écrivain Matapalé.
Evidemment, je trouvais, moi aussi, son arrestation injuste.
C'était un brave homme, et malheureux de surcroît. Ajoutez à
cela le fait que depuis mon passage à l'Alliance française j'ai
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- D'ailleurs, ça ne m'étonne pas. Vous les Tsoukas, vous avez
toujours méprisé les Djabotama. Croyez que ça va continuer
comme ça ? Hein ? Zoubliez que maintenant, c'est un
Djabotama qui commande.
L'autre essaya de balbutier quelques mots.
- Voulez pas que je voie l'Empereur d'Ethiopie ?
Le secrétaire général avait visiblement quelque chose à dire,
mais il en sentait la vanité.
- Alors, savez pas répondre ? (Grimace) Con de votre maman
! Vous a coupé la langue ? Pas encore. Mais bien envie de le
faire, moi. Fort pour m'insulter derrière le dos, mais face à
face c'est le silence. Hypocrite, pédéraste ! Moi, quand j'ai
quelque chose à dire à quelqu'un, je le lui crache en face,
moi. Parce que je suis un homme, moi. Suis un militaire. Suis
pas un Tsouka. (Il fit une nouvelle grimace de mépris.) Parle
maintenant si tu es un homme.
Le secrétaire général ouvrit la bouche.
- Allez, quitte-là. Tout ce que tu vas dire, ce ne sera que du
mensonge. Vous, les Tsoukas, savez que mentir. Il leva sa
queue de lion au-dessus de sa tête.
- Monsieur le Président...
- N'y a pas de Monsieur le Président qui tienne. Zêtes un
agent de Polépolé. Connais tout votre complot. Ouais, si vous
ne le savez pas, je sais moi. Ouais, pas la peine de faire votre
petit malin-là, comme si vous étiez un innocent. Documents
sont là. On vous a vu, on vous a entendu. Sais que ce
fantoche de Polépolé veut se rendre au sommet et me
contester. Et vous, vous ne voulez pas que j'aille me battre à
Addis-Abeda, moi. Con de ta mère, va. Jetez-moi ce bandit
en prison et serrez-le moi un peu.
Il étreignit quelque chose dans sa main et fit une grimace.
Deux policiers empoignèrent la victime, tandis que leur chef,
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matin, gris l'après-midi, bleu en début de soirée, noir ensuite.
- Pas possible.
- Je te dis, mon frère.
- C'est ça, le pouvoir. C'est ça. Faut pas plaisanter avec le
pouvoir. Sinon nul ne vous respecte.
- Et puis, qu'est-ce que c'est, vingt costumes pour un
président ?
On fit venir, voyage payé en première classe, séjour à la
charge du Trésor public, Serge de Ruyvère, le grand couturier
parisien du Faubourg-Saint-Honoré, qui s'engagea à réaliser
la commande dans les détails et réussit à placer finalement
deux bonnes douzaines de trois pièces, quelques demi-Dakar,
des chemises et des cravates innombrables, portant sa
fameuse griffe S. R.
Ma Mireille en avait profité pour commander les dernières
créations de la collection pour dames. Sur le conseil du
couturier, elle décida aussi d'emmener dans sa délégation la
coiffeuse antillaise de Paris, Théodora, celle-là même qui
depuis lors est devenue la spécialiste mondiale des coiffures
afro, des nattes tressées en fines cordes noires sur des crânes
propres, des postiches et toutes autres choses qui ont
heureusement sonné la défaite des perruques.
Une certaine presse, quand elle révèle ces faits, les présente
comme des secrets inédits dont elle aurait la primeur. Rien de
plus faux. De telles personnalités ne passaient jamais
inaperçues. Tout cela avait lieu au grand jour et l'on ne
manquait pas d'en faire la publicité. Non que quelqu'un les
eût reconnues, mais parce que tel était bien le vaeu de notre
Président.
Accueillis au salon d'honneur par le protocole présidentiel,
Serge de Ruyvère, aussi bien que Théodora, furent
interviewés par la presse et leurs déclarations largement
diffusées, à l'heure même du journal parlé.
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LE PLEURER-RIRE
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- Quels gens de en haut de en haut? Tu n'es pas Maître chez
le Chef, non ? Qui est fou pour s'attaquer à un proche du Chef
? Toi-là je te comprends pas. Au lieu de profiter seule
ment.
J'eus un sourire indulgent.
- Mais je sais la vérité pour moi.
- Qu'est-ce que tu sais ?
- Je sais seulement pour moi, wo.
- Comprends pas.
- Tu as peur, oui.
- Peur de qui ?
- De ton espèce d'Elengui-là. Si, si, si. D'ailleurs cette femme
t'a fait les fétiches. Tout Moundié sait ça.
Je secouai la tête pour lui signifier qu'elle disait des sottises.
- Mon clairvoyant m'a dit ça. D'ailleurs il est plus fort que
- J'aimerais travailler.
- Travailler?
- Oui, je m'ennuie trop à faire la bonne de mes enfants.
Soukali s'était mise en tête des idées de Blanche. Travailler ?
Comme si les enfants, le ménage, le marché, la cuisine et la
coüture ne suffisaient pas pour occuper une vie de femme.
Travailler. Alors que monsieur l'Inspecteur avec son salaire,
plus le quart de salaire, plus les indemnités de ceci, les primes
de cela, gagnait
suffisamment d'argent pour lui, elle, les enfants, les neveux,
les parents et tous les chômeurs du clan. Travailler. Toutes
les femmes du Pays commençaient à vouloir faire leur
Blanche-là, oui. Elles voulaient avoir leur compte en banque
pour elles seules et leur famille, leur maison à elles... Aziz
Sonika avait dénoncé cette tendance dans quelques
éditoriaux, mais je n'y avais pas prêté beaucoup d'intérêt,
jusqu'alors.
- Si tu m'aimes, faut m'aider.
Aimer. Aimer. Un mot de Blanche, je vous dis. Est-ce que
nos mamans à nous employaient seulement ces termes-là ?
- Hein, chéri ? Tu ne t'occupes pas de moi, tu sais.
- Et quand je te caresse et te réchauffe ta pelouse, c'est pas
s'occuper de toi, ça ? Qu'est-ce que tu veux encore ? Est-ce
que monsieur l'Inspecteur, il sait pour lui te nettoyer
l'intérieur comme moi ? Un poulet, oui. Toi-même tu me l'as
avoué.
- Si tu voulais, tu pourrais, tu sais. T'as qu'à demander au
Chef et il donnera des ordres.
Mam'hé. Pauvre de moi. Moi qui croyais qu'avec toi au moins
je faisais ça simplement pour ça. Sans contrepartie.
Mais j'ai pas pu résister. Si je ne lui refaisais pas vite l'amour,
c'est Soukali elle-même qui passait à l'attaque, sourire aux
lèvres, et qui me faisait ça, elle. Impossible de résister. En
plus de la position du missionnaire, nous prenions celle du
liseron en goguette ; de la tanche et du gardon ; du radeau des
91
LE PLEURER-RIRE
75
Tonton, ce jour-là, avait fait venir dans un salon de la
résidence le clairvoyant le plus célèbre du Pays, celui-là
même qui avait officié la nuit de son investiture
traditionnelle, dans les jardins du palais, son oncle maternel,
quelques proches de la famille et le ministre des affaires
coutumières. Force m'était de m'approcher souvent du
groupe, car le Chef vidait son verre à un rythme plus rapide
encore qu'à l'habitude.
Ça n'allait pas, ça n'allait pas. Encore une gorgée de Chivas.
Pouah ! Drôles de rêves, drôles de rêves. Il n'en avait plus
fermé l'ceil. En avait profité pour vérifier tous les postes de
garde et le dispositif de sécurité militaire. Tas d'endormis.
Vous en avait fait passer une demi-douzaine par les armes,
dès l'aube. Par la procédure d'urgence, sans délai
bureaucratique. Flagrant délit, flagrant délit. Hé ! pas blaguer
avec ces choses-là. Nous ne sommes pas dans un jardin
d'enfants. On ne joue ni avec la sécurité, ni avec le pouvoir.
Les autres, au gnouf. Allez, hop ! Mais ce rêve ? Non, ça
n'allait pas, ça n'allait pas. Le chef de la sécurité politique,
celui-là même que conseillait Monsieur Gourdain, se
présentait à lui, le revolver au poing, et lui faisait jouer un
haut les mains, net comme dans les films de koyboys. Rendez
compte ? Pourtant, l'homme-là était de la tribu. Un vrai
Djabotama. Placé à la tête de la sécurité politique pour cette
raison même.
Pour sa participation au renversement de Polépolé aussi, bien
sûr. Alors, quoi?
Tonton avalait une autre gorgée de Chivas.
J'étais dans un coin de la pièce, debout et silencieux avec
mon ami l'officier d'ordonnance. Lui, prêt à toute éventualité,
moi à dévisser le bouchon de la bouteille. - Pas possible.
Non, mais...
- Si, c'est possible.
93
~. Comment, possible ?
f Veut dire que... Ecoute bien. L'homme-là c'est bien le fils de
la tribu. Un Ujabotama comme il faut. De Lihotama même.
Ton ami d'enfance et d'école encore.
- Mon ami de femmes, même.
- Ton ami de tout ce que tu veux. Ton frère, quoi.
Tonton hocha la tête et but une gorgée de Chivas.
- Seulement y a les choses que vous, les jeunes-là, ne savez
plus...
Une histoire qui remontait à deux générations précédentes.
Un aïeul de Tonton s'était rencontré avec celui du chef de la
sécurité politique sur une femme.
- Or que c'est comme ça?
L'incident, à l'époque, avait été réglé par la coutume à
l'amiable. Quant au rêve, c'était compliqué. Mam'hé ! Très
compliqué. Aussitôt Tonton claqua des doigts. Je
m'approchai pour remp>;r le verre de Chivas.
- Non, pas toi. Lui.
L'officier d'ordonnance arriva en courant. Tonton lui
chuchota quelque chose à l'oreille. L'autre disparut et revint
avec autant d'enveloppes épaisses qu'il y avait de personnes
assises autour de Tonton.
Le rêve était un avertissement des forces protectrices.
L'ancêtre du chef de la sécurité politique n'avait finalement
jamais avalé la manière dont le litige avait été réglé. Un
crapaud coincé là, au fond de la gorge. Fallait se méfier du
desc: nda~t. L'esprit de l'ancêtre devait certainement revenir
certaines nuits autour de l'oreiller du chef de la sécurité et, ma
foi, lui dicter même en dehors de sa volonté, des idées de
sorcier contre le Père de la Résurrection nationale. Mais pas
d'inquiétude à avoir. On allait (le clairvoyant le plus célèbre
du Pays avait ouvert Son enveloppe et comptait les liasses de
papier imprimé à "effigie s, du Chef), on allait (le clairvoyant
hocha la tête), on
_ Mâ sUPcr de l'esprit subversif de l'ancêtre.
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LE PLEURER-RIRE
Contrairement à bon nombre d'assistants techniques, M.
Gourdain, n'attendit pas l'attribution de sa villa par le service
des logements pour se mettre au travail. Dès l'époque où il
vivait encore à l'hôtel Libotama, il s'attela à la réorganisation
des services de sécurité en recherchant systématiquement
tous les individus qui parlaient kibotama, ou ceux des régions
avoisinantes qui n'avaient pas d'emploi ou venaient d'être
exclus des établissements scolaires. Tout ce monde devait
former le coeur de la police secrète pudiquement baptisée s
service de la documentation présidentielle a. Monsieur
Gourdain créa aussi un corps d'auxiliaires qui furent recrutés
par des communiqués invitant à se présenter au commissariat
de police central, successivement, toutes les sentinelles, tous
les chauffeurs de taxi, tous les garçons de café, tous les
maîtres d'hôtel des responsables politiques et des hauts
fonctionnaires. On renvoya, sans plus d'explication, tous ceux
dont le nom ou le lieu de naissance évoquaient la région de
Polépolé. Quant aux compatriotes de Bwakamabé, on leur
expliqua, sans détour, le travail qu'ils auraient désormais à
effectuer en sus de leur profession habituelle et on leur en
indiqua le montant. Le reste des candidats, enfin, se vit
signifier que s'ils tenaient à conserver leurs postes, ce serait
en échange de ces menus services.
On vit apparaître, à la même époque, de nombreuses jeunes
filles équipées de vélomoteurs, que Moundié appelait e les
forniqueuses de Judas s. Chaque ministre reçut gratuitement
un nouveau poste téléphonique, séduisant gadget darnier cri,
qui permettait, en réalité, aux services de la documentation
présidentielle, et à Bwakamabé lui-même, d'écouter à volonté
toutes les conversations.
A l'époque, la capitale possédait déjà plusieurs hôtels, dont
deux au moins de standing international, chacun maillon de
ces chaînes internationales bien connues et qui n'ont nul
besoin de la publicité de ma plume. L'un d'entre eux est
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construire un complexe de vingt et une villas, plus une salle
de conférences internationales. Plus aguichante encore que
celle des Nations unies. Pour que la postérité parle du
PrésidentSoleil !
- Mais, respecté président, recréateur de la nation, nous ne
disposons plus que de neuf mois et...
- Et alors ? Comme si vous n'aviez pas été en Chine avec
moi. N'avez pas vu là-bas des monuments construits en six
mois, non ? Et alors ? Pourquoi ne pas en faire autant ?
Bande d'indigènes, bande d'enfoirés ! Qu'est-ce que les
Chinois ont de plus que nous? Sont pas des hommes comme
nous, non? Après tout, n'ont que deux bras, deux jambes, une
tête... et une braguette. Comme nous. Or que si vous avez une
braguette, neuf mois ça suffit bougrement pour fabriquer un
homme. A plus forte raison pour construire quelques
barraques. Allez, ouste.
- Donc, investissement humain ?
Pas de connerie surtout. Des choses simples. Au lieu de
s'adresser à une seule entreprise, il suffisait de confier le
marché à une dizaine d'entre elles.
- Et les moyens ? s'enquit le ministre des finances en palpant
un tissu invisible.
- Les moyens ? C'est pas un problème. Quand on les veut, on
les trouve. C'est la volonté politique qui compte avant tout. Si
personne ne vous donne l'argent, y a qu'à emprunter. Voilà
justement l'occasion de tester la disponibilité de tous ces
messieurs qui clament être nos amis. Un pays en
développement leur formule une demande d'aide. Concrète,
cette fois. Quant à vous (il indiquait son ministre des
finances), faut pas rester les bras ballants, comme ça. S'agit
de lutter, maintenant. Oui, lutter. Baratiner, quoi. Tout réside
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LE PLEURER-RIRE
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grandes, historiques, courageuses et intrépides Forces armées,
des délégations des provinces, les ministres, les artisans, les
coopérants, mesdames les femmes des ministres (les
maîtresses étouffant de jalousie tentèrent de ridiculiser ce
geste patriotique par des anecdotes sur lesquelles j'émets
toutes les réserves et que je me garderais bien de rapporter)
sous la conduite décidée de Ma Mireille qui, intransigeante,
écarta toutes les petites mamans.
Puisqu'on invitait les uns et les autres à travailler selon « le
Modèle du Premier Avril », les artisans décidèrent de le
populariser. Les peintres et les sculpteurs transportèrent leurs
chevalets, herminettes et burins aux abords du champ
d'opération et accouchèrent, dans les transes et l'extase, de
milliers de tableaux et personnages divers qui tous
racontaient et célébraient l'épopée moderne de la patrie. Il ne
se passait pas de jour sans qu'un orchestre ne vint offrir une
prestation de quelques heures. Si chacun débutait toujours par
Quand Tonton descend du ciel, ils composèrent des succès
sur « le Modèle du Premier Avril » et les jeunes, toujours
prompts à tirer parti de tout pour s'en amuser, imaginèrent
spontanément la Danse des Pyramides.
Dans sa perpétuelle démarche antibureaucratique, Tonton
consacrait de nombreuses heures à inspecter les travaux,
n'hésitant pas à exploiter une inspiration subite pour faire
procéder à des aménagements de dernière heure qui
déclenchaient de violentes crises de paludisme chez les
architectes.
Dieu merci ! L'investissement humain disparut,
insensiblement, comme un bonbon qui fond dans l'eau de la
bouche. Dieu merci ! car tout ce monde, qui ne savait rien
foutre de ses mains, créait des encombrements de nature à
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LE PLEURER-RIRE 85
- Con de leur maman ! Zont voulu faire les choses à
l'européenne ! Or qu'on est en Afrique, avec ses mystères... Si
suis pas là moi-même pour m'occuper de tout!...
Inutile de préciser qu'aussitôt la conférence terminée, Tonton
procéda à un remaniement ministériel dont le ministre des
affaires coutumières fut le premier à faire les frais. En fait, il
s'agissait plutôt d'une régularisation, puisqu'il avait été jeté
sans ménagement dans la plus noire des cellules de la prison
de Bangoura, dès la première pluie.
- Normal, non ? C'était un sabotage évident.
Malgré le peu de sympathie que suscitait en moi Aziz Sonika,
je dois bien reconnaître que l'homme était un artiste doué
d'une certaine valeur. Nul, en effet, n'aurait su aussi bien que
lui détourner l'attention de ces détails, peut-être, tout compte
fait, guère plus visibles que quelques taches sur un costume
sombre. Tant à la télévision qu'à la radio et dans la presse
écrite, il sut trouver les termes et les accents appropriés pour
affirmer que le peuple du Pays aussi bien que les illustres
hôtes étrangers vivaient un événement historique ; que
l'affluence atteignait un niveau record ; que... Et tout le
monde ne demandait qu'à le croire, d'autant plus que les
invités « en foulant le sol de ce beau pays », ne manquaient
pas, dès l'aéroport, de déverser leur satisfaction dans les
micros de nos journalistes, sans avoir même pris la
précaution de jeter un coup d'oeil dans la rue et les venelles
de Moundié. Mais telle est la politesse des rois.
Un décret présidentiel accorda quatre jours chômés et payés
(deux avant, deux après la conférence) pour permettre, puis
remercier de la mobilisation générale à l'aéroport, sur le
parcours du cortège officiel et aux abords de la salle des
conférences. Récompense nullement volée puisque, malgré la
pluie (conséquence du non-recours aux attacheurs de pluie),
les militants, les danseuses et les spectateurs furent
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LE PLEURER-RIRE
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ce qui fit repartir les applaudissements et les wollé, wollé,
woï, woï, de plus belle. Tonton, lui, continuait d'agiter sa
queue de lion au-dessus de sa tête, comme une clochette qui
s'est emballée, puis donnait l'accolade à chacun de ses pairs,
répondant à leurs félicitations, affirmant que ce n'était rien, ce
n'était rien, non vraiment rien. Au mouvement de ses lèvres,
ses familiers se doutaient qu'il leur donnait du « cher parent »
et les inondait de « merci A. Hésitation d'abord, puis,
l'atmosphère africaine l'emportant, il gratifiait du même
traitement les représentants des chefs d'Etats absents.
Les embrassades terminées, Tonton, avec des gestes de chef
d'orchestre, fit signe à la salle de s'asseoir et de se taire.
Aussitôt, on donna un morceau composé pour la
circonstance.
Union, unité, union
Pour les agru-hu-hu-hum'
Ehé, wollé, wollé, woï, woï,
Union, unité, union,
Pour les agrumes...
Le refrain citait la conférence et l'année en cours, tandis que
les couplets égrenaient le nom de chaque chef d'Etat, présent
aussi bien qu'absent 1. Et les applaudissements furent
également partagés par tous.
Sous son portrait, plus grand que celui de ses pairs, les feux
de la presse détaillaient le visage de Tonton. Différenciant
bien les é des è et des ai d'une part, les au des o d'autre part,
les i des u enfin, relevant la tête de temps à autre pour
regarder la salle, le général se mit à lire le discours que lui
avait tendu son officier d'ordonnance.
Il citait les titres de toutes les hautes personnalités présentes
dans la salle, terminant par « mesdames, messieurs, chers
frères ».
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gauche, puis à celle de celui de droite, et chacun d'eux
secouer longuement la tête en manière d'acquiescement.
Après les travaux champêtres, les danseurs exécutaient des
pas syncopés, rythmés par des coups de sifflets stridents et se
mettaient à simuler, sans détour, des scènes joyeuses de
copulation de groupe. Des cris de joie et des
applaudissements éclataient derrière les rangs d'honneur dans
le même mouvement que celui de grandes eaux soudain
libérées. Les chefs du premier rang, tout en veillant à la
dignité de rigueur, concédaient un sourire de sympathie,
adressé, je pense, aussi bien à la troupe qu'à la spontanéité
des spectateurs.
Soudain, la terreur fondait sur l'île. Des pirogues
débarquaient des explorateurs coiffés de casques coloniaux
qui, armés de fusils et aidés de laptots en chéchia et bandes
molletières, tuaient et violaient les populations. Le ballet se
poursuivait en des tableaux évoquant l'époque de l'indigénat
et la domination blanche. Le drapeau du Portugal était hissé
au sommet d'un mât tandis que des couples au visage enduit
d'une épaisse couche de crème chair de coco valsaient au son
du Beau Danube bleu, accompagnant leurs mouvements
circulaires de coups de reins bien de chez nous. Les nègres
servaient et des indigènes en haillons se battaient pour les os
et les miettes de la ripaille négligemment jetés par-dessus
l'épaule des colons en fête.
A la fin du Beau Danube bleu, les messieurs
raccompagnaient à leur place les dames en crinolines avec
des gestes de princes surgis des contes de Perrault. Silence,
silence. Le chant d'un oiseau que les habitués de la brousse
connaissent bien. Et puis, inattendus, des coups, de vrais
coups de feu. Terreur et panique chez les Portugais. Chez moi
aussi. Mais on nous rassura vite. On rit. C'était notre armée
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calebasse sur la tête. Idées de pédérastes européens ! Non. Le
chef, c'était le plus courageux, le plus sage, le meilleur
orateur, !'hômmc à la poigne la plus ferme. Il s'imposait par
la grâce occulte des morts et tout le monde le reconnaissait.
Qui osait mettre en cause son autorité était, séance tenante,
sanctionné par la communauté qui l'écrasait comme un
cafard. Le vote était une hypocrisie de la mentalité blanche.
Dans une famille saine, il ne pouvait pas y avoir d'enfant qui
voulût commander à la place du père. Et si c'était un véritable
membre de la famille, pas un serpent ou un esclave, il n'avait
pas peur de faire connaître son désaccord. Il le déclarait
ouvertement. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de
vouloir l'écrire sur un papier anonyme en se cachant dans un
isoloir ? Il ne fallait pas favoriser la fausseté. Contraire à
l'éducation des ancêtres, contraire. De quoi aurait-il eu peur,
un tel fils ? De quoi. n'est-ce pas, si ce qu'il disait à son père
était juste ? Hein ? S'il avait besoin de la protection de
l'anonvmat et des isoloirs,. c'est qu'il savait bien que ce qu'il
avait derrière la tête, c'était une malpropreté qui irriterait son
pauvre vieux papa ; que c'étaient des saletés pas intéressantes.
Or que le Pays, c'était une grande famille.
« Moi, je suis le papa. Vous, vous êtes mes enfants. Tous les
citoyens sont mes enfants. Vous devez me conseiller avec
franchise, ou si par crainte de mes réactions, vous voulez
m'épargner, vous devez alors vous taire respectueusement. »
En vérité, il le clamait, le vote était « une vaste blague », une
hypocrisie, c'était une institution qui favorisait ceux dont la
renommée était déjà faite (et Dieu savait comment) et qui
parlaient bien, ce qui ne prouvait rien, en tout cas pas leur
honnêteté. Ce n'étaient pas les plus déterminés que la
populace analphabète et irresponsable choisissait.
Irresponsable, voilà. C'était le mot qu'il cherchait, qui
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LE PLEURER-RIRE
103
... je viens de rencontrer, de manière tout à fait fortuite,
l'ancien président Polépolé. On m'avait parlé d'un chef
d'opposition en exil, j'ai vu l'ombre d'un ancien dirigeant qui
semble vouloir oublier et faire oublier toute la tranche de vie
qu'il a consacrée à la politique.
Arrivé en France démuni de tout, il a pu trouver assistance
auprès de quelques amis sGrs, dont des chefs d'Etats. En sept
ans de pouvoir, il n'avait jamais rien mis de côté. Juste une
petite villa au Pays, dont il n'avait pas terminé le
remboursement à la Banque de Développement et que
Bwakamabé a fait nationaliser avec beaucoup de bruits,
comme s'il s'agissait de la fortune de l'ex-roi Farouk auquel,
dans ses éditoriaux d'une éloquence amphigourique et
démesurée, Aziz Sonika le comparait d'ailleurs. Nombre de
ses anciens collègues, chefs d'Etat, entretiennent avec lui une
amitié discrète. Certains l'ont même invité pour un séjour
privé, mais il ne veut gêner personne. Airnerait-il retrouver le
pouvoir?
Moniteur aux langues Orientales, il se méfie
systématiquement de ceux qui viennent lui parler politique,
suspectant en eux des provocateurs ou des flatteurs, dont il
n'a que faire. Bien que la situation du Pays le préoccupe
beaucoup, il ne souhaite visiblement pas se replonger dans un
univers dont la seule évocation lui provoque comme une
sensation de nausée. Mais ce silence, qui n'est pas dans les
habitudes des animaux politiques battus, inquiète et l'on ne
laisse pas de lui prêter les projets les plus fantasques.
Il rencontre peu de gens et garde très secret son adresse et son
numéro de téléphone, d'abord pour ne pas perturber la chaleur
d'une vie familiale qu'il est heureux d'avoir retrouvée, ensuite
pour se consacrer totalement et avec la concentration
nécessaire à un sujet de recherche relatif au Pays, mais dans
une perspective simplement scientifique. Le Pays et l'Afrique
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LE PLEURER-RIRE
105
Tous ses collaborateurs, des bureaucrates. Tous les
fonctionnaires, des bureaucrates. Tous les civils, des
bureaucrates. Toujours enfermés dans leur bureau, à se les
cailler sous les climatiseurs, s'imaginant que tout allait bien
dans le Pays. A se demander s'ils ne le faisaient pas exprès,
ces enfants de trottoires. Eux, les militaires, ont besoin d'aller
sur le terrain, pour se rendre compte. Contrôles physiques, si
vous voulez. Tandis que les autres-là... Au nom de Dieu,
oualaï ! il était seul. Ils ne se sentaient pas du pouvoir, eux.
Sans lui, le Pays tomberait dans le chaos. Tous des
incapables, à commencer par les intellectuels-là. Théorie,
théorie, très fort, oui. Surtout avec les acrobaties de la langue
d'autrui : le français, long, long, long-là. Mais pratiquc, mais
action, zéro. Zéro, rond comme mon eeil. Ah ! que
deviendrait le Pays sans Lui? Hein?
L'action, c'est toute ma vie. J'aurais pu après la guerre (la
Grande, contre les Boches) me retirer dans la vie civile. Avec
toutes mes médailles et ma pension. Faire comme beaucoup
d'autres. Devenir un ancien combattant pour le reste de mes
jours. Mener une vie bien pépère en métropole, ou à la
colonie. Non. C'est pas une vie pour un Bivakamabé Na
Sakkadé, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa.
Moi, j'ai préféré rempiler. Préféré l'action. L'action.
L'Indochine...
L'Indochine ? Tout ce que je peux dire, c'est que c'était un
pays merveilleux. A cette époque-là, au moins. Maintenant
avec la guerre des Américains, puis les communistes, sais pas
ce que c'est devenu. Pas la même chose, tu parles: Doit être la
merde, maintenant. A l'époque, ah ! un petit paradis. Un pays
merveilleux pour nous les militaires français de la coloniale.
Toujours
le soleil et le ciel bleu, comme chez nous. Pouvait pas trouver
mieux...
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- Ay, maman. Mon coeur, mon ceeur. Sentez comme mon
corur trotte.
J'ai posé la main là où la présidente voulait que je l'ausculte.
Elle s'est mise à se tordre lentement, comme un serpent qui
ondule, gémissant d'une voix plaintive et suppliante.
- Oui, Maître... Oui.
Moi, j'avais peur et ne comprenais pas bien ce qui se passait.
Et mon slip qui ne cessait de me serrer. Ayay'hé 1 si la
femme-là mourait'? Une présidente qui meurt en présence
d'un de ses boys supérieurs... Yé, yé, yé. Et de la manière
dont Tonton aime la femme-là. Ouais. Le poteau d'exécution
pour moi.
-\'on, Maître. Pas de docteur. J'ai pas confiance en ces gens-
là. Ne m'abandonnez pas, Maître. Ne m'abandonnez pas.
Elle s'agrippait à moi et m'attirait vers elle. Et mon slip qui
me serrait.
- Ah ! Maître, c'est plus possible. C'est plus possible. J'ai
besoin de toi. Viens.
Ayant perdu l'équilibre, j'étais tombé sur elle, couché, dans
une position ridicule.
- Oui, Maître, oui.
Sa voix pleurait.
- Oui, Maître, oui.
Yé ! Mais, mais qui avait osé m'introduire dans le lit de la
présidente ? Dans ses draps frais ?
- Oui, Maître. Oui. Oh ! Oh ! Oh !
J'ai cru que je lui avais fait mal. Qui donc avait osé
m'introduire ?...
- Non, Maître. Non, non, non.
Elle fermait les yeux.
- Oui, Maître. Oui. Un chef, Maître.
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LE PLEURER-RIRE
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On ne se réveillait plus sans trouver les rues de la capitale
jonch'es de tracts exigeant des élections libres et traitant
Bwakamabé de noms d'oiseaux, de poissons et d'animaux de
la savane. Du moins ceux qui se réveillaient tôt, car les
services de Monsieur Gourdain, bien avant ceux de la voirie,
nettoyaient le sol macadamisé du Plateau, comme le sol
boueux des venelles de 'Moundiz.
D'autres tracts se réclamaient de tendances avant-eardistes
proclamant que les miliaires ne pouvaient pas gérer
correctement un Etat et feraient mieux de rentrer dans leurs
casernes pour laisser la place aux « forces vives, véritables
représentantes des masses fondamentales ». Les citoyens
matinaux trouvaient ces appels collés sur les murs,
surchargeant insolemment les marques du dentifrice le plus
éclatant et du soutien-gorge le plus excitant de la planète. Il y
en avait sur les troncs d'arbre, dans les boîtes à lettres et dans
les W.-C. publics.
Monsieur Gourdain mit en branle son armée régulière et ses
auxiliaires. Travaillant de jour et de nuit, ils finirent par
surprendre, la main dans le sac, quelques jeunes garçons à la
coiffure afro qui, incarcérés, avouèrent vite. Combien ils
étaient (peu) ; qui était leur chef (ils étaient mal fixés) ; où ils
tiraient leur littérature clandestine (la salle de ronéo d'un
collège de quartier). On les battit bien, on les menaça des
tortures les plus raffinées et ils ne tardèrent pas à devenir
diserts. Les tracts n'auraient été que la première étape. Ils
prétendaient que dans un second mouvement, ils passeraient à
la guérilla urbaine, qu'ils comptaient avoir le concours de
certains acolytes entretenus par des bourses russes et
chinoises (à l'époque on mettait Russes et Chinois dans un
même sac) et qui-s'entraînaient dans des camps secrets en
Guinée, au Congo-Brazzaville, en Algérie et en Tanzanie.
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LE PLEURER-RIRE 113
- Non, non, corrigeait Monsieur Gourdain, avec intelligence.
Futé, le monsieur. Très futé. Il fait le zouave, mais il en sait
plus.
Le jeune compatriote directeur de cabinet intervint auprès de
Tonton qui lui conseilla de ne pas s'en mêler.
- Affaire très compliquée, mon enfant, mais je vais quand
même y réfléchir, puisque c'est toi qui m'en parles.
Les professeurs du lycée Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na
Sakkadé se concertèrent pour faire une démarche en direction
des hautes autorités en faveur de Spinoza. Quel que fût leur
pays d'origine, la plupart des coopérants refusèrent de se
mêler d'une affaire politique. De l'Europe tempérée,
brumeuse ou continentale, aussi bien que du Nouveau
Continent, ils estimaient qu'il s'agissait là d'une affaire entre
Noirs. Deux exceptions cependant parmi les Oncles : un
professeur chevelu et une Blanche en jean se firent inscrire
sur la liste des délégués qui devait se présenter devant les
grilles de la présidence.
Nous apprîmes par Aziz Sonika que la nuit même qui suivit
la demande d'audience, les deux Européens furent jetés dans
le premier avion et leurs comparses noirs menottés et
conduits au commissariat de police. Notre journaliste écrivit
un long éditorial, dans une plume pleine de pili-pili, rôtissant
une brochette d'insultes les plus connues d'entre le riche
vocabulaire de la polémique politique. La fille en jean était
évidemment une trottoire qui cherchait à assouvir sa soif
sexuelle dans une action d'un romantisme au goût douteux.
Aziz Sonika prétendait posséder la preuve de ses liaisons
avec Spinoza et du projet d'orgie que les deux scélérats
voulaient organiser avec leurs élèves, dans la tradition
honteuse de bacchanales modernes pratiquées par les sociétés
décadentes d'où venait et avait été renvoyée cette catin. Le
Français chevelu, vulgaire « gauchiste rescapé de mai 68 »,
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LE PLEURER-RIRE 115
Et Tonton répéta encore qu'il envisageait, si de telles
interventions se répétaient trop, d'inscrire le jeune
compatriote directeur de cabinet sur sa liste de ses points
d'exclamation.
- Et ce Socrate qu'on ne retrouve pas !
Monsieur Bruno de la Roncière, l'ambassadeur de France,
demanda une audience, qui fut accordée sous la paillote
ronde. Servant à boire et me tenant à faible distance pour
observer les verres à remplir, j'ai recueilli l'essentiel des
propos.
Le diplomate commença par lui annoncer que le F. A. C.
avait accepté le financement du pont sur le fleuve qui se
trouve à l'entrée de Libotama, le village natal du maréchal, et
décidé de l'octroi d'un crédit d'un milliard de francs C. F. A.,
pour je ne sais quel grand projet. Le jeune compatriote
directeur de cabinet prenait note. Tonton secouait de temps à
autre sa queue de lion.
- Et où en sommes-nous avec ma demande d'augmentation
des troupes françaises, chez nous ? - J'y arrivais, Monsieur le
Président.
Tonton hochait la tête d'un air compréhensif et fermait les
yeux en secouant sa queue de lion.
Evoquant les débats de leur assemblée d'une main en l'air,
évoquant les tiraillement entre deux ministères de l'autre
main, évoquant leurs luttes politiques des deux bras en l'air et
presque dans les mêmes thèmes que nos enfants les soirs au
damuka, l'Oncle dessinait des bouquets avec la belle langue-
là.
- Peux donc penser que l'affaire est en bonne voie ?
Le jeune compatriote directeur de cabinet s'apprêtait à noter.
Tonton chassait de sa queue de lion les mouches qui venaient
lui agacer les jambes.
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LE PLEURER-RIRE 119
kamabé, vous vous êtes proposé : si vous voulez, vous
pouvez y aller. » Et j'y suis allé. J'ai pris les paras et les
harkis. Va sans dire que j'ai choisi les tirailleurs sénégalais
(en fait beaucoup de Voltaïques, de Dahoméens et de
Togolais).
C'est nous les Africains
Qui revenons de loin.
Papom papom papom papom
Après être resté pendant quelques jours à Larnbèze, j'ai reçu
l'ordre de corttinuer, de prendre Khenchela. Le 15 septembre,
suis passé à l'attaque.
Le commandant de la Martinière, Pierre de la Martinière, qui
était mon chef opérationnel, m'a dit alors : « Nous partons à
Khenchela. Et de là, capitaine Bwakamabé, c'est vous qui
dirigerez les opérations. » C'est tout...
Et si quelqu'un venait à y toucher, A y toucher,
Nous serions là pour mourir à ses pieds, Oui, à ses pieds.
A Khenchela, dans les Aurès, j'ai commencé par faire le tour
de la ville. C'était nécessaire, ne serait-ce que pour montrer
aux Arabes que les troupes françaises étaient là. Dans ma
formation, à Pau, on m'avait appris que les troupes françaises
ont une réputation fantastique chez les Arabes.
Ensuite, j'ai décidé de me rendre à la ferme la plus proche.
Elle se trouvait à une cinquantaine de kilomètres. J'ai constaté
qu'il y avait des fellaghas dans la région. Les soi-disant F. L.
N. Des révolutionnaires, des gens qui rêvaient de la libération
de leur patrie, mais socialistes, trop socialistes. N'auraient
jamais gagné si les Français de France, intoxiqués par la
propagande communiste, ne nous avaient pas poignardés
dans le dos.
Quand je suis arrivé, trouvé les Pieds-Noirs des fermes en
bonne position. On ne les avait pas importunés, qu'ils me
dirent : « Y a bien des rebelles dans la région, mais la
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LE PLEURER-RIRE 125
Tonton lisait à haute voix en suivant les mots, l'index sur la
page, et en articulant chaque syllabe avec le soin d'un maître
ânonnant une dictée, s'appliquant à bien faire percevoir la
différence entre les é, les è et les ai, d'une part, les o et les au
d'autre part, les i et les u enfin. Tonton lisait plus qu'un
rapport. Djeddah, les émirs, les oasis, les harems, le pétrole,
les redevances, les dollars, les dollars, les dollars...
Son Excellence, notre ambassadeur, avait assisté grâce à la
télévision - la télévision en couleur - à un événement survenu
le matin même, en grande pompe, bien réglé par le Grand
Chambellan, sur une place de la ville. Un bourreau en
cagoule, après avoir récité quelques versets du Coran,
sectionnait la main d'une série de voleurs.
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Tonton avait décidé qu'il était né précisément en 1923, année
du cochon, si l'on en croit l'astrologie chinoise, le 5 août, sous
le signe du Lion et non pas vers... Chaque année, à cette date,
la Nation avait droit à une journée chômée payée, avec de
nombreux messages et un éditorial particulièrement soigné
d'Aziz Sonika, qui comparait Libotama à Bethléem, la mère
du Chef à Marie et celui-ci d'abord à Bonaparte au Pont
d'Arcole, puis au Messie, enfin au Roi Christophe et à
Napoléon. Si l'anniversaire tombait un dimanche, un décret
annonçait que les usines, les bureaux et les magasins seraient
fermés le lundi. Généralement, à cette occasion, le Sauveur
prenait des mesures de grâce pour décongestionner la prison
de Bangoura, qu'on n'arrivait plus à nourrir malgré le nombre
de décès fort élevé, quand on compare le chiffre aux
statistiques des autres prisons du monde. C'est du moins ce
que m'a affirmé le jeune compatriote directeur de cabinet
dont l'information sur chaque chose était phénoménale.
Cette année-là, Tonton décida d'offrir une garden-party. Mes
fonctions m'en conféraient le rôle d'organisateur principal.
J'aurais dû écouter Elengui et observer avec plus d'attention
les signes de la nature.
La saison sèche se prolongeait anormalement. Depuis
plusieurs semaines, nous attendions dans l'énervement la
pluie des mangues. Par plusieurs fois le ciel s'était couvert de
lourdes mottes ardoise, le vent avait levé la poussière rouille,
mais le ciel, dans sa coquetterie agaçante, comme un
dribbleur de grande classe, subtilisait les eaux attendues. On
se demandait qui avait attaché le temps et l'on retombait,
prostré, dans la moiteur de la chaleur. Les commentaires
allaient bon train. Les plus savânts soutenaient que c'était la
manifestation de l'avancée progressive, vers le sud, des
sécheresses sahéliennes. A Nloundié, les gens d'un certain
âge affirmaient que depuis leur naissance, ils
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136 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 137
je saisissais le sens sans pouvoir en reconstituer le détail, me
torturant de questions policières que j'étais incapable de
reconstituer quelques minutes après. S'entremêlaient dans un
mouvement essoufflant des visages chers et un Polépolé
lunaire, cyniquement affectueux, tous satisfaits de m'avoir
enserré dans un piège que je n'arrivais pas à déterminer.
Elengui m'avait préparé un bon plat à l'huile de palme. Une
femme qui voit son sang lunaire ne prépare pas le repas de
l'homme. Goût de poulet. Une femme qui voit... Tu as mangé
du crocodile. Une femme qui voit... Un chien maigre et blanc
dont les crocs me prennent le bras. Un geste et il me déchire
la peau, me cloue la chair. Sors du songe. Sors. Une femme
qui voit... Sors du... Sors...
Tout en sueur, j'allai ouvrir la fenêtre. Mais les moustiques.
Ay!
Des inconnus qui enjambent la fenêtre. Cette nuit, je ne
dormirai pas. Le sommeil est haché. Fatigue. Il ne faut pas
dormir complètement, sinon, sinon l'étouffement. Elengui,
secoue-moi. Secoue-moi, ko. Je sais. Rêve. Sinon
l'étouffement. Goumiers en turbans et visages de masques
Djassikini courent, crient, en riant. Kwa, kwa, kwa. Courir.
Et ma main, lourde, lourde. Ma main dans la main d'Elengui.
D'Elengui qui court aussi, qui ne court plus, qui ne court pas.
Secoue-moi, ko. Les couches douces du coma assoupissant la
volonté. Du sommeil à la mort. Du sommeil à la mort. Alors
que la conscience. Se noyer. L'avion va décoller. Le pilote
rassurant le confirme. L'avion va décoller. Les roues sur l'eau.
Décoller, bon dieu. Les goumiers, bouche ouverte du rictus
des masques Djassikini. Kwa, kwa, kwa. Vite. Kwa, kwa,
kwa. Plus vite. Il sera trop tard. Le pilote fait du bruit de sa
bouche, vrombir les moteurs. Roues patinant dans l'eau.
Vroum, vroum, vroum. Moi aussi, ma bouche. Peut-être que
Maracaïbo. Mayoumba. Amazone. Lagune. Lianes. Plus fort.
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LE PLEURER-RIRE 139
la valeur de notre armée, lorsque le véhicule kaki consentit
enfin à serrer un peu sur la droite. Alors que nous avions déjà
entamé la procédure pour doubler le véhicule, j'aperçus un
second camion qui le précédait, puis un troisième, puis un
quatrième... mam'hé. Ce devait être les troupes chargées
d'assurer la sécurité aux alentours du lieu de la fête.
Précaution normale, encore que Tonton exagérait, à mon gré.
Quel fou songerait, en plein jour ?
C'était tout un convoi militaire qui roulait en direction du
Palais de campagne. Les soldats devaient être en retard. L'air
hagard et le regard étonnamment fixe, ils semblaient rivés à
leurs armes, dans des attitudes théâtrales. Bien que voyant du
coin de l'eeil la plaque minéralogique des véhicules du Palais,
ils ignoraient notre voiture ainsi que les efforts périlleux du
camarade chauffeur à vouloir les doubler. Quelques-uns
secouèrent même le poing ou leurs armes dans notre
direction. Le camarade chauffeur et moi faisions semblant de
ne pas voir ces gestes de provocation. Le convoi dépassé, le
chauffeur se paya un bras d'honneur bien musclé.
- Je vous encule tous.
Malgré cet incident, j'arrivai à temps et disposai du temps
nécessaire pour inspecter l'ensemble de mon monde et de
mon matériel. Tout était en ordre.
Petit à petit péril-trait le flot des premiers invités, chuchotant
dans les allécs de gravier. Ces artères coquilles d'oeuf se
coupaient à angle droit. parmi d'immenses moquettes de
paspalum sur lesquelles étaient posés en un dessin régulier
des arbrisseaux taillés en forme de toupie. Au centre, et en
deux autres endroits, des jets d'eau déployaient leurs
multiples ailes filiformes, toutes nées d'un sorbet juteux de
glace pilée.
Légèrement, en contrebas, la fosse aux éléphanteaux, des
cages où se promenaient, dans un va-et-vient incessant, des
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LE PLEURER-RIRE 141
d'or au long cou, vins de sang dans des bouteilles couvertes
d'une couche de poussière, whisky tabac et champagne à bec
de héron dans des bassines remplies de glace. Les orchestres,
à tour de rôle, après quelques accords, offraient dans le
rythme des congas, des airs aux accents obsédants, dont les
paroles décernaient des louanges au Chef. Le rythme donnait
l'illusion de vers immortels et des Européens saisis au ventre
par le feu des instruments à percussion esquissaient des pas
dans des attitudes de valseurs.
Soudain le rythme changea et chacun reconnut l'indicatif
célèbre « Quand Tonton descend du ciel ». 'Cous les regards
se portèrent dans la même direction et une voix cria :
- Le Président Bwakamabé Na Sakkadé, wollé-wollé ? - Woï,
woï !
Trois fois.
Tonton, précédé du chef du protocole, avançait, triomphal, le
sourire séduisant, et répondant de sa queue de lion aux
applaudissements déclenchés par le chef du protocole et
repris par les invités, comme une onde d'un bout à l'autre du
jardin.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Tout de blanc vêtu, depuis la tête jusqu'aux mocassins, il
avançait, Ma Mireille à son bras, aussi rayonnante qu'une
actrice, jouant son rôle de princesse avec naturel et éclat.
J'entendis une vieille Onclesse la comparer à Elisabeth
Taylor. Les hommes la regardaient avec une admiration à
peine dissimulée. Elle me vit et je sentis, désemparé, son
regard sévère et rempli de colère me rappeler à l'ordre.,
Tonton lui parla et elle lui répondit par un sourire
merveilleux où se lisait une indicible affection. J'en bouillais.
Après eux venait une grappe d'individus dans laquelle se
bousculaient gardes du corps, membres de la famille
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bilaï, c'est un coup d'Etat ! Le début d'une révolution. Les
,intellectuels du jeune compatriote directeur du cabinet ?
Mais où a-t-il disparu? Je ne le vois plus. Les pressentiments
d'Elengui étaient fondés. J'aurais dû tenir compte de ses
avertissements. Où, comment fuir?
Nous voici tous dans l'affolement d'un naufrage inattendu.
Mais c'est comme si j'étais seul. Ma gorge se sèche. Une
main invisible serre tous les viscères de mon ventre. Je
transpire comme un colon. Seul. Je me sens seu?. Nul ne peut
dire qui est son voisin. Envolées, en un clin d'oeil, envolées
toutes les attitudes courtoises qui parfumaient la réception, il
y a seulement quelques minutes. Les balles sifflent et
ricochent contre les murs en faisant voler des vitres et des
écailles de plâtre. Mon frère, si tu veux revoir pour toi
Elengui, il faut absolument quitter cette esplanade exposée à
tous les vents. D'ailleurs, l'esplanade est déjà vide. Par-ci,
par-là, des corps inanimés, allongés sur le dallage, autour
desquels s'élargissent des flaques de sang. Je parviens à
atteindre les cuisines où je cherche un abri. Elles sont
bondées. Mais les gens se pressent sur le seuil, les regards
tournés vers l'extérieur, comme s'il s'agissait simplement
d'attendre la fin d'un orage. Dans l'arrière-cuisine, un groupe
de serviteurs, les uns en veste blanche, d'autres en toque ou
tablier blanc, s'agenouillent et marmonnent les versets de je
ne sais quelle religion.
La pièce prend jour sur l'extérieur par une sorte de vasistas en
verre dépoli. Un des serveurs le fait basculer. Je hasarde un
coup d'ccïl au-dehors : des cadavres s'amoncellent au pied du
mur d'enceinte. Au nom de Dieu, je n'en ai jamais vu autant.
Mam'hé, mam'hé ! Leurs chemises et leurs pantalons sont
imbibés de sang. Elengui, mes rêves, ayay'hé ! Un
fonctionnaire qui se trouve à côté de moi - je le reconnais
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Et sans lui laisser le temps de rouvrir la bouche, il lui assène
de toutes ses forces un coup de crosse sur la tête. Le vieillard
git à la renverse, le crâne défoncé. Le soldat essuie la crosse
de son fusil. Ses yeux ont la couleur de ceux d'un fumeur de
chanvre.
Tenue en joue par une trentaine de soldats, les bras toujours
en l'air, la foule se précipite tantôt à droite, tantôt à gauche,
comme un troupeau d'animaux frêles poursuivis par un fauve.
Un homme cherche à engager le dialogue avec un soldat : il
est abattu d'une rafale à bout portant. Un autre, auquel on a
intimé l'ordre de lever les deux bras, fait signe qu'il ne peut
pas, qu'il est amputé d'un bras. Il est abattu à son tour. Le
professeur Lourd, qui veut porter secours à un blessé, est
violemment rappelé à l'ordre. Il fait un geste, sans doute pour
sortir de sa poche sa carte de médecin, une rafale l'étend à
terre. Qui donc a donné la consigne de tuer même les Oncles
? Ma gorge se serre à nouveau et mes membres sont comme
frappés de paralysie.
Entraîné, bousculé, happé par les remous de la foule, je me
trouve plaqué à mon tour contre le mur percé d'arcades
donnant sur les collines. Pourquoi ne pas m'enfuir par là ? La
forêt là-haut me tend toutes les branches de ses arbres. Si je
pouvais l'atteindre... J'en connais chaque sentier. Scout, j'y ai
été le meilleur à tous les jeux de piste. Mais c'est comme un
cauchemar d'où je ne me réveillerai jamais.
A quelque distance, des sacs de viande informes et
immobiles. Nous sommes encerclés. Des animaux pris dans
les filets des chasseurs. Tout a été calculé contre nous. Est-ce
un nouveau cauchemar ? Cette fois, il n'y aura plus de réveil.
Nul ne sortira vivant de ce jeu de massacre. Me revient un
refrain de mon enfance.
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qui traversèrent l'Atlantique. Je reconnais presque contre le
mien le visage du ministre de la justice. Il semble emporté
par des pensées d'un autre monde. Ils n'ont pas dû le
reconnaître, sinon... Nous sommes serrés à ne plus pouvoir
respirer. Que veut-on faire de nous'? Où va-t-on nous mener?
J'ai eu du mal, dans mon angoisse, à dominer mes nerfs.
Ceux-ci me conseillent d'éclater, de me révolter, de tenter une
dernière fois de faire appel à la pitié des militaires.
D'expliquer que je suis un homme du peuple, moi. Un boy.
Un exploité. Une victime des caprices de Tonton. Mais quelle
est cette force ? Oui, quoi, j'ai peur de la mort. Mais faire
semblant d'être courageux. Faire semblant seulement. Le
moindre geste maladroit de ma part risquerait d'entraîner la
mort de toute notre charretée.
- Au nom de Dieu, garde les mains en l'air, toi-là, ou bien je
te zigouille, espèce de salopard.
Sous l'empire de la fatigue, j'ai dû, sans m'en apercevoir,
baisser les bras. Je les relève. Dieu, qu'ils sont lourds !
Comme lorsque le maître d'école nous punissait à les tenir en
croix, au piquet. Ah ! Qu'ils en finissent !
Les soldats qui nous tiennent en joue sont répartis sur deux
files de part et d'autre des camions. Je regarde attentivement,
dans un mouvement de zoom, ce jeune homme-là, juste à
hauteur de mes yeux. Il braque un canon sur ma poitrine.
Comme tous, il a le brassard rouge sang. Moins de deux
mètres nous séparent. Nous ne sommes l'un pour l'autre que
des inconnus. Me tuer n'exigerait de lui qu'un mouvement de
l'index sur la gachette. Je n'ai pas plus de place en son coeur
que ses cibles d'entraînement. Mais pourquoi m'en veut-il ? Je
sens sa pupille bander dans ma direction avec une intensité de
haine telle que c'est à croire qu'il s'est engagé dans cette
opération spécialement pour me régler mon compte. Visage
d'un tout jeune homme. Un enfant presque. Aux deux
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LE PLEURER-RIRE 149
reste impassible. Toute réponse, tout signe de ma part
servirait de prétexte au drogué qui nous surveille.
Nous empruntons maintenant un chemin que je reconnais :
celui du Prytanée. Nous voici effectivement quelques minutes
après à l'Ecole Préparatoire Militaire Lamy. Elle est presque
déserte.
-- Descendez tous des camion. Allez et que ça saute ! On
nous conduit vers les cellules.
- Allez, enlevez les chaussures, les ceintures et les cravates.
Finie la fête, bande de jouisseurs.
Mais les cellules sont trop petites et pas assez nombreuses
pour nous contenir tous. Une souris traverse la pièce et
disparaît. Avec trois autres otages, je suis conduit dans un
bureau et jeté sans ménagement à l'intérieur. Un soldat
arrache les fils du téléphone.
- Et que personne n'essaie de faire le con !
La porte se referme derrière nous. Les volets sont clos. Je
m'approche de la fenêtre et distingue à travers les jours un sol
dat, l'arme à la bretelle.
Au bout d'un moment, nous nous hasardons à parler. Que
s'est-il passé ? Qui organise un coup d'Etat ? Pourquoi en
sommes-nous les victimes ?
-- Silence, là-dedans !
La surveillance est encore plus étroite que nous le pensions. Il
faut donc se taire. Et avec le silence revient l'angoisse qui
avait diminué. Dehors les sentinelles parlent à voix basse.
Trop basse pour que nous saisissions quelque chose. Nous
collons l'oreille à la porte. Impossible. Les gardes mettent un
transistor en marche. Mon voisin chuchote.
- Je peux réparer le téléphone, moi. J'ai travaillé aux postes.
Le risque est trop grand. A tout moment, ils peuvent revenir
ouvrir la porte et nous surprendre. J'accepte quand même de
faire le guet par les persiennes. L'homme, après avoir bricolé
189
les fils arrachés et introduit des bouts dégainés dans les trous
d'une prise, semble satisfait de son travail. Il me fait signe dé
ne pas quitter ma position de guetteur. Il chuchote quelque
chose à un autre de nos compagnons de captivité, qui se lève
et
se met à traîner bruyamment une chaise contre le sol. Le
bricoleur en profite pour composer un numéro au cadran de
l'appareil. A qui parle-t-il ? Sa voix est volontairement faible,
mais je comprends aux mouvements de ses lèvres qu'il
n'utilise pas le français. Tout cela se passe très vite. Un clin
d'csil.
- Ça y est, les frères ! J'ai donné l'alerte. J'ai indiqué notre
position. Si Dieu le veut, nous serons sauvés. Courage, les
frères.
Nos gardes sont toujours là, le transistor donnant au
maximum. De la musique militaire. Jouée par qui ?
Une voix sort de la boîte en matière plastique. Impossible de
la reconnaître. Les soldats en semblent saisis. Ils s'éloignent
de l'étroit champ de vision que tolèrent les jours de la fenêtre.
Et cela dure, dure, dure. Au bout de quelques minutes, je
risque une phrase à haute voix. Pas de réaction. Quelqu'un me
répond. Puis un autre. Nous nous arrêtons, les yeux grands
ouverts. Pas de réaction de l'extérieur. Les gardes ont dû
s'éloigner. Nous procédons à une ultime vérification.
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LE PLEURER-RIRE 153
Les salves continuent par intervalles irréguliers mais
rapprochés. Des exécutions sommaires ? Le jeune officier ne
porte pas le brassard rouge sang. Son visage est calme. Il me
semble d'ailleurs l'avoir déjà vu. Il a même l'air aimable.
Mais comment savoir qui est qui ?
- Allez, les gars. Montez dans la Land-Rover. L'un d'entre
nous se cabre.
- Y en a marre. Si vous voulez nous liquider, tuez-nous
seulement. Nous, on ne bouge plus. Y en a marre.
- Ouais, tuez-nous comme des chiens. Pas question de se
prêter à vos mises en scène.
Le jeune officier, dont le visage continue à me gratter dans la
tête, conserve son sourire tranquille. Impénétrable est le
visage des soldats qui l'accompagnent.
- N'ayez pas peur, les gars. On a maté les mutins. On est venu
pour vous ramener dans vos familles. - Prouvez-le nous.
- Comment pouviez-vous savoir que nous étions prisonniers
dans ce trou, si vous n'étiez pas de mèche avec les autreslà ?
Le jeune officier explique.
L'un de nous, satisfait, grimpe dans la Land-Rover. Un
deuxième le suit. Puis un autre. J'en fais, moi-même, autant.
Mais tous les scepticismes ne sont pas vaincus. Des hommes,
dont le visage était tout à l'heure atterré, affrontent soudain,
avec une rage pleine de folle liberté, le représentant de
l'armée. Le jeune officier dit que Tonton est sain et sauf et
que le capitaine Yabaka est en train d'obtenir la reddition des
derniers rebelles. Je ne comprends rien. Les autres veulent
plus de preuves.
- On va bien voir.
Levant le poing, comme un personnage d'affiche de
propagande, un activiste décharge brusquement son énergie
dans un hurlement de karatéka.
- Tonton Bwakamabé, wollé-wollé ?
194
LE PLEURER-RIRE
155
et que c'est bien à cela que se reconnaissent les hommes d'une
même époque.
Je ne dérobe rien à monsieur Benoist-Meschin, je lui rends
hommage.
Olélé, bonnes gens, voilà, avec ma révérence, mes guillemets
tout à la fois ouverts et refermés.
On me signale que ce passage rappelle monsieur
enoistAlesc]zin et, m'étant reporté à la référence, j'avoue mon
trouble.
Il est évident que les avocats de l'ataetrr, ignorants du droit de
l'artiste à recourir au collage et préférant s'en tenir à la
froideur de leur logique cartésienne, vont pousser les hauts
cris et s'empresser d'accrocher en scapulaire à mon cou
l'ardoise infamante des plagiaires. Mais que mon éditeur ne
se laisse pas impressionner par ces menaces. Que tout ce
monde se reprenne et veuille hier, s'adonner un moment à la
réflexion. Qu'il sorte un instant d'une concepiion par trop
étriquée et surannée de l'univers, pour tenter de comprendre
celui (lit Monde Noir, l'univers des nouveaux horizons, niais
aussi des mystères. Qu'il interroge donc mille Africains
choisis indifjérc:ntrrent dans la cinquantaine cl'Etats qui
forment la mosaïque du continent et il découvrira alors qu'il
en existe ait moins un nombre égal, pour lui affirmer qu'en
fait, non, vraiment non, c'est un épisode de leur vie que je
viens de relater là.
Non, messieurs dit tribunal, je n'ai pas imité, non.
Je n'ai fait, j'en ofj're nta main à l'huile bouillante, que relater
l'une de mes aver<lttres. De là à aller voir si, chemin faisant.
ainsi qu'un baladin ne pouvant s'empêcher dans le cours de sa
chanson d'imiter t'a voix d'un trouvère déjà consacré, j'ai
emprunté les mots d'autrui, c'est bien là un phénomène tout
possible et fort bien connu.
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LE PLEURER-RIRE
157
Comme l'eau dans la coque d'une pirogue trouée, la nouvelle
de la fusillade du Palais s'était répandue en courant le long de
toutes les venelles de Moundié. Des mercenaires, mes frères,
avaient donné l'assaut pour rappeler à Tonton que c'est eux
qui l'avaient mis en place. Non. Des maquisards descendus
des forêts des collines volcaniques avaient fait une opération
« coup de poing » pour ramener Polépolé au pouvoir. Tiens,
tiens. Oui, on avait vu (et on levait la paume de la main vers
le ciel) le cadavre de ce salaud de Bwakamabé, traîné par une
corde derrière un camion. Non, il n'était que blessé et l'accès
de l'hôpital était interdit aux visiteurs. Allons, ils
déraisonnaient tous : dans le sous-quartier des originaires de
Libotama, on balayait toutes ces versions d'un haussement
d'épaules. Une fois de plus, les fétiches et les gris-gris avaient
prouvé leur efficacité. Dès que l'ennemi-là tirait, pa ! on
voyait les balles, wé ! changer de direction en approchant du
Chef et repartir, pa, pa, pa, tuer l'ennemi ahuri, gba. Un
putschiste avait réussi à évoluer vers Tonton et allait lui
planter sa baïonnette dans le dos quand, wo ! le Chef disparut
pour resurgir derrière l'assaillant et l'étendre par terre, m'mah
! d'une prise de close-combat. Ce n'était pas seulement un
brave maréchal, c'était l'élu des dieux. Il avait, arrachant les
armes à
l'adversaire, décimé les bandits.
- Tonton Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, wollé,
wollé ?
- Woï, woï !
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Elengui en avait plein le ceeur à me raconter.
Ma mère avait surgi à la maison en compagnie des tantes et,
après avoir constaté mon absence, avait dénoué som- madras,
198
158 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
159
Vive Tonton Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, vive
la République, vive notre peuple...
- Je ne sais pas pour moi, wo.
- Notre radio émet toujours des marches militaires. - Alors,
d'où parle le capitaine Yabaka ?
- De la station relais de l'O. R. T. F. Celle qui est net au
sommet de la montagne. Les insurgés n'avaient pas compté
avec elle.
Et les marches militaires reprenaient, interrompues à
intervalles réguliers par le communiqué du capitaine.
Enfin, l'hymne national. Puis la voix bien connue qui
détachait les syllabes comme dans une dictée et s'appliquait à
bien différencier, d'une part les é des è et des ai, d'autre part
les o des au, les i des u enfin.
Cher peuple, chers parents, chers enfants, chers frères
adoptifs venus d'Europe.
Au cours des dernières heures qui viennent de s'écouler, notre
Pays bien aimé a failli vivre une des pires catastrophes de son
histoire. En effet, sous la direction du colonel Haraka...
- L'homme-là ? C'est pas possible !
D'étonnement, nous portions nos mains à la bouche.
Et la voix racontait. Les jeunes cadets avaient été trompés.
On leur avait fait croire que Tonton était en danger et qu'il
fallait aller le sauver. On les avait bourrés de chanvre. Ils
auraient tout massacré. Heureusement, la litassa... Il avait
suffit que le Chef regarde bien dans les yeux un des conjurés
et wah ! la litassa avait agi.
Les auditeurs réfléchissaient, mais ne disaient rien. Un mot
maladroit pouvait révéler à la police, comme à soi-même,
qu'on avait trempé dans le complot.
La Croix du Sud du lendemain publia un numéro spécial,
avec une débauche de photos de cadavres, dans diverses
201
160 LE PLEURER-RIRE
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LE PLEURER-RIRE
163
Quand je l'entendais faire de telles réflexions, je me
demandais si, par ltasard, Soukali ne s'était pas déjà fait
caresser par un Oncle. Question absurde et grossière, bien
sûr. Mais il n'y a qu'eux pour habituer les femmes à de telles
puérilités. Et Soukali était si canaille qu'elle aurait bien été
capable de vivre une telle liaison, non pas pour m'être
infidèle, mais histoire simplement de goûter. Oh ! nul ne peut
imaginer les éclairs qui traversent l'esprit des femmes trop
vives et qui aiment jouer comme elles respirent.
- Moi, je ne cesse de penser à toi. Vous les hommes, c'est
simplement faire, faire, faire. Comme si j'étais une trottoire...
Je n'aimais pas qu'elle me compare aux autres hommes. C'est
vrai qu'elle ne laissait pas passer un mois sans me faire un
cadeau. Une chemise, des chaussettes, une cravate, des
mouchoirs, des slips (elle se moquait de mes slips 1900), une
eau de toilette. Et moi, en les rapportant à la maison,
j'expliquais à Elengui qu'en passant devant chez Tissus K. M.
je n'avais pas pu me retenir. Et Elengui disait qu'elle aimait
avoir un homme de goût ; que d'ailleurs c'étaient là des objets
trop délicats à offrir en cadeaux et qu'il valait mieux, en effet,
se les acheter soimême. Soukali, elle, aurait aimé que je lui
offre aussi des robes, des chaussures, des sacs, des parfums,
même des roses, comme les Oncles. L'essentiel était que ce
ne fût pas de l'argent. Sinon, elle me le rendait.
- Tu me prends pour une trottoire ?
Certains jours j'en venais à considérer que Soukali exagérait
avec ses questions.
- Dis-moi (elle chuchotait), tu lui as fait ça, cette nuit ? - A
qui ?
Elle prononçait toujours « ma rivale » avec un sentiment de
fierté dans la voix. Elengui, elle, lui aurait crêpé le chignon,
206
structure.
- Regarde-moi ça. Tu paries comnic. un bureaucrate. Alors
que si j'employais Ic mot structure, c'est que nous
parlions au téléphone. Et ces appareils-là...
-- Justement... justement Je lois aller, cc soir, pour recon
naître les lieux.
208
164 LE PLEURER-RIRE
166 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
167
du Pays se couvrirent de posters d'Haraka ahuri. La radio
donnait son signalement tous les quart d'heure en français et
dans la langue de chacune de nos tribus. Monsieur Gourdain
fit venir de France, par avion, des bergers allemands,
accompagnés de leurs gendarmes.
Mais le fuyard demeurait introuvable.
Le ministre des affaires coutumières conseilla de faire appel
aux services d'un féticheur dont les talents avaient permis à
l'équipe nationale de battre, contre tous les pronostics,
Mouloudia d'Alger, sur son propre terrain.
- Comment n'y avoir pas pensé plus tôt ?
Plissant les yeux, Tonton tapotait la table de ses doigts. -
Mais c'est pas donné.
- Et alors ? L'intendance suivra.
Le ministre des finances, au garde à vous devant son
téléphone, se demanda un moment quel grand homme avait
déjà prononcé cette phrase historique, puis comprit vite ce
qu'il lui restait à faire s'il ne voulait pas apparaître comme un
complice encore caché de la conjuration.
Mais une longue semaine passa et le grand prêtre, médecin ès
choses occultes et surnaturelles, n'avait encore rien fourni de
consistant. C'est que la chose-là était plus compliquée qu'on
pouvait avoir tendance à l'imaginer, à première vue. Il fallait
du temps et beaucoup de concentration, car ce bandit
d'Haraka avait pris soin de se protéger. Et les sorciers
Djassikini..., pas facile de les battre, pas facile.
Un marabout du Sénégal écrivit pour proposer ses services.
Outre les frais de voyage et de séjour, son devis comportait
une somme à débattre sur place. Tonton hésita une journée
entière. Et tandis que le féticheur des affaires coutumières
n'avait toujours pas fourni de résultat cenvair.ca;tt, le Chef fut
soudain ébloui d'une révélation.
212
Pr
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LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
171
Moi, j'opinais de la tête et déplorais que tout le monde ne fût
pas chrétien pour comprendre la nécessité du pardon. Le
jeune compatriote me regardait avec un sentiment de pitié et
affirmait qu'il était athée, lui, et militant de la lutte des classes
pour la réalisation d'un homme de type nouveau. C'est ce que
le jeune compatriote m'expliquait à moi, en toute confiance.
Aux jeunes coopérants, -il disait que les choses n'étaient pas
si simples et qu'il était difficile de maîtriser les sentiments de
l'homme de la rue après les massacres de la garden-party.
Les jeunes Oncles chevelus le regardaient avec mépris.
Lui, ne se décourageait pas. Il leur expliquait que nos geôliers
n'avaient pas étudié la philosophie et que s'ils en avaient une,
ils la tiraient d'une vie qui leur avait interdit l'accès à l'école.
Les jeunes Oncles en concluaient qu'il fallait mener une
action.
C'est dans sa voiture que le jeune compatriote me racontait
ces journées pleines de drames de conscience.
Nous fîmes halte chez Yabaka. Le capitaine et sa femme
n'avaient pas terminé leur dîner. Sur la table, des casseroles
en émail décorées de fleurs de couleurs, et de l'eau dans des
bouteilles qui conservaient les étiquettes de leur premier
contenu. Envoûtés par la télévision qui diffusait un
documentaire sur les dauphins, ils suçaient les os et les arêtes
de mets locaux bien connus. Le capitaine nous invita à
prendre place à leur table.
Sa femme s'était déjà levée pour aller nous chercher des
assiettes et des couverts. Mais le jeune compatriote directeur
de cabinet n'avait pas faim. Il fit même une grimace. Moi, je
n'allais pas manger seul, sans compter qu'Elengui me ferait
une
218
176 LE PLEURER-RIRE
178
LE PLEURER-RIRE
au secours de Tonton. Ils croyaient pour eux défendre
Tonton, or que'... Ouais, ouais, ouais, histoire connue et
rabachée. Voir plus haut. Mais les plus courageux d'entre eux
reconnaissaient qu'ils avaient voulu débarrasser ia nation de
Bwakamabé car il faisait du « Polépolé sans Polépolé » ; que
sa position contre les communistes, civils et militaires, n'était
pas assez claire et qu'il y avait trop de civils autour de lui.
Mais tout cela fut déclaré à huis clos et il fallait se donner la
peine d'être à l'écoute de Radio-trottoir, dans les rues et
venelles de hloundié, pour le recueillir. Officiellement, Aziz
Sonika et toute la presse affirmaient que les conjurés
reconnaissaient sans difficultés leur participation à un
complot d'essence purement tribale au profit des racistes
Djassikini. La Croix du Sud affichait sur plusieurs pages les
photos de chaque putschiste, la tête rasée, les yeux mornes, le
visage tuméfié, une ardoise en scapulaire sur la poitrine sur
laquelle étaient inscrits à la craie ses nom et prénom. Déjà
des crânes de cadavres.
1. Alors que, avait corrigé le président du tribunal.
Le coup d'Etat du colonel Haraka constitue une tragédie
capitale dans l'histoire du Pays. Beaucoup de « spécialistes de
l'Afrique D qui se font un nom dans la presse européenne,
voire africaine, ont voulu mêler le capitaine Yabaka à cette
opération et sont allés jusqu'à prétendre que le revirement de
Yabaka se serait produit à la dernière minute, au moment où
le capitaine se rendait compte de la tournure que prenaient les
événements. Poursuivant leur a logique 2, , ils font retomber
la violence de la répression sur Yabaka qui aurait voulu
éliminer ainsi tous les témoins gênants de sa machination.
Comme vous le savez, j'étais absent lors de ces tragiques
événements, me trouvant à Yaoundé où je représentais le
Pays à une conférence internationale.
226
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LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
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En un mot, son orientation n'était pas fondamentalement
différente de celle de Bwakamabé. L'un et l'autre
n'envisageaient rien de mieux que la perpétuation du modèle
néocolonial. La contradiction était dans le style. Les
comportements burlesques de Bwakamabé agaçaient Haraka.
Il affirmait que les Occidentaux ne s'engageraient pas avant
de sentir le Pays bien tenu par une poigne a sérieuse a.
Le voyage en Chine affola Haraka. Anticommuniste viscéral,
borné et inattentif à l'évolution du monde, il interpréta cette
visite comme un changement d'orientation poli- _ tique
auquel il fallait aussitôt mettre un terme. Pour exécuter
rapidement son plan, il organisa les militaires de sa tribu,
jouant habilement sur les liens de solidarité primitive qui sont
finalement, au Pays, fondamentaux et cela d'autant mieux que
depuis la colonisation, une tradition s'était instituée de
recruter les militaires dans la tribu des Djassikini.
Tout cela pour dire que s'il est bien permis d'affirmer que, à
l'époque, Haraka aussi bien que Yabaka, étaient opposés à
Bwakamabé, il est, en revanche, patent que les mobiles de
leur contestation respective étaient différents, voire
inconciliables.
Je suis, par ailleurs, convaincu que s'il avait été consulté,
Yabaka n'aurait pas donné son accord. Le capitaine était
profondément démocrate. La démocratie n'était pas chez lui
un principe d'action, mais une foi profonde. Je dois avouer
que plusieurs d'entre nous avons cherché à le convaincre de la
nécessité d'un coup d'Etat, < progressiste a, désespérés que
nous étions par l'atonie et la fragilité des armes pacifiques.
Des preuves sont presque établies aujourd'hui que Haraka
avait obtenu l'asile dans l'ambassade d'Ouganda. Il y a vécu
plus d'un mois et ce ne furent évidemment pas les
228
184 LE PLEURER-RIRE
LE P.'..EURER-RIRE
185
part, les o et les au d'autre part, les i et les u enfin. Et si c'était
la langue des anciens qui surgissait, il y mêlait des mots aux
consonnances exotiques dont beaucoup se terminaient en
isrne ou en iste.
L'orateur dit d'abord nos grandes, historiques, courageuses et
intrépides Forces Armées. Tantôt, il jetait l'index droit vers
quelqu'un dans la foule. Tantôt il montrait un objectif loin
derrière nous. Tantôt il levait l'index gauche vers le ciel. Il
secouait la main comme pour dire qu'il allait gifler quelqu'un,
bien, bien, bien. Ah ! cette main, ce doigt. Infatigables
comme d'un merveilleux milieu de terrain conduisant
l'attaque en un rythme infernal ou réanimant l'équipe quand
l'essoufflement menaçait.
Le Chef s'approchait de la rangée de gros sorbets métalliques
en cornet, le long de la tribune, et se mettait à exécuter de
grands mouvements de mâchoire,-s, comme s'il allait croquer
toute cette vaisselle avec férocité. Il crachait des mots
kibotama sur le cadavre d'IIaraka. Il insultait une bande
d'amis du défunt dont le nom finissait en iste. Il insultait les
Djassikini. Il faisait l'éloge J'autres gens dont le nom finissait
aussi en iste. Et il s'arrêtcit pour boire une gorgée d'eau.
Un ta:n-tam s'énervait et réveillait l'animateur du Parti qui
nous faisait signe.
- Wollé, wellé ?
- Woï, woï !
rt i' parlait d'une Cinquième Colonne. Il la menaçait de son
ind,~x Il jetait l'anathème sur la confluence des cuisses des
mères de ses adhérents. Et il nous révélait que Monsieur
Gour3ain avait découv._Tt. preuves à l'appui - le Conseil de
sécurité des Nations unies allait voir - oui, preuves à l'appui,
un gros complot de beaucoup de pays pour nous tuer tous,
toi-, t:)us. Et i1 nous expliquait encore quoi-quoi-quoi-là, si
233
186 LE PLEURER-RIRE
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190 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
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pli qui engendrait le droit ; des individus qui n'avaient pas su
hisser leur conscience au même niveau que leur instruction ;
des individus enfin, qui « avaient des yeux pour ne pas voir et
des oreilles pour ne pas entendre ». Face à une telle situation,
les signataires venaient à exprimer leur vive indignation. Ils
étaient déçus par ces aînés civils ou membres des grandes,
historiques, courageuses et intrépides Forces Armées, qu'ils
avaient innocemment pris pour des citoyens sincères, décidés
à mettre leur savoir, leur savoir-faire et leur « faire-savoir »
au service de notre bien-aimé Tonton, père de la Résurrection
nationale, créateur du nouveau régime de libertés populaires,
auquel ils devaient tout, alors qu'en revanche ces traîtres
n'étaient que...
Suivait une série de noms d'animaux chacun soigneusement
vêtu d'un qualificatif approprié. Ils condamnaient et
condamneraient toujours et sans réserve, tous ceux qui
utiliseraient le racisme et les armes pour quelque fin que ce
fût. Ils étaient, par conséquent, fermement décidés à
participer activement et efficacement à la campagne de
désintoxication spirituelle et de réarmement moral qui devait
nécessairement assainir définitivement l'esprit de tous ceux
qui avaient été atteints par le « venin » raciste des ignobles
renégats assoiffés de pouvoir et avides d'argent. Ils
affirmaient que son exemple à lui, Tonton, Créateur du
régime de libertés populaires, leur avait appris à se placer au-
dessus de toutes ces considérations irrationnelles que sont le
racisme, le tribalisme, le régionalisme, etc.
Pour terminer, ils réclamaient, tous, le châtiment le plus
exemplaire. « Wollé, wollé, woï, woï » et « oeil pour ceil,
dent pour dent » constituaient les signatures les plus
fréquentes. Elengui, frappant dans ses mains, puis en portant
une devant sa bouche, remarquait que le Pays-là était de plus
239
192 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
195
C'était une maison banale du quartier des Evolués, quelques
rues après l'entrée dans Moundié. La case d'une amie
célibataire qui avait, ce soir-là, pris toutes les dispositions
pour ne rentrer chez elle que fort tard.
Je soulevai tous les pots de fleurs de la véranda, pas de clef.
Avais-je bien compris ? J'appuyai sur la poignée de la porte.
Elle était déjà là. Elle m'attirait à elle et le plafond tournoyait.
- Méchant, tu ne pouvais pas me donner des nouvelles plus
tôt, non ?
Je ne répondais pas, me contentant de la caresser, comme un
drogué dans le jardin de son paradis. Je l'entendais sussurer.
Je lui disais que j'aimais le slip étroit et le soutien-gorge
qu'elle portait.
- Ça, c'est mon mari qui me les achète quand il va en mission
en Furope. Ici, tu parles...
Pour la faire taire, j'y allais de Castor et Pollux, du fil dans le
dévidoir, de l'étreinte du ver à soie, des deux versants de la
colline, de l'archet de la contrebasse, de la carpe et le
goujon...
Nous nous emplissions de nos odeurs. Mais le silence ne
durait jamais bien longtemps. Dieu ! Quelle bavarde ! Un
torrent.
- Voilà, maintenant tu vas regarder l'heure !
- Faut bien. Ta camarade-là va revenir, non'
- Tu as surtout peur d'être surpris en fla.grant du lit, oui. Je la
revois encore, le ventre sur le mien, légèrement redres
sée, passant ses mains sur mon visage, y enlevant quelque
pous
sière invisible.
- Orgueilleux
- Orgueilleux ?
- Ouais, monsieur.
- Comprends pas.
243
LE PLEURER-RIRE
197
Je n'ai pas raconté tous les voyages de Tonton. Mais, même si
je me suis volontairement limité à quelques-uns, le Chef
adorait les déplacements. Visites officielles ou de travail,
voyages d'amitié, déplacements rapides dans le cadre de sa
politique de bon voisinage, conférences internationales de
cette organisation, puis de l'autre-là, sommets régionaux,
fêtes nationales des pays frères amis, ou camarades, et,
régulièrement, les séjours privés en France et en Suisse.
Aucune occasion de voir du pays n'était négligée. Mon ami le
jeune compatriote directeur de cabinet, s'adonnant à un calcul
mesquin, put établir que le président passait en moyenne
moins de quinze jours par mois au Pays. Selon Radio-trottoir,
il avait toujours soin d'emporter, dans ces occasions, les
disponibilités du Trésor public de manière à paralyser ceux à
qui pousserait l'idée de lui jouer le coup qu'il avait lui-même
joué à Polépolé. Ce ne sont là, on s'en doute, que racontars
auxquels le style de Tonton donnait beaucoup de
vraisemblance et que je ne suis, pour ma part, pas en mesure
de confirmer. Le souci d'objectivité, en revanche, me fait le
devoir de révéler que Tonton prenait ses voyages au sérieux.
Combien de fois nc l'ai-je pas entendu se plaindre ?
- Personne ne veut me comprendre ! Nous sommes au siècle
de Concorde et de la diplomatie de contact. On croit que je
cours le monde pour faire du tourisme. Or que tous ces
voyages m'usent, m'éreintent... Je n'ai plus l'âge, moi... Si ce
n'était pas le prestige de mon pays...
Et son regard semblait se perdre vers des horizons riches,
secrets et édéniques dont la futilité des affaires publiques et
l'esprit de sacrifice l'avaient privé.
-... sans compter qu'à chaque fois, je risque ma vie. - Votre
précieuse vie.
- Merci, mon fils. Merci, merci, merci.. Que Dieu vous
bénisse.
245
198
flanqué du sous-préfet et d'un député de la région, corbeau en
smoking que retenait une cravate à pois rouges. Le
cérémonial était à peu près le même que celui des arrivées
présidentielles, dans la capitale : bouquets de fleurs,
applaudissements, passage des troupes en revue...
- Sacrédedieu, vociféra Tonton, qu'est-ce que ça veut dire ?
200 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 201
sident y pénétrer, un homme en tenue de guerrier traditionnel
s'agenouille devant lui et lui offre la noix de kola. A la
manière dont Tonton la rompt, la foule reconnaît le geste de
l'enfant de Libotama.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Excité par les cris de l'assistance, le guerrier, secouant sans
cesse la tête, entame, en mouvements saccadés, une danse
autour du Chef. Tonton observe le spectacle un moment, avec
intérêt et une sympathie visible. Puis, soudain, conquis par le
charme du rythme, il accompagne les derniers pas du
guerrier. Malgré son complet Quai d'Orsay, il retrouve la
cadence des fêtes de la communauté du temps de son
adolescence. La foule, ravie, engloutit le Chef sous ses
applaudissements et pousse une longue clameur.
Avec des gestes de possédé, mais toujours sous les ordres
lancinants du tam-tam, le guerrier égorge un poulet blanc
puis un noir, dont il verse les sangs sur les marches de la
résidence. Tonton les gravit en veillant bien à fouler les
taches écarlates.
La famille du préfet avait évacué l'immense résidence,
héritage des commandants de la coloniale, pour en laisser
l'entière disposition au grand hôte. Seuls sont admis dans le
salon les proches compagnons d'arme et le préfet par intérim.
Une jeune collégienne réquisitionnée fléchit les genoux
devant Tonton.
- Ek... (elle se gratte la voix). Excellence (elle hésite encore et
ferme les yeux), quel est votre goût ?
- Chivas !
La jeune fille, de plus en plus troublée, se penche vers le
président.
251
202 LE PLEURER-RIRE
- Ah 1 laisse, dis.
Et l'on porte les verres à la bouche et l'on se fait verser une
seconde dose et l'on hausse la voix et l'on rit et Ton est fier de
soi.
Comme un homme au deuil encore frais, je ne ressers plus le
goût des atmosphères de danse, où je découvrais naguère le
fruit le plus sucré de la vie. C'est bien pour faire plaisir à
Boubeu que je nie suis laissé, hier soir, entraîner à
L'1~Iibiscus, discothèque en vogue du bord de nier.
La compagnie bancale, trois femmes et cinq mâles, annonçait
une nuit bien fade. Je n'ai dansé qu'une fois. Politesse de
chevalier envers la plus laide, qui ne cessait de battre la
mesure de la tête et du pied, tandis que son époux,
fonctionnaire des impôts ait physique de l'emploi,
développait à Boubeu je ne sais quelle théorie savante.
De la terrasse où nous étions assis, j'observais, critique, tes
gestes grotesques des danseurs enfermés dans cet aquarium
gué traversaient, au rythme des éclairs, des jeux de lumit~-rl
cu.r sons sirupeux. Des idées de philosophe médiocre
m'assail%airiji et tne renforçaient dans mon silence.
Après chaque morceau, par petits paquets, des darae«rs
joyeux ou romantiques venaient sur la terrasse s'asseoir ou
respirer le vent du large. Sans discrétion, j'ai suivi des yeux
une
F,uropéenr.e en pantalon blanc. Son vêtement accusait les
formes de sa silhouette que, malgré des hanches un peu
fortes. je trouvais séduisante. Sa poitrine se soulevait et
redescendait lentement, comme d'une sportive après l'effort.
On eût dit qu'elle voulait s'emplir le nez et le corps de chaque
goutte d'air marin, de chaque parcelle des cieux, de chaque
élément de la nuit.
Le visage, à contre-jour, m'a paru familier, sans que je puisse
y poser un nom. Banal portrait de revue ? Silhouette d'une
célébrité dont l'identité ne me revenait pas ? Ou bien
255
LE PLEURER-RIRE
207
Tout était prêt pour le meeting sur la place Hannibal-Ideloy
Bwakamahé Na Sakkadé. D'abord force wollé, wollé, woï,
woï, comme des bouquets de fleurs d'accueil. Puis le chef du
protocole provincial annonce que le préfet (par intérim)
prendra le premier la parole pour prononcer un toast de bonne
arrivée. Et le commandant de le faire. Inconscient pastiche de
ceux que prononçait Tonton, lorsqu'il recevait l'un de ses
pairs en visite officielle. On l'applaudit et les scouts chantent,
dirigés par un chef d'orchestre penché en avant qui dessine
des arabesques de ses doigts.
Va,
Scout de France
Et ton bâton en main...
Lorsque Tonton se lève, les tam-tams roulent et les wollé,
wo11c, woï, woï, sont encore plus longs à mourir que tout à
l'heare. Il bénit la foule de sa queue de lion. Et il parle. Il dit
merci, m;:rci, merci, vraiment merci beaucoup. Et il dit le
mot de passe des contes et la foule répond avec l'allégresse
d'une ronde. Et i' le répète et la foule répond. Et lui aussi le
répète sur un ton plus aigu que les deux premières fois et la
foule répond avec plus de force que précédemment. Mais cela
ne lui suffit pas. Et il demanda s'il doit dire. Et la foule lui
répond de dire. Et il demande s'il doit tout dévoiler et la foule
qui s'échauffe répond qu'il doit tout dévoiler. Et il demande
s'il doit aller jusqu'au bout et la foule, excitée, répond qu'il
faut aller jusqu'au bout. C'est alors qu'il clame la joie du père
de retrouver les enfants et la foule l'interrompt pour chanter
en frappant dans ses mains.
Tonton est revenu, wéwé, La famine va cesser Tonton est
revenu, wéwé, La famine va cesser...
Il dit merci, merci, merci vraiment, merci beaucoup. Il dit la
joie du père de retrouver les enfants. Il revendique et
réaffirme ses racines. Il dit qu'il n'a rien oublié, qu'il ne
259
208 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
209
difficiles. Mais voici qu'une femme elle-même, buste en
avant et port de tête conquérant, annonce son savoir-faire
dans la colonne vertébrale et du côté des reins. Ouallaï !
Finalement, les uns et les autres, d'un commun accord, se
jettent, en un rythme endiablé, soutenu par les tam-tams, dans
la copulation la plus libre et la plus énergique qui soit, dans
une richesse et une variété de styles, selon l'inspiration de
chaque couple. La foule, qui reconnaît avec attendrissement
les mimiques du bonheur suprême aussi bien que celles des
problèmes intimes, sent se dégrafer quelque chose dans la
poitrine et remercie les acteurs d'applaudissements et de
hourras sans réserve, mille fois plus puissants que ceux qui
ont, tout à l'heure, salué les discours.
Je vois Tonton se pencher à l'oreille du préfet par intérim et
montrer du doigt une danseuse aux seins bien fermes. Le haut
fonctionnaire régional répond par des mouvements de tête
intelligents.
Un discours doit mettre fin à la cérémonie. C'est l'affaire du
doyen des corps constitués : monsieur le Député de la région.
Pénétré de l'importance que confère cet honneur, il s'avance
avec solennité, reconnaissable entre tous à son smoking et à
sa longue cravate rouge à pois.
- La cérémonie est close !
La foule applaudit, comme les enfants qui se libèrent par
mille cris quand retentit le signal de la récréation. Et tandis
qu'on lui fait scander les derniers wollé, wollé, woï, woï, un
groupe vient rendre compte d'une situation au président. Il
écoute d'abord avec un visage pénétré, hochant plusieurs fois
la tête d'un air approbateur, puis soudain éclate du rire
hygiénique des
militaires en bordée.
- Sans blague ? Elle est pas mal celle-là, alors.
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cravate rouge à pois) prit la parole au nom de tous. Il tenait sa
feuille d'une main, tandis qu'il secouait l'index de l'autre. -
Excellence !
On entendait le silence poignant des villages.
« Par la présente intervention, ô combien message, il est de
mon humble devoir de vous relater succinctement nos
doléances qui nécessitent une réponse adéquate car
nombreuses furent avec abnégation toutes les tendances
aberrantes qui empêchent la bonne marche de nos exposés et
de notre littérature auprès de Votre Excellence en particulier,
et à tous ceux qui vous entourent en général. »
Et le vieux continue avec application, tel un pion insouciant
des bavardages cruels, un long discours tout fleuri de passé
simple, de subjonctif et d'allusions répétées au Panthéon de la
Grèce ancienne.
A part moi, personne ne l'écoute vraiment.
Il fut fortement applaudi. Pwa, pwa, pwa. Pwa, pwa, pwa.
Il s'arrête et replie son papier. On dirait que ses mains émues
le chiffonnent. Regardant tour à tour le président qui hoche la
tête, puis la salle silencieuse, il hurle brusquement, le poing
en l'air .
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï, répond la salle.
- Wollé, wollé ?
- Woi, woi 1
Le député regagne sa place sous les applaudissements de la
salle satisfaite. Un homme se lève, la poitrine barrée en
diagonale d'une large écharpe aux couleurs de la patrie. Un
autre élu sans doute. Mais un murmure parcourt la salle
décorée de sourires. Tandis que l'homme s'approche, je
distingue une inscription sur l'écharpe. L'homme vient se
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Le rire qui lui répond prouve bien qu'il n'y a aucune rancune
contre le vieux.
Il y eut encore quelques orateurs à prendre la parole en
commençant par « comme vous l'avez dit très justement » et
qui tenaient surtout à faire remarquer à Tonton que, eux au
moins, avaient bien compris les enseignements du Chef, mais
qu'ils avaient du mal à se faire comprendre de leurs
concitoyens.
Tonton répondit à tous les orateurs en bloc en soulignant qu'il
était heureux de cette discussion familiale ; qu'il en aimait la
franchise ; que ce n'était pas bon de garder au fond du coeur
les mauvaises pensées ; qu'en les exposant on fournissait
l'occasion de lever les malentendus ; qu'il n'était pas resté
insensible à ses frères de la brousse ; mais qu'il ne fallait pas
poser le problème en termes de région ; qu'il était, lui, le
Tonton, le Père de toutes les régions et de toutes les tribus,
alors... Et il se mit à s'en prendre à l'honorable député. Il le
secoua de sa palabre, certes, mais avec ménagement car,
comme disent les vieux, quand on veut gifler son enfant, on
freine toujours son bras. Et il cita les actions réalisées au
bénéfice de la région. Il procéda à une nouvelle énumération
de celles qu'il avait promises au cours du meeting de la veille.
On l'applaudit encore. Moi, je ne suivais plus. Mon regard ne
cessait de revenir vers Jim.
La conclusion de Tonton était la récapitulation des promesses
tandis que le ministre des finances se massait le menton,
évitant de rencontrer quelque regard que ce soit.
-... au début était l'action ! Finies les promesses non tenues !
La promesse est une dette ! Je ne suis pas un blablateur, moi.
En vérité, je vous le dis, vous pourrez faire la comparaison
entre Polépolé et moi et vous ne regretterez rien. Mes
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Comme le Guinarou, dressé sur son séant, lançant des
hurlements vers les cieux, Tonton faisait trembler les
meubles, les vitres et les lustres. Aussi terrible que le
Guinarou, vraiment. J'avais du mal à maintenir le plateau en
équilibre sur la paume de ma main.
-- Ah ! petit, vois ça un peu.
Menton levé, les paupières battaient au rythme des ailes de
papillon.
- Lis donc toutes ces saletés... Ces maquereaux de Blancs !
Le bureau était tapissé de journaux ouverts.
- Peur que je devienne communiste ! Parce que je parle de
résurrection nationale et que je rends hommage aux
camarades chinois ! Toujours leur racisme-là. Alors que Papa
de Gaulle, lui aussi, parlait d'indépendance nationale. Comme
si ce que j'ai vu là-bas ne mérite pas de louanges, non ? Et se
mettent à m'insulter. Comme un n'importe qui ! Comme un
vulgaire individu ! Individus, eux-mêmes, oui. Lis ça un peu.
Gavroche Aujourd'hui ! (Grimace de dégoût). Regarde ce
dessin. Est-ce que j'ai cette tête de singe panzé, moi ?
Il en dépliait déjà un autre.
- Et çui-là qui m'appelle « roi nègre >. Pas du racisme, ça ?
Con de sa maman !
Moi, j'avais envie de tout lire, dans le calme.
- Et çui-là, regarde. Regarde. Prétend, non mais ça alors,
prétend que je me paie des voyages avec le fric, con de sa
maman i avec le fric de la Coopération au lieu de payer la
dette postale. Te rends compte un peu? Rends compte? Et si
La Croix du Sud se permettait un peu d'insulter le président
Pierre Chevalier... ta verrais aussitôt leur voyou
d'~mbassadeur-là, courir quémander une audience et exiger
des explications.
-- Voire des excuses.
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Tiya habitait rue des Sénoufos. Il y aura bientôt un siècle que
les premiers Oncles y regroupèrent les indigènes recrutés
pour offrir leurs muscles et leur sueur à la fécondation des
premiers grands travaux de la ville, dont notamment ce pont
qui sépare Moundié du Plateau, et qui depuis lors, a été
baptisé HannibalIdeloy Bwakamabé Na Sakkadé. Un autre
don, aussi des mèmes. Dont on parle moins. Le sang. Pour la
route du cacao. Mais c'est là une autre histoire que celle-ci.
A part sa brique et ses tuiles cuites, la maison du Vieux avait
la forme la moins originale qu'on puisse imaginer. La parcelle
était sceur, presque jumelle, de toutes celles de Moundié :
clôture de planches mal assemblées, cour de poussière sans
jardin, avec à l'arrière un puits de fortune et quelque carcasse
rouillée d'un véhicule dérnod;.. Quartier bruyant où la
musique, la bonne humeur, l'insouciance, l'élégance, la
gentillesse, jaillissaient de partout, réchauffant la température
ambiante. Riche île coralienne d'Océanie, prospère et sans
souci, où indigènes des deux sexes, nus de beauté
essoufflante, apprennent l'eau salée, le sable, les fleurs, la
danse et l'amour au voyageur en quête des soleils. Rien ne
manque au tableau. Guitare hawaïenne, dents blanches et
bières massent nerfs et coeurs stupéfaits. La maladie non
plus. D'autres Oncles aventuriers y crèveront de syphilis.
Pour qui circule dans les rues de Moundié, il est difficile,
même muni d'un télescope à verre filtrant, de détecter un
nuage sur le visage de nos gens de la ville. Parqués dans un
horizon de ciel boueux, ils vont leur vie, avec la naïve
insouciance de l'enfant jouant à la mareilu. Alcool d'ivresse
revivifiante ? Drogue savante et délirante qui grignote en
secret viscères et cellules nerveuses ? Tonton pouvait bien
encore demeurer et continuer à légiférer des siècles et des
siècles, pour-vu qu'il n:, touchât pas à cette bonne atmosphère
de kermesse.
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- Mais dis-moi un peu, petit, qu'est-ce que tu fabriques dans
cette équipe ?
- Suis pas dans l'équipe vraiment-vraiment, quoi. A côté.
Juste un fonctionnaire qui prête ses services.
- Mais trop près (il secouait la tête, en faisant la grimace).
Trop près. On a tendance à t'assimiler. Et puis ces postes-là
sont souvent l'antichambre.
Qui pouvait dire non aux nominations brusques annoncées à
la radio et garder son cou intact ? Moi, j'absolvais le jeune
compatriote directeur de cabinet.
- Peux-tu lui dire la vérité, au moins?
Le jeune compatriote haussait vaguement les sourcils.
- D'aillcurs, quelle importance ? (Tiya secouait les épaules.)
Est-ce qu'il peut, je ne dis pas te comprendre, mais
simplement
suivre ton raisonnement ?
Le vieux buvait une gorgée et nous invitait d'un geste à en
faire autant.
- L'homme-là n'a jamais étudié le latin, lui. Un militaire... Si
encore c'était un vrai cyrard, sorti de corniche. Allez, va, tu
aurais mieux fait de rester là où tu étais. Tu travaillais plus
pour l'Afrique en exerçant ton métier, oui. Aujourd'hui, tu
sais, ce n'est pas par tout ce bruit que vous faites que le
drapeau de l'Afrique gagnera du terrain (il fit non de la tête).
C'est dans le monde du travail et de l'étude...
Il s'arrêta comme s'il venait d'apercevoir quelque chose dans
la salle.
- ... de la recherche aussi. Ça, c'est du concret. Vos tribunes
politiques-là, c'est l'occasion de gueulantes, rien de plus...
Tempêtes dans un verre d'eau.
- Tu veux que je démissionne ?
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Agence France-Presse, ouvre tes oreilles grandes comme
celles de lapin, sinon tu auras des oreilles d'éléphant.
Longtemps après, Moundié citera cette phrase chaque fois
que, tous feux baissés, les murs intérieurs chuchoteront des
anecdotes sur les bouffonneries du Chef.
Que tu sois logée dans un mur dans notre pays, pour dire ton
mensonge habituel et déformer les choses, ache qu'un jour
viendra où tu seras chassée de tous les coins de la terre.
Agence France-Presse, organe de mensonge, ouvre tes
oreilles grandes comme celles de lapin, sinon tu auras les
oreilles d'éléphant de notre pays pour mentir bien
tranquillement, que tu te trouves dans tel pays frère, nous
savons que c'est faux...
Nous nous regardions en fronçant les sourcils. Tonton
semblait avoir sauté un passage. Mais dans les autres
diffusions du message aussi bien que dans La Croix du Sud
d'Aziz Sonika, la phrase fut bien entendue et lue telle que
reproduite plus haut.
Tu n'es pas loin, tu es avec nous.
Tu as refusé la main tendue quand j'ai déclaré que nous étions
prêts à coopérer avec toi ; qu'au lieu de raconter des quoi-
quoi-là, nous te proposions de recopier purement et
simplement les communiqués de notre agence d'information.
Mais tu n'as pas voulu pour toi. Tu as préféré, comme un
enfant têtu, défier le Père de la Résurrection et de l'Identité
nationale. Tu es restée sourde jusqu'à aujourd'hui parce que tu
as trouvé la solution facile de' te camoufler dans un mur de
l'ambassade, ici même dans notre belle et moderne capitale,
pour mieux mentir. Tant pis pour toi, tant pis. Un jour l'heure
sonnera, ce sera l'heure où certains nids de mensonges seront
détruits.
L'Afrique reste l'Afrique...
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Les flammes de la campagne de Résurrection culturelle
progressaient avec une vigueur, une violence, une énergie et
une imagination dévastatrices. Chaque heure qui voyait naître
une étincelle faisait jaillir une idée, reprise par un éditorial,
amplifiée par un déferlement et des hurlements de militants
qui prouvaient leur courage et rebâtissaient le Pays en
précipitant dans le feu sacré et purificateur tous ceux qui,
adversaires ou hésitants timorés, se mettaient ou traînaient sur
leur passage. On chantait, on marchait au pas, on brisait avec
la foi tranquille des grands iconoclastes, et des tribuns
inspirés édifiaient chaque matin, gratuitement, des tréteaux
dans les rues et sur les places. Les esprits à courte vue qui
voulurent ignorer le vent de l'Histoire et poursuivre leur petit
bonhomme de sentier furent surpris par le souffle du cyclone.
Ainsi de ce commerçant portugais qui eut le mauvais goût de
se présenter plusieurs fois aux guichets des services du Trésor
pour y faire valoir une créance sur la maison présidentielle.
Un éditorial d'Aziz Sonika lui rétorqua que, pour soutenir la
lutte des frères d'Angola, du Mozambique et de
GuinéeBissau, les commerçants lusitaniens disposaient de
quarantehuit heures pour boucler leurs valises. Les jeunes
chômeurs de Moundié portèrent spontanément main-forte à
l'opération et la plupart des magasins furent pris d'assaut pour
ne plus faire songer bientôt qu'à des carcasses bien rongées
après le passage d'une armée de rats affamés. Je dois dire que
personne, au Pays, n'aime les commerçant portugais. Des
Blancs `qui ne valent pas mieux que les pauvres nègres de
Moundié, mais sont plus malins (plus malhonnêtes, oui)
qu'eux, quand il s'agit de gagner son argent et de s'enrichir.
Encore s'ils redépensaient cet argent en faisant du bien autour
d'eux... Non, ils préféraient vivre pauvrement et conserver
des cantines entières de liasses de billets sales. Ah, les
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que de la poudre aux yeux pour masquer la politique
néocoloniale, puisque les véritables profiteurs, les Oncles
impérialistes, eux, n'étaient pas menacés.
A la vérité, en dépit d'une belle déclaration dans laquelle
Tonton les appelait des citoyens d'adoption et invoquait la
convention d'établissement, les Oncles commençaient à
souffrir de sommeils remplis de cauchemars.
Convention d'établissement, convention d'établissement,
d'accord ! Mais ce brusque entichement pour la Chine... Où
cela pouvait-il conduire? Qu'on le veuille ou pas, il s'agissait
d'un flirt avec un Etat qui avait nationalisé les biens,
supprimé la propriété privée, chassé les missionnaires et mis
les femmes en communauté. Un Etat communiste, pour parler
clair. A le citer pour un oui, pour un non, comme s'en
délectait Tonton, ne risquait-on pas d'être emporté par une
logique infernale, plus forte que tout ce folklore ? Ne parlait-
on d'ailleurs déjà pas de l'arrivée prochaine d'experts chinois?
Experts, experts, c'est bien beau. Mais experts en quoi ? En
quoi, sinon en installation de régimes rouges pour les Noirs.
Les Jaunes, tous ces orientaux, savez ce que c'est. Secrets,
très secrets, fourbes. Pas moyen d'avoir confiance en eux.
Des fourbes, oui. Surtout face à nos bons nègres. Naïfs et
cons comme ils sont. Vont pas se méfier, vont tout accepter et
quand ils s'en apercevront, ce sera trop tard. Baisés jusqu'à la
tranche. Colonisés. Et comme il faut, cette fois. A en regretter
notre colonisation bien pépère. Mais ce sera trop tard. Nous,
on n'aura plus qu'à se la faire. Encore s'il n'y avait que Tonton
! Pas un mauvais bougre, le maréchal. Un peu brutal par
moments. Ouais. Mais normal non, quand on a été éduqué
dans les casernes. Et puis, ils ont besoin d'un Tonton. S'ils
n'en avaient pas, il faudrait leur en inventer un. Que
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De nombreux messages parvinrent des pays arabes. Tous
félicitaient Tonton pour la rupture avec Israël et certains pour
sa conversion à l'islam. Aziz Sonika fit paraître plusieurs
éditoriaux affirmant que nous avions un chef d'Etat respecté
dans le monde entier et que ce que l'on appelait jadis un pays
perdu dans les forêts africaines était devenu l'une des nations
les plus prestigieuses de la terre, enviée et jalousée par de
turbulents agitateurs dont le nom finit en iste. Ces homélies
de la presse écrite étaient reprises à la radio et à la télévision
par leur auteur qui refusait d'en confier la lecture à un simple,
un vulgaire speaker. Aucun, d'après lui, n'aurait su mettre ce
ton juste que seul un acteur confirmé eût su trouver. Selon
Radio-trottoir, Aziz Sonika craignait qu'on attribuât ces
morceaux oratoires à ceux qui leur prêteraient leur voix.
Aussi, malgré son rang (il avait gravi de nombreux étages
dans la hiérarchie du métier depuis ce matin de 1- avril où
Bwakamabé Na Sakkadé avait renversé Polépolé), il ne
répugnait pas à se présenter lui-même au micro.
Mais l'argent tant espéré de La Mecque et autres capitales
croyantes et pétrolifères, ne laissait pas de différer sa date
d'arrivée. Et parallèlement, atteignant quarante-cinq,
cinquante, soixante jours, les mois des fonctionnaires
s'étiraient comme du chewing-gum bazooka. Une délégation
saoudienne vint pour inventorier les dossiers bancables et s'en
retourna avec des fiches de projets à étudier. Une mission
libyenne, prête à passer aux actes, la suivit. Elle fit état d'une
programmation rigoureuse aux termes de laquelle une
mosquée serait inaugurée avant le délai de deux ans.
Aujourd'hui, il faut honnêtement reconnaître que la parole a
été tenue et chacun peut voir ce monument classé, devant
lequel les touristes aiment à se faire photographier ou filmer.
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1° Le président de la République, chef de l'Etat, président du
Conseil patriotique de Résurrection nationale, président du
Conseil des ministres, président du Conseil suprême de la
magistrature, ministre de bien des départements, auteur
intellectuel de la résurrection culturelle nationale.
2° Les officiers des grandes, historiques, courageuses et
intrépides Forces armées.
3° Les sous-officiers et les hommes de troupes des grandes,
historiques, courageuses et intrépides Forces armées. 4° La
police.
5° La gendarmerie.
6° Les ministres et les secrétaires d'Etat dans l'ordre
hiérarchique de leur décret de nomination.
7° Les ambassadeurs et représentants du Pays à l'étranger. 8°
Les stagiaires à l'étranger.
9° Les agents subalternes. 10° Les agents des cadres A.
11° Les secrétaires généraux, les directeurs généraux et
autres chefs de service.
12° Les boursiers. 13° Les etc.
Quelle pâture pour Gavroche Aujourd'hui ! Il n'en fallait pas
plus pour que le fameux journal satirique de Paris publiât
aussitôt sous sa rubrique « Le mur du çon est dépassé », la
photocopie du texte officiel, l'agrémentant de commentaires
fort proches de ceux que Radio-trottoir diffusait dans son
anonymat éternel, à travers le quartier Moundié. Plusieurs
colonnes étaient consacrées au pèlerinage d'Abd-el-Mahjid, «
Balthazar innocent aux mains vides, à La Mecque et autres
contrées avoisinantes ».
Le numéro fut saisi.
- Con de leur maman, con de leur maman ! Te les
charcuterais un peu, si les tenais entre mes mains, ces
salopards.
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--- Allez, Maître, un champagne pour monsieur le directeur
de cabinet. Pour moi, comme d'habitude, un Chivas.
Il regarda le soleil qui, dans sa splendeur, annonçait une
journée de gloire.
- Quelle belle matinée!... T'en fais pas, si tu ne supportes pas
le champagne, faut quand même arroser une telle victoire.
Allez, tu pourras rentrer te reposer après. Nous avons mérité
de la patrie, mon fils. Plus même. Ah ! Oui, alors. Nous
l'avons bien mérité. C'est ton patron qui te le dit. Maintenant
un peu de vie privée, s'il vous plaît.
Il ricana.
Le soleil illuminait la nature comme un film en couleurs.
Tonton s'étirait sur un fauteuil épais et semblait vouloir
s'emplir les poumons et tout son être du spectacle.
Après la première gorgée du liquide couleur de tabac, vint le
moment des confidences. Il parlait d'un voyage à Paris. Ah !
Maître. C'était le couronnement de sa carrière. Jusqu'alors, il
r.'avait séjourné dans la capitale française, en qualité de
président, que pour des visites dites privées ou de travail. Il
attendait depuis longtemps ce voyage officiel. Etre reçu en
France ! A Paris ! Comme la Reine d'Angleterre. C'était
incomparablement plus que toute réception au Sénégal, en
Côte-d'Ivoire, au Zaïre, au Maroc, en Allemagne, en Chine
ou même aux Etats-Unis. Non, ce n'était pas la même chose.
Fallait bien comprendre. Il avait vécu en France, lui. Y avait
exercé sa profession. Aurait pu y rester. Sans problème. Oui,
mc,osieur. Y avait des copains dans l'armée. Tiens, justement
fallait qu'il pense à trouver un moyen pour leur demander de
composer la garde d'honneur avec d'anciens collègues du
temps du baroud. Pourrait leur proposer une liste. N'avait pas
oublié leur nom. Il décrocha le téléphone. Ah ! bravo, malgré
la permission accordée tout à l'heure, le jeune compatriote
directeur de cabinet était encore dans son bureau.
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IVF
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Quelques jours auparavant, nous avions appris la mort de
Tiya. Là-bas à Paris, où il avait bénéficié d'une évacuation
sanitaire. Inutile finalement. Mais pouvait-on savoir ? Un
cancer du pancréas. On avait vu Polépolé venir saluer le
corps, à l'embarquement à Roissy. Moundié avait réagi
aussitôt comme le village à la mort d'un de ses fils. La même
affliction, la même pitié sincère. Tonton, alerté par les fiches
de Monsieur Gourdain, avait décidé de faire prendre en
charge par l'Etat tous les frais de rapatriement de la dépouille,
ceux du damuka aussi bien que ceux des funérailles.
Le cercueil avait été transporté par le vol du mercredi. Celui
de quatre heures du matin. Un fait exprès, interprétait-on à
Moundié. Bwakamabé avait dépêché dans la capitale
française un de ses Djabotama de confiance pour aider la
famille dans les formalités de rapatriement. En réalité, pour
bien organiser l'opération de manière à éviter une
manifestation à l'accueil. Quatre heures du matin donc. Nous
étions là. Deux boules de lumière blanche, glissant vers la
piste comme des parachutes en fin de course, trouèrent
soudain le noir de la nuit finissante. Nous étions là, malgré
tout. Plus d'une centaine pour accueillir le douloureux colis
dans nos bras et recouvrir, comme un châle protecteur, de
notre silence éloquent, les hoquets, gémissements et cris de la
famille. De l'aéroport à Moundié, nous l'avons accomgné au
ralenti, en voiture, en camion, à vélomoteur, à pied. Trajet
spécial, canalisé par la police. Itinéraire à travers les rues les
moins fréquentées. Et le cortège qui s'augmentait des curieux
réveillés par le bruit de ces pieds, sous leurs fenêtres. Les
plus rêveurs murmuraient dans leur vernaculaire qu'ils
refaisaient les marches de soutien au Vieux du temps où ils
avaient le droit'de le choisir comme candidat entre plusieurs...
.
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LE PLEURER-RIRE
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ceux qui avaient poursuivi la lutte dans un autre parti,
quelquefois rontre lui. Tous étaient là, comme pour affirmer
une époque meüleur;;. Hier, demain ?...
Les jeunes intellectuels n'étaient pas loin. Ils n'avaient pas
voulu non plus manquer ce rendez-vous. Pas si mauvais que
ça, au bout du compte, les jeunes. Comme d'habitude, ils
parlaient, parlaient, parlaient. Comme tout le monde
d'ailleurs. Le damuka n'est pas l'enterrement... N'y va-t-on
pas pour soulager la douleur de la famille et sa propre
tristesse ? Ils choisissaient déjà la place de Tiya dans
l'Histoire du Pays, quand viendrait le temps de pouvoir
l'écrire librement. Car ce temps viendrait. Le Vieux était
maintenant des leurs. Un pionnier. Isolé , incompris, mais un
des leurs. Ils reconnaissai:nt que son combat avait été plus
dur, avait demandé plus de courage, avait été fondamental.
Un pionnier. N'avait-il pas été l'un des premiers à parler de
socialisme ?
Et son attitude de dignité face à Polépolé, face à... disons
maintenattt. Eux aussi avaient envie de répéter « Napoléon,
Napoléon... ».
Napoléon ?
Je suis resté, cette nuit-là, au dam.uka, jusqu'à !'aube.
D'ailleurs Elengui, aussi bien que Soukali. y étaient, discrètes
et perdues dans la masse des femmes, recroquevillées dans
leur pagne, sur les nattes. Et puis, ce soir, je n'aurais pas eu le
cceur à... Tiya, c'était quelqu'un ! Je ne sais quoi
d'inexprimable. Une époque, notre époque aussi, un peu d:,
nous-mêm:-s qui s'cu alla;.~. Peut-être notre enfance dissoute
dans les saisons des pluies. Moi, qui n'ai pas de goût pour la
politique, c'était comme de participer à une tranchc- de notre
I-üs.oire, malgré moi, mais sans effort.
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aussi, dans un lien entre son ventre et le ciel. Pas de
bénédiction, non plus. Le Vieux Tiya était athée. Franc-
maçon, selon certains.
Nous avons quand même entonné un cantique. Les courbes
de la mélodie et l'innocence des mots nous réchauffaient le
ceeur. Juste ce dont nous avions besoin pour offrir au Vieux
un cadeau à la beauté d'adolescente nue, dans un ultime geste
de pitié. Pour lui pardonner son athéisme également. Pour
que notre Dieu, nos dieux, lui pardonnent. Allez, ce n'était
pas un athée de Satan. Papa Bon Dieu a sans doute aussi les
siens. Tel qu'on nous le décrit, il est trop intelligent pour ne
pas comprendre cette incroyance-là. Je suis sûr qu'il a ouvert
ses bras à Tiya. On ne fait pas cadeau d'une telle âme à Satan.
Ce n'est qu'un au-revoir, Mes frères,
Ce n'est qu'un...
Le cortège s'est scindé en deux groupes. Le plus gros qui
restait, chantant et faisant des signes de la main, et allait
bientôt se disperser. L'autre comprenait quelques camions et
des LandRover. L'une d'elle était remplie des dirigeants
politiques de sa génération : les autres Vieux.
Ma Mélanie a encore hurlé plus fort, comme si elle était
secouée par quelque diable dans son corps.
Le soir, dans les informations générales, juste avant la
chronique sportive, la radio a annoncé que monsieur François
Tiya, instituteur retraité, mort à Paris « des suites d'une
longue maladie, a été enterré ». Point final.
Les autorités ont prétendu qu'au moment de la dispersion, des
agitateurs ont voulu entonner l'hymne du parti de Tiya.
Immédiatement, ils auraient été maîtrisés et arrêtés par les
hommes de Monsieur Gourdain, mêlés à la foule. A
Moundié, on rapporte aussi que tous les fonctionnaires
absents de leur poste de travail, l'après-midi de l'enterrement,
ont été .gratifiés d'une mise à pied sans solde d'un mois:
314
... C'est bien ainsi que nous a quittés le Vieux. Quant au reste,
vous avez si bien exploité mes confidences que je n'aurais pas
beaucoup à ajouter à la relation que vous faites de la
rencontre entre l'ambassadeur de France et Bwakamabé.
L'audience débuta dans une atmosphère orageuse. Celui-ci
avait fait convoquer celui-là pour lui exprimer son
mécontentement face aux articles de Gailroche Aujourd'hui.
Fou de rage, il le fit en faisant totalement litière du langage
diplomatique, traitant monsieur Bruno de la Roncière
exactement de la même manière qu'un patron de l'époque
coloniale eût traité son boy. J'en ai ressenti moi-même une
honte et une humiliation comme il ne m'en a plus jamais été
donné l'occasion.
Profitant d'un bref silence, le Français invoqua la liberté de la
presse en vigueur dans son pays, et pria le c maréchal » de ne
pas confondre les calomnies d'une revue indépendante avec
les sentiments respectueux du gouvernement français à son
égard.
Bwakamabé rétorqua à nouveau, en des termes brutaux et
grossiers, allant Jusqu'à souligner que le président Pierre
Chevalier était vraiment un malheureux, sans pouvoir réel,
s'il ne lui était même pas reconnu le droit de punir les
journalistes qui insultaient ses amis chefs d'Etat, et que la
France fournissait là un bien mauvais exemple à ses paysfils
africains.
Dans son ouvrage, Au service du Quai, paru il y a un an,
Bruno de la Roncière consacre moins d'une page à cette
entrevue et s'y donne le beau rôle, ce qui n'est pas conforme à
la vérité...
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J'aurai tout le temps pour cela. Et puis, j'étais bien comme ça.
Même à la maison, je n'utilisais jamais de pyjama.
- 12 lumière, c'est juste avant d'entrer. A gauche. Attends, je
vais te mettre une serviette propre.
Finalement, je lui ai obéi. Par politesse ou manque de ressort.
Bien douché, et dans le linge de nuit, j'ai effectivement senti
un court moment de bien-être physique. Je me suis plongé
dans les gros bras d'un fauteuil du salon et j'ai redéplié la
lettre de Ma Mireille pour bien m'en pénétrer.
- Tu vas pas rester comme ça toute la nuit? Allez, faut
dormir.
Je lui ai répondu que je ne tarderais pas à éteindre.
- Mais tu vas pas dormir là ! Je ne comprenais pas.
- Y a trop de moustiques, là.
- Oh ! pouf, peuvent pas me tuer, les moustiques.
- Ts, ts, ts, viens dormir ici, tu seras mieux. Y a un
c:imatiseur. Ça chasse les moustiques.
Avait-elle donc deux chambres '1
Un beau petit lit carré, sans pieds, qui semblait posé à mêma
une moquette grains de maïs.
- Mais Cécile...
-- Cécile, quoi ?
- Mais c'est ton fit, non ?
- Et alors? I't'fait peur? Crains rien, v_ a pas de punaises
dedans.
- C'est-à-dire que...
Bon, après tout, c'est moi qui avais les idées mil placées.
Cécile, c'était une saur, non. L'amie la plus sûre de Ma
Mireille. Pour moi, une petite soeur. Il était clair qu'elle était
au courant de tout. Ce n'est pas elle qui nous aurait trahis.
Elle vOulait simplement accomplir sa mission jusqu'au bout,
complèteiuent, sans un accroc, en ne négligeant rien. Et puis.
pourquoi un homme et une femme ne pourraient-ils pas
dormir l'un à côti de l'autre sans qu'aussitôt... Cécile était ma
soear.
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LE PLEURER-RIRE
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Elle s'endormit tout de suite, m'ignorant complètement. Je le
sentis au rythme de son souffle. Moi, je tournais et retournais
mes pensées dans tous les sens. Incroyable, cette histoire qui
me tombait sur la tête. Moi, un comploteur ! Quelle
imagination, ces policiers.! Ils avaient dû écouter toutes les
conversations téléphoniques entre Soukali et moi, depuis son
embauche à l'ambassade de Bulgarie. Je savais bien qu'il ne
fallait accorder aucune confiance à ces appareils. Pensez
donc, une ambassade en iste, en plus... Sûr que la ligne était
branchée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur la table
d'écoute. J'avais le pressentiment que cela finirait ainsi. Mais
Soukali, elle, riait de mes craintes. Il fallait lui téléphoner, lui
parler, montrer mon intérêt pour elle. Bref, vous avez vu.
Quelle femme ! Un vrai torrent. Elle aurait même voulu que
j'écrive des chansons pour elle. Non pas qu'elle eût souhaité
les entendre interprétées par un de nos orchestres. Non. Des
chansons pour elle. A être lues et chantées seulement entre
nos quatre yeux. Y a-t-il deux femmes sur la terre comme
Soukali ? Après tout, elle avait bien raison. L'amour ne doit
pas demeurer à la hauteur de la natte. C'est surtout question
de guitare. Ne dormais-je pas dans la même couche
qu'Elengui sans automatiquement lui faire ça, tous les soirs ?
Et pourtant, je l'aimais aussi, Elengui. Tiens, fallait que je
n'oublie pas. Je ne pouvais pas partir ainsi. Je lui griffonnerai
un mot demain, pour lui expliquer cette foutue affaire.
Faudrait aussi lui laisser quelque chose. Plus un chèque. Oui,
j'avais mon chéquier sur moi. Cécile lui remettrait tout ça.
Une soeur, Cécile. Une vraie. Pas sœur au sens militant du
terme. Une vraie sceur, sur qui on peut compter dans les
moments difficiles. Faudrait écrire aussi un mot à Soukali.
On dit qu'on n'aime qu'une seule fois. Mais moi, je dois être
particulier. J'aimais, j'aime toujours d'un égal amour Elengui
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Je fais grâce au lecteur des longues pages de rhétorique où
mon jeune compatriote ancien directeur de cabinet, au nom
de la pudeur révolutionnaire, s'en prend à la littérature
érotico-pornographique. Certains regretteront sûrement ces
morceaux d'éloquence où la plume d'un polémiste talentueux
exécute dans une dialectique implacable les tendances
dépravées d'une bourgeoisie en déliquescence et qui s'obstine
à contaminer l'Afrique vierge par l'exportation systématique
de moeurs dissolues. Mais je n'aurais pu les publier sans les
faire suivre de mes propres réflexions sur ces leçons de
morale édifiantes. A sa vénérable et doctorale éthique et à
mes banalités et platitudes, tour à tour ridicules dans leurs
convictions de s'imaginer révéler des vérités nouvelles, j'ai
préféré la voix oubliée du bonhomme Diderot.
« Premièrement, lecteur, ce ne sont pas des contes, c'est une
histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut-être
moins, quand j'écris les sottises de Jacques, que Suétone
quand il nous transmet les débauches de Tibère. Cependant,
vous lisez Suétone, et vous ne lui faites aucun reproche.
Pourquoi ne froncez-vous pas le sourcil à Catulle, à Martial, à
Horace, à Juvénal, à Pétrone, à La Fontaine et à tant d'autres
? Pourquoi ne dites-vous pas au stoïcien Sénèque : e Quel
besoin avons-nous de la crapule de votre esclave aux miroirs
concaves ? » Pourquoi n'avez-vous de l'indulgence que pour
les morts ? Si vous réfléchissiez uh peu à cette partialité, vous
verriez qu'elle naît de quelque principe vicieux. Si vous êtes
innocent, vous ne me lirez pas ; si vous êtes
corrompu, vous me lirez sans conséquence. Et puis, si ce que
je vous dis là ne vous satisfait pas, ouvrez la préface de
JeanBaptiste Rousseau, et vous y trouverez mon apologie.
Quel est celui d'entre vous qui osât blâmer Voltaire d'avoir
composé La Pucelle ? Aucun. Vous avez donc deux balances
pour les actions des hommes ? « Mais, dites-vous, La Pucelle
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sauvages qui n'avions jamais rien vu. Par la suite, Gavroche
Aujourd'hui, aussi bien que Radio-trottoir ont répandu à ce
sujet une anecdote. Tonton aurait demandé au chauffeur de
faire halte pour s'incliner devant la flamme du soldat inconnu
et le ministre des affaires étrangères aurait réussi à faire
redémarrer le cortège en assurant que cette cérémonie était
bien prévue, mais pour plus tard. Honnêtement, je ne sais ce
qui, de tout cela, est vrai. J'étais dans un autre véhicule.
Encore qu'un tel geste correspondît bien au caractère de
Tonton. Il aime les grandes décisions qui viennent du fond du
ceeur et frappent l'imagination des foules. Or (que de fois le
frère Antoine ne nous l'a-t-il pas répété dans ses cours à
Saint-Raymond de Penyafort !) la France est le pays de la
mesure, pas celui des grandioses émotions populaires.
En revanche, le jeune compatriote directeur de cabinet m'a
bien confirmé que Tonton avait demandé de prévoir, dans le
programme de la visite, une descente à pied, le long des
ChampsElysées, mais la sécurité française craignait de
provoquer l'opinion parisienne.
Au bas de la célèbre avenue, le cortège ralentit et les voitures
furent entourées de gardes républicains à cheval, qui nous
encadrèrent jusqu'à la résidence du président de la
République française. Notre hôte et la charmante, la très
charmante madame Pierre Chevalier, nous attendaient sur le
perron et ce fut là que débuta véritablement, ainsi
qu'annoncée, la visite officielle.
Echange de discours d'abord. De bienvenue d'une part, dans
lequel était fait l'éloge d'un pays dont l'histoire était commune
à celle de la France et dont le président était un ami éprouvé
des Français, auxquels tant de liens l'attachaient, à
commencer par ce commun instrument incomparable de la
pensée : il avait cité La langue. Discours de remerciement et
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Ricanements.
-- Tenais à te le dire, parce qu'à chaque fois que je te parle
de ce bonhomme-là, tu ne veux pas me croire.
J'ai vu le titre par-dessus l'épaule d'un client.
ARRESTATION AU PAYS DE SEPT MEMBRES
DU GROUPE TERRORISTE TELEMA
J'ai eu un moment d'arrêt que personne n'a dû remarquer. Un
bourdonnement dans ma tête. J'ai fait un gigantesque effort
pour nie dominer et déposer ma commande, comme si de rien
n'était. Discrètement je suis revenu~ derrière le client qui
lisait son journal. C'était bien cela :
ARRESTATION AU PAYS...
Mais le client a tourné la page.
J'ai prétexté quelque chose pour m'absenter quelques minutes
et aller acheter le journal au kiosque de l'hôtel.
C'était bien cela : page trois à la rubrique « étranger »,
audessous de trois colonnes intitulées Afrique.
ARRESTATION AU PAYS DE SEPT MEMBRES
DU GROUPE TERRORISTE TELEMA
Une dépêche de La Voix de la Résurrection Nationale, capt,-
,'e à Yaoundé, Dakar et Abidjan, annonce l'arrc-station dans
la Capitale, les lundi 10 et mardi 11 juillet, de sept personnes
soupçonnées d'appartenir au mouvement terroriste parisien de
l'A. F. P. Il s'agirait de messieurs Victor Bondou, vingt et un
ans, Pierre Dendissa, Gratien Embobelo et Ibrahima Fadiga
(ce dernier bénéficiant tant de la nationalité ivoirienne que de
celle du Pays), âgés tous trois de vingt-deux ans, monsieur
Pascal Bowaboya et mademoiselle Malaïka Yabaka, vingt-
trois ans, ainsi que monsieur Etienne Mwanga.
Ces arrestations auraient été opérées grâce aux indications de
certains complices, à la suite d'un « coup de filet ›, réalisé il y
a quelques jours dans la Capitale. Les sept militants auraient
été arrêtés dans le quartier Moundié.
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LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
La déclaration de la Voix de la Résurrection Nationale
confirme certaines rumeurs dont nous nous étions faits déjà
l'écho dans nos éditions antérieures et selon lesquelles, d'une
part, le président Bwakamabé Na Sakkadé aurait échappé à
un attentat, d'autre part, le dépôt d'armes des Forces Armées
nationales aurait été attaqué.
Notre article avait suscité, à l'époque, une violente réaction
des autorités du Pays. Après la saisie sur place de notre
édition du 27 juin, l'ambassadeur du Pays à Paris nous avait
fait parvenir un communiqué dans lequel il qualifiait notre
information « d'allégations gratuites et fantaisistes, inspirées
par la haine et la jalousie des régimes totalitaires ». Il ajoutait
que les informations du Monde étaient a cousues de
contradictions et contre-vérités de nature à jeter le discrédit
sur le régime du respecté président Bwakamabé Na Sakkadé
a.
Selon l'ambassadeur, enfin, la situation au Pays n'avait «
jamais été aussi florissante car le maréchal Bwakamabé y
avait établi un mini-Eden où il faisait bon vivre. Il apparaît
aujourd'hui que le régime du maréchal Bwakamabé Na
Sakkadé, dont la section française d'Amnesty International a
eu à dénoncer les nombreuses atteintes aux droits de
l'homme, connaît des difficultés intérieures de plus en plus
grandes. Les personnes arrêtées dans la capitale ne seraient
pas les représentants de premier plan de l'organisation
terroriste. Ex-ouvriers, infirmiers ou infirmières, elles
semblent néanmoins jouer un rôle technique dans
l'infrastructure du groupe armé, s'occupant notamment de la
recherche d'informations. Ils auraient participé à de petites
actions d'intimidation, à des actions de terrorisme diffus,
telles qu'incendies de voitures ou coups de téléphone
anonymes de menaces. Seul l'une des sept, Mlle Malaïka
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diplomatique et abattre ainsi tous les brillants efforts que
Tonton avait déployés ces dernières années pour faire
respecter et apprécier le Pays à l'extérieur ? Il se soumettrait à
la décision de la majorité, mais souhaitait qu'on réfléchisse
avec calme.
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des présidents Bourguiba, Amin Dada, Houphouët-Boigny,
Keneth Kaunda, Siaka Stevens, Senghor, du roi du Maroc, de
l'empereur Bokassa. Tonton, approbateur et méditatif,
secouait la tête à chacune des phrases et ouvrait des yeux de
plus en plus intéressés à chaque citation d'un nom célèbre.
- Pour commencer, respecté Président (les services
protocolaires avaient bien fait la leçon), pouvez-vous me citer
vos
violons d'Ingres ?
Le sourcil froncé, il considéra un moment le plafond.
- Non, pas de violon. Aucun. J'aime surtout les instruments
de musique moderne. Quant à les citer tous...
E. G. Tupman toussota, juste pour chasser le chat dans sa
gorge.
- J'aimerais, j'aimerais, euh!... savoir quels sont vos
passetemps. Ce que vous faites quand il vous arrive de
bénéficier d'un peu de loisir.
- Mes moments de loisir ? Est-ce que j'en ai même ? Avec (il
fit un mouvement du menton en direction de ses ministres)
ces flemmards d'indigènes !
Et il se lança dans une longue plainte sur la solitude de ceux
qui gouvernent. Non, il n'avait pas le temps de songer à autre
chose qu'à l'avenir de son peuple et à celui de l'humanité.
Long exposé sur sa conception du pouvoir, sur les forces qui
se partagent le monde. le non-alignement, long exposé
entrecoupé de lamentations semblables à celles qu'exhalent
les femmes accablées par le destin et qui en appellent à la
justice des cieux.
- Si vous permettez, respecté Président...
Non. Il demandait d'attendre. Ne pas l'interrompre surtout.
Sinon, perdrait le fil de sa pensée. Restait encore la politique
africaine. Avec un peu de sérieux, les Africains pouvaient
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284 LE PLEURER-RIRE
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- Vraiment, monsieur... Pardon ! Respecté Président, je suis
vraiment confus...
- Allons, allons, pas de merci. En Afrique, entre
ne se remercie jamais. Allez, continuons. - Quel est votre
rythme de lecture? - Beaucoup.
- Oui, mais...
- Beaucoup, quoi.
- Un, deux livres par semaine? - Au moins un par jour.
Une pause.
- Quel genre de livres affectionnez-vous de préférence? - Les
encyclopédies, je vous ai dit.
- Oui, mais qu'aimez-vous lire pour vous détendre ? Romans
? Romans de mceurs ? Policiers ? Livres d'histoire ? - Tout.
- Vous avez bien une tendance...
- Tout (un large geste du bras), je lis tout. - Les livres
d'histoire ?
- Les livres d'histoire.
- Concernant quelle période ?
- Ah ! (il s'avachit sur le canapé et parle comme s'il était pris
dans un rêve) ce que j'aime, moi, ce sont les livres sur Papa...
sur le général de Gaulle, je veux dire. Et puis sur Napoléon.
Ah 1 l'homme-là!
L'Américain l'entraîne alors dans une appréciation sur
différents biographes de Napoléon, dont je n'ai pas retenu les
noms. Tonton jouait les connaisseurs, bafouillait un peu, se
reprenait, se contredisait, mais dans l'ensemble paraissait s'en
sortir fort honorablement par des oui et des non très secs.
Quant à Hitler, j'avais le sentiment que Edward G. Tupman
n'arrivait pas à s'expliquer les raisons de l'admiration de
Tonton pour lui. II se demandait s'il ne s'agissait pas d'un
lapsus. Surtout qu'il avait affaire à un ancien combattant, un
ancien « compagnon de la Libération ». Tonton souriait
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Après tout ce que j'ai fait pour toi. T'oublies que c'est Tonton
Bwakamabé qui t'a tiré du gnouf et fait de toi un ministre...
T'oublies... Sans moi, Polépolé t'aurait zigouillé (il fit un
geste sec avec son doigt à hauteur de la gorge). Aucune
reconnaissance. (Il fit une grimace.) Sale Djatékoué, va.
Macaque ! Indigène ! Sauvage ! Te crois le plus fort parce
que t'as fait Saint-Cyr ! Comme ce salaud de Kaputula.
Pauvres cons, ouais. Pauvres cons !(II hurlait.) C'est moi qui
ai fait de Kaputula un chef d'état-major. Moi, vous entendez...
Plus forts que moi, Bwakamabé ? Moi, fils de Ngakoro, fils
de Fouléma, fils de Kiréwa. Parce que zavez fait un tour à
Saint-Cyr ! M'en branle, moi, de votre Saint-Cyr. Fait la
guerre, moi. Entre hommes. Avec des couilles au cul. Pas les
trahisons comme vous. Pas peur de la guerre, moi. Ni de
votre Tché, si c'est Chez, ou quoi-quoiquoi-là. Allez, parle
maintenant.
Dans le regard du capitaine allongé à même le sol, on dit qu'il
y avait encore du mépris.
- Le pouvoir ! C'est ça que tu voulais. Dis-le (Un rictus.)
Comme si tu étais capable de gouverner. (Il baissa la voix.)
Un merdeux, comme toi. (Il se remit à crier.) Depuis quand
un Djatékoué possède la science du commandement ? Hein ?
Sauvage, macaque, fils d'esclave ! C'est mon palais que tu
voulais, oui. Pour faire ton fier. Pour coucher dans mon lit.
Baiser ma femme. (Ecumant soudain comme un épileptique,
Bwakamabé se mit à donner une série de coups de queue de
lion et à décocher une rafale de coups de pied.) C'est pour
cela que tu m'as planté des boutons. (Il désignait son visage.)
Jamais !(II rageait comme un chien.) Jamais tu l'auras... tu
m'entends. Personne, personne ne grimpera jamais sur... (on
aurait dit qu'il pleurait)... sur Ma Mireille. Même pas après
ma mort.
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t'anistie et tu rejoins les tiens. Tandis que la mort... (Il leva les
sourcils et eut un mouvement de tête et des lèvres.) Allez,
sois raisonnable, toute ta petite famille a besoin de toi. Tes
gosses surtout. Parce que la femme, si tu crèves, bon, elle va
pleurer, bien sûr... Encore qu'elle ne sera pas obligée, car y
aura pas de damuka pour des salauds de ton espèce. Bon,
admettons même qu'elle porte le deuil. Suppose qu'elle soit
courageuse, car porter le deuil d'un traître (il secoua ses
doigts et siffla)... Mais ensuite, et même avant d'enlever son
deuil, pourra pas tenir, la pov' petite. Ça va trop la démanger.
»
L'homme du commando bazooka ricana, d'un rire épais, puis
baissa la voix, comme pour expliquer une leçon.
-... lui faudra une bonne grosse quille de viande pour la
calmer. Normal, quoi. Tu serais à sa place, ferais la même
chose, non. Tel que t'es bâti, mon salaud, tu dois pas rester
deux jours sans gigoter des reins. C'est la vie ! Allez,
capitaine, réfléchis. Aide-nous.
Yabaka restait muré dans son silence. Assis, il regardait de
haut l'homme debout devant lui.
Il passa une nuit entière debout, bras levés et mains collées au
mur, sous la surveillance de militaires qui se relayaient,
l'arme à la bretelle. Au plus léger des mouvements, à la
moindre ébauche de relâchement, les coups pleuvaient. Puis
ce fut le régime de la pendaison, le Mont Cameroun, soulagé
seulement par la perte de connaissance.
La journée suivante, on le confronta à des individus qu'il ne
connaissait pas, ou seulement de vue, mais qui chacun «
avouait » les conditions dans lesquelles le capitaine serait
venu leur proposer de s'organiser pour passer à l'action. Des
passants qui récitaient par coeur, avec un bonheur inégal, une
leçon rapidement apprise, changeant involontairement une
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- Ehéééé !
Un long éhéééé moqueur, difficile à décrire en français. Un
long éhéééé moqueur, la tête penchée de côté et la main à la
bouche.
- Ehéééé ! vous êtes vraiment petits... Allez-y, maintenant. Je
vous autorise... pouvez tirer... je vous autorise à me tuer...
Allez-y... Mais je reviendrai pendant longtemps encore dans
vos rêves.
Il ouvrit grand les bras et regarda vers le ciel.
- Quand vous dormirez, je viendrai veiller à la tête de votre
couche...
C'était dans un vallon où les enfants du village voisin
s'amusent, quand l'air est calme, à écouter l'écho de leurs cris,
jetés dans l'espace comme des pierres en ricochet sur l'eau.
Cette aube-là, l'écho ne renvoya pas la dernière salve du
peloton, comme si les esprits des forêts voisines les avaient
avalées.
L'écho se contentait de répéter :
« ... je reviendrai pendant longtemps encore dans vos rêves. »
Deux, trois, plusieurs fois. De plus en plus faiblement. De
manière lancinante.
Tonton sortit un miroir de sa poche et examina son visage.
De nouveaux boutons avaient poussé.
Telles sont les deux variantes de la mort du capitaine Yabaka
et de ses compagnons.
Etrangers qui passez à Moundié et qui voulez les entendre de
la voix des témoins ou de celle des griots, n'insistez pas. La
pièce se jouait à guichet fermé.
Aucun avocat. Nul médecin légiste. Des bandes de femmes
folles ont ravi la raison des soldats du peloton de la mort.
Récemment encore, on pouvait voir ces hommes courir par
les rues du Plateau, le sexe au vent, ricanant et répétant :«...
viendrai pendant longtemps encore... vos rêves de salauds... »
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314 LE PLEURER-RIRE