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Henri Lopes

Le Pleurer-Rire, Paris,
Présence Africaine, 1982, 315
p.
6

ISBN 2-7087-0404-4
© Éditions Présence Africaine, 1982

Droits de reproduction, de traduction, d'adaptation réservés


pour tous pays.

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et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou
reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et
non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que « les analyses et les courtes citations dans un but
d'exemple et d'illustration », toute représentation ou
reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement
de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite
(alinéa 1 ef de l'article 40). Cette représentation ou
reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait
donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants
du Code pénal.
7

J'ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s'échappe par quelque coin.
Beaumarchais.

Quiconque écrit l'histoire de son temps doit s'attendre qu'on lui


reprochera tout ce qu'il a dit et tout ce qu'il n'a pas dit.

Voltaire, Lettre Valentin


Philippe de Rocheret, 14 avril 1772.

Les quelques pages de démonstration qui suivent, tirent toute leur force du fait
que l'histoire est entièrement vraie, puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre.
Boris Vian, L'Ecume des jours.
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SERIEUX AVERTISSEMENT

Dans un premier élan, nous avons songé à interdire ces pages,


à les condamner à être lacérées et brûlées au pied du grand
escalier du Palais par l'exécuteur de la Haute Justice, comme
contenant des expressions et imputations téméraires,
scandaleuses et injurieuses à la Haute Magistrature en
général, à l'africaine en particulier. Mais une expérience
aujourd'hui vieille de plus de quinze ans nous a sagement
détournés d'un tel excès. Les livres proscrits se vendent, sous
le manteau, mieux que les bons. Et nous détenons des
dossiers de méchants auteurs qui, pour se faire une réputation
acquise à peu de frais et mieux liquider leur marchandise,
recherchent cyniquement la publicité que confèrent les
décrets de la censure.
Nos services de renseignements nous ont au demeurant
signalé plusieurs d'entre eux, dont le rêve secret est
d'entendre quelque jour les hôtesses de l'air caresser de leur
voix l'oreille des voyageurs débarquant dans tel aéroport
africain pour les avertir que MACHIN L'AFRIQUE,
L'AFRIQUE EN CHOSE, VIVENT LES AFRICAINS... et
son prochain ouvrage, sont interdits sur tout le territoire de tel
pays.
Dans un second mouvement, nous avons songé à un procédé
plus élégant et vieux de plusieurs siècles : acheter à l'éditeur
tous les exemplaires et les incinérer à la faveur d'un feu de
brousse. Mais, tout bien calculé, c'était là encore assurer des
droits d'auteur confortables, en un temps record, à une
canaille qui mérite le cachot, quelques bons coups de
chicottes et l'oubli.
Ainsi, à l'heure où l'Afrique, face à son destin historique, a
besoin de héros exaltant les valeurs morales positives et notre
cosmogonie ancestrale, à l'heure où vous, lecteurs, réclamez
une littérature d'évasion, messieurs nos écrivains, eux,
utilisent leur
10

imagination débridée à peindre l'Afrique et les Africains en


noir - mais sur un ton qui n'a rien à voir avec la négritude.
Si l'on peut excuser certains d'être les jouets d'un vaste
complot orchestré par des forces obscures' qui cherchent à
semer la subversion dans chaque recoin de notre cher
continent et à y introduire des idéologies étrangères et
dissolvantes, il en est d'autres (esthètes anarcho-décadents)
qui ont compris les ressorts les plus primitifs de la
psychologie des masses et s'en servent machiavéliquement
pour décupler les revenus de la vente de leur poison.
Quand nous attendons d'eux des nourritures spirituelles, ils
n'ont de cesse qu'ils n'assouvissent des préoccupations
bassement matérielles.
Mais les peuples africains sauront juger par eux-mêmes
comment messieurs ces libres penseurs gaspillent la richesse
que l'école leur a généreusement distribuée grâce au sacrifice
de leurs pères et mères de nos campagnes. Nous souhaitons
qu'ils sachent en tirer les leçons et les conséquences qui
s'imposent dans l'éducation des générations nouvelles.
C'est pourquoi, conformément à notre Résolution n° 006/79,
semi-secrète, votée à la majorité simple, lors de notre récent
et historique congrès de Bobo-Dioulasso, nous ne tomberons
plus dans leur guet-apens.
Désormais, nous laisserons publier et vendre tous les
ouvrages.
En échange, chaque livre, chaque film, chaque disque,
chaque cassette que la sauvegarde de nos bonnes mcrurs
devrait frapper d'interdit, sera précédé d'une introduction
écrite, visuelle ou auriculaire, rédigée, présentée ou dite par
Nous.
Ainsi, en cette occasion, du PLEURER-RIRE.
L'Afrique a besoin de clarté et ce livre introduit la confusion.
Il égare les esprits curieux, pendant plus de trois cents pages,
sur de faux problèmes.
11

1. Ici, une minorité voulait qualifier ce complot


d'impérialiste, et la majorité de communiste. L'adiectif obscur
est donc le résultat d'un compromis pour préserver l'unité
africaine.
Non, les lecteurs sains savent qu'il n'existe pas de Président
aussi léger, burlesque et cruel que Tonton.
Les masses héroïques d'Afrique ne le tolèreraient pas et les
autres peuples du monde épris de justice et de paix les
aideraient à le renverser.
Tonton est l'image des présidents nègres tels que les Blancs
racistes et nostalgiques d'un colonialisme à jamais révolu se
l'imaginent. Ils espèrent, par cet exemple grossier, d'une part
prouver l'incapacité des nègres à se gouverner sans barbarie,
d'autre part décourager toute forme de coopération entre les
pays développés et les nôtres, afin de nous laisser croupir
dans la misère. Les écrivains africains qui se prêtent à ce jeu
espèrent ainsi hâter la chute de certains régimes, ne voyant
pas qu'en fait ils préparent un nouveau lit pour l'ancien
colonialisme à qui il sera dès lors aisé de nous reconquérir et
de récupérer ses privilèges.
Non, Tonton n'existe pas, ne peut exister, en ces jours, en ce
continent. C'est le fruit d'une imagination macabre qui frise la
démence : c'est de la bande dessinée 1
Nous soupçonnons même son auteur d'être un Blanc ayant eu
la chance de vivre quelques séjours en Afrique. Un Africain
digne de ce beau nom n'aurait jamais osé rédiger semblable
chiffon.
Un fils véritable de l'Afrique ne décrirait pas avec autant de
détachement son milieu et son époque.
Il s'agit d'un faussaire sans scrupule, dont l'ouvrage est cousu
de fils... BLANCS, bien sûr.
Les vrais Africains sauront rire d'ailleurs comme il convient
de l'invraisemblance des personnages et des situations.
Enfin, Dieu merci 1 ce style d'homme de la rue ne pourra
séduire l'amateur du bel art. Si, à la rigueur, c'est ainsi que
12

l'on parle dans nos rues, ce n'est pas ainsi qu'on doit écrire.
LE PLEURER-RIRE est une offense au bon goût.
Si d'aventure, néanmoins, des esprits honnêtes et faibles se
laissaient hypnotiser par le sentimentalisme, le subjectivisme,
la malice et l'esprit partisan de l'auteur, nous savons compter
sur la sagacité de nos critiques littéraires et sur la vigilance de
nos.
13

12 LE PLEURER-RIRE
masses pour soulever une lame de fond de contrepropagande,
qui noiera, dans une mer de points de vue sains, cette goutte
de poison antiafricain.
Pour que l'Afrique vive telle qu'en elle-même ou meure.
P. le Secrétaire général et p. o.

la secrétaire générale adjointe

chargée des ceuvres écrites.

Anasthasie MOPEKISSA
Association interafricaine

des Censeurs francophones'.


1. Cette association est une organisation non
gouvernementale indépendante. Elle tire ses ressources de ses
propres cotisations, des dons et legs divers.
Remarqua-t-elle le court moment d'arrêt que j'eus en péné
trant dans la parcelle ? Habituellement, quand je rentrais à
cette
heure, Elengui dormait encore et si, par maladresse, je faisais
grincer la porte de notre chambre, elle poussait un soupir, se
retournait et s'en allait rejoindre les contrées de son sommeil.
En proie, ce matin-là, à je ne sais quelle agitation, elle
allait et venait sur la véranda.
Mam'hé ! Quoi donc encore ? Elle hurla mon nom. Un
malheur ?
La tête plaquée contre ma poitrine, elle respirait fortement,
comme à l'issue d'une course.
Quel salaud l'avait-il alertée ?
Je me laissai tirer dans notre petite salle de séjour. - Quoi,
quoi, quoi ?
Le transistor gueulait un air de défilé.
14

Pour devenir soldat de la marine... Ou quelque chose de


même farine.
15

Le damuka s'était réuni dans une venelle de Moundié :


avenue Général-Marchand. Je me revois encore arrivant au
rendezvous et commençant, comme toujours en ces
circonstances, par déposer quelques pièces dans la sébile
avant d'émarger au cahier de contrôle. La nièce du défunt
parcourait la cour, un balai à la main, essuyant le ciel pour en
chasser les nuages qui menaçaient de faire fuir les amis venus
honorer le disparu. Elle se frayait un chemin entre les nattes
qui tapissaient le sol et sur lesquelles se côtoyaient des
femmes enroulées dans leur pagne. Le visage renfrogné, elles
récupéraient les forces usées dans la journée. Quelques-unes
étaient accompagnées de leurs bébés qui têtaient leur
sommeil, indifférents à la rumeur, au tam-tam et aux
moustiques.
Des voix adolescentes chantaient des cantiques au rythme des
batteurs et dans une autre langue que la mienne : des jeunes
filles assises à même le sol dans la petite pièce d'entrée.
Toutes pieds nus, elles étaient vêtues sans soin, la tête
enroulée d'un foulard négligemment noué. Qui parle une
seule de nos langues les saisit toutes et j'aurais pu
comprendre aisément la chanson des filles nubiles. Mais les
chansons sont plus belles quand la langue en est inconnue.
Au revoir, mon frère, au revoir. La mort t'a figé comme la
pierre, éhé, éhé, mais nous sommes là, avec toi, pour le
voyage. Tu as vécu et nous ne t'avons consacré que de rares
instants, éhé, éhé. Nous vivions en famille, en tribu, éhé, éhé.
Chacun porte seul son monde immense, éhé, éhé. Aujourd'hui
dans ta mort, quel grand de la terre est plus vénéré que toi ?
Ehé, éhé, éhé...
Les femmes âgées, elles, avaient les épaules nues, le pagne
simplement attaché sous les aisselles, le -cheveu et le visage
volontairement poudrés de terre. Inlassablement, par groupes
de deux ou trois, se relayant, elles allaient et venaient, psalmo
LE PLEURER-RIRE 15
16

diant sur des vocalises graves des incantations aux ancêtres,


dans la langue de la tribu. L'immense quartier d'orange, là-
haut, dans ce bleu de néon, regardait insensible le défilé du
lent convoi de balles de coton.
Dans un sachet de cellophane, une grenouille sacrifiée avait
été clouée au sommet de la porte. Les esprits avaient reçu le
tribut nécessaire pour attacher la pluie.
J'allai m'asseoir dans le quartier des hommes, au milieu d'un
groupe ami. Si vous n'êtes pas un ami, ce qu'on appelle ami
dans ces moments-là, la conversation du groupe change
aussitôt de sujet.
- Les Vietnamiens, chapeau, disait l'un en levant le pouce.
Les Américains ont beau faire avec leurs B 52...
A partir de là, un autre développait un raisonnement trop
compliqué pour que je puisse m'en souvenir aujourd'hui
encore. E± un troisième :
- Non, dans tout ça, ce qui me plaît, c'est Mao. In-CroYable !
Un génie ! Faut voir comme il dirige la révolution culturelle-
là.
- La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne !
- Ouais, tu as raison, la Grande Révolution Culturelle
Prolétarienne... Et les autres-là ne comprennent rien. Ils
croient que c'est la pagaille alors que lui, dans les coulisses
est là, tirant les ficelles, dirigeant les moindres détails,
toujours gagnant. Tant que l'Afrique ne sera pas capable de...
- Juste. Faut couper le cordon ombilical.
- Absolument, sinon...
- Des vendus, ouais (mouvement méprisant des lèvres).
- D'accord, mais les Chinois ce sont des travailleurs ! Chez
nous...
C'était le vieux Tiya qui venait d'intervenir d'un ton
tranchant. Les intellectuels ne daignaient même pas lui
répondre. Ils se contentaient d'arborer un sourire. Moi, je
trouvais leur attitude méchante. Mais le vieux était aussi dur
17

qu'eux. Il répondait par un autre sourire. Un sourire d'un autre


univers, un sourire rempli de son propre mystère.
18

Le fil de la marche militaire qui, depuis l'heure du réveil,


nous tenait compagnie, se rompit soudain. D'abord comme un
torrent qui voit mal, comme une incantation de muezzin, puis
le poste charria la parole dans tous les foyers de la ville
soudain de pierre. Jour de colère, jour de colère, le Guinarou
grondait. Que l'heure était grave ; que la politique
démagogique de Polépolé ; que... Je pourrais aisément
pasticher, mais vous avez tous entendu, ou lu, mille et un
discours invariablement cousus sur le même patron.
Un ton de maître d'école, différenciant soigneusement les é
des è et des ai d'une part, les o des au d'autre part, les i des u
enfin. Je pourrais vous en imiter la voix.
En conséquence Les Forces-Armées-Na-ti-o-nal'
composées... Mam'hé' ! nous n'avions pas envie de plaisanter.
Près de moi quelqu'un s'est signé et a vu la nuit tomber à ses
pieds. Nous devrions désormais nous mettre au garde à vous,
saluer, lever le menton, faire demi-tour. Marche. An, di, an,
di, an... Ksion halte ! Demi-tour à gauche. Non, à droite.
Pouf, j'irai pour moi au boulot.
- Tu veux qu'on te tue ?
- Quoi raconter au patron, alors? Moi, je ne suis pas un nègre
fainéant, Elengui. Tu sais ça. Je suis pas de ceux qui profitent
de la moindre pluie...
- Tu veux qu'on te tue ?
- Me tuer? (Je la regardai avec dédain.) Est-ce que *je suis
pour moi, dans leurs histoires-là ? Est-ce que j'ai mangé pour
moi l'argent de Polépolé ?
LE PLEURER-RIRE 17
19

- Quand les hommes au béret... Mam'hé !


elle frappa trois fois dans ses mains.
- Elengui-là, toi tu ne veux pas comprendre. Est-ce que nos
histoires-là concernent le patron ? C'est pas le problème des
Oncles, ça.
En vérité, Elengui m'ébranlait. C'est l'homme qui commande,
mais il ne faut pas négliger les pressentiments des femmes.
Museaux de bêtes, elles sentent l'arrivée du malheur.
Bwakamabé ? Colonel Bwakamabé Na Sakkadé ? Yéhé ! Un
gars de mon patois... Et toute une brochette d'officiers.
Connus, pas connus, connus, tous désormais chefs. Et
Yabaka parmi eux.
Et les jeunes continuaient avec la politique internationale. Ma
mère, comme ils en connaissaient des choses sur ce qui se
passait dans le monde ! Je suis sûr que nos journalistes, y
compris A.-iz Sonika, n'en ont jamais su autant.
Et ils philosophaient en des termes trop compliqués à suivre,
avec des mots obscurs qui finissaient presque tous par des
ismes ou des istes. Des savants, je vous dis. Ils citaient des
noms que je n'ai pas retenus. Ils attaquaient la France, les
Oncles. Ils insultaient le Général de Gaulle. Là, nous n'étions
plus d'accord, parce que Papa de Gaulle... Mais allez donc
intervenir quand vous n'avez pas la chance de posséder la
dialectique, vous.
Le vieux Tiya, lui, il la possédait. Et il leur a dit son
mécontentement. Et il a énuméré tout ce que le Général de
Gaulle a fait pour le Pays. Et moi j'étais content d'entendre
parler le vieux. Vraiment, il possédait la dialectique, le vieux.
Mais, les intellectuels-là, au lieu de respecter l'âge et la
sagesse de Tiya et de dire « Papa merci », ils continuaient à
soutenir le contraire. Ah! l'éducation de leur école-là ! Ils
prétendaient que de Gaulle était un pater... un paternaliste, je
crois, ou quelque chose qui sonne comme ça. Et ils ont
expliqué, expliqué, expliqué, mais tout ça était bien
20

compliqué. Si compliqué qu'ils ne pouvaient s'exprimer en


kibotama.
- Vous marchez sur le macadam européen, et la plante de vos
pieds ignore le contact de notre boue.
L'un d'eux a eu une mimique comme pour dire que le vieux
21

18 LE PLEURER-RIRE

avait fait une réflexion de mauvais goût. Mais les autres ont
concédé.
- Ouais, tu as raison, le vieux. Mais nous avons été colonisés
par les Oncles. Il faut bien connaître son ennemi. - La France,
c'est notre ennemi, alors ?
Les intellectuels ont insisté pour dire que la France était notre
ennemi et que nous étions tous aliénés.
- Aliénés ? Vous voulez qu'on nous jette dans un asile, alors.
Dites-le, quoi.
Les jeunes ont protesté.
- Wo, vous avez bien dit aliénés. Si, si, si. Les témoins sont
là.
La conversation risquait de devenir grave. Très grave. Quand
on traite quelqu'un de fou, au Pays, c'est comme nommer le
sexe de votre maman. Heureusement, les jeunes ont gardé
leur calme et se sont montrés repentants. Puis ils ont
expliqué. Et Tiya a calmé les autres aînés et a expliqué
qu'effectivement...
Ce n'est qu'alors qu'ils se sont calmés, car ils avaient
confiance en Tiya.
La conversation a pu alors reprendre sur la France. Les jeunes
insistaient. La France n'était pas notre amie, nous étions sa
néocolonie.
- Mais nous sommes indépendants. Qu'est-ce que vous voulez
encore ? D'ailleurs, c'est vous les plus aliénés.
Un intellectuel a dit qu'ils n'étaient pas responsables de cette
situation. L'environnement néocolonial ! Oui,
l'environnement néocolonial ! Polépolé et sa clique !
L'environnement néocolonial ! L'étudiant a ajouté que quand
on ferait la révolution, il romprait avec la France sans
sourciller, mais que ce n'était pas encore la révolution, même
si Polépolé et sa clique ne cessaient d'en parler.
L'environnement néocolonial !
22

Le vieux Tiya a conclu en disant que les nègres étaient tous


bien des nègres, et tout le monde a éclaté de rire comme une
forêt de singes. Pas aussi fort, car c'était un damuka. Assez,
cependant, parce que, même là, les gens comprennent qu'on
ne peut passer toute la nuit à faire une tête de fétiche
Djassikini.
J'ai quitté le damuka vers minuit. Les jeunes intellectuels
aussi. Ils se donnaient la consigne, je m'en souviens encore
comme s'il s'agissait d'hier. Qu'aucun ne téléphone chez
l'autre en rentrant. Ils avaient ri. Moi, qui passais près d'eux et
recevais leurs paroles à la volée, je riais aussi, car j'étais dans
leur cas : nous allions tous nous coucher, mais nul dans le lit
régulier. Ils étaient des bandits, je l'étais et nos coeurs s'en
gonflaient de bonheur autant que de fierté. Comme disent les
vieux, une femme seulement c'est une seule corde à sa kora.
Et puis, quel péché y a-t-il là ? Ce l'est à la rigueur quand on
a pris femme devant les prêtres. Moi, j'avais épousé Elengui à
la façon du village, en apportant le vin, du whisky, une
machette, des pagnes, et en satisfaisant d'autres exigences de
la belle famille qui m'avait obligé à prendre un crédit à la
Banque de Développement. Un crédit que j'ai dû rembourser
pendant de nombreux mois, oui.
Ah ! Elengui ! Quand je pense à elle aujourd'hui, c'est
toujours en sentant mon caeur se mouiller. Sa manière de
faire la chose-là... J'en oubliais son mauvais caractère. Plus
possessive qu'une armée de femmes instruites, elle avait
cessé, depuis le début de notre cohabitation, de fréquenter ses
amies pour leur ôter le prétexte de venir chez nous. Elle
interdisait la maison même à ses jeunes cousines et soeurs, et
préférait se déplacer
pour aller les voir. De belles lianes aussi, celles-là ! Et quand
je
le disais à Elengui, elle se mettait en colère, comme le
tonnerre
les jours de tornade. Et moi, je lui faisais remarquer que, sui
23

vant la coutume les soeurs de l'épouse sont les petites femmes


de l'homme. Alors, elle se mettait dans une colère encore plus
grande que la tornade. Plaisanterie ? De mauvais goût,
monsieur !
Que voulez-vous ? Les femmes modernes ne sont plus les
femmes. Elles combattent la coutume alors que nos mamans
transmettaient la tradition, enseignant bien qu'une épouse qui
veut garder un homme pour soi seule est une égoïste.
24

20 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 21
Que la mort fauche seulement un de vos beaux-frères... Il
faudra bien accepter alors de voir votre mari récupérer sa
femme. Telle est la loi des anciens, tel l'ordonne notre sens de
la solidarité. Elengui, elle, aimait à dire que « les bananes non
gardées appartiennent à tout le monde ». Et elle me surveillait
bien plus qu'un régime de bananes.
Moi, je la rassurais en plaisantant dès que nous abordions ce
sujet, mais n'en faisais pas moins à ma tête, car sinon les amis
se seraient moqués de moi. Un homme qui reste avec une
seule femme est un infirme. Même les autres femmes le
méprisent. Elles racontent à qui veut les entendre que
l'homme-là, oh ! c'est pas un homme. Et la honte retombe
jusque sur vos parents.
En quittant le damuka, j'allais donc dans le quartier de
Soukali, une grande dame. Un membre de la haute société.
Son mari, c'était quelqu'un. Inspecteur des douanes, s'il vous
plaît. Un monsieur qui gagnait encore plus que les autres
fonctionnaires : quart de salaire, prime de rendement, prime
de risques, remise de ceci ou de cela et autres petits avantages
liés au métier. Droit enfin d'habiter avec les coopérants au
quartier du Plateau, l'immeuble dit des Cinquante Logements,
où j'aimais bien d'ailleurs aller passer la nuit. Normal, c'était
plus confortable que notre case de Moundié. Un lieu bien
commode de surcroît pour pratiquer la clandestinité en toute
quiétude. La plupar: de ses locataires étaient des Oncles de
l'assistance technique, gens qui, comme l'on sait, sont de
civilisation individualiste et ne s'occupent guère des faits et
gestes de leurs voisins. Ils pourraient, affirme-t-on, rester de
nombreuses années dans le même immeuble sans se
connaître, ni aller à la veillée de deuil de leur voisin de palier.
Rien à voir avec le village ou même Moundié, où tout le
monde vit, soit dans la cour, soit sur le pas de la porte, les
yeux bien rivés sur la parcelle d'à côté. Si Soukali avait habité
25

Moundié, il y a beau temps que monsieur l'Inspecteur


m'aurait fait un sort.
J'aurais dti nourrir quelques remords à me rendre caressér la
femme d'autrui. Mais si votre champ de maïs est loin de votre
maison, n'est-il pas normal que les oiseaux viennent y picorer
?
Et puis d'ailleurs, même l'Inspecteur présent, c'était tout
comme en ses moments d'absence. Quel supplice ! Il ne
vivait que pour découvrir les resquilleurs ou faire des
rapports pleins de méchanceté. Couché bien après les poules,
il était du matin et travaillait avec vaillance pour son pays et
pour gonfler son compte d'épargne. S'il entendait Soukali
soupirer trop fort, il daignait lui faire un enfant, juste l'espace
d'une signature. Mais cela ne calme pas la femme. La femme
a besoin qu'on l'épuise. Soukali me confiait qu'il faisait ça,
son homme-là, aussi vite que les poulets. A lui en déclencher
des crises de nerf, je vous dis. Mais il lui fallait bien trouver
le moyen de supporter son sort. Et sans scandale. Car, qui
aurait remboursé la dot perçue par la famille ? Elle «
s'arrangeait » donc. Comme tout le monde, ajoutait-elle, en
clignant de l'eeil. Le'mariage est une institution au profit de la
famille, le clan, la tribu, pour ne pas avoir de problèmes avec
les siens, quoi. L'amour sucré, c'est histoire d'avant le
mariage, ou d'à côté. D'autant, dans notre cas, que monsieur
l'Inspecteur était toujours par monts et par vaux, tantôt
parcourant nos frontières à la recherche des recettes pour
I'Etat, tantôt dans des conférences internationales et autres
missions, chacune plus importante que les problèmes du
Pays. Je dois confesser que, tout bien calculé, j'avais le
sentiment exaltant qu'à ce travail de remplaçant, j'étais un bon
Samaritain. Et Soukali, belle comme une flambée de liqueur
bleue, me redonnait la force des jeunes circoncis.
Si une belle femme, disent les vieux, n'est pas voleuse, elle
est sorcière. Et telle était Soukali. Il suffisait du bruit de la clé
dans la serrure de l'entrée principale pour qu'elle vérifiât,
26

entrouvant la porte de sa chambre, que c'était bien moi. Elle


n'allumait pas la salle de séjour, où je butais contre les
fauteuils de l'Inspecteur, avant de la rejoindre. C'était
évidemment l'obscurité de la précaution, l'obscurité complice
des voleurs. Même quand la viande du gibier est bien
préparée, elle n'est jamais vraiment bonne sans une pincée de
piment. Toutes les précautions étaient prises. Ses petits anges
avaient bu une cuillerée inoffensive de sirop de Phénergan,
- C'est pratique et pas dangereux.
27

22 LE PLEURER-RIRE

Elle tendait son museau d'antilope jusqu'à hauteur de mes


lèvres et j'aimais sentir son corps enroulé sans sous-vêtement
dans un simple pagne en cylindre. Elle murmurait quelques
mots de sa voix d'enfant insouciante et gaie. Je déroulais sans
secousse le pagne autour du corps et ma main flattait les plats
et les courbes qui disaient sa beauté et chantaient son émoi.
Elle fermait les yeux et rapidement ses gestes avaient les
secousses que donnent les crises de vaudou. Par-dessus son
épaule, je voyais monsieur l'Inspecteur, derrière une plaque
de verre, sur la table de chevet, me sourire l'air conquérant,
avec sa casquette d'aviateur et son uniforme à galons dorés.
Déséquilibrés, nous tombions sur le lit. Quand je m'en
redressais pour retirer ma dernière chaussette, elle se levait et
mettait en ordre certains détails : éteindre le plafonnier, poser
un journal sur la lampe de chevet, tourner contre le mur la
photo de monsieur l'Inspecteur, sortir une serviette de
l'armoire... Soukali yé ! Soukali, ballet de flammes secouées
par le tam-tam en rut. Un courant du ventre nous inspirait
comme deux chanteurs et nous bredouillions du début à la fin
des choses folles que nous ne comprenions pas. Indiscret, je
lui demandais si elle aimait. Les yeux fermés, le visage
concentré, elle l'avouait, laissant deviner par un léger
mouvement du gosier qu'elle savourait un lait invisible.
C'était sa manière de communiquer : mouvements, caresses,
attouchements, soupirs, cris, yeux révulsés, jamais ces
longues phrases qui jettent hors du rêve bleu où l'eau devient
la plus forte des boissons. L'amour lui redonnait la santé. Ses
derniers soupirs me le confiaient. Moi, élément de vie.
Nous jouions alors. Elle me montrait ses revues de poses et
nous nous essayions à celles du gladiateur et de la panthère,
puis de la brouette de monsieur Pascal, enfin de la
chevauchée de l'hippocampe. Bien bon, bien bon, vraiment.
Baignés par l'odeur indescriptible de nos intimités, bercés par
28

le ronronnement du climatiseur de monsieur l'Inspecteur,


venait le moment où le sommeil nous surprenait les bras et
les pieds entrelacés, aussi banalement que dans les romans
policiers de -l'autre-là.
Toute la journée la radio a continué son programme de
musique militaire, l'interrompant à intervalles réguliers pour
diffuser, sans autre commentaire, le communiqué du matin
par la voix au ton d'instituteur appliqué. Farfouillant dans
mon poste, j'ai réussi à capter des stations étrangères. Longs
commentaires, sauf sur ce qui se passait et que je voulais
savoir. Il s'agissait de la situation antérieure qui, selon elle,
expliquait l'événement. Le lien ne me paraissait pas aussi
logique mais la politique et moi... Radio France-
Internationale nous fit entendre la voix de Polépolé. Une
déclaration faite de l'étranger dans laquelle les nouveaux
chefs du Pays étaient baptisés de putschistes. Après avoir
donné d'eux une appréciation sévère, il proclamait que pour
éviter un bain de sang inutile à son peuple, il choisissait l'exil,
confiant que Dieu et le peuple sauraient un jour prochain
rétablir les choses dans un ordre favorable aux masses
laborieuses. Au revoir, au revoir seulement.
Elengui et moi le remerciâmes de son attitude. Nous
n'aimions pas le sang. Car dans ces choses-là c'est nous, les
innocents, qui le versons. Mais les nègres auraient-ils
vraiment sorti leurs sagaies et leurs flèches si Polépolé s'était
entêté ? Est-ce qu'il gouvernait en s'occupant d'eux ? Qui
serait allé mourir à sa place ?
Lui ou un autre, pour nous, c'était toujours la même vie. Hier,
nos misères provenaient du Blanc qu'il fallait chasser pour
que le bonheur vienne. Aujourd'hui les Oncles sont partis et
la misère est toujours là. Qui donc faut-il chasser ? La garde
de Polépolé n'avait pas résisté, cette nuit-là. Je n'en ris pas et
ne l'en blâme pas. Peut-on ramener sous le sol l'igname
monté en tige ?
29

Ça n'a pas tardé. Dès le lendemain la radio a commencé à


publier des messages de soutien des différents corps de
l'armée et des commandants de toutes les zones militaires.
Puis, quelques jours après, un département de l'Est faisait
allégeance en annonçant la mise en place d'un Conseil
patriotique départe-
30

24 LE PLEURER-RIRE

mental de Résurrection nationale qui avait immédiatement


destitué le Préfet « valet du fantoche Polépolé ». Est-il
nécessaire de préciser qu'il s'agissait du département d'où le
colonel Bwakamabé était originaire ? Quelques ambassadeurs
envoyèrent des télégrammes célébrant bruyamment la «
libération ». Ceux qui s'entêtèrent, avec dignité, à ne pas
emboîter le pas, furent rapidement rappelés. Mais ce furent
bientôt tous les départements du Pays qui envoyèrent leurs
messages de soutien au nouveau régime. La région Ouest
d'où était originaire Polépolé ne manqua pas au pointage.
Je me souviens, maintenant. Au damuka, les jeunes avaient
parlé de l'affaire Yabaka. Un capitaine très aimé de ses
hommes. Mais dangereux. Dangereux. Un fou. Voulait
introduire la discussion politique dans les casernes. Avait
refusé de faire exécuter la punition infligée à un de ses
caporaux. Le chef d'EtatMajor général, puis Polépolé avaient
pris feu. Mutation. En brousse. Dans les confins de l'est, dans
le pays des gorilles et des Pygmées. Yabaka avait refusé
d'obtempérer. Polépolé avait signé sa dégradation. Moundié
disait que le capitaine-là avait des boules d'acier entre les
cuisses. Et wollé, wollé, woï, woï ! Les casernes avaient
murmuré, mais continuaient ses exercices, dans l'ordre et la
discipline. De l'appel de Diane au crépuscule. Le Deuxième
Bureau et la Sécurité politique avaient rédigé des fiches
concordantes : Yabaka complotait et préparait un mauvais
coup. Arrêté aussitôt, avec quelques officiers de sa tribu. A la
radio, Aziz Sonika n'avait rien annoncé, mais Radiotrottoir
donnait des précisions à tout Moundié. L'on attendait le
procès.
Un mètre soixante-dix, soixante-quinze kilos, le visage
impassible cerné d'un bracelet de poils cerclant des lèvres
épaisses qui réclament fièrement leur négritude, fièrement il
marche, la poitrine gauche rehaussée d'une énorme fleur de
31

métal blanc, à plusieurs branches, elle-même entourée


d'innombrables pastilles rectangulaires de couleurs vives et
chatoyantes.
Quand il se décoiffe et dépose sur son genou, pour les
besoins de la photographie officielle, la retenant d'une caresse
de la main gauche, sa casquette ceinte d'un large laurier de
fils dorés, on découvre une tête à moitié nue, qui donne
quelque sagesse à un front étroit.
Telle est, ou à peu près, la présentation physique que faisait
de Bwakamabé Na Sakkadé, ce samedi soir, l'éditorialiste de
La Croix du Sud, l'hebdomadaire et seul organe de presse de
la
République.
Sa carte d'identité est formelle : il est né en 1914, le jour et
l'année même où la France est entrée en guerre contre
l'Allemagne. Les mauvais esprits ne veulent évidemment pas
l'admettre et de leur langue venimeuse prétendent qu'il est
plutôt né vers... Sans autre précision. Qui donc, dans son
village d'arriérés (c'était ainsi que parlaient les mauvaises
langues de Moundié) connaissait le calendrier des Oncles en
ce temps-là ? Il n'y a pas à le cacher. S'il s'est rajeuni, nous
l'avons tous fait. Il fallait bien entrer à l'école, sauf à vouloir
demeurer sauvage. Non, il n'y a pas à en avoir honte.
A l'école primaire, il aurait appris plus vite que les autres et
se serait distingué à l'attention de ses moniteurs par des
qualités exceptionnelles. Il lui aurait manqué les structures et
l'environnement, dont les nouvelles générations ne mesurent
pas le prix, pour lui permettre de parvenir aux Grandes
Ecoles françaises. Il n'aurait jamais fait une faute
d'orthographe à ses dictées. Il aurait
toujours été le plus rapide en calcul mental et le meilleur en
32

26 LE PLEURER-RIRE

problèmes. Car sinon, il n'aurait jamais été admis à l'Ecole


des enfants de troupe Général Mangin et ne serait pas
aujourd'hui président de la République.
Tel est ce que nous apprenait, ou à peu près, ce jour-là,
l'éditorialiste de La Croix du Sud, Aziz Sonika, celui-là
même qui nourrit le culte de Polépolé et pourfendit, la plume
trempée dans de la bile d'hyène, l'injure plein la salive, les
opposants de l'ancien président.
Le colonel, pardon le Général', Bwakamabé Na Sakkadé n'est
pas de ces officiers nègres, qui le sont parvenus après le
départ de la sévérité blanche. Non, il a gagné, lui, le passage
de ses galons de la poitrine aux épaules, dans le feu du
baroud.
Il était de la campagne de Libye, du Débarquement, de la
remontée victorieuse vers Paris, avec les Oncles. Il est l'un
des rares survivants de cette épopée qui commence à se
confondre avec la légende et que la nouvelle génération
méprise ou ignore, avec la légère inconscience des jeunesses
gâtées. Il se laisse aller à ses souvenirs lorsque la colère le
gagne. Soit parce qu'il a bien bu (Chivas toujours), soit parce
qu'il n'en peut plus d'entendre ces jeunes officiers lavés au
savon parfumé de Saint-Cyr, réclamer la guerre avec le pays
voisin pour un oui, pour un non. Alors, il gueule, Tonton
Bwakamabé Na Sakkadé. Il gueule qu'ils ne savent pas ce
que c'est le casse-pipe, le baroud, la boucherie, ces jeunes
blancs (ou noirs, si vous préférez) becs ! Ils ne savent pas ce
que c'est de rester des jours sans bouffer, quand il faut
pourtant crapahuter. Ils ne savent pas ce que c'est la trouille,
la nuit à deux pas de l'ennemi quand on se demande si la
branche qui craque dans les ténèbres, c'est le camarade,
l'ennemi, un animal ou tout simplement le vent. Et puis quand
vous vous battez plein de courage, excité par le bruit du
canon et l'odeur de la poudre, le sang fidèle à celui des
33

ancêtres Djabotama, et que, profitant soudain de l'accalmie,


vous touchez l'épaule de l'ami tapi à côté de vous, vous
découvrez qu'il n'est plus qu'un sac de sable. Inerte. Alors,
vous réfléchissez plus qu'un agrégé de
1. Le lendemain du coup d'Etat, le C. P. R. N. S'est réuni et a
nommé ` le président général malgré, dit-on, ses
protestations.
LE PLEURER-RIRE 27
philosophie. Lui, il a connu tout cela, Tonton Bwakamabé Na
Sakkadé. Il a connu Bir-Hakeim. Oui, Bir-Hakeim avec
Keenig. Quand les Allemands les avaient encerclés et leur
avaient demandé de se rendre, parce que, bien, les carottes
étaient comme cuites. Le Kmnig, lui, avait répondu :~ Merde
! »(c'est ce qu'affirme Tonton Bwakamabé Na Sakkadé selon
qui Cambronne n'a fait que reprendre ce mot célèbre). Et la
nuit, avec les gars de la Légion, ils avaient rompu
l'encerclement, au corps à corps, avec la lame des
baïonnettes, à l'aveuglette. Dieu reconnaîtrait les siens...
De toutes ces batailles, d'ailleurs, Bwakamabé Na Sakkadé
garde une cicatrice à la cuisse. Un éclat d'obus. Lors du
débarquement avec le Deuxième Bataillon de Marche. Et s'il
est vraiment lancé dans le monde des souvenirs, il vous
montre la cicatrice, puis il s'excuse pour le geste, mais il faut
bien la clouer à ces soldats d'opérette, qui n'ont pas connu le
baptême du feu et s'imaginent posséder une étoffe de héros
pour avoir été bien notés après des manoeuvres, voire un
défilé.
Lui, il a fait la guerre d'Indochine, contre les Viets. Il a
combattu au Maroc, puis en Algérie contre les fellouzes.
Au bout de tout ce compte, il est bien normal qu'il soit
devenu officier, dès la coloniale, non ? Le seul. Personne
avant lui, personne après lui.
L'éditorialiste, Aziz Sonika, interprétait certains passages de
cette biographie en l'adaptant aux nécessités de l'atmosphère
politique de l'époque. Ainsi, l'adjudant Bwakamabé Na
34

Sakkadé aurait rendu de grands services aux patriotes


vietnamiens en leur fournissant des renseignements et leur
aurait permis de nombreuses victoires sur les troupes
colonialistes françaises. Ainsi, au
Maroc, par plusieurs fois le lieutenant Bwakamabé Na
Sakkadé
aida les patriotes prisonniers à fuir. En Algérie, le capitaine
Bwakamabé Na Sakkadé s'opposa à la torture, réduisit au
mini
mum, en intelligence avec le F. L. N., les pertes des
combattants
de la liberté et épargna la population civile.
L'éditorialiste Aziz Sonika soulignait que les qualités phy
siques et de coeur qui faisaient du nouveau chef de l'Etat un
combattant émérite, lne l'empêchaient pas de posséder
d'insoup-
35

28 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 29
çonnables ressources de finesse intellectuelle, ce qui, selon
lui, méritait mention spéciale chez un ancien adjudant. C'est
ce qui conduisit le capitaine Bwakamabé Na Sakkadé à
servir, autour des années cinquante, dans les bureaux de
l'état-major des troupes françaises en quelque capitale
fédérale. Radio-trottoir chuchotait, en addition à l'éditorial de
Sonika, que c'était dans les services du Deuxième Bureau.
Pour Aziz Sonika, le général était aussi un père de famille
exemplaire. La Croix du Sud, en deuxième page, publiait la
photo d'identité de la belle Mireille Bwakamabé Na Sakkadé,
élancée, mince, au ventre de vierge et au teint clair de
mulâtresse, qu'elle devait à des savons et des pommades dont
il faut taire les noms. Quand je voyais ce corps, j'en oubliais
que c'était la femme du Chef et les battements de mon ceeur
résonnaient à mes tympans. Un mannequin au cou long et aux
seins de mangue. Elle devait l'année du putsch n'avoir guère
plus de vingt ans. Elle est demeurée jusqu'à ce jour la
présidente des cérémonies et des voyages officiels. Dans les
autres circonstances on connaît au moins cinq autres
présidentes noires :« les petites mamans ». Deux sont du pays
mais pas de la tribu Djabotama. Les autres proviennent du
Mali, de Guinée, de Somalie, du Soudan, du Congo et du
Zaïre où, comme l'on sait, il y a dans les rues une majorité de
beautés à vous couper le souffle. Si on ajoute une vraie
mulâtresse, une Thaïlandaise, une Niçoise, une Suédoise
blonde et une Yougoslave (dont on dit qu'elle fut chanteuse'),
l'on comprendra pourquoi il était interdit de faire figurer au
budget de la république la ligne des fonds politiques, même
sous la formule proposée par un ministre des Finances, à
l'imagination au demeurant fort médiocre, écuries et parcs de
la réserve présidentielle.
Sa progéniture est vaste et digne d'un chef de famille
authentique, qui n'aime pas le blablabla mais entend fournir
36

au clan les preuves de sa virilité. Sans parler des enfants


oubliés en Indochine, en Afrique du Nord, ou même en
France. Il y a fait
ce que les Blancs et les laptots sénégalais ont fait chez nous,
entre deux coups de feux.
La Croix du Sud notait aussi que le nouveau président était
un homme très pieux qui se rendait chaque dimanche à la
messe, communiait à Pâques, à l'Ascension, l'Assomption,
Noël et Saint-Sylvestre. Par la suite, il le fit aussi à chaque
anniversaire de sa prise du pouvoir.

Voilà donc comment, ou à peu près, notre presse présenta


l'événement.

Celle des Oncles fut pratiquement muette. Un magazine


cependant reproduisit une carte du Pays dont il décrivait le
relief, les richesses du sol et du sous-sol puis fournissait, en
une courte colonne, quelques éléments de la récente histoire.
A la fin, le journaliste concluait péremptoirement qu'il venait
de s'y dérouler des événements aboutissant à un changement
de régime, apparemment pas très démocratique, mais guère
dangereux, tant il était rr~ i que les nouveaux maîtres ne
semblaient pas inféodés à Moscou. Le Monde, je crois,
consacra un éditorial aux régimes militaires et un article en
page 3, dans la rubrique « Afrique » signé par un certain Th.
M. Il expliquait le coup d'Etat par l'ethnologie et divisait le
Pays en trois zones et autant de tribus principales. Notre
histoire, selon lui, et si j'ai bonne mémoire, n'était depuis
l'indépendance rien de plus qu'un affrontement entre ces trois
groupes et la victoire de Bwakamabé Na Sakkadé n'en
constituait qu'un épisode. L'ancien chef cuisinier des Relais,
un Oncle, replié depuis lors dans son pays, m'écrivit pour me
dire qu'il avait craint pour moi et qu'il ne comprenait rien à ce
qui se passait chez nous. Il me demandait de le rassurer et de
lui expliquer tout cela. J'eus bien de la peine, car nous, le
37

peuple-là, nous ne comprenions rien à cet épisode de la


guerre des Grands.
1. Agent des services communistes, prétendent les Oncles.
38

Un petit comme moi, convoqué à la présidence ? Mon patron


ne cessait, les poings aux hanches, d'en secouer la tête.
- Dis donc, mon salaud (il n'était pas raciste le patron, mais
c'était une question d'éducation. Il disait « mon salaud » par
affection réelle de la même manière, si vous voulez, que des
hommes chuchotent « salope » à l'oreille des femmes dans les
chatouilles), dis donc, mon salaud, je ne savais pas que tu
avais de telles relations. Tu me cachais ca.
Plus d'un, j'en suis sûr, auraient eu la tête tournée d'apprendre
qu'ils allaient être reçus dans quelques heures à la présidence.
Moi, ça me faisait froid dans le dos. Ces grands-là, les en
haut de en haut, comme on dit à Moundié, il vaut mieux s'en
tenir éloigné. J'avais plutôt peur qu'autre chose. Surtout que
les gendarmes, venus annoncer la nouvelle, ne s'étaient pas
montrés particulièrement souriants. Bon, bien sûr, ils avaient
claqué des talons et salué en se présentant, tout comme en
partant, mais n'était-ce pas là seulement des mouvements de
mécaniques bien remontées ? Et tandis que le patron
continuait ses commentaires, dont je me demandais s'ils
étaient véritablement élogieux ou tout simplement
goguenards, moi je cherchais quelle imprudence j'avais bien
pu commettre pour mériter une convocation ? La politique-là,
je m'en méfiais comme de la peste. Emettre une opinion ? Je
veillais avec soin à ne jamais me le permettre. Une blague qui
courait à travers Moundié me servait de philosophie : à la
prison de Bangoura, deux détenus font connaissance : « Moi
je suis là pour avoir raconté une histoire politique. Et toi ?
Moi, pour en avoir écouté une et souri. »
D'abord, la politique depuis l'indépendance, je n'y comprenais
rien. Un marais rempli de crocodiles et dans lequel aucun de
ceux qui s'y aventuraient ne pouvait rester honnête. Bien que
depuis le coup d'Etat, les gens, pour peu que vous fussiez un
de leurs proches, se hasardaient à exprimer. leur opinion, qui
LE PLEURER-RIRE 31
39

pour dire que c'était bien fait pour Polépolé, qui pour prédire
que ça allait être pire ; moi j'écoutais et me contentais d'un
hochement de tête, comme un nègre modeste qui fait son
éducation, ce qui d'ailleurs n'était pas seulement une tactique
mais une attitude profonde et sincère totalement conforme à
ma nature.
Tu ne vas tout de même pas aller dans cette tenue, criait le
patron. Passe vite chez toi mettre le beau costume.
Le beau costume ? Comme le cadavre dans son cercueil...
- Eh ! Si tu pouvais utiliser tes relations pour leur dire un peu,
à ces messieurs, que l'Etat a une sacrée ardoise ici. Si
seulement tu pouvais me faire payer ça...
40

Bwakamabé leva la tête de ses papiers et décrocha son


téléphone.
- Allo, qu'on me fasse venir le chef de la sécurité
immédiatement.
II raccrocha le combiné.
- S'il y en a qui veulent faire les cons, vais m'occuper d'eux.
Des sentinelles bourrues et fâchées d'abandonner la fraîcheur
de l'ombre, des gardes du corps ulcérés d'être arrachés à la
lecture d'une bande dessinée, des huissiers arrogants et
tatillons, une salle d'attente surpeuplée de solliciteurs,
d'élégantes et de quelques individus à dossiers, il m'avait
fallu, malgré ma convocation, franchir de nombreux obstacles
et attendre plusieurs heures avant d'être introduit dans le
bureau du chef.
- Ah ! C'est vous, Maître.
- Enfin, ...
- Tu es bien maître d'hôtel aux Relais, non? Je hochai la tête.
- Eh, bien ! « maître d'hôtel »-là, c'est trop long à dire. Moi, je
t'appellerai « Maître ». D'ailleurs, Maître tout court, ça fait
mieux.
J'expliquai en bredouillant que théoriquement...
- Mais c'est moi le patron du Pays, maintenant. J'appelle
Maître ou Docteur qui je veux. Que celui qui n'est pas content
se présente. Va voir un peu. Non, mais.
Il changea de ton.
- On m'a dit que tu étais le meilleur maître d'hôtel,. Je dus
faire un mouvement de tête à peine perceptible.
- Si, si. On me l'a dit. Même les Oncles le reconnaissent. J'eus
un regard attendri pour le bout de ma cravate que je tripotai
maladroitement.
LE PLEURER-RIRE 33

_ Tu es aussi le premier et, pour le moment, le seul


compatriote aussi gradé dans ces fonctions.
._ Pas tout à fait, monsieur le président.
41

Je lui citai le nom de tous les maîtres d'hôtel indigènes.


Le général eut un brusque mouvement du buste en arrière,
fronça les sourcils et avança les lèvres.
_ Comment ça ? Tu n'es pas de Libotama ?
- C'est-à-dire...
_. C'est pas toi le petit-là de Pa Louka et de Ma Voutouki ?
J'acquiesçai, un sourire amusé aux lèvres.
- C'est donc bien ça. Le Pays n'est pas grand. On se connaît
tous.
Et il se lança dans une longue explication pour bien me
convaincre qu'il connaissait parfaitement et mon père et ma
mère et leurs pères et leurs mères, qu'il savait que les uns
étaient originaires de Libotama et les autres de Kinassi, qui
n'est qu'à dix kilomètres du premier. Il haussa les sourcils.
- 11?ous sommes donc bien des compatriotes, Maître.
J'acquiesçai encore. Mais qu'on me comprenne bien et qu'on
ne me juge pas trop vite. Un subalterne comme moi ne
pouvait pas se mettre dans un bureau aussi solennel pour
infliger un cours à un président. Je ne pouvais pas lui
expliquer que pour moi, si habitué, avant même l'époque de
Mme Berger, à chercher les mots dont je n'étais pas sûr dans
le dictionnaire, un compatriote était...
- D'ailleurs, tu devrais m'appeler Tonton. C'est ça la politesse
authentique des ancêtres.
Il regarda sa montre. Un gros bracelet en or, avec de
nombreux remontoirs et aiguilles.
- Bon, allons au fait. T'ai fait venir, mon cher parent, pour
obtenir ta collaboration. Nous les militaires, nous sommes
habitués à parler sans détour : j'ai besoin d'un maître d'hôtel
stylé et en qui je puisse placer toute ma confiance.
Yéhé ! Je portai la main à ma bouche.
-- Vous voulez, Excellence, que je vous conseille un bon
maître d'hôtel ?
- Pas besoin de conseil, petit. Décide moi-même. (Il baissa
42

34 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE . 35
la voix.) Sinon, plus la peine d'être chef. A partir de demain
tu es le maître d'hôtel de Son Excellence le Président
Bwakamabé Na Sakkadé.
Et il partit d'un gros rire bruyant, comme s'il venait de faire
une bonne grosse farce.
Je me raclai la gorge. Moi, je ne tenais pas à perdre mon
poste aux Relais. Là-bas, j'avais la stabilité.
- Il n'y a plus de cadres du Palais. Tous ceux qui étaient là (il
eut un geste de la main)... à la porte ''I'u penses. Tous des
hommes de Polépolé (grimace). Dès aujourd'hui, je prends un
texte te nommant fonctionnaire du Palais. (Il m'adressa un
clin d'œil et baissa la voix.) Pas d'inquiétude à avoir de ce
côte-là.
-- Si votre Excellence...
-Tonton! Pas Excellence.

- Allez, pas de timidité. Sommes pas des Oncles, non. Des


nègres, des Djabotama. Allez, sans façon. De l'authenticité. -
Tonton...
- Voilà, bravo.
- Tonton... j'aimerais que vous me laissiez le temps de
réfléchir.
- Bravo, bravo, mon cher parent. Dans la famille, on pense
toujours d'abord. Réfléchir avant de parler, réfléchir avant
d'agir. Ça c'est bien. Seulement, nous les militaires, sommes
des hommes d'action. Pas trop réfléchir. Faut que ça saute.
Faut que les gens sentent qu'il y a du changement. Donc te
donne vingt-quatre heures.
Malgré mon émotion, je trouvai encore en moi suffisamment
de ressources pour une nouvelle objection.
- Ecoute, Maître, faut comprendre qu'il s'agit d'un postee
politique. Là où je-suis, dois être entouré des miens, rien que
des miens.
43

- Mais, la politique-là...
- Ouais, ouais, ouais. Moi non plus je n'aime pas la politique-
là. Les politicards ont conduit le pays au bord de la ruine.
Mais quand je dis un poste politique, veux dire un poste qui
sort
médecde la logique. Blague pas avec les postes politiques,
Maître. Un maître d'hôtel, c'est comme un directeur de
cabinet ou un in : obligatoirement un des vôtres. Laissez-moi
réfléchir, quand même...
- Réfléchis, réfléchis. Mais vite.
La politique-là...
- Avec moi sera pas comme avant. Avec moi, plus de
blablabla. De l'action, de l'action, de l'action et toujours de
l'action. Tout le monde va marcher. An, di, an, di, an, di, an...
C'est l'action qui comptera. C'est à ça que le peuple, et surtout
l'Histoire, je crois moi au jugement de l'Histoire (il leva
l'index), nous jugeront. Vec moi, pas de crainte. Y aura la
stabilité politique. Plus d'opposition. Moi, Bwakamabé Na
Sakkadé, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa,
serai jamais ur, ancien président, comme ce lâche de
Polépolé.
Il s'arrêta un moment, essoufflé, comme s'il fixait une vision
perceptible d° lui seul. Puis il regarda sa montre, n'écouta pas
les phrases que j'ébauchais dans un piteux balbutiement et me
conduisit en me prenant le bras, jusqu'à la porte, m'obligeant;
sur le parcours, à répondre aux questions qu'il me posait sur
la santé des membres de ma famille, sur...
- Comprends, Maître, faut que je sois sûr de celui qui me sert
à boire et à manger.
En traversant la salle d'attente, je crus apercevoir les regards
courroucés de ceux que j'avais laissés avant mon audience.
D'autres étaient venus grossir leur nombre.
Ils devraient encore faire antichambre car le directeur de la
Sûreté était reçu immédiatement après moi.
44

LE PLEURER-RIRE 37

déposés, puis est parti pour lui le matin, quand il était sûr que
les bananes étaient bien bouillies.
_. Mais comment tu peux savoir tout ça, toi ?
_. Toi, tu aimes trop douter pour toi.
- Les nègres-là, vraiment, pas sérieux.
- La bouche, la bouche, c'est seulement pour la bouche et la
parlation que nous, là, on est fort.
- C'est ça même, mon frère, ô. Nègre, il connaît bien pour lui
bouche-parole.
- Absolument, je te dis.
- Ouais. Ils criaient tous « Polépolé ou la mort. Polépolé ou la
mort », et ils ont laissé les gens aux bérets prendre le pouvoir
sans bouger.
- On dit qu'il n'y a pas même eu coup de feu.
- C'est que les mercenaires ont prêté main-forte aux nouveaux
maîtres, dé.
- Les messeigneurs ?
- Je te dis, mon frère. - C'est pas possible.
- Toi, quand on te dit, tu ne veux pas croire pour toi. Tu dis
seulement que c'est Radio-trottoir, Radio-trottoir. Mais tu ne
sais pas que ce que Radio-trottoir parle, c'est la vérité même.
Les crapauds ne coassent que quand il pleut, dé.
- Mais les messeigneurs-là, ce sont des Blancs, non ?
- Comment alors on les a pas reconnus tout de suite ? La
différence de leur peau avec celle des Noirs, c'est trop
nombreux, même.
- Des mercenaires noirs.
- Eh ! Eh ! des messeigneurs noirs ?
- Oui, mon frère. Des Américains, des Cubains qui n'aiment
pas Castro, des Guinéens qui veulent pas Sékou, des
Katangais, des... des qualités trop nombreux.
- Mais quand sont-ils arrivés ? •
- La nuit de leur affaire-là, je te.-dis. L'avion les a
45

Malgré son profond respect pour notre métropole, la France,


et son admiration pour la civilisation des vins fins, Tonton
n'était vraiment à l'aise que lorsqu'il pouvait pratiquer
librement les coutumes du village. Ainsi s'était-il fait
construire, dans la cour du Palais, une paillotte circulaire sous
laquelle il recevait ses collaborateurs aussi bien que les
diplomates en audience. Le capitaine Yabaka et les jeunes
intellectuels n'appréciaient pas ce style et y voyaient de la
négligence. Moi, je trouvais cela authentiquement djabotama
et, tout bien considéré, pas moins digne que Saint-Louis
rendant la justice sous un chêne. C'est d'ailleurs grâce à cette
habitude que j'ai pu entendre bien des entretiens à caractère
de secret d'Etat que j'aurai à livrer ici. Discret et silencieux, je
me tenais à portée de voix pour être prêt, au premier
claquement de doigt, à présenter le Chivas de Tonton.
Il fit construire cette paillotte immédiatement après son
arrivée au pouvoir et je me souviens avec précision des
premiers entretiens qu'il me fut donné de capter. Par exemple
avec monsieur Karam, un richissime Libanais qui, plus tard,
vendit I:a plans du fabuleux palais de soixante-quinze
milliards que l'on construit encore au Pays. .Ce jour-là,
monsieur Karam faisait de la publicité pour un projet de
dindes géantes.
- Je ne veux pas me mêler de vos problèmes intérieurs,
monsicur le Président, mais ce capitaine Yabaka m'a tout l'air
de vouloir saboter votre politique de développement
économique. L'argent est là, les financiers sont prêts. Ils
n'attendent plus qu'une signature.
Tonton se demandait si les gens du Pays aimeraient les
dindes géantes.
- Que vous importe, votre Excellence. C'est pour exporter.
Grandes sources de devises ! Si vous hésitez, le Ghana,
l'Ouganda, le Sénégal et le Pérou sont preneurs. J'ai détourné
le projet parce que j'aime ce pays, moi. Je veux vous aider,
moi.
46

LE PLEURER-RIRE 39
Tonton avait encore hésité, mais on sentait dans ses propos de
plus en plus de compréhension.
- Evidemment, Excellence...
Le Libanais avait demandé de vérifier qu'ils n'étaient pas
entendus.
_. Evidemment, Excellence, vous aurez votre part.
Je n'ai pas la mémoire des chiffres et je crains de perdre mon
crédit à citer des centaines.
il s'agissait bien de
millions. Pas quelques-uns,
On m'appela pour arroser l'événement. Hypocrite, comme le
veut mon métier, je faisais semblant d'abord de ne pas
entendre. Puis, au bout de trois appels où je sentais monter
l'agacement dans la voix, j'arrivais en courant comme un
larbin. Tonton était fidèle à son Chivas tandis que monsieur
Karam tenait à goûter notre vin de palme. L'air constipé, il
affirmait que c'était un délice ; qu'on pourrait peut-être, si son
Excellence le souhaitait, chercher un groupe pour mettre cette
boisson en bouteille et en boîte ; que ça ferait fureur sur le
marché africain aussi bien qu'européen.
- Ça vous plaît ? Pas de problème. Maître ! Maître ! Qu'on
donne plusieurs litres à monsieur Karam.
Mais moi, à force de les servir, je connais bien les habitudes
des Blancs. Je prétendis qu'il n'y en avait plus ; que le
malafoutier n'était pas passé depuis deux jours. Un deuil au
village.
Je vis les yeux dc Tonton s'arrondir aussitôt. S'il avait eu ces
pouvoirs que donnent quelquefois les féticheurs à ceux qu'ils
revêtent des forces occultes, le malafoutier serait mort sur-
lechamp. Mais de la tenue s'il vous plaît. Pas de scandale
devant le Blanc, même s'il ne s'agit pas d'un Oncle. C'est une
fois seuls entre nègres que Tonton se mit à rugir. Comme le
Guina
47

rou. Il demanda qu'on aille lui chercher immédiatement ce


mala
foutier,
- Mais il est à un damuka, au village.
r~Qu'on y aille et qu'on me le ramène, mort ou vif.
a1
alors rassemblé tout mon courage.
homme. Tonton, pardon. Faut pas punir ce pauvre
me. Il y avait bien du vin de palme dans le frigidaire.
48

40 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 41
- Maître, ... pardon (il toussa), Maître, j'entends mal. Vous
dites qu'il...
Je hochai la tête d'un air penaud.
- Affirmatif, Maître ?
Ma réponse était à peine audible.
- Alors, qu'est-ce que ça veut dire, Maître ? Sabotage ?
J'expliquai que je connaissais bien les Blancs.
- Mais ce n'est pas un Blanc. Enfin, pas un Blanc-Blanc-là.
C'est un Libanais.
- C'est pas un Noir non plus.
Il le concéda.
- A force de les servir, je connais bien les Blancs.
D'ailleurs, les bouteilles du frigidaire n'étaient pas
présentables pour un cadeau. Transporté ainsi sans
précaution, le vin du Pays pouvait devenir aigre, ce qui, à
Paris, porterait atteinte à notre image de marque.
A la fin de ce plaidoyer, Tonton interpella tous ceux qui nous
entouraient, en me présentant d'un large geste de la main.
- Voilà un bon citoyen. C'est ainsi que je veux que vous
soyez tous. Au lieu de toujours dire (il se mit à imiter un
marmot qui pleurnichait) :« Oui Tonton. Bravo Tonton,
bravo. » Voilà au moins quelqu'un qui m'aime réellement.
Dieu est grand et les bonnes actions sont toujours
récompensées au moment où l'on s'y attend le moins.
- En tout cas, vous tous là, je vous préviens une fois pour
toutes. Je n'aurai aucune pitié pour ceux qui, par flatterie,
m'induiront en erreur. A bon entendeur, salut !
Il interrogea le chef du protocole.
- Monsieur Girard est là ?... Alors qu'est-ce que vous attendez
pour le faire entrer ?
Monsieur Girard arrivait, les bras encombrés de deux valises
plates qu'il déplia devant Tonton. L'une contenait toute une
gamme d'hosties en verre, l'autre un riche échantillonnage de
49

montures. Il présenta d'abord au président un tableau sur


lequel il voulait que notre chef lise. Bwakamabé, après s'être
prêté avcc bonne grâce à l'exercice, se fâcha brusquement..
- Non, mais où voulez-vous en venir ?
Monsieur Girard ouvrit la bouche pour expliquer.
Sais lire, moi. J'ai mon C. E. P. Suis pas un illettré. ,,,,st-ce
que vous croyez?
Monsieur Girard réussit à glisser une phrase.

Dix dixième des deux yeux, moi. Peux voir l'ennemi, même
de nuit.
Et Tonton, qui s'était levé, chaussait déjà certaines mon
tures. Il choisissait les plus grosses et les plus épaisses, en
écaille. A chaque essai, il me regardait comme un miroir.

-- Pardonnez-moi, monsieur le Président, j'avais cru com


prendre qu'il s'agissait de verres de correction.
-- Eh bien ! n'avez rien compris.

- Qu'à cela ne tienne, monsieur le Président, j'avais pris


soin de me munir également d'un échantillonnage de lunettes
de
soleil.
Un sourire las aux lèvres, Tonton baissa la voix.
- Comprenez toujours rien, monsieur Girard.
L'occcliste avait l'air malheureux des victimes innocentes.
- N'avez pas de miroir?
- Mais si, mais si, monsieur le Président.
Tonton s'admirait. Chaque essai se faisait sans un sourire. Au
contraire, il veillait même à emprunter un air soucieux. Son
choix se portait surtout vers les lunettes à larges branches.
Chaque fois il prenait l'avis du chef du protocole. Finalement,
50

Bwakamabé opta pour sept paires. Et d'un ton cassant,


précisa qu'elles devaient être prêtes avant la fin de la journée.
- Et des vues claires, n'est-ce pas ?
A Moundié, tout le monde sait ce que sont les vues claires :
des vitres.
Le visage ainsi paré, Tonton était présentable à son gré pour
la photographie officielle et Isnard, la célèbre maison des
Champs-Elysées, était là l'après-midi, arrangeant le décor
dans sou moindre détail.

Les épreuve
en s que l'on voit aujourd'hui représentent le chef

habit et frac. C'est là le résultat des recommandations d'un de


ses conseillers français qui obtint gain de cause, la veille d'un
départ de Tonton pour la France. Mais le jour dont je parle, il
ne
51

42 LE PLEURER-RIRE

portait pas encore de vêtement protocolaire. Il avait revêtu sa


tenue d'officier. Raide, l'écharpe de Grand-Croix en
bandoulière, il fixait l'objectif d'un air discipliné, la main
droite sur les trois premiers volumes de l'encyclopédie
Quillet, (de A à Cot-es, peuvent lire ceux qui possèdent une
bonne vue) et la gauche tenant sa casquette.
Ces yeux allaient désormais regarder tout le Pays, sous la
lumière du soleil, comme sous celle des ampoules et des
lampes à pétrole, aussi bien que dans le noir. Quand nous
passerions devant les édifices publics, ils nous regarderaient.
Quand nous pénétrerions dans les bureaux ou les magasins,
ils nous regarderaient. Quand nous collerions des timbres, ils
nous regarderaient. Quand nous toucherions notre paie et
aiderions nos compagnes, ils nous regarderaient. Quand nous
achèterions notre journal, ils nous regarderaient. Quand nous
feuilletterions un livre, ils nous regarderaient. Quand ma
mère se déshabillerait, elle prendrait soin d'aller couvrir de
son madras la photo qu'eiJ~ serait tenue d'avoir dans sa
chambre à côté de son crucifix et de son gri-gri.
A cette époque, aucun Oncle n'aurait laissé un indigène
s'approcher de lui et encore moins le toucher. Nous le savions
et veillions à ne Jamais transgresser la coutume. Les
rtz.zcaques étaient sales et même lavés, ils puaient le musc
qui risquait, à faible distance, de se coller à la peau blanche.
Madame Berger, elle, n'hésitait pas à s'approcher de moi pour
mieux m'apprendre à fouiller dans le fichier et à vérifier mon
travail. J'a,.ffirrr:e que chaque fois, j'essayais de me reculer
prudemment. Mais venait toujours le moment où, dos au mur,
,i'étais coincé sans plus de choix. Je me disais qu'elle n'avait
pas le droit de jorr4r ai:zsi, madame Berger, parce qu'elle
n'était pas un laideron et qu'elle le savait Ah ! sa peau couleur
de ccrur de bananier, ses cheveux plus noi;s que mon visage,
lisses comme une crinière de jun;<>nt et qui se terminaient
52

par ce mouvement de virgule rnt?tozt%arzt à mi-cou. Ah! ses


yeux de citronnelle. Quand elle s'approchait ainsi, que je
sentais son parfum discret, le mouvern--+zt ye ses jambes qui
se croisaient comme en un geste de pretecr,cn; alors la
paralysie gagnait tous mes membres. J'essayais de penser ~
un sujet fade et neutre, mais ses lèvres épaisses et
légèrem,,.ni~ rztrorrssées, comme pour sucer en permanence
quelque chose d'itnprécïs; ajoutaieni encore à mon émoi.
Dans tout cela il n'y avait, bien
sûr, qu Innocence d'adolescent. Les Oncles semble ;t
pensz~,rarement à ces choses-là, eux. Mais moi j'avais,
malgré le ca:y
chisme et l'éducation des bons pères, les idées déjà mal
orientées. Les nègres-là...
53

Je ne raconterai pas la cérémonie de prestation de serment du


magistrat suprême de notre Nation. Aziz Sonika, dans son
style habituel de cireur de chaussures, a rapporté dans le
détail l'événement tel qu'il se déroula au siège de l'ancienne
Assemblée Nationale, en présence de toute la presse
étrangère et qui ne fut rien d'autre que la copie conforme des
fêtes de Blancs, au cours de laquelle Bwakamabé Na Sakkadé
jouait, avec sérieux et un plaisir évident, son rôle ainsi qu'un
acteur consciencieux. Il suffira de relire le numéro spécial de
La Croix du Sud et d'en regarder attentivement les photos. On
y verra un Bwakamabé souriant aux anges, interprétant
devant les caméras le film dont il avait sans doute rêvé dès
son enfance. Non, là n'est pas l'essentiel. Je préfère relater ici
la nuit d'investiture coutumière.
Je n'arrive plus à en préciser la date exacte, car l'événement
ne fut évidemment pas couvert par la presse, mais en
m'aidant d'un calendrier de cette année-là et sachant, par
ailleurs, que c'était en juin, j'en retrouverais aisément le jour,
ou plutôt la nuit, car ce fut la première de la pleine lune.
Les invités commencèrent à arriver discrètement au palais,
quelques heures après le coucher du soleil, dans des camions
bâchés, spécialement réquisitionnés pour la circonstance.
C'était toute la tribu des Djabotama. Quand je dis toute la
tribu, il s'agit d'un abus de langage, car aucun homme
politique n'a jamais réussi à régler tous les problèmes que
peut poser sa tribu. Il n'en soulage que certains et en satisfait
bien moins encore. Ainsi de cette nuit. Tous les convives
autorisés à franchir sans bristol les grilles de l'ancien palais
des gouverneurs étaient les Djabotama les plus connus : les
membres de la famille de Tonton, des fonctionnaires et des
commerçants (les cadres) originaires de Libotama, soit deux à
trois cents personnes, ce qui est loin de faire le compte de
tous les gens de notre tribû, vivant dans la
LE PLEURER-RIRE 45
54

capitale. Mais, bien entendu, aucune autre tribu n'avait été


mêlée à la cérémonie.
Dans la pénombre il était difficile de reconnaître les visages,
car toutes les lampes de la cité présidentielle avaient été
soufflées. Seul le clair de lune et quelques bougies éclairaient
les ombres mouvantes. On distinguait aisément pourtant le
groupe des femmes dans lequel tranchait par son maintien Ma
Mireille, vêtue d'un pagne qui lui laissait les épaules nues.
Cette tenue des simples et pauvres villageoises conférait au
corps de mannequin de notre présidente l'allure de ces filles
des îles aux pieds nus qu'on peut voir sur les plages de
certains films américains qu'affectionne la jeunesse de
Moundié. Oubliant ma condition, je me laissais aller à
détailler notre princesse. L'évasion ne dura que quelques
instants. Je sentis me transpercer le regard d'acier de Ma
Mireille, dans lequel se déchiffrait un rappel à l'ordre qui me
fit frissonner. J'avais déjà remarqué combien j'inspirais une
antipathie physique à Ma Mireille. Allez donc savoir
pourquoi. Un jour il faudrait trouver le moyen de me
racheter, car quand la femme du chef vous prend en grippe, le
ciel peut vous foudroyer.
Je m'éloignai du groupe des femmes avec l'air dégagé que
prennent les espions de Monsieur Gourdain et me dirigeai
vers mes hommes pour vérifier que chacun était bien à son
poste et toutes les dispositions prises conformément à mes
instructions pour les boissons, les amuse-gueules et la
ripaille. Pensez donc, c'était ma première grande réception.
Tonton allait me juger.
Il y avait deux autres groupes. L'un composé des politiques et
des hauts fonctionnaires de la tribu, l'autre formé par les
nobles et les prêtres djabotama en habits traditionnels, chacun
portant les insignes de son pouvoir. Ils entouraient, à distance
respectueuse, un trône de velours écarlate, tout frangé d'or et
de soie, séparé du sol par un précieux tapis importé de
quelque pays arabe, dont je laisse aux hommes cultivés le
55

soin de préciser le nom- De part et d'autre se tenaient de


jeunes hommes de notre noblesse, chargés des insignes
royaux que cachaient des voiles blancs. Enfin, entourant
l'ensemble, la masse de la famille-tribu dansait déjà au son
d'un orchestre traditionnel équipé de tam-
56

46 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 47
tams, clochettes et cornes de boeuf. Les gestes n'étaient
encore qu'esquissés, comme ceux des sportifs pendant
l'échauffement.
Lorsque Tonton parut sur les marches du palais, humble, un
pagne autour des reins, pieds nus, sous un dais porté par
quatre pages, une rumeur parcourut la foule. L'orchestre
s'arrêta et ce fut le plus imposant des silences.
Le griot, d'une voix de bateleur drogué et qui s'égosille,
présenta le nouveau Chef des Djabotama. Il scanda les quinze
générations de prédécesseurs. Il scanda leurs faits d'armes et
leurs qualités morales. L'orchestre se remit à jouer,
accompagné du bourdonnement des voix graves et des you-
you affolés des femmes, tandis que Tonton avançait au pas de
procession, précédé du chef du protocole et du griot
intarissable que les notables djabotama couvraient au passage
de larges billets de banque.
Le cortège s'immobilisa devant le trône. Le griot entonna le
fameux Pouéna Kanda, urn air triste et lent qui dit que le pays
des Djabotarna s'étiole car le trône est vacant, puisque
l'ennemi a tué par traîtrise tous les hommes capables de le
protéger comme un père son fils. La chanson rappelle ainsi
les qualités requises pour prétendre au titre de Père Je toute la
tribu. C'est alors que, sur un autre registre, la voix d'un prêtre
traditionnel annonça qu'ü fallait chasser toutes les inquiétudes
des esprits ; que le Pays était sauvé, parce que le soleil des
ombres, qui cette nuit-là, diffusait sa pâle lumière b'onde,
nous avait transmis le message des ancêtres : ils avaient
choisi Bwakamabé Na Sakkadé po,- diriger tous les
Djabotama et imposer la loi de ceux-ci sur toutes !,es tribus
du nouveau Pays, tel qu'assemblé par les Oncles.
La musique changea de rythme, devint plus saccadée,
couverte par une marée de hurrah et de you-you.
57

Pais le silence redescendit, la voix d'un prêtre proclama le


nom de Bwak,amab$ Na Sakkadé trois fois et la foule
répondit :
-- Nous le voulans. Nous le voulions. Nous le voulons.
Tonton, conduit par la main, fut placé devant un autel
recouvert d'une peau de léopard, sur laquelle reposaient un
tambour, une queue de lion, symboles de la force et de la
toute-puissance, ainsi qu'un collier qu'on dit formé de dents
humaines. Ce sont
là, apprend dès sa naissance chaque Djabotama, les dents de
ceux qui moururent en guerre contre les chefs précédents.
Tonton s a$enouilla devant l'autel, entre deux haies de
féticheurs, pour prêter le serment par lequel il s'engageait à
garder bien fidèlement
ce que doit un chef djabotama.
Lorsqu'il se releva, le plus vieux des prêtres le prit par les
épaules, Puise appuyant son front contre le sien, comme pour
y transvaser le contenu de l'un dans l'autre, déclara :
._ Boka litassa dounkounê !
Ce qu'on peut traduire en français par : « Reçois le pouvoir
des ancêtres. » Sous entendu : le pouvoir des ancêtres qui ont
commandé les Djabotama. A la vérité, le mot litassa renferme
plus de sens que le mot français pouvoir. C'est à la fois le
pouvoir de commandement, l'intelligence pour dominer les
autres et la puissance aussi bien physique du taureau qu'extra-
terrestre. Ainsi est-il possible d'agir grâce à ces moyens
auxquels les Oncles ne veulent pas croire et qui vous n:ettent.
à l'abri de l'ennemi. Qui a reçu la litassa communique sans
intermédiaire avec les ancêtres. Il lira dans toutes les
consciences comme dans l'eau de la fontaine. Nulle femme ne
lui résistera. Il pourra marcher sur l'onde et voler par-dessus
les montagnes. Il sera résistant à la morsure du serpent. Les
balles changeront de chemin à i'approche de sa poitrine.
Tonton reçut le bonnet de raphia qu'il lui arriva de porter au
cours de certaines cérémonies traditionnelles, mais qui
58

demeurait, en règle générale, dans un sanctuaire aménagé


dans un coin de sa chambre. Les jeunes nobles déplièrent les
voiles blancs et remirent les insignes royaux : la queue de
lion dont ü ne se séparera plus ; le tounka, une chaîne de fer
avec de nombreux pendentifs, qu'il ne porte pas sur la
poitrine comme son
scapulaire chrétien, mais sur son dos, comme la femme son
er,fant. Car un ch(~f n'a rien de commun avec les rois de i'His
tOrre des Oncles. C'est avant tout un père qui doit, en cette
qua
lité, s'occuper de ses sujets comme de ses propres fils. Pas
plus
que de la queue de lion, jamais le président ne pourra se
séparer
d- ce collier. On lui offrit un sac qui symbolise la capacité de
prélev;,r et de r' cevoir le tribut, un bracelet dont je n'ai
jamais
59

48 LE PLEURER-RIRE

bien su le sens et qu'il portera aussi en permanence. A la


remise enfin de l'arc royal et du carquois de flèches aux
pointes en or, l'orchestre reprit la musique, tandis que les
hommes poussaient des clameurs de joie et les femmes des
you-you stridents.
C'est alors que le plus âgé des nobles Djabotama lui remit de
la terre dans la main. Les nobles et les prêtres se rangèrent en
un groupe sur plusieurs lignes face au Chef Bwakamabé Na
Sakkadé et dansèrent la loukita, qui est, à l'origine, une danse
de guerre, comme l'indiquent clairement les gestes de ceux
qui l'exécutent. Au cours de ce ballet, un à un, les nobles
aussi bien que les prêtres passaient sous le pied droit de
Bwakamabé Na Sakkadé, chaque fois que celui-ci le
soulevait.
Puis ce fut un rythme saccadé et syncopé pendant lequel
l'assistance frappait en cadence dans ses mains. Et l'on vit le
souverain fraîchement intronisé s'avancer au pas de danse
vers Ma Mireille. Ses mouvements de hanches, de bras, des
épaules, du buste racontaient que Ma Mireille était une
beauté que le vent ne peut rencontrer sans frissonner, être
troublé à en perdre son chemin, et que lui l'Homme, l'Homme
du Pays, la méritait. Si tu ne veux me croire, vois ce que je
sais faire, quand battent les tam-tams et chantent les balafons.
Vois, mon corps, mes muscles, mes membres, mon ventre.
Connais-tu, femme, dans tout le Pays, danseur aussi souple,
aussi agile, aussi fort ? Viens, viens, ma soeur, tu ne, non, tu
ne le regretteras pas. Et Ma Mireille se leva d'un air de vierge
forcée. Mais quand elle commença son pas, ayay'hé... !
C'était à vous en couper le souffle. Les vieux ont bien raison
de dire que dans le même rythme, chacun danse de son pas,
suivant ses nerfs, sa taille, son cœur, son ventre, sa tête et
selon qu'il est bon, mauvais, rêveur ou hypocrite. Le pas de
Ma Mireille n'avait pas son pareil. On eût dit qu'elle s'était
60

entraînée chaque jour pendant des heures, tant le moindre


geste dessinait exactement ce que le tam-tam voulait. Et moi,
je regardais ce corps mince aux fragiles épaules nues. Et je
me disais, devant les jambes écartées de ma présidente, que si
Elengui et Soukali avaient chacune leur goût, Ma Mireille
devait en posséder un autre qui donnait sûrement
le vertige.
LE PLEURER-RIRE 49
»! la femme-là.
pour l'heure, Bwakamabé l'électrisait. On aurait dit un
sanglier. Sans doute à cause de son rythme et, surtout, du
pouvoir que venaient de déposer en lui tous les prêtres. Tête
renversée, yeux clos, jambes ouvertes comme en appel, elle
était debout, en position_ Comme dans le limbo. Et le Chef,
de ses reins, commençait les gestes de la virilité. Et toute la
foule exultait et criait. gt Bwakamabé Na Sakkadé continuait,
persévérant avec le visage sérieux de l'élève appliqué. Et les
épaules de Ma Mireille tremblaient. Et la foule hurlait. Et les
mouvements des deux danseurs devenaient de plus en plus
saccadés. Et la foule s'excitait. Tonton soudain décocha en
direction du ventre de Ma Mireille plusieurs coups de reins,
tandis que celle-ci levait les bras et exhibait ses mains vides
et joyeuses au-dessus de la foule, le corps frétillant comme un
poisson au bout de la ligne. La foule délirait. Moi, je
bénissais le ciel de laisser tout cela se passer dans le strict
cadre des membres de la tribu, sans aucun regard de Blancs.
Même s'il ne s'agissait que de danse, un président et une
présidente ne devaient pas faire ça en public. Papa de Gaulle
a 3û danser dans sa vie, mais jamais comme le commun de
ses citoyens. Si les Oncles venaient à avoir connaissance de
cela, ils en profiteraient pour dire, une fois de plus, que nous
sommes des sauvages.
Bras dessus, bras dessous, Tonton et Ma Mireille firent le
tour de leur peuple qui les ovationnait et vinrent s'asseoir sur
les trônes écarlates frangés d'or et de soie.
61

Le reste de la fête fut mon affaire et celle de mes hommes.


Venait le moment de la boisson et de la mangeaille. On
buvait comme à un retrait de deuil ou à un mariage de
Moundié ou du village. Sans retenue. Joie et jouissance.
Certains subtilisaient carrément des bouteilles de whisky et
couraient cacher de gros morceaux de mouton dans les
camions qui les avaient amenés et les reconduiraient. Vers
deux heures du matin, Tonton et Ma Mireille s'éclipsèrent.
Mais nous avions reçu la consigne de laisser les convives se
divertir jusqu'à l'aube. Les nobles, les
hommes politiques et les hauts fonctionnaires djabotama ne
s'attardèrent gL1ere après le départ du chef et de son épouse.
62

50 LE PLEURER-RIRE

Mais la masse voulait profiter de la fête jusqu'au lever du jour


et elle le fit. S'il fut aisé à la garde présidentielle de charger
dans les camions bâchés les corps de ceux que l'alcool avait
calmés et qui gisaient sur le passcpaium de la cour d'honneur
avec autant de bonheur que sur leur natte, il fallut plus
d'efforts pour convaincre les récalcitrants que la fête était
bien finie.
Dans son lit, Tonton dormait du sommeil des guerriers
vainqueurs, la conscience apaisée. Il avait pris toutes les
précautions pour que Dieu, les ancêtres et les autres forces
naturelles et surnaturelles protègent son mandat jusqu'à son
terme. Tous ses ennemis seraient écrasés. II en était ainsi
décidé.
Manquant de confiance en moi, j'ai consulté un compatriote,
ancien directeur de cabinet de Tonton, vivant aujourd'hui en
exil.
Voici sa réaction aux premières pages qu'on vient de lire.
Mon cher Maître,
La soirée au damuka est peinte avec une saisissante vérité et
j'ai ressenti, à sa lecture, la nostalgie de la tiédeur du milieu
natal. Les paroles de Tiya, avec le recul, prennent un ton
prophétique auquel, à l'époque, nous étions évidemment
insensibles. Mais vous êtes injuste dans les portraits que vous
croquez des jeunes intellectuels.
A la lumière des événements ultérieurs, il est évidemment
clair que nous étions alors bien excessifs dans nos
appréciations sur Polépolé et sa politique. Nous avons certes
commis une grave erreur tactique en acceptant d'occuper des
postes dans le gouvernement de Bwakamabé. C'est que nous
sous-estimions le bonhomme, croyant que notre foi, notre
niveau de formation, notre expérience de la vie militante
auraient facilement raison d'un soudard primaire dans tous les
sens du terme. Mais ces erreurs méritentelles une
63

condamnation aussi tranchante de notre groupe que vous


semblez l'insinuer ? Il est injuste de nous réduire au rôle de
théoriciens creux, d'orateurs sonores et volubiles, disciples de
la dialectique de Thomas Diafoirus.
Craignez qu'à trop nous railler au nom d'une vérité
irresponsable, vous ne fassiez le jeu de l'ennemi. Si vous
voulez rendre service au Pays, introduisez donc vite dans
cette histoire un héros positif.
Pour le reste, j'hésite à me prononcer. A vous lire, on se
demande dans quel genre sera classé l'ouvrage. Tantôt, vous
vous astreignez à la précision de l'historien ou du
64

52
LE PLEURER-RIRE

sociologue, tantôt vous ressemblez à ces griots en qui les uns


ne voient que marchands de rêves et de divertissements et
chaque mot est, pour d'autres, une clé pour décoder la vie du
village.
Je continue quand même.
Ah, oui, le Pays, le Pays, le Pays, le Pays, quel Pays ?
Quelque part, sur ce continent, bien sûr.
Choisissez, après mille raisonnements ou suivant votre
fantaisie, un point quelconque sur l'Equateur et de là, dirigez-
vous, à votre convenance, soit vers le nord, soit vers le sud en
mettant le cap légèrement en oblique, dans le sens opposé au
vent du jour. Votre appareil alors, après avoir subi les trous
d'air et vaincu les tornades, finira, au bout d'un certain temps,
par apercevoir la Capitale du Pays. Les habitués des voyages
vous diront que c'est là un itinéraire bien long et que, pour
gagncr du temps, il vaut cent fois mieux se rendre d'abord à
Paris, Londres, Lisbonne ou Madrid d'où, après une nuit de
divertissements soignés, on parvient à destination en
quelques heures de vol seulement. Les géomètres et les
théoriciens hausseront les épaules, mais les africanologues et
les Africains (sans oublier les hommes d'affaires de toutes
nationalités), confirmeront que tel est bien le plus court
chemin. Mais Bwakamabé a compliqué à plaisir l'entrée et la
sortie de la terre natale, pour bien faire sentir combien l'accès
à notre paradis est un privilège qu'on ne saurait brader à la
multitude indigne et qu'il n'y a enfin aucune raison à vouloir
sortir à tort et à travers d'un Etat où les gens vivent dans
l'éternel Nirvana.
Malgré l'intention délicate et officiellement exprimée de
notre syndicat d'initiative, les formalités de débarquement
seront riches de péripéties à l'aéroport Hannibal-Ideloy
Bwakamabé Na Sakkadé. Que vous soyez ou non muni d'un
65

visa en bonne et due forme - là n'est pas la question -, il vous


faudra en tout état de cause assister avec calme à la lecture
laborieuse de chacune des pages de votre passeport, par des
policiers et des fonctionnaires de mauvaise humeur. Que vos
papiers portent la trace d'un passage (même d'un transit) dans
un pays de l'Index et
66

LE PLEURER-RIRE
54
vous serez invité à passer par un bureau où mille appareils
vous
accueilleront. Photographié de face et de profil, vous aurez à
remplir trois grandes pages du questionnaire spécial. Que les
détenteurs de documents en règle ne se croient pas privés
pour autant de ce plaisir, tant il est vrai que les policiers de
cette pièce ont aussi besoin de voir vos poches, vos cartables
et autres sacs. Ils y recherchent, paraît-il, des armes, ou ces
journaux, revues, livres et disques qui sont, selon Monsieur
Gourdain, bien plus dangereux que les bombes. Mais s'ils y
trouvaient (ou mieux, si vous leur présentiez) un peu d'argent,
vous abrégeriez votre séjour dans cette salle. Resteront
encore les formalités de santé. En plus des habituelles, vous
devrez montrer patte blanche. Rien qu'une prise de sang pour
recherche de syphilis et prélèvements pour dépistage de
blénorragie.
Une vieille demoiselle anglaise, consultante pour !'O. M. S.,
spécialiste et militante dans la lutte contre les maladies à
transmission sexuelle, adora tellement le procédé qu'elle n'eut
de cesse, de retour en Europe, de faire des déclarations et de
publier des articles tendant à montrer que notre pays était le
plus progressiste, le mieux organisé et son président le chef
d'Etat le plus avisé du Tiers Monde. L'O. M. S., comme on
s'en doute, n'apprécia guère la publicité et décida de se passer
désormais des services de la dame, la sanctionnant ainsi
d'avoir porté un jugement de valeur sur le régime politique
d'un pays membre. Bwakamabé, à titre de représailles, dans
un discours dont la presse mondiale se fit l'écho, déversa dcs
seaux de propos et traita le directeur régional pour l'Afrique
d'un nom de poisson que je me refuse à reprendre ici. Depuis
lors, la délégation du Pays a mission, à chaque
renouvellement de mandat, de s'opposer à la candidature de
ce nom prestigieux qui représente pourtant l'Afrique avec
67

grande dignité dans la famille des Nations Unies. Quant à la


vieille demoiselle, elle revient régulièrement au Pays, invitée
personnelle du président, à chaque fête nationale. Elle
b~néficic
d'une dispense d'examen médical à l'aéroport Hapnibal-
Ideloy
Bwakamabé Na Sakkadé. Mais riche de l'honnêteté des
grands
modèles de l'Histoire Sainte, ennemie obstinée des privilèges
corrupteurs, elle se déclare, à chaque fois, prête à subir le
traite
LE PLEURER-RIRE 55

ment qu'elle va même jusqu'à exiger. Les langues de vipères,


qui ne comprennent rien aux sentiments moraux, prétendent
que la bonne dame y trouve son plaisir. Cet argument tient
dans le seul fait qu'elle n'accepterait, pour l'opération, nul
autre que celui qui pratiqua avec doigté le geste délicat lors
du premier sondage. Ainsi ressentirait-elle, à chaque
occasion, les mêmes transports qu'à l'origine...
Tout calcul fait, ces formalités vous prendront, disons... u r.
certains temps. Les résultats dépendront des fonctionnaires de
service, de leurs problèmes domestiques, du contenu de vos
bagages, de votre degré de coop",ration, enfin. Car s'il vous
arrivait au cours de toute cette procédure de perdre patience
et de manifester, votre sort sera différent selon que vous serez
étranger ou citoyen du Pays. Dans un cas, vous serez, ou bien
rembarqué dans le premier avion, ou bien gard~ c.u,~lques
jours au poste de police de l'aéroport avant d'.~.tre expulsé,
ou bien encore (si Dieu vous protège) simplement itché et
suivi dans tous vos déplazements, avec interdiction de
prendre des photos durant votre séjour. Dans le second cas,
tout l'imaginable comme "i-imaginable pourra vous arriver.
Mais si vous connaissez l'art de glisser avec discrétion
68

quelques dollars dans une main, aics vous pourrez découvrir


le Pays bai-né de soleil.
Je ne dirai pas ses couleurs que le soleil met en valeur comme
sur une diapositive. Je ne dirai ricn (le ses sons, de ses
odeurs, du rythme des hanches des femmes qui s'en vont, des
charges eu éa,uilibre sur la tête. Les écrivains de l'exotisme,
ceux de la négritude, les rédactions des écoliers, ont déjà
suffisamment décrit nos villages et les marchés de nos villes.
II n'y a plus rien à ajouter. A moins d'être ce génie que le
siècle attend et qui n'a plus que quelques années pour se
présenter.
La ville comprend deux quartiers : Moundié et le Plateau.
Moundié c'est la cité indigène de l'époque coloniale, notre
Adlamé, notre Treichville, noire Poto-Poto, notre casbah ou
notre médina. Du temps où les Oncles commandaient, nous n,
avions droit d'en sortir que pour nous rendre au travail. Si
vous observez attentivement un plan, vous constaterez que le
quartier dessine la forme du palmier du voyageur. Toutes les
69

56 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 57
avenues aboutissent à un point central où, depuis la
colonisation, se dresse un poste de police qui fut longtemps le
commissariat central de la ville.
A Moundié, toutes les rues portent les noms des tribus les
plus prestigieuses du continent, ainsi que ceux de nos
rivières, de nos districts et de nos cercles. Deux, cependant,
font exception à la règle : l'avenue Charles de Gaulle et
l'ancienne avenue de France, rebaptisée depuis lors avenue
Ma Mireille. Là, vit avec un peu d'eau autour des quelques
bornes fontaines et un peu de lumière le long des quelques
grandes avenues, toute une foule travaillant ou ne travaillant
pas. Quel que soit son sort, elle danse et chante, pour se
distraire, pour séduire une femme, pour oublier, pour pleurer
un mort au damuka.
Là passent rarement les services de voirie. Les eaux usées
s'évacuent au gré de leur inspiration et les reliefs et autres
ordures se mêlent pour bâtir des monticules dans les venelles,
tantôt bouchant des trous, tantôt barrant le chemin. La
poussière de la saison sèche, la boue de la saison des pluies,
les escadrilles de mouches et de moustiques de toute l'année,
se disputent l'espace vital dans une concurrence sournoise
avec les hommes. Il y a de ces odeurs qui, dans les ténèbres,
deviennent des repères géographiques aux enfants du
quartier. Et je n'ai parlé que du centre de Moundié.
Sur ses marges s'est développé ces dernières années
MoundiéViêt-nam, où s'entassent, débiteurs des chefs de
terre, les derniers venus de la brousse. Ils campent en
continuant quelquefois encore à pratiquer leur élevage ou à
cultiver un jardin. « Bâtie au village, la même maison
paraîtrait peut-être moins triste et sûrement plus salubre »,
écrivit un Oncle que Tonton expulsa pour s'être permis de lui
donner une leçon d'urbanisme. Le ministre de l'Intérieur de
70

Tonton a, pour nommer cette zone, une expression pleine


d'élégance : « le quartier de croissance spontanée ».
Pour être complet, il faudrait mentionner qu'à l'intérieur
même de Moundié, il existe un quartier plus chic que
l'ensemble. Une zone d'habitations en dur, avec tôles, eau,
électricité, souvent garage et antenne de télévision. C'est
Moundié-loi-Cadre : la
zone d'habitation, hier des évolués, aujourd'hui des
fonctionnaires et petits commerçants. Là vivaient le jeune
compatriote directeur de cabinet et toute sa bande qui se
croyaient plus savants que Tiya.
Entre Moundié et le quartier du Plateau coule le fleuve
Kunawa, qui lave les deux rives et avale les rejets des égouts
des deux mondes. Un pont l'enjambe : il a nom Hannibal-
Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé.
Le Plateau, c'est ce que nous appelions le quartier des Oncles,
à l'époque coloniale. Les Noirs n'y venaient que dans la
journée, pour le travail. Aujourd'hui, sa population est, dans
l'ensemble, restée la même, encore que des hauts
fonctionnaires et des officiers nègres y habitent de plus en
plus. C'est là que vivent Soukali et monsieur l'Inspecteur.
De la terrasse du palais de Tonton, le panorama émeut
tou;ours ceux à qui est offerte la chance de l'admirer, surtout
pour nous qui comparons avec l'époque coloniale. En ce
temps-là, seul faisait son fier, au-dessus des autres toits, le
building, avec ses six étages. Aujourd'hui, un bosquet (Aziz
Sonika dirait une forêt) de jeunes gratte-ciel annonce aux
visiteurs que La Capitale n'est plus un village de brousse. Le
plus éloigné de ces édifices est le rectorat de l'Université.
Plus près se dressent les sommets des banques, compagnies
d'assurances, sociétés minières et agences des compagnies
aériennes. A tous, Tonton a imposé des constructions de plus
de sept étages'. C'est dans les airs un festival de béton et
grandes baies vitrées qui firent la fortune des architectes,
exprime celle des en haut de en haut et fait la joie des
71

caméras. C'est surtout, affirme Aziz Sonika, une image


concrète de la politique de développement de Tonton.
Un peu à l'écart, une immense tour de vingt étages : l'hôtel
Libotama exploité par une grande chaîne internationale qui
est rentable début, les Oncles ont protesté en prétendant que
ce n'était pas
tendaientet que s'ils n'étaient plus libres de construire comme
ils l'en
expli,lué , ils allaient quitter le Pays. Mais leur ambassadeur
leur a
le goulag U,11 valait gV i communiste.
esupporter les caprices de Tonton plutôt que
72

58 LE PLEURER-RIRE

venue nous faire concurrence et briser le monopole que nous


(je veux dire mes Relais Aériens) avions depuis l'époque
coloniale. Son entrée donne sur une vaste esplanade au milieu
de laquelle se dresse une statue de Bwakamabé, toute d'ivoire
et haute de... de beaucoup de mètres, quoi. Quand on la
contemple, Bwakamabé y paraît plus vieux et plus soucieux
qu'au naturel, avec une chevelure lisse et bien peignl-e. Ii
pointe 'l'index vers les nuages qu'il nous invite à r-~,garder.
Quand il pleut, je ne me lasse pas d'observer le lent
mouvement des gouttes ruisselant sur la matière polie et je
me laisse aller à des pensées douteuses sur l'Histoire et
l'Immortalité de ceux qui la font.
Pour tous ces organismes, pour assurer le séjour des
commerçants, hommes d'affaires, fonctionnaires., militaires,
ambassade~.Irs, assistants techniques, on a développé une
ville moderne composée d'immeubles à bureaux. de
magasins, d'hôtels, de cafés et de quartiers résidentiels.
Tontou ern est fier. Moi, je préfère notre première capitale,
Elle était plus modeste, plus chaude au cceur, plus fraîche à
respirer ei i~osséclait, avec sa verdure et ses arbres, une
dimension humaine due je ne lui retrouve plus. Mais qui le
comprenait ? Tout le monde objectait qu'il ne fallait pas être
contre le progrès du Pays et que plus on détruisait les arbres,
les herbes et les bambous, féconds repères des fauves, des
reptilcs et des moustiques, meilleur ce serait. Devant ce
spectacle de gratte-ciel •et de héton, le citoyen de Moundié
déclare que le Tontotl-là, vraiment, il travaille et qu'il a b;en
mérité de la patrie.
Mais j'en ai trop dit et me suis permis trop d'imprudences
dans ma description. Certains risqueraient de croire que c'est
dans la capitale de leur Pays que vit Bwakamabé Na Sakkadé,
ce qui est, bien sûr, totalement faux et absurde.
73

En vérité, je vous le dis, le Pays n'est pas sur la carte. Si vous


tenez à le trouver, c'est dans le temps qu'il faut le chercher.
Allez, tournez la pagti ?
La bière, après chaque gorgée, collait un moment à nos
lèvres. Il fallait la lécher. Nous veillions à garder le dos raide.
Dans la salle, drapeaux tricolores et lampions se balançaient
sous la force des brasseurs d'air. Autour de nous les Oncles,
poussant des gueulantes de marins en bordée, cherchaient à
capter l'attention des femmes par des singeries qui voulaient
imiter Charlie Chaplin, tandis que le champagne coulait en
mille cataractes pétillantes. Depuis le début, l'orc{ecstr•e
distribuait, un sou
rire condescendant aux lèvres, tangos, valses et autres danses
de chez eux. Le nez dans nos verres, nous nous amusions de
la science des automates sur la piste. Des manières de
vétérans qui chercheraient à comprendre l'intelligence du
ballon sur la aelvuse.
Un Antillais évoluait, parmi tout ce monde, dans l'allure
royale d'un gentilhomme éclatant. Nos regards s'accrochaient
à lui, qui nous ignorait.
De la table voisine, par-dessus l'épaule de son mari, me
parvenaient les sourires de sympathie de madame Berger. Un
ton de regret colorait ses yeux quand elle regardait la piste.
Le chanteur, qui s'agrippait au micro avec un visage
douloureux, parlait avec un accent bizarre dans ses é, de
soleil, de sable et de flaques d'eau salée.
Nous avions droit à une place près de la porte. Quand la
batterie a soutenu la samba, l'un de nous s'est quand même
levé pour inviter une dame. Une collègue de travail. Elle a
regardé son mari et a regretté d'avoir mal au pied.
L'orchestre, visage sérieux, entama un air de jazz. Ay, nous
avions envie de déployer nos membres. L'Antillais se leva et
ot7rit un spectacle qui mérita une ovation à faire éclater la
salle. Nos applaudissements étaient plus mous.
Tirant avantage de l'ambiance, on donna un paso doble. Les
74

danseurs, qui chantaient aussi le morceau, se détachaient de


75

60 LE PLEURER-RIRE

leurs cavalières et, les mains sur les épaules, se lançaient dans
une ronde de place publique. Au passage, les timides étaient
conviés à se lever. Le rythme nous rappelait le méringué et
nous nous sommes mêlés au monome. Nous avancions,
traînant gaiement les pieds. Ils avaient inventé quelque chose.
Révérence, gros bisou, prestation d'étoile, révérence encore...
Entre eux, strictement. C'est dans ce jeu que ma main se posa
un moment sur l'épaule de madame Berger. On changeait de
sens. Nous étions deux maillons de la chaîne. Ma main s'est
contractée sur son épaule. Elle me tournait le dos et
continuait son pas de marche. Bis et rebis, on ne voulait pas
en finir. Certains baissaient les bras. La bande en fête avait
fini par dissoudre tous les couples. Sans transition, l'orchestre
dans un vaste éclat de rire s'est mis à jouer une java connue.
Madame Berger, bien calée dans mes bras, s'est mise à
tourner. Ses seins contre ma chemise, je l'entraînais dans un
mouvement de danseur de kébé-kébé. Elle s'accrochait à ma
main, fort. Fort, fort, fort. Je l'étourdissais. Fort, mon frère. Je
ne voyais plus la salle et elle fermait les yeux. Nous aurions
pu nous envoler. Et l'orchestre qui prenait plaisir à accélérer.
Il a fallu, à la fin, la soutenir jusqu'à sa table.
Aux premières notes du morceau suivant, je l'ai vue suivre
son mari.
En ce temps-là, il existait encore de nombreux régimes civils
sur le continent. Chaque nouvelle république coiffée de
bérets, casquettes et képis faisait frémir et ne laissait pas
indifférent. Au Pays, la frayeur des jours inconnus passée,
Radio-trottoir chuchotait que c'était le régime fasciste tel que
le présageait Polépolé, lorsqu'il nous mettait en garde contre
les agitateurs. Puis, insensiblement, mais vite, les gens se
disaient que, allez-quitte-là-pourtoi, la vie restait la même,
telle que Dieu l'avait faite depuis lipadasse-là. L'emploi du
temps, les magasins, les écoles, les usines, les bureaux, les
76

hôpitaux, rien n'avait changé. Tout avait même conservé


l'aspect rassurant des bonnes vieilles habitudes. Inutile de
persister à stocker son sucre et son huile ainsi qu'on s'était
mis à le faire dans un premier mouvement. On pouvait
continuer à baptiser, à enterrer ses morts après les avoir
veillés. Les femmes restaient fécondes et, malgré les odeurs
des salles de maternité, accouchaient de petits êtres
attendrissants, toujours aussi difficiles à nourrir après la
période du sein. Les gens continuaient à insulter ceux des
autres tribus, à aller à la prison de Bangoura pour un oui,
pour un non, à perdre leur travail, à danser et à forniquer. Les
magasins continuaient à changer les prix et les fonctionnaires
à voyager à l'étranger. La vie, quoi. Etait-ce plus dangereux
qu'avant ? Nul n'en avait l'impression. Il fallait lire les
journaux de l'étranger pour s'inquiéter de notre sort. Ils
insultaient tous notre nouveau chef. Ils fournissaient des
informations que nous ignorions. Tonton décida d'interdire
l'entrée de la presse des Oncles sur le territoire national. Aziz
Sonika aPPuya la mesure d'un éditorial dans La Croix du Sud
où il expliquait que la décision présidentielle était saine. Il
nous apprit qu'ainsi procédait tout pays sérieux soucieux de la
santé morale de ses enfants. Nous devions nous prémunir
contre la pourriture d'un Occident engagé dans un processus
de décadence. Au
77

62 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 63
demeurant, quel paysan de brousse irait se plaindre de la
disparition de chiffons que seule une minorité pouvait s'offrir
? Et Aziz Sonika traitait nos intellectuels de noms d'animaux.
Moi, j'avais mis au point une combine pour me procurer toute
cette littérature que je dévorais avec le même plaisir qu'à une
époque les illustrés et à une autre les ouvrages de l'Alliance
française. J'y apprenais que le coup d'Etat du général
Bwakamabé s'était réalisé sur plusieurs centaines de cadavres
; que les démocrates qui n'avaient pas accepté de plier
l'échine étaient déportés dans des camps de concentration ;
que les libertés avaient été baillonnées ; que la torture était
monnaie courante ; qu'on était sans nouvelle du grand
écrivain Matapalé.
Tous ces articles étaient bien aimables et prouvaient que si
nous n'avions pas peur de ce qui venait de nous arriver,
d'autres s'en souciaient pour nous. Mais, sur place, je le
répète, la réalité nous paraissait beaucoup plus banale. La
garde de Polépolé et les forces que la presse étrangère voulait
« vives et démocratiques » s'étaient vite laissé intimider par
les fusils des conjurés. Les démocrates ne se connaissaient
pas entre eux et l'on avait nourri les prisons surtout des
membres de la tribu de Polépolé. Les camps ? A quoi bon
créer des institutions demandant autant d'organisation ?
L'enfer de Lucifer ne pouvait être pire que la prison de
Bangoura. Ceux qui, comme le vieux Tiya, en ont fait
l'expérience à différentes époques de notre histoire,
prétendent même qu'elle était plus humaine quand
commandaient les Oncles, ce que je me refuse évidemment à
croire. De tous ces prisonniers, le sort d'un seul préoccupait
les Oncles : l'écrivain Matapalé.
Evidemment, je trouvais, moi aussi, son arrestation injuste.
C'était un brave homme, et malheureux de surcroît. Ajoutez à
cela le fait que depuis mon passage à l'Alliance française j'ai
78

conservé un faible pour les écrivains. Mais pourquoi les


journaux ne se lamentaient-ils que sur Matapalé ? Tous les
anonymes dont Bwakamabé gavait Bangoura n'étaient pas
moins chers aux leurs. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi
nos dirigeants sont toujours possédés d'une faim de punir de
prison ou de mort leurs vaincus politiques, voire simplement
ceux qui ont la fantaisie
de penser en dehors des rangs. Les journaux européens, eux,
ne connaissaient que Matapalé qu'ils présentaient d'ailleurs
comme un écrivain de génie. C'est là une bien grande
exagération. Ce ne sont pas Les Légendes du Lac Eworoivo
qui pourraient témoigner contre la sévérité de mon jugement.
Il n'y a là aucun merveilleux, aucun fantastique, aucune
flamme et le magique y est utilisé avec une maladresse
grossière. Le grand prix de l'Union française qu'il a obtenu ne
prouve rien, sinon qu'à cette époque les autres nègres
n'écrivaient pas mieux et que les Oncles s'émerveillaient,
comme d'un exploit, devant vingt pages écrites par un nègre.
La langue est pauvre, dans un style qui emprunte ses effets
tantôt au genre des rapports administratifs, tantôt à la
réthorique boursouflée de l'époque cornélienne. Je ne vois
non plus aucun progrès dans Les Chants du Baobab. Ce sont
certes dc véritables alexandrins, mais justement fades,
insipides, insignifiants, lassants, assommants, endormants,
monotonsF et grotesques avec tous ces paquets de vocatifs à
vous donner la nausée. Je n'ai pu les terminer même en me
raisonnant. Aucun frémissement, pas de vie. Je plains moins
les lecteurs qui ont le courage de lire jusqu'au dernier vers
que l'auteur qui a dû arranger ces bouquets d'apprenti, tel
l'élève recopiant les lignes de sa punition.
Toute cette campagne contre le nouveau régime semblait
avoir un effet sur les autres chefs d'Etat et Tonton trouvait,
lui, une certaine excitation à se faire reconnaître par ses pairs.
Un haut fonctionnaire lâcha, dans une conversation, qu'il
serait plus prudent pour le nouveau chef d'Etat de ne pas se
79

rendre au prochain sommet de FO. U. A. Les services de


Monsieur Gourdain entendirent l'opinion et la rapportèrent à
celui-ci qui en informa aussitôt le Chef.
Sa colère surgit, aussi terrible que les orages de la saison des
mangues, Il se fit livrer aussitôt « l'ennemi de la patrie »
(c'était le secrétaire général aux affaires étrangères), menottes
aux poignets, accompab é de son ministre.
- Alors, monsieur ! C'est vous qui ne voulez pas que je
voyage ?
- Monsieur le président...
80

64 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 65
- D'ailleurs, ça ne m'étonne pas. Vous les Tsoukas, vous avez
toujours méprisé les Djabotama. Croyez que ça va continuer
comme ça ? Hein ? Zoubliez que maintenant, c'est un
Djabotama qui commande.
L'autre essaya de balbutier quelques mots.
- Voulez pas que je voie l'Empereur d'Ethiopie ?
Le secrétaire général avait visiblement quelque chose à dire,
mais il en sentait la vanité.
- Alors, savez pas répondre ? (Grimace) Con de votre maman
! Vous a coupé la langue ? Pas encore. Mais bien envie de le
faire, moi. Fort pour m'insulter derrière le dos, mais face à
face c'est le silence. Hypocrite, pédéraste ! Moi, quand j'ai
quelque chose à dire à quelqu'un, je le lui crache en face,
moi. Parce que je suis un homme, moi. Suis un militaire. Suis
pas un Tsouka. (Il fit une nouvelle grimace de mépris.) Parle
maintenant si tu es un homme.
Le secrétaire général ouvrit la bouche.
- Allez, quitte-là. Tout ce que tu vas dire, ce ne sera que du
mensonge. Vous, les Tsoukas, savez que mentir. Il leva sa
queue de lion au-dessus de sa tête.
- Monsieur le Président...
- N'y a pas de Monsieur le Président qui tienne. Zêtes un
agent de Polépolé. Connais tout votre complot. Ouais, si vous
ne le savez pas, je sais moi. Ouais, pas la peine de faire votre
petit malin-là, comme si vous étiez un innocent. Documents
sont là. On vous a vu, on vous a entendu. Sais que ce
fantoche de Polépolé veut se rendre au sommet et me
contester. Et vous, vous ne voulez pas que j'aille me battre à
Addis-Abeda, moi. Con de ta mère, va. Jetez-moi ce bandit
en prison et serrez-le moi un peu.
Il étreignit quelque chose dans sa main et fit une grimace.
Deux policiers empoignèrent la victime, tandis que leur chef,
81

un sergent, ou quelque chose de ce rang, claqua des talons et


porta la main à la visière de sa casquette. . •
- A vos ordres, mon général. Nous allons.bien le botter et
normalement.
Tandis que tout le groupe disparaissait, Monsieur Gourdain
s'approcha silencieusement de Tonton.
Sanctionnez-le, Monsieur le Président, mais, je vous en
prie, pas la prison.
Tonton lui décocha un regard étonné, puis poussa un gros
soupir excédé et se tapota la cuisse de sa queue de lion.
82

Le lendemain du bal, ce fut comme si de rien n'était. Madame


Berger faisait son travail, je faisais le mien. Aucun mot,
aucune allusion à la fête. Peut-être même une dureté
inaccoutumée. Moi, j'essayais de ne pas trop regarder sa peau
couleur de cceur de bananier, ses cheveux plus noirs que mon
visage, lisses comme une crinière de jument et qui se
terminaient par ce mouvement de virgule remontant à mi-cou,
ses yeux de citron
nelle.
Je m'éloignais dès que je sentais son parfum discret ou quand
elle esquissait ce mouvement des jambes qui se croisaient
comme en un geste de protection. Il ne fallait pas qu'elle
découvre mon obsession. J'enfonçais au plus profond de moi
tout mon côté nègre.
Le voyage se prépara dans la fièvre et Tonton, général
émérite, en vérifia chaque détail.
Un seul mot d'ordre circulait dans les services du ministère
des affaires étrangères : obtenir coûte que coûte la
reconnaissance du régime Bwakamabé Na Sakkadé. Je le vis
donner, sous la paillotte, des instructions en ce sens à Kijibo,
le ministre des affaires étrangères, quelque temps avant son
départ pour la capitale du roi des rois, où il nous précéda.
Kijibo prit soin d'expliquer au Chef la délicatesse de sa
mission. Tonton secoua plusieurs fois la tête et appela son
officier d'ordonnance. Après avoir disparu un moment, celui-
ci revint avec une enveloppe que Tonton tendit d'un geste
désinvolte. Je vis son Excellence Kijibo s'ügenouiller et
baiser la main de notre Chef.
Plus on approchait de la date du départ, plus le général
passait des heures avec le protocole et son cabinet. Il
s'attardait à l'inventaire des costumes. Il fit le recensement de
toutes ses décorations, envisageant d'apparaître, à sa descente
d'avion, en tenue de général, étoiles aux épaules, médailles
sur la poitrine. Mais Monsieur Gourdain intervint.
83

-- Si vous me le permettez, Monsieur le Président, je crains


qu'il ne soit... euh !.., peu opportun de... Ne vaut-il pas mieux
faire oublier...
Ouais, fallait tenir compte de ce que disait l'Oncle-là. Ces
gens ont l'expérience de telles situations. Il ne porterait donc
pas l'uniforme de son nouveau grade. Dommage ! Mais il
aurait, hormis le smoking, autant de costumes qu'il y aurait de
jours
passer en Ethiopie, et même quelques-uns de plus, à titre de
réserve.
n,eSt Un Président qu'on voit deux fois avec le même
costume
pas pris au sérieux. Faut pas plaisanter avec le pouvoir.
- Au Libéria, au temps de Tubman, le protocole imposait
même des teun1e$ de costumes différentes suivant l'heure.
Clair le
84

68 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 69
matin, gris l'après-midi, bleu en début de soirée, noir ensuite.
- Pas possible.
- Je te dis, mon frère.
- C'est ça, le pouvoir. C'est ça. Faut pas plaisanter avec le
pouvoir. Sinon nul ne vous respecte.
- Et puis, qu'est-ce que c'est, vingt costumes pour un
président ?
On fit venir, voyage payé en première classe, séjour à la
charge du Trésor public, Serge de Ruyvère, le grand couturier
parisien du Faubourg-Saint-Honoré, qui s'engagea à réaliser
la commande dans les détails et réussit à placer finalement
deux bonnes douzaines de trois pièces, quelques demi-Dakar,
des chemises et des cravates innombrables, portant sa
fameuse griffe S. R.
Ma Mireille en avait profité pour commander les dernières
créations de la collection pour dames. Sur le conseil du
couturier, elle décida aussi d'emmener dans sa délégation la
coiffeuse antillaise de Paris, Théodora, celle-là même qui
depuis lors est devenue la spécialiste mondiale des coiffures
afro, des nattes tressées en fines cordes noires sur des crânes
propres, des postiches et toutes autres choses qui ont
heureusement sonné la défaite des perruques.
Une certaine presse, quand elle révèle ces faits, les présente
comme des secrets inédits dont elle aurait la primeur. Rien de
plus faux. De telles personnalités ne passaient jamais
inaperçues. Tout cela avait lieu au grand jour et l'on ne
manquait pas d'en faire la publicité. Non que quelqu'un les
eût reconnues, mais parce que tel était bien le vaeu de notre
Président.
Accueillis au salon d'honneur par le protocole présidentiel,
Serge de Ruyvère, aussi bien que Théodora, furent
interviewés par la presse et leurs déclarations largement
diffusées, à l'heure même du journal parlé.
85

Le premier mettait en valeur, dans ses propos, le sens aigu de


l'élégance des Africains qu'il associait à la floraison de l'Art
Noir. Pas nègre. Il n'osait pas. Et il affirmait qu'il s'agissait là
d'un aspect de notre génie propre auquel il fallait accorder un
soin particulier ; que pour sa part, il était tout disposé à
accueilliF des stagiaires dans ses ateliers parisiens. On ne le
lui fit pas répéter.
Le lendemain, une vingtaine de tailleurs et quelques
chômeurs se présentaient au palais présidentiel. Serge de
Ruyvère déclara avec fermeté qu'il ne pouvait pas en accepter
plus de cinq. Tonton imposa un de ses neveux qui avait, à
l'époque, quelque vingtdeux ans et était parvenu, après
beaucoup d'efforts et des années redoublées ici et là, en classe
de cinquième. Il y ajouta trois Djabotama et, sur le conseil de
Monsieur Gourdain, un individu d'une autre ethnie.
Le jeune compatriote directeur de cabinet présenta l'itinéraire
du voyage à Tonton. Il fallait passer quarante-huit heures
dans un pays de l'est africain pour y attendre la
correspondance, unique possibilité pour arriver deux jours
avant le sommet. A moins de passer par Paris.
- Diront que j'ai été chercher mes instructions chez les
Oncles.
Il prendrait donc un avion spécial. Le jeune compatriote
directeur de cabinet fit timidement remarquer que le voyage
serait peu commode dans l'avion de commandement avec ses
quatre moteurs robustes, mais déjà bien éprouvés.
- N'y aura qu'à louer un avion, tiens. Le pouvoir, c'est sérieux.
Quand on veut se faire reconnaître par l'O.U.A., on ne
plaisante pas. On ne débarque pas d'une trotinette. Allez,
louez-moi un jet. Pas l'argent qui manque, non.
Quand le jeune compatriote directeur de cabinet prit
connaissance du devis, il ne trouva pas de meilleure solution
que de le présenter au président.
- Et alors ? J'ai déjà dit, nom de Dieu.
Le président tapota la table de sa queue de lion.
86

- A propos, où se trouve Yabaka en ce moment?


La réponse vint du jeune compatriote directeur de cabinet.
- Hé bien, faut lui demander de rentrer immédiatement. Doit
venir avec nous à Addis. Pas question de laisser ce..., ce...
Le message partit sur le champ. Dès son retour dans la
capitale, le capitaine demandait à être reçu par le président.
Servant, d'un air absent, le rafraîchissement et le Chivas, j'ai
capté des bribes de leur conversation.
Yabaka faisait état des soucis des paysans et de la nécessité
87

70 LE PLEURER-RIRE

qu'il en ressentait de rester parmi eux, si l'on tenait à obtenir,


comme on l'avait proclamé, des résultats convenables au
terme de la prochaine campagne agricole.
- Continueras à ton retour.
- Excellence...
- Tonton.
- Autant pour moi. Le calendrier agricole a ses exigences
et ses impératifs qu'on ne peut différer, Tonton. - Tout peut
attendre quand le Chef l'exige. Tonton réfléchit un moment.
- Et puis, les techniciens peuvent bien continuer en ton
absence. Les ministres ne doivent pas se perdre dans les
détails.
Mais Yabaka aimait la discussion et je crois que Tonton en
était agacé. Pour lui, un ministre devait obéir au Chef du
Pays, comme la femme et les enfants au mari et au papa. Je le
dis car j'ai souvent entendu Tonton exprimer ses théories du
pouvoir quand il lui arrivait (et c'était souvent : les grands
hommes sont seuls, c'est bien connu) de se plaindre de
l'incompétence de ses collaborateurs. Yabaka, lui, repartait à
l'assaut, démontrant que dans les pays, comme les nôtres, et
patati et patata, frappant la langue des Oncles avec l'aisance
d'un danseur de claquettes. Et Tonton n'aimait pas non plus
ces démonstrations de son
talent.
- Faut quand même que tu viennes.
Dès que le capitaine sortit du palais, Tonton me confia, tandis
que je débarrassais la petite table :
-- Con de sa maman. Ce Yabaka, qu'est-ce qu'il croit ?
Il s'adressa ensuite au jeune compatriote directeur de cabinet.
- Ouais, petit. J'allais oublier. Le trésorier doit être de la
mission. Et faudra lui demander d'emmener toute la caillasse.
De sa terrasse, il regardait, un sourire espiègle aux lèvres, les
forêts qui couvrent les sommets tout autour de la capitale.
88

Soukali m'avait averti que monsieur l'Inspecteur partait en


mission à l'autre bout du monde. J'avais de mon côté raconté
à Elengui que Tonton offrait une réception et me retiendrait
tard cette nuit-là. Les enfants avaient bu leur Phénergan et
rêvaient déjà à des tonnes de bonbons. Mon pied foulait à
peine la moquette de la chambre de monsieur l'Inspecteur,
que Soukali me saisissait et nous nous mangions la bouche,
les oreilles, les yeux, le bout des seins, chaque centimètre de
peau, gloussant comme des pigeons, fermant les yeux et les
rouvrant, pleins de reconnaissance et d'encouragement. La
paupière lourde, nous roulions d'un bout à l'autre du lit,
secouant et triturant le matelas, arrêtés seulement par ces
plaintes de surprise qui rendent les femmes encore plus belles
et les dotent d'un regard de bonté par quoi le monde
s'améliore soudain. Soukali me montrait ses revues de poses
et après avoir tourné le portrait de monsieur l'Inspecteur vers
le mur, nous essayions la position du bateleur et de sa
complice, de la captive consentante, du slow javanais puis du
lancier du Bengale, pour terminer dans la danse confortable
du missionnaire.
Sa tête cherchait le creux de mon épaule.
- Tu m'as abandonnée ces temps-ci.
- Comment ça ? Toi-même tu sais que quand ton homme est
là, c'est pas facile.
-- Yéhé ! Tu as peur de lui ?
Je soulevai les épaules.
Alors quoi ?
J'aime pas les histoires. D'ailleurs si j'avais des histoires, ça
serait pas bon Pour toi.
-- Allez.
Elle traînait sur le é.
1.,, "lait bon, je te d~res avec les gens de en haut de en haut,
c'est pas
89

72 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
73
- Quels gens de en haut de en haut? Tu n'es pas Maître chez
le Chef, non ? Qui est fou pour s'attaquer à un proche du Chef
? Toi-là je te comprends pas. Au lieu de profiter seule
ment.
J'eus un sourire indulgent.
- Mais je sais la vérité pour moi.
- Qu'est-ce que tu sais ?
- Je sais seulement pour moi, wo.
- Comprends pas.
- Tu as peur, oui.
- Peur de qui ?
- De ton espèce d'Elengui-là. Si, si, si. D'ailleurs cette femme
t'a fait les fétiches. Tout Moundié sait ça.
Je secouai la tête pour lui signifier qu'elle disait des sottises.

- Mon clairvoyant m'a dit ça. D'ailleurs il est plus fort que

ton féticheur. Sans ça y a longtemps que tu m'aurais abandon


née.
Je n'aimais pas parler d'Elengui quand mes mains
s'adonnaient à la poterie. C'eût été comme de la trahir.
Mordre dans une autre mangue n'est pas tromper la maman
des enfants. On la trompe seulement quand on la déchire avec
sa langue.
- Chéri ?
Allez, quitte-là, j'aime pas ce mot-là.
- Chéri ?
Quand une femme dit ce mot-là, on dirait que sa bouche
devient celle d'une trottoire.
- Chéri ?
Comme si elle ne pouvait pas utiliser mon prénom. Je
préférerais encore qu'elle m'appelle Maître.
90

- J'aimerais travailler.
- Travailler?
- Oui, je m'ennuie trop à faire la bonne de mes enfants.
Soukali s'était mise en tête des idées de Blanche. Travailler ?
Comme si les enfants, le ménage, le marché, la cuisine et la
coüture ne suffisaient pas pour occuper une vie de femme.
Travailler. Alors que monsieur l'Inspecteur avec son salaire,
plus le quart de salaire, plus les indemnités de ceci, les primes
de cela, gagnait
suffisamment d'argent pour lui, elle, les enfants, les neveux,
les parents et tous les chômeurs du clan. Travailler. Toutes
les femmes du Pays commençaient à vouloir faire leur
Blanche-là, oui. Elles voulaient avoir leur compte en banque
pour elles seules et leur famille, leur maison à elles... Aziz
Sonika avait dénoncé cette tendance dans quelques
éditoriaux, mais je n'y avais pas prêté beaucoup d'intérêt,
jusqu'alors.
- Si tu m'aimes, faut m'aider.
Aimer. Aimer. Un mot de Blanche, je vous dis. Est-ce que
nos mamans à nous employaient seulement ces termes-là ?
- Hein, chéri ? Tu ne t'occupes pas de moi, tu sais.
- Et quand je te caresse et te réchauffe ta pelouse, c'est pas
s'occuper de toi, ça ? Qu'est-ce que tu veux encore ? Est-ce
que monsieur l'Inspecteur, il sait pour lui te nettoyer
l'intérieur comme moi ? Un poulet, oui. Toi-même tu me l'as
avoué.
- Si tu voulais, tu pourrais, tu sais. T'as qu'à demander au
Chef et il donnera des ordres.
Mam'hé. Pauvre de moi. Moi qui croyais qu'avec toi au moins
je faisais ça simplement pour ça. Sans contrepartie.
Mais j'ai pas pu résister. Si je ne lui refaisais pas vite l'amour,
c'est Soukali elle-même qui passait à l'attaque, sourire aux
lèvres, et qui me faisait ça, elle. Impossible de résister. En
plus de la position du missionnaire, nous prenions celle du
liseron en goguette ; de la tanche et du gardon ; du radeau des
91

espérances et du fou de la cavalière. Après avoir manqué de


m'évanouir, je lui promettais tout. Oui, j'allais en parler à
Tonton et il donnerait des ordres.
Quand une heure plus tard, j'enfilai mon pantalon, je me
demandai comment je pourrais bien présenter cela au Chef.
Comment un petit comme moi réussirait-il à le convaincre ?
92

LE PLEURER-RIRE
75
Tonton, ce jour-là, avait fait venir dans un salon de la
résidence le clairvoyant le plus célèbre du Pays, celui-là
même qui avait officié la nuit de son investiture
traditionnelle, dans les jardins du palais, son oncle maternel,
quelques proches de la famille et le ministre des affaires
coutumières. Force m'était de m'approcher souvent du
groupe, car le Chef vidait son verre à un rythme plus rapide
encore qu'à l'habitude.
Ça n'allait pas, ça n'allait pas. Encore une gorgée de Chivas.
Pouah ! Drôles de rêves, drôles de rêves. Il n'en avait plus
fermé l'ceil. En avait profité pour vérifier tous les postes de
garde et le dispositif de sécurité militaire. Tas d'endormis.
Vous en avait fait passer une demi-douzaine par les armes,
dès l'aube. Par la procédure d'urgence, sans délai
bureaucratique. Flagrant délit, flagrant délit. Hé ! pas blaguer
avec ces choses-là. Nous ne sommes pas dans un jardin
d'enfants. On ne joue ni avec la sécurité, ni avec le pouvoir.
Les autres, au gnouf. Allez, hop ! Mais ce rêve ? Non, ça
n'allait pas, ça n'allait pas. Le chef de la sécurité politique,
celui-là même que conseillait Monsieur Gourdain, se
présentait à lui, le revolver au poing, et lui faisait jouer un
haut les mains, net comme dans les films de koyboys. Rendez
compte ? Pourtant, l'homme-là était de la tribu. Un vrai
Djabotama. Placé à la tête de la sécurité politique pour cette
raison même.
Pour sa participation au renversement de Polépolé aussi, bien
sûr. Alors, quoi?
Tonton avalait une autre gorgée de Chivas.
J'étais dans un coin de la pièce, debout et silencieux avec
mon ami l'officier d'ordonnance. Lui, prêt à toute éventualité,
moi à dévisser le bouchon de la bouteille. - Pas possible.
Non, mais...
- Si, c'est possible.
93

~. Comment, possible ?
f Veut dire que... Ecoute bien. L'homme-là c'est bien le fils de
la tribu. Un Ujabotama comme il faut. De Lihotama même.
Ton ami d'enfance et d'école encore.
- Mon ami de femmes, même.
- Ton ami de tout ce que tu veux. Ton frère, quoi.
Tonton hocha la tête et but une gorgée de Chivas.
- Seulement y a les choses que vous, les jeunes-là, ne savez
plus...
Une histoire qui remontait à deux générations précédentes.
Un aïeul de Tonton s'était rencontré avec celui du chef de la
sécurité politique sur une femme.
- Or que c'est comme ça?
L'incident, à l'époque, avait été réglé par la coutume à
l'amiable. Quant au rêve, c'était compliqué. Mam'hé ! Très
compliqué. Aussitôt Tonton claqua des doigts. Je
m'approchai pour remp>;r le verre de Chivas.
- Non, pas toi. Lui.
L'officier d'ordonnance arriva en courant. Tonton lui
chuchota quelque chose à l'oreille. L'autre disparut et revint
avec autant d'enveloppes épaisses qu'il y avait de personnes
assises autour de Tonton.
Le rêve était un avertissement des forces protectrices.
L'ancêtre du chef de la sécurité politique n'avait finalement
jamais avalé la manière dont le litige avait été réglé. Un
crapaud coincé là, au fond de la gorge. Fallait se méfier du
desc: nda~t. L'esprit de l'ancêtre devait certainement revenir
certaines nuits autour de l'oreiller du chef de la sécurité et, ma
foi, lui dicter même en dehors de sa volonté, des idées de
sorcier contre le Père de la Résurrection nationale. Mais pas
d'inquiétude à avoir. On allait (le clairvoyant le plus célèbre
du Pays avait ouvert Son enveloppe et comptait les liasses de
papier imprimé à "effigie s, du Chef), on allait (le clairvoyant
hocha la tête), on
_ Mâ sUPcr de l'esprit subversif de l'ancêtre.
94

dans 1 au~eça suffit pas. Moi, je m'occupe de l'autre, qui est


monde-e1. mOnde, toi faut t'occuper de celui-ci, dans ce
95

76 LE PLEURER-RIRE

- Et comment! Te le balance dès aujourd'hui. Con de sa


maman ! Te le casse et te le...
- Du calme, du calme, mon fils. Du calme. Aujourd'hui tu es
le Chef. Notre Tonton à tous...
Le générai but une gorgée de Chivas.
- Tu es notre Tonton à tous. On freine toujours un peu quand
on donne une gifle à son enfant. Wollé, wollé ? - vVOï, WOï
?
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï ?
Quelques heures après, la radio nous annonçait le premier
remaniement ministériel depuis la prise du pouvoir par le
général Bwakamabé Na Sakkadé et le Conseil patriotique de
la Résurrection nationale. Le chef de la sécurité politique
était notamment promu ministre de la culture, des arts, des
musées et des loisirs tandis que Monsieur Gourdain avait un
nouveau patron en la personne du frère même-père-même-
mère de Ma Mireille, moniteur supérieur de formation et ci-
devant conseiller à notre ambassade à Londres où il s'était
couvert de gloire par les multiples fiches envoyées
directement au Chef et grâce auxquelles on avait pu mettre en
évidence un complot communiste organisé par son hypocrite
patron, monsieur l'ambassadeur, en liaison avec le sinistre
Polépolé.
En fait, les directeurs de la sécurité successifs n'ont tous été
que des prête-noms. Le personnage central et déterminant, le
véritable inspirateur de la répression permanente est ce
Monsieur Gourdain auquel, plusieurs fois, mais toujours
rapidement, vous faites allusion. Comme il est fort probable
qu'il soit encore en place auprès de Bwakamabé, au moment
où paraîtra votre livre, il y a lieu de dévoiler ail public la
carrière du véritable chef .de nos tortionnaires.
96

Il possède pour tout diplôme, selon le curriculum vitae de son


dossier, que j'ai pu consulter à l'époque, le seul Brevet
Elémentaire. Dans les années trente, il n'était qu'un obscur
employé du Crédit Lyonnais à Nort-sur-Erdre, petite
commune dans l'ouest de la France. Sous-officier dans
l'infanterie de forteresse, puis dans les Corps-Francs, il
s'engagera dans les troupes coloniales et servira au Sénégal
dans les années 40. Il a commandé une compagnie
parachutiste du 3' bataillon Taï. Il fait partie des vaincus de
Dien Bien Phu où il est fait prisonnier. Libéré, il est admis,
sur titre, à l'Ecole supérieure d'Etat Major de Paris, d'où il
sortira pour aller participer à la campagne d'Algérie, au cours
de laquelle il fera ses premières armes dans le renseignement.
Auditeur libre à l'Ecole de Sécurité de Paris (1959), puis
conseiller du ministre malgache (le l'intérieur (1960-1961), il
servira aux Comores (1962-1963) puis à Fort-de-France avant
d'être envoyé en mission au Pays. Tous ces renseignements
que j'ai pu vérifier auprès d'amis politiques tant français
qu'africains prouvent à suffisance que ce triste sire possède
finalement un bas niveau de formation, mais jouit d'une
grande expérience dans la répression coloniale et
néocoloniale.
Son arrivée a été suivie de celle, d'une dizaine de gardes du
corps, tous français, chargés de la protection rapprochée du «
maréchal n. Afin de les banaliser et de permettre leur
utilisation dans les voyages à l'étranger, on avait procédé à un
choix d'Antillais. Leur chef (le second de M. Gourdain) en
revanche était un Blanc et passait officiellement pour être le
chirurgien de Bwakaznabé.
97

LE PLEURER-RIRE
Contrairement à bon nombre d'assistants techniques, M.
Gourdain, n'attendit pas l'attribution de sa villa par le service
des logements pour se mettre au travail. Dès l'époque où il
vivait encore à l'hôtel Libotama, il s'attela à la réorganisation
des services de sécurité en recherchant systématiquement
tous les individus qui parlaient kibotama, ou ceux des régions
avoisinantes qui n'avaient pas d'emploi ou venaient d'être
exclus des établissements scolaires. Tout ce monde devait
former le coeur de la police secrète pudiquement baptisée s
service de la documentation présidentielle a. Monsieur
Gourdain créa aussi un corps d'auxiliaires qui furent recrutés
par des communiqués invitant à se présenter au commissariat
de police central, successivement, toutes les sentinelles, tous
les chauffeurs de taxi, tous les garçons de café, tous les
maîtres d'hôtel des responsables politiques et des hauts
fonctionnaires. On renvoya, sans plus d'explication, tous ceux
dont le nom ou le lieu de naissance évoquaient la région de
Polépolé. Quant aux compatriotes de Bwakamabé, on leur
expliqua, sans détour, le travail qu'ils auraient désormais à
effectuer en sus de leur profession habituelle et on leur en
indiqua le montant. Le reste des candidats, enfin, se vit
signifier que s'ils tenaient à conserver leurs postes, ce serait
en échange de ces menus services.
On vit apparaître, à la même époque, de nombreuses jeunes
filles équipées de vélomoteurs, que Moundié appelait e les
forniqueuses de Judas s. Chaque ministre reçut gratuitement
un nouveau poste téléphonique, séduisant gadget darnier cri,
qui permettait, en réalité, aux services de la documentation
présidentielle, et à Bwakamabé lui-même, d'écouter à volonté
toutes les conversations.
A l'époque, la capitale possédait déjà plusieurs hôtels, dont
deux au moins de standing international, chacun maillon de
ces chaînes internationales bien connues et qui n'ont nul
besoin de la publicité de ma plume. L'un d'entre eux est
98

d'ailleurs devenu célèbre par sa salle de conférence dans


laquelle se sont tenues de nombreuses rencontres
internationales, déjà sous le magistère de Polépolé. Toutes les
conditions existaient donc pour accueillir les chefs d'Etats des
pays exportateurs d'agrumes et le comité des fêtes fit des
propositions à la mesure de ces infrastructures en les
appuyant d'un devis qui souleva l'indignation du ministre des
finances.
Tonton, sollicité pour l'arbitrage, rejeta le projet avec mépris.
Pour qui le prenait-on donc ? Le Pays était sous-développé,
d'accord, encore qu'il n'aimât pas beaucoup cette formule.
Mais ce n'était ni le désert, ni même le Sahel. Les temps
étaient durs, d'accord, mais un Etat qui se respecte ne montre
jamais ses fesses, quel que soit le degré de pénurie. Jamais. II
ne faut pas confondre modestie et vulgarité, sens de
l'économie et misère. A moins qu'on voulût gâter son nom, sa
réputation et celle de tous ses concitoyens... Le tout au profit
de l'opposition en exil et des Russes qui ne manquaient
aucune occasion de soutenir ces salopards de la Cinquième
Colonne. Non, non et non, il n'en irait pas ainsi. Du moins
tant que lui, Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, fils de
Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréga, serait là (il montrait
avec insistance la moquette de son gros index). Encore moins
quand il venait d'être reconnu par ses pairs de l'O. U. A.
-- Sacrédedieu 1 Comme me le disait mon commandant de
compagnie en Indochine :« Tu sais vaincre, Hannibal, tu sais
profiter de ta victoire. »
Il fallait, immé-dia-te-ment, immédiatement, m'entendez ?
99

80 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
81
construire un complexe de vingt et une villas, plus une salle
de conférences internationales. Plus aguichante encore que
celle des Nations unies. Pour que la postérité parle du
PrésidentSoleil !
- Mais, respecté président, recréateur de la nation, nous ne
disposons plus que de neuf mois et...
- Et alors ? Comme si vous n'aviez pas été en Chine avec
moi. N'avez pas vu là-bas des monuments construits en six
mois, non ? Et alors ? Pourquoi ne pas en faire autant ?
Bande d'indigènes, bande d'enfoirés ! Qu'est-ce que les
Chinois ont de plus que nous? Sont pas des hommes comme
nous, non? Après tout, n'ont que deux bras, deux jambes, une
tête... et une braguette. Comme nous. Or que si vous avez une
braguette, neuf mois ça suffit bougrement pour fabriquer un
homme. A plus forte raison pour construire quelques
barraques. Allez, ouste.
- Donc, investissement humain ?
Pas de connerie surtout. Des choses simples. Au lieu de
s'adresser à une seule entreprise, il suffisait de confier le
marché à une dizaine d'entre elles.
- Et les moyens ? s'enquit le ministre des finances en palpant
un tissu invisible.
- Les moyens ? C'est pas un problème. Quand on les veut, on
les trouve. C'est la volonté politique qui compte avant tout. Si
personne ne vous donne l'argent, y a qu'à emprunter. Voilà
justement l'occasion de tester la disponibilité de tous ces
messieurs qui clament être nos amis. Un pays en
développement leur formule une demande d'aide. Concrète,
cette fois. Quant à vous (il indiquait son ministre des
finances), faut pas rester les bras ballants, comme ça. S'agit
de lutter, maintenant. Oui, lutter. Baratiner, quoi. Tout réside
100

dans l'art de savoir présenter le problème aux Oncles. Lutter.


Allez.
- Problème délicat, respecté président. Ils se règlent beaucoup
mieux au sommet...

Et le Pays devint un vaste chantier.


Comment baptiser tout ce complexe ? On y songea dès, le
début. De nombreuses propositions furents avancées, mais
toutes
repoussées l'une après l'autre, tantôt pour mièvrerie, tantôt
pour manque d'originalité, une autre fois pour incompatibilité
avec la ligne d'identité culturelle nationale. Finalement,
l'unanimité se fit, par applaudissements, autour de deux noms
« Cité du Premier Avril », pour l'ensemble et « Palais
Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé » pour la salle de
réunion.
Le lieu choisi et le plan adopté, les travaux démarrèrent sur
les chapeaux de roues et, puisque tout va, comme disent les
Oncles, quand le bâtiment va, dans la fièvre de l'émulation,
les Noirs travaillèrent comme les Jaunes et les fourmis (ou
plus simplement comme des nègres) depuis l'heure où le
soleil commence son ascension, jusqu'aux premiers vols des
lucioles, en passant par ces heures où l'air est comme un
rocher et où les ventres s'enfoncent dans le calme de la sieste
sacrée. On travailla chaque jour de la semaine, les dimanches,
les jours fériés (Dieu sait si le Pays en compte) et les nuits,
sous les projecteurs. De leur Propre initiative, dans un
incomparable mouvement de génér,)sité, les fonctionnaires
firent le sacrifice d'une journée de bureaux, un ministère
après l'autre, à tour de rôle, sauf les dimanches et jours fériés.
Aziz Sonika publia et déclama un poème à la gloire de
l'armée innombrable des nouveaux bâtisseurs de pyramides.
Les professeurs de lycées et de collèges remplacèrent leurs
cours de travaux pratiques et d'éducation physique par des
opérations « d'investissement humain » (Tonton fronça les
101

sourcils, laissa passer, mais demanda à Monsieur Gourdain


de suivre ça de près). Les maîtres des écoles primaires
conduisaient les enfants s'asseoir aux bords des chantiers,
pour y donner des leçons pratiques de morale, qui débutaient
et se terminaient par des gerbes de wollé, wollé, woï, woï,
suivies de la récitation du poème d'Aziz Sonika. Le ministre
de l'orientation nationale prononça un long discours
émouvant sur « le Modèle du Premier Avril », exemple
d'inspiration et de référence pour une saine émulation.
Chaque jour les délégations de travailleurs volontaires
affluaient et s'entassaient sur le chantier : les syndicats, les
louveteaux, les scouts, les éclaireurs, l'association des
femmes les pêcheurs, les patronages, les congrégations
religieuses, les associations de solidarité féminines, les
102

82 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
83
grandes, historiques, courageuses et intrépides Forces armées,
des délégations des provinces, les ministres, les artisans, les
coopérants, mesdames les femmes des ministres (les
maîtresses étouffant de jalousie tentèrent de ridiculiser ce
geste patriotique par des anecdotes sur lesquelles j'émets
toutes les réserves et que je me garderais bien de rapporter)
sous la conduite décidée de Ma Mireille qui, intransigeante,
écarta toutes les petites mamans.
Puisqu'on invitait les uns et les autres à travailler selon « le
Modèle du Premier Avril », les artisans décidèrent de le
populariser. Les peintres et les sculpteurs transportèrent leurs
chevalets, herminettes et burins aux abords du champ
d'opération et accouchèrent, dans les transes et l'extase, de
milliers de tableaux et personnages divers qui tous
racontaient et célébraient l'épopée moderne de la patrie. Il ne
se passait pas de jour sans qu'un orchestre ne vint offrir une
prestation de quelques heures. Si chacun débutait toujours par
Quand Tonton descend du ciel, ils composèrent des succès
sur « le Modèle du Premier Avril » et les jeunes, toujours
prompts à tirer parti de tout pour s'en amuser, imaginèrent
spontanément la Danse des Pyramides.
Dans sa perpétuelle démarche antibureaucratique, Tonton
consacrait de nombreuses heures à inspecter les travaux,
n'hésitant pas à exploiter une inspiration subite pour faire
procéder à des aménagements de dernière heure qui
déclenchaient de violentes crises de paludisme chez les
architectes.
Dieu merci ! L'investissement humain disparut,
insensiblement, comme un bonbon qui fond dans l'eau de la
bouche. Dieu merci ! car tout ce monde, qui ne savait rien
foutre de ses mains, créait des encombrements de nature à
103

agacer ouvriers et contremaîtres.

Les travaux terminés, on salua à l'unanimité ce qu'on n'hésita


pas à baptiser « la première merveille du Pays » et « la
dernière merveille du monde ». Un bijou par le travail de la
pierre, l'aménagement de l'espace et la décoration. Aziz en
conçut un morceau d'éloquence où Tonton était comparé à
Périclès et « la Cité du Premier Avril » à la politique de
grands travaux de ce dernier. `
« ... Peuple du Pays, tu as le droit de relever, la tête car tu as
porté haut la bannière de la politique d'identité culturelle
nationale en bâtissant, grâce à la pensée Bwakamabé, une
ceuvre plus solide et durable que l'airain'... »
Il s'en prit aux prophètes de malheur qui, méprisant la
capacité créatrice, le génie propre et l'amour du travail de
notre peuple, trouvaient les délais de réalisation irréalistes ;
qui prétendaient qu'il ne s'agissait pas là d'un investissement
rentable ; qui osaient avancer que la dépense était au-dessus
des moyens du Trésor public ; qui soutenaient que l'entreprise
allait réveiller une soi-disant colère du peuple, alors qu'en fait
celui-ci en avait été le principal bénéficiaire en obtenant des
emplois.
Oui, c'était une belle affaire. Une bonne, dans la foulée. Pas
uniquement pour les entrepreneurs. Pour certains ministres
également, dont l'enrichissement débuta avec les matabiches
perçus à l'occasion. Mais c'est là une autre histoire que tout
Moundié raconte mieux que moi et sur laquelle le jeune com-
,ntriote directeur de cabinet prétend détenir des preuves dont
il fera,-dit-il, usage, le moment venu.
Le jouet était là, flambant neuf, au sommet de la colline, pour
l'ouverture des assises de la conférence. La veille encore, le
maréchal Bwakamabé Na Sakkadé avait passé en revue et
vérifié les moindres détails, depuis la vaisselle et le
fonctionnement des postes de télévision jusqu'à la présence
de savonnettes parfumées et de papier hygiénique, sans
104

oublier les chasses d'eau dans les salles de bain : il ne


manquait pas un seul bouton de guêtre, tout était fin prêt,
astiqué et rutilant pour la parade. S'il y eut des bavures, elles
provinrent d'ailleurs. Des invités d'abord. Près de la moitié
des chefs d'Etat attendus furent empêchés, dans les tout
derniers jours précédant la rencontre, et durent se faire
représenter, qui par un vice-président, qui par un premier
ministre, qui par un ministre d'Etat, voire un simple ministre.
Du temps ensuite : la pluie gâcha les cérémonies d'accueil et
d'ouverture ce qu'on aurait pu éviter, bordel de Dieu ! en
payant grassement un bon clairvoyant.
t• le jeune compatriote directeur de cabinet, qui connaît bien
ses ~slIIfaeS> affirme que ` ce plus solide et durable que
l'airain > est °ie plagiat d'un auteur de l'Antiquité.
105

84 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 85
- Con de leur maman ! Zont voulu faire les choses à
l'européenne ! Or qu'on est en Afrique, avec ses mystères... Si
suis pas là moi-même pour m'occuper de tout!...
Inutile de préciser qu'aussitôt la conférence terminée, Tonton
procéda à un remaniement ministériel dont le ministre des
affaires coutumières fut le premier à faire les frais. En fait, il
s'agissait plutôt d'une régularisation, puisqu'il avait été jeté
sans ménagement dans la plus noire des cellules de la prison
de Bangoura, dès la première pluie.
- Normal, non ? C'était un sabotage évident.
Malgré le peu de sympathie que suscitait en moi Aziz Sonika,
je dois bien reconnaître que l'homme était un artiste doué
d'une certaine valeur. Nul, en effet, n'aurait su aussi bien que
lui détourner l'attention de ces détails, peut-être, tout compte
fait, guère plus visibles que quelques taches sur un costume
sombre. Tant à la télévision qu'à la radio et dans la presse
écrite, il sut trouver les termes et les accents appropriés pour
affirmer que le peuple du Pays aussi bien que les illustres
hôtes étrangers vivaient un événement historique ; que
l'affluence atteignait un niveau record ; que... Et tout le
monde ne demandait qu'à le croire, d'autant plus que les
invités « en foulant le sol de ce beau pays », ne manquaient
pas, dès l'aéroport, de déverser leur satisfaction dans les
micros de nos journalistes, sans avoir même pris la
précaution de jeter un coup d'oeil dans la rue et les venelles
de Moundié. Mais telle est la politesse des rois.
Un décret présidentiel accorda quatre jours chômés et payés
(deux avant, deux après la conférence) pour permettre, puis
remercier de la mobilisation générale à l'aéroport, sur le
parcours du cortège officiel et aux abords de la salle des
conférences. Récompense nullement volée puisque, malgré la
pluie (conséquence du non-recours aux attacheurs de pluie),
les militants, les danseuses et les spectateurs furent
106

nombreux, chacun tenant à être pointé sur les registres de


présence des activistes du parti. Seuls les magasins furent
privés de cette largesse : une circulaire présidentielle leur
intimait l'ordre de conserver en permanence leurs portes
ouvertes à la clientèle pour ne pas offrir' le désagréable
tableau d'une cité morte, alors même "qu'on venait
de vivre l'esprit épique de « la Cité du Premier Avril ». Le
monde du commerce rechigna d'abord, puis apprécia.
Bien échaudé par la défaillance-sabotage du ministre des
affaires coutumières, Tonton se mit en devoir de vérifier
luimême tous les détails. Ainsi en vint-il à modifier les
dispositions protocolaires de la cérémonie d'ouverture. Non,
il n'accueillerait ses pairs ni au bas ni au sommet des marches
du nouveau Palais des Congrès. Non. Lever du soleil, troupes
et groupes folkloriques, mise en place terminée ; quelques
minutes après, arrivée des militants et des invites, mise en
place terminée ; même nombre de minutes après, arrivée du
corps diplomatique, mise en place terminée ; même nombre
de minutes après, arrivée des délégations étrangères, mise en
place terminée ; même nombre de minutes après, arrivée des
membres du gouvernement, mise en place terminée ; même
nombre de minutes après, arrivée des membres du Conseil
national de la Résurrection, debout applaudisseLi;nts ; quinze
minutes de détente musicale par l'orchestre Les Lèvres
épaisses et d'animation par le ballet du groupe-choc des
militantes du quartier sept de Moundié ; arrivée des
représentants des chefs d'Etat absents (con de leurs mamans
!), quelques applaudissements, dans l'ordre inverse de
l'importance de leur titre et, à grade égal, dans l'ordre inverse
de leur nomination, applaudissements plus nourris ; ensuite,
toutes les cinq minutes, arrivée d'un chef d'Etat en terminant
par le plus ancien dans la fonction, forts applaudissements et
clique.
- Tout le monde doit donc être dans la salle pour mon arrivée
et se lever dès que le chef du protocole annoncera mon nom
107

et chacun de mes titres. Notez-les bien tous. Tous, compris.


N'en oubliez pas un seul, sinon gare. Et sans hésitation ni
bredouillement. Applaudissements. Applaudissements. Je
vous dis. Notez-le, vous allez encore l'oublier. Ap-plau- (il
articulait, comme dans un rêve), dis-se-ments. A noter en
toutes lettres, sur le programme qui sera distribué aux invités.
Que chacun sache bien ce qu'il doit faire et que personne n'ait
d'excuse. Donnons au moins I,impression à nos hôtes que le
Pays est bien organisé et queil aime son Chef, sacrédedieu.
108

Elle emporterait le Pays, comme un pagne drapé en alliance.


Elle n'oublierait jamais les flaques des flamboyants, l'odeur
des mangues, la chair des goyaves, le lait sucré des corossols.
Comme une blessure, le sourire des hommes et le cœur des
femmes, comme un fétiche troublant, les radiations des tam-
tams, souvenirs flottants et envahissants des jours de pluie.
Je regardais madame Berger remuer les lèvres, le verre de '
champagne à la main, les yeux rosis ainsi que les cieux quand
le soleil se couche en feu de brousse.
On applaudissait. Elle pleurait, déballant l'ivoire que notre
manque d'imagination avait choisi.
Oui, nous nous reverrons...
Femme doit suivre son époux selon...
Car Dieu qui nous voit tous...
Ce réveil en sueur était à prévoir. *Elle m'avait poursuivi
dans le mystère de ma nuit. Souriante, dans la position du
tailleur, elle me parlait de cette voix que je l'avais vtie
employer pour consoler son fils. Une mandarine qui s'ouvre.
Une voix de maman. Je nie suis mis à masser ses mollets,
montant et remontant les jambes en une friction qui étanchait
le masseur. Mon sang m'en courait par tous les chemins,
rajeunissant le muscle et gonflant mon cceur. Souffle coupé,
je me suis dressé sur mon lit.
Je ne dormirai plus. Un orage passait au large de la ville.
Qui oubliera l'entrée du maréchal Hannibal-Ideloy
Bwakamabé Na Sakkadé, président de la République, chef de
l'Etat. président du Conseil des ministres, président du
Conseil national de Résurrection nationale, père recréateur du
Pays, titulaire de plusieurs portefeuilles ministériels à citer
dans l'ordre hiérarchique sans en oublier un seul, fils de
Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa, la poitrine toute
colorée et étincelante de plusieurs étages de décorations, au
son du fameux Quand Tonton descend du ciel, exécuté à
l'harmonium par le curé de la paroisse SaintDominique du
Plateau" Je le revois encore avancer, le visage sévère, comme
109

un acteur pénétré de son rôle, insensible aux visages familiers


reconnus dans la foule, assis sur un tipoye de velours aux
couleurs du drapeau national, porté par les épaules de quatre
Oncles des services de Monsieur Gourdain, tandis que ce
dernier tenait un immense parasol écarlate au-dessus du chef
du nôtre. Les applaudissements fusèrent spontanément.
Spontanément, je vous l'assure. Je l'ai vu, de mes yeux vu, j'y
étais. Tonton est un dictateur, d'accord, mais le peuple aime
l'applaudir, comme s'il avait besoin de lui. Pourtant, le jeune
compatriote ancien directeur de cabinet, ancien élève de
Sciences Po, ne cesse d'affirmer que le peuple souffre de sa
tyrannie ; que le peuple se réveillera, car le peuple aime la
révolution et qu'il a des traditions de résistance à l'oppression
; que le salut du Pays réside dans le peuple seul ; qu'il n'y a
pas de sauveur suprême ; que ïe pou... Pourtant, je vous le
jure en me coupant le cou de l'index, il y a des moment où le
peuple ovationne Tonton avec la même spontanéité que s'il
s'agissait du roi Pelé.
Applaudissements et rires, je vous dis, tandis que notre Chef
bénissait la salle de sa queue de lion, un sourire ravi au milieu
de la face. Applaudissements et rires, je vous dis, personne ne
s'Y attendait. Il y eut bien un moment de suspens quand il fut
sur le point de poser le pied à terre, mais tout se passa bien,
110

88 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
89
ce qui fit repartir les applaudissements et les wollé, wollé,
woï, woï, de plus belle. Tonton, lui, continuait d'agiter sa
queue de lion au-dessus de sa tête, comme une clochette qui
s'est emballée, puis donnait l'accolade à chacun de ses pairs,
répondant à leurs félicitations, affirmant que ce n'était rien, ce
n'était rien, non vraiment rien. Au mouvement de ses lèvres,
ses familiers se doutaient qu'il leur donnait du « cher parent »
et les inondait de « merci A. Hésitation d'abord, puis,
l'atmosphère africaine l'emportant, il gratifiait du même
traitement les représentants des chefs d'Etats absents.
Les embrassades terminées, Tonton, avec des gestes de chef
d'orchestre, fit signe à la salle de s'asseoir et de se taire.
Aussitôt, on donna un morceau composé pour la
circonstance.
Union, unité, union
Pour les agru-hu-hu-hum'
Ehé, wollé, wollé, woï, woï,
Union, unité, union,
Pour les agrumes...
Le refrain citait la conférence et l'année en cours, tandis que
les couplets égrenaient le nom de chaque chef d'Etat, présent
aussi bien qu'absent 1. Et les applaudissements furent
également partagés par tous.
Sous son portrait, plus grand que celui de ses pairs, les feux
de la presse détaillaient le visage de Tonton. Différenciant
bien les é des è et des ai d'une part, les au des o d'autre part,
les i des u enfin, relevant la tête de temps à autre pour
regarder la salle, le général se mit à lire le discours que lui
avait tendu son officier d'ordonnance.
Il citait les titres de toutes les hautes personnalités présentes
dans la salle, terminant par « mesdames, messieurs, chers
frères ».
111

1. L'orchestre aurait pu énumérer le nom des représentants


des présidents absents. Il possédait le temps et le talent.
nécessaire. Mais, connaisseur des réactions des guides du
continent, il voulut épargner à ces numéros deux (ou trois) de
connaître de tragiques ennuis, de retour de leur mission. La a
manie du beau rôle y se paie chèrement, sur ce continent.
Il saisissait l'occasion de l'événement pour exprimer au nom
de tout notre peuple, au nom de nos principales institutions et
en son nom personnel, tout le plaisir que tout ce monde-là
éprouvait à accueillir dans notre pays, qu'il qualifia de «
grand et beau », tous les distingués invités. Et on l'applaudit
comme si Mohammed Ali venait d'apparaître sur 'je ring. Il
souhaitait la bienvenue et formulait le vceu que leur séjour
dans notre capitale fût des plus agréables, que leurs
délibérations connussent un succès et fussent empreintes de
l'esprit propre à la sagesse africaine. (Il tourna la page et
l'officier d'ordonnance vint la récupérer par-derrière.) Ses
souhaits de bienvenue s'adressaient également aux
représentants des organisations dont la présence à ces assises
et l'intérêt constant qu'elles nous portaient constituaient
autant de témoignages éloquents de leur sollicitude à l'égard
de notre sous-région, plus qu'une simple manifestation de la
nécessaire solidarité humaine devant les immenses et graves
problèmes que devait résoudre aujourd'hui le monde, il voyait
une marque de confiance dans l'entreprise et un gage de
succès pour l'organisation, il interpellait à nouveau les chefs
d'Etats, les Excellences, les dames et les messieurs, et
affirmait que cette rencontre revêtait une importance
historique et une grande signification sur le double plan
économique et politique, car cette union consacrait la
manifestation éclatante de la volonté des Etats membres de se
concerter et de conjuguer leurs efforts de manière à accroître
leur efficacité dans la lutte pour le mieux-être économique et
social de leurs peuples.
112

Je pourrais, pendant des heures, vous imiter le discours de


Tonton, comme celui de ses pairs. Vous vous y laisseriez
prendre et parieriez que j'ai suivi les cours de formation de
l'Ecole des chefs d'Etats. En fait, je ne possède là aucun
mérite particulier. Tous les enfants du Pays, sont en ce
domaine aussi habiles que moi. C'est le fruit du bain sonore
dans lequel ils grandissent dès qu'ils abandonnent le sein
maternel.
Tonton demandait, pour terminer, aux délégations frères de
bien vouloir l'excuser pour les insuffisances de l'accueil, qui
ne tenaient pas à leur volonté de bien faire mais à la limite de
leurs Moyens. II se hâtait d'ajouter aussitôt que de toute façon
les
113

90 LE PLEURER-RIRE

frères et (il sourit) les soeurs du Pays (il sourit encore)


mettraient tout en oeuvre pour leur rendre le séjour agréable.
Cette fois on applaudit comme si la sélection de football de
l'Afrique venait de marquer un but contre l'équipe du Brésil.
Le maréchal, secouant son inséparable queue de lion en l'air,
s'égosilla dans une série de vivats et acheva par des wollé,
wollé, woï, woï. La salle, debout, répondit par une ovation
générale.
Il y a, à quelques kilomètres de notre capitale, un lac
mystérieux au milieu duquel a jeté l'ancre, il y a des siècles,
une petite île que la tradition populaire attribue à Mamie
Wata : le Lac de Lamartine, selon l'indication des cartes du
syndicat d'initiative. Le lecteur reconnaîtra là, sans peine, la
consécration d'un mauvais état d'esprit datant d'une époque
révolue. Les Petits Oncles le baptisèrent ainsi par dérision.
Moi, je ne crains pas d'avouer qu'il m'émeut et il m'est arrivé
plus d'une fois de venir m'y promener, d'abord avec Elengui,
puis avec Soukali, et bien des fois tout seul, sans souci des
sarcasmes des gens de goût. C'était l'une de mes promenades
du dimanche.
Tonton eut l'idée d'en faire aménager les rives. Puisqu'on
avait oublié de le prévoir, un avion-cargo apporta de Paris,
dans son ventre, un groupe électrogène pour assurer
l'éclairage des lieux. Le projecteur, comme un puissant soleil
blanc, effaçait soigneusement un morceau du tableau noir de
la nuit. Tout était en ordre pour, l'heure convenue, présenter
le spectacle dont le véritable metteur en scène était Tonton.
Tout commença par un roulement de tam-tam, amplifié par
des micros et des hauts-parleurs habilement et soigneusement
disposés. Une jeune fille apparut, levant une pancarte sur
laquelle on pouvait lire Angola, en lettres phosphorescentes.
Angola! Une clameur jaillit de toutes les gorges et, comme
d'habitude, des applaudissements fusèrent. Le tam-tam
114

s'emballait de plus en plus dans son roulement persistant et


des voix aiguës, presque nasillardes, chantaient une mélopée
bien connue des gens de Libotama et qui conte l'histoire d'une
belle, aimée d'un crocodile. Un groupe d'hommes et de jeunes
filles entamait un ballet. Leurs danses mimaient
successivement tous les travaux de la campagne
traditionnelle, saison après saison. Simple en était le langage
chorégraphique et les cceurs du public frétillaient. Je revois
encore Tonton se pencher à l'oreille de son hôte de
115

92 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
93
gauche, puis à celle de celui de droite, et chacun d'eux
secouer longuement la tête en manière d'acquiescement.
Après les travaux champêtres, les danseurs exécutaient des
pas syncopés, rythmés par des coups de sifflets stridents et se
mettaient à simuler, sans détour, des scènes joyeuses de
copulation de groupe. Des cris de joie et des
applaudissements éclataient derrière les rangs d'honneur dans
le même mouvement que celui de grandes eaux soudain
libérées. Les chefs du premier rang, tout en veillant à la
dignité de rigueur, concédaient un sourire de sympathie,
adressé, je pense, aussi bien à la troupe qu'à la spontanéité
des spectateurs.
Soudain, la terreur fondait sur l'île. Des pirogues
débarquaient des explorateurs coiffés de casques coloniaux
qui, armés de fusils et aidés de laptots en chéchia et bandes
molletières, tuaient et violaient les populations. Le ballet se
poursuivait en des tableaux évoquant l'époque de l'indigénat
et la domination blanche. Le drapeau du Portugal était hissé
au sommet d'un mât tandis que des couples au visage enduit
d'une épaisse couche de crème chair de coco valsaient au son
du Beau Danube bleu, accompagnant leurs mouvements
circulaires de coups de reins bien de chez nous. Les nègres
servaient et des indigènes en haillons se battaient pour les os
et les miettes de la ripaille négligemment jetés par-dessus
l'épaule des colons en fête.
A la fin du Beau Danube bleu, les messieurs
raccompagnaient à leur place les dames en crinolines avec
des gestes de princes surgis des contes de Perrault. Silence,
silence. Le chant d'un oiseau que les habitués de la brousse
connaissent bien. Et puis, inattendus, des coups, de vrais
coups de feu. Terreur et panique chez les Portugais. Chez moi
aussi. Mais on nous rassura vite. On rit. C'était notre armée
116

qui débarquait dans l'île avec tout son matériel et se mettait à


manoeuvrer comme elle l'eût fait en campagne. Le ballet
avait cessé, mais le spectacle continuait. On assistait
maintenant à une démonstration des qualités techniques des
grandes, historiques, courageuses et intrépides Forces armées
de Tonton. Elles libéraient l'Angola de la domination
colonialiste
portugaise, sous les applaudissements cérémonieux du public.
En
regardant avec attention, on distinguait parmi les, soldats du
Pays ces combattants dont la tenue et la casquette rappelaient
celles
des barbudos cubains. Au milieu de cette indescriptible
mêlée, dont les seuls spécialistes de l'art militaire pouvaient
apprécier la valeur, le drapeau portugais était amené et l'on
voyait monter lentement celui d'un mouvement de libération
angolais, dessous celui de l'O. U. A. et au-dessus du nôtre.
Quand cessa le bruit des armes, l'assistance comprit que
c'était la fin et applaudit. Alors, l'orchestre de la gendarmerie
nationale exécuta notre hymne national repris par toutes les
bouches et toutes les poitrines des citoyens du Pays présents à
cet inoubliable son et lumière.
On s'en souvient, les journaux occidentaux, Gavroche
Aujourd'hui en tête, tournèrent en dérision cette manifestation
qui résonna pourtant d'un sens profond dans le coeur de toute
l'assistance. Les chefs d'Etats hôtes, à l'occasion des
interviews accordées, lors de leur départ, déclarèrent, à des
variantes d'expression près, que c'était là l'art réaliste éducatif
et militant dont l'Afrique avait besoin ; que c'était un
spectacle bien préférable aux films de karaté, de gangsters et
aux kilomètres de pellicules de pornos qui envahissaient nos
écrans ; que les écrivains africains dont les poèmes étaient
désespérément rédigés dans un charabia qui prétendait à
l'inaccessible et dont les pièces de théâtre et romans se
complaisaient dans un ton pleurnichard et subversif, feraient
117

mieux de prendre de la graine de ce morceau d'épopée virile


et morale, bref de s'inspirer du modèle du « Lac de Lamartine
A; que le maréchal Bwakamabé Na Sakkadé, enfin, n'était
pas seulement un grand chef d'Etat, mais aussi un artiste et un
metteur en scène de tout premier plan.
Et wollé, wollé, woï, woï !
118

Un homme en boubou blanc ajouré suçait avec délice le


bonheur du soir bleu, dans un des innombrables salons
climatisés de la résidence. La journée avait été bien remplie.
Sous l'effet des glaçons, le Chivas, préparé de ma main, et
selon son goût, humectait le verre de fines gouttelettes
d'argent. Il avait sorti ses pieds des babouches et remuait des
orteils boudinés, légèrement talqués par le savon d'une
douche de fin de journée. L'heure sacrée des actualités
télévisées emplissait le salon. Thérèse Oualambio, drapée
dans un pagne et coiffée d'un foulard d'une élégance
nobiliaire, trébuchait sur les lignes des dépêches d'agence et
distribuait des sourires gênés aux téléspectateurs anonymes.
Tonton but lentement une gorgée de Chivas. II aimait la voir
ainsi, souriante, à la fenêtre vitrée de l'appareil. C'est lui qui
l'avait placée là. Elle était à lui. Rien qu'à lui. Tout le monde
le savait, jusques et y compris Ma Mireille.
Thérèse, soulagée d'avoir lu une dernière phrase, disparut
dans un fondu magique et l'on vit le ministre de l'information,
accompagné d'un air de jazz en sourdine, visiter joyeusement
les locaux de la radio et de la télévision. J'étais dans un coin
de la pièce, debout et silencieux, avec mon ami l'officier
d'ordonnance.
Gros plan sur le ministre de l'information.
-- C'est pas possible! (Tonton tapa, d'un coup sec, le bras du
fauteuil.) Non, mais...
Le ministre de l'information souriait aux téléspectateurs. -
Con de ta maman !
La voix de Thérèse Oualambio commentait l'inauguration du
centre de polio par le ministre de la santé. Tonton,
brusquement debout, but une gorgée de Chivas.
- Con de leur maman !
On voyait maintenant le président de la République souriant,
affable et majesteux, recevant l'envoyé spécial d'un de ses
LE PLEURER-RIRE 95
119

collègues et cher frère d'Afrique. Tonton, qui s'avançait vers


un coin de la pièce, s'arrêta un moment pour regarder la
séquence avec attention. A la fin, il reprit sa marche vers le
coin du téléphone.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire, nom de dieu ? Hein
?... Depuis quand les ministres passent avant le Chef ?... Hein
?... Zéro... Zéro... Con de votre maman ! Je dis con-devo-tre-
maman. Compris ?... Et la hiérarchie alors... Merde pour vos
excuses.
Je me glissai, sans bruit, pour remplir le verre de Chivas.
Tonton, changeant d'appareil, s'adressait au standardiste du
Palais.
- Dites au secrétaire général de me convoquer le conseil des
ministres... Immédiatement... Et que ça saute !
Quelques heures après, la radio nous annonçait le troisième
remaniement ministériel depuis la prise du pouvoir par le
général Bwakamabé et le Conseil patriotique de la
Résurrection nationale.
120

Qu'importe la somme, j'ai donné les billets. Je me. suis


agenouillé entre les bougies et je me suis ouvert. J'ai dit la
femme.
Le clairvoyant a hoché la tête, fermé les yeux, l'air entendu.
J'ai tendu le coq de neige immaculé. J'ai tu le cceur de
bananier. J'ai dit ses cheveux plus noirs que mon visage,
lisses comme une crinière de jument et qui se terminaient par
ce mouvement de virgule remontant à mi-cou. J'ai dit ses
yeux de citronnelle.
Le clairvoyant a fait gicler le sang du coq.
J'ai tu le cceur de bananier. J'ai dit le feu de la poitrine. J'ai
dit le sang comme la mer dans les rues. J'ai dit la danse et les
barrières. J'ai dit l'homme. Le bateau sur la mer et le pleur de
la sirène, longtemps dans mes tympans, qui ne veut pas
mourir.
Le clairvoyant a jeté les cauris. Le clairvoyant a dessiné le
ciel dans le sable et le monde s'est mis à tourner. L'homme de
Dieu a éclaté d'un rire de diable. Et j'ai senti la force. J'ai dit
ses cheveux plus noirs que mon visage, lisses comme une
crinière de jument et qui...
- Va, mon fils, va. Elle s'en viendra.
J'ai pris ma plume et mon papier.
Pour bien faire revivre les séances du conseil des ministres,
ce n'est pas un livre que j'aurais dû écrire. Un film m'aurait
fourni plus de possibilités.
Les membres du gouvernement étaient tenus d'arriver avant
le Chef. Fouillés à la porte d'entrée par son officier
d'ordonnance, ils étaient délestés de leurs pistolets, qu'on leur
rendait à la sortie. Le directeur du protocole vérifiait que tous
les ministres présents dans la capitale avaient répondu au
rendez-vous. Retentissait alors, une, deux, trois fois, une
sonnerie électrique, puis des coups de boutoir. Le directeur
du protocole annonçait, comme un héraut, l'arrivée du «
président de la République, chef de l'Etat, chef du
121

Gouvernement... », et suivait la liste de tous les titres et


postes attribués à Tonton.
Les ministres se levaient comme des élèves polis dans une
salle de classe, tandis que la presse filmait la scène, qui
pourtant se répétait chaque fois, sans aucune variante. Tonton
pouvait alors faire son entrée, les lèvres ornées de ce sourire
bienveillant que lui avait enseigné le coopérant conseiller en
matière de protocole. Il bénissait tout le monde de sa queue
de lion. Il serrait la main de chacun de ses collaborateurs en
effectuant patiemment un tour complet de table, toujours dans
le sens inverse des aiguilles d'une montre, respectant ainsi les
indications de son clairvoyant. Puis il regagnait sa place où le
directeur du protocole l'attendait en lui présentant la chaise au
dossier le plus haut. Tonton disposait ses bras comme un
mulsulman qui se met en prière, puis s'asseyait, suivi de tout
le monde.
Chaque ministre ouvrait devant lui un volumineux
attachécase, d'une marque bien connue, et au profit de
laquelle je nc 'eux pas ici faire de publicité. Un cinéaste aurait
aimé la scène car, filmée sous un certain angle, c'était un
attroupement de couvercles de valises, écoutant les
recommandations du Chef.
122

98 LE PLEURER-RIRE

Moi, j'avais le droit de rester dans la salle, pour servir les


rafraîchissements, vider les cendriers et porter au-dehors des
messages que ces messieurs les ministres grillonnaient à
l'intention de leurs collaborateurs.
J'ai bonne souvenance du débat sur la démocratie, introduit à
la suite d'une affaire de tracts.
Le capitaine Yabaka fit une longue profession de foi en
faveur de la liberté d'opinions. Il fallait laisser s'exprimer tous
les points de vue existant dans la société. Plus on empêchait,
affirmait-il, le peuple de se moquer de ses dirigeants et de
rouspéter, à tort ou à raison, plus on cristallisait soit des
foyers de violence, soit des masses d'inertie, compliquant
ainsi les tâches du gouvernement. Il invitait chacun à se
mettre à l'écoute de la voix du peuple, à entendre cette
rumeur grandiose qui s'élève au-dessus de sa marche
collective, et qui annonce ses travaux, ses productions, ses
créations, ses joies et ses labeurs, ses efforts pour vivre ou
survivre. C'étaient ses mots exacts. Un lyrisme à secouer les
viscères. Voyez comme je m'y laisse prendre encore
aujourd'hui, en vous imitant la voix du capitaine.
Quelqu'un rétorqua aussitôt en faisant l'éloge du parti unique.
C'était la seule solution réaliste au Pays. Il fallait la
démocratie, d'accord, mais pas au point de singer les Blancs.
Vouloir autoriser plusieurs partis serait officialiser le
regroupement en tribus antagonistes et encourager la lutte
fratricide. Non, on ne connaissait aucun exemple en Afrique
où cela avait réussi. Cela ne réussirait jamais. L'Afrique
n'était pas l'Europe.
Le suivant fit valoir que la lutte contre le sous-développement
imposait l'existence d'un régime fort. a N'ayons pas peur des
mots, il nous faut une dictature : une dictature dans le sens
des
intérêts du peuple. » Et il cita, à titre d'exemple, pêle-mêle,
123

Nasser, des pays asiatiques, Staline, Hitler et Mussolini.


Ici, j'ai raté une partie de la discussion, car Tonton m'ayant
fait signe et chuchoté quelque chose à l'oreille, j'avais dû
sortir
pour lui chercher un dossier oublié sur sa table de travai,l.
En pénétrant dans son bureau, j'eus un court moment de
frayeur : un bruit derrière moi. Une belle jeunesse attendait
en
bâillant sur le canapé...
LE PLEURER-RIRE
Je revins au moment du débat où un orateur sugirtatisa:

complexe des nègres vis-à-vis des jugements~lel' n*


pourfendait la revue française Gavroche Auter ' u,, c
permettait de caricaturer des présidents sans que se urna
listes fussent jetés en prison. Il démontrait que des élections
dans notre pays, même dans la formule de la liste unique,
c'était fournir des occasions de désordre aux politiciens en
mal de pouvoir.
Nombreux hochements de tête.
C'était le dernier orateur.
Dans un Ion g silence pesant, le président rangeait ses
papiers. Il promena, grave, un lent regard à la ronde, le
menton légèrement levé.
Je regardai Yabaka. Je crus apercevoir dans l'éclair d'un
instant comme un désir de revenir à la charge, d'ajouter un
argument oublié. Non.
- Non ?
Tonton remercia alors chacun de la franchise de ses propos.
Le débat s'était situé « à un très haut niveau » (hochements de
tête unanimes). Cela prouvait la maturité atteinte par tous
dans l'exercice du pouvoir. Tonton poursuivit en faisant
l'éloge des vertus de la démocratie et des élections. Puis il dit,
en des termes vagues, les anciens royaumes et empires
124

africains. Il dit la sagesse des ancêtres. Il dit nos sociétés


traditionnelles , notre fierté d'être africains et le danger de se
laisser dissoudre dans les meeurs corruptrices et
individualistes des pays occidentaux. Il fallait être réaliste et
compter avec les structures sociales et mentales spécifiques
qu'aucune théorie occidentale n'avait étudiées ou en tout cas
comprises. Bien joli de songer à des élections. Ça légaliserait
sans doute le régime. ?~1ais c'était là sombrer dans la
faiblesse du juridisme. Alors qu'il fallait faire confiance à la
direction à ceux qui avaient eu le courage de
sauver le pays lorsqu'il était au bord du gouffre où allait le
faire b
le asculer Polépolé. Depuis que l'Afrique était l'Afrique,
chef du village, chez nous, n'avait jamais été élu. Vouloir
aujourd'hui innvr en ce domaine, aurait été aussi insolite que
de demander à un mâle de faire la cuisine ou porter la
4S
125

100 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
101
calebasse sur la tête. Idées de pédérastes européens ! Non. Le
chef, c'était le plus courageux, le plus sage, le meilleur
orateur, !'hômmc à la poigne la plus ferme. Il s'imposait par
la grâce occulte des morts et tout le monde le reconnaissait.
Qui osait mettre en cause son autorité était, séance tenante,
sanctionné par la communauté qui l'écrasait comme un
cafard. Le vote était une hypocrisie de la mentalité blanche.
Dans une famille saine, il ne pouvait pas y avoir d'enfant qui
voulût commander à la place du père. Et si c'était un véritable
membre de la famille, pas un serpent ou un esclave, il n'avait
pas peur de faire connaître son désaccord. Il le déclarait
ouvertement. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de
vouloir l'écrire sur un papier anonyme en se cachant dans un
isoloir ? Il ne fallait pas favoriser la fausseté. Contraire à
l'éducation des ancêtres, contraire. De quoi aurait-il eu peur,
un tel fils ? De quoi. n'est-ce pas, si ce qu'il disait à son père
était juste ? Hein ? S'il avait besoin de la protection de
l'anonvmat et des isoloirs,. c'est qu'il savait bien que ce qu'il
avait derrière la tête, c'était une malpropreté qui irriterait son
pauvre vieux papa ; que c'étaient des saletés pas intéressantes.
Or que le Pays, c'était une grande famille.
« Moi, je suis le papa. Vous, vous êtes mes enfants. Tous les
citoyens sont mes enfants. Vous devez me conseiller avec
franchise, ou si par crainte de mes réactions, vous voulez
m'épargner, vous devez alors vous taire respectueusement. »
En vérité, il le clamait, le vote était « une vaste blague », une
hypocrisie, c'était une institution qui favorisait ceux dont la
renommée était déjà faite (et Dieu savait comment) et qui
parlaient bien, ce qui ne prouvait rien, en tout cas pas leur
honnêteté. Ce n'étaient pas les plus déterminés que la
populace analphabète et irresponsable choisissait.
Irresponsable, voilà. C'était le mot qu'il cherchait, qui
126

convenait. Abandonner la désignation des guides de la


communauté à une masse indéfinie, c'était renoncer à ce sens
inné des responsabilités qu'ont ceux qui se sentent une âme
de chef. Lui savait qu'il était désigné par l'Eternel, qu'il serait
sacrilège de vouloir,le mettre en balance avec une populace
armée de bulletins de *vote. Il ne saurait dès lors (à force de
lire cette expression dans les discours
qu'on lui préparait, il l'avait lui-même naturellement adoptée)
être question de céder le pouvoir à la canaille envoûtée par
Satan. Seuls les effets de l'inspiration divine pouvaient le
conduire à mettre en jeu le pouvoir ou à y renoncer. Il ne
fallait pas jouer avec le pouvoir. Il était prêt, lui, à se battre, à
mourir et à tuer pour conserver entre ses mains pieuses le
pouvoir conféré par Dieu. Oui, les sociétés africaines, par
tradition et nécessité historique, avaient besoin d'être bien
tenues et bien dirigées. Sinon, Dieux des ancêtres, où irait-on
? A quoi ressemblerait ce pays ? Et Bwakamabé répondait
lui-même, emporté par sa péroraison : « A un conglomérat de
toutes les tendances. Et ce n'est pas ainsi qu'on dirige. Non.
Ce serait la voie tracée à l'anarchie, le lit fait pour que les
communistes y couchent. >
Il se leva, les yeux grands ouverts et pleins de feu, maîtrisant
avec peine sa voix.
- Que Dieu vous protège ! Allez en paix.
Il les bénit de sa queue de lion.
Nul n'avait le droit de sortir de la salle avant lui, et aucun
ministre avant celui qui le précédait protocolairement. Moi,
après tout le monde.
Un ministre regardait autour de lui, l'air embarrassé, une
chemise entre les mains. Il voulait obtenir une signature du
Chef. Je pris le document et me proposai d'entrer dans le
cabinet de Tonton. La porte était solidement close. Je frappai,
mais mes coups étaient ridicules, amortis par le capiton.
La belle jeunesse, sans doute !
127

LE PLEURER-RIRE
103
... je viens de rencontrer, de manière tout à fait fortuite,
l'ancien président Polépolé. On m'avait parlé d'un chef
d'opposition en exil, j'ai vu l'ombre d'un ancien dirigeant qui
semble vouloir oublier et faire oublier toute la tranche de vie
qu'il a consacrée à la politique.
Arrivé en France démuni de tout, il a pu trouver assistance
auprès de quelques amis sGrs, dont des chefs d'Etats. En sept
ans de pouvoir, il n'avait jamais rien mis de côté. Juste une
petite villa au Pays, dont il n'avait pas terminé le
remboursement à la Banque de Développement et que
Bwakamabé a fait nationaliser avec beaucoup de bruits,
comme s'il s'agissait de la fortune de l'ex-roi Farouk auquel,
dans ses éditoriaux d'une éloquence amphigourique et
démesurée, Aziz Sonika le comparait d'ailleurs. Nombre de
ses anciens collègues, chefs d'Etat, entretiennent avec lui une
amitié discrète. Certains l'ont même invité pour un séjour
privé, mais il ne veut gêner personne. Airnerait-il retrouver le
pouvoir?
Moniteur aux langues Orientales, il se méfie
systématiquement de ceux qui viennent lui parler politique,
suspectant en eux des provocateurs ou des flatteurs, dont il
n'a que faire. Bien que la situation du Pays le préoccupe
beaucoup, il ne souhaite visiblement pas se replonger dans un
univers dont la seule évocation lui provoque comme une
sensation de nausée. Mais ce silence, qui n'est pas dans les
habitudes des animaux politiques battus, inquiète et l'on ne
laisse pas de lui prêter les projets les plus fantasques.
Il rencontre peu de gens et garde très secret son adresse et son
numéro de téléphone, d'abord pour ne pas perturber la chaleur
d'une vie familiale qu'il est heureux d'avoir retrouvée, ensuite
pour se consacrer totalement et avec la concentration
nécessaire à un sujet de recherche relatif au Pays, mais dans
une perspective simplement scientifique. Le Pays et l'Afrique
128

dont il est physiquement séparé emplissent l'agréable


atmosphère de son modeste appartement par des livres,
quelques tableaux, sculptures et objets de nos divers
artisanats.
Quant à ceux avec qui les rapports sont plus intimes, il lui est
arrivé de les rappeler amicalement à l'ordre pour lui avoir
servi du « Monsieur le Président ». A cet ancien titre qu'il
essaie d'oublier, il préfère de beaucoup celui de « professeur
> en hommage à un métier dont il ne cesse de vanter la
noblesse et dont il s'est trouvé longtemps éloigné. Quand orr
lui demande pourquoi il a cherché refuge à Paris, et non dans
quelque pays plus proche des options politiques qu'il
professait, il sourit avec une rapide et discrète secousse des
épaules et passe à autre chose, ou vous salue...
129

LE PLEURER-RIRE
105
Tous ses collaborateurs, des bureaucrates. Tous les
fonctionnaires, des bureaucrates. Tous les civils, des
bureaucrates. Toujours enfermés dans leur bureau, à se les
cailler sous les climatiseurs, s'imaginant que tout allait bien
dans le Pays. A se demander s'ils ne le faisaient pas exprès,
ces enfants de trottoires. Eux, les militaires, ont besoin d'aller
sur le terrain, pour se rendre compte. Contrôles physiques, si
vous voulez. Tandis que les autres-là... Au nom de Dieu,
oualaï ! il était seul. Ils ne se sentaient pas du pouvoir, eux.
Sans lui, le Pays tomberait dans le chaos. Tous des
incapables, à commencer par les intellectuels-là. Théorie,
théorie, très fort, oui. Surtout avec les acrobaties de la langue
d'autrui : le français, long, long, long-là. Mais pratiquc, mais
action, zéro. Zéro, rond comme mon eeil. Ah ! que
deviendrait le Pays sans Lui? Hein?
L'action, c'est toute ma vie. J'aurais pu après la guerre (la
Grande, contre les Boches) me retirer dans la vie civile. Avec
toutes mes médailles et ma pension. Faire comme beaucoup
d'autres. Devenir un ancien combattant pour le reste de mes
jours. Mener une vie bien pépère en métropole, ou à la
colonie. Non. C'est pas une vie pour un Bivakamabé Na
Sakkadé, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa.
Moi, j'ai préféré rempiler. Préféré l'action. L'action.
L'Indochine...
L'Indochine ? Tout ce que je peux dire, c'est que c'était un
pays merveilleux. A cette époque-là, au moins. Maintenant
avec la guerre des Américains, puis les communistes, sais pas
ce que c'est devenu. Pas la même chose, tu parles: Doit être la
merde, maintenant. A l'époque, ah ! un petit paradis. Un pays
merveilleux pour nous les militaires français de la coloniale.
Toujours
le soleil et le ciel bleu, comme chez nous. Pouvait pas trouver
mieux...
130

Les Blancs et les Jaunes étaient strictement séparés les uns


des autres. Peut presque dire comme les Blancs et les nègres,
au Pays, avant l'indépendance. Mais, là-bas, nous, on avait le
droit d'être avec les Blancs. Normal, quoi. Les Jaunes-là,
avec leurs yeux commes des traits et leur langue pareille à
des miaulements, sait jamais ce qu'ils pensent. Des
hypocrites. Des gens sans cceur. Insensibles à la douleur. En
plus, fourbes avec ça. Pas comme nous, les Noirs. Les Jaunes
étaient tous à des postes inférieurs. Y avait aucun Jaune dans
la société blanche. Dans l'administration de l'Etat et la
direction des entreprises, y avait pas un seul Jaune à des
postes élevés. Prenons un Vietnamien par exemple, c'était un
nhaqué et n'avait pas le droit d'occuper un poste élevé dans
l'administration, même s'il était docteur. Qu'il fût qualifié ou
pas, là n'était pas la question, pouvait absolument pas. Un
nhaqué, c'était un nhaqué... Mais nous autres, les coloniaux,
nous avions une vie de rêve en Indochine...
- Protocole, Protocole ! Prenez-moi toutes les précautions.
Cet après-midi, je vais visiter la ferme de Kaboula. Pas de
publicité, pas de journalistes. Visite surprise. Vais voir si ces
salauds travaillent vraiment, comme ils le prétendent dans
leurs rapports. Me secouer un peu toute cette bureaucratie
civile, compris ?
En fait, mon ami l'officier d'ordonnance m'avait mis au
parfum de l'affaire.
- Mais, surtout, tu dis rien pour toi, dé. Tu me trahis pas.
- Hêêêh ! A qui je vais dire ? Toi aussi, pour qui tu me prends
? Est-ce que je suis un faux type, dis ?
- Ah ! Si tu répètes ! L'homme-là, il blague pas. Auquel cas,
pfft, il me coupe la tête.
Tout avait été arrangé pour que le Chef retrouve une petite
maman clandestine, dans une case présidentielle des environs
de la capitale. Moi, j'en profitai pour demander l'autorisation
de disposer de ma demi-journée. Si je pouvais mettre la main
sur Soukali...
131

106 LE PLEURER-RIRE

Tonton eut un large geste et un mouvement de bouche qui


dans notre langue signifient que cela ne pose pas de
problème.
Mais Ma Mireille coupa.
- Non. Je regrette. J'aurai besoin de vous, Maître.
Le chameau ! La chipie ! Je l'aurais écrasée, cette trottoire.
C'était bien ce que je pensais, ce que j'avais lu dans ses
regards : la femme-là ne pouvait pas me sentir. Elle était
contente de m'embêtcr, oui. Et ce Tonton qui ne disait rien.
Ah ! celui-là devant Ma Mireille... Alors que je voulais en
profiter pour aller voir Soukali. Un bon moment que nous
n'avions pas pu nous retrouver. Elle venait justement de
m'avertir, la veille, que monsieur l'Inspecteur était parti en
mission pour les Amériques.
-- Je Mireille.
Boudant comme un enfant qu'on prive de cinéma, je me mis à
prendre toutes les dispositions pour que la présidente et ses
amies ne manquassent de rien pour agrémenter leur partie de
bavardage. Limonades, bières (surtout la bière Gloria, la bière
du Pays), thé pour quelques petites snobs, fruits européens et
gâteaux, nappes et serviettes brodées, couverts en argent,
fleurs, rien ne devait faire défaut. Mais dans quel salon
Madame la Présidente allait-elle recevoir ? Cécile, la dame de
com
pagnie, n'était au courant de rien.
C'était l'heure de la sieste. Quand on réveille, au Pays,
quelqu'un de la sieste, c'est comme d'un chien affamé à qui
on arracherait sa pâtée. Et s'il s'agit d'une Madame la
Présidente... Surtout, comme c'était visiblement le cas, quand
elle ne peut pas vous sentir... Il valait mieux attendre.
Au bout d'un moment, Cécile vint m'informer d'un ton badin
qu'elle avait, elle, la salope, congé pour tout l'après-midi.
- La patronne est fatiguée, elle veut être seule.
132

Et mademoiselle me flanquait cela en chantonnant.


Qu'est-ce que c'était que cette histoire-là '? Espèce de
trottoire, va ! Et moi, j'étais pas libre ? Vraiment la femme-là
nie haïssait.
Voilà justement qu'on me sonnait.
Ma Mireille était allongée dans une longue robe de nuit
neige. Une bouteille transparente à travers laquelle je voyais
le corps de notre maîtresse, avec ses deux petites mangues
formosia. J'en étais gêné et mon coeur battait ainsi que le
tam--tam des damuka. C'était comme si j'avais vu la nudité de
ma mère. D'ailleurs n'était-ce pas un peu ça ? Mais je savais
me dominer. Il ne fallait pas qu'elle se doute des idées qui
traversaient ma tête. Elle m'aurait aussitôt pris pour un
vicieux. Elle me haïssait déjà bien assez comme ça. Elle
serait capable de dire que j'avais voulu la violer. Alors là,
Tonton... Yé !
- Madame a besoin de mes services ?
- Ha, c'est vous, Maître ?
Une voix qui semblait provenir d'un monde où l'on souffre.
- Un verre d'eau bien glacée, je vous prie.
Elle remua un peu et sa robe de nuit s'entrouvrit, laissant
apparaître une cuisse et un mollet nus. Pas un mollet galbé, ni
une cuisse bien potelée, mais une longue jambe d'antilope,
fine et fragile. Pas la fragilité de la maladie, celle de la fleur
qui donne envie de caresser.
- Tout de suite, Madame la Présidente.
Mam'hé ! Je sortis en secouant les doigts. Quelle trottoire, la
femme-là.
Quand je suis revenu, mon verre d'eau à la main, j'ai trouvé la
chambre un peu plus sombre, comme si les rideaux avaient
été tirés. Ma Mireille était entrée sous les couvertures. J'ri vu
la robe de nuit transparente traîner sur la chaise, les épaules et
les bras, qui dépassaient des draps, étaient nus. Je lui tendis le
verre. Elle s'assit pour boire et le drap glissa. Je pouvais voir
les mangues.
133

- Madame la Présidente n'a plus besoin de moi ?


Le lecteur entend bien ma gorge serrée. - Attendez, Maître.
C'étaient les chuchotements d'une voix lasse. -- Attendez...
Oh ! ma tête... Je suis brûlante ?
Kibotama ou français, mes deux langues se bousculaient. -
Touchez-moi le front, Maître. Pas chaud. Elle dut sentir ma
main qui tremblait.
LE PLEURER-RIRE
107
compte recevoir quelques amies, développait Ma
134

108 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
109
- Ay, maman. Mon coeur, mon ceeur. Sentez comme mon
corur trotte.
J'ai posé la main là où la présidente voulait que je l'ausculte.
Elle s'est mise à se tordre lentement, comme un serpent qui
ondule, gémissant d'une voix plaintive et suppliante.
- Oui, Maître... Oui.
Moi, j'avais peur et ne comprenais pas bien ce qui se passait.
Et mon slip qui ne cessait de me serrer. Ayay'hé 1 si la
femme-là mourait'? Une présidente qui meurt en présence
d'un de ses boys supérieurs... Yé, yé, yé. Et de la manière
dont Tonton aime la femme-là. Ouais. Le poteau d'exécution
pour moi.
-\'on, Maître. Pas de docteur. J'ai pas confiance en ces gens-
là. Ne m'abandonnez pas, Maître. Ne m'abandonnez pas.
Elle s'agrippait à moi et m'attirait vers elle. Et mon slip qui
me serrait.
- Ah ! Maître, c'est plus possible. C'est plus possible. J'ai
besoin de toi. Viens.
Ayant perdu l'équilibre, j'étais tombé sur elle, couché, dans
une position ridicule.
- Oui, Maître, oui.
Sa voix pleurait.
- Oui, Maître, oui.
Yé ! Mais, mais qui avait osé m'introduire dans le lit de la
présidente ? Dans ses draps frais ?
- Oui, Maître. Oui. Oh ! Oh ! Oh !
J'ai cru que je lui avais fait mal. Qui donc avait osé
m'introduire ?...
- Non, Maître. Non, non, non.
Elle fermait les yeux.
- Oui, Maître. Oui. Un chef, Maître.
135

Ma Mireille était dans le feu, une véritable fille de Moundié.


Bien éduquée.
- Oh ! Oui, Maître, oui, oui.
Je me rendis soudain compte de ma responsabilité. Il fallait
me hisser à la hauteur de ce qu'on attendait de moi.
- Ah ! Maître. Oh ! chéri, chéri. Pourquoi; ay, pourquoi
m'avoir fait tant attendre ?
Donc c'était comme ça, hein ? Tiens, ma salope, tiens, tiens,
tiens, tiens.
- Oh ! Maître, qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce que tu fais ?
Ay ! tu vas m'arracher mon ceeur, Maître. Tu veux me
l'empor
ter ? Hein ? Hein ? C'est ça ? Hein, Maître ? Pourquoi ? Oh !
Maître...
Trop tard. Nul vent ne pouvait plus arrêter le buffle musclé. Il
donnait, seulement. Il donnait, donnait, donnait.
136

LE PLEURER-RIRE
111
On ne se réveillait plus sans trouver les rues de la capitale
jonch'es de tracts exigeant des élections libres et traitant
Bwakamabé de noms d'oiseaux, de poissons et d'animaux de
la savane. Du moins ceux qui se réveillaient tôt, car les
services de Monsieur Gourdain, bien avant ceux de la voirie,
nettoyaient le sol macadamisé du Plateau, comme le sol
boueux des venelles de 'Moundiz.
D'autres tracts se réclamaient de tendances avant-eardistes
proclamant que les miliaires ne pouvaient pas gérer
correctement un Etat et feraient mieux de rentrer dans leurs
casernes pour laisser la place aux « forces vives, véritables
représentantes des masses fondamentales ». Les citoyens
matinaux trouvaient ces appels collés sur les murs,
surchargeant insolemment les marques du dentifrice le plus
éclatant et du soutien-gorge le plus excitant de la planète. Il y
en avait sur les troncs d'arbre, dans les boîtes à lettres et dans
les W.-C. publics.
Monsieur Gourdain mit en branle son armée régulière et ses
auxiliaires. Travaillant de jour et de nuit, ils finirent par
surprendre, la main dans le sac, quelques jeunes garçons à la
coiffure afro qui, incarcérés, avouèrent vite. Combien ils
étaient (peu) ; qui était leur chef (ils étaient mal fixés) ; où ils
tiraient leur littérature clandestine (la salle de ronéo d'un
collège de quartier). On les battit bien, on les menaça des
tortures les plus raffinées et ils ne tardèrent pas à devenir
diserts. Les tracts n'auraient été que la première étape. Ils
prétendaient que dans un second mouvement, ils passeraient à
la guérilla urbaine, qu'ils comptaient avoir le concours de
certains acolytes entretenus par des bourses russes et
chinoises (à l'époque on mettait Russes et Chinois dans un
même sac) et qui-s'entraînaient dans des camps secrets en
Guinée, au Congo-Brazzaville, en Algérie et en Tanzanie.
137

Affaire sérieuse, très sérieuse, que ce complot de « la bande


des vingt »! De justesse qu'on avait mis la main
dessus. Grâce d'ailleurs à un indicateur de Monsieur
Gourdain infiltré dans leurs rangs.
L'enquête poursuivant son cours, alors qu'on la croyait close,
on nous apprit qu'au bout du compte, tout cela était en liaison
avec les mercenaires de Klein. Des caporaux des services de
Monsieur Gourdain y mêlèrent même le nom du Capitaine
Yabaka. Ce que les autorités ne confirmèrent jamais, tout en
prenant soin de ne rien démentir.
Tous les jeunes qui arboraient la coiffure afro furent
appréhendés. Le zèle des services de Monsieur Gourdain ne
se refroidit que lorsqu'ils arrêtèrent une superbe mulâtresse
qui chiadait le genre Angela Davis. Il y eut des jours d'arrêt,
des mutations d'office dans des postes éloignés, des blâmes
avec inscription au dossier, des mises à pied sans solde et des
licenciements.
L'on mit la main sur un jeune professeur de philosophie dont
la chevelure évoquait les toques russes et qui inquiétait
surtout par ses cours où il osait affirmer que Dieu n'existait
pas et que la chose-là était aussi importante que les
mathématiques et qu'elle méritait toute un: éducation. C'était
une figure bien connue de la capitale et surtout de Moundié
où les jeunes l'appelaient Spinoza et les adultes le prenaient
pour un original sympathique et pas plus dangereux que les
malades qui se promenaient nus dans la ville. Mais certains
l'avaient à l'eeil depuis belle lurette et de nombreuses plaintes
avaient été déposées, en leur temps, contre lui, par les parents
d'élèves expatriés. Toutes au demeurant classées, tant les
autorités soupçonnaient, dans cette démarche des Oncles, une
volonté de casser les reins du premier philosophe noir du
Pays. Evidemment, à l'occasion de l'affaire politique, les
Oncles déclarèrent que c'était à prévoir et que si l'on avait
pris au sérieux leurs plaintes contre ce franc-maçon vicieux,
on n'en serait pas là. Spinoza se défendit comme un diable,
138

répétant qu'on lui refaisait le procès de Socrate. Les policiers


rapportaient ses propos en, déduisant que l'homme-là était un
« abruti », un « fou » et qu'il fallait trouver le Socrate-là, si
l'on voulait vraiment connaître le fin mot de l'affaire.
139

112 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 113
- Non, non, corrigeait Monsieur Gourdain, avec intelligence.
Futé, le monsieur. Très futé. Il fait le zouave, mais il en sait
plus.
Le jeune compatriote directeur de cabinet intervint auprès de
Tonton qui lui conseilla de ne pas s'en mêler.
- Affaire très compliquée, mon enfant, mais je vais quand
même y réfléchir, puisque c'est toi qui m'en parles.
Les professeurs du lycée Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na
Sakkadé se concertèrent pour faire une démarche en direction
des hautes autorités en faveur de Spinoza. Quel que fût leur
pays d'origine, la plupart des coopérants refusèrent de se
mêler d'une affaire politique. De l'Europe tempérée,
brumeuse ou continentale, aussi bien que du Nouveau
Continent, ils estimaient qu'il s'agissait là d'une affaire entre
Noirs. Deux exceptions cependant parmi les Oncles : un
professeur chevelu et une Blanche en jean se firent inscrire
sur la liste des délégués qui devait se présenter devant les
grilles de la présidence.
Nous apprîmes par Aziz Sonika que la nuit même qui suivit
la demande d'audience, les deux Européens furent jetés dans
le premier avion et leurs comparses noirs menottés et
conduits au commissariat de police. Notre journaliste écrivit
un long éditorial, dans une plume pleine de pili-pili, rôtissant
une brochette d'insultes les plus connues d'entre le riche
vocabulaire de la polémique politique. La fille en jean était
évidemment une trottoire qui cherchait à assouvir sa soif
sexuelle dans une action d'un romantisme au goût douteux.
Aziz Sonika prétendait posséder la preuve de ses liaisons
avec Spinoza et du projet d'orgie que les deux scélérats
voulaient organiser avec leurs élèves, dans la tradition
honteuse de bacchanales modernes pratiquées par les sociétés
décadentes d'où venait et avait été renvoyée cette catin. Le
Français chevelu, vulgaire « gauchiste rescapé de mai 68 »,
140

était accusé de vouloir tenter, dans notre « beau Pays », une


expérience qui avait piteusement échoué dans le sien propre.
Lui et les professeurs noirs n'étaient que des agents de
Moscou et des complices des mercenaires. L'ambassadeur
d'Union soviétique protesta et, en réponse à la rebuffade qu'il
reçut de notre ministre
des affaires étrangères, retira tous ses coopérants. Aziz
Sonika s5empara du micro de la radio et en conclut que
c'était bien la preuve que Moscou y était pour quelque chose.
Le jeune compatriote directeur de cabinet voyait dans ces
événements une grossière provocation montée de toute pièce
et se proposait d'intervenir auprès de Tonton.
L'histoire-là n'est pas très claire.
- Mais enfin, Maître, comment fourrer dans le même panier,
Moscou, les régimes progressistes africains et des
mercenaires ?
- Qui connaît papa de chien ? Attention, mon frère...
A leur arrivée à Paris, le Français chevelu et la jeune fille en
jean firent des déclarations. La presse de gauche et
d'outregauche s'en fit largement l'écho, tandis qu'un grand
quotidien français du soir en publia un court extrait, en page
intérieure. Un journal du matin répondit par un article qui
voulait prouver la sauvagerie de ces nègres à qui l'on avait
fait trop tôt cadeau de l'indépendance. Les Droits de l'Homme
étaient en péril.
De toute façon, toute cette belle littérature ne pénétrait pas au
Pays. A Moundié chaque citoyen, en faisant son analyse,
croyait que le reste du monde avait, après tout, le même avis
que notre talentueux griot : Aziz Sonika ; que c'était bien
malheureux et qu'il valait mieux, tout bien pesé, se résigner.
Quand me reviennent les images de cette époque, je ne peux
m'empêcher d'évoquer le souvenir de ma mère me
demandant, avec inquiétude, quel jour finirait lipadasse-là.
- Avant, c'était bien plus calme.
141

Moi, ça m'énervait d'entendre cela. Comme si l'on pouvait


rester sous la botte des Oncles?
Quant au jeune compatriote directeur de cabinet, il avait une
tête encore plus dure que les rochers des cascades. Malgré
mes conseils de prudence, il alla plaider pour ses amis.
- Si tu n'étais pas un fils de la famille, je te considérerais
comme un point d'exclamation. Je t'ai déjà dit que j'allais
réfléchir, Pas fini de réfléchir. Mais tu es bien naïf, fils. Ces
gars-là, ils ne le sont pas, crois-moi. Des drôles de cocos. Des
cocos_
drôles de
142

114 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 115
Et Tonton répéta encore qu'il envisageait, si de telles
interventions se répétaient trop, d'inscrire le jeune
compatriote directeur de cabinet sur sa liste de ses points
d'exclamation.
- Et ce Socrate qu'on ne retrouve pas !
Monsieur Bruno de la Roncière, l'ambassadeur de France,
demanda une audience, qui fut accordée sous la paillote
ronde. Servant à boire et me tenant à faible distance pour
observer les verres à remplir, j'ai recueilli l'essentiel des
propos.
Le diplomate commença par lui annoncer que le F. A. C.
avait accepté le financement du pont sur le fleuve qui se
trouve à l'entrée de Libotama, le village natal du maréchal, et
décidé de l'octroi d'un crédit d'un milliard de francs C. F. A.,
pour je ne sais quel grand projet. Le jeune compatriote
directeur de cabinet prenait note. Tonton secouait de temps à
autre sa queue de lion.
- Et où en sommes-nous avec ma demande d'augmentation
des troupes françaises, chez nous ? - J'y arrivais, Monsieur le
Président.
Tonton hochait la tête d'un air compréhensif et fermait les
yeux en secouant sa queue de lion.
Evoquant les débats de leur assemblée d'une main en l'air,
évoquant les tiraillement entre deux ministères de l'autre
main, évoquant leurs luttes politiques des deux bras en l'air et
presque dans les mêmes thèmes que nos enfants les soirs au
damuka, l'Oncle dessinait des bouquets avec la belle langue-
là.
- Peux donc penser que l'affaire est en bonne voie ?
Le jeune compatriote directeur de cabinet s'apprêtait à noter.
Tonton chassait de sa queue de lion les mouches qui venaient
lui agacer les jambes.
143

- Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, Monsieur le


Président, reprenait le diplomate, sourire aux lèvres et tête
légèrement penchée, comme lorsqu'on veut séduire une
femmeL'Elysée suit... euh !... suit de très près le dossier.
- Insistez, insistez auprès de l'Elysée. Si elle ne fait p35 vite,
les Russes... •
- Je prends note, Monsieur le Président, ët votre message
sera fidèlement transmis. Mais d'ores et déjà je suis autorisé à
vous rassurer : la France...
r. Excellence, vous savez que je suis un militaire au langage
franc, moi. Dites à mon frère le président Pierre Chevalier
que je ne crois jamais sur parole. Il me faut des actes. Il me
faut mes troupes.
L'ambassadeur sortit de sa poche intérieure une enveloppe
pliée sur laquelle il nota soigneusement. Tonton baissa la
voix.
- C'est très important.
Sa voix était serrée, comme enrouée. Je m'approchai vite
pour remplir les verres.
.- Comprenez. Pas confiance à tous ces indigènes, moi.
Savent pas se battre. Sont pas comme moi. N'ont jamais fait
la guerre. Moi, suis un ancien F. F. L. Regardez.
Il se leva, montra sa blessure à la cuisse et s'excusa pour le
geste.
.-- Les soldats de la Métropole, eux au moins...
L'ambassadeur, rougissant, se serrait dans son fauteuil.
- Les meilleurs soldats du monde !
Monsieur Bruno de la Roncière remercia notre président. Il
aborda alors le dernier point de son entretien. Après avoir
toussoté, il mentionna que, devant toute cette atmosphère de
subversion - qu'il fallait rattacher à une volonté extérieure de
déstabilisation - son gouvernement tenait à exprimer au
maréchal Bwakamabé Na Sakkadé toute sa sympathie et son
soutien.
--- Faut déclarer ça à la presse, à l'issue de l'audience.
144

L'Excellence fit un geste pour indiquer qu'il était disponible.


- Absolument. Faut déclarer ça.
Monsieur de la Roncière toussota un peu et remua dans son
fauteuil.
- Il n'y a, bien sûr, aucun inconvénient... Mais je ne voudrais
pas commettre une maladresse qui vous soit dommageable.
Tonton haussa les sourcils, l'un plus haut que l'autre.
- Oui... euh !
Monsieur de la Roncière toussota à nouveau.
-- Vous savez comment toute cette opposition irréfléchie et
outrancière prétend toujours - à tort bien entendu -- que
145

116 LE PLEURER-RIRE

vous ne faites rien sans nous consulter. Ils vont jusqu'à


insinuer que vous seriez...
L'ambassadeur toussota.
- J'emploie leur expression pleine d'irrespect... notre «
créature ».
Tonton tapotait le bras boudin,- de son fauteuil.
- Il suffirait donc que notre soutien soit officialisé pour que
des interprétations...
Le diplomate eut un geste vague. Tonton prit sa queue de lion
et s'en caressa le menton, comme d'un blaireau. Finalement, il
hocha la tête. La remarque de monsieur Bruno de la Roncière
était pertinente.
Le jeune compatriote directeur de cabinet, lui, prenait note.
Le diplomate annonça les sanctions contre le professeur
chevelu à lunettes et la jeune fille en jean.
- C'est tout?
Monsieur l'Ambassadeur de France expliqua qu'ils étaient en
pleine année électorale et que ... de plus... les syndicats...
vous comprenez... Tonton soupira. Le diplomate continuait
en soulignant que le projet de visite officielle du président
Bwakamabé Na Sakkadé était examiné favorablement, mais
qu'il était bon d'éviter d'attirer l'attention de la presse
française sur les événements du Pays ; que le gouvernement
français ne tenait à s'immiscer sous aucun prétexte dans les
problèmes de politique intérieure (ici il dit l'adjectif formé sur
le nom de notre pays), mais qu'il nous suggérait, simplement
suggérait de dissocier le cas des professeurs de celui des
lanceurs de tracts proprement dit ; que les premiers pouvaient
être relâchés ; qu'on souhaitait, au cas où les derniers seraient
punis, qu'il n'y eût pas de perte en vies humaines ; que
d'ailleurs Monsieur Gourdain, avec qui l'ambassadeur en
avait discuté, avait fini par bien comprendre ces nécessités-là.
146

Le jeune compatriote directeur de cabinet notait chaque mot


avec une application d'étudiant. Tonton tapotait avec frénésie
les accoudoirs boudinés de son fauteuil.
- Si, au moins, on mettait la main sur Socrate ! L'audience
terminée, je vis le jeune compatriote directeur de
LE PLEURER-RIRE 117
cabinet reconduire, avec soin et beaucoup de sollicitude,
monsieur Bruno de la Roncière sur le perron du palais.
Tonton, resté seul, regardait le train de nuages, couleur de
fleuve, avancer au ralenti, là-haut.
- rlaître, du Chivas ! Et laissez la bouteille ici.
En Algérie, contre les fellaghas, je commandais déjà une
corrtpagnie. Environ cent cinquante gars aguerris et aimant le
casse-pipe. Deux sections de tirailleurs sénégalais (en fait
beaucoup de Voltaïques, de Dahoméens et de Togolais), une
section de harkis qui connaissait bien la région (des braves
gars, fidèles à la France) et une section de bérets rouges
français (des professionnels de la technique militaire). Ah!
tous de bons camarades. Des hommes. Des hommes
véritables. Y avait plus de race. Tous unis dans un même
sang.
C'est nous les Africains
Qui revenons de loin. Nous rev'nons des colonies Pour
défendre le pays.
Là-bas nous avons laissé nos femmes et nos amis Papom
papom papom papom pa-pom Papom papom papom papom
pa-pom...
Le groupe des harkis était particulièrement uni et solide.
Quand les fellaghas les attrapaient, s'en encombraient pas.
Tcltlouf, pas de quartier. Pas de prisonniers. M'aimaient, les
harkis-là. Ut, jour, ces jeunes gens étaient venus me trouver
et m'avaient dit :« Mon capitaine, nous irons avec vous la
prochaine fois. » L'opération Batna avait déjà fait grandir ma
réputation.
147

Au début de septembre 19.., ou 19..., ça doit être 19... Ouais,


c'est ça, Net l'année-là où nous avons capturé Si Lacheraf, le
grand fellagha des Aurès. Douze ans déjà. Nom de Dieu,
bordel de merde, comme ça passe le temps-là. Donc au début
de septembre 19..., on me fait savoir qu'on avait absolument
besoin d'un groupe de choc pour la région des Aurès. On me
dit « Bwa-
148

118 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 119
kamabé, vous vous êtes proposé : si vous voulez, vous
pouvez y aller. » Et j'y suis allé. J'ai pris les paras et les
harkis. Va sans dire que j'ai choisi les tirailleurs sénégalais
(en fait beaucoup de Voltaïques, de Dahoméens et de
Togolais).
C'est nous les Africains
Qui revenons de loin.
Papom papom papom papom
Après être resté pendant quelques jours à Larnbèze, j'ai reçu
l'ordre de corttinuer, de prendre Khenchela. Le 15 septembre,
suis passé à l'attaque.
Le commandant de la Martinière, Pierre de la Martinière, qui
était mon chef opérationnel, m'a dit alors : « Nous partons à
Khenchela. Et de là, capitaine Bwakamabé, c'est vous qui
dirigerez les opérations. » C'est tout...
Et si quelqu'un venait à y toucher, A y toucher,
Nous serions là pour mourir à ses pieds, Oui, à ses pieds.
A Khenchela, dans les Aurès, j'ai commencé par faire le tour
de la ville. C'était nécessaire, ne serait-ce que pour montrer
aux Arabes que les troupes françaises étaient là. Dans ma
formation, à Pau, on m'avait appris que les troupes françaises
ont une réputation fantastique chez les Arabes.
Ensuite, j'ai décidé de me rendre à la ferme la plus proche.
Elle se trouvait à une cinquantaine de kilomètres. J'ai constaté
qu'il y avait des fellaghas dans la région. Les soi-disant F. L.
N. Des révolutionnaires, des gens qui rêvaient de la libération
de leur patrie, mais socialistes, trop socialistes. N'auraient
jamais gagné si les Français de France, intoxiqués par la
propagande communiste, ne nous avaient pas poignardés
dans le dos.
Quand je suis arrivé, trouvé les Pieds-Noirs des fermes en
bonne position. On ne les avait pas importunés, qu'ils me
dirent : « Y a bien des rebelles dans la région, mais la
149

situation n'a pas encore été dangereuse pour nous. » C'est


pourquoi je ne les
ai pas emmenés. Leur ai dit : « Bon, si vous vous croyez en
sécurité, restez ici. »
Le lendemain, j'ai continué mon avance. Avec mes Noirs,
mes harkis et mes Blancs, j'ai entrepris l'opération Tebessa...
Et je l'ai achevée. En quelques semaines...
150

Le jeune compatriote directeur de cabinet touchait son front


et faisait la grimace. Ni l'eau, ni le vin, ni les feuilles ne
savaient soulager de ce mal-là.
On essayait du prochain match. Les voix sortaient des
fenêtres. Pariant sur ce club, insultant l'autre et pensant tous à
la force des clairvoyants. Les mains frappaient, les dieux
étaient pris à témoin, on s'en tranchait la gorge.
Le jeune compatriote directeur de cabinet touchait son front. -
Laissez-moi me démarquer.
Yabaka souriait. Le vieux réfléchissait.
On y allait des belles. Celles des pagnes, des danses et des
madras. On s'en boxait le torse, on se toisait de mots sortis
des coffres. On relevait le tout d'un verset de la forêt. Le
vieux saisissait le flambeau et le changeait en chanson. Elle
était belle, ouaï, que vous voyez-là ! Sur son chemin, des
sifflets, comme des confettis, mon frère. Un Oncle, même.
Toutes les économies que lui avait rapportées son trafic de
défenses. Deux morts, dit-on. L'un de poignard, l'autre des
esprits. Une reine qui rendait idiot. Elle a mordu dans ma
poiti•ine. Ah ! Quel vainqueur superbe fit-elle de moi ! Coup
de coude et rires en coulisse. Tiya continuait de son poème,
ivre de la brise d'hier.
Mais le jeune compatriote directeur de cabinet, lui. Ni l'eau,
ni le vin, ni les feuilles.
Comme une fièvre qui charrie en débandade : Zola, la guerre
d'Algérie, Dreyfus, Sartre, des noms, des noms, des noms.
Des noms d'Asie, d'Amérique latine, d'Haïti, à en faire éclater
des pages de dictionnaire. Et la prison.
--- Oui, un Ché dans chaque coeur. Les curetages n'y peuvent
mais.
Yabaka, sourcil froncé, se lissait la brosse au-dessus de ses
lèvres.
LE PLEURER-RIRE 121
151

- Un martyr de plus, ça ne change pas le cours des choses. Le


jour des héros ne s'est pas encore levé.
- Protestation, au moins.
- Pouf, la protestation du désespoir... Contre qui? Les dieux ?
Le rire d'un enfant malicieux.
- Petit...
Une main sur l'épaule du jeune compatriote directeur de
cabinet.
- Petit, l'air est infesté de microbes qui distribuent la folie.
Eclat des dents et fond des gorges.
Qu'il faisait bon au feu du vieux. Les verres se rivaient à la
table et sa voix fermait nos paupières. Des heures de gloire et
des chants de bravoure ricochaient contre les murs. La
caméra des lèvres levait de fraîches épopées déjà ensweiies.
Des noms mystères, 'gueulant par leur scansion, coulaient en
onde insaisissable le long de nos guitares. C'était avant,
qu'importe la date, c'était avant. Nous entendions, luisantes
de foi, les machettes tailler dans les fourrés, tailler dans les
troncs larges comme la terre, tailler... voulant trancher dans le
roc à en épuiser les guerriers des gestes de feu. Combien de
fleuves et de savanes, combien de monts et de forêts,
combien de précipices, combien de saisons sèches franchis?
Combien de buffles, d'éléphants, de lions, d'anacondas en
déroute ? Combien de tortues surprises ? Combien de
couleuvres, de vipères, d'hyènes et de scorpions écrasés ?
Combien de nuits sans lune, le cceur blanc des ricanements
des charognards ? Combien de lunes à maintenir la caravane
? Combien de jours, combien de gouttes, combien de croix,
têtus, pour parvenir. Et vous d'oublier déjà. Et vous d'oublier
encore. C'était une longue piste dans les entrailles de la terre.
Et les nègres d'oublier toujours. Et de vouloir reprendre la
route, le dos à la mer. Et de repartir, pieds nus, mains nues, le
chasse-mouche en bouclier, le verbe en tam-tam, le verbe ern
talisman, comme l'agneau déjà promis. Et le sang de la mer,
152

alors ? Comme si la mer pouvait le laver. Comme si tout


pouvait être inventé.
Que de croix déjà sur nos épaules d'avoir insulté la mère !
153

122 LE PLEURER-RIRE

Que de bûchers à venir pour avoir trop tôt lâché la main du


père !
Ainsi va, comme la vie, la graisse du ver palmiste, en
pourriture. Mais dans la décrépitude du temps, respecte
encore la grandeur passée.
Tiya tonnait comme au jour du réveil des tombes.
Si les dents sont respectables, c'est grâce aux habits. Les
jeunes-là applaudissaient, s'esclaffant de vénération.
Et la radio soudain. Cette nouvelle à s'en frotter les yeux.
Comme si la plaidoirie du jeune compatriote directeur de cabi
net s'était fichée dans le coeur de viande molle, là-haut. Allez
donc savoir. Les lois, dans ce bourbier, pourraient-elles
encore...
Laissez-moi rire. L'air est infesté de microbes.
La radio précise. Les professeurs seulement. Que la piétaille
pourrisse dans ce qui ressemble à son foyer.
Et ces messieurs - Spinoza en tête - qui refusent la main
tendue par le Sauveur.
- Ils l'auront voulu.
A Moundié, l'on admirait le courage des enfants, tout en se
demandant s'il est bon d'exciter la panthère quand on a perdu
son fusil.
... J'ai lu cet envoi d'une seule traite. Reste à vérifier si
l'intérêt que j'ai ressenti aura la même puissance chez ceux
qui n'ont jamais vécu au Pays. Vous avez notamment bien
relaté l'épisode de « la bande des vingt D, tel que je l'ai
raconté le soir où nous nous sommes retrouvés chez le vieux
Tiva. Mais était-il nécessaire de mettre en valeur ma prise de
position en faveur de ces jeunes victimes? Je ne faisais rien
d'autre que mon devoir et s'il fallait considérer tout cela en
termes de calcul, je crains que les quelques bonnes actions
qu'il m'a été donné d'accomplir soient bien moins nombreuses
que les moments où je me suis tu, par lâcheté, même si celle-
154

ci avait tendance à passer inaperçue dans l'océan de silence


où nous vivions. Pourtant il faut savoir que d'autres
camarades anonymes ont dès cette époque entrepris des
actions pour miner le régime de Bwakamabé.
Vous me faites peur avec toutes ces scènes d'amour trop
osées. En les lisant, je ne peux réfréner la montée en moi d'un
sentiment de malaise. Sans être, dans ma vie privée, un
ascète, je nie demande si l'on a le droit de mêler ainsi
politique et porno, sans que celui-ci ne gâche celle-là ?
Lorsque vous m'avez, pour la première fois, fait part de votre
projet d'écrire ces chroniques, critiques et satiriques sur une
tranche de vie d'tui dictateur de la fin de notre siècle, je vous
avais encourage, vous proposant même mon concours. Il
s'agissait, je le répète, à mon sens, de contribuer à la lutte
contre le tyran Bwakamabé. Or, voici qu'aujourd'hui, tel
qu'évolue votre manuscrit, je crains que cédant trop à des
souvenirs intimes, vous mêliez les genres et perdiez de vue
l'objectif fondamental de tout écrit engagé. Et un livre
d'Africain vivant en ces temps et qui se respecte, ne peut être
qu'engagé...
155

LE PLEURER-RIRE 125
Tonton lisait à haute voix en suivant les mots, l'index sur la
page, et en articulant chaque syllabe avec le soin d'un maître
ânonnant une dictée, s'appliquant à bien faire percevoir la
différence entre les é, les è et les ai, d'une part, les o et les au
d'autre part, les i et les u enfin. Tonton lisait plus qu'un
rapport. Djeddah, les émirs, les oasis, les harems, le pétrole,
les redevances, les dollars, les dollars, les dollars...
Son Excellence, notre ambassadeur, avait assisté grâce à la
télévision - la télévision en couleur - à un événement survenu
le matin même, en grande pompe, bien réglé par le Grand
Chambellan, sur une place de la ville. Un bourreau en
cagoule, après avoir récité quelques versets du Coran,
sectionnait la main d'une série de voleurs.

La discipline. La discipline. Le sens de l'Etat. On a perdu ça.


Les gens ne travaillent plus. Les gens volent. Le nègre
redevient nègre. Réintroduire la chicotte. Au fond, c'était la
bonne époque. En mille neuf cent trente et quelques (Vannée
où le gouverneur Marehetti remplaça le gouverneur
Berthiaux), suis entré dans l'armée française, dans ce qu'on
appelait la milice. Tirailleur de deuxième classe. Suis resté
deux ans dans ce grade. On était bien formé. Ce travail dans
l'armée française m'a extraordinairement encouragé. Pli y
faire des choses sensas' que je n'aurais jamais pu réaliser dans
une armée commandée par des nègres. D'ailleurs n'existait
pas encore à ce moment-là. Appris la discipline. Un soldat
n'est rien s'il ne sait pas obéir. Tous les hommes doivent
apprendre à obéir. Sinon, pas question de savoir commander.
Et c'est justement dans l'armée française 'que j'ai appris à
obéir. C'est pourquoi aujourd'hui.....
- Ko-ko-ko-ko.
- Entrez.
C'était Za Hélène, la grande soeur de Tonton.
156

La réalité vous offre quelquefois de ces coïncidences. Et


d'elles dépendent quelquefois le sort des peuples.
- Hannibal, Hanibal, c'est moi ta seeur Za Hélène qui te parle.
La mère de ces bandits ! Le vagin de la mère de ces bandits !
Montre que tu es un chef. Montre que tu es un homme.
Montre que tu es mon jeune frère. Le plus brave de mes
frères. Le seul frère même-père-même-mère. Le fils de
Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa, tous ancêtres
valeureux qui n'ont jamais entendu l'injure sans faire avaler le
sang et le caca de ceux qui osaient les défier. (Jet de salive
par terre.) Ayay' hé, ayay 'hé (claquement d'une main frappée
dans l'autre). Hannibal, Hannibal, c'est moi Za Hélène qui te
parle. Des voleurs... sans doute des Djassikini (le vagin de
leur mère !) - jamais les Djabotama n'ont fait une chose
pareille - sont venus chez nous. Ils ont brûlé les herbes qui
donnent le sommeil et ont tué notre chien (le vagin de leur
mère !). Ils ont dévalisé toute la maison, tout, tout, tout, tout.
Ces sauvages, ces nègres (vraiment le vagin de leur mère !)
ont pénétré dans notre chambre pendant que nous dormions
pour nous. Non, non, nous n'avons rien entendu à cause de
leurs herbes-là qui donnent le sommeil lourd. Ils ont (le vagin
de leur mère et de leur grand-mère !), ils ont rasé le crâne de
mon mari. Un commerçant grec ! Un Blanc ! Raser la tête
d'un Blanc, comme celle d'un vulgaire prisonnier... Bande de
sauvages, va. Et ils ont, ils ont, au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, mon Dieu, pardonnez-moi ce que je suis obligée
de raconter, ils m'ont arrosée de leur lait, moi Za Hélène, la
soeur du Chef du Pays, la fille de Ngakoro, fils de Fouléma,
fils de Kiréwa, qui n'ont jamais entendu l'injure sans faire
avaler le sang et le caca de ceux qui osaient les défier.
Ayay'hé, qui va nous rembourser nos économies, ayay'hé ?
(Le Chef lui avait tapoté la tête et fait appeler l'officier
d'ordonnance qui portait l'attaché-case plein d'enveloppes).
Hannibal, mon frère, faut nous venger. Faut nous venger. Au
nom de Dieu (elle se tranchait la gorge de l'index), si tu ne
157

punis pas ces voleurs, ces sales indigènes - des Djassikini,


tous - c'est ton pouvoir que tu vas perdre. Au nom de Dieu.
Les gens sont déçus. Déçus
158

126 LE PLEURER-RIRE

(une grimace). Il y a trop de voleurs. Ils disent, ils n'osent pas


te le dire parce que tu es Chef, parce que le protocole pour
venir jusqu'ici est trop compliqué. Ils disent qu'avec un
président militaire ils espéraient que reviendrait le règne de la
discipline, du travail, de la paix, de la tranquillité, or que c'est
le contraire. Ils disent qu'ils en ont marre. Et les Blancs,
surtout les Oncles, ils disent que si ça continue comme ça, ils
vont partir pour eux, wo. Ils comptent les pays du café, du
cacao, de l'huile chers. Des paradis sur le continent, sans
bandits et surtout certifiés garantis pour la sécurité des
capitaux. Or que s'ils s'en vont pour de vrai, que va devenir le
Pays ? Or que si l'on n'investit plus, d'où tireras-tu ta force ?
Hannibal, mon frère, faut que ça cesse. Faut punir. Des
exemples.
- Con de leur mère, hurla le Chef.
Un hurlement comme d'un géant à qui l'on aurait arraché
l'ongle à vif.
- Con de leur maman !
La nuit même, un communiqué radiodiffusé convoquait tous
les membres du gouvernement à un conseil des ministres
extraordinaire.
Réunion très brève. Le président expliqua ce qu'il voulait en
chargeant le ministre de la justice et sa Cour Suprême de
trouver les termes juridiques qui convenaient. Tout individu
(citoyen du Pays ou étranger), qui volerait un bceuf aussi bien
qu'un oeuf ou toute chose inférieure, équivalente,
intermédiaire ou supérieure, meuble, immeuble ou sonnante
et trébuchante aurait une oreille coupée ; en cas de récidive,
une deuxième oreille serait coupée ; en cas de troisième vol,
amputation du poignet droit et en cas de quatrième vol enfin,
exécution sur la place publique.
Elle est venue. Je le savais.
La force du clairvoyant, la force de mon verbe.
159

La peau couleur de bananier, les cheveux plus noirs que mon


visage, lisses comme une crinière de jument et qui se
terminaient par ce mouvement de virgule remontant à mi-cou.
Ma main les a léchés, ma langue les a essuyés. Ah ! Madame,
sentezvous comme je vous dis ? Les yeux de citronnelle ont
glissé sous les paupières. Ma tête entre les genoux, tu m'as
laissé bêtiser de la langue. Vous étiez plus belle encore,
madame, tes mains s'accrochant à la bouée de ma tignasse.
Pourquoi ce brusque réveil à nous en tuer ? J'avais encore...
Non, madame Berger ne reviendra pas.
Votre sourire comme un mouchoir en vague à l'horizon.
160

Le 13 juillet, toute la capitale, civile, militaire et


diplomatique, était conviée à vingt et une heure au spectacle
son et lumière sur la place du marché. D'une pierre Tonton
allait faire deux coups : « Châtier sévèrement en les faisant
souffrir » les voleurs, la « bande des vingt » et leurs
complices, tous en un seul service. Les officiels, comme lors
des défilés, s'alignaient sur des estrades, fascinés par le cercle
de lumière blanche. Un orchestre joua d'abord sur un rythme
de biguine le succès : « Que Tonton
Bwakarnabé vive dans les siècles des siècles. »
Puis le protocole annonça l'arrivée du Guide. Il souriait et
saluait de la tête, avec grande allure, en réponse à l'ovation
polie de l'assistance. Une claque vociféra alors des slogans
d'allégeance suivie de wollé-wollé woï-woï, chauffant
l'atmosphère comme à une finale de coupe de football. Le
maréchal Bwakamabé Na Sakkadé étendit la main pour
obtenir silence et discipline. Vraiment, l'homme-là avait un
pouvoir sur les masses fondamentales - si le jeune
compatriote directeur de cabinet veut bien m'autoriser l'usage
de son jargon. Comment l'expliquer? Car à écouter, d'un autre
côté, la Radio-trottoir de Moundié, nul doute que les masses
savaient rester critiques. Avec nos esprits blanchis par l'école,
nous ne pouvons pas comprendre les lois de la psychologie
indigène. Seuls les fétiches possèdent le secret du pouvoir de
fascination de Tonton. Le jeune compatriote directeur de
cabinet l'appelle dictateur, mais un dictateur, avouons-le
(même si ce devait être à contrecoeur), chéri et dont on
semble avoir besoin.
Alors le Chef parla. Il parla sans papier. Il aimait cet
exercice. Ses collaborateurs le redoutaient et les maîtres
d'école et les professeurs le craignaient. Il raconta l'histoire de
« la bande des vingt ». Une bande « d'apprentis moscovites ».
Il s'écria que si ces freluquets ne se sentaient pas bien au
Pays; ils n'avaient « qu'à aller se faire sentir par d'autres dans
les neiges des
161

LE PLEURER-RIRE 129

goulags russes ». (L'ambassadeur de l'Union Soviétique se


leva ostensiblement et disparut.) Le Chef répéta qu'on était en
Afrique et que dans l'Afrique réelle de nos ancêtres, le chef
de village était le seul maître. Dans cette Afrique-là, jamais
d'opposition. On l'applaudit et il était difficile de préciser si
les claquements de mains venaient de la masse fondamentale,
des officiels nationaux ou du corps diplomatique. Je crois,
une fois encore, que sous l'effet des fétiches secrets de
Tonton, une hypnose générale contraignait toute l'assistance à
battre des mains. Le Chef promit qu'il allait casser et faire
souffrir, bien-bien-bien, tous ces petits messieurs. Con de leur
maman ! Il raconta sur un ton de lamentation qui soulevait la
pitié, les méfaits des voleurs. Leurs herbes qui endorment.
Les têtes rasées. Le lait mâle sur le visage des femmes
honnêtes et fidèles. Le corps diplomatique ressemblait aux
élèves qui tiennent toujours à s'asseoir au premier rang.
Même attitude, même attention. Certains d'entre eux
prenaient des notes sur leurs genoux. La foule exultait en
réponse au ton de palabre de village de l'orateur. Il assurait
qu'on n'avait jamais vu cela, mais que, grâce à Dieu, et
surtout grâce à Lui, inspiré par Dieu, cette chute vers la
décadence allait prendre fin. Au nom de Dieu, bilaï. Il raconta
encore le malheur de sa soeur. Le lait des bandits-là sur son
visage. Il dit ce qui se faisait dans le Golfe Persique. On ne
plaisantait pas. On coupait la main des voleurs. Gba !
S'appliquant à bien faire percevoir la différence entre les é,
les è et les ai d'une part, les o et les au d'autre part, les i et les
ii enfin, il donna lecture de l'ordonnance peaufinée par le
président de la Cour Suprême. Le Pays allait pour lui aussi
couper seulement. Applaudissements. Les fétiches, je vous
dis. Et Tonton se lança, sans regarder derrière lui, dans une
longue histoire, à côté de l'importante. Hors sujet, comme l'on
aurait dit au Collège Saint-Raymond de Penyafort. Mais les
162

Tonton, quoiqu'en disent les Sonika, ont été des nullards à


l'école. Ils se vengent aujourd'hui contre les bons élèves et les
professeurs. Normal, non ?
Il fallut plus d'une heure de discours pour qu'il consente a
reveler le programme de la soirée.
En lever de rideau, la a bande des vingt » et leurs complices,
163

130 LE PLEURER-RIRE

les poings nus, furent opposés à autant d'adversaires qu'eux,


mais tous gantés ! Les meilleurs poids lourds du National
Boxing Club, renforcés des gorilles les plus musclés du Chef.
Un boxeur par lanceur de tracts. Et que ça cogne :' Trente
mille francs par k. o.
Chacun des prisonniers fut emmené sur une civière. Des
mannequins de caoutchouc inertes.
Clou de la soirée, les voleurs. Tous menottés. Face à chacun
d'eux, un militaire, casqué jusqu'aux yeux et armé d'une
matraque de bois. Tonton avait demandé qu'on les châtie
sévèrement. Bien-bien-bien. Ses instructions étaient très
précises : un soldat par bandit... que tout le monde y passe...
vous devez taper jusqu'à la mort... même aux manceuvres
militaires. les déchets, c'est réglementaire, alors...
Qu'on n'attende pas ici la description de ce sanglant jeu de
cirque. Comment rendre la violence des scènes qui se
succédaient et s'accumulaient au rythme endiablé des dessins
animés ? Je me cachai le visage dans les mains. Mais il y
avait les cris.
Un journal des Oncles, sous le titre de Bal sanglant à... relata
tout cela. Con de leur maman ! Tonton convoqua monsieur
Bruno de la Roncière et notre ministre de la justice, formula
une demande, directement au Parquet de Paris, d'engager des
poursuites contre le journal « pour offense à chef d'Etat
étranger ».
L'événement se situe au cours de la Journée internationale du
Livre. Je ne me souviens plus très bien de l'année.
Qu'importe, d'ailleurs...
L'Association des Ecrivains du Pays avait, pour l'occasion,
organisé, au gymnase Hannibal Ideloy Bwakamabé Na
Sakkadé, une exposition d'ouvrages de tous nos poètes,
romanciers, dramaturges, critiques littéraires, philosophes,
sociologues, psychologues, pédagogues, linguistes,
164

historiens, géographes et scientifiques de diverses disciplines.


Pour encourager et satisfaire l'amour-propre de certains
impatients pressés d'être sacrés auteurs, le comité
d'organisation avait, sous l'effet de pressions politiques
discrètes aussi bien que grossières, toléré finalement la
présence en vitrine des manuscrits dactylographiés et
ronéotypés au même titre que les ouvrages édités ou publiés à
frais d'auteur. Seuls faisaient défaut les écrits de Matapalé
que Tonton avait pourtant libéré de prison, mais qui
demeurait victime des décrets de la censure.
Le maréchal en personne, <e en dépit de ses lourdes tâches »,
vint présider la cérémonie d'inauguration au cours de laquelle
le discours du président de l'Association des Ecrivains lui
décerna, sans réticence, le titre de « nouvel Auguste nègre,
grand ami des lettres et des arts, protecteur de tous les
créateurs », avant de suggérer toute une série de mesures au
profit de ceux qui assuraient le renom de notre culture en
Afrique et dans le monde. On applaudit, et Tonton
s'applaudit. A son tour, le ministre de la culture, après avoir
remercié Tonton d'être venu à cette 4 combien modeste
cérémonie... ce qui prouvait à suffisance, si besoin en était
encore, l'intérêt qu'il portait à des trucs de ce genre D, établit
des comparaisons entre le nombre d'écrivains publiés sous la
colonisation et ceux qui se firent éditer sous le régime du «
sinistre > Polépolé, puis depuis la prise du pouvoir par le
Conseil patriotique de la Résurrection nationale. Ces
165

132 LE PLEURER-RIRE LE PLEURER-RIRE 133


chiffres, selon lui, permettaient d'affirmer de manière
irréfutable que notre président était un « Mécène et
l'inspirateur infatigable de toute notre production artistique D.
Avant Bwakamabé, pas ou très peu d'oeuvres dignes d'intérêt.
Depuis son avènement, des centaines. On applaudit ce
passage, et Tonton s'applaudit bien fort.
Mais les discours repliés dans les poches et le ruban
inaugural tranché, le visage du Chef changea d'expression.
Brusquement un nuage vint occulter le soleil de ses pupilles.
L'homme était absent, loin des explications que lui fournissait
le président de l'Association des Ecrivains, en passant devant
chaque stand. Ses yeux cherchaient désespérément un livre
rare sur les rayons.
Il écourta la visite et s'en alla sans participer à l'apéritif
d'usage.
Avant qu'on ait pu comprendre et alors qu'on commençait à
peine à échafauder des supputations, un communiqué radio
convoquait incontinent le conseil des ministres.
Une pile de livres sur sa table, le Chef attendait déjà les
membres du gouvernement, à sa place dans la salle du
conseil. Les ministres arrivaient un à un et s'asseyaient dans
un silence pesant. Des membres du cabinet présidentiel ne
cessaient d'apporter d'autres piles du même ouvrage, comme
des briques sur la table de Tonton.
Quand le gouvernement fut au complet, le maréchal prit la
parole en empruntant, avec un naturel inquiétant, la voix du
Guinarou.
- Peut-on m'expliquer pourquoi aucun...
Il faillit s'étrangler.
- ... aucun de mes livres n'a été exposé ? Hein ? Expliquezmoi
ça un peu.
Le ministre de la culture, la sueur au front, tenta de fournir
une réponse, crut fournir une réponse.
- Et ça alors ? •
166

Tonton montrait de son doigt épais les piles -d'ouvrages. - De


la merde, ça ? Con de ta maman !
Il donna un coup de poing sur la table. Et il parla, insulta,
parla, insulta, parla, montra le poing, insulta, parla jusqu'à...
(traîner sur le a).
Et c'est ainsi qu'eut lieu, ce jour même, un autre remaniement
ministériel. Le maréchal Bwakamabé Na Sakkadé s'attribuait
le portefeuille de la culture et des arts.
167

LE PLEURER-RIRE 135
Tonton avait décidé qu'il était né précisément en 1923, année
du cochon, si l'on en croit l'astrologie chinoise, le 5 août, sous
le signe du Lion et non pas vers... Chaque année, à cette date,
la Nation avait droit à une journée chômée payée, avec de
nombreux messages et un éditorial particulièrement soigné
d'Aziz Sonika, qui comparait Libotama à Bethléem, la mère
du Chef à Marie et celui-ci d'abord à Bonaparte au Pont
d'Arcole, puis au Messie, enfin au Roi Christophe et à
Napoléon. Si l'anniversaire tombait un dimanche, un décret
annonçait que les usines, les bureaux et les magasins seraient
fermés le lundi. Généralement, à cette occasion, le Sauveur
prenait des mesures de grâce pour décongestionner la prison
de Bangoura, qu'on n'arrivait plus à nourrir malgré le nombre
de décès fort élevé, quand on compare le chiffre aux
statistiques des autres prisons du monde. C'est du moins ce
que m'a affirmé le jeune compatriote directeur de cabinet
dont l'information sur chaque chose était phénoménale.
Cette année-là, Tonton décida d'offrir une garden-party. Mes
fonctions m'en conféraient le rôle d'organisateur principal.
J'aurais dû écouter Elengui et observer avec plus d'attention
les signes de la nature.
La saison sèche se prolongeait anormalement. Depuis
plusieurs semaines, nous attendions dans l'énervement la
pluie des mangues. Par plusieurs fois le ciel s'était couvert de
lourdes mottes ardoise, le vent avait levé la poussière rouille,
mais le ciel, dans sa coquetterie agaçante, comme un
dribbleur de grande classe, subtilisait les eaux attendues. On
se demandait qui avait attaché le temps et l'on retombait,
prostré, dans la moiteur de la chaleur. Les commentaires
allaient bon train. Les plus savânts soutenaient que c'était la
manifestation de l'avancée progressive, vers le sud, des
sécheresses sahéliennes. A Nloundié, les gens d'un certain
âge affirmaient que depuis leur naissance, ils
168

n'avaient jamais vu une telle infraction aux lois des saisons.


Ce n'était pas normal. Les uns rappelaient en secouant la tête
que, dans le temps, la pluie des mangues, avec la ponctualité
de la lune, était à son rendez-vous annuel le quinze du mois
de juillet ; mais que, bien sûr, depuis que les Russes et les
Américains - maintenant même les Chinois - faisaient
exploser à qui mieux mieux leurs bombes et se jetaient dans
une compétition insensée en lançant des choses-là, habitées
ou vides, dans l'atmosphère, pour défier Dieu, tout était
bouleversé et rien n'allait plus comme par le passé. Selon ma
mère, ces anornalies étaient des signes de l'Eternel, annonçant
la venue imminente de l'Antéchrist. La destruction de
l'oeuvre de Dieu avait commencé, celle des siècles approchait
à grands pas. Maman multipliait les prières, brûlait des
cierges à Notre-Dame de Moundié, se ruinait dans l'offre
d'innombrables sacrifices, pour mieux être prête le jour du
grand cataclysme. Une rumeur parcourait Moundié : un
chasseur aurait par maladresse (un Esprit lui ayant brouillé la
vue) tué un lamantin. (Un chasseur. à vrai dire d'un pays
frontalier qui touche à la mer, mais originaire d'une tribu qui
se retrouve chez nous, d'où notre malheur ...) L'âme de la
Marniwata' en faisait subir la punition au Pays tout entier.
Les journées étaient épuisantes et l'étuve des nuits rendait les
sommeils agités.
Mais quand on aime son métier, ainsi que vous l'apprend le
travail aux Relais, on ne fait plus cas de tous ces ra-gots. Et
moi, j'avais préparé ma garden-party avec amour et dans les
Moindres détails.
La nuit qui précéda la fête, j'eus un sommeil de possédé. Sur
le dos, le côté gauche, le côté droit, le ventre, je cherchais la
température où le corps apaisé sombre dans le sommeil. J'ai
dû dormir et me réveiller, me réveiller et dormir encore
plusieurs fois. D'insistants fantômes venaient me rendre
visite. Coiffés d'étranges bonnets, ils me raillaient dans des
propos dont
169

l. Terme pidgin : déformation de Man:y-Warer pour désigner


le lamantin et la sirène.
170

136 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 137
je saisissais le sens sans pouvoir en reconstituer le détail, me
torturant de questions policières que j'étais incapable de
reconstituer quelques minutes après. S'entremêlaient dans un
mouvement essoufflant des visages chers et un Polépolé
lunaire, cyniquement affectueux, tous satisfaits de m'avoir
enserré dans un piège que je n'arrivais pas à déterminer.
Elengui m'avait préparé un bon plat à l'huile de palme. Une
femme qui voit son sang lunaire ne prépare pas le repas de
l'homme. Goût de poulet. Une femme qui voit... Tu as mangé
du crocodile. Une femme qui voit... Un chien maigre et blanc
dont les crocs me prennent le bras. Un geste et il me déchire
la peau, me cloue la chair. Sors du songe. Sors. Une femme
qui voit... Sors du... Sors...
Tout en sueur, j'allai ouvrir la fenêtre. Mais les moustiques.
Ay!
Des inconnus qui enjambent la fenêtre. Cette nuit, je ne
dormirai pas. Le sommeil est haché. Fatigue. Il ne faut pas
dormir complètement, sinon, sinon l'étouffement. Elengui,
secoue-moi. Secoue-moi, ko. Je sais. Rêve. Sinon
l'étouffement. Goumiers en turbans et visages de masques
Djassikini courent, crient, en riant. Kwa, kwa, kwa. Courir.
Et ma main, lourde, lourde. Ma main dans la main d'Elengui.
D'Elengui qui court aussi, qui ne court plus, qui ne court pas.
Secoue-moi, ko. Les couches douces du coma assoupissant la
volonté. Du sommeil à la mort. Du sommeil à la mort. Alors
que la conscience. Se noyer. L'avion va décoller. Le pilote
rassurant le confirme. L'avion va décoller. Les roues sur l'eau.
Décoller, bon dieu. Les goumiers, bouche ouverte du rictus
des masques Djassikini. Kwa, kwa, kwa. Vite. Kwa, kwa,
kwa. Plus vite. Il sera trop tard. Le pilote fait du bruit de sa
bouche, vrombir les moteurs. Roues patinant dans l'eau.
Vroum, vroum, vroum. Moi aussi, ma bouche. Peut-être que
Maracaïbo. Mayoumba. Amazone. Lagune. Lianes. Plus fort.
171

Vroum, vroum. Allons couler, toutes portes coincées. Maudit


soit moi. Une femme qui... Le crocodile. Maracaïbo. Les
crocodiles. Mayoumba. Faut pas vouloir. Lagune: Toutes
portes coincées. Blaguent pas, les dieux. Blaguent pas, eux.
Les dieuxlà. Etouffement. Non. Réveille-moi, ko. Elengui !
Se résigner.
Sagesse. Sommeil, mort. Du sommeil à la mort. Eh, blague
pas ! Pas fou, non. Crier. Tant pis si réveille. Crier. Pour que
mon cri. Pas la force. Résigne-toi. Sagesse. Sommeil-la-mort.
Et brusquement, yéhé ! J'ouvris les yeux, haletant, rempli de
sueur. Elengui, dans la pose du foetus, le souffle calme et
régulier, se moquait du reste du monde. Le lendemain, elle
dirait que ce n'était pas là de bons rêves. Mauvais signes.
Fallait consulter le féticheur. Vite. Et puisque je m'entêtais et
doutais trop, elle se rendrait, elle, de ce pas chez le
clairvoyant.
Le dimanche de l'anniversaire de Tonton était aussi gris et
indécis que ceux de cette étrange saison sèche qui n'en
finissait pas de mourir. J'enfilai le plus neuf de mes
smokings, récemment commandé par le maréchal chez Serge
de Ruyvère, le grand couturier parisien. Elengui, elle, avait
refusé de venir à la fête, rétorquant, le mépris de Moundié au
coin des lèvres, que passer des heures à se coiffer et à
s'habiller pour boire un verre debout n'en valait pas la
chandelle. Je lui avais proposé de se faire accompagner du
jeune compatriote directeur de cabinet et de sa femme.
- Si c'est pour être avec d'autres, ça ne m'intéresse pas. Si je
mets pour moi mon pagne Mon mari est capable, c'est pour
avoir le plaisir de me montrer avec toi, non.
Et puis le clairvoyant lui avait dit que le dimanche-là, fallait
pas sortir même. Elle se demandait si mes rêves...
La propriété dans laquelle allait se dérouler la garden-party
était en-dehors de la ville. J'avais beaucoup insisté auprès du
chauffeur pour qu'il prenne toutes les dispositions nécessaires
afin d'être, suivant mon plan et mon désir, sur les lieux bien
172

avant le premier invité et, tout le long du trajet, je ne cessai


de le lui répéter.
- D'accord, Maître. Je vais faire pour moi avion par terre.
Et il appuyait sur l'accélérateur jusqu'au plancher.
Notre chemin était bouché par un camion militaire qui
désirait toute la chaussée. Le chauffeur klaxonna avec
insistance pour obtenir le passage, commençait déjà à
déballer son attirail d'inJures colorées et pimentées apprises
dans les rues les plus populaires de Moundié et se permettait
de sévères appréciations sur
173

138 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 139
la valeur de notre armée, lorsque le véhicule kaki consentit
enfin à serrer un peu sur la droite. Alors que nous avions déjà
entamé la procédure pour doubler le véhicule, j'aperçus un
second camion qui le précédait, puis un troisième, puis un
quatrième... mam'hé. Ce devait être les troupes chargées
d'assurer la sécurité aux alentours du lieu de la fête.
Précaution normale, encore que Tonton exagérait, à mon gré.
Quel fou songerait, en plein jour ?
C'était tout un convoi militaire qui roulait en direction du
Palais de campagne. Les soldats devaient être en retard. L'air
hagard et le regard étonnamment fixe, ils semblaient rivés à
leurs armes, dans des attitudes théâtrales. Bien que voyant du
coin de l'eeil la plaque minéralogique des véhicules du Palais,
ils ignoraient notre voiture ainsi que les efforts périlleux du
camarade chauffeur à vouloir les doubler. Quelques-uns
secouèrent même le poing ou leurs armes dans notre
direction. Le camarade chauffeur et moi faisions semblant de
ne pas voir ces gestes de provocation. Le convoi dépassé, le
chauffeur se paya un bras d'honneur bien musclé.
- Je vous encule tous.
Malgré cet incident, j'arrivai à temps et disposai du temps
nécessaire pour inspecter l'ensemble de mon monde et de
mon matériel. Tout était en ordre.
Petit à petit péril-trait le flot des premiers invités, chuchotant
dans les allécs de gravier. Ces artères coquilles d'oeuf se
coupaient à angle droit. parmi d'immenses moquettes de
paspalum sur lesquelles étaient posés en un dessin régulier
des arbrisseaux taillés en forme de toupie. Au centre, et en
deux autres endroits, des jets d'eau déployaient leurs
multiples ailes filiformes, toutes nées d'un sorbet juteux de
glace pilée.
Légèrement, en contrebas, la fosse aux éléphanteaux, des
cages où se promenaient, dans un va-et-vient incessant, des
174

jouets géants en peluche, les singes surexcités dans un


numéro de trapèze volant de branche en branche. Quand
Tonton présentait ce jardin à un hôte de marque, il
commentait les lieux. comme s'il en était le créateur, le
jardinier, comme s'il arrosait lui-même ce paysage de
couleurs. •
- Dans ces parterres, trois cent trente-six espèces de fleurs
différentes.
Il pointait sa queue de lion.
- Là, des Super-Star, des Kabuki, des Critérion, des Diorama,
des Baccara, des Goldcn-Arrow, des Europeana, des Moulin-
Rouge, des Scania, des Golden-Showers...
Tonton avait une mémoire plus grande que celle d'un
troupeau d'éléphants.
Malgré sa tenue civile, je remarquai, dans ma promenade, un
officier arborant une pochette rouge sang. Quel manque de
goût ! Jamais un patron des Relais n'aurait admis cela d'un de
ses maîtres d'hôte!s. Goût de nègres de la brousse, oui.
Espèce de quelconque villageois, va. Pourrais être le chef du
protocole, tiens.
Les femmes rivalisaient de robes, de pagnes et de coiffures
tressées en fines anses sur des têtes parfumées. Un autre
invité avec une pochette rouge sang. Puis un autre. Ce devait
être la dernière mode. Elle se transmettait de Paris au Pays
plus vite que le courrier postal d'un bureau à un autre au sein
du même ministère. Ridicule au début, on s'y faisait
rapidement et les grands-pères l'adoptaient bientôt. Peut-être
que moi-même, bientôt, pour me prouver ma jeunesse, ou
plaire à Soukali...
Finalement, la garde à l'intérieur des jardins était discrète.
Plus qu'à l'accoutumée. Les militaires du convoi que j'a-vais
dépassé avaient dû être placés à l'extérieur.
Les visages connus de tous les dignitaires et de leurs épouses
étaient présents. De nombreux Oncles aussi. De grands
175

commerçants, des banquiers, des coopérants avec une forte


représentation de professeurs et médecins.
Les buffets étaient garnis selon mes instructions. Dindes en
gelée, saumons gigantesques rehaussant les reflets des plats
d'argent, mottes de foie gras, buissons de crevettes et de
homards, pyramides de pièces montées, hautes de la taille
d'un garçonnet et couronnées de massepain, incrustées de
fruits confits. Des bouteilles de cuvées spéciales étaient
débouchées par des boys que dirigeaient de grands maîtres
européens, venus me seconder juste pour la circonstance,
mais tous sous mon autorité. Vins
176

140 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 141
d'or au long cou, vins de sang dans des bouteilles couvertes
d'une couche de poussière, whisky tabac et champagne à bec
de héron dans des bassines remplies de glace. Les orchestres,
à tour de rôle, après quelques accords, offraient dans le
rythme des congas, des airs aux accents obsédants, dont les
paroles décernaient des louanges au Chef. Le rythme donnait
l'illusion de vers immortels et des Européens saisis au ventre
par le feu des instruments à percussion esquissaient des pas
dans des attitudes de valseurs.
Soudain le rythme changea et chacun reconnut l'indicatif
célèbre « Quand Tonton descend du ciel ». 'Cous les regards
se portèrent dans la même direction et une voix cria :
- Le Président Bwakamabé Na Sakkadé, wollé-wollé ? - Woï,
woï !
Trois fois.
Tonton, précédé du chef du protocole, avançait, triomphal, le
sourire séduisant, et répondant de sa queue de lion aux
applaudissements déclenchés par le chef du protocole et
repris par les invités, comme une onde d'un bout à l'autre du
jardin.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Tout de blanc vêtu, depuis la tête jusqu'aux mocassins, il
avançait, Ma Mireille à son bras, aussi rayonnante qu'une
actrice, jouant son rôle de princesse avec naturel et éclat.
J'entendis une vieille Onclesse la comparer à Elisabeth
Taylor. Les hommes la regardaient avec une admiration à
peine dissimulée. Elle me vit et je sentis, désemparé, son
regard sévère et rempli de colère me rappeler à l'ordre.,
Tonton lui parla et elle lui répondit par un sourire
merveilleux où se lisait une indicible affection. J'en bouillais.
Après eux venait une grappe d'individus dans laquelle se
bousculaient gardes du corps, membres de la famille
177

présidentielle et les figures les plus connues de la vie


politique du Pays. Tonton s'arrêta pour donner une poignée
de main à quelqu'un qu'il connaissait, sans doute avant son
accession à la magistrature suprême, et à qui il tenait à
prouver sa simplicité. Tous les invités d'alentour jouèrent
alôrs des coudes, chacun cherchant à se placer pour pouvoir,
lui aussi... Et quand
il parvenait à ses fins, il présentait Madame et tentait une
conversation pour se distinguer ou obtenir la promesse d'une
audience.
Le jeune compatriote directeur de cabinet se tenait
légèrement à l'écart.
- Vous ne voulez rien manger ?
Il esquissa une légère grimace, comme s'il souffrait d'une
nausée.
- Boire ?
C'est• à ce moment, je crois, que j'entendis un claquement sec
et répété déchirer l'air.
- C'est le feu d'artifice qui commence, dit-on, pas loin de moi.
- Un feu d'artifice en plein jour?
- Encore un coup de Tonton. Une attaque simulée, sans doute.
Il nous refait le coup du Lac de Lamartine.
Des sifflements s'entrecroisaient au-dessus de nos têtes. Des
rafales de pistolets mitrailleurs se succédaient, ponctuées
d'explosions sourdes d'armes lourdes qui secouaient le sol.
Ah ! la plaisanterie-là, vraiment. Les sourires de ceux qui
avaient évoqué une farce se figeaient et je cherchai en vain un
regard d'encouragement alentour.
- Si c'est une plaisanterie, elle est de bien mauvais goût,
déclara, sur un ton sentencieux, un diplomate européen.
Le fracas nerveux des armes automatiques s'amplifiait.
Soudain, un invité qui tenait un angle du buffet s'affaisse au
milieu d'une pile de sandwiches qu'il éclabousse de son sang
et fait basculer dans sa chute. Eh, eh, mais la plaisanterie-là !
Un homme âgé, comme pris d'un malaise, s'abat au bord du
178

bassin. Il serre sa cheville entre ses deux mains et un sourire


malheureux apparaît sur son visage.
-- Oh ! mais je suis blessé !
Au même instant, je sens un liquide chaud entre mon cou et
le col de ma chemise. J'y passe un doigt. Je le retire rouge.
Mam'hé ! Mais les hommes-là déconnent tout bonnement. Du
sang ? Dieu est grand, il ne s'agit pas du mien. Ouais, mon
frère, ça blague plus. Je pense à la colonne que j'ai dépassée
tout à l'heure en venant à la garden-party. Au nom de Dieu,
179

142 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 143
bilaï, c'est un coup d'Etat ! Le début d'une révolution. Les
,intellectuels du jeune compatriote directeur du cabinet ?
Mais où a-t-il disparu? Je ne le vois plus. Les pressentiments
d'Elengui étaient fondés. J'aurais dû tenir compte de ses
avertissements. Où, comment fuir?
Nous voici tous dans l'affolement d'un naufrage inattendu.
Mais c'est comme si j'étais seul. Ma gorge se sèche. Une
main invisible serre tous les viscères de mon ventre. Je
transpire comme un colon. Seul. Je me sens seu?. Nul ne peut
dire qui est son voisin. Envolées, en un clin d'oeil, envolées
toutes les attitudes courtoises qui parfumaient la réception, il
y a seulement quelques minutes. Les balles sifflent et
ricochent contre les murs en faisant voler des vitres et des
écailles de plâtre. Mon frère, si tu veux revoir pour toi
Elengui, il faut absolument quitter cette esplanade exposée à
tous les vents. D'ailleurs, l'esplanade est déjà vide. Par-ci,
par-là, des corps inanimés, allongés sur le dallage, autour
desquels s'élargissent des flaques de sang. Je parviens à
atteindre les cuisines où je cherche un abri. Elles sont
bondées. Mais les gens se pressent sur le seuil, les regards
tournés vers l'extérieur, comme s'il s'agissait simplement
d'attendre la fin d'un orage. Dans l'arrière-cuisine, un groupe
de serviteurs, les uns en veste blanche, d'autres en toque ou
tablier blanc, s'agenouillent et marmonnent les versets de je
ne sais quelle religion.
La pièce prend jour sur l'extérieur par une sorte de vasistas en
verre dépoli. Un des serveurs le fait basculer. Je hasarde un
coup d'ccïl au-dehors : des cadavres s'amoncellent au pied du
mur d'enceinte. Au nom de Dieu, je n'en ai jamais vu autant.
Mam'hé, mam'hé ! Leurs chemises et leurs pantalons sont
imbibés de sang. Elengui, mes rêves, ayay'hé ! Un
fonctionnaire qui se trouve à côté de moi - je le reconnais
180

bien, il habite mon quartier - jette à son tour un regard à


travers le vasistas.
- Ouaï, ouaï, ouaï, les voilà ! Ils arrivent ! Ils entrent !...
Au même moment, dix, quinze, vingt soldats casqués et °en
tenue couleur de feuilles de saison sèche se ruent- vers la
grande entrée. Tous portent un brassard rouge sang. Courbés
en avant, crispés sur leurs fusils, ils tirent devant eux au jugé.
A présent,

ils doivent avoir franchi le seuil du Palais. Tandis que le gros


de la troupe se déploie en essaim, deux voltigeurs s'en
détachent et apparaissent dans l'embrasure de la porte de la
cuisine.
- Haut les mains ! Tous dehors !
Ils ont des voix de fauves excédés.
Je sors un des premiers, poussé par la lame de fond des
invités qui se précipitent en désordre vers le mur à arcades
qui clôt l'esplanade du côté des cohines. Comme les boys et
les cuisiniers tardent à nous suivre, l'un des deux soldats
lance une grenade dans le tas. Ay ! J'entends l'explosion, mais
n'ose pas regarder. Des femmes, au bord de l'hystérie, libèrent
des cris qui montent comme des grelots dans l'air.
Un boy, agité par ses nerfs, se met à genoux.
- Pas moi, pas moi. Je suis innocent. Pas moi, pardon chef,
pardon wo. J'ai des enfants.
- Ta gueule, fils d'esclave ! Espèce de sale nègre ! Vous les
boys, valez pas mieux. A chaque repas, à chaque banquet
vous en profitez. Des gigots entiers de mouton dans vos sacs.
Vous êtes du système. Devez payer.
Les soldats font demi-tour. Quelques-uns s'arrêtent
brusquement devant un buffet encore tout chargé de reliefs du
fcstin à peine effleuré. Leurs yeux s'injectent de sang.
- Bande de salopards ! Vous avez assez baffré comme des
porcs.
Celui qui crie ainsi, menace, le fusil pointé vers nous.
181

- Maintenant, va falloir payer.


Avec un tremblement de paludéen, il tire la nappe à lui,
renverse les tréteaux à coups de crosse et fait rouler à terre les
amas de victuailles et les gerbes de fleurs qui nous ont coûté
des jours et des nuits de travail patient. Il piétine tout dans un
grand fracas d'assiettes et de verres brisés. Les soldats tirent,
tirent, tirent par chargeurs entiers, avec une fureur aveugle.
Un vieillard demande pitié, se traîne sur le sol et entoure les
pieds d'un soldat.
--- Suis blessé à la cuisse... Je ne voulais pas venir ici...
Epargnez-moi, mes enfants...
- N'avais qu'à rester chez toi !
182

144 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
145
Et sans lui laisser le temps de rouvrir la bouche, il lui assène
de toutes ses forces un coup de crosse sur la tête. Le vieillard
git à la renverse, le crâne défoncé. Le soldat essuie la crosse
de son fusil. Ses yeux ont la couleur de ceux d'un fumeur de
chanvre.
Tenue en joue par une trentaine de soldats, les bras toujours
en l'air, la foule se précipite tantôt à droite, tantôt à gauche,
comme un troupeau d'animaux frêles poursuivis par un fauve.
Un homme cherche à engager le dialogue avec un soldat : il
est abattu d'une rafale à bout portant. Un autre, auquel on a
intimé l'ordre de lever les deux bras, fait signe qu'il ne peut
pas, qu'il est amputé d'un bras. Il est abattu à son tour. Le
professeur Lourd, qui veut porter secours à un blessé, est
violemment rappelé à l'ordre. Il fait un geste, sans doute pour
sortir de sa poche sa carte de médecin, une rafale l'étend à
terre. Qui donc a donné la consigne de tuer même les Oncles
? Ma gorge se serre à nouveau et mes membres sont comme
frappés de paralysie.
Entraîné, bousculé, happé par les remous de la foule, je me
trouve plaqué à mon tour contre le mur percé d'arcades
donnant sur les collines. Pourquoi ne pas m'enfuir par là ? La
forêt là-haut me tend toutes les branches de ses arbres. Si je
pouvais l'atteindre... J'en connais chaque sentier. Scout, j'y ai
été le meilleur à tous les jeux de piste. Mais c'est comme un
cauchemar d'où je ne me réveillerai jamais.
A quelque distance, des sacs de viande informes et
immobiles. Nous sommes encerclés. Des animaux pris dans
les filets des chasseurs. Tout a été calculé contre nous. Est-ce
un nouveau cauchemar ? Cette fois, il n'y aura plus de réveil.
Nul ne sortira vivant de ce jeu de massacre. Me revient un
refrain de mon enfance.
183

Voici que tombe la nuit, Que ne suis-je resté chez moi A


casser du bois? Voici que...
Et tout cela en plein jour, sans que nul bras ne s'interpose.
Seuls des fumeurs de chanvre peuvent agir ainsi. Ils
continuent à tirer à l'aveuglette, sans autre raison que
l'inexplicable plaisir de tuer : un homme qui veut protéger sa
femme, un homme qui n'a pu répondre dans le même
dialecte, un homme trop bien habillé, un homme au visage
trop arrogant, un homme trop apeuré. Quel puissant féticheur
tire les ficelles de cet envoûtement collectif ?
Pas à pas, les soldats se rapprochent de nous. L'expression de
leurs yeux devient encore plus étrange.
- Sortez tous, bandes de couillons ! Videz les lieux ! Allez,
oustc ! Y en a marre ! Vous vous êtes suffisamment
engraissés de la sueur du peuple. Allez, quittez-là !
Ils nous poussent à grands coups de crosse vers la porte
d'entrée. Nous en franchissons le seuil en piétinant une
douzaine de cadavres. Mais plus rien ne compte. Tout à
l'heure, ce sera notre lot. Les derniers survivants atterrés nous
enjamberont.
A l'extérieur, le massacre est encore pire. Les rares gardes à
avoir esquissé quelque résistance ont été abattus et leurs
corps, mannequins de caoutchouc noir, sont étendus là, en
des poses désordonnées, silencieux et fascinants. De les voir
ainsi, sans en ressentir plus d'effroi, me donne l'impression
d'être prêt à accepter la mort sans plus de terreur qu'ils ont dû
en ressentir pour la recevoir, selon l'éthique de leur métier.
Où que je regarde, les massifs de fleurs, les parterres et les
allées sont jonchés de cadavres et d'agonisants râlant. Vision
encore plus atroce que mes cauchemars de la nuit.
- Allez, allez, avancez, bandes de salauds.
Une file de quelques camions militaires est alignée devant
nous. Ceux-là mêmes que j'ai doublés en venant à la
réception. Certains sont déjà remplis de civils tassés comme
du bétail.
184

- Allez, bandes de salauds, montez !


J'ai du mal à me hisser dans l'engin. J'imagine la piteuse
maladresse de mes gestes. Où est donc le sportif, champion
du cent dix mètres haies, fierté du Collège Raymond de
Penyafort ? Où est le grand danseur de biguine, pachanga et
highlife ? Des coups de crosse dans les côtes accompagnent
mon plongeon. Nous sommes serrés comme les cargaisons
d'esclaves
185

146 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 147
qui traversèrent l'Atlantique. Je reconnais presque contre le
mien le visage du ministre de la justice. Il semble emporté
par des pensées d'un autre monde. Ils n'ont pas dû le
reconnaître, sinon... Nous sommes serrés à ne plus pouvoir
respirer. Que veut-on faire de nous'? Où va-t-on nous mener?
J'ai eu du mal, dans mon angoisse, à dominer mes nerfs.
Ceux-ci me conseillent d'éclater, de me révolter, de tenter une
dernière fois de faire appel à la pitié des militaires.
D'expliquer que je suis un homme du peuple, moi. Un boy.
Un exploité. Une victime des caprices de Tonton. Mais quelle
est cette force ? Oui, quoi, j'ai peur de la mort. Mais faire
semblant d'être courageux. Faire semblant seulement. Le
moindre geste maladroit de ma part risquerait d'entraîner la
mort de toute notre charretée.
- Au nom de Dieu, garde les mains en l'air, toi-là, ou bien je
te zigouille, espèce de salopard.
Sous l'empire de la fatigue, j'ai dû, sans m'en apercevoir,
baisser les bras. Je les relève. Dieu, qu'ils sont lourds !
Comme lorsque le maître d'école nous punissait à les tenir en
croix, au piquet. Ah ! Qu'ils en finissent !
Les soldats qui nous tiennent en joue sont répartis sur deux
files de part et d'autre des camions. Je regarde attentivement,
dans un mouvement de zoom, ce jeune homme-là, juste à
hauteur de mes yeux. Il braque un canon sur ma poitrine.
Comme tous, il a le brassard rouge sang. Moins de deux
mètres nous séparent. Nous ne sommes l'un pour l'autre que
des inconnus. Me tuer n'exigerait de lui qu'un mouvement de
l'index sur la gachette. Je n'ai pas plus de place en son coeur
que ses cibles d'entraînement. Mais pourquoi m'en veut-il ? Je
sens sa pupille bander dans ma direction avec une intensité de
haine telle que c'est à croire qu'il s'est engagé dans cette
opération spécialement pour me régler mon compte. Visage
d'un tout jeune homme. Un enfant presque. Aux deux
186

incisions en forme de signe égal qu'il porte à la hauteur des


tempes, je reconnais la tribu à laquelle il appartient. Un
Djassikini. Son regard est d'une fixité insoutenable. Ses
pupilles sont dilatées. Un peu d'écume apparaît au coin de sa
bouche. Ses gestes miment l'agitation des herbes avant la
tornade. Le cran de sûreté du fusil est levé
et la balle est sans doute engagée. Il suffirait d'un rien. J'ai cru
que c'était l'odeur de la poudre et du sang qui grisait ces
soldats. Non, ils ont été drogués. Aucun doute. Le chanvre
Plus rien ne les retiendra. Des hallucinés auxquels leurs chefs
ont intimé l'ordre de ne pas faire de quartier... ,
Le jeune soldat s'énerve. Son tremblement s'accentue. Et
soudain il vocifère avec cette voix qui ressemble à celle d'un
enfant qui se bat :
- Ne m;e regarde pas comme ça ! Baisse les yeux ou je tire.
Lorsque j'entrouvre les paupières, le jeune soldat continue à
me marquer ainsi qu'un joueur de football. Et toujours ce
dévisagement grossier. Un autre soldat est à ses côtés. Ils
ricanent. Il me regarde à nouveau avec un mélange de
sévérité et de cruauté.
- Toi, l'homme-là, descends !
- Comment me dégager de...
= Eh, corniaud, fais pas le clown !
- Allez, quitte-là.~Remonte dans le camion, tu subiras le sort
des autres.
Un autre survivant a raconté que dans la jeep qui nous
escortait, on avait pris le soin de charger des pelles. Je n'ai
rien remarqué, moi. mais ces hommes en étaient bien
capables.
Remonter dans le camion m'est, à ce stade, mille fois plus
compliqué que de rester accroché à un filin au-dessus d'un
ravin. Je n'y arriverai jamais. Ils vont m'abattre. Le rêve.
Elengui. Autant accepter mon destin avec dignité. Si... si
oossiblc. Ils me tapent. Je n'ai plus de réaction. Finalement,
187

du camion, une main se tend et me tire. Elle me traîne sur le


ventre. Je sens craquer ce qui reste de mon smoking.
- Merci. Je vous dois...
- Vos gueules ou je tire ! Et gardez les mains en l'air.
Ayay'hé ! Qu'ils tirent une fois pour toutes et qu'on en finisse
! Mais le camion s'ébranle. Je reconnais le parcours. Des
curieux qui nous voient passer semblent se demander le sens
de ce cortège. J'aperçois un serveur du Relais, un de mes
anciens collègues. Des bras, il me fait un geste interrogatif,
mais je
188

148 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 149
reste impassible. Toute réponse, tout signe de ma part
servirait de prétexte au drogué qui nous surveille.
Nous empruntons maintenant un chemin que je reconnais :
celui du Prytanée. Nous voici effectivement quelques minutes
après à l'Ecole Préparatoire Militaire Lamy. Elle est presque
déserte.
-- Descendez tous des camion. Allez et que ça saute ! On
nous conduit vers les cellules.
- Allez, enlevez les chaussures, les ceintures et les cravates.
Finie la fête, bande de jouisseurs.
Mais les cellules sont trop petites et pas assez nombreuses
pour nous contenir tous. Une souris traverse la pièce et
disparaît. Avec trois autres otages, je suis conduit dans un
bureau et jeté sans ménagement à l'intérieur. Un soldat
arrache les fils du téléphone.
- Et que personne n'essaie de faire le con !
La porte se referme derrière nous. Les volets sont clos. Je
m'approche de la fenêtre et distingue à travers les jours un sol
dat, l'arme à la bretelle.
Au bout d'un moment, nous nous hasardons à parler. Que
s'est-il passé ? Qui organise un coup d'Etat ? Pourquoi en
sommes-nous les victimes ?
-- Silence, là-dedans !
La surveillance est encore plus étroite que nous le pensions. Il
faut donc se taire. Et avec le silence revient l'angoisse qui
avait diminué. Dehors les sentinelles parlent à voix basse.
Trop basse pour que nous saisissions quelque chose. Nous
collons l'oreille à la porte. Impossible. Les gardes mettent un
transistor en marche. Mon voisin chuchote.
- Je peux réparer le téléphone, moi. J'ai travaillé aux postes.
Le risque est trop grand. A tout moment, ils peuvent revenir
ouvrir la porte et nous surprendre. J'accepte quand même de
faire le guet par les persiennes. L'homme, après avoir bricolé
189

les fils arrachés et introduit des bouts dégainés dans les trous
d'une prise, semble satisfait de son travail. Il me fait signe dé
ne pas quitter ma position de guetteur. Il chuchote quelque
chose à un autre de nos compagnons de captivité, qui se lève
et
se met à traîner bruyamment une chaise contre le sol. Le
bricoleur en profite pour composer un numéro au cadran de
l'appareil. A qui parle-t-il ? Sa voix est volontairement faible,
mais je comprends aux mouvements de ses lèvres qu'il
n'utilise pas le français. Tout cela se passe très vite. Un clin
d'csil.
- Ça y est, les frères ! J'ai donné l'alerte. J'ai indiqué notre
position. Si Dieu le veut, nous serons sauvés. Courage, les
frères.
Nos gardes sont toujours là, le transistor donnant au
maximum. De la musique militaire. Jouée par qui ?
Une voix sort de la boîte en matière plastique. Impossible de
la reconnaître. Les soldats en semblent saisis. Ils s'éloignent
de l'étroit champ de vision que tolèrent les jours de la fenêtre.
Et cela dure, dure, dure. Au bout de quelques minutes, je
risque une phrase à haute voix. Pas de réaction. Quelqu'un me
répond. Puis un autre. Nous nous arrêtons, les yeux grands
ouverts. Pas de réaction de l'extérieur. Les gardes ont dû
s'éloigner. Nous procédons à une ultime vérification.
190

Le dépaysement, l'exil, tous ces souvenirs et les échos qui


Parviennent du Pays ne me poussent guère à tenter de
nouvelles amitiés.
Quand la solitude devient trop lourde, je m'offre une soirée
dee punch et d'électricité, dans un des cent dancings de N...,
entraînant, pour couronner la nuit, quelque partenaire de
slow.
Pas de cartes de visite. Merci, petite, un baiser de
reconnaissance, voilà pour ton taxi, voilà pour toi. Chacun
son chemin.
Que le ciel se tende d'un voile de piscine ou qu'il déroule son
large matelas de chikwan;ue, c'est, pour moi, toujours hier.
Quelle que soit la mélodie que portent les brises de
l'Atlantique, il vient irrémédiablement un instant dé~ silence
où mon ccrur s'alourdit et se souvient. Ma langue
inconsolable revient obstinément caresser là où fut arrachée
la dent.
Un seul ami : Borcbacar Diagne. Boubeu, pour les familiers.
Un étranger, comme moi. Sénégalais, plus noir que l'addition
de tous les nègres les plus purs. Pas aimé des employés
indigènes d'ici. Chaque fois qu'il en rappelle un à l'ordre, le
bonhomme se met à bougonner derrière son dos que si le
Haoussalà n'est pas content pour lui, n'a qu'à retourner dans
son pays.
Pourtant, je vous le dis, c'est un ccz?ur d'or, Boubeu. Le sens
de la bonté nègre, tel qu'on le clame dans les discours et
comme on en a perdu la manière 1 Un cadre, de surcroît !
Attaché de direction, monsieur ! Chargé des relations
publiques de l'hôtel. Le seul nègre à occuper un poste aussi
élevé dans la maison. D'ailleurs les Oncles (lui les appelle
toubabs) le respectent comme un des leurs : on voit bien que
ce n'est pas un indigène de N...
C'est qu'il a vécu chez eux. Quelque chose comme dix ans à
Paris. Il s'y est même marié à une madame. J'ai vu la photo de
leur fils. Un beau petit gars! Café au lait, avec des cheveux
191

qui se tortillent comme de la sciure de bois. Mais noirs, très,


noirs. Puis, un jour il en a eu marre, le Boubeu. Le mal du
pays. De l'Afrique plutôt. Et il a tout plaqué, avéc_son large
sourire, plus luisant que l'ivoire.
- Debout, debout !
Je sursaute. L'irrémédiable ? Je décide de faire le mort.
J'ai dormi. Combicn de temps? M-ille rêves ont, défilé sur la
face interne de mes paupières à la vitesse d'un projecteur
emballé. Mes nerfs sont encore plus excités que si je ne
m'étais pas du tout assoupi.
- Allez, debout les dars !
Courage, Maître, il faut assister lucide au dénouement de ta
dernière tragédie. Je me lève en chancelant. De loin nous
parvient le bruit des salves espacées. L'air déchiré en tremble
et nos poitrines bien plus encore. Sont-ce des noyaux
détei:niL:éa défendant les ultimes positions ? Qui ? Contre
qui ? Quel objectif poursuivent les mutins ? Des justiciers qui
veulent débarrasser le Pays de Tonton'? A quoi reconnaîtront-
ils que je n'étais ni un inconditionnel, ni un complice du type-
là ? Pauvre employé
qui gagnait son manioc.
Toits ceux qui ont servi Tonton sont d'autres Tontons ou des
fils de chacals qui avaient besoin de Tonton pour resnirer. A
éliminer sans sourciller. Dans une révolution, pas le temps de
trier ses victimes. Bonnes intentions et âmes pures sombrent
dans le même naufrage qu'oppresseurs convaincus. Les
bavures d;, l'Histoire... Pas d'omelette sans casser les œufs.
Les jeunes intellectuels savaient ces lois par ca:ur. Je l'ai bien
senti tout à l'heure en subissant le soldat Djassikini. Il aurait
pourtant suffi que nous nous rencontrions dans un damuka ou
chez le
vieux Tiya.
Une lueur traverse mon esprit. Une idée folle. Ne serait-ce
pas un coup d'Etat progressiste ? Oui, vraiment progressiste.
Le réveil des bons justiciers. Dirigés par le capitainc Yabaka,
192

inspirés par le jeune compatriote directeur de cabinet et les


autres enfants-là...
193

152 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 153
Les salves continuent par intervalles irréguliers mais
rapprochés. Des exécutions sommaires ? Le jeune officier ne
porte pas le brassard rouge sang. Son visage est calme. Il me
semble d'ailleurs l'avoir déjà vu. Il a même l'air aimable.
Mais comment savoir qui est qui ?
- Allez, les gars. Montez dans la Land-Rover. L'un d'entre
nous se cabre.
- Y en a marre. Si vous voulez nous liquider, tuez-nous
seulement. Nous, on ne bouge plus. Y en a marre.
- Ouais, tuez-nous comme des chiens. Pas question de se
prêter à vos mises en scène.
Le jeune officier, dont le visage continue à me gratter dans la
tête, conserve son sourire tranquille. Impénétrable est le
visage des soldats qui l'accompagnent.
- N'ayez pas peur, les gars. On a maté les mutins. On est venu
pour vous ramener dans vos familles. - Prouvez-le nous.
- Comment pouviez-vous savoir que nous étions prisonniers
dans ce trou, si vous n'étiez pas de mèche avec les autreslà ?
Le jeune officier explique.
L'un de nous, satisfait, grimpe dans la Land-Rover. Un
deuxième le suit. Puis un autre. J'en fais, moi-même, autant.
Mais tous les scepticismes ne sont pas vaincus. Des hommes,
dont le visage était tout à l'heure atterré, affrontent soudain,
avec une rage pleine de folle liberté, le représentant de
l'armée. Le jeune officier dit que Tonton est sain et sauf et
que le capitaine Yabaka est en train d'obtenir la reddition des
derniers rebelles. Je ne comprends rien. Les autres veulent
plus de preuves.
- On va bien voir.
Levant le poing, comme un personnage d'affiche de
propagande, un activiste décharge brusquement son énergie
dans un hurlement de karatéka.
- Tonton Bwakamabé, wollé-wollé ?
194

- Woï, woï, répondent d'une même voix, le jeune officier, le s


soldats et la plupart des compagnons de captivité d'un jour.
Je suis resté immobile. Pas envie de fêter.
pans la Land-Rover qui nous ramène, les gens doivent chan
ter autour de aussi nombreuse la qu au chanson, de et
Moundiéle a
~ foule,
envahi le Palais. Tonton, depuis un balcon, bénit et rebénit de
sa queue de lion. On m'explique qu'il vient de prononcer un
discours en kibotama où il a insulté beaucoup de gens. '
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
La fête populaire irradie plus qu'à la garden-party. On célèbre
le champion, qui secoue sa queue de lion et injurie les
vaincus.
_- Wollé, wollé ?
-- Woï, woï !
Ma mère court vers moi et crie. Elle tombe en pleurs dans
mes bras. Elle s'adresse à tous les esprits qui lui ont rendu son
fils et promet de leur offrir des montagnes de sacrifices.
-- Jusqu'à quand va durer lipadczsse-là ? Jusqu'à quand ?
Un voisin secoue la tête.
- Le Pays-là est maudit. On disait que les Blancs étaient
mauvais. Pour les chasser, on n'en a même pas tué un seul. Or
que, entre nous, on se massacre plus qu'à la plus bénie des
chasses. Allez y comprendre quelque chose. Le Pays-là est
maudit.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Pendant plus d'une semaine, je ne pourrai pas manger de
viande.
195

LE PLEURER-RIRE
155
et que c'est bien à cela que se reconnaissent les hommes d'une
même époque.
Je ne dérobe rien à monsieur Benoist-Meschin, je lui rends
hommage.
Olélé, bonnes gens, voilà, avec ma révérence, mes guillemets
tout à la fois ouverts et refermés.
On me signale que ce passage rappelle monsieur
enoistAlesc]zin et, m'étant reporté à la référence, j'avoue mon
trouble.
Il est évident que les avocats de l'ataetrr, ignorants du droit de
l'artiste à recourir au collage et préférant s'en tenir à la
froideur de leur logique cartésienne, vont pousser les hauts
cris et s'empresser d'accrocher en scapulaire à mon cou
l'ardoise infamante des plagiaires. Mais que mon éditeur ne
se laisse pas impressionner par ces menaces. Que tout ce
monde se reprenne et veuille hier, s'adonner un moment à la
réflexion. Qu'il sorte un instant d'une concepiion par trop
étriquée et surannée de l'univers, pour tenter de comprendre
celui (lit Monde Noir, l'univers des nouveaux horizons, niais
aussi des mystères. Qu'il interroge donc mille Africains
choisis indifjérc:ntrrent dans la cinquantaine cl'Etats qui
forment la mosaïque du continent et il découvrira alors qu'il
en existe ait moins un nombre égal, pour lui affirmer qu'en
fait, non, vraiment non, c'est un épisode de leur vie que je
viens de relater là.
Non, messieurs dit tribunal, je n'ai pas imité, non.
Je n'ai fait, j'en ofj're nta main à l'huile bouillante, que relater
l'une de mes aver<lttres. De là à aller voir si, chemin faisant.
ainsi qu'un baladin ne pouvant s'empêcher dans le cours de sa
chanson d'imiter t'a voix d'un trouvère déjà consacré, j'ai
emprunté les mots d'autrui, c'est bien là un phénomène tout
possible et fort bien connu.
196

La vérité, messieurs, n'est ni à gauche, ni à droite, non plus


qu'au centre. C'est en profondeur qu'il faut la chercher.
Pénétrez dans le monde merveilleux de nos sortilèges.
Contemplez les masques, soyez attentifs aux notes du tam-
tam.
Ils vous enseigneront qu'en fait monsieur Benoist-Meschirz a
fait
le même rêve que nous, par un après-midi d'intense réalité,
Î
197

LE PLEURER-RIRE
157
Comme l'eau dans la coque d'une pirogue trouée, la nouvelle
de la fusillade du Palais s'était répandue en courant le long de
toutes les venelles de Moundié. Des mercenaires, mes frères,
avaient donné l'assaut pour rappeler à Tonton que c'est eux
qui l'avaient mis en place. Non. Des maquisards descendus
des forêts des collines volcaniques avaient fait une opération
« coup de poing » pour ramener Polépolé au pouvoir. Tiens,
tiens. Oui, on avait vu (et on levait la paume de la main vers
le ciel) le cadavre de ce salaud de Bwakamabé, traîné par une
corde derrière un camion. Non, il n'était que blessé et l'accès
de l'hôpital était interdit aux visiteurs. Allons, ils
déraisonnaient tous : dans le sous-quartier des originaires de
Libotama, on balayait toutes ces versions d'un haussement
d'épaules. Une fois de plus, les fétiches et les gris-gris avaient
prouvé leur efficacité. Dès que l'ennemi-là tirait, pa ! on
voyait les balles, wé ! changer de direction en approchant du
Chef et repartir, pa, pa, pa, tuer l'ennemi ahuri, gba. Un
putschiste avait réussi à évoluer vers Tonton et allait lui
planter sa baïonnette dans le dos quand, wo ! le Chef disparut
pour resurgir derrière l'assaillant et l'étendre par terre, m'mah
! d'une prise de close-combat. Ce n'était pas seulement un
brave maréchal, c'était l'élu des dieux. Il avait, arrachant les
armes à
l'adversaire, décimé les bandits.
- Tonton Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, wollé,
wollé ?
- Woï, woï !
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Elengui en avait plein le ceeur à me raconter.
Ma mère avait surgi à la maison en compagnie des tantes et,
après avoir constaté mon absence, avait dénoué som- madras,
198

S'était décoiffée, puis, le buste nu, s'était mise à pleurer sur


mon n,alheur. Elengui, maîtresse d'elle-même, mais quelque
peu
agaçéephavait nous tenté le de nous le savions bien, tu
n'aimais
pas notre fils. Tes yeux sont aussi secs qu'une pierre de foyer.
Mais ça ne te suffit pas. Tu ne veux pas que nous pleurions
notre enfant. Tu ne veux pas que nous apitoyions les Forces.
Tu es complice de sa mort. Tu ne vivais sous ce toit que pour
son argent. Maintenant, on va voir.
Et les tantes aboyaient encore plus fort.
Elengui avait préféré se retirer dans la chambre.
Ma mère, informée par le bouche à oreille, m'avait rejoint au
Palais. Quand je rentrai chez moi, en sa compagnie, les tantes
qui étaient venues pour camper au damuka, qu'elles
entrevoyaient déjà, poussèrent des cris que les Oncles
appellent sauvages, et se mirent à esquisser autour de moi des
pas dans cette mimique dont le sens vient des cultes du
village. Elengui m'arracha à ces pleureuses, colla son ventre
contre le mien, sa joue contre ma poitrine, ne dit mot et
s'abandonna à la secousse des sanglots. Nous restâmes ainsi
quelques instants, serrés l'un contre l'autre, fort, fort, fort.
Déjà arrivaient des amis, des voisins. Ils voulaient savoir, ils
voulaient se rassurer, ils voulaient écouter et se montraient
prêts à me hisser parmi les héros de la Nation.
Je n'avais pas envie de parler.
J'ouvrais le poste. Je voulais comprendre moi-même.
J'exhorte les fonctionnaires de l'Etat et les populations à
garder leur calme.
Oh ! mais la voix-là, c'est pas celle de Yabaka ?
Est-ce que même je sais pour moi ?
- C'est tout bonnement ça. La voix du capitaine Yabaka.
...le président Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, chef
de l'Etat, chef suprême des forces armées républicaines, tient
les rênes du pouvoir... A toutes les autorités civiles et
199

militaires je donne l'ordre de se maintenir dans la légalité


sous "égide de notre guide et stratège suprême...
~ J-e gouvernement a donc repris la Maison de la Radio.
200

158 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
159
Vive Tonton Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, vive
la République, vive notre peuple...
- Je ne sais pas pour moi, wo.
- Notre radio émet toujours des marches militaires. - Alors,
d'où parle le capitaine Yabaka ?
- De la station relais de l'O. R. T. F. Celle qui est net au
sommet de la montagne. Les insurgés n'avaient pas compté
avec elle.
Et les marches militaires reprenaient, interrompues à
intervalles réguliers par le communiqué du capitaine.
Enfin, l'hymne national. Puis la voix bien connue qui
détachait les syllabes comme dans une dictée et s'appliquait à
bien différencier, d'une part les é des è et des ai, d'autre part
les o des au, les i des u enfin.
Cher peuple, chers parents, chers enfants, chers frères
adoptifs venus d'Europe.
Au cours des dernières heures qui viennent de s'écouler, notre
Pays bien aimé a failli vivre une des pires catastrophes de son
histoire. En effet, sous la direction du colonel Haraka...
- L'homme-là ? C'est pas possible !
D'étonnement, nous portions nos mains à la bouche.
Et la voix racontait. Les jeunes cadets avaient été trompés.
On leur avait fait croire que Tonton était en danger et qu'il
fallait aller le sauver. On les avait bourrés de chanvre. Ils
auraient tout massacré. Heureusement, la litassa... Il avait
suffit que le Chef regarde bien dans les yeux un des conjurés
et wah ! la litassa avait agi.
Les auditeurs réfléchissaient, mais ne disaient rien. Un mot
maladroit pouvait révéler à la police, comme à soi-même,
qu'on avait trempé dans le complot.
La Croix du Sud du lendemain publia un numéro spécial,
avec une débauche de photos de cadavres, dans diverses
201

positions. Celles des victimes pour prouver la barbarie des


conjurés, celles des comploteurs abattus pour montrer qu'on
était les plus forts. Il paraît qu'un Oncle professeur de lângues
anciennes vit là une analogie avec les termes homériques. Les
autres Oncles
haussèrent les épaules : « Leur barbarie sauvage et
congénitale, oui. » A Itloundié, on s'arracha ce numéro
spécial, avec la hargne des charognards dépeçant la chair
ensanglantée.
C'était finalement de la relation des faits par Aziz Sonika, qui
assurait les avoir vécus, qu'on en apprenait le plus. Les
conjurés avaient chacun un brassard rouge pour se
reconnaître et éviter de s'entretuer dans la confusion. Leurs
complices, mêlés aux invités, se distinguaient tous par une
pochette ou une cïavate rouge sang. Ici, à N..., j'ai retrouvé à
la bibliothèque nationale ce vieux numéro de La Croix du
Sud. Je n'en reproduirai pas les passages significatifs de peur
de fatiguer mes lecteurs (déjà trop patients) par de si longues
et si nombreuses citations. Une autre raison s'ajoute à la
précédente. Je n'ai pas le coeur à jouer les vedettes
d'événements que je préférerais n'avoir jamais vécus. Aziz
Sonika lui, dans cet article, se présent:, sinon en héros, du
moins en correspondant de guerre qu'aucun risque n'effraie.
On annonça l'ouverture d'une enquête approfondie sur
l'affaire, mais la presse n'en parla plus. Pourtant chacun
voulait étancher sa soif. La version d'Aziz Sonika, pouah ! on
la crachait. Celle de Radio-trottoir avait meilleur goût. C'était
frais, c'était pur. D'elle on sut, petit à petit, que le colonel
Haraka reprochait à Tonton de ne pas être assez radical ;
d'avoir des civils dans son gouvernement ; de s'appuyer plus
sur sa tribu que sur l'armée ; de favoriser ainsi l'influence des
rouges ; de faire du Polépolé sans Polépolé ; d'apprêter le lit
des communistes qui guettaient l'occasion de revenir ;
d'ailleurs ils n'en voulaient pas à la vie de Tonton ; ils avaient
simplement désiré prendre les devants et l'épargner des
202

conséquences d'une conjuration que le capitaine Yabaka,


agent du K. G. B., avait tramée contre la République.
Ainsi parlait Radio-trottoir qui le tenait dcs agents de
Monsieur Gourdain chargés d'interroger les complices du
colonel Haraka. Les complices seuls. Car Haraka réunissait
suffisamment de preuves contre lui pour que son exécution
eût lieu avant son procès. Même pas de Cour martiale. Pas de
faiblesse, ce serait trop d'honneur. N'y avait-il pas flagrant
délit ? Alors...
En attendant, Haraka demeurait introuvable.
203

160 LE PLEURER-RIRE

Mais les murmures de Radio-trottoir étaient aussi persistants


et agaçants que des moustiques. Tonton se fâcha et convoqua
Aziz Sonika, qui fila aussitôt avec des instructions précises
pour une série d'éditoriaux, en français et en chacune des
langues locales. Les allégations d'Haraka étaient un tissu de
mensonges pour mieux masquer la vérité. Les insurgés
n'étaient rien d'autre que des agents patentés de Moscou et
bénéficiaient de l'appui de certains pays africains, qu'on se
gardait de citer pour préserver l'unité de l'O.U.A.
Dans les couloirs, mais comme un secret de Polichinelle, les
milieux bien informés et les missions diplomatiques
assuraient sans hésitation qu'il s'agissait de...
Moi qui ne comprends rien à la politique, je ne pouvais
m'empêcher de penser qu'il fallait plutôt rechercher les
véritables complices dans le temps ainsi que dans la tête des
hommes. Mais il aurait suffi que j'ouvre la bouche pour que
les gens disent wo ! et se moquent de moi.
En attendant, Haraka courait.
Soukali avait de plus en plus la nausée. Elle s'étiolait dans la
répétition quotidienne et lassante des gestes de la vie
domestique. Comme une plante qui ne voit plus le soleil, elle
s'empoisonnait le sang à respirer continuellement les
poussières du ménage, les odeurs de cuisine, de vaisselle et
d'ordures. Elle voulait sortir, travailler, gagner son propre
argent et en disposer à sa guise, pour les besoins de sa famille
(bien distincte de celle de son époux) et les siens propres.
Idée de femme. Si elle avait été mon épouse, ce qu'on appelle
épouse, je l'aurais remise à sa place depuis belle lurette.
Contrairement à ce que je lui avais promis dans un moment
de faiblesse, je n'avais pas osé en parler à Tonton. Avec cette
affaire Haraka, le chef de l'Etat avait trop de soucis pour
prêter attention aux requêtes de ses concitoyens. Mais
Soukali avait la tête comme un rocher. Grâce à ses propres
204

efforts, elle avait fini par trouver un emploi. A l'ambassade de


Bulgarie. Chez les communistes. Après tout, c'était une
femme instruite, Soukali. Elle possédait son C. A. P. de
sténo-dactylo, ou quelque chose du même genre.
Comme à ce poste elle avait aussi la charge du standard, elle
en profitait pour me téléphoner plusieurs fois par jour et
exigeait que j'en fasse autant.
Dès le matin, il fallait lui dire bonjour, par téléphone. Elle
voulait entendre ma voix lui répéter que j'avais pensé à elle,
que j'avais rêvé d'elle, que je l'aimais. Si j'avais le temps de
montrer ma prévenance, il fallait fournir des détails. Si ces
détails n'étaient pas propres à la satisfaire, elle criait que je
mentais, que je ne pensais pas à elle, que je n'avais même pas
été capable de rêver d'elle, qu'il était clair que je ne l'aimais
pas. Si j'avouais qu'on ne m'avait pas laissé le temps de
penser à elle, ou bien que je n'avais rêvé de personne et de
rien, elle criait encore.
- Tu vois comme tu es. Une brute. Comme tous les nègres,
oui.
J
205

162 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
163
Quand je l'entendais faire de telles réflexions, je me
demandais si, par ltasard, Soukali ne s'était pas déjà fait
caresser par un Oncle. Question absurde et grossière, bien
sûr. Mais il n'y a qu'eux pour habituer les femmes à de telles
puérilités. Et Soukali était si canaille qu'elle aurait bien été
capable de vivre une telle liaison, non pas pour m'être
infidèle, mais histoire simplement de goûter. Oh ! nul ne peut
imaginer les éclairs qui traversent l'esprit des femmes trop
vives et qui aiment jouer comme elles respirent.
- Moi, je ne cesse de penser à toi. Vous les hommes, c'est
simplement faire, faire, faire. Comme si j'étais une trottoire...
Je n'aimais pas qu'elle me compare aux autres hommes. C'est
vrai qu'elle ne laissait pas passer un mois sans me faire un
cadeau. Une chemise, des chaussettes, une cravate, des
mouchoirs, des slips (elle se moquait de mes slips 1900), une
eau de toilette. Et moi, en les rapportant à la maison,
j'expliquais à Elengui qu'en passant devant chez Tissus K. M.
je n'avais pas pu me retenir. Et Elengui disait qu'elle aimait
avoir un homme de goût ; que d'ailleurs c'étaient là des objets
trop délicats à offrir en cadeaux et qu'il valait mieux, en effet,
se les acheter soimême. Soukali, elle, aurait aimé que je lui
offre aussi des robes, des chaussures, des sacs, des parfums,
même des roses, comme les Oncles. L'essentiel était que ce
ne fût pas de l'argent. Sinon, elle me le rendait.
- Tu me prends pour une trottoire ?
Certains jours j'en venais à considérer que Soukali exagérait
avec ses questions.
- Dis-moi (elle chuchotait), tu lui as fait ça, cette nuit ? - A
qui ?
Elle prononçait toujours « ma rivale » avec un sentiment de
fierté dans la voix. Elengui, elle, lui aurait crêpé le chignon,
206

arraché les yeux et à moi... elle n'a jamais dit ce qu'elle


m'aurait fait, mais...
- Fait quoi ?
Soukali riait comme une enfant.
- Ecoute, Soukali, on ne peut pas parler de ça aû téléphone. -
Je veux que tu me dises.
Si je disais que non, elle rétorquait, avec le ton d'une maman,
que je mentais. Si je commettais l'indiscrétion de l'avouer,
elle voulait aussitôt savoir si sa « rivale » s'était contentée de
la position du missionnaire ou si elle avait bénéficié de la
fente et de la feinte, du baiser du faune ou du chemin de
cocofesse ; à quelle heure les événements avaient eu lieu ? Et
'elle découvrait toujours qu'à la même heure, une main
invisible l'avait tirée de son sommeil et elle avait ressenti le
besoin de réveiller monsieur l'Inspecteur qui ne comprenait
rien, celui-là, à ce qui lui arrivait. Et elle battait des mains et
rattachait cela à des explications astrologiques. Si c'était
Elengui qui avait donné de l'allure à mes muscles plusieurs
nuits de suite, là, Soukali ne plaisantait plus.
- Non, mais qu'est-ce qui t'arrive ?
A mon tour de rire.
- Non, mais ça va pas. Qu'est-ce qui te prend ?
Mon sourire se figeait sur mes lèvres. Elle prenait un ton
excédé.
- D'ailleurs, je constate que tu ne veux plus me voir.
- Mais si, pourtant. - Non.
-- Mais tu sais très bien que ce n'est pas facile quand
Monsieur l'Inspecteur est là.
- Quand on aime une femme, or trouve toujours le moyen.
- Oui, mais...
- En tout cas, si tu ne t'arranges pas pour qu'on se retrouve,
tu vas voir un peu.
Yéhé ! ce n'étaient pas des menaces en l'air. Avec son tempé
rament !
- Mais tu sais bicn, nto,i ckF.ur, qu'il y a un problème de
207

structure.
- Regarde-moi ça. Tu paries comnic. un bureaucrate. Alors
que si j'employais Ic mot structure, c'est que nous
parlions au téléphone. Et ces appareils-là...
-- Justement... justement Je lois aller, cc soir, pour recon
naître les lieux.
208

164 LE PLEURER-RIRE

- Tiens, tiens, comme par hasard.


- Veut dire que... veut dire que...
- Trop tard.
- Soukali !
- Trop tard, j'ai justement un programme, cette nuit. - Un
programme avec qui, s'il-te-plaît ? - Avec une amie,
monsieur. Qu'est-ce que tu crois ? - Soukali ?
- Ecoute, pour une fois qu'on joue un bon film et que
Monsieur l'Inspecteur me laisse sortir avec une amie... - La
nuit?
- La nuit, la nuit, ben oui, quoi, la nuit. Pendant ce temps, je
te laisse repérer. Vas-y, repère, repère. Tu devrais prendre
encore plus de temps. On a toute la vie devant soi.
- Soukali ?
- Ouais.
- Soukali ?
- Ouais, j'écoute.
- Soukali, je dis hein. Je dis que la semaine prochaine tout
sera prêt.
- Si tu crois que je vais attendre la semaine prochaine, moi.
La semaine prochaine, tiens, je vais en Suisse avec mon mari.
- En S...
- Ouais. Il va en mission là-bas et il m'emmène. - Eh ! Eh ! Et
les enfants"
- Les enfants ? Ils restent, pardi.
- Les enfants, ils restent ? Mais, c'est pas bien, ça, Soukali.
Tu m'entends? C'est pas bien, ça.
- Ecoute. C'est demain, sinon tu vas voir ça. - Voir quoi'
- Tu verras.
Ah ! la femme-là, vraiment...
Le lendemain, après le missionnaire, elle sortait une
209

de son sac à main et nous regardions comment exécuter le


glaive et la balance, l'olifant de Rolande ou la ChcYenne à
l'affût.
Le colonel Haraka demeurait introuvable. Les uns
prétendaient qu'il s'était replié dans la brousse pour organiser
la guérilla. D'autres affirmaient qu'il avait passé la frontière
grâce à la complicité d'une ambassade dont le nom variait
selon les informateurs. Un autre groupe, enfin, soutenait, à en
tremper la main dans l'huile bouillante, qu'il était ici même,
dans la capitale, et qu'il bénéficiait de la bienveillance du
capitaine Yabaka. Ainsi s'exprimaient ceux qui n'avaient pas
été convaincus par le rôle du capitaine au cours de la journée
des brassards et des pochettes sang. L'homme-là, hum, avait
participé au complot même, même, même. Comme un
caméléon, il avait changé de peau dès qu'il avait reniflé
l'odeur de brûlé et, en bon cynique, comme tous ceum de sa
tribu, il avait maté ses acolytes, pour écarter tout soupçon.
Qui s'aventurait à mettre en doute de telles assertions
s'entendait rétorquer qu'il ne fallait pas chercher le rationnel
dans cette affaire : elle était proprement africaine, par ses
motivations aussi bien que dans son déroulement. Le Pays
était petit. On se connaissait tous, entre fils de cette terre. Il
ne fallait pas laisser sa confiance devenir la dupe des
apparences.
Tonton, dans ses déclarations publiques, vantait la loyauté et
le courage de Yabaka, mais au cours des audiences accordées
à certains intimes laissait entendre qu'il fallait surveiller le
capitaine-là. Confié uniquement à des proches, ce secret ne
laissait pas de parvenir aux oreilles de Yabaka, pour casser
son moral, interprétaient les uns, pour lancer des ballons
d'essais, assuraient les autres.
Monsieur Gourdain n'en dormait plus et faisait signer des
notes au président, destinées au ministre des finances, par
lesquelles il était fait obligation au grand argentier de trouver,
par toutes les voies imaginables, des moyens à mettre à la
210

disposition des braves limiers qui cherchaient, de jour comme


de nuite leur proie en fuite. Les murs de la capitale et des
autres villes
revue
211

166 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
167
du Pays se couvrirent de posters d'Haraka ahuri. La radio
donnait son signalement tous les quart d'heure en français et
dans la langue de chacune de nos tribus. Monsieur Gourdain
fit venir de France, par avion, des bergers allemands,
accompagnés de leurs gendarmes.
Mais le fuyard demeurait introuvable.
Le ministre des affaires coutumières conseilla de faire appel
aux services d'un féticheur dont les talents avaient permis à
l'équipe nationale de battre, contre tous les pronostics,
Mouloudia d'Alger, sur son propre terrain.
- Comment n'y avoir pas pensé plus tôt ?
Plissant les yeux, Tonton tapotait la table de ses doigts. -
Mais c'est pas donné.
- Et alors ? L'intendance suivra.
Le ministre des finances, au garde à vous devant son
téléphone, se demanda un moment quel grand homme avait
déjà prononcé cette phrase historique, puis comprit vite ce
qu'il lui restait à faire s'il ne voulait pas apparaître comme un
complice encore caché de la conjuration.
Mais une longue semaine passa et le grand prêtre, médecin ès
choses occultes et surnaturelles, n'avait encore rien fourni de
consistant. C'est que la chose-là était plus compliquée qu'on
pouvait avoir tendance à l'imaginer, à première vue. Il fallait
du temps et beaucoup de concentration, car ce bandit
d'Haraka avait pris soin de se protéger. Et les sorciers
Djassikini..., pas facile de les battre, pas facile.
Un marabout du Sénégal écrivit pour proposer ses services.
Outre les frais de voyage et de séjour, son devis comportait
une somme à débattre sur place. Tonton hésita une journée
entière. Et tandis que le féticheur des affaires coutumières
n'avait toujours pas fourni de résultat cenvair.ca;tt, le Chef fut
soudain ébloui d'une révélation.
212

-- Pourquoi ne pas mettre tous ces bougres en compétition ? -


-- Wollé, wollé ?
-- Woï, woï !
-- Envoyez des délégations dans les pays africains principaux
producteurs de grands féticheurs.
Plus de quarante missions s'en allèrent et revinrent avec
chacune son oiseau rare.
_- Eh ! vous là, n'oubliez pas l'Europe non plus. Qu'on m'y
cherche les meilleurs clairvoyants.
A la conférence réunissant tous ces experts, il y eut moins
d'Européens que d'Africains.
_- Au moins un domaine où nous ne faisons pas piètre figure.
,Niais la presse française, relatant ces faits, n'eut de mots que
pour sa concitoyenne., madame Saturne, alors qu'en vérité,
dans ce climat étranger, la sœur des Oncles- demeura, somme
toute, assez terne, et faillit, n'eût été l'intervention du -rand
prêtre de Shogun, périr d'une crise de paludisme pernicieux
qu'elle n'avait pas su prévoir. A l'issue de la première journée,
la conférence s'acheva en queue de poisson. Ainsi qu'il fallait
s'y attendre, des difficultés de communication entre les
participants se posaient et la traduction simultanée n'avait été
prévue que pour le français et l'anglais, quand seuls quelques
clairvoyants étaient en mesure de comprendre et de
s'exprimer dans ces idiomes. Les savants traditionnels, eux,
vouaient tous un cuite patriotique et profond à leur langue
maternelle, ce qui affligeait et apitoyait les clairvoyants
européens. Mais au-delà des barrières linguistiques, de
profondes divergences se firent jour dans la méthode
d'approche de l'équation. Des éclats de voix ainsi que des
colères éclatèrent et, prétendent certains, des mauvais soris
furent jetés. Les Anciens ne se souviennent pas d'avoir connu
une semaine avec autant d'orages : la guerre Iiucléaire,
disaient les vieux. Tonton, soucieux de la réussite de sa
conférence, dut se résoudre, pour les apaiser, à recevoir, un ~
213

un, chaque délégué, en présence de Monsieur Gourdain, p^ur


aplanir les divergences et rechercher le consensus.
Au dire des uns, le colonel errait dans la brousse. Pour
d'autres, ;,1 avait déjà franchi la frontière. Une troisième
tendance affirmait qu'il s'était réfugié dans une ambassade
accréditée <<ans le Pays. Le dernier groupe soutenait qu'il se
cachait encore dans 14 ville. Quand on demandait aux
premiers dans quelle
g.on, ils indiquaient tantôt celle des singes, tantôt celle des
élephants, tantôt celle des montagnes, tantôt celle des lacs. Le
214

Pr
168 LE PLEURER-RIRE

second groupe était divisé sur l'identité du pays frontalier où


le putschiste aurait trouvé asile. En faisant sa synthèse, Mon,
sieur Gourdain constata que les sept pays qui nous sont
frontaliers furent tous cités. Quant à savoir quelle était
l'hypocrite ambassade qui...
C'est celui qui t'a ruiné qui te pleure avec le plus
d'empressement.
La souris qui vous mange la plante des pieds n'est autre que
celle qui vit sous votre lit.
- Hmm. Ce serait donc les Grands Blancs-là !
La main soigne le pied blessé, mais le pied ne soigne pas la
main.
- Le drapeau vert et blanc ?
Beaucoup de chenilles, peu d'huile.
- Est-ce qu'il ne voudrait pas parler des communistes, celuilà
?
Dire bonjour à quelqu'un n'est pas encore signe d'amitié. - Ça,
ce sont les autres-là.
Avant de tuer la poule, vous auriez dû examiner le caractère
de votre hôte. Aujourd'hui vous payez votre légèreté.
- Non, les Grands Blancs de l'autre bord.
Ce sont les herbes savoureuses qui tuent l'antilope naine. - Le
drapeau vert, jaune, rouge.
Le léopard qui veut vous attaquer ne fait pas de bruit.
- Faut aller voir du côté des vendeurs de yaourts.
La parenté lointaine est bien meilleure que l'entourage fami
lial.
- Avec leur anglais et leur swahili, si c'est Kiswahili-là, les
nègres-là ne m'ont jamais inspiré confiance.
La main qui a lancé la pierre se cache derrière le dos. - Les...
non...
215

Monsieur Gourdain haussait les sourcils. Tonton se grattait la


tête de sa queue de lion.
- Et vous qui prétendez qu'il est en ville... Elle n'est pas si
grande que ça. Donnez le nom de la rue, le numéro...
A ce point, prêtres, féticheurs aussi bien que. clairvoyants
estimaient que c'en était bien assez, en fait de ~ précision, eu
égard notamment à leur cachet, et que pour le reste, la police
n'avait qu'à faire son travail.
Monsieur Gourdain leur jeta ce coup d'ozil qu'il lançait quand
d voulait arrêter quelqu'un.
- Con de leur maman, lâchait Tonton.
Proféré en kibotama. personne n'en était offusqué.
Chaque nuit, les services de la maison d'arrêt fouettaient, à
coups de nerfs de boeuf, les comploteurs vaincus, en manière
de bizuthage, pour commémorer leur entrée dans la prison
qui sentait l'égout, ou peut-être simplement pour leur
apprendre à vivre en enseignant aux détenus comment ils
avaient été euxmêmes chicottés, à l'époque de l'indigénat.
A Moundié, l'homme du peuple disait que c'était normal.
- Ouais, mon frère.
Clignement d'aeil.
- Tapez bien, bien, bien, ces bandits-là.
- Bottez-les normalement.
- On aurait dû les tuer tout de suite même, oui. Or qu'on va
faire jugement-jugement-là. Manière de Blancs tout ça, oui.
Tu as tué, tu as voulu tuer, je te tue et puis c'est fini.
- Ouais, mon frère. Les soldats-là, ils ont, en tout cas, déjà
creusé les fosses au cimetière. Ils disent qu'il faut les laisser
faire seulement. Ils ont envie de tirer un peu : à force de
rester là à ne pas faire la guerre, leurs canons se rouillent et
ça c'est pas bon. Même.
Les coopérants vivant dans le quartier de la prison
n'arrivaient pas à fermer l'aeil. Les hi.~rlements des bleus
leur vrillaient le tympan. Des jeunes professeurs vinrent s'en
ouvrir au jeune compatriote directeur de cabinet. Ils
216

invoquèrent les droits de l'homme et qualifièrent ce


comportement de scandale inimaginable en plein tx' siècle, et
avertirent qu'ils avaient déjà saisi Amnesty International.
Devant eux, le jeune compatriote directeur de cabinet
bredouillait mais confiait ensuite que les jeunes professeurs
avaient raison et qu'il fallait les soutenir.
- Il ne faut pas renoncer à la démocratie et traiter les
terrorrstes en barbares...
LE PLEURER-RIRE
169
217

170
LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
171
Moi, j'opinais de la tête et déplorais que tout le monde ne fût
pas chrétien pour comprendre la nécessité du pardon. Le
jeune compatriote me regardait avec un sentiment de pitié et
affirmait qu'il était athée, lui, et militant de la lutte des classes
pour la réalisation d'un homme de type nouveau. C'est ce que
le jeune compatriote m'expliquait à moi, en toute confiance.
Aux jeunes coopérants, -il disait que les choses n'étaient pas
si simples et qu'il était difficile de maîtriser les sentiments de
l'homme de la rue après les massacres de la garden-party.
Les jeunes Oncles chevelus le regardaient avec mépris.
Lui, ne se décourageait pas. Il leur expliquait que nos geôliers
n'avaient pas étudié la philosophie et que s'ils en avaient une,
ils la tiraient d'une vie qui leur avait interdit l'accès à l'école.
Les jeunes Oncles en concluaient qu'il fallait mener une
action.
C'est dans sa voiture que le jeune compatriote me racontait
ces journées pleines de drames de conscience.
Nous fîmes halte chez Yabaka. Le capitaine et sa femme
n'avaient pas terminé leur dîner. Sur la table, des casseroles
en émail décorées de fleurs de couleurs, et de l'eau dans des
bouteilles qui conservaient les étiquettes de leur premier
contenu. Envoûtés par la télévision qui diffusait un
documentaire sur les dauphins, ils suçaient les os et les arêtes
de mets locaux bien connus. Le capitaine nous invita à
prendre place à leur table.
Sa femme s'était déjà levée pour aller nous chercher des
assiettes et des couverts. Mais le jeune compatriote directeur
de cabinet n'avait pas faim. Il fit même une grimace. Moi, je
n'allais pas manger seul, sans compter qu'Elengui me ferait
une
218

tête de deuil si je m'avisais, en rentrant, de ne pas toucher à sa


cuisine. D'un autre côté, notre refus aurait sonné comme une
impolitesse. Nous acceptâmes finalement, l'un une banane,
l'autre une goyave.
- Quelle intelligence, ces bêtcs !
Il fallait suivre le film. Le jeune compatriote directeur de
cabinet placerait son propos plus tard. •
A la fin du documentaire, la speakerine annonça cé feuilleton
où l'inspecteur Columbo fait des merveilles. Yabaka se lissa
la moustache et nous regarda.
- Alors ?
Madame Yabaka se leva d'un air résigné et se fit avaler par le
couloir, après avoir traîné ses babouches et mû lentement sa
croupe dans une coordination de gestes naturels aux femmes
du Pays.
Quand le jeune compatriote directeur de cabinet trouva le
moment favorable pour s'ouvrir au capitaine Yabaka, je
reconnus, presque mot pour mot, les termes que les
coopérants avaient employés lorsqu'ils l'assiégeaient. Mais je
faisais semblant de ne pas les écouter. J'étais captivé par les
exploits de l'Inspecteur Columbo.
- Dis donc, tu crois que si on leur en avait laissé le temps, ils
auraient eu pitié de toi ?
Le jeune compatriote directeur de cabinet répondit, avec cet
à-propos dont les intellectuels ont le secret, quelque chose qui
fit mouche et que j'ai oublié.
-- Tu as raison. Une fois de plus. Mais ni toi ni moi ne
pouvons nous permettre de faire des remarques.
- Qui alors? Tonton te doit son poste.
- Ouais.
Il se lissa la moustache.
-- Ouais. Mais le lobby tribal a déjà repris du poil de la bête.
Je suis dans leur collimateur. Toi et les jeunes intellectuels
aussi, d'ailleurs. Ils auraient été bien heureux que ce soit nous
qui
219

ayons tenté ce coup.


-- Quoique...
Il hésita une fois encore.
-- Je ne comprends pas pourquoi tu n'as pas profité de la
situation pour jouer le coup du troisième larron.
Il avait dit cela d'une voix serrée. Le capitaine haussa les
épaules.
- Je n'aime, ni l'improvisation, ni l'aventure.
Le jeune compatriote directeur de cabinet en revint à son
premier sujet. Ne pouvait-on rien faire pour arrêter toutes ces
brutalités ?
220

A ce stade du récit devait venir une scène de rencontre avec


Ma Mireille, grâce à la complicité de Cécile, sa dame de
compagnie. Je l'ai effectivement écrite, mais, en la relisant,
i'ai moi-même frémi, non pas, je le précise, en raison des
talents d'imagination de l'auteur de ces pages, mais bien à
cause de la richesse créatrice dont Ma Mireille fait preuve
entre les doigts de son amant.
Ainsi, toutes choses bien considérées, ai-je préféré éviter un
affrontement inégal avec la censure.
L'armée demeurait en état d'alerte. La troupe en avait assez.
Loin de leurs familles et dévorés par les moustiques, las de
manger la pitance du P. A. M. que Monsieur Gourdain avait
fait réquisitionner, les soldats se permettaient des écarts de
langage de plus en plus grands et faisaient sentir leur
importance à la population des villages. Malgré les ordres
formels de saisir vivant le colonel Haraka, ils grommelaient
que, celui-là, si, oualaï ! on lui mettait la main dessus, il
rembourserait les corvées et les jours de gnouf qu'il leur avait
administrés si généreusement quand il les commandait
encore.
Le peuple, horrifié les premiers jours par le massacre du
Palais, finissait par oublier le cauchemar et, agacé par les
attitudes de la troupe, en venait à trouver amusant ce colonel
insaisissable. Des anecdotes et des chansons clandestines
taquinaient l'insuccès des forces de l'ordre.
Des délégations des provinces frontalières demandèrent à être
reçues par le président : elles se plaignirent des tendances des
hommes en uniforme à rançonner et à exiger un droit de
cuissage au-delà de ce que la bienséance et les coutumes
pouvaient tolérer. Les services de Monsieur Gourdain furent
chargés de vérifier l'information. Calomnie, calomnie,
conclut le rapport. Les militaires étaient des militaires, c'est-
à-dire, pas des saints, quoi. Mais il fallait voir l'affaire de plus
près. Est-ce que ces plaignants-là, par hasard, ne nourrissaient
221

pas quelque complicité avec le fuyard ? Hein ? Qu'on mette


des lunettes, qu'on utilise loupes et microscopes un peu.
Il advint donc, sur ces entrefaits, qu'une élégante, à un
contrôle de train de frontière, accrocha le regard de quelque
soudard, joyeux drille. Enroulée dans un pagne superwax de
coloris à la mode cette année-là, la passagère était coiffée
d'un foulard, noué dans cette manière que les jeunes filles de
Moundié appellent Mon mari est capable et qui fait songer à
222

176 LE PLEURER-RIRE

cette allure que les Antillaises savent donner à leur madras.


L'officier exigea les papiers, sûr de trouver la dame en faute
et de marchander, à l'occasion, son indulgence contre une
heure d'affection. Mais la belle était parfaitement (j'allais dire
en règle - ce qui aurait l'air d'un vilain jeu de mots) disons
donc, dans le strict respect des lois. Mais un homme de
l'ordre, avec un peu de métier et beaucoup de malice, sait
toujours trouver la faille qui convient au moment opportun.
Le camarade invita donc la passagère à descendre et à le
suivre dans un bureau où il passait ses journées et - le lit de
camp en faisait foi - des nuits bien tristes. Sévère jusqu'alors,
l'homme se fit souriant.
- Ehé ! marna, on peut arranger ça, an?
La belle, obstinément muette, mit sa main dans son sac et en
sortit quelques dollars, qu'elle tendit du bout des doigts.
- Non, non, non. N'inversons pas les rôles. C'est pas ce que je
veux, marna.
La femme essayait de dominer son trouble tandis que l'autre
continuait son ricanement.
- Aaaah ! Toi aussi, mama-là, n'aie pas peur, ko. Je ne suis
pas méchant pour moi.
Il se leva, contourna le bureau et avança vers elle. Elle
reculait. Il voulait la prendre par la taille. Plus rapide, elle
ouvrit la porte pour se sauver. Mais déjà des cris s'élevaient
pour donner l'alerte. Et ce sacré pagne qui ne permettait pas
de courir ! En quelques foulées, la garde l'avait rejointe,
rejetée, comme un paquet, dans le bureau, refermant la porte
derrière elle, l'abandonnant à leur chef, avec des rires
égrillards en musique d'accompagnement.
- A nous deux, maintenant, mama !
Saisie en un tournemain, elle était tirée sans ménagement
vers la brute assoiffée. Des mouvements désordonnés et
impatients. Une femme n'est jamais très forte et les muscles
223

de l'homme finissent toujours par la faire céder, même quand


elle essaie de faire la maligne. Mais on aurait juré que la
femme-là avait pratiqué quelque chose comme le judo ou -
quelle mode !' les films, bien sûr - le karaté. Tiens, tiens,
voyez-vous ça, mama. Mais même dans ces cas-là, ces
trottoires ne peuvent résister
LE PLEURER-RIRE 177

à la proximité du corps du mâle en bonne santé, à l'odeur de


sa peau, à son haleine. Le frôlement des poils, la solitude,
réveillent et démontent toujours la mer dans le ventre de la
femme, ranimant ce désir des jeux d'enfants dans la forêt.
L'homme est sûr de sa victoire... Mais qu'est-ce que c'est que
ce long hurlement? N'avez pas entendu, non? C'est bien ça.
Pas la voix de la femme. Ni le cri de la jouissance. Puis,
comme un reproche, dans un hoquet géant :
- Mais, ... mais tu m'as piqué, la femme !
La porte s'ouvre et la femme s'en va comme happée par un
puissant courant d'air. Un garde tire. Une, deux, peut-être
trois rafales. La femme trébuche, essaie de se relever, puis,
ridicule, ainsi qu'un joueur de football victime d'un coup
irrégulier, s'affale de tout son long. On rapporte qu'elle
respira encore un bon moment et que ses lèvres auraient
dessiné une phrase inachevée, indéchiffrable. Cela dura peu
et ce fut la fin._ On la traîne comme d'un cabri égorgé. Le
pagne se défait de lui-même... Non, mes frères, ce n'était pas
une femme.
Le colonel Flaraka !
La nouvelle sera annoncée en un cri de victoire au Palais. La
dernière victime d'Haraka sera déclarée héros national. Avec
funérailles officielles, éloges funèbres, décoration et
avancement à titre posthume. Pension pour la veuve. Bourses
de pupille à la nation pour les enfants, tant du foyer que des
nattes clandestines. Son nom sera gravé sur la plaque de la
rue qui mène à l'état-major.
224

Les femmes n'appelleront désormais plus cette manière de


nouer le foulard Mon mari est capable, mais coiffure Haraka.
Plus rien n'empêchait, dès lors, le déroulement du procès des
autres. A huis clos, cela va de soi. Les putschistes ne
pouvaient pas ne pas plaider coupables. Mais il y en eut pour
assurer que, les pauvres, ils avaient été embarqués pour eux
là-dedans, sans rien y comprendre. En bons militaires, ils
n'avaient fait qu'obéir aux ordres de leurs supérieurs. Oui,
Monsieur le président de la Cour. On leur avait dit que le
Président, le Chzf, créateur du nouveau régime de libertés
populaires, était menacé par le capitaine Yabaka et des
ennemis et qu'il fallait donc se porter
225

178
LE PLEURER-RIRE
au secours de Tonton. Ils croyaient pour eux défendre
Tonton, or que'... Ouais, ouais, ouais, histoire connue et
rabachée. Voir plus haut. Mais les plus courageux d'entre eux
reconnaissaient qu'ils avaient voulu débarrasser ia nation de
Bwakamabé car il faisait du « Polépolé sans Polépolé » ; que
sa position contre les communistes, civils et militaires, n'était
pas assez claire et qu'il y avait trop de civils autour de lui.
Mais tout cela fut déclaré à huis clos et il fallait se donner la
peine d'être à l'écoute de Radio-trottoir, dans les rues et
venelles de hloundié, pour le recueillir. Officiellement, Aziz
Sonika et toute la presse affirmaient que les conjurés
reconnaissaient sans difficultés leur participation à un
complot d'essence purement tribale au profit des racistes
Djassikini. La Croix du Sud affichait sur plusieurs pages les
photos de chaque putschiste, la tête rasée, les yeux mornes, le
visage tuméfié, une ardoise en scapulaire sur la poitrine sur
laquelle étaient inscrits à la craie ses nom et prénom. Déjà
des crânes de cadavres.
1. Alors que, avait corrigé le président du tribunal.
Le coup d'Etat du colonel Haraka constitue une tragédie
capitale dans l'histoire du Pays. Beaucoup de « spécialistes de
l'Afrique D qui se font un nom dans la presse européenne,
voire africaine, ont voulu mêler le capitaine Yabaka à cette
opération et sont allés jusqu'à prétendre que le revirement de
Yabaka se serait produit à la dernière minute, au moment où
le capitaine se rendait compte de la tournure que prenaient les
événements. Poursuivant leur a logique 2, , ils font retomber
la violence de la répression sur Yabaka qui aurait voulu
éliminer ainsi tous les témoins gênants de sa machination.
Comme vous le savez, j'étais absent lors de ces tragiques
événements, me trouvant à Yaoundé où je représentais le
Pays à une conférence internationale.
226

Ma position auprès de Bwakamabé et mes relations avec


Yabaka me permettent cependant de témoigner avec autorité
dans cette affaire. Il est peut-être même possible que mon
absence du Pays, ce jour-là, confère à mon analyse le recul et
l'objectivité qui font défaut à beaucoup d'autres observateurs.
Il est exact que dès cette époque, Yabaka avait commencé à
remettre en question le bien-fondé de notre tactique dont le
maître mot nous enjoignit de demeurer dans l'appareil, pour
mieux le contrôler, le miner et ôter insensiblement à
Bwakarnabé toute emprise sur les leviers de commande de
l'appareil d'Etat. Certains des propos privés du capitaine
laissent même à penser qu'il a alors envisagé de présenter sa
démission.
Haraka, de son côté, était déçu par la politique du a maréchal
s. Très lié aux milieux occidentaux et à certains groupes
d'affaires, il caressait secrètement l'espoir d'installer un
régime dictatorial où l'équipe gouvernementale serait
exclusivement composée de militaires. Telle était, à ses yeux,
la seule voie capable de restaurer la confiance des
investisseurs capitalistes, auxquels il semble avoir fait des
promesses de marchés avantageux. J'ai vu, sur ce point, des
documents incontestables.
227

180
LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
181
En un mot, son orientation n'était pas fondamentalement
différente de celle de Bwakamabé. L'un et l'autre
n'envisageaient rien de mieux que la perpétuation du modèle
néocolonial. La contradiction était dans le style. Les
comportements burlesques de Bwakamabé agaçaient Haraka.
Il affirmait que les Occidentaux ne s'engageraient pas avant
de sentir le Pays bien tenu par une poigne a sérieuse a.
Le voyage en Chine affola Haraka. Anticommuniste viscéral,
borné et inattentif à l'évolution du monde, il interpréta cette
visite comme un changement d'orientation poli- _ tique
auquel il fallait aussitôt mettre un terme. Pour exécuter
rapidement son plan, il organisa les militaires de sa tribu,
jouant habilement sur les liens de solidarité primitive qui sont
finalement, au Pays, fondamentaux et cela d'autant mieux que
depuis la colonisation, une tradition s'était instituée de
recruter les militaires dans la tribu des Djassikini.
Tout cela pour dire que s'il est bien permis d'affirmer que, à
l'époque, Haraka aussi bien que Yabaka, étaient opposés à
Bwakamabé, il est, en revanche, patent que les mobiles de
leur contestation respective étaient différents, voire
inconciliables.
Je suis, par ailleurs, convaincu que s'il avait été consulté,
Yabaka n'aurait pas donné son accord. Le capitaine était
profondément démocrate. La démocratie n'était pas chez lui
un principe d'action, mais une foi profonde. Je dois avouer
que plusieurs d'entre nous avons cherché à le convaincre de la
nécessité d'un coup d'Etat, < progressiste a, désespérés que
nous étions par l'atonie et la fragilité des armes pacifiques.
Des preuves sont presque établies aujourd'hui que Haraka
avait obtenu l'asile dans l'ambassade d'Ouganda. Il y a vécu
plus d'un mois et ce ne furent évidemment pas les
228

clairvoyants, mais des Djabotama, membres du personnel de


l'ambassade, qui permirent la découverte du pot aux roses. M.
Gourdain avait procédé à un graissage systématique des
pattes des domestiques des ambassades accréditées au Pays.
Si l'on se reporte à l'emploi du temps de Bwakamabéf on
constatera alors qu'il s'est bien rendu, quelques jours avant la
capture de Haraka, à Kampala. Il est-clair que ce fut pour y
obtenir la livraison du furet.
Dans les souvenirs qu'il a publiés en anglais i, Dibéki; ancien
ministre d'Idi Amin Dada, fait allusion à la rencontre entre les
deux dictateurs et aux problèmes évoqués à cette occasion.
Le communiqué publié à l'is,~ue de leur rencontre indique <
une parfaite identité de vue n et souligne c le renforcement
des liens de coopération entre le Pays et l'Ouganda ». Il est
maintenant établi de manière irréfutable que trois camions
militaires ont stationné devant l'ambassade d'Ouganda à deux
heures du matin, la nuit qui suivit le retour de Bwakamabé de
Kampala. A leur bord se trouvait, soit le capitaine Botalayé,
soit le lieutenant Kwilikali, l'un et l'autre séides bien connus
du < maréchal a, tous deux morts depuis lors dans des
circonstances étranges. Ils transportèrent Haraka, ficelé
comme un vulgaire colis, en dehors de la ville. Tout le reste
ne fut plus qu'une machiavélique mise en scène.
Quid alors de l'épisode de l'officier poignardé par Harar:a,
déguisé en femme ? Le militaire a effectivement été
assassiné, mais par quelqu'un d'autre : un paysan qui vengea
l'honneur de sa fille violée et refusa, sans transiger, tout
sordide arrangement.

1. Dark Days on Uganda, Wallgren Puboshing House,


London, 1974.
229

On organisa des meetings spontanés. Des mille artères de


Moundié, le peuple descendait en fête, des branches de
palmier à la main, vers le centre du Plateau, place Hannibal-
Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé. Battant le tam-tam, tapant le
balafon, claquant des mains, se déhanchant, se tenant par les
épaules, se hélant d'un rang à l'autre, au pas de carnaval,
wollé, wollé, woï, woï, le peuple levait les oriflammes.
Du haut de sa tribune, le Chef, ses proches compagnons
d'armes et ses autres compagnons, contemplacnt, comme une
aeuvre dent ils étaient fiers, les vagues du troupeau de laine
noire à leurs pieds. La terre tremblait sous les pas des
dameurs. On dit que le bruit en parvenait même aux
condamnés de la prison de Bangoura dont les coeurs se
fendaient alors. Les pointeurs notaient les absents parmi la
foule.
Oui, on était volontiers sorti de sa case. Avec la radio qui
vous rabâchait à longueur d'émissions les mêmes sermons, on
en avait marre. Avec l'équipe nationale qui perdait tous les
matches, on en avait marre. Avec ces salles qui vous
projetaient d'invariablcs karatés en alternance avec les
éternels films de diligences et d'Indiens, on en avait marre.
Avec les dancings qui se purgeaient chaque nuit des mêmes
rengaines, on en avait marre. Hormis Soukali, même les
maîtresses étaient devenues fades.
Ils nous avaient appâtés avec des affiches gueulant les mêmes
couleurs que pour le passage de Bob Marley. Des
camionnettes aveugles, armées de haut-parleurs sur leurs
toits, nous avaient, depuis une sen.:!ine, tirés de nos lits pour
nous annoncer la aouvelle. Les contremaîtres avaient fourni
des listes aux patrons qui. Les chefs de blocs fourni des listes
aux chefs de quartier qui.
Pas une tribu du Pays ne manquait à l'appel. Tous les
masques rassemblés, tous les raphias et boubous sortis 'des
garde
LE PLEURER-RIRE 183
230

robes, chacune était venue offrir, de mille coups de hanches


appuyés, les morceaux les plus succulents de son folklore.
Fête, fête, fête et wollé, wollé, woï, woï. Un gamin à trop
applaudir lâcha la branche d'un arbre et s'écrasa dans la foule.
L'animateur du Parti et le chef du protocole pestèr,~nt.
L'ambulance couina, l'on balaya l'endroit et les danses
reprirent. Et wolié, wollé, woï, woï. L'animateur du Parti, en
rage , hurla des imprécations que le vent subtilisait à la sortie
des hautparleurs pour les semer à tout ciel. Qu'importait ! le
peuple n'avait pas besoin de tout comprendre pour participer.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
La jeune chanteuse du Pays vint imiter Myriam Makéba.
- Wollé, wollé ?
- VVoï, woï !
L'animateur du Parti recommença son numéro de furie
heureuse.
- Wollé, wollé
?
- Woï, woï !
Et le plus grand chanteur du Pays vint imiter Bob Marley. Il
interprétait No wornan, no cry, en répétant O koma Icka ! ce
qui veut dire, en kibotama, ô cueille Poiseau.
Et l'orchestre Les Paracornrnando.c. Et l'animateur du Parti.
Et la chorale Les Neveux. Et l'animateur du Parti. Et les
m:tjorettes Ma Mireille. Et l'animateur du Parti.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
On se mit sur la pointe des pieds, on se confectionna des cous
de girafe et on ouvrit ycux et bouch-es pour voir le Cheï bénir
la foule de sa qucue de lion. Et tandis que celle-ci répondait
en hurlant, les mains en l'air, les sbires de Monsieur Gourdain
nous tâtaient la poitrine, le dos, les bras, les cuisses, les
moilets, de peur qu'un fou n'eût l'idée du coup de Dallas.
231

Comme il ne souffrait pas de la contrainte d'an texte, le fils


de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa naviguait saws
prévenir du kibotama à la langue des Onwlcs. Quand Ls
il utilisait
ai celle-ci, il négligeait la différence entrc les é-, •'es è et
232

184 LE PLEURER-RIRE
LE P.'..EURER-RIRE
185
part, les o et les au d'autre part, les i et les u enfin. Et si c'était
la langue des anciens qui surgissait, il y mêlait des mots aux
consonnances exotiques dont beaucoup se terminaient en
isrne ou en iste.
L'orateur dit d'abord nos grandes, historiques, courageuses et
intrépides Forces Armées. Tantôt, il jetait l'index droit vers
quelqu'un dans la foule. Tantôt il montrait un objectif loin
derrière nous. Tantôt il levait l'index gauche vers le ciel. Il
secouait la main comme pour dire qu'il allait gifler quelqu'un,
bien, bien, bien. Ah ! cette main, ce doigt. Infatigables
comme d'un merveilleux milieu de terrain conduisant
l'attaque en un rythme infernal ou réanimant l'équipe quand
l'essoufflement menaçait.
Le Chef s'approchait de la rangée de gros sorbets métalliques
en cornet, le long de la tribune, et se mettait à exécuter de
grands mouvements de mâchoire,-s, comme s'il allait croquer
toute cette vaisselle avec férocité. Il crachait des mots
kibotama sur le cadavre d'IIaraka. Il insultait une bande
d'amis du défunt dont le nom finissait en iste. Il insultait les
Djassikini. Il faisait l'éloge J'autres gens dont le nom finissait
aussi en iste. Et il s'arrêtcit pour boire une gorgée d'eau.
Un ta:n-tam s'énervait et réveillait l'animateur du Parti qui
nous faisait signe.
- Wollé, wellé ?
- Woï, woï !
rt i' parlait d'une Cinquième Colonne. Il la menaçait de son
ind,~x Il jetait l'anathème sur la confluence des cuisses des
mères de ses adhérents. Et il nous révélait que Monsieur
Gour3ain avait découv._Tt. preuves à l'appui - le Conseil de
sécurité des Nations unies allait voir - oui, preuves à l'appui,
un gros complot de beaucoup de pays pour nous tuer tous,
toi-, t:)us. Et i1 nous expliquait encore quoi-quoi-quoi-là, si
233

c'est quoi-quoi-quoi-là, avec des mots en isme et en iste en


pagail'e, qui s'entrechoquaient et sonnaient bon à l'oreille. Et
il insultait encore. Et ;1 déclarait que tous les Djassikinï
étaient des voleurs et leurs toutes des troltoires.
Et l'animateur nous dem"Indait d'insulter. '
Quand le chceur se taisait, c'était Tonton baryton.
._ Con de leur mamaaaan !
Et il s'applaudissait. Et nous l'applaudissions. Et il disait que
le Pays était un paradis où il faisait bon vivre depuis lui.
___. Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Et il bénissait de sa queue de lion. Et il insultait P.-),',;:lé. Les
gens-là dont le nom finissait en iste ! Attention, attention !
Des noms d'animaux à en surpeupler la savane. Et il nous
faisait un cours. Et il nous expliquait la vie. Les ~,ons. Les
nnéchar.ts. Les traîtres. La punition. La vengeance. Il
assurait, en se tranchant la gorge de l'index, qu'il n'était, lui,
ni tribaliste ni raciste, mais que les Djassikini-là, c'é;ait pour
eux des salopards. Tout bonnement. Les Juifs du Pays. Et ces
gens dont les noms finissent en iste. Toujours.
Les plus intelligents d'entre nous opinaient d'un air entendu.
Mais la plupart avait du mal à suivre ces envolées. Nous
veillions surtout à applaudir quand l'animateur, ou Tonton,
donnait le signal, à rire dès que nous voyions poindre un
sourire, à hurler dès que le ton de la voix montait ou l'index
remuait avec vitesse. Qaeïquefois, ayayay. nous nous
trompions, mais nous nous reprenions aussitôt. Quant aux
bébés, bien enroulés dans un pagne, sur le dos maternel, ils
poursuivaient le sommeil comme des s'en fout ia palabre.
Le doigt infatigable de Tonton poursuivait sa danse énergique
: il protestait, il dénonçait.. il exigeait, il combattait, il se
révoltait, il ordonnait, il annonçait, en un mot (et surtout avec
mil!e) il jugeait. Et tout nous devenait clair. Du moins à
l'élite. Pour les humbles de Mo~uadié, la voix du Chef
demeurait insondable.
234

Une heure durant, dans des poses et des accents d'ivrogne


courageux. Et puis encore le carnaval des masses militantes.
Plusieurs heures. Et wollé, wollé, woï, woï. Ce fut vraiment
unn grand meetin. La tête nous en tournait. Les Djassikini,
pressant le pas avec" discrétion, allaient, un sourire
malheureux aux lèvres, s'enfermer dans leurs cases a•.ant la
tombée de la nuit.
Un meeting monstre. Cinq, dix mille personnes? Cinquant->
235

186 LE PLEURER-RIRE

mille, estimèrent les proches compagnons d'arme. Cent mille,


affirma l'éditorial d'Aziz Sonika. - Maître, un Chivas ! Et
double ration, s'il vous plaît.
- Quand ?
Soukali criait dans l'appareil. - Quand ?
Je n'étais pas sûr de bien comprendre. - Ne fais pas le
mongolien. Elle disait le mongol.
I - Si tu continues, tu vas voir un peu.
- Je vais voir quoi?
- Continue seulement t tu vas voir.
- Yéhé ! Mais Soukali, toi aussi, é,,oute-moi, ko. --- J'en ai
marre.
- Mais comment ça? Monsieur l'Znspocteur est là en ce
moment.
- Et alors ? Tu as peur ? - Moi, peur ? - Si. Tu as peur. -
Soukali...
- Tu as peur. - Mais où?
- Où? Où? Dans la rue, bien sùr. Feus un sourire confus.
- Bien sûr, tu attends que ce suit moi qui trouve 1: lieu.
A croire que ça t'ennuie de me voir.
- Soukali...
- Mais si. Si je ne te forçais pas, tu resterais bien deux
semaines sans m;, voir.
- Soukali, ne vis pas ça. - Je dirai ça.
- Bon, bon, je vais chercher. - J'ai déjà trouvé.
Elle me dicta une adresse précise à i%4oundié. - Bon. Vers
dix heures, ce soir. Ça va ?
236

188 LE PLEURER-RIRE

- VVéééééé ! Entendez-moi l'homme-là! Toi aussi tu crois


qu'on fait la chose-là uniquement la nuit? - Non...
- Ah ': Quand même.
--- Non. Mais le jour est-cc que...
- Des histoires !
- Soukali !
- Si tu étais ton propre patron, même l'Empereur du Pays, tu
aurais encore peur d'Elengui.
- Ne parle pas d'Elengui. C'est pas juste. Le jour... -- Ecoute,
tu t'arranges ou c'est jamais plus.
Les queues de l'orage anti-Djassikini n'en finissaient pas de
troubler le ciel de nos journées. Radio et télévision
rediffusaient, tranche par tranche, plusieurs fois par jour,
pendant trois semaines consécutives, le meeting historique à
la place des émissions éducatives et de variété normalement
programmées.
Puis, ce fut la pluie de messages. La fédération -numéro un
de la capitale déclarait qu' « en ces heures graves et décisives,
marquées par les nouvelles menées criminelles des ennemis
de la Nation et du fantochisme, voici devant vous, Tonton,
notre respecté leader bien-aimé, les fils de tout le Pays
mobilisés comme un seul homme, pour laver la honte et la
souillure dont les ont éclaboussés les Djassikini indignes ».
Les autres fédérations et les provinces suivirent. Les
messages tombaient sur les téléscripteurs comme les
sauterelles sous la lumière au changement de saison, tous
bâtis sur le même modèle. Une fois encore, la subversion des
gens dont le nom finit en iste avait révélé son vrai visage en
déclenchant une nouvelle phase du complot qu'il organisait
permanantent contre notre pays depuis son accession à
l'indépendance. Mais une fois de plus, la vigilance et la
puissance géniales de Tonton, le stratège suprême, créateur
237

du nouveau régime de libertés populaires, avait démasqué le


complot et l'avait éventré.
Lors de la dernière conjuration, l'ennemi avait utilisé le
racisme comme instrument, comme moyen tactique de
démobilisation, de corruption et de recrutement dans les
rangs de tous ceux qui pouvaient prêter l'oreille aux
considérations raciales. Les putschistes avaient ainsi attiré
des individus qui pensaient qUe le bonheur du Pays ne
pouvait se faire sans le patronage des Puissances étrangères et
ne devait se traduire que par la satisfaction de leurs besoins
égoïstes, alors que la grande masse vivrait dans un univers
concentrationnaire ; des individus qui ignoraient que ce
n'était pas la naissance, mais le devoir accom-
238

190 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
191
pli qui engendrait le droit ; des individus qui n'avaient pas su
hisser leur conscience au même niveau que leur instruction ;
des individus enfin, qui « avaient des yeux pour ne pas voir et
des oreilles pour ne pas entendre ». Face à une telle situation,
les signataires venaient à exprimer leur vive indignation. Ils
étaient déçus par ces aînés civils ou membres des grandes,
historiques, courageuses et intrépides Forces Armées, qu'ils
avaient innocemment pris pour des citoyens sincères, décidés
à mettre leur savoir, leur savoir-faire et leur « faire-savoir »
au service de notre bien-aimé Tonton, père de la Résurrection
nationale, créateur du nouveau régime de libertés populaires,
auquel ils devaient tout, alors qu'en revanche ces traîtres
n'étaient que...
Suivait une série de noms d'animaux chacun soigneusement
vêtu d'un qualificatif approprié. Ils condamnaient et
condamneraient toujours et sans réserve, tous ceux qui
utiliseraient le racisme et les armes pour quelque fin que ce
fût. Ils étaient, par conséquent, fermement décidés à
participer activement et efficacement à la campagne de
désintoxication spirituelle et de réarmement moral qui devait
nécessairement assainir définitivement l'esprit de tous ceux
qui avaient été atteints par le « venin » raciste des ignobles
renégats assoiffés de pouvoir et avides d'argent. Ils
affirmaient que son exemple à lui, Tonton, Créateur du
régime de libertés populaires, leur avait appris à se placer au-
dessus de toutes ces considérations irrationnelles que sont le
racisme, le tribalisme, le régionalisme, etc.
Pour terminer, ils réclamaient, tous, le châtiment le plus
exemplaire. « Wollé, wollé, woï, woï » et « oeil pour ceil,
dent pour dent » constituaient les signatures les plus
fréquentes. Elengui, frappant dans ses mains, puis en portant
une devant sa bouche, remarquait que le Pays-là était de plus
239

en plus étonnant. Même ceux qui ignoraient comment rédiger


la plus simple des lettres semblaient devenus maîtres dans la
confection d'une motion politique.
Un grand chef de quartier, Djassikini, s'engageait sur
l'honneur à combattre, aux côtés de Tonton, le racisme d'où
qu'il vînt, même de ses plus proches. Un Djassikini, chef du
personnel d'un comptoir colonial bien connu, écrivait :
« Je tiens à vous réaffirmer solennellement ma disponibilité
totale pour demeurer en permanence à l'avant-garde du
combat contre le racisme pour le triomphe de notre cause
résurrectionnelle... Votre mise au point sur les défauts de
certains enfants de ma tribu me réconforte à plus d'un titre,
surtout lorsqu'elle constitue une réhabilitation. Vous m'avez,
ô Responsable Suprême, ouvert les yeux et apporté la
lumière. Avant, je ne fréquentais que les gens de ma tribu.
Désormais, je le jure, je me mêlerai, systématiquement, à
ceux des autres tribus pour mieux les comprendre et me
dépasser. »
Tu parles ! commentait Elengui. Aux heures des émissions en
kissikini, un professeur de physique de cette tribu déclara : «
Mana foléma, mana toukaré lowisso natina », qui peut être
traduit en français par :« Nous lutterons résolument contre le
racisme. » Lui firent chorus un Djassikini chef de cabinet
d'un ministre, un autre, directeur adjoint du port fluvial, un
troisième, ingénieur de son état. Aziz Sonika ouvrit une
rubrique dans La Croix du Sud, intitulée « Les cadres
d;assikini condamnent le racisme »... où l'on pouvait lire :«
Notre désir : nous embarquer dans le même train que nos
frères des autres ethnies du Pays. » « Wollé, wollé, woï, woï,
à la campagne de rééducation des Djassikini égarés. » « Se
réhabiliter, signifie pour les Djassikini, renoncer au
particularisme. » « Nous devons relever le défit (sic) et nous
réhabiliter au sein de la Nation en essuyant la souillure dont
nous avons été l'objet de la part de certains de nos faux frères.
» « Engagement inconditionnel au processus de Résurrection.
240

» « Je reste fidèle aux principes sacrés de la Résurrection. » «


Chaque cadre djassikini doit aller en guerre contre ceux qui
souillent notre dignité. » « La victoire appartient au camp de
la Résurrection et non à celui du racisme. » « Il ne faut pas
vivre pour vivre, mais vivre pour toujours servir la
Résurrection. »
Ce fut cette dernière phrase que les militants du Parti, après
que Tonton l'eût choisie, peignirent en lettres d'or sur les
calicots qui unissaient les arbres et les poteaux électriques des
principales artères de la capitale. L'orchestre le plus connu
composa un high-life dont le refrain n'était rien de plus que la
fidèle reprise
241

192 LE PLEURER-RIRE

du mot d'ordre des calicots et les couplets, les grains de


chapelet des autres professions de foi.
Telle est l'ambiance dans laquelle les mutins furent passés par
les armes et de nombreux Djassikini enfermés dans la prison
de Bangoura, ou déportés dans les cellules des centres de la
brousse.
La jeunesse ressuscitante du Pays exigea que désormais,
obligation fût faite aux examens et aux concours
professionnels d'indiquer sur sa copie le nom de sa tribu. Dès
le lendemain. Tonton exauçait ce vceu par une Ordonnance-
Loi.
On fusilla encore quelques Djassikini et on décida qu'ils ne
pourraient plus avoir de bourse, ni être engagés dans la
diplomatie et l'armée.
Après avoir lu les pages qui précèdent, le jeune compatriote
ancien directeur de cabinet est stupéfait de ma capacité de
restituer, presque mot pour mot, le texte des messages, mais
me reproche de présenter le peuple Djassikini sous les
couleurs de la lâcheté.
Sur le premier point, j'abattrai mon jeu. En fait, je me suis
contenté de recopier les passages d'une revue de propagande
du continent que j'ai sous les yeux. Le Pays déborde les
frontières du Pays lui-même.
Quant à la seconde remarque, il suffit, pour y répondre, de
savoir s'il faut continuer à se satisfaire de mythes, ou si nos
faiblesses ne méritent pas aussi la vérité, ce qui n'implique
nullement de ma part quelque mépris que ce soit à l'égard des
D jassikini.
242

LE PLEURER-RIRE
195
C'était une maison banale du quartier des Evolués, quelques
rues après l'entrée dans Moundié. La case d'une amie
célibataire qui avait, ce soir-là, pris toutes les dispositions
pour ne rentrer chez elle que fort tard.
Je soulevai tous les pots de fleurs de la véranda, pas de clef.
Avais-je bien compris ? J'appuyai sur la poignée de la porte.
Elle était déjà là. Elle m'attirait à elle et le plafond tournoyait.
- Méchant, tu ne pouvais pas me donner des nouvelles plus
tôt, non ?
Je ne répondais pas, me contentant de la caresser, comme un
drogué dans le jardin de son paradis. Je l'entendais sussurer.
Je lui disais que j'aimais le slip étroit et le soutien-gorge
qu'elle portait.
- Ça, c'est mon mari qui me les achète quand il va en mission
en Furope. Ici, tu parles...
Pour la faire taire, j'y allais de Castor et Pollux, du fil dans le
dévidoir, de l'étreinte du ver à soie, des deux versants de la
colline, de l'archet de la contrebasse, de la carpe et le
goujon...
Nous nous emplissions de nos odeurs. Mais le silence ne
durait jamais bien longtemps. Dieu ! Quelle bavarde ! Un
torrent.
- Voilà, maintenant tu vas regarder l'heure !
- Faut bien. Ta camarade-là va revenir, non'
- Tu as surtout peur d'être surpris en fla.grant du lit, oui. Je la
revois encore, le ventre sur le mien, légèrement redres
sée, passant ses mains sur mon visage, y enlevant quelque
pous
sière invisible.
- Orgueilleux
- Orgueilleux ?
- Ouais, monsieur.
- Comprends pas.
243

- Ne fais pas le mongol.


Je sentais qu'elle devenait vraiment touchante. Non, ce n'était
plus de la comédie.
- Toujours, il faut que je te bouscule. On dirait que toi tu me
vois par devoir. Moi, j'organise ma vie à partir de nous. Toi...
Elle avait raison. Mais le faisais-je exprès ? Quand les choses
prenaient cette tournure, je me lançais dans tout ce dont elle
rêvait : la meilleure part du gâteau, la vague et l'encensoir, le
vent dans les gardénias, le salut à la lune, la flèche au but, le
long courrier des Tropiques, le missionnaire, bien sûr. Tout,
quoi.
Yéhé ! Vous allez croire que je me vante, mais je vous assure
qu'alors, c'était vraiment ce qu'on appelle « la vie et demie »,
comme je l'ai lu quelque part, depuis lors.
244

LE PLEURER-RIRE
197
Je n'ai pas raconté tous les voyages de Tonton. Mais, même si
je me suis volontairement limité à quelques-uns, le Chef
adorait les déplacements. Visites officielles ou de travail,
voyages d'amitié, déplacements rapides dans le cadre de sa
politique de bon voisinage, conférences internationales de
cette organisation, puis de l'autre-là, sommets régionaux,
fêtes nationales des pays frères amis, ou camarades, et,
régulièrement, les séjours privés en France et en Suisse.
Aucune occasion de voir du pays n'était négligée. Mon ami le
jeune compatriote directeur de cabinet, s'adonnant à un calcul
mesquin, put établir que le président passait en moyenne
moins de quinze jours par mois au Pays. Selon Radio-trottoir,
il avait toujours soin d'emporter, dans ces occasions, les
disponibilités du Trésor public de manière à paralyser ceux à
qui pousserait l'idée de lui jouer le coup qu'il avait lui-même
joué à Polépolé. Ce ne sont là, on s'en doute, que racontars
auxquels le style de Tonton donnait beaucoup de
vraisemblance et que je ne suis, pour ma part, pas en mesure
de confirmer. Le souci d'objectivité, en revanche, me fait le
devoir de révéler que Tonton prenait ses voyages au sérieux.
Combien de fois nc l'ai-je pas entendu se plaindre ?
- Personne ne veut me comprendre ! Nous sommes au siècle
de Concorde et de la diplomatie de contact. On croit que je
cours le monde pour faire du tourisme. Or que tous ces
voyages m'usent, m'éreintent... Je n'ai plus l'âge, moi... Si ce
n'était pas le prestige de mon pays...
Et son regard semblait se perdre vers des horizons riches,
secrets et édéniques dont la futilité des affaires publiques et
l'esprit de sacrifice l'avaient privé.
-... sans compter qu'à chaque fois, je risque ma vie. - Votre
précieuse vie.
- Merci, mon fils. Merci, merci, merci.. Que Dieu vous
bénisse.
245

Et il secouait sa queue de lion au-dessus de son obligeant


collaborateur.
- Dès qu'on embarque dans ces engins-là...
Et il se lançait dans de longs et savants développements.
Les gens du quartier Moundié avaient, quant à eux, une autre
vision de cette politique. Quand Tonton était dans la capitale,
ils aimaient persifler.
- Eh 1 mon frère, tu ne connais pas la dernière ? Tonton est
en visite officielle au Pays !
Je l'accompagnai dans une tournée dans la province de
Libotama.
Une semaine avant, des spécialistes des services de Monsieur
Gourdain, renforcés d'un clairvoyant, étaient partis en
éclaireurs. Ils sondaient l'opinion, inspectaient les pièces des
maisons dans lesquelles le Chef logerait, distribuaient des
liasses de gros billets à. son effigie, recensaient les vierges les
plus appétissantes et éloignaient tous les mauvais esprits,
dans les mille sens du terme. On démasqua soudain plus
d'agents de la Cinquième Colonne que l'on aurait pu
l'imaginer. La plus grande prise s'effectua parmi les rivaux,
les créanciers et certains chefs hiérarchique des militants du
Parti de Résurrection nationale. Le moment d'étonnement
passé, chacun faisant fonctionner sa mémoire, la secouant, lui
donnant des coups pour remédier aux faux contacts quand
elle ne répondait pas avec assez de diligence, se rappelait
effectivement telle attitude, tel propos, tel regard,
incontestablement bizarre et auxquels on n'avait guère prêté
attention sur le moment. Quelques consciences, hésitant
devant ce mouvement général, après un moment d'agitation,
avaient été bien vite apaisées par divers moyens. Tout ce
travail achevé, des rapports étaient acheminés vers la capitale
annonçant que la mission était accomplie, la route nettoyée et
que le Grand Prêtre pouvait s'avancer dans la jungle. Ce sont
très exactement les termes dont on usait dans les messages
246

codés. J'en tiens l'information du jeune compatriote directeur


de cabinet.
A Libotama, le préfet, dans son uniforme blanc
d'administrateur des colonies, nous attendait sur une piste
d'aviation camouflée par une savane verte, haute jusqu'au
mollet. Il était
247

198
flanqué du sous-préfet et d'un député de la région, corbeau en
smoking que retenait une cravate à pois rouges. Le
cérémonial était à peu près le même que celui des arrivées
présidentielles, dans la capitale : bouquets de fleurs,
applaudissements, passage des troupes en revue...
- Sacrédedieu, vociféra Tonton, qu'est-ce que ça veut dire ?

Sourire figé sur les lèvres. La suite et les officiels de la région

se demandaient s'il s'agissait d'une plaisanterie ou d'une


colère
du Chef.
- Qu'est-ce que c'est?
Ses yeux étaient des billes chargées de foudre. Toujours le
Guinarou.
- Gourdain !
L'autre bombait le torse et donnait un coup de menton pour
bien montrer sa pomme d'Adam.
- Gourdain, saisissez-vous de cet homme !
Il pointait sa queue de lion sur la poitrine du préfet. -
Sacrédedieu ! Y a plus de prisonniers à Libotama ?
Il n'entendit pas le mot qui sortit de la bouche du préfet
médusé.
- Pouvez pas répondre, non ? Spèce d'empoté, va. Y a plus de
prisonniers ?
- Si, Monsieur le Président.
- Alors, qu'on me les sorte tous immédiatement. Compris ? Et
une machette à chacun. Ce soir (il les regardait dans les yeux,
tandis qu'il secouait l'index en direction du ciel), ce soir, je ne
veux plus voir une tige d'herbe sur cet aérodrome.
Sacrédedieu ! Quant à celui-là...
Il pointa sa queue de lion sur le préfet.
248

-- A la place des autres. Veux qu'on lui porte toute l'herbe


coupée et qu'on la lui fasse bouffer, compris ? Qu'on le
bourre,
bien, bien, bien.
- A vos ordres, Monsieur le Président.
- Et qu'on me rende compte.
Tonton se tourna vers la foule des Libotamiens et les bénit de
sa queue de lion.
-- Wollé, wollé ?
- WOl, WOl !
- Wollé, wollé ?
- Woi, woï !
- Vous là.
Le sous-préfet, louchant noir, regardait la queue de lion
avancer dangcreusement, comme une sagaie, vers son nez.
- Prenez le commandement !
Le président et ses proches compagnons d'arme montaient
dans les quelques Land-Rover que la préfecture possédait. La
suite s'embarquait sportivement dans un camion, puis suivait
le cortège à la biringa-biringa. A l'entré.- de la préfecture,
l'ensemble s'immobilisait. Le président descendait du
véhicule. Les chefs traditionnels venaient s'agenouiller
devant lui. Tour à tour, ils lui remettaient la terre du pays
qu'ils avaient dans leurs mains puis passaient sous sa jambe
droite qu'il soulevait légèrement. Il répondait à cet hommage
en les bénissant de sa queue de lion, signifiant ainsi son
accord de les prendre sous sa protection et de les faire
bénéficier de son aide et de son conseil. Les tam-tams
percutaient et les danseurs tournoyaient autour du Chef des
chefs, que la foule voyait monter sur un tipoye recouvert d'un
large drap aux couleurs de la nation. Et la procession
bruyante de chants et de danses s'avançait vers la Grand
Place, la place Hannihal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé. Un
ballet, coloré de mille richesses chorégraphiques du Pays,
imbibait les sens. Les fonctionnaires et les élèves alignés,
249

brandissant pancartes et calicots, rythmaient d'un mouvement


du pied ou du buste tout ce vacarme chaleureux. Tonton lisait
un à un tous les mots d'ordre riches de philosophie et
singuliers par leur originalité : « Vive le véritable père de
notre nation », « vive le stratège suprême », et mille autres
choses de même farine, sans oublier une condamnation
vigoureuse de la Cinquième Colonne, les insultes contre
Haraka et les gens dont les noms finissaient en iste.
Du haut de son tipoye, un sourire débonnaire aux lèvres,
Tonton bénissait les têtes de laine, de sa queue de lion. Des
coups de feu de joie claquaient dans l'air. Le cortège
s'immobilisa devant la résidence préfectorale. Avant de
laisser le pré-
250

200 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 201
sident y pénétrer, un homme en tenue de guerrier traditionnel
s'agenouille devant lui et lui offre la noix de kola. A la
manière dont Tonton la rompt, la foule reconnaît le geste de
l'enfant de Libotama.
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï !
Excité par les cris de l'assistance, le guerrier, secouant sans
cesse la tête, entame, en mouvements saccadés, une danse
autour du Chef. Tonton observe le spectacle un moment, avec
intérêt et une sympathie visible. Puis, soudain, conquis par le
charme du rythme, il accompagne les derniers pas du
guerrier. Malgré son complet Quai d'Orsay, il retrouve la
cadence des fêtes de la communauté du temps de son
adolescence. La foule, ravie, engloutit le Chef sous ses
applaudissements et pousse une longue clameur.
Avec des gestes de possédé, mais toujours sous les ordres
lancinants du tam-tam, le guerrier égorge un poulet blanc
puis un noir, dont il verse les sangs sur les marches de la
résidence. Tonton les gravit en veillant bien à fouler les
taches écarlates.
La famille du préfet avait évacué l'immense résidence,
héritage des commandants de la coloniale, pour en laisser
l'entière disposition au grand hôte. Seuls sont admis dans le
salon les proches compagnons d'arme et le préfet par intérim.
Une jeune collégienne réquisitionnée fléchit les genoux
devant Tonton.
- Ek... (elle se gratte la voix). Excellence (elle hésite encore et
ferme les yeux), quel est votre goût ?
- Chivas !
La jeune fille, de plus en plus troublée, se penche vers le
président.
251

- Siouplait, j'ai... j'ai pas bien compris, mon Président.


Paternel, le Chef la prend par les épaules, la considère en,
connaisseur et l'entourage est comme gêné, mais réussit à
arborer des sourires détendus.
- Excusez-nous, Excellence, intervient le sous-préfet, préfet
par intérim, l'autre n'a pas pensé à ça. Si ç'avait été moi...
- Nous, nous en avons apporté, intervient le chef du
protocole. Juste le temps de le débarquer de l'avion... si vous
permettez...
-- Ouais. Bon. Whisky simple alors. Johnnie-Walker-là...
avec glaçon.
Sentant le regard de son président bien-aimé coller à elle, la
jeune fille s'en va d'un pas malhabile et le front perlant de
sueur. N'osant bouger les yeux, elle sent pourtant le regard
puissant du Chef lui pénétrer la nuque et s'insinuer par-dessus
son épaule. Le sous-préfet la rejoint.
- Alors, y a des glaçons ?
Sa voix est irritée.
- Quel... quelques-uns.
Soulagé, il revient occuper sa place auprès du grand hôte, qui
est justement en train de se lancer dans une longue
explication scientifique : il aime bien le whisky, Tonton.
Comme à tous les militaires, les boissons fortes font du bien.
Pas de meilleur médicament. Il tend à nouveau son verre
vide. Les médecins sérieux le confirment.
- Et puis, si l'alcool tue lentement...
Il sourit puis dit la suite.
Toute l'assistance s'esclaffe avec le bruit d'un sac de
palmistes qui dégringolerait des marches d'escaliers. Sauf
Monsieur Gourdain. Tonton poursuit ses explications : le
Chivas avait un produit-là, comment l'appelle-t-on déjà ? Ah
! Il regarde son médecin qui, embarrassé, hausse les sourcils.
Tout est-il que, reprend Tonton, le nom du produit-là lui a été
fourni par le professeur Bouvier de la faculté de médecine de
Montpellier et le produit-là qui se trouve dans le Chivas
252

permet la concentration d'esprit et nettoie bien les reins. Si,


si, si, il y a même des thèses sur le sujet. La jeune fille
apporte le liquide blond tabac.
-- Une mesure pour troufion, ça.
Le préfet par intérim lance, non, tire, même pas, décharge un
regard armé d'éclairs sur la malheureuse jeune fille. De plus
en plus gauche, elle s'en retourne doubler la dose.
253

202 LE PLEURER-RIRE

- C'est comme le vin de palme, observe un membre de la


délégation, relançant le débat sur le Chivas. Le docteur
Malvoisier, celui qui a passé près de dix ans à Libotama, il a
prouvé que ça contenait des vitamines.
- Ah ! bon?
- Je vous le dis. Même que ça rend jamais saoul. Ça tourne
quelquefois la tête, mais ce n'est pas vraiment (il fait une
grimace) la saoulerie, si c'est saoulerie-là.
- Tiens, tiens, savais pas.
- Dis, laisse. C'est bon pour la santé.
- On devrait faire des recherches là-dessus.
Tonton désigne le jeune compatriote directeur de cabinet. -
C'est à vous, les intellectuels, de nous découvrir tout
ça.
- Ah ! (mouvement pour renverser la tête en arrière). Mais
nos intellectuels-là, c'est faire la politique seulement qu'ils
veulent.
- C'est ça même.
- Tous des ambitieux.
- Laisse. Comme si les Pasteur et les Einstein-là, ils
s'amusaient pour eux à faire la politique.
Tonton secoue plusieurs fois la tête d'un air concentré.
- Bien. Très bonne réponse. C'est bien, mon enfant.
- Pourtant, c'étaient des savants, eux. De vrais savants.
Eh bien ! ils laissaient les vieux de chez eux gouverner.
- Ils restaient pour eux dans leurs laboratoires. Jamais l'un
d'eux n'a essayé de donner une leçon aux politiques. - Chacun
son travail, non.
- Or que chez nous, les intellectuels-là, ils connaissent
seulement faire l'opposition ou rester en France.
- Et tous en iste par-dessus le marché.
- En iste de Paris, oui. De Pigalle. Ils ont peur d'aller dans
les pays en iste, les zigotos.
254

- Ah 1 laisse, dis.
Et l'on porte les verres à la bouche et l'on se fait verser une
seconde dose et l'on hausse la voix et l'on rit et Ton est fier de
soi.
Comme un homme au deuil encore frais, je ne ressers plus le
goût des atmosphères de danse, où je découvrais naguère le
fruit le plus sucré de la vie. C'est bien pour faire plaisir à
Boubeu que je nie suis laissé, hier soir, entraîner à
L'1~Iibiscus, discothèque en vogue du bord de nier.
La compagnie bancale, trois femmes et cinq mâles, annonçait
une nuit bien fade. Je n'ai dansé qu'une fois. Politesse de
chevalier envers la plus laide, qui ne cessait de battre la
mesure de la tête et du pied, tandis que son époux,
fonctionnaire des impôts ait physique de l'emploi,
développait à Boubeu je ne sais quelle théorie savante.
De la terrasse où nous étions assis, j'observais, critique, tes
gestes grotesques des danseurs enfermés dans cet aquarium
gué traversaient, au rythme des éclairs, des jeux de lumit~-rl
cu.r sons sirupeux. Des idées de philosophe médiocre
m'assail%airiji et tne renforçaient dans mon silence.
Après chaque morceau, par petits paquets, des darae«rs
joyeux ou romantiques venaient sur la terrasse s'asseoir ou
respirer le vent du large. Sans discrétion, j'ai suivi des yeux
une
F,uropéenr.e en pantalon blanc. Son vêtement accusait les
formes de sa silhouette que, malgré des hanches un peu
fortes. je trouvais séduisante. Sa poitrine se soulevait et
redescendait lentement, comme d'une sportive après l'effort.
On eût dit qu'elle voulait s'emplir le nez et le corps de chaque
goutte d'air marin, de chaque parcelle des cieux, de chaque
élément de la nuit.
Le visage, à contre-jour, m'a paru familier, sans que je puisse
y poser un nom. Banal portrait de revue ? Silhouette d'une
célébrité dont l'identité ne me revenait pas ? Ou bien
255

rencontre d'un rêve étrange ? Je n'entendais plus ni les


analyses du fonctionnaire, ni le papotage de la tablée.
256

204 LE PLEURER-RIRE LE PLEURER-RIRE 205

Le disquaire a donné un slow à la mode. Fernando, je crois.


en fête, multipliant les politesses, mais je suis monté
résolument
Un air à vous enrouler le corps. Elle a remué les épaules,
commedans un taxi qui faisait du racolage à l'entrée de la
boîte.
un oiseau frileux qui secouerait ses ailes. Se tournant brus- -
Faudra que je te parle.
quement, comme prise de décision à la fin d'une période de
Boubeu m'a donné une tape affectueuse sur l'épaule.
concentration, elle a fondu vers notre groupe. Elle venait vers
nous, vers moi, je le savais, je le sentais. Non, elle m'a ignoré.
Je l'ai vue se pencher et, sans avertir, embrasser dans le cou
Boubeu, surpris. L'ami flatté, a ri, l'a reconnue en levant les
bras aux cieux et, plein d'entrain, la main sur la taille de la
femme, a abandonné le fonctionnaire, pour aller dans la salle.
Moi, j'ai avalé mon whisky, allumé une cigarette, toussé et
me suis dirigé discrètement vers le bar pour y régler
l'addition. Boubeu et l'inconnue au visage qui démangeait nia
mémoire dansaient sur place au milieu de la piste, les yeux
clos, tous deux unis dans une affection qui suscitait en moi un
malaise absurde. J'ai commandé une deuxième tournée pour
la compagnie, et j'ai immédiatement réglé sur place.
A la fin de la danse, avec des gestes de grand seigneur,
Boubeu nous l'a présentée. Je n'ai pas bien compris son nom.
Quand nous nous sommes serrés les mains, j'ai cru sentir une
pression hésitante, mais elle me regardait à peine, souriant
déjà au stri,an.t. Elle a rejoint des amis qui devaient l'attendre
à l'intérieur.
Je me suis donné en spectacle dans un rock des années
cinquante avec l'une des jeunes filles de notre table, guettant
du coin de l'ceil si la femme au pantalon blanc me prêtait
quelque attention.
257

Quand nous avons quitté L'Hibiscus, je l'ai aperçue avec un


grand aux cheveux qui bouclaient dans le cou. Sa joue contre
la poitrine de l'homme, elle avait passé ses bras sur sa nuque.
Boubeu et la bande voulaient alors terminer la soirée à La
Maquina Loca.
- Là-bas, y a moins de toubabs qu'ici et les rythmes sont
meilleurs. •
Je savais que je dormirais mal, ntais.j'ai quand même insisté
pour prendre congé d'eux. Ils ont poussé des hauts cris de
bandes
258

LE PLEURER-RIRE
207
Tout était prêt pour le meeting sur la place Hannibal-Ideloy
Bwakamahé Na Sakkadé. D'abord force wollé, wollé, woï,
woï, comme des bouquets de fleurs d'accueil. Puis le chef du
protocole provincial annonce que le préfet (par intérim)
prendra le premier la parole pour prononcer un toast de bonne
arrivée. Et le commandant de le faire. Inconscient pastiche de
ceux que prononçait Tonton, lorsqu'il recevait l'un de ses
pairs en visite officielle. On l'applaudit et les scouts chantent,
dirigés par un chef d'orchestre penché en avant qui dessine
des arabesques de ses doigts.
Va,
Scout de France
Et ton bâton en main...
Lorsque Tonton se lève, les tam-tams roulent et les wollé,
wo11c, woï, woï, sont encore plus longs à mourir que tout à
l'heare. Il bénit la foule de sa queue de lion. Et il parle. Il dit
merci, m;:rci, merci, vraiment merci beaucoup. Et il dit le
mot de passe des contes et la foule répond avec l'allégresse
d'une ronde. Et i' le répète et la foule répond. Et lui aussi le
répète sur un ton plus aigu que les deux premières fois et la
foule répond avec plus de force que précédemment. Mais cela
ne lui suffit pas. Et il demanda s'il doit dire. Et la foule lui
répond de dire. Et il demande s'il doit tout dévoiler et la foule
qui s'échauffe répond qu'il doit tout dévoiler. Et il demande
s'il doit aller jusqu'au bout et la foule, excitée, répond qu'il
faut aller jusqu'au bout. C'est alors qu'il clame la joie du père
de retrouver les enfants et la foule l'interrompt pour chanter
en frappant dans ses mains.
Tonton est revenu, wéwé, La famine va cesser Tonton est
revenu, wéwé, La famine va cesser...
Il dit merci, merci, merci vraiment, merci beaucoup. Il dit la
joie du père de retrouver les enfants. Il revendique et
réaffirme ses racines. Il dit qu'il n'a rien oublié, qu'il ne
259

violera jamais les serments de la nuit de la circoncision. Et il


fait des promesses. Son ministre des finances fronce les
sourcils. Qu'importe ! Il annonce quand même une route, une
école, un collège, un lycée, un hôpital pour remplacer ce
vieux dispensaire qui ressemble plus à des latrines qu'à autre
chose. L'eau, l'électricité, le téléphone, la télévision, un stade
moderne, un hôtel, une usine, des emplois... Et il ne peut plus
continuer. Ses paroles sont submergées par une lame de cris
de joie. Tamtams, danses, you-yous, égosillements, cris
indéterminés... L'animateur réussit à mettre un peu d'ordre à
renforts de wollé, wollé, woï, woï. On reconduit le Chef à sa
place et la cérémonie se poursuit avec des offrandes : les
délégations des différentes terres de la préfecture et des sous-
préfectures dépendantes présentent, qui des défenses
d'éléphants, qui du gibier fraîchement abattu, qui des poules
et des moutons aux plumes et laine de couleur sacrée, qui des
oeufs, qui des fruits aux couleurs éclatantes, qui des objets
symboliques. A chaque fois, Tonton avance les mains comme
pour les recevoir, mais le protocole chipe, en un éclair, les
dons et les confie aux hommes de Monsieur Gourdain pour
un examen de fouineur de long en large, surtout en
profondeur, avant de les faire disparaître quelque part. Le
chef du protocole note attentivement le nom de chaque
délégation. Le lendemain, les terres manquantes seront
convoquées et devront s'expliquer sur leur absence. Les
écoliers endimanchés récitent un compliment, puis sont vite
oubliés devant la frénésie d'un groupe emporté dans
l'emballement d'une danse traditionnelle bien connue. Les
femmes évoluent toutes d'un même côté, buste nu, reins
ceints d'un buisson de fibres végétales, les hommes leur
faisant face. A intervalles réguliers, les deux lignes se
rapprochent au pas de danse, chaque danseur cherchant à
séduire et s'attacher un partenaire dans le rang des autres.
C'est une longue histoire où la fille convoitée ne se laisse
généralement pas convaincre dès les premières contorsions.
260

Tantôt elle simule, paupières baissées et tête penchée de côté,


les vierges timides, tantôt elle joue les
261

208 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
209
difficiles. Mais voici qu'une femme elle-même, buste en
avant et port de tête conquérant, annonce son savoir-faire
dans la colonne vertébrale et du côté des reins. Ouallaï !
Finalement, les uns et les autres, d'un commun accord, se
jettent, en un rythme endiablé, soutenu par les tam-tams, dans
la copulation la plus libre et la plus énergique qui soit, dans
une richesse et une variété de styles, selon l'inspiration de
chaque couple. La foule, qui reconnaît avec attendrissement
les mimiques du bonheur suprême aussi bien que celles des
problèmes intimes, sent se dégrafer quelque chose dans la
poitrine et remercie les acteurs d'applaudissements et de
hourras sans réserve, mille fois plus puissants que ceux qui
ont, tout à l'heure, salué les discours.
Je vois Tonton se pencher à l'oreille du préfet par intérim et
montrer du doigt une danseuse aux seins bien fermes. Le haut
fonctionnaire régional répond par des mouvements de tête
intelligents.
Un discours doit mettre fin à la cérémonie. C'est l'affaire du
doyen des corps constitués : monsieur le Député de la région.
Pénétré de l'importance que confère cet honneur, il s'avance
avec solennité, reconnaissable entre tous à son smoking et à
sa longue cravate rouge à pois.
- La cérémonie est close !
La foule applaudit, comme les enfants qui se libèrent par
mille cris quand retentit le signal de la récréation. Et tandis
qu'on lui fait scander les derniers wollé, wollé, woï, woï, un
groupe vient rendre compte d'une situation au président. Il
écoute d'abord avec un visage pénétré, hochant plusieurs fois
la tête d'un air approbateur, puis soudain éclate du rire
hygiénique des
militaires en bordée.
- Sans blague ? Elle est pas mal celle-là, alors.
262

Tonton, regardant le ministre le plus gradé, remue son index,


comme s'il appuyait sur une gâchette.
- Ecoute ça un peu, toi. Vous là, racontez-lui ça. Le ministre
réussit, à grand-peine, un léger sourire. - Tu te rends compte
?
Et Tonton redevient brusquement sérieux. .
- Allez, pas de sentiment. Qu'on l'emmène chez le médecin
pour l'aider à reprendre connaissance. Et tout de suite après,
deuxième service. Doit tout bouffer. Faut que ce petit con
comprenne. Rien de tel que les méthodes d'Indochine et
d'Afrique du Nord. Vous verrez. C'est bon.
Là-bas, le préfet puni n'arrivait plus à avaler la moindre
brindille de l'aérodrome.
Que se passa-t-il ? Radio-trottoir raconte que l'homme finit
par déglutir toute l'herbe prescrite, en fut malade pendant
plusieurs semaines, sans en mourir. J'en aurais douté s'il ne
m'était pas arrivé de rencontrer plus tard, bien plus tard, dans
Moundié, le fonctionnaire dégradé. Mais, bien que je n'aie
jamais osé le questionner sur le sujet, je le soupçonne de
quelque tricherie ou de la complicité de ses bourreaux.
Je suis sûr d'avoir vu pénétrer, ce soir-là, dans la résidence
affectée à Tonton, successivement la jeune fille qui servit à
boire au Chef, lors de notre arrivée, puis l'une de celles que
nous avions vu danser. Je souligne ce détail sans autre
intention que de témoigner des hautes performances
amoureuses de Tonton. Aucune arrière-pensée. Comment
oserais-je ? Jusqu'à un certain rang, les membres de la
délégation avaient le plaisir de découvrir sous leur
moustiquaire, à la fin de la journée, un cadeau vivant, jeune,
chaud et ferme qu'il eût été malséant, voire injurieux, de
refuser. J'en ai moi-même profité bien des fois. C'est là un
legs des vieilles traditions de chez nous qu'au demeurant les
plus intelligents des Oncles nous prient de conserver avec
soin, pour nous préserver des influences dissolvantes et
aliénantes du monde moderne. Mon grand-père, homme de
263

rang élevé parmi les Djabotama - donc propriétaire de


nombreuses épouses - ne manquait pas une occasion d'en
offrir à l'hôte de passage, pour l'agrément de sa nuit.
Le lendemain, grand consistoire dans la salle du collège. Les
tables étaient disposées en U: le président à la base, les quatre
députés de la région, dans son voisinage immédiat, les
ministres relégués un peu plus loin, à la droite du préfet par
intérim. Après une courte introduction de ce dernier, le doyen
des parlementaires Djabotama (l'homme au smoking et à la
longue
264

210 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
211
cravate rouge à pois) prit la parole au nom de tous. Il tenait sa
feuille d'une main, tandis qu'il secouait l'index de l'autre. -
Excellence !
On entendait le silence poignant des villages.
« Par la présente intervention, ô combien message, il est de
mon humble devoir de vous relater succinctement nos
doléances qui nécessitent une réponse adéquate car
nombreuses furent avec abnégation toutes les tendances
aberrantes qui empêchent la bonne marche de nos exposés et
de notre littérature auprès de Votre Excellence en particulier,
et à tous ceux qui vous entourent en général. »
Et le vieux continue avec application, tel un pion insouciant
des bavardages cruels, un long discours tout fleuri de passé
simple, de subjonctif et d'allusions répétées au Panthéon de la
Grèce ancienne.
A part moi, personne ne l'écoute vraiment.
Il fut fortement applaudi. Pwa, pwa, pwa. Pwa, pwa, pwa.
Il s'arrête et replie son papier. On dirait que ses mains émues
le chiffonnent. Regardant tour à tour le président qui hoche la
tête, puis la salle silencieuse, il hurle brusquement, le poing
en l'air .
- Wollé, wollé ?
- Woï, woï, répond la salle.
- Wollé, wollé ?
- Woi, woi 1
Le député regagne sa place sous les applaudissements de la
salle satisfaite. Un homme se lève, la poitrine barrée en
diagonale d'une large écharpe aux couleurs de la patrie. Un
autre élu sans doute. Mais un murmure parcourt la salle
décorée de sourires. Tandis que l'homme s'approche, je
distingue une inscription sur l'écharpe. L'homme vient se
265

planter juste en face de Tonton, à qui le préfet par intérim


glisse un mot. L'autre se présente :
- Jim Ngwalessa, dit Mauvaise Aventure, P.-D. G.,• élu des
hommes d'affaires et bailleurs de fonds de la communauté
libotamoise.
La foule mêle des éclats de rire à ses applaudissements.
Mon voisin me chuchote à l'oreille qu'il s'agit d'un ancien
planton de l'administration, depuis lors retraité, tenancier d'un
magasin et du bar le plus populaire de la préfecture. Tonton,
qui vient de terminer la lecture du mot du préfet par intérim,
en remuant ses lèvres, a un rapide sourire. Je réussis à
déchiffrer l'inscription sur l'écharpe. C'est le titre exact par
lequel Jim Ngwalessa s'est présenté tout à l'heure.
- Parle kibotama, ko.
L'assistance est comme une chambre à air percée. Elle tente
de retenir prisonnière son envie de rire, mais elle finit par se
dégonfler, coup par coup. L'homme poursuit sur la même
lancée.
- Laisse la langue d'autrui, dé ! Parle pour toi kibotama, ko.
- Kibotama ! Kibotama ! que voulez-vous incinérer par là,
hein ? Vous croyez c'est vous seulement qui connaissez
frapper falassé-là avec la langue ?
- Ah ! parle kibotama, toi aussi-là.
- Eh bien, merde ! Coutez.
Et dépliant son bras droit dans un geste théâtral, il
commence.
O combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce
morne horizon...
Et soudain, comme un cerf-volant qui s'est décidé à prendre
l'air, le voilà parti, scandant, dans un silence pieux, la suite
des vers célèbres.
... de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts
en attendant tous les jours sur la grève Ceux qui ne sont
jamais revenus !
266

La foule éclate en applaudissements sincères et respectueux.


Jim était au garde-à-vous face à Tonton. II fait une courbette
à la japonaise, puis s'en retourne à sa place, plein d'orgueil
dans le cou, comme un joueur qui vient de marquer un but.
Juste avant de s'asseoir, il se reprend, affronte du regard les
représentants des habitants de Libotama et leur lance :
- Con de votre mère !
267

212 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
213
Le rire qui lui répond prouve bien qu'il n'y a aucune rancune
contre le vieux.
Il y eut encore quelques orateurs à prendre la parole en
commençant par « comme vous l'avez dit très justement » et
qui tenaient surtout à faire remarquer à Tonton que, eux au
moins, avaient bien compris les enseignements du Chef, mais
qu'ils avaient du mal à se faire comprendre de leurs
concitoyens.
Tonton répondit à tous les orateurs en bloc en soulignant qu'il
était heureux de cette discussion familiale ; qu'il en aimait la
franchise ; que ce n'était pas bon de garder au fond du coeur
les mauvaises pensées ; qu'en les exposant on fournissait
l'occasion de lever les malentendus ; qu'il n'était pas resté
insensible à ses frères de la brousse ; mais qu'il ne fallait pas
poser le problème en termes de région ; qu'il était, lui, le
Tonton, le Père de toutes les régions et de toutes les tribus,
alors... Et il se mit à s'en prendre à l'honorable député. Il le
secoua de sa palabre, certes, mais avec ménagement car,
comme disent les vieux, quand on veut gifler son enfant, on
freine toujours son bras. Et il cita les actions réalisées au
bénéfice de la région. Il procéda à une nouvelle énumération
de celles qu'il avait promises au cours du meeting de la veille.
On l'applaudit encore. Moi, je ne suivais plus. Mon regard ne
cessait de revenir vers Jim.
La conclusion de Tonton était la récapitulation des promesses
tandis que le ministre des finances se massait le menton,
évitant de rencontrer quelque regard que ce soit.
-... au début était l'action ! Finies les promesses non tenues !
La promesse est une dette ! Je ne suis pas un blablateur, moi.
En vérité, je vous le dis, vous pourrez faire la comparaison
entre Polépolé et moi et vous ne regretterez rien. Mes
268

ministres ne reviendront ici que pour poser des premières


pierres et moi pour des inaugurations.

Départ inoubliable de Libotama. C'était par la route. Même


fête qu'à l'arrivée. On nous accompagna jusqu'au bac de la
rivière qui creuse des méandres aux portes de la préfecture. -
Le train de Land-Rover embarqua sur le radeau que halaient
de lourds filins d'acier, tandis que les villageois demeurés sur
la rive
libotamoise entonnaient des chants et effectuaient des danses
à faire vibrer les cordes les plus intimes du Chef. Il esquissa
d'abord des pas de danse pour répondre à l'au-revoir puis, la
voix serrée, il s'adressa à l'officier d'ordonnance.
- Lieutenant, passez-moi une liasse.
Après avoir ouvert le cartable dont il ne se départait jamais,
le lieutenant tendit, dans un geste d'une discrétion maladroite,
un paquet de billets de banque bien glacés. Tonton, dans de
grands gestes nerveux et dramatiques, arrachait l'élastique qui
les enserrait et se mit à jeter, dans une allure de semeur, des
coupures à son effigie, qui tournoyaient comme des hélices
abandonnées au vent, avant de se poser, mollement, sur la
surface de l'eau. Aussitôt, des enfants plongeaient dans la
rivière, oubliant la puissance des esprits qui s'y cachent
d'ordinaire. Puis des adultes. Chacun nageait en des styles de
désespoir vers le papier mouillé. Dans les gerbes d'eau, on
devinait les gestes désordonnés des uns et des autres
s'arrachant, dans une fiévreuse curée, la manne tombée des
cieux. Il y eut, à n'en pas douter, quelques coups de poing.
Tonton riait et continuait à jeter des billets au vent et aux
eaux. Combien y en eut-il de récupérés intacts, combien de
déchirés, combien d'emportés dans le tourbillon du fleuve ?
Tonton riait, riait aux éclats, riait.
269

LE PLEURER-RIRE
215
Comme le Guinarou, dressé sur son séant, lançant des
hurlements vers les cieux, Tonton faisait trembler les
meubles, les vitres et les lustres. Aussi terrible que le
Guinarou, vraiment. J'avais du mal à maintenir le plateau en
équilibre sur la paume de ma main.
-- Ah ! petit, vois ça un peu.
Menton levé, les paupières battaient au rythme des ailes de
papillon.
- Lis donc toutes ces saletés... Ces maquereaux de Blancs !
Le bureau était tapissé de journaux ouverts.
- Peur que je devienne communiste ! Parce que je parle de
résurrection nationale et que je rends hommage aux
camarades chinois ! Toujours leur racisme-là. Alors que Papa
de Gaulle, lui aussi, parlait d'indépendance nationale. Comme
si ce que j'ai vu là-bas ne mérite pas de louanges, non ? Et se
mettent à m'insulter. Comme un n'importe qui ! Comme un
vulgaire individu ! Individus, eux-mêmes, oui. Lis ça un peu.
Gavroche Aujourd'hui ! (Grimace de dégoût). Regarde ce
dessin. Est-ce que j'ai cette tête de singe panzé, moi ?
Il en dépliait déjà un autre.
- Et çui-là qui m'appelle « roi nègre >. Pas du racisme, ça ?
Con de sa maman !
Moi, j'avais envie de tout lire, dans le calme.
- Et çui-là, regarde. Regarde. Prétend, non mais ça alors,
prétend que je me paie des voyages avec le fric, con de sa
maman i avec le fric de la Coopération au lieu de payer la
dette postale. Te rends compte un peu? Rends compte? Et si
La Croix du Sud se permettait un peu d'insulter le président
Pierre Chevalier... ta verrais aussitôt leur voyou
d'~mbassadeur-là, courir quémander une audience et exiger
des explications.
-- Voire des excuses.
270

C'était le ministre des Affaires étrangères. Il avait pénétré


dans la pièce sans se faire annoncer. Il surgissait toujours
chez le président, sans précaution ni scrupule. Tonton hocha
la tête.
- Tiens, appelez-moi Aziz Sonika. tout de suite.
Un sourire d'enfant malicieux.
- Faut que notre ambassadeur à Paris tape sur la table, lui
aussi.
C'était encore le ministre des affaires étrangères.
- Ordre déjà donné (geste de désinvolture par-dessus
l'épaule).
- Déjà exccuté, respecté président.
- Ouais (ton bougon), mais ces bandits-là n'ont fait recevoir
mon ambassadeur que par un vulgaire fonctionnaire de leur
Quai d'Orsay, si c'est Quai d'Orsay-là. Mon am-bas-sa-deur
(rythmé par des mouvements d'index) ! Rends compte ? Mais
est-ce que tu te rends compte ?
Les paupières continuaient leur mouvement d'ailes de
papillons.
- Les Blancs sont les Blancs. Nous pr,~„nent toujours pour
des gamins. Attends seulement (il avançait le menton).
Pensent que je ne les connais pas parce que je suis nègre. Or
que, je suis moi-même citoyen français. Connais leur
mentalité, ouais. Vont voir un peu.
Il se levait et marchait en hochant la tète.
- Pas laisser passer ça comme ça. Vont voir un peu qui est
Bwakamabé Na Sakkadé, fils de Nbakoro, fils de Fouléma,
fils de Kiréwa. Spèces de bandits ! Spèces d'individus !
Son doigt pointait le calepin du jeune compatriote directeur
de cabinet.
- Prends note, petit. Informe le ministre de la propagande que
je fais une déclaration importante qui devra être diffusée au
journal parlé de la mi-journée. Bande de maqu;reaus, va.
271

Il se mit à marcher les mains aux hanches, gonflant la


poitrine, comme un sportif après la course. Le jeune
compatriote directeur de cabinet se leva à son tour.
-- Respecté Tonton, avcz-vous des instructions -à me donner
pour la rédaction...
272

216 LE PLEURER-RIRE

- Non, non. Déjà fait ça moi-même. Faut que je lise un papier


qui corresponde au rythme de ma respiration. Aujourd'hui,
pas de phrases longues, ni de grand français-là. Pas du
Molière, si c'est Molière que je vais leur envoyer. Des
couilles de nègre dans la langue de la Sévigné. Ouais. Vont
voir... Attends. Emporte-moi toutes ces saletés.
Je me précipitai pour aider le jeune compatriote à rassembler
toute la presse française.
Quel régal ! Surtout avec Gavroche Aujourd'hui. Il insultait,
d'accord, mais d'une manière... A en garder la main sur la
bouche. J'avais l'habitude de le montrer à Elengui qui ouvrait
la bouche, puis la cachait derrière sa main. Mam'hé !
Faut avouer d'ailleurs que si les Oncles ont une autre
mentalité que la nôtre, une mentalité souvent difficile à
comprendre, moi j'admire comme leurs chefs se laissent
ridiculiser par les journaux... Au Pays, pour bien moins...
Longue après-midi. Boubeu n'est pas venu. Il était pourtant
question d'un apéritif chez la dame en blanc de L'Hibiscus.
Bizarre comme son visage me trouble. Ni beau, ni laid, mais
une force de pénétration. Beauté d'intelligence, beauté de
caractère. Les plus foudroyantes. Visage lancinant. Mais où
donc ? Dans une autre vie ?
273

LE PLEURER-RIRE
219
Tiya habitait rue des Sénoufos. Il y aura bientôt un siècle que
les premiers Oncles y regroupèrent les indigènes recrutés
pour offrir leurs muscles et leur sueur à la fécondation des
premiers grands travaux de la ville, dont notamment ce pont
qui sépare Moundié du Plateau, et qui depuis lors, a été
baptisé HannibalIdeloy Bwakamabé Na Sakkadé. Un autre
don, aussi des mèmes. Dont on parle moins. Le sang. Pour la
route du cacao. Mais c'est là une autre histoire que celle-ci.
A part sa brique et ses tuiles cuites, la maison du Vieux avait
la forme la moins originale qu'on puisse imaginer. La parcelle
était sceur, presque jumelle, de toutes celles de Moundié :
clôture de planches mal assemblées, cour de poussière sans
jardin, avec à l'arrière un puits de fortune et quelque carcasse
rouillée d'un véhicule dérnod;.. Quartier bruyant où la
musique, la bonne humeur, l'insouciance, l'élégance, la
gentillesse, jaillissaient de partout, réchauffant la température
ambiante. Riche île coralienne d'Océanie, prospère et sans
souci, où indigènes des deux sexes, nus de beauté
essoufflante, apprennent l'eau salée, le sable, les fleurs, la
danse et l'amour au voyageur en quête des soleils. Rien ne
manque au tableau. Guitare hawaïenne, dents blanches et
bières massent nerfs et coeurs stupéfaits. La maladie non
plus. D'autres Oncles aventuriers y crèveront de syphilis.
Pour qui circule dans les rues de Moundié, il est difficile,
même muni d'un télescope à verre filtrant, de détecter un
nuage sur le visage de nos gens de la ville. Parqués dans un
horizon de ciel boueux, ils vont leur vie, avec la naïve
insouciance de l'enfant jouant à la mareilu. Alcool d'ivresse
revivifiante ? Drogue savante et délirante qui grignote en
secret viscères et cellules nerveuses ? Tonton pouvait bien
encore demeurer et continuer à légiférer des siècles et des
siècles, pour-vu qu'il n:, touchât pas à cette bonne atmosphère
de kermesse.
274

Tiya y baignait à son corps défendant.. Il nous recevait dans


une pièce aux murs nus, couverte d'ombres qu'une couche de
chaux aurait fait s'évanouir. Je revois encore le sol au ciment
couleur de chicouangue et presque vide, quelques fauteuils de
bois à fond d'osier et sans coussins, un meuble au vernis
défraîchi, reliques surannées des temps de gloire. Toujours du
monde. De vieux compagnons, d'anciens électeurs, des
jeunes, un parent venu du village, ou simplement un ami dont
les liens vont de soi et sont trop difficiles à expliquer aux
curieux.
- Tiens, te voilà ?
Il ôtait la paire de binocles cerclés de fer qui lui pinçait le
bout du nez et posait le journal ou quelque livre jauni.
Moundié prétendait que le vieux faisait des découvertes dans
d'anciens textes latins que plus personne ne savait lire. Une
manière de féticheur amusant.
- Y a longtemps, dis donc 1
Quelquefois, il ajoutait :« Tu bois quoi ?»
Il souriait, fouillait dans le fond de sa poche et finissait par
envoyer un membre de la maisonnée acheter des bouteilles
glacées au bistrot voisin.
Il taquinait le jeune compatriote directeur de cabinet.
- Alors, vous voulez retourner à la barbarie ?
Ses yeux pétillaient comme après une bonne farce.
- Ça, c'est le complexe. Le complexe face aux Oncles.
Comme on a peur de lutter sur le même terrain qu'eux, on
s'en retourne en chercher - ou on en invente un - où l'on est
sûr de ne pas les rencontrer. Tout ça, ça mène à la médiocrité.
Faut pas fuir les Oncles. Quand nous les chassons, en fait
nous les fuyons. Et nous les fuyons, pour mieux macérer dans
le jus de nos babouches. Crois-moi (ses yeux accommodaient
un point éloigné et sa tête dodelinait avec conviction), crois-
moi, il y a moyen de conserver les Oncles non plus en maître,
mais en adversaire. En adversaire, pas en ennemi. Tout le
reste n'est que boniment. Un intellectuel de ton gabarit ne
275

doit pas se laisser prendre à toutes ces histoires de nègres. Toi


au moins, tu as étudié le latin, toi.
On revenait avec les bouteilles suantes de fraîcheur. Sur le
vieux meuble, dans un cadre vitré, habillé à l'européenne,
mode d'avant-guerre, nceud papillon au cou, la chevelure
partagée par un sillon central, le jeune Tiya, le cou bien droit,
nous regardait l'air conquérant.
276

220 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
221
- Mais dis-moi un peu, petit, qu'est-ce que tu fabriques dans
cette équipe ?
- Suis pas dans l'équipe vraiment-vraiment, quoi. A côté.
Juste un fonctionnaire qui prête ses services.
- Mais trop près (il secouait la tête, en faisant la grimace).
Trop près. On a tendance à t'assimiler. Et puis ces postes-là
sont souvent l'antichambre.
Qui pouvait dire non aux nominations brusques annoncées à
la radio et garder son cou intact ? Moi, j'absolvais le jeune
compatriote directeur de cabinet.
- Peux-tu lui dire la vérité, au moins?
Le jeune compatriote haussait vaguement les sourcils.
- D'aillcurs, quelle importance ? (Tiya secouait les épaules.)
Est-ce qu'il peut, je ne dis pas te comprendre, mais
simplement
suivre ton raisonnement ?
Le vieux buvait une gorgée et nous invitait d'un geste à en
faire autant.
- L'homme-là n'a jamais étudié le latin, lui. Un militaire... Si
encore c'était un vrai cyrard, sorti de corniche. Allez, va, tu
aurais mieux fait de rester là où tu étais. Tu travaillais plus
pour l'Afrique en exerçant ton métier, oui. Aujourd'hui, tu
sais, ce n'est pas par tout ce bruit que vous faites que le
drapeau de l'Afrique gagnera du terrain (il fit non de la tête).
C'est dans le monde du travail et de l'étude...
Il s'arrêta comme s'il venait d'apercevoir quelque chose dans
la salle.
- ... de la recherche aussi. Ça, c'est du concret. Vos tribunes
politiques-là, c'est l'occasion de gueulantes, rien de plus...
Tempêtes dans un verre d'eau.
- Tu veux que je démissionne ?
277

D'un commun accord, ils abandonnaient le sujet. Sourires et


yeux malicieux. Nous nous enquérions de sa santé. Il revenait
d'une cure en France. Vichy ou Vittel, ou quelque chose de ce
genre. Réponses brèves. Un grand seigneur qui craignait de
descendre d'étage en potinant trop sur ses petits bobos.
Projets ? Aller s'installer au village, en brousse. Un rêve
d'exploitation agricole. Mais les banques ne le comprenaient
pâs. Et puis trop
chère, la vie en ville. Il citait des chiffres et taquinait le jeune
compatriote directeur de cabinet.
- Mais, est-ce que je suis au pouvoir, moi? Je rédige et
transmets des notes. C'est tout. Est-ce qu'ils me consultent,
même?
- Et votre Yabaka-là ? Paraît que c'est votre cheval de
rechange ? Le caporal progressiste ! Bonaparte !
Vexé, le jeune compatriote directeur de cabinet fermait son
visage, comme on dirait en traduisant mot à mot du kibotama.
- Bonaparte ! (Tiya esquissait un éclat de rire.) Je vais te dire,
moi. Lui non plus ne comprend rien à tout ça. Je l'ai suivi une
fois à la télévision. N'a pas étudié le latin non plus. Un chef
de bande, lui aussi. Ça sait prendre le pouvoir, ouais. Mais
l'exercer...
Il demeura la bouche ouverte, admirant une beauté que nous
ne voyions pas, quelque part devant lui. Il se ressaisit et
éclata de rire.
- Tu n'es pas au pouvoir ? (A nouveau rire, puis brusquement
sérieux.) Crois-moi, petit, si un jour la pirogue se renverse, tu
ne pourras rien expliquer. Tous ces gens que tu vois là,
aujourd'hui ils ne songent qu'à danser. Y a bon rumba, jerk,
kavacha et tout le bastringue. Quant aux vieux, ils sont prêts à
te rendre n'importe quel service, surtout quand ils te voient en
voiture, avec ta cravate, comme un Blanc. Ils sont même fiers
de toi. Mais sont comme des chiens. Des animaux
domestiques gentils et bien dressés tant que le maître n'est
pas blessé. Mais le jour où coule une seule goutte de sang...
278

- Ecoute, le vieux, faisons la paix. Je ne suis pas venu parler


politique.
De la maison voisine nous parvenaient les sons d'un transistor
envahissant. L'indicatif musical précédant les bulletins
d'information. Puis la voix d'Aziz Sonika. L'hymne national.
-- Eh ! eh ! On dirait que l'autre-là va parler.
Le vieux se leva pour allumer son poste.
- Qu'est-ce qu'il a encore à raconter ?
C'était effectivement la voix qui savait différencier les é des è
et des ai d'une part, les o des au d'autre part, les 1 des u enfin.
279

222 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
223
Agence France-Presse, ouvre tes oreilles grandes comme
celles de lapin, sinon tu auras des oreilles d'éléphant.
Longtemps après, Moundié citera cette phrase chaque fois
que, tous feux baissés, les murs intérieurs chuchoteront des
anecdotes sur les bouffonneries du Chef.
Que tu sois logée dans un mur dans notre pays, pour dire ton
mensonge habituel et déformer les choses, ache qu'un jour
viendra où tu seras chassée de tous les coins de la terre.
Agence France-Presse, organe de mensonge, ouvre tes
oreilles grandes comme celles de lapin, sinon tu auras les
oreilles d'éléphant de notre pays pour mentir bien
tranquillement, que tu te trouves dans tel pays frère, nous
savons que c'est faux...
Nous nous regardions en fronçant les sourcils. Tonton
semblait avoir sauté un passage. Mais dans les autres
diffusions du message aussi bien que dans La Croix du Sud
d'Aziz Sonika, la phrase fut bien entendue et lue telle que
reproduite plus haut.
Tu n'es pas loin, tu es avec nous.
Tu as refusé la main tendue quand j'ai déclaré que nous étions
prêts à coopérer avec toi ; qu'au lieu de raconter des quoi-
quoi-là, nous te proposions de recopier purement et
simplement les communiqués de notre agence d'information.
Mais tu n'as pas voulu pour toi. Tu as préféré, comme un
enfant têtu, défier le Père de la Résurrection et de l'Identité
nationale. Tu es restée sourde jusqu'à aujourd'hui parce que tu
as trouvé la solution facile de' te camoufler dans un mur de
l'ambassade, ici même dans notre belle et moderne capitale,
pour mieux mentir. Tant pis pour toi, tant pis. Un jour l'heure
sonnera, ce sera l'heure où certains nids de mensonges seront
détruits.
L'Afrique reste l'Afrique...
280

Son de tam-tam proche d'un grondement de tonnerre.


... et personne ne pourra ni la changer, ni la transformer quel
que soit le mensonge.
Peuple de mon pays, mes chers parents, une séance de travail
a eu lieu sous ma pré... sous ma haute et auguste présidence,
hier. 28 septembre, dans les bâtiments de mon palais. '
Ici venait la liste d'un certain nombre de ministres et
secrétaires d'Etat, dont les noms se sont envolés (les
remaniements furent si fréquents), mais dont l'un était a
chargé des décaissements du Trésor public », un autre « du
contrôle des dépenses d'Etat », un troisième du « parc
automobile », un énième enfin « de la presse présidentielle ».
L'ordre du jour a porté essentiellement sur la situation des
dettes des Postes et Télécommunications, leurs avoirs dans
les différents organismes financiers. Sur mes instructions, des
règlements par paiements réciproques...
Tonton avait menti au jeune compatriote directeur de cabinet.
Ce qui suivait n'était plus des couilles de nègre dans la langue
de la Sévigné. Un spécialiste avait dû rédiger cette partie où
venaient des explications sur la dette postale. Explications
compliquées ou, en tous cas, compréhensibles aux seuls
initiés des arts financiers et comptables.
En plus du soin habituel à la lecture des é, des è et des ai, des
o et des ace, enfin des i et des u, le tout était agrémenté de
coups de gueule et de rodomontades contre les Oncles.
Aussi, je compte beaucoup sur le concours de tous les
employés des Postes et Télécommunications, pour m'aider à
redresser cette fâcheuse situation qui jette un discrédit sur
notre pays et plus particulièrement vis-à-vis de la France,
notre mère patrie.
Je vis Tiya mettre sa main devant la bouche, fermer les
paupières, le visage accablé comme pris par une douleur
lancinante.
281

Quant à l'Agence France-Presse qui a raconté des bobards là-


dessus, oui, je dis bien des bobards, qu'elle attende un peu.
Elle va voir.
Wollé, wollé ?
Wdi, woï 1
Wollé, wollé ?
Wdi, woï !
Tiya, le visage sérieux, fit un non de la tête et se leva pour
faire quelques pas.
--- Je vous dis que l'homme-là n'a jamais étudié le latin.
1. Sic.
282

LE PLEURER-RIRE
225
Les flammes de la campagne de Résurrection culturelle
progressaient avec une vigueur, une violence, une énergie et
une imagination dévastatrices. Chaque heure qui voyait naître
une étincelle faisait jaillir une idée, reprise par un éditorial,
amplifiée par un déferlement et des hurlements de militants
qui prouvaient leur courage et rebâtissaient le Pays en
précipitant dans le feu sacré et purificateur tous ceux qui,
adversaires ou hésitants timorés, se mettaient ou traînaient sur
leur passage. On chantait, on marchait au pas, on brisait avec
la foi tranquille des grands iconoclastes, et des tribuns
inspirés édifiaient chaque matin, gratuitement, des tréteaux
dans les rues et sur les places. Les esprits à courte vue qui
voulurent ignorer le vent de l'Histoire et poursuivre leur petit
bonhomme de sentier furent surpris par le souffle du cyclone.
Ainsi de ce commerçant portugais qui eut le mauvais goût de
se présenter plusieurs fois aux guichets des services du Trésor
pour y faire valoir une créance sur la maison présidentielle.
Un éditorial d'Aziz Sonika lui rétorqua que, pour soutenir la
lutte des frères d'Angola, du Mozambique et de
GuinéeBissau, les commerçants lusitaniens disposaient de
quarantehuit heures pour boucler leurs valises. Les jeunes
chômeurs de Moundié portèrent spontanément main-forte à
l'opération et la plupart des magasins furent pris d'assaut pour
ne plus faire songer bientôt qu'à des carcasses bien rongées
après le passage d'une armée de rats affamés. Je dois dire que
personne, au Pays, n'aime les commerçant portugais. Des
Blancs `qui ne valent pas mieux que les pauvres nègres de
Moundié, mais sont plus malins (plus malhonnêtes, oui)
qu'eux, quand il s'agit de gagner son argent et de s'enrichir.
Encore s'ils redépensaient cet argent en faisant du bien autour
d'eux... Non, ils préféraient vivre pauvrement et conserver
des cantines entières de liasses de billets sales. Ah, les
283

Blancs-fayots-là ! Des avares, je vous dis ! Il était plus


commode de se ravitailler chez eux, mais on les haïssait.
Pourtant, ma journée a été gâchée le jour où j'ai vu leurs
femmes serrer contre elles leurs gosses en pleurs à l'aéroport,
tandis que les hommes vendaient, pour un prix de bicyclette,
leurs voitures à des fils du Pays arrogants.
- Ils nous ont assez sucés comme ça !
Ricanements.
- Et puis ça leur apprendra à faire souffrir les nègres en
Angola.
Bête comme je suis, je ne savais quoi répondre à tous ces
raisonnements et j'en avais mal au coeur. Sans doute une
séquelle des leçons du catéchisme...
Un autre matin, quelques semaines après, tout Moundié se
réveillait dans la stupéfaction. Le quartier des « dioulas »
avait été encerclé par l'armée. Tout homme portant boubou
et/ou chéchia était embarqué dans des camions militaires
avec sa famille et juste un baluchon. Opération conjointe du
ministère de la santé, des affaires religieuses et de l'intérieur.
Toutes ces espèces de Sénégalais, Maliens, Mauritaniens,
Haoussas, Dahoméens et Togolais, avec leurs boubous et puis
la kola-là, distribuaient la chaude-pisse, la syphilis et autres
maladies à la population, sans compter les dégâts de leurs
marabouts avec leurs gri-gris bizarres.
Ils étaient nombreux et les avions manquaient. Parqués,
plusieurs jours et nuits, au Stade Tdeloy-Hannibal
Bwakamabé Na Sakkadé, quelques-uns, parmi les plus âgés,
ne se réveillèrent jamais.
Ohoho ! Pas beaucoup. Deux. Deux personnes, qu'est-ce que
c'est ? Dans toute opération de ce genre, on a droit à quelques
déchets. Comme en maneeuvre...
Je revois leurs regards tristes et la fierté du port de tête des
plus vieux.
284

Leurs maisons et leurs boutiques, comme celles des


Portugais. ont été soigneusement rongées par les jeunes
chômeurs de Moundié.
Le peuple hurlait wollé, wollé, woï, woï, à la politique
conséquente de libération nationale. Le jeune compatriote
directeur de cabinet haussait les épaules et prétendait que tout
cela n'était
285

226
LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
227
que de la poudre aux yeux pour masquer la politique
néocoloniale, puisque les véritables profiteurs, les Oncles
impérialistes, eux, n'étaient pas menacés.
A la vérité, en dépit d'une belle déclaration dans laquelle
Tonton les appelait des citoyens d'adoption et invoquait la
convention d'établissement, les Oncles commençaient à
souffrir de sommeils remplis de cauchemars.
Convention d'établissement, convention d'établissement,
d'accord ! Mais ce brusque entichement pour la Chine... Où
cela pouvait-il conduire? Qu'on le veuille ou pas, il s'agissait
d'un flirt avec un Etat qui avait nationalisé les biens,
supprimé la propriété privée, chassé les missionnaires et mis
les femmes en communauté. Un Etat communiste, pour parler
clair. A le citer pour un oui, pour un non, comme s'en
délectait Tonton, ne risquait-on pas d'être emporté par une
logique infernale, plus forte que tout ce folklore ? Ne parlait-
on d'ailleurs déjà pas de l'arrivée prochaine d'experts chinois?
Experts, experts, c'est bien beau. Mais experts en quoi ? En
quoi, sinon en installation de régimes rouges pour les Noirs.
Les Jaunes, tous ces orientaux, savez ce que c'est. Secrets,
très secrets, fourbes. Pas moyen d'avoir confiance en eux.
Des fourbes, oui. Surtout face à nos bons nègres. Naïfs et
cons comme ils sont. Vont pas se méfier, vont tout accepter et
quand ils s'en apercevront, ce sera trop tard. Baisés jusqu'à la
tranche. Colonisés. Et comme il faut, cette fois. A en regretter
notre colonisation bien pépère. Mais ce sera trop tard. Nous,
on n'aura plus qu'à se la faire. Encore s'il n'y avait que Tonton
! Pas un mauvais bougre, le maréchal. Un peu brutal par
moments. Ouais. Mais normal non, quand on a été éduqué
dans les casernes. Et puis, ils ont besoin d'un Tonton. S'ils
n'en avaient pas, il faudrait leur en inventer un. Que
286

voulzz'vous, ils ne comprennent que la chicotte. Malheureux


à dirc, mais c'est comme ça. Pas à dire à haute voix, bien sûr.
Mais entre nous, là entre quatre murs, à l'heure du bridge.
D'ailleurs, à regarder les choses superficiellement, fait
marrer, le Torlton. Mais, au fond, c'est pas n'importe qui.
Non, monsieur. Sait commander. N'a pas fait pour rien
l'Indochiqie, le Maroc, la Tunisie, l'Algérie. Toutes ces
médailles sur la poitrine, c'est pas
rien. Du moins celles qu'il a gagnées avant d'être président. A
toujours été de notre côté. Si les métros ne nous avaient pas
poignardés dans le dos, n'aurait pas cédé au snobisme de
l'indépendance, lui. On dit même qu'il a conservé la
nationalité française. Bref, un homme sûr. Le maoïsme ? Bof,
une mode appelée à passer, comme toutes les modes.
Mais son entourage... (mains levées juste au-dessus de la
tête). Ah 1 son entourage... Surtout cette espèce de Yabaka !
Dangereux ! dangereux, dangereux, dangereux. Un troufion
qui se prend pour un intellectuel. Un anti-Blanc notoire. Lui
qui entête le Tonton. Lui qui l'a entraîné en Chine. Faisant
espérer que les Jaunes renfloueraient le Trésor. Ont dû bien
déchanter depuis lors, tiens. Lui aussi qui a rédigé le discours
déclenchant leur putain d'opération de Résurrection
culturelle.
La tension était trop forte. Trop longue surtout. Trop, on avait
trop tiré sur la corde : les nerfs cédèrent. Et voilà, un beau
matin, tous nos Oncles dans les rues de la capitale,
brandissant pancartes et banderoles, criant des mots d'ordre
incompréhensibles sur l'air des lampions et chantant des airs
à cadence de départ au front.
VIVE TONTON, SOUTIEN A'TONTON, LES CITOYENS
D'ADOPTION SONT DETERMINES A APPUYER LEUR
GUIDE JUSQU'A LA VICTOIRE FINALE.
Personne ne s'y attendait. Les radars de la police de Monsieur
Gourdain n'avaient rien subodoré, rien. Et tout le monde
désemparé, là, les bras ballants. Les Oacles; ce sont les
287

Oncles. eue doit-on faire quand ce sont les messieurs qui


manifestent ? On ne peut tout de même pas... Quoi qu'il en
soit, pas qui~stion de sortir l'armée comme ça, à la légère.
Fallait d'abord consulter Tonton. Et les klaxons de leurs
voitures - Pa-pa, pi-pi-pi, pa-pa, pi-pi-pi, pa-pa, pi-pi-pi. Ils
marchèrent jusqu'au Palais.

C'est nous les Africains


Qui rei enons de loin
Nous revenons des colonies Pour défendre le p.i.
288

228 LE PLEURER-RIRE

Une chanson de départ au champ d'honneur. Jusqu'au Palais.


Là, une délégation demanda à être reçue par le Chef. La
Garde et le protocole se grattèrent la tête. Rayonnant de
bonheur, le Chef accepta et embrassa ses « chers parents ».
Rires, abrazos et champagne. Profitant d'une accalmie, ils
sortirent un papier. Leurs doléances. Tonton les reçut comme
la lecture d'un compliment. Il fit un discours pour les
remercier, les rassurer, les remercier surtout. Champagne à
nouveau. Photos. Là, comme ça. Encore une autre, s'il vous
plaît. Avec ces belles demoiselles. Là, voilà.
Aziz Sonika en conçut un éditorial sur le prestige planétaire
de Tonton, depuis les contrées où se lève le soleil jusqu'aux
mers où se couche le grand astre, sans oublier l'hommage
fraternel à ces braves citoyens d'adoption du Pays que sont
nos Oncles, qui avaient, dans la journée, organisé un carnaval
pour fêter leur Saint Patron.
- Vraiment, je n'arrive pas.
- Regardez-moi un homme comme ça. Depuis quelque temps,
son bâton-là, c'est comme une herbe, oui.
- Facile à dire. Il est plus simple de rester la bouche ouverte
que le bras tendu.
- Grossier personnage !
Elengui avait épuisé toute la science de ses mains et de ses
lèvres. Une maîtresse de maison voulant convaincre de la
qualité de ses boissons n'aurait pas fait mieux. Boulimie et
asthénie. La force des formes de ma femme, son odeur et son
art de faire courir l'électricité à travers mon corps ne
m'atteignaient pas. Un instant, je tentai de jouer le jeu. La
volonté, dit-on, peut tout.
- Trop de travail, trop.
- Allez, quitte-là, c'est pas le travail.
- Hein ?
- Oui, oui, oui.
289

- Qu'est-ce que tu vas imaginer encore. C'est le travail. Tu ne


sais pas la vie que nous fait mener l'homme-là.
- Non, c'est pas le travail, ça.
Elengui secouait la tête.
- Mais qu'est-ce que tu vas t'imaginer encore, mon coeur ?
- Non, la fatigue du travail ne mange pas la force nécessaire à
ça.
- Enfin, mon caeur, écoute-moi, ko.
Je passai de l'irritation à la douceur, usant de mille
manoeuvres et de quelques rares talents d'acteur pour réussir
à la convaincre et l'apaiser. Pas question d'avouer. Ce sont là
péchés dont même Dieu le Père sourira lors du jugement
dernier.
La veille de mon jour de repos, j'avais été appelé au
téléphone. Une voix qui refusait de se présenter. Mais à son
accent chantant, propre aux Djabotamas, j'avais aussitôt
reconnu Ma Mireille. Je
290

230 LE PLEURER-RIRE

n'eus guère le temps de me laisser aller à la stupéfaction. La


voix me donnait des instructions sur un ton énergique, tout
proche de la menace. Où et quand je devais me rendre le
lendemain. Pas de discussion. Voilà. Sinon... sinon, ben mon
vieux, c'était une cheftaine qui parlait...
Tout l'après-midi, j'avais été un feu sur lequel on soufflait. 3e
brûlais tout alentour, provoquant des râles de plainte et de
reconnaissance. Ma Mireille mourut plusieurs fois. Combien?
Que vous importa ! Je ne suis pas homme à commettre ces
indiscrétions-là pour me faire valoir. D'ailleurs, la fête
terminée, il m'était impossible d'être bon à quelque chose. Un
boxeur remontant d'un k. o. A vainqueur, vainqueur et demi.
Je comprenais évidemment l'agacement d'Elengui. Une
femme saine ne peut abandonner aussi longtemps sa terre en
friche. Surtout quand elle refuse de la laisser picorer par les
oiseaux et les vampires qui la convoitent jour et nuit avec des
yeux d'affamés.
Ouais, j'aurais pu faire comme les autres hommes de chez
nous. Ne pas me soucier de ce qu'elle pouvait imaginer, le
meilleur comme le pire, et vivre au gré de mes sens. Sa mère
ne lui avait-elle jamais expliqué, non, qu'un homme n'est
jamais réservé à une seule femme, comme une femme doit
l'être, en revanche, à son homme ? C'est la vie de l'homme. A
elle d'être magicienne et de posséder l'art de bien l'essorer.
Mais ce n'est pas une attitude charitable qu'adoptent ainsi nos
hommes. Il ne faut pas faire souffrir les femmes. C'est
inhumain. Il faudrait, pour être juste, pratiquer la fidélité, à
l'égal des femmes. Mais cela non plus n'est pas très humain.
Dieu a dit qu'il ne fallait pas faire souffrir son prochain. C'est
pourquoi nous prenons le parti de nous dissimuler
mutuellement ces péchés mignons. Histoire de ne pas
manquer de respect à la maîtresse du foyer. Notre société a,
des siècles durant, reposé sur ces principes importants de
291

notre éducation traditionnelle, quoiqu'il soit évident


qu'Elengui, aussi bien que de nombreuses femmes
d'aujourd'hui, n'aurait jamais accepté le rôle de cocue de
quartier.
Souvent, quand il m'arrive de penser calmement à ces
situations, je me demande pourquoi les hommes ont eu
besoin d'inven
LE PLEURER-RIRE 231

ter la jalousie. Ce n'est pas Dieu, c'est le Diable qui a


introduit ce sentiment dans les coeurs. On sait d'ailleurs bien
que les meilleurs des hommes, sauf cas de déséquilibre
pathologique, ne réussissent pas à respecter le serment de
fidélité que les Oncles nous font prêter devant les maires et
les mon père. Ce qui ne veut pas dire qu'ils cessent, au cours
de ces parjures, d'aimer leur femme. Que non ! Et quand je
considère mes activités secrètes, tant avec Soukali qu'avec
Ma Mireille, j'en arrive à conclure qu'il serait barbare de nous
en punir et mesquin de nous en blâmer. Attitude
réactionnaire, pour employer le vocabulaire de l'époque de
Polépolé. Ce que font ces deux femmes, tout comme bien
d'autres mères vénérables, méritantes et fort honnêtes, n'est
pas très méchant. Pas du tout, même. Qui osera prétendre que
le monde entamera sa décadence le jour où toutes les dames
de la terre se permettront des amants ? Alors que ce pourrait
même être un jour de grand soleil et de retrait de deuil. Au
lieu de partir en guerre contre l'injustice, le mépris d'autrui, le
vol, le meurtre, la torture, le racisme, la guerre, la violence,
qui empestent le monde qui va, nos mains oisives préfèrent
lapider la femme adultère, alors que le Christ déjà nous avait
désarmés. Femmes qui voulez garder votre éclat de jeune
fille, ah... ! si je ne craignais pas les foudres de la censure,
quel appel vous lancerais-je !
Elengui rejetait les draps et me tournait le dos. Son long
soupir r~sonnait longtemps en moi. A quoi pensait-elle ? A
292

qui ? Je descendais seul dans le puits de mon sommeil,


comme lorsque nous venions de livrer un bon match de foot,
les jeudis du temps des études au Collège Raymond de
Penyafort.
Le lendemain matin, une sensation au niveau des cuisses me
réveilla. Elengui, armée de grands ciseaux, s'apprêtait à
opérer dans cette région de mon corps. Je sursautai.
- Hé ! hé ! quoi ? C'est quoi ça ?
- Attends, ne bouge pas.
- Mais c'est quoi?
- Wooooooh ! Quel peureux, l'homme-là !
- J'ai peur, j'ai peur. Est-ce que ça va bien chez toi ?
- Wooooooh ! Tiens, coupe toi-même.
293

232 LE PLEURER-RIRE

- Couper, couper, couper... Mais couper quoi? - Les poils,


bien sûr.
Ma respiration recouvrait son rythme et je fermai les yeux. -
Si ce n'est que ça... Mais... pour quoi faire ?
- Parce que ta mollesse-là, depuis plusieurs jours, c'est pas
normal.
- Le travail, je te dis. Le Tonton-là, vraiment !
- Non, c'est pas le travail, c'est autre chose.
- Mais non, mon ceeur. Mais non. Quelle idée te mets-tu
encore dans le crâne ? D'ailleurs, si tu voulais bien... Je
baissai la voix, souriai et tentai de la caresser. - ... ce matin,
je...
Elle me repoussa.
- Non, non, non. Pas ce matin, je suis pressée. - Pressée ?
Pour où ça, hein ?
- J'ai un rendez-vous.
- Rendez-vous? Avec qui? Pour quoi?
Elle tourna la tête.
- Elengui ! Regarde-moi. Avec qui ?
Elle continuait de fuir mon regard.
- Elengui !
Je l'attrapai et la secouai comme une branche d'arbre pleine
de fruits. Mais plus ma voix montait, plus elle se fermait et
m'échappait. Mon sang changeait de trajet et j'avais envie de
la frapper. Je vous assure que je l'aurais bien battue si elle
n'avait pas fini par avouer, en un soupir d'une voix à peine
au-dessus du silence.
- Chez le clairvoyant.
Je la lâchai en riant.
- Ris. Ris pour toi, si tu veux. Tu aimes trop douter, toi. Tu ne
sais pas que ces choses-là sont sérieuses, non ? En tout cas,
c'est pas normal qu'un homme habituellement bien gaillard
comme toi, brusquement ne puisse plus. Je suis sûre que
294

quelqu'un, par jalousie, t'a lancé un sort. Il faut savoir d'où ça


vient et comment guérir ça.
Et elle avait besoin pour sa consultation de quelques poils. Si
ce n'était que ça... Je pouvais respirer. J'en souriais et
233
secouais la tête comme pour dire non. Prenant les ciseaux
avec gaieté, je m'exécutai et lui tendis d'un geste victorieux
tout ce dont le clairvoyant avait besoin pour effectuer ses
analyses.
En me rendant au Palais, je sifflotais avec force le dernier
succès de Prince Nico M'Barga. Je fis un détour par le
marché de Moundié et y achetai quelques bâtonnets de
l'écorce d'un arbre bien connu au Pays. Je m'en constituai une
réserve, me jurant d'en avoir toujours en poche. Comment,
diable ! avais-je oublié cette recette, dont les gosses
s'enseignent les vertus, avant même d'avoir connu leur
première femme ?
Chaque fois qu'Elengui et Ma Mireille m'exploiteraient, il me
suffirait de mâchonner désormais cette médecine pendant
quelques heures et je pourrais me présenter à Elengui, frais et
dispos, prêt à réussir toutes les performances, tous les
exploits, à battre les records avec la pétulence d'un jeune
poulain de vingt ans. Comment n'y avais-je pas pensé plus
tôt?
LE PLEURER-RIRE
295

LE PLEURER-RIRE
235
De nombreux messages parvinrent des pays arabes. Tous
félicitaient Tonton pour la rupture avec Israël et certains pour
sa conversion à l'islam. Aziz Sonika fit paraître plusieurs
éditoriaux affirmant que nous avions un chef d'Etat respecté
dans le monde entier et que ce que l'on appelait jadis un pays
perdu dans les forêts africaines était devenu l'une des nations
les plus prestigieuses de la terre, enviée et jalousée par de
turbulents agitateurs dont le nom finit en iste. Ces homélies
de la presse écrite étaient reprises à la radio et à la télévision
par leur auteur qui refusait d'en confier la lecture à un simple,
un vulgaire speaker. Aucun, d'après lui, n'aurait su mettre ce
ton juste que seul un acteur confirmé eût su trouver. Selon
Radio-trottoir, Aziz Sonika craignait qu'on attribuât ces
morceaux oratoires à ceux qui leur prêteraient leur voix.
Aussi, malgré son rang (il avait gravi de nombreux étages
dans la hiérarchie du métier depuis ce matin de 1- avril où
Bwakamabé Na Sakkadé avait renversé Polépolé), il ne
répugnait pas à se présenter lui-même au micro.
Mais l'argent tant espéré de La Mecque et autres capitales
croyantes et pétrolifères, ne laissait pas de différer sa date
d'arrivée. Et parallèlement, atteignant quarante-cinq,
cinquante, soixante jours, les mois des fonctionnaires
s'étiraient comme du chewing-gum bazooka. Une délégation
saoudienne vint pour inventorier les dossiers bancables et s'en
retourna avec des fiches de projets à étudier. Une mission
libyenne, prête à passer aux actes, la suivit. Elle fit état d'une
programmation rigoureuse aux termes de laquelle une
mosquée serait inaugurée avant le délai de deux ans.
Aujourd'hui, il faut honnêtement reconnaître que la parole a
été tenue et chacun peut voir ce monument classé, devant
lequel les touristes aiment à se faire photographier ou filmer.
296

Mais d'argent liquide, point. Et les caisses du* Trésor public


s'a sséchaïeut. Les fonctionnaires et leurs familles se
contentaient
d'un repas par jour. Beaucoup ne formulaient aucun
commentaire, ou plutôt prenaient soin de ne pas être entendus
de leurs murs. La plupart supportaient la période de vaches
rnaib-r;.s, grâce aux revenus d'une villa louée à quelque
ambassade, de leurs taxis, de leurs foula-foula, de leurs débits
de boisson, lesquels portaient tous dans les registres du fisc le
nom d'une mère, d'une tante, d'une grand-mère, bref tous ces
messieurs que Moundié appelait les en haut de en haut aussi
bien que les en bas de en haut r::ussissaient à survivre grâce
aux activités annexes. Le lot des en bas de en bas était en
revanche aussi amer que celui de la cigale de La Fontaine.
Encore que là - il faut bicrp en convenir - les traditions de
solidarité, entretenues par la politique Résurrection culturelle
et la crainte de représailles rnétaphysiques, mettaient à l'abri
des famines. Chacun avait un parent (un parent au moins),
propriétaire de villas louées, de taxis, de foula-foula, ou de
bars au nom d'une mère, d'une tante ou d'une grand-mère et
en profitaa. Les « retombées de la solidarité primitive »,
commentait le jeune compatriote directeur de cabinet.
Mais Tonton, animal politique éprouvé, ne négligeait aucun
de ces détails qui lui parvenaient par les fiches des services
de Monsieur Gourdain. il fit rédiger un décret réglementant
iiTi ordre prioritaire de paiement des salaires. Avant sa
signature, le jeune compatriote directeur de cabinet tenta de
le convaincre d'une autre procédure : ne valait-il pas mieux
convoquer le Trésorier Payeur général et lui donner des
instructions verbales afin d'éviter de...
- Non, non, non. Me faut des traces. Comme ça, si y en a un
qui demain s'amuse à désobéir, gba, je frappe. Avec les
nègres, faut des traces. Sont de trop mauvaise foi. Q~annd on
les punit, au lieu de reconnaître leur faute et de dire pardon,
297

non, vont agiter leur tribu en pleurant que, wo 1 sont des


victimes de l'injustice.
Cherchant le compromis, le jeune compatriote directeur de
cabinet aurait suggéré une circulaire confidentielle à
distribution limitée. Tonton ne voulut rien entendre et c'est
ainsi qu'Aziz Sonika fut conduit à lire à la radio un décret aux
termes duquei l'ordre de paiement des agents de l'Etat serait
le suivant :
298

236 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
237
1° Le président de la République, chef de l'Etat, président du
Conseil patriotique de Résurrection nationale, président du
Conseil des ministres, président du Conseil suprême de la
magistrature, ministre de bien des départements, auteur
intellectuel de la résurrection culturelle nationale.
2° Les officiers des grandes, historiques, courageuses et
intrépides Forces armées.
3° Les sous-officiers et les hommes de troupes des grandes,
historiques, courageuses et intrépides Forces armées. 4° La
police.
5° La gendarmerie.
6° Les ministres et les secrétaires d'Etat dans l'ordre
hiérarchique de leur décret de nomination.
7° Les ambassadeurs et représentants du Pays à l'étranger. 8°
Les stagiaires à l'étranger.
9° Les agents subalternes. 10° Les agents des cadres A.
11° Les secrétaires généraux, les directeurs généraux et
autres chefs de service.
12° Les boursiers. 13° Les etc.
Quelle pâture pour Gavroche Aujourd'hui ! Il n'en fallait pas
plus pour que le fameux journal satirique de Paris publiât
aussitôt sous sa rubrique « Le mur du çon est dépassé », la
photocopie du texte officiel, l'agrémentant de commentaires
fort proches de ceux que Radio-trottoir diffusait dans son
anonymat éternel, à travers le quartier Moundié. Plusieurs
colonnes étaient consacrées au pèlerinage d'Abd-el-Mahjid, «
Balthazar innocent aux mains vides, à La Mecque et autres
contrées avoisinantes ».
Le numéro fut saisi.
- Con de leur maman, con de leur maman ! Te les
charcuterais un peu, si les tenais entre mes mains, ces
salopards.
299

Notre Garde des Sceaux riposta dès le lendemain en


annonçant qu'il déposait devant les tribunaux de Paris une
plainte contre Gavroche Aujourd'hui, pour injure à chef
d'Etat. L'àvocat choisi par le pays hésita, malgré les
honoraires proposés, arguant que
l'offensé était étranger. Tonton réagit en affirmant haut et fort
qu'il avait, lui aussi, la nationalité française ; qu'il avait donné
une partie de son sang pour la Libération, puis la gloire
ultramarine du drapeau tricolore ; que nul ne pouvait lui ôter
cette citoyenneté et il rappela qu'à chaque élection française il
votait scrupuleusement contre la gauche et les aventuriers de
tout bord. Il esquissa un geste pour montrer sa blessure de la
cuisse.
L'ambassadeur de France demanda une audience et fut reçu
en présence du jeune compatriote directeur de cabinet.
Je ne sais ce que notre chef et le représentant de l'Elysée se
confièrent, mais autant le maréchal Bwakamabé paraissait
nerveux et sur des charbons ardents, avant l'entretien, autant
il exprima la joie de vivre après.
Lorsque, répondant à un coup de sonnette, je pénétrai, à
l'issue de l'audience, dans le bureau du Chef, Tonton se
frottait les mains, puis saisissant par les deux épaules le jeune
compatriote directeur de cabinet, le regarda droit dans les
yeux.
- Fils, c'est un grand jour. Faut arroser ça. Allez, viens.
La voix du Chef était sourde. Encadrés par le ballet des
gardes du corps et des officiers d'ordonnance, je les suivis
dans le couloir qui conduisait à la partie privée du Palais.
Tonton ne disait mot et le jeune compatriote directeur de
cabinet n'osait briser le silence. Bwakamabé, visiblement
ému et pelotonné dans une profonde méditation, regardait en
un va-et-vient incessant, tantôt le long tapis rouge, tantôt
quelque chose devant lui. De la terrasse où ils s'installèrent,
on apercevait une mince fumée blanche qui s'accrochait
300

encore aux formes molles de la montagne recouverte de


moquette verte.
- Maître, apportez-nous un champagne pour mon fils.
II observa le geste du jeune compatriote directeur de cabinet
consultant sa montre.
- Ah ! le service militaire manque à notre jeunesse pour
l'endurcir. Nous, les militaires, on ne peut pas avoir peur de
l'alcool. Dè$ huit heures du matin, nous sommes prêts à
l'accueillir de pied ferme. Le décollage, comme disait en
Indochine un Martiniquais de mes amis.
Il se retourna vers moi.
301

238 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE 239
--- Allez, Maître, un champagne pour monsieur le directeur
de cabinet. Pour moi, comme d'habitude, un Chivas.
Il regarda le soleil qui, dans sa splendeur, annonçait une
journée de gloire.
- Quelle belle matinée!... T'en fais pas, si tu ne supportes pas
le champagne, faut quand même arroser une telle victoire.
Allez, tu pourras rentrer te reposer après. Nous avons mérité
de la patrie, mon fils. Plus même. Ah ! Oui, alors. Nous
l'avons bien mérité. C'est ton patron qui te le dit. Maintenant
un peu de vie privée, s'il vous plaît.
Il ricana.
Le soleil illuminait la nature comme un film en couleurs.
Tonton s'étirait sur un fauteuil épais et semblait vouloir
s'emplir les poumons et tout son être du spectacle.
Après la première gorgée du liquide couleur de tabac, vint le
moment des confidences. Il parlait d'un voyage à Paris. Ah !
Maître. C'était le couronnement de sa carrière. Jusqu'alors, il
r.'avait séjourné dans la capitale française, en qualité de
président, que pour des visites dites privées ou de travail. Il
attendait depuis longtemps ce voyage officiel. Etre reçu en
France ! A Paris ! Comme la Reine d'Angleterre. C'était
incomparablement plus que toute réception au Sénégal, en
Côte-d'Ivoire, au Zaïre, au Maroc, en Allemagne, en Chine
ou même aux Etats-Unis. Non, ce n'était pas la même chose.
Fallait bien comprendre. Il avait vécu en France, lui. Y avait
exercé sa profession. Aurait pu y rester. Sans problème. Oui,
mc,osieur. Y avait des copains dans l'armée. Tiens, justement
fallait qu'il pense à trouver un moyen pour leur demander de
composer la garde d'honneur avec d'anciens collègues du
temps du baroud. Pourrait leur proposer une liste. N'avait pas
oublié leur nom. Il décrocha le téléphone. Ah ! bravo, malgré
la permission accordée tout à l'heure, le jeune compatriote
directeur de cabinet était encore dans son bureau.
302

« ... convoquer Bruno de la Roncière. Ouais, ouais... Non.


Vous le recevrez vous-même. Lui expliquerez que je tiens à...
»
Sacrédedieu, qu'ils voient un peu, les gens, comment il avait
réussi, lui le bougnoul ! Crënom de Dieu, de nom de Dieu.' Il
but une gorgée de Chivas et me tendit son verre vide. La
bouche ouverte, il se mit à aspirer une bouffée d'air, puis
sourit en secouant la tête. Sacrédedicu, l'avait aussi des potes
parmi
les petites gens des quartiers et de la province. Ah ! ça, il les
avait fréquentés. Tiens, qu'était-elle devenue la Louisette,
vendeuse à La Samaritaine, qu'il avait rencontrée dans un bal,
un dimanche après-midi à Maubert-Mutualité ? Une chouette
fille ! Pas son pareil pour la valse et le tango argentin. C'était
l'année où la raspa faisait fureur. Habitait avec ses parents, du
côté des Halles : rue Rambuteau. De braves gens. Pas
maniérés pour un sou. Pas racistes, surtout. Zauraient bien
laissé partir leur fille. Les revoit encore, lisant leur France-
Soir, jouant leur tiercé, écoutant La Famille Duraton, chaque
soir sur Luxembourg et, tous les dimanches, Le Grenier de
Montmartre. Ah ! si le destin... Quant ils le verront à la
télévision répondre, sur le perron de l'Elysée, s'adressant aux
journalistes, comme Senghor et Hoüphotzét, en parlant sur le
bout des lèvres, sacrédedieu ! ~/oudront pas y croire, se
demanderont si c'est pas un conte de fée. N'en reviendront
pas. Lui, Hannibal (s'appelait pas encore Ideloy et ils
trouvaient son nom trop compliqué), président de la
République. Pas vrai ! C'est pas Dieu possible. N'a pas perdu
son temps, mon salaud. Seront fiers de l'avoir connu. En
parleront le lendemain au café. Serait sûrement photographié
par Paris-Match et - quoiqu'écrive Gavroche Au;ourd'hui -
ferait la une de l'actualité de France-Soir. Important, très
important. Est-ce que c'étaient pas les journaux qui se
vendaient au Pays, qui y faisaient la vraie propagande ? Bien
plus que les conneries d'Aziz Sonika, oui. C'était bon. Bon
303

pour la propagande intérieure. Certes, n'y avait pas un


numéro de La Croix du Sud qui ne parût sans la photo du
buste de Tonton, mais Paris-:~latch, c'était autre chose. Un je
ne sais quoi de psychologique (ai-je déjà fait remarquer qu'il
prononçait pisychologique ?), quoi.
Quelque chose qui donnait encore plus de force et d'éclat à sa
renommée,
--- Ouais, Maître, après ça on pourra grailler, piper et crever,
l'esprit en paix. Ouais.
Je ne comprenais qu'à demi-mot.
-- Et maintenant, un peu de vie privée, s'il vous plaît.
304

IVF
242 LE PLEURER-RIRE

puis alors, et alors seulement, clac, de jeter un vaste coup de


filet sur tout ce fretin. S'il avertissait déjà Tonton de ma
participation, c'était uniquement pour donner suite à la
première information et surtout pour que je sois l'objet d'une
surveillance particulière et plus étroite, vu que j'étais proche
du Chef. L'élément le plus dangereux était moi. Moi, le
Maître. L'élément avancé de la conjuration. L'espion infiltré
dans le cceur des institutions. Un agent de la Cinquième
Colonne ! Voilà ! Exactement, un agent de la Cinquième
Colonne telle que définie dans le discours du 27 juillet 1. A
tout moment, je pouvais recevoir l'ordre d'agir. Par exemple,
en glissant un poison dans le Chivas de Tonton. A la vérité,
Monsieur Gourdain ne croyait pas à ce moyen d'action parce
que..., mais il ne fallait écarter aucune possibilité. Ce serait
trop bête de se laisser surprendre. Le danger, de surcroît
résidait, avec ces conversations codées, dans le fait que nul
n'était en mesure de déterminer à quel moment serait donné
l'ordre fatal.
Scrédedieu ! Tonton, écumant comme le Guinarou, avait
voulu m'entendre. Lui-même. Immédiatement.
Monsieur Gourdain déconseillait. Il ne fallait pas donner
l'alerte, les complices s'enfuiraient.
Non. Trop. C'était trop. Il n'en croyait pas ses oreilles.
Pourrait pas supporter plus longtemps. C'était une bouteille
blanche, lui. Transparente. Savait pas faire l'hypocrite-là.
Sentir constamment à ses côtés le salaud que j'étais et ne rien
dire ? Faire des simagrées, des grimaces, des mon frère-mon
frère ou des quoi-quoi-quoi-là... non, pas possible. Tant pis
pour la tactique. Qu'on aille lui chercher cette espèce de
Maître, tout de suite. La nuit-là, même.
Monsieur Gourdain tenta une dernière fois de calmer le Chef.
(Alors que c'était le rapport de ce salaud qui l'avait excité !)
305

Puis, ce fut le tour de Ma Mireille. Elle utilisait des


arguments plus convaincants (Cécile ne me les indiqua pas),
mais n'obtint qu'une faible concession.
N'eût été l'alerte de Cécile, c'en aurait été fait de moi. On
m'attendait aux grilles du Palais.
Mais de toute façon, rien à craindre, je suis innocent.
_. Innocent ? Et les bandes magnétiques ?
- J'allais y venir. Un malheureux quiproquo.
_-.- Un quoi ?
J'expliquai à Cécile.
- Ouais, d'accord, mais Ma Mireille dit qu'avec l'homme-là,
ce qui compte c'est pas la vérité, mais sa vérité à lui.
Elle s'arrêta moins qu'un instant et prononça, comme dans un
rêve.
-. ... et Yabaka, tu crois qu'il était coupable, Yabaka ?
Elle se reprit aussitôt.
- De toute façon, Ma Mireille ne tient pas à te voir entre les
griffes de Bwakamabé.
- Moi, je ne suis pas un lâche. Je dois affronter cette situation.
A rester caché, je ne ferais qu'aggraver mon cas. D'ailleurs,
combien de temps pourrais-je demeurer ainsi dans cette petite
capitale où tout le monde se connaît et se rencontre à chaque
minute, à chaque pas de porte ? Finir comme Haraka ? Très
peu pour moi.
Ma Mireille avait son plan en tête, pour me faire partir à
l'étranger immédiatement.
- Quoi ? Moi ? Quitter...
Les risques étaient trop grands, il n'y avait pas d'autre issue.
-= Partir ? Comme ça, sans embrasser Elengui ? Sans serrer
ma mère contre ma poitrine ? Partir les mains vides ?
Ma Mireille y avait songé et s'occupait de tout. Les moindres
détails seraient réglés le soir ou, au plus tard, le lendemain.
N'avait-elle pas un frère directeur de la Sûreté et l'autre P.-D.
G. d'une banque ? D'ailleurs Cécile devait s'en aller pour
306

rendre compte de la première partie de sa mission et veiller


elle-même à tous les autres préparatifs.
LE PLEURER-RIRE
243
1. Cj. p. 35 du tome III des Œuvres Complètes de HA.
Bwakamabé Na Sakksdé. '
307

LE PLEURER-RIRE
245
Quelques jours auparavant, nous avions appris la mort de
Tiya. Là-bas à Paris, où il avait bénéficié d'une évacuation
sanitaire. Inutile finalement. Mais pouvait-on savoir ? Un
cancer du pancréas. On avait vu Polépolé venir saluer le
corps, à l'embarquement à Roissy. Moundié avait réagi
aussitôt comme le village à la mort d'un de ses fils. La même
affliction, la même pitié sincère. Tonton, alerté par les fiches
de Monsieur Gourdain, avait décidé de faire prendre en
charge par l'Etat tous les frais de rapatriement de la dépouille,
ceux du damuka aussi bien que ceux des funérailles.
Le cercueil avait été transporté par le vol du mercredi. Celui
de quatre heures du matin. Un fait exprès, interprétait-on à
Moundié. Bwakamabé avait dépêché dans la capitale
française un de ses Djabotama de confiance pour aider la
famille dans les formalités de rapatriement. En réalité, pour
bien organiser l'opération de manière à éviter une
manifestation à l'accueil. Quatre heures du matin donc. Nous
étions là. Deux boules de lumière blanche, glissant vers la
piste comme des parachutes en fin de course, trouèrent
soudain le noir de la nuit finissante. Nous étions là, malgré
tout. Plus d'une centaine pour accueillir le douloureux colis
dans nos bras et recouvrir, comme un châle protecteur, de
notre silence éloquent, les hoquets, gémissements et cris de la
famille. De l'aéroport à Moundié, nous l'avons accomgné au
ralenti, en voiture, en camion, à vélomoteur, à pied. Trajet
spécial, canalisé par la police. Itinéraire à travers les rues les
moins fréquentées. Et le cortège qui s'augmentait des curieux
réveillés par le bruit de ces pieds, sous leurs fenêtres. Les
plus rêveurs murmuraient dans leur vernaculaire qu'ils
refaisaient les marches de soutien au Vieux du temps où ils
avaient le droit'de le choisir comme candidat entre plusieurs...
.
308

La nuit au damuka, la cour de la maison était trop petite pour


nous contenir tous. II fallait disposer chaises et bancs dans la
rue, encombrant même les entrées des maisons voisines.
Comme de coutume, tam-tam et danses de sa tribu. Mais
étaient venus aussi ceux de la région de sa femme. Et des
groupes d'autres ethnies encore, comme au rendez-vous du
concours d'un inexplicable festival. Des collectes spontanées
s'étaient organisées pour faire face aux frais d'électricité et de
café. Mille hommes anonymes, assis aussi bien que debout.
Mille femmes chantant ou dormant côte à côte sur des nattes.
Toute une communauté qui tenait à assister, comme un don
de mains nues, à cette messe d'une nuit entière. Et la femme
du vieux Tiva, Mélanie, sa compagne, une mouche affolée
qui allait donner de la tête dans les vitres qui limitaient ses
pas de désespoir. La fatigue et le sommeil ne totalisaient pas
assez de poids pour la clouer au sol. Elle se levait par à-
coups, jetait un regard égaré au-delà de cette foule, se mettait
à errer d'un groupe à l'autre, nous montrant ses mains vides,
tandis qu'elle se lamentait dans un long récitatif. Napoléon,
Napoléon, d'un ton affectueux. Napoléon, Napoléon,
Napoléon. Elle s'adressait à lui, comme à un fils encore
fragile. Napoléon, Napoléon, Napoléon. Elle rappelait ses
qualités de cmur, son courage. Napoléon, Napoléon,
Napoléon. Tu m'as abandonnée trop tôt, ho ! Napoléon,
Nap...
Etait là aussi, dans l'entourage de Mélanie, acceptée comme
une sœur aînée, Philomène, Philo la Grande, la mère des
premiers fils du Vieux. Silencieuse, se maintenant à son rang,
elle intervenait quand même pour aider à l'organisation :
veiller au café, accueillir tel membre de la famille, tel
compagnon du défunt.
Présents, tous ses compagnons. Les anciens du combat contre
la chicotte, les camarades des campagnes électorales et ceux
de détention. On eût dit que cette génération de dirigeants
oubliés était soudair., sans bruit, comme répondant à un
309

signal app;;s dans la clandestinité, sortie de sa cachette et


retrouvée, ce soir-là, le buste redressé, forte d'une nouvelle
jeunesse. Tous. Des noms, des visages connus, oubliés,
revenaient brusquement aux lèvres émerveillées. Ceux des
premiers noyaux des organisations de résistance, ceux de la
prison, ceux dont la fidélité ne se trouva jamais en défaut,
mais aussi ceux qui se séparèrent de lui,
310

246
LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
2 47
ceux qui avaient poursuivi la lutte dans un autre parti,
quelquefois rontre lui. Tous étaient là, comme pour affirmer
une époque meüleur;;. Hier, demain ?...
Les jeunes intellectuels n'étaient pas loin. Ils n'avaient pas
voulu non plus manquer ce rendez-vous. Pas si mauvais que
ça, au bout du compte, les jeunes. Comme d'habitude, ils
parlaient, parlaient, parlaient. Comme tout le monde
d'ailleurs. Le damuka n'est pas l'enterrement... N'y va-t-on
pas pour soulager la douleur de la famille et sa propre
tristesse ? Ils choisissaient déjà la place de Tiya dans
l'Histoire du Pays, quand viendrait le temps de pouvoir
l'écrire librement. Car ce temps viendrait. Le Vieux était
maintenant des leurs. Un pionnier. Isolé , incompris, mais un
des leurs. Ils reconnaissai:nt que son combat avait été plus
dur, avait demandé plus de courage, avait été fondamental.
Un pionnier. N'avait-il pas été l'un des premiers à parler de
socialisme ?
Et son attitude de dignité face à Polépolé, face à... disons
maintenattt. Eux aussi avaient envie de répéter « Napoléon,
Napoléon... ».
Napoléon ?
Je suis resté, cette nuit-là, au dam.uka, jusqu'à !'aube.
D'ailleurs Elengui, aussi bien que Soukali. y étaient, discrètes
et perdues dans la masse des femmes, recroquevillées dans
leur pagne, sur les nattes. Et puis, ce soir, je n'aurais pas eu le
cceur à... Tiya, c'était quelqu'un ! Je ne sais quoi
d'inexprimable. Une époque, notre époque aussi, un peu d:,
nous-mêm:-s qui s'cu alla;.~. Peut-être notre enfance dissoute
dans les saisons des pluies. Moi, qui n'ai pas de goût pour la
politique, c'était comme de participer à une tranchc- de notre
I-üs.oire, malgré moi, mais sans effort.
311

Ua okoumé géant s'est écrasé dans la forêt et tous les


animaux se sont tus.
Demain (qui peut bien savoir ? nul ne craindra plus d'ou;'rir
les tabernacles et de lever les voiles), ne n'interrogerait-on
pas sur Tiya, le lutteur? J'aurais été un de ses contemporains,
un dc ses proches, un de ceux à qui sa porte était
constamrr~ent ouverte, sans aucun protocole.
Et qu'ai-je su de lui ? Sans Mélanie, tout à l'heure, j'aurais
toujours ignoré qu'on l'appelait Napoléon. Personnage qu'il
admirait ou surnom donné par Mélanie, comme ça, tout
simplement" Parce que cela correspondait à son imagerie, à
l'idée qu'elle se faisait, elle, de son bonhomme bataillant pour
la liberté de son pays? Ou bien parce que c'était le seul nom_
qu'elle avait, ce soir-là, sous la main ?
Le lendemain apr~s-midi, justc avant la levée du corps,
précédé par Monsieur Gourdain et ses limiers fouineurs, dans
un mouvement de grand seigneur, Bwakamabé est wau
s'incliner sur la dépouille de Tiya. La foulc silencieuse s'est
écartée, pour le laisser passer. .[1 a semblé géné, timide,
gauche. Sans doute parce qu'on ne l'applaudissait pas. Pour
une fois que la foule pouvait s'en dispenser !
Dans son uniforme militaire d'apparat, il î'e--,r tg;, ,,,ri p-,1,-
,_ à-vous raide, juste devant le cerczieil, et a porté, d'un geste
brusque, la main à la visière de sa casquette, Inmtohilc, là,
quelques secondes, peut-être une minute, petit-être deux.
immobile et sérieux, comme s'il enseignait à quelqu'un
comment s'^sécute le salut militaire. Tiya ne le regardait
même pas. impassible, les paupières irrémzdiablemen` closes.
Bwakamabé, d'lm geste rageur, a laissé tomber la main de sa
visière en la faisant claquer Contre sa cuisse, puis s'es*t
retiré, retournant dans la solitude aie son palais, abandonnant
Tiya emporté par les cœurs de la foule anonyme.
Les menuisiers se sont approchés du cercueil et ies coups de
marteaux résonnèrent dans les coeurs.
312

L'arrachement a débuté. Le cortège funèbre s'est formé pour


la marche, jusqu'à la sortie de la ville. Un long convoi. Plus
long que la procession du quinze août. Nul meeting, nul
mariage, nulle; funérailles, n'ont jamais, au Pays, rassemblé
aWant de boules de mouton.
Temps d'arrêt aux portes d:e la ville. Un à un, ci~s groupes
sont venus déposer les uns une gerbe, les autres une
couronne, sur le géant étui en bois. Les cris de Ma Mélanie
étaient devenus déchirants insupportables. Il n'y avait pas
d'élagc funèbre. Phil.~ la Grande, dont les épaules ne
cessaient d- tr~-5baurer, a crie, elle
313

LE PLEURER-RIRE
248
aussi, dans un lien entre son ventre et le ciel. Pas de
bénédiction, non plus. Le Vieux Tiya était athée. Franc-
maçon, selon certains.
Nous avons quand même entonné un cantique. Les courbes
de la mélodie et l'innocence des mots nous réchauffaient le
ceeur. Juste ce dont nous avions besoin pour offrir au Vieux
un cadeau à la beauté d'adolescente nue, dans un ultime geste
de pitié. Pour lui pardonner son athéisme également. Pour
que notre Dieu, nos dieux, lui pardonnent. Allez, ce n'était
pas un athée de Satan. Papa Bon Dieu a sans doute aussi les
siens. Tel qu'on nous le décrit, il est trop intelligent pour ne
pas comprendre cette incroyance-là. Je suis sûr qu'il a ouvert
ses bras à Tiya. On ne fait pas cadeau d'une telle âme à Satan.
Ce n'est qu'un au-revoir, Mes frères,
Ce n'est qu'un...
Le cortège s'est scindé en deux groupes. Le plus gros qui
restait, chantant et faisant des signes de la main, et allait
bientôt se disperser. L'autre comprenait quelques camions et
des LandRover. L'une d'elle était remplie des dirigeants
politiques de sa génération : les autres Vieux.
Ma Mélanie a encore hurlé plus fort, comme si elle était
secouée par quelque diable dans son corps.
Le soir, dans les informations générales, juste avant la
chronique sportive, la radio a annoncé que monsieur François
Tiya, instituteur retraité, mort à Paris « des suites d'une
longue maladie, a été enterré ». Point final.
Les autorités ont prétendu qu'au moment de la dispersion, des
agitateurs ont voulu entonner l'hymne du parti de Tiya.
Immédiatement, ils auraient été maîtrisés et arrêtés par les
hommes de Monsieur Gourdain, mêlés à la foule. A
Moundié, on rapporte aussi que tous les fonctionnaires
absents de leur poste de travail, l'après-midi de l'enterrement,
ont été .gratifiés d'une mise à pied sans solde d'un mois:
314

... C'est bien ainsi que nous a quittés le Vieux. Quant au reste,
vous avez si bien exploité mes confidences que je n'aurais pas
beaucoup à ajouter à la relation que vous faites de la
rencontre entre l'ambassadeur de France et Bwakamabé.
L'audience débuta dans une atmosphère orageuse. Celui-ci
avait fait convoquer celui-là pour lui exprimer son
mécontentement face aux articles de Gailroche Aujourd'hui.
Fou de rage, il le fit en faisant totalement litière du langage
diplomatique, traitant monsieur Bruno de la Roncière
exactement de la même manière qu'un patron de l'époque
coloniale eût traité son boy. J'en ai ressenti moi-même une
honte et une humiliation comme il ne m'en a plus jamais été
donné l'occasion.
Profitant d'un bref silence, le Français invoqua la liberté de la
presse en vigueur dans son pays, et pria le c maréchal » de ne
pas confondre les calomnies d'une revue indépendante avec
les sentiments respectueux du gouvernement français à son
égard.
Bwakamabé rétorqua à nouveau, en des termes brutaux et
grossiers, allant Jusqu'à souligner que le président Pierre
Chevalier était vraiment un malheureux, sans pouvoir réel,
s'il ne lui était même pas reconnu le droit de punir les
journalistes qui insultaient ses amis chefs d'Etat, et que la
France fournissait là un bien mauvais exemple à ses paysfils
africains.
Dans son ouvrage, Au service du Quai, paru il y a un an,
Bruno de la Roncière consacre moins d'une page à cette
entrevue et s'y donne le beau rôle, ce qui n'est pas conforme à
la vérité...
315

La Journée fut longue à Soweto. Il m'aurait fallu une poitrine


:arge comme la terre pour suppo:-,;:r ie poids du mélange
oppressant d'c~inui et d'angoisse qui fumait en moi. Je
pourrais, encore aujourd'hui, décrire dans ses Iriü'ndrcS
détails le salon de Cécile. Mais j'é:ais tout aussi attentif aux
bruits de la rue. A chaque moteur -qui ralentissait, à chaque
bruit de voix qui se rapprochait, à chaque sonnerie de
téléphone, mon ec~ur changeait de rytii:ne. Journée comme
les vagues de sable sur la nier du Sahara_ J'ai voulu lire. D:
vieux nom,
éros de Jours de France,
de Bingo, tir, missel, les Veillées es Chaumières, je crois. Un
Secrétaire du Cceur, un Kan:a Sutra de collection, les (Euvres
complètes de Kim Il Sura ; celles de Tonton aussi étaient là.
Cécile, est rentrée très tard. :près minuit. Elle m'a remis, avec
des recommandations de :ncre, un billet d'avion, un passeport
au nom, de Wapelu, des certi;~cats de santé, une autorisation
de sortie établie ar les services de sécurité rt une grande
enveloppe kaki. r'~ l'intérieur, cinq paquets de coupures de
dix mille francs à l'effigi;, tic Tonton. Je me suis dit que le
monde était en train de se transformer si c't':taient maintenant
les femmes qui envoyaient l'argent. Ii y avait là aussi un mot
de Ma Mircille, griffonné dans une écriture maladroite
d'enfant. 7e l'ai soigneusement plié et riss: dans une poche de
ma chemae. Pendant que Cécile, affairé-,:, allait et venait
d'une pièce à l'autre, je comptais l'argent. Je n'en avais jamais
autant tenu dans mes mains.
- Tiens.
Céci? - me jeta un pyjama.
- Tu seras mieux là-dedans pour dormir. Sinon tu vas tc,
froisser.
Un pyjama d'homme, la coquine !
- Tu peux aller te déshabiller dans la salle de bain. Tu entres
là, et la première porte sur ta droite.
251
316

J'aurai tout le temps pour cela. Et puis, j'étais bien comme ça.
Même à la maison, je n'utilisais jamais de pyjama.
- 12 lumière, c'est juste avant d'entrer. A gauche. Attends, je
vais te mettre une serviette propre.
Finalement, je lui ai obéi. Par politesse ou manque de ressort.
Bien douché, et dans le linge de nuit, j'ai effectivement senti
un court moment de bien-être physique. Je me suis plongé
dans les gros bras d'un fauteuil du salon et j'ai redéplié la
lettre de Ma Mireille pour bien m'en pénétrer.
- Tu vas pas rester comme ça toute la nuit? Allez, faut
dormir.
Je lui ai répondu que je ne tarderais pas à éteindre.
- Mais tu vas pas dormir là ! Je ne comprenais pas.
- Y a trop de moustiques, là.
- Oh ! pouf, peuvent pas me tuer, les moustiques.
- Ts, ts, ts, viens dormir ici, tu seras mieux. Y a un
c:imatiseur. Ça chasse les moustiques.
Avait-elle donc deux chambres '1
Un beau petit lit carré, sans pieds, qui semblait posé à mêma
une moquette grains de maïs.
- Mais Cécile...
-- Cécile, quoi ?
- Mais c'est ton fit, non ?
- Et alors? I't'fait peur? Crains rien, v_ a pas de punaises
dedans.
- C'est-à-dire que...
Bon, après tout, c'est moi qui avais les idées mil placées.
Cécile, c'était une saur, non. L'amie la plus sûre de Ma
Mireille. Pour moi, une petite soeur. Il était clair qu'elle était
au courant de tout. Ce n'est pas elle qui nous aurait trahis.
Elle vOulait simplement accomplir sa mission jusqu'au bout,
complèteiuent, sans un accroc, en ne négligeant rien. Et puis.
pourquoi un homme et une femme ne pourraient-ils pas
dormir l'un à côti de l'autre sans qu'aussitôt... Cécile était ma
soear.
317

LE PLEURER-RIRE
318

252 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
253
Elle s'endormit tout de suite, m'ignorant complètement. Je le
sentis au rythme de son souffle. Moi, je tournais et retournais
mes pensées dans tous les sens. Incroyable, cette histoire qui
me tombait sur la tête. Moi, un comploteur ! Quelle
imagination, ces policiers.! Ils avaient dû écouter toutes les
conversations téléphoniques entre Soukali et moi, depuis son
embauche à l'ambassade de Bulgarie. Je savais bien qu'il ne
fallait accorder aucune confiance à ces appareils. Pensez
donc, une ambassade en iste, en plus... Sûr que la ligne était
branchée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur la table
d'écoute. J'avais le pressentiment que cela finirait ainsi. Mais
Soukali, elle, riait de mes craintes. Il fallait lui téléphoner, lui
parler, montrer mon intérêt pour elle. Bref, vous avez vu.
Quelle femme ! Un vrai torrent. Elle aurait même voulu que
j'écrive des chansons pour elle. Non pas qu'elle eût souhaité
les entendre interprétées par un de nos orchestres. Non. Des
chansons pour elle. A être lues et chantées seulement entre
nos quatre yeux. Y a-t-il deux femmes sur la terre comme
Soukali ? Après tout, elle avait bien raison. L'amour ne doit
pas demeurer à la hauteur de la natte. C'est surtout question
de guitare. Ne dormais-je pas dans la même couche
qu'Elengui sans automatiquement lui faire ça, tous les soirs ?
Et pourtant, je l'aimais aussi, Elengui. Tiens, fallait que je
n'oublie pas. Je ne pouvais pas partir ainsi. Je lui griffonnerai
un mot demain, pour lui expliquer cette foutue affaire.
Faudrait aussi lui laisser quelque chose. Plus un chèque. Oui,
j'avais mon chéquier sur moi. Cécile lui remettrait tout ça.
Une soeur, Cécile. Une vraie. Pas sœur au sens militant du
terme. Une vraie sceur, sur qui on peut compter dans les
moments difficiles. Faudrait écrire aussi un mot à Soukali.
On dit qu'on n'aime qu'une seule fois. Mais moi, je dois être
particulier. J'aimais, j'aime toujours d'un égal amour Elengui
319

et Soukali. Et s'il y a des nuances dans mes sentiments pour


celle-ci ou celle-là, ce n'est pas affaire de quantité. Dans la
qualité- seulement. De la tendresse profonde et intense pour
Elengui, du feu, de la musique et du parfum pour Soukali. Ma
Mireille; Pas la même chose. Disons, un certain goût pour le'
fruit défendu, et aussi le plaisir vertigineux de valoir plus
qu'un grand de ce monde.
Cécile bougea. Elle se retourna sur le côté dans la pose d'un
coureur qui lève un genou. Elle m'effleura. Je mis une main
sur son épaule pour la protégei. C'était une soeur. Elle se
rapprocha avec un grognement. Elle se lova contre moi dans
un mouvement frileux. Je la serrai plus fort. Ma petite soeur.
Nos membres, nos doigts s'imbriquèrent en un déplacement
multiple, complexe, difficile à décrire. Comme des milliers
de fils qui avançaient et se nouaient pouit composer un réseau
magique. Cécile, ma seeur. Les mains, les doigts de la main,
les orteils. Puis la bouche. Les cheveux. Les langues comme
des ailes de moineaux roses. Sans jamais la bouffée d'un mot.
Dans le noir rassurant. Cécile, ma smur. Quelle jeunesse du
sein et des reins ! A chanter. A quel moment, l'entrée du puits
? Sans heurt, comme un mouvement de danse glissant et
habilement préparé. A quel moment le pas de la monture ?
Les reins au trot, au trot, au trot. Cécile, ma seeur. Cécile, éhé
! Cécile, Cécile ! Yé ! Non, non. Oh ! Oui.
~- Qu'avons-nous...
Elle me serra la main, puis grogna une câlinerie
incompréhensible. Je lui posai la main sur la tête et la serrai
contre moi. - Si... Tu te rends compte, si... ?
- Ma Mireille m'a dit de bien m'occuper de toi. Que tu ne
manques de rien jusqu'à ce que tu montes dans l'avion.
- Tu vas... lui donner les détails sur la manière dont tu t'es
occupée de moi?
Un rapide haussement d'épaules à peine perceptible.
Cécile m'accompagna à l'aéroport. C'est elle qui accomplit les
320

formalités pour moi. Grâce à une carte spéciale, elle fut


autorisée
à se rendre jusqu'au bas de la passerelle. Nous nous sommes
embrassés sur les joues. Avec affection.
- Au revoir, ma soeur. - Au revoir, Maître. Dur de quitter le
Pays !
Pourtant, dès que l'avion a décollé, une excitation joyeuse,
bizarre, incontrôlable, m'a envahi.
- Champagne, mademoiselle.
L'hôtesse de l'air n'a même pas remarqué mon agitation.
321

LE PLEURER-RIRE
255
Je fais grâce au lecteur des longues pages de rhétorique où
mon jeune compatriote ancien directeur de cabinet, au nom
de la pudeur révolutionnaire, s'en prend à la littérature
érotico-pornographique. Certains regretteront sûrement ces
morceaux d'éloquence où la plume d'un polémiste talentueux
exécute dans une dialectique implacable les tendances
dépravées d'une bourgeoisie en déliquescence et qui s'obstine
à contaminer l'Afrique vierge par l'exportation systématique
de moeurs dissolues. Mais je n'aurais pu les publier sans les
faire suivre de mes propres réflexions sur ces leçons de
morale édifiantes. A sa vénérable et doctorale éthique et à
mes banalités et platitudes, tour à tour ridicules dans leurs
convictions de s'imaginer révéler des vérités nouvelles, j'ai
préféré la voix oubliée du bonhomme Diderot.
« Premièrement, lecteur, ce ne sont pas des contes, c'est une
histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut-être
moins, quand j'écris les sottises de Jacques, que Suétone
quand il nous transmet les débauches de Tibère. Cependant,
vous lisez Suétone, et vous ne lui faites aucun reproche.
Pourquoi ne froncez-vous pas le sourcil à Catulle, à Martial, à
Horace, à Juvénal, à Pétrone, à La Fontaine et à tant d'autres
? Pourquoi ne dites-vous pas au stoïcien Sénèque : e Quel
besoin avons-nous de la crapule de votre esclave aux miroirs
concaves ? » Pourquoi n'avez-vous de l'indulgence que pour
les morts ? Si vous réfléchissiez uh peu à cette partialité, vous
verriez qu'elle naît de quelque principe vicieux. Si vous êtes
innocent, vous ne me lirez pas ; si vous êtes
corrompu, vous me lirez sans conséquence. Et puis, si ce que
je vous dis là ne vous satisfait pas, ouvrez la préface de
JeanBaptiste Rousseau, et vous y trouverez mon apologie.
Quel est celui d'entre vous qui osât blâmer Voltaire d'avoir
composé La Pucelle ? Aucun. Vous avez donc deux balances
pour les actions des hommes ? « Mais, dites-vous, La Pucelle
322

de Voltaire est un chef-d'cpuvre !- Tant pis, puisqu'on ne l'en


lira que davantage. - Et votre Jacques n'est qu'une insipide
rapsodie de faits les uns réels, les autres imaginés, écrits sans
grâce et distribués sans ordre. - Tant mieux, mon Jacques en
sera moins lu. » De quelque côté que vous vous tourniez,
vous avez tort. Si mon ouvrage est bon, il vous fera plaisir,
s'il est mauvais, il ne fera point de mal. Plus de livre plus
innocent qu'un mauvais livre. Je m'amuse à écrire sous des
noms empruntés les sottises que vous faites ; vos sottises me
font rire ; mon écrit vous donne de l'humeur. Lecteur, à vous
de parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous
deux, ce n'est pas moi. Que je serais satisfait s'il m'était aussi
facile de nie garantir de vos noirceurs, qu'à vous de l'ennui ou
du danger de mon ouvrage ! Vilains hypocrites, laissez-moi
en repos. F...tez comme des ânes débâtés ; mais permettez-
moi que je dise f...tre ; je vous passe l'action, passez-moi le
mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l'autre
vous ne l'oseriez qu'entre les dents ! Est-ce que moins vous
exhalez de ces prétendues impuretés en paroles, plus il vous
en reste dans la pensée ? Et que vous a fait l'action génitale, si
naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure le signe de
vos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos yeux
et vos oreilles en seraient souillés ? Il est bon que les
expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux
tues soient les mieux sues et les plus généralement connues ;
aussi cela est ; aussi le mot utuo n'est-il pas moins familier
que le mot pain ; nul âge ne l'ignore, nul idiome n'en est privé
! Il a mille synonymes dans toutes les langues, il s'imprime en
chacune sans être exprimé, sans voix, sans figure, et le sexe
qui le fait le plus, a usage de le taire le plus. Je vous entends
encore, vous vous écriez :« Fi, le cynique ! Fi, l'impudent !
Fi, le sophiste !... » Courage, insultez bien un auteur
estimable que vous avez sans cesse entre les mains, et dont je
ne
323

258 LE PLEURER-RIRE

à l'entrée de chez Dior, ou s'entretenant avec Tino Rossi et


Claude François.
- Qu'est-ce qu'elle croit, celle-là ? Si elle était capable de le
satisfaire, est-ce qu'il aurait besoin de venir nous trouver
encore ?
Et pour montrer le contraire, elles vous crachaient quelques
railleries aussi pertinentes que grossières. Tonton crut régler
la palabre par un verdict à la Salomon : seule Ma Mireille
apparaîtrait dans les cérémonies en qualité de première dame
officielle du Pays. Les petites mamans, elles, seraient
enregistrées sur la liste des dames de compagnie.
- Rien à faire, rien à faire. J'ai mes dames de compagnie, moi.
Je ne veux pas qu'on les confonde avec ces...
- Non, Ma Mireille. Je ne le permettrai pas. Retire ce mot.
Les petites mamans ne sont pas des trotloires. Sont des
femmes honnêtes. Aussi honnêtes que toi.
- Quoi ? (Un cri sorti du ceeur.) Tu me compares à elles ?
Et Ma Mireille s'obstinait à ne pas retirer ce qu'elle avait dit.
Il fallut une longue discussion au cours de laquelle c'est
Tonton qui dût baisser le ton et faire preuve d'une patience de
pédagoguc. Finalement, il proposa de classer les petites
mamans sur la liste officielle, dans la rubrique des « membres
de la famille présidentielle ». Ma Mireille émit des réserves.
Il fallut faire appel à sa famille, puis au juge traditionnel le
mieux informé dans la coutume Djabotama et le plus
prestigieux de Moundié, pour la raisonner grâce à de
nombreuses sentences de notre droit tribal. N'était-elle pas
femme de chef ? Alors... Qui pouvait assumer une telle
charge sans contrepartie en se contentant, comme les Oncles -
comme ces hypocrites Oncles - d'une seule épouse ? Et celui
qui possède plusieurs femmes ne doit-il pas veiller à
découper des portions strictement égales ? Alors...
324

Dieu merci ! les palabres les plus passionnées au Pays


aboutissent toujours à une solution heureuse. Un super DC 8,
au nom de La Capitale, transporta toute la délégation pour lc
merveilleux voyage. Mais Ma Mireille, profondément
contrariée en son for intérieur, rumina sa vengeance et la
prépara en secret en combinant habilement une rencontre
avec votre serviteur, en milieu d'après-midi, dans une suite du
Georges L'.
LE PLEURER-RIRE 259

A Orly, le ministre français de la coopération attendait au


pied de la passerelle, comme annoncé par monsieur Bruno de
la Roncière. A la vérité, le maréchal avait jusqu'à l'ultime
instant espéré voir son homologue l'accueillir à l'aéroport,
comme il s'en donnait la peine lorsqu'un de ses pairs
atterrissait au Pays. Le chef du protocole français déchiffra en
un clin d'oeil le malaise sur le visage de notre Chef et sut
trouver le ton pour glisser à son oreille que la visite officielle
ne débuterait réellement que sur les marches de l'Elysée : les
embouteillages, vous comprenez...
Mais ce nuage n'était qu'une goutte de vin dans le fleuve.
Aussitôt introduit dans le salon d'honneur, Tonton eut la
satisfaction de constater que des journalistes, le Nagra en
bandoulière, la caméra à l'épaule et tendant des micros au
bout de perches métalliques, mendiaient une déclaration,
quelques mots de lui. De lui ! Son visage s'irradia. Il dut
penser à la famille de Louisette, rue Rambuteau. Il se
balançait d'un pied sur l'autre, comme d'un enfant pris par
l'envie de faire pipi. On voulait savoir quelles étaient ses
impressions en foulant le sol de France (une très grande
émotion... il se sentait chez lui...), ce que représentait cette
visite (la relance de la coopération avec un partenaire de
choix), ce qu'il pensait de la politique française en matière de
coopération (très, très, très satisfaisante, désintéressée et
efficace quoique insuffisante, si la France voulait aider
325

l'Afrique à-sie développer et surtout si elle ne voulait pas se


voir supplantée par un autre partenaire... de même que les
Français avaient choisi librement leur président de la
République - Pierre Chevalier, son cher parent, pour lequel il
lançait un appel de soutien à l'intention de tous les citoyens
français conscients - le Pays avait librement choisi la France
comme partenaire privilégié et il souhaitait que celle-ci ne
déçoive pas les millions d'espoirs placés en elle...), quels
étaient les grands projets économiques dont il serait question
dans les conversations (les ministres et les techniciens
verraient ça), que pensait-il de l'évolution actuelle de
l'Afrique (les pays dits progressistes risquaient de foutre la
pagaille et de faire basculer le continent du côté des Soviets...
la France devait donc aider ses fils ultramarins à conjuguer ce
danger), que pen-
326

260 LE PLEURER-RIRE

sait-il de l'évolution du monde (le danger en iste était le plus


grand). Aucune question ne laissait coi le Chef et les
journalistes n'en finissaient pas de le presser. L'interview se
transformait, selon l'avis du jeune compatriote directeur de
cabinet, en une conférence de presse et se serait muée en un
meeting, n'eût été la réaction du Chef du protocole français
préoccupé (trop préoccupé, dira Tonton) de voir respecter le
programme, suivant le minutage prévu. Tonton se sépara des
journalistes avec des ronds de jambes et des « merci, merci,
merci, mes chers parents ».
Vedette, vedette, il était vedette au pays des Oncles : oubliée
l'absence de son homologue à Orly. Oubliée.
A la sortie du salon d'honneur, une double rangée de Noirs,
en boubous et pagnes, l'accueillit en hurlant des woilé, wollé,
woï, woï, avec la même conviction qu'au Pays, ce que les
Oncles trouvèrent primaire, méprisants qu'ils sont de notre
identité culturelle. Je reconnus, parmi eux, quelques éudiants
Djabotama et des fonctionnaires en stage de longue durée,
que le jeune compatriote directeur de cabinet n'aimait pas. Il
prétendait que ces gens-là venaient en réalité, à la veille de
leur retraite, s'équiper et rechercher un certain prestige en
Europe. Je remarquai un dispositif de sécurité composé
d'hommes armés et vêtus de noir, à côté de bus à fenêtres
grillagées. Plus tard on nous expliqua qu'ils avaient dispersé
et embarqué dans d'autres cars semblables, quelques minutes
auparavant, des étudiants trop nerveux. Surtout des
Djassikini, bien sûr. Bien que tout cela se passât proprement,
et sans que nous nous aperçûmes de quoi que ce soit, mon
jeune compatriote directeur de cabinet ronchonna à mi-voix,
estimant que c'était le début de la fascisation de la France.
Perdant mon calme (le lecteur aura apprécié mon calme tout
au long des pages qui préccdent), je rétorquai à monsieur
l'intellectuel que nous n'étions pas sérieux, nous les Africains,
327

et spécialement eux, les intellectuels. De quel droit, nous qui


vivions à genoux au Pays, avalant tous les cacas des fesses de
Tonton sans jamais élever un cri de protestation, quelquefois
même en aidant le Guinarou dans son travail (suivez mon
regard), de quel droit pouvions-nous nous poser en critiques
de la démocratie des Oncles ? Et je doutai même que le jour
où les intellectuels-là, avec tout leur appareil
261
dialectique... Mais le jeune compatriote directeur de cabinet
me donna un coup de coude et me dit en kibotama que le
chauffeur nous écoutait et qu'il n'était pas bien de nous
chamailler ainsi, en présence d'un Oncle, dans sa langue.
Sur l'autoroute, les motards ouvraient le chemin en
accomplissant des prodiges d'acrobatie, `risquant cent fois
leur vie, se faufilant, l'engin en oblique, avec l'agilité et
l'élégance d'une danseuse étoile, parmi un troupeau compact
de voitures et de camions obligés de se ranger de mauvais
gré, sans toutefois s'émouvoir des sirènes du cortège. On
aurait même pu s'imaginer qu'ils nous disaient merde. Ah !
les Oncles-là ! Irrespectueux à l'égard des chefs. Comme s'il
n'était pas suffisamment évident que passait un cortège
officiel ! Ils paraissaient s'en foutre, oui. Au fond, le Pays-là
n'était pas si arriéré qu'on avait tendance à le craindre. Du
moins y était-on, en matière d'ordre, en avance sur les
Oncles. Que dos hurluberlus s'amusassent un peu, chez nous,
à autant de désinvolture ! Avec le ton d'un apôtre vulgarisant
la riche pensée du Chef à ses disciples, le ministre des
affaires coutumières nous expliqua, à notre arrivée à l'hôtel,
que nous avions eu sous les yeux un exemple vivant de la
décadence des mmurs occidentales, résultat d'un culte trop
poussé de l'individualisme. Tel était le sort irrémédiable des
civilisations qui, rejetant le sacré, démystifiaient toutes les
valeurs et n'en avaient plus auxquelles se raccrocher. Vive,
mes frères, la politique de résurrection culturelle ! Et wollé,
wollé, woï, woï !
328

Les officiers d'ordonnance et les gorilles que Tonton avait


sélectionnés pour ce voyage ne voulaient pas être en reste
avec les motards et offraient gratuitement, eux aussi, leur
numéro aux badauds, hissant leur buste hors des fenêtres des
voitures et regardant méchamment en direction des balcons à
la recherche de quelque tireur criminel. Hélas !...
Nous passâmes à vive allure place de l'Etoile. Moi, j'avais eu
le loisir de la contempler, lors de précédents voyages. Mais
les petites mamans... Des collégiennes excitées en colonie de
vacances. Notre chef du protocole, agacé, haussait les épaules
et se plaignait de ce qu'elles allaient donner l'impression
(fausse, bien sûr, fausse) qu'au Pays nous n'étions tous que
des péquenots, des
LE PLEURER-RIRE
329

262 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
263
sauvages qui n'avions jamais rien vu. Par la suite, Gavroche
Aujourd'hui, aussi bien que Radio-trottoir ont répandu à ce
sujet une anecdote. Tonton aurait demandé au chauffeur de
faire halte pour s'incliner devant la flamme du soldat inconnu
et le ministre des affaires étrangères aurait réussi à faire
redémarrer le cortège en assurant que cette cérémonie était
bien prévue, mais pour plus tard. Honnêtement, je ne sais ce
qui, de tout cela, est vrai. J'étais dans un autre véhicule.
Encore qu'un tel geste correspondît bien au caractère de
Tonton. Il aime les grandes décisions qui viennent du fond du
ceeur et frappent l'imagination des foules. Or (que de fois le
frère Antoine ne nous l'a-t-il pas répété dans ses cours à
Saint-Raymond de Penyafort !) la France est le pays de la
mesure, pas celui des grandioses émotions populaires.
En revanche, le jeune compatriote directeur de cabinet m'a
bien confirmé que Tonton avait demandé de prévoir, dans le
programme de la visite, une descente à pied, le long des
ChampsElysées, mais la sécurité française craignait de
provoquer l'opinion parisienne.
Au bas de la célèbre avenue, le cortège ralentit et les voitures
furent entourées de gardes républicains à cheval, qui nous
encadrèrent jusqu'à la résidence du président de la
République française. Notre hôte et la charmante, la très
charmante madame Pierre Chevalier, nous attendaient sur le
perron et ce fut là que débuta véritablement, ainsi
qu'annoncée, la visite officielle.
Echange de discours d'abord. De bienvenue d'une part, dans
lequel était fait l'éloge d'un pays dont l'histoire était commune
à celle de la France et dont le président était un ami éprouvé
des Français, auxquels tant de liens l'attachaient, à
commencer par ce commun instrument incomparable de la
pensée : il avait cité La langue. Discours de remerciement et
330

de joie d'autre part, lorsque dans sa réponse Tonton s'appliqua


encore plus qu'à l'accoutumée à différencier les é et les è
d'une part, les o et les au d'autre part, les i et les u enfin. Aux
hochements de tête des autorités françaises, on sentait leur
satiMaction de goûter la correction de l'accent. Ils avaient de
quoi être fiers de leur éducation. Le 'colonialisme,
contrairement aux propos à la mode,
n'avait pas que des crimes sur la conscience. Le Chef
s'exprima comme l'usage le veut dans tous les discours en
semblables circonstances, à ceci près qu'il n'omit pas, lui non
plus, d'évoquer les liens séculaires, la communauté de
l'instrument linguistique et de glorifier la France éternelle,
patrie de la liberté et des droits de l'homme, qu'elle avait si
généreusement exportés sur le continent africain jusqu'alors
enfoncé dans la barbarie. Nul ne sut les engagements que les
deux hommes prirent ensuite dans le tête à tête qui eut lieu
juste avant le départ de Tonton pour l'Hôtel Crillon, son asile
pour le temps du séjour.
On trouvera le détail de cette visite dans le Paris-Alatch de la
semaine correspondante.
Visite agréable et d'une organisation parfaite, couronnée par
un communiqué conjoint dans la stricte ligne des traditions
diplomatiques.
331

- Allons, Edwige, inutile d'insister. Prends ça, ça sera plus


facile.
Elle a protesté un moment, tenté un nouvel essai et, un peu
honteuse, a fini par accepter la cuillère que lui tendait
Boubeu.
Moi, je me régalais tout à mon aise, à déguster le tiebdjeun
avec les doigts.
La dame en blanc de L'Hibiscus avait été placée à ma gauche
et je ne cessais de me demander où je l'avais déjà vue.
La table était étroite et une fois déjà nos genoux s'étaient
involontairement touchés. Elle n'avait même pas prêté
attention à mon excuse de collégien maladroit.
Edwige a complimenté l'hôte pour sa cuisine et le
mouvement de ses lèvres pour dire « c'est délicieux !» a
provoqué en moi un trouble gênant.
Ces cheveux, ces lèvres, cette voix, où donc, bon dieu 1 les
avais-je donc déjà rencontrés ?
Nos genoux se sont encore touchés.
Boubeu, meneur de jeu, dissertait brillamment sur les plats
sénégalais, les pagnes, les boubous, la musique, la téranga, le
diom et d'autres mots gutturaux difficiles à prononcer aussi
bien pour mon gosier djabotama que pour celui des autres
convives. Un vrai cours de civilisation. Edwige, intéressée,
posait mille questions, demandait des précisions et Boubeu,
intarissable, se levait, moulinant des mouches avec sa toge
bleu ciel, riche de réponses qui le faisaient rêver lui-même.
Je me léchais les doigts, pour ne rien perdre du parfum du
tiebdjeun.
Edwige, rassasiée, a sorti des cigarettes de son sac à main.
Elle m'en a tendues. Du tabac noir. J'ai posé la cigarette et me
suis encore léché les doigts. Elle a fouillé dans son sac'sans
parvenir à retrouver des allumettes ou son briquet. J'ai pris
l'une des
LE PLEURER-RIRE 265
332

chandelles que Boubeu avait, en homme de goût, disposées


sur la table.
- Allez-y, une cigarette allumée à la bougie a meilleur goût.
Involontairement, nos genoux se sont encore touchés, la main
qui tenait la chandelle a tremblé et ses yeux se sont levés vers
le bout de la cigarette, vers la flamme, pour finir par
rencontrer les miens. Des yeux remplis d'idées en ordre. Elle
a aspiré une bouffée profondément, profondément,
profondément, d'un grand mouvement de la poitrine. Quand
elle a rejeté la fumée, j'ai senti comme ses sens satisfaits.
Boubeu lui a tendu le panier de fruits. Une main sur
l'estomac, elle a refusé, sourire aux lèvres, les yeux fermés.
Nous nous somn:es déplacés pour la cérémonie du thé à la
menthe, assis à même le 'tapis. Je faisais des efforts pour ne
pas attarder mon regard sur les mollets d'Edwige en position
du tailleur.
Elle partirait le lendemain. C'était la raison d'être de ce repas
offert par Boubeu. Elle a parlé de son séjour ici à N..., de ce
qu'elle y avait appris, de ses amis, du temps trop court... J'ai
décelé chez cette femme, qui s'appliquait à faire montre d'une
énergie masculine dans les manifestations de son caractère,
des accents d'émotion qui ont altéré sa voix. Elle s'est arrêtée,
s'est penchée et s'est redressée en me tendant mon verre de
thé entre deux doigts. Elle m'a fixé un court instant. Je me
suis senti fondre. Des yeux d'institutrice qui me dominaient.
Où les avais-je donc déjà vus?
Boubeu a tapé dans ses mains. Quand je l'ai vu, droit et
majestueux dans sa toge de grand seigneur ouolof, prêt à nous
infliger un discours, un mauvais goût est monté dans ma
bouche. Je n'osais regarder personne. En fait, ce fut court,
simple et touchant. Edwige s'est mouchée et discrètement
essuyé les yeux. On aurait dit les yeux de... Non, absurde.
Boubeu lui a offert, en notre nom à tous, un pagne, deux
statuettes et des parures d'ivoire.
333

Edwige a répondu sur le même ton que Boubeu, mais en y


ajoutant un peu d'amour. Malgré son émotion, elle s'exprimait
avec aisance, en habituée de ce genre d'exercice.
I
1
334

266 LE PLEURER-RIRE

J'aurais dû abandonner la soirée. Le lendemain, mon service


commençait tôt. Mais j'étais comme cloué sur le tapis.
Chaque nouveau verre de thé sucrait plus la langue que le
précédent. Et puis une peur inhabituelle et inexplicable de la
solitude qui m'attendait.
Boubeu a mis en marche sa chaîne hi-fi, à en réveiller tous les
voisins, et la compagnie s'est mise à se trémousser avec la
bonne humeur des jours de fête. Epaules, reins et têtes se
balançaient au rythme des guitares électriques et des
instruments à percussion d'orchestres latino-américains. Les
jeunes filles inventaient des gestes délicats de poupées
chinoises. Les hommes éclataient d'inspiration dans des
attitudes de créateurs. Edwige, seule Blanche, déchaussée, se
faisait arracher par un danseur après l'autre et se déhanchait,
sans timidité, dans un rythme de pantin, gauche imitation du
nôtre. Je suis constamment resté assis, fumant cigarette sur
cigarette.
A deux heures, j'ai eu assez de volonté pour me lever.
Edwige a regardé sa montre et a crié, horrifiée, qu'elle n'avait
pas encore rangé sa valise.
Comment nous sommes-nous retrouvés ensemble sur le pas
de la porte et comment m'a-t-elle proposé de me reconduire
dans sa Méhari ? Le long de la corniche, le vent de mer
plaquait sa jupe contre ses jambes.
- Allez, vous viendrez bien prendre un verre chez moi.
L'air sérieux, elle a eu un instant d'héritation, puis sans un
mot, elle est descendue de sa jeep en matière plastique. Nous
avons bu une liqueur très forte.
Il n'y eut ni geste maladroit, ni grossièreté, ni comédie
habituelle. Un dialogue silencieux, propre et naturel. Elle
avait des seins du tonnerre de Dieu. Et quelle liberté ! Moi,
au début, je me suis observé. Pensez donc. Mais elle m'a vite
rendu mon naturel. Sa danse avait la courbe de ses seins. Elle
335

m'a englouti dans son eau fraîche. Nous nous sommes


essuyés les peaux l'une contre l'autre dans la plus chaude des
frictions. Quand sa gorge surprise a lancé des notes de
délivrance proche d'une plainte grave, je n'ai pu retenir un cri
d'enfant fâché au bord des
LE PLEURER-RIRE 267
larmes. Elle m'a serré maternellement dans ses bras au goût
de vanille.
Ce matin, j'ai rencontré Boubeu.
- Je reviens de l'aéroport. J'ai accompagné madu.mF &rger...
Au fait, elle en pinçait pour toi, madame Berger, tu saià.
Son grand rire aussi luisant que la canne à sucre. Puis une
tape sur l'épaule.
- Dommage. Oh ! sait-on jamais ? Peut-être qu'elle
rNviendra, ouai.
336

Tonton régnait dans son bureau, ainsi qu'à l'habitude, entouré


d'une gamme variée de téléphones, bouton, tableaux divers,
interphones, manettes, clignotants, hauts-parleurs, écrans de
télévision, reliés à des caméras espionnes, sans parler, pour
qui savait observer, de mille magnétophones à peine
camouflés. Quand je pénétrai dans la pièce, il utilisait deux
récepteurs en même temps. A peine les eut-il reposés qu'un
autre appareil sonna et je l'entendis répondre d'une voix qui
se vouiait douce :
- Ah, c'est toi ? Bon, je te rappelle dans un quart d'heure.
Ma Mireille? Je dois dire pour être exact, qu'au cours de cette
audience, tout comme lors de beaucoup d'autres, le téléphone
nous interrompit et que j'entendis plusieurs fois, avec de
légères variantes que je n'ai pas retenues, la même phrase : «
Ah, c'est toi? Bon, je te rappelle dans un quart d'heure. »
Pour la première fois, je remarquai des boutons sur son front.
Puis il commença à se plaindre. Le peuple aussi bien que ses
collaborateurs ne savaient pas apprécier la chance d'avoir un
tel dirigeant. Un Polépolé serait resté au pouvoir un mois de
plus que le Pays aurait sombré dans l'abîme. Et lui, Messie
modeste, avait sauvé la situation. Il n'avait pas balancé une
seconde à l'appel de l'Eternel. Les cadres - surtout ces
maudits intellectuels à la bouche remplie du nom de leurs
diplômes ou du nom de leurs Grandes Ecoles - devraient
comprendre, une fois pour toutes. Mais personne ne voulait
collaborer avec lui. Chacun ne songeait qu'à jouir du pouvoir,
comme si le pouvoir-là était son affaire à lui seul.
Ces boutons sur son front m'intriguaient.
- Maître, si tu savais combien les pressions incessantes de la
tribu et l'incompétence d'en bas m'empêchent de faire de ce
pays ce que je voudrais vraiment qu'il soit... .
Et il se mettait, attendri, à caresser le bon vieux temps où il
n'était encore qu'un simple officier respecté de tous, sans ces
LE PLEURER-RIRE
269
337

wagonnées d'emmerdements. Il avait bien souvent envie de


tout plaquer là et de les laisser se débrouiller eux-mêmes,
tiens. Faire comme Nasser avait fait deux fois.
- ... ouais, mais ce qui me retient, c'est que je ne vois
personne capable de poursuivre ce travail et d'être accepté par
le peuple. Même si je l'oubliais (il levait l'index devant son
nez), le peuple me le rappellerait. Comme Papa de Gaulle,
tiens. Je le sais bien. (Il ouvrait de grands yeux fixes.) Et
même si le peuple voulait, dans un mouvement d'égarement,
que je parte, Dieu me demanderait de revenir faire mon
devoir. Chaque nuit, il me le répète :« Hannibal-Ideloy, mon
fils, si tu démissionnes, t'es un lâche ! »
Il me tendit des extraits de presse collationnés par son
cabinet.
- Tiens, regarde ça un peu.
Dans une interview accordée à un quotidien européen, le
capitaine Yabaka s'en était pris à l'impérialisme américain,
qualifié, en l'occurrence, de gendarme international. Le
journaliste lui avait demandé son appréciation de l'aide
américaine dans le développement de l'agriculture en
Afrique. Il avait osé répondre que tous les dons des Etats-
Unis étaient suspects à tout Africain conscient et honnête,
dans la mesure où cette superpuissance ruinait les campagnes
vietnamiennes et cambodgiennes par leurs bombardements et
soutenaient contre la volonté des peuples en général, et des
masses paysannes en parüculier, les dictatures des
régimes fantoches condamnés par l'histoire. Pour qui se
prend-il, celui-là, pour accorder une inter
view ? Qu'une personne qui puisse parler au nom de la
nation, dans un pays bien organisé : le Chef. (Il se frappait la
poitrine de l'index.) D'ailleurs, tout ça, sais bien, tout ça, c'est
pour préparer l'opinion. L'a quelque chose en tête...
N'apprend pas aux vicux singes à faire la grimace.
Il se frappa la tête.
338

- Mais je sais la vérité. L'ambassadeur des Etats-Unis a reçu


les renseignements précis de la C. I. A. : le bonhomme-là est
agent des istes. J'ai mis Monsieur Gourdain sur ses traces.
(Clin d'oeil.) Partout où il ira, mon oeil sera là. Tout ce qu'il
dira, nous l'enregistrerons.
339

270 LE PLEURER-RIRE
Ricanements.
-- Tenais à te le dire, parce qu'à chaque fois que je te parle
de ce bonhomme-là, tu ne veux pas me croire.
J'ai vu le titre par-dessus l'épaule d'un client.
ARRESTATION AU PAYS DE SEPT MEMBRES
DU GROUPE TERRORISTE TELEMA
J'ai eu un moment d'arrêt que personne n'a dû remarquer. Un
bourdonnement dans ma tête. J'ai fait un gigantesque effort
pour nie dominer et déposer ma commande, comme si de rien
n'était. Discrètement je suis revenu~ derrière le client qui
lisait son journal. C'était bien cela :
ARRESTATION AU PAYS...
Mais le client a tourné la page.
J'ai prétexté quelque chose pour m'absenter quelques minutes
et aller acheter le journal au kiosque de l'hôtel.
C'était bien cela : page trois à la rubrique « étranger »,
audessous de trois colonnes intitulées Afrique.
ARRESTATION AU PAYS DE SEPT MEMBRES
DU GROUPE TERRORISTE TELEMA
Une dépêche de La Voix de la Résurrection Nationale, capt,-
,'e à Yaoundé, Dakar et Abidjan, annonce l'arrc-station dans
la Capitale, les lundi 10 et mardi 11 juillet, de sept personnes
soupçonnées d'appartenir au mouvement terroriste parisien de
l'A. F. P. Il s'agirait de messieurs Victor Bondou, vingt et un
ans, Pierre Dendissa, Gratien Embobelo et Ibrahima Fadiga
(ce dernier bénéficiant tant de la nationalité ivoirienne que de
celle du Pays), âgés tous trois de vingt-deux ans, monsieur
Pascal Bowaboya et mademoiselle Malaïka Yabaka, vingt-
trois ans, ainsi que monsieur Etienne Mwanga.
Ces arrestations auraient été opérées grâce aux indications de
certains complices, à la suite d'un « coup de filet ›, réalisé il y
a quelques jours dans la Capitale. Les sept militants auraient
été arrêtés dans le quartier Moundié.
340

272
LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
La déclaration de la Voix de la Résurrection Nationale
confirme certaines rumeurs dont nous nous étions faits déjà
l'écho dans nos éditions antérieures et selon lesquelles, d'une
part, le président Bwakamabé Na Sakkadé aurait échappé à
un attentat, d'autre part, le dépôt d'armes des Forces Armées
nationales aurait été attaqué.
Notre article avait suscité, à l'époque, une violente réaction
des autorités du Pays. Après la saisie sur place de notre
édition du 27 juin, l'ambassadeur du Pays à Paris nous avait
fait parvenir un communiqué dans lequel il qualifiait notre
information « d'allégations gratuites et fantaisistes, inspirées
par la haine et la jalousie des régimes totalitaires ». Il ajoutait
que les informations du Monde étaient a cousues de
contradictions et contre-vérités de nature à jeter le discrédit
sur le régime du respecté président Bwakamabé Na Sakkadé
a.
Selon l'ambassadeur, enfin, la situation au Pays n'avait «
jamais été aussi florissante car le maréchal Bwakamabé y
avait établi un mini-Eden où il faisait bon vivre. Il apparaît
aujourd'hui que le régime du maréchal Bwakamabé Na
Sakkadé, dont la section française d'Amnesty International a
eu à dénoncer les nombreuses atteintes aux droits de
l'homme, connaît des difficultés intérieures de plus en plus
grandes. Les personnes arrêtées dans la capitale ne seraient
pas les représentants de premier plan de l'organisation
terroriste. Ex-ouvriers, infirmiers ou infirmières, elles
semblent néanmoins jouer un rôle technique dans
l'infrastructure du groupe armé, s'occupant notamment de la
recherche d'informations. Ils auraient participé à de petites
actions d'intimidation, à des actions de terrorisme diffus,
telles qu'incendies de voitures ou coups de téléphone
anonymes de menaces. Seul l'une des sept, Mlle Malaïka
341

Yabaka, serait accusée d'un délit précis : l'incendie d'un bar


du quartier Plateau, Le Pot au Lait, au mois de mai de cette
année, où est mort carbonisé un coopérant français. Le
couvre-feu a été décrété sur toute l'étendue du territoire du
Pays, de vingt heures à l'aube. Une ordonnance présidentielle
crée une Haute Cour d'exception chargée de connaître tous
les délits d'atteinte à la sûreté de l'Etat. Composée d'officiers
militaires dont l'identité n'a pas été révélée, ses jugements
seront sans appel. (Intérim.)
273
sant par commandos ? A voir aller la vie, j'avais fini par me
convaincre que les héros ne sortiraient plus des légendes et
épopées où les siècles antérieurs les avaient définitivement
cachetés.
J'ai examiné attentivement les noms de chacun. Toutes les
tribus sont représentées, y compris celle des Djabotama.
Et parmi eux, une femme !
Je rage de n'en savoir pas plus.
La jeune fille dont il est question, Malaïka Yabaka, est bien la
scr'ur du capitaine Yabaka. Je me souviens l'avoir rencontrée
chez son frère. Elle étudiait au Lycée Technique Felix-Eboué,
je crois. Son visage à la Marpessa Dawn m'avait frappé. Je
revois son menton volontaire et sa coiffure de fines et
longues nattes ornées de cauris.
J'ai relu plusieurs fois l'article, l'ai découpé pôur_le conserver
a le ne sais quelle fin.
Une opposition déclarée au Pays ? Une opposition armée,
agis
342

Pas de dossier. Une fois encore, l'ordre du jour avait été


communiqué sur place. De mon poste d'obsenation habituel,
apportant régulièrement café et rafraîchissements (Chivas
pour le Chef), j'étudiais les visages graves et vénérables des
membres des deux instances suprêmes dont dépendait le sort
de nos vies. Beaucoup craignaient, ce jour-là, l'annonce d'un
remaniement ministériel ou d'essuyer les éclats d'une colère
suscitée par les suspenses d'une fiche des services de
Monsieur Gourdain, sur l'un d'entre eux. Je dois ici signaler
que, contrairement à ce que pourrait être tenté de croire le
lecteur étranger au Pays, les rages de Guinarou n'étaient pas
plus bénignes que les pertes de poste ministériel. Celles-ci
vous privaient de revenus (bien qu'on prît généralement soin,
dans ces positions, de préparer l'avenir) et d'une certaine
notoriété, tandis que celles-là attentaient à votre honneur. Ce
n'est pas une plaisanterie sans conséquence - en tout cas pour
nous, Djabotama - d'entendre insulter l'objet secret de votre
maman. Théoriquement, c'est à son poignard qu'on confie sa
réponse. Mais nul n'osait réagir ainsi face à Tonton. Et si
chacun avalait sa colère comme un dégueulis, il ne laissait
pas d'en être agité plusieurs mois dans son sommeil.
Tonton avait pénétré dans la salle suivant le protocole
habituel, le visage chiffonné, comme l'ont ceux qui passent le
plus clair de leur nuit à travailler et à réfléchir sur le bonheur
du peuple, tandis que le Pays dort, danse et fait l'amour.
- Hier, j'ai reçu votre collègue le ministre des finances. Notre
trésor est à sec. Les caisses sont vides. Les effets de mon
voyage chez les Oncles ne peuvent pas porter leurs fruits
immédiatement. L'arachide plantée en terre ne pousse pas dès
le lendemain. Nous aussi, nous devrons attendre un temps
encore avant de récolter ce que nous avons semé. (Ici il eut
un geste vague.) Mais conscient comme je le suis des devoirs
de ma charge, l'entretien de votre collègue n'a pas cessé de
m'agiter et m'a empêché de trouver le sommeil. Il a même
343

fallu que je demande un somnifère à mon médecin. Or


qu'avant cela j'avais
LE PLEURER-RIRE 275

déjà réfléchi, réfléchi, réfléchi jusqu'à... (il traîna sur la


dernière syllabe). Finalement, je me suis retiré dans la
chapelle du Palais et là, j'ai prié le Dieu Tout-Puissant. (Il
changea de ton.) Mes enfants, je vous le dis, Dieu existe et Il
est grand. Vraiment. Dieu-là est grand. J'ai senti que mon
coeur qui était abattu reprenait de la vigueur. Gba, gba, gba,
gba, gba. Petit à petit. Gba, gba, gba, gba, gba. Une voix
intérieure m'a ordonné de ne pas me laisser abattre ; elle m'a
rappelé qu'un militaire ne doit jamais perdre courage ; que
l'Eternel ne pouvait pas m'abandonner mais que je devais
savoir lire ses signes ; que les Blancs qui sont venus la
semaine dernière sont ses envoyés et que je devais bien
réfléchir à leurs propositions et qu'il ne tenait qu'à moi de
sauver le Pays.
Tonton s'arrêta un moment. Le visage des ministres et des
membres du Conseil de Résurrection Nationale exprimait tout
à la fois l'intérêt et la confusion. Ils avaient été convoqués de
bonne heure à cette réunion.
- Oui, j'ai reçu il y a quelques jours des envoyés de Vorster.
Dans ce ballet de va-et-vient d'audiences où je découvrais
souvent ce qui aurait dû bien souvent me demeurer caché, je
n'avais cette fois pourtant rien remarqué.
- Sont venus me voir à la réserve de Fana. M'ont fait des
propositions intéressantes. Sont prêts à nous faire un don de
beaucoup de millions de dollars et à financer par des prêts à
des conditions exceptionnelles tous les projets économiques
que nous leur présenterons. Mais le don est en argent frais. (Il
palpa quelque chose d'invisible.) C'est à eux que faisait
allusion la parole de l'Eternel.
Dans le silence qui suivit, je remarquai un hochement de tête,
à peine perceptible, du ministre des affaires coutumières.
344

- ... donc décidé d'envoyer une mission conduite par l'un de


vous à Pretoria dès la semaine prochaine, pour porter une
réponse aux propositions des émissaires secrets de Vorster.
Il regarda l'effet produit.
- C'est une information, les enfants.
Nouveau silence, tandis qu'il rangeait des papiers posés
devant lui.
345

276 LE PLEURER-RIRE

- Cependant, si certains d'entre vous désirent recevoir un


complément d'information, je suis disposé.
Toujours le silence.
- D'ailleurs (ses mains tripotaient les feuillets) sont pas si ter
ribles que ça, les hommes-là. Se sont conduits envers moi
comme se conduisent les autres Blancs. Aucun signe de
ségrégation, si si c'est ségrégation-là, ou de quoi-quoi-là.
Un ministre (je ne me souviens plus lequel), dans un mou
vement où se mêlaient timidité et courage, leva son doigt.
- Il n'est pas question, évidemment, de remettre en cause la
décision prise par notre respecté Chef : j'ai cité Tonton. Je
dirais même mieux : j'appuie, car selon l'exposé, le riche et
clair exposé, qui vient de nous être fait par notre Tonton, il
s'agit d'une décision mûrement réfléchie, d'une décision de
responsable que tout un chacun de nous doit soutenir. Ma
question donc, ma question est juste de savoir si ces
propositions sont assorties de conditions. Encore une fois,
qu'on me comprenne bien, je ne pose pas cette question pour
m'opposer à la décision proposée, mais c'est juste pour mon
information, quoi.
-- Pour ne pas perdre de temps, je réponds tout de suite. Pas
de condition attentatoire à notre politique intérieure. Pas
d'immixtion dans nos affaires, pas de base sud-africaine sur
notre territoire. Veulent seulement qu'à titre de réciprocité,
nous ne parlions pas de leurs problèmes intérieurs, que nous
leur laissions le soin de les régler comme ils l'entendent.
Normal, quoi. Les principes mêmes de_ l'O. U. A. Et ici je
dois dire que j'ai été étonné par l'ouverture d'esprit des
envoyés sud-africains. Sont d'accord (il toussa), sont d'accord
pour une disparition à terme de l'aparté. Mais veulent avancer
pas à pas, pour ne rien brusquer, ne pas faire le jeu des gens
en iste et éviter d'apeurer la population blanche, qui est, elle
aussi (il leva l'index) africaine. Faut les comprendre, après
346

tout... Donc sur le fond, sont d'accord avec nous - et c'est là


l'essentiel - quant à la manière d'y parvenir (geste vague),
demandent qu'on les laisse faire leurs affaires eux-mêmes. '
Le ministre des affaires étrangères et le premier orateur, tous
277
deux plongés dans une profonde méditation, balançaient la
tête d'avant en arrière.
Une autre intervention lança un appel au réalisme et esquissa
une brève analyse de la situation mondiale pour faire
remarquer que, tout bien considéré, ce qui guidait la politique
des nations, c'était le souci de leurs propres intérêts. Il cita
l'Amérique, il cita la Russie, il cita d'autres encore et conclut
qu'il devait en être de même pour nous ; qu'on ne construirait
pas le Pays avec des principes ; que le peuple avait besoin
d'être nourri et qu'en conséquence il fallait s'allier avec le
diable si nos propres intérêts l'exigeaient.
Beaucoup de têtes acquiescèrent.
Yabaka demanda la parole. Il y eut un silence plus grand
encore que pour les précédentes interventions. Des courants
de fleuves en furie fuyant en sens opposés se mirent à
s'entrechoquer dans mes boyaux. C'était comme si j'étais
obligé d'assister les yeux ouverts à un spectacle d'équilibre où
l'artiste prenait gratuitement des risques et où sa vie devenait
plus vulnérable qu'une antilope surprise par des fauves.
J'avalai péniblement ma salive et essayai de maîtriser ma
respiration.
Mais le ton du capitaine était calme, comme d'une mère
s'adressant à son fils. Il commença par mentionner qu'il avait
suivi avec beaucoup d'attention l'exposé de Tonton et qu'il
comprenait aussi la nécessité de faire passer les intérêts du
peuple avant tout autre considération. Le peuple se nourrissait
de viande, de manioc, de mil et non pas d'idées. Il attendait
de notre politique des résultats palpables. Il se permettait
cependant de faire remarquer que Tonton avait acquis un
prestige étendu et s'était hissé à la hauteur des grands
347

dirigeants panafricains par les engagements qu'il venait de


prendre lors de la conférence constitutive des pays
exportateurs d'agrumes. Il fallait peser les conséquences d'un
établissement éventuel de liens avec l'Afrique du Sud. Les
pairs du Chef n'avaient-ils pas encore la tête pleine des
images héroïques, édifiantes et militantes du spectacle offert
au Lac de Lamartine ? Quel <lésarroi notre brusque
changement d'attitude n'allait-il pas semer chez les peuples
d'Afrique ! Ne devrait-on pas craindre alors un isolement
LE PLEURER-RIRE
348

278 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
279
diplomatique et abattre ainsi tous les brillants efforts que
Tonton avait déployés ces dernières années pour faire
respecter et apprécier le Pays à l'extérieur ? Il se soumettrait à
la décision de la majorité, mais souhaitait qu'on réfléchisse
avec calme.

Alors que Tonton, profondément concentré, hochait plusieurs


fois la tête, le ministre des affaires coutumières demanda la
paroie.
- Respecté Tonton, je crois pour moi que la discussion-là a
trop duré. Nous, les nègres, nous aimons trop le bla-bla-bla.
C'est bon, mais (il fit une grimace) c'est trop. Surtout avec le
long français, long, long, long-là, on trompe trop le peuple.
La diplomatie, c'est beau, c'est compliqué, mais sachez que le
peuple de Moundié-là, il ne comprend rien à toutes vos
histoires. Ce qu'il veut, lui, c'est manger, avoir du travail,
envoyer ses enfants à l'école et ne plus être piqué par les
moustiques. Si la coopération avec l'Afrique du Sud permet
de réaliser ce programme, il sera pour la coopération avec
elle. (Il changea brusquement de ton. D'abord d'un calme
déroutant, puis haussant progressivement la voix jusqu'à
s'égosiller.) Respecté Président, le jour, tout le monde est
votre ami. Tout le monde crie : Bwakamabé, wollé, wollé,
woï, woï ! Tout le monde affirme être prêt à se faire trancher
la gorge pour raffermir votre pouvoir. Ça, c'est le jour. Mais
la nuit, les animaux les mieux apprivoisés se transforment,
sous l'effet de je ne sais quel clairvoyant, en oiseaux
lugubres. La nuit - si les gens, dans cette salle, craignent de
parler, moi je parlerai -, la nuit des coups d'Etat se préparent
par tous ceux qui vous entourent. Vous, vous vous imaginez
qu'ils sont vos amis, vos frères, vos enfants. Ils ne le sont pas.
Non. Ils ne vous aiment pas. Tout ce monde-là (son index
349

tournait lentement autour de la table), je parlerai. (II secoua


plusieurs fois la tête.) Non, Président. On ne vous aime pas.
Tous, là, nous nous connaissons. Inutile de parler le long
français, long, long, long, comme ça. On se connaît. Personne
ne peut nous raconter des histoires ni faire des miracles. On
se connaît. C'est ça la vérité, respecté Président. (Il s'arrêta,
comme s'il avait terminé.) C'est ça la vérité. (Nouvel arrêt.)
Hé ! oui (il ouvrit de gros yeux). Et puis, quoi, hein ?
Tonton nous a dit ici que c'est Dieu (il se signa) qui lui a
soufflé la chose-là. Alors, maintenant là, on va pas aller
contre la volonté de Dieu? Non, on se connaît. On se connaît.
(De nombreuses têtes se mirent à bouger.) C'est ça quoi. (II
avait crié cette phrase.) De quel droit pouvons-nous nous
dresser contre la volonté divine ? Appuyons seulement
Tonton, ouaï.
Un autre orateur démontra l'inutilité du débat. Il fallait
considérer la communication du Chef comme une
iniormation qui n'avait pas à être discutée et s'il restait
quelque chose à considérer, c'était la désignation du j'a
délégation qui irait là-bas. Il ajouta, en regardant uniquement
Tonton :
- Si, maintenant, certains ministres étaient d'un autre avis,
qu'ils aient le courage de remettre leur démission. Qu'ils la
remettent ! A-t-on déjà fait du mal à quiconque n'avait pas 1:
même avis que nous, dans ce pays ? Hein ? Qu'ils la
remettent, ce sera plus honnête... Voilà, c'est tout ce quo j:c
voulais dire pour moi, ho.
Dans sa conclusion. Tonton remercia lo conseil d`avoir parlé
avec franchise pour l'aider à prendre sa décision. Il voulait
ajouter que la majorité dégagée dans 1;e débat lui donnait
entière satisfaction et qu'il comprenait les craintes exprimées
par certains. T1ais tout était affaire de confiance. Lui n'avait
aucun doute. Sa démarche allait dans le sens des intérêts des
masses opprimées d'Afrique du Sud, car c'était le même
processus que celui qui avait conduit les Noirs américains à
350

arracher leurs droits civiques. N'était-ce pas la présence des


diplomates noirs à New York et à Washington qui avait rendu
intolérable la ségrégation américain: ? Elle avait apporté la
preuve aux racistes blancs aussi bien qu'aux nègres opprimés,
la preuve de ce dont était capable
e Noir. En Afrique du Sud, la présence de notre délégation
dans les hôtels et autres lieux interdits aux Noirs serait une
action d'un effet plus révolutionnaire et, en tout ca;, plus
efficac_ que la subversion armée des agents patentés des pays
en iste. En levant la séance, il demanda un temps de réflexion
pour composer la délégation.
- Wollé, wollé ?
- woï, woï !
351

Hier soir, j'ai réussi à capter La Voix de la Résurrection


nationale. Les conditions d'écoute étaient déplorables.
D'innombrables vents et orages brouillaient la voix du
speaker, rendant ses propos aussi difficiles à déchiffrer qu'un
brouillon trop raturé et surchargé. Le vent emportait et
ramenait la voix en un rythme
agaçant.
On annonçait justement les noms des prévenus du commando
Téléma. Parmi eux, des syllabes qui sonnaient comme
Soukali.
Habituellement piètre auditeur, j'ai, cette fois, attendu fort
tard la dernière émission du bulletin d'information. L'écoute
était de meilleure qualité. Aucun doute possible. Il n'y a pas,
au Pays, deux madame Soukali Djamboriyessa.
Ce matin, j'ai couru acheter toute la presse écrite. Rien sur la
situation au Pays. Un journal, tout juste, mentionne en
quelques lignes, dans une rubrique « A travers le monde »,
que la section française d'Amnesty International a lancé une
campagne mondiale de protestation après l'arrestation, le 16
juillet, par des forces de sécurité, de vingt-cinq citoyens.
L'organisation humanitaire estime que leur détention est
arbitraire et que leur vie est en danger.
C'était à Genève, je crois. Peu importe la date, il s'y rendait si
souvent. Chaque année, pour un oui, pour un non. Le détail
chronologique, comme on va le voir, ne change rien au sens
du récit.
Le fameux Edward G. Tupman, auteur du best-seller
Soixante Jours avec les Vietcongs, s'était présenté aux
services du protocole. Il désirait obtenir une interview de
Tonton et, suivant l'habitude, le Chef du protocole avait
exigé, au préalable, le projet de questionnaire.
- Poui que Monsieur le Président puisse se préparer.
En réalité, pour qu'un membre du cabinet se mette
immédiatement à rédiger des réponses qui étaient ensuite
soumises au Chef. Tantôt celui-ci acquiesçait et on les
352

remettait au journaliste sans autre commentaire, tantôt il les


apprenait par coeur et les restituait dans une interprétation
remarquablement intelligente, lors de l'entretien. Il arriva qu'à
l'issue d'un sommet de l'O. C. A. M. (à Niamey, si ma
mémoire est bonne), le journaliste eut le front d'ajouter,
impromptu, une question imprévue. Tonton, boudeur, refusa
de répondre et fit un esclandre.
Mais pour en revenir au jour où il reçut E. G. Tupman, les
feuillets des réponses dactylographiées étaient posés sur la
tablette, face à son canapé, juste à côté du micro. Tonton
n'avait visiblement pas eu le temps de les étudier et
d'apprendre sa leçon par ceeur.
E. G. Tupman débuta par une courte introduction pour
expliquer l'esprit de son interview. Il préparait un ouvrage sur
la vie privée des personnalités illustres de cette fin de siècle.
Le président des Etats-Unis, le Premier ministre belge, le
prince Norodom Sihanouk, Tito, le Shah d'Iran, Brigitte
Bardot, Picasso, Elisabeth Taylor, Mohammed AIi, madame
Trudeau lui avaient déjà accordé les faveurs de leur temps
précieux et il avait obtenu des rendez-vous fermes du roi de
Jordanie,
353

282 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
283
des présidents Bourguiba, Amin Dada, Houphouët-Boigny,
Keneth Kaunda, Siaka Stevens, Senghor, du roi du Maroc, de
l'empereur Bokassa. Tonton, approbateur et méditatif,
secouait la tête à chacune des phrases et ouvrait des yeux de
plus en plus intéressés à chaque citation d'un nom célèbre.
- Pour commencer, respecté Président (les services
protocolaires avaient bien fait la leçon), pouvez-vous me citer
vos
violons d'Ingres ?
Le sourcil froncé, il considéra un moment le plafond.
- Non, pas de violon. Aucun. J'aime surtout les instruments
de musique moderne. Quant à les citer tous...
E. G. Tupman toussota, juste pour chasser le chat dans sa
gorge.
- J'aimerais, j'aimerais, euh!... savoir quels sont vos
passetemps. Ce que vous faites quand il vous arrive de
bénéficier d'un peu de loisir.
- Mes moments de loisir ? Est-ce que j'en ai même ? Avec (il
fit un mouvement du menton en direction de ses ministres)
ces flemmards d'indigènes !
Et il se lança dans une longue plainte sur la solitude de ceux
qui gouvernent. Non, il n'avait pas le temps de songer à autre
chose qu'à l'avenir de son peuple et à celui de l'humanité.
Long exposé sur sa conception du pouvoir, sur les forces qui
se partagent le monde. le non-alignement, long exposé
entrecoupé de lamentations semblables à celles qu'exhalent
les femmes accablées par le destin et qui en appellent à la
justice des cieux.
- Si vous permettez, respecté Président...
Non. Il demandait d'attendre. Ne pas l'interrompre surtout.
Sinon, perdrait le fil de sa pensée. Restait encore la politique
africaine. Avec un peu de sérieux, les Africains pouvaient
354

régler, en quelques semaines, pas plus, juste quelques


semaines, la question des colonies portugaises aussi bien que
celle des territoires arabes occupés. Israël non plus n'était pas
si effrayante qu'on le chantait. Il avait suivi un stage là-bas,
lui. Connaissait tous leurs secrets militaires. Qu'on mette à sa
disposition deux divisions de paracommandos et l'on verrait
un peu ce qu'on allait voir. Plutôt que toute cette palabre et
tout ce tapage sous
des tonnes de résolutions inutiles, qu'on lui donne seulement
deux divisions. Deux-là. Comme son index et son majeur.
Même une seulement. Ouais, une seule. Comme son index.
Pourvu qu'elle soit commandée par un vrai baroudeur, équipé
de vrais balles de tennis entre les jambes. On verrait. Ah 1
non, mais... C'était un militaire, lui.
- Très intéressant, très intéressant. Mais.., c'est uniquement à
votre vie privée que je m'intéresse, respecté Président. Du
moins dans le cadre de ce travail.
- Un chef, monsieur, en tous cas si l'on se place dans le cadre
de la résurrection culturelle africaine, un chef n'a pas de vie
privée. Pas de vie privée qui soit séparée de la vie officielle.
(Il sourit.) Sinon, on sombre lamentablement dans
l'individualisme occidental (il rit). Ses sujets, pardon, ses
citoyens, sont ses enfants, au Chef. Il est donc à leur
disposition vingt-qua-treheures-sur-vingt-qua-tre.
- Pouvez-vous, monsi..., respecté Président, me dire si, par
exemple, vous aimez la lecture ?
- La lecture ?(II lève les bras au plafond et affiche un large
sourire de satisfaction.) La lecture, je ne fais que ça (sourire
aimable). Venez un peu au Pays et je vous ferai visiter ma
bibliothèque. Plus de dix mille ouvrages. Ouais. Dont les
trois quarts sont reliés en peau d'iguane et de serpent.
- Quels genres affectionnez-vous, surtout?
- Quels genres?...
- Oui, je veux dire, est-ce que...
355

- Pas la peine, pas la peine, j'ai compris. Quel genre?. Les


dictionnaires, les encyclopédies. Chaque fois que je vois une
réclame pour l'un d'eux, je passe commande, Faut que vous
veniez voir ça, au Pays. Je vous invite... Tenez, vous-là, en
train de gober les mouches, notez que monsieur... monsieur...
- Tupman, monsieur Edward G. Tupman.
... que monsieur (un bredouillement inaudible) est mon invité.
Dites au ministre des finances de lui payer le voyage. Billet
de première, s'il vous plaît. Vu? Vu... Vous verrez. Une belle
collection ! Pas deux comme ça en Afrique.
356

284 LE PLEURER-RIRE
LE PLEURER-RIRE
285
- Vraiment, monsieur... Pardon ! Respecté Président, je suis
vraiment confus...
- Allons, allons, pas de merci. En Afrique, entre
ne se remercie jamais. Allez, continuons. - Quel est votre
rythme de lecture? - Beaucoup.
- Oui, mais...
- Beaucoup, quoi.
- Un, deux livres par semaine? - Au moins un par jour.
Une pause.
- Quel genre de livres affectionnez-vous de préférence? - Les
encyclopédies, je vous ai dit.
- Oui, mais qu'aimez-vous lire pour vous détendre ? Romans
? Romans de mceurs ? Policiers ? Livres d'histoire ? - Tout.
- Vous avez bien une tendance...
- Tout (un large geste du bras), je lis tout. - Les livres
d'histoire ?
- Les livres d'histoire.
- Concernant quelle période ?
- Ah ! (il s'avachit sur le canapé et parle comme s'il était pris
dans un rêve) ce que j'aime, moi, ce sont les livres sur Papa...
sur le général de Gaulle, je veux dire. Et puis sur Napoléon.
Ah 1 l'homme-là!
L'Américain l'entraîne alors dans une appréciation sur
différents biographes de Napoléon, dont je n'ai pas retenu les
noms. Tonton jouait les connaisseurs, bafouillait un peu, se
reprenait, se contredisait, mais dans l'ensemble paraissait s'en
sortir fort honorablement par des oui et des non très secs.
Quant à Hitler, j'avais le sentiment que Edward G. Tupman
n'arrivait pas à s'expliquer les raisons de l'admiration de
Tonton pour lui. II se demandait s'il ne s'agissait pas d'un
lapsus. Surtout qu'il avait affaire à un ancien combattant, un
ancien « compagnon de la Libération ». Tonton souriait
357

calmement. Les militaires, c'e"st comme les sportifs. La


guerre finie, on ne s'en.veut plus. On n'hésite pas à se serrer
la main. L'esprit sportif, si vous voulez.
Quelque chose qui se perd, d'ailleurs. Ouais. Hélas ! A en
désespérer. Heureusement qu'il a existé des dirigeants de sa
trempe pour sauver cette humanité en pleine décomposition
et qui menace, chaque jour, de se jeter, toute rôtie, dans la
gueule des dictatures totalitaires. Heureusement que veillent
les sauveurs militaires ! Peut-être bien que le jour où
l'Afrique ne sera plus dirigée que par des militaires, tout ira
mieux. Ça ne saurait tarder, d'ailleurs. Y a qu'à voir le vent de
l'histoire. Les régimes civils sont en sursis. Mais Hitler...
Hitler, c'était la grande Allemagne. Un homme qui avait
travaillé pour son pays, oui. L'homme-là ! (Il respire
bruyamment.) Depuis lors, regardez. Rien. Rien. Rien, rien.
L'Allemagne n'a jamais réussi à atteindre les mêmes cimes...
Ouais, économiquement peut-être. Le règne des
commerçants, des épiciers, des comptables... Soit. Mais
politiquement, militairement, un nain. Un nain... En plus,
avec les autres-là qui ont dégénéré dans le communisme...
(Grimace.) Hitler ? L'homme-là avait travaillé pour son pays.
Un géant (il prononçait giant). Les autostrades, c'était lui. Et
quelle organisation ! Quelle discipline ! Le sens des parades !
Pas d'égal depuis. Sauf peut-être chez Mao et Kim Il Sung. Et
puis toutes ces batailles qu'il avait remportées. Pas rien. Sans
Staline, Tonton était sûr qu'il aurait gagné. Ah ! Staline. Lui
aussi c'était un as. Chapeau ! (Il levait le pouce.) Un chef, ce
qu'on appelle un chef. Blaguait pas, l'homme-là.
- Vous auriez souhaité qu'Hitler gagnât la guerre ?
Tonton prit le temps de réfléchir un instant.
- Bon, je vais vous dire.
D'une main, il bouche le micro. D'un doigt de l'autre, il
montre E. G. Tupman en riant.
- Ne notez pas ceci.
E. G. Tupman appuie sur une touche du magnétophone.
358

- Le Hitler-là, s'il avait gagné pour lui la guerre, il aurait


apporté le bonheur. Il aurait fait franchir un pas
supplémentaire à la civilisation européenne. Facile à
comprendre. De même que les Romains ont civilisé les
Gaulois, que la conquête européenne a été bénéfique à
l'Afrique, la victoire des Allemands aurait apporté le bonheur
à l'Europe. Sûr. Ce sont les lois de l'histoire (il
amis on
359

286 LE PLEURER-RIRE

hausse les sourcils et présente la paume de ses mains).


L'homme-là a travaillé pour son pays.
- Merci, respecté Président. (Il toussotte.) Merci. Je vou
drais passer à un autre sujet. Quels sont vos autres hobbies ?
Les roues du magnétophone ont repris leur mouvement lent. -
Vos dadas, si vous préférez.
- Comprends pas.
- Quelles sont vos autres activités dans votre vie privée ? -
Ah!... vous y tenez. Eh bien, pour moi, la vie privée, y a que
ça.
- Vous aimez les enfants?
- Et comment ! J'en ai dix-sept. Qui dit mieux ? Sourire ravi.
- Et quand j'en compte dix-sept, je ne mentionne là que ceux
dont je m'occupe. Faudrait y ajouter, pour être complet, ceux
que j'ai laissés en Indochine et en Afrique du Nord (puis,
songeur, après un moment de réflexion)... que je ne cesse de
rechercher... pour faire face à mes responsabilités.
- Parlez-moi justement de la manière dont vous vous occupez
des enfants.
- Les enfants, ouais, d'accord... mais ce qui finalement a, pour
moi, le plus d'importance, c'est la vie privée.
E. G. Tupman approuve de la tête et rapproche l'immense
sucette de métal des lèvres intarissables de Tonton.
- Si on voulait me supprimer ma vie privée, je préférerais être
tué.
Il sourit, puis prend brusquement un air revendicateur.
- Rendez-vous compte un petit peu de ce qu'est la vie d'un
chef d'Etat : des soucis, des problèmes à n'en plus finir, des
réunions, des signatures, des signatures, des signatures, des
gens qui font les cons, des salauds, des criminels qui veulent
vous tuer... simplement par amour du pouvoir. (Il baisse la
voix.) Parce qu'une fois au pouvoir, ils ne feront rien de
360

mieux que vous. Bref, des emmerdements, des montagnes de


merde.
E. G. Tupman le regarda rapidement, comme pour bien
observer quelque chose qu'il venait subitement de remârquer.
- Face à tout ça, y a que la vie privée qui permette de tenir
287
le coup. La vie privée, c'est comme une bonne douche après
une longue marche sous le soleil.
Et Tonton se mit à narrer sa vie privée. Ma Mireille en était le
centre et n'y suffisait pas. Non, non, non. C'est pourquoi il
maintenait une population de femmes en résidence surveillée
dans plusieurs villas. Oui, oui, oui, ce que colportait
Radiotrottoir était exact. Les petites mamans, c'était pour sa
vie privée. Y avait pas à en avoir honte. Même les Louis XIV
là, la reine ne leur suffisait pas. Il leur fallait des vies privées.
Les madame de Maintenon et les quoi-quoi-quoi-là. Et
Tonton, échauffé, décrivait ses ébats et ses exploits avec un
luxe de détails souvent croustillants. Tonton, je vous le dis,
était un gaillard aux performances amoureuses bien au-dessus
de la normale.
LE PLEURER-RIRE
361

LE PLEURER-RIRE 289 chez eux. On assiste à un vaste


mouvement de transferts de fonds
vers l'Europe et Tonton lui-même aurait fait évacuer sa
famille sur Genève...
Je ne lisais pas les journaux. La politique et moi... je l'ai déjà
laissé entendre à plusieurs détours de pages. Mais depuis ces
événements qui secouent le Pays, voilà que j'achète chaque
jour de quoi procéder à une véritable revue de la presse. Je ne
lis pas vraiment. Je feuillette les pages avec la fièvre d'un
potache consultant une liste d'examen. J'ai bien conscience de
perdre mon temps et mon argent, mais c'est comme une
obsession, L'avenir du Pays me tient aux entrailles comme
d'une mère le sort de son fils au front. Et tous ces journaux
qui signalent le moindre toussotement d'un député français
sont muets sur ces grenades qui éclatent maintenant au Pays.
Lundi dernier, l'un des grands magazines du continent, édité à
Paris, a consacré deux pages entières à Bwakamabé. Un
article rédigé par un journaliste qui ne sait rien de l'a$aire : un
paragraphe pour rappeler l'existence du groupe Téléma, suivi
d'une longue rétrospective sur l'histoire du Pays et la
biographie du général encadré. C'est tout.
Le jeune compatriote ancien directeur de cabinet est passé ici,
à N..., il y a quelques jours. Il se rendait dans un Etat
frontalier du Pays et, de là, devait regagner directement Paris.
A travers les demi-mots et un vocabulaire militaire, j'ai
compris qu'il serait en liaison avec « ceux de l'intérieur », et
que les moments étaient « décisifs » et « historiques ».
Oui, m'a-t-il confirmé, Soukali est bien arrêtée. Elle a
hébergé deux membres du réseau Téléma. Elle aurait été
dénoncée par son cuisinier.
Mais il n'en sait pas plus. « Brave fille », a-t-il simplement
dit. J'ai eu le sentiment de l'agacer par toutes mes craintes et
mes questions sur son sort. Lui, il voit l'histoire au-delà des
individus. Il assure que « le processus est maintenant
362

irréversible ». D'ailleurs, prétend-il, les Oncles se replient,


apeurés,
10
363

Il n'y eut ni déclaration officielle, ni communiqué de presse.


La radio continuait de faire grand bruit autour des audiences
et autres activités de Bwakamabé, des messages qu'il recevait
de ses homologues étrangers, de ceux qu'il leur envoyait, des
départs et des arrivées des ministres, des inaugurations, des
décrets, arrêtés et circulaires, des vols, des accidents de la
circulation, du carnet mondain des en haut de en haut et de
leurs familles, des matches de football, de boxe. Elle y
ajoutait quelques nouvelles de l'étranger, bien triées sur le
volet du comité de censure. Pour qui allait régulièrement et
sérieusement à son travail, s'occupait consciencieusement de
sa famille, rendait les visites d'usage à ses amis, écoutait
notre radio et lisait la gazette d'Aziz Sonika, c'était comme
d'une vie poursuivant son cours normal, ainsi qu'un moteur
bien lancé et régulièrement révisé. La plupart des citoyens
goûtaient ce ronron et seuls quelques fous méprisables
appelaient dans leurs prières une bonne sécheresse, un
cyclone ou un tremblement de terre propres à amener le
monde à rechercher le Pays sur la carte. Quelque part au nord
ou au sud de l'Equateur, je le rappelle. Semble-t-il en
Afrique, mais pas forcément. Pourquoi pas en quelque autre
continent de la planète, de nos rêves ou de nos cauchemars. A
rechercher, je l'ai déjà dit beaucoup plus dans le temps et en
nous-mêmes que sur les cartes de géographie.
La première à diffuser la nouvelle fut, on s'en doute, la
Radiotrottoir de Moundié, suivie de près par les
chuchotements du milieu diplomatique. L'agence de presse
d'un pays voisin finit par dévoiler l'information en utilisant de
nombreux conditionnels. Reuter en situait la source dans les
milieux bien informés et précisait qu'effectivement des
observateprs avaient remarqué, depuis plus d'un mois déjà,
l'absence, dans les cérémonies officielles, du capitaine
Yabaka, tout comme celle du chef d'état
LE PLEURER-RIRE
291
364

major des grandes, historiques, courageuses et intrépides


Forces armées, le colonel Kaputula.
A toutes ces spéculations, bien caractéristiques de l'esprit
potinier qui infecte la presse d'argent du monde occidental,
les membres du gouvernement répondaient par un mutisme
froid et leur calme déroutait les museaux indiscrets. Les
chancelleries affirmaient qu'il n'y avait jamais de fumée sans
feu et le peuple que, si la marmite bouillait, c'était bien qu'on
avait mis du bois au feu. Au demeurant, assurait Moundié,
même si les gens d'une même secte s'évertuent à fournir tous
et en toutes circonstances une réponse invariable, le sang du
ver palmiste, lui, est visible à travers son corps. Etait-ce un
hasard ou une fantaisie que soudain ces messieurs du Comité
national de Résurrection, du gouvernement, de la haute
administration, en un mot toute la crème de notre société, se
missent à éviter, les contacts avec les ambassadeurs et à
décliner les dîners et surprise-parties auxquels, en temps
normal, Dieu seul savait avec quel empressement ils
accouraient ?
Aux premiers bourdonnements de Radio-trottoir sur le sujet,
je répondis par un haussement des épaules. Quand les
bouches s'approchaient des oreilles, c'était pour chuchoter le
même couplet. Elengui blâmait mon incrédulité.
Abandonnant l'utilisation de mon prénom, elle me baptisait
Maître Thomas. Elle finit par ébranler ma sérénité le jour où
elle m'assura qu'à la réunion hebdomadaire de son association
d'entraide, plusieurs femmes s'étaient plaintes de l'arrestation
de leur époux et avaient fait appel au secours de la
communauté, pour faire face aux jours difficiles qu'allaient
affronter leurs foyers.
Mon jeune compatriote directeur de cabinet était, comme
chacun, au parfum de la rumeur, sans être pour autant en
possession de plus de détails. Quand il tentait de faire parler
les responsables, il se heurtait à la loi du silence et avait, me
365

confia-t-il, l'impression d'avoir' laissé glisser quelque propos


indécent.
Mais nous ne perdions pas espoir. La soif de connaissance est
telle... Offrant à boire en gentleman prodigue, rendant de
nombreuses visites, questionnant ici et là, matin, midi et soir,
notam-
366

292 LE PLEURER-RIRE

ment dans les milieux de la sécurité et dans les débits de


boisson, je finis par voir les langues se délier, recevant
bientôt confirmation de ce qu'à Moundié on savait depuis le
jour même de l'événement. Oui, un complot avait bien été
éventré. Les meneurs étaient ceux qu'on soupçonnait depuis
belle lurette. Les fiches de police les signalaient depuis
longtemps, longtemps, longtemps, mais comme toujours en
ces cas, les chefs n'avaient pas voulu prendre au sérieux ces
renseignements. Un en haut de en haut a, par nature, tendance
à penser qu'un autre en haut de en haut est incapable de
concevoir un crime ou même de trahir. Si l'on avait, dès le
départ, traité l'information sans préjugé aristocratique, il y a
belle lurette qu'on aurait pu arrêter le capitaine Yabaka et le
colonel Kaputula. Enfin, tout est bien qui finit bien. Cette fois
on tenait le gibier et il n'échapperait pas. Une vingtaine de
civils et de militaires se trouvaient déjà neutralisés'. Les uns
pris la main dans le sac, les autres dénoncés, alors même
qu'ils arboraient des airs de Sainte-Nitouche et faisaient leur
fier-là. Voilà. Mais chut ! on n'en parlait pas. Secret. Il ne
fallait pas le répéter, car le travail n'était pas terminé. De
nombreux coups de filet restaient à donner. Chut, chut, chut,
ne pas éveiller surtout les soupçons des derniers complices (il
y en avait beaucoup, beaucoup, beaucoup) et éviter des fuites.
- Donc, c'est comme ça?
- Allez, quitte-là ! Comme si les complices-là sont des
couillons... Tu crois qu'ils n'écoutent pas pour eux Radio-
trottoir ?
Les consignes avaient été diffusées aux polices et populations
des frontières pour dénoncer, arrêter tout suspect et même
massacrer sans sommation ceux qui esquisseraient un geste
de fuite. Dans cette atmosphère de battue générale, il ne
faisait pas bon se disputer une maîtresse avec un homme
proche des services de Monsieur Gourdain. Tout était
367

prétexte à arrestation et l'on n'allait pas perdre son temps à


procéder à des vérifications humanitaires, pour les beaux
yeux de l'opinion européenne qui, au demeurant, n'avait pas à
jouer les moralistes avec tous ces morts qu'elle bénissait ou
dont elle ensemençait l'Asie et l'Amérique
293
latine. Et puis, avait-on besoin de l'avis de l'Europe pour
savoir distinguer le bon du mauvais ? N'avait-on pas atteint
l'âge de raison ? A quoi donc avait servi l'indépendance ?
Allez, que chacun balaie d'abord devant sa porte, ouaï. '
L'infiltration de guérilleros cubains, russes, allemands de
rédéya, bref en iste, était annoncée et redoutée. Radiotrottoir
soulignait que les grandes, historiques, courageuses et
intrépides Forces armées avaient surtout peur, pardon, étaient
préoccupées par la présence de... non, non, non, avaient
surtout peur d'un certain Tché, si c'est Chez-là, ou quelque
chose comme ça : un homme à la chevelure de femme
blanche qu'on avait cru mort, mais qu'on n'avait jamais réussi
à vraiment tuer (l'avait des médicaments antiballes), ou qu'on
avait bien fusillé, si vous voulez, mais qui revenait
régulièrement (ce qui était bien plus redoutable) d'entre les
morts. Comme Jésus, quoi. D'ailleurs, ils se ressemblaient
l'un et l'autre, avec leurs cheveux jusqu'aux épaules. Ce Tché,
si chez Chez-là, il était encore plus dangereux qu'un troupeau
de buffles.
C'est bien après que je suis parvenu à reconstituer les faits
exacts.
Le jeune compatriote directeur de cabinet en savait bien
moins que tout le monde. Sans doute ses adversaires
politiques ne veulent-ils pas le croire sur ce point. Ils ont du
mal à imaginer que, si près de Dieu, il n'ait pas été mis dans
le secret. La vérité est pourtant bien ainsi. J'ajouterai même
que tel était également le lot de nombreux membres du
gouvernement aussi bien que du Conseil national de
Résurrection. C'est que Bwakamabé entretient deux
368

entourages : d'un côté les collaborateurs officiels, de l'autre


un état-major occulte solidairement lié par le ciment des
attaches traditionnelles. Aux premiers, il confie des tâches,
aux seconds ses desseins et ses secrets. Et seuls ces derniers
participent à la conception, à l'élaboration et à la réalisation
des grandes décisions. Le jeune compatriote directeur de
cabinet n'appartenait pas à ce club.
LE PLEURER-RIRE
1. A ce mot, les mamans de Moundié se signaient.
369

296 LE PLEURER-RIRE

sionné, aurait pleuré à genoux, quémandant l'arrêt de telles


hostilités.
Soukali et Malaïka ont été libérées, mais sont assignées à
résidence dans leur village d'origine. Pauvre Soukali ! Elle est
née à Moundié. Connaît-elle donc quelqu'un là-bas, dans ce
village d'origine ?
Ont-elles pu manifester leur reconnaissance à Ma Mireille ?
Peu importe. Le temps qu'il fait au Pays rend ces gestes
superflus tant l'on doit se comprendre par-dessus ces
conventions. Le Pays entre dans une saison de clandestinité,
où chacun apprend, sans l'aide d'aucun code, le langage des
sentiments silencieux et en apprécie la saine vigueur. Elles se
comprennent encore et d'autant mieux qu'elles sont femmes.
Aussi supérieures à nous que nos mères. Elles nous
enseignent une nouvelle vie.
Même Ma Mireille...
Je regardais loin devant moi comme un mirage qui suscitait je
ne sais quel sourire aux anges.
Le voyageur venu du Pays me tapa sur l'épaule. Il souhaitait
que je le conduisîs dans une boîte de nuit de N... Avec ce
damné couvre-feu, il y avait une paye qu'il n'avait pas secoué
ses hanches et ses jarrets.
Le capitaine fut arrêté en pleine nuit et conduit au Palais.
Ficelé comme un manioc, on le jeta aux pieds de Tonton.
- Alors, mon salaud ! On veut jouer au plus malin ?
Mais le capitaine avait décidé de se taire.
- On ne répond pas ? N'as rien à dire ?(II lui frappa le visage
de sa queue de lion.) Allez, lis-nous un peu la déclaration que
tu voulais faire au peuple-là. Lis-la, bon Dieu (il le frappa
encore). Macaque ! Espèce de chien, va. Ouais, chien ! C'est
bien ça. Quand on fout la gueule du chien dans son caca, ne
peut plus nier. (Coup de queue de lion à la tête.) Vas avouer,
sacrédedieu ?
370

Le capitaine soutenait le regard de Tonton.


- Voyez-moi ça. Incapable de se défendre. Quelle preuve
faut-il encore ? Silence égale aveu, mon cher.
- Détachez-moi.
- Comment ?
- Détachez-moi.
- Comment ?
Tonton avait plié son oreille dans sa main, ainsi qu'un griot
qui veut entendre sa propre voix et s'exprimait soudain avec
douceur, d'un ton enjoué.
- Comment ? Voulez-vous répéter. J'entends mal.
Le capitaine se tut.
- Ça ne va pas, non ? Puis quoi encore ? Vas réclamer les
Droits de l'Homme aussi, pendant qu'on y est. C'est ça : le
droit de me renverser, de me tuer (il cria et le frappa à la
tête). Con de ta maman !
Le coup de pied dans les reins fit tressaillir le capitaine qui
ferma les yeux et eut un mouvement de spasme pour rattraper
un hurlement qui manqua de s'échapper.
- Fils de putain, va. Essaie donc, maintenant, de le faire, ton
coup d'Etat. Qu'est-ce que tu attends, hein ? Sacrédedieu 1
371

298 LE PLEURER-RIRE

Après tout ce que j'ai fait pour toi. T'oublies que c'est Tonton
Bwakamabé qui t'a tiré du gnouf et fait de toi un ministre...
T'oublies... Sans moi, Polépolé t'aurait zigouillé (il fit un
geste sec avec son doigt à hauteur de la gorge). Aucune
reconnaissance. (Il fit une grimace.) Sale Djatékoué, va.
Macaque ! Indigène ! Sauvage ! Te crois le plus fort parce
que t'as fait Saint-Cyr ! Comme ce salaud de Kaputula.
Pauvres cons, ouais. Pauvres cons !(II hurlait.) C'est moi qui
ai fait de Kaputula un chef d'état-major. Moi, vous entendez...
Plus forts que moi, Bwakamabé ? Moi, fils de Ngakoro, fils
de Fouléma, fils de Kiréwa. Parce que zavez fait un tour à
Saint-Cyr ! M'en branle, moi, de votre Saint-Cyr. Fait la
guerre, moi. Entre hommes. Avec des couilles au cul. Pas les
trahisons comme vous. Pas peur de la guerre, moi. Ni de
votre Tché, si c'est Chez, ou quoi-quoiquoi-là. Allez, parle
maintenant.
Dans le regard du capitaine allongé à même le sol, on dit qu'il
y avait encore du mépris.
- Le pouvoir ! C'est ça que tu voulais. Dis-le (Un rictus.)
Comme si tu étais capable de gouverner. (Il baissa la voix.)
Un merdeux, comme toi. (Il se remit à crier.) Depuis quand
un Djatékoué possède la science du commandement ? Hein ?
Sauvage, macaque, fils d'esclave ! C'est mon palais que tu
voulais, oui. Pour faire ton fier. Pour coucher dans mon lit.
Baiser ma femme. (Ecumant soudain comme un épileptique,
Bwakamabé se mit à donner une série de coups de queue de
lion et à décocher une rafale de coups de pied.) C'est pour
cela que tu m'as planté des boutons. (Il désignait son visage.)
Jamais !(II rageait comme un chien.) Jamais tu l'auras... tu
m'entends. Personne, personne ne grimpera jamais sur... (on
aurait dit qu'il pleurait)... sur Ma Mireille. Même pas après
ma mort.
372

Ma Mireille m'a effectivement confié qu'il la menaçait


souvent (notamment quand on apprenait qu'un chef d'Etat
venait encore d'être renversé quelque part en Afrique) de
prendre la précaution de la tuer, elle, si jamais les Dieux lui
réservaient une telle destinée.
Les yeux rouges, il s'arrêta un moment, dévisageant ses
proches et collaboratours à la ronde.
LE PLEURER-RIRE 299

- Allez, vous-là. Ouvrez-moi sa gueule. (Il baissa un peu la


voix.) Sale gueule de comploteur. Vilaine gueule de batard
djatékoué, Allez, ouvrez-moi ça !(Hurlements de soldats.) Ah
! le salaud ! Vous mord ? Vous mord ?...
Une pluie de coups s'abattit sur le capitaine. Ils visaient la
tête, tapaient, tapaient, tapaient, jusqu'à ce qu'il consente à
s'immobiliser. Quand ils s'arrêtèrent, il devait avoir perdu
connaissance.
- Ouvrez-moi sa gueule, maintenant, je vous dis... Là, comme
ça... attendez.
Et Bwakamabé d'uriner copieusement en visant la bouche de
sa victime. Le jet de liquide jaune tombait bruyamment, telle
une bière écoeurante. Tous les militaires assistaient sans un
commentaire à la scène. La vessie allégée, le maréchal dit en
se reboutonnant :
- Allez, débarrassez-moi de cette saleté... C'est ainsi qu'après
la guerre on traitait les vaincus chez nous.
Le maréchal promenait un regard conquérant sur ses aides.
- Faut qu'il paye sa trahison de sa peau, maintenant. Compris
?
Il alla coller son visage à un miroir du palais. Les boutons
étaient toujours là, minuscule termitière violette.
Dans une autre pièce du palais, des éléments de la garde
présidentielle réanimaient le capitaine à grands seaux d'eau,
pour immédiatement le frapper à nouveau avec des chicottes
et des règles d'écolier, exactement comme on leur avait appris
373

à le faire à l'époque coloniale. Et gba, gba, gba, comme hier


des nègres battaient d'autres nègres. Hier, ils en recevaient
l'ordre du Blanc. Mais aujourd'hui 7...
- Pardon, mon capitaine, pardon. Criez un peu, sinon c'est
nous qu'il va faire battre. Il va croire qu'on vous caresse
seulement. Alors...
Gba, gba, gba. Mais aucun son ne sortait de la bouche du
capitaine. Sa tête s'affaissait de côté, sur une épaule. On la
redressait et elle retombait sur l'autre épaule.
Transféré dans les locaux de la police, le capitaine fut pris
374

302 LE PLEURER-RIRE

t'anistie et tu rejoins les tiens. Tandis que la mort... (Il leva les
sourcils et eut un mouvement de tête et des lèvres.) Allez,
sois raisonnable, toute ta petite famille a besoin de toi. Tes
gosses surtout. Parce que la femme, si tu crèves, bon, elle va
pleurer, bien sûr... Encore qu'elle ne sera pas obligée, car y
aura pas de damuka pour des salauds de ton espèce. Bon,
admettons même qu'elle porte le deuil. Suppose qu'elle soit
courageuse, car porter le deuil d'un traître (il secoua ses
doigts et siffla)... Mais ensuite, et même avant d'enlever son
deuil, pourra pas tenir, la pov' petite. Ça va trop la démanger.
»
L'homme du commando bazooka ricana, d'un rire épais, puis
baissa la voix, comme pour expliquer une leçon.
-... lui faudra une bonne grosse quille de viande pour la
calmer. Normal, quoi. Tu serais à sa place, ferais la même
chose, non. Tel que t'es bâti, mon salaud, tu dois pas rester
deux jours sans gigoter des reins. C'est la vie ! Allez,
capitaine, réfléchis. Aide-nous.
Yabaka restait muré dans son silence. Assis, il regardait de
haut l'homme debout devant lui.
Il passa une nuit entière debout, bras levés et mains collées au
mur, sous la surveillance de militaires qui se relayaient,
l'arme à la bretelle. Au plus léger des mouvements, à la
moindre ébauche de relâchement, les coups pleuvaient. Puis
ce fut le régime de la pendaison, le Mont Cameroun, soulagé
seulement par la perte de connaissance.
La journée suivante, on le confronta à des individus qu'il ne
connaissait pas, ou seulement de vue, mais qui chacun «
avouait » les conditions dans lesquelles le capitaine serait
venu leur proposer de s'organiser pour passer à l'action. Des
passants qui récitaient par coeur, avec un bonheur inégal, une
leçon rapidement apprise, changeant involontairement une
375

phrase ici ou là, trébuchant ailleurs sur un mot inhabituel


dans leur parler quotidien.
Les gars de la sécurité voyaient, dans tout ce montage, des
preuves irréfutables et accablantes qu'ils amoncelaient pour
constituer un dossier à flanquer à la gueule de ces cons d'Am
303
nesty International, qui n'allaient pas manquer de pleurnicher
d'ici peu.
Un seul témoignage différait : celui du clairvoyant, selon
lequel le capitaine serait venu lui apporter un mouton blanc à
enterrer vivant et une photo du Chef. (On la montrait, toute
percée de coups d'aiguilles à tricoter.)
La nuit suivante, on procéda à l'introduction d'une bouteille
dans l'anus, en commentant l'opération avec des sarcasmes
obscènes, puis à l'injection d'eau par la bouche, agrémentée
de lavements à forte pression d'un liquide savonneux. Les
évanouissements aidèrent le capitaine à persister dans son
silence. Mais, cette nuit, on eut beaucoup de peine à lui faire
retrouver ses esprits. On dut faire appel à un infirmier, parmi
les militants djabotama qui avaient l'habitude de rendre des
services à la police.
Mais l'homme, y compris les héros, a ses limites. C'est à la
sortie d'un de ces comas, alors qu'il pataugeait encore dans
les boues du délire, qu'on réussit à lui arracher sa signature.
Quand, petit à petit, il comprendra ce qu'il avait commis, il
tentera de se rétracter, mais Tonton avait déjà l'aveu sous les
yeux.
LE PLEURER-RIRE
376

J'ai cessé de rêver depuis mon départ du Pays. Du moins de


cieux et d'heures bleues. Un monde, ressurgi des galeries de
la terre, envahissait mes nuits. Des harpies échevelées, des
diablotins en collants et capes incandescents, des masques
djassikini, des zombies, des f oetus au regard d'anciens, me
chatouillaient, me tournaient, me retournaient, me
labouraient, me torturaient. Quand je me réveillais, un ou
plusieurs des visages de ce musée lugubre me regardaient,
tranquilles et silencieux à m'en faire pousser des hurlements
et me projeter, ébahi, imbibé de sueur, assis, dans un état de
veille définitif. Des compagnes d'une nuit ont entendu mes
cris et, prises de frayeur, ont fui ma chambre, dès les
premières lueurs de l'aube. Médecins, pilules et clairvoyants
n'ont su trouver les calmes alizés capables d'ordonner à ces
flammes de se tapir ainsi qu'un chien dressé.
Or voici que cette nuit, Soukali, longue et légère, est venue
me rendre visite, en un parc sur les rives d'un lac qui
ressemblait aux abords de la propriété genevoise de Tonton.
Par l'aimant de ses yeux et de son sourire, elle m'a entraîné à
l'écart de la fête pour me montrer des sommets verts de pins.
Levant sa tête vers mon cou, elle a voulu m'embrasser.
Coiffée d'un madras noué à la Marianne, elle était vêtue d'un
jean et d'un T.-shirt, frappé d'un slogan que je n'arrivais pas à
déchiffrer. Ses mouvements de jeune fauve apprivoisé ont,
réveillant des désirs de braise refoulés, déréglé le rythme de
mon souffle. Soukali me promettait une confidence, un
secret. Je le sentais au code de ses yeux. Un sourire me
promettait hier. Elle m'a serré la main et m'a indiqué les
cimes bleues. Encore son sourire. J'ai voulu l'étreindre par le
buste. Ay ! trop brusquement. Je m'en suis réveillé, frustré
comme un spectateur d'un film interrompu par une rupture de
pellicule.
Ma belle de nuit ne reviendra pas.
Yabaka n'était qu'une mangue de première pluie. Depuis,
305
377

d'autres orages foudroient aveuglément les plus saines de nos


boutures.
Les tam-tams battent le rappel des sociétés secrètes. Chacun
aura son masque et trempera sa flèche dans le poison. Nos
femmes nous tendent déjà nos armes aux paupières lourdes.
Elles les ont graissées et chargées. Les jeunes filles n'en
prennent même pas la peine. Qui donc leur a enseigné le
maniement de ces ordinateurs ? Elles nous indiquent, par
l'exemple, la voie sur laquelle l'herbe a poussé.
Je ne suis pas un héros, mais aventure ou pas, je suis un
circoncis.
Une pression de main, un sourire, un eceur qui bat, sont plus
encore que l'appel de l'oriflamme.
Il faut partir.
Elle souriait, dissolvant comme une fée des eaux les monstres
de mes nuits.
L'heure est venue de se défaire à jamais des souvenirs pour se
mêler aux herbes de la brousse.
Soukali, je te rejoindrai.
LE PLEURER-RIRE
378

Trois jours après l'aveu, Tonton estima que l'enquête traînait


trop. Il fallait en finir. Instruction, instruction, instruction,
toute cette procédure judiciaire était bien belle, mais les faits
étaient
là, établis, constants. On se trouvait devant une situation de
flagrant délit, bien typique. Quant aux lois (les lois des
Oncles, les lois coloniales, dont certaines dataient de plus
d'un siècle), elles étaient certes vénérables, mais la politique
de résurrection culturelle nationale ne devait pas rester lettre
morte. C'était l'occasion, ou jamais, de l'appliquer. Comme si
nos ancêtres ne savaient pas comment régler une telle affaire.
On n'avait que ficher de tout ce fatras de précautions,
inventées simplement pour protéger les criminels. Qu'on les
lui confie à lui, ces salauds de putschistes, et il leur
montrerait comment s'y prendre, à tous ces empotés, qui ne
savaient pas venger dignement leur Chef. Du temps des
ancêtres, les loyaux sujets exécutaient eux-mêmes les
sentences contre les traîtres de cet acabit et en rendaient
compte seulement ensuite. La société s'en portait mieux. On
ne doit pas plaisanter avec le pouvoir. Ce n'est pas un jeu
d'enfants avec des « pouce ! je ne joue plus », ni une partie de
plaisir où l'on se caresse
comme des femmes ou des pédérastes. Ah ! ça, mais...
D'ailleurs,
quoi de plus inhumain que de laisser pourrir un homme en
prison
quand il est convaincu de son crime et qu'il sait lui-même
que la société doit l'éliminer ? Toutes ces lenteurs, en
revanche,
font que le jour où l'on vient lui couper la tête, à froid, eh
bien,
le criminel, il ne comprend plus ce qui lui arrive, mon vieux.
C'est un pauvre bougre qu'on assassine. Allez, allez, excès de
juridisme. Tonton ne voulait pas qu'on perde son temps. On
avait déjà trop lambiné. Allez, allez, qu'on lui fasse du bon
379

travail. Une exécution bien propre, d'un criminel baignant


encore
dans la chaleur de son forfait. Compris ? Rompez !'
Et, commentait le ministre des affaires coutumières, un dis
307
cours ou un avis du président, c'était, dans un pays bien
organisé et moderne, un décret.
Il n'y avait pas encore, alors, d'avocats africains au Pays.
Tous étaient des Oncles. Yabaka et ses compagnons en
choisirent qui se récusèrent. Non pas qu'ils craignissent de ne
pas toucher leurs honoraires. Ils n'étaient ni si pingres, ni si
odieux. Mais ils ne voulaient pas se mêler de politique
intérieure d'un pays indépendant. Et il semble qu'on le leur
souffla, au cas où ils auraient eu à l'oublier. Pour sauver les
apparences, Tonton en fit nommer deux d'office. Deux vieux
greffiers Djabotama.
Les audiences du tribunal se tinrent de nuit. Quelques heures
à peine après la désignation des avocats. Tout se déroula à
huis clos, si bien que peu de choses en ont filtré. A peine sait-
on que les avocats commis d'office se permirent de faire
observer qu'ils avaient manqué du temps nécessaire à une
étude sérieuse des dossiers de leurs clients. Le président du
tribunal aurait rétorqué sèchement qu'il s'agissait d'une Cour
d'exception, et qu'il n'y serait donc toléré aucun incident. Le
ton de la réponse et l'atmosphère de la salle n'invitaient pas
au dialogue. Dans Moundié, des noms de juges ont été cités.
Mais il est honnêtement difficile de prêter foi, sans réserve, à
ces rumeurs, car il est bien établi que tous les membres de la
Cour siégèrent le visage couvert de cagoule. Un élément
paraît, en revanche, certain : beaucoup d'accusés flanchèrent
et tentèrent d'apitoyer les juges en protestant de leur amour
pour Tonton, rejetant toute la responsabilité sur le capitaine
Yabaka. Lui, plaidant non coupable, étala, comme en un
séminaire, toutes ses divergences.
380

On introduisit des témoins fabriqués pour la circonstance. Les


mêmes que dans la salle de torture, tel ce lieutenant Talaba,
dont la déclaration est la seule à avoir été publiée, pour des
raisons évidentes, dans la presse.
L'accusé remonte à la fusillade de la garden-party et prétend
que, dès cette époque, le capitaine lui était apparu comme
l'organisateur du massacre et que, sentant le vent tourner en
sa faveur, il aurait joué les sauveurs en faisant exécuter tous
ses complices.
LE PLEURER-RIRE
381

310 LE PLEURER-RIRE

- Ehéééé !
Un long éhéééé moqueur, difficile à décrire en français. Un
long éhéééé moqueur, la tête penchée de côté et la main à la
bouche.
- Ehéééé ! vous êtes vraiment petits... Allez-y, maintenant. Je
vous autorise... pouvez tirer... je vous autorise à me tuer...
Allez-y... Mais je reviendrai pendant longtemps encore dans
vos rêves.
Il ouvrit grand les bras et regarda vers le ciel.
- Quand vous dormirez, je viendrai veiller à la tête de votre
couche...
C'était dans un vallon où les enfants du village voisin
s'amusent, quand l'air est calme, à écouter l'écho de leurs cris,
jetés dans l'espace comme des pierres en ricochet sur l'eau.
Cette aube-là, l'écho ne renvoya pas la dernière salve du
peloton, comme si les esprits des forêts voisines les avaient
avalées.
L'écho se contentait de répéter :
« ... je reviendrai pendant longtemps encore dans vos rêves. »
Deux, trois, plusieurs fois. De plus en plus faiblement. De
manière lancinante.
Tonton sortit un miroir de sa poche et examina son visage.
De nouveaux boutons avaient poussé.
Telles sont les deux variantes de la mort du capitaine Yabaka
et de ses compagnons.
Etrangers qui passez à Moundié et qui voulez les entendre de
la voix des témoins ou de celle des griots, n'insistez pas. La
pièce se jouait à guichet fermé.
Aucun avocat. Nul médecin légiste. Des bandes de femmes
folles ont ravi la raison des soldats du peloton de la mort.
Récemment encore, on pouvait voir ces hommes courir par
les rues du Plateau, le sexe au vent, ricanant et répétant :«...
viendrai pendant longtemps encore... vos rêves de salauds... »
382

Tonton les a tous enfermés au cabanon.


Non, vous n'entendrez pas ces deux variantes. Peut-être en
reconnaîtrez-vous l'air, mais les paroles vous en demeureront
311
mystérieuses. A moins qu'un interprète courtois ne consente à
vous en traduire la dernière phrase.
Un homme peut arracher le plant d'un manguier, voire
détruire une plantation de manguiers, mais jamais l'espèce.
C'est une histoire qui ne se dit qu'en des lieux soigneusement
clos ou certains soirs de damuka, dans des groupes bien
homogènes. Elle est comme ces chansons dont nul ne connaît
l'auteur, mais que chacun reprend sans une fausse note de
génération en génération, de siècle en siècle. Soundiata Keïta,
l'Almamy Touré, Chaka, Bouéta Bongo, Mabiala Maganga,
Roland à Roncevaux, l'Emir Abd-el-Kader... D'autres,
beaucoup d'autres.
Tonton va plusieurs fois par an se faire traiter ses boutons par
un spécialiste suisse de réputation mondiale. Là-bas, ils
disparaissent effectivement. Deux jours après son retour au
Pays, ils resurgissent.
C'est une affaire de sang.
LE PLEURER-RIRE
383

QUAND SOUKALI ENJAMBE LA FENÈTRE DU


ROMAN

OU (AU CHOIX) DE LA RÉALITÉ


Bandit,
Aprends à ne plus oublier ton cartable chez les dames que tu
te permets de troubler et d'honorer en l'absence de leur mari.
Mon cher, j'ai tout lu d'un bout à l'autre, et plusieurs fois
certains passages.
Conspirateur !
A ton air absent, tout à la fois agaçant et aguichant, j'aurais
dû me douter que tu nous mijotais quelque bon plat.
Mais oseras-tu publier, dans la forme, cette vision intime des
gestes que nous accomplissions chaque jour, sans plus les
voir ? Toi, tu es là, avec nous dans la fête, non pas en
danseur, mais en espion.
Malgré les transpositions, tes familiers n'auront aucune peine
à reconnaître chacun des acteurs sous leurs grimaces. Tonton
est évidemment le préfet célèbre d'une province où vécut
trois ans durant un jeune cardiologue, alors fraîchement
émoulu des universités européennes, et à qui je confie
aujourd'hui le soin de ma santé. Je n'ai aucun mal à le
reconnaître même s'il s'en défend et prend la précaution, au
demeurant grossière, pour brouiller les cartes, d'emprunter
certains traits de son caractère à l'un de ses parents, non pas
maître d'hôtel aux Relais Aériens, mais videur d'une boîte à la
mode.
Le traître me livre au public dans la tenue où je m'offre
innocente à ses mains expertes, dans son cabinet de travail
d'où pourtant (ne l'a-t-il pas promis dans son serment
d'Hippocrate aucun secret ne devrait filtrer.
Je te grifferai !
Imagine qu'Adolphe découvre qu'il est « Monsieur
l'Inspecteur » !...
J'espère que mes étudiants ne reconnaîtront pas Soukali...
384

Le tableau que tu fais d'elle m'émeut et me remplit de


confusion. Je craindrais de pécher par narcissisme en avouant
combien
385

314 LE PLEURER-RIRE

je la trouve attachante. J'aurais cependant préféré qu'elle


reste, comme au début de l'histoire, cette jeune coquette,
battante et pleine de vie, dont même une femme tomberait
amoureuse. La métamorphose dans les dernières pages n'est
pas de mon goût. N'y a-t-il pas là une réminiscence de
l'actualité latino-américaine (époque Régis Debray) qui n'a
encore rien à voir avec l'Afrique d'aujourd'hui ?
Encore que...
Même si les noms de personnes et de lieux sonnent étrangers
à nos oreilles, même si tu livres ça e, là, dans le texte, des
mots d'un dialecte imaginaire, forgé par toi seul, la plus
myope des taupes reconnaîtra « Le Pays ».
Il y a, entre ton histoire et notre actualité, à peine plus de
différence qu'entre un Van Gooit, un Cézanne ou un
Modigliani et la photographie du modèle originel. Mais la
magie et la puissance pédagogique de l'art n'est-elle justement
pas moins de ressembler à la réalité quee de donner à la
réalité les couleurs du ccr?ur du peintre ? Si tel est ton but,
ton rêve débridé est certainement plus rentable que les images
saintes et édifiantes que réclame le jeune compatriote
directeur de cabinet.
Bon croquis d' « Elengui ». Finalement, tu l'adores et je t'en
aime davantage.
Mais qui sont « Ma Mireille » et « Cécile » ? Avant ou en
même temps que moi ?
Qui ? Quand ? Réponds vite, si tu ne veux pas nte voir
téléphoner chaque nuit chez toi et y débarquer en flammes...
Avis !

Signé : Soukali au vinaigre.


Mon souci de démocratie, qu'on aura, sauf aveuglement,
perçu dans les centaines de pages qui précèdent, m'a obligé à
publier 1-'intervention insidieuse et malicieuse de Soukali. •
386

Mais je ne pouvais laisser ce billet sans réponse.


315
En fait, je n'ai rien emprunté à la réalité, ni non plus inventé.
Ici finit la relation d'un chapelet de rêves et cauchemars qui
se sont succédé à la cadence d'un feuilleton et dont je n'ai été
débarrassé qu'une fois le dernier mot écrit.
LE PLEURER-RIRE

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