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« La Femme Gelée », Annie Ernaux, 1981.

Un mois, trois mois que nous sommes mariés, nous retournons à la fac , je donne des cours de

latin. Le soir descend plus tôt , on travaille ensemble dans la grande salle. Comme nous sommes

sérieux et fragiles, l'image attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel. Qui pourrait

encore m'attendrir si je me laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment on s'enlise,

5 doucettement. D'accord je travaille La Bruyère ou Verlaine dans la même pièce que lui, à deux

mètres l'un de l'autre. La cocotte-minute, cadeau de mariage si utile vous verrez, chantonne sur

le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-minutes , autre cadeau. Finie la

ressemblance. L'un des deux se lève, arrête la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle

ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant ou il en

10 était resté. Moi . Elle avait démarré, la différence. Par la dinette . Midi et soir je suis seule devant

les casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la

mousse au chocolat, de l'extra, pas du courant. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me

plonger dans un livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du

dîner, pendant qu'il bossera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. (...)

15 À la fac, en octobre, j'essaie de savoir comment elles font les filles mariées, celles qui, même, ont

un enfant. Quelle pudeur, quel mystère, « pas commode » elles disent seulement, mais avec un

air de fierté, comme si c'était glorieux d'être submergée d'occupations. La plénitude des femmes

mariées. Plus le temps de s'interroger, le réel c'est ça, un homme, et qui bouffe, pas deux yaourts

et un thé, il ne s'agit pas d'être une braque. Alors, jour après jour, de petits pois cramés en quiche

20 trop salée, sans joie, je me suis efforcée d'être la nourricière, sans me plaindre.
INTRODUCTION

Annie Ernaux, née en 1940, est une écrivaine française de la seconde moitié du XXe
siècle. Après des études de lettres, elle devient professeure agrégée de lettres
modernes.

Sa vie et ses expériences sont sa principale source d’inspiration, elle se plaît à raconter
sans détour les évènements marquants de son parcours. Mélangeant l’expérience
historique et l’expérience individuelle, elle qualifie elle-même son écriture comme
«auto-socio-biographique».
Ses œuvres ont remporté de nombreux prix littéraires. En octobre 2022 elle reçoit le
prix Nobel de Littérature.

Dans son roman autobiographique « La femme gelée », publié en 1981, Annie Ernaux
évoque sa vie maritale avec un étudiant en droit, tous deux pleins de théories idéales
sur l’égalité entre les sexes. Cependant, Elle est vite happée par un conditionnement
imposé par la société
À travers ce roman, Annie Ernaux expose les limites de l'émancipation féminine dans
les années 60, illustrant comment une femme peut progressivement perdre son élan, ses
propres désirs de liberté et devenir comme tant d’autres une « femme gelée ».

Dans cet extrait, Annie Ernaux nous plonge au cœur du quotidien de son couple idéaliste
alors qu'ils révisent leurs cours, un moment banal qui se révèle être le théâtre de
réflexions profondes sur les inégalités de genre. À travers le bruit de la cocotte-minute, la
narratrice entame une critique ironique de la répartition des tâches ménagères.

Comment Annie Ernaux, dans cet extrait à dimension autobiographique, expose-t-


elle l’évolution d’un couple idéaliste à une réalité inévitable ?

25 Pour cela nous verrons:


 dans une première partie (L1 à L5) : L’illusion d’un jeune couple égalitaire
 dans une deuxième partie (L5 à L14) : La désillusion de la vie de couple
 et enfin (L15 à L20) : L’acceptation face à une réalité inévitable.

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Premier mouvement (L1 à L4) : L’illusion d’un jeune couple égalitaire

35 Les premières lignes de cet extrait peignent le portrait d'un jeune couple
égalitaire.
Annie Ernaux utilise le présent de narration pour donner vivacité et intensité au récit.

 La narratrice énonce un cadre spatio-temporel de l’action à travers le complément


40 circonstanciel de temps « Un mois, trois mois que nous sommes mariés ».
 Ce qui souligne que la relation maritale est encore très récente.

 Elle évoque ensuite son couple en utilisant :


 les pronoms personnels « nous sommes mariés…nous sommes sérieux… on
45 travaille »
 appuyés par un champ lexical de l’union: « ensemble », « la même pièce », «
unis, pareils », « ressemblance »
Suggérant une complicité entre les deux personnages.

50  Les champs lexicaux de l’éducation et du travail : « fac / cours de latin/ travaille »,


soulignent la proximité physique et intellectuelle entre la narratrice et son mari.
 Cette proximité évoque une certaine égalité dans les études ou le travail.

 L’adverbe exclamatif d’intensité « Comme nous somme sérieux», reflète la perception


55 initiale de la narratrice sur son couple., qu'elle considère comme sérieux et idéaliste.
 Cela renvoie une image romantique et moderne.

 D’ailleurs, l’auteure caractérise son couple comme un « jeune couple moderno-


intellectuel », mettant en avant l’image du couple parfait engagé dans leurs idéaux
60 progressistes.

 Cependant, très rapidement l’ironie de la narratrice se fait entendre.

 L’association de termes comme :


65  le néologisme moderno-intellectuel, avec l’adjectif « attendrissante »,
 L’adverbe exclamatif d’intensité « Comme » avec l’adjectif « fragiles »
 Sonnent de façon sarcastique.

 Le verbe « s'enliser » et l'adverbe inventé "doucettement", évoquent l'idée d'une


70 situation qui s'embourbe progressivement.
 Ce qui suggère l’idée d’être englué dans les contraintes du quotidien.

 Par l’adverbe « D’accord je travaille La Bruyère ou Verlaine » la narratrice admet que


le fonctionnement est apparemment égalitaire.
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Cependant, le pronom personnel complément: « lui », ainsi que l’expression à
deux mètres l'un de l'autre, marquent une distance physique entre les époux.
 Des indices subtils de déséquilibre commencent à émerger dans le couple.

80 La narratrice réalise peu à peu que leur idéalisme initial n’est qu’illusion.
La réalité de la vie maritale se révèle être bien différente.

très courte duré


Deuxième mouvement (L5 à L14) : La désillusion de la vie de couple

85 A travers la métaphore de la «cocotte-minute», la narratrice nous dévoile les failles et les
inégalités du quotidien, notamment la répartition des tâches ménagères.

 Cet ustensile de cuisine, présentée comme un « cadeau de mariage », devait


permettre, dans les années 60, de libérer les femmes en leur faisant gagner du temps.
90
 Elle use d’ironie « si utile vous verrez» car censé représenter une libération
féminine, au contraire, cet objet symbolise la pression des tâches domestiques qui
pèsent sur les femmes. C’est en fait, un cadeau empoisonné.

95  Tout d’abord, la personnification de la cocotte-minute « qui chantonne sur le gaz »,


ce bruit léger ne semble pas suffisant pour perturber le couple moderne en train de
réviser, soulignant l'harmonie apparente du couple qui reste Unis, pareils»,

Elle exprime !parfois à une révolte !«!!Au nom de quelle


100  Alors intervient un autre rappel du réel, bruit bien moins agréable, une « Sonnerie
stridente », symbolisant une rupture brutale dans cette harmonie.

 Le compte-minute , symbole du temps, renvoie à l’idée de l’échec programmé du


couple idéalisé
105
 Cette gradation sonore métaphorise cette réalité envahissante et si matérielle, qui
marque l’échec des idéaux d’égalité du jeune couple.

110 Toutes ces théories ne sont en fait qu’une façade.

 L'ellipse utilisée dans l'expression «finie la ressemblance», souligne de


Procédé
stylistique manière concise et évocatrice le sentiment d'échec et de désillusion de la
consistant à narratrice.
omettre des mots
115 qui sont
normalement  La narratrice joue d’ailleurs sur l’effet de chute en employant d’abord le
nécessaires à la
construction pronom indéfini l’un des deux , comme si les deux membres du couple étaient
grammaticale
complète d'une
égaux et interchangeables, avant d’asséner brutalement l’irruption de la
phrase. Dans ce différence dans une phrase réduite à un mot: « Moi ».
120  Elle réalise alors que, malgré les discours progressistes de son mari, ses
actions ne reflètent pas cet état d'esprit

 L’accumulation de verbes d'action, « se lève…arrête…attend…ouvre… passe…


revient »» détaillant minutieusement chaque geste de préparation du repas, souligne
125 non seulement la dimension chronophage de ces actions répétitives, mais également
l’obligeant à délaisser son travail pour aller éteindre le feu sous la cocotte-minute
alors que son mari continue à réviser.
 L'un des partenaires s'active pour gérer tandis que l'autre se replonge dans ses
activités intellectuelles.
130  Elle fait un constat concis « Elle avait démarré, la différence » qui fait écho à la phase
courte «finie la ressemblance», avec le même effet de chute marqué par l’utilisation
de la virgule (,)
 Insiste sur la différenciation entre les membres du couple et la rend irrévocable.

135 La narratrice exprime son profond ressentiment face à cette réalité sociale.

 D’abord un sentiment de frustration se dégage, illustré par le groupe nominal :


« Par la dînette », évoquant l'apprentissage ludique de la cuisine dans l'enfance.
 Cela suggère que cette tâche est perçue comme anodine, pas un véritable
140 travail,
 De plus, cela rappelle le conditionnement des femmes dès leur jeune âge,
en écho à la thèse de Simone de Beauvoir dans « Le Deuxième Sexe »."

 Cette frustration se traduit alors par un double sentiment d'enfermement :


145  spatial, elle se retrouve « seule » coincée dans la cuisine
 temporel, « Midi et soir »,
 Ce qui souligne l’idée que les tâches ménagères apparemment anodine se révèlent
être un véritable calvaire.

150  Ensuite, un sentiment d'injustice se dégage de l’emploi de la négation totale dans la


phrase: « Je ne savais pas plus que lui préparer un repas».
Malgré leur ignorance partagée, c'est à elle que revient la charge de préparer les repas
et de gérer les corvées ménagères.

155  Enfin, sa question rhétorique :


« Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de cuisine…
pendant qu’il bossera son droit constitutionnel. »
 Invite le lecteur à prendre conscience de l’inégalité de genre.
En effet, alors que la narratrice s’occupe de la cuisine, perd du temps dans ses
160 révisions,

 Au nom de quelle supériorité, sous entendant les attentes sociales.


Met en lumière une révolte intérieure mais étouffée de la narratrice, puisqu’elle
s’affaire à accomplir les tâches pendant que son mari a le temps de se concentrer sur
165 ses cours de droit.

 L’auteure Annie Ernaux expose comment la réalité ébranle les rêves d'égalité en mettant
en évidence les différences entre les hommes et les femmes.
170
Pourtant, la narratrice ne se révolte pas, cette soumission contraste donc vivement avec sa
révolte intérieur.
175

Troisième mouvement (L15 à L20) : L’acceptation face à une réalité inévitable

 Au contraire, la narratrice va s'intéresse à la manière dont les femmes mariées autour


180 d’elle, parviennent à concilier leurs multiples responsabilités.

 Le contexte temporel de l’action "A la fac", en octobre, nous indique que la narratrice
interroge ses camarades féminines à l’université, « les filles mariées » y compris celles
qui sont mères.
185
 Elle remarque que ces femmes parlent de leurs occupations avec discrétion et retenue
comme le souligne les expressions « quelle pudeur, quel mystère », malgré les
difficultés auxquelles elles sont confrontées : «pas commode ».
 Cela montre qu'elles sont habituées à affronter ces difficultés sans chercher à se
190 plaindre ouvertement.

 Plus encore, elles éprouvent de la fierté, ce qui est mis en évidence par la
proposition subordonnée circonstancielle de concession « mais avec un air de
fierté » et la proposition subordonnée comme si c'était glorieux d'être submergée
195 d'occupations.

 Cette phrase « Plus le temps de s'interroger, le réel c'est ça » met en lumière les
pressions sociales qui pèsent sur la femme qui n’a plus temps pour réfléchir ou
remettre en question sa situation.
200
 Cependant, la phrase nominale « La plénitude des femmes mariées » avec la
substitution de filles mariées à femme mariées met en évidence de manière ironique
l’acceptation de ces femmes, censées être remplies de bonheur et de satisfaction dans
leur rôle.
205
 Ce constat la confronte à la réalité inévitable de son propre quotidien, où elle se trouve
contrainte d'assumer le rôle traditionnel de nourricière sans révolte apparente.

 On comprend alors par sa phrase « il ne s'agit pas d'être une braque » que la
210 narratrice comme les autres femmes mariées, est sous pression sociale et les normes
de genre qui pèsent sur elle, l'obligeant à s'adapter pour correspondre aux attentes
imposées.

 Aussi, « jour après jour» malgré son manque de satisfaction, souligné par les
215 locutions adverbiales «sans joie» et «sans me plaindre», la narratrice montre son
acceptation tacite de son rôle.
CONCLUSION

Nous avons vu comment la narratrice dresse l’autoportrait ironique et critique du jeune


220 couple faussement égalitaire qu’elle forme avec un autre étudiant.

Le jeune époux, derrière ses postures progressistes, se révèle n’être que l’énième
représentant des conventions sociales.
Un processus se met en place petit à petit, Annie Ernaux est insidieusement amenée à
225 sacrifier ses études pour se consacre à son mari.

En montrant cette inégalité dès les premiers mois de mariage, Ernaux dénonce les
inégalités de genre et les normes sociales oppressives qui restreignent la liberté des
femmes, celles-ci sont gelées par la société et incapables de se réaliser.
230
Dans cet extrait de La Femme gelée, nous percevons l’ironie de la narratrice qui découvre
le quotidien de la vie de couple et l’inégalité persistante entre homme et femme. Comme
Olympe de Gouges, l’écriture se présente comme le moyen de combattre pour l’égalité.

Cette œuvre
235 autobiographique dépasse
alors le
cadre du récit de vie et
s’inscrit dans le genre des
mémoires où elle prend une
240 portée argumentative.
Dans cet extrait, elle raconte
sa désillusion au début de son
mariage, quand elle s’est
retrouvée
245 confrontée à un mari
progressiste dans ses propos,
mais bien moins dans ses
actes, ainsi que sa
molle soumission à la
250 situation malgré son refus
intérieur
Cette œuvre
autobiographique dépasse
alors le
255 cadre du récit de vie et
s’inscrit dans le genre des
mémoires où elle prend une
portée argumentative.
Dans cet extrait, elle raconte
260 sa désillusion au début de son
mariage, quand elle s’est
retrouvée
confrontée à un mari
progressiste dans ses propos,
265 mais bien moins dans ses
actes, ainsi que sa
molle soumission à la
situation malgré son refus
intérieur
270 Cette œuvre
autobiographique dépasse
alors le
cadre du récit de vie et
s’inscrit dans le genre des
275 mémoires où elle prend une
portée argumentative.
Dans cet extrait, elle raconte
sa désillusion au début de son
mariage, quand elle s’est
280 retrouvée
confrontée à un mari
progressiste dans ses propos,
mais bien moins dans ses
actes, ainsi que sa
285 molle soumission à la
situation malgré son refus
intérieur

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