Vous êtes sur la page 1sur 15

Revue belge de philologie et

d'histoire

Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est


Ottmar Ette

Citer ce document / Cite this document :

Ette Ottmar. Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome
94, fasc. 3, 2016. Langues et littératures modernes – Moderne Taal- en Letterkunde. pp. 583-595;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2016.8886

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2016_num_94_3_8886

Fichier pdf généré le 31/10/2018


Résumé
Dans la géographie théorique de Barthes, l’Est joue un rôle essentiel. Qu’il s’agisse de l’Est
européen (l’Allemagne d’après-guerre ou la Roumanie communiste) ou de l’Est asiatique (le
Japon et la Chine), il s’agit toujours pour Barthes de sortir des sentiers battus, de penser pour le
meilleur et pour le pire un vivre ensemble, à la fois social, politique et esthétique.

Roland Barthes of de vermenigvuldiging van landschappen uit het Oosten.


In de theoretische geografie van Barthes speelt het Oosten een belangrijke rol. Of het nu Oost-
Europa betreft (het na-oorlogse Duitsland of communistisch Roemenië) of Oost-Azië (Japan en
China), het gaat er Barthes steeds om platgetreden paden te verlaten, een samen-leven te
bedenken voor goede en slechte dagen, in sociale, politieke en estethische zin.

Abstract
Barthes : Multiplication of Eastern Landscapes.
In Barthes’ theoretical geography the East has an important role. Whether it be eastern Europe
(Germany after the second world war or communist Romania) or eastern Asia (Japan or China),
he wants to get off the beaten tracks, imagine a communal life for better or for worse, in a social,
political and esthetic sense.
Roland Barthes ou la multiplication
des paysages de l’Est (1)

Ottmar Ette
Université de Potsdam

1. Cartographies hexagonales

Si on voulait reporter sur une rose des vents les mouvements de voyage, de
pensée et d’écriture de Roland Barthes, deux points cardinaux domineraient
alors : l’Est et le Sud. Pour comprendre tous les voyages de Roland Barthes, il
n’y a pas de texte plus riche en strates et plus porteur d’avenir que l’ensemble
des microtextes, publié, la première fois en 1944, sous le titre En Grèce (2). Le
premier paysage de la théorie de Roland Barthes ne dispose d’aucun centre,
d’aucune perspective centrale et n’a pas de position d’observation définie.
Car, non seulement le voyageur, mais aussi les îles mêmes voyagent et sont en
constant mouvement. Le premier texte livre en ce sens la clé de l’ensemble des
textes : « En Grèce, il y a tant d’îles qu’on ne sait si chacune est le centre ou le
bord d’un archipel. C’est aussi le pays des îles voyageuses : on croit retrouver
plus loin celle qu’on vient de quitter. » (Barthes : 2002, I, p. 68) Tout dans ce
monde insulaire est marqué par de constants déplacements.
Les voyages à venir du sémiologue français se développeront dans un
archipel de cette nature. Les îles de son écriture sont, d’une part, séparées par
des discontinuités qui correspondent entre elles grâce à de longs déplacements,
des vols ou d’autres passages et, d’autre part, également reliées entre elles.
Chacune de ces îles constitue une île-monde, avec sa logique interne, son histoire
particulière, ses formes et normes propres, mais fait aussi partie d’un monde
insulaire archipélique ou transarchipélique, dans lequel tous les éléments sont
reliés entre eux. Tout est vectoriel et relationnel, se dérobe à toute localisation
définitive, puisque les îles elles-mêmes sont en mouvement et que leurs
coordonnées se modifient constamment. Ce paysage fractal (3) de la théorie ne
peut plus être centré ou fixé par rapport à un sujet. Nous avons affaire à un
mobile artistique, dans lequel, non seulement les parties et les objets différents,

(1)  Texte traduit par Sylvie Mutet.


(2)  J’avais souligné l’importance de ce texte fondamental pour la pensée et l’écriture
de Barthes tout d’abord dans Roland Barthes. Eine intellektuelle Biographie et pour les
implications épistémologiques, dans « Zeichenreiche. Insel-Texte und Text-Inseln bei Roland
Barthes und Yoko Tawada ». Les références complètes figurent dans la bibliographie finale.
(3)  Le concept de fractale est utilisé dans le sens que lui a donné son « inventeur » :
MANDELBROT, Benoît B. : 1991, Die fraktale Geometrie der Natur, traduit de l’anglais
par Dr. Reinhilt Zähle und Dr. Ulrich Zähle. (Basel / Boston / Berlin : Birkhäuser Verlag).

Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 583-595
584 O. Ette

se modifient constamment, mais aussi les positions du sujet. Le jeune Barthes


élabore donc, dans les années quarante, de façon anticipatrice, un modèle
de pensée et d’écriture qu’il développera et ne fera aboutir, au point de vue
épistémologique et pour la théorie des signes et de la culture, que dans les années
cinquante, soixante et soixante-dix.
Ainsi le sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, où ce texte a paru la
première fois est devenu le lieu d’une écriture qui a tenu Barthes en haleine
toute sa vie durant. Le « Sanatorium des étudiants de France » se trouve dans
les Alpes près de Grenoble et ainsi tout à fait à l’est de la France. L’Est peut
représenter pour Barthes, en raison de sa maladie, un espace d’exil douloureux,
un éloignement provisoire d’une carrière universitaire à laquelle il aspirait. Mais
l’Est est en France surtout le lieu de l’écriture, auquel le sémiologue français
dédie à plusieurs reprises –comme par exemple dans son autobiographie
expérimentale Roland Barthes par Roland Barthes– d’importants passages.
La montagne magique de Barthes se situe à l’est de la France.

2. Cartographies européennes

Sous le titre « Rencontre en Forêt-Noire », Barthes rapporte pour les


lecteurs français de France-Observateur une rencontre entre écrivains français
et allemands, qui a eu lieu à Bad-Griesbach du 8 au 12 janvier 1955, et qui
s’inscrit dans un contexte politique soucieux de transformer, aux niveaux les
plus divers, les relations franco-allemandes en un vivre ensemble empreint de
respect mutuel et d’amitié. Cette rencontre, organisée par la revue Documents
–importante revue pour les relations franco-allemandes– et coordonnée par
René Wintzen, renouaient avec les célèbres rencontres franco-allemandes
d’écrivains qui dans l’entre-deux-guerres avaient sensiblement ouvert la voie
pour une vie en commun, une convivence à la fin de la guerre. Le rôle hors-
norme de l’écrivain, pour la construction d’une Europe à venir sous le signe
de la convivence, montre ce que des projets littéraires peuvent provoquer
(Kraume : 2010). Barthes sait que la rencontre de Bad-Griesbach se situe dans
cette tradition. Pour le côté allemand, des auteurs comme Alfred Andersch,
Heinrich Böll, Walter Jens ou Wolfgang Köppen y participèrent ; pour le côté
français, on trouvait, à côté de Roland Barthes, par exemple, Jean Cayrol,
Bernard Dort ou Alain Robbe-Grillet, réunis autour du thème « Le roman et
son public ». Barthes restera après cette rencontre en contact avec certains
participants français pour de créatifs échanges.
Dans son rapport, Barthes liste d’abord les écrivains allemands et se
demande à chaque fois ce que « nous », représentants de la France pouvions
apprendre à Bad-Griesbach de ces auteurs. Ainsi Walter Höllerer « nous » a
parlé des nouveaux mythes de la société allemande d’après-guerre, Walter
Jens d’une différenciation entre deux types de romans et « nous » avons
entendu avec plaisir les remarques de Paul Schallück sur les bibliothèques
qui se trouvaient dans les usines allemandes. Mais « nous » avons surtout
pu apprendre que les « craintes, embarras et espoirs de la Littérature étaient
exactement les mêmes de chaque côté du Rhin » (Barthes : 2002, I, p. 537).
Lors de tous ces échanges sur des thèmes ciblés, le plus important a été de
« connaître des visages, des styles d’être et de parler, une manière d’affronter
Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est 585

la Littérature » (Ibidem), en quelque sorte de ressentir la triple « contradiction


entre amitié, langage et idée » (Ibidem).
Ce texte qui semble tout d’abord un texte journalistique est, à la fois, typique
et atypique pour Barthes. Atypique dans le sens où cet article est plutôt un
rapport, qui ne propose pas de nouvelles catégories ou, même, de néologismes
qui serviraient à une meilleure compréhension des rapports franco-allemands ;
typique cependant par la présence constante de la question du « Comment
vivre ensemble », à laquelle Barthes devait plus tard dédier son premier
cours au Collège de France (Barthes : 2002a). L’Est (dans ce cas l’ouest de
l’Allemagne) correspond ici à la nécessité de développer de nouvelles formes
et normes pour une future convivence franco-allemande et européenne.
En Forêt-Noire, dans le Sud-ouest non pas de la France mais de l’Allemagne,
et donc dans cet article paru le 27 janvier 1955 de France-Observateur,
apparaît selon une perspective française un Est lourdement chargé de conflits,
qui symbolise les affrontements guerriers accumulés sur plusieurs siècles.
Alors que les écrivains français qui venaient tous de Paris étaient liés, malgré
des discordes internes, par une « Littérature institutionnalisée depuis des
siècles », parmi les écrivains allemands venus à cette rencontre de villes très
différentes, on ne put entendre aucune contradiction, même si « le poids d’une
parole solitaire, rompue de la tradition par un cataclysme récent » (Barthes :
2002, I, p. 538) pesait sur eux. Selon la critique du capitalisme formulée par
le jeune Barthes, « le même esclavage de l’Argent » (Ibidem) pesait, bien sûr,
autant sur les Allemands que sur les Français. Ce n’est donc pas étonnant
que, selon le point de vue de Barthes, le devoir essentiel de l’écrivain soit de
troubler, de semer le désordre. Cela a comme conséquence, sous les auspices
d’une convivence à venir, de ne plus opérer de différenciation simpliste par
nationalité.
Si on progresse de l’est de la France vers l’est de l’Allemagne, le regard de
Barthes change. Bertolt Brecht, né en 1898 à Augsbourg, qui avant la guerre
rendait visite à sa famille en Forêt-Noire, n’était, bien sûr, pas présent à Bad-
Griesbach lors de ces rencontres franco-allemandes. Cependant, Bertolt Brecht
et sa gigantesque œuvre théâtrale étaient très présents à l’esprit de Barthes,
depuis qu’il avait vu une représentation de Mutter Courage, à Paris en 1954 par
le Berliner Ensemble. Surtout, avec la présence à Bad-Griesbach de Bernard
Dort, spécialiste du théâtre de Brecht, Barthes devait avoir à l’esprit cette autre
littérature et praxis théâtrale, cette autre partie de l’Allemagne et ce monde de
1955 dans une Europe divisée par ce qui s’appelait le « rideau de fer ». Et ce
monde du « Théâtre de l’Est », de Bertold Brecht, le fascinait.
Quand Barthes, en 1955 dans une réflexion sur Le Cercle de craie caucasien
écrit que le théâtre est « fait pour réjouir » (Barthes : 2002, I, p. 615), il annonce
cette esthétique du plaisir qu’il mettra au centre de ses réflexions vingt ans
plus tard dans Le plaisir du texte. Même si, pour des raisons que nous verrons
plus loin, Barthes prend ses distances par rapport au bloc de l’Est et donc,
aussi, par rapport à l’Allemagne de l’Est, il n’en louait pas moins, dans ses
Essais critiques de 1956, Brecht, pour avoir réinventé le marxisme et pour le
« recréer sans cesse » (Barthes : 2002, II, p. 346). De par son lien entre éthique
et esthétique, théorie et pratique, poétique et matérialité, le théâtre de Brecht
est devenu pour Barthes l’incarnation du théâtre de l’avenir qui –comme il le
répète souvent– ne se laisse, en aucun cas, réduire à la dimension d’un réalisme
586 O. Ette

socialiste. Pour Barthes, l’avenir du théâtre venait de l’Est –pas seulement du


Berliner Ensemble, mais aussi d’autres Est dont nous allons parler.
Mais à quoi pourrait ressembler le théâtre de l’avenir souhaité par Barthes,
sans courir le danger d’être contaminé par une idéologie à courte vue prônée,
non pas par Brecht, mais par le régime du SED (parti socialiste unifié de la
RDA) ? Barthes a tenté de répondre à cette question dans un texte qu’il a
rédigé avec Bernard Dort en 1957 et publié, sous le titre « Brecht traduit »,
dans la revue Théâtre populaire, en considérant l’histoire des pratiques de
mises en scène. Le public français allait s’enthousiasmer pour Brecht et les
metteurs en scène français suivraient alors le mouvement (Barthes : 2002, I,
p. 879). L’enthousiasme de Barthes a perduré bien après la mort de Brecht,
survenue en 1956.
La traduction que Barthes et Dort avaient prévue et annoncée devait être
une translation interculturelle qui devait réussir à transposer une esthétique
de l’Est en une esthétique de l’Ouest. L’homme de théâtre de Berlin-Est ne
devait pas devenir français, une traduction sur une scène française ne devait
pas faire disparaître l’Est. Ce que Roland Barthes souhaitait, c’était, en plus
de ses objectifs théâtraux, créer un lien littéraire entre l’Est et l’Ouest de
l’Europe, sans rendre hommage, comme les intellectuels marxisants français,
à une perspective dogmatique du marxisme. Traduire Brecht ne signifiait pas
simuler Brecht.
Barthes réussit dans les années 1948 et 1949 à trouver un emploi comme
enseignant et aide-bibliothécaire à l’Institut français de Bucarest et découvre
ainsi la Roumanie et sa capitale au quotidien (Samoyault : 2015, p. 219). Dans
les années quarante, Barthes pouvait donc se réjouir d’avoir obtenu par le
ministère des Affaires Étrangères un poste à Bucarest qui était pour lui bien
rémunéré. Le système politique roumain était cependant entré dans une phase
de bouleversement rapide. La fermeture de l’Institut français, dû au climat de
politique générale dans le contexte de la guerre froide, provoqua la fin amère
de son séjour dans la capitale roumaine. Une activité culturelle indépendante
de la France en Roumanie n’était plus souhaitée.
Lors de l’arrivée de Barthes et de sa mère à Bucarest, l’Institut français,
fondé en 1924, était encore, après la fin de la seconde Guerre mondiale, un
centre culturel important, signe du lien actif entre la France et la Roumanie
(Samoyault : 2015, p. 220). Les tensions politiques entre l’Est et l’Ouest et,
aussi, entre la Roumanie et la France, s’intensifièrent rapidement, ce qui eut
des conséquences, non seulement sur l’appréciation de Barthes quant à la
politique communiste ou socialiste de l’est de l’Europe, mais aussi sur ses
conditions de vie concrètes à Bucarest (Ghitescu : 2000).
Barthes apprit ainsi par une expérience très personnelle ce qu’étaient les
activités d’un institut culturel placé sous les contraintes de la censure politique
et il essaya visiblement, non pas sans adresse, par le biais de tractations
opiniâtres, de créer des espaces de liberté à la bibliothèque. En même temps,
il réussit à intégrer son savoir et son amour de la musique dans le programme
culturel de l’Institut, de Pelléas et Mélisande à Edith Piaf (Ibidem). Une petite
communauté d’intellectuels français et roumains se créa autour de l’Institut
français ; parmi les Français certains allaient se retrouver à Alexandrie après
la fermeture de l’Institut. Très vite le nombre de Français employés à l’Institut
Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est 587

fut réduit. Il était de plus en plus évident que la petite histoire allait être avalée
par la grande.
Barthes vivait heureux à Bucarest avec sa mère et c’est à ce moment-là qu’il
apprit à évoluer de façon plus ou moins discrète dans le milieu homosexuel. On
peut certes ajouter que Barthes apprit aussi, à cause de la stricte surveillance
que les nouveaux organes de sécurité exerçaient sur les étrangers, à cacher
son homosexualité : « Je passe toutes mes soirées avec un ami que j’aime
beaucoup, mais je crains depuis quelques temps que ma vie privée ne soit
surveillée ou utilisée […] » (citée par Samoyault : 2015, p. 224). Ce sont pour
lui des années d’apprentissage, du cœur et de l’action, dans le cadre d’une
surveillance constante effectuée par la Securitate. Barthes comprit, par son
expérience propre, ce que signifie vivre dans une dictature du socialisme réel,
qui, dans le cadre du conflit Est-Ouest, tentait par tous les moyens d’empêcher
un vivre ensemble dans la différence et la liberté.
Dans ce contexte, l’Est, au sens politique du terme, devint de plus en plus
pour Barthes un cauchemar, même si, à la différence de ses amis roumains, il
n’avait pas à craindre pour sa vie, puisqu’en tant que ressortissant d’un pays
de l’Ouest, il jouissait d’une position privilégiée. Le 21 juillet 1949, Barthes
et sa mère furent sommés à leur tour de quitter la Roumanie. Les amères
expériences d’une vie à l’Est, dans le sens politique, qui le touchaient aussi
dans ses amitiés, puisqu’un de ses amis proches s’était suicidé au printemps
1949, cessent avec le retour en France en septembre 1949. Le rideau de fer
est fermé. Des Illusions perdues ? Pour Barthes, en tout cas, le fossé entre la
réalité du système politique de l’Est et sa propre conception d’un marxisme
critique, comme il le cherchera dans les années cinquante et même encore dans
les années soixante, ne se comblera pas.

3. Cartographies d’Extrême-Orient

Dans le cadre de trois voyages effectués au Japon entre 1966 et 1968,


Barthes a tenté, au contact de l’Extrême-Orient, de faire avancer son projet
de dépossession de l’Occident en montrant cet Occident à partir de nouvelles
perspectives, selon une combinaison de points de vue intérieurs et extérieurs
créant une sorte de clair-obscur. Il s’agissait, pour lui, de ce qu’il avait, dans
Roland Barthes par Roland Barthes, appelé « Texte de la Vie » (Barthes :
2002, IV, p. 643), développant des textualités aussi bien en rapport avec la vie
qu’avec les sciences de la vie (Ette : 2013).
L’importante signification des nouvelles cartographies extrême-orientales
de Barthes se donne à lire dans L’Empire des signes. Dans ce volume paru en
1970, il s’agit à nouveau d’un texte de littérature de voyage expérimental, dont
la construction est notablement différente de celle des Incidents marocains
parus dans la même période. Comme toujours, Barthes a cherché pour ce
volume une forme spécifique qui, cette fois, repose sur une forme d’écriture
iconotextuelle, reliant de façon intense l’image et le texte. Dans ce volume
d’une conception particulièrement artistique, Roland Barthes a, dans le
chapitre liminaire, veillé à ce que ses lecteurs séduits par un simple réflexe
mimétique ne puissent pas confondre « son Japon » avec « le Japon » : dans
L’Empire des signes, il s’agit d’un Japon de papier et sur le papier.
588 O. Ette

Dès le début de ce récit expérimental, qui ne permet pas de définir un


itinéraire de voyage, le « discours occidental », avec ses pratiques essentielles
de la représentation et de l’analyse, est mis en question. Ce Texte de la vie ne
peut être mis en relation ni avec un voyage, ni avec une biographie, tout au
plus avec quelques biographèmes disparates et des bribes de souvenirs. Le
voyage occidental en tant que représentation de l’expansion européenne est
arrivé à sa fin.
Les biographèmes les plus divers se trouvent disséminés dans l’empire de
ces signes (aussi bien des événements personnels comme la publication d’une
photo de Barthes dans un journal japonais que des esquisses et traces qui nous
mènent dans les bars du milieu homosexuel de Tokyo). Il ne s’agit pas d’une
réalité représentée, mais d’une réalité vécue, et il est difficile de distinguer ce
qui a été vu sur place et ce qui a été inventé. Il s’élabore un champ de tension
entre le texte et la vie, cette tension insufflant pour ainsi dire la vie à ce texte-
vie. Le Japon de Barthes commence à vivre au-delà de toutes les formes de
mimésis propres à la littérature de voyage.
Dans ce texte, les frontières discursives entre littérature, philosophie et
science, mais aussi entre écriture et image, image de l’écriture et écriture
de l’image, ne se trouvent pas supprimées, mais négligées au profit d’une
esthétique du plaisir. Aucune logique ne domine, nous avons plutôt à faire à
une convivence de nombreuses logiques et donc à une structuration ouverte,
polylogique, qui démontre un décentrement de l’Ouest par l’Est. Dans le chapitre
« Centre-ville, centre vide » (Barthes : 2002, III, p. 374), le théorème du centre
vide est appliqué à la structure urbaine de Tokyo, dont la cartographie (Ibidem,
p. 376) ne permet pas de séparer catégoriquement l’image de l’écriture. Tout,
dans cet empire des signes, est riche en signes, sans qu’un sens, une logique
puissent s’emparer de cet Est trouvé sur place et inventé.
La sensualité des signes conduit à un érotisme du savoir dans lequel les
traits de l’écriture se détachent sur le papier blanc comme des îles et des
archipels sous la plume ou le pinceau. Le texte montre le chemin du sens vers
les sens, de la culture vers les cultures, de l’écriture vers les écritures sans
jamais que cette démultiplication devienne banalisation. L’Empire des signes
vise une convivence des signes qui ne peut se réaliser sans conflit, et sans
un recours constant au discontinu : pour Barthes, il s’agit ici d’un discontinu
créatif qui engendre toujours de nouvelles relations.
Tout dans ce Japon, ce Japon de papier, peut être tourné, transformé,
modifié et ne peut ainsi avoir qu’une représentation vectorielle. Rien ne peut
être possédé, ni s’acquérir dans la maison japonaise, rien ne dépend d’un sens
du mouvement donné à l’avance, rien n’est défini comme centre ou comme
perspective centrale, rien n’apparaît comme possessif (Ibidem, pp. 433-437).
La polylogique introduite par Barthes dans L’Empire des signes est sans doute
la clé essentielle d’un savoir sur le vivre ensemble, tel que, dans les années
1976 et 1977, Barthes cherchait à le développer dans sa leçon inaugurale au
Collège de France. Les phrases et anti-phrases des compositions occidentales
sont décomposées avec plaisir ; il ne s’agit pas de détruire la phrase en tant que
structure de pensée, l’anti-phrase comme structure discursive et la définition
de frontières comme structure d’action, mais de les bouleverser.
L’Empire des signes est surtout un Texte de la Vie, parce que, dans ce texte
expérimental de littérature de voyage, il ne s’agit pas seulement d’une théorie
Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est 589

abstraite, détachée d’un contexte de vie, mais bien d’une théorie que l’on peut
vivre (ressentir et revivre) et qui peut développer des sèmes de connaissance
essentiels. Ce n’est pas seulement la vie du voyageur qui est incluse dans une
succession de biographèmes, mais aussi la vie des lecteurs qui, de l’incipit
à l’excipit, sont constamment confrontés à des recommandations de lecture
et d’action, visant à transformer la perception et la vie. Chaque volonté de
compréhension est immédiatement détachée de la volonté de préhension
et de possession. Cela apparaît clairement à travers les formes théâtrales
japonaises qui sapent les frontières entre la vie et l’art. Le théâtre de Brecht
est complété par un autre théâtre de l’Est, estompant les frontières entre
le théâtre et la vie, entre les acteurs et les spectateurs, la présentation et la
représentation.
Le face à face rhétorique entre l’Orient et l’Occident, présent tout au long
de l’Empire des signes, n’a pas pour fonction de poursuivre l’écriture d’un
orientalisme européen au sens d’Edward Said (1979), ni de refuser ce type
de modèle d’altérité discursif ou d’être complaisant. Barthes ne peut être
réduit à une simple réduction de la différence entre le même et l’autre, qui
a si intensivement marqué (comme le montre Vincent Descombes : 1979) la
philosophie française du XXe siècle. L’Empire des signes se laisse entraîner
dans un jeu avec des mobiles orientaux, mais en tant que pastiche d’un
pastiche, déconstruction d’une déconstruction, ils conduisent au vide. Ce
vide enseigne –tout à fait dans le sens de la conclusion de la leçon inaugurale
au Collège de France (Barthes : 2002, V, pp. 445-446)– ce qu’on ne sait
pas, sans qu’on puisse pour autant dire qu’on ne sait pas ce qu’on enseigne.
Partout dans cet empire des signes, le plaisir du texte, et ainsi le plaisir d’une
dépossession programmatique de l’Occident, peuvent être ressentis dans leur
sensualité. À nouveau comme dans le théâtre de Brecht, l’Est devient un levier
pour la transformation de l’Ouest, pour lever les anti-phrases entre l’Est et
l’Ouest.
L’Extrême-Orient devient un miroir dans lequel l’Orient et l’Occident,
l’Est et l’Ouest se reflètent tour à tour. L’image de la ville extrême-orientale
n’est donc, en aucun cas, une ville qui n’aurait pas de centre ; une fois de
plus Barthes, contre toute idéologie et contre toute orthodoxie, mise sur le
paradoxe :
La ville dont je parle (Tokyo) présente ce paradoxe précieux : elle
possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute la ville tourne
autour d’un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée sous la
verdure, défendue par des fossés d’eau, habitée par un empereur qu’on
ne voit jamais, c’est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui. (Barthes :
2002, III, p. 374)

Le centre, le palais, l’empereur sont là et invisibles, pleins et vides, présents


et absents. Un mouvement s’ensuit qui permet une oscillation entre l’Extrême-
Orient et ce qui apparaît, de là-bas, comme un Extrême-Occident.
Chaque oscillation entre différentes perspectives, chaque changement de
lieu de pensée ne peuvent être réussis, ni ouvrir de façon positive de nouveaux
horizons. C’est ce que l’on peut constater dans les Carnets du voyage en Chine
qui renvoient à un voyage que Barthes a effectué au printemps 1974 avec des
membres du groupe Tel Quel –à savoir tout d’abord Philippe Sollers avec qui
590 O. Ette

Barthes s’était lié d’amitié depuis 1963. Le court article publié dès le 24 mai
de la même année dans Le Monde sous le titre lapidaire « Alors, la Chine ? »
manifeste une désillusion politique et Barthes s’éloigne lentement sur le plan
idéologique de la revue Tel Quel, de longue date maoïsante. Les carnets de
Barthes, non publiés de son vivant, évoquent des paysages de voyage marqués
par l’étouffement, l’immobilité, l’absence de « faille », qui semblent paralyser
toute vie. Il note ainsi de façon brève :
[Totalitarisme politique absolu]
[Radicalisme politique]
[Personnellement, je ne pourrai vivre dans ce radicalisme, dans ce
monologisme forcené, dans ce discours obsessionnel, monomanique]
[dans ce tissu, ce texte sans faille]
[Chauvinisme, sino-centrisme] (Barthes :2009, p. 211) (4)

Le voyage, non pas dans L’Empire des signes, mais dans l’empire de la
révolution culturelle fait brusquement réapparaître un Est que nous avons
connu –non pas au niveau interpersonnel mais politique– en Roumanie, à
Bucarest. Dans cet Est, les discours sont en état de siège permanent, avec un
contrôle permanent par les organes de sécurité, où un « monologisme » de toute
parole et écriture est dicté voire au besoin extorqué. Tout est enfermé dans
une gangue lisse et sans failles que Barthes exprime à travers la métaphore
du tissu. Auparavant, cette métaphore était dans la théorie du texte connoté
positivement. Désormais, le tissu ouvert et mouvant est devenu une camisole
de force qui sera étudiée selon les termes de l’analyse du discours.
À la place des configurations polylogiques que l’on rencontrait partout
dans L’Empire des signes, c’est un monologisme qui apparaît dans l’Empire
du Milieu. La figure du voyageur (ou plutôt du co-voyageur) rencontre la
réalité suivante : tous les espaces de liberté semblent avoir disparu de la vie
en Chine, c’est-à-dire dans la Chine de la révolution culturelle. À la différence
de la Roumanie de l’après-guerre, il n’est même pas possible à Barthes de
mentionner, dans ses Carnets, ne serait-ce que la plus fugace des relations
amoureuses. Et au milieu d’une visite organisée comme toujours par les
autorités, il note : « [Et avec tout ça, je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois.
Or que connaître d’un peuple, si on ne connaît pas son sexe ? »] (Barthes :
2009, p. 117). De tous côtés c’est le même discours qui retentit aux oreilles de
Barthes, un discours sans chair, puritain, « lavé » de toutes les discontinuités et
de tous les plaisirs : prévisible, plein de clichés, étouffant et opprimant.
Barthes note, bien sûr, constamment dans ses Carnets, ce qu’il entend ;
il retient de façon appliquée un grand nombre d’éléments historiques qui
présentent, dans une perspective chinoise, une toute autre image du Japon,
le Japon impérialiste des crimes de la Seconde guerre mondiale. Mais cela
ne provoque aucun changement à l’égard de l’autre Japon, le Japon de papier
et sur le papier, si joliment construit dans L’Empire des signes ; pendant le

(4)  Voir aussi Coste : 2011, p. 209.


Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est 591

voyage en Chine, Barthes participe de moins en moins au programme officiel,


se transforme en un défi constant.
Roland Barthes note, dans ses Carnets du voyage en Chine, son échec au
niveau de l’écriture sur la Chine. On sent dans ses notes, comme dans les
Incidents, le même effort pour éviter la phrase, pour déjouer cette forme
occidentale de la pensée et de l’écrit, pour inscrire cet « Extrême-Orient » dans
un changement de perspective. Il n’en résulte cependant aucun paysage de la
théorie ; pire encore, la campagne plate qui est traversée dans ce compartiment
désinfecté, est avec ses champs de colza infinis, infiniment proche de la France.
Sous le paysage chinois apparaît brutalement le paysage français. Toutes les
différences semblent être effacées. Alors, la Chine ?
L’interchangeabilité montre un effondrement des perspectives qui
correspond à un collapsus au niveau de l’écriture, comme Barthes le constate
sans pitié. Il remarque pour lui-même (et pour ses lecteurs à venir ?) que son
écriture sur la Chine, au contraire de son projet littéraire sur le Japon, se situe
sous le signe d’un échec fondamental. Bien sûr, il s’agit, et il faut l’ajouter
tout de suite, d’un échec productif, un échec qui à travers la grande quantité de
notes forme le regard et projette une image de la révolution culturelle chinoise
qui nous permet de comprendre de nombreux éléments sur la France et sur
Barthes. Les Carnets du voyage en Chine s’inscrivent donc, même si c’est à
contrecœur, dans le mouvement d’échanges entre Extrême-Orient et Extrême-
Occident. Des champs de colza succèdent à des champs de colza.
Cet échec de l’écriture de Roland Barthes est –comme nous l’avons vu– un
échec réfléchi. Cet échec naît directement de la description d’un paysage qui
peut très bien être compris comme un paysage de la théorie. Barthes cherchait
des paysages de voyage discontinus et plurilogiques, qui ne seraient pas
dominés par une perspective unique. Il ne les a pas trouvés en Chine, même
pas lors de l’excursion dans les montagnes, sur la « Grande Muraille » près
de la capitale. Pour créer les paysages plurilogiques de la théorie, Barthes a
besoin, semble-t-il, d’autres places et spaces, d’autres champs de forces et de
tension qui servent de surface de projection à sa pensée. La Chine n’est pas
utilisable en tant que nouvel empire des signes. L’ensemble du voyage a-t-il
alors été vain ?
La Chine de Roland Barthes était tout à fait capable de susciter, à partir
d’une réflexion sur sa propre expérience, une poétique de l’échec (Ingold
/ Sánchez (Hg.) : 2008 et Sánchez / Spiller (Hg.) : 2009). Un grand nombre
de passages des carnets nous montre ainsi clairement la productivité de
l’échec. Roland Barthes note le 14 avril 1974 lors d’une rencontre avec les
responsables du voyage dans un hôtel de Pékin : « Je sens que je ne pourrai les
éclairer en rien –mais seulement nous éclairer à partir d’eux. Donc, ce qui est à
écrire, ce n’est pas Alors, la Chine ? mais Alors, la France ? » (Barthes : 2009,
p. 20) Et, voici, quelques lignes plus loin, la note suivante sur la place Tian An
Men :
Place Tian An Men : Groupes. Au pas, au pas. Sifflets.
Chœur : Stéréophonie.
Marseillaise.
Institutrices, instituteurs.
Sacoche, gourde. Gosses. Crypto militaire. (Ibidem)
592 O. Ette

En fermant les yeux, se donne à nouveau à entendre un paysage sonore,


comme dans Le Plaisir du texte –en reprenant l’idée de la stéréophonie
développée dans « Tanger » de Severo Sarduy. À nouveau, on retrouve
l’éclatement des phrases, qui sont brisées et disloquées en leurs lexèmes pour
pouvoir être reconstituées en des formes nouvelles. Parallèlement, on trouve
aussi la dimension ubiquitaire, audible dans le cri aigu des sifflets, visible dans
les militaires sous leur camouflage et attirail. Apparaît alors un microtexte ;
un microrécit se constitue au-delà de la phrase, une écriture dissimulée
se développe et, dans sa stéréophonie, monologues et « polylogues » se
confrontent en tant que voix d’un même paysage sonore.
Il est impressionnant de remarquer avec quelle fréquence Roland Barthes
établit dans ses Carnets une comparaison directe entre la Chine et La France
et, plus encore, à quel point il voit la France en Chine (et aussi la Chine en
France). L’Ouest apparaît dans l’Est sous forme de discours, mais aussi de
paysages ruraux et de paysages citadins. La France est pour ainsi dire partout
et se montre dans les halls et les chambres d’hôtel. Dans ce journal de voyage
–car c’est de cela qu’il s’agit– ce qui est tout d’abord noté comme étonnant
se transforme en basso continuo et traverse tout les Carnets du voyage en
Chine. À l’Est de l’Ouest, en Chine, la France apparaît autre. Un pays peut
en cacher un autre. Ou selon la formulation de Barthes : « Paysage : c’est très
français (la Beauce), mais les couleurs sont très, très tendres. Et toujours cette
absence incroyable de dépaysement. » (Ibidem, p. 110) Le narrateur n’est pas
dépaysé, n’est pas vraiment « hors du pays ». À l’autre extrémité du continent
eurasiatique, tout est tel quel.
Le regard externe est nécessaire ; mais cela ne signifie bien sûr pas que les
Carnets du voyage en Chine ne soient qu’un regard plat porté de l’extérieur.
C’est un texte extrêmement riche qui utilise les détails les plus menus, en
particulier au niveau de la corporéité –partant des yeux intelligents et, en ce
sens, érotiques d’un guide, en passant par des partie de la bouche d’hommes
et de femmes, jusqu’aux petites mains des ouvriers qui sont habillés, comme
tant d’autres, au degré zéro de la mode (Ibidem, p. 123); ces notations sont
comme un moyen pour analyser et déjouer les stéréotypes ou les briques de la
doxa que Barthes énumère et analyse de façon structuraliste. Une possibilité
d’écrire un vrai texte sur la Chine s’offrirait, ce n’est pas sans raison qu’il le
note, si on écrivait tout dans un mouvement de balayage : « balayer, du plus
grave, du plus structuré (le politique brûlant) jusqu’au plus ténu, au plus futile
(le piment, les pivoines) » (Ibidem, p. 111).
Mais l’Est et l’Ouest, la Chine et la France, ne sont pas seulement analogues
au niveau des paysages ou des hôtels, mais aussi, de façon surprenante, au
niveau de la doxa. En considérant les positions maoïsantes de Philippe Sollers,
on peut lire ce qui suit :
[Dès qu’il y a langage, il ne peut y avoir de matérialisme simple.
Matérialisme dogmatique et scotomisation du langage vont de pair.
Faille marxiste –lorsque Ph. S. tient un discours volontairement et
agressivement matérialiste, dès qu’il fait du matérialisme du déclamatif
direct, il oublie le langage et en somme n’est plus matérialiste] (Ibidem,
p. 140)
Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est 593

C’est ainsi que Alors, la Chine ? devient, en même temps, et, même, de
façon plus intense encore, un Alors, la France ? La question, de la situation
spécifique du groupe évoluant autour de la revue Tel Quel, peut se généraliser
aux champs intellectuels des pays de l’Ouest. Ceci ne signifie pas qu’il y ait
une équivalence entre la Chine et la France, mais une permanence du regard
critique et des objets à critiquer. Alors, la France ?
Dans le cadre d’un voyage hautement idéologisé, la tentative de déjouer
efficacement la doxa dans ce jeu de pendule Est-Ouest et Ouest-Est a
paradoxalement échoué. Cet échec a été cependant très productif. Dans les
Carnets du voyage en Chine, les transformations positives et à venir de la
Chine n’apparaissent pas à l’horizon et seules sont mis en évidence les côtés
dogmatiques de la révolution culturelle chinoise. Mais ce texte modifie la
perception, et pas uniquement politique, de la France ; il dissémine une pluralité
d’observations sur les plus petits mouvements, les plus petits tropismes et
détails qui permettent la composition également textuelle d’un autre Extrême-
Orient plus lointain. Il s’agit certes d’un kaléidoscope de vues externes, mais
aussi d’un tissu et d’un texte qui, pas moins que L’Empire des signes, accélèrent
les échanges productifs entre l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident.

4. Des cartographies multipliées

Si l’on considère la perspective choisie ici sur l’œuvre de Barthes, on


remarque l’énorme signification, la plupart du temps négligée, donnée dès les
premiers écrits, du sanatorium jusque dans les dernières années de la vie du
sémiologue français, à « l’Est », dans des domaines touchant aux pratiques de
vie, à la géographie, à la politique, à des réalités géoculturelles, littéraires,
esthétiques et aussi aux théories culturelles. Les différentes cartographies
de l’Est permettent aussi de différencier les diverses phases de la vie, de la
pensée et de l’écriture de Roland Barthes, comme elles permettent aussi de
comprendre ses représentations du théâtre au contact des formes théâtrales
brechtiennes, japonaises ou chinoises. L’Est, les Est, représentent pour Barthes
l’essence du défi.
Perçu selon cette disposition « transaréale », les Orient, les Est deviennent
des espaces de mouvements qui enflamment et aiguillonnent les projets
plurilogiques de vie, de pensée et d’écriture de l’intellectuel français. Il ne s’agit
pas d’une définition de l’Est mais de sa multiplication polylogique, tout aussi
bien dans l’élargissement radical du sens et des sens que dans les conditions
d’un monologue imposé par la société. Les récits de voyage expérimentaux
développent au-delà de simples réductionnismes géographiques, politiques
ou idéologiques, des cartographies polylogiques qui se constituent à Tokyo,
à Paris ou Pékin, à Berlin ou à Bucarest, sous la forme de mondes insulaires
relationnels. Ces cartes réalisées en voyageant ou en écrivant constituent les
cartographies de la convivence, dans laquelle sont imaginées, expérimentées,
les possibilités et les limites du vivre ensemble, concernant des logiques
différentes, des corps différents, des individus différents. La rose des vents
de Roland Barthes connaît certes de nombreuses directions, mais ex Oriente
flux.
594 O. Ette

5. Bibliographie

BARTHES (Roland) : 2002, Œuvres complètes, vol. I-V, éd. par MARTY (Éric),
(Paris : Seuil).
___ : 2002a, Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques
espaces quotidiens. Notes de cours et de séminaires au Collège de France,
1976-1977, éd. par COSTE (Claude) (Paris : Seuil / IMEC).
___ (Roland) : 2009, Carnet de voyage en Chine, éd. par HERCHBERG-PIERROT
(Anne) (Paris : Christian Bourgeois / IMEC).
COSTE (Claude) : 2011, Bêtise de Barthes, (Paris : Klincksieck « Hourvari »).
DESCOMBES (Vincent) : 1979, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de
philosophie française (1933-1978), (Paris : Minuit).
ETTE (Ottmar) : 2013, LebensZeichen. Roland Barthes zur Einführung. Zweite,
unveränderte Auflage ( Hamburg : Junius Verlag).
___ : 2010, « Zeichenreiche. Insel-Texte und Text-Inseln bei Roland Barthes und
Yoko Tawada », in IVANOVIC (Christine) (Hg.) : 2010, Yoko Tawada. Poetik
der Transformation. Beiträge zum Gesamtwerk. Mit dem Stück Sancho Pansa
von Yoko Tawada. (Tübingen : Stauffenburg Verlag), pp. 207-230.
GHITESCU (Micaela): 2000, « Roland Barthes în românia », Romania literaria,
48, (Bukarest, en ligne : http://www.romlit.ro/jos_augusto_seabra_-_roland_
barthes_n_romnia, consulté le 1e mai 2016.
INGOLD (Felix Philipp) et SÁNCHEZ (Yvette) (Hg.) : 2008, Fehler im System.
Irrtum, Defizit und Katastrophe als Faktoren kultureller Produiktivität
(Göttingen : Wallstein Verlag).
KRAUME (Anne): 2010, Das Europa der Literatur. Schriftsteller blicken auf den
Kontinent (1815-1945). (Berlin / New York : Walter de Gruyter).
SAID (Edward W.) : 1979, Orientalism (New York : Vintage Books).
SAMOYAULT (Tiphaine) : 2015, Roland Barthes (Paris : Seuil).
SÁNCHEZ (Yvette) et SPILLER (Roland) (Hg.) : 2009, Poéwticas del fracaso
(Tübingen : Gunter Narr Verlag).

Résumé

Ottmar ETTE, Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est


Dans la géographie théorique de Barthes, l’Est joue un rôle essentiel. Qu’il s’agisse de
l’Est européen (l’Allemagne d’après-guerre ou la Roumanie communiste) ou de l’Est
asiatique (le Japon et la Chine), il s’agit toujours pour Barthes de sortir des sentiers
battus, de penser pour le meilleur et pour le pire un vivre ensemble, à la fois social,
politique et esthétique.
Est – Ailleurs – Soi-même / l’autre – Chine – Carnet de voyage

SAMENVATTING

Ottmar ETTE, Roland Barthes of de vermenigvuldiging van landschappen uit het


Oosten.
In de theoretische geografie van Barthes speelt het Oosten een belangrijke rol. Of
het nu Oost-Europa betreft (het na-oorlogse Duitsland of communistisch Roemenië)
Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est 595

of Oost-Azië (Japan en China), het gaat er Barthes steeds om platgetreden paden


te verlaten, een samen-leven te bedenken voor goede en slechte dagen, in sociale,
politieke en estethische zin.
Het Oosten – Zichzelf / de andere – China - Reisverslag

abstract

Ottmar ETTE, Barthes : Multiplication of Eastern Landscapes


In Barthes’ theoretical geography the East has an important role. Whether it be eastern
Europe (Germany after the second world war or communist Romania) or eastern Asia
(Japan or China), he wants to get off the beaten tracks, imagine a communal life for
better or for worse, in a social, political and esthetic sense.
East – Abroad – Self / Other –China – Travel Diary

Vous aimerez peut-être aussi