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Ette Ottmar. Roland Barthes ou la multiplication des paysages de l’Est. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome
94, fasc. 3, 2016. Langues et littératures modernes – Moderne Taal- en Letterkunde. pp. 583-595;
doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2016.8886
https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2016_num_94_3_8886
Abstract
Barthes : Multiplication of Eastern Landscapes.
In Barthes’ theoretical geography the East has an important role. Whether it be eastern Europe
(Germany after the second world war or communist Romania) or eastern Asia (Japan or China),
he wants to get off the beaten tracks, imagine a communal life for better or for worse, in a social,
political and esthetic sense.
Roland Barthes ou la multiplication
des paysages de l’Est (1)
Ottmar Ette
Université de Potsdam
1. Cartographies hexagonales
Si on voulait reporter sur une rose des vents les mouvements de voyage, de
pensée et d’écriture de Roland Barthes, deux points cardinaux domineraient
alors : l’Est et le Sud. Pour comprendre tous les voyages de Roland Barthes, il
n’y a pas de texte plus riche en strates et plus porteur d’avenir que l’ensemble
des microtextes, publié, la première fois en 1944, sous le titre En Grèce (2). Le
premier paysage de la théorie de Roland Barthes ne dispose d’aucun centre,
d’aucune perspective centrale et n’a pas de position d’observation définie.
Car, non seulement le voyageur, mais aussi les îles mêmes voyagent et sont en
constant mouvement. Le premier texte livre en ce sens la clé de l’ensemble des
textes : « En Grèce, il y a tant d’îles qu’on ne sait si chacune est le centre ou le
bord d’un archipel. C’est aussi le pays des îles voyageuses : on croit retrouver
plus loin celle qu’on vient de quitter. » (Barthes : 2002, I, p. 68) Tout dans ce
monde insulaire est marqué par de constants déplacements.
Les voyages à venir du sémiologue français se développeront dans un
archipel de cette nature. Les îles de son écriture sont, d’une part, séparées par
des discontinuités qui correspondent entre elles grâce à de longs déplacements,
des vols ou d’autres passages et, d’autre part, également reliées entre elles.
Chacune de ces îles constitue une île-monde, avec sa logique interne, son histoire
particulière, ses formes et normes propres, mais fait aussi partie d’un monde
insulaire archipélique ou transarchipélique, dans lequel tous les éléments sont
reliés entre eux. Tout est vectoriel et relationnel, se dérobe à toute localisation
définitive, puisque les îles elles-mêmes sont en mouvement et que leurs
coordonnées se modifient constamment. Ce paysage fractal (3) de la théorie ne
peut plus être centré ou fixé par rapport à un sujet. Nous avons affaire à un
mobile artistique, dans lequel, non seulement les parties et les objets différents,
Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 583-595
584 O. Ette
2. Cartographies européennes
fut réduit. Il était de plus en plus évident que la petite histoire allait être avalée
par la grande.
Barthes vivait heureux à Bucarest avec sa mère et c’est à ce moment-là qu’il
apprit à évoluer de façon plus ou moins discrète dans le milieu homosexuel. On
peut certes ajouter que Barthes apprit aussi, à cause de la stricte surveillance
que les nouveaux organes de sécurité exerçaient sur les étrangers, à cacher
son homosexualité : « Je passe toutes mes soirées avec un ami que j’aime
beaucoup, mais je crains depuis quelques temps que ma vie privée ne soit
surveillée ou utilisée […] » (citée par Samoyault : 2015, p. 224). Ce sont pour
lui des années d’apprentissage, du cœur et de l’action, dans le cadre d’une
surveillance constante effectuée par la Securitate. Barthes comprit, par son
expérience propre, ce que signifie vivre dans une dictature du socialisme réel,
qui, dans le cadre du conflit Est-Ouest, tentait par tous les moyens d’empêcher
un vivre ensemble dans la différence et la liberté.
Dans ce contexte, l’Est, au sens politique du terme, devint de plus en plus
pour Barthes un cauchemar, même si, à la différence de ses amis roumains, il
n’avait pas à craindre pour sa vie, puisqu’en tant que ressortissant d’un pays
de l’Ouest, il jouissait d’une position privilégiée. Le 21 juillet 1949, Barthes
et sa mère furent sommés à leur tour de quitter la Roumanie. Les amères
expériences d’une vie à l’Est, dans le sens politique, qui le touchaient aussi
dans ses amitiés, puisqu’un de ses amis proches s’était suicidé au printemps
1949, cessent avec le retour en France en septembre 1949. Le rideau de fer
est fermé. Des Illusions perdues ? Pour Barthes, en tout cas, le fossé entre la
réalité du système politique de l’Est et sa propre conception d’un marxisme
critique, comme il le cherchera dans les années cinquante et même encore dans
les années soixante, ne se comblera pas.
3. Cartographies d’Extrême-Orient
abstraite, détachée d’un contexte de vie, mais bien d’une théorie que l’on peut
vivre (ressentir et revivre) et qui peut développer des sèmes de connaissance
essentiels. Ce n’est pas seulement la vie du voyageur qui est incluse dans une
succession de biographèmes, mais aussi la vie des lecteurs qui, de l’incipit
à l’excipit, sont constamment confrontés à des recommandations de lecture
et d’action, visant à transformer la perception et la vie. Chaque volonté de
compréhension est immédiatement détachée de la volonté de préhension
et de possession. Cela apparaît clairement à travers les formes théâtrales
japonaises qui sapent les frontières entre la vie et l’art. Le théâtre de Brecht
est complété par un autre théâtre de l’Est, estompant les frontières entre
le théâtre et la vie, entre les acteurs et les spectateurs, la présentation et la
représentation.
Le face à face rhétorique entre l’Orient et l’Occident, présent tout au long
de l’Empire des signes, n’a pas pour fonction de poursuivre l’écriture d’un
orientalisme européen au sens d’Edward Said (1979), ni de refuser ce type
de modèle d’altérité discursif ou d’être complaisant. Barthes ne peut être
réduit à une simple réduction de la différence entre le même et l’autre, qui
a si intensivement marqué (comme le montre Vincent Descombes : 1979) la
philosophie française du XXe siècle. L’Empire des signes se laisse entraîner
dans un jeu avec des mobiles orientaux, mais en tant que pastiche d’un
pastiche, déconstruction d’une déconstruction, ils conduisent au vide. Ce
vide enseigne –tout à fait dans le sens de la conclusion de la leçon inaugurale
au Collège de France (Barthes : 2002, V, pp. 445-446)– ce qu’on ne sait
pas, sans qu’on puisse pour autant dire qu’on ne sait pas ce qu’on enseigne.
Partout dans cet empire des signes, le plaisir du texte, et ainsi le plaisir d’une
dépossession programmatique de l’Occident, peuvent être ressentis dans leur
sensualité. À nouveau comme dans le théâtre de Brecht, l’Est devient un levier
pour la transformation de l’Ouest, pour lever les anti-phrases entre l’Est et
l’Ouest.
L’Extrême-Orient devient un miroir dans lequel l’Orient et l’Occident,
l’Est et l’Ouest se reflètent tour à tour. L’image de la ville extrême-orientale
n’est donc, en aucun cas, une ville qui n’aurait pas de centre ; une fois de
plus Barthes, contre toute idéologie et contre toute orthodoxie, mise sur le
paradoxe :
La ville dont je parle (Tokyo) présente ce paradoxe précieux : elle
possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute la ville tourne
autour d’un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée sous la
verdure, défendue par des fossés d’eau, habitée par un empereur qu’on
ne voit jamais, c’est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui. (Barthes :
2002, III, p. 374)
Barthes s’était lié d’amitié depuis 1963. Le court article publié dès le 24 mai
de la même année dans Le Monde sous le titre lapidaire « Alors, la Chine ? »
manifeste une désillusion politique et Barthes s’éloigne lentement sur le plan
idéologique de la revue Tel Quel, de longue date maoïsante. Les carnets de
Barthes, non publiés de son vivant, évoquent des paysages de voyage marqués
par l’étouffement, l’immobilité, l’absence de « faille », qui semblent paralyser
toute vie. Il note ainsi de façon brève :
[Totalitarisme politique absolu]
[Radicalisme politique]
[Personnellement, je ne pourrai vivre dans ce radicalisme, dans ce
monologisme forcené, dans ce discours obsessionnel, monomanique]
[dans ce tissu, ce texte sans faille]
[Chauvinisme, sino-centrisme] (Barthes :2009, p. 211) (4)
Le voyage, non pas dans L’Empire des signes, mais dans l’empire de la
révolution culturelle fait brusquement réapparaître un Est que nous avons
connu –non pas au niveau interpersonnel mais politique– en Roumanie, à
Bucarest. Dans cet Est, les discours sont en état de siège permanent, avec un
contrôle permanent par les organes de sécurité, où un « monologisme » de toute
parole et écriture est dicté voire au besoin extorqué. Tout est enfermé dans
une gangue lisse et sans failles que Barthes exprime à travers la métaphore
du tissu. Auparavant, cette métaphore était dans la théorie du texte connoté
positivement. Désormais, le tissu ouvert et mouvant est devenu une camisole
de force qui sera étudiée selon les termes de l’analyse du discours.
À la place des configurations polylogiques que l’on rencontrait partout
dans L’Empire des signes, c’est un monologisme qui apparaît dans l’Empire
du Milieu. La figure du voyageur (ou plutôt du co-voyageur) rencontre la
réalité suivante : tous les espaces de liberté semblent avoir disparu de la vie
en Chine, c’est-à-dire dans la Chine de la révolution culturelle. À la différence
de la Roumanie de l’après-guerre, il n’est même pas possible à Barthes de
mentionner, dans ses Carnets, ne serait-ce que la plus fugace des relations
amoureuses. Et au milieu d’une visite organisée comme toujours par les
autorités, il note : « [Et avec tout ça, je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois.
Or que connaître d’un peuple, si on ne connaît pas son sexe ? »] (Barthes :
2009, p. 117). De tous côtés c’est le même discours qui retentit aux oreilles de
Barthes, un discours sans chair, puritain, « lavé » de toutes les discontinuités et
de tous les plaisirs : prévisible, plein de clichés, étouffant et opprimant.
Barthes note, bien sûr, constamment dans ses Carnets, ce qu’il entend ;
il retient de façon appliquée un grand nombre d’éléments historiques qui
présentent, dans une perspective chinoise, une toute autre image du Japon,
le Japon impérialiste des crimes de la Seconde guerre mondiale. Mais cela
ne provoque aucun changement à l’égard de l’autre Japon, le Japon de papier
et sur le papier, si joliment construit dans L’Empire des signes ; pendant le
C’est ainsi que Alors, la Chine ? devient, en même temps, et, même, de
façon plus intense encore, un Alors, la France ? La question, de la situation
spécifique du groupe évoluant autour de la revue Tel Quel, peut se généraliser
aux champs intellectuels des pays de l’Ouest. Ceci ne signifie pas qu’il y ait
une équivalence entre la Chine et la France, mais une permanence du regard
critique et des objets à critiquer. Alors, la France ?
Dans le cadre d’un voyage hautement idéologisé, la tentative de déjouer
efficacement la doxa dans ce jeu de pendule Est-Ouest et Ouest-Est a
paradoxalement échoué. Cet échec a été cependant très productif. Dans les
Carnets du voyage en Chine, les transformations positives et à venir de la
Chine n’apparaissent pas à l’horizon et seules sont mis en évidence les côtés
dogmatiques de la révolution culturelle chinoise. Mais ce texte modifie la
perception, et pas uniquement politique, de la France ; il dissémine une pluralité
d’observations sur les plus petits mouvements, les plus petits tropismes et
détails qui permettent la composition également textuelle d’un autre Extrême-
Orient plus lointain. Il s’agit certes d’un kaléidoscope de vues externes, mais
aussi d’un tissu et d’un texte qui, pas moins que L’Empire des signes, accélèrent
les échanges productifs entre l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident.
5. Bibliographie
BARTHES (Roland) : 2002, Œuvres complètes, vol. I-V, éd. par MARTY (Éric),
(Paris : Seuil).
___ : 2002a, Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques
espaces quotidiens. Notes de cours et de séminaires au Collège de France,
1976-1977, éd. par COSTE (Claude) (Paris : Seuil / IMEC).
___ (Roland) : 2009, Carnet de voyage en Chine, éd. par HERCHBERG-PIERROT
(Anne) (Paris : Christian Bourgeois / IMEC).
COSTE (Claude) : 2011, Bêtise de Barthes, (Paris : Klincksieck « Hourvari »).
DESCOMBES (Vincent) : 1979, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de
philosophie française (1933-1978), (Paris : Minuit).
ETTE (Ottmar) : 2013, LebensZeichen. Roland Barthes zur Einführung. Zweite,
unveränderte Auflage ( Hamburg : Junius Verlag).
___ : 2010, « Zeichenreiche. Insel-Texte und Text-Inseln bei Roland Barthes und
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der Transformation. Beiträge zum Gesamtwerk. Mit dem Stück Sancho Pansa
von Yoko Tawada. (Tübingen : Stauffenburg Verlag), pp. 207-230.
GHITESCU (Micaela): 2000, « Roland Barthes în românia », Romania literaria,
48, (Bukarest, en ligne : http://www.romlit.ro/jos_augusto_seabra_-_roland_
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Irrtum, Defizit und Katastrophe als Faktoren kultureller Produiktivität
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SÁNCHEZ (Yvette) et SPILLER (Roland) (Hg.) : 2009, Poéwticas del fracaso
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Résumé
SAMENVATTING
abstract