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Genesis (Manuscrits-Recherche-

Invention)

Présentation
M Pierre-Marc de Biasi, Éric Marty

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Biasi Pierre-Marc de, Marty Éric. Présentation. In: Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 19, 2002. Roland
Barthes. pp. 7-11;

https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_2002_num_19_1_1225

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Présentation

E dernier « séminaire » que Roland Barthes dirigea à l 'École des Hautes Études
avait pour objet «Le problème des ratures du texte écrit ». Barthes, alors, commen¬
çait sa nouvelle carrière au Collège de France mais il avait tenu à conserver, paral¬
lèlement au grand cours public tenu devant un auditoire trop important, l 'espace « phalans-
térien » du petit groupe, au moins une année encore. Qu'il ait choisi un tel sujet pour clore
ce qui avait été pour lui une expérience très forte d'enseignement ne peut évidemment nous
être indifférent. Cela ne témoigne pas seulement de l'intérêt qu'il portait à l'écriture comme
graphie et comme textualité mais au sein de ce champ très vaste, cela témoigne de la perti¬
nence qu 'avait pour lui /'opération graphique et textuelle. N'avait-il pas d'ailleurs écrit, dès
1964, un texte important intitulé « la Rature », autour de Jean Cayrol 1 ?
Et plus encore, il y a ce texte célèbre, mais peu commenté, « Flaubert et la phrase », de
1967, qui est une véritable incitation théorique à la fondation de la critique génétique, laquelle
alors était encore dans les limbes 2. Cette intervention qui s 'inscrit dans la perspective tracée
par Le Degré zéro de l'écriture autour de la notion de « l'artisanat du style » déploie la ques¬
tion sur un mode qui, en effet, anticipe sur le discours génétique dans la mesure où y sont
désignées des opérations textuelles de genèse sur un mode systémique : Barthes propose non
une nomenclature de la rature mais une structure : « les retouches, écrit-il, se laissent aisé¬
ment classer selon les deux axes du papier sur lequel [les écrivains] écrivent : sur l'axe
vertical sont portées les substitutions de mots ( ce sont les « ratures » ou « hésitations »); sur
l'axe horizontal, les suppressions ou ajouts de syntagmes (ce sont les « refonte »). Or les axes
du papier ne sont rien d'autre que les axes du langage. » Barthes alors développe son analyse
des ratures flaubertienne s sur un mode structural loin de la stylistique des variantes qui est
à l'époque le seul discours tenu sur cette question. Dix ans plus tard donc, Barthes reprend
cette question lors de cet ultime séminaire en proposant des séances de travail autour de
GENESIS

d'une dette qu'aurait la génétique textuelle à son égard. Un texte comme celui qu'il écrivit
en 1976 sur les partitions du compositeur italien Sylvano Bussoti, «La Partition comme
théâtre 3 », va au-delà de simples considérations méthodologiques ou même heuristiques et
son objet alors n 'est plus le manuscrit comme déchet de l'œuvre puisque les manuscrits musi¬
caux de Bussoti - lieu d'une grande liberté pulsionnelle et graphique - constituent précisé¬
ment la partition que les musiciens exécutants ont sous les yeux lors du concert. Barthes
écrit : « Un manuscrit de Sylvano Bussoti est déjà une œuvre totale », et écrivant cela, c'est
aussi sans doute à sa propre pratique de créateur qu 'il pense.
Avec des œuvres comme L'Empire des signes, le Roland Barthes par Roland Barthes, les
Fragments d'un discours amoureux et La Chambre claire, Barthes a pu avoir une relation
bien évidemment démultipliée à ses manuscrits et concevoir alors ceux-ci comme le lieu ou
l'espace premier et essentiel de ce qu'il appelle alors «la jouissance de son créateur».
Barthes note ceci en posant le problème si essentiel du caractère « privé », non transmissible
du manuscrit : « et si l'on fait observer que le lecteur (le spectateur ou l'auditeur ) ne connaîtra
rien de ce début singulier dont le premier contact est réservé aux exécutants 4, on répondra
que ce qui fait le texte moderne, c'est précisément qu'il assume jusqu'au bout - on devrait
dire plutôt : dès le principe - la jouissance de son créateur. » L'examen des manuscrits de
Barthes témoigne en effet de cette jouissance, et l'objet de ce numéro de Genesis est préci¬
sément d'explorer l'œuvre de Barthes comme celui d'un écrivain.
Pour donner à une telle exploration toute son intensité, il nous a semblé intéressant de
multiplier les études de cas, en diversifiant les corpus : S/Z, Fragments d'un discours amou¬
reux, RB par RB, Le Plaisir du texte, La Chambre claire. Mais avant d'entrer dans le détail de
ce que nous révèle la lecture des autographes eux-mêmes, il était indispensable de prendre au
sérieux la proximité temporelle qui fait de Barthes un quasi-contemporain des premières
recherches en génétique des textes. L'écriture des œuvres reste indissociable chez Barthes d'un
effort constant d 'élucidation critique et théorique dans lequel il s 'est interrogé sur l 'hypothèse
génétique, de manière souvent indirecte mais parfois aussi de la façon la plus explicite.
La rubrique « Enjeux » est consacrée à deux parcours transversaux qui examinent, chacun
à sa manière, la pensée de Barthes dans ses relations complexes à l'idée de genèse. Dans
« Eppur si muove : le bathmologue et le généticien », Daniel Ferrer propose une traversée
minutieuse de l'œuvre à la recherche des indices théoriques qui permettent de saisir, d'un
texte à l 'autre, les convergences, les incompatibilités et les évolutions qui rendent Barthes à
la fois si proche et si distant du principe génétique. La contribution personnelle, dissidente
mais essentielle qui a été celle de Barthes à l'entreprise structuraliste, n'a évidemment pas
été favorable au rapprochement. Mais il est remarquable que Barthes ait été, dès 1960, le
premier à reconnaître sur ce point l'existence d'une fracture nécessitant un véritable débat
théorique : « C'est précisément parce que le hiatus entre genèse et structure, procès et tableau,
embarrasse encore profondément Vépistémologie moderne, qu'il ne faut pas hésiter à s'y
attaquer de front. » Le débat n 'a pas eu lieu, mais la génétique textuelle n 'aurait vraisem¬
blablement jamais pu exister sans la théorie du Texte, et Daniel Ferrer montre comment
Barthes se trouve régulièrement renvoyé à la question, et de plus en plus intensément,
entre 1960 et 1980.
Quant aux dix dernières années, elles semblent avoir été marquées, dans les travaux de
Barthes, par une singulière montée en puissance de la question de l'image artistique, qui
PRÉSENTATION

finit par occuper une place dominante dans ses publications. En se recentrant sur cette
dernière période, Pierre-Marc de Biasi, sous le titre « Dans les pas de la main », cherche à
reconstituer un itinéraire secret qui est celui d'une transformation : comment la relation
privilégiée aux arts visuels paraît avoir induit chez Barthes une certaine mutation dans son
écriture, l'apparition de notions complexes, comme celle du «sens obtus » ou de «l'indé¬
chiffrable », et une attention de plus en plus vive aux processus temporels de la création.
Sous l'influence d'un Japon qu'il s'invente, puis en passant de l'idéogramme aux écritures
dans la peinture, Barthes en vient à s'interroger sur le geste plus que sur son résultat, à
remonter de la structure aux phénomènes de structuration, jusqu 'à donner naissance à ce
qu'il faut bien identifier comme une approche proprement génétique de l'œuvre picturale,
qui se trouve accomplie dans ses tout derniers textes sur Twombly.
Parmi ces derniers textes, dont il semble bien qu 'ils constituent la part la plus clairement
génétique de l'œuvre de Barthes, La Chambre claire, sur laquelle l'IMEC conserve de
nombreux documents de travail, est un cas particulièrement passionnant. C'est par l'ana¬
lyse de ce dossier que s 'ouvre la seconde section, consacrée aux « Études ». Avec « La genèse
de La Chambre claire » Jean-Louis Lebrave nous entraîne dans une exploration comportant
trois dimensions génétiques : celle du récit de genèse sur lequel s 'organise le mode narratif
du texte publié, la « genèse de papier» pour laquelle les indices matériels, très riches, permet¬
tent une véritable reconstitution des opérations de rédaction et des pratiques d'écriture de
Barthes et, enfin, celle du «fichier» qui éclaire l'enjeu intime du projet d'écriture et les parti¬
cularités génétiques de la rédaction.
Autre question génétique propre au corpus et aux habitudes de travail de Barthes : quelle
figure prend la genèse de la pensée et du texte lorsqu'on l'interroge dans le mouvement de
grande amplitude qui va de la préparation écrite d'un cours oral à la rédaction d'un ouvrage
publié ? Claude Coste propose des réponses précises dans « Les brouillons du « Je t'aime » »
où il interroge la genèse qui a mené Barthes de ses deux années de séminaire (1974-1976)
sur le «Discours amoureux » à la rédaction du livre Fragments d'un discours amoureux.
L'étude génétique montre l'élaboration des notes de cours, le travail de renouvellement et
de renversement qui s'observe d'une année (1974-1975) sur l'autre (1975-1976) dans les
notes du séminaire, la manière dont Barthes prend ses distances avec la psychanalyse et
introduit, avec sa propre définition du « lapsus », un nouveau corpus de références et de
propositions qui constitue la fabrique du texte.
Mais écrire, c 'est toujours écrire en situation. Aucune genèse n 'est tout à fait indépen¬
dante de l'histoire dans laquelle elle a lieu. Certaines époques, plus troublées ou plus intenses
que d'autres, laissent une empreinte sensible sur le travail de conception, l'imaginaire, la
réflexion et le travail rédactionnel de l'écrivain. En se donnant pour objet d'analyse les notes
prises par Roland Barthes pour les séminaires sur Sarrasine de Balzac qui se sont tenus à
l'École Pratique des Hautes Études entre février 1968 et mars 1969, Andy Stafford nous

2. Dans
4.3.(nouvelle
crit Ibid.,
et nonEssais
let. édition),
III,
cas
l'auditoire.
Paris,
decritiques,
Bussoti,
p.Seuil,
78-85.
Œuvres
ce1995,
sontp.complètes,
en587-588
effet les ett.seuls
II,t. V,Seuil,
musiciens,
Seuil1994,
(nouvelle
p.les1377-1383
exécutants
édition),etp.deŒuvres
940-941.
l'œuvrecomplètes,
qui ont accès
t. IV, àParis,
ce manus¬
Seuil
GENESIS

invite à nous demander s'il n'y aurait pas lieu de combiner «politique et poétique » pour
comprendre la genèse mouvementée de S/Z, qui paraît en mai 1969. En quoi les « événe¬
ments de Mai 68 » ont-ils agi sur la méthode et le style de Barthes, d'abord sur l' écriture des
notes, puis sur celle de l'essai, et au-delà sur son dispositif théorique ? Les notions de conti¬
nuité et de rupture, un certain affranchissement vis-à-vis de l' érudition, l'émergence de
concepts tout à fait nouveaux semblent bien devoir être interprétés génétiquement comme la
marque de l'histoire contemporaine dans la pensée créatrice de Barthes.
L'une des caractéristiques fondamentales de l'œuvre de Barthes, et l'une de ses plus
parfaites réussites, aura été sa paradoxale et intempestive réhabilitation d'un «je » qu'il
parvient à faire réémerger, comme neuf et vibrant de promesses, après cette longue ascèse
structuraliste qui avait travaillé pendant dix ans à l'effacement systématique du «sujet ».
Mais comment s'est fabriqué génétiquement ce nouveau «je » ? La question, qui vaut pour
la plupart des dernières œuvres de Barthes, se pose avec une intensité particulière dans l'écri¬
ture du Plaisir du texte, avec une évolution qui devient très sensible si l 'on compare les manus¬
crits et le texte final. C'est à cette exploration que nous entraîne Sabine Boucheron dans son
étude sur « l 'intermittence pronominale » et « la polyphonie énonciative ». Face à un «je »,
posé comme le cœur battant de l'énonciation écrite, mais que l'écrivain doit d'abord recon¬
quérir sur une diversité de sources énonciatives, apparaît un « vous » dont le réfèrent est
initialement double. D'abord un «vous» négatif, le « scripteur-nourrisson », source d'une
violence verbale disparue dans le texte imprimé, et, d'autre part un «vous » partenaire de
la jouissance verbale, qui finit par l'emporter comme figure active d'un lecteur co-énoncia-
teur placé au centre du processus scripturaire, à proximité immédiate de ce «je » dans lequel
s'incarne l'essayiste.
Les deux dernières « études » portent l'une et l'autre sur RB par RB, texte majeur, complexe
et d'une intensité toute particulière, où la question du «je » est également centrale : un cas
d'écriture un peu mythique aussi, sur lequel il était tentant d'essayer plusieurs focales géné¬
tiques, aussi bien pour des raisons méthodologiques - qu 'advient-il à la critique génétique
si les mêmes manuscrits sont interprétés par deux généticiens différents ? — qu 'avec l 'espoir
d'enrichir et d'approfondir la lecture d'une œuvre exceptionnelle. Défi tenu. La première
approche, menée par Armine Kotin Mortimer, et intitulée « Coïncidence : réécriture et désé-
criture de Roland Barthes » s'intéresse aux procédures de soustraction qui animent le manus¬
crit en termes de « dé s écriture » et aux phénomènes d'ajouts intragénétiques par lesquels
Barthes enrichit cette « réécriture » qui aboutit au texte définitif La dynamique rédaction¬
nelle induite par ce double geste opérationnel, donne naissance à une entité paradoxale :
une « désautobiographie », un essai romanesque dans lequel les instances énonciatives (je,
il, RB, vous) paraissent interchangeables et les énoncés instables, mais qui, grâce à la « coïn¬
cidence » entre ce que construit et ce que déconstruit le sujet de l'écriture, s'équilibre sous
la forme d'un autoportrait à l'état naissant. Dans une optique toute différente, l'approche
choisie par Anne Herschberg Pierrot, dans «Les manuscrits de Roland Barthes par Roland
Barthes, style et genèse », s'appuie sur une minutieuse et foisonnante enquête dans l'épais¬
seur du dossier génétique, à la recherche des processus qui structurent /' avant-texte et des
singularités esthétiques de son dispositif d'énonciation. Avec une conception toute flauber-
tienne du problème, l'interrogation sur le « style » est ici construite dans son extension géné¬
PRÉSENTATION

l'expression. L'étude, complète et approfondie, porte d'abord sur la genèse de l'architecto-


nique et de ses composants : comment s 'organisent les documents de travail, de quelle manière
et avec quelles intentions Barthes a-t-il donné forme et composition à son projet de rédac¬
tion, quel a été son travail d'élaboration des titres, des index ? En maniant avec bonheur le
changement d'échelle, l'étude se porte ensuite sur les transformations stylistiques de l'énon-
ciation, avec une attention précise à l'élaboration des parenthèses, guillemets et italiques :
une étude de genèse au cœur de la matière manuscrite qui éclaire avec vigueur la mise en
œuvre, dans l'écriture de Barthes, d'un art de la polyphonie et du déport énonciatif
Déjà très riche en exemples génétiques, cette dernière contribution de la section « Études »
se trouve illustrée par un important document dans la partie « Inédit » (figurant en tête de ce
numéro) qui est consacrée aux manuscrits de travail du Roland Barthes par Roland Barthes,
des documents exceptionnels, également transcrits et présentés par Anne Herschberg Pierrot
et qui nous offre un dossier où chacun pourra poursuivre l'investigation pour son propre
compte, du dedans de l'écriture, avec cette charge de clarté et d'émotion qui n'appartient
qu 'au manuscrit. Pouvoir découvrir, à même la naissance des mots, dans l 'énergie des tracés
et des ratures, sous la pression des ajouts et des incidentes, la formulation qui cherche et se
cherche, pouvoir suivre cette pensée jaillissante de Barthes qui s 'interroge, rêve et se construit,
c'est un bonheur rare.
On peut y voir, bien entendu, une sorte de symbole : celui de la génétique textuelle elle-
même. Mais comment ne pas y reconnaître aussi l'amical clin d'œil spirituel que nous adresse,
personnellement, du fond de l'azur, l'écrivain Roland Barthes ? Essayez ■ Plongez dans le
miroir fluide de cette écriture, au risque de vous y perdre et de lui rendre vie. Il advient un
moment où l'encre bleue du manuscrit redevient fluide sous vos yeux, et le «je » littérale¬
ment un «je ».
Pierre-Marc de Biasi
Éric Marty

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